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  • France. Utiliser la candidature de Mélenchon comme levier pour stimuler la lutte pour un changement de société

    Cinq ans de présidence de Macron. 5 années qui semblent avoir été une éternité d’attaques antisociales, de brutalité policière, de division-pour-régner et de précarisation et de manque de perspectives pour de larges couches de la société, ouvrant la voie à une nouvelle augmentation des idées d’extrême droite. 5 années aussi de vagues de mobilisations massives contre les politiques au service de la classe dominante – la grève massive du personnel de l’éducation étant le dernier exemple. La campagne de Mélenchon et la France Insoumise peut servir à stimuler un mouvement de luttes d’ensemble portant des perspectives anticapitalistes ; une victoire de cette candidature serait un tremplin pour amener des changements immédiats et pour progresser vers un changement de société.

    Par Stéphane Delcros

    5 années Macron qui ont boosté l’extrême droite

    Après 5 ans de Macron, la colère qui a fait le score de Marine Le Pen en 2017 est plus forte et répandue aujourd’hui. Les années Macron ont accéléré les inégalités : les 5 familles les plus riches ont doublé leur fortune ; désormais, elles possèdent autant que 40% la plus pauvre de la population. Et cette tendance s’est accélérée durant la pandémie : selon Oxfam, de mars 2020 à octobre 2021, la fortune des milliardaires français a augmenté de 86% ; avec les 236 milliards d’euros supplémentaires engrangés en 19 mois par ces milliardaires, on pourrait quadrupler le budget de l’hôpital public ou distribuer un chèque de 3.500€ à chaque personne en France… Mais pas de cadeau pour la de la population, et même une misère grandissante : 10 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, 8 millions font appel à l’aide alimentaire, 12 millions sont en situation de précarité énergétique…

    Entré comme un kamikaze dans sa présidence, Macron a commencé une politique thatchérienne d’attaques contre des droits syndicaux et une multitude de mesures d’austérité, polarisant au maximum la société dans le but de diviser pour éviter une contestation unifiée ; une politique assortie d’un tournant sécuritaire et autoritaire, et une sérieuse accentuation du racisme d’État, avec une répression brutale, des violences policières contre les mouvements syndicaux et les nombreuses luttes sociales ainsi que contre la jeunesse, et particulièrement d’origine immigrée ; dans un contexte où l’opposition historique ‘de gauche’ venait de passer 5 années au pouvoir – soutenue par la plupart des directions syndicales – et n’était plus considérée comme une alternative crédible.

    Tout cela a laissé davantage de possibilités pour que les forces de droite populiste et d’extrême droite gagnent en confiance et que leurs idées gagnent en audience. La montée fulgurante d’Éric Zemmour est une nouvelle illustration de l’échec de la stratégie de 2017 « voter Macron pour faire barrage à l’extrême droite ».

    Rien d’étonnant à ce que l’extrême droite et la droite fasse course en tête dans les sondages, avec Macron (LREM) en 1ère position, devant Le Pen (Rassemblement National, ex-FN), Zemmour (Reconquête) et Pécresse (Les Républicains, ex-UMP), cette dernière utilisant aussi une rhétorique islamophobe et anti-immigration.

    Mi-février, Jean-Luc Mélenchon de la France Insoumise (FI) est en 5e position, pas loin du quatuor de tête et donc d’un éventuel 2ème tour, avec une longueur d’avance sur tou.te.s les autres candidat.e.s. Il est dans les sondages autour de 11-12%, c’est-à-dire au même niveau qu’il y a 5 ans fin février 2017. Aux élections deux mois plus tard, il était finalement arrivé à près de 20% des voix, aux portes du 2ème tour.

    Mélenchon et la France Insoumise

    Mélenchon et la FI sont cependant confrontés à une situation différente qu’aux dernières élections présidentielles. Pour la 1ère fois depuis 2007, le Parti Communiste (PCF) a décidé de présenter un candidat et non de soutenir Mélenchon. Mais surtout, la FI n’est plus une nouveauté, et il n’est pas simple de reproduire la dynamique de la campagne de 2017, après un mandat à l’Assemblée Nationale lors duquel la FI a alterné le très bon avec le bon mais aussi le moins bon.

    Les premiers mois des députés insoumis ont été exemplaires, utilisant leur position au parlement pour stimuler la lutte sociale contre les premières mesures antisociales et anti-travailleur.euse.s, quelque chose que les directions des principaux syndicats et la gauche traditionnelle refusaient de faire, eux qui n’avaient comme perspective qu’un retour du PS aux commandes, … Ces initiatives avaient même poussé certains syndicats à organiser des journées de grève et d’actions, mais hélas sans beaucoup de suites, malgré le gros potentiel existant pour une lutte généralisée massive. Par la suite, la FI s’est hélas davantage concentrée sur son travail d’opposition parlementaire, avec des propositions de rupture et en continuant à soutenir les luttes, mais en prenant moins d’initiative pour les stimuler et les organiser.

    Notre soutien à la démarche de la France Insoumise n’est pas dénué de critiques, loin de là. Mais, comme en 2017, les propositions formulées dans le programme « L’Avenir en commun » vont dans la bonne direction. Ensemble avec la dynamique de la campagne, elles participent à la nécessaire re-conscientisation politique des travailleur.euse.s et de la jeunesse après des années de dégoût, de désillusion et de désespoir. Avec le potentiel d’aller toucher des couches de la société qui se sont détournées de la politique depuis des années.

    Ce potentiel est toutefois handicapé par le manque de démocratie interne de la FI ou encore par certains positionnements douteux concernant la politique étrangère et son orientation souverainiste. À l’échelon local, elle apporte un soutien – voire participe – à des alliances avec les Verts, voire même avec le PS, comme dans les grandes villes de Grenoble et Montreuil. Ces organisations politiques ont trempé jusqu’au cou dans les politiques antisociales de ces dernières décennies. Elles font davantage partie du problème que de la solution.

    Le programme ‘L’Avenir en commun’

    Plusieurs bonnes voire très bonnes revendications figurent dans le programme « L’Avenir en commun », mais il est impossible de l’analyser ici entièrement. Voici certaines des mesures qui y sont proposées :

    • Une réduction collective du temps de travail, c’est-à-dire appliquer strictement les 35h et les 32h dans les métiers pénibles, et ouvrir les négociations pour généraliser les 32h ; l’instauration de la retraite à 60 ans ; le salaire minimum (SMIC) à 1400€ et aucune retraite sous le SMIC.
    • Une garantie d’emploi : toute personne au chômage de longue durée qui souhaite un emploi doit se voir proposer par l’Etat un job qui corresponde à ses qualifications, près de chez lui/elle et à des tâches que le marché refuse d’accomplir et dont nous avons besoin, comme dans les métiers du lien et du soin, liés à la planification écologique.
    • Une allocation mensuelle de 1063€/mois pour les étudiant.e.s, pour être indépendant financièrement de leur famille et se consacrer pleinement aux études, sans devoir travailler parfois dans des conditions misérables ;
    • Une garantie universelle des loyers ; l’interdiction des expulsions locatives sans relogement public ; l’encadrement des loyers et diminution dans les villes ; la construction sur 5 ans d’1 million de logements publics, aux normes écologiques ; arriver à un quota de 30% de logements sociaux dans les villes ; la réquisition des logements vides.
    • Des mesures pour revaloriser les salaires et les statuts et engager du personnel supplémentaire dans la santé et l’éducation, ainsi que la construction d’infrastructure et la mobilisation d’équipement et de matériel dans ces secteurs ; la création d’au moins 210.000 emplois pour les EHPAD ; le remboursement de 100% des frais de soins de santé prescrits ; la gratuité totale de l’école publique tant pour la cantine que pour le matériel.
    • Face au défi climatique, la FI reprend son intelligente idée de « planification écologique », avec notamment un plan de 200 milliards d’euros d’investissements écologiquement et socialement utiles, pour sortir des énergies carbonées et sortir du nucléaire, tout en assurant la reconversion des travailleur.se.s et en engageant massivement dans les secteurs concernés, avec pour objectif 100% d’énergies renouvelables pour 2050 maximum – un plan qui prévoit la renationalisation des entreprises énergétiques EDF et Engie et la création massive d’emplois.
    • La reconstruction du maillage de transports en commun et de services publics, notamment dans les départements ruraux et les quartiers populaires, afin de garantir un accès aux services publics de base à moins de 30 minutes de son lieu d’habitation.
    • Réunir une Assemblée constituante pour passer à la 6ème République ; instauration d’un Référendum d’initiative citoyenne (RIC) et le droit de vote à 16 ans.

    Ce ne sont que quelques éléments du programme, auxquels il faut ajouter des mesures spécifiques pour les territoires d’Outre-Mer, un plan concernant les personnes en situation de handicap, un plan de lutte contre les discriminations et les violences racistes, sexistes et LGBTI ; la nationalisation de la SNCF, des autoroutes et des aéroports stratégiques ; la sortie de l’OTAN ; etc., et des mesures de réponse immédiate à l’urgence sociale, avec un blocage des prix des produits de première nécessité, le 1er mètre cube d’eau gratuit, un plan zéro sans-abris, …

    Il s’agit d’un programme ambitieux, qui tente d’améliorer le quotidien et le futur des travailleur.euse.s et de la jeunesse, de correspondre aux besoins réels dans la société en restant dans le cadre du système capitaliste, certes, mais avec des éléments de rupture avec le fonctionnement du système. Le PSL/LSP veut y apporter son soutien constructif. Ce programme ne va selon nous pas suffisamment loin, mais la plupart des mesures qu’il contient et la campagne qui l’entoure permettent de tirer des conclusions anticapitalistes et de mener une discussion ouverte sur le type d’alternative sociétale nécessaire.

    Pour un plan de nationalisation des secteurs-clés

    A la question du financement, la FI répond : « Financer n’est pas un problème. La question qu’il faut se poser d’abord, c’est de quoi nous avons besoin. » Cela dit, le projet de financement repose surtout sur des taxes, contre les plus riches bien sûr : sur les dividendes ; sur les héritages, avec une réquisition de l’héritage au-delà de 12 millions d’euros ; sur les plus hauts revenus, avec le rétablissement et le renforcement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), incluant un volet climatique visant à taxer les gros pollueurs ; rendre l’impôt sur le revenu plus progressif avec un barème à 14 tranches, contre 5 aujourd’hui. Taxer les riches est bien sûr important, mais on connait leur capacité à l’optimisation fiscale, légale ou non. Un tel projet reste insuffisant pour financer un programme qui réponde réellement aux besoins, d’autant que la classe dominante ripostera notamment par la fuite des capitaux.

    Le concept de nationalisation est souligné à plusieurs reprises dans le programme de Mélenchon, mais seulement partiellement et avec timidité: il ne s’agit jamais d’un secteur en entier, seulement d’entreprises-clés ou de création de ‘pôles publics’. Nous avons pourtant besoin de la gestion et du contrôle démocratiques des travailleur.euse.s et de la communauté sur la production dans tous les secteurs-clés de l’économie. La nationalisation du secteur financier dans sa totalité et la création d’un organisme public unique de crédit sont la seule solution pour assurer un contrôle des capitaux et empêcher les capitalistes de contrôler les investissements.

