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Category: Culture
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‘Transgender Warriors’. Une arme contre la transphobie et l’oppression
Dans un monde où la diversité des genres est de plus en plus la cible de réactions négatives, l’ouvrage de Leslie Feinberg intitulé « Transgender Warriors : Making History from Joan of Arc to Dennis Rodman » (L’histoire en marche de Jeanne d’Arc à Dennis Rodman) offre une réponse puissante et indispensable.
par Nick (Anvers)
Cet ouvrage fondamental combine des réflexions personnelles, une analyse historique et un appel à la solidarité pour non seulement célébrer l’existence des personnes non conformes au genre, mais aussi pour démanteler les structures sociales qui les oppriment. Le message de Feinberg est clair: la diversité des genres n’est pas un phénomène moderne, mais fait partie intégrante de l’histoire de l’humanité, et la lutte pour les droits des transgenres est inextricablement liée à des mouvements plus larges en faveur de la justice sociale.
La diversité des genres : un phénomène qui n’est pas nouveau
L’un des thèmes les plus forts de «Transgender Warriors» est la réfutation par Feinberg du mythe selon lequel les identités transgenres et non binaires sont un phénomène récent. En présentant un large éventail d’exemples historiques, Feinberg montre que la diversité des genres a existé dans d’innombrables sociétés au cours des siècles. Des traditions bispirituelles des cultures indigènes d’Amérique du Nord aux pratiques de transcendance du genre de Jeanne d’Arc, Feinberg montre que les personnes de genre différent ont souvent joué un rôle respecté dans leurs communautés.
Dans les cultures indigènes, telles que celles des tribus nord-américaines, les personnes non conformes au genre étaient souvent considérées comme des guides spirituels et des leaders. Cependant, cette reconnaissance a été détruite par les forces coloniales et religieuses. Le colonialisme a apporté non seulement l’exploitation économique, mais aussi l’imposition de rôles binaires stricts en matière de genre comme moyen de déstabiliser et d’assujettir les communautés. Le travail de Feinberg nous rappelle que ces dichotomies de genre ne sont pas universelles, mais le produit de processus historiques spécifiques.
Le lien entre l’oppression de genre et d’autres luttes
Feinberg démontre de manière convaincante que l’oppression fondée sur le sexe n’est pas isolée, mais qu’elle est étroitement liée à des systèmes de pouvoir et d’exploitation plus vastes. De l’esclavage au capitalisme et au colonialisme, l’oppression fondée sur le sexe a souvent été utilisée pour renforcer les hiérarchies sociales. Le patriarcat, affirme Feinberg, fonctionne comme un outil essentiel dans ces systèmes, utilisant les normes de genre pour centraliser le pouvoir et légitimer l’exploitation économique.
La persécution historique des personnes de sexe différent n’est pas un accident, mais une stratégie consciente des classes dirigeantes pour briser la solidarité entre les groupes marginalisés. Cette leçon reste d’actualité. À l’heure où les personnes transgenres sont de nouveau la cible d’attaques organisées, l’analyse de Feinberg apporte un éclairage important: la protection des droits des transgenres n’est pas seulement une question morale, mais aussi une étape stratégique dans la lutte contre des formes plus larges d’oppression.
Le combat personnel de Feinberg : de la marginalisation à l’activisme militant
L’histoire personnelle de Feinberg est au cœur de «Transgender Warriors» et illustre les luttes quotidiennes auxquelles sont confrontées les personnes non conformes au genre. Ayant grandi en tant que femme masculine dans la société hostile des années 1950, Feinberg a connu un monde où l’expression du genre était strictement contrôlée et la déviance punie. C’est ce qui l’a amenée à rejoindre des mouvements sociaux et à devenir l’une des principales voix de la lutte pour les droits des transgenres.
Le livre montre comment Feinberg a trouvé son inspiration dans les mouvements révolutionnaires des années 1960 et 1970, du Black Panther Party à la lutte pour les droits des femmes et au mouvement de libération LGBTQAI+. Il souligne également que les personnes issues de la diversité de genre ont des modèles historiques souvent négligés, de la rébellion de Jeanne d’Arc aux soulèvements de Stonewall. Ces exemples montrent que les personnes issues de la diversité de genre ne sont pas seulement des victimes de l’oppression, mais aussi des leaders de la résistance.
Un appel à la solidarité et à l’action
L’un des aspects les plus frappants de «Transgender Warriors» est l’appel de Feinberg à la solidarité entre les communautés touchées par différentes formes d’oppression. Le livre préconise une approche intersectionnelle, dans laquelle la lutte pour l’émancipation des genres va de pair avec les mouvements contre le racisme, le sexisme et l’inégalité économique. Feinberg insiste sur le fait que les droits des transgenres ne sont pas distincts des questions sociales plus générales, mais qu’ils constituent un élément essentiel de la lutte pour un monde juste.
Cet appel est particulièrement puissant à la lumière de la réaction contemporaine contre les droits des transgenres. Les forces réactionnaires cherchent à marginaliser les personnes transgenres en les présentant comme une menace pour les valeurs traditionnelles ou comme une mode. Le travail de Feinberg s’oppose à ces mensonges en montrant que la diversité des genres a toujours existé et qu’elle était souvent honorée dans les sociétés avant que les systèmes coloniaux et capitalistes ne la suppriment.
Une arme contre les réactions négatives
À l’heure où les droits des transgenres sont remis en question dans le monde entier, «Transgender Warriors» est plus que jamais d’actualité. Ce livre constitue une arme puissante contre les réactions négatives organisées visant à délégitimer les personnes transgenres et à restreindre leurs droits. L’analyse historique approfondie et le message militant de Feinberg prouvent que la lutte pour les droits des transgenres n’est pas seulement un phénomène moderne, mais un combat fondamental pour la liberté et l’égalité qui remonte à plusieurs siècles.
Ce livre incite non seulement les personnes transgenres, mais aussi les alliés et les militants à s’élever contre l’injustice. Le message de Feinberg est clair: la libération des personnes transgenres est inextricablement liée à la libération de tous les groupes marginalisés. Grâce à la solidarité et à l’action collective, nous pouvons créer un monde où la diversité des genres n’est pas seulement tolérée, mais célébrée comme un élément fondamental de l’expérience humaine.
«Transgender Warriors» n’est pas seulement un livre d’histoire; c’est un manifeste, un chant de lutte et un guide d’action. Le travail de Feinberg nous rappelle que la lutte pour l’émancipation des femmes ne concerne pas seulement les identités individuelles, mais aussi la lutte plus large pour un monde plus juste et plus humain. À une époque où les forces réactionnaires tentent de revenir en arrière, ce livre est un appel non seulement à comprendre l’histoire, mais aussi à la façonner activement dans le présent et l’avenir.
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Cinéma. L’acier a coulé dans nos veines
Ce film réalisé par Thierry Michel et Christine Pireaux rend hommage aux travailleurs de la sidérurgie liégeoise et à leurs luttes pour le maintien de l’outil et de l’emploi à travers les multiples restructurations : Cockerill puis Cockerill-Sambre, puis Arcelor et enfin Arcelor-Mittal.
Le film nous plonge dans l’univers des sidérurgistes liégeois, révélant une saga industrielle et humaine exceptionnelle.
Ce documentaire captivant explore les destins forgés par le fer et le feu, à travers des témoignages personnels et des archives inédites sur 50 ans. Il met en lumière les luttes sociales et la résilience d’une communauté face aux défis économiques.
Plus qu’un simple retour sur le passé, ce film essentiel interroge notre présent et notre avenir, soulignant l’importance de la solidarité et de la mémoire collective.
Sortie en salles à partir du 22 janvier 2025.
Courez vite le voir!
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Intelligence artificielle : le capitalisme n’est pas à la hauteur du potentiel technologique
La récente explosion du cours des actions d’entreprises telles que NVIDIA, stimulée par l’émergence d’applications d’intelligence artificielle (IA) comme ChatGPT, semble être le signe d’un progrès considérable. L’IA pourrait jouer un rôle crucial pour relever des défis sociétaux tels que l’éducation, la planification environnementale et économique, les soins de santé et la médecine. Mais le respect des limites du capitalisme conduit exactement à l’inverse: la logique de profit étouffe le potentiel technologique.
Par Michael Bouchez
L’IA au service de la société ou au service du profit ?
Les grandes entreprises technologiques telles que Microsoft, Google et NVIDIA dominent le marché de l’IA grâce à leur accès à des montagnes de capitaux et à leurs bases de données. Cette position dominante renforce également leur influence sur le développement du secteur et leur permet d’en déterminer les priorités.
La production capitaliste repose sur la maximalisation du profit et non sur les investissements qui visent au bien-être de la collectivité. De là découle le gâchis du gigantesque potentiel de l’IA pour augmenter la productivité et résoudre les problèmes sociaux. Les technologies qui pourraient alléger les charges de travail sont déployées pour réduire les coûts. Au lieu d’accroître la prospérité, l’automatisation entraîne des pertes d’emplois et des inégalités croissantes. Au lieu d’investir dans des applications d’IA qui favorisent la démocratie et la planification en identifiant les besoins de la société, la technologie est déployée pour renforcer les structures de pouvoir existantes et leur contrôle sur le monde.
Parallèlement, l’afflux massif de capitaux vers ces entreprises, avec l’attente de juteux retours sur investissements, alimente une bulle sur le marché boursier. En l’absence de marchés où l’investissement productif est encore rentable, cette croissance est principalement alimentée par l’investissement spéculatif.
Si cette croissance spéculative semble rentable à court terme, les fonds ne sont pas utilisés pour améliorer la production ou résoudre des problèmes sociétaux. Au contraire, les investissements se concentrent sur des applications qui génèrent des profits rapides, comme l’optimisation de la publicité, le comportement des consommateurs et l’exploitation des données, ou encore la surveillance et la répression.
Libérer la technologie du profit
Une critique souvent entendue, mais néanmoins erronée, de l’économie planifiée était qu’il serait impossible de connaître à l’avance les besoins de la société. Aujourd’hui, nous vivons dans une ère où nos besoins sont déterminés par des multinationales qui collectent et revendent nos données pour faire du fric. En retour, les besoins réels liés à la lutte contre la pauvreté, la faim, les catastrophes climatiques et la guerre sont considérés comme insolubles. Imaginez ce que le contrôle démocratique de technologies telles que l’IA, libéré de la nécessité de faire des profits, rendrait possible.
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L’éclatante résistance antifasciste de jeunes marxistes en Bretagne, entretien avec François Preneau et Robert Hirsch
Le livre “Résistance antinazie ouvrière et internationaliste : De Nantes à Brest, les trotskistes dans la guerre (1939-1945)” raconte l’histoire remarquable de jeunes marxistes révolutionnaires engagé.e.s dans la résistance à l’occupation nazie et au capitalisme. Pour eux, la guerre n’a pas signifié de pause dans leur approche basée sur la lutte des classes. Ils et elles ont regroupé des dizaines d’autres jeunes – jusqu’à des soldats allemands ! – autour d’un antifascisme de classe visant à la transformation socialiste de la société. Cet été, nous nous sommes rendus à Nantes pour y rencontrer deux des trois auteurs de cet important ouvrage : François Preneau et Robert Hirsch.
Comment en être venu à écrire ce livre ?
François : “Nous avons découvert que les militants trotskystes de Nantes ont été les premiers à faire de la propagande clandestine contre l’Occupation nazie. De plus, celle-ci était explicitement internationaliste. Ils ont publié un journal clandestin, Front Ouvrier, distribué dans une vingtaine de grandes entreprises nantaises et dont l’influence a été croissante.”
Robert : “Nous sommes nous-mêmes des militants de la IVe Internationale depuis longtemps et nous étions évidemment intéressés par ce groupe de militants qui agissaient dans des moments très difficiles. Dans la situation apocalyptique du début de la Seconde Guerre mondiale, ces jeunes militants, hommes et femmes, disaient qu’il fallait agir ou du moins tenter d’agir.”
Ce qui est frappant avec le Front Ouvrier, c’est qu’il y a toujours eu une tentative s’adresser aux besoins du moment avec une approche de classe. Front Ouvrier comportait des revendications concernant la protection contre les bombardements alliés, sur le contrôle démocratique du ravitaillement ou encore sur les salaires. D’où vient cette approche ?
François : “Il s’agissait de très jeunes travailleurs à une époque où le mouvement ouvrier s’était complètement effondré. Les conditions de vie étaient très difficiles, mais il leur était impossible de rester sans rien faire. Il fallait résister, non pas aux Allemands en tant que tels, mais au fascisme.”
Robert : “Ce sont des jeunes qui ont acquis une première expérience dans les mobilisations autour du Front populaire et des grèves de 1936. Cette expérience figurait régulièrement dans le journal Front Ouvrier. C’est l’expérience de cette révolte de la classe ouvrière qui les a vraiment inspirés. Ils ont voulu stimuler ce potentiel qui réside en son sein. Et pour ça, ils sont partis de la vie quotidienne. Bien sûr, c’était très difficile avec les bombardements, la violence de la répression et la question du ravitaillement. Ce n’était pas non plus facile sur les lieux de travail, avec les petits chefs qui étaient également souvent des collaborateurs. Les descriptions de la vie sur les lieux de travail sont très détaillées et incisives. Il ne s’agit pas d’étudiants qui, de l’extérieur, se tiennent à la porte et disent comment il faut faire.”
François :“Le matériel écrit visait à convaincre les travailleurs que ce qui se passait dans leur entreprise était important et qu’il fallait reprendre la lutte. Il tentait également de convaincre les travailleurs qu’une véritable paix ne serait possible qu’avec le renversement du capitalisme. Il s’agissait de lutter contre le nazisme, mais aussi de mettre fin au système qui lui avait donné naissance. D’où le slogan récurrent “Pain, paix, liberté”. C’était la formule à l’époque de la lutte pour le socialisme.”
“Ce slogan fait référence à la lutte des années 1930. Front Ouvrier est sorti principalement en 1943-44, à un moment où il y avait aussi l’expérience des grèves italiennes de l’été 1943 qui ont joué un rôle crucial dans le renversement de Mussolini. Il était clair que des mouvements étaient possibles, que la révolution pouvait avoir lieu, même en Allemagne. La peur existait, mais aussi une compréhension du potentiel de la classe ouvrière.”
Quelle était la particularité de la résistance autour du Front Ouvrier ?
Robert : “Ces jeunes ne se contentaient pas d’obéir. Ils réfléchissaient, faisaient des choix, débattaient. Même pendant la guerre, il y avait des discussions et la diffusion de bulletins internes. Il y a même eu un congrès durant la guerre.
“Front Ouvrier était un journal, mais aussi une démarche politique. S’il y a une chose que Robert Cruau, le pionnier du groupe en Bretagne, a défendu toute sa vie, c’est que l’émancipation de la classe ouvrière sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes. C’est à leur côté et avec eux que l’on pouvait construire une résistance ouvrière réellement active avec une forte conscience politique. Cela a toujours été essentiel pour Front Ouvrier : on ne fait pas à la place des gens, on fait ensemble. Si on ne fait pas ça, on ne construit rien non plus.
“Par ailleurs, une approche internationaliste a toujours été adoptée. Dans Front Ouvrier, vous ne lirez jamais des termes comme ‘boches’, ce qui était très courant dans la presse communiste. A Brest, de petits articles en allemand étaient également régulièrement publiés dans le Front Ouvrier.”
Cela nous amène à parler du travail effectué en Bretagne à destination des soldats allemands. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
François : “L’approche du Parti communiste était que chaque soldat allemand éliminé était un ennemi de moins. Mais pour les trotskistes, un soldat allemand gagné à leur cause était un futur combattant de la révolution allemande. C’est pourquoi il n’y avait pas de slogans nationalistes.”
Robert : “Robert Cruau avait l’idée que les gens devaient s’organiser. Cela n’avait toutefois rien d’évident d’imaginer des soldats allemands qui s’organisent et se retrouvent avec des militants trotskistes ! Il s’agissait surtout de jeunes ou d’anciens syndicalistes d’Allemagne. Il y avait par exemple un homme dont le père avait encore député communiste avant le régime nazi. Peut-être entre 20 et 27 soldats allemands ont participé à ce groupe d’« Arbeiter und Soldat » à Brest.
“Alors que l’armée allemande déplaçait généralement ses troupes d’une ville à l’autre tous les quelques mois afin d’éviter que des liens ne se tissent avec la population locale, il en allait différemment à Brest. Avec une base navale, on a besoin de soldats, mais aussi de techniciens qui restent sur place plus longtemps. Cela facilitait l’établissement de ces liens.
La police militaire allemande n’a évidemment pas apprécié de trouver des exemplaires d “Arbeiter und Soldat”. Et certainement pas quand les soldats allemands de Brest ont eux-mêmes distribué quatre numéros de leur propre journal, “Zeitung für Soldat und Arbeiter im Westen”. Nous n’avons pas tout retrouvé d’exemplaires de ce journal, mais nous avons le témoignage de celui qui l’a dactylographié, André Calvès.
Dans ce journal, il y avait un éditorial politique qui montrait que pour arrêter la guerre, il fallait en finir avec le capitalisme. On y lisait aussi des échos de soldats allemands qui s’étaient rendus en Allemagne en permission et qui y avaient vu les ravages de la guerre. Ils rapportaient que Hambourg n’était pas beaucoup mieux lotie que Brest. Et puis on y trouvait des articles sur la responsabilité de chaque soldat allemand : “Les Français nous détestent souvent, mais que faisons-nous ? Nous les persécutons.” C’était donc un contenu très révolutionnaire.
Après le quatrième numéro, tout le groupe a été massacré. Nous ne connaissons pas les détails, nous n’avons pas trouvé les archives de la Gestapo à ce sujet. Le groupe a-t-il été infiltré ? Quelqu’un a-t-il été brisé et a parlé ? Nous n’en savons rien. Mais la répression a été terrible. Publier un journal avec des soldats allemands, dirigé contre le nazisme, c’était bien entendu une attaque directe contre l’armée allemande.”
Après la guerre, un travail a également été organisé à destination des prisonniers de guerre allemands.
“Quand André Calvès est rentré en 1946, son premier réflexe a été de parler à d’autres camarades qui revenaient de déportation, et de dire : le combat que nous menions, qu’est-ce que c’était ? C’était de dire : ce sont nos frères de classe. Et que font-ils maintenant avec les prisonniers de guerre allemands ? Ce sont des esclaves du capital. Et nous ne faisons rien ? Finalement, ils parviennent à avoir un bref contact avec quelques dizaines de prisonniers de guerre allemands, notamment en leur distribuant du matériel obtenu auprès de leurs camarades britanniques.
“Lors du redémarrage des syndicats français, ils sont parvenus à convaincre 35 prisonniers allemands d’adhérer à la CGT. Imaginez : Brest était une ville en ruine et soudain 35 Allemands frappaient à la porte du syndicat pour y adhérer. Les prisonniers de guerre allemands ont donc reçu la visite de jeunes Français qui sont venus les voir en leur disant qu’ils étaient des frères de classe. C’est vraiment un exemple remarquable d’internationalisme.”
