Category: Dossier

  • 2021 & nouvelle décennie : les révoltes, les luttes et leurs effets politiques

    Mobilisation en défense du droit à l’avortement en Pologne.

    La nouvelle vague de révoltes et de mouvements de masse de 2019 s’est poursuivie en 2020 – malgré les restrictions sévères dues à la pandémie et à la dépression économique. De la Thaïlande à la Bolivie et du Nigeria au Bélarus, mouvements de masse et actions de protestations ont occupé les rues en défiant les élites dirigeantes. Quelles leçons tirer de ces mouvements et quels en sont les effets sur la conscience ?

    Par Cédric Gerome et Per-Åke Westerlund, Exécutif international d’Alternative Socialiste Internationale (ASI)

    L’année dernière, ASI, dans ses analyses, a souligné les nouvelles caractéristiques de nombreux mouvements de masse : ils ont duré plus longtemps et se sont rapidement focalisés sur les gouvernements en réclamant de réels changements dans la société, malgré le fait qu’ils aient été déclenchés par différents événements et incidents. Ils étaient dans une large mesure dirigés par des jeunes et des femmes.

    Notre organisation internationale a reconnu et salué ces mouvements, bien sûr, mais elle a également mis en garde contre leurs faiblesses : le manque d’organisation démocratique et de programmes socialistes susceptibles de changer le système. Nous avons également mis en garde contre la répression, en particulier à Hong Kong, mais aussi contre d’autres éléments qui peuvent arrêter ou détourner les luttes : par la négociation, le partage du pouvoir, de nouvelles élections et bien sûr l’épuisement.

    En août, par exemple, un coup d’État militaire au Mali a pris le pas sur un mouvement de masse qui avait commencé au printemps, avec la promesse de satisfaire les revendications du mouvement, ce qui bie entendu n’a pas été fait. En Éthiopie, dans le but de mettre un terme aux mobilisations de masse, Abiy Ahmed, premier ministre depuis 2018, est passé des promesses de réformes démocratiques à une répression brutale, en attisant la violence ethnique et en maintenant la situation de guerre civile au Tigré.

    L’aboutissement d’une décennie

    L’année 2019 fut exceptionnelle, mais cela n’est pas tombé du ciel. Ce fut le point culminant d’une décennie marquée par de grandes flambées de luttes. L’Indice mondial de la paix 2020 a calculé que les émeutes dans le monde ont augmenté de 282 % au cours des dix dernières années et les grèves générales de 821 %. Les troubles civils ont doublé depuis 2011, 96 pays ayant enregistré une manifestation violente rien qu’en 2019.

    Selon le “Center for international and strategic studies” (un groupe de réflexion américain), le nombre de manifestations antigouvernementales de masse dans le monde a augmenté en moyenne de 11,5 % par an depuis 2009

    Mais il n’y a pas eu de répartition égale des luttes ni d’évolution linéaire au cours de cette décennie qui a immédiatement découlé de la grande récession de 2008-2009. La recrudescence qualitative de grandes luttes anti-austérité en Europe du Sud a eu lieu en 2010, presque 2 ans après la faillite de Lehman Brothers. Il y a eu ensuite le début de la vague de révolutions en Afrique du Nord à la fin de 2010, qui s’est étendue en 2011, année également du mouvement des Indignés dans l’Etat espagnol, d’Occupy aux États-Unis, etc.

    Les leçons de cette décennie sont importantes pour discuter des perspectives actuelles. L’expérience accumulée depuis 2008-2009 s’inscrit dans le contexte de la crise actuelle, la dernière crise et ses effets ont été une expérience formatrice pour des millions de travailleurs et de jeunes. Il est important d’analyser le type de radicalisation et de luttes d’alors, étant donné que nous sommes aujourd’hui passés à une perturbation bien plus profonde.
    Les rapports de Pologne et des États-Unis sur les mouvements de masse qui y ont pris place ces derniers mois soulignent le fait que malgré les limites de ces luttes, la conscience était généralement à un niveau plus élevé que les mouvements similaires des années précédentes.

    L’idéologie néo-libérale s’est prise une claque

    Le capitalisme est entré dans cette nouvelle crise avec ses institutions, ses partis et sa crédibilité déjà sérieusement minés, bien plus qu’il y a dix ans. L’idéologie néo-libérale a de plus subi une nouvelle claque beaucoup plus dévastatrice.

    D’importantes figures de l’establishment le reflètent de différentes manières. Récemment, le célèbre naturaliste britannique David Attenborough a fait le commentaire suivant : “Dans le monde entier, les gens commencent à se rendre compte que la cupidité ne mène pas à la joie”. Même dans son encyclique publiée en octobre, le pape François a attaqué le néo-libéralisme en termes très explicites : “Le marché, à lui seul, ne peut pas résoudre tous les problèmes, même si on nous demande de croire à ce dogme de la foi néolibérale. Quel que soit le défi, cette école de pensée appauvrie et répétitive propose toujours les mêmes recettes. Le néolibéralisme se reproduit tout simplement en recourant aux théories magiques de la “répercussion” ou du “ruissellement” comme seule solution aux problèmes de société. On n’apprécie guère le fait que la prétendue “réaction en chaîne” ne résout pas l’inégalité et donne naissance à de nouvelles formes de violence menaçant le tissu social”.

    Ce sont des expressions de sentiments répandus à la base de la société, d’un rejet prononcé des idées fondamentales au cœur de l’idéologie néo-libérale.

    L’effet d’étourdissement s’estompe

    En termes de luttes, la première période de la pandémie a mis en veilleuse les mouvements de masse. Une vague de grèves spontanées dans une série de pays a toutefois eu lieu en réaction immédiate à la pandémie, les premiers confinements ont souvent été imposés aux patrons et au gouvernement par la classe ouvrière. Cela s’est produit très tôt dans le cas de l’Italie avec des grèves nationales qui furent un avertissement pour de nombreuses autres classes dirigeantes ailleurs, qui ont estimé que si elles ne prenaient pas cette pandémie au sérieux, elles pourraient faire face à une résistance sérieuse.

    Les confinements ont ensuite eu un certain effet d’entraînement, la peur résultant du Covid-19 et la pandémie étant consciemment exploités par les classes dirigeantes pour réprimer les mouvements de lutte.

    La situation a changé depuis, avec un nouveau cycle de luttes et de mobilisations de masse dans toute une série de pays. En Inde, par exemple, au début de l’année, la pandémie a servi de prétexte à Modi pour réprimer les vestiges des manifestations de masse contre la loi sur la citoyenneté. Mais en novembre-décembre, nous avons assisté, la même semaine, à une grève générale nationale impliquant 250 millions de personnes contre les mesures de privatisation et les réformes du travail du gouvernement Modi tandis que des centaines de milliers d’agriculteurs marchaient sur Delhi contre la nouvelle législation qui les mettra à la merci des géants de l’agrobusiness.

    Ce mouvement est très significatif car il s’agit d’une révolte d’une partie importante de la base électorale du BJP, le parti au pouvoir. Lors des élections de 2019, Modi avait étendu son soutien électoral dans les régions rurales de l’Inde, et maintenant certaines de ces couches sont impliquées dans de grandes manifestations de rue.

    La bonne volonté en pénurie

    Dans de nombreuses régions du monde, l’atmosphère a changé de façon spectaculaire par rapport aux premiers jours de l’année. Le journal britannique The Guardian a commenté les changements survenus en Europe, lorsque de nouvelles mesures de confinement ont été mises en place à l’automne : “(…) en mars, le choc et la peur ont conduit les populations à se rallier aux dirigeants et à consentir à des restrictions inconnues en dehors du temps de guerre. Huit mois plus tard, ce type de confiance et de bonne volonté se fait rare”.

    Dans la plupart des cas, le pic de popularité des dirigeants et des gouvernements bourgeois s’est largement dégonflé et a fait place à un regain de colère contre les gouvernements. L’un des exemples les plus frappants est celui du gouvernement de Boris Johnson, qui a vu ses taux d’approbation chuter et est maintenant déchiré par des divisions. Quelques pays ont relativement mieux géré la pandémie que d’autres et ont gagné le soutien de la population, comme la Nouvelle-Zélande et certains pays d’Asie par exemple.

    Il existe des différences importantes d’un pays à l’autre, comme c’est toujours le cas – il n’y a jamais d’analyse unique qui soit valable pour tous les pays du monde. Mais le plus important est d’identifier les principales tendances à l’oeuvre.

    Dans l’ensemble, le capitalisme mondial n’a absolument pas réussi à contrôler la pandémie et cela, combiné à l’effet économique véritablement mondial de la crise, nourrit une colère de masse dans de nombreuses régions de la planète. C’est la tendance dominante en ce qui concerne la pandémie.

    Nous le constatons en Israël, où le soutien de Netanyahu a chuté de façon spectaculaire et où la coalition entre le Likoud et le parti Bleu-Blanc est sur le point de s’effondrer – ce qui signifie que nous pourrions bientôt assister à la quatrième élection en deux ans en Israël.

    Au Brésil, Bolsonaro a vu son soutien bondir dans les sondages au cours de l’été, en raison essentiellement du versement de l’aide d’urgence du gouvernement aux familles pauvres, grâce à laquelle des millions de personnes survivent aujourd’hui. Lors des dernières élections, les candidats soutenus par Bolsonaro ont cependant subi une vague de défaites.

    L’Amérique latine est la région la plus brutalement touchée par la crise sanitaire et économique de cette année. Cette région est parmi celles qui présentent le plus grand potentiel de très conséquents bouleversements politiques et sociaux dans la période à venir. Le mois dernier, nous avons assisté à des manifestations de masse contre l’austérité au Pérou et au Guatemala. Dans ce dernier pays, les manifestants ont fait irruption au Congrès et ont brûlé le bâtiment. Le projet austéirtaire a été depuis lors mis en veilleuse.

    Les luttes dans le secteur de la santé

    Il est significatif que les deux domaines en ligne de mire des réductions budgétaires au Guatemala étaient l’éducation et la santé. En général, dans de nombreux pays, une fois que la pandémie sera repoussée de manière significative, il y aura presque inévitablement un “moment pour régler ses comptes” dans le secteur de la santé, le sentiment que lorsque la bataille contre le virus est plus ou moins sous contrôle, la prochaine bataille est de régler les comptes avec les responsables de l’état lamentable de la santé. Mais même dans les pays où la vague virale bat son plein, des actions importantes sont menées dans ce secteur.

    Aux États-Unis, la résistance du personnel de santé s’est accrue, avec un nombre croissant de grèves ou de menaces de grève dans de nombreuses régions, par exemple à Philadelphie et à New York. Ce sentiment de “règlement de comptes” sera un sentiment plus général dans la société dans le contexte post-pandémique de nombreux pays – même s’il ne trouvera pas la même expression partout.

    Une étude réalisée par deux professeurs d’université italiens a examiné les troubles sociaux à l’époque de 57 épidémies entre la peste noire dans les années 1300 et la pandémie de grippe espagnole de 1918 : il n’y a que quatre occasions où les révoltes n’ont pas suivi les pandémies.

    Les luttes dans les rues d’Italie

    Les sondages d’opinion ont révélé l’état d’esprit qui règne dans certains pays. En France, le mois dernier, 85% des personnes interrogées ont déclaré qu’elles s’attendaient à une explosion sociale dans les prochains mois. Un sondage réalisé en octobre a révélé que plus de 3/4 des Italiens estiment que la violence dans les rues sera plus importante cet hiver.

    Bien sûr, cela peut prendre toutes sortes d’expressions, et l’Italie en a fourni un exemple. La deuxième vague de la pandémie et la deuxième série de mesures de confinement ont fait exploser la colère dans les rues, mais dans toutes sortes de directions. Fin octobre et début novembre, des émeutes et des manifestations ont éclaté à Naples, puis dans des dizaines d’autres villes, mais avec une composition sociale et politique hétérogène. On y trouvait des jeunes chômeurs et des travailleurs du secteur informel menacés de perdre leur emploi, des petites entreprises familiales appauvries craignant de sombrer sous les ordres de grands patrons de chaînes d’entreprises et même, dans certains cas, des membres de mafia et, comme à Rome, des néofascistes de Forza Nuova.

    En même temps, il y a une certaine augmentation des actions de grève en Italie. Le mardi 8 décembre, une grève nationale dans le secteur public a été appelée par les trois principales confédérations syndicales. Pour l’instant, les travailleurs ayant un contrat légal bénéficient toujours d’un gel temporaire des licenciements imposé par le gouvernement, et les principaux syndicats ont menacé de déclencher une grève générale si celle-ci n’était pas prolongée. Ainsi, bien que la bureaucratie syndicale soit un frein à la lutte et ait permis à la colère de s’enflammer de manière fragmentée et désorganisée, nous pouvons également voir les signes de la force potentielle du mouvement des travailleurs à l’arrière-plan.

    Dans la plupart des pays, le nombre de personnes en colère face à l’impact économique et social que les mesures de confinement provoquent est croissant. L’extrême droite tente de surfer sur ce phénomène, de mobiliser des soutiens sur une base “anti-confinement”, en exploitant notamment le désespoir de la petite bourgeoisie confrontée au spectre de la faillite. En Allemagne, les manifestations anti-confinement ont été partiellement détournées par l’extrême-droite. Au Royaume-Uni, Nigel Farage a relancé le parti Brexit en tant que parti anti-confinement.

    Les marxistes et la gauche ont besoin d’un programme à ce sujet. Le programme de transition, rédigé par Léon Trotsky en temps que programme de fondation de la Quatrième Internationale en 1938, est très pertinent à cet égard : “Les sections de la IV° Internationale doivent, sous la forme la plus concrète possible, élaborer des programmes de revendications transitoires pour les paysans (fermiers) et la petite-bourgeoisie citadine, correspondant aux conditions de chaque pays. Les ouvriers avancés doivent apprendre à donner des réponses claires et concrètes aux questions de leurs futurs alliés.”

    Aujourd’hui, ASI en Italie défend des mesures concrètes reposant sur les besoins réels de soutien des revenus des petits commerçants, négociants et artisans touchés par le confinement.

    Les perspectives de l’extrême droite

    Quelles sont les perspectives pour le populisme réactionnaire d’extrême droite et de droite ? Après la défaite électorale de Trump et, dans une moindre mesure, les récentes élections municipales au Brésil, certaines parties de l’aile la plus libérale de la bourgeoisie ont de nouveau l’espoir que le populisme de droite soit en train de s’effacer globalement et que nous assistions à un “retour au courant dominant”.

    Il ne fait aucun doute que la défaite de Trump représente objectivement un coup porté aux populistes de droite au niveau international et, plus généralement, il y a un prix politique à payer pour la gestion particulièrement désastreuse de la pandémie par ces dirigeants.

    Mais le populisme de droite ne sera pas qu’un feu de paille. Les conditions qui l’ont provoqué au départ n’ont pas disparu. Dans le contexte de la crise persistante du capitalisme, et à moins qu’il ne soit confronté à un défi plus sérieux et organisé de la part de la gauche et du mouvement ouvrier, il restera présent un certain temps et pourrait même devenir un danger plus sérieux à l’avenir.

    L’expérience des politiques de Joe Biden conduira sans aucun doute à des luttes majeures aux États-Unis dans la prochaine période qui pourraient trouver une traduction dans de nouveaux développements politiques au sein de la gauche. Mais si cela ne se concrétise pas, cela pourrait ouvrir la voie à Trump ou pire encore dans la prochaine période, non seulement avec un retour électoral dans quatre ans, mais aussi avec le développement de mouvements populistes de droite plus dangereux et même d’extrême droite dans la société.

    Trump a contribué à populariser divers éléments de l’extrême droite avec son utilisation de formes grossières de racisme et de misogynie, sa posture anti-élite et anti-institutions et la diffusion de théories du complot.

    En Europe, le processus d’adoption par les partis traditionnels de certains points programmatiques de l’extrême-droite, notamment en matière d’immigration, dure depuis des années. En France, Macron mène actuellement une campagne islamophobe d’un niveau qui, il y a quelques années, aurait été attribué à Marine Le Pen.

    La création d’une politique gouvernementale cohérente à partir du programme de l’extrême-droite est toutefois une toute autre affaire. La classe dirigeante utilisera des groupes paramilitaires néofascistes et d’extrême droite comme force de réserve en cas de besoin, et certains de ces groupes tenteront également d’infiltrer l’appareil d’État. Récemment, le RSS en Inde a décidé d’ouvrir l’année prochaine une école militaire qui formera les enfants à devenir des officiers dans les forces armées, ce qui constitue une évolution très dangereuse.

    Mais l’équilibre objectif des forces entre les classes pose certaines limites à de tels processus. Dans le contexte de la crise économique à laquelle le système est confronté à l’échelle mondiale, même la stabilisation de régimes dictatoriaux pendant toute une période historique, comme l’a fait Pinochet pendant 17 ans, sera rendue plus difficile.

    Absence d’organisations de travailleurs de masse

    Parallèlement, à court et moyen terme, le manque d’organisations de masse des travailleurs continuera à être un obstacle à des victoires plus décisives et plus durables pour la classe ouvrière. Ce qui est probable, c’est une période très prolongée de révolution et de contre-révolution, avec un niveau accru d’instabilité politique et sociale, avec des phases de luttes et de contre-offensives se succédant à un rythme accéléré.

    L’absence de direction, d’organisations et de programme adéquats dans nombre des mouvements actuels constitue une faiblesse et une complication très sérieuse.

    En Irak, il y a un certain retour des sadristes dans les rues, après que Muqtada al Sadr ait été submergé et partiellement exposé par le mouvement de masse l’année dernière. Fin novembre, des dizaines de milliers de partisans des sadristes ont occupé la place Tahrir, la même que celle qui avait été occupée par les manifestants antigouvernementaux lors du mouvement de l’année dernière. A Nasiriah, dans le sud, des bandes armées sadristes ont attaqué le camp de protestation, abattant plusieurs participants.

    Ce mouvement religieux populiste doté de grandes capacités d’organisation profite du caractère désorganisé du mouvement révolutionnaire pour prendre le dessus. Cela ne signifie pas la fin du mouvement, l’élan révolutionnaire va revenir, mais cela montre comment le caractère spontané d’un mouvement, qui dans sa phase initiale peut être un certain avantage pour surprendre et déstabiliser la classe dominante, finit par se transformer en un sérieux inconvénient.

    Une caractéristique de la situation mondiale est, d’une part, la rapidité avec laquelle des luttes explosives peuvent spontanément éclater à partir de la base, et même, à plus d’une occasion, forcer la classe dirigeante à des retraites et des concessions temporaires. Mais il y a toujours un seuil au-delà duquel la faiblesse des facteurs de conscience et d’organisation politiques commence à se manifester de manière plus apparente.

    La thèse sur le Moyen-Orient du congrès mondial de l’ISA explique ce qui s’est passé il y a dix ans : “Au moment de la première vague révolutionnaire en 2010- 2011, le CIO [dénommé maintenant ASI] a expliqué que les mouvements de masse ne pouvaient pas durer indéfiniment et qu’ils se heurteraient à de sérieux défis et à des reculs en raison de l’absence d’une véritable direction révolutionnaire prévoyante. Mais nous avons également souligné que malgré la grave faiblesse de la gauche dans la région, les contre-révolutions ne dureraient pas longtemps et que les processus de révolution allaient forcément reprendre, avec de nouvelles rébellions de la classe ouvrière et de la jeunesse, de plus grande envergure encore”.

    C’est ce que nous avons vu l’année dernière. Le Soudan, l’Algérie, le Liban, l’Irak et l’Iran ont vu une nouvelle vague révolutionnaire déferler sur la région malgré le fait que la question de la direction reste non résolue. Encore une fois, si cette question n’est pas résolue dans un certain temps, le mouvement ouvrier rencontrera de nouveaux revers et devra faire face à la perspective de défaites plus sévères.

    Résoudre la question du facteur subjectif

    Répondre à la question du facteur subjectif – la nécessité d’un parti révolutionnaire disposant d’un soutien de masse – sera une combinaison de deux choses : la construction et l’intervention des forces révolutionnaires dans les événements, et la maturation politique qui émergera des luttes elles-mêmes. Cette maturation se fera finalement dans le domaine de la politique – un processus qui ne sera ni simple ni chimiquement pur.

    Les élections étudiantes au Liban en sont un exemple récent. Dans chaque université, des listes et des candidats indépendants ont fait une percée sans précédent contre les partis sectaires qui dominaient les conseils étudiants. Il s’agit d’une évolution modeste mais significative, dans un pays où l’atmosphère anti-politique et anti-parti était très prononcée au début du mouvement. Bien sûr, ce sentiment n’a pas disparu, mais cela représente un reflet politique des luttes de masse que le Liban a traversées l’année dernière, le fait que l’espace pour une force politique anti-sectaire, soutenue par le soulèvement, s’est ouvert.

    Le déplacement vers la droite et, dans certains cas, les capitulations de nouvelles formations de gauche représentent un revers important, alors que la campagne électorale et les résultats du PSOL au Brésil montrent une dynamique très différente.

    Et même lorsqu’il y a eu des capitulations, il ne s’ensuit pas automatiquement que le soutien aux grandes idées que ces formations ou ces personnalités représentaient a considérablement diminué, ni que la question d’une nouvelle représentation politique pour la classe ouvrière sera écartée de la table pour une période lointaine.

    Aux États-Unis, la capitulation de Sanders est une complication vers la construction d’un nouveau parti, mais la position critique d’AOC Alexandria Ocasio-Cortez  et de “La brigade” (The Squad, un groupe d’élues de gauche) occupent maintenant au Congrès montre que la situation objective continue d’offrir des opportunités concrètes de défendre l’idée d’un nouveau parti des travailleurs au lieu de l’avoir repoussée pour une longue période. Un sondage d’opinion Gallup de septembre dernier indique que 57 % des Américains estiment que le pays a besoin d’un troisième grand parti.

    Répression et droits démocratiques

    Dans cette période, les marxistes doivent accorder une attention particulière à la répression et aux droits démocratiques. Une répression accrue de l’État dans certaines conditions peut signifier la fin d’un mouvement ou au moins repousser la lutte pendant une période, ce qui se voit le plus clairement à Hong Kong en ce moment.

    Le rôle de plus en plus visible joué partout par la machine d’Etat dans le maintien des relations sociales est une marque réactionnaire de la crise du système, tout comme l’effondrement croissant des “règles” de la démocratie bourgeoise. Cela peut s’exprimer de diverses manières comme par la croissance des méthodes de surveillance numérique de masse. Dans de nombreuses parties du monde néocolonial, la crise et la pandémie ont été accompagnées d’une militarisation croissante de la société.

    D’autre part, il y a le potentiel révolutionnaire qui peut être libéré lorsque la classe dirigeante fait un pas de trop dans cette direction. L’érosion des droits démocratiques alimente la radicalisation contre le système et peut également être le début de mouvements, comme nous l’avons vu dans un certain nombre de pays cette année, et plus récemment en France. Le dernier week-end de novembre a vu un demi-million de personnes descendre dans la rue lors de plus d’une centaine de manifestations pour protester contre une nouvelle loi sur la sécurité destinée à renforcer les pouvoirs de la police. Ceci alors que la France entrait dans une deuxième vague de Covid.

    Une partie de cette loi vise à saper la possibilité pour les personnes et les journalistes de filmer et d’identifier les policiers dans le cadre de leur travail, afin de faciliter la répression policière. Alors que cette loi était en cours d’approbation au Parlement, une vidéo montrant la police en train de tabasser un producteur de musique noir est devenue virale et s’est complètement retournée contre Macron. Cela a déclenché une grave crise politique et a forcé le gouvernement à battre partiellement en retraite en annonçant une réécriture de la loi.

    Dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne – Ouganda, Côte d’Ivoire, Guinée – ces derniers mois, des protestations ont été déclenchées par des questions électorales – fraude électorale, interdiction pour les candidats de l’opposition de participer aux élections, renouvellement inconstitutionnel des mandats des dirigeants actuels, etc.

    La question des droits démocratiques occupe une place sensible et importante, mais elle est loin d’être la seule. Les prix des denrées alimentaires n’ont cessé d’augmenter pendant tout le dernier semestre. Certaines des premières mobilisations populaires après la grande récession de 2008-2009 ont été les “émeutes de la faim”, en particulier sur le continent africain, provoquées par la hausse des prix alimentaires mondiaux, qui sont ensuite devenues un catalyseur des révolutions au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

    Les questions d’oppression de genre et racistes ou encore la crise environnementale sont autant de voies par lesquelles la radicalisation et les luttes peuvent se développer durant cette période.

    Les luttes et la radicalisation politique ne seront pas le seul produit de cette crise. Pour les masses, cette crise signifie avant tout des horreurs sans fin. La pandémie et la crise économique ont exacerbé les problèmes de santé mentale à une échelle effrayante. Les États-Unis sont en passe d’atteindre un record absolu du nombre de décès par overdose cette année. Les suicides sont en augmentation un peu partout, en particulier chez les jeunes, et plus encore chez les jeunes femmes.

    Critique du système et internationalisme

    D’une manière générale, la pandémie mondiale et la dépression économique ont fait progresser, plus particulièrement chez les jeunes, la compréhension qu’il y a quelque chose de dysfonctionnel dans l’ensemble du système, et que c’est le cas au niveau international, que cela est lié à la façon dont la société est organisée au niveau mondial.

    Nous avons vu ces idées s’exprimer à des degrés divers dans les mouvements féministes mondiaux et plus encore lors des grèves climatiques mondiales de l’année dernière.

    La pandémie a renforcé ces idées internationalistes intuitives et anti-système parmi une couche croissante de travailleurs et de jeunes. Cela ne s’est pas encore traduit à ce stade par une attraction massive pour le socialisme, mais c’est une étape positive sur cette voie.

    Il est également clair que la pandémie a mis en évidence la nature de classe de la société pour des millions de personnes. La conscience de classe, aussi faible soit-elle auparavant – ce qui varierait d’un pays à l’autre – s’est généralement accrue.

    Le New York Times a fait un commentaire à ce sujet : “si les États-Unis continuent à se frayer un chemin dans une autre catastrophe économique qui définira la génération suivante, nous pourrions constater qu’une part encore plus importante de leur classe ouvrière en vient à se considérer comme un agent de changement et d’action”.

    Des comparaisons historiques peuvent être faites avec les crises précédentes, mais il faut souligner que le triple fléau d’une crise économique mondiale, d’une crise environnementale mondiale et d’une crise sanitaire mondiale, sur fond de nouvelle guerre froide – et tout cela à la fois – est sans précédent dans l’histoire de l’humanité.

    Les bouleversements que cette situation provoquera dans l’évolution politique et dans la conscience de millions de personnes seront également sans précédent, et nous n’en avons vu que les premières manifestations.

  • Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (4e partie)

    Le développement historique du marxisme

    Tout au long des précédentes parties de ce document, le marxisme a été expliqué en tant qu’argument raisonné (c’est-à-dire abstrait). Nous avons fait cela afin de simplifier les idées du marxisme, pour pouvoir mieux les expliquer. Mais le marxisme, comme toute autre idée, n’est que le produit du développement historique. Les avancées dans la pensée qui ont culminé aujourd’hui avec le marxisme se sont produites au fur et à mesure des transformations des conditions sociales.

    Dans cette quatrième partie, nous nous penchons sur l’histoire de l’évolution de la pensée philosophique qui a abouti au marxisme à l’époque capitaliste moderne.

    – Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)

    L’idéalisme religieux

    Les premières tentatives d’expliquer le monde ont pris la forme des religions primitives, avec la croyance selon laquelle des esprits ou des génies existent qui contrôlent la nature. Pour pouvoir expliquer d’où viennent les rêves, les hommes primitifs ont développé l’idée d’une « âme » capable de quitter le corps. Comme ils n’avaient aucune connaissance du cerveau ou du subconscient, cette théorie expliquait apparemment pourquoi les hommes se réveillaient toujours au même endroit que là où ils s’étaient endormis, alors qu’ils avaient rêvé qu’ils étaient en train de se promener.

    Dans les rêves, on peut voir vivantes des personnes décédées, ce qui a mené à l’idée selon laquelle toute personne possède une « âme » immortelle (qui ne peut mourir). À partir de là, est apparue l’idée selon laquelle d’autres « âmes », qui nous sont invisibles lorsque nous sommes éveillés, sont la cause de tous les phénomènes inexplicables dans le monde réel. C’est de là qu’on a fini par imaginer l’existence de dieux, ou d’un seul dieu, qui, comme les âmes, était éternel (avait toujours existé).

    Le développement de l’idée du dieu éternel a joué le rôle d’un gros caillou coincé entre les ciseaux de la connaissance humaine. À partir du moment où on envisageait que certaines choses sont « éternelles » dans le monde, il n’y avait plus besoin de rechercher des explications objectives. Si quelque chose a toujours existé de toute éternité, il n’y a pas besoin de l’expliquer ! Mais l’« éternité » est une idée abstraite : on ne voit pas d’« éternité » nulle part dans le monde ! Cette idée n’est rien d’autre qu’un produit des conditions sociales qui lui ont donné naissance. Mais ce genre d’idées abstraites a pu s’élever au-dessus de la société, comme un dogme, un acte de « foi ». La conséquence en a été que pendant des siècles entiers, il est devenu impossible de développer l’idée que des explications objectives pourraient être trouvées aux phénomènes observés dans la nature ou dans la société.

    Toute religion est donc une forme d’idéalisme. Toutes les religions affirment qu’il y a une limite aux explications objectives, parce que selon elles, il existe « quelque chose » « en-dehors » du monde : que ce soit un au-delà, une âme, un dieu, ou une « énergie cosmique ». Au lieu de comprendre que ces idées n’étaient qu’un produit de la société, on a commencé à dire que la société elle-même était un produit de Dieu, alors que Dieu n’est rien d’autre qu’une idée humaine. Marx expliquait ainsi que :

    « L’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde… »
    (Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)

    Mais cette situation était inévitable dans les sociétés primitives qui avaient très peu de connaissances ou une très faible compréhension du monde. Le fait que la religion existe encore aujourd’hui, à une époque où la science est beaucoup plus avancée, ne peut s’expliquer que par une explication objective tenant compte des conditions sociales actuelles : les hommes n’arrivent toujours pas à expliquer leurs conditions de vie. Dans la société capitaliste, cela revient à se poser la question de comprendre pourquoi certains sont tellement riches, alors que d’autres n’ont rien.

    Sans une compréhension scientifique de la société (une compréhension qui est en permanence combattue avec acharnement par tout l’arsenal idéologique de la bourgeoisie), cette situation est présentée comme étant simplement le résultat de « la chance ». Pour la classe capitaliste, la religion explique leur « chance » par le fait que ces personnes sont « bénies ». Pour la classe prolétaire, la religion explique que leur « malchance » constitue une « épreuve pour leur foi » ou que cela fait partie du « plan de Dieu » ; dans tous les cas, il s’agit d’une situation qu’elle doit accepter et tolérer. La moindre petite amélioration des conditions de vie des prolétaires est interprétée comme provenant de la volonté de Dieu, et non pas des sacrifices de la lutte de classe. Au point où même un bon président serait envoyé par Dieu, et non pas le fruit de certaines conditions sociales ayant mené à sa prise de pouvoir… Marx expliquait ainsi que :

    « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. Elle est l’opium du peuple.

    Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes dont la religion n’est que l’auréole. »
    (Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)

    Les critiques du capitalisme données par certains guides religieux opérant dans des congrégations prolétaires sont bien entendu relativement progressistes. Mais au final, tout le cadre philosophique de la religion, avec son idée d’un dieu « éternel », maintient la classe prolétaire et les pauvres dans une « illusion concernant leur propre situation ». Ce mode de pensée empêche la classe prolétaire d’arriver à une véritable compréhension des causes de sa souffrance. Or, ces causes ne peuvent être découvertes que par l’examen des conditions sociales objectives de la société capitaliste. Et ce n’est que sur cette base que l’on peut obtenir une véritable compréhension de ce qui est nécessaire pour transformer la société.

