Category: Dossier

  • Critique du livre ”Ils nous ont oubliés” de Peter Mertens

    Plaçons la classe ouvrière au centre, y compris dans le combat pour un changement de société !

    Sept mois de crise sanitaire ont démontré que ce sont les travailleurs qui font tourner le monde. Cela conduit à une plus grande conscience de classe. Le livre de Peter Mertens aborde cette question. Il part de la vie et du travail des héros, de la classe ouvrière. C’est, de plus, une mise en accusation de la classe capitaliste qui souhaite que cette conscience collective de la classe ouvrière soit oubliée le plus vite possible.

    Par Michael (Gand)

    Un rappel essentiel

    Les travailleurs ont dû tout faire mais, pourtant, leurs intérêts étaient loin d’être centraux dans les mesures sanitaires. Nous avons constaté une contradiction criminelle entre les mesures de confinement individuelles et les intérêts économiques. Peter Mertens dénonce à juste titre le ”deux poids, deux mesures”. “Les règles s’appliquent à tous, sauf lorsqu’il s’agit de fabriquer des boîtes de vitesses. Ça c’est permis !”, écrit-il dans son avant-propos. Tout est secondaire face aux profits.

    Le livre nous rappelle que ce sont les travailleurs eux-mêmes et leurs syndicats qui ont provoqué l’arrêt d’une partie de la production non essentielle ou qui ont fait respecter les mesures de sécurité. “Plus le syndicat est fort sur ses pattes, plus le lieu de travail est sûr”, résume Mertens.

    Il aurait aller un peu plus loin : les initiatives viennent actuellement presque toujours de la base, alors que la direction semble absente. Dans la saga des masques, par exemple, les directions syndicales auraient pu faire campagne pour exiger que des lignes de production soient réorientées et des stocks saisis pour protéger les travailleuses et les travailleurs. Lorsque le collectif militant “La Santé en Lutte” a pris l’initiative de sortir la lutte sociale du confinement, les dirigeants syndicaux auraient pu en faire un exemple national.

    Le rôle de la classe ouvrière a été clairement démontré dans cette crise sanitaire. Les responsables politiques et les médias aimeraient que cela soit oublié au plus vite. Après tout, cela représente un danger pour leur politique. Des années de mesures d’austérité fanatiques et désastreuses ont aggravées les conséquences de la crise. Ces dernières années, les patrons ont mené avec succès une lutte de classe pour défendre leurs intérêts matériels : leurs profits. Si leur adversaire – notre classe ouvrière – commence à s’en rendre compte, ils ont un problème.

    Des investissements publics massifs sont nécessaires. Comment les arracher ?

    La nécessité d’investissements publics massifs devient de plus en plus évidente. Plusieurs gouvernements capitalistes s’en rendent compte et proposent des plans de relance. En général, ces plans visent directement les intérêts des grandes entreprises, même s’il y a parfois quelques mesurettes en faveur du pouvoir d’achat. Les marxistes partent d’une logique différente : de ce qui est nécessaire pour la majorité de la population.

    Dans son livre, Peter Mertens présente son plan Prométhée, un plan que quatre consortiums publics européens mettraient en place pour investir dans l’énergie, les soins de santé, les transports et le développement numérique. Il s’agirait de consortiums publics destinés à développer l’activité économique et l’emploi sur la base d’investissements publics qui auraient, en outre, lieu au niveau européen. La manière dont cela serait mis en œuvre est toutefois beaucoup moins claire. Peter Mertens pense-t-il que l’on peut convaincre l’establishment avec de bons arguments ? Ou que les nouvelles formations de gauche en Europe seront soudainement si fortes qu’elles pourront l’imposer et même répondre à l’inévitable chantage des grandes entreprises ? Nous en doutons : malheureusement, de nombreuses nouvelles formations de gauche en Europe se mettront rapidement à genoux dès qu’elles rencontreront une opposition. Nous l’avons constaté avec Syriza en Grèce ou avec Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne.

    Néanmoins, un plaidoyer en faveur d’un vaste plan d’investissements publics est très utile. Mertens fait référence au Green New Deal d’Alexandria Ocasio-Cortez aux États-Unis, un plan ambitieux qui suscite un grand enthousiasme. En même temps, il est clair que l’application de ces mesures nécessite une lutte acharnée et qu’elles sont contraires aux intérêts des grandes entreprises. Tant que les secteurs clés de l’économie seront détenus et gérés par le secteur privé sur base de la logique de profit et de concurrence, il y aura une résistance farouche de la part des grandes entreprises. D’une part, les grandes multinationales de l’énergie n’accepteront pas la concurrence d’un consortium énergétique public. D’autre part, pour survivre, une entreprise d’énergie publique dans un marché dominé par des multinationales devrait suivre les règles de ces dernières.

    Pour le financement du plan Prométhée, Peter Mertens se penche sur une taxe des millionnaires, mais au niveau européen. Un tel impôt sur les actifs serait plus que bienvenu, mais il nécessite la levée du secret bancaire, l’élaboration d’un registre d’actifs et la possibilité d’exproprier pour éviter le sabotage.

    Pourquoi ne pas mettre la capacité de production développée par la classe ouvrière sous le contrôle et la gestion de cette même classe et de la communauté ? Il serait alors possible de planifier démocratiquement la production en fonction des besoins en tenant compte de l’environnement.

    Apprivoiser le capitalisme ?

    Placer les secteurs clés de l’économie dans les mains du public et développer une économie planifiée signifie de rompre avec le capitalisme. À l’heure où le capitalisme démontre si clairement l’étendue de sa faillite, la gauche doit ouvertement et audacieusement défendre une transformation socialiste de la société.

    Il est illusoire de penser que le capitalisme peut être dompté, même si les défenseurs clairvoyants de ce système se rendent compte qu’il est parfois nécessaire de permettre au gouvernement de jouer un rôle plus important et de réduire un peu les inégalités. Leur objectif n’est pas de se concentrer sur les besoins des masses, mais de défendre le capitalisme et de le protéger de la révolution.

    C’est la position de l’économiste libéral Paul De Grauwe, qui a beaucoup fait l’éloge du livre de Peter Mertens et qui était l’un des intervenants lors de la présentation du livre. Dans le quotidien flamand De Morgen, il s’est exprimé ainsi : “Si vous laissez simplement le capitalisme à lui-même, sans un gouvernement qui intervient fortement, l’inégalité continuera à s’accroître. (…) Sans gouvernement pour soutenir ce système, le capitalisme peut imploser”. De Grauwe était autrefois un défenseur du néolibéralisme, mais il se rend bien compte que la logique néolibérale met aujourd’hui en danger le capitalisme. Par ailleurs, De Grauwe fait souvent référence aux taux d’imposition élevés sur les gros actifs aux États-Unis dans les années 1950 et 1960, une période de croissance économique exceptionnelle dans un contexte de guerre froide et d’un mouvement ouvrier bien organisé.

    Les références au New Deal de Roosevelt et aux taux d’imposition des années 1950 et 1960 sont souvent faites pour montrer qu’une politique différente est possible et réalisable. A une époque de conscience de classe accrue, il est cependant problématique de ne pas regarder ce contexte de lutte des classes. C’est pour éviter un plus grand développement de la lutte ouvrière que Roosevelt a réalisé d’avantage de concessions sociales dans son deuxième New Deal. Mais même cela n’a finalement pas suffi pour stopper la crise. Ce n’est arrivé qu’avec la guerre.

    La classe ouvrière peut arracher le changement

    Dans “Ils nous ont oubliés”, Peter Mertens souligne le rôle central de la classe ouvrière dans la lutte contre le coronavirus et dans la production des richesses. C’est cette même classe ouvrière qui est essentielle pour parvenir au changement social.

    Selon Peter Mertens, un “tremblement de l’esprit” est nécessaire. Ce faisant, il semble créer l’illusion qu’il suffit de faire de bonnes propositions, d’en convaincre les gens et que, sur la base de ce soutien, les capitalistes devront l’accepter. N’est-ce pas là une sous-estimation de notre adversaire ? Les bonnes idées ne suffisent pas lorsque l’autre camp mène avec succès la lutte des classes.

    Tout au long de l’histoire, il a été démontré que les conquêtes sociales ont toujours été obtenues par la lutte des classes. La seule force capable de contrer la résistance profondément enracinée du grand capital est un mouvement de masse reposant sur la force sociale et économique de la classe ouvrière. Un tel mouvement et une telle lutte commencent au niveau national, mais s’étendent rapidement sur la scène internationale, surtout aujourd’hui. C’est important et c’est nécessaire ; après tout, une société socialiste est condamnée en restant isolée à un pays. La solidarité internationale dans la lutte pour le changement social est essentielle.

  • [DOSSIER] La révolution haïtienne et l’abolition de l’esclavage


    La plupart des écoles enseignent aux élèves que la traite des esclaves de l’Atlantique allait à l’encontre des principes européens des Lumières de rationalité, d’égalité et de démocratie ; une horreur perpétrée contre des Africains dociles abolie par des dirigeants européens à l’esprit noble, de manière pacifique et démocratique. L’histoire de la révolution de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti) contredit ces mythes. Il y a plusieurs décennies, C.L.R James a réalisé une étude remarquable à ce sujet : “Les Jacobins noirs, Toussaint Louverture et la révolution de Saint Domingue” (publié en 1938).

    Dossier de Max Toynbee, enseignant et membre de Socialist Alternative à Londres

    La révolution haïtienne est largement absente du programme d’histoire britannique, à l’exception de certaines écoles avant-gardistes. La centralisation et la standardisation croissantes du programme, par exemple par le biais d’une offre réduite de manuels, contrôlent ce qui est enseigné. Peut-être que l’histoire de la façon dont les esclaves noirs, avec la solidarité de nombreux Européens blancs, ont renversé leurs maîtres esclavagistes exploiteurs contre de multiples puissances impérialistes est un savoir trop dangereux pour la classe capitaliste !

    Les origines de la révolution – La traite des esclaves dans l’Atlantique

    Dans le premier chapitre “La propriété”, James retrace l’essor de l’esclavage à Saint-Domingue, ce qui constitue une étude de cas utile pour le développement du commerce atlantique en général. La “propriété” à laquelle il fait référence, ce sont bien entendu les esclaves eux-mêmes. Il explique que le régime esclavagiste brutal et déshumanisant n’était pas le résultat de “mauvaises pommes” individuelles “naturellement” cruelles, mais plutôt d’une terreur systématique perpétrée par tous les propriétaires d’esclaves à un degré plus ou moins élevé et destinée à contenir la résistance des esclaves. Certains affirment que les Africains vendaient d’autres Africains en esclavage et qu’ils doivent donc assumer une grande partie de la responsabilité de la traite des esclaves. James souligne dans son ouvrage comment les Européens blancs d’Afrique de l’Ouest brûlaient les récoltes et exploitaient les rivalités locales et les conflits de classes, de sorte que de nombreux Africains devaient “fournir des esclaves ou être vendus comme esclaves eux-mêmes”. De même, James souligne la résistance continue des Africains avant, pendant et après l’esclavage ; en fait, c’est principalement pour réprimer cette résistance que les propriétaires d’esclaves blancs européens ont adopté un régime aussi diabolique.

    Le deuxième chapitre “Les propriétaires” explore la société de classe qui existait à Saint-Domingue, y compris les “grands blancs” grands propriétaires d’esclaves, les “petits blancs” petits propriétaires d’esclaves bourgeois et les “Mulattoes” (enfants d’esclaves noirs qui ãvaient été violées par leurs propriétaires blancs) qui possédaient des esclaves et des plantations mais étaient également discriminés par les blancs. Les antagonismes entre ces groupes reposaient à la fois sur la classe et la couleur de peau – la population des Mulatto de Saint-Domingue était décrite comme un groupe racial distinct par la classe dirigeante blanche afin de servir de rempart contre les esclaves noirs. Tout ce système social racialisé était conçu pour monter chaque groupe les uns contre les autres (les mulâtres contre les esclaves noirs et contre les “petits blancs”, etc.) afin que les grands propriétaires blancs et la bourgeoisie française puissent tirer d’énormes profits du travail non rémunéré des esclaves noirs.

    James poursuit en expliquant le contexte international des puissances impérialistes concurrentes de l’époque (France, Grande-Bretagne, Espagne et les États-Unis nouvellement indépendants). Loin d’abolir l’esclavage par souci de moralité, le Premier ministre britannique William Pitt a demandé au député William Wilberforce de diriger le mouvement abolitionniste comme moyen de saper l’impérialisme français qui reposait alors sur le travail des esclaves à Saint-Domingue. En fait, dès que les Britanniques ont cru qu’ils pouvaient gérer la colonie pour eux-mêmes, ils ont de nouveau soutenu l’esclavage. La trahison et l’hypocrisie des puissances impérialistes qui poussent de manière opportuniste à l’abolition ou qui soutiennent l’esclavage selon ce qui convient à leur propre classe dirigeante nationale est un des thèmes clés du livre.

    Les masses en France et à Saint-Domingue

    ”Les Noirs ont participé à la destruction du féodalisme européen initiée par la Révolution française, et la liberté et l’égalité, les slogans de la révolution, signifiaient beaucoup plus pour eux que pour n’importe quel Français”.

    James illustre l’interdépendance des révolutions française et de Saint-Domingue, un lien ignoré dans la plupart des cours d’histoire. Lorsque les idéaux révolutionnaires français de “liberté, égalité, fraternité” se sont répandus à Saint-Domingue, les mulâtres, toujours discriminés par les Blancs, ont voulu entrer en action. Certains dirigeants de la Révolution française prétendaient soutenir “les droits de l’homme universels” mais ils ne voulaient pas que cela concerne également les mulâtres ou les noirs. En mai 1791, les Mulattoes et les “Noirs libres” ont revendiqué l’égalité des droits à l’Assemblée nationale française. Certaines concessions ont été accordées, ce qui a soulevé la question suivante : si les Noirs libres et les mulâtres devaient disposer de droits égaux, cela ne devrait-il pas s’appliquer également aux esclaves noirs ?

    Toussaint Louverture

    Toussaint Louverture avait une ambition personnelle. Mais il a accompli ce qu’il a fait parce qu’il a incarné la détermination de son peuple à ne plus jamais être esclave.

    La plupart des écoles ont tendance à valoriser le rôle de dirigeants individuels “brillants” (par exemple Wilberforce) dans la lutte contre l’esclavage, en mettant l’accent sur l’action individuelle plutôt que sur l’importance de la structure sociale au sens large. La révolution a été menée par l’ancien esclave Toussaint Louverture. Bien que James reconnaisse que Toussaint était une source d’inspiration et un talent rare, ce talent a été développé et façonné en dirigeant révolutionnaire par le contexte socio-économique. Une situation révolutionnaire façonne et pousse les dirigeants à l’action. Comme l’écrit James : ”Nous avons clairement exposé les vastes forces non-personnelles à l’œuvre dans la crise de Saint-Domingue. Mais les hommes font l’histoire et Toussaint a fait l’histoire parce qu’il était l’homme qu’il était”.

    Toussaint était dans une position relativement privilégiée par rapport aux autres esclaves, ayant la responsabilité de superviser une équipe et pouvant apprendre à lire et à écrire. Lors des premières insurrections d’esclaves en 1791, Toussaint a d’abord défendu la plantation de son maître contre les rebelles, mais lorsqu’il a vu la puissance de l’insurrection des esclaves, il a décidé de s’y joindre en réalisant quel était l’énorme pouvoir des masses noires.

    Il était un chef politique et militaire compétent et était très respecté par les anciens esclaves. Comme les esclaves noirs et les anciens esclaves constituaient la grande majorité de la population de la colonie, ils ont combattu dans les forces révolutionnaires et contre-révolutionnaires (britanniques et espagnoles). Toussaint a réussi à construire son armée en faisant appel aux troupes ennemies et en les convainquant de le rejoindre avec une effusion de sang limitée : “Tout ce qu’ils [les contre-révolutionnaires britanniques et espagnols] pouvaient offrir, c’était de l’argent et il y a des périodes dans l’histoire de l’humanité où l’argent ne suffit pas”.

    Saint-Domingue fût dévastée par cette guerre civile et, après la libération des esclaves noirs, Toussaint mit en place un programme sévère pour les travailleurs noirs afin de restaurer la production agricole. Il était également très accommodant avec les propriétaires de plantations blanches, leur permettant de conserver leurs propriétés afin qu’ils puissent apporter leurs compétences indispensables à la restauration des plantations. La grande majorité de la population était analphabète et ne possédait donc pas les compétences et les connaissances spécifiques nécessaires pour gérer les plantations.

    De gros efforts ont été réalisés pour développer l’éducation, mais en attendant, ils ont dû utiliser les compétences de leurs anciens exploiteurs. Toussaint n’a pas vraiment expliqué aux anciens esclaves pourquoi il traitait si bien les blancs, ce qui a créé un certain ressentiment, étant donné le traitement brutal que les travailleurs noirs avaient subi de la part de leurs anciens maîtres. James fait ici une comparaison intéressante avec Lénine, qui a dû lui aussi utiliser les compétences de ceux qui avaient autrefois travaillé contre la révolution en Russie, en raison du faible niveau d’éducation dans le pays : ”Mais tandis que Lénine tenait le parti et les masses parfaitement au courant de chaque étape et expliquait soigneusement la position exacte des serviteurs bourgeois de l’État ouvrier, Toussaint n’expliquait rien et laissait les masses penser que leurs anciens ennemis étaient favorisés à leurs dépens.”

    Les travailleurs étaient donc désormais payés et on leur promettait un quart de leur production, mais beaucoup étaient confus et furieux de voir que leurs anciens maîtres blancs bénéficiaient d’un traitement préférentiel. Bien sûr, une différence majeure entre les exemples russe et haïtien est l’existence d’un parti révolutionnaire. C’est l’organisation par laquelle la situation peut être expliquée et la politique formulée démocratiquement. L’absence d’une telle organisation en Haïti a contribué à l’incapacité de Toussaint à expliquer le traitement favorable des blancs aux masses.

    La révolution triomphe

    Leclerc et ses troupes françaises se sont lancés dans une nouvelle guerre destructrice sur l’île des Caraïbes, Toussaint faisant savoir à ses partisans que Leclerc avait l’intention de rétablir l’esclavage. Jean-Jacques Dessalines, un autre grand dirigeant de la révolution, s’est battu courageusement contre les Français, même s’ils étaient largement en infériorité numérique. Cependant, Toussaint avait subi des pertes, en partie à la suite des erreurs qu’il avait commises en créant du ressentiment parmi les masses noires. Il se rendit à Leclerc, qui l’arrêta, tua sa famille et l’envoya mourir seul dans une froide cellule de prison dans les Alpes françaises.

    En août 1802, la nouvelle que Bonaparte avait rétabli l’esclavage dans les îles voisines comme la Martinique atteint Saint-Domingue, attisant la colère des Français. En octobre 1802, les dirigeants noirs Dessalines et Henry Christophe levèrent une armée révolutionnaire composée principalement d’officiers et de soldats noirs. Les Noirs et les Mulâtres commencent à se forger une identité nationale autour de leur objectif commun d’expulser les Français. À la fin de 1803, cette armée révolutionnaire a vaincu les Français et le 1er janvier 1804, Dessalines a proclamé l’indépendance d’Haïti. L’esclavage a finalement été aboli en France en 1848. Ce n’est pas parce que les dirigeants libéraux ont finalement pris conscience des méfaits de l’esclavage, mais plutôt parce que les masses révolutionnaires, les travailleurs en solidarité avec les esclaves, ont de nouveau exercé leur force collective.

    La classe et le racisme : Les outils de la bourgeoisie

    “Ce n’était pas une question de couleur, mais plutôt une question de classe, pour ces Noirs qui étaient autrefois libres et attachés aux mulâtres. Personnes d’une certaine importance et se trouvant sous l’ancien régime, ils considéraient les anciens esclaves comme des personnes à gouverner”.

    La relation entre la classe et la couleur de peau est une caractéristique frappante du livre. Plutôt que d’adopter une ligne purement “déterministe de classe”, la couleur de peau y est considérée comme imbriquée avec la classe afin de maintenir le pouvoir des exploiteurs. Les mulâtres hésitaient entre soutenir et attaquer Toussaint non pas en raison de leur héritage mixte noir et blanc mais à cause de leur position sociale intermédiaire. Lorsqu’ils croyaient que les forces anti-révolutionnaires pro-esclavagistes représentaient le mieux leurs intérêts, ils les soutenaient, mais lorsque ce n’était pas le cas, ils soutenaient Toussaint. Souvent, différents groupes de Mulâtres soutenaient des camps différents. De même, les travailleurs noirs étaient unis non seulement par la couleur de leur peau, mais aussi par l’oppression économique et physique qu’ils avaient tous subie en tant qu’esclaves. Il y a eu des cas de solidarité de la part de soldats blancs, comme un régiment de Polonais qui avait été envoyé à Haïti pour lutter contre la révolution, et qui a refusé de se joindre à un massacre de noirs.

    Un autre thème récurrent est le rôle de la bourgeoisie dans le soutien à l’esclavage et au racisme. Les puissances impérialistes d’Angleterre et d’Espagne n’ont soutenu les esclaves rebelles que pour tenter de s’emparer de Saint-Domingue – elles n’avaient aucune intention de libérer des esclaves dans leurs autres colonies et il était clair qu’elles tenteraient de rétablir l’esclavage à Saint-Domingue si elles faisaient pression pour s’emparer de la colonie. De même, le gouvernement français n’a pas aboli l’esclavage en 1794 en raison de la haute morale des Lumières, mais comme une façon de battre les Anglais et les Espagnols. En fait, l’abolition de l’esclavage par la France est la raison pour laquelle Toussaint a changé de camp, passant des Espagnols aux Français.

    De la même manière, le racisme a été créé et amplifié par la bourgeoisie afin de soutenir ses intérêts. Gabriel Hédouville (impérialiste français brutal) a attisé la haine raciale entre les Mulâtres et les Noirs afin de les empêcher de collaborer ensemble. Le général français blanc Leclerc a fait de même entre les noirs et les blancs afin d’empêcher ses troupes européennes blanches de se ranger du côté des travailleurs noirs. Après l’indépendance, les Britanniques ont déclaré qu’ils ne feraient du commerce avec le régime haïtien que s’ils expulsaient les blancs. Les Britanniques voulaient ainsi creuser un fossé entre le nouvel État haïtien indépendant et la France, afin de nuire aux relations commerciales. À maintes reprises, des tensions raciales ont été créées, renforcées et enflammées chaque fois que cela répondait aux besoins de la bourgeoisie.

    Des dirigeants blancs comme Hédouville et Thomas Maitland ont sous-estimé Toussaint. De même, Bonaparte refusa de croire que les anciens esclaves noirs étaient capables d’accéder à l’indépendance par eux-mêmes. Il n’a pas fourni le soutien militaire adéquat à Leclerc pour lutter contre la révolution et regretta plus tard de ne pas être parvenu à un compromis avec Toussaint. Leur arrogance raciste a en fait sapé leur propre cause : un cas où le racisme n’a même pas profité à ceux qui étaient censés en bénéficier !

    Leçons pour aujourd’hui : la décolonisation du programme scolaire, l’héritage de C.L.R. James et d’Haïti

    Certains enseignants estiment que l’esclavage ne devrait pas être enseigné, ou peut-être moins dans les écoles car il donne une image négative de l’histoire des Noirs. Il est certainement vrai que d’autres aspects de l’histoire des Noirs doivent être enseignés, tels que les puissants anciens empires d’Afrique, les mouvements contre le colonialisme et la contribution des personnes de couleur à divers domaines de l’histoire. Cependant, l’approche de James sur le thème de l’esclavage se concentre moins sur les dépravations que les captifs africains ont dû endurer et met plutôt l’accent sur l’action des Noirs eux-mêmes pour résister à l’esclavage dès le début et pour obtenir la liberté et l’indépendance face à l’impérialisme européen en Haïti. Les livres ne traitent pas de l’esclavage comme une “histoire noire” mais plutôt comme quelque chose d’indissociable de l’histoire européenne “blanche” ; l’esclavage faisait partie du système mondial de capitalisme naissant et la révolte des esclaves noirs a contribué au renversement du féodalisme en Europe, tout comme les masses blanches européennes ont contribué à l’abolition de l’esclavage.

    Le fait que ces liens ne soient pas établis dans la plupart des cours d’histoire illustre un programme eurocentré qui ignore intentionnellement l’action des personnes de couleur pour transformer la société. L’histoire sous le capitalisme ignore également que c’est la lutte de masse de la classe ouvrière et des pauvres qui a été la force motrice du changement. Ce n’est pas un hasard. Le mouvement de décolonisation des programmes d’enseignement ne devrait pas viser à distinguer l’histoire “noire” de l’histoire “blanche”, mais plutôt exiger que les écoles enseignent les liens entre les personnes de couleur et les personnes blanches, ainsi que le rôle des mouvements de masse et des révolutions. L’idée d’une “l’histoire des noirs” est utile pour rendre visible ce qui a été systématiquement ignoré, mais le livre “Les Jacobins noirs” montre comment les questions fondamentales de l’histoire portent sur le pouvoir de changer la société qui git dans les mains de celles et ceux qui font réellement le travail utile dans la société – qu’il s’agisse d’esclaves ou de travailleurs salariés.

