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  • [DOSSIER] République démocratique du Congo – 60 ans de pillage néocolonial

    Lumumba et le Premier ministre belge Gaston Eyskens à la signature de la déclaration d’indépendance. (Photo : Wikimedia)

    Ce mardi 30 juin 2020, la République démocratique du Congo (RDC) célébrera le soixantième anniversaire de son indépendance du régime colonial belge. Mais soixante ans après son indépendance, la RDC est l’un des pays les plus pauvres du monde. Cette pauvreté trouve ses racines dans le pillage néocolonial qui a suivi l’indépendance, les dictatures et la guerre.

    Par Martin LeBrun, section canadienne d’Alternative Socialiste Internationale

    Ce mardi 30 juin 2020, la République démocratique du Congo (RDC) célèbre le soixantième anniversaire de son indépendance du régime colonial belge. Ces célébrations devraient être modérées à la lumière de la pandémie de COVID-19. Le président Tshisekedi a annoncé que les fonds destinés à une grande célébration seront réorientés vers la lutte contre la pandémie et vers l’octroi de primes à l’armée congolaise pour sa “bravoure et son héroïsme”.

    Mais soixante ans après son indépendance, la RDC est l’un des pays les plus pauvres du monde, se plaçant au 179e rang de l’indice de développement humain qui mesure l’espérance de vie, l’éducation et le revenu par habitant. En 2018, 72 % de ses 84 millions d’habitants vivaient dans l’extrême pauvreté avec moins de 1,90 dollar par jour.

    Et pourtant, cette pauvreté existe au milieu de l’abondance. La RDC est le plus grand producteur mondial de cobalt : elle est responsable de 70 % de l’approvisionnement mondial du métal utilisé dans les batteries des téléphones et des voitures électriques. Elle est également le premier producteur de cuivre d’Afrique et elle produit 80 % du coltan mondial, un minéral essentiel à la production des microprocesseurs qui ont permis l’essor mondial des technologies de l’information au cours des deux dernières décennies.

    Cette pauvreté dans l’abondance est ancrée dans l’histoire coloniale de la RDC dans le pillage néocolonial de l’après-indépendance, dans les dictatures et dans la guerre.

    L’État Indépendant du Congo – 1885–1908

    Avant la colonisation, le delta du fleuve Congo était une plaque tournante importante dans la traite transatlantique des esclaves de 1500 à 1850. Quatre millions d’esclaves ont été enlevés de la région, ce qui a détruit les structures sociales antérieures alors que le royaume côtier du Kongo s’intégrait dans les réseaux commerciaux européens.

    De 1874 à 1895, le roi belge Léopold II a investi sa fortune personnelle et d’énormes prêts du gouvernement belge pour revendiquer ce qui est aujourd’hui la RDC dans le contexte de la ruée impérialiste européenne vers les colonies africaines. Lors de la conférence de Berlin de 1885, Léopold a monté les principales puissances coloniales les unes contre les autres, en promettant qu’il détruirait la traite des esclaves en Afrique de l’Est et transformerait la région en une zone de libre-échange. Léopold II a rebaptisé toute une zone l’État Indépendant du Congo, en imposant donc une nouvelle identité collective à quelque 250 groupes ethniques différents parlant jusqu’à 700 langues et dialectes différents. Tout en cherchant à se présenter comme un humanitaire, Léopold a fait de toutes les terres situées en dehors des établissements humains sa propriété personnelle et a introduit un système reposant sur la terreur.

    Le territoire a d’abord été pillé de son ivoire puis de son caoutchouc. L’armée de mercenaires de Léopold a imposé de sévères quotas de récolte, en brutalisant et en assassinant la population des zones qui ne s’y conformaient pas ou ne pouvaient s’y conformer. La course au caoutchouc a entraîné l’effondrement de l’agriculture, ajoutant la famine aux atrocités. La saisie des terres “vacantes” par Léopold a créé des tensions agraires et intercommunautaires à long terme, les agriculteurs quittant leurs terres épuisées pour s’installer sur les terres de la Couronne. Ce système a entraîné 3 à 5 millions de morts, les estimations les plus élevées de 10 millions étant basées sur des extrapolations incorrectes de l’explorateur-colonisateur Henry Morton Stanley.

    Contrairement aux affirmations des apologistes coloniaux, Leopold était pleinement conscient de ces atrocités dans un territoire qu’il n’a jamais visité en personne. Une campagne humanitaire internationale a attiré l’attention sur les atrocités commises dans l’État libre du Congo. La propagande coloniale parlait d’une “campagne anglaise” puisqu’elle était menée par Edmund Morel, Joseph Conrad, Roger Casement et l’américain Mark Twain. Cette campagne a permis de recueillir des témoignages africains au sujet des atrocités commises par les forces de Léopold, de sorte que le roi et l’élite politique et la bourgeoisie belges savaient ce se passait. Léopold a même fait brûler plusieurs archives pour dissimuler sa complicité. Pour diverses raisons, Léopold a été contraint de céder le contrôle de l’État libre du Congo à l’État belge en 1908. L’héritage de Léopold II au Congo est une histoire de massacres et de construction artificielle d’une identité nationale qui a posé le premiers jalons de la longue histoire de pillage impérialiste du Congo.

    Le Congo belge – 1908 – 1960

    L’État belge a réformé le système colonial afin d’ouvrir la voie à une exploitation économique à long terme. L’Église catholique a travaillé de concert avec le régime colonial pour qui le message d’obéissance du christianisme était une aubaine. Les écoles de l’Église censuraient tout ce qui était rebelle, en évitant, par exemple, de parler de la révolution française. Alors que l’obéissance chrétienne était encouragée, les mouvements religieux critiques subissaient une dure répression. Le prédicateur, Simon Kimbangu, a ainsi été arrêté en 1921. Il décéda en prison 30 ans plus tard. Ses disciples, les Kimbanguistes, ont été déportés et persécutés, mais ils constituent toujours un grand mouvement au Congo. À partir de 1937, des camps de travail forcé ont été construits pour les membres de la secte Kitawala, inspirée par les Témoins de Jéhovah, en raison de leurs sentiments anticoloniaux.

    Contrairement à certaines colonies africaines telles que le Kenya et l’Afrique du Sud, l’établissement européen au Congo était étroitement contrôlé par l’État belge par crainte d’une agitation blanche, anticoloniale et communiste. Comme si les Congolais n’avaient eux-mêmes aucune raison de s’opposer à la colonisation !

    Avec la découverte des vastes richesses minérales du Congo, le pays s’est industrialisé. La société minière dominante, l’Union Minière, dirigeait son propre appareil d’État totalitaire dans la province du Katanga, au sud-est du pays, en exploitant le cuivre, le manganèse, l’uranium, l’or, etc. Les plantations d’huile de palme fournissaient la matière première pour les savons sur lesquels s’est développé la multinationale Unilever actuelle.

    La classe ouvrière est passée de quelques centaines de personnes en 1900 à 450.000 en 1929, puis à près d’un million pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’industrie minière a connu une gigantesque croissance. Les bombes atomiques américaines larguées sur le Japon ont utilisé de l’uranium extrait au Katanga. Le Congo est alors devenu le deuxième pays le plus industrialisé de l’Afrique subsaharienne, après l’Afrique du Sud, mais les conditions de vie des travailleurs et des pauvres sont restées terribles.

    Le mécontentement a conduit à des grèves et des émeutes au début et à la fin de la guerre, avec 60 mineurs tués lors d’une manifestation de masse à Elizabethville, aujourd’hui Lumbumbashi, au Katanga. Les dirigeants des grèves étaient traqués. En 1944, l’armée a abattu 55 rebelles non armés de Kitawala, en utilisant la tactique de la terre brûlée sur leurs villages et leurs champs après qu’ils se soient soulevés contre le travail forcé en temps de guerre. Certains groupes ou tribus ont été désignés comme des “fauteurs de troubles” naturels, dan le cadre d’une stratégie visant à “diviser pour mieux régner”.

    Les Congolais qui avaient enduré la brutale corvée de travail dans les mines et les plantations en temps de guerre s’attendaient à ce que leur vie s’améliore après la guerre. Les soldats congolais qui avaient lutté contre le totalitarisme avec les “Alliés” en Abyssinie, en Égypte et en Birmanie s’attendaient également à une amélioration de leurs conditions de vie. Le racisme a cependant persisté. Les Africains pouvaient toujours être fouettés en public, devaient se tenir debout au bout des files d’attente et se voyaient interdire les installations de bain. Les syndicats étaient illégaux. Des élections locales ont été organisées dans certaines villes, mais tout bourgmestre était subordonné au “premier bourgmestre” belge. De la même manière que les gouvernements capitalistes ont accordé des concessions et des réformes dans l’après-guerre pour éviter la révolution, les gouvernements coloniaux d’Afrique se sont engagés dans un “colonialisme de développement” dans l’après-guerre pour empêcher les mouvements indépendantistes. La Belgique a investi dans des projets de développement des infrastructures pour améliorer le niveau de vie, à l’instar du projet de barrage hydroélectrique INGA. Mais elle a également laissé la facture aux Congolais au moment de l’indépendance.

    La décolonisation

    Après la Seconde Guerre mondiale, des révolutions coloniales et des guerres de libération ont éclaté dans le monde entier. L’Inde, l’Indonésie et les Philippines se sont débarrassées du contrôle britannique, néerlandais et américain. En Algérie et en Indochine, la lutte armée se poursuivait contre les troupes coloniales françaises. En 1957, le Ghana fut le premier pays subsaharien à devenir indépendant, ce qui a déclenché une vague de décolonisation sur tout le continent.

    Le Congo belge a eu sa part d’organisations religieuses opposées au régime colonial, mais jusqu’en 1955, aucune organisation politique nationale n’a réclamé l’indépendance. Tout cela a changé en 1956 avec la croissance de campagnes de désobéissance civile. L’Association des Bakongo (ABAKO), à l’origine une organisation tribale dirigée par Joseph Kasa-Vubu, a présenté un manifeste de liberté.

    Deux ans plus tard, le Mouvement national congolais (MNC) fut créé, avec Patrice Lumumba à sa tête. Son objectif était de libérer le Congo de l’impérialisme et du régime colonial. Son écho fut énorme. Patrice Lumumba a visité le nouvel État du Ghana, où il a rencontré le dirigeant du pays, Kwame Nkrumah. A son retour au Congo, 7.000 personnes se sont rassemblées pour écouter son rapport. Le gouvernement belge prévoyait de devoir éventuellement accorder l’indépendance, mais jusqu’en 1958, le ministère des Colonies belge n’avait aucun plan pour l’avenir politique indépendant du Congo.

    En janvier 1959, le Congo a explosé. Le premier bourgmestre belge a interdit une réunion de protestation à Kinshasa, puis à Léopoldville, ce qui a provoqué des émeutes. L’armée a été utilisée à pleine puissance, tuant jusqu’à 300 personnes et en blessant beaucoup d’autres. Les troubles se sont étendus au Kivu, au Kasaï et au Katanga.

    Au début de l’année 1960, le gouvernement belge a annoncé qu’il convoquait une table ronde dans le but de négocier la transition congolaise du régime colonial à l’indépendance. L’économie congolaise de l’après-guerre se détériorait, en partie parce que la Belgique développait davantage de services publics dans la colonie. La dette publique de la colonie est passée de 4 à 46 milliards de francs belges entre 1949 et 1960, une dette dont la Belgique a gracieusement laissé le Congo hériter à l’indépendance après des décennies d’exploitation coloniale. Le roi Baudouin s’est rendu au Congo belge pour réduire les tensions politiques, mais n’a réussi qu’à se faire voler son épée de cérémonie. Le mouvement populaire croissant au Congo, les émeutes à Kinshasa et les luttes mondiales contre le colonialisme ont tous contribué à la décision d’accélérer le rythme vers l’indépendance jusqu’au 30 juin 1960 !

    Le Congo devait avoir une indépendance politique formelle, mais les sociétés multinationales devaient opérer comme auparavant, en agissant conformément à la loi belge. Le Parlement belge, sapant encore davantage toute puissance économique congolaise réelle, a aboli le contrôle congolais sur l’Union Minière trois jours avant l’indépendance. Tous les officiers de l’armée et les plus hauts fonctionnaires devaient rester belges. L’indépendance n’était que purement formelle.

    Néanmoins, les espoirs de changement réel étaient grands et le MNC de Lumumba a remporté les premières élections. Cependant, les partis régionaux avaient également bénéficié d’un grand soutien : le MNC-K dissident dirigé par Albert Kalonji au Kasaï, la Confédération des associations tribales du Katanga (CONAKAT) sous la direction de Moïse Tshombe au Sud-Katanga et l’ABAKO au Bas-Congo. Kasa-Vubu est devenu président, avec Lumumba comme premier ministre.

    Le décor était planté pour une lutte aux multiples facettes : un combat congolais pour une véritable indépendance, une guerre civile, les tentatives belges de garder le contrôle du pays et un conflit par procuration dans le cadre de la guerre froide.

    ‘La crise du Congo’ – 1960 – 1965

    Une semaine après le début de l’”indépendance” du Congo, une mutinerie dans l’armée contre les officiers belges a conduit à l’africanisation du corps des officiers. La violence a éclaté entre les civils noirs et blancs. La Belgique a envoyé des troupes, officiellement pour protéger ses citoyens mais en réalité pour protéger ses ressources minières. Le Katanga et le Sud-Kasaï ont fait sécession avec le soutien de la Belgique. Des milliers de personnes sont mortes au cours des combats.

    Lumumba n’est resté que deux mois au pouvoir dans un pays qui se défaisait sous ses pieds. Il a fait appel aux Nations unies pour qu’elles interviennent, mais les soldats de la paix de l’ONU ont activement empêché le gouvernement congolais de reprendre les régions séparatistes. Il a également fait appel à Nikita Khrouchtchev, qui a envoyé de la nourriture, des armes et des véhicules. La crise du Congo a frappé au cœur de la guerre froide entre les États-Unis et la Russie stalinienne et, en septembre, il a été déposé par Kasa-Vubu.

    Joseph Mobutu, à la tête de l’armée, a mené un coup d’État soutenu par la CIA, établissant un nouveau gouvernement à Kinshasa sous son contrôle. Lumumba a été placé en résidence surveillée. Le gouvernement belge et le président américain, Dwight Eisenhower, ont donné le feu vert à son assassinat. Après avoir été torturé et transporté au Katanga, Lumumba a été abattu devant des dirigeants locaux, dont Tshombe.

    Lumumba a clairement représenté une menace pour les intérêts de l’ancienne élite coloniale de même qu’il faisait obstacle à une nouvelle élite noire désireuse de devenir les gardiens privilégiés des richesses congolaises. Les autorités belges ont planifié son exécution car son appel à la nationalisation des richesses du Congo au profit du peuple congolais allait à l’encontre de leurs projets de garder le contrôle de ces richesses. Dans le contexte de la guerre froide, les États-Unis craignaient que Lumumba ne finisse comme Fidel Castro, que la révolution coloniale ne le fasse passer d’une position libérale à une position “communiste”.

    L’imprévisibilité de Lumumba, les attentes qu’il a suscitées et le discours révolutionnaire de ses partisans ont effrayé les puissances impérialistes. L’africanisation du corps des officiers de l’armée congolaise a desserré l’emprise de la Belgique sur le Congo, ce qui a conduit les puissances occidentales, la Belgique, la CIA, l’ONU et leurs complices à Léopoldville, au Kasaï et au Katanga, à décider que Lumumba devait être supprimé. De plus, la vision panafricaine de Lumumba pour le Congo, l’unité au-delà des divisions ethniques et tribales, allait à l’encontre des élites tribalistes congolaises comme Tschombe et Kasa-Vubu qui ne cherchaient qu’à défendre les intérêts de leurs propres groupes ethniques. Lumumba menaçait de réveiller les masses congolaises derrière un programme répondant aux demandes sociales, économiques et démocratiques de la population, ce qui aurait nécessité la nationalisation des richesses minières du Congo. Cela s’opposait aux intérêts des élites congolaises et du capitalisme international.

    Contrairement aux apologistes du colonialisme, la crise du Congo n’est pas née d’un départ trop précoce de la Belgique. Le colonialisme belge existait pour exploiter économiquement le Congo et non pour préparer le pays à son indépendance. La Belgique a délibérément accéléré le rythme vers l’indépendance parce que le Congo allait avoir un nouveau gouvernement instable et que la nation n’avait pas eu le temps de développer un mouvement ouvrier avec un programme clair visant à répondre aux besoins de la population. Lumumba n’était pas un socialiste explicite. Il lui manquait des armes ainsi qu’un mouvement socialiste démocratique national implanté parmi les travailleurs et les pauvres des zones rurales, ce qui aurait pu bénéficier du soutien de la classe ouvrière au niveau international. L’héritage de l’indépendance accélérée du Congo est que la classe ouvrière congolaise n’a pas pu obtenir de gains au moment de l’indépendance. Au lieu de cela, la classe ouvrière congolaise a subi une série de défaites et une dictature qui ont entravé le développement d’organisations de la classe ouvrière jusqu’à ce jour.

    Le gouvernement central a battu le rival pro-Lumumba, la République libre du Congo soutenue par l’Union soviétique dans l’est du Congo en 1962, a vaincu les mouvements sécessionnistes du Katanga et du Sud-Kasaï en 1963 et, avec le soutien de la Belgique, a écrasé la République populaire du Congo proclamée par les Simba en 1964, aux côtés de laquelle Che Guevara a brièvement combattu. L’Union soviétique et la Chine n’ont apporté qu’un soutien limité, puisqu’ils ne voulaient pas voir une région du monde développer une véritable démocratie ouvrière hors de leur contrôle. Tshombe, qui soutenait désormais le gouvernement central, a remporté les élections de 1965 avec le soutien des États-Unis et de l’Occident. Cependant, il était trop peu fiable et Mobutu a mené un second coup d’État pour finalement s’assurer que le Congo soit ouvert aux affaires avec les puissances impérialistes occidentales.

    Les années Mobutu

    Mobutu est devenu un dictateur brutal et corrompu qui est resté au pouvoir jusqu’en 1997, à la tête du Mouvement Populaire de la Révolution (MPR). Il est devenu un proche allié des États-Unis et d’Israël, en luttant contre le “communisme” en Afrique centrale. Washington dépendait du Zaïre comme voie d’approvisionnement pour le mouvement rebelle de l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (Unita), soutenu par les États-Unis, qui a mené une guérilla de 17 ans contre le gouvernement de l’Angola voisin, soutenu par l’Union soviétique et Cuba.

    Dans le même temps, Mobutu a également entretenu des relations amicales avec la Chine. Il a adopté un culte de la personnalité avec des heures d’hommages musicaux et une politique culturelle nationaliste pour renforcer son règne. Seuls les noms et les musiques indigènes étaient autorisés. Le pays a été rebaptisé Zaïre en 1971 et l’année suivante, Mobutu s’est rebaptisé Mobutu Sese Seko Nkuku Ngbendu Wa Za Banga (qui signifie “Le guerrier tout-puissant qui, en raison de son endurance et de sa volonté inflexible de gagner, va de conquête en conquête, laissant le feu dans son sillage”).

    En 1968-69, un mouvement étudiant congolais s’est développé, avec Lumumba comme héros, parallèlement aux protestations étudiantes en Europe et aux États-Unis. Mobutu a fait écraser violemment le mouvement en 1969. Officiellement, 6 étudiants sont morts lors des manifestations, mais en réalité, 300 ont été tués et 800 autres condamnés à de longues peines de prison.

    Malgré cette violence répressive, ou peut-être à cause d’elle, l’Occident s’est plié au régime de Mobutu pour avoir accès aux ressources minérales du Congo. Les États-Unis ont fourni plus de 300 millions de dollars en armes et 100 millions de dollars en formation militaire pour la dictature.

    Le régime corrompu et inepte de Mobutu a dilapidé le potentiel agricole du Congo, rendant le pays dépendant des importations alimentaires. Dans les années 1970, l’inflation a atteint des sommets et les prêts représentaient 30 % du budget de l’État. Comme beaucoup d’autres pays africains, le Congo s’est retrouvé dans les griffes du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Leurs programmes d’ajustement structurel ont imposé des privatisations et des coupes budgétaires. En peu de temps, le Congo a réduit le nombre d’enseignants de 285.000 à 126.000, transformant son taux élevé d’alphabétisation en la situation actuelle, où 30 % de la population sont analphabètes.

    Entre-temps, le terme “kleptocratie” – un gouvernement de ceux qui cherchent à s’enrichir aux dépens des gouvernés – a été inventé pour décrire l’utilisation des fonds de l’État par Mobutu. À la fin de son règne, il avait amassé une fortune personnelle estimée à 4 milliards de dollars, tout en accumulant une dette extérieure de 12 milliards de dollars.

    La position de Mobutu s’est compliquée dans les années 1980 et 1990. En 1982, son allié de longue date et membre du comité central du MPR, Étienne Tshisekedi, a rompu avec Mobutu, formant le premier parti d’opposition du pays appelant à un changement démocratique non violent, l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS). À la fin des années 1980, des mouvements de protestation contre les politiques du FMI et les dictatures ont vu le jour dans toute l’Afrique, suscitant la formation de nouveaux partis politiques, associations et syndicats.

    Avec la fin de la guerre froide, les alliés impérialistes occidentaux de Mobutu ont fait pression sur lui pour faire évoluer le Zaïre dans une direction plus démocratique, ou au moins vers un capitalisme néocolonial à visage humain. Mobutu a autorisé le multipartisme en avril 1990, mais a provoqué la colère de ses alliés occidentaux, en particulier la Belgique, lorsque ses soldats ont attaqué un foyer d’étudiants la même année, tuant des dizaines de personnes. La Belgique a temporairement coupé son aide en réponse à cette attaque, et l’opposition de masse au régime de Mobutu s’est accrue jusqu’en 1991.

    Dans le même temps, l’économie basée sur les minéraux s’est effondrée, la production des mines de cuivre vitales du Katanga ayant chuté de façon précipitée. Des milliers de soldats congolais, furieux de ne pas recevoir d’augmentation de salaire, se sont livrés à des pillages à Kinshasa, tuant au moins 250 personnes. Le 16 février 1992, des prêtres et des églises ont organisé la “marche de l’espoir” dans plusieurs villes pour protester contre l’annulation d’une conférence sur la démocratisation. Plus d’un million de Congolais y ont participé. Trente-cinq manifestants ont été tués au cours de la répression. En 1993, Mobutu a mis un terme à toute discussion sur la démocratisation, a déjoué une tentative de destitution de Tshisekedi et a repris le contrôle de la situation. L’inflation a explosé, atteignant 9.769 % en 1994. Mobutu a été obligé d’introduire un billet de cinq millions de dollars du Nouveau Zaïre.

    Après des décennies de répression politique et dans un contexte d’aggravation de la crise économique, la violence ethnique a éclaté. Au Katanga, des groupes ont exigé que les travailleurs migrants d’autres provinces “rentrent chez eux” et dans la province du Kivu oriental, les milices nativistes Maï-Maï ont commencé à menacer les Tutsis, dont certains avaient été installés dans la région par les Belges pendant l’ère coloniale. Comme les groupes rebelles actifs dans l’est du Congo aujourd’hui, ils se sont battus pour les terres agricoles et le contrôle des mines. Les opposants à la dictature de Museveni en Ouganda ont également pris pied dans l’est du Congo, en organisant des bandes rebelles.

    En 1994, après la guerre civile et le génocide rwandais, une grande partie du régime Habyarimana, vaincu, s’est réfugiée dans l’est du Congo, sous la protection de la France. Mobutu a accueilli les Rwandais, scellant ainsi son destin et déclenchant un conflit transnational qui persiste encore aujourd’hui.

    Les guerres du Congo

    Les présidents Paul Kagame du Rwanda et Museveni de l’Ouganda ont soutenu l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (ADFLC) qui a tué jusqu’à 300.000 Hutus, dont des réfugiés rwandais qui avaient participé au génocide rwandais. Laurent Kabila, citoyen congolais et ancien dirigeant maoïste Simba, était à la tête de l’ADFLC. Il a fait défiler son armée sur 2000 km à travers le pays. Fatigués par des décennies de corruption, de pauvreté et d’une armée indisciplinée, le soutien à Mobutu a rapidement disparu et les Zaïrois ont accueilli les soldats de Kabila comme des libérateurs. Kabila a renversé Mobutu à son arrivée à Kinshasa.

    Kabila a été déçu par ses anciens partisans impérialistes (principalement les États-Unis) parce qu’il n’était pas docile. D’autre part, son idée stalinienne d’une révolution en deux étapes lui a fait rechercher le soutien de ce qu’il appelait les “bons capitalistes”, des capitalistes qui étaient prêts à participer au “développement national”. Le Congo devait devenir un pays capitaliste stable, doté d’une constitution, de droits individuels, d’une propriété privée et d’un État de droit, avant de pouvoir tenter une deuxième révolution socialiste, dans laquelle les ouvriers et les paysans s’empareraient du pouvoir économique et politique. Cette politique n’a cependant pas permis de réaliser des progrès fondamentaux pour la population, car il n’y avait pas de “bons capitalistes”. Il n’y a pas eu de réforme agricole ni de nationalisation des secteurs clés de l’économie.

    Kabila s’est également brouillé avec ses bailleurs de fonds rwandais et ougandais, qui voulaient une partie des richesses du Congo. Les troupes rwandaises et ougandaises ont fait la guerre à Kabila, mais aussi entre elles pour les ressources naturelles du Congo. Les interventions militaires angolaises et zimbabwéennes ont sauvé le régime de Kabila. L’ONU a envoyé une force de maintien de la paix massive en 1999. La RDC, tel que la pays a été rebaptisé, a sombré dans le chaos.

    La guerre du Congo a été alimentée par les énormes richesses minérales de la région, toutes les parties, y compris les multinationales, profitant du chaos pour piller le pays et financer encore plus la guerre. A mi-parcours de la guerre en 2001, un rapport du Conseil de sécurité des Nations unies a estimé que le Rwanda à lui seul avait gagné au moins 250 millions de dollars grâce aux exportations illégales de coltan. Les États-Unis, la Belgique, la Grande-Bretagne et la France se sont également bousculés pour défendre leurs intérêts économiques, en fournissant des millions de dollars d’armes aux différentes parties en guerre.