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Ils ont volé notre histoire! La queerphobie nazie et la destruction de l’Institut de Sexologie de Magnus Hirschfeld en 1933
Non, le mouvement et l’activisme LGBTQIA+ ne sont pas nés le 28 juin 1969 à Greenwich Village lors du soulèvement de Stonewall. Le mouvement LGBTQIA+ moderne est en réalité né en Allemagne dans la seconde moitié du 19e siècle. Lors de notre week-end antifasciste début juillet, notre camarade Sam est revenu.e sur ces racines que le fascisme avait tenté d’arracher et dont l’héritage fut crucial pour le mouvement de libération LGBTQIA+ des années ‘60 et ‘70.
Karl Heinrich Ulrichs, un pionnier
Du début des années 1860, Karl Ulrichs fut le premier à reconnaître publiquement les personnes LGBTQIA+ en tant que minorité opprimée devant se battre pour son émancipation. Pionnier de la sexologie autant que précurseur du militantisme LGBTQIA+, il a souligné la nécessité d’adopter des termes clairs plutôt que des descriptions vagues et a également écrit sur ce qu’il décrivait comme le « troisième genre », que nous appelons aujourd’hui non-binaire ou genre queer. Il fut encore le premier à reconnaître véritablement l’existence de l’homosexualité féminine, chose très controversé à l’époque.
Karl Ulrichs voyageait à travers l’Europe pour organiser des réunions clandestines afin de parler de la LGBTQIA+phobie et de la manière de lutter contre l’oppression, dans le but de mobiliser les individu·e·x·s pour qu’elles/iels/ils agissent eux-mêmes, car son objectif principal restait l’activisme. Il a d’ailleurs organisé une ou plusieurs réunions de ce type en Belgique (probablement à Bruxelles). Il n’est cependant pas parvenu à construire un véritable mouvement.
Hirschfeld et l’Institut de sexologie
Après l’unification de l’Allemagne sous la forme d’un État-nation en 1871, les paragraphes 175 et 175b ont été inscrits dans le Code pénal allemand (Strafgesetzbuch). Ils ont criminalisé l’homosexualité de 1871 à 1994, mais interdisaient aussi très clairement aux individu·e·x·s d’être transgenres ou non conformes au genre. Bien que l’homosexualité entre femmes cisgenres n’était pas strictement interdite, l’« article 175 » a également été utilisé pour persécuter et emprisonner des lesbiennes. À partir de 1880, il y a même eu à Berlin une unité de police dédiée uniquement à l’arrestation des personnes LGBTQIA+.
C’est dans ce contexte que s’est déployée l’activité de Magnus Hirschfeld, lui-même homosexuel, à partir de son expérience de médecin et de psychologue, au début des années 1890. En 1897, il a fondé le Comité humanitaire scientifique (Wissenschaftlich-humanitäres Komitee) pour la réforme juridique de l’article 175, dont la devise était « par la science vers la justice » et qui reposait sur la combinaison de l’action politique, de la recherche scientifique et de l’éducation publique.
Bien que ses premiers écrits n’aient porté que sur les personnes gays et lesbiennes, il a rapidement commencé à accorder plus d’attention aux personnes transgenres et à celles qui ne se conforment pas au genre. Dans son livre phare « Die Transvestiten », il a nuancé l’idée d’Ulrichs sur l’existence d’un soi-disant « troisième genre discret ». Il était plutôt convaincu que le genre constituait un spectre et qu’il existait de multiples (ou nombreuses) identités de genre. Il a également établi une distinction entre le sexe biologique et le genre, de même qu’entre orientation sexuelle et identité de genre.
En 1919, il a fondé avec d’autres psychologues, médecin·e·x·s et activistes l’Institut für Sexualwissenschaft (Institut pour la science sexuelle) à Berlin, qui fournissait des conseils médicaux et psychologiques sur une série de questions sexuelles, principalement pour les personnes LGBTQIA+, mais pas seulement. Un autre objectif important de l’institut était la recherche scientifique claire et détaillée. L’Institut comprenait par ailleurs des archives, une bibliothèque et un musée visité par plus de 3.500 personnes chaque année. Des conférences y étaient organisées, comme le congrès international sur l’homosexualité. La même année, l’Institut a sorti le premier film de l’histoire sur l’homosexualité : « Anders als die Anderen ».
Très vite, les activités de l’institut ont été visées par des groupes d’extrême droite et conservateurs, comme les Freikorps et plus tard les SA. L’Institut était également un refuge pour personnes transgenres et non binaires.
Hirschfeld n’a certainement pas été le seul à effectuer de telles recherches, mais il fut une source d’inspiration directe pour presque tout le monde. Un ou plusieurs activistes agissant de manière indépendante ne constituent pas pour autant des mouvements sociaux. Voilà quelle était la grande différence avec Hirschfeld et son institut.
Il s’agissait du tout premier véritable mouvement LGBTQIA+ alliant recherche scientifique, activisme dans les rues et un travail d’éducation par le biais de magazines, de journaux et de tout un mouvement littéraire, avec le soutien des mouvements socialistes, anarchistes et féministes, y compris par-delà les frontières, notamment en tissant des liens avec les bolcheviks et l’Union soviétique, du moins jusqu’à ce que le totalitarisme bureaucratique stalinien n’en décide autrement.
Magnus Hirschfeld était particulièrement en relation avec les militantes féministes socialistes Clara Zetkin (à qui l’on doit la Journée internationale de lutte des droits des femmes) et Alexandra Kollontaï, ainsi que d’August Bebel, dirigeant du parti social-démocrate allemand, par ailleurs auteur du livre « La femme et le socialisme » (1891). Sans jamais avoir adhéré officiellement à un parti, la pensée de Hirschfeld était fortement influencée par les idéaux socialistes. Il défendait la plus forte solidarité possible entre le mouvement LGBTQIA+ et le combat féministe.
La persécution nazie
Les nazis ont qualifié Hirschfeld « l’Allemand le plus dangereux ». À l’époque, l’homosexualité était également appelée de manière moqueuse « l’amour allemand » ou « la maladie allemande », conséquence directe des travaux de Magnus Hirschfeld et de son institut.
Peu après leur arrivée au pouvoir en 1933, les nazis ont commencé à interdire les livres qu’ils considéraient comme « non allemands », y compris l’ensemble de l’œuvre de Magnus Hirschfeld. Ses livres ont été parmi les premiers à être interdits.
Le 6 mai 1933, les nazis ont détruit l’ensemble de l’institut, au cours d’un spectacle macabre, avec une fanfare et une foule d’environ 200 personnes invitées à regarder la démolition avec boissons et snacks à leur disposition. La persécution des personnes LGBTQIA+ par les nazis plongea alors dans l’horreur, de nombreuses personnes étant arrêtées, torturées et/ou déporté·e·x·s dans des camps de concentration.
La destruction de l’institut et l’inculpation du personnel n’étaient pas des surprises, mais cela s’est produit beaucoup plus rapidement que ce à quoi tout le monde s’attendait. Toute la bibliothèque et les archives de l’institut ont été perdues, le travail de toute une vie de Hirschfeld et de beaucoup d’autres. Hirschfeld est mort en exil en France quelques mois plus tard. En mai 1933, il était en tournée mondiale hors d’Allemagne pour avertir des dangers du fascisme.
Jusqu’en 1934, les poursuites à l’encontre des personnes LGBTQIA+ étaient du ressort de la police. À partir de cette date, la Gestapo a créé une nouvelle unité, le « Bureau spécial II S », qui se consacrait uniquement à la poursuite des personnes LGBTQIA+ et des personnes ayant eu recours à l’avortement. La loi a été modifiée de manière que les preuves ne soient plus nécessaires.
Plus de 160.000 homosexuels et transsexuels ont connu les camps de concentration et les prisons nazis. Les personnes survivantes ont ensuite continué à être persécutées par le gouvernement allemand. Il n’existe malheureusement pas de chiffres fiables concernant le nombre de lesbiennes envoyées dans les camps de concentration.
Le sort des personnes LGBTQIA+ sous le nazisme a toujours été tenu à l’écart de l’histoire. Il a fallu attendre environ 70 ans pour qu’elles/iels/ils soient officiellement reconnues comme victimes. Nous pouvons entretenir leur mémoire en poursuivant leur combat, par la liaison de la lutte pour l’émancipation LGBTQIA+ et de la lutte antifasciste. Ce n’est qu’en s’organisant et en luttant que l’on peut réaliser de réels progrès.
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Lecture conseillée : “Fascisme fossile. L’extrême droite, l’énergie, le climat”
Comment les régions tropicales pourraient s’adapter à un réchauffement de 4°C ? “En se transformant en terrains vagues où peu de gens vivront. Pourquoi n’est-ce pas une option?” Cette réponse révoltante est celle d’un économiste, Andrew Lilico, au magasine britannique Telegraph. Elle clarifie de suite à quel point le racisme est lui aussi lié à la thématique du climat. Et une force en plein essor lui donne une expression politique effroyable alors que les températures moyennes battent des records. Le livre “Fascisme fossile. L’extrême droite, l’énergie, le climat”, du Zetkin Collective, est un outil précieux pour cerner le phénomène.
Cet ouvrage collectif a été écrit en 2019, l’année des grèves mondiales de la jeunesse pour le climat. Cinq années ont passé. Les tendances qu’il esquissait ont largement été confirmées par les succès électoraux de l’extrême droite aux élections européennes, qui reposaient notamment sur une rhétorique anti “écologie punitive”. De quoi considérablement enrichir la première partie du livre, qui aborde l’évolution du négationnisme climatique des multinationales de l’énergie (ce que le collectif appelle le “capitalisme fossile primitif”) vers une stratégie plus subtile de “gouvernance climatique capitaliste” et la reprise de ce négationnisme par l’extrême droite, parfois sous un verni propagandiste de “nationalisme vert”.
L’état des lieux dressé des 30 ou 40 dernières années ne manque franchement pas d’intérêt. Il est complété par un retour sur les analyses visionnaires de la militante communiste Clara Zetkin, dont le collectif tire son nom, renommée pour son rôle de pionnière dans la défense d’un féminisme socialiste, mais qui fut aussi la première, en 1923, à publier un essai s’intéressant en profondeur au phénomène nouveau qu’était alors le fascisme. D’autres militants révolutionnaires sont abordés, comme Léon Trotsky, dans le but de dégager à partir du passé des pistes de réflexion et d’action autour d’une certitude (que nous partageons): plus la Terre se réchauffera, plus la défense du climat et l’antifascisme tendront à ne former directement qu’un seul et même combat autour d’un socle nécessairement anticapitaliste.
“Une transition ne se produira qu’à travers d’intenses polarisation et confrontations et cela pourrait ne pas être beau à voir”, développe la préface. Cette compréhension est encore plus vivace aujourd’hui, l’illusion selon laquelle l’abandon des énergies fossiles sera un processus fluide et raisonné n’est plus défendue par grand monde. À ce titre, le rôle central de la classe travailleuse et de ses méthodes dans ce combat pour vaincre aurait mérité d’être plus fortement souligné dans l’ouvrage. Mais cela ne l’empêche pas de constituer un important outil d’analyse pour renforcer l’arsenal de réflexion de l’antifasciste de l’Ère du désordre.
Fascisme fossile. L’extrême droite, l’énergie, le climat, Zetkin Collective, La Fabrique, 2020, 368 p., 18 €.
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La Quatrième Internationale et la guerre
Il y a 80 ans, le 31 décembre 1943, 18 dirigeants du parti trotskiste Socialist Workers Party (SWP) ont été déférés à la prison de Minneapolis pour « activité subversive » visant à « saper ou renverser » l’État américain. Faisant ses adieux aux membres du SWP avant 14 mois de prison, le secrétaire national du parti, James Cannon, a expliqué qu’à l’instar de l’insurgé antiesclavagiste John Brown (« la plus grande figure de toute l’histoire de l’Amérique »), ils avaient « vu l’abomination de la guerre impérialiste et nous avons été contraints de dire la vérité au peuple à ce sujet. Nous avons vu la possibilité d’une société socialiste et nous avons lutté pour celle-ci à tout prix et en dépit de tous les dangers ».
Par Paul Moorhouse
Cet article examine comment les trotskystes du monde entier ont répondu à ces contraintes pendant la Seconde Guerre mondiale et ont lutté, « en dépit de tous les dangers », pour construire les maigres forces de la Quatrième Internationale (FI).
Alors que les « 18 de Minneapolis » étaient emprisonnés, des dirigeants du Revolutionary Communist Party (RCP) britannique étaient emprisonnés et leur libération obtenue grâce à une campagne de masse.
La Gestapo a assassiné à Paris le trotskyste allemand Martin Monath tandis que le Belge Abraham Leon, âgé de 23 ans, a péri dans les chambres à gaz d’Auschwitz. Au Viêt Nam, Tạ Thu Thâu, dirigeant de la plus grande section de la Quatrième internationale, emprisonné pendant cinq ans en 1939 par les autorités coloniales sur ordre de la « démocratique » Troisième République française, avait été libéré par les mêmes autorités, qui agissaient désormais au nom du régime collaborationniste de Vichy. Tạ, frappé d’une interdiction d’exercer ses droits civiques pendant dix ans, a rejoint la résistance clandestine, mais a été exécuté dans l’année qui a suivi par le nouveau gouvernement « communiste » du Viêt Minh. Interrogé à Paris à son sujet par Daniel Guérin, Ho Chi Minh a expliqué au sujet de Tạ : « Ce fut un patriote et nous le pleurons », avant d’ajouter : « mais tous ceux qui ne suivront pas la ligne tracée par moi seront brisés. »
Quelles idées ont inspiré de tels sacrifices ? Quelle menace la Quatrième internationale représentait-elle pour convaincre le nazisme allemand, ses alliés et ses opposants « démocratiques », ainsi que les staliniens comme Ho, qu’il fallait les « briser » ?
L’agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internationale (le Programme de transition)
La réponse se trouve dans l’analyse que fait la Quatrième internationale de la nature impérialiste de la guerre mondiale. En 1938, lors de son Congrès de fondation, elle expliquait dans le Programme de transition: « La guerre impérialiste est la continuation et l’exacerbation de la politique de pillage de la bourgeoisie; la lutte du prolétariat contre la guerre est la continuation et l’exacerbation de sa lutte de classe. L’apparition de la guerre change la situation et partiellement les procédés de lutte entre les classes, mais ne change ni les buts ni la direction fondamentale de celle-ci. La bourgeoisie impérialiste domine le monde. C’est pourquoi la prochaine guerre, par son caractère fondamental, sera une guerre impérialiste. Le contenu fondamental de la politique du prolétariat international sera, par conséquent, la lutte contre l’impérialisme et sa guerre. Le principe fondamental de cette lutte sera: “L’ennemi principal est dans notre PROPRE PAYS”, ou : “La défaite de notre propre gouvernement (impérialiste) est le moindre mal”. »
« Mais tous les pays du monde ne sont pas des pays impérialistes. Au contraire, la majorité des pays sont les victimes de l’impérialisme. Certains pays coloniaux ou semi-coloniaux tenteront, sans aucun doute, d’utiliser la guerre pour rejeter le joug de l’esclavage. De leur part, la guerre ne sera pas impérialiste, mais émancipatrice. Le devoir du prolétariat international sera d’aider les pays opprimés en guerre contre les oppresseurs. Ce même devoir s’étend aussi à l’URSS ou à tout autre État ouvrier qui peut surgir avant la guerre ou durant la guerre. La défaite de tout gouvernement impérialiste dans la lutte contre un État ouvrier ou un pays colonial est le moindre mal. »
Le Programme de transition applique au nouveau conflit l’internationalisme révolutionnaire de Lénine et des bolcheviks pendant la première guerre mondiale. En rédigeant les Thèses sur la guerre et la Quatrième Internationale de 1934, puis le Manifeste de la Quatrième Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale de 1940, Léon Trotsky, fondateur et (jusqu’à son assassinat en 1940) dirigeant de la Quatrième Internationale, a toujours refusé de faire la moindre concession à la « défense nationale » de collaboration de classe : « la défaite de notre propre gouvernement est un moindre mal » (par rapport à l’abandon de la lutte des classes).
Cependant, la Quatrième internationale ne pouvait pas se contenter de répéter le slogan avancé par Lénine contre les trahisons des dirigeants de l’Internationale socialiste en 1914 : « le défaitisme révolutionnaire ». Leurs slogans devaient avoir un contenu contemporain significatif. Comme l’explique le dernier article de Trotsky (incomplet sur son bureau lorsque l’assassin de Staline lui a fendu le crâne avec un piolet), Lénine s’adressait à une « petite minorité révolutionnaire…, cette réponse purement négative servait de base… à la formation des cadres… elle ne pouvait pas gagner les masses qui ne voulaient pas d’un conquérant étranger ». En 1917, « les bolcheviks, en l’espace de huit mois, ont conquis l’écrasante majorité des travailleurs (…) ce qui a été décisif, ce n’est pas le refus de défendre la patrie bourgeoise, mais le slogan : “Tout le pouvoir aux soviets !” » La Quatrième internationale avait besoin de slogans qui s’adressaient à la conscience des masses 25 ans plus tard.
Certains trotskistes, évitant cette tâche exigeante, se sont accrochés au slogan de Lénine, le réduisant à une parodie. En Grande-Bretagne, au début de la guerre, la Revolutionary Socialist League (RSL), qui était alors la section officielle de la Quatrième internationale, a même attaqué la Workers International League (qui devient plus tard le Revolutionary Communist Party (RCP) et constitue le prédécesseur du PSL et de ses organisations-sœurs) pour avoir exigé des abris anti-aériens adéquats pour les travailleurs (en allant par exemple ouvrir de force les stations de métro de Londres qui étaient alors fermées de nuit). La RSL qualifiait cela de « collaboration de classe défensiste ». La WIL a répondu : « Si tout ce qui était demandé aux révolutionnaires était de répéter ad nauseam des phrases et des slogans empruntés aux grands maîtres du marxisme (…) la révolution serait vraiment simple (…) chaque sectaire serait un maître stratège ». Intervenant avec audace avec une campagne consacrée aux raids aériens et dans diverses luttes ouvrières, la WIL, qui comptait neuf militants dans l’ouest de Londres en 1937, est devenue une organisation nationale de plusieurs centaines de personnes formant le noyau de la nouvelle section britannique de la Quatrième Intrnationale, le RCP, en 1944.
Au fur et à mesure que la guerre progressait, les trotskystes du monde entier ont débattu de deux dimensions du conflit auxquelles les bolcheviks n’avaient pas été confrontés 25 ans auparavant. La défense de l’Union soviétique et ce que l’on a appelé la « Politique militaire du prolétariat » (PMP).
La guerre était un conflit prédateur pour le contrôle des colonies et des marchés mondiaux entre diverses puissances impérialistes (c’est essentiellement ce à quoi se réduit la « deuxième guerre mondiale »), mais elle était également considérée, tant par les puissances fascistes de l’« Axe » que par l’impérialisme britannique et américain, comme une occasion de régler l’autre « affaire inachevée » de 1918 : le renversement de l’État ouvrier en URSS et la destruction des conquêtes de la révolution de 1917.