    C.L.R. James a vécu les dernières années de sa vie à Brixton, dans le sud de Londres, une région dont sont originaires beaucoup de mes étudiants actuels et passés. Trotskiste à l’époque où il écrivait Les Jacobins noirs, James développait des idées pan-africanistes et pensait que les mouvements de libération des minorités opprimées devaient être au centre du travail des révolutionnaires. Son travail, y compris ses désaccords avec Trotsky, est particulièrement pertinent pour la problématique actuelle avec la croissance des mouvements Black Lives Matter, pour la libération des personnes LGBT+ et des autres minorités opprimées.

    Pendant ce temps, Haïti est aujourd’hui décrit par la Banque mondiale comme le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental. En 2019, son indice de développement humain était de 169 sur 189 pays. Les commentateurs capitalistes attribuent cette situation à une combinaison de corruption et de catastrophes naturelles qui ont ravagé Haïti (tremblement de terre et ouragans), mais les conséquences de ces catastrophes dites “naturelles” ne sont pas inévitables. Le manque de préparation d’Haïti, en comparaison avec le Japon par exemple, et la propagation de maladies suite à ces catastrophes sont amplifiés par la pauvreté abyssale d’une nation aussi peu développée. La pauvreté d’Haïti est le résultat de la punition impérialiste de la seule révolution réussie d’Africains asservis à l’époque du commerce atlantique, qui s’est poursuivie après la révolution jusqu’à nos jours. L’impérialisme américain, par le biais des blocus économiques, du soutien à diverses milices pro-américaines et même de l’occupation pure et simple, a assuré le sous-développement économique d’Haïti, autrefois la colonie française la plus fructueuse. La punition consciente d’Haïti vise à avertir d’autres révolutionnaires potentiels : “Voilà ce qui arrive quand on sort du rang”.

    Le livre se termine par un appel aux armes optimiste aux masses opprimées d’Afrique, James soulignant le potentiel révolutionnaire de ce grand continent. Dans l’ensemble, c’est un livre fantastiquement engageant et passionnant à lire, avec des leçons pour les éducateurs, les socialistes et les militants antiracistes sur cette révolution bouleversante mais souvent ignorée.

  • [DOSSIER] La riposte à la pandémie entravée par le capitalisme

    Depuis le début de la crise sanitaire, divers articles ont souligné à quel point les pandémies sont favorisées par les contradictions du système de production.(1) La pandémie de SARS-COV-2 provient elle-même de ces contradictions, mais elle est également un facteur qui aiguise les contradictions du système capitaliste. Pour y faire face, les outils nécessaires à la résolution de la crise sanitaire sont embourbés dans une logique de concurrence qui affecte sérieusement leurs efficacités.

    Par Alain (Namur)

    La crise d’autorité de la science

    Nous avons atteint un niveau de connaissances scientifiques et techniques inégalé dans l’histoire de l’humanité. Cela nous permet de décrire avec plus de précision le monde qui nous entoure mais aussi de faire des prévisions dans un ensemble de domaine des sciences naturelles. Plusieurs scientifiques avaient averti à l’époque de l’émergence du SRAS qu’il y aurait d’autre virus de la famille des coronaviridae qui émergeraient. En dépit de ces avertissements, la logique de l’austérité a entrainé la diminution des budgets de la recherche sur ces questions. En Belgique, cela a même conduit à la décision irrationnelle de destruction de stocks publics de masques qui auraient été bien nécessaires en début de crise.

    Dans sa phase ascendante, le capitalisme s’est basé sur le développement des sciences et de la technique lors de sa lutte contre l’ancien régime, le féodalisme. La classe bourgeoise désirait tout soumettre au règne de la raison. Des philosophies comme le positivisme, au XIXe siècle, reposaient sur une confiance totale et idéaliste envers la science et à son développement pour résoudre l’ensemble des problèmes de l’humanité. Nous sommes aujourd’hui bien loin de cette période. La vérité scientifique est considérée par une partie de la bourgeoisie comme une entrave à son accumulation de capital. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les discours climato-négationniste de populistes de droite comme Trump.

    La crise d’autorité qui affecte toutes les institutions bourgeoises : partis, médias, démocratie représentative,… affecte aussi l’institution scientifique et toutes celles et ceux qui la représente. Plusieurs villes de par le monde ont connu des manifs anti-masques. Sur les réseaux sociaux, les groupes antivax opposés aux vaccins qui existaient déjà ont trouvé une nouvelle jeunesse autour de l’idée que le futur vaccin contre le covid-19… ‘‘aurait une puce qui réagirait avec la 5G pour tracer les gens’’ ! Ce genre d’affirmations irrationnelles est évidemment un problème en temps de crise sanitaire, mais il n’est que la résultante du fait que la bourgeoisie manque de crédibilité d’une part et que celle-ci a d’autre part elle-même affaiblit son propre crédit puisque certaines couches en son sein défendent des notions telles que la ‘‘post-vérité’’ ou encore les ‘‘faits alternatifs’’ chers à l’alt-right (droite alternative) aux USA.

    La course contre la montre au lieu de la coopération

    A la date du 31 juillet 2020, l’OMS recensait 165 projets de recherche sur les candidats vaccins contre le coronavirus. 26 étaient en phase clinique c’est-à-dire en test sur l’humain et 5 étaient en dernière phase de test avant la demande d’autorisation de mise sur le marché (Le Soir du 07/08/20). Cette course est évidemment source de spéculation.

    Une des sociétés qui fait la course en tête, la biotech Moderna, est valorisée à 30 milliards de dollars alors que son chiffre d’affaire de 2019 n’était même pas de 60 millions. On le voit, certains capitalistes considèrent la crise comme une opportunité de spéculer. Le vaccin est considéré comme une marchandise cotée en bourse et non pas un outil de santé public. Cela génère la méfiance auprès de nombreux patients et, d’autre part, cela génère du gaspillage de ressources et de temps qui serait mieux utilisés dans la coopération. En effet la science progresse par la discussion transparente, collective et ouverte sur base d’expériences et de résultats.

    En parallèle à la concurrence économique entre les entreprises du secteur pharma et dépendant, entre autre, de celle-ci, il y a la concurrence entre blocs économiques. Dès le début de la crise, chaque État a tenté de se mettre en avant comme celui qui gérait le mieux la crise. Les discussions sur les méthodes de comptage et sur les zones de vacances autorisées sont liées à cela.

    Au tout début de la pandémie certains Etats ont tenté de faire porter le fardeau à la seule Chine qui, de son côté, a tenté de diminuer le nombre de cas pour ne pas perdre plus d’autorité auprès de sa population. Trump a retiré les subventions des USA à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) arguant que le président éthiopien de l’institution était trop proche du régime chinois.

    Les tensions commerciales qui pèsent sur l’économie mondiale ont aussi pesé dans la riposte à la crise. Avec la recherche de la mise au point de traitement, chaque économie tente de tirer son épingle du jeu. La Russie a annoncé la sortie d’un vaccin : Sputnik V, pour janvier 2021. A côté de cela, chaque bloc économique tente de stimuler sa propre industrie pharma afin de sortir le traitement au plus vite mais aussi de s’assurer de l’approvisionnement pour sa population.

    Dans cette course, les seuls qui vont gagner seront les actionnaires qui ont flairé le bon filon. C’est ironique, parce que ce sont ceux qui n’auront pas à courir un seul mètre. D’un autre côté, la pression du travail est intense dans les équipes de recherche et une fois le traitement mis au point, la charge de travail dans les infrastructures de production sera démultipliée pour produire à moindre coût. Dans ce sens, il faut d’ores et déjà que les travailleurs et les travailleuses du secteur s’organisent pour ne pas faire face à des législations au travail de crise ou alors à une flambée du travail flexible avec l’embauche massive de contrat temporaire pour absorber la production.

    La riposte ne sera efficace que planifiée démocratiquement

    Nous avons toutes les ressources pour faire face à cette pandémie. Le tout est de les faire fonctionner dans le but de répondre aux besoins sociaux. A longueur de journée on entend à la TV et on lit sur les réseaux sociaux ou dans les journaux, à quel point cette crise affecte notre vie. A l’école, au boulot, dans nos loisirs, dans notre vie familiale et personnelle tout a été chamboulé par la crise. Face à cela il aurait fallu prendre les mesures qui s’imposent. Une telle pandémie aurait nécessité de mobiliser toutes les ressources pour la combattre. On aurait ainsi pu éviter ou limiter les confinements drastiques que nous connaissons. Avec des tests massifs sur les groupes à risques et dans les lieux de collectivité, cela aurait pu être assuré.

    On ne sait pas quand on trouvera un traitement, mais on peut dès à présent planifier certaines choses. Comment produire des vaccins en quantité suffisante ? Dispose-t-on des infrastructures nécessaires ? Doit-on en construire ? En sachant qu’une pandémie se combat au niveau mondial, il faut réfléchir à la manière de produire suffisamment de traitement à l’échelle planétaire. Aujourd’hui, seule la nationalisation des multinationales du secteur pharmaceutique peut nous permettre de répondre aux besoins.

    Ces sociétés disposent déjà de chaînes d’approvisionnement et de distribution à travers le monde ainsi que de personnel formé. Avec ce surcroît de travail, l’embauche serait certainement nécessaire, mais sur base de contrats stables et dans de bonnes conditions. L’introduction de l’automatisation de la production permettrait d’assurer un rythme de travail humain soutenable.

    Ce genre de mesures nécessaires ne peut évidemment advenir que dans le cadre d’un mouvement social qui revendique de reprendre le contrôle sur la production et la distribution de richesse. Ce type de mouvement qui implique la majorité de la population serait la meilleure arme contre celles et ceux qui répandent des théories idéalistes ou irrationnelles pour leur propre gloire personnelle.

    C’est dans ce sens que militent les travailleuses et travailleurs du secteur pharma et l’ensemble du PSL dans le monde du travail. Si tu veux te joindre à nous, ou si toi aussi tu penses que ton secteur d’activité peux contribuer à la résolution de la crise, n’hésite pas à nous contacter !

    (1) Lire à ce sujet: “La prochaine pandémie est prévisible, rompons avec le déni de la crise écologique”, Libération fr, 8 avril 2020 et “L’humanité et ses contradictions de classes face aux microbes”, socialisme.be, 18 mars 2020.

    Un programme socialiste pour faire face à la crise sanitaire

    Une recherche scientifique libérée de la course aux profits

    C’est au biologiste américain Jonas Edward Salk que l’on doit l’invention du premier vaccin contre la poliomyélite. Salk n’a jamais breveté son vaccin afin d’en permettre une plus large diffusion. Lorsqu’il lui a été demandé en interview qui détenait le brevet, il a répondu : ‘‘Eh bien, au peuple je dirais. Il n’y a pas de brevet. Pourrait-on breveter le soleil ?’’

    Ces considérations sont aux antipodes de l’approche des multinationales pharmaceutiques que se sont lancées dans la course au médicament du coronavirus pour s’approprier la poule aux œufs d’or avant la concurrence. Entre 2000 et 2018, 35 géants pharmaceutiques ont réalisé ensemble un bénéfice net de 1.900 milliards de dollars dans le monde ! Le groupe pharmaceutique américain Gilead Sciences a ainsi vu ses actions augmenter de 22% (l’équivalent de 12 milliards de dollars) dans les premiers temps de la crise mondiale du coronavirus puisqu’il semblerait qu’un de ses produits initialement développé contre l’Ebola, le Remdesivir, pourrait traiter des symptômes du Covid-19. Les motivations du groupe pharmaceutique ne sont pas un mystère : il n’hésite pas à faire payer jusqu’à 2.000 dollars contre le VIH aux États-Unis. Même en temps de pandémie, les entreprises ne renoncent pas à la recherche de profit.

    Aujourd’hui, la recherche scientifique dans le domaine pharmaceutique est à la croisée des chemins. Morcelée entre public et privé, elle est prise en étau par la logique d’austérité et de profit. Les conséquences du sous-financement dans le public et l’obligation de résultat exploitable dans le privé entravent fortement le potentiel existant, de même que la logique de concurrence à tous les niveaux. Si l’on veut connaître des bonds dans la connaissance fondamentale et appliquée pharmaceutique, nous n’avons pas d’autre choix que de libérer la recherche scientifique. Le séquençage de l’entièreté du génome humain au début des années 2000 n’a pas tenu les promesses affichées en termes de molécules innovantes. Aujourd’hui, seule la coopération et la mise en commun des différents travaux des équipes de recherches peut faire avancer la science.

    En Belgique, il est totalement scandaleux que l’une des plus grandes entreprises pharmaceutiques du pays, GSK, ait annoncé au début de l’année une restructuration qui pourrait coûter plus d’un millier d’emplois! Cela illustre à quel point il est problématique de laisser ce secteur vital être la proie de l’avidité des grands actionnaires. Notre santé compte moins que leurs dividendes.

    L’ensemble du secteur doit être aux mains du public afin que les travailleurs et la population dans son ensemble puissent décider démocratiquement de ce qui est produit et de quelle manière. Cela permettra de réduire les prix, d’éliminer les pénuries de médicaments et de rassembler les efforts pour développer de nouveaux vaccins. Il s’agit d’une nécessité car le COVID-19 ne sera pas la dernière pandémie dans ce contexte de destruction des écosystèmes favorable à leur développement.

    Nous exigeons :
    • Un financement public massif de la recherche scientifique.
    • L’abrogation des brevets.
    • Un soutien clair aux initiatives de partage d’informations et d’organisation de la coopération scientifique.
    • Que la recherche et le développement ne soient pas détachés de la production et de la distribution des outils de santé tels que le matériel médical, les médicaments et les vaccins.
    • La nationalisation sous contrôle et gestion des travailleurs et de la collectivité du secteur pharmaceutique et bio-médical.

    Aux travailleuses et travailleurs de décider !

    Qui mieux que les travailleurs eux-mêmes peuvent savoir de quelle protection ils ont besoin sur leur lieu de travail et quelles mesures peuvent être prises pour assurer la santé de toutes et tous ? Laissons-les décider des mesures nécessaires !

    Un comité de crise doit être instauré sur chaque lieu de travail comptant 20 travailleurs. Dans les entreprises où il existe un Comité pour la Prévention et la Protection au Travail (CPPT), celui-ci peut servir de base au comité de crise, dans les entreprises de 20 à 50 salariés sans CPPT, le comité de crise peut être un tremplin vers des élections sociales obligatoires pour un CPPT. Ce comité de crise doit être en mesure de discuter des mesures à prendre et de les imposer. Mais depuis le début de la crise, beaucoup d’entreprises ont tout fait pour élaborer des Task Forces sans la moindre représentation des travailleurs. Les syndicats doivent partir à l’offensive pour faire respecter la voix des travailleurs, y compris en popularisant l’arme de la nationalisation sous contrôle démocratique des entreprises qui refusent de mettre en place un tel comité de crise.

    Pour une approche planifiée de la crise !

    L’Université de Liège a récemment mis au point un test salivaire afin de dépister sa communauté chaque semaine : étudiants, professeurs et autres membres du personnel, soit 30.000 personnes. ‘‘Il s’agit d’une expérience qui n’a jamais été réalisée ailleurs’’, explique le recteur, ‘‘puisqu’on teste majoritairement les personnes malades. Nous pourrons donc récolter des informations sur la façon dont se propage le virus et sur le nombre de personnes négatives dans une entreprise comme l’université, qui regroupe 30.000 membres.’’

    Remarquons d’abord que ce n’est pas un hasard si cette approche a été développée dans une structure publique et non pas dans une des nombreuses entreprises privées du secteur chimique ou pharma en Belgique. Pourquoi cette manière de faire n’est-elle pas appliquée à l’échelle de la société ?

    Nous avons besoin d’une approche systémique, qui affronte la pandémie de manière concertée en réunissant les moyens disponibles pour les déployer ensuite là où ils peuvent être le plus efficacement utilisés, sans que la soif de profit des actionnaires ne fasse barrage.

    Tout le matériel qui peut servir les efforts du personnel soignant et de la population doit être réquisitionné sans délai. De la même manière, les usines dont la production peut être réorientée pour sécuriser l’approvisionnement de matériel de dépistage,… doivent être réquisitionnées dans un plan de confection public massif de matériel. Nous ne pouvons pas laisser les décisions à ce sujet à la discrétion des patrons qui nous ont largement démontré depuis le début de la crise qu’ils se moquent de notre santé.

    Un système national de soins de santé

    L’importance des soins de santé n’a jamais été aussi évidente aux yeux de larges couches de la population. Ce soutien doit être saisi pour exiger des investissements massifs pour un service de santé efficace qui ne peut pas être géré comme une entreprise dans un but de profit.

    Depuis plus de trente ans, les gouvernements ont limité les budgets des soins de santé, empêché des étudiants en médecine ayant réussi leurs études d’exercer via le numerus clausus, limité le nombre de lits des services hospitaliers, sous-payé l’ensemble du personnel tant médical que para-médical ou technique,… Avec l’argument d’équilibrer les budgets.

    Les conditions de travail ont été rendues telles qu’une grande partie des infirmières et infirmiers ne pratiquent réellement ce métier que durant une période de 5 à 10 ans. Tout juste avant le début de la crise du coronavirus, le Centre fédéral d’Expertise des Soins de santé (KCE) et la KU Leuven ont rendu publique une étude qui constatait qu’une infirmière ou infirmier sur quatre n’est pas satisfait de son travail, que 36% sont menacés d’épuisement professionnel et que 10% envisagent de quitter la profession. Selon cette même étude, la pénurie de personnel qui en découle assure qu’une infirmière ou un infirmier d’un hôpital belge s’occupe en moyenne de 9,4 patients, alors que l’on admet généralement, à l’échelon international, que la sécurité du patient n’est plus assurée au-delà de 8 patients par infirmier.

    Ensuite, la marchandisation du secteur a poussé les directions hospitalières à externaliser et précariser des services essentiels au bon fonctionnement de la structure hospitalière alors qu’aujourd’hui, plus que jamais, un personnel logistique, administratif et hôtelier en nombre, formé, motivé est nécessaire.

    Nous avons besoin d’un refinancement public d’urgence de soins de santé, mais il faut aller plus loin. Répondre aux enjeux de la crise sanitaire actuelle et des probables futures nécessite de construire un système public de soins de santé capable de coordonner les différents niveaux des soins de santé, jusqu’aux maisons médicales de quartier, et qui intègre également les soins à domicile. Ce système doit également intégrer les soins de santé mentaux pour faire face non seulement à l’explosion récente des burn-out et épuisements professionnels, mais également aux multiples problèmes psychologiques qui découlent de la crise.

  • Élections présidentielles américaines : Trump en eaux troubles pendant que Biden se cache

    2020 n’est pas l’année électorale que l’on attendait. Les élections présidentielles sont aujourd’hui totalement liées à la pandémie mondiale qui a tué près de 165.000 personnes aux États-Unis au moment où nous écrivons ces lignes et qui a complètement changé la vie de la plupart de la population. Dès le début, Trump n’a pas seulement échoué à relever le défi de mener le pays à travers une pandémie : il a activement aggravé les choses.

    Par Erin Brightwell, Socialist Alternative (ASI – USA)

    Nous avions besoin d’une réponse coordonnée similaire aux temps de guerre, reposant sur les meilleures données scientifiques disponibles. Au lieu de cela, nous avons connu de graves pénuries de fournitures et d’équipements, une coordination quasi inexistante des ressources entre États et avec le gouvernement fédéral tandis que d’énormes profits étaient réalisés et qu’une intense campagne de désinformation était menée par la Maison Blanche elle-même. Il ne fait aucun doute que l’administration Trump porte la responsabilité principale de la gestion catastrophique durant la pandémie. Cependant, l’état déplorable de sous-financement du système de santé publique et la consolidation de l’industrie hospitalière privée qui a laissé de plus en plus de communautés rurales et urbaines pauvres sans services adéquats est un projet porté depuis des décennies tant par les démocrates que par les républicains. Les perspectives de réélection de M. Trump étant très incertaines, ses instincts autoritaires se manifestent encore plus. Il s’en est pris au vote par correspondance et parle ouvertement de reporter les élections et de contester les résultats.

    Joe Biden, architecte de l’incarcération de masse, politicien accompli soutenu par les entreprises et harceleur sexuel en série (dans le meilleur des cas), est en tête des sondages nationaux et dans la plupart des « swing États » (les Etats dont le vote change régulièrement). Cela semblait peu probable en février dernier, lorsque Bernie Sanders menait Biden avec une avance de 12 % dans les sondages nationaux. Cependant, Sanders a abandonné son programme et sa base à la suite des manœuvres féroces de l’establishment libéral pour convaincre les électeurs, surtout les plus âgés, que seul Biden pouvait battre Trump. Et ce, malgré le fait que les électeurs des primaires démocrates étaient bien plus d’accord avec Sanders sur des questions telles que l’assurance maladie pour tous. Malgré toutes ses faiblesses politiques et personnelles, qui sont énormes, Biden semble être de plus en plus bien positionné pour être le prochain occupant de la Maison Blanche. Mais les stratèges démocrates sont très nerveux à l’idée de voir le voir affronter Trump dans un débat puisque ses facultés mentales sont clairement en déclin.

    Sans rassemblements, sans candidats saluant les foules en personne et sans conventions, cette saison électorale ne ressemblera à aucune autre. Normalement, ces possibilités limitées de faire campagne auraient constitué un grand désavantage pour le challenger du président sortant, puisqu’il ne disposerait pas de la même plateforme qu’un président toujours en exercice. Au lieu de cela, le refus de Trump de prendre le coronavirus au sérieux compromet sérieusement ses chances en novembre. La stratégie de la campagne de Biden, qui consiste à se cacher dans le sous-sol pour limiter les interviews et les apparitions du candidat, a été jusqu’à présent couronnée de succès. Compte tenu de ses gaffes verbales incessantes et de son incapacité apparente à garder ses mains pour lui, la pandémie n’aurait guère pu arriver à un meilleur moment pour l’establishment démocrate.

    Si Biden, et sa vice-présidente Kamala Harris parviennent à gagner en novembre, cela ne signifierait pas la fin du trumpisme ou du populisme de droite aux États-Unis. Si une administration Biden refuse de prendre des mesures suffisamment audacieuses pour inverser la tendance à la paupérisation de larges pans de la population, et qu’aucune alternative politique de gauche n’est construite, un espace serait ouvert pour la croissance de l’extrême droite sur une échelle bien plus grande que tout ce qui a été vu aux États-Unis depuis très longtemps.

    Cela montre l’urgence avec laquelle une alternative politique doit être construite. Une alternative qui puisse défier la montée d’une force d’extrême droite plus efficacement que ne pourrait le faire le parti démocrate, qui n’est pas très actif et qui est favorable aux grandes entreprises.

    L’establishment démocrate : aucunement l’ami des travailleurs

    Bien qu’il ne soit pas judicieux de déjà écarter Trump de la course – l’état de la politique américaine contiendra probablement beaucoup de rebondissements dans les mois à venir – les socialistes et les progressistes doivent réfléchir à ce à quoi ressemblerait une présidence Biden. Le pays est en pleine crise, sans véritable voie pour maîtriser le coronavirus. Des dizaines de millions de personnes sont confrontées au chômage, à l’expulsion de leur logement et à l’insécurité alimentaire. La classe ouvrière a subi une vague de radicalisation à la suite de la plus grande vague de protestations de l’histoire des États-Unis – le soulèvement autour du meurtre de George Floyd – et est, dans son ensemble, plus consciemment antiraciste qu’à aucun autre moment de l’histoire du pays.

    D’importantes victoires ont été remportées par les socialistes démocratiques élus aux conseils municipaux et aux assemblées législatives des États. Les congressistes de gauche Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib et Ilhan Omar sont de véritables stars. L’aile progressiste des démocrates à la Chambre des représentants obtiendra des gains plus importants en novembre, notamment à New York et à St. Louis, où la militante du mouvement Black Lives Matter Cori Bush a récemment remporté les primaires.

    Malgré ces victoires, la gauche socialiste reste une force marginale dans les couloirs du pouvoir, non pas par manque de soutien potentiel à ses idées, mais par manque de coordination, de programme clair et de concentration sur la construction de mouvements.

    Bien qu’elle joue un rôle important dans la sensibilisation de la société en général, la présence de ces élus socialistes – à quelques exceptions près – ne s’est pas traduite par des victoires politiques majeures et concrètes. Le plus grand obstacle de la gauche socialiste est qu’elle reste emprisonnée au sein du Parti démocrate, un parti totalement antidémocratique et pieds t poings liés aux besoins des grandes entreprises.

    Cela contraste avec Kshama Sawant, membre du conseil de ville de Seattle et membre de Socialist Alternative. Elle a été élue et réélue deux fois en tant que socialiste indépendante et elle a contribué à diriger les mouvements vers des victoires titanesques. Seattle est devenue la première grande ville à adopter un salaire minimum de 15 dollars de l’heure et – plus récemment – à imposer une taxe de 240 millions de dollars par an sur Amazon et les grandes entreprises de Seattle pour financer des logements abordables en permanence.

    Joe Biden a obéi à la classe capitaliste tout au long de sa longue carrière. Il n’est prêt à s’en prendre à aucun des problèmes fondamentaux auxquels sont confrontés les travailleurs. Aux côtés de la grande majorité des démocrates établis à Washington, il continue de s’opposer à des mesures essentielles pour lutter contre la pandémie, comme l’instauration d’une assurance maladie pour tous. Quatre-vingt-sept pour cent des électeurs démocrates soutiennent l’initiative “Medicare for All”. Malgré cela, Joe Biden y est resté fermement opposé. Biden et l’establishment démocrate ne peuvent même pas prétendre soutenir des mesures progressistes. Cela illustre la totale futilité d’essayer de “transformer” le Parti démocrate en un instrument pour les travailleurs et les opprimés.