    La guerre a tué plus de 5 millions de personnes de 1998 à 2006 par la violence et la famine, ce qui en fait le conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale. Des millions d’autres personnes ont été déplacées. Le gouvernement de Kabila était faible, divisé et corrompu, et ne contrôlait pas entièrement ses forces armées. L’armée congolaise a participé à de nombreux massacres ethniques, exécutions, tortures, viols et arrestations arbitraires.

    Joseph Kabila

    En 2001, Laurent Kabila a été assassiné par un de ses gardes du corps. Son fils Joseph Kabila a pris le pouvoir, soutenu par l’UE, les États-Unis et la Chine. Son parcours politique rappelle davantage l’enrichissement personnel du mobutisme que le lumumbisme.

    Au sommet de sa popularité, Joseph Kabila a remporté l’élection de 2006 contre l’ancien seigneur de guerre et vice-président Jean-Pierre Bemba. Le premier tour des résultats de l’élection a conduit à trois jours de combats entre les armées de Kabila et de Bemba. Ces divisions au sein de l’armée congolaise n’ont jamais été véritablement surmontées, enracinées dans la formule d’un président et quatre vice-présidents de 2001-2006 destinée à résoudre les tensions armées dans le pays.

    Kabila a poursuivi l’augmentation des investissements étrangers et a promis le développement d’infrastructures dans un pays dont la superficie équivaut aux deux tiers de celle de l’Europe occidentale, mais qui ne dispose que de quelques centaines de kilomètres de route goudronnée. La soif insatiable de la Chine pour les ressources brutes et son ascension au rang de premier partenaire commercial et bailleur de l’Afrique se sont fait sentir en RDC. En 2009, le gouvernement Kabila a signé un accord d’investissement de 9 milliards de dollars avec la Chine, autorisant les entreprises chinoises à développer les mines de cuivre et de cobalt congolaises en échange de la construction de routes, de chemins de fer, de barrages hydroélectriques, d’universités, d’aéroports et d’hôpitaux.

    L’économie de la RDC a connu un boom durant les années de pouvoir de Kabila, avec une croissance du PIB comprise entre 2,5 % et 9,5 % selon les années. Cependant, l’essor de la production de cuivre et de cobalt n’a pas permis de réduire l’écrasante pauvreté dont souffre la majorité de la population.

    À l’approche de l’élection de 2011, les espoirs de changement se sont regroupés autour du candidat de l’opposition, Étienne Tshisekedi. Kabila a été réélu, tandis que Tshisekedi a immédiatement contesté les résultats et s’est déclaré président. L’UDPS a appelé le peuple congolais à se mobiliser et à protéger la victoire de Tshisekedi. Les manifestants ont inondé les rues de Kinshasa, fatigués de la pauvreté, du chômage, de l’effondrement des infrastructures, de la violence à l’Est et de la corruption.

    La police a affronté les partisans de l’UDPS, tuant des dizaines de personnes. Les manifestants étaient en colère contre la perte d’une occasion de changement, mais aussi encouragés par des mouvements similaires de changement de régime au Sénégal et en Tunisie. Bien que Kabila n’ait pas pu être destitué, 2011 a contribué à la formation de réseaux clandestins d’information et de formation pour l’activisme politique dans tout le Congo.

    Comme sous Mobutu, la corruption massive s’est poursuivie sous Kabila. Au moins 750 millions de dollars versés aux organes fiscaux et à la société minière d’État du Congo ont disparu en 2013-2015, 1,3 milliard de dollars si l’on inclut les autres organes de l’État et un organe fiscal provincial aujourd’hui disparu. Dans le même temps, le manque chronique de financement des services publics s’est poursuivi.

    En 2015, les protestations ont de nouveau éclaté lorsque Kabila a annoncé qu’il se représenterait, bien qu’il ait dépassé la limite de mandats fixée par la Constitution. Les manifestants, pour la plupart des jeunes, sont retournés dans les rues, inspirés par le rôle des jeunes dans le mouvement du Balais Citoyen qui avait évincé Blaise Compaoré du pouvoir en 2014 au Burkina Faso. La police et l’armée ont utilisé des balles réelles, tuant 42 personnes et en arrêtant des centaines. Le gouvernement a coupé internet et bloqué les SMS pour contenir le mouvement, mais les manifestations se sont étendues à l’est du Congo, à Goma et à Bukavu. Le gouvernement, voyant l’ampleur du mouvement, a déclaré les mouvements de jeunesse illégaux, a déclaré ses dirigeants terroristes, les a traqués, kidnappés et emprisonnés. Beaucoup se sont exilés ou se sont cachés dans des villes isolées. Un charnier a été découvert en dehors de Kinshasa.

    Cependant, les protestations ont forcé le gouvernement à battre en retraite. Le Sénat a amendé le projet de loi visant à accorder à Kabila un troisième mandat, lui permettant de rester en fonction jusqu’à ce que le recensement national ajoute des électeurs plus jeunes. Les partis d’opposition ont annulé les manifestations, mais les jeunes sont restés mobilisés pour exiger la démission de Kabila.

    Kabila est resté au pouvoir pendant deux ans encore, en attendant prétendument le recensement, tandis que le mouvement en faveur de son renvoi se poursuivait. “Villes mortes” était le slogan principal de l’opposition lors de la grève générale organisée en août 2016. Les rues des grandes villes du Congo se sont vidées, les travailleurs et les employeurs restant chez eux.

    Les manifestants ont arrêté la circulation à Goma tandis qu’à Kinshasa ils ont érigé des barricades près du siège de l’UDPS après que la police les ait attaqués. La violence policière s’est intensifiée en septembre avec 53 tués, 127 blessés et 368 personnes arrêtées selon l’ONU.

    Les discours de 2016 d’Étienne Tshisekedi n’ont pas suscité le même engouement qu’en 2011. Il a appelé ses partisans à avoir foi dans le processus électoral, à croire en la constitution et à avoir confiance dans les négociations avec Kabila. Il n’a délibérément pas appelé à un mouvement de masse pour agir. En conséquence, l’UDPS n’est pas descendue dans la rue comme auparavant, mais les protestations des jeunes ont continué. Lorsque les élections ont finalement eu lieu à la fin de 2018, au moins 320 personnes avaient été tuées et 3.500 blessées à Kinshasa après trois ans de protestations.

    Félix Tshisekedi – un nouveau départ pour une vieille situation

    Les élections congolaises ont finalement eu lieu en décembre 2018, mais une fois de plus, elles se sont enlisées dans la controverse. En apparence, Félix Tshisekedi, le fils d’Étienne, a assumé la présidence dans le cadre du très attendu “premier transfert pacifique depuis l’indépendance”. Félix Tshisekedi a suscité de grands espoirs après 18 ans de Kabila, en s’engageant à poursuivre la “réconciliation nationale” et à lutter contre la corruption et la pauvreté. Il a fait libérer certains prisonniers politiques et a lancé son “Programme des 100 jours”, doté de 304 millions de dollars, qui visait à développer les routes, la santé, l’éducation, le logement, l’énergie (eau et électricité), l’emploi, les transports et l’agriculture.

    L’efficacité de ces programmes sera limitée si les richesses minières de la RDC ne sont pas nationalisées et utilisées au profit des paysans et de la classe ouvrière du pays. Dans les dernières années du pouvoir de Kabila, les multinationales ont fait campagne contre les propositions du gouvernement d’augmenter légèrement les impôts sur les entreprises. Après des menaces de réduction des investissements, le gouvernement a fait marche arrière et a accepté une part de 10 % dans les nouveaux projets, contre les 30 % proposés. La taxe sur les mines d’or a été bloquée à 6 %. A moins que Tshisekedi ne morde les mains qui le nourrissent, le gouvernement du Congo reste aux mains des multinationales minières.

    Les résultats des élections de 2018 ont également été fortement contestés. Tant les observateurs internationaux que l’Église catholique congolaise, qui a envoyé 40.000 observateurs, soutiennent que le pro-occidental et ancien dirigeant d’ExxonMobil Martin Fayulu est sorti vainqueur. Fayulu a probablement été le vainqueur ; mais il ne représentait guère une alternative pour le peuple congolais, étant un ami proche de certains des hommes les plus riches du Congo. L’annonce des résultats électoraux a coïncidé avec un renforcement des forces de sécurité dans les villes, une interruption du service internet pour contenir les mobilisations de protestation et des affrontements avec les forces de sécurité. Des troubles sporadiques ont fait 34 morts, 59 blessés et 241 “arrestations arbitraires” dans la semaine qui a suivi l’annonce, selon le bureau des droits de l’homme des Nations unies.

    L’État n’est pas un arbitre neutre, servant les besoins de la classe dirigeante. La Cour constitutionnelle a confirmé la victoire de Tshisekedi, permettant à Kabila de rester dans le coin. Tshisekedi a conclu un accord de partage du pouvoir avec Kabila, qui n’est plus président, mais tient toujours les rênes de nombreux secteurs clés depuis son poste de “sénateur à vie”. Kabila a refusé d’exclure une nouvelle candidature à la présidence en 2023, lorsqu’il ne sera plus limité par le nombre de mandats. Pendant ses 18 années au pouvoir, Kabila a installé ses loyalistes dans toute la bureaucratie fédérale, et sa coalition au pouvoir a remporté une majorité parlementaire retentissante, 342 des 485 sièges. Il n’est donc pas surprenant que Tshisekedi ait finalement annoncé un gouvernement de coalition, avec 23 membres de l’UDPS et 42 membres de la coalition du Front commun pour le Congo (FCC) de Kabila, sept mois après son investiture.

    La coalition UDPS-FCC au pouvoir a déjà été frappée par un scandale de corruption très médiatisé, à la veille des célébrations de la fête de l’indépendance. Le chef de cabinet présidentiel Vital Kamerhe a récemment été condamné à 20 ans de prison pour avoir détourné 49 millions de dollars destinés au logement social dans le cadre du programme de construction de 100 jours. Kamerhe a soutenu Tshisekedi dans sa campagne électorale réussie de 2018 en échange du soutien de Tshisekedi lors de la prochaine élection en 2023. En conséquence, son arrestation et sa condamnation ont provoqué une onde de choc dans tout le Congo, alimentant les spéculations selon lesquelles l’affaire est politiquement motivée pour l’empêcher de défier Tshisekedi en 2023. Au début du mois, le ministre de la justice a révélé que l’ancien président de la Cour suprême, qui était censé être mort d’une crise cardiaque le mois dernier, avait en fait été assassiné. En conséquence, à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance, les choses continuent de se dérouler comme d’habitude dans les cercles dirigeants de la RDC.

    L’Est du Congo et la MONUSCO

    La MONUSCO est la mission de “maintien de la paix” des Nations unies, forte de 20.000 hommes, active dans l’est du Congo depuis 1999, avec un budget d’un milliard de dollars par an. D’abord déployée dans le contexte de la deuxième guerre du Congo, la mission s’est concentrée sur la dispersion des FDLR et a depuis lors entrepris d’engager d’autres groupes rebelles opérant au Congo. On estime que 160 groupes rebelles, avec un total de plus de 20.000 combattants, opèrent dans la seule province du Nord-Kivu, contrôlant les principales mines d’or et de cobalt.

    La MONUSCO est controversée depuis le début, les soldats de l’ONU apportant un soutien important aux soldats du gouvernement congolais, accusés de viols et de meurtres à grande échelle (les mêmes crimes que ceux commis par les rebelles FDLR). Les soldats de la MONUSCO ont eux-mêmes été fréquemment accusés d’avoir agressé sexuellement des civils, sans pour autant empêcher l’exploitation des mineurs par les multinationales ou protéger efficacement les civils des attaques des rebelles.

    En 2013, le groupe rebelle M23 a pris la capitale provinciale du Nord-Kivu, Goma, discréditant ainsi la mission de l’ONU. L’ONU a réagi en autorisant ses soldats à tirer les premiers, ce qui constitue une rupture avec les règles traditionnelles de maintien de la paix de l’ONU.

    La victoire sur les forces rebelles est restée insaisissable, car les rebelles contrôlent des régions très lucratives et riches en ressources. En outre, plusieurs groupes rebelles bénéficient du soutien actif du Rwanda de Kagame et de l’Ouganda de Museveni, qui ne sont pas soumis à la pression internationale pour qu’ils renoncent, car ils sont des alliés occidentaux dans la guerre contre le terrorisme. Il y a également un nombre important de réfugiés rwandais toujours dans l’est du Congo, dont certains sont des criminels de guerre, ce qui complique encore les tensions ethniques, les ressources et les terres dans l’est du pays. Enfin, l’incapacité du gouvernement et de la MONUSCO à protéger les civils ainsi que l’absence de responsabilité pour les crimes commis par les forces gouvernementales encouragent, de manière compréhensible, les habitants de l’est du Congo à former leurs propres groupes armés.

    Depuis l’automne 2019, la violence a de nouveau augmenté dans l’est du pays, les groupes rebelles attaquant les civils en représailles à une nouvelle offensive gouvernementale. À Beni, des frustrations ont éclaté à propos de l’incapacité des Nations unies à protéger les civils massacrés par les forces rebelles. Les manifestants ont attaqué un complexe de l’ONU après que des soldats de l’ONU aient tué deux manifestants. Cette manifestation s’est accompagnée d’une semaine de fermeture d’entreprises et de manifestations de solidarité à Goma.

    En 2020, la violence s’est encore aggravée et n’a jusqu’à présent bénéficié d’aucune couverture médiatique. Les attaques des rebelles, notamment les meurtres et les viols de masse, ralentissent les interventions des travailleurs humanitaires et du gouvernement contre le virus Ebola et le COVID-19 dans la région. En Ituri, au Nord-Kivu et au Sud-Kivu, plus de 1.300 personnes ont été tuées et plus de 500.000 personnes ont été déplacées au cours des huit derniers mois par les massacres de la population civile perpétrés par les rebelles. L’armée a exercé des représailles contre les rebelles, mais les soldats continuent de tuer et d’agresser sexuellement des civils de façon régulière. Ces actions empêchent toute forme de confiance entre le peuple congolais et les représentants de l’État, tant sur le plan sécuritaire que politique.

    Quelle issue ?

    Malgré son histoire tumultueuse de colonialisme et de néocolonialisme, le Congo n’est pas dans une situation désespérée. La solution à la pauvreté, à la guerre et à l’impérialisme réside dans le peuple congolais, et non dans le gouvernement actuel, ses alliés internationaux ou l’ONU. Les troubles du peuple congolais ne cesseront pas tant que le pays sera géré sur la base de politiques néolibérales et anti-pauvres, telles que dictées par le FMI/Banque mondiale, et tant que les énormes richesses minérales du Congo seront pillées par les multinationales et les troupes rebelles.

    Les organisations de travailleurs sont faibles en RDC en raison des années de guerre et de dictature. Pourtant, ce n’est qu’en construisant des organisations indépendantes de travailleurs et de pauvres que l’on pourra briser l’emprise des pillards et des impérialistes locaux. La campagne soutenue pour la démission de Kabila et la grève générale “villes mortes” montrent la puissance émergente de la classe ouvrière congolaise. Ce genre de mouvements permet de tirer des leçons sur la manière d’élargir les protestations et les mouvements de grève, sur la manière de lier les questions sociales, les questions de sécurité et les questions démocratiques, sur la manière de s’organiser démocratiquement et sur la manière de lutter pour le droit de construire des syndicats indépendants et un parti des travailleurs et des opprimés.

    Une lutte socialiste est nécessaire en RDC et c’est la seule façon de briser le cycle sans fin de la pauvreté, de la corruption, de la guerre et de l’exploitation. Les droits des minorités doivent être protégés. Les travailleurs doivent s’organiser pour se défendre contre l’exploitation et pour la nationalisation des ressources naturelles et du capital sous le contrôle démocratique des travailleurs, avec le soutien des pauvres des zones rurales. Les bénéfices des richesses minières du Congo doivent être investis dans l’éducation et les soins de santé. Les dettes de la RDC doivent être abolies. Les gouvernements et les politiciens du Congo bloquent le développement, car leurs intérêts sont ceux des multinationales, et doivent être renversés. Les travailleurs du monde entier doivent être solidaires des travailleurs du Congo pour atteindre ces objectifs.

  • A quoi ressemblera le monde d’après ? Une stratégie de sortie du capitalisme s’impose !

    La crise du coronavirus a porté au paroxysme les multiples problèmes auxquels se heurte le capitalisme. L’économie mondiale déjà vacillante a plongé dans une crise qui ne peut être comparée qu’à la Grande Dépression des années ’30. A la mi-mai, 36 millions d’emplois avaient déjà été perdus aux États-Unis et l’on s’attendait à un chiffre de 59 millions pour l’Europe. Comment sortir au plus vite du confinement ? La question est posée par les actionnaires, mais aussi par de nombreuses travailleuses et travailleurs qui craignent pour leur emploi, leur avenir et leur santé.

    Par Nicolas Croes

    Leur déconfinement : chômage de masse et danger d’une seconde vague

    En Belgique, le mois de mai a été marqué par l’annonce du crash social chez Brussels Airlines, où 1.000 emplois sont menacés. Deux semaines plus tôt, un sondage du groupe de services en ressources humaines Acerta indiquait que 18% des travailleurs du pays craignent de perdre leur travail en raison de la crise actuelle. Le 18 mai, une étude de l’Economic Risk Management Group (ERMG) est venue le confirmer en révélant que les entreprises envisagent de licencier au moins un chômeur temporaire sur cinq. Concrètement, cela signifie que jusqu’à 180.000 personnes sont menacées de perdre leur emploi prochainement dans notre pays. A côté de cela, un gigantesque nombre de faillites est attendu, en particulier dans l’Horeca (jusqu’à 20%) et dans le secteur des arts et du spectacle (28%).

    La Banque nationale et le Bureau du Plan envisageaient en avril une contraction du Produit intérieur brut (PIB) belge de 8% pour l’année 2020. Un mois plus tard, la banque BNP Paribas Fortis révisait ses propres prévisions à la baisse en expliquant que le PIB du pays devrait s’effondrer de 11,1% en 2020 (contre 7,1% selon sa précédente estimation), tandis que l’hypothétique rebond en 2021 ne serait selon elle que de 4,3% au lieu des 7,6% qu’elle envisageait dans un premier temps.

    Au même moment, alors que les différents gouvernements en Europe avaient commencé à enclencher leurs plans de déconfinement, le directeur Europe de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) Hans Klugge avertissait : ‘‘L’Europe doit se préparer pour une seconde vague mortelle du coronavirus’’ dans le courant de l’année. Il soulignait que l’affaiblissement de l’épidémie en Europe ne veut en aucun cas dire qu’elle touche à sa fin. Pour Emmanuel André, ex-porte-parole interfédéral de la lutte contre le covid-19, la politique d’austérité est coupable : ‘‘Cela fait des années que la Belgique fait des économies sur le contrôle et la prévention en matière de santé. Nous avons vite été dépassés par l’épidémie, parce qu’on avait investi trop peu en personnel et en ressources de prévention.’’ Il affirme que les pénuries accumulées ont nécessité des mesures drastiques telles que le confinement : ‘‘Si tout avait été en place dès le début, si on avait eu assez de tests, de masques, on n’aurait peut-être pas dû imposer de lockdown…’’

    Les recommandations de l’OMS ignorées par souci de rentabilité des entreprises et par aveuglement budgétaire n’ont pas manqué par le passé. Notamment concernant le danger d’une éventuelle pandémie mondiale. Rappelons qu’entre 2011 et 2018, la Commission européenne a recommandé à 63 reprises aux États membres de l’UE de privatiser certains pans du secteur de la santé ou de réduire les dépenses publiques en matière de santé. Et la manière dont les autorités des différents pays ont jusqu’ici géré la situation ne va pas non plus rassurer grand monde. Pour disposer d’une réponse globale aux crises sanitaire, économique et écologique, il faut nous débarrasser des œillères de la course au profit à court terme et de l’économie de la concurrence acharnée.

    5 propositions pour une stratégie de déconfinement

    1. Sans sécurité, pas question de travailler !

    La stratégie de déconfinement, en Belgique et ailleurs, se résume à un coup de dés pour remettre tout le monde au travail en comptant sur l’effet de l’été et l’arrivée rapide d’un vaccin sur le marché. A ce titre, les travailleuses et travailleurs des transports en commun bruxellois STIB/MIVB ont montré la voie en arrêtant de travailler en faisant usage du droit de retrait en considérant que les conditions n’étaient pas remplies pour que leur travail puisse se faire en toute sécurité. Ils ont raison : sans sécurité, pas question de travailler !

    Selon la ‘‘grande enquête Corona’’ de l’Université d’Anvers, plus de la moitié des personnes ayant contracté le Covid-19 ont vraisemblablement été contaminées au travail. Cela ne fait que confirmer les chiffres des contrôles menés par l’Inspection du travail entre le 23 mars et le 30 avril : dans 75% des cas, les règles de précaution étaient enfreintes.

    Puisque phases de déconfinement il y a, il doit en aller de même pour l’organisation des travailleurs. Personne n’est plus apte qu’eux à définir ce qui est nécessaire pour assurer la sécurité sur le lieu de travail. Les choses ne sont pas différentes en termes de menace de fermeture d’entreprises et de licenciements collectifs. Les organisations syndicales ne doivent pas laisser l’initiative aux autorités et aux actionnaires : des comités anti-crise doivent être constitués de toute urgence autour des délégations syndicales et des Comités pour la prévention et la protection au travail (CPPT) pour élaborer un cahier de revendication offensif ainsi que pour définir les méthodes d’action qui s’imposent, notamment l’organisation du contrôle de la sécurité sur le lieu de travail.

    2. Des masques et des vaccins gratuits & sauver l’emploi, pas les profits !

    Aucun lieu de travail n’aurait dû être rouvert sans assurer un approvisionnement suffisant de masques ainsi que des tests de dépistage. En France, fin mars, des associations de soignants ont exigé la ‘‘réquisition des moyens de production’’ de médicaments et matériel. De fait, sans remettre en cause le bien-fondé de la propriété privée des moyens de production, nous serons toujours confrontés aux étroites limites du marché et de la course aux profits.

    La même question est posée de manière très crue concernant le vaccin à venir. Pour Yves Van Laethem, président de la section ‘‘vaccin’’ du Conseil supérieur de la santé, ‘‘On avance de manière abstraite puisque personne n’a encore de données sur le premier vaccin qui va sortir, ses caractéristiques, etc. Par contre, ce qui est certain, c’est qu’il n’y en aura pas pour tout le monde’’. Ce constat est tout simplement scandaleux ! A l’Assemblée mondiale de la santé qui a eu lieu à la mi-mai, le CNCD-11.11.11 a défendu à juste titre que le vaccin ‘‘puisse être placé dans le domaine public et qu’il ne puisse pas être accaparé ni par un État puissant, ni par une grande entreprise.’’ Y parvenir exigera de construire une solide relation de force.

    La prise sous contrôle public s’impose également concernant les pertes d’emploi. Une des revendications centrales des luttes à venir doit être l’expropriation et la nationalisation sous contrôle démocratique des travailleuses et des travailleurs des entreprises qui menacent de délocaliser, qui procèdent à des licenciements collectifs ou qui sont nécessaire pour répondre correctement à la crise sanitaire. S’il est question de rachat ou d’indemnité, cela ne doit être que sur base de besoins prouvés : ce sont les travailleurs qui ont besoin de la solidarité de la collectivité, pas les capitalistes qui planquent leur argent dans des paradis fiscaux.

    3. Contre le chômage et la charge de travail insoutenable : la réduction collective du temps de travail

    Le prétexte de la crise est partout utilisé pour revenir sur les conquêtes sociales du mouvement ouvrier. En Belgique, le principe du repos dominical a été attaqué dans les supermarchés. Mais si l’on veut s’en prendre au chômage et que tout le monde travaille, il ne faut pas augmenter la durée du temps de travail, il faut au contraire la diminuer. Avant la crise, FGTB et CSC ont chacun défendu le principe de la réduction collective du temps de travail sans perte de salaire et avec embauches compensatoires et la semaine des 30 heures. Il est temps de sortir des campagnes de sensibilisation et de passer à l’offensive !

    Cette vieille revendication du mouvement ouvrier s’impose non seulement concernant le chômage, mais aussi face à la crise sanitaire. Combien de parents ne sont-ils pas sur les genoux aujourd’hui après avoir dû gérer leurs enfants et le télétravail ?

    4. Un plan radical d’investissements publics dans les soins de santé, l’enseignement, les transports en commun,…

    Les enjeux titanesques de la crise historique actuelle ne peuvent être laissés à l’arbitraire des capitalistes et de leur personnel politique. Nous devons saisir les richesses des banques et les utiliser dans le cadre d’un plan d’investissements massifs dans les soins de santé, dans l’enseignement, dans les transports en commun,… L’épargne pourrait ainsi être mobilisée pour répondre aux besoins sociaux, y compris en terme de développement du secteur culturel et de celui des loisirs.

    La revendication d’une ‘‘taxe des millionnaires’’ était déjà très populaire avant la crise. A l’occasion du Premier mai, le PTB en a proposé une nouvelle version sous la forme d’une ‘‘taxe corona’’ de 5% sur toutes les fortunes dépassant les 3 millions d’euros, soit 2% de la population belge. Le PSL soutient la lutte pour une fiscalité plus équitable mais prévient d’emblée : les capitalistes résisteront et s’organiseront, au besoin avec une fuite de capitaux (pour cela, les frontières ne seront pas fermées). D’autre part, cette taxe devrait rapporter 15 milliards d’euros, ce qui est très insuffisant pour répondre à la hauteur du défi. C’est pourquoi cette mesure doit à notre avis être immédiatement couplée à la nationalisation de la totalité du système bancaire ainsi qu’au non-paiement de la dette publique.

    Aucune réponse aux multiples crises (économique, sanitaire, écologique) ne peut être élaborée en faisant l’économie de ces armes cruciales contre la dictature des marchés.

    5. Un autre modèle de société, MAINTENANT !

    Pour réellement libérer l’humanité de l’angoisse, ce sont tous les secteurs clés de l’économie (énergie, pharmaceutique,…) qui devraient être saisis afin de fonctionner dans le cadre d’une planification démocratiquement élaborée de la production économique. Ce type de société, une société socialiste démocratique, s’impose de toute urgence alors que les sonnettes d’alarme tintent dans tous les sens. Ainsi, des températures invivables pour l’homme ont été atteintes cette année en raison du changement climatique alors que les climatologues s’attendaient à ce que cela n’arrive qu’en 2050.

