Category: Afrique

  • Le Congo dans l’horreur

    Avec l’avancée du mouvement M23 dans l’Est du Congo et la prise de Goma et Bukavu, la présence de troupes ougandaises dans la province de l’Ituri et dans le grand Nord de la province du Kivu ainsi que les flux de réfugié.e.s vers l’Ouest du pays et le Burundi, l’Est du Congo est à nouveau plongé dans l’horreur. Un demi-million de réfugié.e.s s’est ajouté.e.s, alors que le Congo comptait déjà 8 millions de personnes déplacées.

    L’effondrement de l’état, le processus raté de fusion de l’armée, le manque de services publics, la pauvreté, le manque d’accès à la terre  sont la base pour les tensions communautaires sur un fond de lutte globale pour accès aux ressources. Au Nord-Kivu, l’or et les diamants, entre autres, se trouvent dans le sol, ainsi que l’étain, le tungstène et le coltan, une matière première essentielle pour les smartphones et les ordinateurs. Certaines des mines de coltan appartiennent depuis longtemps au M23, qui l’exporte via le Rwanda. De l’autre côté, des politiciens et des militaires congolais sont également impliqués dans le commerce des matières premières.

    Le mouvement M23, sous la coupole de l’Alliance Fleuve Congo, s’est emparé de Goma et de Bukavu, les plus grandes villes du Nord-Kivu et du Sud-Kivu respectivement. Des dizaines de milliers de personnes ont fui. Le régime faible de Tshisekedi ne parvient pas à rétablir la souveraineté nationale sur l’ensemble du pays et en particulier à l’est. Le régime ougandais a profité de cette faiblesse pour établir une présence militaire en Ituri et le grand nord, au nom de la lutte contre les groupes djihadistes. L’armée burundaise, qui combat le M23, est poussée à se retirer alors que le M23 progresse vers la frontière avec le Burundi. Le régime rwandais de Kagame, longtemps présenté comme un État modèle par les pays d’Europe occidentale et par les Etats-Unis ainsi que par les institutions internationales, fait face aujourd’hui à la menace de sanctions, même de la part de son allié Trump. Par le passé, il y a eu plusieurs fois des menaces de sanctions sous la pression de la mobilisation de solidarité internationale. Mais celles-ci ont eu très peu d’effets, vu le rôle stratégique que joue le Rwanda pour l’impérialisme.

    Le pire reste à venir

    Les plus grandes victimes de la violence de la guerre et des centaines de milices sont les populations. Outre la destruction de leurs communautés à des fins d’exploitation minière et l’exploitation dans les mines, y compris par le travail d’enfants, celles-ci sont également sous la menace constante de la violence des milices et des crimes de guerre. Les viols et les meurtres font désormais partie de la vie quotidienne.

     L’escalade actuelle de la violence vient s’ajouter à l’énorme bilan de 6 millions de personnes tuées en raison des guerres civiles et des interventions étrangères depuis 1996. Le Conseil de sécurité des Nations unies prévient toutefois que « le pire est peut-être à venir ».

    Après la chute du régime d’Habyarimana au Rwanda en 1994, de nombreux membres de son gouvernement se sont réfugiés dans l’Est du Congo, ainsi que des milliers d’anciens génocidaires et leurs familles. Ils y ont bénéficié de la protection de la France et ont été accueillis avec bienveillance par le régime de Mobutu, qui jouait la carte des tensions communautaires. En Ouganda, les opposants à la dictature de Museveni se sont organisés en milices qui ont pris pied dans la région.

    C’est ainsi que des tensions communautaires ont été créées, tensions qui ont traversé les frontières régionales. La présence de ces groupes est exploitée par Kagame et Museveni pour intervenir militairement et sécuriser leur accès aux matières premières et aux ressources du Congo. Les exportations d’or, par exemple, représentaient en 2023 pas moins de 37 % de toutes les recettes d’exportation de l’Ouganda, la majeure partie de cet or provenant du Congo. Le professeur Kristof Titeca (UA) commente à ce titre : « Museveni peut faire bon usage de cet argent pour se maintenir politiquement : près de la moitié des Ougandais ont moins de 15 ans et, pour éviter une sorte de printemps arabe, la stabilité économique est cruciale pour lui. »

    La course mondiale pour l’accès aux matières premières jette de l’huile sur le feu. Les puissances impérialistes sont explicitement complices et jouent un rôle dans le redécoupage de la carte régionale en fonction de leurs propres intérêts en matière de ressources.

    Le nécessaire contrôle démocratique de la majorité sociale sur les ressources

    Ce sont les luttes pour le pouvoir et le prestige l’argent qui font éclater et durer les guerres. Les luttes et les mobilisations sociales doivent donc viser à extraire les ressources et les richesses (en termes de terres et de travail) des multinationales et des différents groupes armés. Ce type de lutte de masse est possible, comme cela a été démontré à plusieurs reprises au Congo, notamment lors de la lutte contre un troisième mandat de Kabila. Par ailleurs, fin 2024 et début 2025, le Mozambique a connu le plus grand soulèvement de masse de son histoire récente, lorsque les masses ont protesté contre l’investiture de Daniel Chapo en tant que président.

    Les luttes sociales sont l’occasion de discuter de la manière dont les travailleurs du secteur minier peuvent se défendre contre l’exploitation au profit de groupes armés et de réfléchir aux besoins sociaux collectifs auxquels l’exploitation minière pourrait répondre dans la région. Cela nécessite le développement d’organisations qui peuvent structurer le mouvement. Cette réflexion doit être menée non seulement dans les mines, mais aussi dans l’ensemble du pays et de la région. La gestion et le contrôle des richesses produites, ainsi que leur orientation vers la satisfaction des besoins de la grande majorité de la population, sont ce qui serait nécessaire pour répondre à ces besoins.

    La lutte des classes détermine le cours de l’histoire. Dans cette lutte, nous nous appuyons sur la majorité sociale qui combat l’oppression exercée par la minorité, en réponse aux problèmes et aux contradictions du capitalisme. Cette approche exclut toute division sectaire de la société. Il faut un programme visant à l’unité de toutes les couches exploitées et opprimées, en partant du constat que seule la majorité peut construire une société où les besoins de l’ensemble de la population sont satisfaits. C’est pour une telle société démocratique et socialiste que nous nous battons.

    « Ce n’est pas un hasard si cette offensive arrive maintenant que Trump est au pouvoir »

    Nous nous sommes entretenus avec Alain Mandiki, un syndicaliste originaire du Kivu et également auteur du livre « 1994, Génocide au Rwanda. Une analyse marxiste »

    « Ce n’est pas un hasard si l’offensive contre Goma et Bukavu arrive au moment où Trump est à la Maison Blanche. Trump représente une défense des intérêts impérialistes d’une manière qui ne tient absolument pas compte des principes de droit ou d’humanité. Dans sa méthode transactionnelle de la diplomatie, Trump est disposé à ignorer les normes relatives aux droits et à la dignité humaine afin d’obtenir l’accès aux ressources que le Rwanda pourrait lui offrir.

    « C’est ce qui se passe aussi dans l’Est du Congo avec les centaines de milliers de personnes réfugiées ou les combats à l’arme lourde qui ont tué près de 3000 personnes dans une seule ville. L’Etat rwandais justifie la présence de 4.000 soldats par la défense de ses propres intérêts. Ces troupes agissent avec un mépris identique pour toute humanité.

    « Ce qui se passe au Congo est en partie déterminé par le jeu des superpuissances en quête d’influence et d’accès aux ressources. Au début de l’année dernière, l’Union européenne a conclu avec le Rwanda un accord de coopération économique qui facilite l’exploitation des « minerais de sang » (étain, tungstène, tantale et or, dont la production est souvent contrôlée par des groupes armés). Ce faisant, l’UE a cherché à offrir une alternative aux investissements chinois dans le cadre du projet des Nouvelles routes de la soie (également appelé Initiative route et ceinture). À la fin de l’année dernière, l’UE a conclu un accord de coopération militaire avec le Rwanda, qui a reçu 20 millions d’euros pour son armée. Ces fonds étaient censés être destinés à des opérations de sécurité au Mozambique. Cependant, rien ne garantit qu’ils ne seront pas utilisés pour le front congolais.

    « La mobilisation et la solidarité internationale sont importantes pour arrêter le soutien des politiques impérialistes. Seule la société congolaise et ses organisations peuvent apporter des solutions aux problèmes actuels. La solidarité internationale est nécessaire pour répondre à l’impérialisme et pour augmenter la pression afin que les dirigeants locaux ne soient pas complices des massacres de la population. Nous devons nous organiser pour lutter pour une société où il n’y a pas de loi des plus forts, mais où la production est gérée démocratiquement pour répondre aux besoins sociaux des masses.

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  • Rwanda 1994. Comment le capitalisme a engendré la barbarie dans la région des Grands Lacs

    Il y a 30 ans, un événement d’une horreur inouïe et historique a eu lieu en Afrique de l’Est : le génocide des Tutsis et le massacre des Hutus modérés. Cet événement qui fut médiatisé sidéra le monde entier. La barbarie à l’échelle industrielle entraina la mort de 800.000 à 1.000.000 de personnes en 3 petits mois.

    Par Alain Mandiki (écrit en 2019)

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    (1) Le Rwanda avant la colonisation

    On dit souvent que l’histoire est écrite par les vainqueurs. C’est une autre manière d’exprimer le fait que les sociétés humaines sont traversées par des rapports de forces entre classes antagonistes qui s’affrontent. Ceci constitue le moteur de l’histoire. Pour ceux qui veulent voir la société se transformer dans l’intérêt de la majorité sociale, ce que nous appelons une société socialiste démocratique, il est important d’étudier l’histoire en relation avec cette lutte de classe. C’est ainsi que nous pouvons tirer les leçons pour les combats politiques actuels.

    Le Rwanda est situé en Afrique de l’Est dans ce que l’on a dénommé la région des Grands Lacs. C’est une région qui a une histoire riche, variée et complexe, à l’origine des sources du Nil. Un des éléments qui rend complexe l’analyse historique, c’est que la dynamique des relations sociales dans la région a souvent été fixée pour pouvoir défendre idéologiquement un régime politique particulier. Certains historiens de la région, comme l’Abbé Kagame Alexis, ont établi des éléments qui étaient vrais à une période historique dans une région géographique précise pour justifier et perpétuer la domination de leur couche sociale. Il en est de même pour les colons qui ont, eux, surtout assis leur autorité sur un récit national et une vision des relations sociales qui correspondaient à la nécessité de diviser pour régner, sur base notamment des théories racistes de Gobineau (1). Lors de la période coloniale, cela prendra la forme de l’indirect rule (2). Pour cela, il fallait jouer sur les contradictions qui étaient présentes dans le Rwanda précolonial, amplifier les antagonismes, en créer de nouveaux et les fixer comme s’ils étaient là de tout temps. C’est ainsi qu’est née l’idéologie génocidaire selon laquelle les Tutsis, peuple de pasteurs (3) hamitiques (4), aurait colonisé le Rwanda, un pays peuplé d’Hutus, peuple de cultivateurs Bantous.

    Une des autres difficultés est de pouvoir étudier les processus historiques dans leur développements et leurs contextes. L’histoire de la région des Grands Lacs connait des similarités avec des périodes que nous avons connu en Europe occidentale, mais il y a surtout des différences. On ne peut pas tout simplement parler du Rwanda précolonial comme étant médiéval et tirer un parallèle complet avec notre Moyen-Âge. Malgré certains points communs, la temporalité des faits et les spécificités liées aux différents royaumes qui se sont établis dans la région doivent nous éviter de tirer des raccourcis hâtifs. Il reste aux scientifiques à faire leur travail pour nous donner une image de ce que fut l’histoire précoloniale de cette région, depuis son peuplement qui remonte à l’expansion du premier homo sapiens sapiens de la vallée du Grand Rift (Afrique de l’Est). Différents auteurs, qu’ils soient de la région ou originaire de pays impliqués dans le processus colonial, s’intéressent à ce vaste sujet. Au-delà des nuances et des débats contradictoires propres à l’immensité de la tâche, des consensus scientifiques se dégagent et établissent des faits historiques sur certains points d’importance.

    Des Etats monarchiques centralisés

    Dans la région des Grands Lacs, de manière spéculative à partir du 15e siècle, mais de manière plus sûre au 18e siècle, il existait plusieurs petits Etats monarchiques centralisés comme le Bunyro, le Buganda, le Nkore, le Burundi et le Rwanda. Ces Etats étaient parcourus de luttes pour le pouvoir interne entre les différents clans de la noblesse, et de contradictions sociales propres à l’exploitation d’un surproduit social sur lequel vivait la couche supérieure de la société. Il y existait également une volonté propre à chaque royaume de s’étendre au détriment de ses voisins.

    Cela se faisait en fonction du potentiel des forces productives et du développement de celles-ci. L’ensemble de la société, et en particulier les couches dominantes, était organisée sur une base patrilinéaire clanique. Les clans pouvaient se composer d’un mélange Hutu – Tutsi ou Bairu – Bahima. D’autres groupes de populations existaient, comme les Twas. Un peuplement très anciens de la région vit de la culture maraichère et céréalière et de l’élevage pastoral. Il faut bien comprendre que la relation qui lie l’agriculture et l’élevage dans la région est autant complémentaire que contradictoire. Les troupeaux ont besoin de pâture pour se produire et se reproduire, et les pâtures ont besoin de troupeaux pour le travail du sol et le fumier qui permet la fertilisation du sol. Les grands propriétaires terriens s’élèvent au-dessus de la société, comme les propriétaires de grands troupeaux. En dessous d’eux se trouvent ceux qui doivent entretenir le bétail, le travailler, et de même pour les cultures. Il y avait au Rwanda ceux qui sont devenus des Hutus, qui parfois possédaient du bétail, et ceux qui sont devenus des Tutsis, qui étaient parfois agriculteurs, au contraire de ce que les colons ont pu écrire. Ceci étant dit, la vache représentait un capital important : par exemple, un grenier de 300 kg de haricots achetait une génisse de 100 kg ; une peau de vache non tannée achetait 30 kg de haricots, ou une houe, ou une jeune chèvre (5). ‘‘Rien ne surpasse la vache’’ dit un dicton rwandais. Cela reflète le statut primordial de la vache dans les échanges commerciaux. Les pasteurs, majoritairement Tutsis, ont donc eu tendanciellement une position de force plus importante en possédant ce capital.

    La question ethnique – Les idées vraies, comme les idées fausses peuvent devenir une force matérielle quand elles sont reprises en masses

    Le racisme est un ensemble d’idées né dans un contexte économique et social bien particulier. Cependant, une fois que ce contexte a déterminé l’idéologie qui la reflète, celle-ci prend sa dynamique propre et influe sur le développement du contexte lui-même. Ainsi, l’idéologie des races avait pour contexte l’esclavage dans le cadre de l’accumulation primitive capitaliste. Alors que ce contexte sous cette forme particulière a disparu, l’idéologie des races a resurgi à plusieurs reprises dans l’histoire avec les diverses conséquences funestes que nous connaissons. Nous pensons que si nous comprenons le contexte qui a pu faire émerger un tel ensemble d’idées, nous serons plus à même de le combattre. C’est ce que nous appelons la théorie de l’action.

    L’ethnisme dans la région a toujours été un outil idéologique qui permet de diviser pour mieux régner. Mettre en avant un antagonisme ethnique permet de masquer le conflit de classes et d’éviter de répondre par exemple à la question agraire. Ainsi, les historiens, fonctionnaires et missionnaires coloniaux allemands puis belges ont inventé l’idée selon laquelle les Tutsis étaient des Hamitiques venus d’Abyssinie (6) et qu’ils étaient plus aptes au commandement. Cela a justifié le retrait de plusieurs chefs locaux (mwami) qui s’opposaient aux colons et leur remplacement par des chefs Tutsis acquis à la cause coloniale. Lors de la lutte pour l’indépendance, cet antagonisme a été joué dans l’autre sens, notamment par la démocratie chrétienne belge, pour maintenir la domination coloniale puis néocoloniale. Cette idéologie raciste a été promue par des pseudoscientifiques qui, sur base de l’anthropologie physique, ont installé un antagonisme permettant d’asseoir la domination impérialiste, et générant par là même les bases de l’idéologie génocidaire.

    La production du surproduit social

    Le Rwanda précolonial était une société inégalitaire. La soudure (7), les accidents de cultures, les épizooties (8) entrainaient des famines qui pouvaient jeter des familles ou des clans dans la pauvreté et les faire entrer dans des relations de dépendance. Un riche était défini par le nombre de personnes qu’il faisait travailler sur ses propriétés (cultures ou élevages). Une partie de ce qui était produit par le paysan moyen allait au chef qui lui avait concédé la parcelle. Ceux ne possédant pas de terre travaillaient donc comme journaliers sur des terres possédées par d’autres contre rétribution en marchandise (haricots, sorgho, bière, beurre,..) leur permettant d’acquérir d’autres biens. Ce statut, considéré comme indigent, était en marge de la société. À côté de cela s’établissaient des relations de clientèle propres à la société féodale rwandaise entre un riche et son corvéable, renforcées et valorisées par l’idéologie.

    Lors de l’émergence de la dynastie des Banyiginya au Rwanda fin du 18e siècle, on a vu un renforcement du pastoralisme dans la structure sociale. Un système que l’on peut rapprocher du servage s’est développé, par lequel le paysan devait travailler sur les terres du seigneur un certain nombre de jours (2 jours d’akazi), sur une semaine de 5 jours. Le régime de l’ubuhake, une relation de clientèle et d’obligation qui fonctionnait en milieu pastoral, a été étendu et a recoupé les nouvelles structures de pouvoir. Néanmoins, ce ne sont pas les Tutsis dans leur totalités qui ont constitué la classe dominante, mais bien une minorité d’entre eux. On estime entre 10.000 et 50.000 le nombre de Tutsis de clan noble qui ont été impliqués dans le pouvoir colonial sur un total de plusieurs centaines de milliers de Tutsis au 18e siècle.

    On le voit : les contradictions et les lignes de failles de la société rwandaise étaient nombreuses. Cela entraînait des luttes et des résistances. L’entrée en jeu des puissances impérialistes viendra modifier les rapports de forces internes à la région et fera entrer de plain-pied l’Afrique de l’Est dans les contradictions capitalistes.

    Notes :
    (1) Homme politique et écrivain français du 19e siècle.
    (2) Méthode d’administration d’une colonie se basant sur des relais locaux.
    (3) Eleveurs de bétails.
    (4) Terme d’origine biblique attribué péjorativement à des populations africaines qui descendraient de personnages du Premier Testament.
    (5) Claudine Vidal, Économie de la société féodale rwandaise, Cahiers d’Études africaines, 1974.
    (6) Région de la Corne de l’Afrique.
    (7) Période entre deux récoltes.
    (8) Maladie frappant un groupe d’animaux.

    (2) La colonisation et la décolonisation du Rwanda

    Les puissances impérialistes se disputent le gâteau Africain

    L’Allemagne, nouvelle puissance impérialiste

    Aucun Etat africain n’a l’allemand comme langue issue de la colonisation occidentale. Cette situation est due aux rapports de forces internationaux qui ont fait perdre à l’Allemagne toute leurs colonies sur le continent. L’Allemagne était déjà arrivée tardivement dans la « course aux colonies ». La cause était le retard qu’avait pris la bourgeoisie allemande pour réaliser son unité nationale. Alors que l’Angleterre, La France, la Belgique, l’Espagne, le Portugal et les Pays-Bas menaient des explorations depuis des dizaines d’années, l’Allemagne se lança tardivement dans la conquête coloniale.

    Ce retard accumulé dans l’unification nationale explique aussi le fait que le jeune Etat allemand se focalisa en 1871 sur le renforcement de son Etat en interne et ne se lança pas directement dans la guerre de conquête coloniale que menèrent ses rivaux. Dans un premier temps, c’est du capital privé qui bénéficia de la protection de l’Etat allemand qui se lança dans les explorations, les conquêtes et les investissements. La conférence de Berlin de 1885 consacra les rapports de forces militaires entre les différents puissantes qui verront émerger l’Afrique Orientale Allemande dont fera partie le Ruanda-Urundi.

    Parallèlement aux rivalités inter-impérialistes, les contradictions de la société monarchique rwandaise étaient remontées à la surface, entraînant une grave crise de régime. Après la mort de Kigeli IV Rwabugiri, son successeur a dû faire face à des incursions militaires belges sur son territoire et fut renversé suite à une défaite militaire et un complot ourdi en interne. Yuhi Musinga arriva ensuite à la tête du royaume. Très vite, le jeune roi s’allia avec les allemands pour stabiliser son pouvoir. Comme l’exprime très bien l’historien français Jean-Pierre Chrétien : « manifestement l’aristocratie rwandaise a joué la carte d’un camp européen contre l’autre, elle cherche l’appui de ceux qui lui semble les moins dangereux ou les plus respectueux… »(2) Cette alliance permit à l’Allemagne de stabiliser son empire colonial et de le gérer de manière économique avec des relais sur place ; et cela permit à la famille royale régnante de s’assurer le pouvoir.

    La Première Guerre mondiale redistribue les cartes

    Les puissances impérialistes tenteront de résoudre leurs différends coloniaux de manière pacifique à travers plusieurs conférences internationales. Finalement, la logique intraitable de concurrence entre les différentes bourgeoisies nationales conduira à la Première Guerre mondiale. Cette guerre fut menée pour redistribuée les cartes au niveau mondial, chaque Etat capitaliste voulant augmenter sa part du gâteau et assurer son hégémonie. La défaite de la Triple alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie), se soldera par la perte de l’AOF pour l’Allemagne.

    La tutelle du Ruanda-Urundi fut confiée à la Belgique qui réussit par un jeu d’équilibre à récupérer cette région-clé. En effet, la rivalité entre le Royaume-Uni et la France en Afrique de l’Est était permanente à l’époque, comme l’avait par exemple illustré l’incident de 1898 à Fachoda, dans l’actuel Soudan du Sud. Le territoire occupé par le Ruanda-Urundi est stratégique à plusieurs égards car il constitue une porte d’entrée au Congo, il est à la source du Nil et c’est aussi une porte d’entrée vers le Tanganyika et le Kenya qui ont des côtes sur l’océan Indien.