    La philosophie antique

    Il y a plus de 2500 ans, le développement des cités-États de la Grèce antique et des autres nations de la mer Méditerranée rendait la société de plus en plus complexe. C’est alors que sont apparues pour la première fois la plupart des idées philosophiques fondamentales qui sont réapparues par la suite tout au long des siècles sous des formes nouvelles. C’est dans le monde antique qu’est apparue la logique formelle, développée par le philosophe grec Aristote.

    D’autre part, les troubles révolutionnaires qui ont ébranlé la ville grecque de Milet (qui se trouve aujourd’hui en Turquie) ont donné naissance à l’idée que des bouleversements profonds étaient possibles, dont les causes pouvaient être découvertes (une idée notamment développée par le philosophe Anaximandre). C’est de cette conclusion que tirent leurs racines à la fois le matérialisme et la dialectique modernes. Mais ces anticipations sont restées très limitées en raison des conditions sociales de l’époque et de la faiblesse des connaissances sur la nature et sur la société. Matérialisme et dialectique sont restés deux idées isolées l’une de l’autre. Mais le fait qu’elles soient nées a tout de même joué un rôle en repoussant les limites de la pensée de l’époque.

    Cependant, avec l’effondrement de la société antique, ces idées ont été perdues pendant des siècles. La nouvelle religion chrétienne catholique, qui a dominé l’Europe à partir du 4e siècle, a cherché à limiter toutes les tentatives de comprendre le monde dans le cadre de la société féodale qui venait de s’établir.

    La scolastique

    Au 12e siècle, les œuvres du philosophe grec Aristote ont été redécouvertes par l’Europe. Beaucoup de ses théories étaient potentiellement très utiles et suscitaient beaucoup d’enthousiasme chez les intellectuels. Aristote était un pionnier qui avait établi une méthode qui annonçait la méthode scientifique. Il effectuait des observations (même si ses observations étaient pour la plupart superficielles et erronées) pour en tirer des conclusions qui servaient de base à ses théories.

    L’Église catholique a perçu cette méthode comme une menace, parce qu’elle suggérait que la connaissance pouvait être acquise par des moyens autres que la révélation divine (sans même parler du fait qu’Aristote était un païen qui croyait en l’existence de plusieurs dieux !). Thomas d’Aquin, un seigneur féodal italien et intellectuel catholique, a alors entrepris de « christianiser » les idées d’Aristote, créant ainsi une nouvelle philosophie appelée la scolastique. Il s’agissait d’un mélange d’idéalisme religieux et des étiquettes statiques de la logique formelle. Cette nouvelle doctrine est devenue une arme très efficace entre les mains de la classe féodale pour légitimer son règne.

    Ayant décrété que la « cause première » d’Aristote était identique au dieu chrétien, la scolastique enseignait que les choses ne doivent pas être découvertes mais interprétées. Tout pouvait être révélé à travers les textes chrétiens. Ainsi, pour comprendre le monde, il n’était pas nécessaire d’aller faire des observations sur le terrain : le seul « outil » requis était un bon fauteuil moelleux entre les quatre murs d’une salle de lecture. Et si la réalité du monde en-dehors de ces quatre murs contredisait ce que la scolastique avait « interprété » par la lecture des textes et la contemplation de Dieu, ces observations étaient rejetées : c’était le monde qui était « erroné ». C’est un peu la même chose qu’on voit aujourd’hui, quand on entend des gens répéter que « L’homme est égoïste de nature », même après qu’on leur montre des centaines d’exemples d’entraide, de générosité et de solidarité entre les hommes. La relation entre le monde et les pensées reste donc « la tête en-bas ».

    La révolution scientifique

    La révolution scientifique qui a éclaté en Europe au 17e siècle a commencé à remettre en cause cette façon de voir le monde. Tout comme à Milet deux mille ans auparavant, l’Europe connaissait alors une période de profonds bouleversements sociaux. La classe bourgeoise, l’ancêtre de la classe capitaliste, commençait à devenir une force importante dans la société, mais entrait de ce fait en conflit avec la classe féodale. Au cours du 17e siècle, on a vu des révolutions et des contrerévolutions entre ces deux classes, qui ont pris la forme de guerres de religion, comme la Guerre civile anglaise et la guerre des Trente Ans qui a ensanglanté toute l’Europe.

    Déjà, la classe bourgeoise avait réinventé le christianisme en créant la religion protestante, qui remettait en cause la domination de l’Église catholique et sa légitimation du règne de la classe féodale, « voulu par Dieu ». À la place, le protestantisme insistait sur la possibilité d’un lien direct et personnel avec Dieu, sans devoir forcément passer par l’intermédiaire de la hiérarchie catholique. Cette brèche dans les défenses idéologiques de la société féodale a commencé à s’élargir : il n’en fallait pas plus pour que tout ce qui était enseigné par l’Église catholique soit remis en question. Même si les penseurs à l’origine de la révolution scientifique n’ont jamais remis en doute l’idée de l’existence d’un dieu (du moins, d’un dieu réinventé), ils n’acceptaient plus ni les dogmes catholiques, ni la scolastique en tant que seule manière de comprendre le monde.

    Le matérialisme est réapparu au cours de la révolution scientifique, mais en y ajoutant l’idée que les observations pouvaient nous donner des informations sur le monde que la simple « interprétation » des textes dans une salle de lecture ne pouvait nous donner. L’invention du télescope et du microscope, ainsi que d’autres instruments scientifiques, ont permis d’effectuer des observations plus détaillées, voire inédites, de la nature. C’est ainsi qu’on a découvert la place de la Terre dans le système solaire ; c’est ainsi qu’on a découvert les microbes, ces petits êtres vivants minuscules qui sont responsables des maladies.

    Beaucoup de ces premiers scientifiques à l’origine de ces découvertes étaient aussi, par nécessité, des philosophes. Au 17e siècle, alors que la logique formelle héritée de la scolastique demeurait le mode de pensée dominant, les nouvelles observations ne pouvaient plus être expliquées par les vieilles façons de penser. À moins de rejeter ces observations comme « erronées », ces premiers scientifiques étaient contraints de proposer de nouvelles idées sur la nature de la connaissance et de la compréhension humaines. C’est un peu le même problème auquel est confronté le marxisme aujourd’hui, comme nous l’avons expliqué dans la première partie de ce document.

    Toutefois, le matérialisme qui est né au cours de la révolution scientifique, même s’il constituait une avancée, restait limité. Il conservait certaines limites issues de l’ancienne façon de penser. Par exemple, les premiers scientifiques rejetaient avec force toute tentative d’émettre des théories. Ils ne pensaient pas qu’il était possible de relier entre elles leurs nouvelles observations pour en tirer un tableau plus large. Ils étudiaient des phénomènes, mais pas les connexions entre ces phénomènes.

    Cette première forme de matérialisme affirmait qu’il était possible de trouver des explications objectives aux phénomènes naturels. Mais elle ne pouvait toujours pas vraiment expliquer les processus de changement qui se produisent dans le monde. On ne remettait pas en cause le fait que certains changements se produisaient à un certain niveau, mais ce changement était considéré de façon mécanique.

    Par exemple, on a conçu un modèle du système solaire où le soleil, les planètes, les lunes tournaient les unes autour des autres comme si elles étaient montées sur des rouages mécaniques, comme les cadrans d’une montre. On ne comprenait toujours pas que le système solaire s’était formé il y a des milliards d’années à partir d’un conglomérat de gaz et de poussières en rotation. On ne comprenait pas non plus que le système solaire finira un jour par disparaitre dans des milliards d’années, après que le soleil ait fini de bruler toutes ses réserves d’énergie. Ce matérialisme mécanique concevait des changements dans l’espace, mais pas dans le temps. Il ne décrivait donc que des formes de changement très superficielles.

    Dieu avait toujours un rôle à jouer dans ce nouveau matérialisme mécanique. Dieu était maintenant le « grand horloger ». Dieu avait conçu un plan pour le monde, avait assemblé les rouages et mécanismes, puis l’avait mis en marche. On retrouve toujours des traces de ce mode de pensée dans la théorie du « dessein intelligent », l’idée (erronée) selon laquelle Dieu aurait guidé le processus d’évolution dans la nature pour « aboutir » à la création de l’homme. Mais c’est ce matérialisme qui a jeté les bases de la révolution scientifique. Même s’il était limité, il était déjà révolutionnaire.

    C’est lors du 18e siècle, où la puissance de la classe bourgeoise croissait de plus en plus, que les nouvelles façons de concevoir la nature ont commencé à être appliquées à la société. On appelle cette période l’âge des « Lumières ». Bien évidemment, la classe bourgeoise a alors découvert qu’une société « objective » serait une société qui serait organisée conformément à ses intérêts. Le « point de vue » de ces philosophes bourgeois (Rousseau, Voltaire, Jefferson, Hobbes…) concernant les concepts de liberté, d’égalité, de démocratie, a été transformé en une série d’idées abstraites qui ont été élevées au-dessus de la société, formant ainsi un nouvel idéalisme philosophique.

    Kant et Hegel

    Au fur et à mesure que de nouvelles observations étaient effectuées, la science continuait à repousser les limites du matérialisme mécanique. C’est ainsi que le philosophe allemand Kant, ayant observé des nébuleuses dans l’espace (de gigantesques nuages de gaz dans l’espace) a rompu avec le modèle mécanique du système solaire, en développant une théorie selon laquelle ces nuages de gaz, en se condensant, finissent par donner naissance à des étoiles et à des planètes.

    En 1789, la classe bourgeoise française a renversé sa classe féodale. C’était la révolution française, qui a ouvert la voie à des décennies de révolutions et de contrerévolutions dans toute l’Europe. C’est au cours de cette période de transformations révolutionnaires que le philosophe allemand Hegel a réintroduit l’ancien concept grec de la dialectique. Le monde était en effet en train d’être bouleversé : il fallait une explication à tout ce changement.

    Malheureusement pour Hegel, même s’il a redécouvert la dialectique, il n’était pas un matérialiste. Il a renversé les étiquettes fixes de la scolastique en introduisant des lois dialectiques qui pouvaient décrire le changement. Mais il n’a pas cherché une explication objective des idées en observant les processus qui ont lieu dans la nature et dans la société. Hegel était convaincu que c’étaient les idées qui étaient la cause du changement. En d’autres termes, la dialectique de Hegel était idéaliste. Il a remplacé Dieu par « l’Idée », qui existait quelque part « au-delà » du monde réel.

    Marx et Engels

    Dans sa jeunesse, Marx était un « jeune hégélien », un partisans des idées de Hegel. Mais il a fini par se rendre compte des limites de la philosophie de Hegel. La principale avancée réalisée par Marx et par son ami Engels a été de prendre la dialectique de Hegel et de la « remettre sur ses pieds ». En d’autres termes, Marx et Engels ont rendu la dialectique matérialiste. Marx et Engels ont expliqué que le rôle de la pensée dialectique devrait être de décrire les changements en cours dans le monde, pour nous aider à mieux le comprendre. Marx et Engels ont combiné le matérialisme et la dialectique pour développer le matérialisme dialectique.

    Tant qu’elles étaient isolées, ces deux idées étaient assez faibles. Mais regroupées, elles devenaient beaucoup plus fortes. C’est à partir de cette nouvelle philosophie, de cette nouvelle méthode d’analyse, que Marx et Engels ont pu développer l’analyse scientifique de la société dont nous parlions dans la première partie de ce document.

    Cette avancée n’a pas été rendue possible uniquement par le « génie » de Marx et d’Engels (même si on ne peut pas dire qu’ils n’étaient pas brillants). Depuis le début de la révolution scientifique, les avancées dans la compréhension de la nature s’étaient poursuivies, ce qui permettait d’obtenir des explications objectives pour de plus en plus de phénomènes dans le monde. Par exemple, la théorie de l’évolution de Charles Darwin permettait d’expliquer les changements en cours dans le monde animal, renversant l’idée scolastique selon laquelle les « formes » animales étaient éternelles. Il devenait de plus en plus évident que la nature pouvait être décrite de manière exacte par la dialectique.

    Tout comme les périodes de l’histoire qui avaient précédé, Marx et Engels vivaient dans une période de révolutions et de contrerévolutions. Après la révolution française, de plus en plus de gens étaient déçus de constater que la « liberté » dont on avait tant parlé n’était en réalité que la « liberté » pour les capitalistes. Les prolétaires, les pauvres, les femmes, les esclaves noirs restaient exclus. C’est ainsi qu’est apparu le courant des « socialistes utopistes » en France et au Royaume-Uni. Tout comme les philosophes bourgeois des Lumières croyaient qu’une société organisée de manière « objective » ne pouvait être qu’une société organisée selon les intérêts de la classe capitaliste, ces premiers socialistes croyaient qu’une société « objective » serait une société organisée selon les intérêts de la classe prolétaire. Ils pensaient pouvoir convaincre les capitalistes de leurs erreurs et leur faire entendre « raison ». Mais ils ont été surpris lorsque le « point de vue » de la classe capitaliste s’est avéré non négociable ! On voit toujours cette attitude aujourd’hui chez les réformistes petits-bourgeois qui pensent que la classe capitaliste pourrait être convaincue de traiter les travailleurs de façon plus juste, simplement parce que « c’est ça qui est moral ».

    Mais la réponse à cette « idéalisme socialiste » a été fournie par l’émergence de la classe prolétaire en tant que force politique indépendante dans la société. Les prolétaires pouvaient parler pour eux-mêmes ! Au Royaume-Uni, le mouvement chartiste s’est développé à partir des années ‘1830 pour demander des droits politiques pour la classe prolétaire. En France, on voyait des grèves se déclarer dans les grandes villes industrielles.

    Marx et Engels en ont tiré la conclusion que le socialisme ne pourrait advenir que suite à la lutte de la classe prolétaire contre la classe capitaliste, pas à force de chercher à convaincre certains capitalistes « de bonne volonté ». Comme Marx et Engels l’ont écrit dans la première ligne du Manifeste du Parti communiste, « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte de classes ». La même année où le Manifeste a été publié, les révolutions européennes de 1848 ont confirmé cette prédiction. La classe prolétaire allait de plus en plus tendre à se battre pour elle-même, sans devoir forcément suivre la classe capitaliste dans sa lutte contre la classe féodale.

    Ce sont tous ces développements dans la société qui ont permis à Marx et Engels d’accomplir cette avancée philosophique pour la première fois de l’histoire de l’humanité.

  • Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (3e partie)

    Les outils de la pensée dialectique

    Dans les deux premières parties de ce dossier (les liens ici et ici), nous avons vu que le marxisme n’est rien d’autre que la méthode scientifique appliquée à l’étude de la société, qui nous permet d’effectuer des prédictions, qui s’avèrent souvent beaucoup plus exactes que celles que tentent de faire les théoriciens et intellectuels bourgeois et petits-bourgeois. Nous nous sommes également penchés sur le fonctionnement de cette méthode, en approfondissant notamment l’opposition entre l’approche « idéaliste » des intellectuels bourgeois et l’approche « matérialiste » (scientifique) qui est celle des marxistes.

    Dans cette troisième partie, nous passons plus en détail l’essence même de la pensée dialectique et les outils philosophiques qui nous aident à adopter ce mode de pensée.

    – Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)

    Le matérialisme dialectique est une méthode. Il ne s’agit pas d’une boite magique qui nous donne automatiquement une connaissance du monde entier. Tout ce que fait le matérialisme dialectique, c’est nous enseigner comment trouver des explications objectives. Il n’existe aucun raccourci : il faut toujours évidemment découvrir et étudier les faits et les données qui concernent les phénomènes que nous voulons comprendre, y compris la manière dont ces phénomènes évoluent. Mais ce qui est important, est de savoir bien organiser et relier toutes ces données entre elles afin de pouvoir bien les comprendre.

    Modèles, abstractions et généralisations

    L’utilisation de modèles est une méthode qui permet de former des théories capables de relier entre elles nos observations pour les expliquer. En science, un modèle est une manière de décrire comment le monde fonctionne. Les modèles sont des représentations simplifiées qui nous permettent de comprendre quelque chose que nous ne pourrons peut-être jamais voir. Cela nous permet de développer un « point de vue » différent de celui que nos cinq sens nous permettent de percevoir. Par exemple, le modèle scientifique moderne du système solaire nous permet de comprendre beaucoup plus de choses que ce que nous pouvons voir à l’œil nu.

    Certains modèles ne « ressemblent » en rien aux choses qu’ils sont censés décrire. Par exemple, prenons les atomes. Toute matière dans l’univers (y compris les êtres humains) est composée d’atomes. Le modèle d’un atome, illustré ci-dessous, a été conçu de sorte à « ressembler » au système solaire.

    Ce modèle nous montre les trois particules subatomiques qui composent un atome : au centre, nous voyons un noyau, composé de protons et de neutrons (les petits ronds noirs et gris) ; en « orbite » autour de ce noyau, nous voyons des électrons (les petits ronds blancs). Ce modèle représente ces particules subatomiques sous la forme de petits ronds. Mais ce modèle n’est jamais qu’une simplification de l’atome, conçue pour nous permettre de le comprendre. Par exemple, les électrons sont des charges électriques négatives. Est-ce qu’une charge électrique négative ressemble à un petit rond blanc ? C’est très peu probable ! Les protons et les neutrons peuvent quant à eux être encore décomposés en « quarks », qui ne sont pas représentés sur ce modèle. Est-ce que les protons et neutrons ressemblent à des petits ronds noirs et gris ? À nouveau, c’est très peu probable.

    Cependant, si nous laissons de côté les équations mathématiques qui nous permettent d’obtenir une description encore plus précise des atomes, ce modèle nous donne une représentation de l’atome qui nous permet d’acquérir une très bonne compréhension de la manière dont les différents éléments chimiques interagissent pour former toute la matière que l’on trouve dans l’univers. En utilisant ce modèle, nous pouvons faire des prédictions qui peuvent prouver que ce modèle décrit bel et bien les différents procédés d’évolution de la matière.

    Ce modèle d’atome est une abstraction. Que signifie le mot « abstraction » ? Cela veut dire que nous prenons une chose et que nous la sortons de son contexte afin de la simplifier et de pouvoir mieux la comprendre. Il s’agit d’un outil de pensée très puissant. Une fois qu’un modèle a été développé, il peut être généralisé, comme nous l’avons vu dans la première partie de ce document ; c’est-à-dire qu’il peut être appliqué à tous les phénomènes similaires.

    Par exemple, une fois que nous avons obtenu un modèle de l’atome, nous pouvons généraliser ce modèle à l’ensemble des autres atomes. Nous n’avons donc pas besoin de nous pencher sur chacun des milliers de milliards d’atomes qui composent le corps humain pour vérifier si chacun de ces atomes correspond bien au modèle de notre atome. Nous utilisons ce modèle pour tous les atomes, jusqu’à ce qu’une observation vienne contredire notre modèle, c’est-à-dire que nous ne soyons pas capables d’expliquer cette observation en utilisant notre modèle. Si cela se produit, nous devons revenir à la question du « pourquoi ? », et développer un nouveau modèle, plus exact, qui nous permettra de faire des observations encore plus précises.

    Le marxisme utilise lui aussi la méthode scientifique. L’immense œuvre de Marx, Le Capital, est un examen méticuleux du mode de fonctionnement de la société capitaliste. Il s’agit d’un chef d’œuvre du matérialisme dialectique. Dans ce livre, Marx se penche sur le développement historique du capitalisme. Mais pour décrire les différents processus économiques en cours au sein du capitalisme, il les réduit souvent à des modèles abstraits, voire à des équations mathématiques, avant de les ramener dans leur contexte historique et d’en tirer des conclusions.

    Même les idées les plus fondamentales du marxisme utilisent le concept d’abstraction et de généralisation. Par exemple, le concept de « classe prolétaire ». À tout moment, dans la société, la « classe prolétaire » est composée de toute une série de différentes couches, elles-mêmes composées de millions, même de milliards d’individus. Il y a des ouvriers du métal, il y a des mineurs, il y a des caissières de supermarché, il y a des employés de bureau, il y a des enseignants, il y a des chômeurs…

    Dans chaque secteur, il y a une division du travail en différents métiers. Et aucun de ces individus, qu’il s’agisse de M. Kouakou, de Mme Ouedraogo ou de M. Ribourt, ne peut représenter à lui seul le « prolétaire parfait ». Mais ce concept est une généralisation extrêmement utile qui nous permet de mieux comprendre le fonctionnement de la société.

    La limite des modèles, des abstractions et des généralisations

    Bon nombre des idées et des concepts que nous utilisons dans la vie de tous les jours sont des modèles abstraits ou des généralisations. Ces « raccourcis mentaux » sont très utiles, car ils nous permettent de ne pas être surchargés d’informations. Mais ces méthodes de pensée, bien que très importantes, ont une double face. Il est donc crucial de bien comprendre les limites de ce mode de pensée, pour nous assurer que nos idées décrivent bel et bien le monde dans lequel nous vivons.

    Dans la langue de tous les jours, on entend souvent dire « Il ne faut pas généraliser ». On emploie souvent cette expression (à juste titre d’ailleurs) pour dire qu’il est incorrect de vouloir condamner un groupe tout entier pour les crimes commis par un individu appartenant à ce groupe. Cependant, en termes philosophiques, il n’est pas toujours mauvais de généraliser. Mais il faut bien comprendre quand nous pouvons généraliser, et quand nous ne pouvons pas. Nous pouvons démontrer ceci en utilisant le modèle le plus simple : un nom, c’est-à-dire un identifiant.

    Nous utilisons le même identifiant pour décrire deux pommes différentes. L’identifiant que nous utilisons considère ces deux objets comme identiques. Pourtant, ils ne sont pas identiques. Ces deux pommes ont des formes différentes, des couleurs différentes. Évidemment, vous savez sans doute qu’il existe différentes variétés de pomme. Vous auriez pu répondre que la première pomme est une pomme « Granny Smith », alors que l’autre est une « Golden Delicious ». Mais nous ne sommes pas tirés d’affaire pour autant ! Prenons trois pommes « Granny Smith ». Aucune d’entre elle n’est la même que l’autre. Toutes ces pommes ont des formes différentes, des couleurs différentes, des tailles différentes… Donc, même en décidant d’être plus précis et d’utiliser le terme de « pomme Granny Smith », nous voyons qu’un même identifiant considère comme identiques des objets qui sont pourtant différents.

    Dans la vie de tous les jours, évidemment, nous pouvons très bien appeler tous ces objets des « pommes » sans que cela ne pose aucun problème. Mais l’identifiant « pomme » est trop imprécis si nous voulons savoir de quelle variété de pomme nous avons besoin pour cuire un cidre ou pour préparer une tarte aux pommes. On ne peut pas utiliser n’importe quelle « pomme » pour ces deux recettes !

    Est-ce qu’un identifiant encore plus précis nous permettra de dépasser cette limite ? Par exemple, nous pourrions parler de cette pomme, la première pomme… Et lui donner un identifiant unique, par exemple, « pomme nº1 ». L’identifiant « pomme nº1 » ne s’applique qu’à cette pomme et à aucune autre pomme dans le monde. Chaque propriété observable et mesurable de cette pomme qui peut servir à la différencier de toutes les autres pommes du monde (que ce soit sa taille, sa forme, sa couleur, son poids…) est incluse dans l’identifiant « pomme nº1 ». Est-ce que cette délimitation extrêmement étroite de notre identifiant nous permet de décrire avec la plus grande exactitude cette pomme et aucune autre ?

    La réponse est : seulement pour un temps ! Parce que toutes les propriétés qui sont incluses dans l’identifiant « pomme nº1 » sont soumises au changement, d’heure en heure, d’une seconde à l’autre ! Cette pomme ne pourrait être décrite parfaitement par l’identifiant « pomme nº1 » que si elle n’existait pas dans le temps. Mais toute chose existe dans le temps ! Toute pomme qui a été cueillie sur un arbre commence à pourrir. Dans peu de temps, notre pomme changera de couleur pour devenir marron. Sa forme ronde et ferme va devenir ridée, déformée, molle. Toutes les caractéristiques décrites par l’identifiant « pomme nº1 » auront disparu. Est-ce que cette pomme peut toujours être considérée comme la « pomme nº1 » ?

    La réponse est : OUI et NON. Si nous avions filmé cette pomme, on pourrait accélérer le film et on verrait la pomme en train de pourrir du début à la fin. Mais ce qui reste de notre « pomme nº1 » n’est maintenant plus vraiment « une pomme », mais plutôt « une pomme pourrie ». Alors que nous aurions été très heureux de manger la première pomme, nous ne voudrions même pas toucher la deuxième ! En quelques jours, à cause du passage du temps et du processus de changement, l’identifiant « pomme nº1 » est devenu complètement inutile pour décrire cette pomme.

    Mais si je m’arrête à mon étiquette de « pomme nº1 », je vais commencer à vouloir prouver que rien n’a changé. Si je faisais cela, cela voudrait dire que je considère l’identifiant comme plus important que la chose elle-même que cet identifiant est censé décrire. C’est-à-dire que cette étiquette est enlevée de son contexte : elle devient totalement abstraite. C’est un tel raisonnement qui nous fait considérer le monde comme quelque chose de statique et d’immobile, parce que nos modèle abstraits et nos étiquettes abstraites sont statiques et immobiles. Voilà comment nous retombons dans l’idéalisme que nous avons décrit dans la deuxième partie de ce document.

    Nous avons donc décrit ici les limites de la logique formelle. La pensée dialectique est parfois appelée logique dialectique. La logique formelle ne nous permet pas de comprendre les processus de changement. La dialectique, par contre, nous le permet.

    Le mot « logique » est souvent utilisé aujourd’hui lorsqu’on dit qu’il faut « être logique » par rapport à un problème ou à une situation. Ce mot vient de l’ancienne langue de la Grèce, le grec ancien, où le mot « logos » signifiait le « raisonnement ». On peut donc dire que ces différentes formes de logique sont aussi différentes formes de raisonnement.

    Les idées abstraites sur la société

    Lorsque nous tentons de comprendre la société, les étiquettes abstraites qui refusent de reconnaitre le processus de changement ont elles aussi pour effet de nous distraire.

    Par exemple, nous savons que des mots tels que « justice » ont une signification générale, mais tant qu’on n’a pas placé ces mots dans leur contexte, ils ne veulent plus rien dire. L’idée de « justice » proposée par la classe capitaliste est que les patrons doivent recevoir leur « juste » part de profit suite à leurs investissements. L’idée de « justice » proposée par le prolétariat est que les travailleurs doivent recevoir leur « juste » salaire en échange de leur travail. De même que les paysans trouvent qu’ils doivent recevoir leur « juste » prix pour leur produit. Mais des salaires élevés réduisent les profits, tout comme des profits élevés… réduisent les salaires. On voit donc que le même concept de « justice » est utilisé pour décrire deux choses différentes.

    Imaginons que nous avons sur un plateau télévisé un responsable syndical et le patron d’une usine, et qu’on les invite à débattre de la question des salaires. Ils vont tout de suite se lancer l’un à l’autre le mot « justice » à la tête. Chacun estime que la « justice » est de son côté, en fonction de son propre « point de vue » ; mais ils ne vont jamais être capables de se convaincre l’un l’autre. Donc, tant que le débat ne cherche pas à dépasser les abstractions et à définir ce que l’on entend par « justice » en plaçant ce mot dans un contexte donné, mieux vaut éteindre sa télé ou changer de chaine, parce que ce débat ne nous apprendra rien du tout.

    Un autre exemple : prenons le FPI, Front populaire ivoirien. Nous parlons ici d’une organisation qui existe depuis plus de trente ans. Nous utilisons ce raccourci aujourd’hui pour parler de la politique « menée par le FPI » ou du dernier scandale « lié au FPI ». Mais lorsque nous regardons le rôle du FPI tout au long des trente dernières années, nous voyons que l’étiquette « FPI » est trop imprécise pour nous aider à bien comprendre l’histoire.

    Fondé en 1982 dans la clandestinité, le FPI était au départ un parti d’idéologie stalinienne (« communiste »), qui défendait l’idée d’une « révolution démocratique nationale » comme préalable au développement du pays. Le parti est alors associé à la lutte contre le régime de parti unique menée par les étudiants et travailleurs de Côte d’Ivoire tout au long des années ‘1980, avant d’être reconnu légalement en 1990 et de se réclamer de la social-démocratie, suite à la chute de l’Union soviétique.

    Tout au long des années ‘1990, il joue son rôle de parti d’opposition aux côtés des syndicats et notamment de la FESCI. Arrivé au pouvoir en 2000, il se retrouve entrainé dans une guerre civile, va de compromis en compromis avec l’impérialisme, adopte un discours de plus en plus nationaliste et religieux, et finit par mettre au pas les syndicats du pays en excluant les leaders trop radicaux et en imposant ses propres éléments à la tête de ces structures.

    Ayant perdu le pouvoir, le parti devient inactif, se scinde en deux, et son aile radicale apparait de plus en plus comme une secte religieuse qui attend le retour de son leader avant de tenter d’organiser la moindre lutte, tandis que l’autre aile adopte un discours purement social-démocrate.

    Toutes ces différentes phases de l’histoire du FPI étaient très différentes les unes des autres. Alors, laquelle de ces phases entend-on lorsqu’on parle « du FPI » ? À moins que nous ne précisions à chaque fois le contexte historique dans lequel nous voulons parler « du FPI », nous risquons de commettre de nombreuses erreurs !

    Une erreur fréquemment commise par la jeunesse actuelle provient de la mauvaise application de l’étiquette « FPI ». Pour beaucoup de jeunes et de militants, « le FPI » fait référence au « FPI des années ‘2000 », alors que pour les militants plus âgés, il s’agit du « FPI des années ‘1980 et ‘1990 », un symbole de la lutte pour la démocratie en Côte d’Ivoire. Les dirigeants du FPI exploitent cette erreur en utilisant la logique formelle, pour se faire passer pour un parti de gauche. Mais des millions de personnes comprennent bien que le FPI d’aujourd’hui n’est pas « leur FPI ». Cette phrase relève d’une profonde compréhension philosophique ! Car elle reconnait les limites de l’application de l’étiquette « FPI ».

    La pensée dialectique

    Trotsky résumait la manière dont la pensée dialectique nous aide à dépasser les étiquettes statiques en expliquant que :

    « La pensée vulgaire opère avec des concepts tels que « capitalisme », « morale », « liberté », « État ouvrier », etc., qu’elle considère comme des abstractions immuables, jugeant que « le capitalisme » est « le capitalisme », « la morale » « la morale », etc. La pensée dialectique examine les choses et les phénomènes dans leur perpétuel changement et de plus, suivant les conditions matérielles de ces changements, elle détermine le point critique au-delà duquel « A » cesse d’être « A », « l’État ouvrier »* cesse d’être « un État ouvrier », etc.

    Le vice fondamental de la pensée vulgaire consiste à se satisfaire de l’empreinte figée d’une réalité qui, elle, est en perpétuel mouvement. La pensée dialectique précise, corrige, concrétise constamment les concepts et leur confère une richesse et une souplesse (j’allais presque dire, « une saveur »), qui les rapprochent jusqu’à un certain point des phénomènes vivants. Non pas « le capitalisme » en général, mais un capitalisme donné, à un stade déterminé de son développement. Non pas « l’État ouvrier » en général, mais tel État ouvrier, dans un pays arriéré encerclé par l’impérialisme, etc.

    La pensée dialectique est à la pensée vulgaire ce que le cinéma est à la photographie. Le cinéma ne rejette pas la photo, mais en combine une série selon les lois du mouvement. La dialectique ne rejette pas le syllogisme [les « étiquettes » de la logique formelle], mais enseigne à combiner les syllogismes de façon à rapprocher notre connaissance de la réalité toujours changeante. »

    ABC de la dialectique matérialiste, in Défense du marxisme, 1939

    [* L’« État ouvrier » dont Trotsky parle ici est l’Union soviétique. Dans cette polémique, Trotsky défendait la révolution russe contre un groupe de « révolutionnaires » petit-bourgeois (c-à-d. issus de la classe moyenne) qui, effrayés par la dégénérescence stalinienne de l’Union soviétique, avaient abandonné le matérialisme dialectique pour passer à une forme d’idéalisme qui tentait de « tenir l’ensemble de la doctrine révolutionnaire pour responsable des erreurs et des crimes de ceux qui l’avaient trahie ».]