    Le confinement a illustré que ce sont les travailleuses et les travailleurs qui font tourner le monde, il est absolument nécessaire qu’ils le prennent en main pour libérer l’être humain et la planète du capitalisme.

  • DOSSIER Cent ans depuis les “deux années rouges” (Biennio Rosso 1919-1920) en Italie

    S’il y a un anniversaire important qui est resté pratiquement absent du débat politique italien de ces derniers mois, c’est bien celui des deux années rouges 1919-1920. Si on pense à d’autres anniversaires récemment célébrés, comme celui du centenaire de la bataille de Caporetto, celui des cent ans depuis la fin de la Grande Guerre, ou celui du cent cinquantième anniversaire de l’unification de l’Italie, cet “oubli” parait presque inimaginable. Il est surprenant qu’il n’y a eu presque aucune activité pour commémorer cet événement central de l’histoire italienne. Il est étrange, par exemple, que les syndicats CGIL et FIOM n’y prêtent presque aucune attention. Pourquoi cet oubli?

    Dossier de Giuliano Brunetti et Massimo Amadori, Resistenze Internazionale (section italienne d’Alternative Socialiste Internationale)

    De toute évidence, le choix de ce qu’il faut célébrer et de ce qu’il ne faut pas célébrer n’est jamais un choix politiquement neutre. Chaque époque historique reconstruit son passé, sa mémoire, et le révise de manière plus ou moins inconsciente pour le rendre fonctionnelle, pour expliquer ou justifier le présent. C’est ce que l’on voit également aujourd’hui. Dans un contexte historique défini par la montée du nationalisme déguisé en “souverainisme” et par un fort affaiblissement des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, le centenaire des deux années rouges semble être un problème gênant, à évoquer qu’en passant, ou plutôt à ne pas évoquer du tout.

    Pour les mêmes raisons pour lesquelles on essaye aujourd’hui d’effacer de la mémoire les “deux années rouges” dans les écoles, les universités et dans le débat public, nous assistons aussi à une réécriture du passé qui tend à passer sous silence les crimes du fascisme et à re-proposer le cliché improbable et anti-historique commun des “bons italiens”.

    Depuis une vingtaine d’années, tout du moins en Italie, des publications révisionnistes se multiplient attaquant la résistance et assimilant les partisans aux combattants de la RSI (République Sociale Italienne), état fasciste fantoche du nord de l’Italie instauré après la capitulation du royaume d’Italie. Ces publications tentent de minimiser la responsabilité historique et morale des fascistes avec l’argument de “leur prétendu idéalisme et de leur jeune âge”. Partout, nous sommes confrontés à des publications qui oublient ou cachent les crimes du colonialisme italien, les lois raciales, l’invasion par l’Italie fasciste de l’Éthiopie, de l’Albanie, de la France, de la Grèce, de la Yougoslavie et de l’Union Soviétique. Passés sous silence sont les crimes de guerre les troupes de l’armée royale en Éthiopie, à commencer par l’utilisation de gaz contre des civils, ainsi que les raids menés par les fascistes italiens en Yougoslavie. Également balayés sous le tapis est la coresponsabilité du régime fasciste dans la déportation des juifs tant italiens que ceux qui vivaient dans les territoires soumis militairement à l’Axe.

    L’origine des deux années rouges

    Comme pour la révolution russe de 1917, la révolution hongroise de 1919 ou la révolution allemande de 1918-1919, il est impossible de comprendre les “années rouges” italiennes sans une analyse des conséquences politiques et sociales de la Première Guerre mondiale.

    En Italie, le carnage horrible causa la mort de 651 000 soldats et 589 000 civils. Le nombre total de victimes étant donc de 1 240 000, soit 3,5% de la population italienne. Un chiffre énorme qui équivaut en pourcentage au nombre de pertes enregistrées par les Empires Centraux, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie.

    Ce chiffre, énorme en soi, ne rend pas pleinement compte de la tragédie que la Grande Guerre représenta pour les masses populaires, en particulier pour les paysans et les travailleurs des régions les plus pauvres du pays. La guerre se développa dans un pays à prédominance agricole, gouverné par une monarchie obtuse, réactionnaire et impopulaire. Une monarchie qui venait juste d’être élevée au rang de monarchie nationale avec l’unification du pays moins de cinquante ans auparavant. La fin des États pontificaux et le rattachement de Rome au Royaume d’Italie n’advient qu’en 1870 à la suite du retrait de Rome des troupes françaises engagées dans la guerre franco-prussienne cette même année, une guerre qui a d’ailleurs précipita “l’assaut du ciel” que fut la Commune de Paris.

    Pour l’Italie la Première Guerre Mondiale commença en mai 1915. Bien que le pays fit d’abord formellement partie de l’Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie et Empire Ottoman), suite au “Pacte de Londres” l’Italie entra en guerre du côté de l’Entente (France, Russie et l’Angleterre). Le pacte avec l’Entente contenait la garantie que l’impérialisme italien obtiendrait sa part du butin après la fin de la guerre. Le “butin italien” consistait principalement en la région de l’Istrie et de la Dalmatie, terres dites “irrédentistes” de l’actuelle Slovénie et Croatie, qui étaient alors occupées par l’empire des Habsbourg.

    Les “radieuses journées de mai”

    Contrairement à ce qui se passa, par exemple, en Allemagne et en France, où la social-démocratie tourna le dos à la classe ouvrière et s’aligna dès les premières semaines du conflit, bien que de manière critique, avec sa bourgeoisie nationale respective, le Parti Socialiste Italien (PSI) défendit une position de neutralité et condamna le massacre en cours.

    Au sein du PSI, cependant, une tendance nationaliste et interventionniste s’était cristallisée, défendant d’abord la “neutralité active” contre le “militarisme germanique”, pour ensuite passer à l’interventionnisme. Cette tendance trouva son chef en Benito Mussolini, l’ancien rédacteur en chef de l’Avanti, le journal du parti. Ayant rompu avec le socialisme, Mussolini et d’autres membres du PSI tels que l’ancien syndicaliste et député Alceste De Ambris, unirent leurs forces avec celles des nationalistes dirigées par le poète populaire Gabriele d’Annunzio. Ensemble, ils exigèrent l’entrée de l’Italie dans la guerre. A cet effet, la fondation d’un nouveau quotidien sous la direction de Mussolini, “Il Popolo d’Italia,” joua un rôle providentielle, multipliant la propagande interventionniste. Ce quotidien fut largement financé d’abord par d’autres journaux bourgeois tels que “Corriere della Sera” et “Resto del Carlino”, puis par d’importants industriels, parmi lesquels les frères Perrone (propriétaires d’Ansaldo di Genova qui produissit 46% de l’artillerie utilisée par l’Italie durant la guerre) et enfin par les services secrets de la France et de la Grande-Bretagne.

    Un moment clé dans le développement de la campagne interventionniste fut la fondation du “Fascio d’Azione Rivoluzionaria” (Faisceaux d’Action Révolutionnaire [FAR]). Déjà fondée en 1914 par Mussolini et De Ambris, cette organisation avait comme but spécifique d’accélérer les préparatifs de l’entrée en guerre. Le programme du Fascio fut publié le 1er janvier 1915 dans “Il Popolo d’Italia” et en quelques mois, les Fasci réussirent à organiser 9000 membres. Des “Fasci d’Azione Rivoluzionaria” sont issus d’abord les “Fasci Italiani di Combattimento” (Faisceaux italiens de combat) en 1919, puis le “Partito Nazionale Fascista” (Parti National Fasciste) en 1921.

    Malgré les intentions des industriels, de la monarchie et de l’armée d’obtenir l’entrée de l’Italie en guerre, il fallait encore convaincre la classe ouvrière. Une grande majorité du prolétariat y était hostile ou du moins peu convaincue. Ainsi arrivèrent ce qui est entré dans l’histoire comme les “radieuses journées de mai”, jours qui n’étaient rayonnants, comme cela était évident à l’époque, que pour les bellicistes et les industriels de l’acier. Durant les jours de mai on vit un contraste clair entre deux fronts qui s’affrontèrent à maintes reprises sur les places en y laissant des morts et des blessés; d’une part, il y avait les travailleurs et les classes populaires, principalement des socialistes, qui étaient pour la neutralité, de l’autre part les fils des couches aisées, les renégats socialistes, les nationalistes et les intellectuels futuristes qui voulaient la guerre pour les raisons les plus diverses: certains par ennui, certains par nationalisme, certains parce qu’ils avaient des intérêts matériels en jeu. En mai 1915, ce deuxième parti l’emporta sur le mouvement pacifiste.

    C’est ainsi que pendant que la monarchie et l’état-major se réjouissaient de leurs plans de conquête, des millions d’hommes, commandés principalement par des officiers piémontais, qui souvent ne parlaient pas et ne comprenaient pas les dialectes parlés par les soldats paysans, furent contraints de mener une guerre qu’ils ne voulaient pas et ne comprenaient pas.

    Mal entraînés et mal équipés, ils furent utilisés comme chair à canon par l’état-major savoyards aux cris de “Avanti Savoia” (“En avant Savoia!” Savoia étant le nom de la famille royale). Le commandement de l’armée força des millions d’hommes à se lancer dans des offensives absurdes sur des positions austro-hongroises, qui étaient en fait défendues par des Serbes, des Croates, des Slovènes et des Roumains. Ainsi douze batailles de l’Isonzo furent menées entre juin 1915 et novembre 1917.

    Division d’après-guerre

    Formellement victorieuse dans le conflit, l’Italie en 1918 était un pays for appauvri, saigné à blanc et divisé. L’esprit patriotique qui avaient traversé le pays lors du traumatisme de la défaite de Caporetto et après la victoire finale obtenue dans la bataille de Vittorio Veneto se dissipa et l’ivresse nationaliste fit place à autre chose. Des millions d’hommes commencèrent à manifester un fort sentiment de rancune, sinon de une véritable haine envers les généraux et les classes dirigeantes qui avaient littéralement joué à la roulette avec leurs vies.

    Quiconque avait combattu dans les tranchées se souvenait du harcèlement subi de la part des officiers, des fusillades des Carabinieri détestés et des châtiments exemplaires. Il se souvenait du sort des nombreuses personnes tuées en représailles ou pour maintenir “l’ordre et la discipline” dans les tranchées. Ils se souvenait du sort du jeune canonnier Alessandro Ruffini qui d’abord matraqué fut ensuite sommairement fusillé par ordre du général Graziani pour ne pas lui avoir sorti son cigare de la bouche lors d’un salut. Après la guerre, après l’exaltation nationaliste et la peur de l’invasion, des millions d’hommes rentrèrent ainsi chez eux, à leurs champs et à leurs usines, emportant avec eux les sentiments de haine et de brutalité que l’état-major leurs avaient si habilement évoqués.

    D’un point de vue social, l’Italie de l’après-guerre était un pays profondément meurtri et appauvri. Toujours fortement agraire, le pays dû faire face à un effondrement de la production agricole en raison de la réduction du nombre de paysans, dont beaucoup avaient péri au front, et du maintien des grandes propriétés foncières. Par rapport à 1914, année où la production de blé avait atteint 52 millions de quintaux, l’Italie produisait à peine 28 millions de quintaux en 1920.

    Comme si cela ne suffisait pas, l’inflation avait atteint des niveaux très élevés alors que les salaires étaient restés les mêmes. Ceci rendit la vie impossible pour des millions d’italiens. En 1918, les salaires ne représentaient plus que 64,6% de ce qu’ils avaient représenté en 1913. En même temps, les grands capitalistes et les groupes industriels qui, comme Ansaldo, Breda ou Fiat, s’étaient enrichis au-delà de toutes limites avec les profits provenant des contrats militaires, continuaient de dicter l’agenda politique du gouvernement.

    La guerre terminée, le mécontentement grandi dans toute la classe ouvrière, laquelle retourna au travail dans des conditions très difficiles et avec des salaires de famine. De même pour la classe paysanne à laquelle on avait promit des terres pendant la guerre, mais qui dû retourner travailler comme métayers ou journaliers sous les mêmes grands propriétaires terriens qu’auparavant.

    Une situation explosive se développe

    Au mécontentement des ouvriers et des paysans s’ajoutait celui des ex-combattants; simples soldats, mais surtout sous-officiers et officiers incapables de se réinsérer dans la vie civile, ceux-ci regardaient avec une terreur mêlée de haine les paysans et travailleurs socialistes qui avaient été pacifistes pendant le carnage impérialiste et lesquels ils avaient affronté pendant les “radieuses journéés de mai”. L’opposition entre ouvriers socialistes et anarchistes d’une part et ex-combattants et ex-interventionnistes de l’autre éclata en affrontements violents à Milan dès le 15 avril 1919. A cette occasion, arditi (ex-combattants ayant appartenu à un corps d’élite), futuristes et fascistes de la première heure agissant ensemble attaquèrent le siège de “l’Avanti,” le journal du PSI.

    La situation générale était donc explosive. Le résultat fut un mouvement de masse vaste et complexe qui commença au printemps 1919 et se termina en septembre 1920 avec la fin des occupations de certaines grandes usines parmi les plus importantes du nord de l’Italie.

    Grèves et occupations

    Les “deux années rouges” fut une période très radicale qui vit de nombreuses grèves et actions de lutte et qui, tout en se concentrant surtout dans le centre-nord, impliqua toute la péninsule italienne: du Piémont à la Sicile. Les travailleurs et les ouvriers agricoles exigèrent des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail. Les revendciations politiques générales s’ajoutèrent rapidement à celles d’ordre purement économiques. Ils commencèrent à revendiquer la possession de la terre. Les nouvelles de Russie, où les paysans avaient pris possession de la terre grâce à la révolution, eut un impact majeur. Les “deux années rouges” virent naître en Italie un mouvement révolutionnaire directement inspiré de la révolution russe d’octobre 1917. “Faire comme en Russie” devint la devise de la partie la plus avancée du mouvement ouvrier italien. En fait, dès 1917, il y avait déjà eu des épisodes de semi-insurrection organisés dans le nord et dans le sud du pays en solidarité avec l’expérience bolchevique. Ces mouvements prirent la forme d’occupations temporaires des terres, une méthode d’action qui s’intensifia et généralisa deux ans plus tard. L’occupation des terres toucha principalement l’Émilie-Romagne, la Vénétie et le Latium, mais le sud du pays lui aussi vit d’importantes luttes d’ouvriers agricoles menées afin d’occuper les terres non cultivées.

    Des formations d’anciens combattants prirent part eu aussi aux occupations des terres occupant des grands domaines agricoles dans les Pouilles, la Calabre et la Sicile.

    À Turin, les travailleurs occupèrent les usines FIAT, fleuron du capitalisme italien. Des conseils d’usines furent formés dans les usines occupées, conseils élus démocratiquement par les travailleurs eux-mêmes. Le modèle de référence était les soviets russes. Les travailleurs exigèrent de contrôle de la production. Dans les usines occupées, des détachements armés de travailleurs se formèrent, les soi-disant “gardes rouges.” Ces détachements devaient défendre les occupations de l’armée et des escouades fascistes. Elles étaient prêtes pour l’insurrection. Le marxiste Antonio Gramsci joua un rôle de premier plan dans le mouvement des conseils ouvriers de Turin. Dans le journal “Ordine Nuovo” il lança à plusieurs reprises l’appel qu’il fallait étendre ce réseau de conseils d’usine, puisque ces conseils représentait les éléments embryonnaires du double pouvoir.

    Contradictions au sein du PSI

    Sur le plan politique, le front ouvrier et paysan était représenté par le PSI, au sein duquel se retrouvaient à la fois une aile droite et une aile révolutionnaire. Le PSI fut poussé vers la gauche dans l’immédiat après-guerre. Ce déplacement significatif du centre de gravité politique du PSI fut déterminé d’une part par l’issue victorieuse de la révolution russe et d’autre part par le poids croissant de la base socialiste qui, radicalisée par le contexte de l’après-guerre, cherchait des solutions pour rompre avec le capitalisme.

    Cette radicalisation s’exprima par une croissance spectaculaire du PSI lequel passa de 24,000 membres en 1918 à plus de 200,000 en 1920. Les organisations syndicales connurent un développement parallèle: la confédération CGdL (précurseur de l’actuel CDIL) pouvait compter sur près de deux millions de membres, tandis que “l’Unione Sindacale Italiana,” le syndicat anarchiste, organisa pas moins de 800,000 travailleurs.

    Lors du 16e congrès qui fut tenu à Bologne du 5 au 8 octobre 1919, le PSI approuva à la majorité les thèses de l’aile maximaliste du Parti (maximaliste car il défendit le programme maximum). Cette aile maximaliste était dirigé par Serrati. Ainsi le PSI décida de rejoindre la Troisième Internationale, le Komintern. De leur côté, les minimalistes de Turati subirent une défaite retentissante.

    Cependant, comme l’a expliqué Gramsci, l’adhésion à la Troisième Internationale fut réalisée sans une réelle compréhension politique de ses implications. La direction du parti continua à être marquée par une tendance prête à faire des concessions politiques de tout genre afin de maintenir l’unité du parti avec les réformistes. Au sein du PSI, une aile ouvertement communiste vit également le jour en 1919. Cette aile, suivant les instructions de Lénine, poussa à expulser du parti les réformistes de Turati. La tendance marxiste révolutionnaire du PSI était regroupée autour d’Antonio Gramsci. Celui-ci fonda son journal “L’Ordine Nuovo” à Turin en 1919 et joua un rôle fondamental dans l’occupation des usines. Toutefois, dans le sud de l’Italie, ce fut Amedeo Bordiga qui dirigea l’aile révolutionnaire du parti, regroupée autour de l’hebdomadaire “Il Soviet”. Les “centristes” de Serrati partageaient les positions révolutionnaires de Gramsci et de Bordiga, mais ne voulant pas expulser les réformistes du parti, ils restèrent ainsi les otages de Turati et furent incapables de développer une stratégie révolutionnaire.

    Aux élections de novembre 1919, le PSI devint le premier parti du pays, obtenant 32,4% des suffrages. Le succès électoral des socialistes fut directement lié à la radicalisation du mouvement ouvrier et paysan pendant les “deux années rouges”. En fait, rien qu’en 1919, il y eu plus de 1800 grèves impliquant plus de 1,5 million de grévistes.

    Conflit de classe ouvert

    En 1920, il y eu plus de 2000 grèves auquel prirent part environ 2,5 millions de personnes. Le mouvement révolutionnaire atteignit son point culminant en septembre 1920, lorsque la majorité des usines métallurgiques du nord de l’Italie furent occupées par des travailleurs. Environ un demi-million de personnes furent impliquées dans l’occupation. En même temps, durant l’année 1920, le camp patronal s’organisa lui aussi. D’une part, la Confédération Générale de l’Agriculture vit le jour, organisation regroupant agriculteurs et propriétaires terriens. D’autre part, la Confindustria, constituée de 11,000 industriels, se dota pour la première fois d’une structure et d’une organisation nationale.

    En juin 1920 les tireurs d’élite du régiment des Bersaglieri à Ancône se révoltèrent. Tout commença par la mutinerie de quelques soldats contre leurs officiers au sein d’un régiment d’assaut qui devait être embarquer pour l’Albanie. Comme à Trieste le 11 juin, la raison du soulèvement fut le refus de s’embarquer pour l’Albanie, où une occupation militaire par des troupes italiennes était en cours. Depuis Ancône, la révolte se propageât à travers les Marches en Ombrie et jusqu’a Rome. Là les cheminots déclenchèrent une grève pour empêcher l’armée royale d’intervenir. Toutefois la révolte fini par être réprimée par la marine, qui intervint en bombardant Ancône.

    Le point culminant des deux années rouges commença en mars 1920 à Turin. La grève du 29 mars 1920 s’étendit en effet à tout les ateliers métallurgiques de Turin et impliquât 1,2 million travailleurs. Les industriels y répondirent par le lock-out et exigèrent la dissolution des conseils d’usine. Néanmoins, en septembre 1920, toutes les entreprises métallurgiques du nord du pays étaient occupées. Le nombre de travailleurs impliqués dans l’occupation dépassa un demi-million. Dans les usines occupées et autogérées, où la production se poursuivit, des comités furent créés pour gérer la production, les fournitures et les contacts avec d’autres usines en lutte. Durant le mois suivant, la grève se généralisa et s’étendit aux secteurs de la chimie, de l’imprimerie et de la construction. De plus, la grève franchit les frontières du Piémont avec des grèves de solidarité organisées par les travailleurs de Florence, Livourne, Bologne et Gênes.

    Pour répondre à la menace de la révolution et mettre fin au mouvement d’occupation, le chef du gouvernement Giolitti envoya environ 50,000 soldats à Turin. Isolés, sans chefs, sans armes et menacés, les travailleurs de Turin se rendirent et quittèrent les usines qu’ils avaient occupé.

    Le mouvement révolutionnaire de Turin resta isolé et ne put continuer. Le 19 septembre 1920, la CGdL approuva un accord avec la Confindustria. Cet accord prévoyait des augmentations de salaire et d’autres améliorations de la condition des travailleurs, mais prévoyait également l’évacuation des usines occupées par les travailleurs. Les dirigeants du PSI et du syndicat finirent par capituler et le mouvement révolutionnaire fut vaincu. Le mouvement ouvrier italien ne se remis jamais de cette défaite: à partir de ce moment se furent les patrons qui prirent l’initiative, finançant les forces réactionnaires, en particulier les fascistes du PNF, pour vaincre la classe ouvrière qui venait de fournir un exemple extraordinaire d’autogestion et de discipline révolutionnaire.

    Échec de la direction ouvrière

    L’une des raisons pour la défaite du mouvement ouvrier fut l’incapacité des dirigeants politiques et syndicaux à l’étendre et à le renforcer. Dominé comme il l’était par des contradictions internes entre son aile maximaliste et minimaliste, le PSI n’était pas en mesure de proposer une politique crédible et concrète. En d’autres termes, dans les journaux, dans les discours, au parlement, il défendait une perspective révolutionnaire, mais en réalité il poursuivait une politique réformiste qui se concentrait uniquement sur des réformes pour la classe ouvrière et regardait avec inquiétude le développement d’un mouvement révolutionnaire radical qui menaçait de remettre en cause sa position et sa place à la table des négociations avec le gouvernement et les industriels.

    Le PSI appliqua une politique “centriste” dans le sens où sa phraséologie révolutionnaire était accompagnée d’une politique réformiste et de collaboration de classe. Au-delà d’une phraséologie révolutionnaire grandiloquente qui suscita d’abord des attentes puis de grandes frustrations auprès des masses, le PSI ne pu jouer un rôle de premier plan et s’orienter vers des secteurs, comme par exemple celui des ex-combattants, qui s’étaient radicalisés autour de la question des terres et des salaires dans la période précédente. À part cela, il faut tenir compte de l’incapacité du parti de Serrati à engager ouvertement un dialogue avec les masses paysannes du sud de l’Italie, laissées sans direction politique, sans liens et sans contact avec le mouvement révolutionnaire des usines du nord.

    Le confédération syndicale CGdL, pour sa part, ne bougeât du doigt pour généraliser les grèves et apporter aux grévistes la solidarité active qui se développait dans de nombreuses régions italiennes.

    La bourgeoise utilise les fascistes

    Pendant ces mois mouvementés, la bourgeoisie italienne craignait sérieusement de perdre son pouvoir. Si cela ne s’est pas produit, c’est à cause du manque de préparation et de la docilité des dirigeants de la classe ouvrière.

    Les élections municipales de 1920 furent un succès relatif pour le PSI, lequel remporta, entre autres, la majorité des conseils en Émilie-Romagne et en Toscane. Dans ces régions agraires les propriétaires fonciers commencèrent à mobiliser les forces de réaction, des jeunes éléments déclassés à la recherche “d’action.” Cela eu comme résultat le renforcement des forces fascistes du PNF.

    À partir de 1920, des groupes fascistes, soutenu par des propriétaires fonciers et des industriels, commencèrent à attaquer les sièges des syndicats et des partis de gauche, ainsi qu’à agresser et assassiner les travailleurs et les ouvriers agricoles en grève, les syndicalistes et les militants socialistes et communistes.

    Les propriétaires fonciers mirent à leur disposition des fonds et des moyens matériels, entre autres les camions avec lesquels les escouades fascistes furent envoyés aux municipalités socialistes pour de brèves attaques contre les maisons du peuple et les ligues paysannes. Leurs raids se terminèrent souvent par le meurtre de dirigeants socialistes, ce qui avaient pour effet de terroriser les paysans et les simples travailleurs.

    De leur côté, les forces de la bourgeoisie libérale s’efforcèrent de construire, lors des élections susmentionnées, des “blocs nationaux” de toutes les forces hostiles au socialisme. Légitimant ainsi le PNF, ils préparèrent les conditions institutionnelles, notamment le soutien de la monarchie et de la majorité du parti populaire, à la “marche sur Rome”, le coup d’état du 28 octobre 1922.

    Les fascistes avaient le soutien financier du grand capital, mais leur base sociale restait avant tout constituée de la classe moyenne, la petite bourgeoisie appauvrie par la crise économique et déçue par les résultats des deux années rouges.

    Le Parti Communiste Italien (PCI) fut enfin né en Janvier 1921, suite à la scission de l’aile révolutionnaire du PSI dirigée par Gramsci et Bordiga. Le PCI, la section italienne de l’Internationale communiste, vit le jour alors que la puissante vague du mouvement de classe s’était déjà échouée, à une époque où le mouvement ouvrier italien était gravement affaibli et où le fascisme se préparait à prendre le pouvoir.

    Les travailleurs combattent les fascistes

    Malgré la défaite brûlante du mouvement ouvrier italien, les fascistes rencontrèrent beaucoup de résistance parmi les militants de gauche, qui s’opposèrent souvent à la violence des escadrons de manière organisée les armes à la main. Au cours des “deux années noires” (Biennio Nero, 1921-1922), la nécessité de se défendre contre les attaques des fascistes, qui attaquaient continuellement les militants du mouvement ouvrier et de gauche, les syndicats et les maisons du peuple, se fit évidente. Initialement, la réponse des antifascistes était désorganisée et inadéquate. Toutefois, durant l’été 1921, l’anarchiste Argo Secondari, ancien soldat de la Première Guerre Mondiale, fonda les “Arditi del Popolo”, des équipes armées composées principalement d’ouvriers et d’anciens soldats chargés de défendre le mouvement ouvrier les escadrons fascistes. Ce fut un véritable front unique des forces de la gauche né spontanément et principalement composé de militants socialistes, communistes et anarchistes.