    La colonisation des esprits

    Afin d’assurer son pouvoir, le colonisateur belge comme l’allemand auparavant ne pouvait pas compter que sur la force ou la coercition. Ils se sont basés sur la famille royale, qui était le pouvoir précédent, pour avoir une base dans la société. Mais ils ont aussi eu besoin de casser toutes les résistances qui pouvaient être une barrière à l’exploitation coloniale. Ils ont donc figé la société qu’ils ont trouvée et ont créé de toutes pièces une division ethnique dans la population. Au Rwanda, l’ensemble de la population partageait la même culture, parlait la même langue, vénérait le même dieu « Imana ». Les colonisateurs ont institué le fait que ce peuple était divisé en deux ethnies totalement distinctes. Les Batutsi : race supérieure Hamito-sémites ou nilo-hamitique constituant 5% de la population, éleveur naturellement apte à diriger, couche de seigneurs proche de la race blanche. En dessous d’eux, les Bahutu : paysans bantous, race inférieure qui devait être commandée. Les Pères blancs (3) considéraient que seuls les Batutsi pouvaient bénéficier d’une instruction essentiellement primaire qui permettait d’avoir des postes dans l’administration coloniale. Une petite élite tutsi se constitua alors, mais qui ne représentait pas l’ensemble de la population décrite comme étant tutsi. Celle-ci était, dans sa majorité, exploitée comme les Bahutu.

    Pour faciliter ce processus, il a fallu réduire le pouvoir du roi et autoriser la liberté de religion afin d’imposer le catholicisme. Ce processus aboutira à la destitution de Musinga et à la mise en place d’un roi catholique proche de l’administration coloniale, Mutara III Rudahigwa. L’élite tutsi en constitution autour de lui aura sa place seulement si elle fait la jonction avec les intérêts coloniaux, comme le rappella le colonel Jungers aux élèves du groupe scolaire Astrida des Frères de la charité de Gand, qui formait les futures élites : « restez modestes. Le diplôme de sortie qui vous sera attribué, n’est pas une preuve de compétence. Il ne constitue que la preuve que vous êtes aptes à devenir des auxiliaires compétents. »(4)

    Dans les années 1930, l’administration coloniale fera renseigner, sur les papiers d’identité, la race à laquelle appartenait chaque rwandais. Selon l’historien français Yves Ternon, à cette époque, 15% se déclarèrent Tutsi, 84% Hutu et 1% Twa.(5)

    Après la guerre, la Belgique a été mise sous pression suite aux terribles famines qui ont eu lieu à cause du manque d’investissement agricole et en infrastructures. La Belgique a été forcée, par exemple, d’ouvrir l’enseignement aux Bahutu. Mais, encore en 1948, la revue des anciens élèves d’Astrida disait : « de race caucasique aussi bien que les Sémites et les indo-Européens, les peuples hamitiques n’ont à l’ origine rien de commun avec les nègres… Physiquement ces races sont superbes : malgré les inévitables métissages résultant d’un contact prolongé avec les nègres, la prépondérance du type caucasique est resté nettement marquée chez les Batutsi… »(6)

    L’Arabica, base du revenu de la colonie

    Au-delà de sa situation géostratégique, une des richesses du Rwanda réside dans ses terres agricoles. Le colonisateur Allemand, d’abord, puis Belge, a fait du Rwanda une terre de caféiculture. Ce processus a vu le remplacement de cultures maraîchères et vivrières par des cultures d’exportations dépendantes des prix sur les bourses mondiales. Pour acheminer ces marchandises, il a fallu construire et entretenir un réseau de routes carrossables. Cela s’est fait par le travail forcé, qui en 1930 représentait presque 2 mois par an.(7) Ces deux éléments ne pouvaient que renforcer les contradictions sociales, puisque la population était écartée du travail des champs pour entretenir l’infrastructure coloniale, mais devait en plus cultiver du café pour pouvoir payer les impôts à l’Etat. Cela entraînera des famines et des fuites de population vers les pays voisins.

    Edmond Leplae, Directeur de l’Agriculture au Ministère des Colonies de 1910 à 1933, mis en place un système de culture obligatoire qu’il copia du modèle Hollandais à Java. À cette époque, il y eu de 1 à 4 millions de plants de café planté par an. De 11 tonnes en 1930, la production grimpera à 10.000 tonnes en 1942 et 50.000 en 1959.

    La « révolution coloniale » : les populations opprimées commencent à se libérer de leurs chaînes

    Les marxistes ont toujours expliqué que la révolution entraîne la guerre et que la guerre entraîne les révolutions. Après la Seconde Guerre mondiale, un processus révolutionnaire a pris place partout à travers le monde. Les Etats alliés objectifs de ce processus ne pouvaient être que les pays dans lesquels la base sociale de l’Etat était différente et où le système de production représentait une alternative au système capitaliste. C’est donc l’URSS dans un premier temps puis la Chine en 1949 qui vont inspirer les révolutionnaires. À cette époque, la dégénérescence bureaucratique en URSS était déjà un frein relatif, mais l’économie bureaucratiquement planifiée (même avec ses limites) et la victoire face aux nazis vont conférer à la bureaucratie stalinienne une immense autorité. En effet, l’existence d’une alternative au système capitaliste permettra d’installer un rapport de force international favorable qui obligera la bourgeoisie dans les pays capitalistes avancés à offrir d’énormes concessions économiques, démocratiques et sociales à la classe ouvrière dans leur pays, et démocratiques dans les pays qui subissaient l’oppression coloniale. Par ailleurs, la bureaucratie qui s’est installée au pouvoir en URSS au cours des années 1920 a tout fait pour que n’émerge pas une révolution socialiste démocratique dans un autre pays. Cela aurait pu relancer le processus de lutte en URSS-même pour une véritable démocratie ouvrière et pour une planification économique démocratique. Malgré ces limites, c’est donc un modèle de révolution dirigée par le haut et une économie planifiée bureaucratiquement qui a été prise comme modèle alternatif dans tout un tas de pays lors des révoltes contre l’oppression coloniale.

    Dans la lutte contre l’impérialisme sur le continent asiatique, la victoire de l’armée populaire de Mao et la constitution d’un Etat ouvrier déformé par la bureaucratie dès son début sera le modèle que beaucoup de nationalistes dans les pays qui subissait encore le joug colonial utiliseront. Il ne se base pas sur la méthode et le programme du parti bolchevik durant la révolution russe qui s’est basée sur la combativité et le sens d’initiative de la classe ouvrière russe. Partant des contradictions propres au régime colonial, ce modèle se base sur la petite-bourgeoisie nationaliste, la couche supérieure de la société (officiers supérieurs, intelligentsia, …) et des éléments progressistes radicalisés qui luttent contre le pouvoir impérialiste. La stratégie utilisée n’est donc pas la mobilisation systématique de l’ensemble de la société à travers les actions collectives de masse telles que les manifestations et les grèves d’où émergent une situation de double pouvoir, mais bien la guerre de guérilla dirigée par ces couches. Dans une situation internationale et nationale favorable, cela mena à des victoires et à un recul temporaire des puissances impérialistes.

    Ce sera le cas par exemple en Indochine avec la défaite de l’armée française à Diên Biên Phu. De manière générale, un processus révolutionnaire dans un pays inspire les masses en lutte et les révolutions dans d’autres pays. En Afrique et en Amérique centrale et du Sud, ces exemples ont inspiré les couches qui cherchaient à vaincre l’impérialisme. Cela s’est traduit par la vague de luttes sur base des méthodes de guerres de guérilla qui prendra place entre autres à Cuba et en Algérie. À la fin des années ‘50, la plupart des combattants pour l’indépendance dans les pays colonisés sont gagnés par le nationalisme ; certaines couches de la petite-bourgeoisie sont touchées par les idées socialistes mais sur base du modèle de l’armée populaire de Mao. Le rôle dirigeant dans la révolution n’y est pas dévolu à la classe ouvrière et ses organisations indépendantes, mais bien à une couche supérieure de la société qui s’appuie sur une guérilla paysanne pour prendre le pouvoir.

    Au Rwanda, les élites nationales sont aussi touchées par ce processus. Mais la division ethnique de la société divise l’élite en deux camps qui tirent des conclusions différentes sur la manière de voir l’oppression coloniale. Dès 1957 se fonde l’Association pour la promotion sociale de la masse (APROSOMA). Celle-ci ne s’organise malheureusement pas sur une base de classe mais bien sur une base ethnique. En 1957 aussi, le Manifeste des Bahutu est écrit par 9 intellectuels hutu dont le futur président de la République Grégoire Kayibanda. Il dénonce non pas la colonisation mais bien le pouvoir tutsi. Pour eux, la question de l’indépendance est secondaire par rapport à la question de l’élimination de la domination économique, politique et culturelle des Batutsi.

    Les bases de l’idéologie génocidaires sont présentes dans ce manifeste. Il reprend la division en catégories créées par l’administration coloniale pour en déduire la nécessite d’une passation de pouvoir à la majorité hutu. Sur base de cette idéologie se crée le Parti du mouvement de l’émancipation hutu (PARMEHUTU). Pour l’élite tutsi regroupée autour de l’Union Nationale Rwandaise (UNAR), il faut l’indépendance et le départ de l’administration coloniale, ainsi que la remise en place d’une monarchie constitutionnelle au Rwanda. À côté de cela, un parti favorable aux intérêts occidentaux émerge : le Rassemblement démocratique rwandais (RADER), qui regroupe des anciens « astridiens » (8) et des Bahutu.

    Le pouvoir colonial, voyant le danger de la perte de contrôle, changea alors ses alliances et utilisa la petite-bourgeoisie hutu en promouvant l’idée du « peuple majoritaire ». Celle-ci fut portée en grande partie par la démocratie-chrétienne, principalement flamande, et l’élite de l’Eglise catholique sur place. Des élections furent organisées et remportés par le PARMEHUTU. La première république fut installée. Grégoire Kayibanda en était le président. Une politique de discrimination systématique vis-à-vis des Batutsi se mit en place, appuyée par des violences et des pogroms vis-à-vis de ceux identifiés comme tels. Les violences permettront de dévier la colère des masses contre un ennemi identifié et de détourner l’attention des problèmes auxquels faisait face le Rwanda : l’inégalité économique et la question agraire non résolue. La première République durera de 1962 à 1973. Mais le mécontentement populaire se poursuivra. Et sur base de cela, Juvénal Habyarimana, provenant du Nord du pays, utilisera les tensions régionales entre la petite-bourgeoisie hutu du centre et celle du Nord pour s’élever au pouvoir en 1973.

    Notes :

    (1) Dans la région des Grands Lacs, pour les noms des populations, l’accord au pluriel se fait en ajoutant le préfixe ‘Ba-‘ et, au singulier, ‘Mu-‘. Par exemple, pour un ‘Tutsi’ et un ‘Hutu’, on dira ‘Mututsi’ et ‘Muhutu’.
    (2) Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Aubier, 2000, p. 188.
    (3) Ordre religieux missionnaire fondé par le Cardinal Lavigerie.
    (4) Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs…, p. 240.
    (5) Yves Ternon, Rwanda 1994. Analyse d’un processus génocidaire, dans « Revue d’Histoire de la Shoah » 2009/1 (N°190).
    (6) Citation reprise dans : Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs…, p. 247.
    (7) Ibidem, p. 245.
    (8) Anciens du groupe scolaire de Butare (ex-Astrida).

    (3) La Deuxième République, la guerre civile et le génocide de 1994

    Dans les 2 premières parties, nous avons retracé de manière chronologique les éléments d’histoire qui permettent selon nous d’analyser les causes du génocide. Dans cette troisième partie, nous ne suivrons plus chronologiquement les événements, mais nous voulons entrer directement dans le débat. Au-delà de l’explication, il s’agit surtout de remettre en cause certaines analyses superficielles qui ont été amenées dans le débat public.

    Comment expliquer le génocide ?

    Un des clichés de la propagande coloniale pour justifier la colonisation de l’Afrique par les puissances impérialistes a été “la mission civilisatrice”. La propagande raciste de l’époque dépeignait l’Afrique comme un continent barbare en proie à l’esclavage arabo-musulman et aux guerres ethniques. La mission de l’Occident était d’apporter la paix et le développement économique. Ce qui allait amener la démocratie et le progrès.

    Mais la réalité, c’est qu’après la mise en place du système de production capitaliste et l’intégration au marché mondial, les standards moyens de démocratie ne sont pas présents et la paix est loin d’être garantie dans l’ensemble du continent, et en Afrique de l’Est en particulier. Au lieu de chercher les explications dans les contradictions du capitalisme, beaucoup d’idéologues ont préféré aller reprendre des explications dans la propagande raciste des années coloniales.

    Selon nous, le point culminant des tensions “ethniques” a pour base une classe dominante qui se bat par tous les moyens pour rester aux commandes et profiter des miettes qui tombent des termes des échanges mondiaux. Dans cette lutte, l’élimination physique comme “solution finale” de son challenger et la désignation de l’ennemi en tant que race qui serait la cause de toutes les contradictions a été l’option du Hutu Power, les extrémistes du régime d’Habyarimana. Selon les idéologues précités, il n’en est rien : le génocide serait lié aux luttes ethniques et barbares consubstantielles à l’Afrique et aux africains. C’est une manière ironique de reconnaître l’échec total du projet colonial. Voyant la contradiction argumentative, certains intellectuels poussent l’argument à l’absurde en réclamant une nouvelle colonisation de l’Afrique (1).

    Les deux premières parties ont apporté des éléments de réponses à ce courant réactionnaire qui utilise la distorsion de l’histoire et la racialisation de la société comme moyen de division pour cacher les ambitions impérialistes. Il existe cependant un courant d’idéologues considéré comme “progressistes” et “scientifiques” qu’il convient aussi de démasquer.

    Le néo-malthusianisme à la rescousse du capitalisme

    Analyser le génocide comme un phénomène “moderne” lié aux contradictions du capitalisme est une attitude philosophiquement matérialiste, c’est à dire rationnelle. Mais aujourd’hui, avec la division du travail dans le monde intellectuel et l’absence de remise en cause globale du système capitaliste, ce genre d’approche est beaucoup moins audible. Les experts de chaque discipline abordent une question générale sous l’angle unique de leur expertise et il généralise cela en voulant faire correspondre la réalité à leur analyse. C’est ce que nous appelons une réflexion philosophiquement idéaliste.

    C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre les analyses de Jared Diamond. Ce géographe et biologiste est davantage connu dans le monde anglo-saxon, mais ses thèses sont aussi relayées dans le monde francophone et belge par des académiques comme Jean-Philippe Platteau, de l’Université de Namur. De manière générale, avec la crise environnementale, le néo-malthusianisme fait un retour en force. On entend des dirigeants de premier plan comme le Président français Emmanuel Macron dire que la cause du sous-développement en Afrique est due au ventre des femmes africaines (2). On entend aussi certains courant écologistes réclamer un arrêt de la reproduction pour sauver la planète (3).

    Le marxisme est souvent disqualifié, car il ne serait qu’une “vieille théorie”. Mais en général, les contradicteurs réutilisent des idées tout aussi vieilles qui, déjà à leur époque, ont été battue en brèche. Jared Diamond a été l’un de ceux qui ont remis au goût du jour les idées de Malthus (4). Il a écrit deux livres qui traitent de ce sujet. L’un d’eux : “Guns, Germs, and Steel: The Fates of Human Societies” (“De l’inégalité parmi les sociétés : Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire”). Il y explique comment les occidentaux ont pu coloniser l’Afrique. Les éléments géographiques et biologiques sont mis en avant comme déterminant la supériorité occidentale. Lié au même sujet, son second livre est “Collapse: How Societies Choose to Fail or Survive” (“Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie”). Il y expose le fait que la trop grande pression sur les ressources environnementales est la cause d’effondrement des civilisations. Il prend pour exemple les habitants de l’île de Pâques, les Pascuans, et leurs statues (Moaï). Dans ce même livre, il y a tout un chapitre sur le génocide au Rwanda, s’intitulant “Malthus en Afrique”. Il prend l’exemple du génocide pour développer sa thèse : la surpopulation a été l’un des éléments déterminants les événements.

    Dans l’absolu, il ne faut pas écarter la surpopulation comme élément explicatif. C’est d’ailleurs à prendre en compte pour comprendre les tensions sociales dans la région de manière fine. À ce titre, les analyses de Platteau et consorts sur le Rwanda sont intéressantes à plus d’un titre.

    Mais l’erreur consiste à prendre un élément d’analyse et le généraliser pour en faire l’élément de causalité principale en considérant le système de production capitaliste comme un invariant. Ce faisant, on cache les contradictions sociales et économiques qui sont liées au capitalisme et on le présente comme étant l’horizon indépassable de l’humanité. Dans l’analyse, on oublie donc comment, dans le cadre d’un conflit de classe aigu de revendication foncière non traitée, la question de la démographie approfondit la crise. C’est l’erreur que commet Diamond. Dans le chapitre consacré au génocide, il écrit : “La pression démographique a été l’un des facteurs importants à l’œuvre dans le génocide rwandais. Le scénario catastrophe de Malthus peut parfois se réaliser et le Rwanda en fut un modèle. De graves problèmes de surpopulation, d’impact sur l’environnement et de changement climatique ne peuvent persister indéfiniment : tôt ou tard, ils se résolvent d’eux-mêmes, à la manière du Rwanda ou d’une autre que nous n’imaginons pas, si nous ne parvenons pas à les résoudre par nos propres actions. Des mobiles semblables pourraient œuvrer de nouveau à l’avenir, dans d’autres pays qui, comme le Rwanda, ne parviennent pas à résoudre leurs problèmes environnementaux. Ils pourraient jouer au Rwanda même, où la population augmente aujourd’hui encore de 3 % l’an, où les femmes donnent naissance à leur premier enfant à l’âge de quinze ans, où la famille moyenne compte entre cinq et huit enfants.”

    Dans son “Essai sur le principe de la population”, Malthus avait la même approche. Karl Marx avait réfuté Malthus en remettant l’élément démographique en lien dialectique avec les rapports de production capitaliste. La théorie de Diamond sur l’effondrement a été réfuté dans son ensemble (5). Des intellectuels sont revenus sur son analyse de la société pascuane. Mais très peu a été écrit sur son analyse du génocide.

    L’élément que nous voulons ajouter à cette réfutation concerne donc l’analyse faite par Diamond sur le génocide au Rwanda mais de manière spécifiquement matérialiste. Le capitalisme ne se développe pas de manière linéaire et homogène. C’est ce que les marxistes appellent le “développement inégal et combiné”, cela génère des possibilités de réserves jusqu’au moment où l’ensemble des régions du monde sont soumises aux rapports capitalistes de productions. La manière dont les rapports capitalistes s’imposent à de nouvelles sociétés ne peut être pacifique. Cela est liée d’une part à l’affrontement entre l’ancien et le nouveau rapport de production, et d’autre part à la concurrence impérialiste. Pour établir sa domination, l’impérialisme réutilise l’ancienne organisation sociale en la remodelant en fonction de ses intérêts et donc, ce faisant, il la transforme, créant de nouveau rapports sociaux et ainsi de nouvelles contradictions. C’est ce que nous avons voulu illustrer aussi avec les 2 premières parties. C’est aussi dans ce sens que nous ne suivons pas les analyses soient disant “progressistes” et “scientifiques” comme celles de Diamond.

    L’analyse de la crise de la Deuxième République rwandaise et du génocide illustre bien ce propos.

    La crise de la Deuxième République

    Juvénal Habyarimana a pris le pouvoir en 1973. La fraction de la classe dominante a changé. Une petite minorité hutu du nord du pays a pris le contrôle du pouvoir d’Etat, profitant de celui-ci pour pouvoir s’enrichir sur base de leur rôle d’intermédiaire dans l’exportation des principales ressources du pays, essentiellement agricoles (café, thé). Pour renforcer son pouvoir, le régime s’est appuyé sur l’organisation du pays, avec une population sous contrôle stricte de l’administration. Il y avait ainsi une division du pays en 10 préfectures, elle-même subdivisées en sous-préfectures, et 145 communes divisées en secteur de 5.000 habitants, subdivisés en cellules de 1.000 personnes. Chaque cellule était contrôlée par 5 personnes proches du régime. Tous les samedis, la population devait participer à du travail communautaire et aux réunions d’endoctrinement du régime. Ce contrôle strict de la population servira le régime une fois qu’il mettra en œuvre les plans d’éliminations physiques des Batutsi (6). Le régime de parti unique était soutenu par 7.000 soldats et par une garde prétorienne forte de 1.500 hommes (7). Tout au long de la dictature du régime Habyarimana, il s’est développé une coopération militaire et diplomatique forte avec la France qui a saisi cette opportunité d’affaiblissement de l’ancienne force coloniale belge pour s’implanter dans l’Est de l’Afrique.

    Le Rwanda à l’époque était présenté comme un pays modèle de coopération au développement. L’économie du pays était sous perfusion d’aide internationale. Cela a pu masquer temporairement les faiblesses du régime, mais les contradictions économiques sont remontées à la surface lors de la chute des prix mondiaux des matières premières, et plus particulièrement fin des années 80 quand le thé et le café ont chuté. Cela a obliger les dirigeants rwandais à frapper à la porte du FMI et à s’astreindre aux fameux plans d’ajustement structurels, les ancêtres des plans d’austérités, et autres mémorandums d’aujourd’hui. Cela s’est déroulé alors que la famine frappait fin des années 80 et début 90 suite à une sécheresse dans le Sud du pays. La question agraire n’étant pas réglée, une minorité concentre la majorité des terres : 16% de la population détient 43% des terres et les revenus du café constituent 80% des revenus de l’Etat. Entre 1962 et le début des années 90, la population a augmenté de 2.400.000 à 7.148.000 personnes. Principalement rurale et jeune c’est une population en proie à la famine et à la misère qui doit subir des coupes drastiques imposées par l’extérieur suite au développement de sa dette (7).

    En parallèle à cela, les Batutsi qui avaient dû quitter le pouvoir au tout début de la Première République dans les années 60 se sont organisés dans la diaspora au sein de différentes organisations politico-militaires. Présente dans les pays frontaliers, une partie a pu prospérer et constituer des moyens pour challenger le pouvoir en place au Rwanda. Fin des années 70, l’Ouganda du président Idi Amin Dada est confronté à une guérilla qui conteste son pouvoir. A la suite de luttes de factions, le guérillero Yoheri Museveni, avec la National Resistance Army (NRA), arrivera à s’établir comme chef de l’Etat ougandais. Des guérilleros batutsi combattront dans cette guérilla, dès le début et jusqu’à la prise de pouvoir de Museveni. Fred Rwigema, l’un des fondateurs du Front Patriotique Rwandais (le FPR), mais aussi Paul Kagame, actuel Président du Rwanda, y seront présents et y acquerrons une expérience militaire. Le FPR est issu de la Rwandese Alliance for National Unity (RANU) qui est le regroupement politique de la diaspora tutsi. Une fois au pouvoir, Yoheri Museveni installa ses frères d’armes à des postes-clés. La concurrence pour les postes poussa les proches de Museveni à contester la présence de Batutsi aux postes à responsabilité en Ouganda. Ce dernier chassera donc les Batutsi hors de son régime et les poussera à retourner au Rwanda. Rwigema sera tué dans des circonstances troubles lors de la première attaque et Paul Kagame, en formation militaire aux USA, reviendra pour diriger l’Armée patriotique rwandaise (APR), l’aile militaire du FPR.