    Comme l’explique Trotsky, la pensée dialectique ne remplace pas les modèles simples qui sont si nécessaires dans la vie de tous les jours. Mais la pensée dialectique relie entre eux ces modèles pour les replacer dans un schéma d’évolution continue. Pour adhérer à la pensée dialectique, nous devons constamment nous entrainer à ne pas oublier que tout change tout le temps. Cela permet à nos pensées et à nos idées de former des descriptions qui collent de manière plus exacte à la réalité du monde. En tenant compte de ce changement, nous resserrons les « ciseaux » de la connaissance pour améliorer notre niveau de compréhension.

    Les outils de la pensée dialectique décrits plus loin dans ce document sont des modèles. Comme tous les modèles, ils sont des représentations simplifiées du monde qui nous permettent de reconnaitre et de comprendre les processus de changement. Tout comme le modèle de l’atome proposé par M. Rutherford n’est pas une représentation exacte d’un atome, mais un modèle simplifié, la pensée dialectique n’est pas identique aux différents processus du changement, mais n’est qu’une manière générale de décrire ces processus.

    En ce sens, la pensée dialectique, comme tous les modèles, est une abstraction. Comme Engels l’avait expliqué dans son ouvrage Dialectique de la nature (1883), « C’est de l’histoire de la nature et de celle de la société humaine que sont abstraites les lois de la dialectique. Elles ne sont précisément rien d’autre que les lois les plus générales de ces deux phases du développement historique ainsi que de la pensée elle-même ». Engels va plus loin :

    « Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d’orge, depuis la germination jusqu’au dépérissement de la plante qui porte fruit, quand je dis qu’il est « négation de la négation » [une des lois de la dialectique expliquée plus loin dans ce document]. En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition, qu’affirmer ce non-sens que le processus biologique d’un brin d’orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme. » Anti-Dühring, 1877

    Par exemple, la transformation de l’eau qui passe par les formes de glace, eau et vapeur, ou le développement de la société européenne qui est passée par les stades de société esclavagiste, société féodale et société capitaliste, sont tous deux exemples de changement. Mais les changements d’état de l’eau s’expliquent par le niveau d’énergie des molécules d’eau (par la thermodynamique), alors que les changements dans la société s’expliquent par les contradictions de classe et la lutte de classe. Mais pour que nous puissions reconnaitre que ces deux phénomènes en apparence entièrement différents sont en réalité tous deux différents stades de développement d’une même chose, nous devons penser dialectiquement.

    C’est ainsi que nous pouvons reconnaitre que les différents états de l’eau (glace, eau, vapeur) ne sont que différents arrangements des mêmes molécules d’eau en fonction de leur niveau d’énergie, tout comme les différentes formes de la société européenne ne sont que différents arrangements des mêmes êtres humains en différentes classe sociales selon le niveau atteint par les forces de production. Le processus spécifique qui se trouve derrière ce changement doit être découvert, comme le disait Trotsky, en étudiant les « conditions matérielles de ces changements ».

    Le mot « dialectique » vient du grec ancien ; il signifie littéralement « discussion ». Mais il s’agit d’une discussion entre des personnes qui ont au départ des points de vue différents, mais qui veulent collaborer pour découvrir la vérité. Toute discussion reconnait la possibilité d’un changement. Au cours d’une discussion, les gens peuvent tomber d’accord, en se faisant des concessions l’un à l’autre, tout comme la dialectique peut décrire la manière dont la « pomme nº1 » devient la « pomme pourrie nº1 ». Une discussion n’est pas un débat. Dans un débat, les interlocuteurs pensent chacun détenir la vérité. Un débat ressemble aux étiquettes fixes de la logique formelle. Il n’y a au cours d’un tel débat pas de possibilité pour notre « pomme nº1 » de devenir la « pomme pourrie nº1 », car les participants insistent obstinément sur le fait que eux seuls ont raison.

    Les outils de la pensée dialectique

    Marx et Engels ont identifié trois « lois de la dialectique » servant à décrire les processus du changement. Ils ont ici utilisé le mot « loi » dans son sens scientifique, c’est-à-dire une théorie ou une explication pour les observations effectuées. On ne parle donc ici pas du tout de la « loi » des dirigeants bourgeois qui établissent une loi puis cherchent à la faire appliquer dans le monde réel. Car cette démarche est évidemment l’opposé total de la manière dont nous devrions comprendre les « lois » de la dialectique. Les « lois » de la dialectique sont une description des processus de développement et de changement en cours dans le monde.

    Permettez-nous de tenter de clarifier ce point. Plutôt que de parler des « lois » de la dialectique, nous aimerions plutôt parler des « outils » de la pensée dialectique. Entre les mains d’une personne formée à s’en servir, tout outil peut être utilisé pour créer des objets utiles à partir d’un matériau brut. La pensée dialectique peut elle aussi transformer les observations brutes, isolées les unes des autres, en descriptions utiles de la manière dont le monde évolue.

    Marx et Engels ont donc identifié trois outils de la pensée dialectique, auxquels ils ont donné des noms philosophiques un peu vieillots. Ces outils sont (1) la « transformation de la quantité en qualité (et inversement) », (2) la « négation de la négation » et (3) l’« interpénétration des contraires ». Mais on peut tout aussi bien les rebaptiser en leur donnant des noms issus de la langue de tous les jours. Engels a d’ailleurs insisté sur le fait que « les hommes pensaient de manière dialectique bien avant qu’ils n’entendent parler de la dialectique ». On ne doit donc pas s’étonner du fait que la pensée dialectique puisse s’exprimer en termes utilisés dans la vie de tous les jours.

    Outil nº1 : « La transformation de la quantité en qualité (et inversement) » alias « La goutte d’eau qui fait déborder le vase »

    Dans une certaine limite, le fait d’ajouter ou d’enlever quelque chose à un ensemble ne change rien : on a simplement ajouté ou enlevé quelque chose. Cette limite dépend du processus de changement considéré. Dans le langage philosophique, certains changements en quantité peuvent cependant modifier la qualité d’un objet.

    Nous avons déjà vu ce concept plus haut, lorsque nous avons observé notre pomme pourrir. C’était un exemple de changement quantitatif qui cause un changement qualitatif. Dans le cas de la pomme, le changement de quantité est une soustraction, puisqu’à la fin, on n’a plus de pomme. Jusqu’à un certain point cependant, « la pomme » peut toujours être considérée comme « une pomme » : elle a un peu bruni, elle est un peu moins lisse, mais on peut toujours la manger.

    Mais le processus de transformation atteint un certain point où la pomme est tellement pourrie qu’il devient difficile de reconnaitre dans cette pomme pourrie la pomme que nous avions au départ. Le changement quantitatif (soustraction) a fini par produire un changement qualitatif : la pomme n’est plus une pomme, mais un déchet.

    Un exemple de cette « transformation de la quantité en qualité (et inversement) » peut nous aider à mieux comprendre les transformations sociales au moment du passage du féodalisme au capitalisme en Europe. Dans la société féodale, le rôle de l’argent dans l’économie était fort limité. La plupart des paiements se faisaient « en nature », c’est-à-dire sous la forme de produits (trois mètres de tissu, 10 kg de blé, six marteaux, etc.), sans qu’on n’ait besoin d’argent pour les effectuer. Une forme de paiement en nature était le paiement sous forme de travail : les paysans fournissaient à leur seigneur (propriétaire terrien) leur travail en échange de sa protection et en guise de loyer pour la terre qu’ils cultivaient.

    Mais la classe marchande, qui est l’ance?tre de la classe capitaliste, a commencé à élargir ses réseaux commerciaux à l’intérieur de la société féodale, ce qui a eu pour conséquence d’élargir les sphères de la société où les échanges étaient régulés par l’argent plutôt que par des paiements en nature. Jusqu’à un certain point, cette extension du système monétaire n’a pas eu un impact qui aurait pu menacer l’existence de la société féodale.

    Mais à partir d’un certain moment (où une certaine quantité a été atteinte), l’accumulation de richesses et de puissance par la classe marchande l’a mise dans une situation où elle s’est vue forcée à entamer une lutte contre la classe féodale qui constituait pour ses activités un obstacle de plus en plus grand. En Angleterre et en France, ce processus a mené à une explosion sociale : la guerre civile et la révolution qui a amené au pouvoir la classe marchande, devenue classe capitaliste.

    On voit donc que ces évènements résultaient d’une transformation de la quantité en qualité. Le capitalisme a été instauré à la place du féodalisme, en tant que nouvelle « qualité » de la société, à la suite des changements de « quantité » en son sein. Comme Marx le disait : « La nouvelle société s’est développée dans le ventre de l’ancienne ».

    Revirements soudains

    Une des idées les plus importantes associées à cet outil de la « transformation de la quantité en qualité (et inversement) » est que l’on voit que le moment où se produit la transformation en qualité est accompagnée de « bonds » soudains. La rapidité de ce « bond » par rapport au point de vue humain dépend du processus que l’on considère.

    Ainsi, à l’échelle humaine, nous constatons facilement que la chaleur qui s’est accumulée dans de l’eau (changement quantitatif) produit un « bond » dans l’état de l’eau (qualitatif) au moment où se forment des bulles de vapeur à l’intérieur de cette eau : l’eau bout. Mais certains « bonds » durent pendant des millions d’années. Par exemple, dans l’histoire de l’évolution des être vivants, la période du Cambrien a été celle d’une « explosion » en termes de diversité des différentes formes de vie, qui s’est étendue sur une période de 20 à 25 millions d’années (une échelle de temps relativement courte par rapport à l’âge de la Terre). On voit qu’un « bond » de ce genre s’étend en réalité sur une période qui correspond à des millions de générations d’êtres humains !

    Tout comme la dialectique elle-même, l’idée d’un « bond qualitatif » est une abstraction utile, à condition que nous la replacions dans son contexte et que nous l’appliquions à un processus spécifique pour pouvoir reconnaitre ce qui constitue un tel « bond » et ce qui n’en est pas un.

    Cette idée est cruciale lorsque nous l’appliquons à l’évolution de la société. Elle nous aide à nous préparer à des bouleversements rapides sur le plan social comme au niveau de la conscience de classe. Cet outil nous permet d’identifier quels sont les changements quantitatifs en cours qui sont susceptibles de mener à un changement qualitatif, afin de pouvoir faire des prédictions exactes. Sans cela, nous risquons d’être constamment surpris par des explosions sociales apparemment surgies de nulle part.

    Prenons par exemple le cas du renversement du dictateur Moubarak en Égypte en 2011. Cet individu était pourtant au pouvoir depuis des dizaines d’années : qu’est-ce qui a fait qu’il a été dégagé précisément à ce moment-là et pas avant ni après ? C’est vrai que la Tunisie était partie dans une révolution au même moment, qui a inspiré les Égyptiens, mais la véritable étincelle qui a déclenché le mouvement a été l’annonce d’une nouvelle hausse du prix du pain. Cette énième hausse du prix du pain a été « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». Beaucoup de soi-disant « experts » n’avaient rien vu venir ! Un jour avant que le mouvement n’éclate, ces gens étaient surement encore en train de dire « Rien ne change dans ce pays », « Les travailleurs ne sont pas prêts », etc. Mais les révolutionnaires qui manipulent habilement l’outil de la « transformation de la quantité en qualité » ne sont jamais pris au dépourvu lorsque se produisent ces bonds soudains.

    Outil nº2 : « La négation de la négation » alias « Rien n’est éternel »

    Dans le langage philosophique, le mot « négation » signifie tout simplement la « fin » ou la « disparition ». À partir de là, il est facile de comprendre que la phrase « négation de la négation » signifie « la fin de la fin » ou « la disparition de la disparition ». C’est l’idée selon laquelle non seulement toute chose a une fin, mais la cause qui a provoqué la fin de cette chose est elle-même destinée à disparaitre. En d’autres termes, « Rien n’est éternel ».

    Reprenons notre pomme. Si nous la laissons tomber dans un champ, les pépins (graines) contenus dans la pomme pourront germer et former une jeune pousse de pommier, qui consomme la pomme et la nourriture contenue dans le pépin pour pouvoir pousser. La pomme est donc « niée » par cette jeune plante. Mais le pommier qui grandit à partir de là, ne vivra pas non plus éternellement. Lui aussi finira par être « nié », c’est-à-dire qu’il mourra et disparaitra un jour, non pas sans avoir produit de nouvelles pommes.

    Mais la « négation de la négation » ne veut pas dire que les phénomènes se répètent inlassablement de manière cyclique. Car à travers chacune de ces « négations », un développement se produit. Dans notre exemple de la pomme et du pommier, un procédé entre en jeu, qu’on appelle la « sélection naturelle » (une des causes de l’évolution). Car seuls germeront et survivront les pépins qui sont les plus adaptés au climat en vigueur au moment où la pomme tombe dans le champ (il se pourrait qu’il pleuve plus que d’habitude, ou que nous soyons au beau milieu d’une sècheresse). Les autres dépériront. Le pommier qui naitra de ces pépins transmettra cet avantage à ses descendants. C’est ainsi que le pommier en tant qu’espèce naturelle évolue, d’une génération à l’autre.

    Prenons un autre exemple tiré de l’histoire des sociétés. Dans les sociétés primitives, la terre était la propriété de l’ensemble du groupe (ou bien n’était la propriété de personne). Cet état de propriété collective a été « nié » par le développement de la société de classes, qui a introduit la propriété privée de la terre. Les marxistes disent que cette propriété privée sera à son tour « niée » par le retour à une propriété collective. Cependant, il ne s’agira pas de la même propriété collective que l’on voyait dans le cadre des sociétés primitives, mais d’une propriété collective socialiste, basée sur un développement bien plus avancé de l’économie.

    Outil nº3 : « L’interpénétration des contraires » alias « La vie n’est jamais simple »

    Le monde est rempli de forces opposées. En langage philosophique, nous disons que le monde est rempli de contradictions. Mais ces forces opposées ne peuvent exister l’une sans l’autre. Par exemple, le pôle « positif » d’un aimant attire le pôle « négatif » d’un autre aimant. Mais chaque aimant a un pôle « positif » et un pôle « négatif ». Qui plus est, si on coupe un aimant en deux, on obtient deux aimants qui ont chacun un pôle « positif » et un pôle « négatif ». Ces opposés existent ensemble, c’est pourquoi on dit qu’ils « s’interpénètrent ».

    Reprenons à nouveau notre pomme. Les liaisons chimiques exercent une force qui relie entre eux les atomes qui composent cette pomme. Mais en même temps, d’autres processus chimiques causent des forces qui tendent à rompre ces liaisons, ce qui fait que la pomme pourrit. Ces forces sont opposées l’une à l’autre. Elles se « contredisent », mais elles restent contenues au sein du même objet.

    Dans la société humaine, on peut voir une telle « contradiction » dans la lutte de classe. Dans la société capitaliste, on voit une contradiction entre les intérêts des capitalistes, qui veulent faire plus de profits, et ceux des travailleurs, qui veulent recevoir de meilleurs salaires. Il y a aussi la contradiction entre la propriété individuelle (ou privée) du capitaliste et le travail collectif de la classe ouvrière.

    L’interconnexion entre ces outils

    Chacun des outils de la dialectique a sa propre utilisation « spécifique », mais ils sont tous reliés entre eux. En d’autres termes, pour obtenir un produit utile, il faut utiliser ces trois outils ensemble. On ne peut pas fabriquer une armoire uniquement avec un marteau ! On voit que l’outil nº3 se connecte aux deux autres et peut nous y ramener. Ainsi par exemple, l’accumulation des contradictions à l’intérieur d’un pôle peut finalement contrebalancer ce qui se passe au niveau du pôle opposé, de sorte que ces changements quantitatifs deviennent qualitatifs (outil nº1), niant ainsi (outil nº2) l’objet de départ.

  • Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (2e partie)

    La méthode du marxisme : le matérialisme dialectique

    Dans la première partie de ce dossier, nous avons vu que le marxisme n’est rien d’autre que la méthode scientifique appliquée à l’étude de la société. En tant que théorie scientifique, le marxisme nous permet de tirer des conclusions sur base de l’expérience sociale, d’en déduire des lois générales sur l’évolution de la société et, à partir de ces lois, d’effectuer des prédictions, qui s’avèrent souvent beaucoup plus exactes que celles que tentent de faire les théoriciens et intellectuels bourgeois et petits-bourgeois. C’est pourquoi les capitalistes font tout pour discréditer le marxisme, afin de nous empêcher de réfléchir de manière rationnelle et de comprendre le fonctionnement véritable de la société qu’ils nous imposent.

    Dans la deuxième partie de ce dossier, nous allons nous pencher sur le fonctionnement de cette méthode, en approfondissant notamment l’opposition entre l’approche « idéaliste » des intellectuels bourgeois et l’approche « matérialiste » (scientifique) qui est celle des marxistes.

    – Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)

    Comme toutes les idées, le marxisme n’est qu’un produit de l’évolution historique. Mais aucune idée ne nait à partir de rien. Toute idée se développe à partir des idées qu’elle se prépare à remplacer, parfois même en reprenant pour s’exprimer les mêmes termes dans lesquels étaient formulées les idées précédentes. Sur le développement du marxisme, Engels expliquait que :

    « Par son contenu, le socialisme moderne est, avant tout, le produit de la vue immédiate, d’une part des oppositions de classes qui règnent dans la société moderne entre possédants et non possédants, bourgeois et salariés, d’autre part de l’anarchie qui règne dans la production. Mais, par sa forme théorique, il apparait au début comme une poursuite plus avant et qui se veut plus conséquente, des principes établis par les grands philosophes des lumières dans la France du 18e siècle. Comme toute théorie nouvelle, il a dû d’abord se rattacher au fonds d’idées préexistant, si profondément que ses racines plongent dans les faits économiques. » Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880

    Au moment où Marx et Engels écrivaient, le « fonds d’idées préexistant » de la philosophie occidentale et antique était plus largement accessible (au moins parmi le public éduqué) qu’il ne l’est aujourd’hui. Aujourd’hui en effet, nous voyons que ce « fonds d’idées préexistant » qui était largement diffusé à l’époque de Marx nous apparait non seulement comme quelque chose d’obscur, mais semble même avoir été écrit dans une langue étrangère. De nombreux mots ont changé de sens depuis lors. Néanmoins, les révolutionnaires doivent lutter pour tenter de comprendre ces idées. Nous attendrons d’arriver à la quatrième partie de ce document pour donner un compte-rendu de l’histoire de la philosophie. À présent, nous allons plutôt tout d’abord nous concentrer sur l’introduction au matérialisme dialectique, en développant plus en profondeur les idées les plus familières de la science moderne par lesquelles nous avons commencé.

    Qu’est-ce que le savoir ?

    Avant d’élaborer notre compréhension du matérialisme dialectique, nous devons tout d’abord poser la question la plus basique d’entre toutes : qu’est-ce que le savoir ? C’est-à-dire, d’où viennent les connaissances que nous avons du monde qui nous entoure ? Pendant la plus grande partie de l’histoire, l’humanité n’avait même pas la moindre idée de ce que pouvait être une « explication objective » de la nature ou de la société. Même si on avait tenté de leur en montrer une, ils n’auraient pas pu en comprendre le principe !

    La connaissance que l’humanité a du monde peut être décrite comme une paire de ciseaux. Un côté représente le monde tel qu’il est réellement. L’autre côté représente notre compréhension du monde. Plus les deux lames de la paire de ciseaux sont proches l’un de l’autre, plus notre compréhension du monde est exacte.

    L’humanité a toujours tenté de rapprocher ces deux lames l’une de l’autre. Mais ces tentatives ne se sont jamais faites au hasard. Au cours de l’histoire, il y a eu plusieurs « points de vue », qui tentaient chacun de donner une manière pour rapprocher ces deux lames. Mais chacun de ces nouveaux « points de vue » était en fait le résultat de conditions sociales différentes, tout comme aujourd’hui, nous voyons qu’il existe différents « points de vue » sur la manière dont sont répartis les salaires des travailleurs et le profit des patrons.

    Par exemple, dans les sociétés primitives où la science était très peu développée, les gens expliquaient le monde en termes de forces surnaturelles. Ainsi, on croyait que le climat était contrôlé par des esprits ou des génies (voir la quatrième partie de ce document pour plus de détails sur la religion primitive).

    Personne ne savait comment distinguer une « explication objective » d’une explication fantaisiste ; il n’y avait donc aucune manière d’évaluer l’exactitude des théories développées en testant la capacité de ces théories à faire des prédictions. Les idées ont dès lors acquis un statut « indépendant », elles se sont vues séparées des conditions sociales qui leur avaient donné naissance pour être élevées au rang d’explications objectives par elles-mêmes.

    C’est ainsi que certaines idées ont fini par ne plus pouvoir être remises en cause, car elles étaient considérées comme des vérités absolues qui existaient même en-dehors de l’histoire. Cela a eu pour effet d’inverser la relation entre les idées et le monde réel. Les gens ont commencé à croire, à tort, que c’est le monde qui devait agir en conformité avec leurs idées. Or, au contraire, ce sont les idées qui doivent se conformer au monde si elles veulent pouvoir le décrire avec précision.

    En langue philosophique, l’approche qui consiste à faire passer les idées avant la réalité concrète s’appelle l’idéalisme. Il faut bien faire attention que lorsque nous parlons d’« idéalisme », en philosophie, cela ne veut pas dire la même chose que dans la vie de tous les jours ! Dans la vie de tous les jours, nous qualifions quelqu’un d’« idéaliste » si cette personne agit de manière honnête et désire faire le bien. Ce n’est pas du tout ce que nous voulons dire lorsque nous parlons d’idéalisme en philosophie.

    L’idéalisme, en philosophie, est une façon de penser qui considère les idées comme des explications objectives par elles-mêmes et qui les considère comme idéales ou parfaites ; en d’autres termes, il s’agit d’un raisonnement abstrait (voir troisième partie de cette brochure). C’est un peu la même chose que d’avoir une paire de ciseaux qui n’a que deux côtés droits : tenter d’expliquer « notre compréhension du monde » par… « notre compréhension du monde » !

    L’impasse de l’idéalisme prend le plus souvent la forme d’une religion. Mais même aujourd’hui, puisque nous constatons que la méthode scientifique de recherche d’explications objectives se voit interdire l’accès à l’étude de la société, l’idéalisme continue à exister. Par exemple, il ne faut pas beaucoup d’efforts pour tomber sur un article écrit par un journaliste paresseux ou l’un ou l’autre professeur inculte, où on pourra lire quelque chose du genre : « La raison pour laquelle les dictatures, changements de constitution et coups d’État sont si fréquents en Afrique vient du fait que les dirigeants africains, de tout temps, ont toujours été incapables d’assimiler et d’accepter le concept de démocratie. »

    Il s’agit d’un discours totalement « idéaliste ». Quand on y réfléchit bien, ce genre de discours n’explique absolument rien. Pourquoi les dirigeants africains sont-ils « incapables d’assimiler et d’accepter le concept de démocratie » ? Pourquoi, si cette situation est tellement évidente et dure depuis toujours, n’y a-t-on toujours pas trouvé de solution ? Voilà les questions auxquelles ils faut répondre pour pouvoir expliquer le pourquoi, au lieu de simplement décrire cette situation comme s’il s’agissait d’une simple donnée. Cette « explication » nous donne l’idée que tout Africain assoiffé de démocratie et de liberté se change du jour au lendemain en dictateur dès qu’il acquiert un peu de pouvoir politique, sans raison. On pourrait même croire que ce genre de comportement est lié à sa nature d’Africain.

    Ce genre d’« explications incomplètes », voire fictives, mais malheureusement très répandues, est la conséquence de l’idéalisme, de cette démarche intellectuelle qui se refuse à expliquer l’origine des idées (de la culture, de la psychologie…), car les idées sont perçues comme existant en-dehors des conditions sociales, de façon indépendante.

    Mais les véritables raisons des nombreux coups d’État, dictatures, etc. en Afrique se trouve d’une part dans le système de domination impérialiste qui a pour effet de corrompre et de lier les élites africaines aux intérêts de capitalistes étrangers, d’autre part dans la composition sociale des pays africains modernes où le capitalisme a développé une très importante classe prolétaire sans y avoir développé une véritable classe « moyenne » ni une véritable bourgeoisie nationale, ce qui fait que la moindre ouverture démocratique risque à tout moment d’ouvrir la voie à une révolte généralisée des masses, rendant « nécessaire » dans nos pays le maintien de dictatures plus ou moins déclarées.

    Passer de l’idéalisme subjectif à la science objective

    La compréhension que les hommes ont du monde s’est immensément accrue au cours des quelques derniers siècles, ce qui nous a permis d’inventer de nouvelles technologies, de découvrir de nouveaux médicaments, d’appliquer de nouveaux procédés industriels, etc. qui auraient paru totalement impossibles même à nos grands-parents. Comment la société est-elle parvenue à briser le carcan de l’idéalisme pour commencer à rechercher (et à trouver) des explications objectives ?

    Cette percée a tout d’abord été opérée dans le domaine de la science de la nature. Mais comment notre compréhension de la nature a-t-elle changé ? Par exemple, pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, les gens se réveillaient le matin et voyaient le soleil se lever exactement de la même manière que nous le voyons se lever aujourd’hui encore chaque matin. Le soleil nous apparait à nous aussi exactement de la même manière qu’il apparaissait aux yeux de nos ancêtres pendant tout ce temps. Mais nos ancêtres n’interprétaient pas ce qu’ils voyaient de la même manière que nous. Pour eux, le soleil était une boule de feu qui passait au-dessus de leurs têtes, disparaissait puis revenait le matin. Beaucoup pensaient qu’il s’agissait d’un dieu.

    Mais aujourd’hui, nous comprenons que le soleil est en réalité une étoile, une étoile pareille à des milliards de milliards d’autres étoiles dans notre galaxie. Nous comprenons qu’il brille en raison d’un processus de fusion nucléaire. Nous savons qu’il est plus de cent fois plus grand que la Terre, qu’il se trouve à environ 150 millions de kilomètres de nous, et que c’est la Terre qui tourne autour de lui, et non l’inverse.

    Pourtant, rien n’a changé dans ce que nous voyons ! Lorsque nous voyons le soleil se lever le matin, rien n’a changé à nos yeux. Il est d’ailleurs toujours difficile pour beaucoup de gens d’accepter le fait que le soleil que nous voyons pendant la journée est la même chose que les étoiles que nous voyons pendant la nuit. Alors, comment avons-nous pu changer de manière si radicale la façon dont nous comprenons le soleil ?

    Cela n’a été possible qu’avec l’invention du télescope et l’observation du ciel nocturne par les astronomes de la « révolution scientifique » du 17e siècle (années ‘1600). En observant le ciel pendant la nuit au moyen du télescope, ces premiers scientifiques ont pu voir des choses qui étaient auparavant invisibles à l’œil nu. Les scientifiques ont observé les planètes tourner autour du soleil, et ont fini par conclure que si nous voyons le soleil « se lever », c’est tout simplement parce que notre Terre tourne en fait sur elle-même. Toutes ces observations ont donc permis de dégager une explication objective.

    Cette nouvelle explication du lever de soleil était plus exacte : cela pouvait être prouvé par la capacité de cette explication à faire des prédictions. Par exemple, c’est l’année 1705, en utilisant la nouvelle théorie de la gravitation et des orbites elliptiques déduites de toutes ces observations du ciel, que Edmund Halley, un astronome anglais, a pu, en faisant des calculs, prédire qu’une comète observée en 1682 allait réapparaitre dans le ciel à Noël de l’année 1758. Sa prédiction s’est avérée correcte, 16 ans après sa mort, survenue en 1742. Nous savons maintenant que cette comète (baptisée depuis « comète de Halley ») apparait dans notre ciel chaque 76 ans.

    Le matérialisme : la première base du marxisme

    Ce que la science a apporté de nouveau, a été l’idée selon laquelle la nature existe de manière objective, indépendamment de notre « point de vue » (c’est-à-dire : que nous soyons là ou pas pour l’observer, la nature existe et continue à exister). La science dit que seules des observations objectives du monde peuvent nous donner un savoir véritable. Cela a été une percée très importante pour le savoir humain.

    La science moderne a établi la manière dont nous devrions comprendre les relations entre le monde (ou la nature du moins) et nos idées. Comme Karl Marx le disait dans ses Thèses sur Feuerbach, « La question de savoir s’il y a lieu de reconnaitre à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique ». Marx veut dire par là que nous ne pouvons lancer des idées sans vérifier si elles sont ou non exactes et vraies ; pour le savoir, nous devons les tester, en effectuant des expériences sur les phénomènes que nous désirons comprendre.

    Tout comme la science, le marxisme repose avant tout sur la conviction que toute chose dans le monde a une explication objective et rationnelle. En langue philosophique, nous appelons cette idée le matérialisme. Évidemment, encore une fois, en employant ce terme, nous ne voulons pas parler du « matérialisme » qui signifie le comportement d’une personne qui se soucie plus de ses vêtements et de la marque de son téléphone que de la santé de ses parents. En philosophie, le matérialisme est l’idée selon laquelle le monde existe et continue d’exister, quel que soit notre « point de vue » sur lui.

    Par conséquent, toutes ces choses qui pourraient nous apparaitre de prime abord comme subjectives : les pensées, les émotions, les croyances religieuses, la moralité, les valeurs culturelles, et toute sorte d’autres idées, ont en réalité une explication objective. Par exemple, les pensées et les émotions sont les produits de notre cerveau : si nous n’avions pas de cerveau, nous n’aurions ni pensées, ni émotions ! Les émotions ressenties par les êtres humains sont le fruit d’une évolution : beaucoup d’animaux moins complexes que l’homme ressentent eux aussi des émotions à des niveaux plus ou moins développés. Les croyances religieuses et les convictions politiques proviennent elles aussi des conditions sociales de la société qui les crée et de l’individu qui les adopte. Comme Marx le disait : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience » (Critique de l’économie politique, 1859).

    La pensée dialectique : la deuxième base du marxisme

    Mais il y a une caractéristique du monde qui est si fondamentale que, si nous voulons pouvoir décrire le monde de la manière la plus exacte possible, elle doit être absolument être incorporée dans la manière dont nous pensons. Rien dans le monde n’est statique, immobile ou figé. Toute chose subit un processus de changement constant. La deuxième base du marxisme est donc la dialectique, ou la pensée dialectique, qui décrit le changement constant qui parcourt le monde.

    Lorsque nous combinons ces deux bases que sont le matérialisme et la pensée dialectique, nous obtenons la méthode marxiste du matérialisme dialectique. En reconnaissant le processus de changement partout dans le monde, le matérialisme dialectique décrit la manière dont le monde se développe, ce qui nous permet d’énormément rétrécir la distance entre les deux lames de nos ciseaux de la connaissance.

    Le matérialisme dialectique nous aide à comprendre que toute chose qui existe (qu’il s’agisse des galaxies dans l’univers ou des pensées dans notre cerveau) subit un processus d’évolution constante. Comme Trotsky le disait : « La conscience est née de l’inconscient, la psychologie de la physiologie, le monde organique de l’inorganique, le système solaire de la nébuleuse » (ABC du matérialisme dialectique, dans Défense du marxisme, 1939). Toute la science moderne démontre ce processus d’évolution continue dans la nature. Le marxisme, quant à lui, démontre que ce processus de changement n’est pas étranger à la société, mais s’étend également au domaine des idées, comme par exemple les idées dont nous sommes en train de parler en ce moment.

  • Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (1e partie)

    Pourquoi avons-nous besoin d’une théorie ?

    Le marxisme est la théorie révolutionnaire du prolétariat. Il est parfois appelé une « philosophie ». Le mot « philosophie » provient du grec ancien, la langue parlée en Grèce il y a plus de 2000 ans, et signifie « amour de la sagesse ». Une philosophie est un système d’idées utilisé pour tenter de comprendre le monde. Mais aujourd’hui, il nous semble que le marxisme est mieux défini comme étant une « théorie » plutôt qu’une « philosophie ».