    Lorsqu’on l’interroge sur les meurtres de policiers, Biden suggère que les policiers, plutôt que de tirer pour tuer, doivent tirer dans les jambes. Il prend sans vergogne l’argent des banques et des grandes entreprises et est le plus grand bénéficiaire des contributions de l’industrie pharmaceutique. Biden serait peut-être plus performant que Trump dans le traitement de la crise COVID-19, mais il faut remarquer que Trump a fixé la barre particulièrement bas.

    Biden et l’establishment démocrate ne peuvent pas satisfaire à la fois leurs maîtres capitalistes et les aspirations de dizaines de millions de travailleurs en faveur de soins de santé gratuits et universels, d’un enseignement sûr et correctement financée, d’une stabilité économique et de justice raciale.

    S’il veut obtenir une transformation profonde du maintien de l’ordre, le mouvement contre la violence policière raciste devra construire des organisations de lutte de masse. L’expérience de ces derniers mois montre que pour obtenir des concessions, même minimes, de la part des politiciens démocrates, il faut la pression d’un mouvement de masse. Remporter des réformes durables exigera une lutte soutenue centrée sur le pouvoir social de la classe ouvrière au-delà des couleurs de peau. Le parti démocrate au pouvoir a prouvé aux manifestants à coups de bombes lacrymogènes et de votes aux conseils municipaux qu’il ne soutenait pas les objectifs du mouvement. Le dernier exemple en date se trouve à Seattle où la proposition de Kshama Sawant de diminuer le budget de la police de 50% a été rejetée par les démocrates au conseil de ville par un vote de 7 contre 1.

    De plus, le Parti démocrate a derrière lui une longue histoire de cooptation des mouvements sociaux : il a promu quelques individus à des postes de pouvoir en promettant un changement progressif tout en supervisant la démobilisation du mouvement. Pour éviter cela, nous aurons besoin d’un nouveau parti pour et par les travailleurs et les jeunes. Contrairement aux démocrates, ce serait un parti contrôlé démocratiquement à partir de la base, et dont les candidats seraient liés à la défense du programme du parti.

    Le besoin d’une alternative

    Il est tout à fait compréhensible que des millions de travailleurs estiment voter pour Biden comme un moindre mal en novembre, mais cela ne résoudra pas les problèmes plus profonds auxquels nous sommes confrontés. Les travailleurs et la jeunesse vont avoir à se battre encore et encore contre les institutions politiques des deux partis capitalistes dans la période à venir. Les socialistes et les militants de la classe ouvrière doivent préparer le terrain pour la construction d’un nouveau parti en clarifiant dès maintenant leur opposition à l’establishment démocrate pourri et en défendant que le plus de gens possible votent pour le plus fort des candidats indépendants de gauche, Howie Hawkins du Green Party (Parti Vert).

    Le Green Party ne repose pas sur des mouvements ou la lutte des classes. Ce fut encore illustré tout récemment avec les grèves pour le climat. Ce parti ne souligne pas la nécessité de construire un parti de lutte de masse des travailleurs. Mais en l’absence d’une force plus importante menant une campagne présidentielle, les socialistes devraient soutenir la candidature de Howie Hawkins à la présidence. Howie Hawkins, est un travailleur de longue date d’UPS, il défend un programme favorable aux travailleurs qui comprend un système d’assurance maladie pour tous, un “New Deal vert éco-socialiste” et un solide programme d’urgence pour faire face à la pandémie.

    La voie sans issue du moindre mal

    Le soutien à Biden illustre que la gauche reste coincée dans une logique du “moindre mal” qui continuera à étouffer les véritables luttes progressistes et ouvrières. La crise à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui, et l’incompétence de l’une ou l’autre des ailes de l’establishment politique pour y faire face, démontre toute l’urgence avec laquelle nous devons construire une nouvelle force politique.

    Ce que les démocrates ont montré, c’est qu’il leur suffit, pour gagner le vote progressiste, de dénoncer verbalement les pires politiques réactionnaires des républicains. Ils n’ont même pas besoin de se battre contre elles. Malgré le travail de groupes comme les Justice Démocrats, Our Revolution et le Working Families Party, les électeurs progressistes n’ont pas construit de véritable force au sein du Parti démocrate. Ce n’est pas par manque d’efforts ou de détermination, mais en raison de la nature totalement antidémocratique et non réformable du Parti démocrate. Les travailleurs sont contraints d’accepter qu’il est grand temps d’abandonner les efforts de réforme au sein d’un parti dont les principaux donateurs sont des personnalités de la classe des milliardaires.

    Il ne faut pas oublier la dernière administration démocrate. Pendant les deux premières années de la présidence Obama, les démocrates contrôlaient à la fois la Chambre et le Sénat. Ils auraient pu agir pour renflouer les familles de travailleurs, investir des milliards en faveur d’une transition vers l’énergie verte et commencer à s’attaquer aux inégalités structurelles. Mais alors que les travailleurs souffraient de ce qui était alors la pire crise économique depuis la Grande Dépression, Obama a rapidement pris des mesures pour renflouer Wall Street, les banques et l’industrie automobile. Obama a fait campagne sur le “système de soins de santé universel”, ce qui a été largement interprété comme signifiant que, au minimum, tout le monde bénéficierait d’une couverture très abordable. Au lieu de cela, l’option publique a été abandonnée et l’Affordable Care Act, bien qu’il constitue une amélioration pour certaines personnes, a permis de donner au secteur de l’assurance maladie des millions de nouveaux clients rentables en échange de la réduction de certains de ses pires abus. L’échec d’Obama à améliorer les conditions de vie des travailleurs a également contribué à créer un espace pour l’émergence du parti populiste de droite, le Tea Party.

    Compter sur les politiciens soutenus par les entreprises pour repousser la droite a été un échec sous l’administration Obama et ce fut un échec encore plus dramatique en 2016. Bernie Sanders était le candidat qui avait le plus de chances de battre Trump, pas Hillary Clinton qui ne voulait pas soutenir des revendications très populaires comme l’assurance maladie pour tous. En 2020, la pandémie a changé la nature de la course à la présidence, mais elle n’a pas changé la nature pro-capitaliste de Joe Biden.

    Que faire si Biden gagne ?

    S’il l’emporte en novembre, Biden entrera en fonction en pleine dépression économique catastrophique. Trump a fait savoir qu’il n’avait pas l’intention de se retirer discrètement s’il perdait. Il a adopté une approche ouvertement autoritaire au cours de ces derniers mois afin de détourner l’attention de son approche désastreuse face à la pandémie. Bien qu’il n’ait pas trouvé de soutien immédiat, même au sein de la classe dirigeante, pour des propositions telles que le report des élections de novembre, cette rhétorique lui est utile. Même s’il perd en novembre, il prépare le terrain pour continuer à consolider sa force de droite populiste.

    Il est extrêmement positif que la plus grande organisation socialiste du pays, les Democratic Socialists of America (DSA), ait choisi de ne pas soutenir Biden et appelle – au moins formellement – à la formation d’un nouveau parti. Nous pensons que les DSA rendraient un énorme service à la gauche s’ils déclaraient leur intention de rompre totalement avec les démocrates en appelant à voter pour Hawkins, y compris avec des appels de la part d’élus des DSA tels qu’Alexandria Ocasio-Cortez. Plus important encore, les socialistes, y compris ceux organisés avec les DSA, devraient soulever la nécessité d’une politique indépendante du parti démocrate au sein des mouvements sociaux et du mouvement ouvrier et en menant des campagnes socialistes indépendantes.

    Les travailleurs, en particulier les personnes de couleur, ont fait les frais de la pandémie. Ils subissent et subiront le plus fort de la vague d’expulsions de logement et de licenciements. Depuis des décennies, les démocrates ont prouvé à maintes reprises leur allégeance à l’élite capitaliste aux dépens des travailleurs et il est clair que Biden fera de même en tant que président.

    Les socialistes devraient utiliser la campagne de Hawkins comme une occasion de rallier celles et ceux qui voient la nécessité d’une nouvelle force politique de gauche aux États-Unis et de poursuivre ensuite ce combat avec urgence sous une administration Biden. Il n’y a pas de temps à perdre dans la construction d’une force politique qui se battra pour les besoins des travailleurs.

  • Quatre-vingts ans depuis l’assassinat de Léon Trotsky

    Le 20 août 1940, Lev Davidovich (Léon) Trotsky fut brutalement assassiné par un des sbires de Staline. Alternative Socialiste Internationale (ASI) et ses sections (dont le PSL/LSP en Belgique) entendent publier une série d’articles afin de commémorer son travail et d’examiner la pertinence de ses idées.

    Dossier de Lynn Walsh (écrit en 2000)

    Le 20 août 1940, Trotsky a reçu un coup fatal de pic à glace de la part de Ramon Mercader, un agent envoyé au Mexique par la police secrète de Staline, la GPU, afin d’y assassiner le révolutionnaire en exil, qui, aux côtés de Lénine, avait mené la révolution d’Octobre, puis avait été le fondateur et le dirigeant de l’Armée rouge, et le co-fondateur de la Troisième Internationale, l’Internationale communiste.

    Cet assassinat n’était pas seulement une manœuvre malveillante de Staline. Il s’agissait de l’aboutissement d’une sanglante campagne terreur systématique dirigée contre toute une génération de dirigeants bolcheviques et contre les jeunes révolutionnaires d’une deuxième génération prêts à défendre les véritables idées du marxisme contre le régime bureaucratique et répressif qui s’était développé sous Staline.

    Lorsque le GPU est parvenu à atteindre Trotsky en 1940, il avait déjà assassiné, ou poussé au suicide, de nombreux membres de la famille de Trotsky, des dizaines de ses amis et collaborateurs les plus proches, ainsi que d’innombrables dirigeants et sympathisants de l’Opposition de gauche internationale.

    Cependant, malgré le meurtre de toute une génération de bolcheviques-léninistes et les efforts herculéens de la bureaucratie pour enterrer les idées et la personnalité historique de Trotsky sous une montagne de distorsions, de mensonges, de calomnies et de grotesques fabrications historiques, les idées de Trotsky n’ont jamais eu autant de pertinence et d’attrait pour les militants de la classe ouvrière qu’aujourd’hui, alors qu’il existe une perspective indéniable de nouveaux développements révolutionnaires dans les pays capitalistes avancés, les pays sous-développés de l’ancien monde colonial et dans les anciens États ouvriers déformés de Russie et d’Europe de l’Est.

    Quatre-vingt ans plus tard, certains médias et universitaires présenteront le meurtre de Trotsky, tout comme en 1940, comme la conclusion d’un conflit personnel entre Trotsky et Staline. Ils mettront sans doute en évidence une grande rivalité entre deux dirigeants ambitieux qui se sont battus pour le pouvoir et qui étaient tout aussi mauvais l’un que l’autre d’un point de vue bourgeois. Les commentaires les plus vénéneux porteront sans doute sur les vues soi-disant “romantiques” de Trotsky sur la “révolution permanente” qui sont potentiellement beaucoup plus dangereuses que la position “pragmatique” de la bureaucratie de Staline qui parlait de construire “le socialisme dans un pays”. Si le rôle de Trotsky est généralement souligné lors de commémorations, c’est souvent dans le but de le minimiser.

    Pourquoi, si Trotsky était l’un des principaux dirigeants du parti bolchevique et le chef de l’Armée rouge, a-t-il permis à Staline de concentrer le pouvoir entre ses mains ? Pourquoi Trotsky n’a-t-il pas pris le pouvoir lui-même ? L’idée sera sans aucun doute mise en avant à nouveau que Trotsky était “trop doctrinaire”, que sa politique était “peu pratique” et qu’il s’est laissé “distancer” par Staline. En corollaire, on suggérera à nouveau que Staline était plus “pragmatique” et qu’il était un dirigeant plus “astucieux” et “énergique”.

    Trotsky lui-même a répondu à cette question avec son analyse de la dégénérescence politique de l’État ouvrier en Union soviétique. Du point de vue du marxisme, il est totalement faux de présenter le conflit qui s’est ouvert après 1923 comme une lutte personnelle pour le pouvoir entre des dirigeants rivaux.

    Staline et Trotsky étaient tous deux l’expression de forces sociales et politiques qui s’opposaient de différentes manières. Trotsky l’a fait de manière consciente, Staline de manière inconsciente. Trotsky a résisté politiquement à Staline. Staline, en revanche, a combattu Trotsky et ses partisans par une campagne de terreur parrainée par l’État. Trotsky a écrit : “Staline se bat à une autre échelle. Il n’essaie pas de s’attaquer aux idées de son adversaire, mais au corps de cet adversaire”. Glaciale intuition.

    Le triomphe de la bureaucratie

    « En raison du déclin prolongé de la révolution internationale », écrivait Trotsky en 1935 dans son “Journal d’exil”, « la victoire de la bureaucratie, et par conséquent de Staline, était prédestinée. Le résultat que les observateurs oisifs et les imbéciles attribuent à la force personnelle de Staline, ou du moins à sa ruse exceptionnelle, provient de causes qui se trouvent au plus profond de la dynamique des forces historiques. Staline est apparu comme l’expression semi-consciente du deuxième chapitre de la révolution, son “Matin d’après””.

    Ni Trotsky, ni aucun des dirigeants bolcheviques en 1917, n’avaient imaginé que la classe ouvrière de Russie pouvait construire une société socialiste dans l’isolement, dans un pays économiquement arriéré et culturellement primitif.

    Ils étaient convaincus que les travailleurs devaient prendre le pouvoir afin de mener à bien les tâches largement inachevées de la révolution bourgeoise et démocratique. Mais en s’attelant aux tâches impératives de la révolution socialiste, ils ne pouvaient procéder qu’en collaboration avec la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés, car, par rapport au capitalisme, le socialisme exige un niveau de production et de culture matérielle plus élevé.

    La défaite de la révolution allemande en 1923, à laquelle les bévues de la direction de Staline et Boukharine ont contribué, a renforcé l’isolement de l’État soviétique, et le recul forcé de la Nouvelle Politique Économique (NEP) a accéléré la cristallisation d’une caste bureaucratique qui plaçait de plus en plus son confort, son aspiration à la tranquillité et sa soif de privilèges avant les intérêts de la révolution internationale.

    La couche dirigeante de la bureaucratie “découvrait rapidement que Staline était la chair de sa chair”. En reflétant les intérêts de la bureaucratie, Staline a commencé une lutte contre le “trotskysme”, une farce idéologique qu’il inventa pour déformer et stigmatiser les idées authentiques du marxisme et de Lénine, défendues par Trotsky et l’Opposition de gauche.

    La purge sanglante de Staline contre l’Opposition était motivée par la crainte de la bureaucratie que le programme de l’Opposition pour la restauration de la démocratie ouvrière trouve un écho parmi une nouvelle couche de jeunes travailleurs et ne donne un nouvel élan à la lutte contre la dégénérescence bureaucratique. Ses idées étaient, comme Trotsky l’a dit dans son « Journal d’exil », « Voilà une source d’extraordinaires appréhensions pour Staline : ce sauvage a peur des idées, connaissant leur force explosive et sachant sa faiblesse devant elles. ».

    Cette peur explique également le désir personnel de Staline de se venger de Trotsky et de sa famille. Staline, remarque Trotsky, « est assez intelligent pour comprendre que même aujourd’hui je ne changerais pas de place avec lui [en 1935, alors que je vivais dans un “style de prison” en France]… d’où la psychologie d’un homme piqué ».

    Expulsion et exil

    Répondant à l’avance à l’idée erronée que le conflit était en quelque sorte le résultat d’un « malentendu » ou d’un refus de compromis, Trotsky raconta comment, alors qu’il était exilé à Alma-Ata en 1928, un ingénieur « sympathisant », probablement envoyé « pour tâter le pouls », lui demanda s’il ne pensait pas que certaines étapes vers la réconciliation avec Staline étaient possibles :

    « Je lui répondis en substance que de réconciliation il ne pouvait être question pour le moment : non pas parce que je ne la voulais pas, mais parce que Staline ne pouvait pas se réconcilier, il était forcé d’aller jusqu’au bout dans la voie où l’avait engagé la bureaucratie. – Et par quoi cela peut-il finir ? – Par du sang, répondis-je : pas d’autre fin possible pour Staline. – Mon visiteur eut un haut-le-corps, il n’attendait manifestement pas pareille réponse, et ne tarda pas à se retirer.»

    Trotsky a mené un combat au sein du parti communiste russe à partir de 1923. Dans une série d’articles, publiés sous le titre “Cours nouveau”, il a commencé à mettre en garde contre le danger d’une réaction post-révolutionnaire. L’isolement de la révolution dans un pays arriéré conduisait à la croissance naissante d’une bureaucratie au sein du parti bolchevique et de l’État. Trotsky commença à protester contre le comportement arbitraire de la bureaucratie du Parti qui se cristallisait sous Staline.

    Peu avant sa mort en 1924, Lénine s’est mis d’accord avec Trotsky sur un bloc au sein du Parti pour lutter contre la bureaucratie.

    Lorsque Trotsky et un groupe d’opposants de gauche ont commencé à se battre pour un renouveau de la démocratie ouvrière, le Bureau politique a été obligé de promettre la restauration de la liberté d’expression et de critique au sein du Parti communiste. Mais Staline et ses associés ont veillé à ce que cela reste lettre morte.

    Quatre ans après, le 7 novembre 1927, jour du 10e anniversaire de la révolution d’Octobre, Trotsky fut contraint de quitter le Kremlin et de se réfugier chez des amis de l’Opposition. Une semaine plus tard, Trotsky et Zinoviev, le premier président de l’Internationale communiste, étaient expulsés du Parti. Le lendemain, Adolph Joffe, un autre opposant et ami de Trotsky, se suicidait pour protester contre l’action dictatoriale des dirigeants de Staline. Ce fut le premier des camarades et des proches de Trotsky à être poussé à la mort ou directement assassiné par le régime de Staline. Ce dernier, par une répression systématique et impitoyable des opposants, a ouvert un fleuve de sang entre la véritable démocratie ouvrière et ses propres méthodes bureaucratiques et totalitaires.

    En janvier 1928, Trotsky fut contraint à son troisième exil à l’étranger. Il fut d’abord déporté à Alma-Ata, une petite ville près de la frontière chinoise, puis en Turquie, où il s’est installé sur l’île de Prinkipo, sur la mer de Marmara près de Constantinople, aujourd’hui Istanbul.

    Dans une tentative de paralyser l’œuvre littéraire et politique de Trotsky, Staline s’en pris à son petit “appareil”, composé de cinq ou six proches collaborateurs : « Glazman, poussé au suicide ; Butov, mort dans une prison du GPU ; Blumkin, abattu ; Sermuks et Poznansky ont disparu. Staline ne voyait pas que, même sans secrétariat, je pouvais poursuivre un travail littéraire qui, à son tour, pouvait favoriser la création d’un nouvel appareil. Même le plus intelligent des bureaucrates fait preuve d’une incroyable myopie, dans certaines questions ! » Tous ces révolutionnaires ont joué un rôle important, notamment en tant que membres du secrétariat militaire ou dans le train armé de Trotsky pendant la guerre civile. Mais Staline, comme l’a fait remarquer Trotsky, « menait la lutte sur un autre plan, et avec des armes différentes ».

    Si Staline a par la suite consacré une si grande partie des ressources de sa police secrète, connue sous ses différents noms abrégés : Tcheka, GPU, NKVD, MVD et KGB, à la planification et à l’exécution de l’assassinat de Trotsky, pourquoi Staline a-t-il permis à son adversaire de s’exiler en premier lieu ?

    Dans une lettre ouverte au Politbureau en janvier 1932, Trotsky a publiquement averti que Staline préparerait un attentat contre sa vie.

    « La question des représailles terroristes contre l’auteur de cette lettre », écrit-il, « a été posée il y a longtemps : en 1924/5, lors d’un rassemblement intime, Staline a pesé le pour et le contre. Les avantages étaient évidents et clairs. La principale considération contre était qu’il y avait trop de jeunes trotskystes qui pouvaient répondre par des actions anti-terroristes ». Trotsky fut informé de ces discussions par Zinoviev et Kamenev, qui avaient brièvement formé un « triumvirat » au pouvoir avec Staline, mais qui se sont ensuite temporairement opposés à lui.

    La persécution

    Mais « Staline est arrivé à la conclusion que c’était une erreur d’avoir exilé Trotsky hors d’Union soviétique », a écrit Trotsky : « …contrairement à ses attentes, il s’est avéré que les idées ont un pouvoir propre, même sans appareil et sans ressources. L’Internationale Communiste est une structure grandiose, qui est laissée telle une coquille vide, tant sur le plan théorique que sur le plan politique. L’avenir du marxisme révolutionnaire, c’est-à-dire aussi du léninisme, est désormais indissociable des cadres internationaux de l’Opposition de gauche. Aucune falsification ne peut y changer quoi que ce soit. Les travaux fondamentaux de l’Opposition ont été, sont ou seront publiés dans toutes les langues. Les cadres de l’Opposition, encore peu nombreux mais néanmoins indomptables, sont présents dans tous les pays. Staline comprend parfaitement le grave danger que l’inconciliabilité idéologique et la croissance persistante de l’Opposition de gauche internationale représentent pour lui personnellement, pour sa fausse « autorité », pour sa toute-puissance bonapartiste ». (Écrits, 1932, pp.18-20)

    Au début de son exil en Turquie, Trotsky a écrit sa monumentale Histoire de la révolution russe, ainsi que sa brillante autobiographie, Ma vie. Grâce à une correspondance volumineuse avec les opposants dans d’autres pays et surtout grâce au Bulletin de l’Opposition, publié à partir de l’automne 1929, Trotsky a commencé à réunir le noyau d’une opposition internationale de véritables bolcheviks. Mais le pronostic de Trotsky selon lequel, en utilisant le GPU, Staline procéderait à une purge féroce et tenterait de détruire tout ce qui travaillait contre lui s’est vite vérifié.

    Vers la fin de son exil turc, Trotsky a subi un coup cruel lorsque sa fille, Zinaida, malade et démoralisée, a été poussée au suicide à Berlin. Son mari, Platon Volkov, un jeune militant de l’Opposition, fut arrêté et disparut à jamais. La première femme de Trotsky, Alexandra Sokolovskaya, la femme qui l’avait initié aux idées socialistes, a été envoyée dans un camp de concentration où elle est décédée. Plus tard, le fils de Trotsky, Serge, un scientifique sans implication politique ni relations politiques, a été arrêté sous une fausse accusation d’”empoisonnement des travailleurs”, et Trotsky a appris par la suite qu’il était mort en prison. Parallèlement à sa peur morbide des idées, « le motif de la vengeance personnelle a toujours été un facteur considérable dans la politique répressive de Staline. »

    Dès le début, d’ailleurs, le GPU a commencé à infiltrer le foyer de Trotsky et les groupes de l’Opposition de gauche. La suspicion a entouré un certain nombre de personnes qui apparaissaient dans les organisations de l’Opposition en Europe, ou qui venaient à Prinkipo pour rendre visite à Trotsky ou l’aider dans son travail. Jakob Frank, par exemple, un juif lituanien, a travaillé à Prinkipo pendant un certain temps, mais est passé plus tard au stalinisme. Un autre, connu sous le nom de Kharin (ou Joseph) a remis le texte d’un numéro du Bulletin de l’Opposition au GPU, perturbant ainsi gravement sa production. Il y eut aussi le cas de Mill (Paul Okun, ou Obin) qui passa également aux mains des staliniens, laissant Trotsky et ses collaborateurs dans l’incertitude quant à savoir s’il n’était qu’un traître ou un agent du GPU.

    Pourquoi ces personnes ont-elles été acceptées comme de véritables collaborateurs ? Dans un commentaire public sur la trahison de Mill, Trotsky a fait remarquer que « L’Opposition de gauche est placée dans des conditions extrêmement difficiles d’un point de vue organisationnel. Aucun parti révolutionnaire n’a travaillé dans le passé sous une telle persécution. En plus de la répression par la police capitaliste de tous les pays, l’Opposition est exposée aux coups de la bureaucratie stalinienne qui ne s’arrête à rien (…) c’est bien sûr la section russe qui a le plus de mal (…) Mais trouver un bolchevique-léniniste russe à l’étranger, même pour des fonctions purement techniques, est une tâche extrêmement difficile. Ceci et seulement ceci explique le fait que Mill a pu, pendant un certain temps, entrer au Secrétariat administratif de l’Opposition de gauche. Il fallait une personne qui connaisse le russe et soit capable d’assurer des fonctions de secrétariat. Mill avait été à un moment donné membre du parti officiel et pouvait en ce sens revendiquer une certaine confiance personnelle. » (Écrits 1932, p.237)

    Rétrospectivement, il est clair que l’absence de contrôles de sécurité adéquats devait avoir des conséquences tragiques. Mais les ressources étaient extrêmement limitées, et Trotsky a compris qu’une phobie de l’infiltration et une suspicion exagérée à l’égard de tous ceux qui offraient leur soutien au travail de l’Opposition pouvaient être contre-productives. De plus, avec sa vision positive et optimiste du caractère humain, Trotsky était réticent à soumettre les individus à des enquêtes et à des investigations personnelles.

    Un visiteur de Prinkipo, cependant, était sans aucun doute un agent professionnel de GPU. Le cours ultérieur de la carrière de cet agent allait beaucoup plus tard jeter une lumière considérable sur les manœuvres meurtrières du GPU contre Trotsky et l’Opposition. Il s’agit d’Abraham Sobolevicius, qui, en tant que « Senin », était un membre important de l’Opposition de gauche allemande, avec son frère, Ruvin Soblevicius.