    C’est le début de la guerre civile rwandaise qui part de l’Ouganda vers le nord du pays. Les contradictions du régime rwandais sont trop fortes et, très vite, l’APR qui est bien financée, très bien entrainée et disciplinée engrange des victoires militaires. Pour stopper la poussée du FPR, le régime demande l’appui de militaires et diplomatiques de la France qui va, jusqu’à la chute du régime, lui accorder sans faillir. Le but pour la France étant de maintenir dans la région un régime favorable à ses intérêts et éviter un nouveau Fachoda, c’est-à-dire l’émergence d’un régime ou un dominion anglo-saxon en Afrique de l’Est. Face à cette situation, la France propose au régime de mener des négociations vers une transition démocratique (ouverture au multipartisme) et pacifique sous l’égide de l’ONU. Ce seront les Accords d’Arusha qui amèneront une force, la MINUAR, à prendre pied au Rwanda. Ces négociations sont le reflet du rapport de force interne mais aussi international. Il n’y a pas la volonté du régime de concéder une miette de pouvoir. Et dans cette démarche, il se sait soutenu par la France.

    Le régime réagit à cette situation de crise en amplifiant la propagande raciale. Face à la colère et à la misère de la population, lors de ses réunions d’endoctrinement, il désigne le retour de l’ancien ordre féodal “Tutsi”. Cela génère des explosions de colère et des pogroms, mais au fur et à mesure que la situation militaire se résout en faveur du FPR, le régime durci son discours racial. Dès le début des années 90, un courant extrémiste se développe autour de la femme du président, qui vient aussi du Nord du pays. C’est l’idéologie du Hutu Power et de l’élimination physique des opposants. Les préparatifs du génocide se mettent en place par un battage idéologique raciste renforcé par les moyens modernes. Comme dit précédemment, la population devait participer à des réunions hebdomadaires d’endoctrinement. La bourgeoisie hutu du Nord finançait la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) qui diffusait dans tout le pays un climat de haine raciste qui désignera le mututsi comme la cause des problèmes. Il s’agira aussi de déshumaniser le mututsi en le présentant comme un “cafard” venu de l’étranger pour oppresser le muhutu. Dans une situation de crise économique et sociale terrible et d’une sécheresse qui entraîne une famine pour une population nombreuse n’ayant pas accès à la terre de manière égale, à cela s’ajoute une militarisation de la société par l’endoctrinement et les médias de masses, c’est le cocktail qui explique qu’une partie de la population a pu perpétrer et participer à ce massacre de masse.

    Cela illustre que le génocide n’était pas une manifestation de colère spontanée. C’est le résultat d’un processus qui a été soigneusement préparé par une frange de la bourgeoisie comprador (8) aux abois en compétition avec une autre frange de la bourgeoisie. D’ailleurs, dans la première phase du génocide en lui-même, les premières personnes à être exécutées l’ont été sur base d’une liste préétablie de Batutsi considérés comme sympathisants avec le FPR. C’est la garde présidentielle appuyée par les milices extrémistes hutu interahamwe qui ont effectué la “chasse”. C’est seulement dans un deuxième temps que l’élimination physique comme “solution finale” des Batutsi en tant qu’ethnie a été mise en place pour éliminer à tout jamais le danger de restauration. Ce processus a été assisté par la France de François Mitterrand, Hubert Védrine et Bernard Kouchner, qui ont jusqu’au bout soutenu la frange dure du régime et qui l’ont même exfiltrée vers le Congo voisin une fois la guerre perdue.

    Un génocide sous l’œil des médias du monde entier

    Le génocide de 1994 s’est établi alors que, depuis le début de la guerre et très certainement depuis 1992, le double discours du régime lors des accords d’Arusha (9) était limpide : “négocié” en français, “appeler au meurtre” en la langue rwandaise (kanyarwanda). Les médias du monde entier ont suivi les développements, une force des Nations-Unies était présente sur place, mais s’est retirée après le massacre des 10 Casques bleus belges.

    Le génocide des Batusti et le massacre des Bahutu qui s’opposaient au régime au pouvoir a engendré un déchirement de la société rwandaise et a déstructuré toute la sous-région. Plusieurs centaines de milliers de Bahutu issu du régime ou qui ont perpétré des massacres, mais aussi ceux craignant des représailles ou fuyant la misère sont partis en exil, notamment dans le Congo voisin. L’arrivée au pouvoir du FPR a remodelé les rapports de force internes et internationaux dans la région. Le battage médiatique racial a eu un impact sur toute la région de l’Afrique centrale et de l’Est en mettant notamment en danger les Banyamulenge (10) en République démocratique du Congo (RDC).

    Les contradictions liées au capitalisme n’ont pas disparues mais se sont transformées, générant une nouvelle situation et un nouveau rapport de force. Nous reviendrons dans la dernière partie sur la nouvelle situation post-génocide. Nous voulons ajouter que, sur le déroulement du massacre en lui-même et sur le génocide en général, il existe énormément de documents, analyses, documentaires, livres, … Il est nécessaire de les consulter pour avoir une idée précise de la situation et aussi de tenter de s’imaginer à quelle point la violence à déchiré la région. C’est aussi nécessaire pour tordre le cou aux idées révisionnistes et négationnistes qui ne manquent pas d’émerger chez les nostalgiques du régime de 73.

    Enfin, pour conclure cette partie, nous trouvions nécessaire de publier une analyse conséquente, à l’occasion des 25 ans du génocide, pour pouvoir indiquer la manière dont les marxistes veulent répondre à la situation actuelle en Afrique de l’Est. Comme nous l’avons indiqué dans la première partie, la lutte des classes détermine le cours de l’évolution historique. Dans cette lutte, nous nous basons sur la majorité sociale qui lutte contre l’oppression de la minorité pour répondre aux problèmes et aux contradictions capitalistes. Cette approche exclu donc toute division raciale de la société. Elle met en avant un programme qui vise à l’unité de toute les couches exploitées et oppressées et établit que seule la majorité sociale peut construire une société où les besoins de l’ensemble de la population seront assouvis. Nous appelons cette société le socialisme démocratique.

    Notes :
    (1) http://www.slate.fr/story/152360/article-bienfaits-colonisation-revue-scientifique.
    (2) https://www.nouvelobs.com/politique/20180706.OBS9286/7-ou-8-enfants-par-femme-en-afrique-le-refrain-demographique-de-macron.html.
    (3) https://www.lalibre.be/actu/planete/ne-pas-faire-d-enfant-pour-sauver-la-planete-5bbc5ececd70a16d814e8a16.
    (4) Intellectuel du 19e siècle qui a développé la théorie de la surpopulation.
    (5) https://www.scienceshumaines.com/la-theorie-de-l-effondrement-s-effondre_fr_24958.html.
    (6) Dans la région des Grands Lacs, pour les noms des populations, l’accord au pluriel se fait en ajoutant le préfixe ‘Ba-‘ et, au singulier, ‘Mu-‘. Par exemple, pour un ‘Tutsi’ et un ‘Hutu’, on dira ‘Mututsi’ et ‘Muhutu’.
    (7) Yves Ternon, Rwanda 1994. Analyse d’un processus génocidaire, dans « Revue d’Histoire de la Shoah » 2009/1 (N°190).
    (8) Intermédiaires locaux de l’impérialisme.
    (9) Négociations mises en place sous l’égide de la France dont le motif officiel était de trouver une solution politique à la guerre civile.
    (10) Populations de l’Est de la RDC provenant historiquement de la région qui deviendra l’actuel Rwanda.

    (4) Le rôle de l’impérialisme et la situation post-génocide

    Impérialisme = barbarie

    En 2011, un mouvement révolutionnaire a parcouru l’Afrique du Nord et le Moyen Orient. Les difficultés dans le processus ont conduit une partie de l’opinion publique européenne à soutenir des interventions « humanitaires », notamment en Libye. L’illusion répandue et entretenue alors était que nos Etats avaient un rôle à jouer pour faire advenir la démocratie et le progrès social dans ces régions. Dans les sondages d’opinions de l’époque, une grande majorité soutenait le fait que les pays occidentaux devaient intervenir pour protéger la ville de Benghazi de la répression sanglante de Kadhafi. Une majorité de la social-démocratie et des verts, ainsi que des figures de gauche comme Jean-Luc Mélenchon, se sont rangés derrière une intervention à l’initiative de la France. Même une partie de la gauche marxiste révolutionnaire a abandonné la position internationaliste pour soutenir une intervention impérialiste.

    Aujourd’hui, la Libye est enfoncée dans la guerre civile et la France, contre l’avis même de l’Union Européenne, soutient le général Haftar, un seigneur de guerre barbare, pour défendre ses propres intérêts. La Libye est, dans les faits, démantelée. Et ce n’est pas seulement elle qui est en proie aux forces centrifuges, mais même l’ensemble du Sahel qui a été déstructuré par ces interventions impérialistes. Des groupes terroristes comme AQMI (1) ont créé le chaos pour la population. L’Union européenne, quant à elle, est touchée par la vague de migration issue de la région. Et en son sein, l’incapacité des politiques néolibérales à régler la question de l’accueil de ces réfugiés est instrumentalisée par les populistes de droite et d’extrême droite.

    De manière générale, les aspects humanitaires d’une opération militaire ne sont que de la poudre aux yeux qui masquent le calcul froid et brutal des intérêts d’une petite minorité qui a le pouvoir. La lutte des classes ne se pose pas comme une question morale, mais comme un rapport de force. L’impérialisme ne se soucie pas de la vie humaine ou de la nature. Il se soucie de son approvisionnement, de ses débouchés, de ses zones d’influences et, en dernière analyse, de son taux de profit. Et, cela, quel que soit le coût pour l’humanité et la nature. Pour s’en convaincre, l’étude du génocide rwandais est un cas d’école.

    Au Rwanda, l’impérialisme français a subi une énorme défaite. Mais ça n’a pas été une défaite sans combattre. L’impérialisme a fait tout ce qu’il pouvait pour protéger ses relais sur place. Avant d’entrer en détail dans le développement, il est important de rappeler que si l’impérialisme français a joué un rôle réactionnaire dans ce cas, cela ne veut pas dire que les impérialismes américain et britannique y ont joué un rôle progressiste. Ils avaient juste des intérêts contradictoires. Dans la même période, l’impérialisme américain a notamment mené l’opération Tempête du désert qui sera le prélude à la déstructuration de l’ensemble de la région du Golfe Persique après 10 ans de guerre Iran-Irak. De plus, suite à l’installation du régime de Kagame au Rwanda et la déstabilisation de l’ensemble de la région suivront les deux guerres du Congo (2). Celles-ci verront mourir plusieurs millions de personnes avec notamment le phénomène de viols de guerre massifs. Les USA n’ont pas voulu participer directement à la mission de l’ONU après l’échec de l’opération « Restore Hope » de la Force d’intervention unifiée (UNITAF) en Somalie.

    Le « nouveau Fachoda » : de la Françafrique au Commonwealth

    Les faits datent de 25 ans, mais ça n’est que depuis récemment que du matériel commence à s’accumuler et que certaines langues commencent à se délier. Cela permet de se faire une idée de l’implication de l’Etat français dans la guerre civile et le génocide. Mais énormément de travail reste à faire, dont l’essentiel : se débarrasser de ce système d’exploitation capitaliste qui, pour couvrir ses crimes, travestit la vérité. L’armée française a son honneur couvert de sang par le génocide de 1994. Plusieurs journalistes et militaires en témoignent, comme le lieutenant-colonel Guillaume Ancel qui a récemment sorti un livre, le général Jean Varret qui avait dès les années ’90 avertit sa hiérarchie que les extrémistes du régime voulaient « liquider » les Batutsi, le journaliste Jacques Morel qui a déclaré que « la France a couvé le génocide comme une poule couve ses poussins » (3). Pour avoir une idée de l’implication générale de la France, les documentaires « Rwanda, chronique d’un génocide annoncé » (3) et « Tuez-les tous ! » (4) sont à conseiller.

    En 1990, la France a envoyé un millier soldats sur place pour former, armer et même commander certaines unités opérationnelles des Forces armées rwandaises. Le but étant de maintenir en place un régime avec lequel la coopération avait débuté dès 1973. Jusqu’au bout, l’armée française jouera sa carte. La mission des Nations Unies pour le Rwanda (la MINUAR), avec à sa tête le canadien Roméo Dallaire, avait pour mission de faire tampon entre les deux camps soutenus par des Etats impérialistes différents. Celle-ci avait averti des mois auparavant de la préparation imminente d’un génocide sur base d’informateurs au sein des milices interahamwe (5). Mais, dès que la situation d’affrontement entre les deux factions en présence est montée à son point critique avec l’assassinat de 10 casques bleus belges, la MINUAR s’est retrouvée bloquée par les contradictions de son mandat, laissant le rapport de force déterminer quelle faction l’emportera et la population aux mains des génocidaires. En juin 1994, la France lançait sa fameuse « opération Turquoise », dont faisait notamment partie l’actuel chef d’Etat-major des armées françaises, le général Lecointre. Selon Ancel et d’autres, cette opération militaire française, conçue à la base comme une tentative de sauver in extremis le régime, s’est mué en opération humanitaire face à la médiatisation du massacre et la déliquescence du régime. Cependant, l’armée française a exfiltré tous les hauts dignitaires et responsables vers le Congo voisin (6).

    Certains en tirent la conclusion qu’il faut donner plus de pouvoir aux institutions supranationales et sont, du coup, pour un monde multilatéral et multipolaire. C’est une illusion complète. Quand les puissances impérialistes jugent dans leur intérêt d’adopter une approche multilatérale, elles le font. Si cela contrarie leur intérêt, ils passent outre. L’exemple de la Libye est très parlant. Et si vraiment les institutions supranationales gênent et que les intérêts sont jugés comme étant de vie ou de mort par les puissances impérialistes, alors, s’il faut les sacrifier, elles n’hésitent pas non plus. La récente relance de l’enquête sur la mort de Dag Hammarskjöld en route vers le Congo illustre ce point (7).

    Déchirée par le génocide, une société à reconstruire

    Malgré le soutien de l’impérialisme français, le régime de Habyarimina a perdu la guerre civile. La victoire du FPR a permis de mettre fin au génocide des Batutsi. Cette victoire militaire et l’arrêt de la barbarie meurtrière du Hutu Power a conféré au nouveau régime un crédit et une autorité nationale et internationale importante. D’autant plus que les opposants organisés étaient défaits et en dehors des frontières nationales.

    La prise du pouvoir du FPR n’est cependant pas dénuée de contradictions. Tout d’abord, lors de la campagne militaire, plusieurs membres de l’APR ce sont livrés à des massacres, des représailles voire des actes de crimes de guerres plus classiques (8). Ces massacres auraient continué une fois la victoire militaire établie pour sécuriser le pouvoir récemment acquis et pour permettre l’installation d’anciens réfugiés Batutsi dans certaines régions comme Byumba et Kibungo (9). Ces massacres sont à la base de deux récits réactionnaires : l’un purement négationniste qui nie la réalité du génocide des batutsi et des bahutu modéré ; l’autre qui, sur base de ces massacres, avance la théorie du « double génocide ». Selon cette dernière, des massacres « équivalents » ont été perpétrés par les deux ethnies. Et en mélangeant l’histoire du Rwanda et du Burundi, la confusion peut être créée. Au Burundi, les puissances capitalistes néocoloniales ont misé sur une minorité tutsi pour diriger le pays. Suite à une rébellion de la population et en particulier des bahutu, le régime de Micombero a organisé des massacres de nature génocidaire en 1972. Et en 1993, la crise au Burundi a dégénéré en guerre civile où se sont perpétrés des massacres à caractère génocidaire.

    Même si une partie de ces massacres étaient conditionnés par la haine ethnique, la plupart d’entre eux sont le fait de lutte pour le pouvoir et révèlent l’incapacité de réponse aux besoins sociaux sur base d’un système capitaliste en proie à ses contradictions. La propriété privée des moyens de productions, les terres agricoles en premier lieu, implique que les conflits se soldent en luttes politiques et armées, pour pouvoir disposer de ressources.

    La situation post génocidaire était catastrophique. Le Rwanda est un pays pauvre qui a connu, entre 1989 et 1994 : une crise économique ; un programme d’austérité imposé par le FMI et la banque mondiale ; des épisodes de famines, une guerre civile où différents impérialistes s’affrontent par procuration ; et un génocide. On se trouvait dans une société avec un million de personnes massacrées, des centaines de milliers d’orphelins, et des milliers de femmes contaminées par le sida suite aux viols subis durant la guerre. Et une société qui s’apprêtait à juger plusieurs centaines de milliers de personnes suspectées d’avoir participé aux massacres. Tout devait être reconstruit avec peu de moyen. L’aide internationale se concentra dans un premier temps sur les camps de réfugiés et une grosse partie de cette aide n’arriva même pas directement au Rwanda mais dans la caisse des banques, en remboursement de prêts concédés par la Banque mondiale et la Banque africaine de développement (BAD) (10).

    Les Gacaca, une tentative de réconcilier la société minée par les contradictions de l’Etat en régime capitaliste

    Afin de démasquer les responsables de la préparation et de l’organisation du génocide, et aussi de juger les nombreux suspects, plusieurs instruments ont été mis en place. Au niveau international, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a étudié le cas de près de 100 personnes à Arusha (11). Sur base de sa Loi de compétence universelle de 1993, la Belgique a jugé 4 personnes du Hutu Power (12). Mais la faiblesse de ces institutions est multiple. Tout d’abord, elle ne se concentre que sur des « gros poissons », laissant de côté la masse de suspects pourrissants dans les prisons. Et puis, tout cela a un coût. Le Procès des « quatre de Butare » en Belgique a ainsi coûté plus de 3 millions d’euros. D’autre part, les institutions internationales ne jugent que ce que le rapport de force leur permet de juger. À ce jour, aucun membre du FPR ayant perpétré des actes de crime de guerre n’a été jugé. De plus, très vite, la Belgique a abrogé la version forte de sa Loi de compétence universelle, sous pression américaine, suite au conflit en Irak (13). Du coup, cela fait dire à certains observateurs que la justice internationale ne jugent que des Africains, ce qui affaibli son autorité. C’est évidemment une mauvaise formulation, mais dans le fond la justice que nous connaissons est tributaire des contradictions de classe de la société et donc dépendantes des rapports de forces entre les classes. Cela limite le potentiel de rendre une justice qui permette une vrai réconciliation.

    Au niveau du Rwanda, l’autorité judiciaire c’est concentrée sur les organisateurs, ceux qui ont tués des enfants et ceux qui ont commis des viols. Les moyens dévolus à la justice ne permettaient pas de faire beaucoup plus. Mais l’élément limitant principal est que si l’on veut retracer l’histoire du génocide on doit pouvoir raconter l’histoire récente du Rwanda de manière libre. Or, on le sait, l’histoire est écrite par les vainqueurs. Ces derniers n’ont pas d’intérêt à ce que leur règne de classe soit dévoilé.

    Pour les présumés coupables de crime de génocide des autres catégories, une institution originale s’est mise sur pieds : les Gacaca. Ces juridictions communautaires sont la version moderne d’une vieille tradition et institution de règlement des conflits dans la société rwandaise avant la période de colonisation. Les Gacaca ont jugé plus de 1,2 millions d’affaires et 2 millions de personnes de 2005 à 2012. Le bilan de ces jugements est mitigé (14). Le président Kagame a présenté ces tribunaux communautaires comme étant des « solutions africaines à des problèmes africains ». Cette manière de formuler les choses est souvent une justification pseudo-panafricaine de l’injustice et de la dictature. En effet, comme nous avons pu le montrer plus haut, ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 et avant cela ne relève pas d’une problématique « strictement » africaine mais bien d’une situation où les rapports de forces internationaux et nationaux sont intrinsèquement liés.

    Au-delà des critiques, force est de reconnaître qu’après un tel déchirement, au sein d’un système capitaliste qui se nourrit de la division et qui n’est prêt à sortir les budgets que lorsque c’est profitable pour les élites économiques et politiques, ou lorsque la pression de mouvements de masse le leur impose, réconcilier la société est impossible. Il aurait fallu mettre les moyens nécessaires pour assurer une prise en charge matérielle et psychologique des victimes et mettre en place des institutions qui forment adéquatement les personnes impliquées dans la justice communautaire, ce qui implique d’investir dans l’enseignement et l’éducation populaire. Il aurait aussi fallu réparer les dégâts de la guerre civile et du génocide en reconstruisant tout ce que cette période avait détruit. Seul un plan démocratiquement discuté par l’ensemble de la population pouvait y faire face. Un plan faisant un état des lieux des besoins sociaux, répartissant de manière égalitaire les terres et orientant les moyens économiques vers la réponse aux besoins et non vers le remboursement des bailleurs. Et seul le cadre d’une société socialiste démocratique permettrait la mise en place de ces éléments.

    Notes :
    (1) Al-Qaïda au Maghreb islamique, anciennement GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat).
    (2) 1996-1997 et 1998-2003.
    (3) « Rwanda, chronique d’un génocide annoncé », Reporters, reportage long format de France 24, 5 avril 2019.
    (4) « Tuez-les tous ! (Rwanda : Histoire d’un génocide « sans importance ») », Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette, 27 novembre 2004.
    (5) Milice créée en 1992 par le régime de Habyarimana. Celle-ci a pris part aux massacres qui ont eu lieu au cours du génocide. Une partie de leurs forces ont été exfiltrées par la France dans l’Est du Congo, où elles résident toujours.
    (6) https://www.lemonde.fr/international/article/2018/03/15/guillaume-ancel-nous-devons-exiger-un-reel-controle-democratique-sur-les-operations-militaires-menees-au-nom-de-la-france_5271448_3210.html.
    (7) Ancien secrétaire général de l’ONU dont l’avion s’est écrasé dans des circonstances suspectes. https://www.lalibre.be/actu/international/un-pilote-belge-m-a-confie-avoir-tue-le-secretaire-general-de-l-onu-hammarskjold-5c3b54ccd8ad5878f0fc194d.
    (8) https://www.liberation.fr/evenement/1996/02/27/rwanda-executions-massives-de-hutus-dans-l-ombre-du-genocide-des-tutsis_161810.
    (9) Colette Braeckman, Les Nouveaux prédateurs: Politique des puissances en Afrique centrale, Aden Belgique, 2009, p.235.
    (10) Idem, p.238.
    (11) Pour en savoir plus à ce sujet : http://unictr.irmct.org/fr/tribunal.
    (12) https://www.liberation.fr/planete/2001/04/17/la-belgique-juge-quatre-genocideurs-rwandais_361579.
    (13) https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_il-y-a-15-ans-la-belgique-abrogeait-sa-loi-de-competence-universelle?id=9988443.
    (14) https://www.hrw.org/fr/report/2011/05/31/justice-compromise/lheritage-des-tribunaux-communautaires-gacaca-du-rwanda.