    Le prolétariat a toutes les raisons de s’efforcer de mieux comprendre le monde. Nous voulons comprendre beaucoup de choses au cours de notre vie. Nous voulons comprendre pourquoi il y a de la pauvreté, des inégalités, du racisme, des guerres, et beaucoup d’autres choses qui font de notre vie un combat de tous les jours. En tant que classe au sein de la société capitaliste, nous n’avons aucun intérêt matériel à défendre. Nous ne vivons pas de l’exploitation du travail d’autrui. Au contraire, c’est à nous que, chaque jour, d’autres volent la richesse que nous créons par notre travail. Alors, si nous cherchons à mieux comprendre pourquoi tout cela se passe comme ça, nous avons tout à gagner, et rien à perdre.

    – Première partie d’une brochure de Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (WASP) (section sud-africaine du Comité pour une Internationale ouvrière), 2015

    Mais la compréhension qui nous est donnée par le marxisme ne nous donne pas seulement le « point de vue » des travailleurs. Par exemple, du point de vue des travailleurs, les patrons sont « injustes » et « radins », puisqu’ils nous donnent des salaires de misère alors qu’eux empochent les bénéfices. Du point de vue des patrons par contre, les patrons « méritent » ces bénéfices puisqu’ils ont payé leurs travailleurs « comme il faut », selon le salaire fixé par la loi. Ils traitent leurs travailleurs d’« ingrats » qui se plaignent sans arrêt alors qu’ils ont de la « chance », qu’ils ont le « privilège » d’avoir un travail là où beaucoup d’autres n’ont rien ! Il semble donc qu’il existe plusieurs « points de vue » dans la société, aucun n’étant plus « juste » ou plus « incorrect » que l’autre. Si le marxisme ne faisait que décrire la société du « point de vue » des travailleurs, il ne serait donc qu’une opinion parmi d’autres. On dirait donc qu’il serait subjectif.

    Mais la théorie marxiste nous permet justement d’acquérir une compréhension objective du monde et de la société. Le marxisme nous donne une méthode qui nous permet de former nos pensées de sorte à comprendre le monde de façon aussi exacte que possible. Par exemple, le marxisme permet d’expliquer la relation objective qui existe entre les salaires et le profit, indépendamment du « point de vue » de l’une ou l’autre personne ; ainsi, le marxisme explique pourquoi justement les travailleurs et la classe capitaliste ont des « points de vue » différents à ce sujet. Car de manière objective, le profit provient simplement de la partie du travail fourni par les travailleurs qui ne leur a pas été payée. Les patrons cachent cela en payant des salaires à l’heure ou au mois, qui donnent l’impression aux travailleurs qu’ils ont été payés pour l’entièreté de leur travail. Donc lorsqu’on examine la question du point de vue objectif, on se rend compte que le point de vue des travailleurs est beaucoup plus proche de la réalité que celui des patrons !

    C’est cette quête d’explications objectives qui se trouve aussi à la base de la science moderne. La science pose la question du « pourquoi ? » à propos de toute chose dans la nature, à la recherche d’explications objectives des causes, jusqu’au début de l’univers, et au-delà ! C’est la science seule qui nous a permis de comprendre que toute chose dans la nature a une histoire, qui peut également être expliquée.

    L’apport de Karl Marx a été d’utiliser l’approche scientifique pour expliquer la société. Il a découvert les processus objectifs qui expliquent l’évolution de la société. Il a trouvé ces causes dans le développement des forces de production et de la lutte de classe que ce développement engendre. En d’autres termes, Marx a montré que les outils et les techniques qui sont utilisés pour faire fonctionner la société (les forces de production) et la manière dont les gens s’organisent autour de ces outils et techniques pour les faire fonctionner (les relations de production) engendrent différentes classes de gens. Ces classes ont des relations différentes par rapport aux forces de production et les unes par rapport aux autres. Par exemple, de nos jours, la classe capitaliste possède les forces de production ; la classe prolétaire n’en possède pas. La classe prolétaire (les travailleurs) vit en recevant un salaire de la part des capitalistes, en échange de la location de sa force de travail. La classe capitaliste vit de l’exploitation de la force de travail de ses travailleurs prolétaires. C’est ce qui donne à la classe des travailleurs et à la classe capitaliste leurs différents « points de vue » à propos de différentes idées, leur différente conception de ce qui est « juste » et de ce qui ne l’est pas.

    Cette structure de base de la société existe indépendamment du « point de vue » de tout un chacun. Il s’agit d’une base objective pour expliquer le fonctionnement de la société. Comme Marx l’a dit, cette base peut être « déterminée avec toute la précision des sciences naturelles ». Marx explique ensuite qu’au-dessus de cette « base concrète … s’élève une superstructure juridique et politique … à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général » (Critique de l’économie politique, 1859). Le marxisme, en fondant l’analyse de la société sur des bases scientifiques, nous permet de développer des explications pertinentes pour comprendre « pourquoi ? » la société fonctionne de la manière dont nous le voyons aujourd’hui. Lénine, l’organisateur de la révolution prolétarienne de 1917 en Russie et fondateur de l’Union soviétique, expliquait ceci :

    “Marx … a étendu la connaissance de la nature à la connaissance de la société humaine. Le matérialisme historique de Marx (qui place la compréhension de la société sur des bases scientifiques) a été la plus grande conquête de la pensée scientifique. Au chaos et à l’arbitraire qui régnaient jusque-là dans les conceptions de l’histoire et de la politique, a succédé une théorie scientifique remarquablement cohérente et harmonieuse, qui montre comment, d’une forme d’organisation sociale, surgit et se développe, du fait de la croissance des forces productives, une autre forme, plus élevée, – comment par exemple le capitalisme est né du féodalisme (le type de société qui existait en Europe avant le capitalisme).

    “De même que la connaissance de l’homme reflète la nature qui existe indépendamment de lui, … de même la connaissance sociale de l’homme (c’est-à-dire les différentes opinions et doctrines philosophiques, religieuses, politiques, etc.), reflète le régime économique de la société. Les institutions politiques s’érigent en superstructure sur une base économique. Nous voyons, par exemple, comment les différentes formes politiques des États européens modernes servent à renforcer la domination de la bourgeoisie (classe capitaliste) sur le prolétariat (classe des travailleurs). La philosophie de Marx … a donné de puissants instruments de connaissance à l’humanité, surtout à la classe des travailleurs. »

    (Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme, 1913)

    C’est pourquoi le marxisme est aussi appelé socialisme scientifique. Tout comme n’importe quelle science, le marxisme a sa propre méthode d’analyse qui nous enseigne où chercher pour trouver des explications objectives. Cette méthode est appelée matérialisme dialectique. Une fois que nous arrivons sur le plan des explications objectives, le marxisme nous fournit les « outils » de la pensée dialectique qui nous aident à examiner les éléments que nous trouvons. Ces « outils » sont les lois de la dialectique. (Ces deux concepts seront expliqués dans les deuxième et troisième parties de cette brochure).

    Une autre conséquence découle de l’extension des principes scientifiques à l’étude de la société. Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, Engels écrit : « De toute l’ancienne philosophie, il ne reste plus alors … que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique [voir troisième partie de cette brochure]. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l’histoire. » En d’autres termes, Engels dit que le seul champ de la connaissance humaine qui reste à la philosophie est l’analyse de notre mode de pensée et de notre façon de voir le monde. Toute autre connaissance, y compris la science sociale, doit être fournie par une approche scientifique qui recherche des explications objectives.

    Pourquoi dit-on que le marxisme est scientifique ?

    La base de toute science est le fait de rassembler des informations. Dans certaines branches de la science, les observations peuvent être plus détaillées et plus précises, à la suite d’expériences en laboratoire. Des théories sont ensuite développées afin de relier ces observations entre elles et de les expliquer. Au fur et à mesure que notre connaissance du monde se développe, ces théories, à leur tour, guident nos observations en nous permettant d’effectuer des prédictions, qui nous permettent de tester la validité de ces théories.

    Le marxisme suit la même approche. Sauf que le laboratoire du marxisme est l’expérience de la classe prolétaire tout au long de l’histoire. Ces expériences servent d’« observations » au socialisme scientifique. Dans ce sens, le marxisme n’est rien d’autre que la généralisation des expériences effectuées par la classe prolétaire. Lorsque nous parlons de « généralisation », nous voulons dire que si nous voyons la même chose se reproduire encore et encore dans un contexte donné, c’est que nous pouvons en tirer une règle générale. Par exemple, si nous voyons qu’à chaque fois que quelqu’un court à travers le couloir, il ou elle tombe et se blesse, la prochaine fois que nous voyons quelqu’un courir à travers le couloir, nous lui crions « Arrête de courir ! ». C’est une généralisation de notre expérience.

    C’est la même chose lorsqu’on étudie l’histoire. Si nous voyons la classe prolétaire confrontée encore et encore aux mêmes problèmes au cours de sa lutte, nous pouvons en tirer une conclusion par rapport à ces mêmes problèmes lorsqu’ils surgissent à nouveau aujourd’hui. De même, si les travailleurs en lutte ont testé certaines méthodes pour résoudre ces problèmes, et que ces méthodes ont échoué, nous pouvons apprendre de ces erreurs pour ne pas les répéter à nouveau. Par exemple, dans chaque situation révolutionnaire où la classe prolétaire tente de prendre le pouvoir, nous voyons les capitalistes utiliser le pouvoir d’État (la police, l’armée, les tribunaux, etc.) pour défendre leur système. Et lorsque les travailleurs ne sont pas préparés à cette éventualité, ils échouent et sont vaincus. En appliquant la méthode du marxisme pour analyser cette expérience, nous tirons la « théorie marxiste de l’État » qui explique pourquoi nous voyons la même chose se reproduire à chaque fois : nous en concluons donc que l’État n’est pas une structure « neutre » au-dessus de la société, mais une arme entre les mains de la classe dominante. Ce qui fait qu’aujourd’hui, dans des situations révolutionnaires, nous ne sommes plus étonnés de voir l’État se retourner contre nous. Nous nous organisons pour nous défendre en conséquence. Donc, la théorie guide nos actions, et ce sont les expériences du passé qui nous ont permis de développer cette théorie.

    Tous ceux qui disent qu’on n’a pas besoin de théorie « parce que ça ne se mange pas », disent dans les faits qu’ils n’ont rien à apprendre de 200 ans de sacrifices et de luttes héroïques du prolétariat partout dans le monde. Car lorsque nous, marxistes, parlons de « théorie », nous n’entendons rien d’autre que tous ces sacrifices et toutes ces luttes. Ceux qui disent que « la théorie ne se mange pas » sont soit des arrogants, soit des ignorants, ou bien les deux!

    Pourquoi est-ce que les marxistes sont les seuls à comprendre la société de manière scientifique ?

    En tant que prolétaire, acquérir une compréhension scientifique de la société n’est pas un exercice académique, ni quelque chose d’utile pour avoir l’air intelligent devant ses amis. Il s’agit plutôt d’une question de vie ou de mort. Nous posons la question « pourquoi ? » parce que nous voulons changer le monde. Et c’est l’analyse scientifique de l’histoire réalisée par Marx, en particulier son analyse de la société capitaliste, qui fournit à la classe prolétaire les armes dont elle a besoin pour comprendre comment la société peut être réorganisée afin de satisfaire les besoins de la vaste majorité de la population, plutôt que de ne faire que grossir les profits d’une poignée d’individus. Pour la classe prolétaire, le marxisme constitue un guide pour l’action dans la lutte pour créer un société socialiste. Comme Marx l’écrivait, « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c’est de le transformer ». (Thèses sur Feuerbach, 1845)

    Le socialisme n’est pas une jolie idée sortie de nulle part. Il s’agit d’une prédiction, basée sur une compréhension des limites de l’économie capitaliste. Le socialisme va remplacer la propriété privée capitaliste des banques, des mines, des grandes plantations, des grosses usines et autres grandes entreprises par une propriété sociale. Sur cette base, la production pour les besoins sociaux remplacera la production pour le profit. Au lieu du chaos et de la concurrence du marché capitaliste, le socialisme organisera un plan démocratique de production. Ce plan sera nécessairement un plan international. Sur cette base économique, le niveau de vie va énormément s’élever, offrant une base pour un développement continu de la société, de l’éducation, de la science et de la culture.

    Cette menace posée à sa domination de classe est la raison pour laquelle la classe capitaliste fait tout pour s’opposer et résister à la compréhension scientifique de la société telle que présentée par le marxisme. Mais de prime abord, cela semble tout de même étrange. Après tout, la classe capitaliste est tout à fait capable d’accepter chaque avancée scientifique qui explique les phénomènes naturels. Surtout vu que les capitalistes utilisent ces avancées pour engranger plus de profits, que ce soit dans l’industrie, dans la médecine, dans l’agriculture, etc. Les capitalistes sont même d’accord qu’il est possible d’acquérir une compréhension scientifique de l’individu, grâce à la psychologie moderne et à la neuroscience.

    Mais la position de la classe capitaliste l’empêche d’admettre que la société puisse être analysée de manière scientifique. Car elle se sent menacée par les idées du marxisme, qui expliquent qu’elle tire la source de sa domination de la propriété privée des moyens de production, et qu’elle tire ses profits de l’exploitation de la force de travail de la classe prolétaire. Plus encore, à partir du moment où le marxisme envisage le capitalisme comme n’étant qu’une simple étape au cours d’un même processus de développement historique, il apparaît évident que l’histoire ne s’arrête pas au capitalisme : la société va continuer à évoluer ; le capitalisme ne durera pas éternellement.

    Mais nous ne parlons pas ici d’un simple acte de manipulation, d’un « complot » de la part des capitalistes, comme quoi ils connaîtraient la vérité et chercheraient à la cacher. Même si les meilleurs stratèges du capitalisme ont une certaine compréhension de la nature de leur système, qu’ils mettent au service de ce système, nous parlons ici en général d’un processus beaucoup plus subtil. La classe capitaliste est comme une personne qui escalade une montagne alors qu’elle n’a pas assez de corde pour atteindre le sommet. Elle se convainc qu’elle se trouve sur la seule montagne dans le monde, tout simplement parce qu’elle n’arrive pas au sommet de cette montagne pour voir que derrière cette montagne, s’en cache une autre, et une autre encore, à perte de vue. Sa position sur la montagne l’empêche de voir la réalité. Tout comme cette personne qui est en train d’escalader la montagne, c’est la position des capitalistes dans la société qui les empêche d’admettre qu’il existe une autre façon d’organiser la société, que leur façon d’organiser la société n’est tout simplement que leur façon de l’organiser et rien d’autre. C’est pourquoi nous voyons se développer autant de courants philosophiques, religieux, économiques et politiques qui tous tentent de nous expliquer pourquoi la société capitaliste est selon eux « normale », « naturelle », « inévitable ».

    Les capitalistes cherchent à mélanger le problème

    Dans la vie de tous les jours, le « point de vue » des capitalistes est mis en avant et présenté comme étant le « bon sens ». Les médias sont remplis de cette pensée à cinq francs. Il suffit d’allumer sa radio ou sa télévision pour le voir. On nous y explique que certaines personnes sont devenues riches parce qu’elles ont « travaillé dur » pour en arriver là ; pas parce qu’elles ont exploité la force de travail de leurs employés. On nous y explique que « l’homme est par nature égoïste », pour nous expliquer les inégalités ; on ne nous dit pas que ces inégalités viennent du fait que la société est divisée en une classe qui possède les moyens de production, et une autre classe qui ne possède rien et qui se voit obligée de vendre sa force de travail aux patrons. Partout, on nous parle d’« entrepreneuriat », on nous parle de « leadership » et autres philosophies qui prônent le « développement personnel » et la « pensée positive ». Au final, tout cela a pour but de nous convaincre de nous adapter à cette société, de nous empêcher de chercher à observer l’horizon du sommet de la montagne.

    Il y a une autre arme, encore plus sophistiquée, dans l’arsenal idéologique du capitalisme. Pour pouvoir gérer une économie moderne, les gouvernements capitalistes doivent avoir une certaine compréhension de la société. On collecte des statistiques sur la croissance économique, sur la démographie, sur les importations et exportations, sur le fonctionnement des différentes branches de l’industrie, etc. On collecte aussi des statistiques sur le taux de pauvreté, d’inégalité et de chômage. Jamais on n’a fait autant d’« observations » sociales à aucun moment de l’histoire ! C’est donc au niveau de la théorie que le capitalisme se défend. Les capitalistes doivent tout faire pour empêcher qu’une théorie n’arrive pour relier entre elles toutes ces observations et en tirer une conclusion objective afin d’expliquer pourquoi le capitalisme est une catastrophe pour la vaste majorité de l’humanité.

    Comme il est impossible à éviter entièrement, le marxisme est souvent présenté comme une théorie « parmi d’autres ». Les départements de sociologie à l’université sont remplis de théories confuses, à moitié développées, qui sont présentées comme un assortiment parmi lequel le chercheur n’a que l’embarras du choix. On peut choisir la théorie qui nous plait le mieux, celle qui a l’air la plus jolie, quelle que soit sa capacité (ou non) à analyser correctement la société. Ainsi, la voix du marxisme est noyée au milieu d’un véritable vacarme. Les connexions effectuées par Marx sont déconnectées. Lorsque les idées et les théories sont traitées de cette manière, nous appelons cela une approche éclectique. Cette approche est considérée comme normale dans les sciences sociales de la société capitaliste. Et en général, les quelques universitaires qui affirment se plier à la méthode marxiste la stérilisent en ignorant les conclusions révolutionnaires qui en découlent.

    Mais dans la société capitaliste, ce n’est que parmi les « sciences » sociales qu’on laisse cet éclectisme se développer. Il est très clair que certaines théories scientifiques expliquent la nature de manière plus exacte que d’autres. Les théories qui sont les plus capables d’expliquer la nature deviennent les théories enseignées, tandis que les autres sont rejetées. Par exemple, lorsqu’une personne est malade, un médecin et un marabout ont tout deux « leur théorie ». Le marabout va expliquer que la maladie est causée par un mauvais génie. Le médecin y verra une infection de microbes.

    Mais la théorie du médecin est plus efficace pour expliquer ce qui est en train de se passer. Une explication correcte permet un traitement efficace et adapté de la maladie. Par exemple, un traitement à base d’antibiotiques. Il est possible que le marabout ait à sa disposition un traitement à la suite des expériences effectuées par de nombreuses générations de marabouts avant lui, qui ont peut-être par hasard découvert une plante qui contient la même substance que celle qui est contenue dans l’antibiotique. D’ailleurs, bien souvent, les médecins découvrent de telles substances en analysant les plantes utilisées de manière traditionnelle par des marabouts. Mais le marabout n’est pas capable de comprendre pourquoi cette plante est efficace en tant que traitement, tant qu’il ne comprend pas les bases de la biochimie. Tout ce qu’il sait, est que cette plante fonctionne en tant que médicament. Nous voyons donc qu’une de ces deux théories est beaucoup moins exacte que l’autre dans sa capacité à expliquer le monde. Ce qui vaut pour la science et la médecine, vaut également pour la société. Le marxisme est capable d’expliquer la société de manière bien plus exacte que n’importe quelle autre « théorie » sociologique.

    Tout cela ne veut pas dire que la science est immunisée à l’influence du contexte social. Par exemple, à partir du 17e siècle, l’esclavage des Noirs en Amérique a été justifié par des théories pseudoscientifiques sur les différentes « races » humaines, qui sont aujourd’hui entièrement discréditées. Puisqu’il leur manquait une théorie capable d’expliquer de manière objective les phénomènes sociaux, par exemple, l’existence d’une classe d’esclaves noirs, – une explication qui ne pouvait être trouvée qu’en analysant les conditions sociales qui ont donné naissance à ce phénomène –, les scientifiques se sont à la place rabattus sur des théories utilisées pour décrire la nature plutôt que la société. C’est ainsi que la théorie selon laquelle il existerait des êtres vivants « plus évolués » que d’autres, selon une forme de hiérarchie biologique, a été appliquée à tort à la société, dans une tentative d’expliquer pourquoi les Noirs se trouvent au bas de la « hiérarchie sociale », avec les Blancs au sommet.

    Et cette façon de faire continue encore aujourd’hui, dans les travaux de nombreux scientifiques qui seraient sans cela d’éminents théoriciens. Mais, contrairement à ce que certains disent, il ne s’agit pas d’un argument contre la méthode scientifique. Tout ce que cela démontre, est qu’une recherche trop peu rigoureuse d’explications objectives concernant la société peut causer de grandes erreurs.

    Une autre manière de rejeter le marxisme est de dire qu’il s’agit d’une « vieille théorie », qui ne peut certainement pas s’appliquer à la complexité de la vie au 21e siècle. Mais depuis quand l’âge est-il un critère pour juger de la validité d’une théorie ? Les lois de physique telles qu’élaborées par Isaac Newton ont plus de 300 ans, pourtant elles constituent toujours la base de la physique moderne. Trotsky a dit : « Le critère qui permet de répondre à cette question est simple : si la théorie permet d’apprécier correctement le cours du développement économique, et de prévoir l’avenir mieux que les autres théories, alors elle reste la théorie la plus avancée de notre temps, même si elle date d’un bon nombre d’années. » (Le marxisme et notre époque, 1939)

    Une théorie « européenne » ?

    Certains soi-disant panafricanistes rejettent le marxisme pour la seule raison qu’il a été « inventé » en Europe par un Blanc. Ils oublient que la plupart des grands dirigeants panafricanistes qu’ils vénèrent, surtout les chefs des luttes de libération des années ‘1950 et ‘1960, basaient leur action, au moins en partie, sur les idées du marxisme. Mais le marxisme n’est pas une « invention ». Le marxisme est une description des processus de l’évolution de la société, tout comme les autres théories scientifiques décrivent les processus de l’évolution de la nature. Ces processus existent, qu’on leur donne un nom ou pas, et quelle que soit la personne qui les a décrits en premier. Les panafricanistes qui sautent du mont Kilimandjaro subiront pleinement la dure loi de la gravité, même si la théorie de la gravitation universelle a été formulée pour la première fois en Europe !

    Il est vrai que ce sont les conditions sociales qui prévalaient au 19e siècle en Europe et l’émergence d’une classe ouvrière révolutionnaire qui ont permis à Karl Marx de développer ses idées. Mais certaines idées et inventions appartiennent à l’ensemble de l’humanité, quelle que soit leur origine. L’écriture a été inventée en Afrique. Mais depuis, cette invention a été adaptée pour représenter l’ensemble des langues du monde. Même si les caractères chinois sont très différents des lettres de l’alphabet arabe ou de l’alphabet latin avec lequel nous écrivons le français, la méthode fondamentale, qui consiste à représenter les mots et les sons de la langue humaine par des symboles écrits, reste la même. De même, la méthode du marxisme peut être appliquée pour comprendre les différentes sociétés humaines à différents stades de développement, partout dans le monde. Cette méthode peut e?tre employée pour analyser les sociétés africaines de l’époque précoloniale, coloniale ou postcoloniale aussi bien que pour analyser les différentes étapes de l’évolution de la société européenne.

    En réalité, c’est la position de classe de l’élite noire qui défend de telles idées qui fait que cette élite se retrouve coincée sur la même montagne que la classe capitaliste. L’origine européenne de Marx ne fait que servir d’excuse à ces « dirigeants » noirs pour rejeter les conclusions révolutionnaires du marxisme qui remettent en question leurs intérêts au sein de la société capitaliste.

    La distorsion stalinienne du marxisme

    Mais cette excuse leur a été servie sur un plateau d’argent par la distorsion stalinienne du marxisme. Les staliniens ont tenté d’imposer aux sociétés africaines la description faite par Marx du développement des sociétés de classes européennes. L’Europe s’est développée en passant par la société esclavagiste antique de la Grèce et de l’Empire romain, la société féodale des rois, seigneurs et paysans puis le capitalisme, avant que ne commence la lutte de la classe prolétaire pour le socialisme. Se basant sur ces textes, les staliniens ont affirmé que l’Afrique devrait « inévitablement » passer par les mêmes étapes avant qu’on ne puisse y parler de lutte pour le socialisme.

    Mais cela fait en réalité des siècles que le capitalisme européen est arrivé en Afrique et que depuis, ces deux continents interagissent l’un avec l’autre. Les sociétés précapitalistes africaines (qui ne correspondaient pas à un des stades de l’évolution de la société européenne) ont été bouleversées par la longue histoire de la traite des Noirs, du colonialisme, de l’exploitation et de l’oppression impérialistes… L’Afrique, si elle avait été laissée à elle-même, aurait pu connaitre un développement autonome et original, mais il est clair à présent que toutes ces étapes historiques ne verront jamais le jour. Aujourd’hui comme depuis déjà plusieurs siècles, l’Afrique fait partie intégrante du système capitaliste mondial.

    La distorsion du marxisme était nécessaire pour la dictature de la bureaucratie stalinienne. Après avoir trahi la révolution prolétarienne russe de 1917, cette couche privilégiée a commencé à craindre que de nouvelles révolutions socialistes ne réussissent ailleurs dans le monde. Car si une véritable démocratie prolétarienne, basée sur le socialisme, avait émergé dans un autre pays, cela aurait certainement inspiré la classe prolétaire d’Union soviétique à se lever de nouveau pour chasser ses « leaders ». L’idée selon laquelle l’Afrique (et le monde colonial puis néocolonial) devait nécessairement passer par une étape « capitaliste » avant d’envisager la révolution socialiste, constituait une partie très importante de la politique étrangère de l’Union soviétique stalinienne, utilisée pour saboter chaque mouvement révolutionnaire qui se présentait dans ces pays. C’est ainsi que nous voyons encore le Parti communiste sud-africain (tout comme les fondateurs du Front populaire ivoirien et d’autres partis « communistes ») s’en tenir à la vieille théorie de la « révolution démocratique nationale ». Cela sert de prétexte à ces partis pour justifier leur adaptation au capitalisme. La distorsion stalinienne du marxisme est une autre manière d’expliquer qu’il n’y a qu’une seule montagne. Et elle permet de justifier pourquoi le parti ferme les yeux sur le fait que les ministres « communistes » touchent d’énormes salaires, vivent dans des palais et roulent en BMW.

    Les staliniens ont tendance à élaborer leurs théories avant, puis à exiger de la société qu’elle se conforme à leurs théories. Cette approche est totalement opposée au marxisme. Trotsky, qui a été exilé puis assassiné par la bureaucratie stalinienne pour avoir défendu les véritables méthodes du marxisme, avait développé sa théorie de la « révolution permanente » en démontrant que le reste du monde n’était pas forcément « destiné » à suivre les mêmes étapes par lesquelles l’Europe était passée. Trotsky est parti du principe marxiste fondamental selon lequel ce qui est vrai est ce qui existe, pour analyser les pays coloniaux et semicoloniaux et démontrer que le développement économique et la démocratie qui avaient été apportés à l’Europe par la classe capitaliste ne pourraient être apportés aux pays coloniaux que par la classe prolétaire à la tête des masses paysannes. Cette prédiction a d’ailleurs été, plus que nulle part ailleurs, confirmée par l’expérience de la révolution russe elle-même : une vérité très dérangeante pour les staliniens !

    La théorie prolétarienne peut percer l’armure idéologique du capitalisme

    La classe capitaliste utilise son contrôle sur la société (via le contrôle des médias, des programmes d’enseignement, etc.) pour promouvoir les idées qui défendent le système capitaliste. Elle cherche ainsi à imposer ses idées à l’ensemble de la société. Ces idées sont alors intégrées dans l’armure idéologique du capitalisme. Comme Marx l’a dit : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes » (L’Idéologie allemande, 1845).

    Mais aucune des protections idéologiques du capitalisme ne peut réussir éternellement à endormir la classe prolétaire. Chaque jour, la réalité nous force à entrevoir la contradiction entre ce qu’on nous enseigne dans la société et nos observations qui découlent de notre expérience de la vie quotidienne. L’expérience de notre propre exploitation, de notre propre misère, alors que nous voyons une richesse indécente s’étaler qui serait autrement capable de mettre un terme à ces maux, contredit l’idée selon laquelle « Tout est comme il faut ». Le marxisme aide la classe prolétaire à prendre conscience de cette contradiction, à dépasser le simple soupçon qui la pousse à se dire que « Non, tout n’est pas comme il faudrait », pour embrasser cette idée de manière consciente. Le marxisme nous apprend à former notre manière de raisonner afin de pénétrer à travers le brouillard de confusion que le « bon sens » capitaliste tente de nous imposer, pour pouvoir comprendre comment nous pouvons changer la société.

    Mais la société capitaliste fait tout pour empêcher les prolétaires de tirer ces conclusions. Beaucoup de gens n’ont même pas la possibilité d’aller à l’école primaire. Mais même un diplôme universitaire ne peut pas nous apprendre à voir au-delà du brouillard des idées capitalistes. C’est pourquoi nous devons nous baser sur nos propres organisations révolutionnaires afin de nous former et de nous éduquer. C’est ainsi que la méthode d’analyse marxiste permet à n’importe quel ouvrier d’égaler, si pas de dépasser en niveau de compréhension n’importe quel patron, pasteur, académicien ou politicien capitaliste.

  • Mise à jour des perspectives – Document du PSL/LSP pour ses Congrès régionaux (1)

    Fin novembre / début décembre, le PSL/LSP a organisé des congrès régionaux dans les six districts dans lesquels s’organisent son travail. L’objectif d’un Congrès régional est d’évaluer la situation politique et notre fonctionnement au niveau local. La discussion politique reposait, entre autres, sur une résolution d’actualité approuvée par le Comité national du parti. En raison des circonstances actuelles, la résolution de cette année a été un peu plus longue que d’habitude. Nous publions cette résolution en deux parties : aujourd’hui la partie internationale, demain la partie sur la Belgique. L’édition du texte a été achevée fin octobre, certains éléments sont donc évidemment datés.

    Lénine : « Il y a des décennies où rien ne se passe et des semaines où des décennies se produisent. »

    C’est le 11 mars que l’OMS a qualifié l’épidémie de Covid 19 de pandémie. Depuis lors, plus de 33 millions de personnes ont été infectées et plus d’un million sont décédées. L’événement est décrit comme celui ayant eu le plus grand impact sur la vie depuis la Seconde Guerre mondiale et il aura une influence décisive au cours de ces deux prochaines années sur les perspectives tant économiques qu’en termes de lutte des classes et de conscience, au moins jusqu’à ce qu’un vaccin correct soit disponible et accessible à une échelle suffisamment grande.

    Il y a moins d’un an, lors de notre dernier Congrès national, nous avons écrit qu’une nouvelle récession aurait un impact majeur sur la vision du monde de la nouvelle génération. L’année 2019 a été caractérisée par des mouvements et des soulèvements de masse dans un contexte de ralentissement de l’économie mondiale, ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle ne se transforme en récession. Dans son document de perspectives pour son Congrès mondial au début de cette année, ASI avait identifié l’année 2019 comme un tournant, avec le modèle néolibéral discrédité. La lutte pour un autre modèle, bien qu’une alternative claire ne soit présente, faisait déjà partie des mouvements qui émergeaient à l’époque.

    Mais rien ne pouvait nous préparer à l’impact qu’a eu la propagation rapide de la pandémie de Covid 19 au début de cette année et depuis lors. Même si elle a temporairement interrompu les mouvements de lutte qui se développaient en 2019, elle a conduit à un approfondissement qualitatif de tous les processus dont nous avons discuté lors de ces Congrès. La pandémie a aggravé toutes les contradictions existantes et a plongé le capitalisme dans l’une des crises les plus profondes de son histoire. Nous sommes entrés dans une ère complètement nouvelle, avec une combinaison de différentes crises qui se renforcent mutuellement. Chacune de ces crises à elle seule – la crise sanitaire, la crise économique, la crise sociale ou la crise climatique – suffit à alimenter cette remise en cause plus fondamentale du modèle de société capitaliste. La combinaison de ces crises et de leur impact sur la vie quotidienne et les perspectives d’avenir de millions et de millions de personnes est bouleversante pour la conscience, non seulement de la nouvelle avant-garde émergente, mais aussi d’une large couche de jeunes et de jeunes travailleurs. C’est vers ces jeunes, jeunes travailleurs et jeunes femmes, celles et ceux qui ont été à la pointe des différents mouvements de ces dernières années ainsi que depuis la crise du Covid 19, que le parti révolutionnaire doit d’abord se concentrer.