    Ces frères ont conspiré pour perturber les activités du groupe allemand, avec un succès considérable. En 1933, avec la prise de pouvoir par Hitler, ils retournèrent au siège du GPU à Moscou, mais pas avant que Trotsky n’ait confronté “Senin” lors d’une brève visite à Copenhague en 1932 et dénoncé le “soi-disant trotskiste” comme “plus ou moins un agent des staliniens”. « Selon l’estimation la plus modérée », écrivait Trotsky, « nous ne pouvons appeler ces gens [les frères Sobolevicius] que les ordures de la révolution », et il commentait qu’il y avait certainement des liens entre ces agents et le GPU à Moscou.

    Les procès et les purges

    Beaucoup plus tard, cela a été confirmé par “Senin” lui-même : « Mes services pour la police secrète soviétique remontent à 1931 », avouait-il, bien qu’ils aient certainement commencé plus tôt.

    « Le travail consistait à espionner Léon Trotsky pour Joseph Staline, qui était obsédé par l’idée de savoir tout ce que faisait et pensait son rival détesté, même en exil (…) Pendant deux ans, en 1931 et 1932, j’ai espionné Trotsky et les hommes autour de lui. Trotsky, ne se doutant de rien, m’a invité dans sa maison lourdement gardée à Prinkipo, en Turquie. J’ai dûment rapporté au Kremlin tout ce que Trotsky m’a dit en toute confidentialité, y compris ses remarques acerbes sur Staline. »

    Cela a été révélé aux États-Unis en 1957/8, lorsque “Senin”, maintenant sous le nom de Jack Sobel, a été jugé comme le membre clé d’un réseau d’espionnage russe en Amérique. Au cours de son témoignage, à son propre procès, au procès pour parjure de son collègue agent, Mark Zborowski, et également aux audiences du Sénat sur l’espionnage, Jack Sobel, avec son frère, maintenant connu sous le nom de Robert Sobel, a confirmé en détail le rôle meurtrier du GPU par rapport à Trotsky, à sa famille et à ses partisans.

    Trotsky était désireux d’échapper à l’isolement de Prinkipo et de trouver une base plus proche du centre des événements européens. Mais les démocraties capitalistes étaient loin de vouloir accorder à Trotsky le droit d’asile démocratique. Finalement, en 1933, Trotsky fut admis en France. Mais l’aggravation des tensions politiques, et notamment la croissance de la droite nationaliste et fasciste, conduisent bientôt le gouvernement Daladier à ordonner son expulsion. Pratiquement tous les gouvernements européens lui avaient déjà refusé l’asile. Trotsky vivait, comme il l’a écrit, sur « une planète sans visa ». Expulsé en 1935, Trotsky trouva refuge pour une courte période en Norvège où il écrivit La Révolution trahie (1936).

    « Le mensonge, la falsification, le faux et la perversion judiciaire ont pris une ampleur jusqu’alors inconnue dans l’histoire… » écrivait Trotsky alors qu’il était encore en France. Mais peu après son arrivée en Norvège, le premier grand procès de Moscou a explosé à la face du monde. « Des procès inquiétants ont lieu maintenant en URSS », commente Trotsky dans son journal ; « la dictature de Staline approche d’une nouvelle frontière. »

    Lors du premier procès-spectacle monstrueux, Zinoviev, Kamenev et d’autres dirigeants importants du parti bolchevique ont été jugés sur base de fausses confessions extorquées par des pressions brutales, des tortures et des menaces contre les familles des accusés. Les principaux accusés ont été condamnés à mort et immédiatement exécutés. La campagne de Staline contre le « trotskysme » atteignit son apogée.

    Dans ces grands procès, Trotsky était le principal accusé in absentia, accusé d’avoir mis en scène d’innombrables conspirations dans le but présumé d’assassiner Staline, Vorochilov, Kaganovich et d’autres dirigeants soviétiques, et d’avoir agi en collusion secrète avec Hitler et l’empereur du Japon afin de provoquer la chute du régime soviétique et la désintégration de l’Union soviétique.

    Dans le même temps, Staline a exercé une pression intense sur le gouvernement de Norvège pour qu’il restreigne Trotsky afin de l’empêcher de répondre et de réfuter les viles accusations portées contre lui à Moscou. Pour éviter l’emprisonnement virtuel, Trotsky a été obligé de trouver un autre refuge, et il a accepté avec empressement une offre d’asile du gouvernement Cardenas au Mexique. En route, Trotsky se souvient de sa lettre ouverte au bureau politique dans laquelle il avait anticipé la « campagne mondiale de calomnie bureaucratique » de Staline et prédit des attentats contre sa vie. (Écrits 1936/37, p44)

    La purge en Russie ne s’est pas limitée à une poignée de vieux bolcheviks ou d’opposants de gauche. Pour chaque dirigeant qui a participé à un procès-spectacle, des centaines ou des milliers de personnes ont été silencieusement emprisonnées, envoyées à une mort certaine dans les camps de prisonniers de l’Arctique ou sommairement exécutées dans les caves des prisons. Au moins huit millions de personnes ont été arrêtés au cours des purges, et cinq ou six millions ont pourri, dont beaucoup à mort, dans les camps. Ce sont sans doute les partisans de l’Opposition de gauche, adeptes des idées de Trotsky, qui ont subi la plus lourde répression.

    Dans ses récents mémoires, Léopold Trepper, véritable révolutionnaire pris dans la machine du GPU, pose la question : « Mais qui a protesté à l’époque ? Qui s’est levé pour exprimer son indignation ? » (Le Grand Jeu, 1977). Il donne cette réponse : « Les trotskistes peuvent prétendre à cet honneur. A l’instar de leur chef qui a été récompensé de son obstination par un piolet, ils ont combattu le stalinisme jusqu’à la mort et ils ont été les seuls à le faire. Au moment des grandes purges, ils ne pouvaient que crier leur rébellion dans les friches glaciales où ils avaient été traînés pour être exterminés. Dans les camps, leur conduite était admirable. Mais leurs voix étaient perdues dans la toundra. Aujourd’hui, les Trotskystes ont le droit d’accuser ceux qui autrefois hurlaient avec les loups. Mais n’oublions pas qu’ils avaient l’énorme avantage sur nous d’avoir un système politique cohérent capable de remplacer le stalinisme. Ils avaient quelque chose à quoi s’accrocher au milieu de leur profonde détresse en voyant la révolution trahie. Ils n’ont pas « avoué », car ils savaient que leur confession ne servirait ni le Parti ni le socialisme. »

    Les purges en Russie étaient également liées à l’intervention directe et contre-révolutionnaire de Staline dans la révolution et à la guerre civile qui a éclaté en Espagne à l’été 1936. Par l’intermédiaire d’une direction bureaucratique du Parti communiste espagnol contrôlée depuis Moscou, de l’appareil des conseillers militaires soviétiques et de la « Force des tâches spéciales » du GPU, Staline a étendu sa terreur aux anarchistes, aux militants de gauche et surtout aux trotskystes qui faisaient obstacle à sa politique.

    Pendant ce temps, la police secrète de Staline a également intensifié ses mesures pour détruire le centre de l’Opposition de gauche internationale, basée à Paris et dirigée par le fils de Trotsky, Léon Sedov.

    Léon Sedov

    En 1936, le GPU a volé une partie des archives de Trotsky conservées à Paris, une manœuvre destinée à saper la capacité de Trotsky à répondre aux accusations monstrueuses et aux fausses preuves avancées dans les procès de Moscou. Mais un coup beaucoup plus dur pour Trotsky personnellement et pour l’Opposition en général fut la mort de Léon Sedov.

    Sedov avait été indispensable à Trotsky dans son travail littéraire, dans la préparation et la distribution du “Bulletin de l’opposition”, et dans le maintien des contacts entre les groupes d’opposants au niveau international. Mais Sedov a également apporté une contribution remarquable et indépendante au travail de l’Opposition.

    Au début de l’année 1937, il fut cependant atteint d’une appendicite. Sur les conseils d’un homme qui était devenu son plus proche collaborateur, “Etienne”, Sedov est entré dans une clinique, qui s’est révélée par la suite être dirigée à la fois par des émigrés russes “blancs” et des Russes aux tendances staliniennes. Sedov semblait se remettre de l’opération qui avait été pratiquée, mais peu après, il est mort avec des symptômes extrêmement mystérieux.

    Les preuves, et l’opinion d’au moins un médecin, ont mis en évidence un empoisonnement, et une enquête plus approfondie a fortement suggéré que sa maladie avait d’abord été provoquée par un empoisonnement sophistiqué, pratiquement indétectable.

    Trotsky a écrit un hommage émouvant à son fils mort, « Léon Sedov, fils, ami, combattant ». Il a rendu hommage au rôle de Sedov dans la lutte pour défendre les idées authentiques du marxisme contre leur perversion stalinienne. Mais il a également donné une indication de la profondeur du coup personnel. « Il faisait partie de nous deux », a écrit Trotsky, parlant pour lui et pour Natalia : « Notre jeune part. Par des centaines de canaux, nos pensées et nos sentiments le rejoignent quotidiennement à Paris. Avec notre garçon est mort tout ce qui restait de jeune en nous. »

    Par la suite, il a été révélé que Leon Sedov avait été trahi par “Etienne”, un agent de GPU bien plus insidieux et impitoyable que les précédents espions et provocateurs qui avaient infiltré le cercle de Trotsky. Etienne a ensuite été démasqué en tant que Mark Zborowski, qui, comme les Sobel, a été démasqué aux Etats-Unis à la fin des années 50 en tant que figure clé du réseau d’espionnage américain du GPU.

    À cette époque, Zborowski, avait déjà une longue traînée de duplicité et de sang derrière lui. Lors de son procès aux États-Unis, Zborowski a avoué avoir conduit le GPU aux archives de Trotsky et avoir été responsable du suivi de Rudolf Klement (secrétaire de Trotsky, assassiné à Paris en 1938), d’Erwin Wolf (un partisan de Trotsky qui s’est rendu en Espagne et a été assassiné en juillet 1937) et d’Ignace Reiss (un agent de haut niveau du GPU qui a renoncé à la machine de terreur de Staline et a déclaré son soutien à la Quatrième Internationale, assassiné en Suisse en septembre 1937).

    De son propre aveu, Zborowski était un agent professionnel du GPU depuis 1931 ou 1932, mais plus probablement depuis 1928. Il a peut-être été membre du parti communiste polonais à un moment donné, bien qu’il l’a nié, mais il était sans aucun doute un agent stalinien mercenaire. Il a sans doute eu des contacts avec Jack Sobel à Paris, ainsi qu’avec les agents de la “Special Tasks Force” de la GPU en Espagne, responsable du meurtre d’Erwin Wolf à Barcelone, et qui comptait dans ses rangs le tristement célèbre colonel Eitingon.

    C’est cet homme, sous de nombreux pseudonymes, qui devait diriger les tentatives d’assassinat de Trotsky au Mexique, en collaboration avec son associée et amante du GPU, Caridad Mercader, et son fils Ramon Mercader, l’agent qui a finalement assassiné Trotsky. Zborowski a également été chargé de commencer à infiltrer Mercader dans l’entourage de Trotsky. Près de deux ans avant l’assassinat, il a mis en place un plan élaboré pour permettre à Mercader de séduire une jeune trotskiste américaine, Sylvia Ageloff, afin d’entrer dans la maison de Trotsky.

    Procès-spectacles et purges sanglantes

    Tous les éléments de preuve de l’époque indiquaient la responsabilité du GPU dans le meurtre de Trotsky, de son fils Léon Sedov et d’autres partisans de premier plan. Mais plus tard, cela a été plus que largement confirmé, non seulement par les preuves détaillées des Sobel, Zborowski et autres personnes forcées de témoigner devant les tribunaux américains et les audiences du Sénat à la fin des années 50 et au début des années 60, mais aussi par les preuves détaillées d’un certain nombre d’officiers supérieurs du GPU qui ont fui la Russie et ont révélé la vérité sur l’activité meurtrière à laquelle ils avaient participé.

    Le premier était Ignace Reiss, qui a rapidement payé de sa vie sa dénonciation des crimes de Staline. Plus tard, Alexander Orlov, qui avait été directeur du GPU en Espagne pendant la guerre civile, s’est enfui en Amérique. Il a tenté de mettre Trotsky en garde contre le complot contre sa vie, bien que cela n’ait été que partiellement réussi en raison de la crainte compréhensible de Trotsky d’être induit en erreur par un provocateur.

    Mais Orlov, à la fois dans son témoignage au gouvernement américain et dans son livre, « L’histoire secrète des crimes de Staline », a confirmé en détail le rôle de Zborowski, Eitingon et Mercader. D’autres preuves ont été apportées beaucoup plus tard par d’autres transfuges du GPU, comme Krivitsky, traqué et assassiné par le GPU en 1941, et plus tard encore par le colonel Vladimir Petrov qui s’est enfui en Australie et le capitaine Nikolai Khokhlov. Khokhlov a témoigné de cela : « L’assassinat de Trotsky a été organisé par le général de division Eitingon, le même général qui était en Espagne sous le nom de général Katov », et qui « a recruté des Espagnols pour détourner les activités des services de renseignement soviétiques ».

    Khokhlov a ajouté : « Et c’est là qu’il a recruté un Espagnol qui a été amené en Union soviétique et qui a reçu des instructions détaillées et qui a ensuite été envoyé au Mexique sous le nom de Mornard » (c’est-à-dire Mercader ou “Jacson”). (Cité dans Isaac Don Levine, The Mind of an Assassin’, 1960, p.34)

    Raid armé et assassinat

    Trotsky, Natalia Sedova et une poignée de proches collaborateurs sont arrivés au Mexique en janvier 1937.
    L’administration du général Lazaro Cardenas est le seul gouvernement au monde qui a accordé l’asile à Trotsky dans les dernières années de sa vie. Contrairement à l’accueil qu’il avait reçu ailleurs, Trotsky a reçu un accueil officiel flamboyant et est allé vivre à Coyoacan, dans la banlieue de Mexico, dans une maison prêtée par son ami et son soutien politique Diego Rivera, un peintre mexicain bien connu.

    L’arrivée de Trotsky coïncide cependant avec un deuxième procès spectacle à Moscou, suivi de peu par un troisième procès, encore plus grotesque.

    « Nous avons écouté la radio », raconte Natalia, « ouvert le courrier et les journaux de Moscou, et nous avons senti que la folie, l’absurdité, l’indignation, la fraude et le sang nous inondaient de toutes parts, ici au Mexique comme en Norvège… » (Vie et mort de Léon Trotsky, page 212).

    Une fois de plus, Trotsky a exposé les contradictions internes des preuves fabriquées utilisées dans ces monstrueuses machinations, et a réfuté complètement, dans un flot d’articles, toutes les accusations portées contre lui et ses partisans. Il s’est d’ailleurs avéré possible d’organiser un « contre-procès » présidé par le philosophe libéral américain John Dewey, et cette commission a complètement exonéré Trotsky des accusations portées contre lui.

    Trotsky a averti que le but de ces procès était de justifier une nouvelle vague de terreur, dirigée contre tous ceux qui représentaient la moindre menace pour la direction dictatoriale de Staline, que ce soit en tant qu’opposants actifs, rivaux bureaucratiques potentiels ou simplement complices gênants du passé. Trotsky était bien conscient que la peine de mort prononcée contre lui était loin d’être une sentence platonique.

    Dès son arrivée, le parti communiste mexicain, dont les dirigeants suivaient fidèlement la ligne de Moscou, a commencé à faire campagne pour que des restrictions soient imposées à Trotsky afin de l’empêcher de répondre aux allégations du procès pour l’exemple et, finalement, de provoquer son expulsion du pays. Les journaux et revues publiés par le Parti communiste et la fédération syndicale contrôlée par le Parti communiste ont déversé un flot d’allégations calomnieuses, selon lesquelles Trotsky complotait contre le gouvernement Cardenas et collaborait prétendument avec des éléments fascistes et réactionnaires. Trotsky était bien conscient que la presse stalinienne utilisait le langage des gens qui décident des choses, non par des votes mais par la mitrailleuse.

    Au milieu de la nuit du 24 au 25 mai, la première attaque directe contre la vie de Trotsky a eu lieu. Un groupe armé s’est introduit dans la maison de Trotsky, a ratissé les chambres à coucher à la mitrailleuse et a déclenché des incendies manifestement destinés à détruire les archives de Trotsky et à causer le plus de dégâts possible. Trotsky et Natalia ont échappé de justesse à la mort en s’allongeant sur le sol sous le lit. Leur petit-fils, Seva, a été légèrement blessé par une balle.

    Une bombe laissée n’a heureusement pas explosé. Par la suite, on a découvert que Robert Sheldon Harte, l’un des gardes-secrétaires, les avait laissés entrer. Il avait apparemment été piégé par un membre de l’équipe du raid qu’il connaissait et en qui il avait confiance. Son corps a ensuite été retrouvé enterré dans une fosse. De plus, les apprentis-assassins connaissaient la disposition du bâtiment et les dispositifs de sécurité, ils avaient clairement des informations privilégiées. Bien qu’un doigt accusateur ait été pointé sur Sheldon Harte en tant que complice, il a sans aucun doute été dupé, comme l’a affirmé avec insistance Trotsky à l’époque, par quelqu’un qui lui était familier. Personne ne correspond mieux à cette conclusion que Mornard, alias “Jacson”.

    Toutes les preuves désignaient les staliniens mexicains et, derrière eux, le GPU. Grâce à une analyse détaillée de la presse stalinienne dans les semaines précédant le raid, Trotsky a clairement montré qu’ils avaient eu connaissance et se préparaient à une tentative d’assassinat armé contre lui. La police mexicaine a rapidement arrêté certains complices, et leurs preuves ont rapidement incriminé des membres dirigeants du parti communiste mexicain.

    Pour commencer, les suspects avaient déjà été impliqués dans les Brigades internationales en Espagne, déjà connues comme le terrain de recrutement des agents et des tueurs de Staline. La piste a rapidement mené à David Alfaro Siqueiros, comme Diego Rivera, un peintre bien connu, mais contrairement à Rivera, un membre éminent du Parti communiste mexicain. Siqueiros était également en Espagne et était depuis longtemps soupçonné de liens avec le GPU. Malgré la tentative scandaleuse des staliniens de présenter l’attentat comme une attaque prétendument organisée par Trotsky pour discréditer le PC et le gouvernement Cardenas, la police a fini par arrêter divers chefs de file du PC, dont Siqueiros. Cependant, suite à la pression du PC et de la CTM, Siqueiros et les autres furent libérés en mars 1941, pour “manque de preuves matérielles et incriminantes” !

    Siqueiros n’a pas nié son rôle dans l’assaut. En fait, il s’en est ouvertement vanté. Mais la direction du parti communiste, manifestement gênée, non pas tant par la tentative elle-même, mais par la façon dont elle a été bâclée, a tenté de se dissocier du raid, en rejetant la faute sur une bande « d’éléments incontrôlables » et « d’agents provocateurs ».

    La presse stalinienne a alterné entre la proclamation de Siqueiros comme héros, et, d’autre part, comme « fou à moitié fou » et « aventurier irresponsable », et même… comme étant à la solde de Trotsky ! Avec une « logique » éhontée, la presse du PC a affirmé que l’attaque était un acte de provocation dirigé contre le Parti communiste et contre l’État mexicain, et que Trotsky devait donc être expulsé immédiatement.

    Trente-huit ans plus tard, cependant, un membre éminent du Parti communiste mexicain a admis la vérité. Dans ses mémoires, Mon témoignage, publié par la propre maison d’édition du PC mexicain en 1978, Valentin Campa, un membre chevronné du parti, a contredit catégoriquement les démentis officiels de l’implication du parti et a donné des détails sur la préparation de l’attentat contre la vie de Trotsky. Des extraits clés des mémoires de Campa ont d’ailleurs été publiés dans le quotidien du parti communiste français le plus influent (“L’Humanite”, 26/27 juin 1978) sous l’autorité du secrétaire général du parti, George Marchais.

    Campa raconte comment, à l’automne 1938, il fut convoqué, avec Raphael Carrillo, membre du comité central du PC mexicain, par Herman Laborde, secrétaire général du parti, et informé « d’une affaire extrêmement confidentielle et délicate ». Laborde leur a dit qu’il avait reçu la visite d’un délégué du Comintern, en réalité, un représentant du GPU, qui l’avait informé de la « décision d’éliminer Trotsky » et avait demandé leur coopération « pour la réalisation de cette élimination ».

    Cependant, après une « analyse vigoureuse », Campa déclare avoir rejeté la proposition. « Nous avons conclu (…) que Trotsky était fini politiquement, que son influence était presque nulle, d’ailleurs nous l’avions dit assez souvent dans le monde entier, d’ailleurs les résultats de son élimination rendraient un grand service au Parti communiste mexicain et au mouvement révolutionnaire du Mexique et à tout le mouvement communiste international. Nous avons donc conclu que proposer l’élimination de Trotsky était clairement une grave erreur ». Pour leur opposition, cependant, Laborde et Campa ont été accusés « d’opportunisme sectaire », d’être « doux avec Trotsky » et ont été chassés du parti.

    La campagne visant à préparer le PC mexicain au meurtre de Trotsky a été menée par un certain nombre de dirigeants staliniens déjà expérimentés dans l’exécution impitoyable des ordres de leur maître à Moscou : Siqueiros lui-même, actif en Espagne, probablement agent du GPU depuis 1928 ; Vittoria Codovila, stalinienne argentine qui avait opéré en Espagne sous Eitingon, probablement impliquée dans la torture et le meurtre du leader du POUM Andreas Nin ; Pedro Checa, leader du parti communiste espagnol en exil au Mexique, qui a en fait pris son pseudonyme à la police secrète soviétique, la Cheka ; et Carlos Contreras, alias Vittorio Vidali, qui a été actif au sein de la « Force de missions spéciales » de la GPU en Espagne sous le pseudonyme de « Général Carlos ». Le colonel Eitingon, omniprésent, coordonnait bien sûr leurs efforts.

    Après l’échec de la tentative de Siqueiros et de son groupe de prendre d’assaut la maison de Trotsky, Campa écrit : « une troisième alternative a été mise en pratique. Raymond Mercader, qui vivait sous le pseudonyme de Jacques Mornard, a assassiné Trotsky le soir du 20 août 1940 ».

    Trotsky considérait sa survie au raid de Siqueiros comme « un sursis ». « Notre joyeux sentiment de salut », écrira Natalia par la suite, « a été atténué par la perspective d’une nouvelle visite et la nécessité de s’y préparer ». Les défenses de la maison de Trotsky ont été renforcées et de nouvelles précautions ont été prises. Mais malheureusement, tragiquement, aucun effort n’a été fait pour vérifier plus minutieusement l’homme qui s’est avéré être l’assassin, malgré les soupçons que plusieurs membres de la maisonnée avaient sur cet étrange personnage.

    Trotsky a résisté à certaines des mesures de sécurité supplémentaires suggérées par ses gardes-secrétaires : par exemple, qu’un garde soit posté par lui à tout moment. « Il était impossible de convertir sa vie uniquement en autodéfense », écrivait Natalia, « car dans ce cas, la vie perd toute sa valeur ». Néanmoins, compte tenu du caractère vital et indispensable de l’œuvre de Trotsky et de l’inévitabilité d’un attentat contre sa vie, il ne fait aucun doute que la sécurité présentait de graves lacunes et que des mesures plus strictes auraient dû être mises en œuvre.

    Peu avant l’enlèvement de Sheldon Harte, par exemple, Trotsky l’avait remarqué en permettant aux ouvriers qui renforçaient la maison de passer librement dans la cour et hors de celle-ci. Trotsky s’est plaint que c’était très imprudent et a ajouté, ironiquement, quelques semaines seulement avant la mort tragique de Harte : « Vous pourriez être la première victime de votre propre imprudence ». (Natalia Sedova, “Père et fils”.)

    Mercader a rencontré Trotsky pour la première fois quelques jours après le raid des Siqueiros. Mais les préparatifs de sa tentative étaient déjà en cours depuis longtemps. Par l’intermédiaire de Zborowski et d’autres agents du GPU qui avaient infiltré les partisans de Trotsky aux États-Unis, Mercader avait été présenté en France à Sylvia Agaloff, une jeune trotskyste américaine qui est ensuite allée travailler pour Trotsky à Coyoacan. L’agent de GPU a réussi à séduire Sylvia Agaloff, et à faire d’elle la complice involontaire de son crime.

    Mercader disposait d’une « couverture élaborée » qui, bien qu’elle ait suscité de nombreux soupçons, a malheureusement rempli son rôle. Mercader avait rejoint le parti communiste en Espagne, et était devenu actif dans ses rangs entre 1933 et 1936, alors qu’il était déjà un parti stalinisé. Probablement par l’intermédiaire de sa mère, Caridad Mercader, qui était déjà un agent du GPU et associée à Eitingon, Mercader est lui aussi entré au service du GPU. Après la défaite de la République espagnole, aidée par le sabotage de la révolution en Espagne par Staline, Mercader se rend à Moscou où il est préparé à son futur rôle. Après avoir rencontré Ageloff à Paris en 1938, il l’accompagne ensuite au Mexique en janvier, et s’incruste peu à peu chez les membres de la famille de Trotsky.

    Après avoir obtenu l’acceptation de la maison de Trotsky, Mornard s’arrangea pour rencontrer Trotsky personnellement sous le prétexte de discuter d’un article qu’il avait écrit, que Trotsky considérait à un degré embarrassant comme banal et dénué d’intérêt. La première rencontre était clairement une « répétition générale » pour le véritable assassinat.