    Les secteurs-clés (banque, finance, énergie, télécoms, sidérurgie, pétrochimie,…) doivent être nationalisés dans leur entièreté, sans rachat ni indemnité sauf sur base de besoins prouvés, et doivent être placés sous le contrôle et la gestion démocratique des travailleur.euse.s et de la collectivité. C’est la seule réponse efficace aux menaces de délocalisations qui viendront de la part de nombreux grands patrons.

    Pour un changement de système, pour une société socialiste démocratique

    Le projet de 6ème République visant à abolir le système actuel a le mérite de remettre en cause les institutions qui protègent la domination de la classe capitaliste. Une série de mesures qui y sont attachées dans ce programme s’orientent vers une rupture avec le système, sans toutefois clairement oser pointer du doigt cette nécessité.

    Il faut aller plus loin. Pourquoi ne pas appliquer cet excellent projet de planification écologique à l’échelle de l’économie elle-même ? Une planification économique démocratique permettrait d’orienter la production vers ce qui est nécessaire, vers les besoins réels de l’immense majorité de la population et ceux de notre planète.

    Il faut discuter et avancer vers un autre type de système économique, vers une société débarrassée de l’exploitation et de la loi du profit : une société socialiste démocratique. C’est la seule capable d’assurer qu’une poignée d’ultra-riches ne décide de tout en fonction de ses intérêts. C’est la seule capable d’assurer l’existence harmonieuse des êtres humains et de leur environnement. Ce manque d’audace concernant l’alternative à opposer, non seulement à ‘l’oligarchie financière’ mais au capitalisme lui-même permet de comprendre d’autres points faibles à nos yeux, tels que le repli sur la ‘nation souveraine’.

    Ce programme ne pourra devenir réalité qu’à la condition de créer un rapport de force dans les entreprises et dans la rue autour du mouvement organisé des travailleuses et des travailleurs, car la classe capitaliste ne laissera pas appliquer de telles mesures sans réagir.

    Dans cette lutte pour s’approprier les moyens, appliquer un tel programme, et aller vers un changement sociétal, c’est la classe travailleuse qui peut jouer le rôle moteur. Selon nous, cette approche de classe devrait être un socle de la campagne électorale, ensemble avec une approche internationaliste de la lutte.

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    La pression pour une union de la gauche

    Depuis le début de la campagne électorale, une pression permanente est mise sur les candidats de gauche (ou de droite mais vu comme de gauche) pour arriver à une forme d’union de la gauche derrière une seule candidature, stratégie vue comme la seule capable de gagner le scrutin. Première cible de cette campagne menée notamment par les médias dominants, Mélenchon est régulièrement appelé à laisser sa place au profit de quelqu’un de plus consensuel ou de mettre de l’eau dans son vin, alors même qu’il est largement en tête parmi ces différents candidats.

    La séquence la plus connue de cette campagne ‘pour l’unité’ est l’organisation d’une « Primaire populaire », qui a été organisée pour servir de tremplin pour la candidature de Christiane Taubira, ex-ministre sous François Hollande, une figure vue comme de gauche mais qui a toujours été de droite.

    Cette campagne est en réalité une tentative d’utiliser la tendance spontanée à l’unité qui existe parmi la classe travailleuse et la jeunesse, une idée dévoyée pour surtout tenter de décrédibiliser la candidature de Mélenchon, présenté comme non favorable à l’unité.

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    Pourquoi pas un vote PCF, ou pour un candidat plus à gauche de Mélenchon ?

    Fabien Roussel du PCF aligne une campagne et un programme comportant des points forts, similaires à certains de la FI, et même un point plus fort, comme la nationalisation des banques BNP Paribas, Axa et la Société Générale. Mais sa campagne est aussi marquée par des éléments à la droite de Mélenchon, lorsqu’il parle de contrôler l’immigration, ainsi que sur son programme en général, moquant même le projet d’emploi garanti de la FI (« c’est les kolkhozes »). Surtout, avec sa proposition de mix renouvelable/nucléaire, le PCF a un plan climat très éloigné de la ‘planification écologique’.

    À chaque élection il y a une figure de gauche qui est utilisée par les médias et divers ‘spécialistes’ pour mener des attaques de droite contre le/la plus à même de représenter une alternative de gauche en rupture avec le système – et cette fois-ci il s’agit de Roussel contre Mélenchon. Lors de chaque gouvernement dirigé par le PS, le PCF faisait partie de la coalition, menant de concert la politique antisociale. La situation est telle au niveau local qu’il est parfois difficile de distinguer l’un de l’autre si ce n’est par le nom.

    Le PSL/LSP a bien sûr davantage de proximité programmatique avec des candidat.e.s comme Anasse Kazib (Révolution Permanente), Nathalie Arthaud (Lutte Ouvrière) ou Philippe Poutou (Nouveau Parti Anticapitaliste). Mais tout comme en 2012 et 2017, il ne s’agit pas ici d’aborder ces élections sous l’angle d’une candidature ‘pour exister’. Une candidature ne servant qu’à promouvoir un programme et des idées peut avoir un intérêt à certains moments. Mais la question aujourd’hui est de savoir ce qui peut renforcer la lutte des classes et permet le mieux de profiler la nécessité d’un changement sociétal.

    Une candidature portant un programme de rupture, augmentant la conscience de classe, s’adressant à des couches très larges et tentant de les mobiliser, et qui est en plus capable d’atteindre le second tour de l’élection existe – c’est celle de Mélenchon. Ce programme de rupture à gauche et cette campagne sont un pas en avant, sur lequel nous pouvons nous appuyer pour faire des propositions constructives et mettre en avant notre alternative sociétale. L’enjeu est aussi de participer à la construction du rapport de force dans la société. Et, pour ce faire, on est mieux placé si on a un second tour Mélenchon vs Macron ou Le Pen ou Zemmour, que si on a droit à Macron vs Le Pen ou Zemmour.

    Imaginons si Arthaud et/ou Poutou avaient décidé, en 2017, de retirer leur candidature et d’apporter un soutien critique à celle de Mélenchon, en proclamant : « on va s’engager à 100% dans cette campagne avec notre propre programme, mais d’une manière constructive, pour essayer de mettre ‘l’Avenir en commun’ au second tour, et peut-être même à l’Elysée. Et préparons le 3ème tour révolutionnaire sur les lieux de travail et dans la rue ! » Où en serions-nous, 5 ans plus tard, en 2022 ? Bien mieux placés. La question se pose dans des termes similaires aujourd’hui.

  • Nouvelle guerre froide : Non à la guerre en Ukraine !

    L’unité des travailleurs est essentielle pour lutter contre la menace de guerre

    Des tremblements de terre politiques et économiques se préparent à l’échelle mondiale alors que les forces de l’impérialisme américain et chinois passent d’un état de coopération à une concurrence ouverte. Alors que ces forces entrent en collision, l’onde de choc se propage dans le monde entier et désorganise, perturbe et réorganise les relations entre différentes puissances impérialistes. L’épicentre de cette perturbation est actuellement l’Ukraine.

    Par Социалистическая Aльтернатива (Sotsialisticheskaya Alternativa, ASI-Russie)

    Bien que les deux parties affirment ne pas vouloir de conflit, les impérialismes américain et russe s’affrontent, attisant la folie guerrière à un tel point que la loi des conséquences involontaires pourrait déclencher une guerre chaude, dont l’ampleur potentielle n’aura pas été vue en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Au milieu de tout cela, le peuple ukrainien est traité comme un pion, son destin étant décidé par des forces indépendantes de sa volonté. Ce sont les travailleurs et les pauvres d’Ukraine, et des pays impérialistes qui perdront leurs vies, leurs maisons et leurs moyens de subsistance en conséquence de cette guerre inutile.

    Alternative Socialiste Internationale (ASI, dont le PSL/LSP est la section belge) s’oppose totalement aux plans des vautours impérialistes et appelle à la construction d’un mouvement anti-guerre de masse reposant sur la solidarité entre travailleurs d’Ukraine, des Etats-Unis et de Russie.

    En Ukraine, les bellicistes soulignent que l’invasion est imminente. L’ancien chef des forces spéciales ukrainiennes, Sergey Krivonos, a affirmé à la télévision centrale que des plans sont en cours d’élaboration pour faire venir des milliers de parachutistes russes dans les aéroports autour de Kiev afin de s’emparer de la ville. L’ancien président Porochenko estime que l’attaque consistera en des missiles balistiques “Iskander” tirés depuis la mer et au-delà de la frontière pour détruire les principaux actifs ukrainiens. Le président Zelensky voit les envahisseurs faire entrer les chars par Kharkov. Des témoins oculaires rapportent que les aéroports de fret ukrainiens connaissent une augmentation massive des vols, tandis que dans les parcs des villes, des forces volontaires sont entraînées au combat.

    Ces derniers jours, peut-être pour calmer la population, des voix plus sobres se sont élevées à Kiev. Après l’évacuation largement médiatisée des familles des diplomates américains, britanniques et australiens de Kiev, une réunion d’urgence du “Conseil pour la sécurité nationale et la défense” de l’Ukraine a été convoquée. Lors du point de presse, son secrétaire Aleksey Danilov a déclaré : « Nous ne voyons aujourd’hui aucune base pour confirmer une invasion à grande échelle. Il est impossible que cela se produise, même physiquement (…) Aujourd’hui, nous pouvons voir (aux frontières de l’Ukraine) environ 109.000 soldats. Nous voyons environ 10 à 11 000 “convois”, des forces d’escorte. Si nos partenaires pensent qu’il s’agit d’une forte augmentation du nombre de troupes, pour nous, ce n’est pas nouveau. Une augmentation de 2 à 3.000 hommes n’est pas critique. »

    Sur ICTV également, le ministre ukrainien de la Défense, Aleksey Reznikov, a déclaré : « Aujourd’hui, à l’heure actuelle, pas une seule force de frappe des forces armées de la Fédération de Russie n’a été formée, ce qui confirme qu’elles ne préparent pas une attaque imminente. » Il a comparé la situation à celle d’avril dernier, ajoutant qu’il n’accordait pas une grande importance à l’idée qu’une attaque aurait lieu le 20 février.

    Non à l’intervention impérialiste

    Les puissances étrangères continuent cependant à faire monter la température. À l’ouest, les États baltes, la Grande-Bretagne, le Canada et la Turquie envoient des armes et de petits contingents de troupes « pour s’entraîner ». Le Pentagone, selon le New York Times, a préparé des plans pour envoyer jusqu’à 50.000 soldats en Europe de l’Est, et on rapporte aujourd’hui que 8.500 d’entre eux ont été placés en « alerte renforcée ».