La dictature bureaucratique de Moscou, qui craignait la classe ouvrière internationale, ne pouvait pas défendre efficacement la révolution, et encore moins l’étendre. Les révolutionnaires authentiques devaient défendre l’URSS, en dépit de son régime politique oppressif marqué par les procès-spectacles et les camps de travail, alors même que Staline passait d’une alliance à l’autre avec les blocs impérialistes rivaux. Il avait ainsi conclu un pacte avec Hitler au début de la guerre, notamment pour conquérir la Pologne et la répartir entre l’Allemagne et l’URSS.
Trotsky a consacré une grande partie de sa dernière année à s’opposer à une minorité au sein du SWP américain, dirigée par Max Shachtman, qui interprétait les trahisons staliniennes et l’invasion soviétique de la Finlande comme des preuves que l’Union soviétique n’était plus un État ouvrier. Les contributions de Trotsky à ce débat, publiées sous le titre En Défense du Marxisme, constituent toujours un classique de la théorie marxiste.
Il est particulièrement intéressant de comparer ce livre à l’ouvrage complémentaire de James Cannon, The Struggle for a Proletarian Party (La lutte pour un parti prolétarien, non traduit). Constructeur de parti et agitateur hors pair, Cannon a toujours donné la priorité à l’organisation et au sens de l’opportunité plutôt qu’aux fondements théoriques.
Lors de la scission de 1940, Trotsky a comblé cette lacune, renforçant ainsi le parti à long terme. Sans bénéficier de la retenue de Trotsky, Cannon a eu moins de succès. Son anxiété en 1938 pour imposer l’« unité » organisationnelle aux groupes trotskystes disparates de Grande-Bretagne a eu pour conséquence que, pendant une grande partie de la guerre, la propagande de la RSL (la section officielle de la Quatrième internationale) était un mélange éclectique de « défaitisme » gauchistes sur les abris antiaériens et d’« antimilitarisme » pacifiste, à des années-lumière de la stratégie au centre du second débat au sein de l’Internationale, consacré à la « Politique militaire du prolétariat » (PMP).
La WIL, qui n’était pas reconnue par la Quatrième internationale et ne bénéficiait pas de son soutien, s’est chargée d’appliquer cette politique et a pu développant une base solide pour le trotskisme sur les lieux de travail et dans les forces armées, tandis que les fractions « unifiées » au sein de la RSL se sont désintégrés. Bien que cette erreur n’ait pas été fatale, le refus de Cannon de réévaluer les perspectives pour la période d’après-guerre, au lieu de répéter abstraitement et sans contexte des formules tirées du texte du Programme de transition, a détruit la Quatrième internationale en tant que véhicule de la lutte révolutionnaire.
Qu’est-ce que la politique militaire du prolétariat et comment est-elle née ? En mai 1940, l’Allemagne a envahi la France. En quelques semaines, les politiciens capitalistes de la Troisième République ont fait la paix avec Hitler, beaucoup rejoignant le régime collaborationniste de Vichy en charge du sud de la France pour le compte du nazisme. En juillet, le journal de la WIL, Young Socialists, expliquait comment les patrons français, se souvenant de la Commune de Paris de 1871, avaient refusé d’armer les travailleurs : « La France a été trahie. La véritable cinquième colonne était le gouvernement de capitulation des financiers, des industriels, des millionnaires et des généraux… Plutôt que de perdre tous leurs profits par une victoire des masses françaises, ces « patriotes » préféraient s’assurer des miettes… de la table des nazis. »
Cela souligne l’incapacité des États-nations capitalistes à fournir de manière fiable ce dont les travailleurs ont besoin : une protection contre l’invasion et l’occupation, et le renversement de la répression fasciste. Les capitalistes craignaient de voir la classe ouvrière prendre les armes. Dans les dernières « démocraties », la Grande-Bretagne et les États-Unis (qui se préparaient déjà à entrer en guerre), les révolutionnaires devaient dénoncer cette situation et plaider en faveur de l’armement des travailleurs en tant que classe.
Depuis le banc des accusés du procès pour sédition de Minneapolis en novembre 1941 (avant l’entrée en guerre des États-Unis), Cannon a expliqué : « Nous sommes favorables à une formation militaire universelle, et non à la méthode utilisée par le gouvernement capitaliste actuel. Les travailleurs devraient recevoir une formation militaire sous la direction des syndicats, ce qui éliminerait l’un des plus grands défauts de l’appareil militaire actuel, à savoir le fossé social qui sépare le travailleur-soldat de l’officier. »
La guerre n’était pas une guerre de la démocratie contre le fascisme : « Hitler veut dominer le monde, mais les capitalistes américains [ont] la même idée (…) les soixante familles qui possèdent l’Amérique sont les plus grands ennemis de la démocratie chez nous (…) ils utiliseraient la guerre pour éliminer les libertés civiles chez eux, pour obtenir la meilleure imitation du fascisme qu’ils puissent. »
« Un État ouvrier mènerait une guerre révolutionnaire contre le nazisme en promettant de ne pas imposer une autre paix de Versailles (…) de ne pas paralyser le peuple allemand… de ne pas lui enlever ses vaches laitières… de ne pas affamer les bébés allemands. Nous leur [proposerions] :« une réorganisation du monde sur une base socialiste équitable ». Nous leur dirions également : « nous allons construire la plus grande armée du monde, pour la mettre à votre disposition, afin d’aider à écraser Hitler par la force des armes sur un front, pendant que vous vous révoltez contre lui sur le front intérieur. »
S’opposant à la fois à la guerre impérialiste et au pacifisme, la Quatrième Internationale a résisté aux pressions en faveur d’une trêve dans la lutte des classes pour la durée de la guerre. En Grande-Bretagne, les trotskystes ont soutenu les grèves dans les mines et dans d’autres industries en créant une Militant Workers Federation (Fédération militante des travailleurs, MWF) afin de relier la résistance de la base et des travailleurs. Lorsque les apprentis ingénieurs de Tyneside se sont mis en grève contre la conscription dans les mines de charbon, ils se sont tournés vers le RCP et la MWF nouvellement créés pour obtenir leur soutien et ont remporté la victoire. Les dirigeants des mines se sont plaint au gouvernement : « si les [apprentis] sont autorisés à débrayer… on ne peut guère reprocher à nos gars de faire de même, il est temps que la situation soit gérée avec fermeté ».
Deux membres travaillistes du cabinet de coalition, le ministre de l’intérieur Herbert Morrison et le ministre du travail Ernest Bevin, sont à l’origine de l’emprisonnement de quatre membres du RCP en vertu des lois antisyndicales adoptées par le gouvernement conservateur à la suite de la défaite de la grève générale de 1926. Le secrétaire général du RCP, Jock Haston, et le secrétaire de la MWF, Roy Tearse, ont été condamnés à des peines de 12 mois de prison. Une vaste campagne a permis d’obtenir leur acquittement en appel. Outre les lieux de travail dans tout le pays, les soldats d’Afrique du Nord ont apporté leur soutien. Une pétition publiée dans le Eighth Army News (le journal de la 8e armée) déclarait : « Le droit de grève fait partie de la liberté pour laquelle nous nous battons. Le vrai coupable, c’est le gouvernement qui laisse l’industrie aux mains des exploiteurs qui intensifie l’exploitation.»
Les arrestations ont également été débattues au Parlement des forces du Caire, ce qui témoignait du succès croissant de la WIL/RCP dans l’application de la PMP. En février 1944, 600 soldats ont assisté à une session du Parlement qui a adopté une résolution proposée par les membres du RCP en faveur de la nationalisation des banques, des terres, des mines et des transports afin de construire 4 millions de nouveaux logements sociaux.
Le Parti communiste de Grande-Bretagne a par contre apporté un soutien enthousiaste à cette répression. En effet, les staliniens du CPGB en voulaient encore plus ! Le député communiste DN Pritt a demandé à Morrison de fermer le journal du RCP, Socialist Appeal. Lorsque la coalition avait interdit le Daily Worker du PC en janvier 1941, la WIL s’était opposée à cette mesure en la qualifiant d’attaque contre la démocratie et le mouvement ouvrier. En 1941, le PC avait attaqué la guerre en la qualifiant d’« impérialiste », défendant le pacte de Staline avec Hitler. Mais le 22 juin 1941, Hitler a envahi l’URSS et Staline a opéré un virage à 180 degrés pour conclure une alliance avec la Grande-Bretagne et, après Pearl Harbour, avec l’impérialisme américain.
En août, Socialist Appeal écrivait : « Parce qu’Hitler ne leur laisse pas d’autre choix, la bureaucratie est obligée de défendre l’Union soviétique. Mais d’une manière bureaucratique déformée, en dévorant les quatre cinquièmes des biens produits pour la consommation, c’est pour cela qu’ils se battent. Staline souhaite la défaite d’Hitler [mais] il ne souhaite pas une révolution prolétarienne en Allemagne… la prise du pouvoir par le prolétariat allemand balaierait le stalinisme ! »
Le Parti communiste de Grande Bretagne s’est mis au diapason de ses maîtres moscovites, expliquait Socialist Appeal : « Le Comintern perverti, qui avait été vendu pour apaiser Hitler, est maintenant échangé contre des machines-outils et des Spitfire. En mai 1943, Staline a à nouveau capitulé devant l’impérialisme en dissolvant l’Internationale de Lénine. Lors de la conférence de Yalta, en février 1945, il a concédé encore davantage : il divise l’Europe en « sphères d’influence ». Les États d’Europe de l’Est occupés par l’Armée rouge devaient être le fief de la Russie, tandis que l’impérialisme régnerait en maître en France, en Italie et en Grèce, où Staline a accepté que les partisans communistes soient désarmés, emprisonnés et torturés par des collaborateurs fascistes sous la supervision de la Grande-Bretagne. Le 3 décembre 1944, des soldats britanniques ont tué 28 manifestants non armés à Athènes, qui portaient des drapeaux grecs, américains, britanniques et soviétiques et scandaient : « Viva Churchill, Viva Roosevelt, Viva Stalin ». »
L’impérialisme n’appréciait pas la domination de la bureaucratie à l’est de ce qui est devenu le « rideau de fer », et la frustration des capitalistes de perdre le pouvoir de piller et d’exploiter une grande partie de l’Europe a alimenté la guerre froide, mais la WIL a expliqué au début de l’année 1944 : « La force de l’Union soviétique [oblige] les impérialistes à parvenir à un accord (…) la lassitude de la guerre et l’amertume des masses dans le monde entier entraînent une explosion révolutionnaire (…) l’Europe occupée se tourne vers l’Union soviétique pour trouver une issue. Et en Grande-Bretagne, et en Amérique aussi, la classe ouvrière regarde l’Union soviétique avec sympathie (…) Les impérialistes sont obligés de faire des compromis avec la bureaucratie du Kremlin. Ils peuvent le faire parce que Staline craint la révolution socialiste en Europe autant qu’eux-mêmes. La bureaucratie stalinienne est la seule force qui peut les aider à écraser les masses en Europe. »
La victoire de Stalingrad a finalement permis à une personne sur trois dans le monde de vivre dans une économie planifiée pendant le demi-siècle suivant. Ce n’est cependant pas la victoire de Staline. C’est la victoire posthume de Lénine, de Trotsky et des innombrables autres bolcheviks qu’il a emprisonnés, torturés et assassinés. Une victoire arrachée en dépit de la mauvaise gestion répressive de la bureaucratie. Les travailleurs russes ont enduré les sièges de Leningrad et de Stalingrad et une génération de jeunes est morte en combattant pour défendre leur État. Ces sacrifices pour défendre l’économie planifiée ont répondu au cynisme défaitiste de Shachtman et de l’opposition du SWP de 1940 par des arguments écrits dans le sang.
En outre, la bureaucratie a insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’une guerre révolutionnaire de la classe ouvrière, mais d’une « grande guerre patriotique », remplaçant l’internationalisme révolutionnaire de Lénine et Trotsky par le chauvinisme et le racisme anti-allemand. La même approche a prévalu dans l’Europe occupée : les militants communistes ont formé l’épine dorsale des mouvements de résistance mais n’ont pas critiqué les dirigeants capitalistes. Les occasions de faire appel aux soldats allemands sur une base de classe, comme l’a fait l’Armée rouge en 1918-1921, ont été gâchées : le seul « bon Allemand » était un « Allemand mort », disaient les staliniens. En revanche, Martin Monath fut la cible de la Gestapo pour son rôle dans la production de Arbeiter und Soldat (Travailleur et Soldat), diffusé parmi les soldats et les travailleurs allemands par les trotskystes français.
Le soutien apporté en temps de guerre aux gouvernements impérialistes a également conduit les staliniens à abandonner l’anti-impérialisme dans le monde colonial, au moment même où ces luttes prenaient de l’ampleur (comme le prévoyait le programme de transition ). En Inde, le parti communiste a « gelé » l’indépendance en confiant la direction de la lutte de libération nationale aux nationalistes du Congrès issus de la classe moyenne. En France, les trotskystes ont pu recruter parmi les travailleurs indochinois internés parce que, contrairement aux staliniens, ils soutenaient leur libération.
Les victoires « socialistes » à l’Est et l’aide stalinienne pour faire dérailler les luttes à l’Ouest, ainsi que l’isolement relatif des révolutionnaires authentiques ont permis au capitalisme de consolider son emprise sur l’Europe occidentale, en utilisant la domination économique accrue de l’impérialisme américain pour financer la reconstruction des économies dévastées par la guerre, en concédant des réformes afin d’éviter la révolution.
Les dirigeants du RCP, qui ont qualifié ce processus de « contre-révolution sous une forme démocratique », et une minorité du SWP (dirigée par Felix Morrow et Albert Goldman, l’un des 18 de Minneapolis et chef de leur équipe juridique) ont soutenu que pour construire dans cette nouvelle situation, la Quatrième Internationale devait réévaluer les perspectives décrites dans le Programme de transition.
Au lieu de débattre politiquement de ces questions, comme Trotsky l’avait fait avec Shachtman, et comme la WIL l’avait fait lorsqu’il y avait une remise en question initiale du PMP dans ses rangs, Cannon et la majorité de la direction de la Quatrième internationale ont utilisé des méthodes organisationnelles pour isoler cette opposition. Ce faisant, ils ont détruit le RCP et porté un coup fatal à l’ensemble de la Quatrième internationale.
Nous nous inscrivons dans les traditions de la direction du RCP et, dans une nouvelle période de conflit et de crise mondiale, doit à nouveau utiliser ses méthodes de débat politique démocratique ainsi que l’organisation ferme de la lutte pour reconstruire le mouvement ouvrier.
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S’adapter à une nouvelle ère : la crise du trotskysme après la Seconde guerre mondiale
1933 : Hitler parvient au pouvoir en Allemagne. Contrairement à l’idée généralement admise, les raisons de cette victoire tiennent moins dans la force du nazisme que dans les faiblesses des directions du mouvement ouvrier à l’époque. La politique de la social-démocratie de même que celle des directions du parti communiste allemand et de l’Internationale communiste, la Troisième Internationale, avaient permis à la barbarie nazie de s’abattre sans combat sur le prolétariat allemand. Pour Trotsky, il était temps de construire une nouvelle internationale, fondée en 1938.
Le stalinisme avait alors irrémédiablement réduit l’outil de la révolution mondiale qu’avait été l’Internationale communiste au rang de simple jouet dans les mains de la bureaucratie qui avait usurpé le pouvoir en Union Soviétique et trahi la révolution. Elle sera finalement dissoute unilatéralement sous ordre de Staline en 1943 dans le but de détendre les relations de l’URSS avec les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Alors qu’une nouvelle guerre mondiale se profilait, Trotsky anticipait que celle-ci précipite une nouvelle une vague révolutionnaire non seulement dans les puissances impérialistes, mais aussi dans les colonies. La création de la Quatrième internationale était une urgence pour relever ces défis. A ceux qui soulignaient la faiblesse numérique de ce parti mondial de la révolution, Trotsky rétorquait que « La révolution d’octobre, elle aussi, a commencé à marcher dans des souliers d’enfant. » Pour lui, sous les 10 ans, il ne devait plus rien rester des vieilles organisations qui avaient trahi, la IVe Internationale devait alors constituer la force révolutionnaire décisive sur la planète.
Toute perspective est cependant conditionnelle. De nombreux facteurs économiques, politiques et sociaux surviennent et interagissent les uns avec les autres. À n’importe quelle époque, il est crucial d’évaluer et d’adapter les perspectives tracées, car ce sont elles qui constituent le guide pour l’action des révolutionnaires. C’est bien entendu encore plus le cas dans le contexte d’un événement aussi puissant qu’une guerre mondiale. Un développement fondamentalement différent de celui qui avait été anticipé peut survenir et s’accrocher à des perspectives datées est une erreur qui se paye toujours lourdement. C’est hélas ce qui s’est produit concernant la IVe Internationale.
Les ravages de la Seconde Guerre mondiale sur la Quatrième Internationale
Les tâches que s’étaient fixés la Quatrième Internationale n’étaient pas des moindres, et les obstacles qui lui faisaient face étaient immenses. À la répression d’État se sont ajoutées les attaques criminelles d’agents soviétiques. Un secrétaire de Trotsky, Rudolf Klement, a ainsi été enlevé et découpé en morceaux à Paris, à la veille de la création de la IVe Internationale. Trotsky lui-même fut assassiné en août 1940. Durant la guerre, des dizaines de militants ont été fusillés ou tués dans les camps de concentration nazis, à l’image de dirigeants de premier plan tels que le français Marcel Hic ou les belges Léon Lesoil et Abraham Léon, l’auteur de la monumentale « Conception matérialiste de la question juive ».
Même la guerre n’a pas stoppé la machine à tuer stalinienne. Le dirigeant italien Pietro Tresso a ainsi été liquidé dans un maquis en compagnie de camarades français par des résistants staliniens sous ordre de Moscou. En Chine, au Viêt Nam, en Yougoslavie et en Grèce, les partisans de Staline ont orchestré une véritable campagne de meurtres de masse pour réduire à néant les organisations trotskistes. À la même époque, en Inde, de nombreux trotskystes ont été massacrés en organisant les luttes paysannes contre les famines et la guerre.
Cet affaiblissement du cadre de la Quatrième internationale est à tenir en compte dans la série de difficultés à appréhender la nouvelle situation. Ceux qui ont repris la direction de l’Internationale ont interprété les perspectives de 1938 non comme une hypothèse de travail, mais comme une thèse littéralement correcte, alors que la guerre s’était développée d’une façon que même le plus grand des génies théoriques n’aurait pas pu anticiper. Il faut toutefois souligner qu’en février 1940 déjà, Trotsky prévoyait l’option d’une entrée en guerre des États-Unis et d’une tentative de Staline de parvenir à un meilleur accord avec les puissances impérialistes alliées. (A discussion with Carleton Smith, 2 février 1940)
Quand s’est tenu le 2ᵉ Congrès de l’Internationale, en avril 1948, la discussion sur le bilan des 10 premières années d’existence de l’Internationale et sa politique pendant la guerre n’a tenu qu’une demi-heure à peine ! Il y avait pourtant matière à débat au vu de l’éventail de positions adoptées à la veille de la guerre et durant celle-ci, dans une situation où les communications étaient quasiment impossibles entre les diverses sections (à ce titre, nous conseillons chaudement la lecture de Ted Grant, Histoire du trotskisme britannique, tout particulièrement au sujet de la Politique militaire prolétarienne proposée par Trotsky).