    La pandémie et le renforcement des contradictions de classe

    Si la gravité du Covid 19 a d’abord été niée et dissimulée par le régime en Chine, l’ampleur du danger posé par ce virus n’a pas non plus été prise en compte ailleurs. Pas même lorsque le régime chinois a finalement placé Wuhan dans une situation de confinement brutale. Ce n’est que lorsque sont apparues les images dramatiques de l’effondrement du système de santé en Italie et du transport de personnes décédées par véhicules militaires à Bergame (le 19 mars), entre autres, qu’une réaction mondiale hâtive a eu lieu. Un temps précieux a été perdu et a donné au virus l’opportunité de se propager rapidement dans le monde entier.

    Cependant, si les hésitations initiales étaient surtout motivées par un manque de connaissances, elles ont ensuite été alimentées par la crainte de l’impact économique du confinement. Le confinement était tout ce qui restait aux gouvernements pour réagir immédiatement après trois décennies de néolibéralisme. Tout manquait. Le modèle néolibéral a conduit à la réduction des soins de santé et des services publics au minimum absolu, mais aussi à l’incroyable croissance des inégalités avec son impact sur l’état de santé général des personnes en bas de l’échelle sociale, l’explosion de la flexibilité et de la précarité sur le marché de l’emploi, les bas salaires et les logements inadéquats et surpeuplés pour les revenus les plus faibles dans les grandes villes. Tout cela a contribué à l’ampleur de l’impact du virus. Cela permettra de faire prendre conscience au personnel de santé que ce n’est pas le virus lui-même, mais le sous-investissement qui a été le plus grand tueur en tant que principale condition “sociale” sous-jacente.

    Les conséquences ont été dramatiques pour des millions de personnes. Et le virus est encore loin d’être sous contrôle. Alors que dans un certain nombre de pays, la première vague fait toujours rage, la seconde est déjà bien engagée. Certains experts disent que la deuxième vague est pire que la première. Là encore, le manque de préparation saute aux yeux. Cela n’a plus rien à voir avec un manque de connaissances. C’est le système lui-même, qui ne veut pas et ne peut pas mettre en œuvre la mobilisation drastique des ressources et les réformes nécessaires pour lutter contre cette pandémie.

    Les dernières révélations issues du livre de Bob Woodwards (Peur, sous-titré Trump à la Maison-Blanche (titre original en anglais : Fear: Trump in the White House) montrent le mépris de dirigeants tels que Trump mais également leur manque d’intérêt. Dès le 7 février, il savait à quel point le virus était dangereux. Néanmoins, il allait nier sa dangerosité pendant très longtemps et refuser d’adopter les mesures qui auraient pu potentiellement sauver des milliers de vies. Même aujourd’hui, alors qu’il a lui-même été atteint par le Covid 19, il n’est pas tant inquiet des millions de personnes qui pourraient encore tomber malades et décéder, il l’est de l’impact que cela pourrait avoir sur sa réélection. Une fois de plus, il sous-estime consciemment le danger du virus dans sa communication. Mais cette réflexion – sauver des vies ou sauver les intérêts économiques des patrons – va jouer un rôle majeur partout, et joue encore un rôle aujourd’hui. Le nouveau Premier ministre belge, Alexander De Croo, a clairement indiqué dans son discours d’intronisation que l’économie belge ne peut plus faire face à un nouveau confinement général. “Nous devons tous apprendre à vivre avec le virus” est la nouvelle devise des autorités depuis septembre. Sur le site d’information alternatif De Wereld Morgen, cela a été bien mieux formulé et de manière plus honnête. Ils y parlent d’apprendre à “mourir” avec le virus. Car les investissements et les réformes sociales radicales nécessaires pour que la majorité de la population puisse vivre avec le virus de la manière la plus sûre possible, jusqu’à l’arrivée d’un vaccin, n’ont pas été réalisés. La lutte pour ces investissements et ces réformes – sur le lieu de travail, à l’école ou à l’université, pour des équipements publics et des investissements dans l’espace public, pour un sérieux refinancement des soins de santé, de l’enseignement, des soins aux personnes âgées, etc. – restera partie de la lutte des classes à court et moyen terme. Après les premières actions croissantes en de nombreux lieux de travail, notamment de la part du personnel de la santé, dans de nombreux pays pendant et immédiatement après la première vague, nous voyons de nouvelles actions émerger. Parmi les plus intéressants se trouvent les actions des élèves et enseignants de Grèce, qui ont débrayé pour occuper 700 écoles suite à la résurgence du virus, en exigeant un maximum de 15 élèves par classe. En Irlande également, les élèves se sont tournés vers les grèves après qu’il soit devenu évident qu’il y avait eu des foyers de coronavirus dans 48 écoles depuis leur réouverture. Ce type d’action fera partie de la lutte des classes. La nécessité de la lutte et de l’organisation par en-bas sera ainsi davantage popularisée et les limites du système pour combattre ce virus mieux comprises.

    Il est également évident que le virus frappe les masses pauvres et la classe ouvrière plus durement que la classe possédante. Certains des foyers épidémiques étaient liés aux conditions d’exploitation et d’esclavage extrêmes des migrants dans les villes européennes et ailleurs. C’est parmi les couches les plus exploitées et opprimées de la population, et dans les quartiers les plus densément peuplés, que le virus se propage le plus rapidement et fait le plus grand nombre de victimes.

    En raison de son impact, la discussion sur les perspectives ne peut être séparée du développement de la pandémie. Il est toutefois dans l’intérêt du capitalisme d’essayer de contrôler le virus autant que possible. Par exemple, les gouvernements libèrent des millions pour soutenir le secteur pharmaceutique afin de mettre au point un vaccin le plus rapidement possible, de pouvoir le produire le plus massivement possible, puis de le rendre le plus accessible possible. Mais la nature du capitalisme, la profondeur de la crise économique et la recherche du profit par ces multinationales constituent des obstacles majeurs. Cela signifie que dans la plupart des pays, l’introduction de confinements locaux et généraux et l’application de la répression la plus brutale et de la restriction de la liberté de mouvement de larges pans de la population resteront nécessaires dans un avenir proche, comme nous l’avons vu récemment en France et à Madrid, par exemple. Mais cela démontrera également la nécessité de nationaliser ce type de secteurs clés afin de les placer sous contrôle démocratique de manière à rendre le vaccin accessible à toutes et tous. Tous les gouvernements essaient de placer la responsabilité sur le dos des masses populaires. Mais peu de choses dans l’histoire récente ont autant exposé la brutalité et le visage inhumain du capitalisme que la manière dont les gouvernements font face à la pandémie. Cela a aggravé la crise politique de l’establishment capitaliste dans de nombreux pays et, en l’absence d’une force socialiste de gauche, cela a renforcé le vide politique, avec comme caractéristique principale de cette nouvelle période une grande instabilité politique. C’est notamment le cas aux États-Unis, où le déroulement de la campagne présidentielle et son résultat sont suivis avec beaucoup d’inquiétude.

    Il est donc important de répéter systématiquement :

    • Que les scientifiques avaient prédit il y a des années le risque de développement de pandémies et exigé des investissements substantiels pour s’y préparer, mais que le profit à court terme et la logique budgétaire rigide du néolibéralisme ont empêché les gouvernements de prendre ces précautions. En 2016, le Programme des Nations-Unies pour l’Environnement (PNUE) expliquait que la croissance des maladies transmises de l’animal à l’être humain s’explique par la destruction de la biodiversité et des écosystèmes.‘‘Le risque de pandémie mondiale s’accroît de plus en plus et le monde n’est pas prêt’’, prévenait encore l’Organisation Mondiale de la Santé en septembre 2019. Mais à l’image des rapports de scientifiques sur le climat, cette étude et ses conclusions pratiques (notamment des investissements massifs dans les soins de santé) ont été ignorés.
    • Le néolibéralisme a rendu des millions de personnes extrêmement vulnérables en réduisant, entre autres, les soins de santé à un minimum absolu. Cette prise de conscience s’est traduite par les slogans des soignants et militants de “La Santé en Lutte” dans les hôpitaux bruxellois, qui ont attiré l’attention sur le slogan “vous comptez vos sous, nous comptons nos morts”. Cela illustre la prise de conscience que ce n’est pas le virus en tant que tel, mais le système de profit, qui constitue le grand meurtrier.
    • Que l’hésitation systématique montre ce qui est prioritaire sous le capitalisme. La phrase de Trump : “La solution ne devrait pas être pire que le problème” a été reprise ici par Bart De Wever : “Nous avons fermé beaucoup plus que nos voisins et il y a beaucoup plus de chômage technique”, a-t-il critiqué dans le studio de VTM NIEUWS (20 avril). “Cela ne peut pas durer, il y a trop de gens chez eux”. La protection des intérêts économiques de la classe dirigeante est le motif de cette hésitation et de la ruée vers le déconfinement de l’économie en mai, avant même que les chiffres d’infection ne soient suffisamment réduits. Là encore, ce n’est que lorsque la pression de la base est devenue trop forte que le confinement a été annoncé. Ce n’est pas pour rien que la Belgique est l’un des pays occidentaux les plus touchés, avec (au début du mois d’octobre) plus de 10.000 morts. L’”économiste de la santé” Annemans, qui fait maintenant partie de la nouvelle équipe d’experts du Celeval, a déjà froidement calculé en mars le coût du travail d’une vie par travailleur et l’investissement social pour sauver des vies.
    • Mais aussi, et c’est peut-être le nouveau facteur le plus important dans nos perspectives de lutte des classes, par rapport à la crise de 2008-09, celle-ci, avec ses confinements, a démontré plus clairement le rôle absolument crucial ou essentiel de la classe ouvrière dans la société.

    C’est ce que nous devons renforcer par notre travail politique et nos revendications. Le programme contre l’épidémie de coronavirus que nous avons élaboré avec le parti reste un guide important pour nos interventions dans les mois et les années à venir. Ce sont les travailleurs des secteurs essentiels, avec leur fierté nouvellement acquise, leur conscience plus aiguisée et le soutien de l’opinion publique dans la société, qui se trouvent au premier rang du combat. Dans le monde entier, nous constatons une recrudescence des luttes des travailleuses et travailleurs des soins de santé, de l’enseignement, de la distribution,…

    Pour les marxistes, une discussion sur les perspectives n’est jamais un exercice académique. Il s’agit d’un guide pour l’action! Cela signifie que nous essayons non seulement d’estimer le plus finement possible quels sont les développements les plus probables, afin d’être aussi bien préparés que possible, mais également que nous prêtons attention aux éléments et développements de la situation objective qui peuvent faire avancer la lutte de classe de même que la conscience des masses et renforcer le parti révolutionnaire.

    «Une crise économique pas comme les autres»

    Le monde entre dans une crise économique beaucoup plus profonde qu’il y a 12 ans. Dans son rapport de juin dernier, le FMI évoque «une crise pas comme les autres» et prévient que «la reprise est très incertaine».

    La baisse du PIB mondial devrait être de 5,2% cette année. Plus de 170 pays connaîtront une croissance négative du revenu par habitant cette année. Si nous omettons la Grande Dépression et certains moments spécifiques liés aux guerres mondiales, nous connaîtrons la pire récession en 150 ans.

    Cette crise, qui s’est développée à travers la pandémie et ses confinement, est aussi beaucoup plus rapide et plus profonde que n’importe quelle crise antérieure. Ce qui a pris jusqu’à trois ans dans la crise précédente, s’est produit cette fois-ci en seulement trois semaines. Nous avons connu une baisse importante et brutale du PIB dans presque tous les pays, de même qu’un nombre massif de faillites faillites, une hausse du chômage, l’effondrement des marchés boursiers, le gel des marchés du crédit, etc. Il y a eu un choc d’offre majeur avec l’arrêt de la production dans les secteurs industriels et des services, ainsi qu’une baisse sans précédent de toutes les composantes de la demande – consommation, dépenses en capital et exportations.

    Cette crise fut également beaucoup plus globale et synchronisée que celle de 2008. En Amérique latine, par exemple, ses effets ont été immédiats, contrairement à la crise précédente. Cette année, la région connaîtra la pire performance économique de son histoire, directement liée à la pandémie, mais aussi en conséquence de la baisse des prix des matières premières, de la baisse des importations en provenance de Chine et de la baisse du tourisme et du soutien financier que les migrants transfèrent à leurs familles depuis l’étranger. La crise en Afrique subsaharienne est considérée comme sans précédent par le FMI et reflète les mêmes facteurs et la même ampleur, avec un accent sur la baisse des prix du pétrole. La population considérablement jeune et le fait que les gens vivent et travaillent principalement à l’extérieur offrent cependant moins de prise au virus. Les économies des États-Unis et de la zone euro devraient reculer respectivement de 8% et 10,2%. La prévision d’une croissance de seulement 1% pour la Chine est une catastrophe selon les normes chinoises, avec d’énormes implications sociales et politiques et des répercutions mondiales. Le chômage atteindra un niveau record cette année. Dans les économies avancées, le chômage devrait atteindre son plus haut niveau depuis la Grande Dépression. En avril et mai uniquement, 22 millions d’emplois ont été perdus aux États-Unis, le taux de chômage atteignant 14,7%. Une partie de cela a maintenant été récupéré avec la réouverture de grandes parties de l’économie. Mais le niveau de chômage reste très élevé à 8,4% (Financial Times, 2 octobre) avec un total de 26,5 millions de personnes réclamant des allocations de chômage. Dans le monde néocolonial, la situation sera encore pire. Même les désastreuses prévisions actuelles pourraient être des sous-estimations étant donné que la pandémie est loin d’être maîtrisée. L’Amérique latine et l’Inde sont désormais les épicentres de la pandémie.

    Ce que le FMI a appelé le «grand confinement» a été le facteur clé immédiat causant un ralentissement brutal de l’économie dans le monde. Mais la pandémie n’est pas le seul facteur à l’origine de la crise et la reprise sera d’autant plus compliquée. La pandémie a aggravé les contradictions structurelles du système capitaliste qui n’ont pas été résolues depuis la Grande Récession de 2008. La forte baisse de la demande que nous constatons aujourd’hui n’est pas sortie de nulle part. Il s’agissait d’une tendance bien avant l’éclatement de la pandémie qui reflète les contradictions structurelles du capitalisme et du modèle néolibéral.

    Nous avons également assisté à une énorme accumulation de dettes publiques et privées (gouvernements, entreprises et ménages) que nous avons déjà abordée et qui n’a fait qu’exploser davantage. Un quart du PIB mondial a déjà été injecté dans l’économie par les banques centrales et les gouvernements cet été pour éviter un nouvel effondrement. Certaines prévisions ont souligné le danger représenté par l’énorme montant de dettes d’entreprises à risque, 19.000 milliards de dollars (CNN Business, mars 2020), si ces entreprises venaient à manquer de bénéfices pour rembourser leurs dettes. Cela seul pourrait provoquer un effondrement financier mondial et c’est ce qui rend si fondamentales ces injections de liquidités de la part des gouvernements et des banques centrales.

    Le commerce mondial, qui a chuté d’environ 2% par an avant la pandémie, devrait se contracter de plus de 13% cette année, plus rapidement que lors de la dernière grande récession. Nous assistons à un processus de démondialisation qui s’approfondit maintenant de manière drastique. Tout cela rend les conditions d’une reprise économique beaucoup plus difficiles aujourd’hui qu’en 2008/2009. Il y a eu un certain «rebond», mais on pense qu’une grande partie des entreprises et des emplois maintenus aujourd’hui par des mesures telles que les reports de paiement et les diverses formes de chômage économique représentent des « emplois zombies ». En Europe, 9 millions d’emplois, dont les salaires sont encore partiellement payés par les gouvernements, sont considérés comme des « emplois zombies ».

    Le capitalisme dispose de beaucoup moins de marge de manœuvre pour contenir la crise. Par exemple, la situation économique en Chine est désormais beaucoup plus incertaine et plus faible. En 2008, la Chine a joué un rôle crucial pour éviter que la Grande Récession ne se transforme en Grande Dépression. En 2008, Pékin a annoncé un plan de relance économique de près de 600 milliards de dollars, soit 13% du PIB chinois de l’époque, et une forte expansion du crédit. La situation est très différente aujourd’hui. Les mesures budgétaires de cette année en Chine sont estimées par le FMI à 4,6% de son PIB.

    Les mesures de relance économique de nombreux autres pays sont en revanche substantielles, du jamais vu, et visent à empêcher un effondrement total à court terme. Le déficit budgétaire américain en juin équivalait à lui seul à la quasi-totalité de l’exercice 2019. Le déficit total au cours des douze mois précédant juin était supérieur à 3 milliards de dollars. Cela représente plus du double de l’année fiscale précédente (BBC, 11 septembre 2020) et sera le plus grand déficit annuel depuis la Seconde Guerre mondiale.

    Mais les mesures de relance favoriseront-elles une solide reprise? Les politiques des banques centrales, par exemple, ont principalement stimulé les investissements spéculatifs sur les marchés financiers (avec des chiffres records en bourse concernant les technologies américaines cet été) au lieu d’investissements productifs en raison de la faiblesse structurelle de la demande, du manque de confiance des consommateurs et des entreprises et de la perspective de profit à court terme. Un consensus grandit pour que les gouvernements investissent davantage les pouvoirs publics pour compenser le manque d’initiative privée.

    Le néolibéralisme et sa logique de libre marché, les privatisations, la déréglementation, l’austérité et les excédents budgétaires sont durement touchés par la crise. Cela alimente la tendance vers un nouveau modèle capitaliste alternatif, un moyen pour les classes dirigeantes d’essayer d’éviter un effondrement du système, tout comme dans les années 1930.

    Mais dans ce contexte, nous constatons aussi la croissance du nationalisme bourgeois, des tensions et guerres commerciales, du protectionnisme et même des conflits militaires. Les tensions les plus récentes se situent entre la Grèce et la Turquie en Méditerranée orientale à propos de la découverte de nouveaux gisements de gaz, et entre la Russie et la Turquie sur le Haut-Karabakh, où au moins 169 personnes ont déjà trouvé la mort (Financial Times, 3 octobre). Mais nous pouvons énumérer bon nombre des tensions croissantes qui indiquent une course et une concurrence croissantes pour les ressources naturelles, les progrès technologiques et la part de marché sous pression de la crise.

    Avec la pandémie, les mesures de distanciation sociale et l’effondrement économique, des millions de travailleurs et de pauvres ont été confrontés au dilemme de mourir soit de faim, soit du virus. Selon le Programme alimentaire mondial des Nations Unies, 121 millions de personnes supplémentaires pourraient être au bord de la famine cette année en raison des conséquences sociales et économiques de la pandémie. Un rapport récent d’Oxfam a révélé que 12.000 personnes par jour pourraient mourir de faim d’ici la fin d’année. Ce nombre est potentiellement plus élevé que celui des décès dus à la maladie. Dans les deux cas, famine ou virus, ceux qui souffrent et meurent le plus sont les pauvres, les Noirs, les peuples autochtones et les femmes.

    D’un autre côté, il y a l’immense croissance des inégalités de revenus. Avant même que n’éclate la pandémie, cet écart avait atteint de nouveaux records, avec les États-Unis comme principal exemple. Cela a été cité comme raison pour expliquer que le pays le plus riche au monde est si vulnérable au virus. Une nouvelle étude (Rand Corporation: «Trends in Income from 1975 to 2018») a calculé qu’au cours des 4 décennies entre 1975 et 2018, il y avait eu une ‘redistribution inversée’ de plus de 47.000 milliards de dollars des 90% vers les 1% d’Américains les plus riches. En 2020, les 50.000 milliards auraient largement été dépassés. Les récentes données d’Oxfam, notamment concernant les 500 personnes les plus riches de la planète qui ont déjà vu leur fortune augmenter de 871 milliards de dollars en 2020, montrent également qui sont les vrais gagnants de la crise du Covid 19.

    Une nouvelle guerre froide

    Une caractéristique centrale de la période historique que nous traversons est la guerre froide inter-impérialiste entre la Chine et les États-Unis. La crise a conduit la classe dirigeante américaine et ses représentants politiques à mettre encore plus l’accent sur le protectionnisme et à approfondir la confrontation avec l’ennemi chinois. Biden essaie lui-même d’être plus anti-chinois que Trump. Cela illustre le développement d’un nationalisme économique. Xi Jinping a également adopté une position plus nationaliste concernant la pandémie, les différends en mer de Chine méridionale, la confrontation avec les Etats-Unis, la question de Hong Kong et celle de Taiwan. Les dangers de cette situation peuvent être illustrés par le conflit frontalier avec l’Inde dans l’Himalaya, où il y a eu de premiers morts. Mais le régime de Xi Jinping et du Parti communiste chinois comporte des divisions. Il existe un conflit explicite entre les deux personnalités politiques les plus en vue du pays: Xi Jinping et le Premier ministre Li Keqiang.

    L’une des conséquences les plus dramatiques de ce tournant du régime chinois et des conflits internes est la nouvelle loi sur la sécurité nationale de Hong Kong. Elle s’est avérée beaucoup plus radicale que ce qui était initialement prévu. Elle représente une défaite pour le mouvement démocratique et une sorte de coup d’État militaire à Hong Kong – un Tiananmen sans chars, comme le disent nos camarades. Le principal objectif du régime est de faire une démonstration de force pour créer un effet de choc non seulement sur le peuple de Hong Kong, mais aussi sur la Chine continentale et même sur les opposants de Xi Jinping au sein du PCC.

    Avec la pandémie et la crise actuelle, le processus de découplage et de division entre deux sphères d’influence parallèles menées par les États-Unis d’une part et la Chine d’autre part tend à s’accélérer. Le partenariat tendu entre la Chine et les États-Unis qui a caractérisé toute la période précédente du capitalisme international est en train de disparaître pour être remplacé par une relation qualitativement plus conflictuelle. Le rôle des marxistes révolutionnaires n’est pas de prendre parti, mais de stimuler des deux côtés la lutte ouvrière en faveur d’une réelle alternative au capitalisme.

    Dans cette période beaucoup plus conflictuelle de relations internationales et de lutte de classe, des éléments de révolution et de contre-révolution se produiront simultanément. Les crises économique, sociale et sanitaire aggraveront les crises politiques dans de nombreux pays. Nous avons déjà vu la force des lutte de masse en 2019 ainsi que son potentiel révolutionnaire en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient et dans d’autres régions du monde. Dans les pays où le mouvement ouvrier ne prend pas les devants, mais plus généralement aussi en raison de l’absence d’alternative claire à l’ordre des choses actuel, il y a une tendance à une escalade autoritaire et à une répression croissante de l’Etat. Nous devons y être préparés, tout comme les camarades de Chine / Hong Kong. Une campagne de solidarité internationale sera lancée par ASI à la fin de cette année. Mais il faut aussi se préparer à une situation où le fouet de la contre-révolution poussera à la révolution. La lutte de 2019 a été temporairement interrompue par la pandémie et les mesures d’isolement social, mais elle refait régulièrement surface avec des contradictions encore plus grandes et avec un potentiel explosif impressionnant. Les derniers exemples ont été le puissant mouvement au Liban après l’explosion de Beyrouth, le soulèvement en Bolivie après le report des élections et la révolution contre Loukachenko au Bélarus.

    Cette constellation, bien sûr, présente de graves risques et menaces pour l’humanité, avec un potentiel de conflits militaires et de guerres. Mais cela a aussi d’énormes implications pour la conscience des masses et la volonté de se battre de millions de personnes sur la planète. Dans ce contexte, il y aura des opportunités pour le mouvement ouvrier et les socialistes révolutionnaires, mais aussi de nombreuses complications. Aux Etats-Unis, avec BLM, nous avons vu que l’immense potentiel s’est transformé en une action plus désespérée en raison de l’absence de stratégie, de programme et de perspective pour transformer ce potentiel en un puissant mouvement capable d’imposer un changement. Nous avons vu ce phénomène dans plusieurs pays en 2019. Avec des victoires et des défaites, des hauts et des bas, nous verrons le même processus de lutte dans de nombreux autres pays dans la période à venir. Une alternative socialiste est la seule issue possible à la crise actuelle. Nous devons construire cette alternative en intervenant activement dans les luttes, armés d’un programme, d’une stratégie et d’une organisation capables de les conduire à la victoire. À l’Université marxiste virtuelle cet été, un camarade brésilien a décrit la période à venir comme étant “la plus décisive depuis de nombreuses années pour le mouvement ouvrier et sans aucun doute la plus importante de nos vies et de celle d’ASI”.

    Les effets sur la conscience et le retournement de la politique économique

    L’autre facteur important, en plus de la pandémie, est la question des conclusions que tireront des millions de travailleurs et de jeunes lorsqu’ils seront pleinement confrontés à cette deuxième crise économique majeure de leur vie. Jusqu’à présent, dans le monde capitaliste avancé, des mesures importantes telles que les systèmes de chômage économique ont été adoptées, qui ont agi comme de véritables amortisseurs non seulement pour la conscience des masses mais aussi pour le développement de la pauvreté et du chômage à une échelle plus massive. Une partie importante de la classe ouvrière a ainsi été sauvée du sort que subissent déjà les plus pauvres aujourd’hui: celles et ceux qui sont laissés pour compte, avec une explosion de personnes dépendant des banques alimentaires pour nourrir leurs familles, y compris dans les pays occidentaux.

    En Allemagne, il a été décidé de laisser en application le «Kurzarbeit», une allocation pour celles et ceux qui sont devenus chômeurs temporaires et / ou à temps partiel, jusqu’à la fin de l’année 2021. En Espagne, pays qui a été très durement touchée par le Covid 19 qui frappe à nouveau très fort après une courte pause, un programme similaire se poursuivra «aussi longtemps que nécessaire», selon le ministre du Travail (de Podemos). En Belgique, ce sera jusqu’à la fin de cette année. Etc. Mais aux États-Unis, l’allocation de 600 $ en plus de l’allocation chômage a été supprimée en août. Sa continuation est au cœur de nombreux débats au Congrès entre démocrates et républicains.

    Le motif de ces dispositifs est de protéger le tissu économique (c’est-à-dire de ne pas couper trop de potentiel économique potentiellement rentable et de couper le marché – protéger les parts de marché – jusqu’à des perspectives de vaccin en quantité suffisante pour que le virus soit maîtrisé), en l’absence de moteur pour redémarrer l’économie, sauf en stimulant la demande du gouvernement. La profondeur de la crise politique pour tous les partis bourgeois et la crainte de véritables explosions sociales jouent également.

    Aux Etats-Unis, BLM fut une telle explosion sociale, en pleine crise de Covid 19. Cette explosion a été déclenchée par l’assassinat policier de Georges Floyd, mais elle n’a pu prendre un caractère aussi explosif et compter sur un soutien aussi massif de l’opinion publique qu’en raison des chocs précédents, de la colère présente et de l’expérience de la pandémie. Contrairement à ce qui fut le cas en 2014, ce mouvement dispose d’un énorme soutien dans la société; il est de caractère plus multiracial avec une ouverture aux revendications sociales qui démontre que le soulèvement représente bien plus qu’une réaction à la brutalité policière et aux discriminations dont souffrent la population afro-américaine. Ce n’est pas un hasard si l’un des slogans centraux est : “Tout le système est coupable”.

    Notre parti a joué un excellent rôle. Il a démontré ce qu’une petite force bénéficiant d’une certaine audience et d’une certaine autorité peut faire pour souligner et stimuler le rôle que la classe ouvrière doit jouer indépendamment tout en liant les revendications démocratiques contre la répression, les discriminations et l’oppression policière aux revendications sociales. Le mouvement a donné un nouvel élan et un sens à la lutte pour la Taxe Amazon, une nouvelle victoire obtenue par notre parti à Seattle. C’est en raison de cette capacité à transformer le potentiel existant en organisation et en action que l’establishment capitaliste recourt à tous les moyens pour miner la position de nos camarades de Seattle. Après avoir contesté la réélection de Kshama avec des moyens inédits, une campagne se déroule actuellement pour la destituer en tant que membre du conseil de ville.

    Ce n’est pas un hasard si ce sont les couches les plus opprimées de la société qui agissent en premier. La communauté afro-américaine aux États-Unis porte le plus grand fardeau de la pandémie, avec le plus de décès et d’infections. C’est aussi celle qui est la plus touchée par les suppressions d’emplois et celle qui est surreprésentée dans les secteurs essentiels sous-payés et sous-évalués comme la santé et la distribution.

    Ce meurtre et le soulèvement qui a suivi ont trouvé une résonance dans le monde entier. Des millions de jeunes s’y sont reconnus, en particulier celles et ceux issus de l’immigration. C’était une source importante d’inspiration mais aussi de radicalisation pour cette nouvelle génération. Tout comme le mouvement pour l’émancipation des femmes et le mouvement pour le climat qui ont précédé ce mouvement antiraciste, ce mouvement est immédiatement devenu international. L’atmosphère reflétée dans cette lutte était impressionnante, notamment que cette génération n’est plus disposée à «accepter les choses qu’elle ne peut pas changer, mais veut changer les choses qu’elle ne peut pas accepter», pour reprendre les mots d’Angela Davis. Cette génération – avec ses premières expériences d’action de masse, de militantisme et d’activisme, ainsi que son ouverture et son intérêt pour les idées socialistes – entrera demain sur les lieux de travail.

    Les conséquences politiques de la pandémie et de la façon dont elle a été gérée par Trump sont déjà énormes. Pour la première fois, la réélection de Trump a été menacée et Biden a pu compter sur une avance significative. Mais la situation est très instable. Le mouvement BLM a atterri dans une impasse et dans la violence, ce qui a été stimulé par l’intervention d’extrémistes de droite. Cela a donné à Trump l’occasion de se présenter comme le candidat de l’ordre public. Il soutient ouvertement ces groupes radicaux blancs d’extrême droite. Lors du premier débat avec Biden, il a refusé de dénoncer les actions des «Proud Boys» et leur a demandés de se tenir prêts si les élections lui étaient volées. Cette campagne électorale hautement polarisée pourrait créer des tensions le jour du scrutin. Trump A déjà averti qu’il n’accepterait pas de défaite. Cela montre l’extrême volatilité de la situation. Différents scénarios sont possibles le jour du scrutin. Mais dans tous les scénarios, la faiblesse de Biden, le discrédit du Parti démocrate et l’absence d’une force de gauche représentent les facteurs les plus importants de la situation. L’extrême droite dispose d’un potentiel de croissance, mais la question d’un troisième parti se posera également comme un point de lutte majeur. La capitulation de Sanders face à l’establishment démocrate est une leçon cruciale.

    Le grand changement qui se produit dans les politiques économiques des gouvernements et partis capitalistes est donc motivé non seulement par la profondeur de la crise économique, mais aussi par la crainte d’une nouvelle érosion de leur base sociale. Cela a conduit certains des gouvernements les plus à droite et les plus populistes de droite, comme celui de Boris Johnson au Royaume-Uni, à parler d’une «façon Roosevelt» de sortir de la crise.

    Voici une indication des efforts exceptionnels déjà consentis par les gouvernements pour soutenir la chute libre de l’économie. Mesures fiscales pour 2020 en réponse au coronavirus en date du 3 septembre 2020, en % du PIB de 2019 (breugel.org)

    Le plan de relance de l’UE en est également un exemple. Le développement inégal de la crise et de la manière dont elle a frappé ont menacé l’UE d’un approfondissement de son démantèlement. Cela explique le virage que la classe capitaliste allemande a fait en particulier sur la question du plan de relance de l’UE. Un plan de relance de 750 milliards d’euros a été décidé lors du sommet européen des 17 et 21 juillet. Cela ne suffira pas à empêcher différents pays ou groupes de pays de l’UE de se développer à des rythmes différents. Il ne suffira donc pas d’éliminer la menace qui pèse sur la survie de l’UE telle qu’elle existe aujourd’hui. Surtout si un « Brexit dur » est réalisé.