    La fois suivante, il est venu le matin du 20 août. Malgré les réticences de Natalia et des gardes de Trotsky, Mornard a de nouveau été autorisé à voir Trotsky seul, « trois ou quatre minutes se sont écoulées », raconte Natalia : « J’étais dans la chambre d’à côté. Il y a eu un terrible cri perçant (…) Lev Davidovich est apparu, appuyé contre le cadre de la porte. Son visage était couvert de sang, ses yeux bleus brillaient sans lunettes et ses bras pendaient mollement à ses côtés… » Mornard avait frappé Trotsky d’un coup fatal à l’arrière de la tête avec un piolet dissimulé dans son imperméable. Mais le coup n’a pas été immédiatement mortel ; Trotsky « a crié très longtemps, infiniment longtemps », comme l’a dit Mercader lui-même, et Trotsky a courageusement lutté contre son assassin, empêchant d’autres coups.

    « Le médecin a déclaré que la blessure n’était pas très grave », dit Natalia. « Leon Davidovich l’a écouté, lui, sans émotion, comme on le ferait avec un message de réconfort conventionnel. En montrant son cœur, il a dit à Hansen en anglais : « Je sens…ici…que c’est la fin…cette fois…ils ont réussi ». (Vie et mort de Léon Trotsky, p. 268)

    Trotsky fut emmené à l’hôpital, opéré et survécut plus d’un jour après cela, mourant à l’âge de 62 ans le 21 août 1940.

    Mercader semble avoir espéré qu’après le traitement clément de Siqueiros, il pourrait lui aussi obtenir une peine légère. Mais il a été condamné à 20 ans de prison, qu’il a purgés.

    Cependant, même après que son identité ait été fermement établie par ses empreintes digitales et d’autres preuves, il a refusé d’admettre qui il était ou qui lui avait ordonné de tuer Trotsky.

    Bien que le crime ait été presque universellement attribué à Staline et au GPU, les staliniens ont effrontément nié toute responsabilité. Il existe cependant de nombreuses preuves que la mère de Mercader, qui s’est échappée du Mexique avec Eitingon, a été présentée à Staline et décorée d’un grand honneur bureaucratique pour son fils et elle-même. Mercader lui-même a été honoré lorsqu’il est retourné en Europe de l’Est après sa libération. Malgré son silence, une chaîne de preuves, qui peut maintenant être construite à partir des témoignages élaborés d’espions russes traduits en justice aux États-Unis, d’agents de haut niveau du GPU qui ont fait défection dans des pays occidentaux à diverses reprises, et des mémoires tardifs des dirigeants staliniens eux-mêmes, relient clairement Mercader à la machine de terreur secrète de Staline basée à Moscou.

    En fin de compte, Staline a réussi à assassiner l’homme qui, avec Lénine, était indubitablement le plus grand leader révolutionnaire de l’histoire. Mais, comme Natalia Sedova l’a écrit par la suite : « Le châtiment viendra aux vils meurtriers. Pendant toute sa vie héroïque et magnifique, Lev Davidovich a cru en l’humanité émancipée de l’avenir. Durant les dernières années de sa vie, sa foi n’a pas faibli, mais au contraire est devenue plus mature, plus ferme que jamais. L’humanité future, émancipée de toute oppression, triomphera de toutes sortes de coercitions… » (Comment cela s’est passé, novembre 1940.)

    Le rôle vital de Trotsky

    De nombreuses tentatives ont été faites pour dépeindre Trotsky comme un personnage « tragique », comme si sa perspective de révolution socialiste dans les États capitalistes et de révolution politique en Union soviétique était « noble »… mais désespérément idéaliste. C’est ce que laisse entendre Isaac Deutscher dans le troisième volume de sa biographie de Trotsky, Le prophète désarmés, dans lequel il dénigre les efforts de Trotsky pour réorganiser et réarmer une nouvelle direction marxiste internationale, qualifiant de futile le travail tenace et minutieux de Trotsky. Le dernier biographe en date, Ronald Segal, a intitulé son livre « La tragédie de Léon Trotsky ».

    Mais s’il y a un élément tragique dans la vie de Trotsky, c’est parce que toute sa vie et son œuvre après la révolution russe victorieuse étaient indissociables de la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière internationale, dans une période d’abord de recul puis de défaites catastrophiques.

    Pour la raison même que Trotsky a joué un rôle de premier plan dans la révolution d’Octobre, son passé lui a dicté qu’avec le reflux de la révolution, il serait contraint à l’exil et à l’isolement politique. Mais alors que les fainéants et les sceptiques abandonnaient les perspectives marxistes et faisaient la paix avec le stalinisme ou le capitalisme, ou les deux, Trotsky, et la petite poignée qui restait attachée aux idées de l’Opposition, luttait pour réarmer une nouvelle génération de dirigeants révolutionnaires en vue de la future résurgence du mouvement de la classe ouvrière.

    En exil, Trotsky a enrichi la littérature du marxisme avec des œuvres magnifiques : mais il était loin d’accepter que son rôle soit simplement celui d’historien et de commentateur des événements.

    « Je suis réduit », écrit Trotsky dans son Journal d’exil, « à dialoguer avec les journaux, ou plutôt à travers les journaux avec des faits et des opinions.

    « Et je continue à penser que le travail dans lequel je suis engagé aujourd’hui, malgré son caractère extrêmement insuffisant et fragmentaire, est l’œuvre la plus importante de ma vie, plus importante que 1917, plus importante que la période de la guerre civile ou toute autre.

    « Par souci de clarté, je le dirais ainsi. Si je n’avais pas été présent en 1917 à Pétersbourg, la Révolution d’Octobre aurait quand même eu lieu, à condition que Lénine soit présent et aux commandes. Si ni Lénine ni moi n’avions été présents à Pétersbourg, il n’y aurait pas eu de révolution d’octobre : la direction du parti bolchevique aurait empêché qu’elle ait lieu, ce dont je n’ai pas le moindre doute ! Si Lénine n’avait pas été présent à Pétersbourg, je doute que j’aurais pu réussir à vaincre la résistance des dirigeants bolcheviques. La lutte contre le “trotskysme”, c’est-à-dire contre la révolution prolétarienne, aurait commencé en mai 1917, et l’issue de la révolution aurait été remise en question.

    « Mais je le répète, grâce à la présence de Lénine, la révolution d’octobre aurait été victorieuse de toute façon. On pourrait en dire autant de la guerre civile, bien que dans sa première période, surtout au moment de la chute de Simbirsk et de Kazan, Lénine ait hésité et ait été assailli par le doute. Mais c’était sans aucun doute un état d’esprit passager qu’il n’a probablement jamais avoué à personne d’autre que moi.

    Je ne peux donc pas parler du caractère « indispensable » de mon travail, même pour la période allant de 1917 à 1921. Mais maintenant, mon travail est « indispensable » au sens plein du terme. Il n’y a aucune arrogance dans cette affirmation. L’effondrement des deux internationales a posé un problème qu’aucun des dirigeants de ces internationales n’est du tout en mesure de résoudre. Les vicissitudes de mon destin personnel m’ont confronté à ce problème et m’ont armé d’une expérience importante pour le résoudre.

    « Il n’y a plus personne d’autre que moi pour mener à bien la mission d’armer une nouvelle génération avec la méthode révolutionnaire par-dessus la tête des dirigeants de la deuxième et de la troisième Internationale. Et je suis tout à fait d’accord avec Lénine, ou plutôt Turgenev, pour dire que le pire des vices est d’avoir plus de cinquante-cinq ans ! J’ai besoin d’au moins cinq années supplémentaires de travail ininterrompu pour assurer la succession. »

  • La vie de Léon Trotsky “Nous connaissons notre devoir. Nous nous battrons jusqu’au bout.”

    Le 20 août 1940, l’agent stalinien Ramon Mercader a attaqué et tué Léon Trotsky au piolet dans la maison où il séjournait en exil au Mexique. C’est ainsi que Staline et ses hommes de main ont mis fin à leur campagne sanglante visant à anéantir les vieux bolcheviks, les dirigeants et les participants de la révolution d’Octobre 1917.

    Par Rob Jones, Alternative Socialiste Internationale – Russie

    Même dans la mort, Trotsky a frappé de peur la classe dirigeante. Le département d’État américain n’a même pas permis que son corps soit enterré sur le territoire des États-Unis. Il a fallu 5 jours pour qu’une décision soit prise quant à son enterrement, laps de temps qui a permis à trois cent mille personnes de lui rendre hommage. Il s’agissait de prolétaires aux pieds nus issus des bidonvilles et de paysans d’un pays où le souvenir de la révolution mexicaine était encore vif. Le Mexique fut le seul pays au monde prêt à accorder un visa au révolutionnaire exilé de Russie.

    Toujours au côté de la classe ouvrière

    La vie et la mort de Léon Trotsky reflètent à la fois l’histoire et la tragédie de la révolution russe, du mouvement ouvrier et du marxisme lui-même dans la première moitié du XXe siècle. Il a participé directement aux principaux événements de cette époque, dont la révolution russe de 1905 puis celle de 1917 qui a ébranlé le monde jusqu’à ses fondements. En 1905 comme en 1917, il a dirigé le Soviet de Petrograd. Son nom est inextricablement lié à la formation de l’Armée rouge, qu’il a conduit à la victoire lors de la guerre civile.

    La révolution se fait par vagues, avec des hauts et des bas. Et un vrai révolutionnaire ne se distingue pas seulement par la façon dont il se conduit pendant les hauts de la lutte révolutionnaire. Il est plus important de savoir comment il se conduit lorsque la révolution recule. De nombreux révolutionnaires ont été brisés pendant les années sombres de la réaction et de la répression – qu’elles soient tsaristes, staliniennes ou fascistes. Même les héros légendaires de la révolution russe tels que Smirnov, Smilga, Mrachkovskii, Muralov, Serebryakov et même Christian Rakovsky ont été contraints, ne serait-ce qu’en paroles, de trahir leurs idéaux pendant les années de réaction stalinienne.

    Staline a brisé beaucoup de gens, mais il ne pouvait pas briser tout le monde. Des milliers de révolutionnaires ont préféré trouver la mort dans les camps de prisonniers de Vorkuta, au-dessus du cercle polaire arctique, et dans les cellules de la prison de la Loubianka, le quartier général de la police politique stalinienne. Léon Trotsky figurait parmi ces soldats de la révolution prolétarienne qui ne pouvait être brisé. Avant que Trotsky ne rencontre son destin et ne soit assassiné, son frère, sa soeur et le mari de celle-ci, sa première femme, deux de ses enfants et quatre de leurs partenaires ont également été assassinés par Staline, ainsi que, bien sûr, nombre de ses camarades et amis.

    Malgré cette immense souffrance personnelle, Trotsky est resté fidèle jusqu’au bout à la classe ouvrière. Il a non seulement refusé de reconnaître l’autorité et les accusations de la clique de Staline. Il a également été capable de donner une explication théorique de ce qui s’était passé, et a proposé un véritable programme politique de lutte contre la bourgeoisie, contre le fascisme et contre le stalinisme.

    Même dans les jours les plus sombres de sa vie, Léon Trotsky regardait l’avenir avec optimisme. Dans son testament, rédigé en février 1940, il écrivait :

    « Pendant quarante-trois années de ma vie consciente je suis resté un révolutionnaire; pendant quarante-deux de ces années j’ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j’avais à tout recommencer, j’essaierais certes d’éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé. Je mourrai révolutionnaire prolétarien, marxiste, matérialiste dialectique, et par conséquent intraitable athéiste. Ma foi dans l’avenir communiste de l’humanité n’est pas moins ardente, bien au contraire elle est plus ferme aujourd’hui qu’elle n’était au temps de ma jeunesse.

    Natacha vient juste de venir à la fenêtre de la cour et de l’ouvrir plus largement pour que l’air puisse entrer plus librement dans ma chambre. Je peux voir la large bande d’herbe verte le long du mur, et le ciel bleu clair au-dessus du mur, et la lumière du soleil sur le tout. La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence, et en jouissent pleinement. »

    1905 et la théorie de la révolution permanente

    Les moments clés de la vie de Trotsky sont, bien sûr, inextricablement liés à ces idées, qu’il a ajoutées à l’arsenal du marxisme et qui restent toutes valables à ce jour. La théorie de la révolution permanente, premier ouvrage théorique de Trotsky, est, à ce jour, le moins connu et le moins compris. En fait, il s’agit en réalité d’un développement des idées proposées pour la première fois par Marx et Engels, à la suite des révolutions de 1848 en Europe.

    De nombreux marxistes ont compris et comprennent encore schématiquement la conception que Marx avait du développement de la société. Quelque part, ils semblent avoir entendu que le féodalisme devrait être remplacé par le capitalisme, et que ce dernier devait céder place au socialisme. La bourgeoisie devrait mettre en œuvre la révolution bourgeoise et le prolétariat la révolution socialiste.

    En 1905, la Russie fut secouée par une première vague révolutionnaire, une répétition générale avant celle de 1917. Trotsky s’est alors empressé de rentrer en Russie. Il a plus tard décrit la grande grève d’octobre de cette année-là en ces termes : « Ce ne furent ni l’opposition de la bourgeoisie libérale, ni les soulèvements spontanés des paysans, ni les actes de terrorisme des intellectuels qui forcèrent le tsarisme à s’agenouiller: ce fut la grève ouvrière. L’hégémonie révolutionnaire du prolétariat s’avéra incontestable. (…) Si telle était la force du jeune prolétariat en Russie, quelle ne serait pas la puissance révolutionnaire de l’autre prolétariat, celui des pays les plus cultivés ? » (Ma vie)

    Sur base de l’expérience de 1905, Trotsky a fait remarquer qu’à l’époque de l’impérialisme, le monde se développe de manière inégale et combinée. Au fur et à mesure que les sociétés techniquement moins développées progressent, elles ne réinventent pas le télégraphe mais achètent des smartphones déjà fabriqués. Le tsarisme, sous la pression de l’Occident, n’attendra pas, disait-il, le développement pas-à-pas de l’industrie, mais commencera par la construction d’usines gigantesques.

    Mais la bourgeoisie nationale des pays sous-développés, y compris en Russie, liée comme elle l’est à ses “plus puissants patrons impérialistes”, est trop faible et trop lâche pour agir en tant que force progressiste indépendante afin de résoudre les tâches de la révolution bourgeoise. Cela ne fut pas le cas des révolutions bourgeoises classiques telles que celles d’Angleterre (1642-1651) et de France (1789-1794). Dans cette situation, le prolétariat doit se placer à la tête de la lutte pour les droits démocratiques et, en même temps, dans le cadre de cette lutte, se mettre en avant et lutter pour sa propre transformation socialiste de la société.

    Le libéral Pavel Milioukov, alors chef du parti des cadets, trouvait ce programme terrifiant. C’est lui qui a été le premier à qualifier de “trotskystes” les sociaux-démocrates qui soutenaient cette approche.

    Trotsky avait donc prévu la manière dont la révolution allait se développer en 1917. Son approche reste absolument valable aujourd’hui en Amérique latine, en Asie et en Afrique, ainsi qu’en Russie, en Ukraine et au Kazakhstan. Mais cette approche n’est pas acceptée par tous ceux qui se disent marxistes. Le soutien aux “bourgeois à orientation nationale” est devenu depuis longtemps la marque distinctive des communistes d’origine stalinienne. Même aujourd’hui, les partis “communistes” qui maintiennent une base quelconque posent encore comme tâche principale la construction d’une société bourgeoise développée, la lutte pour le socialisme pouvant être reportée à l’avenir.

    En septembre 1906, 52 membres du Soviet de Pétrograd avec Trotsky à leur tête furent accusés devant les tribunaux tsaristes d’avoir organisé une insurrection armée. Ignorant les conseils de ses avocats et faisant la démonstration du brillant talent oratoire pour lequel il est devenu célèbre par la suite, Trotsky a défendu la politique du Soviet devant les tribunaux. Il fut condamné à l’exil en Sibérie d’où il s’échappa bientôt pour s’enfuir à l’étranger.

    1907-1916 – les années de la réaction et de la guerre

    La défaite de la révolution a porté un coup presque fatal au Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR), qui à l’époque comprenait tous les marxistes russes. Beaucoup de ses membres sont partis, pour ne plus jamais revenir. Aux défaites suivaient d’autres défaites. Le nombre de sections du parti a été divisé par dix, et beaucoup de celles qui restaient debout étaient en fait dirigées par des agents provocateurs.

    Une grande partie des mencheviks – qui soutenaient tout d’abord le capitalisme, puis le socialisme pour plus tard – ont proposé d’établir un “parti large légal” exigeant la dissolution des comités clandestins. Cela a conduit à une nouvelle lutte de fraction avec une force renouvelée au sein du POSDR, impliquant plusieurs fractions différentes (les bolcheviks, Vperedovtsi, le groupe de Trotsky, les mencheviks, les liquidateurs, le Bund des travailleurs juifs et d’autres). La situation a été aggravée par le soutien apporté aux mencheviks par les sociaux-démocrates allemands, une situation qui a suscité de vives inquiétudes chez Lénine. Ce sont les années où les désaccords entre Lénine et Trotsky ont été les plus graves.

    En août 1912, Trotsky tente d’organiser un bloc pour réunir toutes les factions. Mais comme les bolcheviks refusent de s’y joindre, Trotsky se retrouve de facto dans un bloc avec les mencheviks. Reconnaissant qu’il avait eu tort d’essayer, il expliqua plus tard que cela était dû à son désir de compromis, et à une croyance fataliste selon laquelle, d’une manière ou d’une autre, au cours de la prochaine révolution, toutes les fractions fusionneraient en une seule.

    En 1927, Adolf Joffe, secrétaire de Trotsky pendant de nombreuses années, décrivit dans sa dernière lettre à Trotsky, écrite alors qu’il était terriblement malade et sur le point de se suicider, comment il voyait la relation antérieure entre Lénine et Trotsky.

    « Je n’ai jamais douté que vous étiez dans la voie juste, et, vous le savez, depuis plus de vingt ans, y compris dans la question de la ” révolution permanente “, j’ai toujours été de votre côté. (…) Vous avez toujours eu raison en politique depuis 1905, et Lénine lui aussi l’a reconnu ; je vous ai souvent raconté que je lui avais entendu dire moi-même : en 1905, c’était vous et non lui qui aviez raison. A l’heure de la mort, on ne ment pas et je vous le répète aujourd’hui. (…) Mais vous vous êtes souvent départi de la position juste en faveur d’une unification, d’un compromis dont vous surestimiez la valeur. C’était une erreur. »

    Après août 1912, Trotsky ne fit plus de telles erreurs. À la fin de cette année, Trotsky avait perdu ses illusions en ce bloc, alors il l’a quitté. À cette époque, l’enchevêtrement des contradictions serbes, grecques, bulgares et turques explosa dans les guerres balkaniques. Trotsky se rendit dans les Balkans en tant que correspondant de guerre du journal “La pensée de Kiev”. Cette expérience lui a permis d’acquérir une compréhension inestimable de la question nationale. C’est là qu’il a rencontré le révolutionnaire roumain Christian Rakovsky, qui deviendra plus tard le dirigeant de l’Ukraine soviétique et le plus proche ami de Trotsky.

    Son expérience dans les Balkans a aidé Trotsky, non seulement pendant la guerre civile, mais aussi plus tard durant le conflit autour de l’horrible position de Staline sur la question de l’autonomie dans le Caucase au début des années 20. Dans les années 1930, il est revenu sur la question nationale en discutant de la Finlande, de l’Espagne et de l’Ukraine.

    Le manifeste de Zimmerwald

    En 1914, il y a eu une nouvelle et bien plus grave scission tant au sein du parti que dans le mouvement socialiste international. De nombreux sociaux-démocrates avaient décidé de soutenir leur propre pays et leur propre classe capitaliste dans la guerre mondiale impérialiste. La Deuxième Internationale s’est effondrée en quelques jours. Seule une poignée de révolutionnaires sont restés fidèles à leur classe. Trotsky ne pouvait qu’être l’un d’entre eux.

    En 1915, il fit partie des 38 délégués qui ont participé à la Conférence anti-guerre de Zimmerwald – il en a rédigé le manifeste. Par la suite, Trotsky et Lénine ont commencé à se rapprocher, sûrement mais lentement. Pendant son séjour à Paris, Trotsky publia un journal intitulé Nasche Slovo (Notre Parole), dans lequel il fit preuve d’une vive agitation anti-guerre. Lorsque des copies de son journal furent trouvées dans les mains de soldats russes en France, Trotsky, qui avait alors été déporté en Espagne, fut rapidement expulsé, accusé d’être un “agent allemand”. Les Espagnols l’ont transféré au Portugal, d’où il a été mis de force sur un bateau à destination de l’Amérique.

    1917 – La révolution permanente en action

    Lorsque la révolution éclata à nouveau en Russie en 1917, Lénine revint rapidement en Russie, en avril. Trotsky quitta New York en mars, mais il fut détenu dans un camp de concentration au Canada jusqu’à sa libération en mai. Mais une fois rentré en Russie, Lénine et lui sont devenus d’inséparables alliés.

    Lorsque Lénine a lancé sa lutte contre les tendances mencheviques à la tête du parti bolchevique représentées par Kamenev, Rykhov et Staline, il savait qu’il obtiendrait le soutien le plus sérieux de Trotsky. À cette époque, Kamenev affirmait que Lénine était devenu un “trotskyste”, puisqu’à son retour en Russie, dans ses “thèses d’avril”, il exigeait que le parti cesse de soutenir le gouvernement provisoire et appelle plutôt à la révolution socialiste – une politique totalement conforme à la révolution permanente de Trotsky.

    Pendant les jours sombres de juillet 1917, alors que les bolcheviks étaient calomniés et poussés à la clandestinité, que Kamenev était arrêté et emprisonné dans la “forteresse Pierre et Paul” et que des voyous parcouraient les rues à la recherche de Lénine et de Zinoviev, Trotsky se retrouva à la tête de la fraction bolchevique et du Comité exécutif central du Soviet. Il a déclaré publiquement son entière solidarité avec la position des bolcheviks et a lui-même été arrêté le jour même. “Depuis ce jour”, écrivait Lénine, “il n’y a pas eu de meilleur bolchevique que Trotsky”.

    En septembre, il fut élu président du Soviet, désormais pleinement accepté comme membre du parti bolchevique. Lors de la révolution d’octobre, Trotsky a été l’un des chefs et le principal organisateur de l’insurrection.

    Le chef menchevik Dan, qui a attaqué l’insurrection, l’a décrite comme une conspiration. Trotsky a répondu : “Ce qui se passe est une insurrection, pas une conspiration. Une insurrection des masses n’a pas besoin de justification. Nous avons canalisé l’énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats. Nous avons ouvertement forgé la volonté des masses pour l’insurrection. Notre insurrection a été victorieuse. Et maintenant, ils nous disent : rejetez votre victoire, passez un accord. Avec qui ? Vous, les misérables, vous – qui êtes en faillite, dont le rôle est passé. Allez là où vous êtes désormais destinés à être – dans la poubelle de l’histoire !”

    L’Armée rouge – en avant, marche !

    Des millions de personnes ont été tuées sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Les bolcheviks avaient promis de sortir la Russie de ce bain de sang. Mais les classes dirigeantes internationales n’étaient pas $d’accord et ont essayé de forcer la Russie à se soumettre. Le nouveau gouvernement soviétique a tenté de mettre en œuvre ses promesses et a résisté aux menaces allemandes lors des pourparlers de paix de Brest-Litovsk. Mais quelques jours plus tard, les pays de l’Entente ont lancé leur intervention contre les Soviétiques. Il était nécessaire de mettre en place l’”Armée rouge ouvrière-paysanne” et Lénine a convaincu Trotsky de la diriger comme un élément essentiel pour la survie de la révolution.

    L’histoire de la guerre civile, lorsque la jeune république ouvrière a été envahie par les armées de plus d’une douzaine de puissances capitalistes, de 1918 à 20, est pleine d’exploits à la limite de l’entendement humain. De nombreux commandants militaires de premier plan sont nés au cours de cette période. Mais c’est Trotsky qui a joué le rôle central dans la conduite de cette opération militaire sans précédent.

    Pour combattre la cavalerie blanche supérieure, Trotsky a organisé la formation de la Cavalerie Rouge. Son slogan “Prolétaire, à cheval !” se répand comme une traînée de poudre parmi les masses.

    Environ 40.000 anciens officiers tsaristes ont été recrutés dans l’Armée rouge en tant que cadres militaires centraux. Pour les contrôler, des commissaires politiques avaient été nommés. Dans certains cas particuliers, des spécialistes militaires de haut rang, deux ouvriers leur étaient attachés avec un ordre direct du président du Conseil militaire révolutionnaire – Trotsky – de ne les laisser hors de vue sous aucun prétexte, de jour comme de nuit.

    Pendant deux ans, le célèbre train de Trotsky a parcouru le pays, pour soutenir les différents fronts, inciter les déserteurs à retourner à l’armée et résoudre divers problèmes. L’un des moments les plus critiques a eu lieu autour de Petrograd. Les régiments de l’armée rouge n’ont pas pu retenir les soldats de l’armée du garde blanc Ioudenitch. Ziniviev, prostré sur son divan, souffrait d’une migraine et ne pouvait rien faire. La décision de livrer Petrograd avait déjà été prise. Mais le train de Trotsky est arrivé à temps pour prendre la tête de la défense de la ville. Ioudenitch fut vaincu et le cœur de la révolution fut sauvé.