    En Russie, les informations sont plus difficiles à obtenir. Il est clair qu’il y a une augmentation significative des activités militaires. L’arsenal est déplacé, des exercices conjoints Russie-Biélorussie avec utilisation d’artillerie réelle sont menés à 40 kilomètres de la frontière ukrainienne. Des exercices navals impliquant 140 navires ont été annoncés dans toutes les mers entourant la Russie, du Pacifique à la mer Noire. Des navires des puissances occidentales et de la Russie se déplacent en Méditerranée et en mer Noire.

    Les pourparlers se poursuivent sous toutes sortes de formes, mais aucune avancée n’a encore été réalisée.

    Les scénarios possibles

    Une invasion complète de l’Ukraine par la Russie est l’option la moins probable dans cette situation. Cela n’empêche pas les bellicistes occidentaux de parler comme si elle était déjà imminente. L’Institute for the Study of War, qui se présente comme une « organisation de recherche sur les politiques publiques, non partisane et à but non lucratif », engagée à aider les États-Unis à atteindre leurs objectifs stratégiques, a largement diffusé sa carte des « plans potentiels pour une invasion complète de l’Ukraine ».

    Selon cette carte, la Russie attaquera à partir de la Crimée et des républiques non reconnues de Donetsk et de Lugansk (DNR/LNR) pour détourner les forces ukrainiennes. Des forces mécanisées descendront ensuite du nord-est pour encercler Kiev, Dnipro et Kharkiv – 3 villes dont la population combinée dépasse les 5 millions d’habitants. Ensuite, des forces navales ou des troupes envoyées par avion dans la république moldave sécessionniste de Transnistrie envahiront l’ouest pour s’emparer d’Odessa et de la côte de la mer Noire. D’autres troupes entreront par la Biélorussie au nord, traversant au passage les terrains radioactifs autour de Tchernobyl.

    Si la Russie devait envahir de cette manière, le coût humanitaire serait impensable. Avec une population deux fois plus nombreuse que celle de l’ex-Yougoslavie, qui a éclaté en guerres interethniques au début des années 1990, faisant 140.000 morts et 4 millions de réfugiés, une occupation de l’Ukraine pourrait faire des centaines de milliers de morts et plusieurs millions de réfugiés. Selon toute probabilité, un tel conflit entraînerait les États baltes voisins et la Pologne.

    S’agit-il d’un scénario probable ?

    Compte tenu de la volatilité de la région, avec les récents soulèvements populaires au Bélarus et au Kazakhstan, la guerre au Nagorny-Karabakh et les manifestations de masse en Russie, en Géorgie et en Arménie, la politique étrangère agressive de l’administration Biden et les politiques autoritaires et expansionnistes du Kremlin, rien ne peut être exclu. Mais comme le soulignait Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Ce qui déterminera les événements sera l’issue de la lutte politique entre les puissances impérialistes, ainsi qu’au sein des pays impliqués.

    Le conflit porte peut-être sur le sort de l’Ukraine, mais le fait qu’au cours de la première semaine de négociations, qui a débuté par un dîner entre diplomates américains et russes à Genève, l’Ukraine n’ait même pas été invitée témoigne du cynisme extrême des puissances impérialistes. Bien que nous soyons maintenant dans la troisième semaine, aucune solution n’a été trouvée jusqu’à présent au cours de ces pourparlers.

    La Fédération de Russie s’en tient à ce qu’elle appelle ses lignes rouges : L’OTAN ne doit pas s’étendre davantage en Europe de l’Est, l’Ukraine et la Géorgie ne doivent jamais être autorisées à y adhérer, et les armes de l’OTAN ne doivent pas se trouver aux frontières russes.

    Les États-Unis, pour leur part, insistent avec arrogance sur le fait que tout pays qui le souhaite peut adhérer. Depuis lors, plusieurs pays de l’OTAN ont envoyé des armes à l’Ukraine, tandis que l’OTAN elle-même envoie des navires et des avions de chasse supplémentaires en Europe orientale. L’Ukraine est sacrifiée pour être le théâtre d’une guerre par procuration entre les puissances impérialistes.

    L’ensemble du processus s’accompagne de dangereuses manœuvres. L’impérialisme occidental, fidèlement rapporté par les médias grand public, ne connaît aucune limite. Le secrétaire d’État américain Anthony Blinken, avant sa rencontre avec le ministre russe des affaires étrangères Sergei Lavrov, a déclaré que la Russie avait derrière elle une « longue histoire de comportement agressif ». « Cela inclut l’attaque de la Géorgie en 2008 et l’annexion de la Crimée en 2014, ainsi que « l’entraînement, l’armement et la direction » d’une rébellion séparatiste dans l’est de l’Ukraine. » Il a omis, bien sûr, de mentionner qu’au cours des deux dernières décennies, les États-Unis ont bombardé Belgrade, envahi l’Afghanistan et l’Irak, mené de nombreuses interventions en Syrie, en Libye, au Yémen et dans de nombreuses régions d’Afrique.

    Bien que relativement discrets par rapport à la propagande extrême menée lors de la prise de contrôle de la Crimée il y a huit ans, les médias russes diffusent régulièrement des informations sur les provocations prévues par les forces ukrainiennes contre la République populaire de Donetsk et la République populaire de Lougansk (RPD/RPL). Fidèle à ses habitudes, c’est le parti communiste qui chante le plus fort dans le chœur des bellicistes. Il appelle la Douma d’État à reconnaître officiellement la RPD/RPL. Même le porte-parole du Kremlin prévient que cela serait perçu comme l’agression contre laquelle l’Occident met en garde. Joe Biden a affirmé que toute tentative des forces russes de franchir la frontière serait considérée comme « une invasion ». En retardant l’adoption de la proposition, les personnalités pro-Kremlin suggèrent que cela compromet leur « plan B ». Ils ne précisent pas en quoi consiste le « plan A », mais il est suggéré que cela signifie l’aboutissement des négociations.

    L’expansion de l’OTAN

    Poutine fait souvent référence à la promesse faite par l’impérialisme américain à l’ancien dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev en février 1990 selon laquelle si l’armée soviétique se retirait d’Allemagne de l’Est, et qu’elle devenait de facto membre de l’OTAN dans la nouvelle Allemagne unifiée, l’OTAN ne s’étendrait pas davantage à l’Est. Depuis lors, l’OTAN s’est étendue de plus de 800 km jusqu’à la frontière entre la Russie et les États baltes. Partie intégrante de la Russie, l’enclave de Kaliningrad est entourée sur toutes ses frontières terrestres par des États de l’OTAN. En 2008, lors du sommet de Bucarest, l’OTAN a conclu une alliance avec la Géorgie et l’Ukraine, dans le but de les faire adhérer à terme. En cas d’adhésion, les forces de l’OTAN s’étendraient sur plus de 4.000 kilomètres de frontière russe.

    Désormais annuels, les exercices « Défendre l’Europe » ont impliqué 28.000 soldats en 2021. Ils ont été mobilisés, selon le chef de l’armée américaine en Europe et en Afrique, le général Chris Cavoli « vers des zones opérationnelles dans toute l’Europe, notamment en Allemagne, en Pologne, dans les États baltes, dans d’autres pays d’Europe de l’Est, dans les pays nordiques et en Géorgie. » Ces exercices ne sont qu’une partie des activités des puissances occidentales dans la région. 5.000 soldats, 32 navires et 40 avions ont participé aux exercices des manœuvres maritimes « Sea Breeze » de l’été dernier en mer Noire.

    Cela fait partie de la polarisation continue du monde entre les différents intérêts impérialistes. L’administration Biden considère certainement la Chine comme le principal concurrent des États-Unis, et elle a construit avec détermination des alliances pour la défier au niveau mondial. Dans le même temps, elle considère la Russie comme « la plus grande menace », en raison de la manière dont elle utilise sa puissance militaire pour interférer avec l’expansion des intérêts américains et pour contribuer à diviser les alliés des États-Unis. La Russie a perturbé les plans américains visant à évincer Assad en Syrie et est intervenue en Libye. Les intérêts occidentaux ont été réduits en République centrafricaine et au Mali, où sont arrivés des mercenaires russes.

    L’Union européenne mise sur la touche

    Ces événements ont marqué une nouvelle étape dans la minimisation par les États-Unis de leurs relations avec l’Europe. La mise en place de l’alliance AUKUS et le départ soudain de l’Afghanistan avaient, comme l’a observé un commentateur, confirmé que : « les Chinois de la Maison Blanche conduisent le bus. Et ils ne considèrent pas l’UE en tant que partenaire utile sur les sujets qui comptent pour les États-Unis ». L’UE n’a pas non plus été invitée aux discussions de la semaine dernière, sauf en tant que membre individuel de l’OTAN.

    Cette situation reflète en partie les divisions au sein même de l’UE. Le Kremlin cultive depuis plusieurs années le soutien des forces populistes de droite, notamment en Italie, en France et en Autriche, tandis qu’après la crise de 2014, lorsque la Russie s’est emparée de la Crimée et que le RPD/RPL a été créé, la France et l’Allemagne ont rompu les rangs, intervenant pour tenter de résoudre la question dans ce qui est devenu le Format Normandie, responsable des pourparlers de Minsk. La Pologne aussi, déjà en conflit avec Bruxelles sur la question de savoir si les lois de l’UE l’emportent sur la constitution polonaise, est mécontente que l’UE n’agisse pas fermement sur ce conflit.

    Les États-Unis souhaitent une approche unifiée avec l’UE pour appliquer les sanctions. Il semble que les sanctions contre des personnalités du régime russe, y compris, semble-t-il, contre Poutine lui-même, soient acceptées. Mais la France vient de prendre la présidence de l’UE pour six mois. Macron a explicitement déclaré que les sanctions contre la Russie ne fonctionnent pas, tandis que d’autres membres de l’UE ne sont pas d’accord sur ce qui devrait déclencher les sanctions. La sanction qui semble être largement acceptée consiste à couper l’économie russe du système d’information bancaire SWIFT.

    Le sort du gazoduc Nord Stream 2 est plus controversé. La production de gaz naturel en provenance de Grande-Bretagne, des Pays-Bas et de Norvège devrait diminuer dans les années à venir, au moment même où la demande devrait exploser, car le gaz naturel est considéré comme une source d’énergie plus propre. Pour remédier à cette situation, la Russie a construit le nouveau gazoduc Nord Stream 2 sous la mer Baltique, qui permettra d’acheminer le gaz directement vers l’Allemagne. Il présente l’avantage supplémentaire de priver l’Ukraine des revenus qu’elle tire du transit du gaz.

    Le gazoduc a été rempli à la fin du mois de décembre et attend maintenant que les autorités allemandes délivrent la certification finale pour pouvoir commencer à fonctionner. Un quart du pétrole et plus de 40 % du gaz de l’UE proviennent actuellement de Russie. On estime que Nord Stream 2 a la capacité de répondre à lui seul à un tiers des futurs besoins en gaz de l’UE. Des sanctions contre Nord Stream 2 signifieraient un sérieux affaiblissement de l’économie, en particulier lorsque les prix de l’énergie s’envolent.