    Mis à part l’anarchiste Secondari, l’un des plus important organisateurs de ce mouvement antifasciste était le révolutionnaire socialiste de Parme, Guido Picelli. Des années plus tard celui-ci allait rejoindre les forces républicaines pendant la guerre civile espagnole. La naissance des “Arditi del Popolo” fut accueillie avec enthousiasme par Lénine dans les pages de la Pravda. Cette formation paramilitaire su tenir tête aux escadrons fascistes jusqu’à la marche sur Rome; chaque fois que les fascistes attaquèrent un siège syndical, une coopérative, une maison du peuple, une grève des travailleurs, etc., les “Arditi del Popolo” défendirent les camarades les armes à la main. Il y a eu des morts des deux côtés. Il n’était pas rare que se soit les fascistes qui soient contraint de fuir devant les Arditi.

    Fin juillet 1922, les syndicats et les partis de gauche appelèrent à faire la grève dans toute l’Italie contre le fascisme et contre la complicité de l’état et de la police avec les violences de ceux-ci. À Parme cette grève fut particulièrement suivie et ressentie. Comme le gouvernement se montra trop timide à réprimer la grève, ce furent les fascistes qui s’organisèrent pour la briser violemment. Environ 10,000 fascistes sous le commandement d’Italo Balbo se rendirent à Parme pour donner une leçon aux travailleurs. Les “Arditi del Popolo,” commandés entre autre par le légendaire Guido Picelli, organisèrent la défense de la ville de manière magistrale. Les fascistes furent contraint à se retirer après quelques jours ayant subi de lourdes pertes.

    Les “Arditi del Popolo” démontrèrent par les faits que, malgré la défaite des “deux années rouges”, il était toujours possible de s’opposer au fascisme. Des dizaines de milliers de travailleurs étaient prêts à se défendre contre les fascistes les armes à la main. Malheureusement, ces équipes d’autodéfense étaient opposées par le parti communiste (PCI), dont la direction adopta une position ultra-gauche et sectaire, rejetant tout front unique antifasciste avec les autres forces de gauche. Lénine conseilla au PCI de soutenir activement les “Arditi del Popolo”, mais malheureusement Bordiga était d’un avis complètement différent et les suggestions des bolcheviks restèrent lettre morte. Gramsci était plus proche des positions de Lénine et de l’Internationale Communiste, mais n’avait pas la force de défier la direction sectaire et ultra-gauche de Bordiga et dans les faits s’adapta à celle-ci. Malgré cela, de nombreux travailleurs communistes participèrent activement aux équipes de défense antifasciste, aux côtés de militants socialistes et anarchistes. En raison du sectarisme du PCI et de l’opportunisme du PSI, les “Arditi del Popolo” ne surent résister à la violence fasciste et finalement la marche sur Rome devint inévitable.

    Des leçons pour aujourd’hui

    La montée du fascisme est avant tout le résultat de l’échec des “deux années rouges” et des erreurs de la gauche: d’abord l’opportunisme du PSI et des syndicats, puis l’ultra-gauchisme du PCI. La gauche d’aujourd’hui peut apprendre beaucoup de cette histoire; si le mouvement ouvrier n’est pas en mesure de proposer sa solution à la crise du capitalisme et d’entamer une lutte pour la conquête du pouvoir en attirant la petite bourgeoisie vers elle, celle-ci aura tendance à se positionner à droite, faisant preuve d’hostilité envers les classes ouvrières dans lesquelles il ne se reconnaît pas socialement.

    Dans les années 1920, le fascisme sut exploiter la colère et la frustration de la classe moyenne pour l’utiliser contre les travailleurs et le mouvement socialiste, au profit du grand capital. Aujourd’hui, il n’y a aucun risque en Italie du retour au pouvoir du fascisme, ne serait-ce que parce que nous n’avons pas connus une période comparable aux “deux années rouges” et qu’il n’y a en conséquence, pour le moment, pas de classe ouvrière à atomiser. Cependant, même aujourd’hui, nous assistons à une dangereuse descente de vastes secteurs de la classe moyenne vers la pauvreté absolue. Cette descente se produit dans un contexte de stagnation des luttes et d’absence totale de référence politique générale pour la classe ouvrière. Dans ce contexte, il ne peut être exclu que la radicalisation de la petite bourgeoisie, résultat de sa condition sociale, s’exprime à droite avec la recherche de solutions radicales. Pour éviter ce scénario, les forces du mouvement ouvrier doivent immédiatement offrir une alternative socialiste cohérente et claire aux catastrophes que le capitalisme crée et n’est pas en mesure de résoudre.

  • Etats-Unis. Les marxistes et l’Etat : Comment en finir avec le maintien de l’ordre raciste ?

    Le rôle de la police et comment un réel changement peut être obtenu

    La nature du maintien de l’ordre aux États-Unis est indissociable de l’histoire violente et raciste du capitalisme dans ce pays. Un fil conducteur existe des patrouilles d’esclaves aux lynchages policiers dans les communautés noires d’aujourd’hui, en passant par les chiens et les lances d’incendie de Bull Connor contre les manifestants noirs à Montgomery pendant le mouvement des droits civiques.

    Par Tom Crean, Socialist Alternative, USA

    Historiquement, la répression policière et étatique a également été déclenchée contre les travailleurs qui essayaient de s’organiser en syndicats, contre des organisateurs radicaux et contre toute lutte sérieuse qui menaçait les intérêts de la classe dirigeante. En 1932, le président Hoover a envoyé l’infanterie et des chars pour détruire le campement des vétérans blancs et noirs à Washington D.C., des anciens soldats qui réclamaient leurs primes de la Première Guerre mondiale promises depuis longtemps. Le 30 mai 1937, la police de Chicago a abattu 40 métallurgistes non armés qui étaient en grève devant les portes de l’entreprise Republic Steel. Dix personnes ont été tuées ce jour-là. En 2006, l’ICE (United States Immigration and Customs Enforcement, une agence de police douanière et de contrôle des frontières du département de la Sécurité intérieure des États-Unis) a organisé des rafles massives faisant penser à la Gestapo dans les usines de viande du Midwest, ce à quoi ont suivi des déportations massives de travailleurs immigrés. Cela visait à écraser le mouvement qui se développait alors en faveur des droits des immigrés, il s’agissait d’une réaction face à des travailleurs qui s’organisaient.
    Le rôle de la police

    Comme l’expliquait Frederick Engels il y a plus de cent ans, l’émergence de l’appareil répressif de l’État, comprenant les armées, la police, les prisons, etc. reflète historiquement la division de la société en classes sociales ayant des intérêts antagonistes. L’État est constitué, selon les termes d’Engels, de “corps d’hommes armés”, qui maintient l’antagonisme de classe “dans les limites de l’ordre” mais défend en fin de compte les intérêts de la classe dominante. Dans notre société, il s’agit des capitalistes. La répression et la menace du recourt à la violence font partie intégrante de la protection des richesses et de la domination de la classe dominante dans une société aussi inégalitaire que la nôtre.

    De l’esclavage à la ségrégation institutionnalisés d’aujourd’hui en passant par Jim Crow, le maintien de la division raciste est fondement du régime capitaliste aux États-Unis. Afin de former de puissants syndicats industriels comme les Travailleurs Unis de l’Automobile dans les années ’30 et ’40, les organisateurs syndicaux radicaux ont dû repousser le poison du racisme qui était encouragé par des patrons comme Ford. Sans adopter une position antiraciste sans équivoque, ils n’auraient jamais réussi à convaincre les travailleurs blancs et noirs de se battre ensemble et de remporter des victoires historiques profitant à l’ensemble de la classe ouvrière. Ce mouvement était si puissant qu’il aurait pu être le début d’une remise en cause du pouvoir capitaliste lui-même.

    L’attitude agressive de la police dans les quartiers pauvres noirs et latinos aujourd’hui est destinée à maintenir les gens littéralement enfermés dans des logements et des écoles inférieurs aux normes et à les maintenir dans la ségrégation. Mais les politiciens racistes ont également cherché à présenter les personnes de couleur pauvres comme une menace pour la classe ouvrière blanche plus aisée et les communautés de la classe moyenne afin de disposer d’un plus large soutien pour ces politiques répressives.

    Il n’est pas possible de créer une police totalement “non raciste” tant que le racisme et la ségrégation institutionnels restent intacts dans la société. La police ne peut pas non plus être “abolie” dans le cadre d’une société capitaliste. Tant que les capitalistes seront au pouvoir, ils devront trouver un moyen de protéger leurs intérêts et leurs biens. Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons rien faire avant de nous débarrasser du capitalisme lui-même.

    Un réel changement

    Les changements obtenus lors de la première phase du mouvement Black Lives Matter après 2013, notamment un entraînement plus poussé des agents de police et le port de caméras corporelles, se sont révélés totalement insuffisants. Le maintien de l’ordre peut toutefois être changé de manière significative et les incarcérations de masse peuvent être réduites. De tels gains ne peuvent cependant être obtenus que par un mouvement de masse du type de celui qui a éclaté après l’horrible meurtre de George Floyd. Pour obtenir de réelles conquêtes durables, le mouvement doit être se poursuivre, se concentrer sur la mobilisation du pouvoir social des travailleurs et défendre un programme social plus large.

    Le mouvement actuel a démontré que la masse de la population rejette le racisme odieux et réactionnaire qui sévit dans les forces de police. Ce rejet du racisme est extrêmement positif. Ce qui est également exposé, c’est la protection dont bénéficie la police. Celle-ci dispose d’une immunité légale virtuelle pour presque tous les crimes. Il s’agit d’une caste qui n’est soumise à aucun contrôle démocratique. La classe dirigeante l’a envoyée en mission pour maintenir la population dans le rang, surtout la communauté noire, il est donc maintenant difficile pour l’establishment lui-même de les diriger.

    Le mouvement de masse a mis en évidence de réelles divisions au sein de l’establishment politique quant à la manière de traiter le maintien de l’ordre. La position de Trump et des éléments les plus réactionnaires est d’accroître la répression de façon massive, mais cette approche s’est retrouvée isolée. Une autre aile de l’establishment – représentée par les maires Durkan à Seattle et de Blasio à New York – cherche à maintenir le statu quo mais se trouve actuellement en retrait sous la pression du mouvement. Une troisième aile cherche à contrôler le mouvement en reprenant la revendication de la diminution du budget de la police pour ensuite affaiblir la portée du mouvement. A Minneapolis, la majorité du conseil de ville est allée jusqu’à s’engager à “dissoudre” le service de police. Mais presque immédiatement, ses membres ont commencé à revenir sur cette position, en expliquant qu’ils ouvrent une période d’un an pour examiner des manières alternatives d’assurer le maintien de l’ordre. L’exercice vise à faire gagner du temps à l’establishment. C’est maintenant que nous avons besoin de changement !

    Nous devons rendre plus concrète la revendication de diminution du budget de la police. Kshama Sawant, élue socialiste au Conseil de ville de Seattle, a appelé à réduire le budget de la police de 50 % et mène la lutte pour taxer Amazon (dont le siège social se situe à Seattle) afin de financer en permanence des logements sociaux, des services sociaux et de bons emplois. Nous devons exiger une fois pour toutes que la politique policière, y compris l’embauche et le licenciement, soit placée sous le contrôle de conseils civils démocratiquement élus. La police doit être immédiatement purgée de tous les flics ayant commis des actes racistes ou violents dans les quartiers. Comme dans de nombreux autres pays, la police ne doit pas être armée lors des patrouilles. Une force de police placée sous contrôle démocratique, même dans une certaine mesure, réduirait l’oppression de la classe ouvrière noire en particulier, mais elle profiterait en fait à la classe ouvrière dans son ensemble.

    Les divisions dans la police

    Nous devons également reconnaître que la police ne constitue pas une masse homogène. L’aile réactionnaire est très forte et domine la plupart des forces de police locales dans tout le pays. Mais s’il y a eu des actes de mise en scène concernant le “genou à terre” de la part de flics qui ont ensuite violemment attaqué des manifestants, il y a également eu des signes de sympathie véritable de la part de certains policiers ordinaires. Une lettre récente de 14 officiers de Minneapolis prétend parler au nom de centaines d’autres policiers en dénonçant Derek Chauvin et en soutenant le mouvement. Il s’agit d’une mesure limitée et positive, mais elle aurait été totalement inconcevable sans la pression du mouvement de masse.

    Si des policiers ordinaires veulent véritablement d’une réforme et d’une relation différente avec les communautés dans lesquelles ils travaillent, alors il est temps pour eux de se soulever et de s’efforcer de repousser des gens comme Bob Kroll – le chef d’extrême droite du syndicat de la police de Minneapolis, un partisan déclaré de Trump. Nous croyons au droit de la police à constituer des syndicats afin qu’elle puisse résister à l’utilisation que la classe dominante veut en faire contre les travailleurs. Mais ce n’est clairement pas le rôle que ces syndicats jouent aujourd’hui.

    La vérité est que les forces de police de nombreuses villes ont utilisé leur participation au mouvement syndical général pour se couvrir. Le mouvement ouvrier ne peut pas rester silencieux. Il doit défendre la classe ouvrière noire et les communautés d’immigrés maltraitées par la police. Il doit exiger que les syndicats de police rejettent les politiques racistes de maintien de l’ordre et acceptent de soutenir une purge des services de police afin d’expulser les personnes ayant des antécédents de violence et de racisme pour qu’elles restent ou rejoignent les structures syndicales.

    Une société juste et sûre

    Vivre dans une société où les gens n’auront pas à craindre la répression de l’État et le racisme, cela implique de se débarrasser du capitalisme. Comme cela a été souligné dans un précédent article concernant la rébellion de Minneapolis :

    “Une des tâches centrales d’un gouvernement des travailleurs, où les grandes entreprises seront aux mains du public et où les travailleurs disposeront du contrôle démocratique de l’économie, est de combattre l’héritage raciste de l’esclavage, de l’impérialisme et des inégalités de toutes sortes pour créer les conditions d’une société réellement débarrassée du maintien de l’ordre raciste, de l’exploitation et de l’oppression. Cela implique que les communautés ouvriers organisent leur propre sécurité et leur propre protection.

    “Le processus de démantèlement de la police, des prisons et de la répression étatique en général est entrelacé avec le processus de dépassement du capitalisme et d’établissement d’une société socialiste véritablement égalitaire et sans classes. Cela ne sera pas fait par le conseil de ville de Minneapolis, mais par l’organisation consciente de la classe ouvrière en un mouvement révolutionnaire”.

    Socialist Alternative défend :

    • Licenciement et poursuite en justice immédiate de tous les policiers qui ont commis des actes violents ou racistes.
    • Retrait de la garde nationale de Minneapolis et d’ailleurs et abrogation des couvre-feux. La garde nationale n’a rien fait pour la justice sociale et a plutôt été utilisée pour attaquer les manifestations, terroriser les communautés ouvrières, blesser les journalistes qui couvrent les manifestations non violentes et protéger les banques et les commissariats de police.
    • Arrêt de la militarisation de la police. Il doit être interdit à la police d’utiliser des gaz lacrymogènes, des balles en caoutchouc et du matériel militaire. Désarmement des policiers en patrouille.
    • Placement de la police sous contrôle de commissions civiles démocratiquement élues. Celles-ci devraient avoir un réel pouvoir, notamment sur les politiques d’embauche et de licenciement, la révision des priorités budgétaires et le pouvoir d’assignation à comparaître. Tout cela devrait être fait ouvertement et publiquement.
    • Diminution radicale des budgets de la police et réinvestissement de ces fonds dans des écoles et des logements abordables. Imposition massive des riches pour investir dans des emplois verts, des programmes sociaux, l’enseignement public et des logements sociaux abordables en permanence.
    • Les syndicats de police sont dominés par des réactionnaires qui défendent les abus, ils ne devraient pas être défendus par le mouvement ouvrier. Les syndicats doivent se ranger résolument du côté des manifestants et s’opposer au racisme et à la violence policière. Ils doivent exiger que les syndicats de police rejettent les politiques racistes de maintien de l’ordre et acceptent de soutenir une purge de la police afin de rester dans les structures syndicales ou d’y adhérer.
    • Les deux principaux partis politiques, les démocrates et les républicains, ont démontré leur loyauté envers le système capitaliste raciste et oppressif. Les maires et les conseils de ville et municipaux démocrates n’ont pas fait grand-chose pour arrêter les flics tueurs. Nous ne devons pas croire que l’un ou l’autre des grands partis puisse nous représenter. Nous devons construire un nouveau parti politique de la classe ouvrière, un parti multiracial, indépendant des grandes entreprises, construit à partir de nos luttes.
    • L’ensemble du système est coupable ! Comme l’a déclaré Malcolm X : “Il ne peut y avoir de capitalisme sans racisme.” Pour obtenir un changement durable, la lutte contre le racisme de la police et l’establishment politique des entreprises doit être étendue à une lutte contre le système capitaliste lui-même et pour une alternative socialiste.
  • Congo : une histoire de pillage capitaliste

    Depuis 1997, les guerres ont fait six millions de morts au Congo, où l’espérance de vie est de 46 ans. Pourtant, cette horrible situation ne reçoit que peu d’attention de la part des médias occidentaux. Dans cet article initialement publié en anglais en 2013, PER-ÅKE WESTERLUND (Alternative socialsite internationale) passe en revue le livre « Congo. Une histoire » de David Van Reybrouck, un ouvrage qui pose de bonnes bases pour une meilleure compréhension de ce conflit.

    Introduction, par Eric Byl

    Per-Ake Westerlund a écrit une excellente critique du livre “Congo, une histoire” de David Van Reybrouck. Le titre – “Une histoire de pillage colonial et capitaliste” – est correct. Le livre contient suffisamment d’interviews, de faits et de chiffres pour le justifier. Rien que pour cela, le livre vaut la peine d’être lu. Mais nous voulons attirer l’attention sur un certain nombre de conclusions décevantes tirées dans celui-ci. Ces conclusions ont suscité une certaine controverse au moment de la publication de ce livre au début de l’année 2010.

    David Van Reybrouck est un bon écrivain. Il a remporté plusieurs prix littéraires avec son livre “Congo, une histoire”. Les médias ont salué l’ouvrage comme un chef-d’œuvre, un magnus opum historique. L’année de sa publication, le livre a immédiatement absorbé la plupart des subventions de traduction disponibles auprès du gouvernement flamand. Dans une interview, Van Reybrouck a admis que le livre contient des erreurs factuelles, mais il décrit son oeuvre comme une “cathédrale”. “Une fois que vous avez construit cela, vous ne vous souciez pas d’un petit chien qui urine contre le mur”, ajoute-t-il un peu irrité. Il avait initialement espéré en vendre 10.000 exemplaires, mais en septembre 2012, l’édition néerlandaise à elle seule s’était écoulée à un quart de million de livres. Il est difficile de ne pas être impressionné par la quantité de faits, le style fluide et l’énorme bagage culturel de l’auteur.

    Mais, comme Van Reybrouck le souligne lui-même, ce livre n’est pas “l’histoire” du Congo, au mieux “une” histoire ou plus exactement, une interprétation de celle-ci. L’histoire de Van Reybrouck n’est absolument pas l’histoire de la prétendue oeuvre civilisatrice paternaliste de ceux qui défendent ouvertement le “l’Etat indépendant du Congo” ou la colonisation belge du Congo. Il serait difficile aujourd’hui de nier l’horreur du pillage du Congo sous Léopold II, le célèbre roi belge de l’époque. Les faits de l’horreur ont été archivés et documentés, par exemple dans le livre “Les fantômes du roi Léopold” d’Adam Hochschild publié en 1998.

    À première vue, les nombreux récits, interviews et citations utilisés par Van Reybrouck semblent le confirmer. Jusqu’à ce que Van Reybrouck, dans sa conclusion, commence inopinément à apporter des nuances dans le rôle de Léopold II. Le roi de Belgique n’aurait pas prévu le traitement brutal de la population noire pour son profit personnel. Et même si ce fut un “bain de sang d’une ampleur incroyable”, il n’était pas “censé en être un”. Parler d’un génocide ou d’un holocauste”, selon Van Reybrouck, est donc “grotesque”. Pourtant, il décrit lui-même dans le livre comment des villages et des tribus entières ont été massacrés par vengeance. Il rappelle comment Leopold a demandé l’aide de l’école de médecine tropicale de Liverpool pour lutter contre la maladie du sommeil. Pour Van Reybrouck, cela “prouve que les massacres n’ont jamais été son intention”.

    Ceux qui connaissent la rhétorique classique en Belgique concernant l’État indépendant, le Congo belge et les ouvrages de référence en la matière ont inévitablement le sentiment que la vague de faits relatés par Van Reybrouck ne sert que de tremplin pour disposer de plus de crédibilité lorsqu’il s’agit de peaufiner le rôle de Léopold. Dans son “compte rendu des sources”, Van Reybrouck affirme que le livre de Hochschild “est malheureusement plus basé sur un talent pour l’indignation que sur un sens de la nuance”. Ce livre serait trop “manichéen”. Il est vrai que le nombre de décès causés par la politique du caoutchouc est surestimé dans le livre de Hochschild. Il y a eu plutôt 3 à 5 millions de morts au lieu de 10 millions. Le mauvais chiffre provient d’une extrapolation incorrecte des chiffres de Stanley. Mais sinon, Hochschild s’avère être un historien plus fiable que Van Reybrouck.

    Van Reybrouck apporte une histoire intéressante et convaincante, mais il ne parvient pas à expliquer tous les tournants importants. Dans ses quelques paragraphes traitant de la période d’acquisition de l’indépendance, Per-Ake est beaucoup plus précis que Van Reybrouck sur les problèmes fondamentaux de l’époque. Mais Per-Ake reste amical envers Van Reybrouck. Ce dernier “suggère” non seulement que la crise qui a suivi l’indépendance était liée au départ de la Belgique, mais aussi que Lumumba avait provoqué sa propre mort par “une accumulation de gaffes et d’erreurs de jugement”, comme la “gifle” au roi, l’africanisation soudaine de l’armée, l’appel à l’aide de l’ONU et plus tard de l’Union Soviétique et les activités militaires au Kasaï. Le fait que Lumumba soit une menace pour les intérêts de l’ancienne élite coloniale et qu’il fasse obstacle à la nouvelle élite noire avide de sa part du gâteau n’était pas si important pour Van Reybrouck. Le fait qu’il aurait eu besoin d’un programme socialiste et d’un parti capable de mettre en œuvre un tel programme pour répondre aux demandes sociales, économiques et démocratiques de la population du Congo, serait considéré par Van Reybrouck comme des éléments dépassés. Au contraire, dit Van Reybrouck dans une interview avec Colette Braeckman du quotidien Le Soir, la tragédie du Congo est celle d’un idéalisme impatient, de tentatives d’accomplir de grands changements du jour au lendemain. Van Reybrouck se considère comme ayant un point de vue pragmatique plus critique.

    Malgré la publication du livre révélateur “L’assassinat de Lumumba” par Ludo De Witte en 1999, Van Reybrouck affirme que la Belgique n’était pas impliquée dans le complot pour la sécession de Katanga et que le meurtre de Lumumba était la décision exclusive des autorités du Katanga. Dans une réaction au livre de Van Reybrouck, Ludo De Witte dit qu’il est “bien composé, mais pas selon la vérité”. “Van Reybrouck a écrit une histoire dans laquelle de nombreuses interventions occidentales sont massées”. La décision de démettre Lumumba de ses fonctions était un plan conjoint des autorités de Léopoldville et de “leurs conseillers belges” – Van Reybrouck ne mentionne pas, une fois de plus, le gouvernement belge. Il est difficile pour M. Van Reybrouck de le nier sans nuire totalement à sa crédibilité. Il s’attaque donc à Lumumba qui était très “ambitieux” et avait parfois “tendance à parler la langue de son public”. Selon Van Reybrouck, la position économique de Lumumba était plus proche du libéralisme que du communisme, “il comptait sur les investissements privés de l’étranger et non sur la collectivisation. C’était un nationaliste, pas un internationaliste. En tant qu’évolué, il faisait partie de la première bourgeoisie congolaise et ne connaissait pas la notion de révolution prolétarienne”.

    Van Reybrouck brasse un cocktail de demi-vérités et de catégories rigides. Dans le contexte du Congo, le terme “nationaliste” n’a pas le sens étroit que Van Reybrouck lui donne, il signifie défendre l’unité au-delà des divisions ethniques et tribales et, dans le cas de Lumumba, également le panafricanisme. Il faut voir cela au regard des tribalistes qui ne défendent que les intérêts de leur propre groupe ethnique, comme Tschombe et Kasavubu, le favori de Van Reybrouck. Les Etats-Unis craignaient que Lumumba ne finisse comme Fidel Castro, que la révolution coloniale ne le fasse passer d’une position libérale à une position communiste. Ludo De Witte explique que ce n’est pas tant le discours de Lumumba le jour de l’Indépendance, mais plutôt l’africanisation de la Force Publique qui a desserré l’emprise de l’ancienne puissance coloniale, qui a conduit à la décision des puissances occidentales, de la Belgique, de la CIA, de l’ONU et de leurs complices à Léopoldville, au Kasaï et au Katanga de faire chuter Lumumba. Le chapitre “Le nationalisme de Lumumba : une évaluation provisoire” souligne à juste titre l’évolution rapide des opinions politiques de Lumumba.

    Dans son livre, Van Reybrouck cite abondamment un “partisan acharné” de Lumumba, un certain Mario Cardoso. Il s’agit cependant de l’un des jeunes commissaires généraux nommés par Mobutu après son premier coup d’État en 1960. Il deviendra plus tard ministre de l’éducation et ministre des affaires étrangères sous Mobutu. C’est lui qui affirme que Mobutu ne voulait que rétablir l’ordre qui avait été perdu à cause des combats entre Kasavubu et Lumumba, Van Reybrouck qualifie cela de “chamailleries”. Van Reybrouck pense qu’il doit apporter des nuances dans la “glorification de Lumumba” et la “diabolisation de Mobutu”. Il ne faut pas confondre le Mobutu de la fin de son régime avec celui du début, nous enseigne Van Reybrouck. C’est peut-être une coïncidence, mais Mobutu se porte bien aux yeux de Van Reybrouck tant qu’il est un ami de l’Occident. Lorsque cette amitié n’est plus tenable pour celle-ci, Mobutu est également rejeté par Van Reybrouck.