De façon inouïe, Michel Pablo, devenu la figure centrale de la Quatrième internationale, expliqua que « partout la tendance générale est vers la transformation des organisations de la 4e internationale en réels partis de masse. Il existe déjà une série d’organisation qui remplissent cette tâche avec un succès grandissant et par leur expérience indique la voie vers les masses à tout notre mouvement international. (…) Les conditions objectives restent favorables au renforcement de nos organisations et à leur transformation plus ou moins rapide en partis de masse. » Cette déclaration, tenant plus de l’incantation que de l’analyse, illustrait parfaitement l’attitude des dirigeants officiels de la Quatrième internationale dans l’immédiat après-guerre. Face à une situation inattendue et complexe à appréhender, ils ont réagi à l’aide de simplifications gauchistes.
Faute de révolution, dictature ou « réaction sous une forme démocratique » ?
Ils avaient ainsi défendu que seuls des dictatures militaires étaient possibles en Europe une fois acquise la victoire des puissances impérialistes alliées. Il est vrai qu’en 1940, le Secrétariat international avait estimé que si l’Angleterre venait à installer de Gaulle en France, son régime ne se distinguerait en rien du gouvernement de Pétain. Cette erreur, tout comme d’autres, était compréhensible dans le contexte du moment, mais elle devait être corrigée et les perspectives adaptées.
Les trotskystes anglais autour de Ted Grant s’y sont employés avec patience dès 1943, à la lumière notamment du puissant mouvement de grèves dans le nord de l’Italie cette année-là : « Dans l’absence de partis trotskistes expérimentés ayant une tradition et étant enracinés dans les masses, la première étape des luttes révolutionnaires en Europe sera probablement suivie d’une période de kerenskysme ou de Front Populaire. On peut déjà prévoir cela par les premières luttes des ouvriers italiens et les trahisons répétées de la social-démocratie et des staliniens. »
En 1946, dans « Démocratie ou bonapartisme en Europe », Ted Grant a tenté de corriger les thèses défendues par Pierre Frank pour le Secrétariat international : « Rien d’autre ne sauva le système capitaliste en Europe occidentale que la trahison de la social-démocratie et du stalinisme. Lorsque la bourgeoisie s’appuie sur ses agents sociaux-démocrates et staliniens dans un but contre-révolutionnaire, quel est le « contenu » de cette contre-révolution ? Bonapartiste, fasciste, autoritaire ? Bien sûr que non ! C’est une ‘contre-révolution sous forme démocratique’. »
Les développements dans le bloc stalinien et le bonapartisme prolétarien
Les dirigeants officiels de la Quatrième internationale avaient également été pris de court par les transformations sociales à l’œuvre en Europe centrale et de l’Est et par tous les grands développements dans le bloc stalinien. Ils y ont réagi par à-coup, de façon empirique, en capitulant devant la réalité immédiate sans anticiper les développements des groupements et tendances. Cette attitude a été aggravée par une recherche désespérée de raccourcis et d’une sorte de Messie pour sortir de l’isolement et disposer enfin d’une base de masse.
Après avoir rêvé du développement des groupes trotskystes en partis de masse, le Secrétariat international va rêver du développement du Parti communiste yougoslave en parti trotskiste. Le journal trotskyste français La Vérité posait la question dès 1948 : Tito est-il trotskyste ? Pierre Franck écrivait en février 1949 qu’un « parti stalinien qui rompt avec Moscou cesse d’être un parti stalinien même s’il garde encore le régime intérieur, le mode de pensée et les mots d’ordre de Staline. » En 1956, ce fut au tour du dirigeant polonais Gomulka d’être considéré comme un représentant du « communisme démocratique » alors qu’il représentait une aile de la bureaucratie polonaise désireuse de devenir relativement indépendante de la bureaucratie russe. Tout comme Khrouchtchev en Union soviétique, ces bureaucrates ne souhaitaient pas renouer avec la politique et le programme de la révolution d’Octobre 1917.
Aux illusions dans la « déstalinisation » de l’Union soviétique à la mort de Staline vinrent s’ajouter d’autres suite à la rupture sino-soviétique dans les années ’60. Après Tito, Mao est devenu un nouveau sauveur et la Chine un Etat ouvrier sain marqué de défauts mineurs. En Italie, les dirigeants du « trotskysme » groupés autour de Livio Maitan ont contribué à donner au maoïsme une base de masse en éditant et en diffusant de la littérature maoïste au sein du Parti Communiste Italien, ce qui a surtout eu pour effet de semer la confusion théorique et la démoralisation dans leurs propres rangs. L’approche des dirigeants de la Quatrième internationale était riche de désillusions et de déceptions.
Dans les pays coloniaux et ex-coloniaux, l’après-guerre a constitué une période de bouleversements inédits dans le contexte d’un monde bipolaire dominé par l’Union soviétique à l’Est et par l’impérialisme américain à l’Ouest. Des luttes de masse ont réuni des dizaines et des centaines de millions de personnes en Afrique, en Asie et en Amérique latine. En Chine, à Cuba, en Birmanie, en Syrie, au Cambodge, au Vietnam, en Angola, au Mozambique, en Éthiopie et ailleurs, des régimes ont été mis en place, qui tous, du point de vue des développements d’avant-guerre, étaient nouveaux et particuliers. Étant donné le retard de la révolution dans les pays avancés, la dégénérescence du mouvement stalinien mondial et l’absence de partis révolutionnaires authentiques de masse, toutes sortes de nouvelles formations sociales ont été possibles.
Les idées fondamentales élaborées par Trotsky dans sa Théorie de la révolution permanente, concernant les processus révolutionnaires dans les pays économiquement sous-développés, ont donc trouvé une application totalement nouvelle et déformée dans la période d’après-guerre. Les dirigeants de la Quatrième internationale n’ont pas compris les conséquences inévitables d’une révolution coloniale menée jusqu’à l’élimination du capitalisme et de la propriété foncière sans que la force principale soit celle de la classe ouvrière avec une direction marxiste.
Sur la base du modèle déjà existant de la bureaucratie totalitaire en Russie, des régimes ont été mis en place selon les mêmes principes : propriété d’État et planification de l’économie, gouvernement à parti unique et suppression des droits démocratiques. Ces régimes « bonapartistes prolétariens » ont été établis sur base de guerres paysannes, avec une variété de dirigeants petits-bourgeois ou staliniens, la classe ouvrière jouant un rôle relativement mineur. Le processus a été plus abouti dans certains pays, moins dans d’autres, comme en Syrie ou en Birmanie.
Cette analyse élaborée par Ted Grant représente une contribution majeure au développement du marxisme. C’est ce qui a aidé les prédécesseurs d’Alternative Socialiste Internationale à éviter de courir après les divers dirigeants de ces mouvements sans critique en criant parfois pour seuls slogans « Hô, Hô, Hô Chi Minh – Che, Che, Guevara ».
De leur côté, les dirigeants de la Quatrième Internationale insistaient sur le fait que la révolution coloniale pouvait régler les problèmes de leur organisation. Découragés par leur manque de succès, ils en étaient venus à en rejeter la responsabilité sur la classe ouvrière des pays occidentaux en affirmant que les travailleurs ont été corrompus par la prospérité économique.
Analyse économique et entrisme
La destruction massive des moyens de production et des infrastructures durant la Seconde guerre mondiale avait posé les conditions d’une reconstruction avec des moyens modernes et donc d’une reprise économique aux États-Unis et en Europe, tandis que la trahison des dirigeants réformistes et staliniens en constituait les prémisses politiques. Michel Pablo, James Canon, Ernest Mandel et leurs partisans s’accrochaient toutefois à l’idée que jamais l’impérialisme américain ne viendrait au secours des classes dirigeantes d’Europe de l’Ouest puisque celles-ci étaient ses rivales. Ils étaient aveugles au rapport de forces entre les classes et entre les nations issu de la guerre, tout particulièrement du rapport de forces entre la Russie et les États-Unis. C’était une fois de plus une incompréhension de la nouvelle situation mondiale : un monde bipolaire où, dans le bloc de l’Ouest, les concurrents des États-Unis avaient été détruits par la guerre.
En Grande-Bretagne, l’entrisme a été défendu au sein du parti travailliste dans l’immédiat après-guerre sur base d’une perspective erronée de récession imminente conduisant à une radicalisation au sein du parti. Cet entrisme, qui a été accepté et pratiqué par une partie des trotskystes britanniques, a été pratiqué en modérant la défense des idées du marxisme pour évoluer plus facilement dans les milieux réformistes et tenter de s’attirer les réformistes de gauche.
L’approche a ensuite été théorisée sous la forme d’un entrisme d’un nouveau type, opposé à l’entrisme ouvert « drapeaux déployés » défendu par Trotsky dans les années ’30, dénommé « sui generis » et caché. Cette conception découlait de la conviction d’une Troisième Guerre mondiale imminente qui ne donnait plus le temps aux révolutionnaires de construire des partis révolutionnaires et les obligeait de s’intégrer aux partis ouvriers (staliniens ou sociaux-démocrates) et d’y demeurer coûte que coûte. Selon cette approche, défendre ouvertement le programme du marxisme révolutionnaire équivalait à être exclu et donc à se couper des masses. Dans la revue « Quatrième internationale » de janvier-février 1954, la tactique était qualifiée de « compréhension jamais égalée dans l’histoire du mouvement ouvrier de s’intégrer au mouvement réel des masses ».
Cela a eu des conséquences dramatiques, notamment durant la grève générale de 5 semaines de l’hiver 60-61 en Belgique, où la section belge a suivi les pas du dirigeant réformiste André Renard au point de ne disposer d’un journal trotskyste qu’après cette grève. Dans la même logique, les partisans français de Mandel ont laissé Mai 68 passer sans journal pour intervenir dans cette situation révolutionnaire et écouler leurs idées : le premier exemplaire de « Rouge » datant de septembre 1968.
Après avoir défendu que les économies des pays capitalistes ne puissent pas être reconstruites, ils ont affirmé qu’il serait impossible de dépasser certain plafond, fixé au plus haut niveau atteint avant la guerre. Puis ce plafond a été dépassé. Finalement, puisque la réalité s’obstinait en sens contraire, ils sont passés d’un extrême à l’autre en expliquant que le capitalisme avait changé, ce que Mandel a théorisé sous le terme de « capitalisme tardif » ou de « 3e âge du capitalisme ». Selon lui, grâce notamment à l’extension du crédit et à la conclusion GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), conclu en 1947, les contradictions internes du capitalisme (les Etats nationaux et la propriété privée des moyens de production) avaient été dépassées.
Cela fut par exemple illustré dans un document du Congrès mondial de 1965, au moment où Ernest Mandel a remplacé Pablo comme dirigeant incontesté de l’internationale, « L’évolution du capitalisme en Europe de l’Ouest et les tâches des marxistes révolutionnaires ». Dans ce texte, on peut lire que la prochaine récession, s’il devait y en avoir une, « ne serait pas une grave crise économique du type de celles de 1929 ou 1938. En effet, comme nous l’avons expliqué en détail dans d’autres documents de l’Internationale, l’impérialisme a la possibilité d’amortir une crise en augmentant les dépenses publiques – au détriment du pouvoir d’achat de la monnaie ». Et puis ce fut la crise des années ’70 et l’essor du néolibéralisme.
Ils n’ont ni anticipé ni été en mesure d’expliquer et d’évaluer correctement les développements économiques. En conséquence, à l’image de nombreux courants de gauche de l’époque, ils se sont adaptés à divers aspects de la social-démocratie, du stalinisme ou même de diverses écoles de la classe dominante.
Fermeté sur les principes, flexibilité dans l’approche
Les difficultés n’ont pas manqué dans toute cette période et, même avec une approche correcte, construire des partis révolutionnaires de masses n’était pas une chose aisée. Mais la série d’erreurs de perspectives des dirigeants de l’Internationale sur toutes sortes de sujets a aggravé les difficultés. Comme le faisait remarquer Ted Grant « La tâche des marxistes, c’est de combiner l’intransigeance théorique et la plus grande flexibilité tactique, de façon à se rapprocher de la classe ouvrière. Des erreurs peuvent être graves ; l’incapacité de les corriger est fatale. (…) Les questions théoriques n’étaient pas prises au sérieux ; elles étaient subordonnées aux caprices arbitraires de la clique dirigeante. Après 25 ans de ce régime, ils sont incapables de s’orienter vers le marxisme, politiquement et organisationnellement. Cela imprègne tout : leurs méthodes de pensée, leurs méthodes de travail, leur point de vue général. » (« Programme de l’Internationale »)
Les prédécesseurs du Parti Socialiste de Lutte (PSL) et de ses organisations-sœurs à travers le monde, autour de Ted Grant et d’autres, se sont impliqués dans tous ces débats avec patience et en cherchant à développer une compréhension commune sur base de l’expérience concrète. Les divergences fondamentales étaient importantes sur la Chine, le conflit sino-soviétique, Cuba, la guérilla et la révolution coloniale, le rôle de la classe ouvrière, celui des étudiants, etc. Mais nos camarades de l’époque se sont concentrés sur la politique et la recherche d’un approfondissement théorique en dépit des diverses manœuvres des dirigeants officiels de la Quatrième Internationale. Finalement, c’est lors de l’une d’entre elles durant le Congrès mondial de 1965 que nous avons été réduits au rang de section sympathisante et non plus officielle de l’Internationale et, dans les faits, exclus, par refus de la discussion.
Se replonger dans les textes et documents de l’époque, de même que dans les ultérieurs, y compris concernant les graves erreurs politiques que Ted Grant lui-même a commises à la fin des années ’80, est d’une aide précieuse pour s’armer politiquement et relever les défis de « l’Ère du désordre » et de la lutte pour le socialisme au 21e siècle.
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Provocation fasciste, riposte ouvrière et potentiel révolutionnaire dans la France des années ’30
MAI-JUIN 1936 : QUAND COMMENÇAIT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE…
Mai-Juin 1936, une vague de grèves avec occupation d’usine déferle sur la France. Les élections législatives des 26 avril et 3 mai avaient consacré la victoire du Front populaire, une alliance des socialistes (SFIO), des communistes (PCF) et du Parti radical, le parti-pivot des gouvernements de l’entre-deux guerres. Avant même que le nouveau gouvernement n’entre en fonction, des grèves éclatent dans le secteur de l’aviation. Tout d’abord aux usines Breguet, au Havre, le 11 mai. On y exige la réintégration de deux camarades licenciés pour avoir fait grève le Premier mai, fête internationale des travailleurs. L’usine est occupée. La police envoyée les déloger non seulement échoue, mais provoque même l’entrée dans la danse des dockers, solidaires des grévistes. Le 13 mai, c’est au tour des usines Latécoère de débrayer à Toulouse. Pareil le lendemain chez Bloch, à Courbevoie. Là, ailleurs et, début juin, partout : grève et occupation.
Par Geert Cool et Nicolas Croes, préface rédigée à l’occasion d’une réédition des textes de Trotsky compris dans l’ouvrage “Où va la France?”
Le 24 mai se déroule la traditionnelle manifestation en hommage à la Commune de Paris et à la première tentative d’instaurer la démocratie des travailleurs. Mais l’habituelle petite foule s’est transformée en une véritable marée rouge : 600.000 personnes défilent le poing levé. Les hymnes révolutionnaires y sont chantés avec un enthousiasme déchainé : tout est possible. Et tout était possible. Au plus fort de la vague de grève, les 11 et 12 juin 1936, on comptait 1,8 million de grévistes et 9.000 entreprises occupées et ce, après que le gouvernement ait annoncé des concessions substantielles et que les patrons aient également accepté les revendications des grévistes avec les accords de Matignon des 7 et 10 juin. Les patrons n’avaient pas d’autre choix. Ils ont fait appel au nouveau Premier ministre, le socialiste Léon Blum, qui, après avoir prêté serment le 6 juin, a immédiatement été appelé à restaurer la paix sociale. Blum a plus tard rendu compte des négociations. Lorsque les représentants syndicaux, qui n’avaient guère de prise sur le mouvement d’en bas, ont réclamé plus que les 7 à 10 % d’augmentation des salaires proposés par les patrons, un représentant patronal a déclaré : « Comment, vous ne vous contentez pas de tels taux, mais quand donc les ouvriers de France ont-ils jamais eu une augmentation générale des salaires de cette importance ? » Ce à quoi, poursuit Blum, un dirigeant syndical a répondu : « Et quand donc en France avez-vous vu mouvement ouvrier de cette ampleur et de cette importance ? » Que les dirigeants syndicaux n’avaient guère de prise sur le mouvement, le secrétaire général de la CGT Léon Jouhaux l’a confirmé lors d’une réunion nationale le 16 juin 1936 en déclarant :
« Le mouvement s’est déclenché sans qu’on sût comment et où. »
Mais ce monumental potentiel révolutionnaire qui, correctement saisi, aurait pu déclencher une puissante chaîne de réaction, et changer l’histoire du monde, a été gâché.
Les partis gouvernementaux et leurs dirigeants syndicaux amis ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour stopper le mouvement. Les projets de loi relatifs à la semaine de 40 heures et aux congés payés n’auraient pas pu être adoptés plus rapidement par le Parlement : le 11 juin, ils étaient déjà votés. Le Premier ministre Blum a écrit aux parlementaires : « Nous sommes dans des circonstances où chaque heure compte » Les dirigeants syndicaux et le parti communiste ont tenté d’arrêter ces actions. « Il faut savoir terminer une grève », est devenu le cri de ralliement central des communistes le 11 juin 1936, au plus fort du mouvement de grève. Ils attribuaient la poursuite des actions, entre autres, aux fascistes et aux trotskistes. La saisie de La Lutte Ouvrière, le journal des trotskistes, le 12 juin 1936, montre clairement que le gouvernement du Front populaire avait peur du mouvement et certainement des mots d’ordre clairs capables de le pousser plus loin.
Dans son très remarquable – mais inégal – témoignage des événements, Front populaire, une révolution manquée, Daniel Guérin écrivit « C’est Trotsky qui, le premier, a salué les grèves françaises avec occupation d’usines comme le commencement d’une révolution. » En dépit de profonds désaccords, l’écrivain militant qui deviendra un théoricien de l’anarchisme ne cache pas son admiration pour le révolutionnaire russe, ni d’ailleurs ses regrets : « De cette expérience je devais tirer, en définitive, une leçon. Mais avec un certain retard. Mais trop tard. Car à ce moment-là le raz-de-marrée aura depuis longtemps reflué. Dans le feu de la lutte, je n’avais guère eu le temps de méditer, ou peut-être même de lire, le lumineux article de Trotsky qui parut le 12 juin, dans le numéro, saisi, de La Lutte ouvrière. Le précédent historique des soviets de députés ouvriers y était évoqué. D’atelier en atelier, d’usine en usine, de quartier en quartier, de ville en ville, il appelait les comités ouvriers à établir entre eux une relation étroite, pour aboutir à un congrès de tous les comités de France. Tel était le nouvel ordre qui devait remplacer l’ancien. »
L’article mentionné ci-dessus par Guérin, La révolution française a commencé, a généralement été publié au sein d’un ensemble de textes de Trotsky consacrés à la situation en France entre 1934 et 1938 intitulé Où va la France, le premier article de la sélection ayant donné le nom au recueil. Trotsky n’y commente pas les événements en simple observateur, il les analyse et en dégage la politique adéquate pour que la colère ouvrière trouve une issue révolutionnaire, sans quoi un régime dictatorial menaçait de naître. On ne peut rétrospectivement que saluer sa clairvoyance au vu de l’évolution de la IIIe République après l’expérience du Front populaire. Les gouvernements Daladier et Paul Reynaud s’acharneront à briser les reins du mouvement ouvrier et ouvriront la voie à Pétain et à l’instauration de « l’Etat français » à la suite de la défaite de 1940.