    C’est pourquoi les États-Unis se sont heurtés à une résistance pour bloquer Nord Stream 2. La nouvelle coalition fédérale allemande a connu sa première crise majeure sur cette question. Le chancelier Olaf Scholz, du parti social-démocrate, s’oppose publiquement aux sanctions contre Nord Stream 2, ce qui reflète les intérêts de l’élite économique allemande. Merkel a soutenu le projet, et l’ancien chancelier Gerhard Schröder est président du comité des actionnaires de Nord Stream 2. La ministre des affaires étrangères Annalena Baerbock, membre des Verts, appelle toutefois à des sanctions. Elle explique qu’il s’agit d’une “politique étrangère féministe”, bien que si des sanctions et une guerre résultent de cette politique, ce serait un revers majeur pour les femmes en Ukraine et en Russie.

    La Turquie, également membre de l’OTAN, est un autre acteur de ce dangereux jeu de guerre. Erdogan a suggéré que le pays pourrait servir d’hôte aux négociations entre la Russie et l’Ukraine, manquant manifestement l’ironie lorsqu’il a critiqué la Russie en disant « Vous ne pouvez pas gérer ces choses en disant ‘je vais envahir quelque chose, je vais le prendre’. »

    La Turquie et la Russie ont une relation que l’on peut décrire comme une rivalité coopérative, parfois d’accord lorsqu’il s’agit de critiquer les États-Unis, d’autres fois en conflit comme en Syrie. À la suite de la récente guerre du Haut-Karabakh, où l’Azerbaïdjan a bénéficié d’un soutien important de la part de la Turquie, Erdogan a publiquement soutenu la revendication de Kiev sur la Crimée. Une usine proche de Kiev a commencé à produire des drones de conception turque, qui ont déjà été utilisés dans l’est de l’Ukraine.

    Les relations américano-turques sont au plus bas. L’achat par Erdogan de missiles à la Russie en 2019 a entraîné des sanctions de la part des États-Unis. Maintenant, le pays veut acheter des chasseurs américains pour moderniser son armée de l’air. Une partie de l’élite américaine considère toujours Ankara comme un allié potentiel contre la Russie, donc ferme les yeux sur le danger d’un effondrement de l’économie turque, la croissance de l’autoritarisme, et les désaccords précédents par peur de couper complètement les relations, et de laisser la Turquie beaucoup plus proche du pivot Chine-Russie en développement.

    Les plans du Kremlin

    Conscient que le développement de la guerre froide va, selon toute vraisemblance, pousser le Kremlin à se rapprocher du régime chinois, Biden a intérêt à affaiblir une force militaire aussi importante avant qu’une telle union ne gagne trop de terrain. Les affirmations de la Maison Blanche selon lesquelles cette démarche s’inscrit dans le cadre de sa politique de « promotion d’une action collective mondiale pour stimuler la démocratie » ont été balayées par la précipitation à soutenir la répression brutale du régime du Kazakhstan.

    Dans un essai extraordinaire publié par le Kremlin à la mi-2019, Poutine justifie sa conviction que l’Ukraine fait partie de la Russie en se référant, entre autres, à : « Le choix spirituel fait par saint Vladimir… le trône de Kiev [qui] occupait une position dominante dans la Rus antique… la coutume depuis la fin du IXe siècle… le conte des années révolues… les paroles d’Oleg le prophète à propos de Kiev : “Qu’elle soit la mère de toutes les villes russes”. »

    À l’approche des temps modernes, il s’en prend aux bolcheviks de Lénine pour avoir permis au peuple ukrainien de décider lui-même de son destin, en disant : « Le droit pour les républiques de faire librement sécession de l’Union a été inclus dans le texte de la Déclaration sur la création de l’Union des républiques socialistes soviétiques et, par la suite, dans la Constitution de l’URSS de 1924. Ce faisant, les auteurs ont planté dans les fondations de notre État la bombe à retardement la plus dangereuse, qui a explosé dès que le mécanisme de sécurité fourni par le rôle dirigeant du PCUS a disparu… »

    Ces citations à elles seules réfutent toute suggestion selon laquelle Poutine veut restaurer l’URSS ou, comme le font certaines personnalités de gauche, justifier le soutien à la Russie en tant que régime plus progressiste. Il s’inspire de l’ancien empire russe, évoquant systématiquement une union, selon l’ancienne terminologie tsariste, du Bélarus, de la Malorussie (Ukraine du Nord et de l’Ouest), de la Novorossiya (Ukraine du Sud jusqu’à la Moldavie) et de la Crimée.

    Ni dans cet article ni dans la “Stratégie de sécurité nationale” récemment publiée, le Kremlin ne propose une intervention directe pour prendre l’une de ces régions. Mais les commentateurs parlent de “cygnes noirs” – des événements inattendus qui offrent des opportunités d’action. En 2014, le Kremlin a profité des événements autour de l’”Euromaïdan” pour s’emparer de la Crimée et établir une position dans l’est de l’Ukraine. Depuis lors, le conflit militaire s’est poursuivi, faisant jusqu’à présent 14.000 victimes.

    Au cours des deux dernières années, d’autres “cygnes noirs” sont apparus. Le soulèvement en Biélorussie, dont la défaite a été provoquée par l’opposition libérale, a ramené le régime bélarusse dans l’orbite du Kremlin. La guerre du Haut-Karabakh a vu la Turquie renforcer son influence en Azerbaïdjan aux dépens de la Russie, mais a permis au Kremlin de renforcer son emprise sur l’Arménie. Le soulèvement au Kazakhstan a vu le régime de ce pays s’éloigner de la stratégie “multi-vecteurs” de Nazarbayev, qui consistait à trouver un équilibre entre la Russie, la Chine et les États-Unis, Tokayev étant devenu dépendant des forces russes pour soutenir son régime.

    Mais la nouvelle “stratégie de sécurité nationale” publiée l’année dernière est beaucoup plus affirmative. Selon le directeur du Carnegie Moscow Center, la précédente stratégie écrite en 2015 portait sur une autre époque : « À l’époque, les relations avec l’Occident s’étaient déjà fortement détériorées en raison de la crise ukrainienne, mais étaient encore considérées comme récupérables ; une grande partie de la phraséologie libérale héritée des années 1990 était encore utilisée ; et le monde semblait encore plus ou moins unifié. La version actuelle […] est un manifeste pour une ère différente : une ère définie par la confrontation de plus en plus intense avec les États-Unis et leurs alliés ; un retour aux valeurs russes traditionnelles. »

    Il est sans doute vrai que le ton et les ultimatums du Kremlin sont devenus beaucoup plus agressifs.

    Comment cela va-t-il se concrétiser dans la pratique ? Le “plan A” semble bien être la poursuite des négociations pour limiter l’expansion de l’OTAN vers l’est. Mais la Maison Blanche ne semble pas prête à accepter un compromis sur cette question. Plus le Kremlin fait monter les enchères avec ses mouvements de troupes et ses jeux de guerre pour faire pression sur l’Ouest, plus l’Ouest déplace des armes vers l’Ukraine et brandit la menace d’une guerre, plus le risque d’une escalade accidentelle est grand. Le “plan B” semble se rapprocher alors que les négociations sont au point mort. Une décision officielle du Parlement et du gouvernement russes de reconnaître les deux républiques confirmerait le processus, par lequel la Russie a commencé à délivrer en masse des passeports russes et à ouvrir les relations commerciales. Les troupes russes se déplaceraient alors dans les deux républiques.

    Une nouvelle escalade, si des missiles de l’OTAN sont placés en Ukraine, pourrait entraîner le déplacement des missiles russes vers d’autres pays. Cuba et le Venezuela ont été mentionnés. Une autre option serait une intervention rapide dans la partie principale du pays pour porter un coup à l’armée ukrainienne, avant de se retirer comme cela s’est produit lors de la guerre de 2008 contre la Géorgie, lorsque l’armée russe a attaqué la ville de Gori.

    Une escalade plus profonde en Ukraine semble problématique. En 2014, d’âpres combats ont empêché le camp pro-russe d’ouvrir le corridor dans le sud autour de la ville de Marioupol. Poutine a dû renoncer à son objectif initial de s’emparer de l’ensemble de la “Novorossiya”. Aujourd’hui, l’armée ukrainienne est mieux entraînée et équipée, mais surtout, la population ukrainienne considérera une telle attaque comme une invasion et y résistera avec acharnement.

    Contrairement à cette époque, où une frénésie patriotique après la prise de contrôle de la Crimée s’est installée, la population russe est aujourd’hui beaucoup plus méfiante à l’égard du Kremlin. L’Omicron a frappé la population largement non vaccinée, tandis que la situation économique et le renforcement spectaculaire de l’autoritarisme ont sapé le soutien au régime. Un sondage d’opinion publié cette semaine suggère que la majorité des Russes ne croit toujours pas qu’il y aura une guerre, bien qu’une majorité la craigne, considérant la situation non pas comme un conflit avec l’Ukraine mais avec l’Amérique, dans laquelle : « L’Ukraine – est un simple pion dans le jeu plus vaste joué par l’Amérique… c’est simplement le jeu des États-Unis, avec les pays occidentaux et l’OTAN, qui utilisent l’Ukraine pour faire pression sur la Russie. »

    De manière très significative, les grandes entreprises ont elles aussi peu d’enthousiasme pour une guerre. Le récent krach boursier a fait disparaître 150 milliards de dollars de la valeur des grandes entreprises et le rouble est en chute libre. Pour l’instant, les entreprises ne s’expriment pas. Comme le fait remarquer un banquier d’affaires anonyme : « Si personne ne veut la guerre, ne vous attendez pas à ce que les grandes entreprises se lèvent et expriment leur opposition. Nous sommes devenus des passagers. Les milieux d’affaires ne discuteront de la guerre que dans leurs cuisines. Tout le monde restera silencieux en public. »

    Ce commentaire expose cependant un réel danger. Depuis 2014, la base sociale de l’autocratie du Kremlin est devenue de plus en plus étroite. Poutine est de plus en plus isolé, ce qui est aggravé par sa peur du coronavirus. Les visiteurs de sa résidence doivent se mettre en quarantaine pendant deux semaines, avant de passer par un “tunnel de désinfection” spécialement fabriqué. La situation est donc très dangereuse, car il n’y a plus de contrôles, plus de mises en garde pour empêcher le Kremlin de prendre des décisions désastreuses.

    L’Ukraine en crise

    En apparence, et surtout si l’on écoute les discours du président Volodymyr Zelensky, 2021 a été une bonne année pour l’Ukraine. Le PIB a chuté en 2020 de 4 % pendant la pandémie, il a réussi à croître en 2021 de 3,1 %. Le ministère de l’économie, et Zelensky lui-même, se vantent que le PIB du pays a désormais atteint son plus haut niveau post-soviétique, soit 200 milliards de dollars. Pourtant, cette affirmation ne tient pas la route : selon le même ministère, le PIB en 2020 n’était que de 156 milliards de dollars. En 2008, il était de 180 $ et en 2013 de 183 $.