    (5) Les contradictions actuelles du Rwanda et la réponse des marxistes

    Le Rwanda post-génocide voit l’arrivée au pouvoir du Front patriotique rwandais (FPR). Afin de maintenir la stabilité de son régime, le FPR lutta contre les divisions ethniques héritées de l’ancien régime. La mention de l’ethnie fut retirée de la carte d’identité, les écoles furent ouvertes à tous et les orphelins furent dispensés de minerval. Mais les contradictions du régime capitaliste ont rendu bancale la reconstruction de la société. L’aide internationale n’est pas arrivée jusqu’aux victimes dans les villes et villages. La mémoire politique du génocide a été confisquée par le régime. D’une part pour faire taire toute opposition en interne et d’autre part pour discréditer la communauté internationale lorsque celle-ci se met en tête de critiquer le régime : celui-ci peut à tout moment agiter le spectre de l’implication impérialiste ou de l’inaction d’autres durant le génocide.

    La détribalisation de la société n’a pas abouti à un partage démocratique du pouvoir. En fait, de nouvelles contradictions ont émergé. Les batutsi autour de Kagame qui avaient émigré en Ouganda ont repris le pouvoir. Et afin d’établir leur pouvoir sur une autre base que l’ethnisme, ils ont transformé la société. Cela a abouti en 2009 à l’adhésion du pays au Commonwealth (1). Alors que la langue parlée par la majorité des rwandais, outre le kinyarwanda, était le français, tout a été fait pour que l’anglais devienne la langue de l’enseignement supérieur et de l’administration. Cela a permis de favoriser les réfugiés tutsi anglophones proches du régime.

    Paul Kagame, l’homme fort du Rwanda

    Directement après la fin du génocide, sur base des accords d’Arusha, un gouvernement d’union nationale est créé autour du président Pasteur Bizimungu (2), avec Faustin Twagiramungu (3) comme Premier ministre et Paul Kagame comme ministre de la défense et vice-président. Malgré ce soi-disant partage du pouvoir, c’est bien le FPR et Kagame qui tenait les rênes. En 2000, après la démission de Pasteur Bizimungu, Kagame deviendra président de la république.

    Paul Kagame est, depuis, le dirigeant inamovible du Rwanda. Il a réussi à stabiliser le nouveau régime et à s’attirer les bonnes grâces des dirigeants états-uniens, canadiens et britanniques dans un premier temps. Cela lui a permis de bénéficier de l’afflux d’investissements directs étrangers mais aussi de fonds d’aide au développement colossaux. Kagame a réussi à se présenter comme « l’homme de la situation ». Il a réussi à donner une image d’un Rwanda moderne et réconcilié : la parité hommes-femmes est respectée à la Chambre des députés ; la lutte contre la corruption est intraitable, surtout contre les ennemis du régime ; la capitale Kigali est bien entretenue et sécurisée ; la lutte contre les déchets et l’interdiction du plastique datent de 2004 (4).

    Ce statut d’homme fort, Paul Kagame le doit aussi et surtout à la manière dont il traite toute opposition. Il n’hésite pas à liquider ses opposants au Rwanda même, mais aussi à l’extérieur du pays et notamment en Afrique du Sud où se sont réfugiés une partie des récents opposants à son régime (5). Une journaliste canadienne a dû être placée sous la protection de la Sûreté de l’État belge car elle était menacée par des mercenaires rwandais pour ses enquêtes (6). Après l’accession de Kagame à la présidence de la République, l’ancien président Bizimungu sera emprisonné par le régime entre 2004 et 2007 « pour considérations politiques » et ne devra sa libération qu’à une grâce présidentielle (7). L’ancien Premier ministre Twagiramungu deviendra lui aussi un opposant au régime, dont il dénoncera l’hégémonie du « parti unique FPR » (8). Cette hégémonie, Kagame a su manœuvrer pour la construire, comme en témoigne la modification de la Constitution en 2015, basée sur un référendum largement remporté par le régime. Cela lui a permis de se présenter aux élections présidentielles au-delà des deux mandats jusqu’alors autorisés, qui allaient se terminer en 2017. Dès lors, s’il est élu, Kagame pourra ainsi rester à la fonction suprême jusqu’en 2034, après cinq mandats consécutifs… (9)

    La manière dont Kagame a stabilisé le régime est aussi parlante. Afin que les ex-génocidaires ne reprennent pas pieds au Rwanda, le FPR a été mener la guerre au Congo voisin en appuyant le changement de régime lors de la chute de Mobutu en 1997. Prenant pieds dans l’Est du Congo, il a profité de sa situation militaire pour exploiter les minerais et les terres congolaises, avec les multinationales états-uniennes, britanniques et canadiennes. Cela a contribué aux deux guerres dans l’Est du Congo et aux massacres qui y ont pris place. Cela a aussi contribué à la déstabilisation de l’ensemble de la région dont l’Ouganda et le Rwanda se disputent l’hégémonie (10).

    Le Rwanda, élève modèle du FMI

    Grâce à la stabilité retrouvée et au développement économique, le Rwanda est considéré actuellement comme l’élève modèle du Fonds monétaire international (FMI), ce qui se solde par des lignes de crédit qui sont renouvelées pour le pays (11). Les chiffres de l’économie Rwandaises impressionnent, avec un taux de croissance à 7% sur base annuelle. Le Rwanda de Kagame sait très bien vendre son image et arrive même à investir dans le « softpower », par exemple en achetant un encart publicitaire sur la manche du maillot de l’Arsenal Football Club (12).

    Mais cela ne doit pas masquer les contradictions qui dorment sous la surface de l’économie rwandaise. Il est vrai que le Rwanda a connu en 2018 une croissance du PIB de 8,6% et près de 8% en moyenne depuis le début du siècle, selon les chiffres du FMI. Il s’agit d’une croissance élevée, en partie due à un phénomène de rattrapage, après des années de difficultés profondes. Mais c’est aussi une croissance stimulée par de gros investissements étrangers, et par l’exploitation des « minerais du sang » dans l’Est du Congo (13). Il faut en outre nuancer : en 2018, le PIB du pays était de 9,5 milliards de dollars pour une population de plus de 12 millions d’habitants, ce qui pousse le PIB par habitant à près de 800 dollars par personne, et donc un revenu d’environ 2,2 dollars par jour (14). Et ce n’est qu’une moyenne, calculée mécaniquement. On le voit : tout reste à faire, d’autant plus que la répartition des richesses reste fondamentalement inégalitaire.

    Il y a eu tout un tas de discussions sur la réduction de la pauvreté constatée sous le régime Kagame. En août 2019, le Financial Times annonçait que le Rwanda avait en 2015, année de modification constitutionnelle, manipulé ses statistiques sur la pauvreté (15). Et les chiffres récents tendent à penser que les inégalités ne se sont pas réduites, mais ont augmentées. Il semble même que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ait dû procéder à des distributions alimentaires dans certaines régions du pays afin d’éviter la famine (16). 37% des enfants Rwandais souffrent de malnutritions chroniques. Dans les campagnes, la « révolution verte » préconisée par le FMI se révèle être catastrophique (17). 70% des parcelles sont de moins de 1 hectare (18), ce qui ne permet pas d’assurer la subsistance d’une famille.

    Cela illustre un processus de morcellement des terres qui ne fait que s’accroitre au fil de l’évolution du nombre de la population. Les contradictions de la propriété privée sur les terres agissent dans les deux sens : d’une part la concentration et d’autre part le morcellement. La combinaison des deux processus entraîne des conflits fonciers qui augmentent les tensions parmi la population rurale.

    D’un autre côté, on assiste à une urbanisation importante de la société. Le phénomène a été jusqu’ici sous-évalué. Il semble que la part de la population urbaine soit de 26,5% en 2015, contre 15,8% en 2002 (19).

    Quelle couche sociale et quel système pour régler les contradictions ?

    On le voit, les contradictions sociales n’ont pas disparu dans la société rwandaise. Le nouveau régime ne peut pas jouer sur les questions « ethniques » pour maintenir son pouvoir, comme cela a pu être fait auparavant. Le régime d’Habyarimana basait sa légitimité sur le fait qu’il représentait le « peuple majoritaire hutu ». Cette division ethnique de la société avait pour but d’écarter les batutsi des postes de pouvoir sans répondre réellement aux critères de représentations démocratiques de base. Le régime de Kagame, qui est issu des couches aristocratiques d’ancien régime, n’a aucun intérêt à reprendre ces théories pour se maintenir.

    L’embrigadement de la population dans la haine ethnique ne semble pas être à l’ordre du jour au Rwanda. Cela ne veut pas dire que cette question est réglée à tout jamais. L’ancien régime de Habyarimana a été vaincu mais pas éliminé. Grâce au soutien militaire de la France et du régime de Mobutu, ils se sont installés dans l’Est du Congo. Ils sont encore organisés, principalement au sein des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), et disposent de ressources importantes via l’exploitation des minerais tels que coltan, wolframite et tungstène. Au Rwanda, à court terme, le risque de retourner dans les conflits ethniques est faible mais, sur base des contradictions de la société rwandaise et de l’ensemble de la région, il ne peut être écarté. Les FDLR sont une des sources de déstabilisation dans la région. Pour les affaiblir, la nationalisation et le contrôle démocratique des richesses minières par la majorité sociale est la seule alternative.

    Nous pensons tout de même qu’une catastrophe de l’ampleur de 1994 n’est pas le scénario le plus probable à court terme, dans le Rwanda d’aujourd’hui. D’une part parce que les rapports de forces actuels ne le permettent pas, d’autre part parce qu’après le génocide de 1994, les bourgeoisies nationales et internationales ne permettront pas de jeter leur autorité aux abîmes comme ce fut le cas en 1994. Néanmoins, des contradictions sont toujours présentes sous la stabilité affichée en surface. Les conflits fonciers font rage dans toute la région : au Rwanda, au Burundi, au Congo dans la province d’Ituri et en Ouganda. Cela sur fond d’inégalités sociales et de maintien de régimes dictatoriaux. Dans ce genre de situation, les forces centrifuges et les divisions sur bases ethniques peuvent trouver un terreau fertile.

    Reste les deux questions essentielles : quelle couche sociale peut faire face à la situation, et avec quel programme ? Il faut bien sûr placer ceci dans le contexte de nouvelles vagues de crises économiques sur le plan mondial. Dans une récente étude sur la désindustrialisation dans le monde néocolonial, le Centre tricontinental (CETRI) (20) nous livre quelques éléments de réflexion intéressants : « (…) la part de l’industrie dans l’emploi global comme dans le revenu national commence à diminuer à des niveaux de revenu par habitant beaucoup plus bas que pour les pays riches : 700 dollars par habitant en Afrique ou en Inde, contre 14 000 dollars en Europe occidentale. (…) « de nombreux pays, sans être sortis d’un sous-développement industriel, deviennent des économies de services bas de gamme ou de qualité moyenne à faible productivité, via l’explosion des activités dites informelles » » (21).

    Les auteurs poursuivent, dans la préface de leur analyse, concernant les conséquences de cette désindustrialisation au niveau social et démocratique : « Donc oui, la désindustrialisation précoce apparaît à nos auteurs comme une évolution négative (…). Au-delà des considérations économiques (…), le « développement » sans industrie présente généralement des caractéristiques régressives sur les plans social, démocratique et environnemental. (…) Le travail dans les manufactures est par ailleurs plus propice au développement du syndicalisme et de la capacité d’action collective des secteurs populaires face aux oligarchies économiques et politiques. » (22).

    Ces conclusions sont très importantes pour la présente discussion car elles tirent des leçons politiques sérieuses :

    • La crise mondiale du capitalisme est liée au fait qu’il a cessé de développer les forces productives de l’humanité. Empêtré dans ses contradictions, il continue d’exploiter de manière délétère les deux seules sources de richesse : le travail humain et la nature.
    • Sous le capitalisme, les régions qui sont sous-développées en terme industriel ne pourront pas arriver à établir des régimes politiques où les normes démocratiques de bases sont respectées. Dans beaucoup de pays en Afrique, des élections sont organisées de manières régulières. Ces périodes sont souvent des périodes d’instabilités et le fait même d’organiser le scrutin est une victoire du mouvement social. Mais l’organisation d’élections à elle seule ne garantit pas forcément la démocratie. En fait, seule la maîtrise de la politique économique peut garantir une réelle démocratie. Comment peut-on parler de démocratie dans une zone où l’accès à l’eau, l’alimentation, l’électricité, le logement et la formation n’est pas garanti. Pour arriver à réaliser cela, le mouvement social doit pouvoir s’organiser et mener des actions collectives. Beaucoup de droits démocratiques de base manquent dans les pays néocoloniaux : liberté d’opinion, liberté de presse, droit d’association, droit de mener des actions collectives, reconnaissance du fait syndical, inviolabilité du domicile, droit à ne pas être détenu sans motif, droit à un procès équitable. Cela entrave la capacité de résistance et d’action collective.
    • Seule la classe ayant un caractère ouvrier constitue la couche capable de répondre à ces défis. Elle peut le faire du fait de sa position dans le système de production. Le mouvement ouvrier ne possède pas de capital et, pour survivre, ne peut que vendre sa force de travail à des propriétaires de capitaux qui en retirent une plus-value. La position unique occupée par les ouvriers dans la chaîne de production leur confère la capacité de bloquer le processus de production lors d’un bras de fer avec leur patron ou avec les autorités. En partageant cette condition commune d’exploitation et cette capacité d’impact sur l’économie, les prolétaires développent des pratiques de solidarité et de luttes collectives contre leur exploitation. En Angleterre, à partir de 1830, le mouvement « chartiste » mettait en avant des revendications démocratiques pour résoudre les problèmes socio-économiques auxquels la classe ouvrière faisait face. La bourgeoisie a durement réprimé ces mouvements, révélant ainsi son caractère anti-démocratique. C’est aussi une leçon qui illustre que les revendications socio-économiques et démocratiques sont inextricablement liées. C’est sur base de ce genre d’expériences que la théorie et le programme socialiste ce sont développés.
    • Concernant la nature, la désindustrialisation entraîne une re-primarisation de l’économie qui a des conséquences économiques et écologiques tragiques. La position de l’Afrique dans la chaîne de valeur mondiale en fait une zone qui produit des matières premières et se base surtout sur le secteur primaire. Ce sont des secteurs tels que le pétrole, les mines, l’agriculture qui sont exploités de manière capitaliste, c’est-à-dire sans vision à long terme et de manière prédatrice sur l’environnement. Le but est de générer des profits en vendant les matières premières aux bourgeoisies des pays capitalistes avancés qui vont tirer la plus grande partie de la plus-value. Les exemples actuels les plus tragiques concernent la déforestation et les feux de forêts. La concentration des terres agricoles productives dans ce secteur et le morcellement des terres entraîne une pression énorme sur le foncier. Cela conduit à une déforestation qui se fait sur base d’abattis-brûlis, une méthode agricole qui, dans ce contexte, se révèle tragique pour l’environnement. Afin de répondre aux besoins sociaux, il faudrait un plan d’investissement et de production qui nécessite une infrastructure industrielle, quoiqu’en pensent certains écologistes qui aujourd’hui se prononcent contre ce genre d’approche.

    Les tâches du mouvement ouvrier et des socialistes

    Une partie du mouvement ouvrier essaye de maintenir les leçons de l’expérience des luttes collectives. La théorie socialiste, qui est le résumé de 200 ans de luttes de la classe ouvrière contre son exploitation, est riche d’enseignement pour tout qui cherche des alternatives au régime capitaliste. Malgré les bonnes conclusions des auteurs précédemment cités, force est de constater qu’elles ne vont pas assez loin. En effet, quel est l’intérêt pour la bourgeoisie locale au Rwanda et dans la région de développer un secteur d’activité économique qui sera son propre fossoyeur, si ce n’est qu’elle soit poussée par la concurrence ?

    On se retrouve en fait à l’étape de la discussion dans laquelle se sont retrouvés les militants du mouvement ouvrier socialiste en Russie avant la révolution de 1917. Pour la plupart des marxistes à cette époque, la révolution ouvrière en Russie n’était pas possible du fait de l’arriération économique du pays. La révolution devait « obligatoirement » débuter dans un pays industriellement avancé. Une révolution bourgeoise devait « obligatoirement » avoir lieu au préalable en Russie, pour accomplir les tâches nécessaires afin de pouvoir réaliser le développement des forces productives qui installent les bases d’une future société socialiste.

    Trotsky avait répondu à cela dès 1905 avec sa théorie de la « révolution permanente » (23). Au niveau international, les conditions sont mûres pour une révolution socialiste. Le mouvement ouvrier dans les pays arriérés industriellement doit donc prendre sur ses épaules les tâches « bourgeoises » et « ouvrières » de la révolution, dans le même mouvement. Mais ce type de révolution ne peut réussir que si elle commence sur l’arène nationale et se termine sur l’arène internationale. Pour ce faire, la classe des travailleurs et des opprimés a besoin de partis ouvriers organisés nationalement mais aussi internationalement, pour l’aider dans sa prise de pouvoir.

    Le développement d’une classe ouvrière jeune et urbaine au Rwanda est une opportunité qu’il faut saisir pour construire ce genre d’organisation de classe dans la région. Évidemment ce processus de construction de forces révolutionnaires n’est pas linéaire et dépend dans une certaine mesure de la préexistence de forces révolutionnaires qui se donnent ces tâches et se construisent elles-mêmes. C’est dans ce sens que le PSL, avec son organisation internationale, veut contribuer à la lutte dans la région.

    Notes :
    (1) http://www.rfi.fr/contenu/20091129-le-rwanda-le-commonwealth.
    (2) Membre du FPR. Son oncle, colonel des Forces armées rwandaises (FAR), avait été assassiné par le régime Habyarimana suite à des luttes de fractions.
    (3) Membre du Mouvement démocratique républicain (MDR) et beau-fils du président de la première République Grégoire Kayibanda, qui avait été déposé par le régime de Habyarimana.
    (4) https://www.nouvelobs.com/planete/20180525.OBS7239/comment-le-rwanda-est-devenu-le-premier-pays-d-afrique-a-se-debarrasser-du-plastique.html.
    (5) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/21/assassinat-de-l-ex-chef-des-renseignements-rwandais-des-liens-entre-les-suspects-et-kigali_5412364_3212.html.
    (6) https://www.rtl.be/info/monde/international/menacee-par-des-agents-rwandais-une-journaliste-canadienne-a-beneficie-de-la-protection-de-la-surete-de-l-etat-en-belgique-745142.aspx.
    (7) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/04/06/l-ancien-president-rwandais-pasteur-bizimungu-a-ete-libere_892928_3212.html.
    (8) https://www.jeuneafrique.com/58929/archives-thematique/faustin-twagiramungu/.
    (9) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/12/19/le-rwanda-vote-la-revision-de-la-constitution-permettant-un-nouveau-mandat-pour-kagame_4835071_3212.html.
    (10) https://www.liberation.fr/planete/2000/07/21/kisangani-ville-martyre-de-l-occupation-etrangere_330760.
    (11) https://afrique.latribune.fr/economie/conjoncture/2017-01-09/le-rwanda-eleve-modele-selon-le-fmi.html.
    (12) https://www.jeuneafrique.com/563591/politique/polemique-sur-le-sponsoring-darsenal-par-le-rwanda-londres-reagit/.
    (13) « En 2010, les exportations d’or, de coltan et de cassitérite par le Rwanda ont atteint plus de 30 % de ses exportations, derrière le thé et le café. Le Rwanda ne possède pourtant ces minerais qu’en infime quantité. » Lu dans : https://www.lepoint.fr/monde/les-minerais-du-sang-passent-par-le-rwanda-05-01-2011-126866_24.php. A lire également : https://www.franceinter.fr/emissions/geopolitique/geopolitique-03-aout-2018.
    (14) https://donnees.banquemondiale.org/pays/rwanda.
    (15) Financial Times, « Rwanda: where even poverty data must toe Kagame’s line », 12/08/2019, https://www.ft.com/content/683047ac-b857-11e9-96bd-8e884d3ea203. A lire en français sur : https://www.france24.com/fr/20190813-rwanda-manipulation-statistiques-pauvrete-economiques-financial-times?fbclid=IwAR1NgeOeX7g9Kfyx_c5MRQv3LFLLekbQ8HgSBskNESgHWpJE83h0cFVZnU0&ref=fb_i.
    (16) http://www.rfi.fr/afrique/20180606-miracle-mirage-rwandais-chiffres-economie-pauvrete-kagame.
    (17) https://www.alimenterre.org/rwanda-bilan-mitige-pour-la-revolution-verte.
    (18) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/06/14/au-rwanda-une-revolution-verte-a-marche-forcee_5315138_3212.html.
    (19) https://www.banquemondiale.org/fr/country/rwanda/publication/leveraging-urbanization-for-rwandas-economic-transformation.
    (20) Fondé en 1976 et basé à Louvain-la-Neuve (Belgique), le Centre tricontinental est un « centre d’étude, de publication, de documentation et d’éducation permanente sur le développement et les rapports Nord-Sud » (cetri.be).
    (21) CETRI, « Quêtes d’industrialisation au Sud », coll. Industrialisation – Alternatives Sud, coord. François Polet, XXVI – 2019 n°2, 06/2019, p. 9.
    (22) Idem, p. 11.
    (23) « (…) 2. Pour les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes. (…) 10. La révolution socialiste ne peut être achevée dans les limites nationales. Une des causes essentielles de la crise de la société bourgeoise vient de ce que les forces productives qu’elle a créées tendent à sortir du cadre de l’Etat national. D’où les guerres impérialistes d’une part, et l’utopie des Etats-Unis bourgeois d’Europe d’autre part. La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale et s’achève sur l’arène mondiale. Ainsi la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme: elle ne s’achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète. (…) » Dans : Léon Trotsky, La révolution permanente, « Qu’est-ce que la révolution permanente (thèses) ». A lire sur : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revperm/rp10.html.

  • Élections générales en République Démocratique du Congo : « un gigantesque désordre »(*)!

    Le 20 décembre 2023, plus de 40 millions de personnes étaient appelées aux urnes dans plus de 75.000 bureaux de votes. À cause de la situation sécuritaire ou logistique, certaines régions n’ont tout simplement pas pu voter. 100.000 candidats se présentaient, de même que 70 partis et coalitions différentes. La perte d’influence de la clique de Kabila sur les institutions politiques a été confirmée, de même, surtout, que la montée en puissance de l’entourage de l’actuel président.

    Par Alain (Namur)

    Pour beaucoup d’observateurs officiels, ces élections étaient un test à la suite des dernières échéances électorales où, à leurs dires, la première transition politique pacifique de l’histoire du pays avait eu lieu. En dépit d’une fraude électorale grotesque, l’arrivée de Félix Tshisekedi au pouvoir avait été acceptée par la “communauté internationale”. Le compromis entre Kabila et Tshisekedi devait permettre la stabilité relative de ce pays à la grande importance géostratégique. D’autre part, pour l’Union européenne et les États-Unis, Tshisekedi était et est toujours estimé plus sûr concernant les relations internationales.