    Un débat existe pour savoir jusqu’où ces mesures de relance monétaire et budgétaire peuvent aller et si elles inaugurent une nouvelle phase de politique économique. Une comparaison historique importante est celle des années 1930 aux États-Unis. Roosevelt est souvent dépeint comme un ami de la classe ouvrière par les réformistes d’aujourd’hui. En réalité, c’était un représentant de la classe dirigeante qui tentait désespérément de limiter l’effondrement de l’économie en stimulant la demande à tout prix.

    Des victoires importantes ont été remportées pour les travailleurs grâce à l’entrée en action indépendante du mouvement ouvrier, à une résistance ouvrière combative et aux grèves de 1934, précédées de puissantes actions de chômeurs, dans lesquelles les socialistes révolutionnaires trotskystes ont joué un rôle d’avant garde (ils étaient alors très petits et ont pu se construire sur base du rôle qu’ils ont joué). Lire à ce sujet «L’histoire du trotskisme américain» de James Cannon et «La rébellion des Teamsters» de Farrell Dobbs. L’attitude bienveillante des autorité au sujet de ce combat est un mythe. L’administration Roosevelt a répondu initialement par la répression la plus brutale. La police et l’armée, soutenues par les milices antisyndicales les plus enragées, ont systématiquement été déployées pour briser les piquets de grève. Chaque concession n’a été obtenue que grâce à la pression de la résistance ouvrière, ce qui a donné naissance à un nouveau type de syndicalisme de combat et à la création du CIO (Voir: “ Labour’s Giant Step: The First Twenty Years of the CIO: 1936-55 ” par Art Preice).

    Même aujourd’hui, les gouvernements se préparent à utiliser la force brutale. Une répression policière inédite était déjà à l’oeuvre en France avant le confinement contre le mouvement social et cela s’est poursuivi depuis. Partout, la menace du virus a été utilisée pour renforcer l’appareil d’État et appliquer des mesures et des lois plus répressives. Trump fait parfois plus que fermer les yeux sur les milices d’extrême droite, c’est un développement important qui doit être suivi et combattu. Nous sommes confrontés à la discussion sur la nécessité de l’auto-organisation et de l’autodéfense du mouvement ouvrier non seulement aux États-Unis, mais aussi au Brésil, par exemple. C’est aussi un phénomène qui est apparu dans les mouvements au Moyen-Orient et en Afrique du Nord de 2010-11, alors que le mouvement s’organisait dans sa lutte contre un régime autocratique et dictatorial.

    La base de l’ère keynésienne exceptionnellement stable d’après-guerre a été permise par des conditions spécifiques développées après la Seconde Guerre mondiale : l’existence de deux systèmes antagonistes, la peur de la révolution par en-bas et la période de croissance économique. Une telle perspective est hors de question aujourd’hui. Cette crise survient à peine 11 ans après la grande récession de 2008-2009, qui a engendré un endettement sans précédent pour les gouvernements, les ménages et les entreprises. Les gouvernements capitalistes essaieront de reprendre d’une main chaque mesure et concession qu’ils ont donné de l’autre le plus rapidement possible. Le débat concernant celles et ceux qui paieront pour ces mesures est crucial. En Belgique aussi, cela reste largement flou de la part du nouveau gouvernement Vivaldi.

    La question centrale, bien sûr, est de savoir si ces interventions fiscales et monétaires à grande échelle auront pour effet de sortir l’économie de la dépression. Le New Deal était à l’époque insuffisant. Ce sont les dépenses de guerre et la reconstruction consécutive à la Seconde Guerre mondiale qui ont donné un nouvel élan à l’économie mondiale et permis le nouvel équilibre des forces d’après guerre, situation dans laquelle le mouvement ouvrier a défendu et reconstruit ses conquêtes sociales par la lutte et l’organisation.

    Les nouveaux plans de relance investissent dans la numérisation, la robotisation, la transition écologique,… afin de stimuler une nouvelle croissance. La nouvelle croissance de l’emploi dans ces secteurs se fera toutefois au détriment des pertes d’emplois dans d’autres secteurs. Même avant l’arrivée du Covid 19, un gros problème existait du côté de la demande. Les investissements ne se sont pas matérialisés et ont été orientés vers la spéculation. Une fois le virus sous contrôle, quelle sera la part des emplois zombies et des entreprises zombies? Si ce virus arrive rapidement à être sous contrôle… Un ajustement brutal à une nouvelle réalité économique sera très probablement nécessaire. Quelle sera la réaction de la classe ouvrière? L’expérience des interventions actuelles de l’État pour maintenir les entreprises et les profits à flot peut, comme dans les années 1930, déclencher une vague de luttes et de résistance de la part de la classe ouvrière pour la défense de ses emplois et de son avenir. Une période de paralysie ne peut bien entendu pas être exclue. Les illusions dans ces interventions étatiques peuvent également conduire temporairement à une attitude attentiste. Mais, sur base de l’expérience et au fil du temps, cette paralysie cédera inévitablement place à la colère et à l’organisation. Dans une période de dépression, lorsque le capitalisme ne parvient pas à offrir une perspective dans tant de domaines, la grève économique tend à devenir moins importante et la grève politique plus importante. Toute question, celle de l’emploi, celle d’un vaccin pour tous,… devient une question de savoir qui contrôle les moyens de production dans la société et les revendications transitoires socialistes deviennent des revendications centrales à l’enjeu de la lutte.

    Une telle période d’instabilité extrême conduit toujours à une polarisation croissante, dans laquelle la réaction prend racine en même temps que l’ouverture aux forces révolutionnaires. Les forces d’extrême droite et nationalistes saisissent les troubles sociaux et le désespoir pour attiser le racisme, le sexisme, le nationalisme et le sectarisme. Le rôle et la dynamique de la lutte des classes est un facteur déterminant. C’est dans la lutte de masse que toute forme de division peut être surmontée et que les anciennes et nouvelles leçons de la lutte de classe peuvent être maîtrisées. L’une de ces leçons est que les pauvres et la classe ouvrière sont tous dans le même bateau et ne peuvent se frayer un chemin qu’ensemble. Un programme capable d’unir la classe ouvrière de tous horizons autour des besoins et des aspirations de la majorité peut trouver un grand écho et fait partie du potentiel qui existe aujourd’hui.

    Ce potentiel ne se développera pas en ligne droite. Il y aura les échecs des nouvelles formations de gauche à fournir une alternative. C’est et cela restera l’une des complications les plus importantes dans un proche avenir. L’inertie et la passivité des dirigeants syndicaux et leurs liens avec les partis ouvriers bourgeoisifiés représentent également un frein majeur. Le mouvement ouvrier a reculé en termes d’organisation et de clarté idéologique. Mais il est également vrai que l’expérience de la dernière décennie de luttes parfois extrêmement féroces et de mouvements de masse, avec ses victoires et ses défaites, rend la classe ouvrière dans son ensemble moins mal préparée qu’elle ne l’était après la crise de 2008-2009. Le rôle du parti révolutionnaire est de veiller à ce que des leçons soient tirées.

    Une situation explosive se développe dans toutes les régions du monde. Nous devons être ouverts à différents scénarios et suivre de près les dynamiques à l’intérieur et à l’extérieur des structures et organisations existantes telles que les syndicats. Une dépression profonde peut bien sûr avoir un effet paralysant. Mais c’est aussi un facteur profondément radicalisant et politisant. Cela signifie qu’il y a plus d’ouverture pour les socialistes révolutionnaires. Même avant que le Covid 19 ne frappe, il y avait des signes significatifs d’un réveil de la conscience socialiste, en particulier chez la jeunesse. Cette conscience avait été repoussée à des niveaux historiquement bas dans les décennies précédentes. 2019 a été une année de montée en puissance de la lutte des classes, interrompue par le Covid 19. Mais entre-temps, les événements ont renoué avec ce fil.

    Les jeunes et les femmes à l’avant-garde

    Black Lives Matter ont une fois de plus illustré que la lutte contre l’oppression n’est pas une question secondaire, mais une partie intégrante de la lutte des classes. Cela vaut pour la lutte contre le racisme, la violence policière, le sexisme, la LGBTQI+-phobie, la lutte pour les droits démocratiques et contre le changement climatique. Les mouvements de masse de femmes et de jeunes qui ont précédé cette crise expliquent le rôle d’avant-garde qu’ils ont joué récemment. La crise sanitaire et la crise économique profonde n’ont pas repoussé ces thèmes au second plan, mais ont plutôt renforcé toutes les formes d’oppression et de privation, ce qui assure la continuité des luttes autour de ces thèmes, mais explique aussi pourquoi ces thèmes se reflètent dans les programmes et les revendications de ces mouvements. Les revendications féministes, par exemple, faisaient partie des révoltes au Liban et au Bélarus. En Indonésie, une grève de trois jours a été déclarée par le mouvement écologiste et les syndicats contre l’assouplissement des lois environnementales et davantage de flexibilité et de réduction des salaires. Il est frappant que les jeunes et les femmes donnent le ton dans tous ces mouvements.

    Ce n’est pas une coïncidence. L’impact de la pandémie et de la dépression économique qui l’a suivie sur la vie des femmes de la classe ouvrière a été phénoménal. Le New York Times (26/09/2020) a rendu compte de l’étude de cet impact par le Taub Center (une agence d’études israélienne qui mène des recherches sur la politique sociale). Cette étude conclut que la pandémie pourrait retarder de 10 ans tout progrès de la position des femmes sur le lieu de travail. C’est une étude qui décrit principalement la situation en Israël, mais les tendances et les décisions qui y sont décrites peuvent être généralisées. La fermeture des écoles et des différentes garderies pendant le confinement a eu un effet disproportionné sur les femmes partout dans le monde. Ce sont elles qui sont restées à la maison dans la plupart des cas, pour faire du télétravail et combiner cela avec la supervision des travaux scolaires et la garde d’enfants. Le chômage a augmenté plus rapidement chez les femmes, car elles travaillent sous des contrats plus précaires et moins protégés et sont donc plus vulnérables aux licenciements. La situation s’est améliorée à la fin du confinement, mais la situation est restée incertaine car de nouvelles infections ont fait surface et les enfants ou les enseignants ont dû être de nouveau mis en quarantaine. L’imprévisibilité de toute cette situation rend très difficile de réellement choisir et cela mine surtout la position des femmes au sein des ménages. Une autre étude de McKinsey Global démontre que si les femmes représentent 43% de la population active aux États-Unis, elles supportent 56% des pertes d’emplois liées au Covid. Au même moment, une pandémie cachée a eu lieu: celle de la violence contre les femmes et des féminicides. Pour la première fois, il y a eu un débat plus ouvert et public sur ce qui se passe derrière les portes closes. Au Royaume-Uni, le nombre de meurtres de femmes par leur partenaire et ex-partenaire a doublé au cours des 21 premiers jours du confinement. En Belgique, le nombre d’appels téléphoniques à la violence domestique a triplé. Il n’est donc pas inhabituel que les femmes aient été en première ligne dans de nombreuses manifestations. Aux États-Unis, plus de femmes que d’hommes ont déclaré avoir participé à des manifestations de rue au cours des 2 dernières années. Les jeunes femmes d’origine africaine ou latino étaient au premier rang du mouvement BLM. Idem pour la lutte qui s’est développée ces dernières années dans les services dévastés tels que l’enseignement et la santé, secteurs fortement féminisés. Aujourd’hui, ces services sont reconnus par de larges milieux comme des «services essentiels», ce qui a contribué à accroître la confiance en soi et à ne plus accepter que leurs salaires et leurs conditions soient à la traîne par rapport aux autres secteurs. Les régimes de droite et leurs attaques contre les droits des femmes, comme les attaques contre le droit à l’avortement aux États-Unis, en Pologne et au Brésil, les programmes de «femmes au foyer» de ces gouvernements et leurs attaques contre les droits des personnes LGBTQI + jouent un rôle et contribuent à cette radicalisation, ce qui est particulièrement visible parmi les jeunes et les jeunes femmes.

    La crise du coronavirus a également frappé les jeunes de manière particulièrement dure. Il n’y a pas seulement les restrictions à la liberté de mouvement, des mesures particulièrement difficiles à supporter tout particulièrement pour la jeunesse. L’attention médiatique est placée sur la vie individuelle et le comportement de chacun, mais surtout sur ceux des jeunes. Ils sont dépeints comme irresponsables, alors qu’ils subissent l’hypocrisie des autorités en première ligne. On leur demande de faire des efforts particuliers, sur des mois et peut-être des années, mais on refuse d’investir des moyens publics dans l’enseignement, les loisirs, la culture, etc., pour qu’ils puissent être protégés du danger sanitaire. Plus que jamais, les jeunes se distancent de la politique bourgeoise traditionnelle et il y a clairement un volonté d’activisme croissante. Les conditions de crise renforceront cette tendance!

    Détruire le capitalisme avant qu’il ne détruise la planète

    En octobre, la plus grande expédition scientifique jamais menée dans l’Arctique s’est conclue sur le constat suivant au sujet du changement climatique : « La machine s’emballe, c’est certain ». En octobre également, l’ONU a alerté que le changement climatique est le principal responsable du doublement des catastrophes naturelles dans le monde en vingt ans, en signalant que les désastres naturels ont tué plus de 1,2 million de personnes depuis 2000 pour un coût évalué à près de 3.000 milliards de dollars. En 2011, on estimait que jusqu’à 187 millions habitaient sur des terres qui seraient sous eau en 2100. Les estimations actuelles parlent de 630 millions. Mais la catastrophe écologique mondiale n’est plus une perspective, elle a déjà commencé. Les sécheresses augmentent en nombre et en intensité, de même que le nombre de morts liés à la chaleur. Ces dernières années, les méga-feux font régulièrement la une de l’actualité, que cela soit en Australie, en Californie ou en l’Amazonie. Le nombre de réfugiés et de déplacés dans le monde a atteint les 80 millions en 2019, selon le rapport annuel du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR), un chiffre inédit. On estime qu’entre 30 et 43% d’entre eux peuvent être considérés comme réfugiés ou déplacés climatiques. Les spécialistes avertissent également du danger de la récurrence de pandémies puisque l’effondrement des écosystèmes pousse des animaux porteurs de maladies transmissibles à s’établir à proximité des zones d’habitation humaines. La 6e extinction de masse de la planète a commencé. Selon les experts biodiversité de l’ONU (IPBES), environ un million d’espèces animales et végétales sur les quelques 8 millions estimées sur Terre sont menacées d’extinction. Mais cette estimation est jugée conservatrice par divers organismes, comme le centre de recherche en botanique du Royaume-Uni (Royal Botanic Gardens, RBG) qui estime que pas moins de 40% des espèces végétales sont menacées de disparition.

    Seul un changement de cap radical peut répondre à la hauteur du défi. Selon Oxfam et l’Institut de l’environnement de Stockholm, entre 1990 et 2015, le 1% le plus riche au monde a produit des émissions deux fois plus importantes que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. Au cours de cette période de 25 années, les émissions ont augmenté de 60 %, mais parmi le pourcent le plus riche, l’augmentation a été trois fois plus importante que chez la moitié la plus pauvre. Nous avons pu constater lors du mouvement de grèves pour le climat de 2019 que les jeunes se retrouvaient particulièrement derrière le slogan « change the system, not the climate ». Nous avons pu constater l’intérêt que suscitait l’idée selon laquelle on ne contrôle pas ce que l’on ne possède pas et le contenu que nous donnons aux mesures d’expropriation, de nationalisation et de planification sous contrôle et gestion des entreprises polluantes et du secteur de l’énergie pour en assurant la transition écologique. Cette radicalisation sur le terrain de l’écologie a été alimentée par la crise sanitaire.

    Les conditions matérielles objectives pointent dans la direction de mesures socialistes et du socialisme dans son ensemble. Le 4 septembre 2017, le quotidien Financial Times affirmait que « la révolution des big data peut ressusciter l’économie planifiée ». Il est évident que les possibilités de collecte de données et de calcul actuelles permettraient de porter la planification démocratique de l’économie à un degré d’efficacité inimaginable. Si ces techniques n’étaient pas possédées par les industries privées de la Silicon Valley, comme l’infrastructure qui les génère et les traite, et si la recherche scientifique était libérée de la camisole de force de la logique de marché, il serait possible de disposer d’une analyse centralisée des innombrables données relatives à la pandémie de Covid 19 ou encore au changements climatiques.

    Les socialistes révolutionnaires ont longtemps été sur la défensive et leur nombre a été réduit au minimum, mais ils doivent et vont saisir chaque occasion dans cette nouvelle période pour regrouper l’expérience et l’autorité nécessaires dans la lutte pour l’orienter vers la seule issue : une sortie de la crise par le renversement du capitalisme une transformation socialiste de la société.

  • Économie mondiale : Le changement de politique ne permettra pas de vacciner le système contre la dépression


    « Nous ne devons pas nous vanter trop de nos victoires humaines sur la Nature. Pour chacune de ces victoires, la Nature se venge sur nous. » Friedrich Engels, Dialectique de la nature.

    Beaucoup se seront sentis soulagés de la réussite du développement d’une première génération de vaccins et de leur déploiement progressif dans un certain nombre de pays. Quel témoignage des capacités de la science moderne ! Malheureusement, depuis lors, les contaminations augmentent rapidement, avec un nombre record de décès et l’annonce de nouveaux confinements. Il semble que le virus prenne sa revanche, et nous rappelle que ce n’est pas encore fini.

    Par Eric Byl, Exécutif international d’ASI 

    Le Covid 19 est venu s’ajouter aux catastrophes écologiques et à l’aggravation des privations sociales. La pandémie a mis en évidence le manque de crédibilité politique du système et a déclenché une dépression économique qui était déjà imminente. Elle a plongé le capitalisme dans un tourbillon de crises d’une ampleur inédite, avec des conséquences dramatiques sur tous les aspects de la vie et n’épargnant aucune partie de la planète.

    La “main directrice” de l’État

    Cette crise a aussi complètement mis en pièces le conte de fées du capitalisme en tant que système “autorégulateur”. La “main invisible du marché” a totalement perdu le contrôle des forces qu’elle a libérées. Elle s’est vue forcée de céder la place à la “main directrice de l’État” dans une tentative désespérée de retrouver un semblant de contrôle sur la situation.

    L’utilisation de la “main directrice de l’État” est loin d’être neuve ou exceptionnelle sous le capitalisme. Cela a été essentiel dès sa création, lors de l’exploration et du pillage des colonies, que Marx a décrit comme la période d’”accumulation primitive” du capital. Le développement de la plus ancienne bourse d’Amsterdam au XVIIe siècle n’a été possible qu’après que la Compagnie privée des Indes orientales ait obtenu le monopole du commerce extérieur et soit devenue le bras armé de la politique coloniale néerlandaise. La “Belle Epoque”, la période de mondialisation capitaliste qui a précédé la Première Guerre mondiale, a pris son envol après la normalisation du rail et du télégraphe à l’initiative de l’Etat. En fait, l’histoire du capitalisme est jonchée d’exemples d’événements politiques, de financement public et d’initiatives publiques qui ont posé les bases du profit privé.

    Le développement des vaccins sera bien sûr mis à profit pour prétendre – à tort – que cela résulte de l’initiative privée, de la concurrence entre acteurs privés et du marché libre, par opposition à l’intervention publique qui étoufferait prétendument l’initiative. En réalité, l’afflux de fonds publics représentait une condition préalable cruciale pour que les entreprises pharmaceutiques privées puissent développer des vaccins en si peu de temps. Le ministère américain de la santé a, à lui seul, engagé 10,6 milliards de dollars pour les développeurs de vaccins. Moderna a reçu plus de 2,5 milliards de dollars en commandes prépayées et en partenariats public-privé du gouvernement américain. Pfizer a reçu un montant similaire provenant de différentes ressources publiques et AstraZeneca a reçu 1,7 milliard de dollars de fonds publics. Toutes ces entreprises s’appuyaient fortement sur la recherche fondamentale développée dans des universités publiques comme Harvard, Mayence, Oxford, etc. On estime qu’au total, 3 nouveaux médicaments sur 4 sont développés grâce à la recherche fondamentale financée par l’État, plutôt que d’être le résultat du prétendu dynamisme du secteur privé.

    Contrairement à Moderna et Pfizer, AstraZeneca a promis de vendre son vaccin sans faire de profit tant que durera la pandémie. Johnson & Johnson et GSK ont pris des engagements similaires, mais comme l’a prévenu Médecins sans frontières, AstraZeneca décidera elle-même quand elle estimera la pandémie terminée. D’importantes hausses de prix sont à prévoir par la suite. En outre, comme l’a souligné l’Observatoire européen des entreprises, la Commission européenne refuse de communiquer les prix convenus avec les entreprises pharmaceutiques. Grâce à une bévue du secrétaire d’État au budget belge, ces prix sont désormais dans toute la presse. Ils varient entre 1,80 € pour le vaccin AstraZeneca et 14,70 € pour le vaccin Moderna.

    La pandémie a souligné le peu de rapport qui existent entre la mondialisation capitaliste et la “coopération et la solidarité internationales”. Aujourd’hui, ce constat s’étale à nouveau au grand jour avec le développement de ce que l’on a déjà appelé le “nationalisme vaccinal”. Pays et régions se bousculent et jouent des coudes pour être les premiers servis dans l’espoir de relancer pleinement la machine à profits. Avant leurs principaux concurrents de préférence.

    Déjà 9,6 milliards de doses de vaccins ont été achetées ou réservées, la majeure partie d’entre elles par des pays à revenu élevé. Le Canada en a acheté 5 fois plus qu’il n’en a besoin, l’UE deux fois plus qu’il n’en faut, etc. Les pays à revenu moyen supérieur ont acheté beaucoup moins, mais ce sont les pays à faible revenu qui devront compter sur COVAX, un projet de coopération internationale impliquant l’Organisation mondiale de la santé et visant à vacciner 3 % de la population, puis 20 % à un stade ultérieur, ce qui est encore loin des 70 % requis pour éradiquer le virus.

    Selon les modèles actuels, il n’y aura assez de vaccins pour couvrir la population mondiale qu’en 2023 ou 2024. Un sondage d’opinion réalisé en Belgique a révélé que 80 % des personnes interrogées étaient favorables à la suppression des brevets, une proportion probablement similaire à celle d’autres pays. L’Inde et l’Afrique du Sud ont proposé de renoncer aux brevets jusqu’à la fin de la pandémie. Cela est techniquement possible du fait de l’accord ADPIC (Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) de l’Organisation mondiale du commerce adopté en 2003. Mais cela n’a jamais été appliqué en raison de la pression des grands lobbies pharmaceutiques. Cela est à nouveau rejeté aujourd’hui par le Royaume-Uni, les États-Unis, le Canada, l’Australie et l’Union européenne. Les principaux responsables politiques doivent pourtant bien savoir qu’au cours des dix dernières années, les grandes entreprises pharmaceutiques ont versé plus de dividendes aux actionnaires qu’elles n’ont investi dans la recherche et le développement de vaccins.

    Le développement de la première génération de vaccins sera accueilli par beaucoup avec soulagement, mais il y a de nombreux obstacles à surmonter, tels que la réfrigération mobile et l’accès à une électricité fiable. Des questions restent également entières concernant la durée de l’immunité fournie, les effets secondaires possibles et la possibilité de mutation du virus. Un certain scepticisme existe au sujet des vaccins en raison des échecs répétés des classes dirigeantes dans la lutte contre le virus, du secret et de la méfiance envers les hommes et femmes politiques dévoués aux intérêts des entreprises. L’Organisation mondiale de la santé considère “l’hésitation à se faire vacciner” comme l’une des dix principales menaces sanitaires mondiales.

    Le coronavirus a aggravé une dépression économique déjà en cours

    Ce qui restera dans l’histoire comme la crise économique du coronavirus a plongé l’économie mondiale, en quelques semaines, dans une dépression similaire à celle qui a mis des années à se développer lors de la Grande Dépression des années 1930.

    Suite à la mise en place de mesures de confinement dans le monde entier depuis mars 2020, au cours du 2e trimestre 2020, le PIB réel de la zone OCDE a chuté de 9,8 % selon les estimations, ce qui est nettement plus que la chute de 2,3 % enregistrée au premier trimestre 2009, au plus fort de la crise financière. Le PIB a baissé de 20,4 % au Royaume-Uni, de 13,8 % en France, de 12,4 % en Italie et en Allemagne. Dans l’ensemble de la zone euro et dans l’Union européenne, il a baissé respectivement de 12,1 % et 11,7 %, après des baisses de 3,6 % et 3,2 % au trimestre précédent. Aux États-Unis, il a baissé de 9,5 % et au Japon de 7,8 %.

    Après un tel quasi-arrêt, il est logique qu’une fois que les économies ont commencé à rouvrir, il y ait eu un rebond significatif au troisième trimestre avec une croissance du PIB de 7 % aux États-Unis, 8 % en Allemagne, 16 % au Royaume-Uni et 18 % en France. Cela a ravivé l’espoir que la récession serait en forme de “V” (c’est-à-dire suivie d’une reprise rapide) et que la prédiction de l’économiste en chef du FMI, Gina Gopinath, selon laquelle la période de reprise après la crise serait “longue, inégale et incertaine”, se serait avérée fausse.

    Le rebond s’est avéré de courte durée puisque le virus a refait surface. Mais même avant les deuxièmes vagues, le FMI avait déjà prédit une chute du PIB mondial de 4,4 % en 2020, un record. Il avait alors estimé que les économies avancées se seraient contractée de 4,7% d’ici fin 2021 par rapport à leurs estimations de début 2020, et de 8,1 % pour les économies émergentes. Les coronavirus et les confinements, s’ils ont eu un impact extrême, n’ont pas causé mais plutôt déclenché une aggravation dramatique de la dépression économique qui se développait déjà. Aucun des problèmes préexistants n’a été résolu depuis, tous se sont aggravés.

    La croissance de la productivité, principale mesure de la performance d’un système économique, est en déclin depuis de nombreuses décennies. Mesurée par la croissance du PIB mondial par personne employée, elle est passée de 3,2 % en 1970 à 1,2 % au début des années 1980, puis a remonté à 2,5 % au début des années 2000 avec l’intensification de l’exploitation et l’ouverture de nouvelles régions à l’exploitation capitaliste, avant de redescendre régulièrement pour atteindre 1,5 % en 2019.

    Dans les pays capitalistes avancés, à l’exception des États-Unis, la croissance du PIB par personne employée est passée de 4 % en 1970 à 2 % au début des années 1980, puis a stagné pendant 15 ans avant de redescendre régulièrement à 0,8 %. Les États-Unis ont suivi une courbe inverse : d’un creux de 1,3 % en 1970 à un pic de 2 % en 2000, ils ont depuis rejoint la même courbe descendante. Au niveau mondial, l’augmentation de l’efficacité de la production entre 2007 et 2014 n’a été que d’environ un quart de celle enregistrée entre 1999 et 2006 ! Cette situation comprime les profits, sape les investissements dans la production réelle, menace la croissance économique, la création d’emplois et le niveau de vie. En outre, toutes les prévisions indiquent une nouvelle érosion à long terme.

    Le rapport sur la richesse mondiale en 2020 du Crédit Suisse a confirmé que les inégalités, déjà à un niveau historique, ont rapidement augmenté. On estime désormais que le 1% des ménages les plus riches possède 43% de l’ensemble de la richesse personnelle mondiale, dont 25% sont détenus par les 175.000 ménages ultra-riches – le 0,1% ! Les 50 % les plus pauvres possèdent 1 % de la richesse mondiale, les 90 % les plus pauvres 11 %. Le FMI et la Banque mondiale estiment qu’entre 90 et 150 millions de personnes dans le monde vont tomber dans l’extrême pauvreté, faisant passer de 8,4 à 9,1 % la part de la population mondiale vivant avec moins de 1,90 $ par jour.

    La colossale montagne de dette s’agrandit

    Depuis plus d’une décennie, l’économie mondiale est également en proie au piège de la dette. Il y a plus de dix ans, la Chine a pu lancer un gigantesque plan de relance qui a contribué à amortir les effets de la Grande Récession à l’échelle mondiale. C’est en partie grâce à cela que la Chine a accumulé une dette telle qu’elle n’est plus en mesure de répéter une intervention de cette ampleur. Selon l’Institute of International Finance (IIF), la dette mondiale totale – publique, entreprise et ménages confondus – a augmenté de 15.000 milliards de dollars en 2020. Entre 2016 et 2020, elle a augmenté de 52.000 milliards de dollars, contre 6.000 milliards de dollars entre 2012 et 2016. Au début de 2020, la dette mondiale atteignait 320 % du PIB mondial et se situe maintenant à 365%.

    En réponse à la Grande Récession de 2008/09, les banques centrales, créées à l’origine pour contrer les liquidités excessives et éviter une inflation incontrôlable, ont injecté de vastes sommes d’argent dans l’économie. En conséquence, leurs bilans ont explosé, la FED (États-Unis) passant d’une moyenne historique de 4 à 6 % du PIB américain à 22 %. Les tentatives de réduction substantielle de cette moyenne ont échoué en raison de la faiblesse de la croissance post-récession. En janvier 2020, elle s’élevait encore à 4,2 billions de dollars, soit 19 % du PIB américain, mais la dépression « coronavirus » est ensuite arrivée. Déjà avant la pandémie, les économistes avaient mis en garde contre l’endettement excessif des entreprises. Fin 2019, près de 20 % des entreprises américaines étaient considérées comme des « entreprises zombies », maintenues en vie par des prêts dont elles ne peuvent pas assurer le remboursement. Leur effondrement provoquerait une réaction en chaîne imparable ainsi qu’un krach financier.

    La FED n’a donc pas eu d’autre choix que d’intervenir à nouveau et, en juin, son solde atteignait 7,2 billions de dollars, soit 33 % du PIB américain. En novembre, elle avait déjà atteint 7,2 billions de dollars, soit 33 % du PIB américain. Les banques centrales du monde entier avaient injecté pas moins de 8 700 milliards de dollars dans l’économie et continuent à en faire plus. Cela explique pourquoi les marchés boursiers, après des chutes record fin février et début mars, ont rebondi pour atteindre de nouveaux niveaux records. Mais la menace d’un effondrement financier n’a pas du tout disparu. On estime que lorsque les mesures spéciales liées au Covid seront retirées, un nombre record de ces sociétés zombies ainsi qu’un nombre encore plus important de sociétés qui étaient viables jusqu’avant la pandémie, feront faillite. Les économistes cherchent désespérément une issue.

    Certains défendent l’illusion qu’il est possible de se sortir de l’endettement sans même avoir besoin de dégager un excédent budgétaire. “Tant que les taux d’intérêt restent inférieurs à la croissance économique nominale”, comme si cela était concevable lorsque les grandes économies chercheront à attirer des flux de capitaux supplémentaires ou – à un stade ultérieur – à lutter contre l’inflation. D’autres défendent des variantes de la “théorie monétaire moderne”, à savoir que les gouvernements créent de la monnaie sans limite à partir de rien, soutenus par les banques centrales qui gonflent leurs bilans à des taux d’intérêt de 0 %, soit pour une période indéterminée, soit pour une très longue période (environ 100 ans). Il s’agirait d’une méga version moderne de la « planche à billets » qui, tôt ou tard, déclencherait une forte inflation et balancerait sur liste noire des devises soupçonnées de ne pas refléter la valeur réelle des biens et des services.