    D’autres statistiques démontrent la situation réelle. Les revenus des ménages sont inférieurs de 20% à ce qu’ils étaient en 2013, l’inflation est officiellement d’environ 10% et le chômage a atteint 9,7%. Lorsqu’il a été élu, Zelensky a promis que le PIB augmenterait de 40% en 5 ans, qu’il ferait pression pour que l’Ukraine rejoigne l’UE et qu’il résoudrait le conflit dans l’Est de l’Ukraine par des négociations avec la Russie. Il a échoué sur tous ces points.

    Compte tenu de ces échecs, la cote de Zelensky dans les sondages est en baisse. L’année dernière, dans un élan populiste, il a présenté une loi censée restreindre les droits des oligarques à posséder des entreprises et des médias, ainsi qu’une campagne contre la “corruption”. La première de ces mesures a été considérée comme une attaque contre les oligarques pro-russes, ce qui lui a valu les foudres du Kremlin. Quant aux mesures contre la corruption, comme l’a exprimé un commentateur : « Jusqu’à présent, aucun des principaux corrompus n’a souffert, et il y a une raison concrète à cela : la coopération avec le bureau du président ! »

    Alors que les critiques se multipliaient au sein de ses propres cercles, Zelensky a désormais pris des mesures contre certains de ses anciens partisans, limogeant par exemple le président de la Rada, le Parlement, Dmytro Razumkov.

    Ces mesures n’ont pas contribué à rétablir sa cote. De fortes augmentations des prix des services publics se profilent également à l’horizon. Selon un sondage d’opinion réalisé en décembre, 67 % de la population estime que le pays va dans la mauvaise direction, contre 36 % il y a deux ans. Seuls 5 % des personnes interrogées ont déclaré que leur situation matérielle s’était améliorée au cours des deux dernières années, tandis que le conflit militaire, la hausse des prix des services publics et les bas salaires ont tous été cités par plus de 60 % des personnes interrogées comme les « problèmes les plus graves ».

    C’est dans ce contexte que l’atmosphère guerrière est attisée en Ukraine. En décembre, Zelensky a annoncé qu’un coup d’État pro-russe était sur le point d’avoir lieu. Ce complot semble avoir été régurgité par le Foreign Office de Boris Johnson, qui prétend cette semaine avoir découvert un complot visant à installer un gouvernement pro-russe à Kiev. Cette suggestion est accueillie avec dérision à Kiev. Un ancien porte-parole du ministère ukrainien des affaires étrangères a réagi en déclarant : « Ce scénario ne fonctionnerait que si une véritable invasion prenait le contrôle de Kiev. La ville serait décimée, ses terres brûlées, et un million de personnes fuiraient. Nous avons 100 000 personnes dans la capitale avec des armes, qui se battront… Il y a peut-être un plan, mais ce sont des conneries. »

    Cette dernière affirmation du gouvernement de Johnson donne une autre tournure aux divisions en Europe. Essayant sans doute de détourner l’attention de la crise existentielle à laquelle son gouvernement est confronté, Johnson a déclaré que le ministère britannique des Affaires étrangères intensifiait son activité pour faire respecter l’unité de l’OTAN derrière la direction des États-Unis, tout en critiquant la suggestion de Macron selon laquelle il est maintenant temps d’établir une structure de défense européenne, et le flottement du gouvernement allemand sur les sanctions de Nord Stream 2.

    En Ukraine, le nombre de personnes qui pensent désormais que la guerre peut être évitée par des négociations est en baisse. Une minorité pense que la Russie prépare une invasion à grande échelle. De l’avis de beaucoup, il est beaucoup plus probable que la Russie fasse une incursion et intensifie son activité militaire dans la zone de conflit entre les républiques non reconnues et le reste de l’Ukraine. Un sondage d’opinion réalisé à la mi-décembre a montré qu’une majorité de personnes vivant en Ukraine résisteraient à une invasion de la Russie, 33 % d’entre elles prenant les armes pour le faire.

    La situation est rendue plus complexe par le sentiment d’avoir été abandonnés par l’Occident. Il y a un sentiment croissant d’anti-OTAN avec des commentaires tels que : « C’est comme s’ils nous avaient abandonnés. Seuls la Grande-Bretagne, les pays baltes et la Pologne se portent bien. Et aux États-Unis, le président est mauvais, une loque, mais il y a aussi des gens bien là-bas, qui devraient se lever pour s’opposer au président. »

    La polarisation mondiale qui se développe modifie les relations entre la Russie et la Chine. Il n’y a pas si longtemps, elles se disputaient l’influence. Aujourd’hui, elles se rapprochent – toutes deux ont des régimes autoritaires de droite, ont peur de leurs propres peuples et utilisent l’agression américaine dans la guerre froide qui se développe actuellement pour présenter leurs pays comme étant confrontés à une attaque étrangère. Ils ont tous deux soutenu le coup d’État au Myanmar, Lukashenko au Belarus et le régime du Kazakhstan.

    La Chine considère la situation en Ukraine comme un autre exemple d’agression américaine. Il y a toutefois une nuance importante. Elle a demandé à Poutine de ne pas déclencher de guerre en Ukraine avant la fin des Jeux olympiques d’hiver. Poutine prévoit d’assister à l’ouverture des jeux et testera sans doute le soutien qu’il peut attendre de Pékin, tandis que si la situation s’envenime en Ukraine, cela créera un précédent pour les actions de la Chine en mer de Chine méridionale et à Taïwan.

    La guerre peut-elle être évitée ?

    Les différentes parties n’ont peut-être pas l’intention d’intensifier le conflit. Mais avec leur bellicisme et leurs ultimatums, leurs intérêts nationaux/impérialistes, la situation pourrait facilement devenir incontrôlable. Même si une guerre ne se développe pas, étant donné la polarisation croissante du monde entre les différents intérêts impérialistes, ce n’est qu’une question de temps avant que de nouveaux conflits “par procuration” ne se développent ici ou ailleurs. D’où la nécessité de construire un mouvement anti-guerre de masse. Sur quelle base ?

    Il ne peut y avoir aucune confiance dans les négociations de paix menées par les puissances impérialistes. C’est le conflit entre les intérêts des différentes puissances impérialistes qui crée les conditions du développement de telles guerres. Les forces et les équipements de toutes les forces impérialistes – Russie et OTAN – doivent être retirés d’Ukraine et d’Europe de l’Est.

    L’Ukraine a le droit de se défendre, la question est de savoir dans quel intérêt et de quelle manière. L’élite dirigeante appellera à l’unité nationale, ce qui signifie en réalité la défense du pouvoir des oligarques, qui, depuis l’indépendance, a laissé l’Ukraine sauter d’une crise à l’autre tandis que les riches deviennent tout simplement de plus en plus riches. L’extrême droite et les bellicistes attiseront les humeurs nationalistes réactionnaires, ce qui laissera les Ukrainiens se battre seuls, et plutôt que de mettre fin au conflit, ils augmenteront la haine et prolongeront le conflit.

    Mais la guerre n’est pas dans l’intérêt de la classe ouvrière. Une classe ouvrière organisée défendrait ses foyers et ses lieux de travail, et unie dans un mouvement anti-guerre puissant en Ukraine pourrait lancer un appel de classe aux travailleurs de Russie et d’ailleurs pour qu’ils agissent eux-mêmes pour arrêter la guerre.

    Pour arrêter réellement la guerre, il faut cependant un mouvement international, des manifestations de masse et même des grèves aux États-Unis, en Russie et dans les pays de l’OTAN. Mais comme l’ont montré les précédents mouvements anti-guerre, même les énormes protestations mondiales contre l’invasion de l’Irak, impliquant des millions de personnes, n’ont pas suffi à arrêter la guerre.

    ASI soutient l’appel lancé par nos camarades de Sotsialisticheskaya Alternativa en Russie et en Ukraine pour s’opposer à la guerre : « Les socialistes appellent tous les travailleurs et étudiants conscients à commencer à construire un mouvement anti-guerre fort et international, en le retournant contre quiconque tente d’allumer une guerre entre les peuples. Nous ne nous battons pas pour un pacifisme abstrait, mais pour une lutte unie contre le système qui cause la guerre, la pauvreté, la catastrophe climatique et écologique, les pandémies et l’autoritarisme. »

    Pour cela, il faut construire des mouvements politiques puissants pour s’opposer aux élites dirigeantes capitalistes qui profitent de la guerre, pour que les compagnies pétrolières et gazières et les autres ressources détenues par les oligarques deviennent des propriétés publiques démocratiques, et pour mettre fin à la domination des bellicistes impérialistes en garantissant les droits réels à l’autodétermination et la construction d’une fédération socialiste véritablement démocratique en Europe et dans le monde.

  • La guerre du Rif et Abdelkrim : quand la résistance anticolonialiste affronta la barbarie


    Les guerres coloniales de l’Espagne et de la France contre les insurgés kabyles du Rif au Maroc sont bien documentées. Ce sont des faits historiques présents dans la conscience collective des peuples d’Afrique du Nord comme dans celle des pays impérialistes susmentionnés. Néanmoins c’est une histoire beaucoup moins connue en Allemagne où fut fabriqué le gaz toxique qui, au Maroc tua des dizaines de milliers de civils durant les années 1920. Cette arme chimique fut employée par l’armée espagnole sous les ordres du général Franco. Près d’une décennie plus tard celui-ci devait se déchaîner avec la même cruauté «sur le front intérieur» contre les travailleurs d’Espagne.

    Par Marcus Hesse (SAV, section allemande d’ASI)

    À la fin du XIXe siècle, les puissances coloniales se divisèrent le monde entre elles. La France occupait le rang de deuxième puissance coloniale au monde. En même temps, l’Espagne, jadis au premier rang parmi les puissances coloniales, ayant perdu toutes ses colonies en Amérique et ainsi que les Philippines, n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été. Mais la couronne d’Espagne et sa bourgeoisie voulaient avec d’autant plus d’acharnement préserver leurs possessions coloniales restantes et les étendre. Le Maroc actuel était alors morcelé en «zones d’influence» : la France avait obtenu le sud et l’Espagne le nord, habité par des tribus kabyles. Lorsque des matières premières furent découvertes au Maroc, plusieurs puissances s’empressèrent à faire valoir leurs droits. Les habitants, principalement des agriculteurs et des bergers, furent déplacés de force. Puis, en 1904-06 et à nouveau en 1911, la guerre faillit éclater entre l’Allemagne et la France.