    1923–1927 – L’Opposition de gauche

    Parmi les très nombreuses falsifications entourant le nom de Trotsky, il y en a une qui suggère que Trotsky n’a rien fait pour empêcher la montée au pouvoir de Staline ou, au contraire, que Trotsky lui-même était avide de pouvoir et que s’il avait pris le pouvoir à la place de Staline, rien n’aurait changé. Et bien sûr, il y a ceux qui disent que Trotsky aurait été encore pire.

    Les “historiens” officiels continuent de parler de Trotsky comme d’un homme satisfait de lui-même, en quête de pouvoir et hypocrite. C’est complètement faux. Trotsky ne pouvait pas tolérer la lâcheté, la paresse politique et morale. Mais il n’a jamais construit de combinaisons bureaucratiques ou d’intrigues dans le dos de ses semi-amis ou de ses adversaires politiques. Il leur disait toujours en face qu’ils étaient des canailles. La partenaire de Trotsky, Natalia Sedova, a décrit les choses de la façon suivante :

    « Vous savez, deux ou trois mois avant notre exil à Alma-Ata, les réunions du PolitBuro étaient fréquentes et animées. Des camarades et amis proches se sont réunis dans notre appartement pour attendre la fin du PolitBuro et le retour de Lev Davidovich et Piatakov, pour savoir ce qui s’était passé. Je me souviens d’une de ces réunions. Nous attendions avec impatience. La réunion traînait en longueur. Le premier à apparaître était Piatakov, nous attendions d’entendre ce qu’il allait dire. Il était silencieux, pâle, les oreilles brûlantes. Il était très bouleversé. Il s’est levé, s’est versé un verre d’eau, puis un second en les buvant. En essuyant la sueur de son front, il a dit : “Eh bien, j’étais au front et je n’ai jamais rien vu de tel !” Puis Lev Davidovich est entré. Piatakov s’est tourné vers lui et lui a dit : “Pourquoi lui avez-vous dit cela (à Staline). Qu’est-ce que tu as dans la langue ? Il ne t’oubliera jamais pour cela, ni tes enfants, ni tes petits-enfants ! Il semble que Lev Davidovich ait appelé Staline “fossoyeur du parti et de la révolution” (…) Lev Davidovich n’a pas répondu. Il n’y avait rien à dire. Il fallait dire la vérité coûte que coûte. »

    Mais l’erreur la plus grave de ceux qui font ces déductions est qu’ils considèrent Trotsky non seulement comme une figure de proue, mais aussi comme une personnalité distincte et autonome. Comme si une seule personne, par la force de son caractère, pouvait renverser le cours de l’histoire.

    Bien sûr, il n’était pas seul. Des milliers, des dizaines de milliers de bolcheviks ont fait obstacle à la contre-révolution stalinienne. Beaucoup d’entre eux étaient des révolutionnaires de premier plan, des gens ayant l’intellect de Preobrajenski ou de Smirnov, le génie organisationnel de Piatakov, les instincts de classe de Sapronov, tous réunis dans la plate-forme de l’Opposition de gauche (1923-27), dont le principal auteur était Trotsky. Même Lénine, dans ses dernières années, a écrit des lettres critiquant Staline et l’émergence de la bureaucratie. La mort de Lénine, au début de l’année 1924, a été utilisée par Staline pour renforcer sa position.

    Les revendications politiques proposées par l’Opposition de gauche en opposition à la politique de la majorité du PolitBuro dirigé par Staline et Boukharine se composaient de 5 points principaux. L’Opposition de gauche exigeait une augmentation du rythme de l’industrialisation du pays, en mettant la Nouvelle Politique Economique sous le contrôle du plan, en améliorant le niveau de vie des travailleurs et en renforçant le rôle joué par la classe ouvrière. Boukharine, à l’époque, n’acceptait qu’un “plan” qui s’appuyait sur les mécanismes du marché et il appelait les paysans à “s’enrichir”. Staline a ridiculisé les idées de l’Opposition de gauche, en disant que la construction de Dneprogec, un grand barrage hydroélectrique, serait comme si un paysan achetait un tourne-disque au lieu d’une vache. Dans le même temps, les exigences de travail étaient renforcées et la vodka était mise en vente dans les magasins (les bolcheviks avaient fait campagne pour réduire la consommation d’alcools forts).

    L’Opposition de gauche exigeait une fédération de républiques nationales. Staline ne proposait qu’une autonomie régionale avec un puissant centre. Il était plus facile de gouverner de cette façon.

    L’Opposition de gauche a exigé une démocratie interne au parti et à l’Union soviétique, en défendant à juste titre que la construction du socialisme n’avait pas de sens sans une discussion et des débats généralisés sur les différences. Pour la fraction stalinienne qui s’appuyait sur des manœuvres bureaucratiques, des privilèges et la destruction du parti bolchevique, cela aurait été suicidaire.

    Comme les bolcheviks en 1917, l’Opposition de gauche estimait que la révolution russe n’était que la première étape d’une révolution mondiale. La bureaucratie stalinienne pensait que la révolution était terminée, qu’elle avait accompli tout ce qu’elle pouvait. Ce credo est devenu celui du “socialisme dans un seul pays”.

    Enfin, les partis révolutionnaires des autres pays considéraient l’URSS comme leur bastion. L’Opposition de gauche a proposé une stratégie “d’octobre” audacieuse – en particulier une tactique de classe indépendante. Staline avait alors déjà adopté la “théorie des deux étapes” menchévique – d’abord la démocratie bourgeoise, puis le socialisme. Ou d’abord l’indépendance par rapport au colonialisme, puis le socialisme.

    Mais pour que ces idées soient adoptées, un changement radical de direction du parti était nécessaire, et pour cela, beaucoup dépendait des développements internationaux.

    Trotsky a vivement critiqué la politique suicidaire proposée par Staline pour la révolution chinoise de 1925-1927 (L’Internationale communiste après Lénine, 1928). Staline proposa que le Parti communiste chinois rejoigne le Kuomintang, le parti de la bourgeoisie nationale. Le parti communiste fut ainsi désarmé politiquement et en retour, le Kuomintang a mené un massacre sans précédent des communistes.

    Personne ne doit oublier qu’entre les bolcheviks et les staliniens, il n’y avait pas seulement des différences théoriques, mais un fleuve de sang, celui versé par les révolutionnaires russes, chinois, allemands, espagnols, autrichiens et autres.

    Dans les années 1920, la Russie était épuisée suite à la guerre civile et aux destructions. La classe ouvrière avait subi de graves pertes. Le retard de la Russie paysanne se faisait sentir. L’échec des révolutions ouvrières en Europe avait des conséquences. Le parti et la bureaucratie, qui s’étaient renforcés pendant la période de la Nouvelle politique économique, avaient pris de plus en plus d’importance. Aucun révolutionnaire, même le plus décisif, ne pouvait s’opposer seul au recul de la révolution. L’Opposition de gauche avait compris que ses chances n’étaient pas grandes. Trotsky lui-même l’avait compris. Il écrivit de son exil au Comité central le 16 décembre 1928 : « “Chacun pour soi. Vous voulez poursuivre la mise en œuvre de la politique des forces de classe hostiles au prolétariat. Nous connaissons notre devoir. Nous nous battrons jusqu’au bout. »

    Comment vaincre le fascisme

    La politique de l’Internationale communiste dominée par Staline en Allemagne avait conduit à l’isolement du Parti communiste allemand (KPD), en particulier vis-à-vis des millions de travailleurs du Parti social-démocrate (SDP). La direction bureaucratique nommée par le Kremlin était tout simplement incapable de comprendre ce qui se passait ou de donner aux masses ouvrières une direction politique claire. Les communistes allemands ont manqué les occasions révolutionnaires des années 1920. Cela a préparé le terrain pour l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Trotsky n’a jamais cessé de se battre pour que le parti communiste allemand adopte la tactique du front unique, qui avait été développée par le deuxième Congrès de l’Internationale communiste. Cette tactique reposait sur la nécessité d’établir une unification militante des organisations ouvrières de masse dans le cadre d’une lutte commune contre le fascisme. Pour cela, expliquait-il, il fallait non seulement se battre aux côtés des sociaux-démocrates de base, mais aussi proposer des accords à la direction de ce parti, même si celle-ci trouvait toutes les raisons de rejeter ces propositions. Dans son brillant ouvrage « La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne » (1932), Trotsky livre une analyse détaillée du fascisme et de la façon de le combattre.

    Le KPD a cependant rejeté la tactique du front unique et a plutôt lancé des ultimatums au SDP. Il a proposé au SDP de “se battre ensemble”, mais à la condition que ce soit sous la direction du KPD. De cette façon, au lieu de gagner la confiance des travailleurs sociaux-démocrates, ils les ont chassés avec des ultimatums. Lorsque la situation est devenue encore plus dangereuse, la tactique de l’Internationale communiste est devenue encore plus “radicale”. Le KPD a même coopéré avec les nazis contre les sociaux-démocrates, parce qu’ils défendaient que “le social-fascisme est plus dangereux que le fascisme ouvert”. Quand, en 1933, Hitler est arrivé au pouvoir, la direction du KPD a cyniquement déclaré que la prochaine élection serait une victoire garantie pour les communistes ! Après que les staliniens aient capitulé sans lutter en Allemagne, Trotsky est parvenu à la conclusion que l’Internationale communiste n’était plus une force révolutionnaire et a proposé de créer une nouvelle Internationale.

    Qu’est-ce que l’URSS et où va-t-elle ?

    En dépit de tous ses ouvrages antérieurs, La révolution trahie a probablement été l’œuvre la plus importante de Trotsky. Publié en 1936, l’ouvrage analyse le stalinisme et la façon de le combattre. Trotsky y développe de nombreuses questions qui n’étaient pas encore claires dans les années 1920.

    Le stalinisme, expliqua-t-il, est une réaction contre la révolution d’Octobre. La force motrice de cette réaction était la couche de bureaucrates du parti et de l’Union soviétique qui, pour maintenir leur position, reposaient sur une classe, puis sur une autre dans la société. La classe ouvrière et ses organisations politiques, y compris le parti bolchevique, avaient été écartés du pouvoir par une guerre civile unilatérale – la répression stalinienne des opposants politiques. La caste bureaucratique des anciens révolutionnaires et carriéristes est parvenue à renforcer sa position en raison de l’épuisement de la classe ouvrière après la révolution et la guerre civile, en raison de la pression réactionnaire massive de la paysannerie sur le jeune État des travailleurs et en raison de l’échec des mouvements révolutionnaires en Allemagne et ailleurs.

    Trotsky a utilisé une analogie avec la révolution française (1789-1794). La retraite contre-révolutionnaire, qui avait clairement commencé en 1923-24, pouvait être comparée, disait-il, au Thermidor. Le Thermidor n’est pas une contre-révolution classique, mais le recul politique de la révolution des radicaux, d’abord vers les modérés, puis vers les conservateurs. De cette façon, la nouvelle caste dirigeante a renforcé sa position. Mais cette “caste” ne pouvait survivre qu’en reposant sur les acquis de la révolution : sur la propriété de l’État et l’économie planifiée. Un tel régime devait développer et défendre l’économie planifiée, mais en utilisant ses propres méthodes et dans le cadre de ses propres objectifs.

    Ainsi, l’URSS est restée un État ouvrier dans sa forme uniquement, mais il était déformé. L’URSS était un État ouvrier déformé. Dans celui-ci, la classe dirigeante avait été écartée du pouvoir politique, et la dictature du prolétariat trouvait son reflet déformé dans le bonapartisme prolétarien de Staline. Pour reprendre le pouvoir, le prolétariat avait besoin d’une révolution politique, mais pas sociale, contre le stalinisme afin de restaurer la démocratie ouvrière. Cette révolution politique n’était pas un luxe mais une nécessité désespérée car, tôt ou tard, Trotsky prédisait que pour protéger ses privilèges, la bureaucratie commencerait à restaurer le capitalisme.

    La Quatrième Internationale

    Dans la période d’avant-guerre, il fallait un courage extraordinaire pour commencer à construire une nouvelle Internationale. Créée en 1939, elle avait de puissants ennemis – le stalinisme, la social-démocratie impuissante, l’impérialisme et bien sûr le fascisme. Au moment de sa création, elle comptait environ 3.000 marxistes. Après l’assassinat de Trotsky en 1940, elle a traversé la période difficile du boom économique de l’après-guerre. Une partie de l’Internationale a développé une perspective politique erronée, une autre partie a rejeté le rôle de la classe ouvrière en tant que force motrice de la révolution socialiste. En 1989-91, lorsque le bloc soviétique s’est effondré, conduisant finalement à la restauration du capitalisme, toute la gauche et le mouvement ouvrier international ont été désorientés.

    Alternative Socialiste Internationale (dont le nom était Comité pour une Internationale Ouvrière jusqu’au début de cette année) s’est opposé au rejet de la classe ouvrière pendant cette période, a continué à maintenir l’héritage de Trotsky et patiemment construit les premiers cadres et organisations à l’échelle internationale. Aujourd’hui, une nouvelle radicalisation est en cours dans le monde. ASI est bien placée pour en tirer profit et prend les mesures nécessaires pour la construction d’une nouvelle internationale socialiste révolutionnaire.

  • La catastrophe minière de Marcinelle. Un accident… bien peu accidentel

    Photo : Hervé Guerrisi, wikimedia

    Le 8 août 1956, la plus grande catastrophe minière que la Belgique ait connue se produit dans la mine du Bois du Cazier, à Marcinelle (près de Charleroi). Elle fait 262 victimes, de douze nationalités différentes, dont plus de la moitié sont des italiens. Cinquante ans plus tard, les causes du drame – les mauvaises conditions de travail et le manque de sécurité – sont toujours d’actualité… même si la grande presse n’en parle guère.

    Rappel des faits

    Le 8 août, à 8h10 du matin, 274 mineurs viennent de se mettre au travail, lorsqu’un ouvrier-encageur qui travaille dans la mine, commande la remontée de wagonnets de charbon vers la surface. Un des chariots, mal engagé, dépasse de la cage métallique qui le hisse et accroche, lors de sa remontée, une poutrelle. Celle-ci sectionne deux câbles électriques à haute tension, une conduite d’huile sous pression et un tuyau d’air comprimé. Les boiseries s’enflamment aussitôt. Attisé par l’action d’un ventilateur, l’incendie se propage, répandant des gaz carboniques mortels dans les galeries où travaillent les mineurs, à une profondeur de plus de 900 mètres. C’est ainsi que ce qui aurait pu être un simple incident technique s’est transformé en véritable catastrophe.

    L’épais nuage de fumée noire qui sort du puits alerte rapidement le personnel de surface ainsi que les proches des mineurs qui viennent s’accrocher aux grilles du puits afin d’obtenir des nouvelles de leur parent prisonnier du brasier. Malgré le travail acharné et de longue haleine (pendant 2 semaines) des équipes de secours, seuls 6 mineurs – remontés quelques minutes après le drame – sortiront vivants de la mine. Les 262 autres mineurs périront, asphyxiés par le monoxyde de carbone.

    Mépris de la classe ouvrière

    Tandis que les journalistes (cet événement est un des premiers à être retransmis en direct à la télé ) et les autorités (le roi Baudouin lui-même se déplace pour l’occasion !) peuvent accéder à l’entrée du puits par la grande porte, les familles des victimes sont repoussées derrière les grilles d’entrée. Elles y restent des journées entières, dans l’espoir de quelque nouvelle… en vain. Ce n’est que le soir ou le lendemain qu’elles ont accès aux informations, par le biais de la radio ou des journaux.

    Pour les familles dont les proches ne sont pas retrouvés rapidement, c’est le drame : plus de salaire mais pas d’indemnité non plus tant que la victime n’est pas officiellement déclarée « décédée ». On peut imaginer la détresse de ces familles, loin de chez elles, qui non seulement ont perdu un être cher mais, en plus, ne perçoivent plus de revenu.

    Solidarité de classe

    Alors que l’administration tergiverse sur le montant des indemnités et les personnes qui y ont droit, les familles se retrouvent dans des situations de plus en plus précaires. Heureusement, la solidarité s’organise : d’abord celle des autres mineurs, et rapidement, celle de toute une population qui se mobilise, et pas seulement en Belgique. Ainsi, la radio française « Europe 1 » lance une vaste opération de soutien aux familles des victimes de la catastrophe : des conducteurs sont envoyés pour sillonner la France entière afin récolter de l’argent et dans certaines villes, ils trouvent le lieu de rendez-vous de l’action « noir de monde ». Cette opération à elle seule permet de récolter 25 millions de francs belges. Une somme rondelette, pour l’époque !

    « Chronique d’une catastrophe annoncée »

    Bien que la catastrophe du Bois du Cazier ait marqué les mémoires par son ampleur et sa médiatisation, elle est loin d’être le seul accident minier qu’ait connu la Belgique. D’après les ‘’Annales des Mines de Belgique’’, l’extraction de charbon (en Belgique) a causé la mort par accident de 20.895 ouvriers entre 1850 et 1973. Au Bois du Cazier, l’accident de 1956 n’était pas le premier non plus : Giuseppe Di Biase, un mineur qui a travaillé au Bois du Cazier pendant 7 ans, a déclaré lors du procès qu’en 1952 un accident avait déjà eu lieu, en beaucoup de points semblables à celui de la catastrophe. Selon Alain Forti et Christian Joosten, les auteurs de ‘’Cazier judiciaire, Marcinelle, chronique d’une catastrophe annoncée’’, « La vraie question ne consistait pas à savoir si une catastrophe pouvait se produire au Bois du Cazier, mais bien quand elle se produirait. » En effet, tous les présages du drame étaient réunis : wagonnets mal entretenus et sujets à de fréquentes pannes, manque de communication entre le fond et la surface, négligence des ingénieurs – qui toléraient la proximité immédiate d’électricité, d’huile et d’air comprimé – ainsi que manque de formation des travailleurs, en particulier de ceux qui travaillaient à des postes-clefs.

    Justice de classe

    En mai ’59 s’ouvre le procès de cinq protagonistes du drame devant le tribunal correctionnel de Charleroi. Les avocats des parties civiles, dont beaucoup sont communistes, espèrent obtenir la condamnation pénale des ingénieurs et arracher au gouvernement la nationalisation de l’industrie charbonnière. Mais la Justice ne penche pas de ce côté-là de la balance (ce qui ne nous surprend pas) : les ingénieurs sont acquittés et la nationalisation n’aura jamais lieu. Lorsque, suite au procès en appel en 1961, un seul ingénieur est condamné, on a l’impression qu’il est le bouc émissaire idéal. Car, si la faute avait été imputée à un ouvrier-mineur, les patrons auraient fini par devoir admettre que les ouvriers étaient trop peu formés ou envoyés au fond prématurément, ce qui aurait sans doute suscité un mécontentement social et peut-être des grèves. Par ailleurs, s’en prendre aux patrons risquait de nuire à l’appareil d’Etat qui avait encore besoin l’extraction de charbon pour faire tourner l’économie.

    La terrible révélation des conditions de vie des mineurs

    Une des conséquences de la catastrophe a été de mettre en lumière les conditions de travail et de vie inhumaines et dégradantes que connaissaient les mineurs, majoritairement italiens. Entre 1946 et 1949, 77.000 Italiens ont été recrutés pour venir travailler dans les charbonnages belges, alors que la mine faisait fuir la plupart des Belges. En plus des conditions de travail très pénibles – pour effectuer leur travail, les mineurs doivent ramper dans les veines de charbon -, ils connaissent des conditions de vie particulièrement précaires. Ils sont littéralement parqués dans des baraques qui avaient servi de camps pour prisonniers pendant la deuxième guerre mondiale et qui leur sont attribuées en échange d’un loyer !!! Ces baraques ne sont pourvues ni de toilettes, ni d’eau courante. Evidemment, elles ne sont pas isolées si bien qu’on y cuit en été et qu’on y gèle en hiver. Pour couronner le tout, les Italiens sont souvent victimes de mépris et d’attitudes racistes de la part de Belges, qui vivent dans des conditions à peine meilleures qu’eux. Quoiqu’il en soit, à l’époque, tous les mineurs, qu’ils soient belges ou immigrés, sont considérés comme des parias et se sentent honteux de leur métier.

    L’après-Marcinelle

    La tragédie de Marcinelle a provoqué une véritable prise de conscience dans la population belge. Dorénavant, les mineurs ne sont plus considérés comme des parias mais deviennent des héros du travail, respectés et même glorifiés.

    L’ampleur de la catastrophe et surtout sa médiatisation ont contraint les patrons à revoir les conditions d’extraction et l’Etat à imposer une réglementation plus contraignante (règles de sécurité plus strictes, élévation de l’âge d’admission pour un travail de fond à 16 ans au lieu de 14). Cependant, les véritables travaux de modernisation qui étaient indispensables pour améliorer les conditions de travail et de sécurité des mineurs n’ont jamais été effectués, car, un an à peine après le drame, les premiers puits wallons commencent à fermer pour cause de non-rentabilité. Fin des années ’70, il ne reste plus une seule mine en activité en Belgique.

    La mine est fermée, les accidents de travail continuent

    Une page de l’histoire économique et sociale belge est tournée. Bien qu’aujourd’hui, la presse fasse ses choux gras avec le cinquantième anniversaire de l’Evénement (ce dossier a initialement été publié en 2006, NDLR), la plupart des documents ne font que relater les faits ou proposent des interviews « émotionnantes » de témoins du drame mais ne proposent pas d’analyse des causes de la catastrophe et refusent de désigner les véritables responsables : les patrons de l’industrie minière. Plus grave, ils présentent la catastrophe comme un fait inéluctable, une sorte de catastrophe naturelle, qui appartient désormais au passé et qui n’a plus aucun lien avec notre monde d’aujourd’hui.

    Or, d’après la FGTB, il y a eu, pour la seule année 2004, 198.861 victimes d’accidents de travail en Belgique et le nombre d’accidents mortels s’élevait à 195, dont 24 lors de la catastrophe à Ghislenghien. Ces chiffres prouvent bien que, malgré l’amélioration des conditions de vie et de sécurité sur les lieux de travail depuis cinquante ans, les accidents de travail restent un fléau qui menace un grand nombre de travailleurs. Et cette situation ne risque pas de s’améliorer avec l’accentuation de la flexibilité (des journées de 10 heures multiplient les risques liés à la fatigue et à l’inattention), la pression de la concurrence (qui amène bien des patrons à rogner sur les dépenses d’entretien et de sécurité) et la privatisation des services publics (comme le montrent les multiples accidents mortels de chemins de fer en Grande-Bretagne depuis leur privatisation). La lutte pour des conditions de travail décentes reste tout autant d’actualité au 21e siècle qu’elle l’était au 19e et au 20e.

    Dossier écrit par MARIE FRANCART en 2006

  • Trotsky : Pourquoi Staline l’a-t-il emporté ?

    trotsky_militant

    En 1917 se déroula la révolution qui porta pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité les masses exploitées au pouvoir. Hélas, à cause de l’arriération de la jeune République Soviétique héritée de l’ancien régime tsariste et des destructions dues à la Première Guerre Mondiale et à la guerre civile, à cause aussi de l’isolement du premier Etat ouvrier suite à l’échec des révolutions dans les autres pays – et plus particulièrement en Allemagne – une bureaucratie a su émerger et usurper le pouvoir.

    Staline a personnifié ce processus, tandis que Trotsky, proche collaborateur de Lénine et ancien dirigeant de l’insurrection d’Octobre et de l’Armée Rouge, a été la figure de proue de ceux qui étaient restés fidèles aux idéaux socialistes et qui, tout comme Trotsky lui-même en 1940, l’on bien souvent payé de leur vie.

    Dans ce texte de 1935 qui répond aux questions de jeunes militants français, Trotsky, alors en exil, explique les raisons de la victoire de la bureaucratie sur l’opposition de gauche (nom pris par les militants communistes opposés à la dérive bureaucratiques et à l’abandon des idéaux socialistes et internationalistes par l’Union Soviétique).

    Il explique aussi pourquoi il n’a pas utilisé son prestige dans l’Armée Rouge – qu’il avait lui-même mis en place et organisée pour faire face à la guerre civile – afin d’utiliser cette dernière contre la caste bureaucratique.

    Derrière cette clarification d’un processus majeur lourd de conséquences pour l’évolution ultérieure des luttes à travers le monde se trouvent aussi la question du rôle de l’individu dans le cours historique ainsi qu’une réponse à la maxime « la fin justifie les moyens », deux thèmes qui n’ont rien perdu de leur actualité.

    Pourquoi Staline l’a-t-il emporté ? Par léon Trotsky

    « Comment et pourquoi avez vous perdu le pouvoir ? », « comment Staline a-t-il pris en main l’appareil ? », « qu’est-ce qui fait la force de Staline ? ». La question des lois internes de la révolution et de la contre-révolution est posée partout et toujours d’une façon purement individuelle, comme s’il s’agissait d’une partie d’échec ou de quelque rencontre sportive, et non de conflits et de modifications profondes de caractère social. De nombreux pseudo-marxistes ne se distinguent en rien à ce sujet des démocrates vulgaires, qui se servent, en face de grandioses mouvements populaires, des critères de couloirs parlementaires.