    Le commerce mondial

    Une des caractéristiques du capitalisme énormément renforcée pendant la période de mondialisation capitaliste est la division internationale du travail et, donc, le commerce international. En pourcentage du PIB mondial, la valeur du commerce mondial des biens et des services a augmenté régulièrement, passant de 19 % en 1984 à un pic de 31 % en 2008. Mais s’il est impossible de revenir simplement sur le passé, les systèmes en déliquescence ont tendance à bloquer, voire à inverser les évolutions objectives. Pendant un certain nombre d’années avant la crise actuelle, le commerce mondial est devenu un fardeau pour la production mondiale et, en tant que part du PIB mondial, il a stagné sous son pic de 2008. En 2020, le commerce mondial devrait encore se contracter de 10,4 %, une tendance qui ne sera pas totalement inversée par un inévitable rebondissement partiel en 2021.

    D’autres statistiques vont dans le même sens. Les créances bancaires transfrontalières mondiales n’ont cessé d’augmenter jusqu’en 2008, pour atteindre 60 % du PIB mondial, mais elles ont ensuite fortement chuté et représentaient 40 % du PIB mondial en mars 2019. La libre circulation des capitaux a également diminué. En 2017, le total des flux de capitaux mondiaux en pourcentage du PIB mondial a été réduit à un tiers de son niveau record de 2007. On estime que sa principale composante, l’investissement direct étranger, a diminué jusqu’à 40 % en 2020 et devrait encore se contracter de 5 à 10 % en 2021.

    Le degré de financiarisation, mesuré par la capitalisation boursière mondiale, a augmenté régulièrement, passant de 27 milliards de dollars en 1975 à 816 milliards de dollars en 2007, mais il a stagné depuis. En 2019, il était tombé à 632 milliards de dollars. Les recettes mondiales des privatisations sont passées d’environ 40 milliards de dollars par an en 1988 à environ 170 milliards de dollars en 2000, principalement en raison des privatisations en Europe de l’Est. Cela a ensuite oscillé entre 40 et 120 milliards de dollars par an jusqu’en 2008, puis cela est remonté à 200 milliards de dollars en raison de la revente de banques rachetées par les gouvernements pendant la crise financière ainsi que de vastes programmes de privatisations en Chine, et dans une moindre mesure en Russie et en Inde. Ailleurs, les privatisations se sont cependant enlisées.

    À l’ère du désordre

    Tout cela montre que l’ère du néolibéralisme s’est essoufflée depuis plus d’une décennie. La dépression « coronavirus » lui a porté un nouveau coup, peut-être fatal. Cela ne signifie pas que certaines politiques, à tort ou à raison, identifiées au néolibéralisme, ne continueront pas. L’austérité va se poursuivre, tout comme les tentatives de privatisation et, sans aucun doute, la poursuite de la déréglementation du marché de l’emploi. Mais cela se fera à l’échelle nationale ou régionale, les gouvernements s’écartant plus fréquemment des “règles” internationales, intervenant directement pour défendre les intérêts de leur propre classe capitaliste nationale ou faisant même des concessions limitées face à la résistance de masse, une fois que la répression aura échoué.

    Alors que le néolibéralisme se heurte à un mur, nous entrons dans une nouvelle ère d’instabilité. Dans une de ses études, la Deutsche Bank qualifie cela “d’ère du désordre”, ce qui indique une polarisation accrue, à gauche et à droite, ainsi que des tensions inter-impérialistes croissantes. Bien que parfois indirectement, ces tensions seront liées à la nouvelle guerre froide entre les impérialismes américain et chinois, qui est désormais le facteur prépondérant dans la politique et l’économie mondiales.

    Alors que la présidence Biden bénéficiera peut-être d’une certaine lune de miel aux Etats-Unis après la désastreuse époque de Trump, ses faux appels à l’unité se heurteront bientôt aux profondes contradictions qui ravagent la société américaine et qui continueront à alimenter la polarisation. Sur le plan international, on peut s’attendre à ce que la nouvelle administration américaine parle un langage plus réfléchi, moins provocateur et plus prévenant, et qu’elle relance probablement certains des engagements internationaux les plus symboliques comme l’accord de Paris sur le climat ou l’engagement des États-Unis dans l’OMS. Mais si l’image de marque pourrait changer, le contenu restera globalement le même et continuera à se développer.

    Il y aura des caractéristiques contradictoires, surtout si nous entrons dans une période de transition où l’ancien meurt alors que le neuf n’est pas encore né. Toutefois, la tendance dominante de cette nouvelle ère sera l’augmentation des tensions, avec des guerres tarifaires, monétaires et commerciales, qui se transforment parfois en guerres par procuration et peut-être même en guerre froide qui devient parfois chaude, bien qu’à une échelle limitée, comme nous l’avons vu lors des affrontements à la frontière entre l’Inde et la Chine l’année dernière.

    Contrairement à ce que beaucoup peuvent penser, la révolution commence généralement au sommet, lorsque les désaccords publics expriment l’incapacité de l’élite dirigeante à proposer une voie d’avenir de manière crédible. Toute cette situation va pousser les classes dirigeantes à introduire plus de répression, renforcer les forces populistes d’extrême droite ainsi que le chauvinisme national. Mais elle alimentera également le sentiment croissant parmi les jeunes, les travailleurs et les opprimés que “nous n’en pouvons plus”.

    Les mouvements se développent rapidement

    On se serait attendu à ce qu’une dépression aussi soudaine et profonde puisse paralyser les travailleurs et les jeunes. Après tout, selon l’Organisation internationale du travail (OIT), plus d’un demi-milliard d’emplois équivalents temps plein ont été perdus au cours du seul deuxième trimestre 2020. Cette dévastation est concentrée parmi les travailleurs les plus vulnérables, les travailleurs à bas salaires, les travailleurs migrants et les travailleurs du secteur informel. Les femmes, qui représentent 39 % de la main-d’œuvre mondiale, subissent 54 % des pertes d’emploi.

    Les statistiques officielles du chômage sous-estiment l’ampleur réelle de la catastrophe. Dans l’ensemble de l’OCDE et des économies émergentes, quelque 30 millions de “travailleurs découragés” (qui ne recherchent plus activement un emploi) n’apparaissent pas dans les statistiques officielles. En Chine, la plupart des chômeurs sont des migrants internes qui ne figurent pas non plus dans les statistiques officielles. Selon des rapports indépendants crédibles, 50 millions de ces travailleurs migrants sont toujours sans emploi malgré le soi-disant rebond économique de la Chine.

    Mais au lieu d’une paralysie, nous avons vu des mouvements se développer, même sous des restrictions de confinement, sur toute une série de questions telles que l’oppression raciale, sexuelle ou nationale, les questions environnementales, la corruption, les élections truquées, la législation répressive et bien sûr la privation sociale, l’austérité et l’état lamentable des soins de santé, de l’enseignement et d’autres services essentiels. Ces mouvements ont partiellement ressuscité la vague de révolte qui a secoué le monde en 2019. Bien qu’il y ait des faiblesses évidentes en termes d’organisation, de programme et de direction, ces mouvements étaient généralement massifs et bénéficiaient d’un large soutien public. Ils se sont également caractérisés par un degré frappant de courage, de détermination et de ténacité, un sens impressionnant de l’internationalisme et de l’unité par delà la couleur de peau, le genre et la nationalité, et étaient présents sur tous les continents. Le mouvement de Hong Kong a finalement été vaincu, d’autres mouvements ont connu un certain épuisement, mais certains mouvements ont également obtenu des victoires impressionnantes qui stimuleront d’autres développements.

    En général, ces mouvements ont mis en évidence la base sociale très mince des élites dirigeantes qui tend à se réduire encore plus à mesure que la crise se développe. L’un des effets secondaires de la crise a été un bond gigantesque dans la concentration du capital. Une part importante des pertes d’emplois est concentrée dans les petites entreprises. L’OIT estime qu’environ 436 millions de petites entreprises dans le monde sont menacées. Cela alimente déjà la radicalisation des classes moyennes, dont un partie subira des conditions similaires à celles des couches les plus pauvres de la classe ouvrière. Bien sûr, en son sein, certains, comme c’est le cas d’une couche plus aliénée de travailleurs, traduiront leur colère en une sorte de soutien au populisme de droite, mais d’autres rejoindront les rangs de la résistance de la classe ouvrière. En tant que base sociale de l’élite dirigeante, les classes moyennes deviendront un facteur beaucoup moins fiable.

    De l’orthodoxie fiscale à l’activisme fiscal

    Quelle a été la réaction générale des élites dirigeantes à cette crise jusqu’à présent ? Les banques centrales sont intervenues avec des injections monétaires représentant environ 10 % du PIB mondial. Mais il ne s’agissait que d’une intervention économique “d’urgence” immédiate. Il en faut davantage pour sauver le système d’un effondrement total et éviter la révolte sociale. L’establishment a compris qu’il s’agissait de la mesure la plus proche d’une situation de guerre. “D’abord vous vous inquiétez de la guerre, ensuite vous trouvez comment la payer”, a déclaré Carmen Reinhart, ancienne partisane de la ligne dure fiscale, aujourd’hui économiste en chef de la Banque mondiale. Sur le déficit budgétaire record de 3,13 billions de dollars américains, le président de la Fed, M. Powell, a déclaré que “ce n’est pas le moment de donner la priorité à ces préoccupations”. La présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, a déclaré : “Il est clair que le soutien budgétaire et le soutien monétaire doivent rester en place aussi longtemps que nécessaire et qu’il faut éviter les effets de falaise”. La majorité des économistes, journalistes, politiciens, etc. se rallient à des déclarations similaires.

    Le dogme de l’orthodoxie fiscale a été jeté par la fenêtre et remplacé par l’activisme fiscal. En décembre, des mesures de relance budgétaire d’un montant de 13.500 milliards de dollars, soit 15 % du PIB mondial, avaient été lancées, ce qui est 4 à 5 fois plus que pendant la Grande Récession de 2008/09.

    Dans les pays capitalistes avancés, cela représente 1.365 dollars par habitant, dans les pays en développement, 76 dollars par habitant et dans les pays les plus pauvres, 18 dollars par habitant. Fin octobre 2020, le Japon avait injecté des stimulants fiscaux représentant 21 % de son PIB, les États-Unis 13,2 % (avant que le dernier paquet de mesures ne soit adopté), l’Allemagne 8,9 %, mais aussi le Brésil 12 %, l’Inde 6,9 %, l’Argentine 6 % ou l’Indonésie 4,3 %. D’autres injections sont en cours de discussion et devraient être approuvées.

    Cette politique sera-t-elle de courte durée ? Le néolibéralisme reprendra-t-il bientôt après une brève interruption, comme ce fut le cas au lendemain de la Grande Récession ? Cette dépression ne représente pas un simple nid de poule sur la route, il s’agit du résultat d’une crise organique qui a mûri pendant une longue période. Elle est due au fait que les forces productives ont depuis longtemps dépassé le mode de production capitaliste et les rapports de propriété, qui sont passés d’un frein relatif au développement à une entrave absolue. Le développement productif a atteint depuis longtemps un stade qui exige une planification démocratique, une coopération internationale et un échange de connaissances ainsi qu’un contrôle et une propriété publics des ressources, mais cela se heurte à la soif de profit du système.

    En outre, cette crise est également fortement liée à l’affaiblissement de l’impérialisme américain qui, tout en restant la puissance dominante, est de plus en plus contesté, notamment par l’impérialisme chinois.

    Tout cela rend très improbable une renaissance de l’ère néolibérale. Cela exigerait soit une victoire majeure de l’impérialisme américain, soit un retour à la politique d’”engagement” avec la Chine qui a commencé avec la visite de Nixon en 1972 et a conduit à l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2000. Tous deux semblent extrêmement improbables et exigeraient également une explosion sociale en Chine qui créerait ses propres complications. Cela exigerait également une répression importante de la classe ouvrière, réduisant les droits des travailleurs et les conditions de travail et de vie à un niveau tel que la rentabilité productive pourrait être au moins partiellement restaurée. Cela exigerait de grandes batailles de classe, qui ne sont pas exclues, tout comme ne le sont pas les défaites pour la classe ouvrière, surtout avec le manque actuel de programme et d’organisation adéquats en raison du manque d’une direction capable de faire face aux défis et tâches à venir. Mais en même temps, les élites dirigeantes savent que ce ne serait pas une tâche facile et, pour l’instant, elles manquent de confiance et de force pour le faire rapidement, c’est pourquoi à ce stade, ce n’est pas la pensée dominante dans les sphères dirigeantes.

    Ainsi, alors que nous assisterons à des rebondissements, que la politique d’activisme fiscal sera mise en œuvre de différentes manières dans différents pays et régions du monde, la tendance dominante dans l’économie mondiale sera à une plus grande intervention de l’État – politiquement et financièrement – avec moins de poids donné au dogme “néolibéral” classique de réduction des déficits.

    Ni le FMI ni aucune autre grande institution internationale, ni les principaux faiseurs d’opinion à ce stade ne plaident pour un abandon rapide du soutien budgétaire. Ce n’est ni réaliste, ni souhaitable. Tout comme la Grande Dépression des années 1930 ou la “crise pétrolière” de 73-75, cette dépression montre que la politique dominante des dernières décennies a atteint ses limites. Sa poursuite ne fera qu’aggraver la catastrophe. Comme d’habitude, l’État est appelé à sauver le système, puis à le sauver par la réforme, ou dans le langage du FMI “pour aider aux ajustements”. Mais ceux-ci seront immenses. L’issue de tout cela sera principalement décidée par la lutte des classes.

    La voie à suivre n’est pas de sauver le capitalisme, mais de le renverser

    Tout cela représente un changement majeur, un changement tectonique dans les politiques économiques des capitalistes, auquel nous devons faire face afin de nous préparer aux luttes de classes à venir. À bien des égards, la situation à laquelle nous sommes confrontés est unique, mais une pierre angulaire de la méthode marxiste consiste à s’enquérir des lois du développement à l’œuvre dans l’histoire de l’humanité afin de mieux comprendre les processus qui se développent. Le parallèle le plus proche de la situation réelle est la période qui englobe la Grande Dépression des années 1930. Tout comme la dépression actuelle, la Grande Dépression des années 1930 a montré que la politique capitaliste du “laissez-faire”, alors dominante, ne fonctionnait plus. L’idée d’Adam Smith, selon laquelle l’intérêt général est mieux servi lorsque chacun poursuit son propre intérêt, s’est heurtée à un mur de briques. Afin de sauver le système, Keynes a favorisé une nouvelle approche anticyclique : les gouvernements devraient dépenser pour sortir des récessions et se retirer lorsque la reprise s’installe.

    Roosevelt l’a appliquée avec hésitation aux États-Unis, en visant à sauver le capitalisme. Cela a échoué, non pas parce qu’il n’en a pas fait assez, mais parce qu’aucune des causes sous-jacentes de la Grande Dépression n’avait été traitée. C’est la menace croissante de la révolution, la seconde guerre mondiale et sa destruction, son issue et le rapport de forces qui en a découlé, qui a poussé le processus bien au-delà de ce que Keynes avait lui-même jamais envisagé. Cela a conduit à ce que les États-providence – dans les pays capitalistes avancés et à quelques exceptions près dans le monde néocolonial – évitent à nouveau la révolution. Il s’agissait d’une situation exceptionnelle, le résultat de la conjonction de plusieurs facteurs pour lesquels il n’existe absolument aucune base matérielle aujourd’hui. Ce chapitre est clos, car depuis la crise “pétrolière” de 1973-75, la stagflation et la baisse des taux de profit ont fait au keynésianisme d’après-guerre ce que la Grande Dépression des années 30 avait fait au “laissez-faire”.

    Le néolibéralisme lui-même n’est pas entré en scène tout prêt. Il a commencé comme une expérience monétariste au Chili après le coup d’État de Pinochet en 1973. Ailleurs, il a fallu de grandes luttes de classes sur une période de 5 à 10 ans avant que la classe dirigeante ne gagne la confiance et la force nécessaires pour l’imposer comme sa politique principale.

    En substance, le monétarisme considère la masse monétaire, et non la politique fiscale, comme le principal outil de régulation économique, garanti par des banques centrales indépendantes des gouvernements élus. Il considère que l’intervention politique dans l’économie est soumise à des pressions en faveur de l’égalité des revenus et des richesses au détriment de “l’efficacité économique”. Le néolibéralisme a pris forme au fur et à mesure que la déréglementation, la financiarisation, la libéralisation et la privatisation se sont accélérées. Il a été renforcé par l’expansion du processus de mondialisation après l’effondrement du stalinisme. Bien qu’il soit possible de mettre en évidence certaines caractéristiques spécifiques, le néolibéralisme ne doit pas être considéré comme un ensemble de règles fixes, mais comme les politiques telles qu’elles ont évolué au cours d’une période historique.

    Le changement de politique appliqué aujourd’hui présente des similitudes avec les méthodes de type keynésien et l’intervention de l’État telles qu’elles étaient appliquées dans les années 1930. Bien que toutes les comparaisons soient imparfaites et qu’un examen plus attentif révèle de nombreuses différences, il y a néanmoins des leçons importantes à tirer. Roosevelt a combiné l’augmentation des dépenses sociales, les travaux d’infrastructure et la création d’emplois. Cela a conduit les dirigeants syndicaux ainsi que les dirigeants du Parti Communiste, qui avait alors une influence considérable, à se rallier à lui. Ces derniers avaient remarqué le changement de politiques, mais au lieu d’exposer que celles-ci visaient à sauver le système, ils ont partagé et répandu des illusions. Aucune des mesures temporaires de Roosevelt ne résolvait les problèmes sous-jacents de l’économie, et elles étaient combinées à une répression brutale des luttes des travailleurs. Aujourd’hui également, nous devons avertir que le changement de politique par rapport au néolibéralisme ne signifie pas qu’il n’y aura pas de tentatives pour déplacer le fardeau de la crise sur les travailleurs, mais que cela prendra la forme d’une austérité nationale au lieu d’un régime international.

    Dans son programme de transition, Trotsky a souligné que le “New Deal” n’était possible que dans un pays où la bourgeoisie réussissait à accumuler des richesses incalculables. Dans de nombreux pays pauvres, on ne peut aujourd’hui rien imaginer de tel. Et pourtant, dans certains d’entre eux, on fait des entorses plus limitées au livre de cuisine néo-libéral. En Inde, le nouveau plan de relance de Modi en octobre visant à stimuler la demande des consommateurs et les dépenses publiques supplémentaires pour les projets d’infrastructure en est un exemple, de même que le plan d’aide d’urgence mensuel du gouvernement brésilien qui a permis de verser des paiements en espèces à 67 millions de familles pauvres depuis avril.

    Ces exceptions limitées seront de courte durée et feront bientôt place à des difficultés insupportables si la classe ouvrière ne mène pas de féroces luttes. Mais même lorsque des concessions sont accordées, tout en soutenant avec enthousiasme toute lutte pour la réforme, nous ne pouvons pas nous permettre de partager les illusions inévitables qui en découleront. Nous ferons remarquer que le système capitaliste est usé et que tant qu’il existera, quelle que soit la politique appliquée, il profitera toujours aux riches aux dépens des pauvres. Alternative Socialiste Internationale (ASI, dont le PSL/LSP est la section belge) se joindra aux mouvements à venir et aidera à les construire et à les renforcer en démontrant la pertinence de nos méthodes marxistes et en expliquant patiemment, mais fermement, notre programme pour le renversement du capitalisme et une transformation socialiste de la société.

  • 1960-61: Retour sur la «grève du siècle»

    C’était il y a tout juste 60 ans… Un appel à la grève lancé le 20 décembre dans les services publics contre la “Loi unique” avait été saisi par la base pour donner naissance à un combat historique. Le 21 décembre 1960, c’est toute la Belgique qui était paralysée par la grève générale. Un combat historique commençait alors. Le dossier ci-dessous, initialement publié à l’occasion du 50e anniversaire de l’événement, revient sur ce combat et sur les leçons à en tirer pour aujourd’hui.

    Par Nicolas Croes, sur base du livre de Gustave Dache

    Ces cinq semaines d’un combat implacable, mené en plein hiver, constituent rien de moins que Evènement le plus grandiose à ce jour de l’histoire des luttes de la classe ouvrière belge. A la base de ce conflit qui a puissamment ébranlé les fondations du système capitaliste, se trouvait un plan d’austérité particulièrement brutal, la Loi Unique. A l’heure où les plans d’austérité pleuvent sur les travailleurs partout en Europe et ailleurs, à l’heure où reviennent à l’avant-plan les grèves générales (voir notre dossier du mois dernier), les leçons à tirer de ce conflit sont inestimables.

    LE CONTEXTE

    A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’appareil de production de la bourgeoisie belge était quasiment intact, un énorme avantage pour une économie belge basée sur l’exportation face à des économies voisines à reconstruire. La machine économique belge tournait donc à plein rendement mais, face au développement progressif de nouvelles industries à l’étranger, cet avantage a progressivement disparu.

    De plus, la bourgeoisie belge avait délibérément négligé des branches industrielles qui s’étaient récemment développées, comme la chimie ou encore l’électronique, pour conserver une structure industrielle basée sur l’industrie lourde (sidérurgie, extraction de charbon,…). Plutôt que d’investir dans leur appareil de production, les capitalistes belges investissaient leurs profits en banque. Disposant d’un très puissant capital financier, la Belgique était alors qualifiée de ‘‘banquier de l’Europe’’. Cette fonction de banquier a toutefois été fondamentalement remise en question par la crise de l’industrie. A cela s’ajoutait encore le coût de la perte du Congo, devenu indépendant le 30 juin 1960.

    Pour assurer ses profits, la classe capitaliste belge devait donc prendre des mesures radicales. Comme toujours, c’est aux travailleurs et à leurs familles que l’on a voulu faire payer la crise avec les mesures d’austérité de la Loi Unique. Mais la prudence s’imposait. Un certain climat de lutte régnait à ce moment, et la grève générale insurrectionnelle de 1950 concernant la Question Royale (le retour du roi Léopold III) n’était pas encore oubliée… C’est pour cette raison que le gouvernement avait choisi de commencer la discussion au Parlement sur la Loi Unique le 20 décembre, en comptant sur les préparatifs des fêtes de fin d’année afin d’affaiblir la mobilisation des travailleurs.

    De leur côté, la direction du Parti Socialiste Belge et de la FGTB comptaient également sur cette période pour éviter de prendre l’initiative et déclencher les hostilités. Les bureaucrates du PSB et de la FGTB étaient pris entre deux feux. Une défaite significative des travailleurs aurait signifié que la bourgeoisie aurait sérieusement commencé à s’en prendre à ses positions et à ses privilèges, mais une victoire de la classe ouvrière était tout aussi menaçante pour ces mêmes privilèges.

    La direction du PSB avait déjà démontré à plusieurs reprises sa servilité à la ‘raison d’Etat’. Quand s’était déroulée la grève des métallurgistes de 1957, le ‘socialiste’ Achille Van Acker, alors premier ministre, n’avait pas hésité à la réprimer. Cependant, la très forte base ouvrière active en son sein forçait la direction du PSB à imprimer des accents plus radicaux à sa politique. Début octobre 1960, le PSB a donc pris l’initiative de mener campagne dans tout le pays au sujet de la Loi Unique. C’était l’Opération Vérité, dont le but était d’assurer qu’une fois la Loi votée et appliquée, la colère et le mécontentement des travailleurs se traduisent en soutien électoral. Partout, l’assistance était nombreuse et les salles souvent trop petites. Ce n’était pas son objectif premier, mais cette campagne aura joué un effet non négligeable dans la préparation de la bataille de l’hiver 60-61.

    Au niveau syndical, les directions voulaient elles aussi éviter la grève générale et une lutte dont elles pouvaient perdre le contrôle. La Centrale Syndicale Chrétienne, proche du PSC au pouvoir, a dès le début freiné la contestation de tout son poids. Au cours de la grève générale pourtant, de très nombreux militants de la CSC, tant au nord qu’au sud du pays, ont rejoint la lutte.

    Au syndicat socialiste, différentes ailes s’affrontaient, ce qui s’est exprimé lors du Comité National Elargi du 16 décembre 1960. La gauche syndicale groupée autour d’André Renard y avait proposé de voter pour un plan comprenant une série de manifestations allant vers une grève générale de 24 heures le 15 janvier 1961 (soit après le vote de la Loi Unique, beaucoup trop tard). De son côté, la droite proposait de simplement organiser une journée nationale d’action quelque part en janvier 1961. Au final, la gauche syndicale a reçu 475.823 voix, la droite 496.487. Mais, en moins de quatre jours, ces deux positions ont complètement été dépassées par l’action de la base.

    LA BATAILLE COMMENCE – L’APPAREIL SYNDICAL EST DÉBORDÉ

    Les services publics étaient particulièrement touchés par la Loi Unique et, le 12 décembre, la Centrale Générale des Services Publics de la FGTB avait appelé au déclenchement d’une grève générale illimitée pour le matin du 20 décembre.

    Dans tout le pays, la grève des services publics a très bien été suivie. A Gand, par exemple, les ouvriers communaux ont bloqué la régie de l’électricité, privant de courant le port et toute la région. Des milliers de syndiqués chrétiens ont rejoint le mouvement, contre l’avis de leurs dirigeants. Dès ses premières heures, le mouvement n’est pas resté limité au service public, de nombreuses grosses entreprises ont été mises à l’arrêt. Souvent, les travailleurs ont dû menacer leurs délégués, qui tentaient d’appliquer les consignes des sommets syndicaux.

    En quelques heures, l’action spontanée des travailleurs a ébranlé tout le système capitaliste et surpris ses agents dans le mouvement ouvrier. Le lendemain, désolé, le secrétaire général de la FGTB Louis Major (également député socialiste) s’est lamentablement excusé à la Chambre en disant : ‘‘Nous avons essayé, Monsieur le premier ministre, par tous les moyens, même avec l’aide des patrons, de limiter la grève à un secteur professionnel.’’

    Le 21 décembre, tout le pays était paralysé. Ce jour-là, on pouvait lire dans La Cité: ‘‘on signale qu’en plusieurs endroits, les dirigeants de la FGTB euxmêmes auraient été pris de court (…) Il semble bien qu’en certains endroits du moins, le contrôle du mouvement échappe à la direction de la FGTB.’’ Pour pallier au manque de direction, les travailleurs se sont petit à petit organisés avec des comités de grève, qui ont commencé à se coordonner. Voilà très précisément ce que craignait le plus la direction syndicale : qu’une nouvelle direction réellement basée sur la lutte collective des travailleurs se substitue à elle. La droite de la FGT B nationale, qui s’était opposée par tous les moyens à la grève générale, s’est déchargée de ses responsabilités sur les régionales en leur laissant le choix de partir ou non en grève.

    Ainsi, ce n’est qu’après que la grève générale ait été effective dans tout le pays que les régionales ont lancé un mot d’ordre de grève générale et tenté de dissoudre ou de récupérer les comités de grève (qui contrôlaient 40% de la région de Charleroi par exemple).

    TRAVAILLEURS FRANCOPHONES ET FLAMANDS UNIS DANS LA LUTTE

    La grève s’est étendue partout, les débrayages spontanés surgissant dans tout le pays. Les métallurgistes, les verriers, les mineurs, les cheminots, les dockers, etc. étaient tous en grève, toute la Wallonie était paralysée. En Flandre, le développement de la grève était plus lent et plus dur, mais bien réel. Des secteurs entiers y étaient en grève. D’ailleurs c’est en Flandre que s’est trouvée la seule entreprise à avoir été occupée par les grévistes lors de cette grève générale (la régie de l’électricité de Gand, du 20 au 30 décembre).

    Contrairement à ce que certains affirmeront par la suite, les travailleurs flamands ont largement démontré qu’ils étaient fermement engagés dans la lutte, malgré toutes les difficultés supplémentaires rencontrées dans une région où n’existaient pas de bassins industriels comparables à ceux de Charleroi ou de Liège, où le poids réactionnaire du clergé était plus important, où la CSC était dominante et où la direction de la FGTB était plus à droite.

    Dans ce cadre, la constitution sous la direction d’André Renard du Comité de coordination des régionales wallonnes de la FGTB, le 23 décembre, a représenté une véritable trahison. En plus d’être une manoeuvre destinée à assurer que la direction de la lutte n’échappe pas à l’appareil de la FGTB en faveur des comités de grève, la formation de ce Comité a divisé les forces de la classe ouvrière face à un gouvernement, des forces de répression et une bourgeoisie unie nationalement. Toujours à l’initiative d’André Renard, cette politique de division des travailleurs a été encore plus loin quand, au moment le plus critique de la lutte, la gauche syndicale a introduit la revendication du fédéralisme.

    LE DANGER DE LA RÉVOLUTION

    Au départ, il ne s’agissait que de la Loi Unique mais, très rapidement, c’est la question de la prise du pouvoir qui s’est posée. Il n’a pas fallu attendre longtemps avant que n’apparaissent dans les nombreux et massifs cortèges de manifestants des slogans revendiquant une Marche sur Bruxelles. Ce que les travailleurs entendaient avec cet appel, ce n’est pas une simple manifestation à Bruxelles, mais un rassemblement ouvrier massif dans la capitale pour une confrontation ouverte avec le régime.

    Ce mot d’ordre avait été décisif en 1950 lors de la grève générale sur la Question Royale. Le roi Léopold III avait abdiqué la veille de la tenue de cette Marche afin de désamorcer un mouvement qui n’aurait pas seulement fait basculer la monarchie, mais aurait également fait courir un grand péril au régime capitaliste lui-même. En 60-61, si les bureaucrates ont refusé d’organiser la Marche sur Bruxelles, c’est qu’ils comprenaient fort bien que ce mot d’ordre signifiait l’affrontement révolutionnaire des masses ouvrières et de l’Etat bourgeois.

    Face à l’ampleur du mouvement de grève, le gouvernement a réagi par l’intimidation, par de nombreuses arrestations arbitraires et par la violence des forces de l’ordre. Le gouvernement craignait que les grévistes ne parviennent spontanément à s’emparer des stocks d’armes et de munitions entreposées à la Fabrique Nationale, occupée militairement. L’armée a été envoyée renforcer la gendarmerie afin de surveiller les chemins de fer, les ponts, les grands centres, etc. Des troupes ont été rappelées d’Allemagne.

    Mais les forces de répression se déplaçaient lentement à cause des routes parsemées de clous, des rues dépavées ou encore des barrages. De plus, les troupes n’étaient pas sûres et subissaient la propagande des comités de grève les appelant à rejoindre la lutte. A certains endroits, les femmes de grévistes apportaient de la soupe et de la nourriture aux soldats. Le pouvoir bourgeois avait grand peur de cette fraternisation avec les grévistes.

    Les dirigeants syndicaux étaient systématiquement plus fortement hués lors des meetings de masse, car ils ne faisaient qu’inlassablement répéter en quoi la Loi Unique était néfaste alors que les travailleurs criaient ‘‘A Bruxelles ! A Bruxelles !’’ C’est dans ce cadre qu’il faut considérer les très nombreux actes de sabotage de cette grève générale. Ces actes ne sont que la conséquence de la frustration, de la colère et de l’impatience des travailleurs suite au refus des responsables de donner une perspective au mouvement.

    André Renard, le leader de l’aile gauche de la FGTB, a partout été réclamé pour prendre la parole. Sa rhétorique plus radicale correspondait mieux à l’état d’esprit des grévistes mais derrière son discours se cachait la volonté de ne faire qu’utiliser la force des travailleurs pour forcer la bourgeoisie à faire des concessions et non pour renverser le régime capitaliste. En cela, il a surestimé la marge de manoeuvre dont disposaient les capitalistes et a été forcé de trouver une voie de sortie honorable.

    LE FÉDÉRALISME : L’ÉNERGIE DES MASSES DÉTOURNÉE

    Le mouvement était placé devant un choix : la confrontation directe avec le régime capitaliste ou la retraite derrière un prétexte capable de sauver la face à une partie au moins de l’appareil syndical. C’est dans ce cadre qu’il faut voir l’appel au fédéralisme lancé par André Renard, un appel fatal à la grève générale. Le 31 décembre, le Comité de coordination des régionales wallonnes de la FGTB publiait un communiqué déclarant que la grève était essentiellement localisée en Wallonie, ce qui est faux. Alors que, partout, les travailleurs réclamaient des actions plus dures, le Comité a répondu en semblant prétendre que seule la Wallonie luttait.