    Un résultat connu d’avance

    Durant son premier mandat, à la suite d’un compromis électoral frauduleux avec l’ancienne clique électorale au pouvoir, Tshisekedi avait littéralement acheté sa majorité présidentielle. Cette position dominante et l’absence d’opposition organisée ont joué un grand rôle dans l’obtention d’un score majeur lors des élections de décembre dernier : 73,47%. Mais ces résultats sont fortement contestés par l’opposition qui a appelé à une manifestation rapidement interdite et réprimée. L’ensemble du processus électoral a été marqué par la fraude, les irrégularités et les difficultés logistiques.

    Tshisekedi avait nommé un proche à la tête de la Commission électorale nationale indépendante (CENI), Denis Kadima, qui a tout fait pour favoriser son allié. L’opacité était de mise et de lourds soupçons de prise d’intérêt entourent l’institution. Malgré les divers maquillages, 82 élections de député-e-s ont été annulées suite à de graves constats d’irrégularités impossibles à nier. Tshisekedi dispose aussi de l’UDPS, un des partis les mieux structurés de la vie politique congolaise. Son père, Etienne, avait à l’époque rompu avec le MPR de Mobutu, l’ancien parti unique de la dictature qu’il avait contribué à créer, et s’est installé comme « l’opposant éternel » de Mobutu, puis de Kabila père et fils. Cela a contribué au crédit de son groupement politique.

    Enfin, Tshisekedi n’a pas hésité à jouer la politique de diviser pour mieux régner. Il a maintenu la politique de gerrymandering (un découpage intéressé des circonscriptions électorales) au niveau provincial afin d’affaiblir son principal opposant. Il a favorisé les élites de sa communauté pour obtenir leur soutien. Il a aussi restreint l’autonomie des provinces pour accroître la centralisation du pouvoir.

    Quelle issue pour la majorité sociale ?

    Les élections ont acté le fait que la famille politique qui dirigeait le pays a bel et bien changé. Mais la situation n’a pas bougé pour la majorité sociale. La population s’est pourtant déplacée en masse pour aller voter. Le courage et la patience nécessaires pour atteindre des bureaux de vote souvent fort éloignés témoignent de l’attachement réel aux conquêtes réalisées suite au combat contre le troisième mandat de Kabila en 2016-2019.

    Défendre les acquis de cette lutte est primordial. Mais c’est insuffisant. Dans beaucoup de pays d’Afrique de l’Ouest qui avaient connu une relative stabilité institutionnelle, l’impasse de la crise politique a conduit à une suite de coups d’État. Dans ces régions, les illusions envers la démocratie sont en train de tomber, non pas parce que les gens ne sont pas attachés à leur droit démocratique, mais parce que le régime politique n’a pas résolu les problèmes auxquels la majorité sociale fait face. Un des éléments qui sera crucial au Congo et dans la région sera de reconstruire des organisations indépendantes pour que la majorité sociale puisse faire entendre ses intérêts.

    1. Selon le président de la Conférence épiscopale au Congo.
  • Coup d’Etat au Niger, menace de guerre au Sahel – Résistance internationale contre la guerre et le capital !

    Le coup d’État au Niger est un nouveau séisme pour l’impérialisme français et ses alliés. Jusqu’ici, la crainte du développement d’un mouvement antiguerre de masse à travers l’ensemble du Sahel a empêché les relais de l’impérialisme français dans la région (la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, Cédéao) d’intervenir militairement. Comment expliquer la succession de coups d’État dans la région ?  Pourquoi l’interventionnisme français est-il si rejeté ? Quel rôle les masses populaires peuvent-elles jouer dans pareille situation ? Que faire ici pour soutenir la lutte sociale là-bas ?

    Par Alain (Namur)

    Une défaite stratégique majeure pour la France

    Le président nigérien Mohamed Bazoum, renversé par une clique de hauts gradés de l’armée le 26 juillet dernier, avait été élu il y a moins de deux ans au cours d’un processus électoral contesté. Malgré cela, il a bénéficié du soutien de la France, des USA, de la Belgique, de l’Allemagne…  Le pays occupe une place géostratégique cruciale pour l’impérialisme français et il a servi de camp de base à plusieurs de ces pays pour leurs opérations militaires dans la région du Sahel. Il comporte également d’importantes mines d’or et surtout d’uranium.

    Sans surprise, la France a sévèrement condamné le changement de régime. C’est elle qui a le plus à perdre et l’Élysée a menacé d’intervenir: « Quiconque s’attaquerait aux ressortissants, à l’armée, aux diplomates et aux entreprises françaises verrait la France répliquer de manière immédiate et intraitable », précisant quele président Emmanuel Macron « ne tolérera aucune attaque contre la France et ses intérêts. »Voilà qui met à nu ce qui se cache réellement derrière la pseudo défense de la démocratie et de la stabilité du pays.

    La lutte antidjihadiste dans l’impasse

    Depuis le début de la décennie passée, les médias belges et commentateurs politiques ont défendu de manière aussi soutenue qu’hypocrite l’envoi de troupes dans la région afin de combattre le djihadisme et de soutenir la « transition démocratique ». Les coups d’État au Mali, au Burkina Faso et maintenant au Niger illustrent de manière éclatante l’échec de la stratégie occidentale, reposant toute entière sur le soutien aux intérêts néocoloniaux de l’impérialisme français au détriment des droits démocratiques, économiques et sociaux de la population.

    Les analystes du phénomène djihadiste tentent généralement de faire accepter qu’il s’agit essentiellement d’un problème militaire. L’expérience démontre que le djihadisme, dans cette région comme ailleurs, ne peut pas être vaincu uniquement par les armes. Il faut s’en prendre à ses racines sociales.

    Quelle est la part de la religion dans le djihadisme sahélien ? Le politologue Jean-François Bayart explique : « Le Sénégal, le nord-ouest du Nigeria, le Tchad, majoritairement peuplés de musulmans, sont épargnés. L’islam en tant que tel n’en est donc pas la cause surdéterminante. (…) Leur djihadisme est d’abord le symptôme d’une crise politique – l’échec de l’intégration aux institutions de l’État de régions excentrées ou de populations défavorisées, notamment d’origine servile – et d’une crise agraire. (…) Face à l’État dit de droit hérité de la colonisation, et qui est surtout un État d’injustice pour l’immense majorité de la population ouest-africaine, les djihadistes apportent des solutions concrètes à cette crise multiforme. » (1)

    Une politique d’austérité imposée

    Les relations de dominations néocoloniales ont été considérablement renforcées suite à la crise économique de 1973 et à la crise de la dette publique des années ‘80. La Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) ont conditionné leur « aide » financière à des plans « d’ajustement structurel » qui ont forcé les pays tout juste sortis du joug colonial à accepter leur place de simples fournisseurs bons marchés de matières premières et de produits agricoles non transformés aux plus grandes puissances capitalistes. Parallèlement, une politique d’austérité brutale a été imposée aux gouvernements, ce qui a miné la confiance de la population envers les institutions politiques postcoloniales.

    Dans ce cadre, la question agraire s’est résumée au développement de monocultures sur base de grandes propriétés avec pour finalité l’exportation et la spéculation. Ce fut la source de perpétuels conflits inter et intra communautés. La crise environnementale globale dans cette région bordée de déserts a donné une nouvelle intensité à la problématique.

    De manière générale, les économies de ces pays sont très fragiles au vu de leur soumission totale aux aléas de l’économie capitaliste mondiale. La grande récession de 2008-09, la crise Covid et maintenant l’inflation ont fait remonter toutes les contradictions à la surface.

    Mobilisations populaires

    De puissantes mobilisations populaires ont régulièrement émergé elles aussi. Au Niger, de nombreuses manifestations ont eu lieu dès l’annonce de l’arrivée des militaires français chassés du Mali à l’été 2022. Mais les autorités nigériennes avaient qualifié cette présence militaire française de salutaire pour le pays tout en réprimant les mobilisations populaires. On comprend mieux le soutien manifeste d’une partie de la population aux militaires putschistes ainsi que son hostilité aux institutions légales.

    Un processus similaire est à l’œuvre dans toute la région. Il y a moins d’une décennie, la région avait été balayée par des mouvements sociaux contre des présidents désireux de s’accrocher au pouvoir avec un troisième mandat, comme « Y’en a Marre » au Sénégal et « Le Balai Citoyen » au Burkina Faso. Des aventuriers politiques procapitalistes ont détourné ces mouvements et ont bien vite oublié toutes leurs promesses sociales pour ne plus parler que d’élections au suffrage universel et au scrutin secret. Les classes dirigeantes ont donc gardé le pouvoir économique et étatique sous couvert de la légalité et ont continué à tout se permettre avec le soutien bienveillant de l’impérialisme.

    Nouvelle guerre froide et partage du « gâteau africain »

    Une intervention militaire de la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) soi-disant pour « restaurer la démocratie » (c’est-à-dire la domination occidentale) est toujours possible. Les régimes militaires de Guinée, du Mali et du Burkina Faso ont quant à eux déclaré qu’ils considéreraient toute invasion du Niger comme une déclaration de guerre. Une guerre au Sahel impliquerait l’impérialisme français et ses alliés occidentaux derrière le Nigeria et les autres forces alliées de la Cedeao d’un côté et, de l’autre, le Niger, le Mali, le Burkina Faso, la Guinée et, derrière eux, le groupe de mercenaires Wagner et les impérialismes russe et chinois.

    Rien jusqu’ici n’indique l’implication du groupe Wagner dans le coup d’État. Mais en cas de guerre, le nouveau régime cherchera du soutien d’une manière ou d’une autre, même si l’avenir du groupe Wagner est incertain. Ces dernières années, la Chine a gagné la place de premier partenaire économique en Afrique, mais reste jusqu’ici incapable de mener des opérations d’envergures à même de sécuriser ses investissements économiques. La région du Sahel peut rapidement constituer un nouvel objectif de première importance dans la nouvelle guerre froide qui oppose les impérialismes américain et chinois.

    Les dirigeants dans la région craignent toutefois l’opposition des masses aux aventures guerrières. De la même manière, au-delà des menaces verbales, la prudence de Macron illustre l’affaiblissement politique du capitalisme français sur la scène internationale, mais aussi de Macron lui-même en France notamment à la suite de la lutte en défense des retraites. Ici et là-bas, c’est la lutte de masse en toute indépendance des diverses forces impérialistes en jeu qui représenter la seule solution pour freiner la course à la guerre.

    Alternative Socialiste Internationale (ASI, dont le PSL/LSP est la section belge) et ses partisans au Nigeria et en Côte d’Ivoire défendent la nationalisation des secteurs-clés de l’économie (tels que les mines d’uranium) sous contrôle et gestion démocratiques des travailleurs et de la population afin de répondre aux besoins sociaux: des investissements massifs pour développer l’infrastructure et les services publics, pour la création d’emplois et de perspectives d’avenir pour la jeunesse, pour l’adaptation à la crise climatique, pour le soutien aux petits paysans, etc.

    Le peuple nigérien doit mener cette bataille au sein des syndicats et dans la rue et développer des organisations révolutionnaires capables de formuler de telles revendications pour les populations de la région et prêtes à lutter jusqu’au bout pour les réaliser. C’est ainsi que l’on pourra en finir avec le djihadisme, mais aussi en finir avec les causes qui poussent tant de jeunes faire le choix de quitter le continent au péril de leur vie.

    Nous disons :

    * Non à la guerre et à toute invasion militaire du Niger.

    * Aucun soldat n’a besoin d’aller mourir pour défendre des régimes politiques qui appauvrissent et oppriment les masses travailleuses du Niger.

    * Non aux sanctions contre les masses travailleuses du Niger.

    * Pour l’unité des masses travailleuses et des soldats du rang afin d’agir ensemble contre le capitalisme et l’impérialisme.

    * Pour la solidarité avec les travailleurs du Niger et de la région du Sahel opposés au capitalisme et à l’impérialisme.

    1) « C’est la terre, pas l’islam, qui explique le djihadisme au Sahel », Jean-François Bayart, publié le 3 août 2021 sur www.letemps.ch.

  • Coup d’Etat au Niger, et après?

    ASI s’oppose fermement à toute intervention militaire au Niger; nous appelons les masses de Côte d’Ivoire, du Nigeria et de toute la région à engager des actions décisives dans le cas où cette menace, soutenue en sous-main par l’impérialisme français, venait à être exécutée.

    Ory, Militant CI, ASI en Côte d’Ivoire

    Ce qui semblait être une rumeur est finalement devenu une certitude. Le président nigérien Mohamed Bazoum a été évincé du pouvoir par des militaires. Mais comment en sommes-nous arrivés là et quelles leçons tirer de ce énième putsch dans une région du Sahel confrontée aux djihadistes et à la pauvreté ?

    Si officiellement tout semble partir d’une volonté du président Bazoum de destituer son chef de garde rapprochée, les nouveaux hommes forts du pays justifient par contre leur acte par une dégradation de la situation sécuritaire -assortie de lourdes défaites de l’armée nigérienne contre les djihadistes depuis l’arrivée au pouvoir de Bazoum. Aussi l’armée juge-t-elle inutile l’omniprésence des forces onusiennes et françaises dans le pays.

    L’expérience montre pourtant que le djihadisme dans la région ne peut pas être défait sur une seule base militaire, car il a aussi une racine sociale -entre autres la question agraire qui ne trouve pas de solution, dans une situation où le changement climatique et la désertification rendent la pression sur les terres et les ressources plus grande encore.

    Mais le peuple dans tout ça ?

    On se souvient des nombreuses manifestations qu’il y avait eu dans le pays dès l’annonce de l’arrivée des militaires français, chassés du Mali. Et le jour même où des colonnes de l’ex-Barkane et Takuba ralliaient le Niger, des protestations avaient eu lieu. Mais les autorités nigériennes avaient minimisé cette colère, allant même jusqu’à qualifier de salutaire et bénéfique pour le pays cette présence militaire, tout en réprimant et interdisant les mobilisations contre cette dernière.

    On sait tous que les idées reprises par les masses ont une force matérielle. Le fait que l’armée française ait été chassée du Mali et du Burkina n’avait en rien interpellé le président, qui souhaitait profiter là d’une opportunité à saisir pour renforcer sa coopération avec les autorités françaises et ainsi construire une amitié solide avec l’impérialisme occidental et en particulier français dans la région sahélienne, devenue de plus en plus hostile. L’idée de Bazoum de faire du Niger un point d’appui et une base d’opération stable pour l’ancienne puissance coloniale au milieu d’une région en crise a à son tour volé en éclat. Ceci expose également la faillite de la démocratie bourgeoise, dans un pays qui avait été qualifié de “réussite démocratique” récente sur le continent, surmontant supposément un long héritage de coups d’État militaires.

    La faillite de la démocratie bourgeoise

    En effet, le soutien manifeste d’une partie de la population aux militaires et leur hostilité aux institutions légales révèlent la faillite de la démocratie bourgeoise. Ceci est valable au Niger, mais est plus généralement répandu dans toute la région. Il y a moins d’une décennie, la région avait été balayée par des mouvements contre les troisièmes mandats et pour la démocratie tels que « Y’en a Marre » au Sénégal et « Le Balai Citoyen » au Burkina. Cependant, les politiciens bourgeois qui ont détourné ces mouvements oublièrent bien vite les promesses sociales et réduisirent tout à une élection au suffrage universel au scrutin secret. Après quoi les classes dirigeantes, sous le couvert de la légalité, gardent le pouvoir économique et étatique, et de mèche avec l’impérialisme, se permettent tout tandis que les populations doivent attendre de nouvelles élections pour les sanctionner.

    Or, il est désormais question pour les peuples du Sahel d’être associés aux choix politiques, économiques et sociaux que font les dirigeants en leur nom ; de voir un peu plus clair dans la gestion des affaires publiques après les élections. Le mécontentement face à la situation de pauvreté, d’inégalités et de violence grandit, mais l’absence d’organisation indépendante permettant de porter ce combat sur une base de classe offre pour l’instant l’occasion aux militaires de combler le vide.

    On l’a bien constaté avec ce qui vient de se passer au Niger que les masses populaires n’accordent plus aucun crédit aux appels de retour à l’ordre institutionnel, à la légalité constitutionnelle. Finalement, les gens sont devenus sourds aux appels des institutions capitalistes internationales (Cedeao, UA, UE, ONU). La CEDEAO joue sa crédibilité politique après autant de coups d‘État dans la région. Elle a condamné le coup de force et menace maintenant d’intervenir militairement, dansant du même pied que la France laquelle s’est dite prête à réagir si les “intérêts français” étaient touchés. Tout en n’accordant aucun soutien aux nouveaux chefs militaires à Niamey, ASI s’oppose fermement à toute intervention militaire au Niger, qui fait planer la menace de davantage de déstabilisation, de violence et de misère pour les populations de la région ; nous appelons les masses de Côte d’Ivoire, du Nigeria et de toute la région à engager des actions décisives dans le cas où cette menace, soutenue en sous-main par l’impérialisme français, venait à être exécutée.

    Le manque d’alternative

    Malgré tout, nous constatons que les populations sont prises entre le marteau et l’enclume. Elles sont opposées aux autorités civiles « légales », mais l’absence des partis politiques de lutte capables de porter solidement leurs revendications légitimes, les pousse à soutenir des putschistes qui ne doivent leur importance qu’à une absence d’alternative crédible.

    Pourtant, la courte expérience des coups d‘État au Mali et au Burkina Faso démontre déjà que les nouveaux régimes militaires n’ont aucun programme ni même l’intention de résoudre les problèmes profonds engendrés par l’appropriation privée et le pillage des ressources de ces pays par les grandes entreprises, la cause profonde de la pauvreté de masse et de tous les maux sociaux infligés à ces sociétés. Au Mali, le régime militaire a brutalisé des travailleurs grévistes. Les couches supérieures de ces régimes, comme le nouveau chef de la junte nigérienne Abdourahamane Tiani, ont eux-mêmes profité de ce système pendant des années.

    Les conditions actuelles, marquées à la fois par un immense mécontentement face à la détérioration du statu quo et par l’absence d’une organisation politique qui pourrait regrouper la masses des travailleurs, des pauvres et des jeunes autour d’une lutte pour satisfaire leurs propres besoins et intérêts, conduisent beaucoup à penser que la Russie — qui tente d’exploiter à son compte les coups portés à l’impérialisme français et américain en Afrique de l’Ouest et l’explosion de colère contre l’ex-maître colonial — pourrait être un partenaire plus fiable et désintéressé sur lequel s’appuyer.

    Mais il ne faut pas se faire d’illusions sur le fait que la Russie, ni la Chine d’ailleurs, représentent une alternative favorable aux travailleurs et aux peuples. Le désir des masses de transformer leur vie et de se débarrasser de l’emprise impérialiste sur leur pays ne trouvera aucune issue positive par le simple remplacement d’une dépendance impérialiste par une autre, par des puissances tout autant guidées par leur propre agenda, cherchant à étendre leur propre influence géopolitique sur le continent dans le cadre d’une nouvelle “ruée vers l’Afrique”. Tous les impérialismes soutiennent des dictatures et s’emparent des ressources naturelles. Le peuple nigérien doit pouvoir déterminer son propre avenir à l’écart de toute forme d’ingérence étrangère. Avec ses frères et sœurs de classe dans toute la région, il devra mener une lutte selon ses propres termes, afin de reprendre le contrôle souverain sur la manière dont les vastes richesses du pays sont utilisées.

    Dans cette période de turbulence dans le Sahel, ASI encourage la construction d’embryons de lutte dans cette région avec une analyse claire sur les limites du capitalisme, le rôle de l’impérialisme, l’échec des institutions de la bourgeoisie, l’échec des investissements de guerre fait par les régimes militaires du Mali et du Burkina en relation avec leur impact sur les investissements dans les services sociaux de base: santé, éducation, eau potable, électricité etc.

    ASI défend la nationalisation des secteurs-clés (tels que les mines d’uranium) sous contrôle démocratique des travailleurs et de la population afin d’utiliser leur potentiel pour répondre aux besoins: des investissements massifs en vue de développer l’infrastructure et les services publics, la création d’emplois décents pour les jeunes, des aides substantielles à l’adaptation climatique pour les petits paysans etc. Le peuple nigérien doit mener cette bataille au sein des syndicats et dans la rue, et construire des organisations révolutionnaires capables de formuler de telles revendications pour les populations de la région, et prêts à lutter jusqu’au bout pour les matérialiser.

  • Soudan : la contre-révolution conduit à la guerre civile

    En décembre 2018, un processus révolutionnaire avait éclaté au Soudan et, pour tenter de sauvegarder le régime militaire, l’armée avait décidé de lâcher le dictateur Omar El Béchir au pouvoir depuis 30 ans. Aujourd’hui, depuis la mi-avril, l’armée, dirigée par le général Abdel Fattah al-Burhane, et les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), menés par le général Mohamed Hamdane Daglo, s’affrontent pour le pouvoir.

    Par Nicolas Croes, article tiré de l’édition de juin de Lutte Socialiste

    Après près d’un mois, les combats ont fait plus de 750 morts, 5.000 blessés et plus de 900.000 déplacés et réfugiés. Selon le Programme alimentaire mondial des Nations unies, 19 millions de personnes, soit 41 % de la population, pourraient bientôt être menacées par la faim sous l’effet conjugué de la guerre civile, de la hausse des prix et de l’impact des inondations qui ont touché le pays l’an dernier.

    L’impasse de la conciliation avec les militaires

    À l’époque, le limogeage d’El Béchir n’avait pas calmé les masses en révolte et, en juin 2019, les généraux avaient tenté de tuer la révolution dans l’œuf avec un carnage contre un sit-in face au commandement de l’armée dans la capitale. Une grève générale de trois jours a suivi en exigeant la chute du Conseil militaire, suivie par une « Marche des millions » à la fin du même mois.

    La détermination et la volonté de sacrifice n’a pas manqué parmi les travailleurs et les opprimés du pays. Mais comme l’a dit un jour l’une des principales figures de la révolution russe de 1917, Léon Trotsky, la victoire dans la révolution exige « la volonté de porter le coup décisif ». Les dirigeants civils du mouvement (y compris le Parti communiste soudanais) ont hélas manœuvré pour chercher la conciliation avec les forces armées, ce qui a court-circuité l’énergie révolutionnaire des masses.