    Quiconque connaît tant soit peu l’histoire sait que toute révolution a provoqué après elle la contre-révolution qui, certes, n’a jamais rejeté la société complètement en arrière, au point de départ, dans le domaine de l’économie, mais a toujours enlevé au peuple une part considérable, parfois la part du lion, de ses conquêtes politiques. Et la première victime de la vague réactionnaire est, en général, cette couche de révolutionnaire qui s’est trouvée à la tête des masses dans la première période de la révolution, période offensive, « héroïque ». […]

    Les marxistes savent que la conscience est déterminée, en fin de compte, par l’existence. Le rôle de la direction dans la révolution est énorme. Sans direction juste, le prolétariat ne peut vaincre. Mais même la meilleure direction n’est pas capable de provoquer la révolution, quand il n’y a pas pour elle de conditions objectives. Au nombre des plus grands mérites d’une direction prolétarienne, il faut compter la capacité de distinguer le moment où on peut attaquer et celui où il est nécessaire de reculer. Cette capacité constituait la principale force de Lénine. […]

    Le succès ou l’insuccès de la lutte de l’opposition de gauche (1) contre la bureaucratie a dépendu, bien entendu, à tel ou tel degré, des qualités de la direction des deux camps en lutte. Mais avant de parler de ces qualités, il faut comprendre clairement le caractère des camps en lutte eux-mêmes ; car le meilleur dirigeant de l’un des camps peut se trouver ne rien valoir pour l’autre camp, et réciproquement. La question si courante et si naïve : « pourquoi Trotsky n’a-t-il pas utilisé en son temps l’appareil militaire contre Staline ? » témoigne le plus clairement du monde qu’on ne veut ou qu’on ne sait pas réfléchir aux causes historiques générales de la victoire de la bureaucratie soviétique sur l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat…

    Absolument indiscutable et d’une grande importance est le fait que la bureaucratie soviétique est devenue d’autant plus puissante que des coups plus durs se sont abattus sur la classe ouvrière mondiale (2). Les défaites des mouvements révolutionnaires en Europe et en Asie ont peu à peu miné la confiance des ouvriers soviétiques dans leur allié international. A l’intérieur du pays régnait toujours une misère aiguë (3). Les représentants les plus hardis et les plus dévoués de la classe ouvrière soit avaient péris dans la guerre civile, soit s’étaient élevés de quelques degrés plus hauts, et, dans leur majorité, avaient été assimilés dans les rangs de la bureaucratie, ayant perdu l’esprit révolutionnaire. Lassée par les terribles efforts des années révolutionnaires, privée de perspectives, empoisonnée d’amertume par une série de déceptions, la grande masse est tombée dans la passivité. Une réaction de ce genre s’est observée, comme nous l’avons déjà dit, après chaque révolution. […] […] L’appareil militaire […] était une fraction de tout l’appareil bureaucratique et, par ses qualités, ne se distinguait pas de lui. Il suffit de dire que, pendant les années de la guerre civile, l’Armée Rouge absorba des dizaines de milliers d’anciens officiers tsaristes (4).
    […] Ces cadres d’officiers et de fonctionnaires remplirent dans les premières années leur travail sous la pression et la surveillance directe des ouvriers avancés. Dans le feu de la lutte cruelle, il ne pouvait même pas être question d’une situation privilégiée pour les officiers : le mot même était rayé du vocabulaire. Mais après les victoires remportées et le passage à la situation de paix, précisément l’appareil militaire s’efforça de devenir la fraction la plus importante et privilégiée de tout l’appareil bureaucratique. S’appuyer sur les officiers pour prendre le pouvoir n’aurait pu être le fait que de celui qui était prêt à aller au devant des appétits de caste des officiers, c’est-à-dire leur assurer une situation supérieure, leur donner des grades, des décorations, en un mot à faire d’un seul coup ce que la bureaucratie stalinienne a fait progressivement au cours des dix ou douze années suivantes. Il n’y a aucun doute qu’accomplir un coup d’Etat militaire contre la fraction Zinoviev-Kaménev-Staline (5), etc., aurait pu se faire alors sans aucune peine et n’aurait même pas coûté d’effusion de sang ; mais le résultat d’un tel coup d’Etat aurait été une accélération des rythmes de cette même bureaucratisation et bonapartisation, contre lesquels l’opposition de gauche entrait en lutte.

    La tâche des bolcheviques-léninistes, par son essence même, consistait non pas à s’appuyer sur la bureaucratie militaire contre celle du parti, mais à s’appuyer sur l’avant-garde prolétarienne et, par son intermédiaire, sur les masses populaires, et à maîtriser la bureaucratie dans son ensemble, à l’épurer des éléments étrangers, à assurer sur elle le contrôle vigilant des travailleurs et à replacer sa politique sur les rails de l’internationalisme révolutionnaire. Mais comme dans les années de guerre civile, de famine et d’épidémie, la source vivante de la force révolutionnaire des masses s’était tarie et que la bureaucratie avait terriblement grandit en nombre et en insolence, les révolutionnaires prolétariens se trouvèrent être la partie la plus faible. Sous le drapeau des bolcheviques-léninistes se rassemblèrent, certes, des dizaines de milliers des meilleurs combattants révolutionnaires, y compris des militaires. Les ouvriers avancés avaient pour l’opposition de la sympathie. Mais cette sympathie est restée passive : les masses ne croyaient plus que, par la lutte, elles pourraient modifier la situation. Cependant, la bureaucratie affirmait : « L’opposition veut la révolution internationale et s’apprête à nous entraîner dans une guerre révolutionnaire. Nous avons assez de secousses et de misères. Nous avons mérité le droit de nous reposer. Il ne nous faut plus de « révolutions permanentes ». Nous allons créer pour nous une société socialiste. Ouvriers et paysans, remettez vous en à nous, à vos chefs ! » Cette agitation nationale et conservatrice s’accompagna, pour le dire en passant, de calomnies enragées, parfois absolument réactionnaires (6), contre les internationalistes, rassembla étroitement la bureaucratie, tant militaire que d’Etat, et trouva un écho indiscutable dans les masses ouvrières et paysannes lassées et arriérées. Ainsi l’avant-garde bolchevique se trouva isolée et écrasée par morceau. C’est en cela que réside tout le secret de la victoire de la bureaucratie thermidorienne (7). […]

    Cela signifie-t-il que la victoire de Staline était inévitable ? Cela signifie-t-il que la lutte de l’opposition de gauche (bolcheviques-léninistes) était sans espoirs ? C’est poser la question de façon abstraite, schématique, fataliste. Le développement de la lutte a montré, sans aucun doute, que remporter une pleine victoire en URSS, c’est-à-dire conquérir le pouvoir et cautériser l’ulcère de bureaucratisme, les bolcheviques-léninistes n’ont pu et ne pourront le faire sans soutien de la part de la révolution mondiale. Mais cela ne signifie nullement que leur lutte soit restée sans conséquence. Sans la critique hardie de l’opposition et sans l’effroi de la bureaucratie devant l’opposition, le cours de Staline-Boukharine (8) vers le Koulak (9) aurait inévitable abouti à la renaissance du capitalisme. Sous le fouet de l’opposition, la bureaucratie s’est trouvée contrainte de faire d’importants emprunts à notre plate-forme (10). Les léninistes n’ont pu sauver le régime soviétique des processus de dégénérescence et des difformités du pouvoir personnel. Mais ils l’ont sauvé de l’effondrement complet, en barrant la route à la restauration capitaliste. Les réformes progressives de la bureaucratie ont été les produits accessoires de la lutte révolutionnaire de l’opposition. C’est pour nous trop insuffisant. Mais c’est quelque chose. »

    Ce texte est tiré de : Trotsky, Textes et débats, présentés par Jean-Jacques Marie, Librairie générale Française, Paris, 1984.

    1. Opposition de gauche – bolcheviques-léninistes : On a tendance à séparer Lénine de la lutte contre la bureaucratie incarnée par le conflit entre Trotsky contre Staline et ses différents alliés successifs. Pourtant, la fin de la vie de Lénine est marquée par le combat commencé de concert avec Trotsky contre Staline, qu’il rencontrait à chaque fois qu’il voulait s’attarder sur un problème spécifique (constitution de l’URSS, monopole du commerce extérieur, affaire de Géorgie, transformation de l’inspection ouvrière et paysanne, recensement des fonctionnaires soviétiques,…). En 1923, Lénine paralysé, Staline s’est allié à Zinoviev et Kamenev contre Trotsky. La politique de la troïka ainsi créée à la direction du Parti Communiste s’est caractérisée par l’empirisme et le laisser aller. Mais dès octobre 1923, l’opposition de gauche a engagé le combat, c’est-à-dire Trotsky et, dans un premier temps, 46 militants du Parti Communiste connus et respectés de longue date en Russie et dans le mouvement ouvrier international. La base de leur combat était la lutte pour la démocratie interne et la planification (voir au point 10). Le terme de bolchevique-léninistes fait référence à la fidélités aux principes fondateurs du bolchevisme, principes rapidement foulé au pied par Staline et les bureaucrates alors qu’ils transformaient Lénine en un guide infaillible et quasi-divin. Le terme « trotskiste » a en fait été inventé par l’appareil bureaucratique comme une arme dans les mains de ceux qui accusaient Trotsky de vouloir détruire le parti en s’opposant à la « parole sacrée » de Lénine détournée par leurs soins.
    2. « des coups plus durs se sont abattus sur la classe ouvrière mondiale » Pour les révolutionnaires russes, la révolution ne pouvait arriver à établir le socialisme qu’avec l’aide de la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés. Lénine considérait par exemple qu’il fallait aider la révolution en Allemagne, pays à la classe ouvrière la plus nombreuse et la plus organisée, jusqu’à sacrifier le régime soviétique en Russie si la situation l’exigeait. Cependant, si la Révolution russe a bien engendré une vague révolutionnaire aux nombreuses répercussions, partout les masses ont échoué à renverser le régime capitaliste. En Allemagne, c’est cette crise révolutionnaire qui a mis fin à la guerre impérialiste et au IIe Reich. Mais, bien que cette période révolutionnaire a continué jusqu’en 1923, l’insurrection échoua en janvier 1919 et les dirigeants les plus capables du jeune Parti Communiste allemand, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, ont été ensuite assassinés. Quelques semaines plus tard, les républiques ouvrières de Bavière et de Hongrie ont également succombé dans un bain de sang. En France faute de direction révolutionnaire, le mouvement des masses a échoué à établir le socialisme, de même qu’en Italie où la désillusion et la démoralisation a ouvert la voie au fascisme. La stabilisation momentanée du capitalisme qui a suivit a cruellement isolé la jeune république des soviets et a favorisé l’accession au pouvoir de la bureaucratie. Quand sont ensuite arrivés de nouvelles opportunités pour les révolutionnaires sur le plan international, la bureaucratie avait déjà la mainmise sur l’Internationale Communiste. Ainsi, quand la montée de la révolution chinoise est arrivée en 1926, la politique de soumission à la bourgeoisie nationale et au Kouomintang de Tchang Kaï-Chek dictée par Moscou a eu pour effet de livrer les communistes au massacre. En mars 1927, quand Tchang-Kaï-Chek est arrivé devant la ville de Shangaï soulevée, le mot d’ordre de l’Internationale Communiste sclérosée était alors de déposer les armes et de laisser entrer les nationalistes. Ces derniers ont ainsi eu toute la liberté d’exécuter par millier les communiste et les ouvriers désarmés…
    3. « A l’intérieur du pays régnait toujours une misère aiguë. » En 1920, alors que la guerre civile devait encore durer jusqu’à l’été 1922, l’industrie russe ne produisait plus en moyenne que 20% de sa production d’avant-guerre, et seulement 13% en terme de valeur. A titre d’exemple, la production d’acier était tombée à 2,4% de ce qu’elle représentait en 1914, tandis que 60% des locomotives avaient été détruites et que 63% des voies ferrées étaient devenues inutilisables. (Pierre Broué, Le parti bolchevique, Les éditions de minuit, Paris, 1971). La misère qui découlait de ces traces laissées par la guerre impérialiste de 14-18 puis par la guerre civile entre monarchistes appuyés par les puissances impérialistes et révolutionnaires a mis longtemps à se résorber.
    4. « Durant la guerre civile, l’Armée Rouge absorba des dizaines de milliers d’anciens officiers tsaristes. » La dislocation de l’Etat tsariste et la poursuite de la participation de la Russie à la Première Guerre Mondiale entre le mois de février (où le tsarisme s’est effondré) et l’insurrection d’Octobre par les différents gouvernements provisoires avaient totalement détruit l’armée russe. Arrivés au pouvoir, les soviets durent reconstruire à partir de rien une nouvelle armée capable de défendre les acquis de la Révolution face aux restes des troupes tsaristes aidés financièrement et militairement par différentes puissances étrangères (Etats-Unis, France, Angleterre, Allemagne, Japon…). C’est à Trotsky qu’a alors été confiée la tâche de construire l’Armée Rouge. Face à l’inexpérience des bolcheviques concernant la stratégie militaire, Trotsty a préconisé d’enrôler les anciens officiers tsaristes désireux de rallier le nouveau régime. Approximativement 35.000 d’entre eux ont accepté au cours de la guerre civile. Ces « spécialistes militaires » ont été un temps encadrés par des commissaires politiques qui avaient la tâche de s’assurer que ces officiers ne profitent pas de leur situation et respectent les ordres du gouvernement soviétique.
    5. Fraction Zinoviev-Kaménev-Staline – Comme expliqué dans le premier point, Zinoviev et Kamenev, dirigeants bolcheviques de premier plan et de longue date, se sont alliés à Staline dès la paralysie de Lénine pour lutter contre Trotsky. Son combat contre la bureaucratisation du parti et de l’Etat les effrayait tout autant que sa défenses des idées de l’internationalisme, à un moment où ils ne voulaient entendre parler que de stabilisation du régime. Finalement, cette fraction volera en éclat quand la situation du pays et du parti forcera Zinoviev et Kamenev à reconnaître, temporairement, leurs erreurs. Ils capituleront ensuite devant Staline, mais seront tous deux exécutés lors du premier procès de Moscou en 1936.
    6. Calomnies enragées – Faute de pouvoir l’emporter par une honnête lutte d’idées et de positions, les détracteurs de l’opposition de gauche n’ont pas lésiné sur les moyens douteux en détournant et en exagérant la portée de passages des œuvres de Lénine consacrés à des polémiques engagées avec Trotsky il y avait plus de vingt années, en détournant malhonnêtement des propos tenus par Trotsky, en limitant le rôle qu’il avait tenu lors des journées d’Octobre et durant la guerre civile, ou encore en limitant ou en refusant tout simplement à Trotsky de faire valoir son droit de réponse dans la presse de l’Union Soviétique. Parallèlement, Lénine a été transformé en saint infaillible – son corps placé dans un monstrueux mausolée – et ces citations, tirées hors de leurs contextes, étaient devenues autant de dogmes destinés à justifier les positions de la bureaucratie. La calomnie, selon l’expression que Trotsky a utilisée dans son autobiographie, « prit des apparences d’éruption volcanique […] elle pesait sur les conscience et d’une façon encore plus accablante sur les volontés » tant était grande son ampleur et sa violence. Mais à travers Trotsky, c’était le régime interne même du parti qui était visé et un régime de pure dictature sur le parti a alors été instauré. Ces méthodes et manœuvres devaient par la suite devenir autant de caractéristiques permanentes du régime stalinien, pendant et après la mort du « petit père des peuples ».
    7. « bureaucratie thermidorienne » : Il s’agit là d’une référence à la Révolution française, que les marxistes avaient particulièrement étudiée, notamment pour y étudier les lois du flux et du reflux révolutionnaire. « Thermidor » était un mois du nouveau calendrier révolutionnaire français. Les journées des 9 et 10 thermidor de l’an II (c’est-à-dire les 27 et 28 juillet 1794) avaient ouvert, après le renversement de Robespierre, Saint-Just et des montagnards, une période de réaction qui devait déboucher sur l’empire napoléonien.
    8. Staline-Boukharine – En 1926, l’économie ainsi que le régime interne du parti étaient dans un état tel que Kamenev et Zinoviev ont été forcés de reconnaître leurs erreurs. Ils se sont alors rapproché de l’opposition de gauche pour former ensemble l’opposition unifiée. Staline a alors eu comme principal soutien celui de Boukharine, « l’idéologue du parti », dont le mot d’ordre était : « Nous devons dire aux paysans, à tous les paysans, qu’ils doivent s’enrichir ». Mais ce n’est qu’une minorité de paysan qui s’est enrichie au détriment de la majorité… Peu à peu politiquement éliminé à partir de 1929 quand Staline a opéré le virage de la collectivisation et de la planification, Boukharine a ensuite été exécuté suite au deuxième procès de Moscou en 1938.
    9. Koulak – Terme utilisé pour qualifier les paysans riches de Russie, dès avant la révolution. Ses caractéristiques sont la possession d’une exploitation pour laquelle il emploie une main d’œuvre salariée, de chevaux de trait dont il peut louer une partie aux paysans moins aisés et de moyens mécaniques (comme un moulin, par exemple).
    10. « la bureaucratie s’est trouvée contrainte de faire d’importants emprunts à notre plate-forme » – Dès 1923, devant la crise dite « des ciseaux », c’est-à-dire le fossé grandissant entre les prix croissants des biens industriels et la diminution des prix des denrées agricoles, Trotsky avait mis en avant la nécessité de la planification afin de lancer l’industrie lourde. A ce moment, la Russie était encore engagée dans la nouvelle politique économique (NEP), qui avait succédé au communisme de guerre en 1921 et avait réintroduit certaines caractéristiques du « marché libre » pour laisser un temps souffler la paysannerie après les dures années de guerre. Mais cette politique devait obligatoirement n’être que momentanée, car elle permettait au capitalisme de retrouver une base en Russie grâce au koulaks et au « nepmen » (trafiquants, commerçants et intermédiaires, tous avides de profiter de leurs avantages au maximum, car ils ne savent pas de quoi sera fait le lendemain de la NEP). Une vague de grève avait d’ailleurs déferlé en Russie cette année-là. Finalement, en 1926, 60% du blé commercialisable se trouvait entre les mains de 6% des paysans (Jean-Jaques Marie, Le trotskysme, Flammarion, Paris, 1970). L’opposition liquidée, la bureaucratie s’est attaquée à la paysannerie riche en collectivisant les terres et en enclenchant le premier plan quinquennal. Mais bien trop tard… Tout le temps perdu depuis 1923 aurait permit de réaliser la collectivisation et la planification en douceur, sur base de coopération volontaire des masses. En 1929, la situation n’a plus permit que l’urgence, et Staline a « sauvé » l’économie planifiée (et surtout à ses yeux les intérêts des bureaucrates dont la protection des intérêts était la base de son pouvoir) au prix d’une coercition immonde et sanglante.
  • Le marxisme et l’environnement

    Le marxisme est souvent accusé à tort de tenir l’environnement pour acquis — dans la poursuite de la croissance économique requise afin de soulager la pauvreté et le besoin. Pourtant, rien ne pourrait être plus loin de la vérité. S’inspirant des travaux de Marx et de Engels, ainsi que des expériences vécues lors des premières années de la Révolution russe, Per-Åke Westterlund (Membre de la section du CIO en Suède) remet les pendules à l’heure.

    Il y a deux accusations communes portées contre le marxisme au sujet de l’environnement, de la part de la droite et de certains militant·e·s écologistes, ainsi que d’une partie de la gauche. La première est que Karl Marx avait une vision trop positive de l’industrialisation et voyait la nature comme une source infinie à exploiter. La seconde est que le marxisme (URSS) porte la responsabilité pour quelques-unes des pires catastrophes écologiques de l’histoire.

    Contrairement à ces prétentions, la conscience et l’esprit de lutte pour l’environnement ne sont pas nouveaux pour les marxistes. En fait, Marx était un pionnier dans l’analyse et la critique des effets destructeurs de l’industrialisation capitaliste envers la nature ainsi que la société. Autant Marx que Friedrich Engels, auteurs du Manifeste communiste en 1848, ont étudié et suivi de près la science dans tous ses domaines.

    La production industrielle capitaliste, ainsi que la classe ouvrière (le prolétariat) et son travail, venaient de faire leur apparition dans les décennies précédentes, mais ont été comprises immédiatement par Marx en tant qu’éléments clés du développement de la société. Souligner le rôle central de la classe ouvrière ne voulait pas dire ignorer l’environnement et la nature.

    Curieusement, Marx voyait le travail comme étant «?un processus dans lequel l’homme et la nature participent tous les deux?». Ceci est souligné dans la Critique du programme de Gotha — le programme adopté par le congrès fondateur du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) en 1875. Marx conteste l’affirmation inscrite au programme, soit que « ?le travail est la source de toute richesse et de toute culture ». « Le travail n’est pas la source de toute richesse », écrivit Marx. « La nature est autant la source de valeurs d’usage (et c’est sûrement en cela que la richesse matérielle consiste !) que le travail, qui est lui-même la manifestation d’une force de la nature, la force de travail humaine ». L’idée erronée selon laquelle le travail serait la seule source de la richesse provenait de Ferdinand Lassalle, et non de Marx.

    Marx s’inquiétait des effets de la perturbation dans la relation entre l’humanité et la nature. Pour cette raison, il voyait l’aliénation des travailleurs et travailleuses dans la production capitaliste comme faisant partie du même processus que l’aliénation humaine de la nature. À son époque, ceci était particulièrement évident dans l’industrialisation de l’agriculture.

    La classe ouvrière était et continue d’être à la pointe des effets du capitalisme sur l’environnement. Par exemple, les compagnies énergétiques – pétrole, charbon, énergie nucléaire – posent une menace directe envers les travailleurs et travailleuses dans ces industries, ainsi qu’envers les populations et l’environnement naturel dans des régions ou des pays entiers. Les travailleurs et travailleuses dans ces industries sont souvent les plus conscient·e·s de ces dangers. La lutte pour améliorer l’environnement de travail représente une partie importante de la lutte environnementale.

    De plus, la philosophie marxiste (le matérialisme dialectique) offre les moyens d’analyser et d’expliquer la crise climatique d’aujourd’hui. Marx et Engels, au milieu du 19e siècle, ont démontré en quoi la société et la nature se développent via l’accumulation de contradictions menant à une rupture qualitative. Aujourd’hui, la recherche sur le climat fait l’écho de cette méthode en nous avertissant des points de basculement, ces moments où l’environnement passe irréversiblement d’une phase à une autre.

    Parmi ceux et celles qui blâment Marx d’avoir négligé l’environnement, plusieurs n’ont pas étudié ses œuvres, mais plutôt celles de ses prétendu.e.s « disciples » sociaux-démocrates ou staliniens. Les sociétés qu’ils et qu’elles ont construites, en les qualifiant de socialistes, contredisaient complètement Marx en ce qui concernait la démocratie ouvrière, le rôle de l’État, ainsi que le traitement de l’environnement. Par contraste, Marx avait prédit que la « science naturelle… deviendrait la base des sciences humaines, car il s’agit déjà de la base de la vie humaine » (Manuscrits de 1844).

    Marx sur la nature

    Afin de comprendre le marxisme et l’environnement, il faut d’abord comprendre la méthode : Marx considérait toujours le monde et son histoire, dans leur totalité, comme points de départ de son analyse et de son programme. Le fait que Marx voyait le capitalisme comme un système historiquement progressiste a souvent été mal compris et dénaturé. Par exemple, Michael Löwy, du Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale, a écrit que Marx avait « une attitude plutôt non critique envers la civilisation industrielle, particulièrement sa relation destructrice avec la nature ». Löwy réclamait également que « Marx ne possède pas une perspective écologique intégrée » (For a Critical Marxism, Against the Current, novembre et décembre 1997).

    Tout d’abord, si le capitalisme avait un côté progressiste, selon Marx, c’était en comparaison au féodalisme, c’est-à-dire qu’il n’était que temporairement progressiste. La réalisation principale du capitalisme était la création de la première société qui jetait les bases non seulement de son propre anéantissement, mais également de celui de toute société de classe. La prise de pouvoir par la classe ouvrière, supportée par les paysan·ne·s pauvres, amènerait le règne de la majorité et le début d’une évolution vers une société complètement différente. Déjà, dans la Commune de Paris en 1871, où les ouvriers et ouvrières ont pris le pouvoir pendant deux mois, la perspective de Marx fut démontrée.

    Comprendre le rôle du capitalisme ne correspond pas à une défense de ce système. Marx, avant et plus que n’importe qui, voyait dans le capitalisme un système de production de profits grâce au surtravail. La science et les forces naturelles sont adaptées et exploitées à cette fin. La santé des ouvriers et ouvrières est ignorée, tout comme les effets sur la nature. Marx a vu juste et dénonçait les mesures prises afin de d’adapter la nature au capitalisme. Certain.e.s critiques disent que Marx envisageait la nature comme une chose gratuite et illimitée. Mais le point qu’il avançait était que la nature n’avait aucune valeur dans un régime capitaliste. Sa propre conclusion était que la nature non exploitée avait sa propre valeur d’usage, par exemple l’air, la forêt, les poissons.

    Marx étudia le matérialisme non-mécaniste d’Épicure (341-270 av. J.-C.) et la dialectique de GWF Hegel (1770-1831) et développa sa philosophie, le matérialisme dialectique. Ce fut une vision géniale du monde, parfaitement adaptée à son temps. L’événement majeur de l’époque, la Révolution française, était le résultat de la base matérielle – l’économie capitaliste et le dépassement du féodalisme par la société – accompagnée de l’action consciente des masses révolutionnaires.