    J’ai relu le livre “Le Dinausaure” de Colette Braeckman, un livre publié en 1992. De nombreux faits apparaissent dans les deux livres. Braeckman parvient à expliquer la logique qui sous-tend la méthode de l’ère Mobutu, tandis que Van Reybrouck ne va pas au-delà de la constatation que Mobutu, au début de sa période, n’était pas le dictateur brutal qu’il allait devenir. Le scientifique et commentateur belge Dirk Draulans indique que dans “Congo, une histoire”, on en apprend plus sur la superstar Werrason et ses liens avec une brasserie que sur le meurtre du président Laurent-Désiré Kabila. Il faut lire entre les lignes pour comprendre que le personnel bien payé de l’opération de paix de l’ONU, la MONUC, n’est pas sorti du périmètre de sécurité de ses camps. Van Reybrouck a naturellement utilisé les bonnes installations de la MONUC, mais il a aussi été immédiatement fortement influencé par l’environnement intellectuel qu’il préfère.

    « Congo, une histoire » reste un livre intéressant avec beaucoup d’informations. Le lecteur ne doit pas s’inquiéter quand il y a des tournures soudaines et difficiles à comprendre dans le livre, c’est à cause de l’auteur. L’histoire est généralement écrite par ceux qui ont gagné et ils s’assurent que leur idéologie, ou celle de la classe qu’ils représentent, devient la version officielle de l’histoire. Van Reybrouck ne brise pas ce point de vue, mais le confirme. Est-ce consciemment ou par naïveté ? Nous ne nous prononçons pas. Sous le couvert de la dénonciation de l’exploitation capitaliste, “Congo, une histoire” devient finalement l’une des meilleures excuses pour l’Etat indépendant du Congo, les autorités coloniales et leurs régimes fantoches ultérieurs.

    Congo : une histoire de pillage capitaliste

    Le Congo a eu de nombreux noms depuis la période du royaume féodal du Congo. L’État indépendant du Congo de 1885-1908 était la propriété du roi Léopold II de Belgique. Le Congo belge a existé de 1908 à 1960. Onze ans après l’indépendance en 1960, le dictateur Mobutu Sese Seko a rebaptisé le pays Zaïre. Après le renversement de Mobutu, le pays a été officiellement appelé République démocratique du Congo, RDC ou simplement “Congo”.

    Le delta du fleuve Congo fut le centre de la traite des esclaves vers les Amériques de 1500 à 1850. Quatre millions d’esclaves ont été enlevés de la région et toutes les structures sociales existantes ont été détruites. Lorsque la colonisation de l’Afrique a pris son essor, le roi Léopold II a obtenu le soutien des principales puissances coloniales pour s’emparer de ce pays géant en tant que propriété privée. Officiellement, Leopold II était opposé à la traite d’esclaves. En réalité, il a régné par la terreur. Le pays a d’abord été pillé de son ivoire, puis de son caoutchouc. Leopold “a utilisé un État, le Congo, pour donner une nouvelle étincelle à son autre État, la Belgique”, écrit David Van Reybrouck dans son livre “Congo : Une histoire”.

    La course au caoutchouc a entraîné l’effondrement de l’agriculture. La famine était très répandue. Lorsque le contrôle du Congo est passé à l’État belge, le pays a été divisé de façon systématique. Pour la première fois, les habitants étaient classés comme appartenant à certaines races et tribus. Ce système a également été introduit par la Belgique au Rwanda et au Burundi après la première guerre mondiale. L’apposition de la mention “Hutu” ou “Tutsi” sur les passeports et les documents a conduit à une division qui a culminé avec le massacre des Tutsis au Rwanda en 1995 – et aux guerres qui ont suivi.

    Sous Léopold II, le Congo a également attiré des milliers de missionnaires chrétiens, notamment de Suède. Ceux-ci sont devenus un outil de la puissance coloniale, en particulier les catholiques : “Les écoles des missions sont devenues des usines à répandre les préjugés sur les différentes tribus.” Les écoles religieuses censuraient tout ce qui était rebelle, en évitant, par exemple, de parler de la révolution française. Si le message d’obéissance du christianisme a été encouragé, les mouvements religieux critiques ont subi une dure répression. Le prédicateur Simon Kimbangu a été arrêté en 1921. Il est mort en prison 30 ans plus tard. Ses disciples, les Kimbanguistes, ont été déportés et persécutés, mais constituent toujours un grand mouvement au Congo.

    Avec la découverte des vastes richesses naturelles du Congo, le pays s’est industrialisé. La société minière dominante, l’Union Minière, dirigeait son propre appareil d’État totalitaire au Katanga, dans le sud-est, où étaient exploités le cuivre, le manganèse, l’uranium, l’or et d’autres ressources précieuses. L’huile de palme est devenue la matière première des savons, ce qui a posé les bases de la construction de la multinationale actuelle Unilever.

    La classe ouvrière est passée de quelques centaines en 1900 à 450.000 en 1929, puis à près d’un million pendant la seconde guerre mondiale, lorsque l’industrie minière a connu un grand essor. L’uranium du Katanga a été utilisé dans les premières bombes atomiques. Le Congo est devenu le deuxième pays subsaharien le plus industrialisé, après l’Afrique du Sud.

    Mais les conditions des travailleurs et des pauvres ne faisaient pas partie de ce développement économique. La colère a conduit à des grèves et des émeutes au début et à la fin de la guerre. 60 mineurs ont notamment été tués lors d’une manifestation de masse à Elizabethville (aujourd’hui Lumbumbashi) au Katanga. Les dirigeants des grèves étaient traqués. Certains groupes ou tribus ont été désignés comme “fauteurs de troubles”, une approche qui cadrait dans la stratégie générale de “diviser pour mieux régner”.

    Dans les mines ou dans les divers services autour de l’industrie, les travailleurs s’attendaient à connaître des améliorations une fois la guerre finie. Il n’en allait pas autrement pour les soldats qui avaient servi avec les “Alliés” en Abyssinie, en Egypte et en Birmanie. Mais le racisme a persisté. Les Africains pouvaient toujours être fouettés en public, devaient se tenir au bout des files d’attente et se voyaient interdire l’accès aux bains publics. Les syndicats étaient toujours illégaux. Des élections locales ont bien été introduites dans certaines villes, mais tout bourgmestre était avant tout subordonné au “premier bourgmestre” belge.

    Mais une explosion de révolutions coloniales et de guerres de libération a éclaté dans le monde. La Grande-Bretagne, les Pays-Bas et les États-Unis ont été contraints de renoncer à l’Inde, à l’Indonésie et aux Philippines. En Algérie et en Indochine, la lutte armée se poursuivait contre les troupes coloniales françaises. En 1958, le Ghana fut le premier pays subsaharien à accéder à l’indépendance.

    “En 1955, il n’y avait encore aucune organisation nationale qui rêvait d’indépendance”, écrit Van Reybrouck. Cinq ans plus tard, le pays était officiellement indépendant. Le calme trompeur a été rompu en 1956 par la montée de l’agitation sociale. Un manifeste de liberté a été proposé par L’Alliance des Bakongo (Association des Bakongo pour l’unification, la conservation et l’expansion de la langue kikongo ou ABAKO), une organisation tribale à l’origine qui était dirigée par Joseph Kasa-Vubu.

    Deux ans plus tard, le Mouvement national congolais (MNC) fut créé, avec Patrice Lumumba à sa tête. Son but était de libérer le Congo de l’impérialisme et de la domination coloniale. Les réactions furent énormes. Lumumba a visité le nouvel Etat du Ghana, où il a rencontré le leader du pays, Kwame Nkrumah. A son retour au Congo, 7.000 personnes s’étaient rassemblées pour écouter son rapport.

    En janvier 1959, le Congo a explosé. Le premier bourgmestre belge a interdit un rassemblement à Kinshasa, ce qui a entraîné des émeutes. L’armée a été utilisée à pleine puissance, tuant jusqu’à 300 personnes et en blessant beaucoup d’autres. Les troubles se sont étendus au Kivu, au Kasaï et au Katanga.

    Finalement, il a été convenu que le Congo devrait devenir indépendant le 30 juin 1960 – une année au cours de laquelle 17 États africains ont obtenu leur indépendance. Il s’agissait d’une indépendance politique formelle, mais les sociétés multinationales ont pu fonctionner comme avant et étaient autorisées à agir conformément au droit belge. Trois jours avant l’indépendance, le Parlement belge a aboli le pouvoir congolais sur l’Union Minière, l’entreprise dominante du pays. Tous les officiers de l’armée et les plus hauts fonctionnaires étaient belges.

    Mais les espoirs d’un changement réel étaient grands et le MNC de Lumumba a remporté les premières élections. Mais les partis régionaux avaient également bénéficié d’un grand soutien : le MNC-K dissident dirigé par Albert Kalonji au Kasaï, la Confédération des associations tribales du Katanga (CONAKAT) dirigée par Moïse Tshombe au Sud-Katanga et l’ABAKO au Bas-Congo. Kasa-Vubu est devenu président, avec Lumumba comme premier ministre.

    La déposition de Lumumba

    Le Congo, comme d’autres anciennes colonies, était économiquement dominé par l’ancienne puissance coloniale et les sociétés multinationales. La seule façon de rompre réellement avec cette situation aurait été une politique socialiste démocratique comprenant la nationalisation des richesses naturelles. Et, si elle avait été dotée d’une direction véritablement socialiste, la classe ouvrière internationale lui aurait apporté un soutien massif. Le Congo, cependant, ne disposait pas d’un mouvement socialiste démocratique à l’échelle nationale parmi les travailleurs et les pauvres des zones rurales.

    Les États staliniens, comme l’Union soviétique et la Chine, avaient démontré qu’une économie planifiée pouvait faire de grands progrès, malgré leur régime oppressif et dictatorial. Mais ni Moscou ni Pékin ne voulaient soutenir un mouvement révolutionnaire qui échappait à leur contrôle. Ils préféraient les régimes bourgeois avec lesquels ils pouvaient traiter.

    La crise qui a suivi immédiatement l’indépendance n’est pas due au fait que la Belgique a quitté le pays trop rapidement, comme semble le suggérer Van Reybrouck. Cela était dû à l’absence d’un mouvement des travailleurs avec un programme clair. Un nouveau gouvernement a été formé, mais ses membres étaient instables, son programme peu clair. La situation a été saisie par la Belgique, qui a envahi le Katanga avec 10.000 soldats en quelques jours. Officiellement, il s’agissait de protéger les citoyens belges. En réalité, il s’agissait de garder le contrôle sur l’industrie minière. Ils ont encouragé Tshombe à décréter l’indépendance, et l’Union Minière a financé son règne.

    Lumumba n’a été en fonction que pendant deux mois, dans un pays en rapide déclin. Des milliers de personnes sont mortes dans les combats qui ont accompagné les tentatives de sécession du Katanga, du Kasaï, riche en diamants, et du Kivu. Lumumba a fait appel à l’ONU pour obtenir son soutien, ainsi qu’à Nikita Khrouchtchev, qui a envoyé de la nourriture, des armes et des véhicules. La crise du Congo a éclaté au beau milieu de la guerre froide entre les États-Unis et la Russie stalinienne. L’armée américaine avait besoin de minerais du Congo, par exemple du cobalt pour ses missiles. Début septembre, Lumumba a été déposé par Kasa-Vubu.

    Dix jours après l’éviction de Lumumba, le chef d’état-major de l’armée, Mobutu, a mené son premier coup d’État, soutenu par la CIA. Lumumba a été placé en résidence surveillée. Le gouvernement belge et le président américain, Dwight Eisenhower ont donné le feu vert à son assassinat. Après avoir été torturé et transporté au Katanga, Lumumba a été abattu devant des dirigeants locaux, dont Tshombe.

    Lumumba n’était pas un socialiste explicite et il lui manquait un mouvement populaire conséquent et des armes. Mais il était considéré comme un combattant radical de la liberté, pas seulement en Afrique, et ses partisans parlaient de révolution. Son imprévisibilité et les attentes qu’il a créées ont effrayé les puissances impérialistes. Ces dernières avaient bien vu comment la situation avait évolué vers une révolution à Cuba alors que le mouvement de libération de ce pays n’avait pas de programme socialiste au départ. L’impérialisme américain est intervenu pour renverser Lumumba, en utilisant la CIA, et à l’ONU.

    L’Union soviétique et la Chine n’avaient d’ailleurs aucun intérêt à soutenir des révolutions, surtout si elles avaient pour but de développer une véritable démocratie ouvrière. En fait, elles n’avaient même pas de plans pour de nouveaux États staliniens. Ce n’est qu’après l’abolition du capitalisme par les régimes ou les mouvements de guérilla que Moscou et Pékin ont apporté leur soutien, afin de les faire entrer dans leurs sphères d’influence et, dans la mesure du possible, de les placer sous leur contrôle.

    La dictature de Mobutu

    La guerre pour reprendre le Katanga s’est poursuivie jusqu’à la fin de l’année 1962. Elle a été menée avec l’aide de troupes de l’ONU. C’est au cours de ces batailles que le secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjöld, a été tué dans un accident d’avion suspect en septembre 1961. Les troubles et la rébellion se sont poursuivis jusqu’au milieu des années 1960. Une rébellion rurale d’inspiration maoïste a été réprimée dans le centre du Congo. Au Burundi, Laurent Kabila a formé les forces de ce qu’on a appelé la “rébellion simba”, avec une forte rhétorique anti-américaine et anti-catholique. Pendant une courte période, même Che Guevara a participé à la guérilla, bien qu’il soit rapidement retourné en Amérique latine.

    Les États-Unis et Tshombe au Katanga soutenaient désormais le gouvernement de Léopoldville (Kinshasa) contre les soulèvements. Tshombe a remporté les élections en 1965, mais il était considéré comme trop peu fiable par les États-Unis et les puissances occidentales. Le 25 novembre, a lieu le deuxième coup d’État de Mobutu, ce dernier restant cette fois-ci dictateur jusqu’en 1997.

    Van Reybrouck décrit comment le régime de Mobutu est devenu une dictature étrange, brutale et corrompue. Bien qu’étroitement alliée aux États-Unis et à Israël, elle a également pris beaucoup de ses caractéristiques du régime de Mao Zedong en Chine. Seuls les noms et les musiques indigènes étaient autorisés. Le culte de la personnalité était intense, avec jusqu’à sept heures d’hommages musicaux à Mobutu à la télévision chaque jour. En 1971, il a rebaptisé le pays Zaïre.

    Lorsqu’un mouvement étudiant s’est développé au Congo en 1968-69 – parallèlement aux manifestations étudiantes en Europe et aux États-Unis – Lumumba en était le héros. Mais cette mobilisation a été écrasée lors d’un massacre en 1969. Trois cents personnes ont été tués (officiellement, six !), et 800 ont été condamnés à de longues peines de prison.

    Le grand potentiel agricole du Congo a été dilapidé et Mobutu a dû importer de la nourriture. L’inflation a augmenté rapidement et l’État a emprunté jusqu’à un tiers du budget dans les années 1970. Comme beaucoup d’autres pays africains, le Congo s’est retrouvé dans les griffes du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Leurs programmes d’ajustement structurel ont imposé des privatisations et des réductions de budgets. Le Congo a réduit le nombre d’enseignants en peu de temps de 285.000 à 126.000, transformant son taux d’alphabétisation élevé en la situation actuelle, où 30 % sont analphabètes.

    À la fin des années 1980, des mouvements de protestation contre les politiques du FMI et les dictatures ont vu le jour dans toute l’Afrique. De nouveaux partis politiques, associations et syndicats ont vu le jour. Le 16 février 1992, des prêtres et des églises ont organisé la “marche de l’espoir” dans plusieurs villes pour protester contre la fermeture d’une conférence sur la démocratisation. Plus d’un million de personnes y ont participé. Trente-cinq manifestants ont été tués lors de la répression. En 1993, Mobutu a mis un terme à toute discussion sur la démocratisation et a repris le contrôle total. L’inflation a explosé, atteignant 9.769 % en 1994. Mobutu a été contraint d’introduire un billet de cinq millions de dollars du Nouveau Zaïre.

    C’est après des années de dictature et d’aggravation de la crise économique, lorsque tout espoir de changement s’est éteint, que la violence ethnique a éclaté. Au Katanga, des groupes ont demandé aux migrants du Kasaï de “rentrer chez eux”. Le même langage a été utilisé contre les Tutsis du Kivu – appelés “banyarwanda” (“du Rwanda”). “Dans les années 80, personne ne connaissait l’origine ethnique de ses camarades de classe, tout cela a commencé dans les années 90. Ma petite amie était tutsie, et je ne le savais même pas”, a expliqué Pierre Bushala, de Goma, à Van Reybrouck. Ce dernier a écrit que la violence ethnique était “une conséquence logique de la pénurie de terres dans une économie de guerre au service de la mondialisation”. Au Kivu, des milices mai-mai nationalistes ont été formées. Elles se sont battues pour les terres agricoles, le contrôle des villages et des mines.

    Six millions de morts

    En 1994, le massacre de 800.000 Tutsis a eu lieu au Rwanda. Presque immédiatement, le Rwanda a été envahi et contrôlé par une armée tutsie dirigée par le président actuel, Paul Kagame. Plus de deux millions de Hutus ont fui, dont 1,5 million au Zaïre/Congo. L’ancien chef de la guérilla, Laurent Kabila, et son mouvement, l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo (AFDL), officiellement dirigée par des Rwandais qui chassaient les Hutus. C’est devenu une guerre contre le Zaïre de Mobutu. Jusqu’à 300.000 réfugiés hutus ont été tués.

    Après une courte guerre, Kabila a renversé Mobutu et s’est imposé comme le nouveau chef de l’État dans un pays rebaptisé Congo. Mais Kabila a rapidement imité les méthodes de Mobutu.

    Kabila a réalisé que les régimes du Rwanda et de l’Ouganda étaient intervenus pour leurs propres intérêts, et il a rompu avec eux. Le Rwanda fut à nouveau envahi, et la deuxième guerre du Congo a éclaté en 1998. Six millions de personnes sont mortes des suites des guerres depuis lors, la plupart de maladie et de famine. De nombreux autres pays ont été attirés dans le conflit, comme l’Angola, le Zimbabwe et la Libye du côté congolais contre l’Ouganda et le Rwanda. Van Reybrouck explique dans son livre comment ces deux derniers ont exporté de grandes quantités d’or du Congo pendant la guerre.

    En janvier 2001, Laurent Kabila a été abattu par un de ses gardes du corps. Son fils, Joseph, lui a succédé et bénéficie du soutien de l’UE, des États-Unis et de la Chine. En 2003, un accord de paix a été signé, mais les combats, les viols en masse et les massacres se sont poursuivis, notamment au Kivu. Les différentes forces se séparent constamment ou sont renommées au fur et à mesure que les combats se poursuivent pour les mêmes trésors : l’or, les autres minéraux et l’ivoire. Actuellement, le minéral le plus précieux est le coltan, utilisé dans l’électronique moderne. Van Reybrouck appelle à juste titre cela la “militarisation de l’économie”, notant que “la guerre a été relativement peu coûteuse, en particulier à la lumière des avantages étonnants que l’exploitation des produits de base a apportés”.

    Y a-t-il un espoir ? Van Reybrouck décrit le Congo comme un pays au bord de l’explosion. Le budget de l’État congolais, pour 60 millions de personnes, est inférieur à celui de la ville de Stockholm, qui compte moins d’un million d’habitants. Le PIB par habitant est passé de 450 à 200 dollars depuis 1960. Le rapport des Nations unies sur le développement humain, qui mesure notamment l’éducation et les soins de santé, place le Congo au cinquième rang des pays les plus pauvres du monde.
    Le Congo d’aujourd’hui est ravagé par le même capitalisme pilleur brutal qu’au XIXe siècle. Les contrats miniers peuvent être obtenus par la corruption ou le contrôle militaire. Les nouvelles découvertes de pétrole et de gaz ont de nouveau accru les tensions à la frontière avec l’Ouganda et le Rwanda. Les entreprises chinoises construisent des infrastructures pour desservir les mines, qui fonctionnent de la même manière que les usines d’esclaves en Chine.
    Le Congo connaîtra un développement révolutionnaire, mais la direction que prendront les explosions dépendra des conclusions que l’on tirera de l’histoire – et notamment de celles de l’Égypte et de la Tunisie après les révolutions de 2011. Les organisations socialistes et démocratiques doivent être construites de toute vitesse.

    Congo : Une histoire, David Van Reybrouck, Actes Sud Editions, 2012

  • [DOSSIER] Un mouvement de masse inédit contre le racisme balaie les États-Unis

    Le 25 mai à 20h25, George Floyd a cessé de respirer. Quelques instants plus tard, son pouls s’est arrêté. Deux minutes plus tard, l’officier de police de Minneapolis Derek Chauvin a retiré son genou du cou de Floyd. Moins d’une heure plus tard, il a été déclaré mort.

    Par Keely Mullen, Socialist Alternative

    Le jour de la mort de George Floyd, nous étions en confinement depuis plus de deux mois et demi. Des millions d’Américains ont perdu des êtres chers à cause du COVID-19, et ont été obligés dans de nombreux cas de faire leur deuil dans un isolement complet. Des dizaines de millions de personnes ont perdu leur emploi et beaucoup d’autres ont perdu des heures de travail ou une partie de leur salaire. Le loyer de juin approchait à grands pas et, une fois de plus, de nombreuses familles se demandaient si elles pouvaient payer leur loyer et acheter suffisamment de provisions.

    Tout cela a affecté de manière disproportionnée la classe ouvrière noire. Les Noirs ont trois fois plus de chances d’attraper le COVID-19 que les Blancs. Des millions de travailleurs noirs ont été mis à pied ou licenciés et le taux de chômage des Noirs est le plus élevé de tous les groupes démographiques.

    C’est dans ce contexte, celui d’un effondrement du système, que la mort de George Floyd a déclenché le plus vaste mouvement de protestation aux États-Unis depuis 50 ans.

    #Justice4GeorgeFloyd

    À partir de Minneapolis, la nuit où George Floyd a été assassiné, les manifestations de masse et les occupations ont déferlé sur les États-Unis. Cela marque une nouvelle phase, bien plus développée, du mouvement Black Lives Matter.

    Il y a eu des manifestations dans tous les États du pays, avec plus de manifestations que lors des Women’s Marches de janvier 2017 qui en avaient totalisé plus de 650. Les manifestations ne se sont pas limitées aux grandes villes ni aux États du Nord, il y a ainsi eu plus de 100 manifestations dans tout le Sud des États-Unis. Le point culminant a été les manifestations de masse de ce samedi 6 juin, avec des centaines de milliers de personnes dans les rues de Washington DC et des centaines de milliers dans les villes du pays.

    Ces protestations bourdonnent d’une rage énergique. Elles ont été menées principalement par des jeunes noirs, mais la foule est multiraciale. Des jeunes de toutes les couleurs de peau considèrent ce combat comme le leur. Des dizaines de milliers de jeunes, pour la plupart, sont sortis dans les villes avec une revendication simple et générale : la fin des meurtres de Noirs innocents par la police et la fin des brutalités policières racistes en général !

    Contrairement au mouvement Black Lives Matter de 2014-2015, ce mouvement a pris le caractère d’une rébellion totale avec occupation dans une série de villes. A Minneapolis, les manifestants ont fait du lieu de la mort de George Floyd le siège du mouvement. Il y a maintenant un campement permanent de tout le quartier entourant le site du meurtre de George Floyd.

    De même, à Brooklyn, les quartiers entourant le Barclay’s Center sont le lieu de résidence quasi permanent des manifestants. Presque comme lors d’un changement d’équipe en usine, les enfants et les familles défilent pendant la journée tandis que les adolescents et les jeunes adultes les remplacent la nuit.

    Trump et “la Loi et l’Ordre”

    La transformation de ces protestations en une rébellion plus large dans certaines villes peut être en partie attribuée à la réaction brutale de la police face aux premières manifestations. Celle-ci a utilisé à plusieurs reprises des gaz lacrymogènes, des balles en caoutchouc, des matraques et – dans quelques cas – elle a carrément foncé dans la foule contre des manifestants pacifiques.

    Kshama Sawant, élue au Conseil de la ville Seattle et membre de Socialist Alternative, a introduit une loi au sein du conseil pour interdire l’utilisation d’armes chimiques (gaz lacrymogène, gaz au poivre), de balles en caoutchouc, de canons à eau et d’armes soniques à la police. Cette revendication est depuis devenue semi-virale et elle montre le rôle important que peuvent jouer les élus socialistes.

    Aussi brutale qu’ait été la répression policière, elle n’atteint pas celle que Trump voudrait faire pleuvoir sur les manifestants. Il a exhorté les gouverneurs des Etats à “dominer” les manifestants et a déclaré : “quand les pillages commencent, les tirs commencent”. Il a envoyé l’armée américaine à Washington DC et a menacé de déployer les troupes dans d’autres villes pour réprimer le mouvement. Il a donné l’ordre à la police et à la Garde nationale de gazer une manifestation pacifique devant la Maison Blanche afin de dégager un chemin pour sa séance de photos en tenant une bible à l’église St John.

    Trump n’a pas trouvé de large soutien pour ses menaces autoritaires parmi le public américain ou même au sein de sa propre administration, les hauts responsables militaires s’opposant à l’utilisation de l’armée. Actuellement, 62% des Américains considèrent les protestations comme légitimes. Plus surprenant encore pour l’establishment, 54% des Américains estiment que l’incendie du poste de police du 3ème arrondissement de Minneapolis était légitime.

    L’approche de Trump, ainsi que la réponse violente de la police aux manifestations, n’ont fait qu’enflammer la situation. Trump tente de se faire passer pour le “président de la loi et de l’ordre” avec sa réaction musclée. Il semble vouloir suivre les pas de Richard Nixon, qui a remporté ainsi les élections de 1968 et s’est présenté sur une plateforme similaire de “loi et d’ordre”. Mais le contexte est complètement différent. En 1968, Nixon était le challenger alors que Lyndon Johnson et les démocrates présidaient la débâcle au Vietnam et alors que des troubles massifs avaient lieu aux USA. Politiquement, l’approche de Trump a profité à Biden qui est maintenant fermement en tête des sondages nationaux.