    Un compromis pourri reposant sur un accord de partage du pouvoir a laissé les généraux meurtriers aux commandes avec tout le temps de se réorganiser. En octobre 2021, Burhane et Daglo se sont alliés pour mener un putsch et évincer les civils du pouvoir. Mais dès les premières heures du coup d’État, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues et ont érigé une multitude de barricades et de points de contrôle révolutionnaires à travers les villes et villages tandis qu’une grande vague de grèves ouvrières a balayé un secteur après l’autre. Toutefois, là encore, il a manqué une direction révolutionnaire capable de porter la colère jusqu’au renversement de la junte et l’expropriation des possessions économiques des seigneurs de guerre (un vaste réseau d’entreprises, de propriétés et de terres agricoles).

    L’union sacrée entre ces deux généraux a explosé et les horreurs de la guerre dominent actuellement, mais aucun des deux camps n’a de solution pour s’en prendre aux bases matérielles de la colère populaire. La seule issue pour les masses est de reprendre le chemin de la lutte sans plus jamais s’arrêter à mi-chemin. On ne transige pas avec ceux dont les mains sont maculées du sang de générations.

  • Crise alimentaire. La guerre en Ukraine signifie la famine en Afrique

    Image : wikicommons

    Une personne meurt de faim toutes les 48 secondes en Afrique de l’Est à cause de la combinaison mortelle des guerres, du capitalisme et du réchauffement climatique.

    Per Olsson, Rattvisepartiet Socialisterna (ISA en Suède)

    Après la famine de 2011 en Somalie, l’élite des puissances mondiales a dit “plus jamais ça”. Mais aujourd’hui, la catastrophe se reproduit, et encore plus de personnes risquent de mourir de faim. La faim dans le monde augmente à un rythme alarmant en raison de la combinaison toxique des guerres, du réchauffement climatique, du capitalisme et des grands propriétaires de terres, ainsi que des niveaux “apocalyptiques” actuels d’augmentation des prix des denrées alimentaires et du choc sur l’approvisionnement alimentaire provoqué par la guerre en Ukraine. La guerre exacerbe la spirale des prix mondiaux des aliments et des carburants.

    Mais avant même que la Russie n’envahisse l’Ukraine, le monde était déjà confronté à une crise d’insécurité alimentaire et les prix des denrées alimentaires à travers le monde, qui sont en hausse depuis la mi-2020, n’avaient jamais été aussi élevés. La crise s’aggrave également en raison de la croissance mondiale du protectionnisme alimentaire.

    Le problème n’est pas qu’il y ait trop de gens à nourrir. La production alimentaire actuelle est suffisante pour nourrir tous les habitants de la planète. Le problème est, comme même l’ONU doit l’avouer, “l’accès et la disponibilité de la nourriture, qui sont de plus en plus entravés par de multiples défis, notamment la pandémie de COVID-19, les conflits, le changement climatique, les inégalités, la hausse des prix et les tensions internationales. Les populations du monde entier subissent les effets dominos de défis qui ne connaissent pas de frontières”.

    Ce qui empêche de nourrir les affamés et de réaliser la redistribution mondiale nécessaire, c’est le mode de production capitaliste qui repose sur la propriété et le contrôle privés des moyens de production, des ressources, des richesses et de la distribution ainsi que sur la barrière que représente l’État-nation. C’est particulièrement le cas aujourd’hui, alors que le capitalisme est devenu de plus en plus parasitaire et pourrait être qualifié de “capitalisme du désastre”.

    “Les conditions actuelles sont bien pires que lors du printemps arabe en 2011 et de la crise des prix alimentaires de 2007-2008, lorsque 48 pays ont été secoués par des troubles politiques, des émeutes et des protestations”, a récemment averti le directeur exécutif du Programme alimentaire mondial, le PAM, David Beasley.

    L’Afrique de l’Est

    L’Afrique de l’Est est la région du monde la plus durement touchée, où la crise de la faim est extrêmement aiguë. Le nombre d’enfants souffrant de malnutrition aiguë sévère en Éthiopie, au Kenya et en Somalie a augmenté de plus de 15 % en l’espace de cinq mois. “On estime que 386.000 enfants en Somalie ont désormais désespérément besoin d’un traitement contre la malnutrition aiguë sévère qui met leur vie en danger – dépassant désormais les 340 000 enfants qui avaient besoin d’un traitement au moment de la famine de 2011.” Une explosion de la mortalité infantile est imminente dans la Corne de l’Afrique, a averti l’UNICEF le 7 juin.

    “Une personne est susceptible de mourir de faim toutes les 48 secondes en Éthiopie, au Kenya et en Somalie, pays ravagés par la sécheresse. Le nombre de personnes souffrant de faim extrême dans ces trois pays a plus que doublé depuis l’année dernière, passant de plus de 10 millions à plus de 23 millions aujourd’hui. Et ce, dans un contexte de dette écrasante qui a plus que triplé en moins de dix ans – de 20,7 milliards de dollars en 2012 à 65,3 milliards de dollars d’ici 2020 – aspirant les ressources de ces pays au détriment des services publics et de la protection sociale “, selon un nouveau rapport d’Oxfam et Save the Children : ” Dangerous Delay : The Cost of Inaction”, publié le 18 mai 2022).

    L’Afrique de l’Est a été frappée par la pire et la plus longue sécheresse depuis 40 ans, après une quatrième saison consécutive de précipitations inférieures à la moyenne. La dernière pluie saisonnière, en mars-mai de cette année, a été minime. “La saison des pluies de mars-mai 2022 semble devoir être la plus sèche jamais enregistrée, dévastant les moyens de subsistance et entraînant une forte augmentation de l’insécurité alimentaire, hydrique et nutritionnelle. On estime que 3,6 millions de têtes de bétail sont mortes au Kenya (1,5 million) et en Éthiopie (2,1 millions). Dans les zones les plus touchées de Somalie, on estime qu’un animal sur trois a péri depuis la mi-2021. Et il y a un grand risque que même la prochaine saison des pluies, d’octobre à décembre, soit un échec”. (Organisation météorologique mondiale, OMM, 31 mai).

    Selon le rapport d’Oxfam et de Save the Children, une aide et une assistance d’une valeur de 4,4 milliards de dollars seraient nécessaires pour subvenir aux besoins de 30 millions de personnes en Éthiopie, au Kenya et en Somalie. Cette somme équivaut à un demi-point de pourcentage des dépenses militaires annuelles des États-Unis, ou à la moitié seulement de ce que le géant pétrolier Shell a versé à ses actionnaires en dividendes au cours des six premiers mois de l’année.

    Les capitalistes font obstacle à l’action

    Le capitalisme et les politiques gouvernementales empêchent les ressources existantes d’être distribuées à ceux qui en ont besoin. Le Fonds des Nations unies pour l’enfance, l’UNICEF, vient de recevoir un cinquième de l’argent dont il dit avoir besoin pour nourrir les affamés et fournir de l’eau potable.

    Les gouvernements des pays riches réduisent l’aide ou l’utilisent comme un moyen d’”humanitarisme conditionnel” pour leurs propres objectifs et intérêts. Les fonds d’aide sont pillés afin de financer une augmentation des dépenses militaires. Le gouvernement allemand a décidé d’augmenter les dépenses militaires au détriment de l’aide, tandis que tous les gouvernements de Scandinavie ont utilisé les fonds d’aide pour financer les coûts supposés des réfugiés ukrainiens – ce qui fait par exemple du gouvernement suédois le plus grand bénéficiaire de sa propre aide au développement.

    Au Royaume-Uni, malgré la crise aiguë, “les chiffres publiés dans le rapport annuel du Foreign, Commonwealth and Development Office (FCDO) l’année dernière ont révélé que l’aide directe du Royaume-Uni et l’aide prévue pour l’Éthiopie sont passées de 241 millions de livres en 2020/21 à 108 millions de livres en 2021/22, soit une réduction de 55% ; l’aide au Kenya est passée de 67 millions de livres à 41 millions de livres, soit une réduction de 39% ; et l’aide à la Somalie est passée de 121 millions de livres à 71 millions de livres, soit une réduction de 41%. (The Guardian 22 mai)

    La crise climatique

    Les gouvernements des pays capitalistes les plus riches ont fait plusieurs promesses de lutte contre le changement climatique et se sont engagés à “aider” les pays pauvres à s’adapter aux changements climatiques, mais n’ont jamais tenu leurs promesses. Cela ne fait qu’ajouter l’insulte à l’injure, car le monde sera confronté à environ 560 catastrophes par an d’ici 2030, contre 350 à 500 catastrophes par an au cours des 20 dernières années, à cause du changement climatique et de l’impasse du capitalisme.

    “Le coût économique des événements météorologiques extrêmes pour la seule année 2021 a été estimé à 329 milliards de dollars à l’échelle mondiale, soit la troisième année la plus élevée jamais enregistrée. Cela représente près du double de l’aide totale accordée par les nations riches au monde en développement cette année-là.” (Oxfam 7 juin)

    Le besoin d’aide et d’assistance immédiate est urgent, mais la résolution de la crise nécessite de lutter pour un changement révolutionnaire – pour la justice climatique, la redistribution mondiale et un monde démocratique et socialiste.

    Comme en 2011, les sonnettes d’alarme indiquant que l’Afrique de l’Est se dirige vers une nouvelle famine ont depuis longtemps retenti haut et fort. Dès le milieu de l’année 2020, des avertissements de sécheresse ont été lancés en Afrique de l’Est, et les prévisions à long terme faites à l’époque indiquaient une aggravation constante de la sécheresse en raison de la réduction des précipitations. La pandémie est venue aggraver encore la crise qui se développait.

    “L’Afrique de l’Est met en lumière la profonde inégalité de la crise climatique. C’est l’une des régions les moins responsables de la crise climatique – émettant collectivement moins de 0,05 % du CO2 mondial – et pourtant, au cours de la dernière décennie, elle a été frappée à plusieurs reprises par des chocs liés au climat. D’ici à 2030, plus de 100 millions de personnes dans les pays à revenu faible ou intermédiaire pourraient passer sous le seuil de pauvreté en raison de la fréquence accrue des phénomènes extrêmes et de la crise climatique. La crise climatique va à la fois exacerber les conflits existants et réduire la capacité des populations à faire face à ses effets. L’exposition accrue aux chocs creuse également les inégalités au sein des communautés, supprime la croissance économique et compromet l’impact des efforts de réduction de la pauvreté à long terme. Alors que le niveau des besoins en 2022 est stupéfiant, la dernière analyse de l’UNDRR (United Nations Office for Disaster Risk) indique que le pire reste à venir “, écrit le rapport ” Dangerous Delay2 : The Cost of Inaction “.

    Alors que l’Afrique de l’Est a été frappée par des sécheresses extrêmes dues au réchauffement climatique, quatre terribles tempêtes tropicales ont balayé Madagascar en autant de semaines au début de cette année et l’Afrique du Sud a été frappée par des inondations. Dans toute l’Afrique, l’insécurité alimentaire est en hausse. L’Afrique de l’Ouest est frappée par la pire crise alimentaire de la décennie, avec 27 millions de personnes souffrant de la faim. Ce chiffre devrait passer à 38 millions en juin prochain – un nouveau record historique et une augmentation de 25 % par rapport à l’année dernière.

    Si les tendances dangereuses actuelles se poursuivent, 100 millions de personnes supplémentaires auront basculé dans l’extrême pauvreté d’ici 2030 en raison de conditions météorologiques extrêmes et de catastrophes liées au climat.

    La guerre en Ukraine signifie la famine en Afrique. La quasi-totalité du blé et de l’huile de tournesol importés par l’Afrique de l’Est provient d’Ukraine ou de Russie. La guerre a fait exploser les prix de ces produits. Le prix du blé a augmenté de 20 % et en Éthiopie, le prix de l’huile de tournesol a augmenté de 215 %. La Somalie importait à elle seule 92 % de son blé de Russie et d’Ukraine, mais les lignes d’approvisionnement sont désormais bloquées.

    Soudan et Somalie – Crise et héritage de l’impérialisme

    Au Soudan, la guerre en Ukraine, conjuguée aux mauvaises récoltes, au régime militaire et aux conflits armés récurrents, risque de doubler le nombre de personnes souffrant de la faim. Le Soudan importe plus de la moitié de son blé d’Ukraine et de Russie, et le prix d’une tonne de blé, qui représente un cinquième de l’apport calorique total, est aujourd’hui 180 % plus élevé qu’il y a un an. Parallèlement, les prix élevés du carburant frappent les boulangeries.

    Malgré la crise, ce n’est pas de la nourriture, de l’eau potable et des médicaments que l’administration Biden a décidé d’envoyer en Somalie, mais des troupes américaines, 500 soldats.

    Les opérations militaires américaines en Somalie, qui ont débuté dans les années 1990 et étaient censées constituer un effort humanitaire contre la faim, se sont soldées par des combats de rue désastreux dans la capitale somalienne, Mogadiscio, en octobre 1993, qui ont tué des centaines de Somaliens, y compris des civils. 19 soldats américains ont été tués et 73 blessés et deux hélicoptères Black Hawk ont été abattus. La bataille qui s’est déroulée à Mogadiscio a duré deux jours et est devenue un moment décisif pour l’impérialisme américain, donnant naissance au “syndrome somalien” consistant à ne pas franchir “la ligne de Mogadiscio” et à risquer de perdre davantage de prestige et la vie de soldats américains.

    L’intervention militaire américaine et onusienne en Somalie a été un échec et n’a pas empêché les islamistes d’al-Shabab de continuer à terroriser la population.

    “Les États-Unis essaient de combattre al-Shabab par la force militaire depuis 15 ans, et cela n’a pas fonctionné – cela a peut-être même prolongé le conflit” (Sarah Harrison de l’International Crisis Group au New York Times le 16 mai).

    Plus récemment, Al-Shahab semble avoir réussi à soumettre de nouvelles zones de terres en Somalie, qui risque de devenir un nouvel Afghanistan, où les niveaux de sécurité alimentaire ont chuté à une vitesse terrible, laissant la moitié de la population confrontée à une faim aiguë.

    Seule la lutte contre le capitalisme peut mettre un terme à des crises sans fin

    Comme toujours, les masses africaines paient le prix le plus lourd pour les crises et les guerres de l’impérialisme mondial. Seule une lutte unie des travailleurs et des pauvres contre les politiques de division et de domination de l’impérialisme et du capitalisme pour une transformation socialiste internationale du continent peut tracer un chemin loin de l’oppression, du pillage et des désastres qui font de la vie un cauchemar sans fin sur le continent africain.

  • Non aux sanctions contre le Mali ! Non à l’impérialisme ! Non à la dictature militaire !

    Foule de manifestants à Bamako le 14 janvier 2022. Photo : CADTM (Comité pour ‘annulation des dettes illégitimes).

    Le 9 janvier, de lourdes sanctions ont été imposées par la Cédéao (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) contre le Mali pour la décision des autorités maliennes dites de « transition » de reporter les élections initialement prévues pour février 2022. Ces sanctions économiques, qui incluent un gel des fonds de l’État et un blocus logistique, et frapperont surtout la population, ont provoqué une vague d’indignation et suscité de grandes marches de protestation au Mali mais également dans d’autres pays. Les manifestants, dont une partie est issue de la gauche panafricaniste et anti-impérialiste, dénoncent le fait que ces sanctions ont été commanditées par la France, puissance de tutelle de la plupart des États de la sous-région.

    Déclaration de Militant – Côte d’Ivoire

    Le Mali est un pays pauvre enclavé dont la principale richesse aujourd’hui est l’or, dont seul 1 % de la production est taxé, et qui fait l’objet d’un important trafic avec les pays voisins.

    Depuis que les frontières des pays d’Afrique de l’Ouest ont été tracées par les puissances impérialistes, le pays fait notamment face à un important mouvement des Touaregs pour la réunification de leur territoire saharien, qu’ils nomment « Azawagh ». Des conflits ont également lieu entre éleveurs nomades peuls et agriculteurs bambaras, dogons, zarmas, etc., intensifiés par la privatisation des terres à des fins commerciales (notamment pour la culture du coton), mais aussi la croissance de la population et les changements climatiques. De plus, la découverte de gisements miniers créent des inégalités et une lutte entre les différentes élites régionales pour le contrôle des bénéfices des compagnies minières. Enfin, l’effondrement de la Libye, au nord, voulu par l’impérialisme français, et la guerre civile qui y a cours, ont provoqué une importante entrée d’armes au Mali.

    De manière générale, la pauvreté, le manque d’éducation, l’incapacité de l’État à satisfaire aux besoins de base de la population, la perte de repères, la soif de vengeance engendrée par le cycle de la violence, etc. encouragent de nombreux groupes à s’armer en milices pratiquant l’autodéfense, le banditisme, le racket, certains des ces groupes se dotant d’une idéologie fondamentaliste réactionnaire prônant un « retour » aux valeurs d’un islam plus « pur », allant souvent à l’encontre de l’islam traditionnel local.

    En août 2020, un mouvement généralisé contre le président Ibrahim Boubacar Keïta, jugé inefficace et corrompu, avait eu lieu dans le pays, suivi par un coup d’État militaire dirigé notamment par le colonel Assimi Goïta, l’actuel président du régime de transition.

    Les putschistes sont tous des gradés de haut rang, ayant fréquenté les écoles militaires de France, des États-Unis et de Russie. Ils ont pris le pouvoir parce que le pays était dans une impasse et qu’il fallait couper court au mouvement populaire, contraindre les gens à « rentrer à la maison ». Depuis leur arrivée au pouvoir, ils semblent jouer un rôle indépendant. Depuis sa prise du pouvoir, la junte fait face à la méfiance de l’impérialisme et à des sanctions. Surtout depuis le nouveau coup d’État « interne » de mai 2021, par lequel Goïta a mis fin aux fonctions du président officiel (civil) de la transition, Moctar Ouane, pour prendre de lui-même le contrôle de l’État, accusant entre autres ce dernier de n’avoir pas pu couper court à la vague de grèves qui secouait alors le pays. Ce nouveau coup d’État a contribué à exposer davantage les affirmations de la classe dirigeante française selon lesquelles la France intervenait au Mali et au Sahel pour assurer la stabilité et protéger la démocratie, et a précipité la décision de Macron de mettre un terme à l’opération Barkhane et de désengager ses forces armées du Mali, dix jours plus tard. Cette décision a été prise dans un contexte marqué par la débâcle de plus en plus évidente de cette intervention, exprimée par la hausse exponentielle des violences dans la région et du rejet populaire de la présence militaire française (lequel avait partiellement alimenté le mouvement de masses précédent le coup d’État contre Keïta).

    D’un autre côté, à aucun moment la junte n’a montré la moindre posture révolutionnaire, voire même « sociale ». Elle s’est surtout préoccupée de maintenir l’ordre et d’affermir son pouvoir, notamment en écartant des négociations les partis d’opposition qui ne l’arrangeaient pas. Après plus d’un an de transition, la junte a fait face à de nombreux mouvement de grève des enseignants, des soignants, des travailleurs des mines… Du côté international, elle n’a jamais pris de position de confrontation ouverte vis-à-vis de l’impérialisme, toute occupée à la négociation. Tout porte à croire que la junte cherche à régler la crise malienne par des moyens purement militaires, en tentant de gagner du temps malgré l’opposition tant de l’impérialisme que d’une grande partie de la société civile.

    QUE VEUT LA FRANCE ?

    Le principal souci de la France est le contrôle. Les grandes entreprises françaises sont très présentes au Mali, même si la plupart du secteur aurifère y est aux mains de groupes australiens, britanniques, canadiens et sud-africains. Ces dernières années, le Mali a également vu l’influence de compagnies chinoises, israéliennes, marocaines, qatariennes, turques… s’accroitre, notamment pour le contrôle des ressources minières encore non exploitées (on mentionne la présence de gisements de pétrole, d’aluminium, de fer… encore intouchées). La France n’a donc pas de très grands intérêts économiques dans le pays.

    Elle n’a évidemment pas non plus le moindre souci pour la démocratie : c’est la même France qui ferme les yeux face aux manipulations de la constitution et la prolongation des mandats de la famille Bongo au Gabon, de Wade au Sénégal, de la famille Faure au Togo, de Ouattara en Côte d’Ivoire, de la famille Déby au Tchad…

    Pourquoi alors une telle mainmise ? C’est essentiellement pour des raisons géostratégiques : la principale considération de la France est d’assurer la sécurité de ses mines d’uranium au Niger. Il y a aussi le souci de maintenir une certaine stabilité pour éviter des flux de population immigrées massives vers l’Europe, mais aussi vers les pays de la sous-région tels que la Côte d’Ivoire. Enfin, il y a le prestige, l’autorité que la France tire de sa domination de l’Afrique : sans son contrôle sur l’Afrique, la France perd une grande partie de son statut de grande puissance, qui justifie notamment son siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU.

    Citons également l’intérêt que représente le Mali pour l’industrie française de l’armement, pour qui les opérations Barkhane et précédentes ont été l’occasion de faire la démonstration de son matériel de pointe, en plus d’être un important marché. De même, il est bien connu que les routes du désert servent au passage de drogues illégales vers l’Europe, que la France entend policer.

    C’est dans ce contexte que la France a été rendue furieuse par l’appel de la junte malienne aux mercenaires russes de Wagner.

    En outre, la débâcle malienne intervient également à un très mauvais moment pour Emmanuel Macron, vu que les élections présidentielles françaises se tiendront dans trois mois. Le régime français fera donc tout pour préserver un semblant de maitrise de la situation jusqu’en juin de cette année.

    D’autant plus que tout signe de bienveillance envers un régime issu d’un coup d’État et qu’elle ne contrôle pas pourrait encourager d’autres coups d’État similaires dans les pays voisins, comme le Burkina, le Niger ou le Sénégal, et donner à la junte déjà au pouvoir en Guinée-Conakry des velléités de se maintenir également au pouvoir pour une durée indéterminée. Tout comme la répression forcenée qui avait été déclenchée contre le régime de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire (lequel à aucun moment n’a représenté la moindre menace pour le système capitaliste), le Mali doit donc servir d’exemple pour les autres pays de la sous-région.

    QUE VEUT LA RUSSIE ?

    Des groupes maliens ont manifesté pour appeler la Russie à une intervention militaire. Il y a l’illusion parmi une grande partie des militants panafricains dans le fait que la Russie serait une puissance anti-impérialiste bénévole. S’il est vrai que la classe dirigeante russe actuelle est opposée aux classes dirigeantes occidentales, la Russie reste un pays capitaliste impérialiste qui n’a pas la moindre sympathie envers les masses africaines. L’État russe est lui-même caractérisé par sa politique de répression envers sa propre population (le droit de manifester est extrêmement restreint, des milliers d’opposants au régime de Poutine ont été enfermés lors des grandes marches de 2020, des leaders de l’opposition sont abattus en pleine rue ou empoisonnés, etc.), notamment envers les minorités ethniques réduites au rang de citoyen de seconde zone, tandis que toute l’économie appartient à quelques grands groupes privés contrôlés par une poignée d’« oligarques ». La Russie est également intervenue début janvier au Kazakhstan pour y aider le régime dictatorial et corrompu à y massacrer les manifestants qualifiés de « terroristes ».