    Pour parvenir à leurs fins les puissances coloniales s’appuyaient sur les anciennes élites féodales et sur certains chefs tribaux corrompus. Le sultan coopérait avec les puissances coloniales, puisque celles-ci maintenaient la soumission des paysans et des ouvriers agricoles. Cependant, la résistance des tribus était particulièrement forte au nord, dans les montagnes de l’Atlas. L’Espagne y mena par deux fois la guerre contre les 39 tribus rifaines. Un premier conflit en 1893 se termina par un traité de paix. La guerre de Melilla de 1909 se solda par une douloureuse et humiliante défaite pour les troupes espagnoles. Alors que la classe capitaliste et l’armée espagnoles voulaient assurer leur influence sur ces territoires étrangers, les travailleurs espagnols s’opposèrent à cette guerre par des grèves et des manifestations. Ils n’avaient aucune envie d’être envoyés défendre les intérêts des riches!(1) Les querelles des grandes puissances autour du Maroc prirent fin en 1912 avec la division du pays. L’Allemagne renonça à un contrôle direct en échange de concessions territoriales en Afrique centrale. Malgré la défaite de 1909, l’État espagnol a su s’assurer la région hispano-marocaine, officiellement déclarée colonie à partir de 1912, grâce à une présence militaire massive.

    Création de la République du Rif

    La domination coloniale espagnole au Maroc fut extrêmement brutale. L’écrivain espagnol Arturo Barea qualifia la région du Rif comme un «mélange de champ de bataille, de bordel et de taverne». La résistance des tribus usant des tactiques de guérilla fut férocement réprimée par l’armée espagnole. En guise de dissuasion les rebelles capturés furent assassinés et sauvagement mutilés. Sur des images de cartes postales des membres de l’armée coloniale se paraient de têtes coupées comme trophées macabres. Parmi les généraux qui combattirent les Rifains avec ces mesures terroristes on retrouve les futurs dictateurs militaires Primo de Rivera et Francisco Franco.

    L’un des chefs rebelles affrontant le pouvoir colonial était le religieux Abdelkrim el-Khattabi. Issu d’un milieu plutôt modeste, il crut d’abord à une coopération avec l’Espagne pour moderniser le pays. Il étudia à Madrid, mais rejoignit la résistance anticoloniale durant la Première Guerre mondiale. S’étant révélé comme plus conséquent que les autres chefs de tribu kabyles, à partir de 1920 un soulèvement contre le colonialisme espagnol se groupa autour de lui. En tant que chef rebelle, Abdelkrim proclama une république indépendante dans une partie de la région Kabyle.

    À partir de 1921 l’État espagnol se lança dans une guerre pour écraser la république du Rif. Cette troisième guerre du Rif sera la plus longue et la plus sanglante de toutes. En fait, cette république du Rif fut la première république d’Afrique du Nord et du monde arabe issue d’un soulèvement anticolonial. Abdelkrim n’était pas socialiste, mais se considérait comme un «révolutionnaire national» au sens de Mustafa Kemal. La république du Rif mit en œuvre des réformes progressives, améliora les droits des femmes, assura le droit à l’éducation gratuite et limita l’influence des chefs tribaux féodaux. Parallèlement, il orienta la loi vers une interprétation modérée de la charia et propageât un «jihad» contre les puissances coloniales. Abdelkrim fut un dirigeant bourgeois démocratique dans un pays où il n’existait pratiquement aucune bourgeoisie à proprement parler. De nombreux chefs tribaux conservateurs le rejetèrent en raison de ses origines modestes et de ses idées à leurs yeux trop progressistes. Certains de ces chefs tribaux rentrèrent ainsi au service de l’armée coloniale.

    Il est important de noter que la République du Rif ne fut reconnue par aucun pays au monde, à l’exception de l’Union Soviétique, dont le gouvernement annonça publiquement son soutien. Malheureusement il alors était impossible pour l’URSS de fournir une aide financière ou même militaire au jeune Etat.

    La Société des Nations, l’organisation qui précéda l’ONU et que Lénine qualifia «d’antre des voleurs» impérialistes et de «cuisine de voleurs», considéra l’établissement de la République du Rif comme une attaque contre les «droits légitimes» des puissances coloniales. Toutes les puissances coloniales étaient d’accord : la République du Rif devait être combattue. Mais tout d’abord, l’armée d’Abdelkrim infligea une cinglante défaite à l’armée espagnole lors de la bataille d’Anoual en 1921. L’Espagne y perdit environ 10.000 soldats. Ceci ne fit que pousser la classe dirigeante espagnole à être encore plus brutale. De nouveau, les travailleurs espagnols s’opposèrent à la guerre à travers des manifestations de masse et des grèves. En 1925 la France rentra en guerre au côté de l’Espagne. La République du Rif était désormais exposée à une guerre sur deux fronts contre deux armées bien équipées. Les groupes panarabes et le Parti communiste français se montrèrent solidaires et collectèrent des fonds pour la République du Rif. La guerre reçut beaucoup d’attention, notamment dans la presse communiste. Dans l’Internationale Communiste du milieu des années 1920, il existait de grands espoirs que la guerre du Rif pourrait déclencher une vague de révolutions anticoloniales en Afrique du Nord et dans le monde arabe. Mais le soutien de ses forces était avant tout de nature morale et propagandiste: les appels aux dons ne rapportèrent pas assez pour contrecarrer la puissance militaire concentrée des puissances coloniales. Pour l’establishment bourgeois et la presse occidentale, les adeptes d’Abdelkrim n’étaient rien d’autre que des «criminels».

    L’atrocités des guerres impérialistes

    L’État espagnol fit rapidement recours à une guerre de terreur massive contre la population civile de la petite république du Rif (laquelle ne comptait que 150.000 habitants). L’armée espagnole acheta du gaz moutarde et du phosgène à la firme Hugo Stolzenberg à Hambourg. Ces produits chimiques furent utilisés de manière systématique du moins à partir de 1923. Dès 1924 la population civile fut ciblée sans discernement par des attaques chimiques aériennes. L’opération fit environ 10.000 morts, pour la plupart des non-combattants. Nombreux furent ceux qui ne moururent qu’après des mois d’agonie. Jusqu’à la fin de la guerre, environ 10.000 conteneurs (soit plus de 500 tonnes) de gaz toxique furent largués sur la région. Après près d’un siècle ces armes rendent toujours malade. Ainsi le taux de cancer dans les régions touchées est beaucoup plus élevé qu’ailleurs dans le pays.(2)

    En 1921, après le désastre d’Anoual, le haut-commissaire espagnol au Maroc, Dámaso Berenguer Fusté, écrivit dans un télégramme au ministre de la Guerre que c’était «avec un réel plaisir qu’il utilisait des gaz toxiques contre les peuples indigènes». (El Mundo, 18 mars 2001). À la même époque le haut officier de l’armée de l’air britannique Sir Arthur Travers Harris, alias «Bomber Harris», s’attaquait lui aussi aux populations civiles, notamment en Irak. Ici encore une terreur aérienne aveugle devait mater les insurrections anticoloniales. En 1930 Harris se justifia affirmant que «la seule chose que l’Arabe comprend, c’est la main lourde». Il n’est donc pas surprenant que les diplomates britanniques et français se montraient également très compréhensifs vis-à-vis de l’Espagne qui, avec l’aide des fabricants allemands de gaz toxique, utilisa au Maroc des armes interdites internationalement tout en contournant la réglementation du Traité de Versailles. Le représentant de l’Espagne à Genève qualifia l’action contre la république du Rif de «défense de la paix» et de l’ordre européen d’après-guerre. Il reçut en effet l’approbation des principales puissances victorieuses de la Première Guerre, la France et la Grande-Bretagne. Ceci était donc aussi l’opinion des puissances coloniales dite «démocratiques», les piliers de la Société des Nations!

    Après six années de résistance acharnée, la république du Rif dû céder face à la terreur concentrée de l’impérialisme espagnol et français. Abdelkrim fût forcé à l’exil. Prisonnier, le gouvernement français l’afficha comme trophée dans les films d’actualités. Ceci ne fit qu’augmenter son prestige dans les pays arabes et africains, où, malgré sa défaite, il fut longtemps considéré comme un symbole de la résistance anticoloniale. Il décéda en 1963 et fut enterré solennellement au Caire.

    Les meurtriers firent également des ravages en Europe

    L’extrême violence infligée aux «indigènes» par les puissances coloniales, y compris celles dites «démocratiques», ne resta pas confinée aux colonies. Ramenée par après sur le «front intérieur» de la «patrie» espagnole elle trouva expression dans la guerre civile et dans la lutte de classes. Le guerrier colonial de 1893, Primo de Rivera, devint dictateur de l’État espagnol en 1923. Il réprima le mouvement ouvrier espagnol et chercha à éradiquer la culture catalane. En 1934 le général colonial Francisco Franco fut envoyé par le gouvernement républicain pour écraser militairement le soulèvement des mineurs dans les Asturies. Il y fit massacrer des ouvriers marxistes et anarcho-syndicalistes comme jadis les Kabyles du Rif. L’armée coloniale au Maroc fut l’un des piliers du coup d’Etat nationaliste de juillet 1936, lequel donna l’étincelle à la guerre civile espagnole (1936-1939). Contre la classe ouvrière espagnole Franco préféra utiliser des légionnaires étrangers, des musulmans du Maroc. Certains d’entre eux étaient issus des tribus Kabyles qui avaient combattu aux côtés de la puissance coloniale contre la république du Rif. D’autres, par contre, étaient des enfants de paysans ou de bergers analphabètes des zones rebelles. Ceci était leur chance de se venger des «espagnols» pour les atrocités commises par leur armé coloniale. Par une ironie perfide, c’était cette même armée coloniale qui les envoya en campagne contre le prolétariat espagnol. Durant la guerre civile espagnole la tâche des fascistes fut rendue inutilement facile par le gouvernement du Front Populaire espagnol. Celui-ci composé de bourgeois de gauche, de nationalistes catalans, de sociaux-démocrates et de staliniens, refusa de proclamer l’indépendance du Maroc par considération pour les «démocraties» occidentales (surtout la France et l’Angleterre). En surcroît, dans leur propagande ils firent parfois recours à des préjugés racistes contre les troupes marocaines de Franco, les “Moros” (“Maures”).

    Le plus grand guerrier colonial de la France dans la guerre du Rif devait aussi réapparaître plus tard. En effet, le maréchal Pétain, «héros» de guerre de la Première Guerre mondiale et chef de troupe contre Abdelkrim, devint en 1940 chef du gouvernement de Vichy et en tant que tel collabora avec l’Allemagne nazie. Fait qui n’a d’ailleurs pas empêché Emmanuel Macron de lui rendre hommage par la suite.(3)

    Les troupes qui avaient été déployées dans les colonies avaient intériorisé dans leur lutte contre les «personnes de couleur» le racisme, la mentalité de la race supérieure tout comme une misanthropie brutale. De retour chez eux, leur savoir-faire militaire fut réorienté contre «l’ennemi intérieur», contre l’insurrection, contre la classe ouvrière organisée. Ceci fut également le cas en Allemagne où une partie non négligeable des ‘Freikorps’ et des troupes de la Reichswehr étaient d’anciens guerriers coloniaux. De 1918 à 1923 ces mercenaires et tueurs à gage assassinèrent les travailleurs allemands pour le compte des «héros de la démocratie» et des grands du SPD comme Ebert et Noske. Un exemple frappant fut le général Georg Maercker, qui pouvait faire recours à son expérience en Tanzanie et en Namibie. À partir de 1919 il se prouva un «conquérant de villes» redoutable affrontant tour à tour les travailleurs révolutionnaires à Berlin, en Saxe, à Braunschweig, Erfurt, Weimar, Gotha, Eisenach, Halle, Helmstedt, Leipzig et Magdebourg. Comme beaucoup de ses pairs, il considérait cette activité comme la continuation logique de son «travail» précédent.