Les éditions Marxisme.be estiment que les leçons comprises dans ce recueil sont d’une importance cruciale pour assister les nouvelles générations militantes à dégager la clarté dans le brouillard des événements socio-économiques et politiques tumultueux de « l’Âge du désordre », pour reprendre une expression de la Deutsche Bank visant à qualifier la période ouverte par la pandémie de covid-19. Nous sommes par ailleurs tout particulièrement fiers de pouvoir éditer en même-temps que cette réédition française la toute première édition complète de ces textes en néerlandais.
Des leçons d’une brûlante actualité
L’importance historique des événements survenus en France dans les années 30 suffirait à elle seule à justifier cette réédition. Mais les leçons générales que comportent ces textes au sujet de la dynamique complexe de la lutte des classes en temps de crises multiples s’alimentant l’une l’autre, ainsi que sur le programme politique nécessaire pour dégager une issue favorable aux travailleurs et changer de société, sont, comme le disait Guérin, « lumineuses ».
La crise covid à partir de début 2020 a transformé le ralentissement de l’économie mondiale en un effondrement spectaculaire. Mais avant cela, la situation était déjà celle d’une pente glissante vers la récession. Le covid et les mesures qui l’ont accompagné en 2020 ont fait basculer l’économie. Ce ralentissement est survenu douze ans après la précédente récession de 2008/09, qui avait déjà fortement ébranlé la confiance ressentie envers le capitalisme et toutes ses institutions. La reprise stimulée par les gouvernements en 2021 n’a pas éliminé les contradictions inhérentes au capitalisme, bien au contraire. Tensions inter-impérialistes croissantes allant jusqu’à la guerre, contradictions majeures entre pays capitalistes développés et pays ex et néocoloniaux, inflation monstre, désespoir social, instabilité politique et, pour couronner et renforcer le tout, escalade de la catastrophe climatique : voilà quel est le contexte actuel. Cela provoque une polarisation de la société, que les figures et mouvements réactionnaires exploitent habilement.
La prise d’assaut du Capitole aux Etats-Unis par les partisans de Trump le 6 janvier 2021 n’était pas sans rappeler la révolte antiparlementaire des ligues fascistes à Paris le 6 février 1934. Par dizaines de milliers, celles-ci entendaient marcher sur le Parlement en 1934 pour renverser « la gueuse », comme l’extrême droite appelait alors la République française. Le mouvement ouvrier avait été pris par surprise, mais la provocation de 1934 a enclenché une dynamique qui a culminé avec la vague massive de grèves avec occupation d’usines de mai et juin 1936. Malheureusement, pareille mobilisation de masse a fait défaut suite à l’assaut du Capitole en 2021. Les mois qui ont suivi ont toutefois été marqués par la poursuite de l’essor des mobilisations et grèves ouvrières dans le pays. Un an plus tard, commentant la création née d’une âpre lutte du premier syndicat dans un café Starbucks aux Etats-Unis, un syndicaliste chevronné expliquait « Cette génération Z est la plus favorable aux syndicats que j’aie jamais vue ».
La décennie des années 30 fut une période de révolution et de contre-révolution. En 1933, les nazis arrivèrent au pouvoir en Allemagne. En 1934, une insurrection révolutionnaire aboutit à l’éphémère République socialiste asturienne qui marqua le début d’un puissant processus révolutionnaire en Espagne. Les pages de « Où va la France ? » sont remplies du sens de l’urgence de Trotsky. La réussite du mouvement de masse en France en 1934-36 avait le potentiel non seulement de renverser le capitalisme en France, mais aussi d’approfondir le processus révolutionnaire espagnol tout en portant un coup décisif au fascisme en Allemagne et en Italie. Cela aurait rendu inévitable le déclenchement d’une révolution politique en Union soviétique contre la dictature bureaucratique et en faveur de la restauration de la démocratie ouvrière, cette fois-ci sans que la révolution ne soit isolée. L’horreur de la Seconde Guerre mondiale n’aurait probablement jamais eu lieu.
Trotsky était particulièrement bien placé pour analyser les événements français, non seulement en raison de son passé de dirigeant révolutionnaire en Russie, mais aussi grâce à sa connaissance aigüe de la situation française. Pendant la première guerre mondiale, il avait vécu deux ans en France, où il s’était lié à des syndicalistes révolutionnaires tels que Pierre Monatte et Alfred Rosmer. Lorsque la Troisième Internationale, l’Internationale communiste, a été créée en 1919, Trotsky avait suivi de près les développements de la section française. Il continuera à le faire lorsque de petits groupes de l’Opposition de gauche se formeront contre la bureaucratisation de l’URSS et de l’Internationale. Après son expulsion d’Union soviétique en 1929, Trotsky s’est retrouvé sur une « planète sans visa », passant d’un lieu d’exil à l’autre sans pratiquement avoir nulle part où aller. Cela l’a conduit à nouveau conduit à séjourner en France de juillet 1933 à juin 1935. Il était sous surveillance policière sans autorisation à participer à des activités publiques, mais il lui était possible de suivre de près l’évolution de l’actualité et de s’engager dans des discussions régulières avec d’importants acteurs de la lutte pour le socialisme.
Début des années 1930
Le plus fameux chapitre de l’histoire française des années ‘30 est sans aucun doute le mouvement de grève avec occupation d’usines de 1936, ne serait-ce que parce que ce mouvement a posé les bases d’importantes conquêtes sociales telles que la semaine des 40 heures et l’extension des congés payés à tous les travailleurs. Cette grève générale s’est spontanément développée à la base à la suite de la victoire électorale du Front Populaire. Cela a créé une ambiance festive en entreprises : les travailleurs savaient que leur moment était venu. Le journal « Le Temps », que Trotsky décrivait comme « la bourgeoisie sous forme de journal », décrivait avec horreur comment les ouvriers se comportaient dans les usines : comme s’ils en étaient déjà les maîtres.
Le retentissement du mouvement dépassa les frontières françaises, il influença notamment la dynamique de la grève générale de juin 1936 en Belgique sous le slogan « Votre prénom est Wallon ou Flamand. Votre nom de famille est travailleur. » Elle aussi a arraché un certain nombre d’importantes conquêtes sociales (augmentation salariale de 7 %, semaine des 40 heures, congés payés de minimum 6 jours par an, assurance-maladie et augmentation des allocations familiales) qui ont posé les bases de la sécurité sociale obtenue après-guerre. En fait, le printemps 1936 est marqué un peu partout en Europe par le soulèvement des masses ouvrières contre leurs gouvernements. En Pologne, une grève générale éclate à Cracovie le 22 mars. Le 30 du même mois, en Yougoslavie, la police tire sur une manifestation ouvrière qui tourne à l’émeute. Le 26 avril, une grève du bâtiment submerge la Pologne. Les 8 et 9 mai, une grève des ouvriers du tabac tourne à la grève générale au nord de la Grèce.
Les textes « Où va la France ? » et « Encore une fois, où va la France ? » ont été écrits avant même que ne surviennent ces événements, en parfaite anticipation de ce qui devait arriver. Le début des années ‘30 fut marqué par les effets du crash et de la récession de 1929, qui avait durement frappé la France à partir de l’automne 1931. En l’espace de quelques mois, entre la fin de l’année 1931 et le début de l’année 1932, la production industrielle chuta de -22 %. Elle devait par la suite stagner jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Cela s’est accompagné d’une explosion du chômage. L’armée de chômeurs est passée de 273.000 en 1932 à 340.000 en 1934 et 820.000 en 1936. La classe ouvrière, la population rurale et même la classe moyenne vivaient une situation désastreuse.
La classe moyenne se détourna de plus en plus du Parti Radical (ou ‘radical-socialiste’), le parti établi du capitalisme, de la stabilité et du statu quo. L’instabilité politique était causée non seulement par la situation économique, mais aussi par une lourde atmosphère de scandales de corruption et de malversations financières. La plus célèbre fut l’affaire Stavisky : une fraude portant sur la mise en circulation de faux bons au porteur mis en place par le fondateur du Crédit Communal lui-même, Serge Alexandre Stavisky, qui avait développé un système pyramidal par lequel plus de 200 millions de francs français avaient été détournés. De personnalités de haut rang de la police, de la presse, de la politique et de la justice étaient impliquées. Le 8 janvier 1934, Stavisky a été retrouvé agonisant dans un chalet à Chamonix.
« Stavisky se suicide d’un coup de revolver qui lui a été tiré à bout portant », expliqua Le Canard enchaîné. Les très obscures circonstances de sa mort, le scandale financier et les relations de Stavisky avec des parlementaires radicaux et l’establishment avaient rendu l’affaire encore plus controversée.
La colère contre la démocratie bourgeoise et le parlementarisme était croissante. Tandis que divers groupes et ligues d’extrême-droite prenaient leur envol, l’instabilité politique demeurait vive. Entre mai 1932 et février 1934, pas moins de six gouvernements différents se sont succédés, les diverses coalitions comprenaient toutes le Parti radical.
1934 : provocation fasciste et riposte antifasciste
Le 6 février 1934, l’extrême-droite manifeste dans les rues de Paris contre le parlementarisme sous le mot d’ordre « à bas les voleurs », « mort à la gueuse », « dehors les métèques ». Les 30 à 50.000 manifestants sont mobilisés par des groupes tels que l’Action française de Charles Maurras (un mouvement d’extrême-droite plus ancien comptant alors 60.000 membres), les Jeunesses patriotes (un groupe plus récent comptant jusqu’à 90.000 membres) et divers groupes et ligues comme les Camelots du Roi et les Croix-de-feu du colonel de la Rocque. La confiance de l’extrême-droite avait été alimentée par l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne l’année précédente et par le dégoût généralisé pour l’establishment politique et financier. La manifestation se termine par de violentes confrontations avec les forces de l’ordre qui font entre 15 et 30 morts et environ 2000 blessés. Le danger représenté par l’extrême-droite en France devient particulièrement évident. Marx avait déjà fait remarquer à son époque que « la révolution a parfois besoin du fouet de la contre-révolution ». Et c’est ce qui s’est passé à ce moment-là.
Le 9 février, le Parti communiste et la CGTU (Confédération générale du travail unitaire, liée au PCF) appellent à manifester, mais sans unité d’action avec les militants du parti socialiste (SFIO, section française de l’Internationale ouvrière). En effet, depuis plusieurs années, et sur ordre de Moscou, les partis communistes appliquent la politique de « classe contre classe », en attaquant autant les socialistes que la droite. En Allemagne, la direction de l’Internationale communiste stalinisée et celle du PC allemand avaient dénoncé la social-démocratie comme étant « social-fasciste », la « sœur-jumelle du fascisme ». Une stratégie sectaire mise à profit par Hitler, arrivé au pouvoir alors que les nazis avaient moins de voix que celles des socialistes et des communistes prises ensemble.
Le 6 février 1934, jour de la manifestation d’extrême droite à Paris, l’éditorial du journal du parti, L’Humanité, concluait : « On ne peut lutter contre le fascisme sans lutter aussi contre la social-démocratie. » Après le 6 février, le PCF avait appelé ses membres à se mobiliser, mais sans lier cet appel à un quelconque mot d’ordre. Lorsque le PCF a finalement appelé à manifester le 9 février, il l’a fait avec les mots d’ordre suivants : « Arrestation immédiate de Chiappe [le patron de la police récemment déchu] et des chefs des ligues fascistes, à bas des fusilleurs Daladier-Frot, dissolution des ligues fascistes, défense des salaires et traitements, à bas l’union nationale réactionnaire et fasciste préparée par le Parti radical et le Parti socialiste, vive le gouvernement ouvrier et paysan. » Néanmoins, ce même jour, les manifestations des différentes organisations ouvrière convergent dans certaines villes.
3 jours plus tard, c’est la grève générale appelée par la CGT (Confédération générale du travail, liée à la SFIO), elle est suivie par 4 millions de grévistes, du jamais vu en France. Dans la capitale, deux cortèges sont organisés, par le PCF/CGT-U d’une part et la CGT et la SFIO d’autre part. Quand ils se réunissent, les militants se mélangent et crient « Unité, unité ! ». Les 11 et 12 février, 274 manifestations déferlent sur le pays : le premier mouvement de grève à l’ampleur véritablement nationale. La menace fasciste est stoppée net.
Les organisations ouvrières
Les deux grands partis ouvriers qui existent alors, la SFIO et le PCF, se sont séparés en 1920 au Congrès de Tour de la SFIO qui a vu la naissance du PCF, directement né en tant que parti de masse. La moitié des 180.000 membres de la SFIO avaient adhéré après la Première guerre mondiale. Cette foule de jeunes gens était tout autant horrifiée par le carnage impérialiste de la guerre qu’enthousiasmée par la révolution russe. Quasiment les trois quarts des effectifs de la SFIO ont suivi le PCF en 1920. Mais alors que la majorité des membres faisait ce choix, la situation était totalement différente à la direction de la SFIO. La quasi-totalité des maires et 55 des 68 députés y sont restés.
La scission communiste n’a pas pour autant permis à la SFIO de devenir un parti unifié et stable. Les discussions et débats étaient vifs entre différentes tendances, organisées ou non. Le désaccord le plus récurrent concernait l’attitude à adopter vis-à-vis du parti radical et des gouvernements de coalition. Cette question est à la base de la scission des « néo-socialistes » à la fin de l’année 1933, un groupe participationniste qui justifiait sa volonté de participer aux coalitions gouvernementales par l’ordre et la stabilité. La quasi-totalité des dirigeants de ces néo-socialistes ont ensuite rejoint la collaboration et ont été exécutés après la guerre. Parmi eux figurait notamment Marcel Déat, fondateur en 1941 du Rassemblement national populaire (un des 3 plus grands partis de la collaboration), qui devint en 1944 ministre du Travail et de la Solidarité nationale dans le gouvernement de Vichy. Cette scission de pas moins de 20.000 membres illustre à la fois le caractère encore massif de la SFIO en 1933 mais aussi l’influence et l’attraction du fascisme sur une partie de la population, y compris les membres d’un parti ouvrier comme la SFIO. Le PCF avait connu des débuts prometteurs en 1920. Mais il a rapidement subi l’impact pernicieux de la stalinisation de l’ensemble de la IIIe Internationale, le Comintern. Tous les virages à 180° de cette dernière avaient été fidèlement suivis en France. Ces changements de cap étaient déterminés par de ce dont la bureaucratie stalinienne avait besoin en Russie pour affermir sa position.
À la fin des années 1920 et au début des années 1930, le Comintern avait suivi un cours d’ultra-gauche appelé la « troisième période ». Après la vague révolutionnaire consécutive à la Première Guerre mondiale (la première période) et la période de stagnation de la vague révolutionnaire à partir de 1923 environ (la deuxième période), la crise de 1929 était analysée comme ayant déclenché l’effondrement final du capitalisme. De là a découlé une position gauchiste rejetant toute coopération avec les socialistes. Toute personne qui ne partageait pas la position révolutionnaire des communistes était qualifiée de fasciste. Il s’agissait d’une grave minimisation du danger réel du fascisme (la victoire du nazisme était même considérée comme une étape inéluctable dans certains pays vers la révolution socialiste) tout autant qu’un obstacle à la coopération dans des fronts uniques à la base des travailleurs socialistes et communistes. Bien entendu, cette attitude a poussé les partis communistes dans l’isolement. Alors que le PCF comptait encore 83.000 membres en 1925, il n’en restait plus que 36.000 en 1929 et seulement 10.000 environ au début de l’année 1932. Les occasions n’avaient pourtant pas manqué pour que le PCF se construise mais, sous les ordres de Staline, le parti s’était éloigné des masses et de leur réalité.
Après les mobilisations des 9 et 12 février 1934, la position officielle du PCF, celle du social-fascisme, était devenue intenable. Le PCF ne pouvait plus continuer à résister à la pression en faveur de l’unité. Le parti a effectué un virage à 180 degrés, passant du sectarisme qui l’isolait des couches plus larges à l’opportunisme, les deux faces d’une même médaille. Pour la direction du PCF, il ne s’agissait dès lors pas de construire l’unité révolutionnaire des travailleurs socialistes et communistes, mais d’adopter une politique de collaboration de classe jusqu’à s’allier au Parti radical.
Le virage fut également adopté au niveau international. Le Comintern était devenu le poste avancé de la politique et de la diplomatie de la bureaucratie stalinienne en Union soviétique. Dès 1924, Staline avait défendu l’idée de la construction du « socialisme dans un seul pays », devenue doctrine officielle à partir de 1928. Après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, qui ne s’est pas avéré être un phénomène éphémère, le Comintern a adopté un nouveau zigzag, pour le pire. Auparavant, les staliniens supposaient qu’Hitler allait bientôt être balayé du pouvoir par un mouvement révolutionnaire dirigé par les communistes. Ce n’est pas arrivé et, au contraire, les communistes ont disparu dans les prisons et plus tard dans les camps de concentration. Il devint progressivement évident pour les staliniens que l’Allemagne nazie constituait une menace pour l’Union soviétique. La priorité est alors devenue la recherche d’accords avec la Grande-Bretagne et la France. Non pas des accords reposant sur le mouvement ouvrier, mais de pactes diplomatiques avec les classes dirigeantes de ces pays. Plus tard, un pacte a même été conclu avec Hitler, reposant sur l’idée que, militairement parlant, l’Allemagne nazie ne pouvait faire face qu’à un seul front. Si elle faisait la guerre à l’Ouest, l’Est serait épargné.
Vers un front populaire
Les ordres donnés au PCF dépendaient du Comintern et reposaient sur l’entretien de relations diplomatiques. C’est ainsi que l’Union soviétique a conclu un accord de protection mutuelle avec la France en mai 1935. Le président du Parlement français, Paul Laval, s’est rendu à Moscou pour signer l’accord. Laval deviendra plus tard chef du gouvernement de Pétain à Vichy d’avril 1942 à août 1944 et fut un des plus fervents collaborationnistes. Pour le PCF, cet accord a signé net la fin de toute propagande antimilitariste en France. A peine un mois plus tard, le PCF se déclarait prêt à soutenir un gouvernement comprenant les Radicaux. Sous la direction de Maurice Thorez, le PCF s’est rapproché de la position de Léon Blum et de sa SFIO : limiter son programme aux éléments acceptables pour la bourgeoisie, représentée par le Parti radical. Au lieu d’un changement de système, l’accent a été mis sur des réformes limitées. Le secrétaire général du PCF, Thorez, a même qualifiée de cruciale la sauvegarde des intérêts des grandes entreprises françaises. Le 14 juillet 1935, deux mois seulement après le pacte diplomatique entre la France et l’Union soviétique, Thorez dirigeait le défilé de la Fête nationale du 14 juillet aux côtés de Blum et de Daladier du Parti radical, alors partenaire de gouvernement de Laval ! Le drapeau rouge s’est mêlé au drapeau tricolore français, l’Internationale a été noyée dans la Marseillaise. Cette unité était la base du Front populaire, auquel Trotsky opposait le concept d’un front unique de la classe ouvrière : l’unité dans la lutte pour une transformation sociale.