    La Russie n’a cependant aucun véritable intérêt économique dans la sous-région. Cependant, la Russie cherche à se frayer une place en Afrique pour, tout comme la France, se présenter comme un élément contribuant à la stabilité régionale, et éventuellement, dans un deuxième temps, utiliser son influence pour s’accaparer des marchés et élargir son accès aux matières premières. Évidemment, Wagner étant une entreprise privée, son « assistance » ne sera pas gratuite non plus, constituant un juteux marché en soi. Surtout, la Russie est ravie de saper un peu plus l’autorité de la France, dans la continuité de son intense propagande sur les réseaux sociaux (avec des armées de cyberactivistes au faux profil actifs sur Facebook) et de son soutien aux partis de droite populiste en France et ailleurs en Occident.

    C’est également dans le même sens qu’il faut comprendre la décision de la Russie (et de la Chine) de s’opposer à des sanctions imposées par l’ONU au Conseil de sécurité : par pur intérêt calculé, et non par un quelconque soutien à la population malienne.

    LA JUNTE PRISE À SON PROPRE JEU ?

    En assumant le rôle de « sauveur de la démocratie » malienne, la junte a créé un espoir pour une partie de la population. Même si elle suscite la méfiance d’une grande partie de la société civile nationale et de l’opposition civile politique, qu’elle cherche visiblement à contrôler, les masses ont une méfiance encore plus grande envers les partis politiques bourgeois, et ont le sentiment de pouvoir plus facilement négocier avec elle.

    Assaillie par l’impérialisme et la grande bourgeoisie occidentales, la junte se retrouve donc de plus en plus contrainte de reposer sur sa base politique qui est le peuple au nom duquel elle a pris le pouvoir. C’est ainsi que sa décision de reporter les élections a tout d’abord été validée par des « assises nationales de la refondation » qui ont duré tout le mois de décembre et ont été organisées dans près de 725 communes sur 749, et dans 51 cercles (départements) sur 60 (elles n’ont pu se tenir dans 9 cercles pour des raisons sécuritaires), ainsi que dans 26 ambassades maliennes du monde entier. Ces assises ont abouti à la recommandation de prolonger les élections « de six mois à un an », tout en faisant bon nombre de recommandations pour la santé, l’enseignement, les infrastructures, etc. Il faut toutefois noter que ces assises ont été boycottées par bon nombre d’organisations de la société civile et partis politiques, qui les considèrent comme une pure manœuvre destinée à gagner du temps et à donner un cachet démocratique à la junte.

    On voit donc l’émergence d’une sorte de régime bonapartiste non désiré par l’impérialisme et contraint de reposer sur la population tout en luttant pour maintenir son contrôle et son indépendance vis-à-vis d’elle. Et en l’absence d’une alternative politique prolétarienne révolutionnaire, les masses se satisfont, pour le moment, de déléguer à la junte le pouvoir de les représenter. Même si la même junte n’a toujours pas signifié le moindre programme de gouvernement.

    C’est à ce titre qu’on constate à quel point les sanctions imposées par la Cédéao sont contreproductives. L’effet immédiat a été de souder la population autour du régime, en permettant à ce même régime d’adopter à présent une rhétorique un peu plus ouvertement nationaliste qu’avant, tout en appelant les syndicats des travailleurs à s’abstenir de tout mouvement de grève ou de protestation « au nom de l’unité nationale », et en gardant la porte ouverte en vue de négociations, puisqu’il n’a toujours pas déclaré s’il allait reporter les élections à dans six mois ou à dans cinq ans.

    Le régime a aussi beau jeu d’accuser la France d’être la véritable instigatrice de ces sanctions, car cela permet de susciter un fort soutien panafricaniste tout en évitant l’épineux problème du fait que la société africaine moderne est elle-même une société capitaliste divisée en classes, dirigée par des États bourgeois. Les chefs d’État africains de la Cédéao, défendant leurs propres intérêts, n’ont pas besoin de la France pour prendre des sanctions contre un autre État africain qui menace ces mêmes intérêts.

    D’ailleurs, les autres pays occidentaux, États-Unis en tête, et pas seulement la France, sont tous unis dans le soutien aux sanctions, tout comme le Secrétaire général de l’ONU. L’agitation du croque-mitaine français sert surtout à la junte de point de ralliement pour la colère des masses maliennes et africaines, se donner une fausse image de combattant patriotique, et détourner l’attention de sa mauvaise gestion de l’économie et du manque d’avancées sociales.

    La Cédéao, par contre, a déjà prouvé maintes et maintes fois son inefficacité lors des négociations tant avec le Mali qu’avec la Guinée, et joue ici son va-tout. C’est sa raison d’être qui est en jeu, la Cédéao a donc décidé de frapper fort afin de rappeler qu’elle est à même de faire exécuter ses décisions. Ici aussi, le but est de faire un exemple du Mali afin de décourager les éventuels candidats aux coups d’État dans les autres pays de la sous-région. Ce faisant, cependant, la Cédéao se démasque un peu plus encore en tant qu’alliance des patrons de la sous-région, non représentative de la volonté populaire.

    La junte au pouvoir au Mali n’est pas capable de satisfaire aux attentes de la population malienne. Elle le sait, et mise tout sur sa promesse de ramener la sécurité et la stabilité dans le pays. C’est pour cela qu’elle est prête à faire appel à des mercenaires étrangers. Mais le risque est qu’en cherchant à rétablir l’unité du pays par des moyens purement militaires, elle ne fasse que créer une situation encore plus explosive dans les régions séparatistes. Une véritable unité ne pourra se faire que suite à un vaste plan d’investissement social dans les régions délaissées, et par un dialogue sincère entre les diverses communautés, qui envisagerait la possibilité pour ces régions de prendre leur indépendance si telle est effectivement le désir de la majorité de leur population. En fait, comme il a été décidé que les élections ne pourraient se tenir avant que l’autorité de Bamako n’ait été rétablie sur tout le territoire national, il est tout à fait possible que la junte se serve de l’insécurité pour reporter encore et encore les élections, de façon indéfinie.

    De leur côté aussi, les Touaregs comme les Peuls ne forment pas une nation unie. Parmi ces groupes aussi, des élites de riches propriétaires, d’intellectuels, de chefs traditionnels et religieux dominent une population soumise et vivant dans la misère. Le simple fait d’accorder l’indépendance de l’Azawagh ne garantira pas un mieux-être des populations touarègues, tant que les ressources minières, les armes, les grands troupeaux, le contrôle des terres et des points d’eau appartiendront à une petite élite.

    OÙ ALLER ?

    Les mouvements de protestation actuels ne suffiront pas à faire plier la Cédéao. Tôt ou tard, le pays sera asphyxié.

    Il n’est pas du tout sûr que la junte puisse tenir bon : pour ce faire, il lui faudra soit nouer des alliances avec d’autres puissances (mais il n’est absolument pas sûr que la Russie ou la Chine soient prêtes à soutenir ouvertement et de façon décisive un régime mis au ban de la communauté internationale, car elles préfèrent conserver une posture neutre), soit adopter un programme révolutionnaire axé sur la nationalisation des secteurs stratégiques de l’économie, éventuellement en alliance avec le régime militaire guinéen. Assimi Goïta a déjà déclaré être un admirateur de Thomas Sankara : aura-t-il le courage de s’avancer dans cette voie ? On a déjà vu des personnalités politiques plier au dernier moment face à de telles sanctions : c’est, encore une fois, ce qui s’est passé en Grèce avec la capitulation surprise d’Alexis Tsipras une semaine après sa victoire majeure à un référendum populaire.

    Et bien entendu, les masses le savent, elles n’ont aucun intérêt à voir des élections se tenir dès maintenant, vu qu’il n’existe pas un parti politique qui défende ouvertement leurs intérêts et soit prêt à prendre le pouvoir.

    POUR LA DÉMOCRATIE POPULAIRE, POUR UNE NOUVELLE CONFÉDÉRATION D’ÉTATS SOCIALISTES OUEST-AFRICAINS

    La solution passe donc par l’organisation de la population à la base, autour d’un programme de reconstruction socialiste qui inclura la nationalisation des secteurs stratégiques de l’économie, dont les banques (y compris celle de la BCEAO), les mines, l’énergie, les télécommunications. Cela permettrait de dégager des ressources pour résoudre la crise sociale et environnementale, en créant de nombreux nouveaux emplois dans la fonction publique, en assurant que les fonctionnaires sont bien payés, et en développant de nouveaux secteurs économiques, notamment l’agriculture vivrière, l’industrie locale et les énergies renouvelables.

    Il faudra aussi créer et former (y compris la formation politique) des groupes d’autodéfense pluriethniques dans les différents cercles et villages, pour lutter contre la menace djihadiste et les divisions communautaires.

    Au-delà des actuelles assises nationales, il faudra organiser une véritable assemblée constituante composée de délégués issues de chaque village du Mali, qui devra définir les nouvelles structures de l’État socialiste, et notamment œuvrer à résoudre la question nationale, en étant ouverte à la possibilité d’une indépendance complète de l’Azawagh et des autres régions séparatistes si tel est effectivement la volonté de ses populations, tout en maintenant des liens fraternels avec ces nouveaux États.

    Des liens doivent également être tissés avec les travailleurs et les opprimés en lutte dans les pays voisins, pour encourager l’installation de régimes frères avec qui commercer, en vue d’une nouvelle confédération socialiste d’États ouest-africains.

  • Afrique du Sud : 5000 travailleurs du géant laitier Clover en grève depuis le 22 novembre

    Une importante grève est en cours en Afrique du Sud. Elle concerne Clover Entreprises, un géant de l’alimentation impliqué dans les produits laitiers, les snacks et diverses boissons. Un certain nombre de marques très connues en Afrique du Sud lui appartiennent. L’entreprise emploie globalement environ 50.000 personnes. Dans un certain nombre de ses sites de production, où travaillent 5.000 personnes, une grève a éclaté le 22 novembre dernier en riposte à l’annonce de plusieurs centaines de licenciements ainsi que pour exiger une augmentation des salaires. Les grévistes dénoncent également la reprise en main de Clover par la société israélienne Milco SA, qui a acheté une participation majoritaire dans la société. Notre section-sœur sud-africaine, le Workers and Socialist Party (WASP), joue un rôle de premier plan dans cette lutte. L’article ci-dessous est une de leurs déclarations.

    En tant que WASP, nous réaffirmons notre solidarité avec les 5.000 travailleurs de Clover en grève depuis le 22 novembre. Nous soutenons pleinement leurs revendications et appelons à l’intensification des manifestations pour donner le coup d’envoi à cette nouvelle année de lutte, de la part des travailleurs eux-mêmes et des forces qui leur sont solidaires ici en Afrique du Sud et à l’échelle internationale.

    Des meetings de masse se sont tenus le 8 janvier dernier à Johannesburg et à Cape Town pour réunir les syndicats, les organisations communautaires et de jeunesse ainsi que d’autres formations progressistes. Dans ce contexte de pandémie, d’aggravation de la crise économique et d’hécatombe d’emplois, il est crucial de marquer la nouvelle année par une lutte unifiée de la classe ouvrière contre le système néolibéral et austéritaire défendu par le gouvernement de l’ANC et les patrons.

    Milco SA investit pour augmenter ses profits au mépris de l’emploi

    La grande majorité des travailleurs de Clover gagnent moins que le salaire minimum vital en dépit des profits faramineux dont Clover s’est vanté au fil des ans. Milco SA, un consortium dirigé par la Central Bottling Company d’Israël, s’est offert une participation majoritaire dans la société très rentable Clover en 2019. Malgré l’objection des travailleurs à cet égard – reposant sur la solidarité avec le peuple palestinien dans sa lutte contre l’impérialisme israélien – les autorités de l’État sud-africain ont approuvé la fusion au nom de la « création d’emplois » dans le cadre du projet Masakhane. La direction avait promis la création de 500 nouveaux emplois, mais la réalité fut un plan de restructuration (le projet Sencillo) qui a liquidé 2.000 emplois. Clover veut maintenant licencier 300 travailleurs et fermer quatre sites (ce qui représente 350 emplois supplémentaires de perdus), ce à quoi s’ajoute encore toute une série de travailleurs qui ont accepté une indemnité de départ « volontaire » qui s’apparente bien plus à autant de licenciements forcés. Le Syndicat général des travailleurs de l’industrie sud-africaine (GIWUSA) a en outre révélé que l’entreprise compte délocaliser sa succursale de City Deep à Boksburg, ce qui menace 812 autres emplois.

    La propagande médiatique défend que Clover serait incapable de poursuivre ses activités en raison de la pandémie et du manque de services dans divers endroits. Cependant, Clover a réalisé un chiffre d’affaires de 10,8 milliards de rands (610 millions d’euros) en 2020, contre 7,4 milliards de rands (420 millions d’euros) en 2019. En dépit de ces chiffres et de l’hécatombe d’emplois, le gouvernement sud-africain – dont la victoire aux dernières élections n’a été remportée que de justesse et sur base de promesses de création d’emplois – refuse de tenir Clover pour responsable.

    Cette fusion n’a jamais eu pour but d’investir dans la croissance de Clover et la sécurité d’emploi. Elle fait partie d’une stratégie impérialiste visant à accéder aux marchés sud-africains avec des marchandises produites par une société appartenant à Israël qui se trouve dans la Palestine occupée.

    La nature antisociale et prédatrice de Milco est soulignée par sa complicité avec le vol de terres en Palestine occupée, où se trouvent ses usines. En témoigne également le fait que chaque année depuis la fusion, les travailleurs de Clover ont été contraints de faire grève pour des revendications élémentaires et des plus raisonnables : des salaires qui permettent de vivre, la sauvegarde des emplois, des allocations de transport et de logement.

    Intensifier la grève sur base des luttes précédentes

    En octobre 2020, les travailleurs de Clover ont entamé une grève qui s’est terminée le 9 décembre. Des concessions cruciales telles qu’une augmentation salariale de 6,5 % et l’internalisation de près de 400 travailleurs ont été obtenues grâce à des piquets de grève quotidiens incessants dans les dépôts de Clover, des piquets de grève volants et des manifestations de masse devant le siège social de l’entreprise.

    Des actions de solidarité ont permis un boycott national des produits Clover, grâce notamment à une forte campagne sur les réseaux sociaux où les partisans de la grève affichaient leur soutien avec des autocollants “Boycott Clover” placés sur les produits de l’entreprise dans des épiceries stratégiques à travers le pays. Des manifestations avaient eu lieu à l’ambassade d’Israël à Pretoria tandis qu’un piquet de solidarité avait été organisé devant l’usine Coca Cola à Bnei Brak, à Tel Aviv, à l’initiative de membres de Socialist Struggle (Lutte Socialiste, section d’Alternative Socialiste Internationale en Israël et Palestine et parti-frère du WASP). Mais comme nous l’avions prédit alors, Milco SA fera tout pour revenir sur ces victoires. Nous devons utiliser les leçons des combats précédents pour voir comment intensifier la grève actuelle de la manière la plus efficace qui soit.

    Jusqu’à présent, Clover s’est engagé à réintégrer les presque 800 travailleurs illégalement licenciés au cours de cette grève. Mais l’entreprise refuse de céder du terrain sur les autres revendications des travailleurs :

    • Le retrait de toutes les mesures d’austérité
    • Une augmentation de salaire de 10%.
    • Le désinvestissement de MILCO/CBC
    • La nationalisation de Clover sous contrôle et gestion démocratiques des travailleurs comme alternative à la prise de contrôle hostile et impérialiste de MILCO et au démembrement de Clover, aux fermetures d’usines et aux pertes d’emplois.

    En tant que marxistes, nous savons qu’afin que les entreprises restent compétitives dans un système capitaliste, elles doivent toujours augmenter leurs profits pour étendre leur part de marché. Pour la classe ouvrière – qui souffre à la fois des réductions de salaires, des pertes d’emplois et de l’augmentation des prix – cela signifie un nivellement par le bas et une aggravation des inégalités. C’est pourquoi la revendication de nationalisation de Clover constitue une étape importante vers le contrôle par les travailleurs de l’ensemble de l’économie. Il faut abolir ce système capitaliste malade qui place le profit au-dessus des gens et le remplacer par une économie socialiste basée sur les besoins des masses.

    La situation à Clover est critique et exige que toutes les formations de la classe ouvrière exercent une pression sérieuse sur le gouvernement de l’ANC pour qu’il intervienne. Les syndicats GIWUSA et FAWU (Syndicat des travailleurs de l’alimentation et des secteurs connexes) ont rencontré le ministre du Commerce et de l’Industrie, Ebrahim Patel, ainsi que la Commission de la concurrence la semaine dernière. Leur réponse fut qu’ils ne peuvent rien faire, sauf enquêter sur le non-respect des conditions vagues de la fusion par la Commission de la concurrence. Il n’est pas surprenant que l’ANC, néolibéral et favorable aux entreprises, assiste sans rien faire à la fermeture de la plus grande fromagerie d’Afrique. Dans le contexte de l’escalade du chômage – qui frôle désormais la moitié de la population – cela va toutefois à l’encontre de la promesse du gouvernement de l’ANC de conserver autant d’emplois que possible.

    Sécurité alimentaire et sécurité de l’emploi

    Soyons clairs : si ces usines laitières ferment et se restructurent de cette manière brutale, les effets seront également durement ressentis par les exploitations laitières locales et le secteur agricole dans son ensemble. Cela marquera le début de la fin de l’industrie laitière sud-africaine qui, depuis 1996, a souffert des pressions de la déréglementation du secteur agricole en faveur de l’anarchie du marché libre international. Cette situation a eu des conséquences dévastatrices pour les petits agriculteurs, leurs travailleurs et les communautés locales.

    Nous avons vu les effets du “dumping” du poulet en Afrique du Sud. Cette pratique consiste à vendre en Afrique du Sud l’excédent de poulet de pays tels que les États-Unis à des prix inférieurs à ceux du marché local afin de maintenir des prix plus élevés dans ces pays. À l’heure actuelle, des milliers d’emplois ont été perdus dans le secteur de la volaille et de la culture céréalière (qui alimente les élevages de volailles), et 6,1 milliards de rands (345,5. millions d’euros) quittent le pays chaque année en raison des importations de volailles, selon l’Association sud-africaine de la volaille. La production locale de volaille et de céréales est stoppée car elle est incapable de concurrencer les importations internationales qui font baisser le prix de la volaille. Ainsi, les salaires des travailleurs sont réduits, des emplois disparaissent constamment et la production est démantelée. Une fois que toute la production locale sera perdue, les prix augmenteront de manière significative car il n’y aura plus de concurrence.

    Dans le système capitaliste, la concurrence conduit au monopole. Cette situation et les OPA hostiles comme celle de Milco, qui accélèrent la concentration du capital en période de crise économique, résident dans l’ADN du capitalisme. Un avenir similaire attend de nombreuses industries à travers l’économie, comme l’a notamment illustré le sort de l’entreprise brassicole SA Breweries. Des milliers de travailleurs sont confrontés à des pertes d’emploi en raison de rachats similaires. En fin de compte, c’est la classe ouvrière et les pauvres qui en paient le prix et non les propriétaires capitalistes. A Clover, cela le PDG a reçu un “prêt” de 107 millions de rands (6 millions d’euros) pour acheter des actions de Milco, tandis que les travailleurs sont brutalisés pour « récupérer » 300 millions de rands (12 millions d’euros) sur les coûts de main-d’œuvre.

    Comme nous l’avons déjà dit, il s’agit également d’un problème de sécurité alimentaire en Afrique du Sud. La pandémie a révélé les graves points faibles de l’économie de marché et la façon dont les chaînes d’approvisionnement mondiales peuvent rapidement tomber dans le chaos, ce qui souligne la nécessité d’une planification démocratique de l’économie. Compter de plus en plus sur les importations pour fournir au pays l’alimentation nécessaire pour vivre et être productif est un sérieux risque à prendre.

    La demande de nationalisation des travailleurs concerne à juste titre la totalité de l’entreprise Clover et de ses lignes de distribution, sous le contrôle démocratique des travailleurs. Il s’agirait d’une première étape cruciale vers la nationalisation de l’ensemble de l’industrie laitière afin d’assurer l’avenir des travailleurs et des communautés qui en dépendent. Il est vital que tous les travailleurs impliqués dans l’industrie laitière soient solidaires des travailleurs de Clover. Les syndicats qui organisent cette industrie, comme le syndicat des métallurgistes NUMSA à Nampak (spécialisée dans la fabrication et la conception d’emballages), doivent faire pression pour que les actions de solidarité, y compris de grève, s’intensifient.

    L’unité de la classe ouvrière est essentielle

    L’unité entre les travailleurs des syndicats GIWUSA et FAWU à Clover est une différence qualitative dans la lutte en cours à Clover. Cela doit être salué. Alors qu’auparavant, ces divisions sapaient la force de la lutte collective, cette unité de classe augmente considérablement les chances de victoire. Le comité de grève conjoint de délégués syndicaux FAWU-GIWUSA est une structure cruciale qui peut garantir que toutes les négociations se fassent collectivement, et non par le biais de réunions séparées avec des syndicats distincts. Il est également important d’utiliser cette unité pour lutter pour que le GIWUSA soit réaffilié à la fédération sud-africaine des syndicats (SAFTU), ce qui permettrait d’élargir le potentiel de lutte militante de la classe ouvrière. Une injection de la combativité de la base démontrée par les travailleurs de Clover est un antidote essentiel à la paralysie bureaucratique qui affecte la SAFTU pour la réorienter dans la voie du syndicalisme de combat.

    La SAFTU doit également prendre la direction active de la grève de Clover et faire campagne pour étendre cette lutte à SA Breweries. Le WASP appelle les camarades du FAWU (le syndicat de l’industrie alimentaire) à appeler à la grève dès maintenant afin de maximiser le potentiel de victoire par des grèves coordonnées et un front uni de travailleurs confrontés aux pertes d’emploi.

    En fin de compte, la question ne concerne pas que les travailleurs de Clover, ou même le mouvement ouvrier plus large. Il s’agit d’une question qui affecte tous les jeunes et les communautés de la classe ouvrière. Nous devons tous prendre position contre l’offensive permanente de Milco SA et lutter pour exproprier Clover afin d’arracher le contrôle de l’industrie laitière des mains de la classe capitaliste internationale pour la placer sous le contrôle démocratique des travailleurs.

    Comme l’a déclaré Mametlwe Sebei, membre du WASP et président du GIWUSA : « Il n’y a pas d’autre alternative aux pertes d’emplois et aux fermetures massives d’usines dans ce pays ». Le gouvernement et la commission de la concurrence serviront les patrons, comme ils l’ont fait jusqu’à présent avec Clover, jusqu’à ce qu’une pression suffisante soit exercée sur eux pour les obliger à faire des concessions. Seule la classe ouvrière détient le pouvoir de le faire, et nous devons exercer cette pression de manière démocratiquement organisée, avec une stratégie, pour défendre les conquêtes obtenues par les luttes passées, mais aussi pour remporter de nouvelles victoires dans la lutte des classes.