    Le même système qui défendait l’exploitation et la violence dans les colonies frappa également la classe ouvrière européenne – les auteurs de ces crimes étaient souvent les mêmes.

    Notes :
    1) Dont la “Semaine tragique” de Barcelone en 1909. Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Semaine_tragique_(Espagne)
    2) TAZ.de, 26 januari 2002. voir : https://taz.de/!1128814/
    3) Der Spiegel, 7 novembre 2018

  • Nouvelle vague covid : le capitalisme et ses représentants politiques sont responsables !

    Le mouvement des travailleurs et travailleuses doit réagir de manière offensive

    Près de 2 ans après le début de la pandémie, c’est toujours l’impréparation la plus totale. Aucun scénario n’existait pour la possibilité d’une forte circulation du variant delta, y compris parmi les personnes vaccinées, ou de l’apparition d’un autre variant plus coriace. Un système de dépistage efficace qui n’alourdit pas l’énorme charge de travail des médecins se fait toujours attendre. À nouveau, des patients atteints de maladies ou victimes d’accidents graves ne pourront pas être pris en charge. Ce manque de prévoyance et de planification est criminel.

    Dossier de Stéphane Delcros

    Pointer du doigt les non-vaccinés et s’enfoncer dans une politique de répression ne résoudront rien au manque de moyens dans les soins de santé. Cela sert par contre surtout à dévier l’attention de la responsabilité des autorités tout en divisant la population. « Diviser pour mieux régner », la recette n’est pas neuve. Mais la gauche et le mouvement des travailleuses et des travailleurs ne doivent pas laisser la critique du gouvernement aux antivax et à l’extrême droite, qui n’ont aucune solution.

    Encore heureux qu’il y ait eu, au début de la pandémie, le groupe d’action militant « La Santé en Lutte » pour réunir les témoignages de terrain, élaborer un programme de revendication sur cette base et appeler à des actions et manifestations, essentiellement à Bruxelles, mais aussi en Wallonie. Nos soins de santé craquaient déjà de partout avant la pandémie, minés par le manque de moyens, la marchandisation et la logique managériale. Une fois que la pandémie a frappé, le personnel s’est retrouvé démuni, sans suffisamment de matériel adéquat ou de collègues. Il n’a pourtant pas ménagé ses efforts, jusqu’à l’épuisement, parfois dans l’isolement le plus total, de crainte de contaminer des proches.

    Toute la société était prête à soutenir un combat du personnel soignant. Un potentiel gigantesque. Mais les directions syndicales et le PTB n’ont pas pris au sérieux l’organisation d’un véritable rapport de force à la base avec agitation sur les lieux de travail, actions et manifestations. Le collectif La Santé en Lutte s’est retrouvé bien seul au front en jouant un rôle moteur dans diverses actions (dont la haie du déshonneur à l’Hôpital Saint-Pierre où les soignantes et soignants ont tourné le dos à la Première ministre Sophie Wilmès en mai 2020) et en organisant les seules manifestations nationales de la santé en septembre 2020 et en mai 2021. Le collectif a subi attaques et pressions de toutes parts, y compris de la part d’une partie des directions syndicales. Sans ce groupe militant et la « colère blanche » (Witte woede) en Flandre, relayés au Parlement par le PTB, il y a fort à parier que les budgets supplémentaires promis pour refinancer les soins de santé n’auraient pas été débloqués par les autorités. « La paix sociale dans ce secteur peut avoir ce prix », disait Servais Verherstraeten (CD&V). Ces sommes sont les bienvenues, mais elles restent largement insuffisantes et tardent d’ailleurs à arriver sur le terrain.

    La 4e vague frappe les hôpitaux alors que la situation est bien plus grave qu’auparavant. L’ensemble du personnel soignant est à bout de souffle. Dans les hôpitaux, l’absentéisme est plus élevé que jamais. À l’Hôpital Universitaire de Gand (UZ Gent) – entre les burn-out, les maladies diverses et les quarantaines – 20% des soignants et soignantes sont absents en ce moment. À la surcharge de travail est venu s’ajouter le fait de devoir refuser de prendre en charge certains patients non-covid, chose qui pèse lourdement sur le mental du personnel.

    La vaccination obligatoire du personnel soignant

    Entre le 1er janvier et le 31 mars 2022, les membres du personnel soignant qui ne seront pas vaccinés seront suspendus. À partir du 1er avril, ils seront licenciés (avec droit aux allocations de chômage), sauf s’ils ont demandé le maintien de leur contrat (ils seront alors suspendus et pourront chercher du travail dans un autre secteur). Comme le souligne Évelyne Magerat, secrétaire permanente CNE pour les hôpitaux Bruxelles et Brabant Wallon : « Si le 1er avril, il y a 15% du personnel en moins, en plus de celui qui est absent aujourd’hui, ça va être une catastrophe en termes de santé publique. (…) Aujourd’hui, on doit fermer des services, des lits hospitaliers parce qu’il n’y a pas assez de personnel. Est-ce que le gouvernement va mettre de côté ce personnel essentiel pendant la crise ? » En réalité, dans toutes les unités de soins, le personnel ne peut s’imaginer comment faire s’il perd ne serait-ce qu’un seul membre du personnel non vacciné…

    Bien entendu, les soignants et soignantes doivent pouvoir travailler avec un maximum de sûreté ; de même que les patients ont le droit d’être soignés dans un environnement le plus sain possible. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’est opposée au principe d’obligation vaccinale et insiste sur le fait de convaincre plutôt que contraindre. Au lieu de l’obligation vaccinale, des tests de dépistage devraient être régulièrement effectués afin de pouvoir détecter l’éventuelle présence de cas covid-positifs parmi le personnel. Le dépistage quotidien du personnel permettrait de maintenir l’unité du personnel et d’offrir le temps nécessaire à des campagnes visant à convaincre les collègues de l’utilité du vaccin. Cela s’impose également pour détecter les contaminations survenant en dépit de la vaccination. Mais évidemment, tout cela exige des moyens pour du personnel, du matériel et des laboratoires supplémentaires. Un éventail d’autres possibilités existent également, comme la possibilité pour les soignants non-vaccinés de s’occuper de tâches administratives ou autres qui ne nécessitent pas de contact avec les patients.

    Comme le soulignent les organisations syndicales du secteur : « ce sont les conditions de travail déplorables qui sont le véritable danger en matière de qualité des soins ». Elles ont raison de s’opposer à cette mesure de vaccination obligatoire et d’organiser des rassemblements et une journée nationale d’actions en front commun le 7 décembre. Avec la manifestation nationale du 4 décembre des pompiers, cela offre l’occasion de rectifier le tir en donnant corps à la voix des travailleuses et des travailleurs. Il ne faut pas en rester là.

    Une méfiance compréhensible

    Faute de réactions de la gauche syndicale et politique à la hauteur des enjeux, la colère sociale a cherché à s’exprimer d’autres manières. C’est ainsi que le 21 novembre, deux jours après l’annonce de l’accord du gouvernement concernant la vaccination obligatoire dans le secteur des soins de santé, plus de 35.000 personnes ont participé à la manifestation « Ensemble pour la liberté » dans la capitale. Cette mobilisation faisait écho à d’autres aux Pays-Bas, en Italie, en Autriche ou encore en France métropolitaine. En Guadeloupe et en Martinique, l’imposition de l’obligation vaccinale pour le personnel soignant a été reçue comme une gifle supplémentaire par une population structurellement discriminée par l’État français. Des grèves générales y ont été déclenchées contre l’obligation vaccinale pour les soignants, mais aussi contre la cherté de la vie et le prix des carburants ainsi que pour des augmentations des salaires et des allocations sociales. Méfiance envers les autorités, colère contre la hausse des prix de l’énergie et le coût de la vie en général,… les événements ne sont pas sans rappeler le mouvement des Gilets jaunes fin 2018 -début 2019.

    Alors oui, on trouvait à Bruxelles le 21 novembre bon nombre de complotistes et d’antivax de même que des individus et groupes d’extrême droite (Vlaams Belang, Voorpost, Schild&Vrienden, Nation, Civitas,…), qui ont habilement manœuvré pour se mettre en avant. Beaucoup d’autres, vaccinées ou non, les personnes présentes à cette manifestation expriment un ras-le-bol et des doutes bien plus généralisés. Les autorités ont collectionné les incohérences avec une arrogance jamais démentie. À l’été 2020, le problème, c’était les jeunes. Ce mois de septembre, c’était les Bruxellois. Et puis finalement non. Au même moment, la Flandre et ses 95% de vaccinés rouvrait toute la société comme si l’affaire était pliée. Bardaf, ça n’aura duré qu’un mois. Du cirque des masques au début de la pandémie à la réduction de la capacité de dépistage juste avant cette quatrième vague, nous avons pu voir à quel point les autorités n’étaient absolument pas préparées à changer de politique de la même manière que nous changeons de masque.

    À raison, la population est devenue impatiente et constamment plus sceptique à l’égard de la politique menée. On restreint l’accès aux loisirs pour éviter les contacts ? Pendant ce temps, les bus et métros sont toujours aussi bondés et rien n’est fait pour augmenter le service. Les communiqués du Codeco n’ont pas mis longtemps avant de sentir l’hypocrisie ; or la crédibilité et la confiance sont primordiales dans les questions de santé.

    La grande majorité des non-vaccinés se méfie d’un vaccin « arrivé très vite », qui « semble être surtout utile pour les groupes à risques et moins pour les autres », tandis que la perspective d’une 3e dose généralisée renforce le sentiment erroné d’un vaccin lancé en urgence à l’efficacité incertaine. Mais la technologie liée à l’ARN messager était à l’étude depuis plus de 20 ans et déjà utilisée en médecine vétérinaire dès le début des années 2000. D’autre part, un vaccin (outil collectif de santé publique) n’est pas un médicament (outil de santé individuel) : son efficacité ne se juge que s’il est administré à la collectivité. Dans le cas présent, il aurait fallu administrer de manière coordonnée le vaccin à 80% de la population mondiale. Mais la liberté d’une minorité d’actionnaires de multinationales pharmaceutiques à continuer de se remplir les poches sur notre dos a pris le monde en otage. C’est de « Big Pharma » qu’il faut se méfier, pas de la vaccination en soi.