Quand les élections de mai 1936 ont consacré la victoire du Front populaire, ce ne fut pas grâce au Parti radical. Celui-ci continuait à perdre des voix. Le PCF et la SFIO, par contre, avaient fortement progressé en dépit de leur alliance avec le Parti radical. Pour les staliniens et les socialistes, le but du Front populaire était de mieux gérer le capitalisme tout en empêchant que le Parti radical ne se dirige vers l’extrême droite. Mais même cet objectif limité était impossible à atteindre en suivant la politique du Parti radical. De leur côté, si les travailleurs et les opprimés avaient voté à gauche, c’était dans l’espoir d’un véritable changement. Ils avaient parallèlement rejoint en masse la SFIO et le PCF. Le PCF était considéré comme la section la plus militante du Front populaire et les militants syndicaux du PCF étaient à la pointe des grèves. Malgré les tentatives d’arrêter le mouvement sous le mot d’ordre de savoir terminer une grève, il y a eu un afflux de nouveaux membres au PCF. Selon leurs propres chiffres : le parti a atteint les 163.000 membres le 25 mai 1936, les 173.900 le 4 juin, les 200.600 le 18 juin et les 380.000 le 29 octobre.
L’explosion révolutionnaire
La victoire du Front populaire a suscité un tel enthousiasme qu’elle a immédiatement conduit à une vague de grèves avec occupation d’usines, ce qui n’était pas du tout dans les intentions des créateurs du Front Populaire… Avant même que le gouvernement ne soit formé, les occupations d’entreprises s’étendaient à tout le pays. C’est alors que Trotsky écrivit « La révolution française a commencé ».
De la première occupation le 11 mai au 6 juin, les grévistes étaient devenus un demi-million. Le lendemain, ils étaient un million. La centrale syndicale radicale CGT est passée de 785.000 affiliés en mars 1936 à 4 millions en février 1937. Telle était la puissance du mouvement. La situation portait en elle des éléments de double pouvoir : à côté des institutions officielles du capitalisme de plus en plus contestées se développaient des organes de pouvoir des travailleurs.
Quand, le 6 juin, le gouvernement Blum a obtenu la confiance du Parlement, dans la rue, les masses avaient accordé leur confiance aux occupations et aux comités de grève. Le 8 juin, les représentants de 33 comités de grève de la région parisienne se sont réunis pour créer un comité central de grève chargé de coordonner la lutte. Trois jours plus tard, lors de leur assemblée générale, ils ont réuni les représentants de 243 entreprises de la région parisienne. À cette époque, il y avait déjà 1,2 million de grévistes, alors que la grande majorité de la population était encore active dans l’agriculture. Le nombre de grévistes atteindra finalement 1,8 million et plus de 9 000 entreprises seront occupées.
De son côté, entre la victoire électorale du 3 mai et son accession au pouvoir le 4 juin, Blum n’avait fait que perdre du temps. Au lieu de provoquer la démission du ministère en exercice et de prendre des mesures visant à soutenir le mouvement de masse et à éviter la fuite des capitaux, Blum avait cherché à éviter toute « situation délicate ». « Les sorties d’or ne m’impressionnent pas », disait-il, « l’or reviendra ». Pour susciter son retour, Blum et son gouvernement n’allaient par la suite pas économiser leurs efforts pour « arriver à attirer la confiance du grand capital ». En vain.
Face au mouvement de masse, le gouvernement du Front Populaire et le patronat ont tout d’abord tenté d’enrayer la dynamique de lutte par d’importantes concessions : réduction du temps de travail de 48 à 40 heures par semaine, deux semaines de congés payés, augmentation des salaires dans le secteur privé comprise entre 7 et 12 %,… C’était impressionnant, mais c’était bien en dessous du potentiel contenu dans la situation. Devant l’échec d’arrêter le mouvement avec des concessions, Blum a mobilisé l’armée et la police de manière à ce qu’elles puissent intervenir à Paris si nécessaire. De son côté, le 11 juin, Maurice Thorez déclarait « Il faut savoir terminer une grève », en mettant en garde les travailleurs de ne pas effrayer la petite bourgeoisie et de ne pas faire tomber le gouvernement. Les partis ouvriers et leurs partenaires dans les sommets syndicaux ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher le mouvement révolutionnaire de mener au renversement du capitalisme. Comme l’avait souligné Trotsky, les ouvriers furent incapables de reconnaître l’ennemi puisqu’on « l’avait déguisé en ami. » En l’absence de direction et de mots d’ordre, le mouvement de grève finira par se vider de son sang et s’épuiser.
Avec le soutien du PCF, la politique du gouvernement du Front populaire est finalement strictement restée dans le cadre du capitalisme. L’ancien appareil d’État n’a pas été touché. Il n’y a pratiquement pas eu de nationalisations et, s’il y en a eu, les actionnaires étaient généreusement indemnisés tandis que les anciens dirigeants étaient nommés par le gouvernement comme directeurs de société. L’absence de contrôle sur les secteurs clés de l’économie a laissé le gouvernement impuissant face à la hausse rapide des prix qui a anéanti les augmentations de salaires obtenues en juin 1936. Régulièrement, le PCF a réclamé des mesures plus radicales, comme un impôt sur les grandes fortunes ou le soutien aux Républicains espagnols, mais cela s’est essentiellement limité à des appels restés sans suite, avant de voter au Parlement en faveur du maintien du Front populaire et donc de la politique menée.
Blum et Thorez n’ont pas seulement trahi les travailleurs français. Ils ont fait de même avec les travailleurs et les opprimés espagnols engagés dans un combat antifasciste acharné contre le mouvement réactionnaire de Franco. Le gouvernement français du Front Populaire a refusé d’apporter un soutien significatif aux forces antifascistes. Hitler et Mussolini ont eu moins de scrupules à assister les fascistes espagnols. Ne rien faire à ce sujet comme l’avait décidé le gouvernement du Front populaire n’était en rien une position « neutre ». Cette décision revenait concrètement à saper une lutte antifasciste de première importance qui aurait pu à nouveau orienter l’Europe dans une toute autre direction.
La défaite
Au final, le gouvernement du Front populaire n’a duré qu’une année environ. Toutes les conquêtes sociales de cette période n’ont pu voir le jour que grâce à l’entrée en action des masses. La bourgeoisie comprenait très bien ce qui se passait : elle avait été sur le point de perdre le contrôle. Elle s’est donc tournée vers les forces réactionnaires qui ont relevé la tête à partir de 1937. Un autre gouvernement de Front populaire a suivi, pour prendre également fin en 1938. Les récentes conquêtes sociales des travailleurs ont subi une offensive en règle tandis que l’appareil d’État s’est fait de plus en plus répressif.
En mars 1937, une provocation fasciste a eu lieu dans la commune de Clichy, contre laquelle 10.000 antifascistes ont manifesté. Les dirigeants du Front populaire ont éloigné la manifestation du meeting fasciste de Clichy, mais des centaines de militants s’y sont tout de même rendus. Le service d’ordre des fascistes a tiré sur ceux-ci, faisant cinq morts. Au Parlement, Blum qualifia d’erreur la manifestation antifasciste. La protestation des travailleurs s’est limitée à une grève d’une journée.
À la fin du mois de novembre 1938, le gouvernement – entre-temps de droite sans la moindre équivoque – a enterré de nombreux acquis sociaux de 1936. Une fois de plus, il y a eu une grève, mais les patrons étaient maintenant assez forts pour prendre des mesures fermes. Les occupations d’entreprises furent dispersées par la police et des milliers de militants licenciés : 5.000 dans le secteur textile, 4.000 dans l’industrie automobile, 3.000 dans la chimie, etc. Les tribunaux ont condamné 806 travailleurs à la prison.
Comme le concluent Marcel Gibelin et Jacques Danos dans leur excellent livre « Juin 1936 » : « La classe ouvrière est désorientée. Les effectifs de la CGT fondent. La bourgeoisie peut penser que « maintenant, tout est possible ». Août 1939, juin 1940 sont proches. » Il s’agit des dates de la Seconde Guerre mondiale et de la prise de pouvoir du général Pétain en 1940.
Leçons de France
Les articles « Où va la France » et « Encore une fois, où va la France » se concentrent sur la menace de l’extrême-droite et la réponse que doit offrir le mouvement ouvrier. Trotsky y explique que dans une période de crise capitaliste, la bourgeoisie mène sa propre société à la faillite. En l’absence de perspective sociale, le besoin de répression se fait de plus en plus sentir.
La crise touche toutes les couches de la société, mais elle est particulièrement ressentie par la classe moyenne. Il s’agit généralement de personnes auparavant un peu mieux loties, mais qui voient leur situation se détériorer rapidement en raison de la crise. Aujourd’hui, la propagande de la classe dominante tente de dissimuler les différences de classe existantes en déclarant que presque tous les travailleurs appartiennent à la classe moyenne. Quitte à prendre les formes les plus absurdes. Juste avant la révolution tunisienne de 2011, la Banque africaine de développement affirmait que pas moins de 89 % de la population de ce pays appartenait à la classe moyenne… Le critère retenu pour parvenir à cette conclusion était de disposer d’un revenu supérieur à 2 dollars par personne et par jour. Un véritable non-sens. La couche que représentent les classes moyennes dans la société est aujourd’hui bien plus réduite que dans les années 30, en France ou dans d’autres pays européens. De nombreux indépendants sont tombés face à la concurrence des grandes entreprises (il suffit de penser aux supermarchés et à la disparition progressive d’une énorme quantité de petits commerces) ou en sont devenus complètement dépendants au point parfois de ne plus avoir d’indépendant que le nom.
Dans les années ’30, la classe moyenne ruinée a cherché à donner une expression à son énorme colère contre le système. L’extrême-droite était souvent bien placée pour le faire : on ne trouvait pas parmi la classe moyenne de tradition d’organisation collective similaire à celle des syndicats. Les forces fascistes ont saisi ce désespoir individuel pour en faire un facteur majeur de la situation. Non pas que la gauche et le mouvement ouvrier n’aient pas eu la possibilité d’organiser ce mécontentement, mais il fallait pour cela disposer d’une approche révolutionnaire. Parmi les couches de la classe ouvrière les moins liées aux syndicats, c’est un aspect qui est également présent aujourd’hui. Alors que la gauche est souvent considérée comme faisant partie du système – car elle cherche à obtenir des réformes limitées au sein du système alors qu’il n’y a plus de marge de manœuvre pour des réformes – l’extrême-droite, de manière populiste, apparaît comme plus audacieuse et apparemment plus radicale. Des contradictions similaires à celles des années 30 persistent aujourd’hui : l’extrême-droite prétend être antisystème alors qu’elle est précisément un instrument de l’establishment capitaliste pour briser le mouvement ouvrier.
La réponse de la bourgeoisie aux provocations fascistes en France en 1934 a d’abord consisté à tenter de former un gouvernement qui se placerait en arbitre et en sauveur au-dessus de la tourmente. Son objectif principal était de bloquer l’inévitable mouvement de la classe ouvrière contre l’extrême-droite. Pour les organisations de travailleurs, il est essentiel de faire une évaluation correcte et de savoir clairement qui sont les alliés et qui ne le sont pas. Dans la lutte contre l’extrême-droite, nous ne pouvons pas compter sur l’establishment, sur les représentants politiques du capitalisme, qui créent les conditions mêmes dans lesquelles l’extrême-droite peut se développer. Convaincre les couches attirées par l’extrême-droite de s’en éloigner est impossible en frappant aux portes de l’establishment dont elles se détournent. Dans son approche, Trotsky souligne la nécessité d’une mobilisation de masse et d’un programme offensif et audacieux en faveur du changement social. Programme, méthode et tactiques vont de pair et doivent exprimer une volonté déterminée de rompre avec le système.
C’est toujours d’une importance cruciale aujourd’hui. Il suffit de regarder les États-Unis, où les partisans de l’ancien président Trump ont pris d’assaut le Capitole le 6 janvier 2021. Une riposte de la gauche et du mouvement ouvrier était essentielle. La « nouvelle gauche » représentée par Alexandria Ocasio-Cortez et « The Squad » a malheureusement limité son action à des initiatives parlementaires, en s’engageant dans la politique de la « décence », comme l’a également défendu le président démocrate Joe Biden qui espérait ainsi rallier à lui une partie du parti républicain. Des initiatives parlementaires peuvent être utiles, mais seulement si elles accompagnent la mobilisation et une lutte déterminée autour des besoins et des revendications de la classe ouvrière. Ce combat entre inévitablement en confrontation avec la politique du Parti Démocrate, parti qui représente loyalement les intérêts des grandes entreprises.
Trotsky insiste fortement sur l’importance des milices ouvrières contre l’extrême-droite. Contre une force fasciste fortement armée et comportant des dizaines de milliers de militants, ce n’était pas un luxe. Trotsky affirme que toute action comporte un élément de lutte physique, qu’il s’agisse d’un piquet de grève, d’une manifestation ou d’une milice ouvrière. Cela inclut, bien sûr, une évaluation des circonstances. « Le secret du succès, évidemment, n’est pas dans la «lutte physique» elle-même, mais dans une juste politique », fait-il remarquer. La bonne politique est celle qui répond aux conditions de temps et de lieu. Aujourd’hui, nous n’avons pas affaire à des dizaines de milliers de fascistes armés, ce qui a des conséquences sur notre réponse à leur égard. Néanmoins, toute action comporte effectivement un élément de lutte physique. Les manifestations contre l’extrême-droite et les fortes mobilisations du mouvement ouvrier rendent plus difficile pour les divers mouvements d’extrême-droite – des néofascistes organisés aux Trumpistes – de dominer le débat public et même les rues. Si, en revanche, rien n’est mis en travers de leur chemin, ils n’hésitent pas à marcher sur le boulevard qui s’offre à eux.
Dans un contexte de crise du capitalisme et de colère croissante contre l’ordre établi, la politique de la gauche radicale doit viser le renversement du capitalisme et la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Comme le notait Trotsky, « Le socialisme peut lancer le programme le plus savant, sa valeur sera nulle si l’avant-garde du prolétariat ne déploie pas une lutte hardie pour s’emparer de l’Etat. La crise sociale, dans son expression politique, est la crise du pouvoir. Le vieux maître a fait faillite. Il en faut un nouveau. » Les idées qui sont adoptées par de larges couches de la population deviennent une force matérielle. C’est le cas dans toutes les campagnes et actions, mais bien sûr aussi à une plus grande échelle. Cela joue un rôle essentiel pour passer d’une situation pré-révolutionnaire à un potentiel révolutionnaire.
Ce livre offre une critique acerbe de l’approche réformiste des partis socialistes et communistes, une approche inadéquate tant au niveau des méthodes que du programme. La nationalisation, par exemple, ne signifie pas de mettre quelques bureaucrates au conseil d’administration après avoir indemnisé les actionnaires. Elle exige une lutte révolutionnaire pour remettre la production entre les mains des travailleurs et de la collectivité. Ce n’est pas un hasard si le PCF et la SFIO ont balayé d’un revers de main l’exigence de nationalisation, ni si aujourd’hui une grande partie de la gauche (y compris la gauche radicale) fait de même avec cette partie essentielle d’un programme socialiste.
La nationalisation touche à la propriété privée des moyens de production, alors que le Front Populaire a été créé précisément pour respecter les limites du capitalisme. Trotsky développe la revendication de la nationalisation, notant que tous les secteurs clés devraient être nationalisés, sans compensation pour les actionnaires. Lorsque l’accès au marché boursier s’est quelque peu élargi au cours des décennies suivantes, notre tendance politique a ajouté que la compensation ne pouvait être fondée que sur base de besoin prouvé. L’objectif d’un programme socialiste est d’exproprier les capitalistes, et non de frapper, par exemple, les personnes âgées qui ont investi leur épargne dans des actions. Trotsky note également que la nationalisation et le contrôle ouvrier ne sont pas opposés, mais plutôt inséparables. Afin de parvenir à un contrôle et à une gestion démocratiques par les travailleurs des secteurs clés de la production, ceux-ci doivent être retirés des mains des capitalistes. Dans la nationalisation, le contrôle et la gestion des travailleurs sont nécessaires pour parvenir à une planification démocratique de l’économie.
L’importance d’une approche socialiste révolutionnaire est confirmée par les événements de 1936. La vague de grève massive avait le potentiel de renverser le système. Cette opportunité n’a pas été saisie en raison de l’attitude des dirigeants, qui ne croyaient pas au changement social. Pourtant, chaque pas des dirigeants vers l’action a suscité un grand enthousiasme au sein de la classe ouvrière. De plus, l’enthousiasme a poussé le mouvement bien au-delà des intentions des dirigeants. Nous l’avons vu avec le mouvement de grève de 1936, tant en France qu’en Belgique. À maintes reprises, il a été démontré que la base ne manquait pas d’esprit de combat. En même temps, il n’est pas facile pour la base d’ignorer la direction de ses propres organisations, ou même d’aller à son encontre. Cela ne peut se faire que sur la base d’un programme révolutionnaire qui bénéficie d’un soutien suffisant au sein du mouvement ouvrier. Cette compréhension de la dynamique de la lutte des classes est essentielle.
Tout au long du livre, Trotsky se fait l’écho d’une urgence. Les opportunités de changement révolutionnaire ne durent pas. Les occasions manquées ont des conséquences pour le mouvement ouvrier. Cela a été malheureusement démontré dans les suites du mouvement de 1936. Le gouvernement du Front Populaire n’a pas su répondre à la crise économique parce qu’il est resté strictement dans les limites du capitalisme. Le gouvernement du Front Populaire a été sapé. La droite, menée par le Parti radical de Daladier, a pu reprendre les rênes en avril 1938, à un moment où l’espoir de changement parmi de larges couches de la classe ouvrière s’était suffisamment transformé en désillusion. De nombreuses réalisations du mouvement de 1936 ont été annulées, le niveau de vie de la classe ouvrière s’est effondré, la répression et la politique anti-migrants se sont intensifiées. En septembre 1939, le PCF fut interdit. L’extrême-droite, bien sûr, s’est sentie renforcée. Si le mouvement ouvrier n’utilise pas une opportunité comme celle de 1936, ancrée dans la situation depuis 1934, la droite peut gagner du temps pour riposter d’autant plus fort. « Une révolution qui cesse d’avancer est condamnée à refluer », note Daniel Guérin dans son livre Front populaire, révolution manquée. La classe ouvrière a payé le prix fort de ce retour de bâton : un dernier obstacle à la guerre mondiale est tombé. Seul le mouvement ouvrier pourrait éviter cette guerre en apportant un changement révolutionnaire, qui aurait inévitablement eu un grand impact sur la classe ouvrière des autres pays et aurait arrêté la barbarie contre-révolutionnaire.