    L’impuissance du gouvernement expose la faillite de l’ANC face à la pire crise depuis des décennies. La SAFTU doit de toute urgence prendre des mesures concrètes en vue de la création d’un parti ouvrier de masse sur un programme socialiste, ce qui, pour le WASP, signifie le lancement immédiat d’une campagne visant à mettre en place des structures de pré-parti afin de mobiliser les communautés pour des grèves vitales comme celle de Clover. Plus que jamais, nous devons utiliser ces luttes pour construire un mouvement combatif de la classe ouvrière contre le système capitaliste dans son ensemble, et construire un monde socialiste basé sur une économie planifiée en fonction des besoins.

  • Des millions de Soudanais exigent la fin du régime du coup d’État. Pour la chute de la junte et la fin des compromis !


    Le coup d’État militaire perpétré par les généraux soudanais le 25 octobre a suscité une réponse furieuse des masses, portant la lutte entre la révolution et la contre-révolution initiée en décembre 2018 à son point le plus aigu à ce jour.

    Par Serge Jordan, Alternative socialiste internationale (ASI)

    Depuis les premières heures du coup d’État lundi dernier, des centaines de milliers de personnes sont descendues à plusieurs reprises dans les rues, ont érigé une multitude de barricades et de points de contrôle révolutionnaires à travers les villes et villages soudanais, et une grande vague de grèves ouvrières a balayé un secteur après l’autre. « Toutes les rues sont bloquées par les comités, et personne ne travaille en ce moment », a rapporté vendredi Satti, un partisan d’ASI à Khartoum. En l’état actuel des choses, la plupart des routes principales des quartiers de la capitale sont toujours barricadées. Alors que les forces du régime tentent d’enlever les barricades pour rouvrir les routes, les jeunes manifestants s’empressent de les reconstruire dès le départ de ces forces.

    Il est important de noter que le mouvement des travailleurs a apposé sa signature dès le premier jour du coup d’État, dans ce qui s’est apparenté à une grève générale nationale de facto.

    Après la prise du pouvoir par les militaires, le principal architecte du coup d’État, le général Abdel Fattah al-Burhan, a publié un décret dissolvant les syndicats et les associations professionnelles du pays. Cette décision montre clairement que derrière le “pouvoir civil”, c’est la révolution, la classe ouvrière et ses organisations qui sont dans la ligne de mire des généraux. Mais cette décision est restée essentiellement sur le papier, car de nombreux syndicats ont lancé des appels à la grève et les arrêts de travail se sont rapidement répandus dans tout le Soudan. Les professeurs d’université, les employés de banque, les médecins, les ingénieurs, les pharmaciens, les travailleurs du pétrole, les fonctionnaires, les pilotes et les employés d’aéroport, les cheminots et bien d’autres se sont mis en grève, rejoints par de nombreuses petites entreprises et de nombreux commerçants qui ont fermé leurs portes, entraînant un arrêt presque complet de la vie économique du pays.

    Ce déluge de protestations, de blocages de routes et de grèves a d’abord pris les putschistes largement par surprise. “Ils n’avaient pas prévu que les gens sortiraient et protesteraient”, a affirmé Jihad Mashamoun, un analyste politique soudanais. “Ils prévoyaient que le peuple serait simplement calme parce qu’il en avait assez de la crise économique”. Les femmes, qui craignent un énorme recul de leurs droits, ont été parmi celles qui ont été projetées en première ligne des mobilisations de la semaine dernière.

    Sentant la chaleur du mouvement de résistance que son putsch avait déclenché, al-Burhan a annoncé jeudi qu’il allait choisir un nouveau Premier ministre pour former et diriger un nouveau cabinet de transition, ajoutant qu’Abdallah Hamdok – le même Premier ministre que les militaires avaient déposé et arrêté lundi dernier – restait son candidat préféré pour le poste !

    Samedi, la campagne de désobéissance civile de masse a culminé avec la “Marche des millions”, à l’appel et à la mobilisation des comités de résistance basés dans les quartiers et de l’Association des professionnels soudanais (SPA). Selon les rapports, jusqu’à trois millions de personnes ont manifesté dans plus de 700 manifestations à travers le pays pour demander la chute du régime militaire, dans le cadre des plus grandes protestations jamais organisées contre le coup d’État. Interviewé sur le programme radio de VOA Africa depuis Khartoum, un manifestant a déclaré : “Je n’ai aucune idée de qui al Burhan va gouverner parce que ce pays, tout le monde est dehors, tout le monde est contre”. De nombreux rassemblements en solidarité avec les manifestants soudanais anti-coup d’État ont également eu lieu dans le monde entier, de Belfast à Beyrouth, de San Francisco à Sydney.

    Quel est l’enjeu ?

    Les chefs de l’armée se sont sentis acculés dans un coin et ont décidé d’agir pour plusieurs raisons. La perspective d’un contrôle civil accru sur le processus de transition les effrayait sans doute, car cela aurait renforcé la détermination du peuple soudanais à réclamer justice pour tous les crimes commis par les généraux et autres officiers de haut rang, tant sous la dictature d’Al Bashir que depuis son éviction.

    Mais le pouvoir politique et militaire de la junte est également étroitement lié à ses intérêts commerciaux : sous l’ancien régime, les généraux, l’appareil de renseignement et les seigneurs de guerre comme le célèbre Mohamed Hamdan Dagalo (“Hemedti”) à la tête des forces de soutien rapide (FSR, une excroissance de la milice Janjaweed qui a semé le massacre au Darfour dans le passé) ont bénéficié de leur monopole sur des secteurs clés de l’économie du pays. Ils gèrent un vaste réseau d’entreprises, de propriétés résidentielles, de terres agricoles et d’autres actifs valant des milliards de dollars.

    L’administration civile de M. Hamdok était prise entre le marteau et l’enclume – entre la pression de la rue, qui souhaitait que les richesses du pays reviennent à la population en plaçant les entreprises de l’armée sous la gestion de l’État, et la pression du FMI, qui souhaitait que ces entreprises soient retirées des mains des copains d’Al Bashir pour être vendues à des investisseurs étrangers. Tous deux, à leur manière, ont frappé au cœur des intérêts financiers de la junte militaire.

    ASI exige la nationalisation complète de toutes les entreprises et de tous les actifs qui sont entre les mains de l’état-major militaire, des forces de sécurité et des FSR, et qu’ils soient placés sous le contrôle et la gestion de comités de travailleurs démocratiquement élus – comme première étape vers l’établissement d’un plan de production démocratique.

    Au-delà de la neutralisation du pouvoir économique de la contre-révolution, de telles mesures donneraient la marge de manœuvre matérielle nécessaire pour commencer à s’attaquer aux problèmes profonds de la faim, de la pauvreté et du chômage qui touchent la majorité de la population et qui n’ont fait que s’aggraver depuis le renversement du tyran Al Bashir.

    Le caractère des dirigeants officiels

    Les dirigeants civils qui ont participé à la direction du pays avec les généraux depuis l’été 2019 ont plus qu’une part de responsabilité dans le désastre économique auquel sont confrontés les pauvres et les travailleurs soudanais, et dans le fait que le pouvoir des généraux souillés de sang est resté debout jusqu’à ce jour.

    En effet, ce n’est pas la première fois que le fouet violent de la contre-révolution provoque un puissant sursaut révolutionnaire de la base de la société. Début juin 2019, la tentative des généraux de tuer la révolution dans l’œuf par leur carnage contre le sit-in devant le commandement de l’armée dans le centre de Khartoum a été suivie d’une grève générale de trois jours, solide comme le roc, exigeant la chute du Conseil militaire, et d’une “Marche des millions” à la fin du même mois.

    Mais comme l’a dit un jour le leader de la révolution russe de 1917, Léon Trotsky, la victoire dans la révolution exige “la volonté de porter le coup décisif”. Au lieu de cela, l’approche alors conciliante de ces dirigeants civils a court-circuité l’énergie révolutionnaire des masses pour aboutir à un accord de partage du pouvoir qui a laissé les généraux meurtriers aux commandes – bien que paré d’une feuille de vigne civile. Alors que les activistes révolutionnaires soudanais s’y opposaient massivement, ce compromis pourri a été tragiquement soutenu par les dirigeants du SPA et du Parti communiste soudanais de l’époque, qui faisaient tous deux partie de la coalition des “Forces pour la liberté et le changement” (FFC) – une large alliance d’opposition comprenant un éventail de partis de droite, conservateurs et libéraux pro-capitalistes.

    Nombre de ces politiciens sont devenus ministres dans l’administration civile dirigée par Hamdok, qui a travaillé main dans la main avec le FMI pour imposer une batterie de mesures d’austérité destinées à faire payer la crise économique aux travailleurs et aux pauvres, entraînant le niveau de vie du peuple soudanais dans la direction même contre laquelle il s’était soulevé en décembre 2018.

    Il devrait donc être clair que les généraux ont pu mener à bien leur récent coup d’État en raison de la trahison antérieure de ces dirigeants civils et de leur indisposition à affronter les chefs militaires contre-révolutionnaires en premier lieu, et en raison de leur disposition favorable à accepter leurs politiques impopulaires et pro-capitalistes.

    Le groupe Liberté et Changement s’est révélé être un groupement disparate, bancal et indigne de confiance, dont les tentatives pour apaiser les généraux et les seigneurs de guerre meurtriers ont complètement échoué. Alors que la polarisation entre les ailes civiles et militaires du Conseil souverain s’est accentuée au cours des derniers mois, le FFC a connu, début octobre, une scission ouverte dans ses rangs, certains de ses composants (rebaptisés “FFC-Plate-forme fondatrice”, ou FFC-FP) se ralliant aux forces de l’ancien régime et soutenant le sit-in pro-militaire organisé près du palais présidentiel à Khartoum dans les semaines précédant le coup d’État des généraux. Ce groupe dissident comprend deux factions rebelles du Darfour. Des sources crédibles attestent de la complicité des chefs de ces factions dans le coup d’État. Tous deux auraient déplacé certaines de leurs forces du Darfour vers la capitale dans les jours qui ont précédé le coup d’État afin de faciliter la sale besogne d’Al Burhan, d’Hemedti et de leurs acolytes.

    Cet épisode devrait servir à rappeler une nouvelle fois que, pour faire aboutir leurs revendications révolutionnaires, les millions de travailleurs, de jeunes et de pauvres qui luttent pour un Soudan véritablement nouveau ne peuvent compter que sur leur pouvoir collectif. En construisant leur propre force politique – un parti révolutionnaire de masse organisé autour de leurs propres revendications de classe – ils pourront exploiter ce pouvoir de la manière la plus efficace, et empêcher que leur lutte héroïque soit à nouveau trompée, détournée et trahie.

    Ceci est également pertinent à la lumière des nouvelles manœuvres frénétiques de l’impérialisme pour vendre la lutte de masse une fois de plus.

    Le rôle de l’impérialisme

    L’administration de Joe Biden, la plupart des gouvernements occidentaux, l’Union européenne, les Nations unies et l’Union africaine se sont tous joints aux condamnations publiques du coup d’État. Depuis le renversement de l’ancien président Omar el Béchir en avril 2019, aucune de ces personnes n’a eu de mal à travailler en partenariat avec les brutes qui ont construit toute leur carrière et leur fortune en versant le sang du peuple soudanais pour autant que les apparences d’un gouvernement civil étaient sauvegardées.

    Un fil conducteur se dégage de toutes les déclarations récentes des gouvernements étrangers et des institutions internationales concernant le coup d’État au Soudan : ils ne souhaitent pas le renversement effectif de la junte militaire, mais un retour au statu quo d’avant le 25 octobre. “Il est temps de revenir aux arrangements constitutionnels légitimes”, a déclaré le secrétaire général des Nations unies, Antonio Gueterres, dans un tweet, comme si ces arrangements ne venaient pas de s’effondrer sous ses yeux. En d’autres termes, ces gens veulent imposer, par-dessus la tête des masses soudanaises, un nouvel accord de partage du pouvoir avec les mêmes généraux qui viennent d’orchestrer le coup d’État, vers lesquels sont émis des appels pathétiques à faire preuve de “retenue” et de “modération”.

    Les stratèges de l’impérialisme veulent préserver la poigne des militaires en tant que police d’assurance contre la révolution soudanaise ; mais ils craignent activement que le geste unilatéral d’al Burhan et de sa clique ne déclenche des explosions populaires plus graves, avec le risque d’inspirer la classe ouvrière et les travailleurs d’autres pays. C’est le véritable sens des paroles de l’envoyé spécial des États-Unis pour la Corne de l’Afrique, Jeffrey Feltman, qui a averti les militaires soudanais qu’ils allaient “découvrir qu’il n’est pas facile de rétablir un régime militaire au Soudan”. C’est également la raison pour laquelle Volker Perthes, le représentant spécial des Nations unies au Soudan, tente depuis plusieurs jours de bricoler à la hâte un nouveau compromis avec les bourreaux de Khartoum. Les options ont apparemment tourné autour de Hamdok – qui a lui-même exigé un retour à l’accord de partage du pouvoir antérieur au coup d’État – en nommant un “cabinet de technocrates”.

    Le peuple soudanais crie par millions son rejet de tout compromis, dialogue ou partenariat avec la junte militaire, mais qu’importe : les “médiateurs” de l’impérialisme veulent leur enfoncer un tel accord pourri dans la gorge. Et ce, malgré le fait évident que la mal nommée “transition démocratique”, basée sur la façade repeinte de la machine d’oppression et d’exploitation au cœur de la dictature d’Al Bashir, a lamentablement échoué à fournir quoi que ce soit d’autre qu’un retour à la même vieille pourriture.

    La révolution soudanaise, pour réaliser ses revendications de “liberté, paix et justice”, ne peut pas lier son destin à des forces (nationales ou internationales) qui ont montré qu’elles étaient prêtes à faire des compromis avec les généraux au cours des deux dernières années, et qui se préparent à recommencer. La revendication d’un “gouvernement civil” perdrait tout son sens si elle se traduisait par un nouvel accord avec les putschistes, ou par la réanimation d’un équipage de politiciens non élus utilisés comme la cinquième roue du chariot de la contre-révolution militaire. Ceux qui font campagne pour une refonte de ces politiques ne sont guidés que par des tentatives désespérées d’empêcher les masses révolutionnaires soudanaises de déterminer elles-mêmes leur propre destin.

    Les comités de résistance

    Dans ce contexte, il est remarquable que la plupart des grands médias, lorsqu’ils rendent compte des événements qui se déroulent au Soudan, omettent de mentionner les Comités de résistance en tant que principale arène d’organisation du soulèvement.

    Ironie du sort, la répression du régime militaire a contribué à propulser ces comités de résistance sur le devant de la scène. Satti explique que l’arrestation de la plupart des dirigeants des partis “civils” – ainsi que la véritable sape de leur autorité politique parmi les sections les plus avancées du mouvement – a fait que le centre de gravité de la direction de la lutte est tombé le plus naturellement sur les épaules de ces comités de base.

    Comme ce fut le cas en juin 2019, le fait qu’internet et les réseaux mobiles aient été coupés par la junte a également poussé les opposants au coup d’État à utiliser des méthodes de mobilisation plus “traditionnelles” pour contourner la communication numérique. Pour cela, le réseau des comités de résistance locaux existant dans de nombreuses villes et villages s’est avéré extrêmement pratique pour convoquer des réunions, rallier des voisins, planifier des manifestations, distribuer des tracts. “Les militants des comités ont développé leur façon de se contacter et d’atteindre la masse de la population”, a déclaré Satti. Ces canaux de communication innovants ont même donné lieu à des appels à la grève diffusés par les haut-parleurs des mosquées.

    Ces comités révolutionnaires ont assumé diverses autres fonctions, comme l’administration des premiers soins aux manifestants blessés ou l’organisation de l’approvisionnement en nourriture – une tâche indispensable à l’organisation du mouvement dans le contexte de pénurie de produits de base, de hausse des prix et de perturbation des réseaux de distribution résultant de l’impasse actuelle. “Les comités de résistance ne sont pas partout aussi bien organisés qu’à Khartoum, mais ils se sont implantés partout au Soudan : à Atbara, à Port Soudan…” explique Satti.

    Toute révolution donne naissance à des structures collectives auto-organisées représentant la volonté des exploités et des opprimés en lutte contre l’ordre ancien. De ce point de vue, le nouvel élan donné aux comités de résistance (apparus lors d’une vague de manifestations de rue contre le régime d’al Bashir en 2013, puis surgis à plus grande échelle suite à la “révolution de décembre” de 2018) est sans doute l’indication la plus avancée du caractère révolutionnaire de la situation actuelle.

    La répression

    L’un des défis concerne la manière dont le mouvement révolutionnaire doit affronter la violence du régime du coup d’État. Bien que partiellement frustré par l’ampleur des mobilisations jusqu’à présent, un barrage de répression s’est déjà abattu sur le mouvement. Les militaires ont été impliqués dans cette répression, mais une présence et une implication particulièrement importantes des paramilitaires des FSR ont été remarquées. Ces derniers se sont avérés être un bélier contre-révolutionnaire plus fiable pour la junte militaire que les troupes ordinaires.

    Une vaste campagne de détentions a frappé les manifestants, les activistes, les journalistes et les partisans du gouvernement civil renversé. Satti a expliqué qu’à l’approche de la “Marche des millions” de samedi, une vague d’arrestations ciblées de figures de proue des comités de résistance a également été entreprise, dans le but de décapiter la résistance anti-coup d’État. Alors que de nombreux activistes révolutionnaires et manifestants croupissent en prison, les dirigeants militaires ont également libéré récemment certains des piliers les plus honnis du régime d’Al Bashir, notamment l’ancien ministre des Affaires étrangères, certains responsables du renseignement et un religieux réactionnaire pro-Daech.

    Au cours de la semaine dernière, de nombreux cas de tirs à balles réelles, de meurtres et de tortures ont eu lieu. Samedi, plusieurs autres manifestants ont été tués, des centaines ont été blessés par balles, et certains services d’urgence d’hôpitaux auraient été pris d’assaut par des voyous des FSR pour empêcher les manifestants blessés de se faire soigner.

    Différents chiffres circulent quant au nombre exact de morts. Mais l’ampleur des atrocités est difficile à mesurer, même pour les militants sur le terrain, en raison de l’absence de rapports détaillés et de la fermeture des communications par Internet et par téléphone. Netblocks, qui surveille les coupures d’Internet dans le monde, a signalé qu’à l’exception d’une fenêtre de quatre heures, Internet a été coupé dans tout le pays depuis la prise du pouvoir par les militaires.

    Jusqu’à présent, la répression déclenchée contre le mouvement semble avoir surtout ajouté de l’huile sur le feu de la colère des masses. “Cela ne nous fera pas reculer, cela ne fait que renforcer notre détermination”, a commenté un manifestant à Khartoum, cité par Ahram.org. Toutefois, à moins que le mouvement révolutionnaire ne passe à l’offensive et n’élabore un plan pour démanteler la machinerie meurtrière aux mains des putschistes, ceux-ci n’hésiteront pas à la déchaîner à nouveau contre le mouvement, avec des conséquences potentiellement terribles.

    Les appels populaires pour que le soulèvement reste pacifique sont compréhensibles, car les Soudanais sont fatigués des guerres et des effusions de sang sans fin. Mais les bouchers à la tête de l’armée et des FSR ne renonceront jamais de leur propre chef à la violence contre-révolutionnaire. Ils ont montré à maintes reprises qu’ils sont prêts à utiliser la forme la plus extrême de violence pour défendre leur pouvoir et leurs profits. Une nouvelle effusion de sang ne peut être évitée que si les masses les désarment complètement.

    En attendant, la révolution ne peut pas se protéger contre un régime génocidaire en ayant les mains liées dans le dos. Pour se préparer aux futurs affrontements inévitables avec la contre-révolution, des comités d’autodéfense populaire disciplinés et organisés collectivement doivent être formés de toute urgence dans chaque quartier, lieu de travail et village.

    Les Comités de résistance existants, ainsi que le SPA et les syndicats combattifs, ont un rôle primordial à jouer dans la formation de cet ensemble.

    La neutralisation complète des loyalistes du régime nécessitera également de convaincre les soldats de base – dont beaucoup ont exprimé des sympathies pour la révolution dans le passé et souffrent directement de la profonde crise économique – de refuser d’être utilisés comme chiens de garde d’une élite oppressive et corrompue, et de rejoindre la lutte révolutionnaire en nombre significatif. L’appel lancé aux rangs de l’armée pour qu’ils s’organisent en comités de soldats révolutionnaires, sur la base d’un programme de revendications sociales résolues, contribuerait grandement à couper court aux manœuvres de la junte visant à riposter violemment au mouvement lorsque l’occasion se présentera.

    La lutte pour le pouvoir

    Il est important de rechercher activement la formation de comités d’auto-organisation révolutionnaires similaires dans toutes les entreprises, usines et lieux de travail, élus démocratiquement par les assemblées de travailleurs en grève. De cette façon, la classe ouvrière, en plus de décider de la poursuite des grèves comme de nombreux secteurs l’ont déjà fait, peut également se préparer à prendre le contrôle de la vie économique du pays des mains des patrons pro-régime et des hommes d’affaires corrompus.

    En s’étendant sur les lieux de travail et dans les casernes, et en s’unissant à l’échelle du pays tout entier, les comités de résistance pourraient devenir un centre sérieux d’autorité politique concurrent au pouvoir des généraux, déjouer les sales tours de l’impérialisme et de ses agents locaux, et leur disputer le pouvoir.

    Au lieu de la mascarade truquée qui serait le résultat inévitable des élections maintenant “promises” par al Burhan, des élections véritablement démocratiques pourraient être organisées sous le contrôle du peuple soudanais par l’intermédiaire de leurs comités, dans le but de convoquer une assemblée constituante révolutionnaire de représentants démocratiquement élus de toutes les régions du Soudan, directement responsables devant le mouvement de masse. Une voie serait alors tracée vers un gouvernement révolutionnaire des classes ouvrières, des paysans pauvres et de tous les peuples opprimés, qui ferait le procès de la junte militaire et la démettrait de toutes ses positions – au sein de l’État, des forces armées et de l’économie – et commencerait à reconstruire la société sur une base entièrement nouvelle.

    En répudiant totalement la dette, en expropriant les richesses de l’ancien régime et en planifiant l’économie en fonction des besoins sociaux, la révolution empiéterait de manière décisive sur les intérêts capitalistes dans le pays, et marcherait vers un Soudan socialiste libre sur une base volontaire. Cela garantirait également le soutien total des travailleurs et des masses opprimées de la région et du monde entier.

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