    Les Démocrates exposés

    Au niveau national, le Parti démocrate a publié des déclarations de soutien au mouvement. Cependant, parallèlement, les maires et les gouverneurs démocrates de tout le pays imposent des couvre-feux et ont approuvé l’augmentation massive des budgets de la police alors qu’ils réduisaient ceux des services sociaux. Ils nient carrément la violence de leurs propres forces de police.

    De manière scandaleuse, de nombreux maires et gouverneurs démocrates se sont fait l’écho du récit de Trump et du procureur général Barr selon lequel les confrontations avec la police et les pillages étaient le fait d’”agitateurs extérieurs”. Trump s’en est pris à des anarchistes, aux « Antifa », en disant même à un moment donné qu’il les déclarerait “organisation terroriste”. Les démocrates, en particulier à Minneapolis, ont répandu la peur et la désinformation à propos d’une vague de suprémacistes blancs venus perturber les manifestations. Presque aucun fait n’a été avancé pour étayer ces récits qui visaient à dévier l’attention de la violence policière et à justifier la répression.

    Le New York Times a publié vendredi 5 juin un article cinglant détaillant l’échec dramatique du maire de New York Bill DeBlasio, élu en 2014 notamment sur base de la promesse de réformer la police, et du gouverneur de l’Etat Andrew Cuomo pour répondre aux besoins du moment. Ils ont écrit : “Quelles responsabilités urgentes ont tellement occupé ces deux fonctionnaires qu’ils n’ont pas le temps de s’assurer que la sécurité des New-Yorkais est protégée et que les droits des New-Yorkais sont respectés ? Comment est-il possible qu’après tant de rapports sur les fautes de la police, ils ne puissent toujours pas se donner la peine de la superviser ?”

    Cela illustre les divisions en cours au sein même de l’establishment. Une partie d’entre elle commence à exercer des pressions en faveur de réformes plus sérieuses de la police. A New York, les autorités de Manhattan et de Brooklyn ont déclaré qu’elles ne poursuivraient pas les centaines de personnes arrêtées pour “rassemblement illégal” et “trouble de l’ordre public”.

    À Seattle, l’ambiance est à l’apogée pour chasser du pouvoir la maire démocrate Jenny Durkan, qui n’a pas su gérer les policiers qui terrorisaient les manifestants. Kshama Sawant s’est joint à cet appel et a officiellement demandé la démission de Durkan.

    Certains membres du conseil de Minneapolis ont fait des propositions audacieuses pour abolir la police. Il ne fait aucun doute qu’il y aura des réformes de la police en réaction à la pression du mouvement. Pourtant, dans un monde où huit milliardaires possèdent autant de richesses que la moitié la plus pauvre de la population mondiale et où 40 millions d’Américains sont actuellement au chômage, l’État s’appuiera toujours sur une forme de force répressive pour maintenir l’ordre. Les marxistes soutiennent qu’un monde sans police ne peut être construit que sur la base de la garantie d’emplois, de logements, de soins de santé, d’écoles et d’un contrôle démocratique des ressources de la société.

    Malheureusement, tout au long de cette rébellion, Bernie Sanders a été largement absent. Ceci n’est qu’une confirmation supplémentaire des terribles conséquences de sa capitulation totale devant l’establishment du Parti démocrate. S’il était resté dans la course, il aurait pu contribuer à utiliser sa campagne pour faire pression en faveur d’un changement décisif.

    Ce mouvement a sans aucun doute affaibli l’autorité du Parti démocrate, car on a vu des responsables clés attiser la peur et excuser une nouvelle escalade de violences policières. Mais une autre section du parti s’efforce de s’associer au mouvement.

    Le renforcement de la campagne de Biden constitue une exception à la règle générale chez les démocrates. Mais cela est principalement dû à la répulsion générale à l’égard de l’autoritarisme dangereux de Trump. Biden n’est sorti quelque peu de son bunker il y a deux semaines pour s’attaquer à Trump.

    Organiser la lutte

    Ce mouvement a déjà obtenu le licenciement, l’arrestation et l’inculpation des quatre officiers impliqués dans le meurtre de George Floyd. C’est le fruit de la résistance des manifestants dans tout le pays, mais surtout à Minneapolis.
    Nous devons poursuivre sur cette lancée et construire le mouvement avec un certain sentiment d’urgence. Voici les prochaines étapes que Socialist Alternative propose.

    Revendications : Nous avons besoin de revendications concrètes, tant au niveau national que local. Les appels à la diminution des budgets et à la restructuration des services de police dans tout le pays ont pris de l’ampleur, certaines villes comme Los Angeles ayant même adopté des mesures pour réduire le financement de la police. Les villes de tout le pays dépensent des sommes démesurées pour la police. Kshama Sawant, à Seattle, a demandé que le budget de la police de Seattle soit réduit de moitié. Socialist Alternative soutient la réorientation d’une part importante du budget de la police vers le logement, l’éducation et les soins de santé.

    Nous avons également besoin que les forces de police soient purgées dans tout le pays. Tout agent ayant des antécédents de racisme, de sexisme ou de violence devrait être immédiatement licencié. Cette mesure devrait être mise en œuvre par des conseils de surveillance communautaires démocratiquement élus.

    Nos revendications doivent refléter l’ampleur de la crise à laquelle les travailleurs sont confrontés. Si le point de départ de celles-ci est certainement spécifique à la lutte contre la brutalité policière raciste, nous ne devons pas nous y limiter. Le coût croissant des loyers, les salaires de misère et notre système de soin de santé totalement inadéquat ont tous un impact disproportionné sur les Noirs américains. Nous sommes en beau milieu d’une pandémie et au début d’une dépression économique mondiale et il faut y répondre.

    Le mouvement syndical doit s’impliquer : La lutte contre le racisme exige la participation de toute la classe ouvrière. La devise du mouvement ouvrier est : “Une attaque contre l’un est une attaque contre nous tous”. Les syndicats doivent organiser de toute urgence leur participation aux manifestations. Cela peut prendre la forme de grèves de solidarité de neuf minutes pour marquer les neuf minutes durant lesquelles Derek Chauvin a eu son genou sur le cou de George Floyd. Cela peut aussi consister à organiser la défense des manifestations contre les violences policières, à transformer les locaux syndicaux en dépôts pour que les manifestants puissent s’y ravitailler (notamment en équipement de protection tels que des masques), et à former des contingents pour se joindre aux manifestations et aux actions quotidiennes. À Minneapolis, Socialist Alternative a appelé à la préparation d’une journée de grève générale locale en solidarité avec le mouvement ainsi que pour exiger la fin de l’occupation de la ville par la Garde nationale.

    Structuration du mouvement : Le mouvement a besoin de structures démocratiques dans chaque ville afin d’y discuter des prochaines étapes de la lutte. Il devrait y avoir, pour commencer, des réunions quotidiennes en plein air où se rencontrer pour discuter des projets de la journée et aborder les divers problèmes qui se posent. Si le mouvement devait se poursuivre à ce rythme, ces réunions devraient être transformées en organes d’organisation officiels avec notamment des représentants des organisations participantes. Nous avons également besoin de forums en ligne sécurisés pour communiquer rapidement.

    La défense du mouvement : Nous avons besoin d’une équipe de défense multiraciale désignée à chaque manifestation, capable de se protéger contre les éléments antisociaux et criminels qui cherchent à tirer profit de la situation. Il ne s’agit pas d’un souci moral de protéger la propriété privée, mais d’empêcher les gens d’employer des tactiques susceptibles de saper le soutien plus large dont bénéficie le mouvement.

    “Une attaque contre l’un d’entre nous est une attaque contre nous tous”

    Une partie importante du mouvement ouvrier a déjà marqué cette rébellion de son empreinte. Le syndicat des chauffeurs de bus de Minneapolis, dirigé par des marxistes, en est un brillant exemple : dès la première nuit de manifestation, il a refusé de transporter les manifestants arrêtés en prison. Cette rébellion s’est rapidement étendue à New York et à Washington D.C. (entre autres villes) où les travailleurs des transports en commun ont adopté une position similaire.

    Le 11e jour des manifestations, les infirmières de tout le pays se sont agenouillées sur les pelouses de leurs hôpitaux en solidarité avec le mouvement Black Lives Matter. Les priorités rétrogrades de notre système ont été mises en avant par ces infirmières qui ont été forcées de travailler pendant une pandémie en portant des sacs poubelles comme vêtements de protection alors que, devant leur fenêtre, la police défilait dans les rues en coûteuses tenues anti-émeute.

    À la fin de la première semaine de manifestations, les travailleurs des épiceries de Minneapolis ont commencé à organiser des débrayages et des arrêts de travail pour soutenir le mouvement. Le 5 juin, une employée de la distribution de Minneapolis et membre de Socialist Alternative a organisé toute son équipe pour qu’ils quittent leur poste. Ils se sont rendus aux portes de leur supermarché pour crier des slogans avec des pancartes pendant 8 minutes et 45 secondes avant de retourner au travail. De plus, des membres de Socialist Alternative qui travaillent au bureau de poste de Minneapolis ont organisé un rassemblement de solidarité avec 60 travailleurs postaux. Ils ont manifesté du bureau de poste brûlé jusqu’à l’occupation, en déclarant avec audace qu’un bâtiment peut toujours être reconstruit, mais qu’on ne peut pas reconstruire la vie d’une personne assassinée par la police.

    Alors que les manifestations empruntent les principales rues et autoroutes du pays, certaines des plus fortes éruptions de joie des manifestants sont déclenchées par un simple acte de solidarité de la part d’autres travailleurs ordinaires. À New York, chaque fois qu’un chauffeur de bus, de taxi ou de livraison klaxonne pour soutenir les protestations, la foule hurle de joie.

    Le potentiel de solidarité organisée de la part du mouvement ouvrier au sens large est immense. Cependant, les dirigeants actuels de la plupart des grands syndicats se sont avérés – une fois de plus – complètement défaillants. Lors d’une conférence de presse organisée par la fédération syndicale AFL-CIO, les dirigeants de certains des plus grands syndicats du pays n’avaient guère plus à dire que “le racisme est mauvais, veuillez voter comme il faut”. C’est tout à fait insatisfaisant. Les besoins du mouvement ne peuvent pas attendre jusqu’en novembre. Si les dirigeants syndicaux existants ne sont pas préparés à mobiliser pleinement leurs membres dans la lutte contre le racisme, alors nous avons besoin d’une nouvelle direction. Nous avons besoin que les éléments les plus combatifs et les plus déterminés du mouvement syndical s’organisent pour que les syndicats redeviennent de véritables organisations de lutte.

    La nécessité d’une tactique efficace

    Les manifestations dans certaines villes ont temporairement éclaté en émeutes, avec des voitures de police (et des commissariats entiers dans le cas de Minneapolis) incendiées. Une très petite minorité de manifestants ont adopté un comportement antisocial, comme le pillage. Dans certains cas, ces pillages sont plus clairement motivés par la pauvreté, avec des rapports faisant état de parents emportant avec eux de la nourriture et des couches. Mais dans d’autres cas, ce sont des personnes qui profitent de manière opportuniste du chaos.

    La rage qui se cache derrière les émeutes n’est pas seulement compréhensible, elle est positive. Nous avons le droit d’être en colère. Il y a beaucoup de raisons pour l’être. Cependant, nous devons réfléchir de façon stratégique à la manière dont cette rage est canalisée. En l’absence de structures démocratiques permettant au mouvement de débattre de la voie à suivre, les gens emploieront toute une série de tactiques – certaines efficaces et d’autres non.

    “C’est tout le système qui est coupable”

    Dans tout le pays, les gens se précipitent actuellement dans les rues, enragés par le racisme rampant de notre société. Cependant, il est clair que la rage est bien plus profonde à des kilomètres à la ronde. Elle plane comme un nuage au-dessus des manifestations. Pour de nombreux manifestants qui demandent justice pour George Floyd, il est évident que tout notre système économique et politique est brisé.

    Si les manifestations de Black Lives Matter en 2014-2015 ont donné le sentiment, notamment chez les jeunes Noirs, que tout le système leur était défavorable, ce sentiment n’a fait que s’amplifier à mesure que des millions de personnes s’enfonçaient davantage dans la pauvreté.

    Le désir croissant d’un changement sérieux sur tous les fronts nécessaires ne peut être séparé des conditions plus générales auxquelles nous sommes confrontés. Les jeunes et les travailleurs de toutes couleurs de peau perdent des personnes qu’ils aiment à cause d’un virus qui aurait pu être contenu et voient leur dette augmenter, leurs salaires diminuer, leurs emplois disparaître. Ils se demandent : comment aller de l’avant ?

    Il y a moyen d’y parvenir, mais nous devons nous battre pour cela. Nous devons nous battre ici et maintenant pour une refonte complète des services de police, pour des logements accessibles et de bons soins de santé, pour des programmes d’emploi, pour une éducation et des services sociaux entièrement financés.

    Cependant, nous ne pouvons pas non plus considérer ces réformes comme un objectif final. Notre projet doit être de créer un mouvement multiracial de la classe ouvrière pour mettre fin au système capitaliste – le système qui constitue la base de notre société.

    Nos institutions politiques – y compris la police – existent pour défendre les intérêts de la classe dominante capitaliste, et non ceux des travailleurs. Si nous voulons vraiment surmonter des siècles de racisme et toutes les autres formes d’oppression, nous avons besoin d’un système entièrement nouveau. Un système qui ne récompense pas la division, la concurrence féroce et la privatisation des ressources, mais qui récompense la solidarité authentique, la collaboration et la redistribution des richesses de la société, une société socialiste.

  • “Il ne peut y avoir de capitalisme sans racisme.” Qui était Malcolm X ?

    Malcolm X était l’un des représentants les plus connus et les plus militants du mouvement des droits civiques qui a secoué la société américaine dans les années 1960. Il est aujourd’hui un symbole de résistance, non seulement pour les jeunes Noirs, mais pour toutes les couches opprimées de la population. Malcolm X reste une figure imposante dans le panthéon des révolutionnaires du 20ème siècle, examinons les 11 derniers mois de sa vie et l’héritage qu’il a laissé derrière lui.

    Par Eljeer Hawkins, Socialist Alternative

    1964 – L’évolution d’un révolutionnaire

    Le 8 mars 1964, Malcolm X décida d’annoncer qu’il quittait la Nation de l’Islam et prenait ses distances de son leader spirituel Elijah Muhamad afin de s’engager complètement dans la lutte pour les droits civiques et humains aux USA et à l’étranger. Malcolm fonda Muslim Mosque Inc. (Mosquée Musulmane S.A.) pour regrouper les membres de la Nation de l’Islam qui l’avaient suivi. En juin, il en développa le bras politique : l’Organisation de l’Unité Afro-Américaine (OUAA) basée est sur le modèle de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA – précédant l’Union africaine) née après les victoires des luttes anti-coloniales de libérations, dans le monde néocolonial.

    La Nation de l’Islam dénonçait l’hypocrisie de la ‘‘démocratie’’ américaine, le capitalisme, la suprématie blanche et les conditions de vie épouvantables de la population noire depuis l’esclavage. Recrutant ses membres parmi la classe ouvrière, les pauvres, les détenus et les travailleurs précaires noirs, la Nation de l’Islam prêchait et pratiquait une combinaison de nationalisme culturel noir et d’idéaux pro-capitalistes comme le mouvement de Marcus Garvey (UNIA, d’où étaient issus beaucoup de ses membres), le plus large mouvement dirigé par des Noirs et auquel les parents de Malcolm X appartenaient. La Nation de l’Islam était une organisation pyramidale, aux décisions prisent à la direction et imposées à la base, qui comprenait également une branche paramilitaire (Les fruits de l’Islam). L’organisation prêchait que le peuple noir était le ‘peuple élu’ destiné à être libéré du malin, de la suprématie blanche et des lois ségrégationnistes. Elle mettait en avant qu’il existe une connexion mondiale entre les peuples basanés d’Asie, d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Amérique-Latine.

    La forme spécifique d’Islam afro-américain de la nation de l’Islam n’était pas reconnue par l’Islam sunnite. Sa politique vis-à-vis du mouvement des droits civiques était basée sur le non-engagement alors qu’il s’agissait du mouvement social le plus important de l’époque. Elijah Muhammad craignait que le gouvernement s’attaque à son organisation. Alors que des évènements bouleversants se produisaient partout dans le monde avec des révolutions, des contre-révolutions, des rébellions et le Mouvement des droits civiques aux USA, l’embrasement politique et spirituel de Malcolm pour un engagement plus complet dans la lutte était de plus en plus palpable. En tant que porte-parole national de la Nation de l’Islam, Malcolm politisait la théologie d’Elijah Muhammad au grand désarroi de ce dernier, ce qui provoqua la colère de la direction de l’organisation.

    Après avoir quitté la Nation de l’Islam, Malcolm entreprit dès avril 1964 deux voyages internationaux qui se sont étendus à l’Afrique, à l’Europe et au Moyen-Orient. Ce voyage avait des objectifs à la fois politiques et religieux, Malcolm voulant compléter son pèlerinage à La Mecque et accepter formellement les enseignements de l’Islam sunnite. Il souhaitait devenir un point de référence aux USA pour l’Islam, théologiquement et d’un point de vue organisationnel. Les voyages de Malcolm à travers l’Afrique et le Moyen Orient ont eu un énorme impact sur sa manière de penser l’Islam et la révolution.

    Lier la lutte de libération des noirs à l’anticolonialisme

    Politiquement, Malcolm souhaitait amener sur le devant de la scène internationale la cause des 22 millions d’Afro-Américains qui subissaient la pauvreté, les violences policières, l’exclusion politique, etc. de la ségrégation américaine.

    Malcolm a dû naviguer à travers un monde d’après-guerre qui connaissait révolutions et contre-révolutions. Les révolutions dans le monde colonial comme en Chine, en Algérie, au Vietnam ou à Cuba et le mouvement des pays non-alignés qui donna naissance à la conférence de Bandung en 1955 ont eu un puissant impact sur sa vision politique du monde. Les révolutions anticoloniales ponctuaient le déclin de la puissance coloniale européenne, l’émergence des USA comme superpuissance capitaliste prééminente et le renforcement de la social-démocratie ainsi que du Stalinisme en Europe de l’Est. Voilà la toile de fond de l’évolution des idées de Malcolm sur une période de 11 mois. Aux USA, le mouvement de libération des Noirs – avec la naissance en 1955 du Mouvement des droits civiques suite à la mort brutale d’Emmett Till et au refus de Rosa Parks de se lever d’un siège dans un bus de Montgomery – déclencha un puissant mouvement social contre cet esclavage d’un autre nom qu’était le système Jim Crow (un ensemble de lois ségrégationnistes).

    La doctrine anti-communiste de 1947 du président Harry Truman, la chasse aux sorcières du sénateur McCarthy et le libéralisme de la guerre froide à travers le bloc de l’Ouest ont eu un effet dévastateur sur le mouvement de libération noir radical, ses activistes de gauche et ses dirigeants radicaux. ‘‘Le soutien de beaucoup de libéraux afro-américains à la politique étrangère américaine pendant la guerre froide et à sa position sur le racisme et le colonialisme à l’étranger a nuit à la lutte anticoloniale et à la lutte des Noirs américains pour les droits civiques’’, comme le dit l’historienne américaine Penny Von Eschen.

    Le mouvement des droits civiques

    La montée d’un leadership réformiste, libéral et s’appuyant sur l’Église dans des organisations comme le NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) et le SCLC (Southern Christian Leadership Conference) ont conduit le Mouvement des droits civiques à devenir la force dominante dans la lutte pour la liberté, par sa tactique de désobéissance civile non violente et sa lutte pour des réformes politiques et sociales accordées par l’establishment politico-économique pendant la période de croissance d’après-guerre. Une certaine élite libérale et politique pensait que le capitalisme pouvait endiguer la pauvreté, le racisme et l’oppression endémiques. Mais ce sont les militants du Mouvement qui forcèrent l’administration du président Johnson à implémenter des programmes sociaux clés sous le nom de programme de la guerre contre la pauvreté ainsi qu’à signer le Civil Right Act (1964, qui déclare la ségrégation et les discriminations illégales) et le Voting Rights Act (1965, qui octroie de facto le droit de vote aux Noirs sans tests ni taxes).

    Durant cette période, Malcolm a souligné les limites du libéralisme sous Johnson. Elles sont devenues évidentes après l’implication complète (économique et militaire) de l’impérialisme américain au Vietnam, et le rôle joué par le système bipartisan républicains/démocrates. La récupération des mouvements sociaux par le Parti Démocrate devenait flagrante. Malcom a dénoncé la suprématie blanche, l’hypocrisie de la démocratie américaine face aux explosions sociales qui secouaient de nombreuses villes du pays, la répression violente des militants (lynchages, intimidations et meurtres) et le cadre trop étroit du Mouvement des droits civiques.

    Malcolm cherchait à placer la lutte américaine pour les droits civiques dans le cadre de la lutte internationale anticapitaliste et anti-impérialiste. Il souhaitait unir les plus opprimés et les jeunes du Tiers Monde et des USA dans le combat pour une libération totale de l’oppression et de l’exploitation quotidiennes. Sa campagne consistait à vouloir confondre les USA devant les Nations Unies en portant plainte pour crimes contre l’humanité à l’encontre des Afro-Américains. Les élites dirigeantes internationales, les forces gouvernementales américaines et les membres de la Nation de l’Islam voulaient la mort de Malcolm X à cause de sa capacité d’organisation (nationalement et internationalement) et de sa capacité à inspirer les masses en offrant une alternative au racisme et au capitalisme.

    La pertinence de Malcolm X aujourd’hui

    À la fin de sa vie, Malcolm a tiré une analyse plus profonde du capitalisme et de la suprématie blanche, en fournissant une marche à suivre pour les jeunes générations d’activistes et d’organisations des mouvements de libération noirs. Les conditions matérielles derrière l’émergence d’une figure telles que Malcolm X existent toujours aujourd’hui. La pauvreté abjecte, le racisme, le taux de chômage élevé, l’incarcération de masse, la violence policière, les licenciements, l’austérité, etc. sont les sous-produits d’un système capitaliste malade basé sur la soif de profits d’une poignée de dirigeants faisant partie de l’élite.

  • Une révolutionnaire juive sous la terreur nazie

    La caserne Dossin

    Il était une fois dans l’histoire de la lutte de classes

    Claire Prowizur naît en 1923 sur les chemins de l’exil. Ses parents, Juifs originaires de Pologne, fuient l’antisémitisme et s’installent dans un quartier pauvre de Bruxelles. Claire est l’aînée de quatre enfants. Le père, commerçant, fait faillite et est emprisonné pour dettes. A 14 ans Claire doit quitter l’école pour travailler car la famille a besoin d’argent.

    Article de Guy Van Sinoy

    Claire Prowizur naît en 1923 sur les chemins de l’exil. Ses parents, Juifs originaires de Pologne, fuient l’antisémitisme  et s’installent dans un quartier pauvre de Bruxelles. Claire est l’aînée de quatre enfants. Le père, commerçant, fait  faillite et est emprisonné pour dettes.  A 14 ans Claire doit quitter l’école pour travailler car la famille a besoin d’argent.

    Membre des Faucons rouges[1] dès ses 12 ans, Claire côtoie des gosses de familles ouvrières lors de promenades en forêt de Soignes. A 14 ans, elle entre au Bund[2] qui organise des activités pour ouvriers et artisans juifs (cours de langue Yiddish, conférences socialistes). C’est au Bund qu’elle rencontre Philippe Szyper, un aîné plus formé, envoyé au Bund par le PSR[3] pour y gagner les éléments les plus intéressants. A 17 ans, Claire passe au trotskysme et tourne le dos au judaïsme. Le parti est alors légal mais les étrangers n’ont pas le droit de faire de la politique. C’est donc dans une semi-illégalité que fonctionne sa cellule composée de 6 activistes dont 4 étrangers.

    Bruxelles

    Le 10 mai 1940 la Wehrmacht envahit la Belgique qui capitule le 28 mai. Le pays est placé sous le commandement militaire allemand. Le PSR passe dans la clandestinité : les réunions se déroulent souvent en forêt pour y discuter de questions politiques, techniques et d’organisation. Claire fait ainsi la connaissance d’Abraham Léon[4] et d’Ernest Mandel. La ligne politique du parti est la lutte contre l’occupant et l’appel à la conscience des travailleurs allemands. Le journal stencilé, La Lutte ouvrière (puis La Voie de Lénine[5]), est diffusé clandestinement le soir dans les boîtes aux lettres des quartiers ouvriers et près des casernes.

    A partir de l’automne 1940 l’occupant nazi prend des mesures discriminatoires contre les Juifs: obligation de faire apposer le tampon « Juif» sur sa carte d’identité, port de l’étoile jaune, couvre-feu à partir de 20 heures, interdiction à tout employeur d’occuper du personnel juif. Il s’agit d’humilier, de spolier et de terroriser la population juive avant de l’exterminer. En été 1942, les arrestations commencent. Les Juifs raflés sont envoyés à  l’ancienne caserne Dossin à Malines[6].

    Un ouvrier graphiste du parti, Henri Bridoux[7], confectionne de faux papiers pour les militants qui passent dans la clandestinité. Albert Clément, ouvrier mécanicien de 26 ans, organise un groupe armé spécialisé dans le hold-up (argent, cartes de ravitaillement) pour subvenir aux besoins du parti et des clandestins.

    Malines

    Janvier 1943, les SS surgissent dans l’appartement de Claire et de Philippe qui vivent en couple. Des tracts clandestins s’échappent du double fond d’une serviette. Les deux camarades sont conduits au 453 Avenue Louise, siège de la Gestapo. Interrogatoires, coups : les SS font le tri. Les politiques sont envoyés au fort de Breendonck, les Juifs à la caserne Dossin. Claire et Philippe prennent la direction de la caserne Dossin où ils feront partie du XXe convoi pour Auschwitz.

    Malines

    Le départ du XXe convoi pour Auschwitz est prévu le 23 avril 1943. Philippe et Claire  décident de tenter l’évasion en sautant du train. Ce n’est pas une mince affaire car ils seront entassés par groupe de 100 dans des wagons à bestiaux comportant une petite lucarne fermée pas des barreaux. Mais le camarade Albert Clément[1] leur fait  parvenir une petite scie à métaux. Le convoi part de nuit. Quelques dizaines de détenus sautent du train. Postés au sommet des wagons les SS tirent et abattent un certain nombre d’évadés. Philippe et Claire échappent aux balles et se retrouvent dans un champ non loin de Liège. Albert part à leur recherche avec un groupe de camarades armés qui ramèneront Claire et Philippe vers la banlieue de Bruxelles.