Compte tenu du potentiel de destruction totale et des relations sociales actuelles, une guerre mondiale n’est pas directement à l’ordre du jour, mais l’horreur et la barbarie de la guerre le sont bel et bien. Cela figure dans l’ADN du capitalisme. Les tensions inter-impérialistes augmentent, comme l’exprime la guerre en Ukraine dans le contexte de la nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Chine. La pandémie a illustré la faillite du capitalisme à chaque crise grave et comment les contradictions se renforcent les unes les autres, notamment avec le nationalisme vaccinal et la recherche du profit ainsi qu’avec les années d’austérité dans nos soins de santé notamment. Tout cela entraîne une polarisation croissante. L’extrême-droite et toutes sortes de populistes réagissent à cela, mais le mouvement ouvrier doit faire de même. Non pas en évitant la polarisation, mais en luttant de manière offensive pour les intérêts de la classe ouvrière. Lorsque le mouvement ouvrier agit ainsi, il est accusé de polariser. C’est faux : la polarisation est inhérente à la crise du système, c’est le capitalisme qui polarise. Dans ce contexte, les politiciens établis adoptent une politique plus dure et plus répressive, l’extrême droite le fait encore plus durement. Il ne s’agit pas de l’expression d’une société qui ‘fascise’ et se dirige ‘progressivement’ vers le fascisme, mais d’un système en crise. Cela démontre la nécessité d’une transformation de la société, que nous n’atteindrons pas en édulcorant notre programme ou en tombant dans le piège du « moindre mal » et en soutenant, par exemple, Biden contre Trump ou tout autre candidat tenant tête à Poutine (Russie), Orban (Hongrie), Bolsonaro (Brésil) ou Modi (Inde). Cela ne se fera pas non plus en orientant les forces du mouvement ouvrier vers une alliance avec des éléments « progressistes » de la bourgeoisie, dans la mesure où de tels éléments existent et sont disposés à former une alliance avec le mouvement ouvrier. La pression pour le faire est peut-être grande, mais une position de classe indépendante visant la transformation de toute la société reste la clé du changement. Ce point est également fortement souligné tout au long de ce livre.
L’émancipation des peuples colonisés et des femmes
Un certain nombre d’éléments ne sont par contre pas abordés dans ce livre. La radicalisation de la classe ouvrière et de la jeunesse ne se limitait pas à l’Europe : la révolution coloniale était également en cours et en développement. Dans son texte de 1938 consacré au 90e anniversaire du Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels, Trotsky faisait remarquer : « «Les communistes, déclare le Manifeste, appuient dans tous les pays tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre politique et social existant.» Le mouvement des races de couleur contre les oppresseurs impérialistes est l’un des mouvements les plus puissants et les plus importants contre l’ordre existant et c’est pourquoi il lui faut le soutient complet, sans réticence, du prolétariat de race blanche. »
Tant lors des manifestations antifascistes de février 1934 que lors du mouvement de grève de juin 1936, des manifestations ont également eu lieu en Algérie et ailleurs. Le 12 février 1934, grande journée d’action antifasciste, on comptait 20.000 manifestants à Alger. En juin 1936, des travailleurs algériens, principalement actifs dans l’agriculture, ont également rejoint la grève. L’unité avec ces mouvements offrait d’énormes possibilités, mais peu d’attention y a été prêtée. Le gouvernement du Front populaire a adopté vis-à-vis des colonies françaises la même approche que vis-à-vis de la révolution espagnole. L’attitude du Front populaire à l’égard des peuples colonisés s’est résumée à la défense inconditionnelle de l’Empire colonial français. Rien n’a été changé dans la politique coloniale, aucune des revendications démocratiques des peuples coloniaux n’a été satisfaite. Il y eut bien quelques vagues promesses, essentiellement pour prêcher la patience aux masses colonisées, ce qui n’a pas duré bien longtemps. Très rapidement, chaque mouvement revendicatif fut réprimé. Le gouvernement de Léon Blum a même dissous l’Etoile nord-africaine (en Algérie, par ailleurs membre du Front populaire) et le Pacte d’action marocaine, deux organisations nationalistes liées au mouvement ouvrier français, en application de la loi décrétant la dissolution des ligues fascistes ! En mars 1937, en Tunisie, les forces françaises ont mitraillé les mineurs en grève de Metlaoui. Pareil à El Kouif, en Algérie. Une nouvelle fusillade a éclaté en Tunisie contre les grévistes de Djerissa en juillet 1937. Pendant tout ce temps, le PCF n’a eu qu’un souci : défendre 1’empire colonial français contre les appétits hitlériens ou mussoliniens. Et, donc, soutenir la répression.
Par exemple, le Comintern avait demandé au Parti communiste indochinois (PCI) d’abandonner toute référence à la « lutte des classes » ou à l’ « impérialisme français » et même d’appeler les syndicats à se dissoudre. Les luttes des travailleurs et des paysans pauvres avaient permis d’obtenir des concessions limitées dans les colonies, mais même sous le gouvernement du Front populaire à Paris, les syndicats étaient interdits et les militants arrêtés par la sécurité de l’État lorsqu’ils organisaient des grèves et des actions. Le PCF est intervenu dans certaines manifestations, mais sous des drapeaux français et en déclarant son soutien au gouvernement oppressif de Paris.
Pendant que Blum dirigeait le gouvernement dans la capitale, les militants en Indochine étaient arrêtés pour avoir osé distribuer de vieilles brochures écrites par Blum sur la question coloniale. Des événements similaires ont eu lieu dans d’autres colonies françaises. Daniel Guérin décrit notamment dans son témoignage comment Charles-André Julien, ancien membre du PCF ayant rejoint la SFIO, avait été nommé par Blum secrétaire du « Haut Comité méditerranéen et de l’Afrique du Nord ». Celui-ci avait fait remarquer lors d’une réunion du parti qu’il « ne fallait pas donner trop vite la liberté aux indigènes. » Cet élément n’est abordé qu’indirectement dans le livre de Trotsky. La position des femmes dans l’économie et dans la lutte de la classe ouvrière n’est pas non plus particulièrement mise en évidence dans le livre. C’est cependant le point sur lequel il conclut son célèbre Programme de Transition (1938) : « Toutes les organisations opportunistes, par leur nature même, concentrent principalement leur attention sur les couches supérieures de la classe ouvrière, et, par conséquent, ignorent aussi bien la jeunesse que les femmes travailleuses. Or l’époque du déclin capitaliste porte les coups les plus durs à la femme, tant comme salariée que comme ménagère. (…) A bas le bureaucratisme et le carriérisme ! Place à la jeunesse, place aux femmes travailleuses ! »
En réponse à la crise économique du début des années 1930, les femmes avaient effectivement durement été éprouvées. Aux PTT, 90 % des licenciements qui ont eu lieu entre 1932 et 1934 concernaient des femmes. Celles qui avaient épousé un fonctionnaire recevaient en plus une indemnité de licenciement inférieure. Les femmes étaient déjà nombreuses à travailler à l’époque en France, mais leur salaire était toujours considéré comme un complément au salaire masculin. La crise avait opéré une redistribution du travail disponible, mais pas entre tous les travailleurs : les femmes étaient renvoyées au foyer autant que possible.
La participation des femmes aux luttes de la classe ouvrière et la lutte spécifique en faveur du droit de vote des femmes ont mis sous pression le gouvernement du Front populaire. Durant des grèves de 1936, les femmes ont élu leurs délégués sur leurs lieux de travail et ont pris part aux votes concernant les prochaines étapes de la lutte. Elles avaient du reste déjà acquis une grande expérience de lutte dans certains secteurs, notamment dans le secteur du textile. Voici comment Daniel Guérin par de l’occupation d’une petite manufacture de caoutchouc en juin 1936 : « Elle n’emploie que des femmes, dans une atmosphère qui, la veille encore, devait être paternaliste. Mais, ce matin, le patron et son épouse, apeurés, se sont retranchés dans leur minuscule bureau : les ouvrières en blouse blanche, calmes, la tête haute, parcourent les couloirs. Elles se sont réparti les tâches : élection d’une délégation, piquet de grève, drapeau rouge hissé à l’entrée. Sans transition, sans hésitation, elles ont passé de leur ancienne fonction d’esclave à leur nouveau rôle de prégestionnaires. Quelque chose dans leur vie, dans leur conscience, a changé pour toujours. »
Il est donc devenu de plus en plus évident qu’il fallait également leur accorder le droit politique de voter. Blum avait promis de mettre la question sur la table, mais le projet de loi a été boycotté par le Sénat. Le Parti radical était réticent à accorder le droit de vote aux femmes, craignant que celles-ci votent de manière plus conservatrice en raison de la plus grande influence de l’église. Le gouvernement du Front populaire s’est largement limité à des mesures symboliques, telles que la nomination de trois femmes ministres et secrétaires d’État (pour lesquelles d’ailleurs leurs maris devaient donner leur consentement écrit !) C’est important en soi, mais cela ne suffit pas à masquer l’absence de progrès général pour les femmes de la classe ouvrière.
Le Trotskysme en France
Les analyses de Trotsky concernant la France des années 1930 ne sont pas seulement remarquables par leur clarté politique et les idées tranchantes qu’elles comportent. Leur objectif était également de contribuer au développement d’une organisation marxiste révolutionnaire dans le pays. Cette partie n’est pas couverte dans ce livre. Nous profitons de cette préface pour donner aux lecteurs une introduction, certes limitée, au trotskysme français. Dès la fin des années 1920, Trotsky a tenté de rassembler les sympathisants français de l’Opposition de Gauche. En août 1929, la Ligue Communiste fut créée avec pour journal « La Vérité ». Alfred Rosmer, qui avait joué un rôle de premier plan au sein du Comintern au début des années 1920, en fut le pionnier le plus célèbre. Cependant, Rosmer a démissionné de la Ligue Communiste et de l’Opposition de Gauche Internationale en novembre 1930. La Ligue Communiste était une petite organisation de 100 à 200 membres dirigée par de très jeunes militants, sans beaucoup de racines dans le mouvement ouvrier français.
Il n’était pas facile de développer une nouvelle organisation révolutionnaire à une époque où la classe ouvrière était sur la défensive et où peu de mouvement sociaux animaient la société. En raison de cela, les jeunes organisateurs de la Ligue Communiste se sont rapidement retrouvés empêtrés dans de multiples querelles internes, principalement entre les dirigeants centraux Raymond Molinier et Pierre Frank d’une part et Pierre Naville et Gérard Rosenthal d’autre part.
Les événements de février 1934 et le mouvement qui a suivi ont changé la donne. Une radicalisation prenait place parmi les travailleurs, en particulier parmi la jeunesse. Cela s’est manifesté par une croissance des partis communistes et socialistes. Trotsky a donc proposé aux militants de la Ligue Communiste d’entrer en discussion politique avec la base du Parti socialiste en plein processus de radicalisation en travaillant brièvement au sein de la SFIO afin d’y gagner les meilleurs éléments au programme de la révolutionnaire socialiste. Pareille orientation vers le Parti communiste était hors de question en raison du caractère stalinien extrêmement fermé de ce parti et de la persécution agressive des trotskystes (notamment par le biais de provocateurs et d’opérations dirigées par les services secrets soviétiques). Le Parti socialiste offrait un espace pour le débat et, de plus, une partie importante de sa base évoluait vers la gauche.
Après un débat intense, la Ligue Communiste est devenue le Groupe bolchevik-léniniste (GBL), dont la centaine de militants a adhéré à la SFIO et à son organisation de jeunesse socialiste. Le GBL a triplé son nombre de militants en un an, mais est resté une force très limitée de 300 membres en 1935. L’organisation disposait d’une influence certaine sur les sections de la jeunesse socialiste, notamment en région parisienne, et sur des membres des courants de gauche au sein de la SFIO, comme la Bataille Socialiste autour de Marceau Pivert.
L’accord entre le gouvernement français et l’Union soviétique en 1935 a contribué à ce que le PCF devienne partisan d’un « front large », un front populaire, impliquant à la fois les socialistes et le Parti radical. En formant ce front, la direction du PCF a fait pression sur la direction socialiste pour qu’elle agisse contre les trotskystes dans ses rangs. Le mouvement de 1934 se repliait alors quelque peu et la menace d’une nouvelle guerre mondiale devenait plus inquiétante au niveau international. La tactique de « l’entrisme » au sein du parti socialiste était de toute manière prévue pour être de courte durée. Dès le printemps 1935, Trotsky a préconisé de quitter la SFIO et de mettre l’accent sur une section ouverte de la Quatrième Internationale. Les dirigeants du GBL étaient divisés et hésitants. En fin de compte, la bureaucratie de la SFIO a pris elle-même cette décision lors de son congrès de juin 1935. Léon Blum ne voulait pas laisser petit groupe révolutionnaire faire obstacle à une alliance avec le PCF et le Parti radical. Après cela, les trotskystes, mais aussi d’autres militants de gauche, ont progressivement été exclus. Au sein du GBL, cela a conduit à une scission et à une lutte de fractions féroce. Cette lutte, qui résultait d’un manque de clarté au sujet des perspectives, a eu pour conséquence que les partisans de l’Opposition de gauche n’étaient guère préparés à l’explosion sociale de 1936. Une tentative de fusion rapide des différents groupes fut vouée à l’échec. Il n’existait pas de réelle base politique pour qu’elle demeure sur pied.
Dans les années 1930, Trotsky n’a pas manqué d’occasions d’être frustré par les groupes révolutionnaires qui s’appuyaient sur l’Opposition de gauche. Jean Van Heijenoort a écrit dans son livre « Sept ans auprès de Léon Trotsky », qui couvre la période durant laquelle il a été secrétaire de Trotsky entre 1932 et 1939, combien Trotsky a eu des difficultés avec les groupes de l’Opposition de gauche. Trotsky faisait toutefois deux exceptions : le groupe de Minneapolis aux Etats-Unis qui a joué un rôle important dans les grèves des camionneurs (les Teamsters) de 1934 et le groupe de Charleroi autour de Léon Lesoil qui a joué un rôle important dans la grève des mineurs de 1932. Tous deux étaient des groupes de militants révolutionnaires capables de traduire leurs idées en direction des luttes ouvrières.
Bien sûr, Trotsky a toujours lié l’importance de la pratique révolutionnaire à la clarté des perspectives, du programme et de l’approche. Comme il l’a fait remarquer dans une polémique avec Marceau Pivert du PSOP (Parti socialiste ouvrier et paysan) créé en 1938 : « Un révolutionnaire sérieux, qui prévoit la gravité des décisions à prendre dans les heures critiques, sent intensément la responsabilité qui lui incombe dans la période préparatoire ; il analyse avec soin, avec minutie, chaque fait, chaque idée, chaque tendance. Sous ce rapport, le révolutionnaire ressemble au chirurgien qui ne peut s’en tirer avec des généralités sur l’anatomie, mais doit connaître exactement la disposition des os, des muscles, des nerfs, des tendons et leur contexture pour ne pas faire un faux mouvement avec son bistouri. Un architecte, un médecin, un chimiste seraient indignés si on leur proposait de ne pas préciser les notions ou les formules scientifiques, de ne pas prétendre à l’ « hégémonie » des lois de la mécanique, de la physiologie ou de la chimie et de s’incliner devant d’autres manières de voir, fussent-elles erronées. Or telle est précisément la position de Pivert. Sans entrer dans le vif des divergences de programme, il répète des généralités, à savoir qu’aucune tendance « ne peut prétendre renfermer dans son sein toute la lumière ». Et pourquoi ? Parce qu’on doit vivre et laisser vivre les autres. On ne peut rien apprendre de bon au travailleur d’avant-garde avec des aphorismes de ce genre : au lieu du courage et du sentiment de responsabilité, ils sont tout justes propres à engendrer l’indifférence et la prostration. La IVe Internationale a engagé la lutte contre le charlatanisme et pour un comportement scientifique à l’égard des problèmes de la politique prolétarienne. La passion révolutionnaire dans la lutte pour le socialisme est inséparable de la passion intellectuelle dans le combat pour la vérité. »
Le potentiel révolutionnaire des années 30 n’a pas conduit à des ruptures révolutionnaires avec le capitalisme en Europe occidentale. Plus rien ne faisait obstacle à la Seconde Guerre mondiale. La droite réactionnaire est passée à l’offensive. Cela a bien sûr eu des conséquences pour les marxistes révolutionnaires, qui étaient plus isolés, même s’ils sont restés actifs sous l’occupation nazie. En Belgique, il y a même eu une grève des mineurs menée par des militants trotskystes à Charleroi pendant l’occupation. Néanmoins, l’occupation, la répression contre le mouvement ouvrier et les assassinats perpétrés par des agents de Staline ont coûté cher au mouvement trotskyste. Cela a rendu plus difficile l’élaboration d’une évaluation correcte de la nouvelle situation ouverte après-guerre.
Les analyses et les propositions de Trotsky pour le mouvement ouvrier français dans les années 1930 n’ont pas conduit au développement d’un mouvement de masse autour de ces propositions. L’histoire a pris un autre chemin. Cela n’enlève rien à la finesse de ses analyses ni aux leçons à en tirer pour aujourd’hui. En outre, il était nécessaire de tenter d’orienter l’histoire dans la direction d’une transformation socialiste de la société sur base d’une clarté idéologique et d’une volonté d’agir. Comme Trotsky l’a fait remarquer à ses associés lorsqu’il a appris la nouvelle de la prise du pouvoir par Hitler en Allemagne en 1933 : « On doit exploiter toutes les possibilités à fond. C’est comme si vous deviez escalader une montagne abrupte qui, pensez-vous, ne vous offre qu’une paroi lisse. Lorsque vous vous trouvez devant elle, il vous semble impossible de la gravir. Mais, si vous vous servez de chaque faille, de chaque échelon naturel, de chaque interstice, pour vous accrocher avec vos mains ou pour y poser le pied, alors vous pouvez gravir le rocher le plus haut, dans les conditions les plus difficiles. Il faut avoir du courage, et aussi de la prudence et de la perspicacité. »
Il n’en va pas autrement aujourd’hui dans la lutte contre le capitalisme. Nous espérons que cette publication apportera aux lecteurs un éclairage qui les renforcera pour prendre leur part dans la nécessaire transformation socialiste de la société.
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[HISTOIRE] Bakou : Le Premier Congrès des Peuples d’Orient
En 1920, le premier congrès anticolonial de l’histoire s’est tenu dans la ville portuaire de Bakou, en Azerbaïdjan, à l’initiative des bolcheviks après le triomphe de la révolution socialiste en Russie. Des centaines de communistes et de révolutionnaires de différentes régions d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient y ont participé.
Par Christian Tello (ASI-Mexique)
Les délégués, originaires des anciennes colonies européennes, ont dénoncé dans leur propre langue les actions rapaces des États impérialistes contre les peuples du monde colonial. En même temps, ils ont élaboré le premier programme socialiste pour les mouvements de libération nationale. Ce Congrès offre encore aujourd’hui des expériences inestimables pour la lutte de la classe travailleuse du monde néocolonial contre l’impérialisme et le capitalisme.