    Les idées de Marx étaient les plus développées parmi toutes les philosophies faisant rupture avec l’antécédent religieux. Au lieu d’une Terre immuable et au centre de tout, avec l’humanité au centre de la Terre, le marxisme pose un monde mortel et en transformation perpétuelle, en ligne avec le matérialisme classique. La vie serait un produit de la Terre (la nature) et non d’un dieu. L’humanité serait intégrée à la nature, et non en opposition avec elle. De la même manière, Marx se garda de séparer l’histoire dite naturelle et celle dite sociale, les voyant comme deux parties d’un même ensemble. Les lois de la dialectique s’appliqueraient dans la nature comme dans la société, et leurs développements seraient interreliés, l’un affectant l’autre. Marx employa le terme « métabolisme » : une chaîne de processus liés en un corps.

    Marx démontra que l’écart grandissant entre la cité et la région représentait une violation de ce métabolisme, résumé par le terme « rupture du métabolisme » (metabolic rift) de John Bellamy Foster, auteur du livre Marx’s Ecology. Dans le troisième volume du Capital, publié en 1894 après la mort de Marx (1883), l’auteur décrit le capitalisme comme une rupture avec les lois naturelles de la vie : « D’un autre côté, la grande propriété foncière fait décroître la population rurale de façon constante, et la met en opposition avec une population industrielle en croissance constante et concentrée dans les grandes villes. Elle crée ainsi les conditions qui causent une rupture irréparable dans la cohérence des échanges sociaux prescrite par les lois naturelles de la vie ».

    À partir d’une discussion à propos de la dégradation à long terme du sol, suite à l’utilisation d’engrais chimiques dans l’agriculture, Marx écrit que « tout le progrès dans l’agriculture capitaliste est un progrès dans l’art, non seulement de l’exploitation de l’ouvrier, mais aussi de l’exploitation du sol ; tout progrès dans l’amélioration de la fertilité du sol pour un temps donné est une progression vers la ruine des sources durables de cette fertilité ».

    Il expliqua : « La production capitaliste, en concentrant la population dans de grands centres… perturbe la circulation de la matière entre l’Homme et le sol, c’est-à-dire qu’elle empêche le retour au sol de ses éléments consommés par l’Homme dans la forme de nourriture et de vêtements ; elle entre ainsi en violation des conditions nécessaires à la fertilité durable du sol ». Mais encore : « La production capitaliste, ainsi, développe la technologie, et la combinaison de plusieurs processus dans un tout social, et ce en sapant les sources originales de la richesse – le sol et le travailleur ». (Capital, Volume I, 1867) Faisant une prédiction à long terme, Marx signala que la modernisation constante du capitalisme accélérerait ce « processus de destruction ».

    Engels résuma ce besoin d’apprendre de la nature et notre dépendance par rapport à elle ainsi : « à chaque nouvelle étape nous sommes rappelés que nous ne sommes en aucun cas maîtres de la nature tel un conquérant d’un peuple étranger, telle une personne à l’écart de la nature – mais que nous appartenons, notre chair, notre sang et notre cerveau, à la nature, que nous existons en elle, et que toute notre maîtrise d’elle consiste en notre avantage vis-à-vis des autres créatures d’être en mesure d’apprendre ses lois et de les appliquer correctement ». (Le Rôle du travail dans la transformation du singe en Homme, 1876)

    Marx sur le socialisme

    Marx est également critiqué par certains pour ne pas avoir donné un plan plus précis d’une future société socialiste. Ces critiques croient que, chez Marx, la production et le traitement de l’environnement seraient essentiellement identiques à ce qui existait sous le capitalisme. C’est vrai que Marx et Engels se différenciaient des socialistes utopistes qui dessinaient des plans détaillés de la société idéale. Cependant, cela ne signifie aucunement que leurs œuvres soient dépourvues de descriptions de la différence entre le capitalisme et le socialisme.

    Marx et Engels ont pris note du coût immense de la production capitaliste, coût assumé par les travailleurs , les travailleuses, les paysan·ne·s, la nature et la société. Ils ont milité pour un changement complet de la production, le remplaçant par ce que Marx appelait la production coopérative. L’anarchie du système capitaliste serait remplacée par un contrôle social et une possession des moyens de production et de distribution. Le tout serait organisé dans un plan social.

    Que dire des prédictions de Marx selon lesquelles le socialisme représenterait une société avec une production améliorée et une abondance de ressources ? Cela impliquerait-il davantage de catastrophes environnementales ? Premièrement, à l’époque de Marx, tout comme aujourd’hui, il y a un besoin urgent d’offrir une vie décente à tous. Ceci sera le résultat d’une production améliorée de la nourriture, de l’accès au logement, aux soins de santé et à l’éducation, et d’une meilleure diffusion de la technique moderne. Dans les années 1800, la production de telles nécessités aurait été rendue possible aux dépens de la production d’armes, de produits de luxe, etc. Aujourd’hui, c’est d’autant plus le cas avec la quantité énorme de ressources dilapidées par les dépenses militaires et la consommation luxueuse du 1%.

    Dans sa Critique du programme de Gotha, et dans le Capital, Marx discuta du besoin d’équilibrer les ressources entre la consommation individuelle et l’augmentation nécessaire de la consommation sociale, tout en épargnant des ressources à des fins d’investissement et pour constituer une réserve sociale. Ceci inclut également un équilibre entre le temps de travail, qui serait vraisemblablement moindre, et le temps libre. Dans une telle société, tout le monde travaillerait, tout le monde pourrait développer ses propres compétences et son éducation, et tout le monde aurait la possibilité de participer à l’administration de la société.

    Une société socialiste briserait l’aliénation et permettrait à tous et à toutes un développement libéré des contraintes du salariat et du capital. Cela impliquerait également « l’unité complète entre l’Homme et la nature – la véritable résurrection de la nature – le naturalisme cohérent de l’Homme et le naturalisme cohérent de la nature » (Manuscrits de 1844). Une révolution socialiste libérerait non seulement les travailleurs, les travailleuses et l’humanité, mais également la nature. Avec la possession socialisée de la terre, la nature ne serait plus un simple produit d’où l’on retirerait des profits.

    Au sein du programme proposé dans le Manifeste communiste, quelques-unes des mesures clés sont tout aussi importantes aujourd’hui au sujet de l’environnement. La mesure no. 1 stipule : « Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de I’État ». Ceci s’applique à la contestation de l’exploitation minière dangereuse, des champs de pétrole et de la fracturation hydraulique, par exemple. La seconde partie de cette mesure indique que les revenus issus de la terre alimenteraient le secteur public. La mesure no. 6 traite du transport : « Centralisation entre les mains de l’État de tous les moyens de transport ».

    La mesure no. 7 a également de fortes implications pour l’environnement : « Multiplication des usines nationales et des instruments de production ; défrichement et amélioration des terres selon un plan collectif ». Le programme commun serait basé sur la propriété commune au lieu de l’exploitation privée, afin de prendre soin et d’améliorer la terre. En résumé : le changement de direction de la société, incluant son traitement de la nature, serait une question de propriété, de pouvoir et de contrôle.

    Les bolcheviques et l’environnement

    La classe ouvrière russe et les nations opprimées par le tsar ont pris le pouvoir au mois d’octobre 1917. Contrairement aux propos calomnieux contemporains adressés contre le gouvernement bolchevique, celui-ci révolutionna la politique dans tous les domaines de la société. Il s’agit du premier pays à avoir banni le racisme et l’antisémitisme, et à avoir légalisé le droit à l’avortement et au divorce, ainsi que l’homosexualité. D’une façon semblable, les bolcheviques sous Lénine et Léon Trotski ont été des pionniers en matière de politiques environnementales radicales.

    Avant la révolution, la Russie était, dans ce domaine comme dans plusieurs autres, un pays économiquement arriéré. « Les scientifiques de la dynastie Romanov ont été incapables de convaincre les représentants du gouvernement, les gens d’affaires et même leurs propres collègues d’adopter des techniques modernes de gestion scientifique afin de protéger les ressources et de garantir leur disponibilité pour les générations présentes et futures (préservation)… la plupart des projets ont dû attendre la Révolution russe, car le gouvernement du tsar les considérait trop coûteux et croyait possiblement qu’ils étaient inutiles ». (An Environmental History of Russia, Cambridge University Press, 2013)

    Sous la direction des bolcheviques, la classe ouvrière prit le pouvoir dans un pays dévasté par la Première Guerre mondiale, pour ensuite se retrouver face aux agressions militaires des armées envahissantes et des anciens généraux tsaristes. Malgré tout, le gouvernement soviétique agit immédiatement sur les questions environnementales. Deux jours après la prise de pouvoir, le décret « Sur la terre » nationalisa toutes les forêts, les minéraux et l’eau. Une demi-année plus tard, en mai 1918, un autre décret, « Sur les forêts », établit le contrôle centralisé du reboisement et de la protection forestière. Les forêts furent divisées en deux catégories, l’une d’entre elles étant à l’abri de l’exploitation. Ceci fut un sujet important étant donné que plusieurs forêts avaient été coupées à blanc sous le règne tsariste. D’une façon semblable, la chasse fut réglementée et permise seulement durant certaines saisons. « Étonnamment, la Révolution russe permit l’établissement de recherches portant sur l’océanographie et la pêche continentale. » (An Environmental History) Ces décisions furent prises dans une période de turbulences extrêmes. « Au cours de la tourmente de la guerre civile et du communisme de guerre, le gouvernement bolchevique arriva à soutenir les scientifiques, incluant certains œuvrant sur des sujets de préoccupation environnementale. Et les scientifiques, avec ce soutien, ont répandu leurs activités environnementales ». En 1920, Lénine était impliqué dans l’établissement de la première réserve naturelle dans le monde qui était financé par un État et destinée exclusivement à la recherche scientifique, la Il’menskii. En 1924, il existait quatre réserves de ce genre (zapovedniks). Plusieurs nouvelles institutions de recherche furent établies, les scientifiques russes étaient perçu·e·s comme des écologistes de première ligne, et des cours d’écologie furent donnés à l’Université de Moscou. Le scientifique Vladimir Vernadsky devint une célébrité mondiale pour son concept de la « noosphère » : « un nouvel état de la biosphère dans lequel les humains jouent un rôle actif dans le changement qui est basé sur la reconnaissance de l’interconnexion des hommes et des femmes avec la nature » (An Environmental History).

    La révolution provoqua une explosion d’organisations environnementales, un développement qui a été encouragé et adopté par les bolcheviques. Le TsBK (Bureau central pour l’Étude des Traditions Locales) avait 70 000 membres provenant de 2 270 branches. Tout aussi importante était la VOOP (Société panrusse pour la conservation de la nature). Les activistes et scientifiques produisirent des revues comme « Problèmes de l’Écologie et de la Biocénologie ». Ils tinrent également des réunions et organisèrent des groupes pour des études locales afin de stimuler l’intérêt pour la science dans les régions. Certains bolcheviques de premier plan, parmi lesquels figurait Nadezhda Krupskaya, discutèrent de comment améliorer l’environnement dans les cités et les villes, menant à un modèle de cité verte comprenant davantage de parcs et de zones vertes.

    Cependant, ces idées révolutionnaires prirent fin de façon abrupte. La contre-révolution sociale et politique vécue sous le stalinisme comportait également une contre-révolution environnementale. « Après la Révolution russe, la science écologique naissante se développa rapidement au cours des bouleversements sociaux et l’expérimentation politique des années 1920. Des représentant·e·s du gouvernement, scientifiques et ingénieur·e·s établirent un ambitieux programme d’électrification nationale… ?» Mais par la suite, lorsque Staline prit le pouvoir, sa recherche pour les supposés « démolisseurs » « inclut quelques-un·e·s des biologistes, spécialistes de la forêt et de la pêche, agronomes et écologistes les plus important·e·s » (An Environmental History).

    Stalinisme versus nature

    Quelques-unes des pires catastrophes environnementales ont eu lieu sous le régime stalinien : la destruction de la Mer d’Aral entre le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, l’accident nucléaire de Tchernobyl en Ukraine, et l’anéantissement de plusieurs villes par la pollution. Comment était-ce possible, et y avait-il un lien avec les bolcheviques et le socialisme ?

    En réalité,le régime de Staline est responsable du meurtre et de la destruction du parti bolchevique qui avait mené la révolution en 1917. Ceci fut possible dans un contexte de révolutions échouées dans tous les autres pays et de la situation actuelle de la Russie : économie et culture d’autant plus arriérées par la destruction de la Première Guerre mondiale et de la guerre civile.

    Lorsque le régime de Staline se retrouva bien établi, il n’avait aucune idéologie autre que celle de la conservation du pouvoir. Afin d’arriver à ce but, Staline fut contraint de retenir un accomplissement fondamental de la révolution, l’économie nationalisée, assise sur laquelle toute la bureaucratie stalinienne reposait. Or, elle n’était ni socialiste ni communiste. Staline fit un virage de 180 degrés sur le sujet de l’environnement, comme dans plusieurs autres secteurs. Son régime utilisa la force afin de collectiviser l’agriculture, abolit la protection des zapovedniks et réinitialisa les coupes à blanc.

    Les méthodes staliniennes employées contre l’opposition furent brutales : « Des arrestations, des interrogations et de la torture afin d’extorquer de faux aveux et de faux témoignages ont accompagné les accusations d’espionnage, de subversion et de diffamation de l’Union soviétique parmi ceux, incluant les scientifiques, qui semblaient s’opposer aux programmes staliniens ». VOOP et TsBK furent purgés jusqu’à leur disparition. La dictature « a rendu les activités indépendantes et raisonnables à peu près impossibles » (An Environmental History).

    Toute organisation indépendante de travailleurs, de travailleuses et d’activistes furent bannies, ce qui ouvrit la voie à la destruction de l’environnement. De nombreuses lois et règlements, formellement impeccables, ne furent jamais totalement implantées. Le gaspillage et la mauvaise gestion prirent le dessus. La science perdit sa nécessaire liberté d’expression. Trotski avait déjà constaté, dans les années 1930, que l’économie planifiée avait besoin de la démocratie ouvrière tout comme le corps a besoin d’oxygène, sans quoi elle tomberait dans la dégénérescence et la mort. L’opposition à Staline de Trotski, ainsi que son plaidoyer pour une nouvelle révolution contre le régime, fut la manifestation des idées marxistes contre le stalinisme, incluant celles sur l’environnement.

    Le régime de Staline déploya de massifs camps de travaux forcés, incluant de nombreux prisonniers et prisonnières politiques, afin de stimuler une rapide expansion de l’industrialisation. Le camp Vorkuta, où l’on avait emprisonné plusieurs trotskistes, fut fondé en 1932 dans le but d’établir des mines de charbon au nord du cercle arctique. Des millions de prisonniers et prisonnières, sous la surveillance attentive de la police secrète (NKVD), furent exploité·e·s en tant qu’esclaves dans la construction et dans l’extraction minière et forestière. La majorité des immenses projets sous le stalinisme provinrent de la direction centralisée, sans considération pour les différentes circonstances géographiques.

    Après la Deuxième Guerre mondiale, au lieu de pallier à l’énorme dévastation, voire la famine de la Russie, l’orgueil de Staline l’amena à lancer un grandiose « Plan pour la Transformation de la Nature ». Ceci inclut le détournement de rivières et la réorganisation des forêts en zones industrielles. L’idéologue derrière ce plan, Trofim Lysenko, était un charlatan prétendant avoir inventé des techniques de plantation qui, en fait, causèrent la destruction de nombreuses forêts. Sous le stalinisme et le Lyssenkisme, la nature n’avait aucune valeur en soi.

    Le stalinisme en tant que système persista après la mort de Staline en 1953. Quelques années plus tard, l’accident nucléaire de Kyshtym, dans l’Oural, fut gardé secret par le régime de Nikita Khrouchtchev. Aucune force ne pouvait contester la pollution, les grands projets et l’interdiction de tout activisme environnemental.

    Ceci étant dit, les critiques capitalistes du stalinisme – qui amalgament stalinisme et socialisme afin de décrédibiliser ce dernier – ont très peu de raisons de se féliciter. « De plusieurs manières, les démocraties occidentales ont emprunté les mêmes trajets de développement dangereux et l’utilisation éhontée des ressources naturelles, d’écosystèmes ruinés, et de lois et règlements adoptés tardivement afin de régler et de limiter les dégâts présents et futurs… Dans les années 1990, plusieurs observateurs soutenaient que le démantèlement de l’économie centralement planifiée libérerait automatiquement le développement environnemental… La réalité a prouvé être dramatiquement différente. De nouvelles menaces à la durabilité sont apparues, incluant la vente de feu des ressources, la restructuration de l’économie qui réduisit dramatiquement les ressources consacrées à la protection environnementale, et la décision du président Poutine de dissoudre l’Agence de Protection Environnementale de la Fédération russe en 2000 » (An Environmental History).

    Le marxisme aujourd’hui

    Aujourd’hui, le climat et l’environnement attirent un nombre grandissant d’activistes. Partout dans le monde, il existe de nombreuses luttes contre les grandes entreprises pétrolières, la fracturation hydraulique, les déchets industriels, les nouveaux projets spéculatifs de transport et d’exploitation minière, etc., et à cela se rajoute la lutte contre les promesses vides des politicien·ne·s Les marxistes font partie de ces luttes : des manifestations contre le pétrolier Shell à Seattle jusqu’à la lutte qui stoppa le projet East West Link à Melbourne, en Australie, aux mouvements locaux massifs contre les mines d’or en Grèce et contre la fracturation hydraulique en Irlande.

    L’anticapitalisme prend de l’ampleur parmi les activistes climatiques. Dans le livre de Naomi Klein, « This Changes Everything » – qui, et ce n’est pas par accident, porte comme sous-titre « Capitalism Versus the Climate » – l’auteure rapporte comment les activistes de droite de type Tea Party soutiennent que le changement climatique est une fiction « communiste » créée dans le but d’implanter l’économie planifiée. Cette manière de voir les choses démontre en quoi ils comprennent que le capitalisme est incapable de régler une crise aussi énorme. Le système, dans les mots de Klein, est en guerre contre toute forme de vie sur la planète, incluant la vie humaine.

    Bien sûr, le monde a changé depuis l’époque de Marx et Engels. Marx aurait sans doute suivi de près tous les rapports émis par les scientifiques de l’environnement et du changement climatique. L’inadéquation entre les fonctions interdépendantes de la planète s’est gravement empirée, et l’avilissement s’accélère. Les marxistes sont les mieux placés pour offrir une solution porteuse d’avenir dès aujourd’hui. L’amplification des crises sociales et environnementales est causée par le même système, le capitalisme, et les luttes contre lui sont interreliées.

    Les compagnies pétrolières et leurs alliés n’abandonneront jamais de façon volontaire. La seule force en mesure de résoudre la crise environnementale est la force collective la plus puissante, celle de la classe ouvrière en alliance avec les nombreux militant·e·s de l’environnement, notamment les peuples autochtones, les paysans les plus pauvres et la population rurale. Les crises et les luttes s’accumulent en voie d’une révolution sociale: l’abolition du capitalisme.

    Le climat et la crise environnementale se sont développés au point de souligner l’urgente nécessité d’agir. La seule réelle alternative est une planification démocratique et durable des ressources sur une base globale. Une telle société socialiste démocratique améliorera la qualité de vie d’une vaste majorité des gens, tout en posant la nature et l’humanité comme un seul corps interchangeable.

  • Le monde d’après. Le modèle keynésien des nouvelles formations de gauche est-il la solution?

    Piketty

    La crise du Covid-19 a déclenché à une allure fulgurante la pire crise économique auquel est confronté le système capitaliste depuis les années 30. Les mesures de relance mises en place partout dans le monde sont déjà d’une plus grande ampleur que celles de 2008-2009. L’orthodoxie budgétaire et les camisoles de force financières ont rapidement volé en éclats. Le néo-libéralisme avec son lot d’inégalités croissantes, de précarité et de baisse des conditions de vie est ébranlé.

    Par Boris (Bruxelles), article tiré de l’édition d’été de Lutte Socialiste

    L’idée que des gouvernements capitalistes recourent à certaines mesures keynésiennes d’interventions de l’État pour sauvegarder leur système s’accroissent au sein de l’establishment économique et politique. Cela n’est pas un retour au modèle keynésien d’après la Deuxième Guerre mondiale mais plutôt comparable aux interventions d’État des années ’30. Cela ne veut pas dire que celles-ci ne seraient pas combinées avec de nouvelles cures d’austérité et des coupes sombres dans les services publics. Des avancées pour les travailleurs et leur famille ne seront possibles que par des mobilisations de masse qui établissent un rapport de forces favorable à ceux-ci.

    Un retour au modèle Keynésien d’après-guerre est-il possible ?

    L’affaiblissement du néolibéralisme et la tendance au recours à de mesures keynésiennes de gouvernements capitalistes va probablement conforter les nouvelles figures et formations de gauche réformistes dans l’orientation d’avoir pour modèle l’État-providence d’après-guerre et une économie mixte (cohabitation d’entreprises publiques et privées) à l’instar de Bernie Sanders et d’Alexandria Ocasio-Cortes aux États-Unis, de Podemos en Espagne ou du PTB en Belgique.

    Le PTB propose une « taxe corona », une contribution one-shot de 5 % sur les fortunes de plus de 3 millions d’euros pour faire payer la crise sanitaire aux très riches. Le PTB explique que cette idée est aujourd’hui débattue dans de nombre pays en se référant à la proposition de trois économistes, proche de Thomas Pikety, d’un impôt sur la fortune progressif, limité dans le temps, à l’échelle européenne, prélevé sur la valeur nette du 1% les plus riches. Ce débat traverse en ce moment également le gouvernement PSOE-Podemos en Espagne en vue d’un accord sur une réforme fiscale afin d’augmenter l’investissement public. Le gouvernement Sanchez a commencé en urgence à mettre en place un ‘‘bouclier social’’ dont la mesure phare est l’introduction d’un revenu de minimum vital pour 800.000 familles dans la pauvreté.

    L’économiste de gauche le plus en vue autour de ce genre de proposition est Thomas Pikety. Il plaide pour une politique keynésienne d’investissements entre autres vers les énergies renouvelables, la santé et la sécurité sociale. Ses propositions partent de l’idée que les inégalités doivent être réduites par une meilleure redistribution des richesses, que la moitié la plus pauvre des Français possède 5% du patrimoine et qu’il faudrait faire passer cette part à 20%. Pour y parvenir, il défend une augmentation de l’imposition des revenus supérieurs à quatre fois le salaire minimum, un impôt sur le patrimoine et une contribution sur les héritages de plus de 1 million d’euros pour garantir un héritage de 120.000 euros à 25 ans à la moitié des Français qui n’ont rien.

    Pour relancer l’économie, Pikety plaide pour une contribution temporaire exceptionnelle sur le plus haut patrimoine en se réfèrent à celle mis en place par le gouvernement allemand d’après-guerre entre 1948 et 1952. Son modèle est la Suède d’après-guerre où selon lui, la lutte du mouvement ouvrier combinée à la prédominance des idées de gauche parmi les intellectuels ont permis à la social-démocratie de construire un modèle social par des réformes au parlement.

    Avec de nombreuses nuances, et à des degrés divers, la grande majorité des nouvelles formations de gauche réformiste suivent ce schéma de pensée, de Bernie Sanders à Raoul Hedebouw, en passant par Pablo Iglesias.

    Mais la période de croissance économique prolongée du capitalisme d’après-guerre est une exception. La crise du système capitaliste nous place dans une période qui a beaucoup plus de ressemblances à celle des années ’30. La restauration du taux de profits d’après-guerre s’est entre autres basée sur l’économie de guerre, l’exploitation brutale de la force de travail dans les colonies et la reconstruction de l’Europe suite à la destruction massive des infrastructures, des villes et de l’industrie. L’impérialisme américain est sorti de la guerre comme superpuissance dominante et a promu les interventions keynésiennes des États. Une source de financement gigantesque extérieur comme le Plan Marshall n’est pas envisageable aujourd’hui. La menace d’un autre modèle que le capitalisme qui existait avec l’Union Soviétique et surtout un mouvement ouvrier extrêmement organisé ont permis d’arracher des concessions importante en terme de revenus et de sécurité sociale.

    Le capitalisme n’est pas réformable

    Pikety part de l’idée de sauvegarder le système et que les deux classes, capitalistes et travailleurs, peuvent trouver une politique économique favorable à tous et ainsi éviter les crises inhérentes au système. L’idée que l’État créerait une demande de biens et services parmi les travailleurs ce qui entraînerait des investissements des capitalistes en retour pour le bien collectif est erronée. L’exploitation capitaliste ne permet pas aux travailleurs d’acheter toutes les marchandises produites et la classe capitaliste est numériquement trop restreinte pour compenser cela. Le capitalisme fonctionne sur la course aux profits à court terme. Des hausses de salaires où des impôts sur leurs profits seront combattus avec détermination pour ne pas affaiblir leur compétitivité face à leurs concurrents, y compris en recourant à la fuite de capitaux et au sabotage de l’économie. Chaque mesure favorable aux travailleurs se heurtera aux intérêts qui nous opposent aux capitalistes.

    En tant que marxistes, nous devons lutter pour chaque réforme, pour plus d’investissements publics dans la santé, l’enseignement, les énergies renouvelables et les besoins sociaux, pour chaque amélioration des salaires et des allocations, pour chaque impôt qui cible les riches,…. Mais nous devons systématiquement lier nos implications dans ces combats quotidiens à la nécessité de nous en prendre à la propriété privée du capital afin d’établir une société socialiste où les secteurs clés de l’économie seront nationalisés et placés sous contrôle et gestion de la collectivité pour planifier la production en fonction des besoins des travailleurs et de leur famille.

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