    Charleroi

    Les deux évadés séjournent à Tervueren, le  temps de leur fabriquer de nouveaux papiers d’identité, puis les voilà envoyés à Gilly où ils côtoient des militants mineurs chevronnés[2]. Claire est responsable de la révision du matériel pour le journal qui est imprimé à Bruxelles. En juin 1944 Abraham Léon[3] décide de partir à Charleroi, fief le plus important du parti, car il pense qu’une fois libérés les ouvriers retourneront leurs armes contre leurs propres oppresseurs.

    Peu après son arrivée, Abraham Léon et plusieurs camarades sont arrêtés par hasard[4] Quelques jours plus tard, un soldat allemand se présente au domicile de Claire: social-démocrate, il a été convaincu par Abraham Léon dont il est le geôlier de l’aider à s’évader. Un plan d’évasion s’ébauche: habiller Abraham en soldat allemand et le faire sortir de la prison avec son geôlier. Un camarade de Bruxelles procure l’uniforme. Mais le plan d’évasion s’effondre car entre-temps Abraham a été interrogé par la Gestapo, battu, torturé et méconnaissable, les yeux tuméfiés. Impossible de le faire sortir dans cet état ! Quelques jours plus tard il sera emmené à la caserne Dossin, étape vers Auschwitz où il disparaîtra.

    Septembre 1944, les tanks américains sont dans les rues de Charleroi. La population est en liesse. « Ce n’est pas ainsi que nous espérions voir le jour de la libération. Les masses ne sont pas retournées contre leurs propres oppresseurs. Exploités, les ouvriers continueront à  l’être. Ils viennent de laisser passer une chance historique. » pense Claire. En mai 1945, Claire et Philippe repartent vers Bruxelles, Aux camarades du parti, ils demandent un arrêt, pour respirer un peu. Claire avait juste 22 ans.[5]

    [1]Faucons rouges : mouvement socialiste organisant la jeunesse ouvrière lors d’activités de loisirs et éducatives.

    [2]Bund : Union des travailleurs juifs, membre de l’Internationale socialiste.

    [3]PSR : Parti socialiste révolutionnaire fondé en 1936 autour du groupe trotskyste animé par Léon Lesoil. Le PSR regroupe à l’époque quelque 750 militants, principalement dans le Borinage et la région de Charleroi.

    [4]De son vrai nom Abram Wajnsztok (1918-1943), auteur du document La Conception matérialiste de la Question juive.

    [5]En 1941, le Parti socialiste révolutionnaire (PSR) devient le Parti communiste révolutionnaire (PCR). Son journal La Lutte ouvrière, devient La Voie de Lénine.

    [6]Située à mi-chemin entre Anvers et Bruxelles, villes où vivait une importante communauté juive, Malines était considérée par les SS comme un endroit commode pour concentrer les Juifs arrêtés.

    [7]Henri Bridoux, arrêté à Etterbeek et déporté au camp de concentration de Mauthausen où il meurt le 14 mars 1943.

    [1] Albert Clément, ouvrier mécanicien de 26 ans, organise un groupe armé spécialisé dans le hold-up (argent, cartes de ravitaillement) pour subvenir aux besoins du parti et des clandestins.

    [2]  Notamment Florent Galloy, ancien mineur, combat en Espagne pendant la révolution de 1936-37, clandestin pendant la guerre où il édite à Charleroi le bulletin Le Réveil des mineurs (Organe de la Fédération de lutte des Mineurs, diffusé sur une quinzaine de puits de charbonnage de la région de Charleroi).  Arrêté en 1944, Florent Galloy est déporté au camp de concentration de Buchenwald où il participe à une cellule trotskyste internationale clandestine (composée des militants autrichiens Ernst Federn, Karl Fischer et du français Marcel Baufrère) qui rédige Le Manifeste des Trotskystes de Buchenwald. Après la guerre, Florent Galloy sera délégué principal FGTB à l’usine sidérurgique Hainaut-Sambre, à Charleroi, jusqu’à sa mort en 1958.

    [3]De son vrai nom Abram Wajnsztok (1918-1943), auteur du document La Conception matérialiste de la Question juive.

    [4]La fenêtre de la maison où ils étaient réunis était mal occultée !

    [5]Claire Prowizur a publié le récit de ses années de jeunesse dans Conte à rebours, une résistante juive sous l’occupation. Ed. Louis Musin, Bruxelles, 1979.

     

  • Keynes, la crise du néolibéralisme et pourquoi le capitalisme ne peut être réformé

    Le Covid-19 a bouleversé le monde, faisant paraître possible tout ce qui était considéré comme impossible. Dans le contexte d’une nouvelle crise du capitalisme et de l’affaiblissement de l’ordre néolibéral au niveau mondial, les idées de l’économiste libéral John Maynard Keynes vont de plus en plus s’imposer dans les politiques des gouvernements capitalistes, écrit Cillian Gillespie, membre du parti-frère irlandais du PSL, le Socialist Party.

    La crise du Covid-19 fait des ravages dévastateurs dans la vie des travailleurs et des pauvres de toute la planète. Non seulement avec le virus lui-même, mais également avec la crise économique qui l’accompagne, considérée par beaucoup comme la pire depuis la Grande Dépression des années 1930. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime que 50 % des travailleurs du monde entier verront leur niveau de vie être décimé en conséquence(1).

    Cette forte récession économique survient un peu plus de dix ans après la Grande Récession de 2008. La reprise qui a suivi fut faible et massivement déséquilibrée ; elle a aggravé les inégalités en intensifiant les tendances néo-libérales existantes : disparité croissante des richesses, précarité croissante du travail, stagnation des salaires, logements inabordables et érosion des services publics.

    Dans le contexte de la crise du coronavirus, cependant, les États capitalistes ont été contraints de prendre des mesures qui rompent avec l’orthodoxie néo-libérale à laquelle ils étaient attachés depuis plusieurs décennies. Les décisions de l’actuel gouvernement intérimaire irlandais du Fine Gael de créer – bien que temporairement – un système de santé à un seul niveau, avec l’intégration de tous les hôpitaux dans le système public, d’interdire les expulsions, de geler les loyers et d’augmenter les dépenses publiques grâce, notamment, à l’allocation de 350 euros du “Covid-19 Unemployment Payment”, en sont un exemple. Partout dans le monde, les gouvernements ont rapidement mis en œuvre des mesures de relance d’une ampleur supérieure à celles de la période 2008-2009. Ainsi, le programme récemment mis en œuvre par Trump représente 10 % du PIB des États-Unis. En 2009, ce chiffre, qui représentait une application mise en œuvre au fil des mois, était de 5 %.

    L’instauration de ces politiques est en fait une reconnaissance des limites – et même des échecs – du marché privé et de la nécessité d’une intervention de l’État et d’investissements publics pour faire face à l’urgence sanitaire de cette ampleur. Il en va ben entendu de même pour les urgences préexistantes en matière de logement, de santé mentale, de changement climatique, etc. Le service de santé à deux niveaux du Sud de l’Irlande était manifestement incapable de faire face à une augmentation du nombre de personnes devant accéder aux unités de soins intensifs.

    Le néolibéralisme exposé

    Les représentants du capitalisme au niveau mondial craignent clairement que la crise actuelle n’ait pour conséquence d’exposer leur système et de provoquer une plus grande instabilité politique et sociale. Même avant le déclenchement de la crise du Covid-19, il était évident que la base sociale du néo-libéralisme avait considérablement été ébranlée. Cela a été constaté l’année dernière encore lors des bouleversements révolutionnaires dans des pays aussi divers que le Soudan, le Liban, la Chine (Hong Kong) et le Chili.

    Plus près de nous, l’élection dans le Sud de l’Irlande, début février, était également révélatrice de ce processus. Lors de ces élections, les suffrages obtenus par les deux principaux partis du capitalisme irlandais sont tombés à un niveau inédit et historiquement bas de 45 % ensemble. Pourtant, l’économie était en pleine croissance. Mais les crises du logement et de la santé, alimentées par des politiques reposant sur le profit du marché privé, avaient engendré une énorme colère. Cela illustre que la base de soutien des partis du soi-disant “centre politique” (c’est-à-dire l’establishment capitaliste traditionnel) a été corrodée par une décennie de crises et d’inégalités.

    Compte tenu de ce panorama de bouleversements pour le capitalisme mondial, l’hégémonie du néolibéralisme est remise en question, tant sur le plan idéologique que sur celui des politiques des gouvernements capitalistes. L’intervention de l’État, y compris l’augmentation des dépenses publiques et même la nationalisation (des entreprises en faillite), sera de plus en plus souvent de mise. Il est donc probable que les idées, ou les variantes des idées, de l’économiste John Maynard Keynes soient reprises dans la pensée des stratèges du capitalisme.

    Cela vaut également pour les personnalités et les organisations qui défendent des approches réformistes de gauche au sein de la gauche et du mouvement ouvrier, à l’instar de Bernie Sanders et d’Alexandria Ocasia Cortez (AOC) aux États-Unis. Cela vaut aussi pour l’expression réformiste de gauche et reposant sur la collaboration de classe comme celle que l’on trouve à la tête du Congrès irlandais des syndicats (ICTU). Le biographe de Keynes, Lord Robert Skidelsky, a d’ailleurs été invité aux conférences de l’ICTU pour y discuter des alternatives au néolibéralisme. (3) Ses idées servent à défendre que le capitalisme peut finalement surmonter les crises qui lui sont inhérentes, et peut être rendu plus rationnel et plus humain.

    Qui est Keynes ? Qu’est-ce que le keynésianisme ?

    Keynes n’était pas un marxiste, ni un membre du mouvement ouvrier, bien qu’il soit aujourd’hui une figure défendue par de nombreux membres de la gauche réformiste. C’était un économiste libéral né dans le privilège de la classe dirigeante britannique. Sa célèbre citation “La guerre des classes me trouvera du côté de la bourgeoisie éduquée” illustre bien les intérêts de classe qui le préoccupaient fondamentalement. Ce fut le point de départ de l’élaboration de ses perspectives économiques et de ses solutions, ce que les défenseurs de ses idées dans le mouvement ouvrier qui soutenaient que le capitalisme pouvait d’une certaine manière être réformé ont préféré ignorer.

    En illustration de cette approche, Brendan Ogle, éminent responsable du syndicat Unite, a écrit dans son livre From Bended Knee to New Republic : « En substance, Keynes soutenait que le plein emploi et la stabilité des prix ne pouvaient être assurés au mieux par un libéralisme complet, mais par l’intervention du gouvernement au moyen de politiques qui considéraient la production de la nation comme la dynamique clé à prendre en compte plutôt que celle de l’individu. Keynes, voyez-vous, croyait en la “société”. » (4)

    Keynes et ses idées ont pris de l’importance et ont gagné en popularité dans l’entre-deux-guerres, où les crises économiques se sont développées au lendemain du chaos de la Première Guerre mondiale. La révolution russe et les nouveaux bouleversements révolutionnaires qui ont suivi avaient constitué une réelle menace existentielle pour le capitalisme. Cela s’est révélé particulièrement vrai au début de la Grande Dépression de 1929 avec l’émergence d’un chômage de masse et l’impact dévastateur que cela a eu sur les conditions de vie de la classe ouvrière dans le monde entier.

    Au début de la Grande Dépression, les économistes capitalistes traditionnels s’en tenaient obstinément au concept de la “main invisible du marché” ; ils insistaient sur le fait que l’offre et la demande, la concurrence et le libre-échange – sans intervention de l’État – surmonteraient naturellement le marasme économique. La dynamique d’un système basé sur l’entreprise privée, selon eux, était à la fois autocorrectrice et autorégulatrice et conduirait bientôt à une période de croissance et à un redressement du système.

    Cependant, alors que l’ampleur de la crise devenait plus évidente, Keynes et les gouvernements capitalistes qu’il a influencés en ont conclu que l’attitude de “laissez-faire” de l’école néoclassique des économistes bourgeois n’était tout simplement pas adaptée à la situation. Non seulement le capitalisme était confronté au défi de la révolte et de la révolution de la classe ouvrière dans beaucoup de ses centres vitaux, mais il y avait aussi l’existence de l’Union soviétique, qui faisait des progrès économiques importants dans les années 1930, alors que les économies capitalistes étaient en perte de vitesse. L’économie soviétique, en dépit du régime dictatorial et brutal de la caste bureaucratique qui détenait le pouvoir politique et qui était dirigée et personnifiée par Staline, était basée sur la propriété de l’État et la planification de ses secteurs clés. Elle démontrait qu’une alternative au capitalisme était viable.

    Dans une lettre adressée au président américain nouvellement élu, Franklin D. Roosevelt, Keynes a exposé avec force le choix auquel leur système était confronté et les raisons pour lesquelles un changement de cap était nécessaire : « Vous vous êtes fait l’administrateur de ceux qui, dans chaque pays, cherchent à réparer les maux de notre condition par une expérience raisonnée dans le cadre du système social existant. Si vous échouez, le changement rationnel sera gravement compromis dans le monde entier, laissant à l’orthodoxie et à la révolution le soin de le combattre. »

    La Grande Dépression et le New Deal

    Pour Keynes, une telle orientation signifiait une plus grande intervention du gouvernement dans l’économie afin de réguler les forces aveugles du marché. Dans ses œuvres, comme son ouvrage majeur de 1936 « Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie », Keynes a souligné la nécessité d’une intervention et de dépenses publiques agressives et inflationnistes dans, par exemple, les programmes de travaux publics, comme la construction d’aéroports, de gares et de routes, pour créer des emplois. Ce faisant, elles stimuleraient la “demande effective” de la part des travailleurs et créeraient à leur tour un marché pour les biens et services produits par les sociétés capitalistes privées.

    Grâce à la mise en place de programmes d’infrastructure qui stimulent l’économie et créent des emplois directs, la demande de biens et de services serait accrue, ce qui inciterait les capitalistes à investir leurs bénéfices accumulés dans la production et les entreprises et à jeter les bases du plein emploi. Les partisans d’un capitalisme de marché libre et non réglementé croyaient au concept d’”économie de l’offre”, c’est-à-dire que l’offre de biens via l’investissement capitaliste répondrait invariablement à une demande (principalement des travailleurs) sur le marché, un argument avancé par l’économiste français du XVIIIe siècle, Jean Baptiste Say. Il s’agissait donc simplement d’encourager l’investissement privé dans l’économie par des mesures telles qu’un faible impôt sur les sociétés et la déréglementation.

    Le premier gouvernement capitaliste notable à expérimenter les idées de Keynes dans la période des années 1930 a été la présidence de Franklin Delano Roosevelt par le biais de son fameux “New Deal”. Roosevelt est arrivé au pouvoir dans un contexte de chômage de masse et de résurgence des luttes syndicales. Au premiers rangs de ces dernières se trouvaient les socialistes, parmi lesquels la base du Parti communiste (qui a rapidement atteint 100.000 membres) et les modestes forces du trotskysme américain. Dans ce contexte, sa présidence a introduit une série de programmes visant à créer des emplois et de réformes telles que la loi sur la sécurité sociale en 1936. Si ces mesures ont contribué à améliorer partiellement les conditions de vie et à créer temporairement des emplois, elles n’ont pas été le facteur décisif pour sortir les États-Unis de la crise. Il faut également noter que le capitalisme américain disposait de réserves économiques plus importantes, en tant que puissance capitaliste émergente mondiale, pour mettre en œuvre les réformes du New Deal, contrairement à celles des puissances capitalistes européennes en déclin.

    Entre 1934 et 1937, quelque cinq à sept millions d’emplois ont été créés aux États-Unis. Cependant, cette période de reprise économique relative a été rapidement suivie d’un ralentissement économique en 1937-1939 et le nombre de chômeurs à la fin de la décennie s’élevait à 10 millions. La guerre imminente en Europe et en Asie, dans laquelle le capitalisme américain a finalement été entraîné en décembre 1941, a forcé la création d’une nouvelle économie de guerre, qui s’est traduite par le plein emploi et un nouvel essor économique. Ce sont ces mesures, et non celles du New Deal, qui se sont avérées essentielles pour permettre au capitalisme américain de surmonter la Grande Dépression qui a produit une décennie de lutte de masse de la classe ouvrière et de turbulences générales.

    Aucune solution aux contradictions et aux crises capitalistes

    L’une des principales failles de l’analyse de Keynes est qu’elle ne reconnaît pas la contradiction fondamentale de la production capitaliste. De plus, il n’a pas répondu à la question de savoir d’où viendraient les ressources pour financer les mesures de relance qu’il préconisait. Proviendraient-elles des profits des grandes entreprises et des super-riches, ou de nouveaux impôts (directs ou indirects) sur les travailleurs ?

    La classe capitaliste n’investit pas dans le but de répondre à la “demande”, ou aux besoins sociaux en général. Elle n’est motivée que par la recherche de l’accumulation de profits à court terme. L’augmentation des salaires et des impôts sur ces profits aura un effet négatif sur les marges bénéficiaires et rendra les entreprises capitalistes moins compétitives par rapport à leurs rivales. En pratique, elles résisteront toujours aux politiques qui ont un impact sur leurs bénéfices.

    Les capitalistes peuvent fournir des financements sous forme de prêts pour financer des mesures de relance, mais là encore, les banques et les détenteurs d’obligations sur les marchés financiers sont là pour faire de l’argent, et non pour fournir des crédits pour le plaisir de le faire, et ils veilleront à ce que ces prêts soient payés à des taux exorbitants – ce qui augmentera la dette publique, qui doit être remboursée avec intérêts. Par conséquent, si la classe capitaliste n’est pas disposée à payer pour ces mesures, ce sont invariablement les travailleurs qui seront contraints de le faire, ce qui sape ainsi une fois de plus le marché des biens et créée une nouvelle spirale déflationniste.

    C’est également une erreur de supposer que les investissements capitalistes, en raison d’une demande accrue de leurs biens, entraîneront des taux d’emploi élevés. La logique de la concurrence capitaliste signifie que les patrons investiront à un rythme beaucoup plus élevé dans les technologies permettant d’économiser du travail (comme nous le voyons aujourd’hui avec l’automatisation dans de nombreux domaines) que dans la taille de leur main-d’œuvre respective. Cependant, la nouvelle valeur en cours de production, dont tous les profits dérivent en fin de compte, est produite par le travail vivant de ces mêmes travailleurs : et non par le “travail mort” des machines ou d’autres formes de ce que Marx appelait le “capital constant” – matières premières, outils, etc. Avec le temps, ce processus de remplacement du travail vivant par le travail mort entraîne une baisse du taux de profit, qui, pour être restauré, nécessite de nouvelles attaques sur les conditions des travailleurs – réduction des salaires ou allongement de la journée de travail.

    Keynes, et ceux qui ont défendu ses idées au sein de l’establishment capitaliste, ainsi que de la gauche et du mouvement ouvrier, ont cherché à nier qu’il existait un conflit d’intérêts fondamental entre la classe ouvrière et la classe capitaliste. Selon leur raisonnement, si l’État se contentait de créer une demande de biens et de services parmi les travailleurs, la classe capitaliste investirait ses ressources dans le système, dans l’intérêt des deux classes.

    En fait, l’exploitation inhérente sur laquelle le capitalisme est construit signifie qu’il est fondamentalement incapable de soutenir la demande globale et de surmonter le problème de la “sous-consommation”. Les travailleurs ne reçoivent jamais dans leurs salaires la somme totale de la valeur qu’ils créent. La plus-value revient aux patrons, ce qui signifie que les travailleurs, qui constituent également une grande partie des consommateurs, ne peuvent pas racheter toutes les choses qu’ils produisent, ce qui entraîne des crises périodiques de surproduction. De telles crises ne sont pas automatiques, car de nombreux biens produits par les travailleurs sont en effet destinés à la consommation des capitalistes ou des super-riches, eux-mêmes tels que les produits de luxe, par exemple les yachts, et les biens d’équipement, tels que les machines de production et de fabrication. Ces biens diffèrent de ceux qui sont consommés en permanence par les travailleurs, comme les denrées alimentaires, les vêtements, les voitures, etc.

    Il existe d’autres moyens de contourner cette contradiction, temporairement, pour éviter (ou retarder) une descente en crise immédiate du système. Aux États-Unis, par exemple, où les salaires réels stagnent depuis les années 70 et où les dépenses de consommation représentent 70 % de la croissance économique, les dépenses des travailleurs ont été alimentées par l’octroi de crédits bon marché – ce qui a conduit à des niveaux records d’endettement privé. Mais à un certain moment, ces bulles de crédit doivent éclater, et la crise prend son envol.

    L’exception du boom de l’après-guerre

    La période où les idées keynésiennes régnaient en maître en termes de politique gouvernementale a coïncidé avec le soi-disant “âge d’or” du capitalisme. Il s’agit de l’énorme expansion économique qui a suivi la Seconde Guerre mondiale.

    La destruction massive des villes, des infrastructures et de l’industrie pendant la guerre et la reconstruction des économies capitalistes de l’Europe occidentale ont permis de restaurer les taux de profit de la classe capitaliste. Ce boom, combiné à la puissance du mouvement ouvrier organisé (et dans l’ombre du monde stalinien en expansion dont la puissance et le prestige avaient été massivement renforcés), a eu pour conséquence que le système a fait des concessions importantes à la classe ouvrière pour couper court au potentiel de bouleversement social.

    L’impérialisme américain, qui est sorti indemne de la guerre, régnait désormais en maître sur le capitalisme mondial. Les institutions qu’il a contribué à établir en 1944 à la conférence de Bretton Woods (à laquelle Keynes lui-même a assisté), à savoir la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ont joué un rôle clé dans la promotion des politiques interventionnistes de l’État et des politiques keynésiennes. Il en est résulté une augmentation significative du niveau de vie des travailleurs, en particulier dans les pays capitalistes avancés, sous la forme d’une hausse des salaires et d’une augmentation des dépenses de l’État pour financer la gratuité de la santé, de l’éducation et du logement public dans de nombreux États. Parallèlement, la part de la propriété publique dans l’économie, souvent appelée “économie mixte”, a augmenté.

    La mesure dans laquelle les idées keynésiennes sont devenues l’orthodoxie du capitalisme mondial a peut-être été la mieux résumée par le président américain Richard Nixon dans sa célèbre déclaration de 1971 : “nous sommes tous keynésiens maintenant”. Sous la pression d’un mouvement ouvrier militant aux États-Unis, et avec en toile de fond la guerre du Vietnam et une explosion de la lutte pour la libération des Noirs, des femmes et des LGBTQI, son régime a mis en œuvre des réformes qui allaient totalement à l’encontre de ses instincts politiques. En plus d’être un faucon de la guerre froide, il avait construit sa carrière en s’attaquant aux dépenses des “grands gouvernements” dans le New Deal. Mais ses politiques ont compris l’introduction de contrôles fédéraux sur les prix du pétrole et du gaz, la législation sur la santé et la sécurité sur le lieu de travail et la création de l’Agence de protection de l’environnement (EPA).

    Les disciples de Keynes (de différentes teintes) se penchent sur la période de l’après-guerre pour prouver la validité de ses idées, mais ils ne parviennent pas à expliquer pourquoi cette période de croissance sans précédent a fait place à la crise capitaliste au milieu des années 1970. À la fin des années 1960, la concurrence capitaliste croissante entre les États-Unis d’une part et les économies capitalistes reconstruites de l’Allemagne et du Japon d’autre part, ainsi que l’existence d’un puissant mouvement ouvrier qui a joué un rôle dans la défense des salaires et des conditions de travail des travailleurs, ont entraîné une baisse des taux de profit et une compression des bénéfices pour le système. Les investissements capitalistes se sont taris, ce qui a entraîné une période de “stagflation” – combinant l’inflation, qui a vu les salaires minés par la montée en flèche des prix, et la stagnation de la croissance – pendant une grande partie des années 70 et au début des années 80.

    La rentabilité et les taux de profit du système ne pouvaient être rétablis qu’en attaquant la part de la richesse de la société allant au travail, en faveur du capital. Cela impliquait de réduire les salaires et les investissements publics qui finançaient le “salaire social” de la classe ouvrière, ce qui nécessitait une attaque frontale contre le pouvoir de la classe ouvrière organisée.

    Grandeur et décadence du néolibéralisme

    Tout comme les idées de Keynes ont gagné du terrain dans l’establishment capitaliste en réponse à la crise des années 1930, la crise des années 1970 – qui a marqué la fin du boom de l’après-guerre – a persuadé les capitalistes d’abandonner le keynésianisme au profit de politiques connues sous le nom de “monétarisme” ou “néolibéralisme”.

    Parmi les principaux défenseurs de ces idées figuraient Milton Friedman et ses disciples de l’École de Chicago. Le Chili a été le premier laboratoire à tester leurs idées, après le renversement du gouvernement de gauche de Salvador Allende, soutenu par la CIA, et l’instauration de la dictature sous Augusto Pinochet. Les figures de proue et les croisés les plus importants du néolibéralisme dans les pays capitalistes avancés étaient Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Au centre de leur projet se trouvait la guerre contre la classe ouvrière organisée, notamment lors de la grève des contrôleurs aériens aux États-Unis (1981) et de la grève des mineurs en Grande-Bretagne (1984-1985).

    Les politiques du néolibéralisme impliquaient la privatisation des services publics, la réduction des dépenses sociales, la déréglementation des marchés financiers, l’abolition des contrôles des capitaux et l’attaque des salaires et des conditions de travail. En substance, cela signifiait que les contraintes durement gagnées sur la capacité des patrons à exploiter impitoyablement la classe ouvrière étaient mises de côté. En lieu et place du déficit keynésien, une camisole de force devait être maintenue sur les budgets des États capitalistes (bien que dans le cas des États-Unis, cela n’ait jamais été respecté). L’Union européenne, qui a été l’un des principaux moteurs du néolibéralisme, a fait en sorte que tous les États de l’UE aient un régime d’austérité inscrit dans la loi, en introduisant des règles strictes concernant les déficits budgétaires et la dette nationale, les empêchant de dépasser respectivement 3 % et 60 % du PIB. Ces politiques ont été appliquées avec rigueur dans le contexte de la crise de la zone euro de la dernière décennie, dont la Grèce a été le théâtre le plus dramatique.