La fin de la Première Guerre mondiale et le partage du monde
Avec la fin de la guerre et la disparition des grands empires européens, les colonies constituaient un enjeu potentiel pour les Alliés. L’Allemagne ayant été dépouillée de ses possessions continentales et d’outre-mer – conformément à l’article 119 du traité de Versailles – l’Afrique, l’Asie et l’Europe de l’Est allaient faire l’objet de vives contestations, les annexions étant négociées entre la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et le Japon. Une raison suffisante pour que le président américain Woodrow Wilson estime que la paix dépend entièrement de la politique coloniale et de son évolution dans le partage entre les grandes puissances impérialistes. En l’absence d’un ordre mondial, et avec la formation d’un nouvel ordre à Versailles, ce sont les États-Unis qui ont façonné la nouvelle politique impérialiste à l’égard des peuples opprimés, appelée le “système des mandats”.
La proposition rédigée par les États-Unis et la Grande-Bretagne en janvier 1919 comprenait les bases juridiques et opérationnelles de l’administration des territoires coloniaux sous la supervision de la Société des Nations (l’ancêtre des Nations unies). Le partage impérialiste, déguisé en “tutelle”, devait rester aux mains des Alliés jusqu’à ce qu’ils jugent la nation occupée suffisamment “mûre” pour établir un État formel, indépendant et souverain. Pour des raisons évidentes, la condition de “maturation” s’accompagnait d’une lourde charge raciste à l’encontre des peuples qui n’étaient pas considérés comme “civilisés” par les puissances européennes.
Les impérialistes ont justifié une approche différente pour la mise sous tutelle des peuples d’Europe de l’Est et des États créés après la dissolution des empires russe et austro-hongrois. La similitude des valeurs, le développement capitaliste et le christianisme ont suffi à leur donner le droit à l’autodétermination et à créer une série de nouveaux États destinés à servir de cordon sanitaire contre la Russie révolutionnaire née de la Révolution de 1917.
De l’autre côté, il y avait les peuples “d’outre-mer”, en Asie et en Afrique, qui, selon les critères racistes de l’impérialisme européen, n’étaient pas prêts pour recevoir le droit à l’autodétermination. Ils devaient être éduqués, civilisés, christianisés et guidés par la main du colonisateur européen. Il était donc évident que la politique des mandats rejetait catégoriquement l’autodétermination des peuples dominés par les colonies et que le système des mandats n’était pas destiné à les aider, mais à les maintenir soumis à l’impérialisme européen.
À la fin de la guerre, dans des régions comme l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie et le Moyen-Orient, les paysans et les travailleurs étaient exploités par le capitalisme dans les grandes entreprises d’extraction de ressources pour la grande industrie européenne. Les statistiques mondiales de l’époque montrent que la quasi-totalité de la production agricole et minière provenait directement de ces régions, où l’esclavage, le génocide et le vol de terres étaient la norme légale de l’administration coloniale. Il suffit de rappeler les crimes de Léopold II au Congo, de l’Empire japonais en Chine et en Corée, de la Couronne britannique en Inde ou de la France de Poincaré en Indochine et en Algérie.
Dans les écoles et sur les lieux de travail, les langues et les pratiques locales étaient censurées et persécutées par l’imposition de l’éducation et de la langue européennes. Les traditions orales et écrites et les manifestations religieuses furent balayées par l’évangélisation chrétienne. Les condamnations pour “oisiveté” étaient sanctionnées par le fouet et l’amputation des mains. La littérature nationale, les groupes nationalistes et la presse indépendante étaient interdits par les administrations coloniales, souvent avec la collaboration des propriétaires terriens et de la bourgeoisie locale elle-même, bénéficiaire de l’appareil colonial. Les excès et les atrocités commis contre les peuples dominés par la colonie étaient innombrables, tout comme les victimes.
Le système des mandats n’était, une fois de plus, que la pure et simple domination impérialiste sur les peuples d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient. Le système des mandats était intimement lié à la vision européenne des normes civilisationnelles, des normes nées dans l’Europe capitaliste qui avaient évolué avec l’impact de la politique wilsonienne et de la Société des Nations. Mais il ne s’agissait que d’une nouvelle incarnation de l’impérialisme en tant que processus historique, une nouvelle évolution rendue nécessaire par la dynamique nouvelle née à la fin de la guerre, caractérisée par l’essor des États-Unis en tant que puissance impérialiste majeure, par la révolution russe et par la faillite de l’ancien système colonial.
L’Internationale communiste et le Congrès de Bakou
Avec le triomphe de la révolution socialiste en Russie, les bolcheviks se sont donné pour tâche de promouvoir une révolution mondiale. Il était évident que le phénomène de la révolution s’était déjà étendu aux centres urbains les plus importants d’Europe.
Cette tâche visait bien entendu à atteindre l’émancipation des travailleurs du monde entier, mais il s’agissait également de maintenir en vie le régime révolutionnaire lui-même, car il était menacé par l’isolement et les pressions internationales capitalistes à l’encontre de la jeune république soviétique. C’est pourquoi, en mars 1919, les bolcheviks ont créé l’Internationale communiste, la IIIe Internationale, une organisation dont le but était de rassembler les révolutionnaires et les partis de différentes régions du monde engagés dans la lutte pour le socialisme. Cette organisation a permis d’entrer en contact avec une nouvelle couche de révolutionnaires dans les colonies et ex-colonies européennes, où Lénine et Trotsky souhaitaient discuter de la dynamique du capitalisme et du programme à proposer pour la libération des travailleurs et des paysans de ces pays. Ils affirmaient que “Nous avons jusqu’à présent accordé trop peu d’attention à l’agitation en Asie. Or, il est évident que la situation internationale évolue de telle sorte que la route vers Paris et Londres passe par les villes d’Afghanistan, du Pendjab et du Bengale.”
Le premier effort pour élaborer un programme en faveur des peuples opprimés par l’impérialisme a eu lieu en juillet 1920, lors du deuxième congrès de l’Internationale communiste à Moscou. La question coloniale figure en bonne place dans l’ordre du jour des séances de discussion entre les délégués de l’Inde, de la Perse, de la Turquie, de la Chine, de l’Indochine et même du Mexique. Les thèses les plus discutées lors des débats du congrès étaient celles de Lénine et du communiste iranien Avetis Sultan-Sade, qui fut pendant un temps l’une des principales figures marxistes du mouvement révolutionnaire au Moyen-Orient. Lénine et Avetis ont développé les principales thèses du congrès, affirmant la nécessité d’établir une distinction entre les nations oppressives et les nations opprimées, étant donné que plus de 70 % de la population de la planète était directement contrôlée par les grands centres de l’impérialisme britannique et français et dépendait d’eux.
Parallèlement, ils concluaient que la construction du socialisme dans le monde colonial devait nécessairement passer par la libération nationale des mandats et des gouvernements administrés. Le slogan habituellement utilisé pour soutenir ces luttes nationales était connu sous le nom de soutien au “mouvement démocratique bourgeois”. Cependant, en Perse, en Turquie, en Afghanistan, comme dans les nations opprimées représentées au congrès, il manquait une bourgeoisie nationale à laquelle s’allier, puisqu’elle était fonctionnaire des appareils coloniaux et ne manifestait pas de solidarité avec les paysans et les travailleurs contre le Mandat.
Par conséquent, le mot d’ordre a été substitué au soutien du mouvement “national-révolutionnaire” et il a été affirmé que même les travailleurs d’un pays arriéré, et de manière indépendante, pouvaient lutter et réaliser le socialisme avant les pays capitalistes développés dotés d’institutions démocratiques développées. Le mot d’ordre soulignait que les communistes du monde colonial ne soutiendraient le mouvement bourgeois de libération nationale dans les colonies que si les représentants de ces dernières n’empêchaient pas les marxistes d’éduquer et d’organiser les masses paysannes et de pousser à la lutte armée et aux revendications socialistes dépassant le cadre des revendications démocratiques.
Les thèses d’Avetis et de Lénine et les conclusions collectives des délégations présentes à ce congrès ont marqué les premiers pas de la lutte anticoloniale du XXe siècle. On peut dire que ces premiers mots d’ordre et discussions politiques sur le caractère de la révolution ouvrière et du socialisme dans le monde colonial ont été adaptés aux conditions particulières dans lesquelles vivaient le prolétariat et la paysannerie de ces lieux et ont offert des expériences utiles aux “communistes d’Orient” afin de rendre manifeste un programme suffisamment en phase avec les mouvements de libération nationale.
À la fin de ses travaux, le deuxième congrès de l’Internationale communiste a convoqué un congrès spécial à Bakou, en Azerbaïdjan, en septembre de la même année, afin d’examiner la situation du mouvement révolutionnaire international dans les colonies après le chaos de la Première Guerre mondiale, la dissolution de l’Empire ottoman et les empiètements sauvages de la Grande-Bretagne sur ses anciens territoires.
Ses délégués venaient des anciennes colonies tsaristes qui luttaient pour devenir des républiques soviétiques, du monde arabe, de Turquie, de Perse, d’Inde, des Balkans, de Corée, d’Algérie, d’Afrique du Sud, de Chine et du Japon. Le voyage vers Bakou était dangereux pour les délégations communistes, car le gouvernement britannique a tenté par tous les moyens d’empêcher leur arrivée dans la capitale. L’ampleur des dangers fut telle que deux navires de guerre britanniques stationnés au large des côtes de la mer Noire ont bloqué le départ d’une délégation turque depuis les ports d’Istanbul. Au même moment, un avion britannique bombardait en mer Caspienne un navire à bord duquel des délégués persans se rendaient dans la ville portuaire ; deux délégués ont été tués et plusieurs blessés dans l’attaque.
Cependant, malgré les nombreuses difficultés et les nombreux kilomètres à parcourir, le congrès s’est déroulé avec succès, avec la participation de plus de 1891 délégués venus des quatre coins du monde. Parmi eux se trouvaient des délégués du Moyen-Orient issus de fractions nationalistes et communistes, de la délégation turque de Mustafa Sup’hi et Enver Pasha, de la délégation persane de Haidar Khan et de la délégation afghane d’Ali Agazade et de Mahmmud Azim, tous d’importants révolutionnaires. Dans le registre de la composition nationale du Congrès des délégations du Moyen-Orient figurent 235 Turcs, 192 Persans et Farsi, 157 Arméniens, 11 Khazars, 8 Kurdes, 3 Arabes et 9 Afghans. Parmi ces délégués, 55 étaient des femmes. À cela s’ajoutait la participation d’un grand nombre de délégués des peuples opprimés par l’empire russe, des Chinois, des Coréens, des Balkans, des Indochinois et des Indiens. Le congrès s’est déroulé dans plus de 53 langues et dialectes.
Les procès-verbaux des séances relatent les grands débats qui ont tourné autour du nouveau rôle de la Grande-Bretagne et des États-Unis en tant que plus grandes puissances impérialistes dans l’ordre international, de la libération des femmes des liens traditionnels de l’Islam, du génocide arménien, du mouvement nationaliste en Perse et en Turquie, de la partition de la Palestine par les comités bourgeois anglo-sionistes et du rôle du Djihad dans la doctrine révolutionnaire marxiste. Selon l’historienne Daniela Spenser : “C’était la première fois que les peuples d’Asie et d’Afrique du Nord pouvaient exprimer leurs problèmes sociaux dans leur propre langue à un auditoire compréhensif, même s’ils devaient être traduits dans d’autres langues pour que le reste des délégués les comprennent.”
Deux événements survenus au cours du congrès ont témoigné de la solidarité internationale entre les peuples opprimés. D’une part, la formation d’un gouvernement paysan révolutionnaire à Ezmeli, en Iran, qui s’est déclaré favorable à la révolution socialiste russe et à l’Internationale communiste et, d’autre part, la défection de centaines de soldats impérialistes indiens à Jarasan, en Afghanistan, pour assister et participer au congrès ; leur arrivée a été acclamée et applaudie au cours des sessions par les milliers de délégués présents.
Fait curieux, le terme “lutte des classes” pour les délégations du Moyen-Orient a été traduit par le mot Jihad (guerre sainte dans la tradition islamique), considéré comme une croisade non seulement contre l’impérialisme capitaliste, mais aussi contre l’appareil colonial qui avait interdit la langue et les pratiques religieuses des peuples opprimés. Ces affirmations étaient complétées par l’utilisation des anciennes lois du prophète Mahomet, telles que la propriété collective de la terre, pour aider les délégués des nations musulmanes à comprendre le marxisme dans leur propre langue et suivant leurs propres traditions.
Le président de l’Internationale, à l’époque Grigori Zinoviev, a exprimé ces mêmes revendications en sympathisant avec les délégués : “La terre qui, selon la charia, était une propriété commune, a été saisie par les laquais du gouvernement de Téhéran. Ils traitent cette terre comme ils l’entendent et vous imposent des taxes et des impôts comme ils l’entendent.”
Dans ces discussions, nous trouvons des appels politiques lancés par les bolcheviks aux délégations qui se réfèrent à cette compréhension du marxisme dans leur langage et leur vision du monde : “Ouvriers et paysans du Proche-Orient ! Si vous vous organisez et mettez en place votre propre gouvernement ouvrier et paysan, si vous vous armez, en vous unissant à l’armée ouvrière et paysanne russe, vous battrez les capitalistes britanniques, français et américains, vous vous débarrasserez de vos oppresseurs et trouverez la liberté, vous pourrez créer une république mondiale libre des travailleurs, puis utiliser les richesses de votre terre natale dans votre propre intérêt et dans celui du reste de l’humanité laborieuse, qui sera heureuse de les prendre en échange des produits dont vous avez besoin, et qui vous viendra joyeusement en aide. Nous voulons parler de tout cela avec vous lors de votre congrès.”
Enfin, l’ensemble des séances et des débats est condensé dans le procès-verbal du Congrès, intitulé “Manifeste du Congrès des Peuples d’Orient”. Ce document expose les dénonciations des gouvernements coloniaux, l’analyse du rapport de forces entre le prolétariat et la bourgeoisie étrangère, l’appel à la résistance et à l’offensive armée contre l’impérialisme britannique et français.
“Peuples d’Orient ! Vous avez maintes fois entendu l’appel à la guerre sainte de vos gouvernements, vous avez marché sous le drapeau vert du Prophète, mais toutes ces guerres saintes étaient frauduleuses, mensongères, et n’ont servi que les intérêts de vos dirigeants égoïstes, et vous, paysans et ouvriers, après toutes ces guerres, êtes restés dans l’esclavage et la pauvreté ; vous avez gagné les bénéfices pour les autres, mais il ne vous est rien resté pour vous-mêmes.
“Aujourd’hui, nous vous appelons à la première véritable guerre sainte sous la bannière rouge de l’Internationale communiste.
“Nous vous appelons à une guerre sainte pour votre propre bénéfice, pour votre liberté, pour votre vie.
“L’Angleterre, le dernier prédateur impérialiste puissant d’Europe, étend ses ailes noires sur les pays musulmans d’Orient, essayant de transformer les peuples en esclaves, pour s’approprier ses richesses. L’esclavage effrayant, la ruine, l’oppression et l’exploitation, voilà ce qu’ils offrent aux peuples d’Orient. Sauvez-vous, peuples de l’Est !
“Levez-vous et luttez contre cette bête prédatrice !
“Avancez comme un seul homme dans une guerre sainte contre les conquérants anglais !
“Lève-toi, Indien épuisé par la faim et le travail insupportable des esclaves !
“Debout, paysan anatolien écrasé par les impôts et l’usure !
“Debout, rayat persan étranglé par les molkdars (propriétaires terriens) !
“Debout, laboureur arménien chassé dans les collines arides !
“Debout, Arabes et Afghans, perdus dans les déserts de sable et coupés du reste du monde par les Anglais !
“Brandissez la bannière rouge de la guerre sainte…”
Les thèses ont été approuvées à l’unanimité et, après la fin du congrès, le mouvement révolutionnaire en Afrique et en Asie à continuer à se concrétiser par l’organisation de mouvements de libération nationale, par la création de partis communistes et même par la prise du pouvoir dans certaines régions proches de la Russie révolutionnaire. Les thèses ainsi que les révolutionnaires qui ont participé à cette première expérience anticoloniale ont joué un rôle clé dans le développement d’événements qui ont eu un impact sur la première moitié du XXe siècle.
En raison de la mort de Lénine, de l’arrivée au pouvoir de Staline et de l’abandon de l’Internationale communiste au profit de la politique étrangère soviétique, le congrès de Bakou est passé largement inaperçu dans l’histoire et n’a fait l’objet que de références minimales.
Aujourd’hui, aucun effort sérieux n’a été fait pour republier ses actes ou discuter de ses enseignements. Pourtant, son héritage est déjà inscrit dans l’histoire des mouvements anticoloniaux du milieu du 20e siècle. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les échos de Bakou ont encore résonné dans la lutte pour la libération des colonies africaines, les révolutions socialistes et les mouvements anti-impérialistes et, dans une moindre mesure, dans des expériences historiques telles que la conférence de Bandung, le mouvement socialiste arabe et le mouvement des non-alignés.
Bakou a été et restera un événement qui a laissé des expériences précieuses dans le monde néocolonial et dans la lutte des opprimés contre l’impérialisme.
Le marxisme et la lutte anticoloniale
Ces expériences montrent que le marxisme est une théorie et une pratique universelles qui intègrent les caractéristiques particulières de chaque société, ethnie, race, religion et langue.
L’alliance et la solidarité des peuples opprimés exprimaient la nécessité politique de cette période, où le chaos de la partition coloniale était menacé par des forces révolutionnaires bien organisées et aspirant profondément au changement. Le travail de l’Internationale communiste pour développer ces cadres a montré la possibilité de reproduire l’expérience socialiste dans les villages et les anciennes villes du monde colonial, longtemps sans voix jusqu’à ce que les liens et la solidarité avec les bolcheviks lui donnent une place dans l’histoire de l’humanité, à travers l’émancipation des peuples.
Aujourd’hui, au milieu d’une ère de désordre, dans laquelle Gaza et son peuple sont victimes de l’impérialisme israélien et de ses alliés, il est important de sauver les expériences de Bakou et de montrer que la lutte pour la libération nationale contre l’impérialisme va de pair avec la lutte pour le socialisme.
Nous, les travailleurs du monde néocolonial, victimes des atrocités du capitalisme, devons montrer que cette lutte passe par l’expérience du mouvement ouvrier international, traduite dans notre propre langue et nos propres traditions.
Le marxisme et le socialisme ne répondent pas seulement à la vision et à la lutte des peuples opprimés contre l’impérialisme, mais les peuples opprimés peuvent aussi montrer de nouvelles formes et actions qui sont le produit de leur propre expérience et qui démontrent la capacité du marxisme à étendre son analyse.
De Bakou, nous tirons notre admiration pour les peuples qui ont dénoncé l’impérialisme. Le marxisme et la lutte pour le socialisme continueront à offrir de l’espoir aux travailleurs, même si la crise à Gaza s’aggrave et qu’une guerre régionale imminente éclate au Moyen-Orient.
Les sections du monde néocolonial qui font partie d’Alternative socialiste internationale défendent cette approche, protègent ses traditions et proposent un programme qui justifie les revendications de ces révolutionnaires il y a plus de 100 ans. Contre la guerre et l’impérialisme, la solidarité internationale des travailleurs !