    Le 3 janvier, André Renard s’est ouvertement prononcé contre une Marche sur Bruxelles. Le même jour, il a déclaré « Le peuple Wallon est mûr pour la bataille. Nous ne voulons plus que les cléricaux flamands nous imposent la loi. Le corps électoral socialiste représente 60 % des électeurs en Wallonie. Si demain le fédéralisme était instauré, nous pourrions avoir un gouvernement du peuple et pour le peuple. » (Le Soir du 4 janvier 1961) Le 5 janvier paraissait le premier numéro de l’hebdomadaire dirigé par André Renard, Combat. Son slogan de première page était : « La Wallonie en a assez. »

    Peu à peu, et sans consultation de la base, c’est ce mot d’ordre, une rupture de l’unité de front entre les travailleurs du pays, qui a été diffusé par l’appareil syndical. A ce moment, des dizaines de milliers de travailleurs flamands étaient encore en grève à Gand et Anvers, mais aussi dans des villes plus petites comme Bruges, Courtrai, Alost, Furnes,…

    Finalement, faute de mots d’ordre et de perspective, le mouvement s’est essoufflé. La grève s’est terminée le 23 janvier 1961.

    Cette défaite ne doit rien au génie ni à la force du patronat et de son gouvernement, mais tout à la trahison des dirigeants du PSB et de la FGTB, de droite comme de gauche, qui ont préféré la défaite à la poursuite de la lutte contre le capitalisme et pour une autre société.

    Comment la défaite aurait-elle pu être évitée ?

    Ce combat historique a été caractérisé par la gigantesque volonté d’en découdre de la part du mouvement ouvrier. Il n’a manqué qu’une chose pour que le mouvement aboutisse à sa conclusion logique, c’est-à- dire le renversement du régime capitaliste, il aurait fallu une direction réellement révolutionnaire aux masses en mouvement. Dans son Histoire de la révolution russe, Léon Trotsky (l’un des dirigeants de cette révolution avec Lénine) a expliqué que “Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur.” C’est exactement ce qui s’est produit ici, l’énergie des masses s’est volatilisée. Une organisation, même petite, aurait pu réaliser de grandes choses si elle était décidée à prendre ses responsabilités.

    Concrètement, cela aurait signifié d’appuyer sans réserve la constitution des comités de grève et d’appeler à un Congrès national des comités de grève – premier pas vers l’instauration d’un gouvernement ouvrier basé sur les comités de grève – tout en défendant un programme socialiste et révolutionnaire. Cela aurait signifié de vigoureusement dénoncer le refus des directions syndicales d’offrir une voie en avant et les manoeuvres telles que le fédéralisme. Cela aurait aussi signifié d’appuyer concrètement l’appel à la Marche sur Bruxelles. Hélas, cela, personne ne l’a fait. Le Parti Communiste Belge est ainsi essentiellement resté à la remorque du PSB et de la FGTB (il faut toutefois préciser que bon nombre de ses militants ont joué un rôle important dans les entreprises pour déclencher la grève).

    Un autre groupe de gauche radicale existait, au sein du PSB, groupé autour du journal La Gauche (Links en Flandre). Ce groupe était essentiellement dirigé par des militants se réclamant du trotskysme et dont la principale figure était Ernest Mandel. Ils prétendaient défendre une politique révolutionnaire, mais ses dirigeants étaient très fortement influencés par la pratique réformiste de la direction du PSB et des appareils bureaucratiques de la FGTB. Dans les faits, ce groupe a suivi la tendance d’André Renard, n’a pas dénoncé la création du Comité de coordination des régionale wallonnes, n’a pas appelé à la convocation d’un Congrès national des comité de grève et a limité son soutien à la Marche sur Bruxelles à de vagues propositions irréalistes. Concernant les propositions fédéralistes de Renard, La Gauche aurait dû réagir en opposant le renversement du gouvernement et de l’Etat bourgeois. A la place ne s’est manifesté qu’un silence complice.

    TÉMOIGNAGE D’UN OUVRIER DU RANG

    “La grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire de l’hiver 1960-61”

    Le PSL a publié le livre de Gustave Dache consacré à ces événements. L’auteur s’y est efforcé de tirer les leçons du conflit dans la perspective de préparer les générations actuelles de jeunes et de travailleurs aux luttes de masse à venir. Ce dossier est intégralement basé sur ces quelques 350 passionnantes pages d’expériences et d’enseignements, richement documentées. N’hésitez pas et passez commande à la rédaction de socialisme.be.

    ‘‘La grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire de l’hiver 1960-61’’, par Gustave Dache, éditions marxisme.be, 354 pages, 18 euros (frais de port inclus). 

  • 1932 : la révolte des mineurs

    Le déclin économique qui a suivi le krach boursier de 1929 aux États-Unis a aussi frappé la Belgique à partir de la seconde moitié de 1930. Les conséquences pour les familles ouvrières étaient désastreuses. En 1932, un ouvrier sur trois était totalement ou partiellement au chômage. Dans les mines, le chômage économique quelques jours par semaine était plus la règle que l’exception. Les taxes supplémentaires sur les produits de première nécessité et la hausse des loyers rendaient la vie de la classe ouvrière encore plus dure.

    Article de Geert Cool sur base d’un livre à paraître.

    De la paralysie à la lutte

    Au début, les travailleurs étaient paralysés. Leurs organisations n’avaient pas de réponse à la crise. En août 1930, le député Dejardin du Parti Ouvrier Belge (POB, précurseur du PS/S.pa) déclarait : « La classe ouvrière doit se préparer à une période très difficile, au cours de laquelle elle devra subir des baisses de salaire. Le mot d’ordre des travailleurs doit être : prudence, précaution et renforcement de l’organisation syndicale. Surtout, n’oubliez pas qu’en temps de crise, les grèves, et certainement les mouvements spontanés, sont plus dangereux pour la classe ouvrière que pour la classe capitaliste. »

    La bourgeoisie n’avait qu’une seule politique pour faire face à la crise : limiter les coûts pour les capitalistes et protéger son propre marché. Dans le même temps, les impôts indirects ont augmenté et les acquis sociaux imposé par la menace de la révolution après la Première Guerre mondiale ont été engloutis. Les dirigeants syndicaux et leurs collègues socialistes au Parlement n’avaient pas d’alternative : il fallait se résigner car la crise était à l’ordre du jour.

    Les travailleurs se sont d’abord limités à la défense individuelle : ils ont tenté de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour survivre à la crise. Mais après un certain temps la colère a éclaté. Au début de 1932, il y avait des manifestations spontanées et les premières grèves partielles. Au printemps et à l’été 1932, des actions ont été menées par des chômeurs. La situation est devenue explosive lorsque les bataillons lourds de la classe ouvrière sont partis en grève : les mineurs.

    Contre la direction réformiste

    La goutte qui a fait déborder le vase chez les mineurs a été une nouvelle baisse des salaires le 19 juin 1932. Des grèves ont spontanément éclaté. Les patrons ont essayé d’en profiter pour licencier des centaines de mineurs. Cela a conduit à une escalade et à une généralisation de la grève. Le 6 juillet, une grande partie du Hainaut était à l’arrêt, et le mouvement de grève a débordé vers d’autres régions. Tous les bassins miniers et une grande partie des autres secteurs industriels étaient en grève.

    Les mineurs ont développé leurs propres instruments pour organiser la grève. Réunions de grève improvisées, comités de grève, assemblées générales pour discuter des prochaines étapes de la lutte. Des barricades et des piquets de grève étaient érigés. Les femmes des mineurs y jouaient un rôle central. Des groupes de grévistes se rendaient à bicyclette vers d’autres charbonnages et usines, où leur arrivée suffisait à provoquer la grève.

    Les dirigeants syndicaux et le POB ont dû reconnaître la grève à contrecœur. Ils ne l’ont pas fait pour étendre la lutte et aller à la victoire, mais pour en prendre le contrôle pour mieux l’arrêter. Les parlementaires du POB ont une fois de plus déposé un projet de loi visant à nationaliser les mines, tout en sachant qu’il n’y avait de toute façon pas de majorité parlementaire pour faire passer ce projet. C’est ainsi que la direction du POB a tenté d’orienter le mouvement vers l‘arène parlementaire, plutôt que de renforcer le mouvement pour forcer la nationalisation par une mobilisation de la base.

    Les grévistes ont réalisé qu’ils seraient en meilleure position s’ils menaient le combat avec leurs syndicats. En même temps, les dirigeants syndicaux en ont profité pour s’emparer du mouvement. Là où les révolutionnaires de gauche, en particulier les trotskystes de l’opposition de Gauche Communiste (OGC), étaient présents, ils ont joué un rôle de pionnier pour élargir la grève. Au lieu de réunions générales par syndicat, ils organisèrent des assemblées ouvertes à tous.. Ce fut le cas à Gilly et à Châtelineau, dans la région de Charleroi, avec des dirigeants de grèves populaires comme Léon Lesoil. Lors de ces assemblées, le cahier de revendications et les actions futures étaient discutés. Les revendications principales étaient le retrait des baisses de salaires, la répartition du travail disponible, le contrôle du commerce, l’abaissement de l’âge de la retraite, la nationalisation des mines et des grandes entreprises.

    Unité

    Tout au long du mouvement de grève, l’unité s’est construite de bas en haut. Les femmes et les travailleurs immigrés ont joué un rôle actif, même si les dirigeants du POB étaient au départ très négatifs à l’égard des immigrés. Le député Piérard, par exemple, écrivit : “Les travailleurs étrangers ne sont pas aussi durs que les Borains. Nous comprenons certainement le besoin d’avoir de la pitié pour les étrangers qui viennent ici. Nous ne demandons pas que les malheureux Italiens qui sont ici en tant que réfugiés politiques soient renvoyés à la frontière. Mais pour ce qui est des autres ! Aussi internationalistes que nous soyons, nous demandons que nous pensions d’abord aux nôtres, sans travail et sans pain”. La CSC a notamment exigé la suppression progressive du travail des femmes mariées afin de faire de la place aux hommes sans emploi.

    Dès que la classe ouvrière s’est mobilisée, elle a compris clairement que les divisions entre hommes et femmes ou entre Belges et immigrés affaiblissaient le mouvement. Ce mouvement de grève a également été le premier à frapper dans tous les bassins miniers, y compris au Limbourg. Lorsque, début juillet, la Fédération des mineurs a défendu un accord proposant de renoncer aux étrangers non mariés, celui-ci a été rejeté de façon convaincante lors des assemblées générales des mineurs.

    Fin

    L’absence de perspectives de la grève, aggravée par l’absence de réponse politique du POB à la crise et la relative faiblesse du PC et de l’opposition trotskyste de gauche (qui ont cependant tous deux fortement progressé en raison de leur rôle actif dans la grève des mineurs), a rendu difficile la continuation de la lutte. Finalement, un accord a été imposé par en haut, malgré la forte opposition à la base qui a continué à faire grève en de nombreux endroits pendant des semaines.

    L’accord prévoyait l’arrêt des réductions salariales en plus d’une augmentation de 1%, mais d’autres éléments restaient très vagues ou ont rapidement disparu du tableau une fois le travail repris. En arrêtant les réductions de salaires, la tendance dominante à la baisse a été brisée. En outre, pour la première fois depuis longtemps, une augmentation de salaire a été concédée.

    Le fait que des grèves de mineurs aient à nouveau éclaté dès 1933 indique que la résistance n’a pas été brisée. Le mouvement de grève a eu des conséquences politiques avec un renforcement du Parti communiste, malgré une direction stalinienne ultra-gauche. Le petit groupe trotskyste OCG s’est également développé et a décroché cinq élus aux élections communales dans la région de Charleroi en 1932. Le POB a été poussé vers la gauche. Enfin, la vague de grève de 1932 a été importante pour préparer la grève générale de 1936, ce mouvement spontané qui a imposé, entre autres, des congés payés pour tous les travailleurs.

    Une période de crise économique et de dépression peut, dans un premier temps, avoir un effet paralysant sur la lutte des travailleurs. Elle a cet effet d’autant plus si les dirigeants politiques et syndicaux pensent que le progrès social n’est pas lié à la lutte de classes. Mais la colère et les réflexes de classe se transforment inévitablement en luttes collectives des travailleurs qui ne veulent pas, et souvent ne peuvent pas payer la crise. Arracher des concessions exige un rapport de force qui fait peur aux patrons. « La bourgeoisie doit être terrifiée pour devenir conciliante », avait déjà noté Léon Trotsky.

    Le développement d’une gauche ouvrière cohérente exige de s’impliquer dans la lutte, de défendre et de concrétiser une issue, tant en termes d’organisation de la lutte que de programme. Un mouvement socialiste révolutionnaire fortement organisé et implanté est incontournable pour mettre fin au capitalisme, un système qui condamne sans cesse les travailleurs à de nouvelles crises.

    Livre : 1932 : la révolte des mineurs

    En 1981, Frans Driesen a rédigé son mémoire sur la grève des mineurs de 1932. Le destin de ce texte ne devait pas consister à ramasser la poussière dans des archives inaccessibles avec des universitaires pour seuls lecteurs. Nous avons été autorisés à adapter légèrement le texte pour le publier sous forme de livre. Cela permettrait de le rendre accessible à un public plus large. Ce livre est déjà disponible en néerlandais, une version française est en préparation et sera publiée en 2021. Vous pouvez le commander via notre boutique en ligne sur marxisme.be ou auprès des éditeurs de “Lutte Socialiste”.

  • Orwell : sa vie, son oeuvre, ses opinions politiques

    L’année 2020 marque le 70e anniversaire du décès prématuré de George Orwell (Eric Arthur Blair de son vrai nom) des suites d’une tuberculose à l’University College Hospital de Londres. Son héritage politique et littéraire n’a cessé depuis lors d’être l’objet d’une lutte.

    Par Andy Ford, Socialist Alternative (section d’Alternative Socialiste Internationale en Angleterre, Pays de Galles et en Ecosse)

    Jeunesse

    Orwell est né en 1903 à Motihari, en Inde, car son père travaillait dans la fonction publique indienne. Après que sa mère l’ait ramené en Angleterre, il n’a pu revoir son père qu’en 1912. Il a plus tard écrit que c’est à peine s’il pouvait se souvenir de lui si ce n’est qu’en tant que personne « qui disait toujours non ». Il a été placé dans un pensionnat du Sussex, St Cyprian’s, mentionné plus tard dans son essai Such, such were the joys. Selon Orwell, l’école partageait de nombreuses caractéristiques de sa dystopie finale 1984 : surveillance omniprésente, punitions arbitraires et répression féroce de la sexualité. D’autres pensionnaires ont déclaré que cette école n’était ni meilleure ni pire que toute autre école publique mineure de l’époque.

    Ses parents étaient distingués, mais pauvres. Orwell s’est retrouvé dans ce pensionnat grâce à une bourse. Il fut poussé sans pitié à obtenir les meilleurs notes pour entrer au prestigieux collège d’Eton, avec la peur de finir comme « garçon de bureau gagnant 40£ par an », comme triste alternative.

    Cet effort continu pour éviter de sombrer dans l’échelle sociale sous-tend une grande partie des perspectives d’Orwell. Sa famille était aisée par rapport aux travailleurs, elle était même apparentée de loin au comte de Westmoreland. Mais elle luttait constamment pour préserver les apparences. Orwell a parfaitement décrit cette lutte dans Et vive l’Aspidistra ! De sa position de classe intermédiaire, il était intensément conscient des différentes classes sociales dans la société et avait horreur de la bourgeoisie. Mais il n’a jamais été capable de vraiment adopter le point de vue de la classe ouvrière en dépit de sa sympathie évidente pour ses luttes. Cela signifiait également que chaque fois que les choses devenaient vraiment difficiles, Orwell pouvait généralement puiser dans ses contacts pour emprunter de l’argent, trouver un emploi ou bénéficier du prêt d’un logement.

    La Birmanie

    Orwell s’est rendu à Eton où il était « intéressé et heureux », mais lorsqu’il est parti en 1921, sa famille ne pouvait pas se permettre de l’envoyer à l’université et a donc opté pour la police impériale britannique. C’est ainsi qu’il a été envoyé en Birmanie. Les expériences qu’il y a vécu ont donné naissance à une haine permanente de l’impérialisme. Il a écrit que les Britanniques étaient en Birmanie pour les richesses naturelles, mais qu’ils devaient hypocritement prétendre y être pour répandre la « civilisation » et le christianisme. Le racisme, l’arrogance et l’hypocrisie du service colonial britannique sont les sources de son roman Une histoire Birmane de l’un de ses premiers ouvrages publiés A Hanging (qui décrit l’inhumanité de la peine capitale) et de son essai Shooting an Elephant.

    Les sentiments qu’ils éprouvait vis-à-vis de ses compagnons au service de l’Empire ne laissent planer aucun doute : « Année après année, vous êtes assis dans de petits clubs hantés par Kipling, un whisky à droite, un journal à gauche, écoutant et acceptant avec empressement tandis que le colonel Bodger développe sa théorie selon laquelle ces sanglants nationalistes devraient être bouillis dans de l’huile. Vous entendez vos amis orientaux être appelés « de gros petits babus », et vous admettez consciencieusement qu’ils sont des gros petits babus. Vous voyez des voyous fraîchement sortis de l’école frapper des domestiques aux cheveux gris. Le moment vient où vous brûlez de haine envers vos propres compatriotes, où vous aspirez à ce qu’un indigène se lève pour noyer l’Empire dans le sang. »

    Retour en Angleterre

    En congé en Angleterre, il a décidé que ‘garder la Birmanie britannique’ (pour paraphraser les Monty Python) n’était pas pour lui. Il est donc parti rejoindre sa famille, qui résidant alors à Southwold, dans le Suffolk. Un ami lui a conseillé « d’écrire sur ce que tu sais ». Bien conscient que la vie dans une famille de la classe moyenne inférieure d’une ville de campagne n’intéresserait pas beaucoup de gens, il a commencé à être à la quête de nouvelles expériences tel que s’aventurer dans l’East End, rester dans des asiles de nuit et vivre occasionnellement comme un clochard. Ces expériences ont constitué la base de son livre Dans la dèche à Londres et à Paris. Il se peut toutefois qu’il ait forci le trait de son expérience. Par exemple, tout au long de son séjour à Paris, il a toujours pu emprunter de petites sommes d’argent en cas de besoin à sa tante, Nellie Limouzin.

    En 1929, il retourna à Southwold et se mit à écrire dans la maison familiale, en vivant de cours particuliers et plus tard en passant à l’enseignement dans des petites écoles publiques. Dans la dèche à Londres et à Paris a été publié en 1933 et a connu un succès raisonnable.

    Londres, l’ILP et Une fille du Pasteur

    Il a alors commencé à travailler sur un roman basé sur sa vie à Southwold, Une fille du Pasteur, ouvrage qu’il a continué de a continué à développer après avoir déménagé à Hampstead où un parent lui avait trouvé un emploi dans une librairie. Les heures n’étaient pas ardues, ce qui lui permettait de travailler sur Une Histoire Birmane et Une fille du Pasteur, et de commencer à entrer dans la vie littéraire et politique de la capitale.

    C’est là qu’il est entré en contact pour la première fois avec le Parti Travailliste Indépendant (Independent Labour Party ou ILP) qui devait façonner en grande partie l’avenir politique d’Orwell. L’ILP était principalement basé sur un socialisme moraliste, mais un groupe de trotskystes travaillait en son sein, ce qui semble avoir vacciné Orwell contre le stalinisme qui a infecté tant d’intellectuels de gauche dans les années 1930 et 40. Ses expériences d’aliénation de la vie urbaine, d’insalubrité et de pauvreté distinguée ont constitué la base de son roman de 1936 : Et vive l’Aspidistra !, que la plupart des gens, et Orwell lui-même, considéraient comme un échec, bien que la rébellion et la défaite de Gordon Comstock contre le système préfigurent celles de Winston Smith dans 1984.

    Une fille du Pasteur a été publié en mars 1935. Étrangement, étant donné l’utilisation ultérieure par Orwell de l’intrigue d’une oeuvre de l’écrivain soviétique Yevgeny Zamyatin pour 1984, cette histoire d’une jeune femme tyrannisée par les règles de sa maison et les moeurs de la petite ville est étonnamment similaire à une nouvelle de Zamyatin – Les préceptes du salut obligatoire – bien qu’il n’y ait aucune preuve qu’Orwell ait lu l’oeuvre de Zamyatin à cette époque. Ce roman est une expérience courageuse, mais assez infructueuse car elle combine une description réaliste de la vie dans une petite ville, un compte-rendu plus ou moins journalistique de la cueillette du houblon dans le Kent, et des passages surréalistes de Londres que l’on pense influencés par James Joyce.

    Le Quai de Wigan

    Une Histoire Birmane a finalement été publié la même année, en juillet, et a reçu une critique favorable de la part de son vieil ami Cyril Connolly ce qui lui a ouvert les porte d’une commission menée par Victor Gollancz en 1936 pour visiter le nord de l’Angleterre et écrire un rapport sur les conditions de vie en vigueur dans cette région.

    Il a passé la plupart de son temps à Wigan, à enquêter sur la vie des mineurs. Il a notamment visité la mine de Bryn et a rendu visite à des mineurs au chômage. Il a ensuite loué un chalet dans le Hertfordshire rural pour rédiger ses notes. Le livre a une structure inhabituel, la première moitié étant une description de l’extraction du charbon et des salaires, du régime alimentaire et de la vie des mineurs, la seconde moitié étant un manifeste socialiste combiné à une revue critique des intellectuels socialistes de l’époque. Encore une fois, Orwell ne parvient pas tout à fait à surmonter ses propres préjugés sur les classes et un journaliste de la classe ouvrière de Wigan a écrit qu’Orwell n’avait pas réussi à comprendre : «…l’énorme joie de vivre du travailleur, la richesse de son humour et la philosophie simple qui le soutient aussi longtemps dans l’adversité ».

    La Catalogne – Orwell rencontre la révolution

    Au moment où il terminait Le Quai de Wigan, Franco lança sa contre-révolution en Espagne et Orwell fut immédiatement attiré par la lutte armée contre le fascisme. Utilisant ses contacts de l’ILP, il s’est engagé dans une milice liée au parti politique POUM (Le Parti ouvrier d’unification marxiste) qui, à un moment donné, avait été influencé par le trotskisme. Cela a eu une énorme influence sur son expérience avec la guerre civile espagnole car il a vu de première main les staliniens bloquer la lutte ouvrière, puis attaquer et étrangler le mouvement de la classe ouvrière en Catalogne avant de lancer une monumentale campagne de calomnie et de meurtres. Tout cela est relaté dans son merveilleux récit des événements de Barcelone, L’hommage à la Catalogne.

    Le livre commence par Orwell décrivant la pure joie de voir une ville sous le contrôle de la classe ouvrière : « C’était la première fois que je me rendais dans une ville où la classe ouvrière était en selle… Chaque mur était griffonné avec le marteau et la faucille et chaque magasin et café avait une inscription disant qu’il avait été collectivisé ».

    Mais quand il est retourné à Barcelone après 3 mois de combat, il a pu constater par lui-même à quel point les staliniens avaient étouffé la ferveur révolutionnaire. Il était encore plus consterné de constater qu’ils avaient utilisé les fusils les plus modernes non contre les anarchistes et les trotskystes alors que troupes qui combattaient les fascistes n’avaient que des fusils rouillés et désuets. Il a assisté le POUM lors des journées de mai 1937 à Barcelone, quand les staliniens ont désarmé leurs opposants politiques avant de les traquer. Heureusement pour lui, il est reparti au front la veille de la déclaration d’illégalité du POUM.

    En revenant sur le front, il a reçu une balle dans la gorge et a eu de la chance d’y survivre. Il a encore eu plus de chance par la suite en évitant d’être arrêté par les staliniens une fois soigné. Il a pu retourner en Angleterre avec quelques difficultés et a commencé à travailler sur ce qui deviendra « L’hommage à la Catalogne », finalement publié en avril 1938. Le livre ne s’est écoulé qu’à 600 exemplaires.

    L’Hommage à la Catalogne est pourtant un livre formidable. Sa force provient de sa véracité. On y sent à quel point Orwell est inspiré par le spectacle des travailleurs aux commandes. Suit alors sa description de la trahison stalinienne, à un moment où la plupart de la gauche acceptait des monstruosités telles que les procès de Moscou et la répression du POUM comme des actes nécessaires. Cela a marqué le sommet de l’approche politique d’Orwell. Cela a laissé une marque durable sur sa personne. Dans une lettre de 1937, il écrivit : « Enfin, je crois vraiment au socialisme, ce que je n’avais jamais fait auparavant », et vers la fin de sa vie, il disait encore : « Chaque ligne de travail sérieux que j’ai écrit depuis 1936 a été écrite, directement ou indirectement, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique. »

    Le terme d’hommage indique clairement la volonté qui est la sienne avec ce livre : honorer et se souvenir de la classe ouvrière catalane qui avait combattu le fascisme avec tant de courage, pour être finalement trahie. Il se sentait presque seul à remplir cette tâche, mais cela ne l’a pas empêché de le faire.

    Un peu d’air frais

    Une fois de retour en Angleterre, Orwell a souffert de problèmes de santé liés à sa blessure ou vraisemblablement au début de sa tuberculose qui allait le tuer. Un ami romancier a payé à Orwell et sa nouvelle épouse, Eileen O’Shaughnessy, un voyage au Maroc pendant l’hiver 1938-1939 et c’est là-bas qu’il a écrit le roman Un peu d’air frais. Peut-être, pour la toute première fois, Orwell a enfin réussi à écrire un roman à succès. Il y traite des réflexions de George Bowling, une version adulte du « garçon de bureau gagnant 40£ par an » qu’Orwell aurait pu devenir, profondément insatisfait de son travail, de ses enfants, de son mariage et du monde moderne en général. Bowling décide de se souvenir de certaines scènes du passé, qu’il considérait être une enfance idyllique avant la Première Guerre mondiale, pour seulement constater par après qu’elles ont été construites dans une banlieue laide et que l’étang où il pêchait est maintenant rempli de détritus. Un peu d’air frais décrit l’impossibilité d’un retour dans le passé et décrit amèrement le sort des classes moyennes asservies par leurs hypothèques et leur vie terne et laide. La visite de notre anti-héros à une réunion du Parti communiste servira clairement de modèle pour les « deux minutes de la haine » que l’on trouve dans 1984.

    Orwell en temps de guerre

    Comme George Bowling le craignait, la guerre est survenue, quelques semaines à peine après la publication du livre. Orwell et sa femme ont obtenu des emplois dans le département de la censure du ministère de l’information, une expérience qui servira de base pour les travaux du héro de 1984, Winston Smith, au ministère de la Vérité. Il a écrit de nombreux essais à cette époque, publiés sous les titres Inside the Whale et The Lion and the Unicorn, dans lesquels il a développé une vision du « socialisme anglais ». Malgré l’utilisation d’un tel terme, cela n’est pas aussi réactionnaire qu’on ne le penserait. Il croyait que le système des classes sociales entravait la guerre contre les nazis qui ne pouvait être poursuivie efficacement que par un gouvernement socialiste. En cela, il n’était pas si loin de la controversée « politique militaire prolétarienne » de Trotsky, car Orwell, par exemple, pensait que la Home Guard avait des éléments d’une milice populaire ou ouvrière (la Home Guard est une formation paramilitaire britannique instituée au début de la Seconde Guerre mondiale dans la perspective d’un éventuel débarquement allemand, NdlR).

    Il a également commencé à écrire pour le journal Tribune de Nye Bevan et la BBC. Son adaptation en 1943 du conte de fées Les Habits neufs de l’empereur, a clairement eu une influence sur La Ferme des Animaux qui a été sous-titré Une histoire de fées. Après l’échec de L’hommage à la Catalogne, Orwell avait décidé que les gens comprendraient mieux la politique à travers la fiction.

    La Ferme des Animaux a finalement été publié, après les efforts de censure des staliniens britanniques, en 1945. Il n’est pas étonnant que ces derniers voulaient empêcher sa publication : le livre est une attaque en règle du régime et des crimes de Joseph Staline sous la forme d’une allégorie. Chacun des principaux protagonistes de la révolution russe a sa place dans la cour de la ferme des animaux : Lénine, Staline, Trotsky, les héroïques ouvriers soviétiques, le GPU (ancêtre du KGB) et même l’Église orthodoxe russe, présentée sous les traits d’un corbeau lâche. Le livre se termine par la victoire de la bureaucratie soviétique, représentée par des porcs qui vivent loin des réalités de la classe ouvrière et travaillent à pied d’égalité avec les agriculteurs humains. La représentation de la conférence de Yalta en 1945 est à peine déguisée.

    En dépit de son utilisation et de sa promotion par la CIA, La Ferme des Animaux défend à tout moment la révolution initiale des animaux contre leurs conditions de vies intolérables. Le véritable héros est Boxer, le cheval de trait assidu qui symbolise la classe ouvrière russe. Après avoir reconstruit la ferme deux fois, Boxer est emmené dans la cour de l’éleveur par les cochons, tout comme les millions de travailleurs russes abattus ou envoyés aux goulags après avoir reconstruit l’URSS à deux reprises ; une fois après la guerre civile, puis à nouveau lors des plans quinquennaux.

    1984

    Alors qu’Orwell essayait de faire publier la Ferme des Animaux, il travaillait comme correspondant de guerre pour le journal The Observer. C’est dans ce cadre qu’il a couvert la libération de Paris et l’occupation de Cologne. Alors qu’il était à l’étranger, sa femme est décédée de façon inattendue des complications d’une opération, lui laissant la garde de son fils adoptif, Richard.

    Il se peut que cette tragédie personnelle, ainsi que les sombres perspectives politiques et économiques du lendemain de la guerre, aient influencé la vision désolée développée dans 1984. Il est facile d’oublier qu’en 1946, personne ne savait qu’il y aurait une croissance économique mondiale du capitalisme et de la société de consommation. Tout ce qu’Orwell pouvait voir, c’était que des millions de personnes de la classe ouvrière étaient mortes durant la guerre, que des villes avaient été détruites, que les réfugiés ce comptaient par milliers, que les camps de concentration avaient existé, que les économies avaient été disloquées et que le régime de Staline s’étendait au cœur de l’Europe.

    Même dans les « démocraties occidentales », l’autocensure était la règle. La plupart des écrivains étaient soit des compagnons de route du parti communiste, soit des partisans chauvins de Churchill et de l’Empire. Il n’est pas étonnant que le titre original de 1984 ait été Le Dernier Homme en Europe. Orwell estimait que seuls lui et un petit nombre de collaborateurs représentaient encore la vérité objective et la défense du véritable socialisme. Mais sans pouvoir trouver son chemin vers les petites forces du trotskisme, il n’a pas pu développer une compréhension de la période qu’il vivait. Les motifs centraux de 1984 sont laids : le mensonge institutionnalisé, la torture affinée à la perfection, et une botte imprimée sur un visage humain pour toujours. Mais il y a aussi de l’espoir : la grive qui chante en liberté à la campagne juste parce qu’elle le peut, le réveil de Winston Smith à l’amour pour Julia, et surtout pour la classe ouvrière. Un refrain répété dans le livre est « S’il y avait de l’espoir, c’est chez les prolétaires ». Eux seuls conservent une liberté vis-à-vis du Parti et doivent être maîtrisés par un mélange de répression et de distraction de masse. Il avait bien sûr raison sur ce point : seule la classe ouvrière peut renverser la dictature et l’oppression de classe et c’est précisément pourquoi les dirigeants capitalistes consacrent tant de temps et d’efforts à empêcher la classe ouvrière à comprendre sa situation et surtout sa force et son pouvoir.

    1984 a été publié en 1949, après des efforts héroïques de la part d’Orwell qui luttait alors contre la tuberculose qui l’a emportée le 21 janvier 1950.

0
    0
    Your Cart
    Your cart is emptyReturn to Shop