    Un facteur qui a renforcé l’idéologie néolibérale fut l’effondrement des régimes staliniens en Union soviétique et en Europe de l’Est au cours de la période 1989-1991, à la suite de la mauvaise gestion criminelle des bureaucraties non élues et irresponsables qui dirigeaient ces sociétés. La propriété et la planification de l’économie par l’État ont été présentées comme étant intrinsèquement inefficaces et conduisant inévitablement à une réduction des conditions de vie. Cela n’a pas seulement été utilisé pour saper l’idée du socialisme en général, mais aussi pour pousser à la privatisation des services publics et à une déréglementation accrue des marchés financiers. Cette ligne d’argumentation a été adoptée par les dirigeants des organisations de masse de la classe ouvrière. En Grande-Bretagne, le “New Labour”, sous la direction de Tony Blair, a abandonné la “clause quatre” de la constitution du parti travailliste qui l’engageait à nationaliser les secteurs clés de l’économie.

    La mise en œuvre des politiques néolibérales dans les pays capitalistes n’a évidemment pas été uniforme et l’État joue toujours un rôle crucial dans le développement capitaliste, contrairement au mantra de “la main invisible du marché”. Même sous la présidence de Ronald Reagan, les États-Unis ont connu une forme de “keynésianisme militarisé” avec une augmentation massive des dépenses de l’État en matière d’armement.

    Dans les années 1990 et 2000, après l’effondrement de la bulle immobilière et la récession qui s’en est suivie, les gouvernements successifs du Japon, alors deuxième économie mondiale, ont mis en œuvre une série de grands programmes de relance impliquant des investissements massifs dans les infrastructures publiques. Des mesures de relance ont été mises en œuvre en Europe et aux États-Unis après le krach de 2008-2009, et les États, par l’intermédiaire de leur banque centrale, ont joué un rôle essentiel dans le maintien à flot de l’économie capitaliste grâce à l’assouplissement quantitatif (EQ), c’est-à-dire en imprimant de la monnaie et en réduisant les taux d’intérêt pour promouvoir les investissements capitalistes. Aucune de ces politiques, que ce soit au Japon ou celles mises en œuvre aux États-Unis ou en Europe, n’a permis de surmonter les faiblesses structurelles du capitalisme actuel.

    Les demi-mesures réformistes ne suffiront pas

    La peur de la classe ouvrière en cette période d’instabilité économique, sociale et politique signifie que les mesures keynésiennes sous la forme d’une intervention accrue de l’État dans l’économie seront payantes. La crise du coronavirus a déjà accéléré cette tendance. De telles politiques ne constituent cependant pas du socialisme, comme le soutient Bernie Sanders. Il s’agit plutôt de réformes mises en œuvre dans le cadre de la propriété privée de l’industrie et de la finance et du règne du profit privé. Néanmoins, leur mise en œuvre perturbera le dogme de Thatcher selon lequel “il n’y a pas d’alternative” à l’ordre économique existant.

    Les idées de Keynes continueront sans aucun doute à être utilisées par les tendances réformistes qui émergeront dans les nouveaux mouvements de gauche et de classe ouvrière. Ils se sentiront encouragés à le faire étant donné l’ampleur de l’affaiblissement idéologique du capitalisme néolibéral, même si la classe dirigeante entend poursuivre l’application de ces politiques à la demande du grand capital et des banquiers. Cependant, leurs programmes se heurteront à la réalité d’un réel conflit d’intérêts au cœur de ce système, ce qui signifie que les besoins de la classe capitaliste et de la majorité ouvrière ne peuvent coexister pacifiquement, quelle que soit la “mixité” de l’économie.

    Les socialistes révolutionnaires lutteront bien sûr pour des réformes telles que l’investissement de l’État pour créer des emplois, l’augmentation des salaires des travailleurs, etc. prônées par les réformistes et les keynésiens, mais ils mettront en avant la nécessité d’un changement radical plus large. Le capitalisme repose sur des crises, qui deviennent de plus en plus graves au XXIe siècle, et l’accumulation de capital et de richesses par la classe des milliardaires ne peut se faire qu’au détriment de nos conditions de vie, de notre santé et de notre environnement.

    Il existe cependant une véritable alternative, une alternative qui ne bricole pas tel ou tel aspect du système de marché rapace motivé par la recherche du profit à court terme, mais qui vise à remplacer la recherche du profit par la recherche de la satisfaction des besoins des gens. Une alternative qui remplace l’anarchie du marché par une planification rationnelle et démocratique de l’économie. Une alternative qui remplace le règne d’une petite élite par celui de l’immense majorité. Cela ne peut être réalisé qu’en “expropriant les expropriateurs”, selon les termes de Karl Marx. C’est-à-dire en saisissant les richesses et les ressources que les travailleurs ont créées pour les faire entrer dans le domaine public sous leur gestion et leur contrôle. Ce faisant, nous poserons les bases d’une société socialiste internationale où notre planète sera sauvegardée et où les êtres humains pourront se développer au maximum de leurs capacités et de leurs talents.

    Notes :

    1. “Half of world’s workers ‘at immediate risk of losing livelihood due to coronavirus”, Guardian, 29 April 2020,
    2. https://www.ictu.ie/press/diary/2010/10/12/building-an-alternative-vision-skidelsky-lecture/
    3. Brendan Ogle, From Bended Knee to a New Republic: How the Fight for Water is Changing Ireland, Liffey Press (2016), p.32
    4.  “Open Letter to President Roosevelt”, New York Times, 31 December 1933
  • Hong Kong : Xi Jinping prend le pouvoir pour détruire les droits démocratiques

    La promulgation par Pékin d’une nouvelle loi sur la sécurité nationale pour Hong Kong est le point de non-retour

    Les événements à Hong Kong ont atteint le point de non-retour. La décision de la dictature chinoise, depuis son pseudo-parlement, le Congrès populaire national (CPN), d’imposer une loi de sécurité nationale de grande envergure à Hong Kong signifie qu’elle prendra le contrôle politique direct du territoire, en contournant les propres institutions gouvernementales de Hong Kong. L’autonomie politique limitée de Hong Kong dans le cadre du système « un pays, deux systèmes » est effectivement abolie. Les fragiles libertés qui existent à Hong Kong mais qui sont refusées dans le reste de la Chine, telles que la liberté d’expression et la liberté de réunion, sont maintenant menacées comme jamais auparavant.

    Par Dikang chinaworker.info

    Hong Kong peut conserver son autonomie économique, ce qui est un arrangement très profitable pour le régime chinois (PCC), mais les éventuelles contre-mesures et sanctions occidentales, ainsi que la logique de la nouvelle « guerre froide » entre les États-Unis et la Chine, indiquent également un processus dans lequel même les privilèges spéciaux des capitalistes de Hong Kong pourraient être progressivement érodés. Le fait que le sort du principal centre financier d’Asie soit en jeu montre bien les temps dramatiques que nous vivons.

    « Les implications de la loi sur la sécurité nationale du PCC sont énormes et graves, bien pires que la loi sur l’extradition qui a déclenché le gigantesque mouvement de protestation de l’année dernière », déclare Jaco de SOCIALIST ACTION (Alternative Socialiste Internationale, ASI, à Hong Kong).

    « Cela signifie que le régime chinois impose son autorité directe sur la politique de Hong Kong, sur les élections et sur le niveau d’opposition toléré. Ils utiliseront des accusations telles que la subversion et le séparatisme pour interdire et emprisonner les militants et les groupes d’opposition, et feront de l’expression de la dictature un crime », dit-il.

    La nouvelle loi signifie :

    ? Pour la première fois, les agents et la police secrète de la Chine continentale pourront opérer légalement à Hong Kong. De nouveaux « organes de sécurité » pourront être mis en place par Pékin pour espionner et arrêter l’opposition politique.
    ? La loi interdira « la subversion, le séparatisme et les actes d’ingérence étrangère ». Des lois similaires existent déjà à Hong Kong, mais la nouvelle loi permettra à la dictature de Pékin elle-même de faire respecter la « ligne rouge ».
    ? L’un des objectifs immédiats de la loi sera d’interdire « les activités des forces étrangères et extérieures » – de frapper contre toutes les formes de solidarité mais aussi de donner l’exemple des sections du mouvement de protestation qui se sont alignées sur les gouvernements étrangers (comme les groupes pro-américains et pro-britanniques). D’autres seront également accusés de « liens avec l’étranger ».
    ? Les partis et organisations politiques d’opposition seront de plus en plus souvent interdits de participation aux élections. Certains pourraient être interdits, surtout s’ils sont accusés de prôner l’indépendance de Hong Kong.
    ? Le droit de manifester, déjà attaqué depuis l’année dernière, sera fortement restreint.
    ? La liberté d’expression sera fortement restreinte. Il pourrait ne plus être possible d’appeler à la fin de la dictature du parti unique. Des événements comme la veillée annuelle du 4 juin (anniversaire du massacre de Tiananmen) risquent d’être interdits à moins que ce slogan ne soit supprimé de leur programme.
    ? Des peines de prison plus sévères et la persécution de l’opposition politique – le PCC est frustré de constater que le niveau actuel de répression et d’arrestations à Hong Kong n’est pas suffisant.
    ? Une censure croissante. Selon Reporters sans frontières, la liberté de la presse est déjà passée du 58 rang en 2013 au 80e (sur 180 pays et juridictions) au niveau mondial. Des articles comme celui que vous êtes en train de lire pourraient devenir illégaux.
    ? Un Internet plus lourdement surveillé. Il y a une ruée pour obtenir des VPN (réseaux virtuels de proxy) qui sont utilisés pour contourner les contrôles gouvernementaux sur Internet. Une entreprise a déclaré avoir vendu en une heure des abonnements VPN d’une valeur d’une semaine.

    Le cauchemar de Pékin

    La nouvelle loi a d’énormes implications qui vont bien au-delà des frontières de Hong Kong. Elle est conçue comme une démonstration de force diplomatique du souverain absolu chinois Xi Jinping, qui donne une gifle aux États-Unis et aux autres puissances occidentales qui ont soumis son régime à des critiques à la suite de l’épidémie de coronavirus. La pandémie et l’effondrement économique qui en a résulté ont relancé la lutte pour le pouvoir au sein du PCC et Xi ressent le besoin de montrer sa puissance.

    L’action de Xi a des parallèles avec l’annexion de la Crimée par Poutine en 2014, bien que Hong Kong fasse déjà partie de la Chine, c’est le degré de contrôle qui est modifié. Pour les habitants de Hong Kong, c’est une nouvelle réalité terrible. S’il y a jamais eu le moindre doute que la crise du Covid-19 change le monde, accélère les contradictions et fait exploser de nouvelles crises, la prise de pouvoir de Xi à Hong Kong en est un exemple clair.

    La nouvelle loi est une attaque frontale contre les libertés démocratiques limitées dont Hong Kong jouit en tant que région semi-autonome de la Chine depuis 1997. La prise de contrôle politique direct montre que la dictature ne fait plus confiance aux institutions politiques largement décoratives qu’elle tolérait auparavant, telles que le Conseil législatif (LEGCO).

    Jusqu’à très récemment, le projet du PCC était d’utiliser le LEGCO pour faire passer une variante locale de la loi de sécurité nationale en vertu de l’article 23 de la Loi fondamentale, la mini-contrainte de Hong Kong. Cela devait avoir lieu l’année prochaine si les résultats des élections de septembre du LEGCO favorisaient les partis pro-PCC et cela devait être réalisé par l’interdiction à grande échelle des candidats de l’opposition. Le plan de Pékin était d’éviter une répétition des élections du Conseil de district de l’année dernière qui sont devenues un référendum sur la lutte anti-gouvernementale et ont vu ses partis fantoches mis en déroute. L’intervention du CPN cette semaine montre que le régime chinois ne se sent plus confiant ou prêt à risquer de nouveaux bouleversements électoraux humiliants et qu’il impose donc la loi à Pékin.

    L’objectif du PCC est d’écraser la lutte de masse pour la démocratie et d’expurger le soutien à l’indépendance et aux autres idées radicales parmi la jeunesse de Hong Kong. Il ne peut atteindre cet objectif; l’effet sera exactement inverse, à savoir repousser des couches encore plus importantes de la société de Hong Kong et renforcer les idées indépendantistes parmi des couches significatives, en particulier la jeunesse. Il est certain que d’autres protestations auront lieu, y compris d’éventuelles manifestations de grande ampleur dans les prochaines semaines, mais aussi une plus grande brutalité policière et une terreur d’État dans un effort pour faire appliquer la loi de Xi.

    L’ambiance anti-establishment à Hong Kong est plus forte qu’il y a un an. L’idée de « lam chau » (si nous brûlons, vous brûlez avec nous), qui est tirée des films Hunger Games, trouve un soutien plus fort même parmi les couches les plus âgées. Mais la colère ne suffit pas; il doit y avoir une alternative – une voie à suivre. Toutes les ailes du mouvement de protestation sont d’accord avec « lam chau », mais elles ne donnent aucune explication sur ce que cela signifie comme stratégie de lutte. Les pan-démocrates modérés disent simplement que cela signifie une obstruction dans le LEGCO.

    Le cauchemar de la dictature est que le sentiment de résistance de Hong Kong va s’étendre à la Chine continentale et déclencher un mouvement infiniment plus important qui – contrairement aux protestations de Hong Kong – aurait la masse critique nécessaire pour faire tomber le régime du PCC. C’est pourquoi le plan de répression du régime à Hong Kong consiste à « tuer le poulet pour effrayer le singe », comme le dit le proverbe chinois. Il envoie un message aux masses en Chine, en particulier à la classe ouvrière, pour qu’elles ne s’opposent pas au régime.

    La mauvaise gestion de l’épidémie de coronavirus par le régime chinois au cours des premiers mois – paralysie, censure et dissimulation – a provoqué un mécontentement massif sur le continent qui a secoué Xi et le groupe au pouvoir. Une fois de plus, le spectre d’une nouvelle année 1989 se profilait à l’horizon, avant que les gouvernements occidentaux, et en particulier le président Trump, ne relâchent la pression sur Pékin en se montrant encore plus ineptes et négligents dans la gestion de l’urgence.

    Si le « baromètre de la crise » a quelque peu baissé depuis le pic de l’épidémie en Chine, la dictature sait qu’elle n’est pas à l’abri. D’où l’urgence, voire le désespoir, de nombre des mesures prises par Xi.

    « Le PCC se sent obligé d’agir maintenant, il a le sentiment qu’il ne peut pas attendre », déclare Jaco de SOCIALIST ACTION.

    La croissance économique de la Chine a implosé cette année, un travailleur sur cinq est au chômage, et les salaires moyens dans l’industrie d’exportation ont chuté de plus de la moitié. En même temps, le conflit avec un gouvernement américain fortement déstabilisé est devenu plus dangereux. En partie, le régime de Xi veut utiliser la diversion de la pandémie mondiale pour renforcer ses positions, y compris à Hong Kong, en espérant qu’une nouvelle éruption de protestations de masse et de contre-mesures économiques de la part des régimes impérialistes rivaux sera émoussée par la pandémie et le krach économique mondial.

    Un projet de la nouvelle loi de Hong Kong a été délibérément divulgué aux médias le jeudi 21 mai, la veille de la réunion du CPN, afin de s’assurer que la prise de pouvoir de Hong Kong et du PCC, plutôt que la pandémie et le crash économique, sera le gros titre de la session du CPN.

    La réunion, retardée de deux mois par la pandémie, ne fut rien d’autre qu’une séance de culte pour exalter Xi et la dictature. Cette année plus que jamais, Xi a besoin que ce soit une démonstration de force, que les apparences masquent la réalité. La réalité est que son régime a subi une perte de crédibilité et de soutien dans le pays, alors qu’il est soumis à une pression immense à l’étranger.

    Une aide extérieure?

    Les États-Unis et d’autres gouvernements étrangers pourraient prendre d’importantes mesures de rétorsion, telles que des sanctions contre des fonctionnaires ou des entreprises chinoises et de Hong Kong. Une partie croissante du mouvement de protestation de Hong Kong place ses espoirs dans ce domaine. C’est un point de vue profondément erroné, mais qui reflète également la prise de conscience que la lutte est très inégale, que même des protestations massives et continues à Hong Kong ne suffisent pas pour vaincre la dictature la plus puissante du monde et la deuxième superpuissance militaire.

    Malheureusement, encouragé par les idées nationalistes et pro-capitalistes confuses des localistes de Hong Kong et des sections des pan-démocrates libéraux, l’espoir croissant d’une « aide extérieure » va dans la mauvaise direction.

    Au lieu de se tourner vers Trump ou Johnson, vers les régimes capitalistes ayant une longue histoire de soutien aux dictatures si cela paie bien, la lutte pour la démocratie à Hong Kong doit se tourner vers ceux qui ont un intérêt réel à résister au PCC : les masses en Chine continentale et la classe ouvrière internationale. En particulier, la classe ouvrière chinoise, forte de 800 millions de personnes, souffre encore plus directement de la dictature et des mêmes lois répressives qui doivent maintenant être imposées à Hong Kong.

    À court terme, la brutalité du PCC va semer des illusions encore plus grandes en Occident et même chez une figure aussi répugnante que Trump. Il est possible que nous voyions beaucoup plus de drapeaux américains et britanniques sur les marches de protestation, reflétant la conscience biaisée au sein du mouvement. Cela sera d’autant plus vrai si – comme il est fort probable – les premières cibles de la nouvelle loi sur la sécurité sont les militants et les groupes que Pékin accuse d’être de mèche avec les « forces antichinoises », les États-Unis, l’Union européenne, etc.

    Coup et contrecoup

    Xi et ses conseillers estiment que la promulgation de la nouvelle loi désorientera et prendra au dépourvu Washington et les autres gouvernements. Là encore, avec la pandémie et la crise mondiale à gérer, ils supposent que la réponse de l’Occident sera une quantité terrifiante de mots de colère sans grand contenu réel.

    Le SOUTH CHINA MORNING POST (un journal de Hong Kong) a déclaré que la nouvelle loi sur la sécurité avait « défié » les États-Unis soit de mettre à exécution les menaces qu’ils ont proférées, dans le cadre d’une législation spéciale signée par Donald Trump l’année dernière, de frapper Hong Kong de sanctions économiques, soit d’être exposés comme « menteurs, hypocrites ou idiots ».

    Pékin sait que le gouvernement américain est divisé et que Donald Trump est en crise. Malgré la rhétorique anti-chinoise assourdissante et croissante de Trump et de ses fonctionnaires, le président est visiblement indifférent à ce qui se passe à Hong Kong. Les mesures limitées qu’il a menacées dans le passé ont fait l’objet de pressions de la part des deux côtés du Congrès et pour éviter d’être qualifié de « mou envers la Chine ». Mais même le WASHINGTON POST, qui critique l’atout que représente Hong Kong, affirme dans un éditorial que Hong Kong « exige une réponse des États-Unis – mais une réponse prudente ».

    Cette voix des grandes entreprises s’inquiète des milliards de dollars que le capitalisme américain risque de perdre si les États-Unis mettent à exécution leurs menaces, telles que la révocation du statut commercial spécial de Hong Kong, qui, en vertu d’une nouvelle législation adoptée en 2019, sera réexaminée dans le courant du mois.

    « Si un rapport négatif du Département d’État conduisait à une abrogation des privilèges, l’économie de Hong Kong serait dévastée – comme le seraient de nombreuses entreprises américaines. Les quelques 38 milliards de dollars d’échanges commerciaux annuels entre les États-Unis et Hong Kong seraient en jeu, tout comme les sièges régionaux que quelque 290 entreprises américaines maintiennent dans la ville. Le résultat pourrait être d’accélérer la conversion de la ville la plus libre de Chine en une capitale provinciale comme les autres, ce qui n’est pas dans l’intérêt des États-Unis, et encore moins dans celui de Hong Kong ». [éditorial du WASHINGTON POST, 22 mai]

    Mais en même temps, il y aurait un coût politique massif non seulement pour Trump mais aussi pour les intérêts mondiaux de l’impérialisme américain et sa position en Asie s’il était perçu comme faible face aux derniers mouvements de la Chine. Le compte à rebours avant les élections américaines, la perte d’équilibre de Trump et un nouveau changement d’humeur au sein de l’élite dirigeante américaine, les Républicains et les Démocrates faisant de la Chine un élément central de leur campagne (l’appât pour la Chine est présent dans toutes les campagnes présidentielles américaines, mais cette année, il est à un autre niveau), tout cela signifie que la réaction au gambit de Xi pourrait être plus explosive que ce sur quoi il compte peut-être.

    Comment relancer la lutte de masse

    Xi Jinping veut infliger un contrecoup dévastateur à Hong Kong et à la lutte de masse de l’année dernière. Cela s’avérera beaucoup plus difficile qu’il ne l’imagine. Il existe de nombreux exemples de situations dans lesquelles Xi est allé trop loin – la ceinture et la route, ses menaces contre Taiwan l’année dernière, et surtout l’épisode de la loi d’extradition de 2019 – transformant un problème en un problème bien plus important.

    La lutte de masse est la clé pour vaincre la nouvelle loi, mais la lutte est bien plus que cela, il s’agit de vaincre la dictature du PCC. Si la relance de la lutte de masse est la première étape, une lutte réussie doit également savoir quelles étapes doivent suivre. Il ne suffit pas d’appeler les gens à descendre dans la rue – un mouvement doit être organisé et soutenu, surtout lorsque l’adversaire est si puissant.

    Des leçons cruciales doivent être tirées de l’expérience de l’année passée, sur les raisons pour lesquelles le mouvement, malgré son ampleur et son héroïsme étonnants, n’a pas réussi à faire reculer la dictature. Le mouvement a accompli beaucoup de choses, établissant une tradition et un symbole de résistance de masse, mais il n’a pas réussi à obtenir de réelles concessions et l’attaque contre les droits démocratiques est implacable.

    Cela montre qu’une lutte plus organisée, centralisée et politiquement claire doit être construite. Cette lutte comporte trois volets essentiels qui, jusqu’à présent, n’ont pas été compris ou adoptés par le mouvement de masse :

    Le rôle principal dans la lutte de masse doit être joué par la classe ouvrière, qui est la mieux placée, de par son rôle dans l’économie, ses traditions collectives et sa conscience de classe, pour mener une lutte contre la dictature et pour les droits démocratiques. Bien que la classe ouvrière participe et, dans certains cas, prédomine dans le mouvement de Hong Kong, elle le fait individuellement et non en tant que force organisée cohérente. L’arme de frappe n’a pas été utilisée de manière sérieuse et planifiée à Hong Kong. Les appels aux médias sociaux peuvent fonctionner pour une manifestation ponctuelle, mais une véritable grève nécessite une planification et une préparation minutieuse, elle a besoin de forces réelles sur le lieu de travail – de véritables syndicats de travailleuses et travailleurs avec des structures d’adhésion démocratiques.

    Une étude très médiatisée réalisée en 2019 par des universitaires américains et norvégiens sur les mouvements de masse dans 150 pays a révélé que « les travailleuses et travailleurs industriels ont été des agents clés de la démocratisation et sont même plus importants que les classes moyennes urbaines. Lorsque les travailleuses et les travailleurs industriels mobilisent l’opposition de masse contre une dictature, la démocratisation a de grandes chances de suivre ».

    La lutte doit être organisée démocratiquement. Les actions spontanées peuvent jouer un rôle important, mais elles sont également limitées. Pour soutenir un mouvement et l’étendre au-delà de Hong Kong (parce qu’il ne peut pas gagner à Hong Kong seul), il faut une direction et une coordination, la sélection par des votes et des débats démocratiques des meilleures tactiques et des meilleur·es représentant·es pour parler au nom du mouvement et définir clairement ses objectifs, pour mobiliser les énormes quantités nécessaires.

    Toutes les grandes décisions doivent être prises dans le cadre d’un débat démocratique. Cela n’a jamais été le cas sous les pan-démocrates élitistes qui ont dominé le mouvement démocratique pendant des années. Mais un mouvement décentralisé virtuel ne peut pas non plus fournir cette direction. Même avant que la pandémie ne rende la mobilisation plus difficile, il y avait un certain degré d’épuisement et de fragmentation parce que les méthodes de l’année dernière avaient atteint leur limite – une nouvelle direction et une nouvelle méthode d’organisation sont nécessaires avec la classe ouvrière au centre.

    La lutte ne peut réussir qu’en catalysant un mouvement encore plus important en Chine et dans l’ensemble de la région. Cette réalité de base devient encore plus évidente avec l’adoption de la loi sur la sécurité nationale et le contrôle politique direct du PCC sur Hong Kong. Il ne sera pas possible de faire exploser un mouvement en Chine derrière le message très limité des « Cinq revendications » ou un programme uniquement pour Hong Kong, comme l’illustre le slogan « Reconquérir Hong Kong – Révolution de notre temps ». Les travailleuses et travailleurs en Chine ne verront pas qu’ils ont un quelconque intérêt dans une telle lutte. Pourquoi devraient-ils prendre les risques beaucoup plus grands associés à l’opposition à la dictature pour un programme qui ne tente pas de les inclure?

    La lutte doit être transformée en une lutte de classe contre le système capitaliste, des deux côtés de la frontière, qui est à la fois un système non démocratique et qui traverse actuellement une crise si profonde qu’elle ne peut offrir que l’effondrement économique, la misère du logement, le chômage et des millions de pauvres. La lutte pour la démocratie à Hong Kong doit donc aller au-delà de son programme limité de revendications démocratiques (que Pékin a de toute façon complètement exclu) pour adopter d’autres revendications urgentes visant à protéger les droits et les emplois des travailleuses et travailleurs, à abolir les congés non payés et le vol de salaires pendant la pandémie, à dépenser massivement dans les soins de santé publics et les services sociaux, à taxer les super-riches pour qu’ils paient les coûts de la pandémie, à faire entrer les sociétés pharmaceutiques, les banques et les sociétés immobilières dans le giron de la propriété publique démocratique et à briser le pouvoir des magnats capitalistes.

    Un tel programme de lutte liant la nécessité d’une lutte démocratique révolutionnaire à un renversement socialiste du système capitaliste est le moyen d’organiser les travailleuses et travailleurs de Hong Kong, dont quatre-vingt-dix pour cent ne sont pas syndiqués, et de tendre la main à la classe ouvrière de Chine continentale.

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