    Comme le souligne « La Santé en Lutte », le maintien des brevets, la propriété privée sur les vaccins et leur prix creusent un fossé entre les États qui peuvent se le permettre et les autres : « Dans 29 pays les plus pauvres, où vit environ 9% de la population mondiale, à peine 0,3% du nombre total de vaccins a été acheminé. Sur l’ensemble du continent africain, moins de 4% de la population a été vaccinée deux fois. Il est donc évident que la campagne mondiale de vaccination est un échec et que cette politique dangereuse abandonne les personnes fragiles qui ne vivraient pas au « bon endroit ». Ces choix politiques nous reviendront en pleine face, sous la forme de nouveaux variants. » Ce n’est pas dans la nature du système capitaliste d’envisager la mise sur pied d’une stratégie vaccinale à l’échelle globale.

    D’autre part, toutes les études sur le sujet soulignent que fracture sociale et fracture vaccinale vont de pair. Il suffit de dire qu’en Fédération Wallonie-Bruxelles, 4 personnes sur 10 renoncent à des soins de santé pour des raisons financières. Avec une médecine de proximité gratuite garantie par un service national de soins de santé financé à hauteur des besoins, les choses seraient totalement autres.

    Mais si la confusion règne parmi une bonne partie de la population, elle s’accompagne d’une recherche à tâtons d’une explication et d’une réponse face à la crise générale que traverse la société. Si la gauche syndicale et politique avait appelé à l’organisation de rassemblements et de manifestations pour arracher plus de moyens pour les soins de santé, en finir avec les brevets sur les vaccins, mettre sur pied un service national de soins de santé correctement financé et nationaliser le secteur pharmaceutique sous contrôle et gestion de la collectivité, les complotistes et l’extrême droite se seraient vu couper l’herbe sous le pied.

    Briser le pouvoir de Big Pharma pour une campagne de vaccination efficace

    Les vaccins fonctionnent, ils offrent une protection importante contre les formes graves du virus. De même, même là où les contaminations explosent, il permet de fortement limiter le nombre de décès. Toutes les études montrent aussi que le vaccin entraîne une réduction du risque de transmission ; mais pas une disparition, d’autant que l’efficacité du vaccin a tendance à très légèrement diminuer avec le temps.

    Mais la vaccination a été présentée comme la solution ultime, ce qu’elle n’est pas si elle n’est pas planifiée à l’échelle mondiale. Dès qu’un pourcentage appréciable de vaccinés a été atteint en Belgique, la société a été complètement réouverte aux vaccinés, sur base du Covid Safe Ticket, comme si cela empêchait le virus de circuler. Dans la lutte contre le virus, la vaccination est importante, mais elle ne suffit pas à enrayer l’épidémie.

    Le système capitaliste repose sur la concurrence et sur la course aux profits. Cela empêche le développement de campagnes médicales préventives sérieuses. Les gouvernements capitalistes courent d’une urgence à l’autre, en tentant de colmater des cratères à l’aide de rustines, en ayant comme priorité absolue la sauvegarde des marges bénéficiaires des grandes entreprises. Et protéger le portefeuille des plus riches et mobiliser toutes les ressources de la société pour affronter un péril tel qu’une pandémie, c’est inconciliable.

    Il ne faut pas être un génie pour se rendre compte que les transports en commun sont trop remplis, que les écoles sont trop remplies et qu’il s’agit de grands vecteurs de transmissions. Nous avons besoin de bien plus de transports en commun (et gratuits, c’est une évidence écologique) ainsi que de nouvelles écoles avec des infrastructures sanitaires adéquates. En fait, nous avons besoin d’un plan d’investissements massif dans les infrastructures et les services publics, au premier rang desquels les soins de santé, afin de ne laisser personne de côté. Afin de pleinement mobiliser les ressources nécessaires, nous n’avons pas d’autre choix que de retirer les leviers économiques des mains de la minorité de capitalistes qui détruit la planète et nous exploite afin d’élaborer un plan de production respectueux de l’environnement consacré à la satisfaction des besoins sociaux. C’est ce que nous appelons le socialisme démocratique.

    Aux travailleuses et travailleurs de donner le ton !

    Si la pandémie et les confinements ont bien illustré quelque chose, c’est que ce sont les travailleuses et travailleurs qui font tourner le monde, pas les actionnaires ! Le mouvement ouvrier doit imprimer sa marque sur les événements, à l’aide d’un syndicalisme de combat et d’une gauche de combat. Si le mouvement ouvrier n’avance pas offensivement ses positions dans cette situation de crise, d’autres forces vont le faire. Un programme de revendications et d’actions centré sur les intérêts de notre classe sociale permettrait de fournir une clarté là où existe la confusion.

    Sur les lieux de travail, les CPPT doivent jouer leur rôle

    Sur les lieux de travail, les organisations syndicales doivent être davantage offensives. L’utilité des Comités pour la prévention et la protection au travail (CPPT) a été fortement confirmée par cette pandémie, mais ils ont été largement sous-exploités. Ils peuvent pourtant stimuler la discussion collective avec les travailleurs et travailleuses sur les mesures à adopter sur le lieu de travail puisque ce sont eux et elles qui savent le mieux ce qui s’impose pour assurer leur sécurité. Ils peuvent aussi stimuler des discussions sereines entre collègues pour répondre patiemment aux doutes et questions concernant le vaccin.

    Des moyens doivent être dégagés pour que chaque travailleur et travailleuse puisse travailler en toute sûreté, notamment avec un stock suffisant de masques FFP2. Des tests gratuits doivent également être disponibles pour tout le monde sur les lieux de travail, mais aussi dans les établissements scolaires et dans chaque quartier. Quand un ou une membre du personnel est testé positif, il ou elle doit être écarté. La mise en quarantaine ne doit impliquer aucune perte de salaire et du personnel supplémentaire doit être engagé pour assurer le remplacement des effectifs qui ne peuvent travailler. Dans le cas de la fermeture d’une école ou d’une crèche, les parents doivent être assurés d’obtenir un congé payé.

    Un programme d’actions qui répond aux besoins – Luttons contre le système !

    Il est plus que temps que le mouvement ouvrier réponde à la situation de crise actuelle et la division insérée, et entrent en action pour imposer l’application des revendications nécessaires :

    • Pour la gratuité des tests de dépistage ; davantage de laboratoires doivent être mis sur pied, avec l’engagement de personnel et du matériel supplémentaire ;
    • Pour un plan d’investissements publics massifs dans les soins de santé, à la hauteur des besoins réels, déterminés par les travailleurs et travailleuses du secteur ; pour l’engagement de personnel supplémentaire avec de bonnes conditions de travail et de salaire (conditions primordiales pour convaincre les milliers de soignants et soignantes diplômés mais travaillant dans un autre secteur de revenir dans les soins de santé) et la construction de nouvelles unités de soins publiques et l’amélioration des conditions de travail et de salaire du personnel soignant ;
    • Pour l’instauration d’un véritable service public national de santé, géré démocratiquement par les travailleurs et travailleuses, permettant aussi enfin une approche préventive des soins de santé ;
    • Il faut une campagne de vaccination aussi forte que possible pour lutter contre la pandémie, accompagnée d’une information publique transparente menée par des instances indépendantes du gouvernement et de Big Pharma. Pour une telle campagne de vaccination efficace ; toute la recherche scientifique et le développement doivent donc être placés sous contrôle et gestion publics ; il faut convaincre les non-vaccinés et non les réprimer ;
    • Chaque personne à travers le monde doit avoir gratuitement accès au vaccin : pour la collaboration libre et complète de la communauté scientifique en toute transparence par la fin des brevets et de la propriété privée sur la connaissance scientifique, l’ouverture de la comptabilité des entreprises pharmaceutiques et leur nationalisation sous gestion et contrôle démocratique des travailleurs et travailleuses, et l’expropriation sans indemnisation de leurs installations, connaissances et matériels, sauf sur base de besoins prouvés.

    Pour financer cela, les richesses existent largement, dans les comptes bancaires des ultra-riches et dans les paradis fiscaux, comme l’ont encore récemment révélé les Pandora Papers. Nationaliser les secteurs-clés de l’économie permettrait d’assurer que les richesses créées par nous-mêmes soient utilisées selon nos besoins.

    Un tel programme offensif, assorti d’un plan d’action permettant la création d’un rapport de force favorable aux intérêts des jeunes et des travailleurs et travailleuses, c’est la meilleure manière de convaincre les sceptiques et même de les impliquer dans le combat pour une société débarrassée de la soif de profit et du chaos de l’économie de marché. Une lutte collective avec pour but d’arracher le contrôle des leviers politiques et économiques des mains de la classe capitaliste, et enfin pouvoir répondre pleinement aux besoins de tous et toutes.

    Une société socialiste démocratique permettrait d’en finir avec l’incapacité qu’a notre société de répondre aux crises. La cupidité des ultra-riches y sera remplacée comme axe central de la société par une coopération et une solidarité internationales visant à satisfaire les besoins et les revendications de la majorité de la population.

  • Une rencontre avec Marguerite Staquet – Ouvrière, féministe et fière de l’être!

    Ce 6 octobre 2021 en début d’après-midi, Emily, Stefanie (militantes de Rosa) et moi avons rendez-vous chez Marguerite Staquet, une ex-ouvrière de l’ancienne usine Bekaert-Cockerill de Fontaine-l’Évêque, près de Charleroi. Marguerite a mené en 1982 une lutte exemplaire pour défendre le droit des ouvrières. Elle et son mari habitent une petite maison à Anderlues. Heureusement que le GPS existe pour trouver notre chemin !

    Par Guy Van Sinoy

    Ce 6 octobre, c’est aussi l’anniversaire de Marguerite. C’est pourquoi Emily a apporté une tarte aux pommes. Une fois les présentations faites, nous nous installons autour de la table, dans la pièce de devant. Marguerite prépare le café et Emily découpe la tarte. La conversation peut commencer.

    Emily : Juste avant cette lutte de 1982, quel était le climat dans l’entreprise ?

    – Marguerite : C’était une usine qui employait majoritairement des ouvriers et une minorité d‘ouvrières. La plupart habitaient les environs. Il y avait aussi un certain nombre de couples travaillant dans l’usine.

    J’ai longtemps discuté avec les délégués parce que les hommes passaient la visite médicale (médecine du travail) et les femmes pas. Or nous étions toute la journée, hommes et femmes, dans la poussière. Quand il y avait des assemblées, les femmes n’avaient pas le droit à la parole. On n’était bonne qu’à travailler !

    En faisant le même travail que les hommes, on touchait 10 francs de l’heure en moins ! 10 francs, c’était énorme ! A l’époque je gagnais environ 22 à 23.000 francs belges par mois. C’était un beau salaire mais on avait du mal. Car on soulevait des caisses de clous qui pesaient 25 kilos, soit 1 tonne ou 2 tonnes de clous par jour. Les 10 francs de plus à l’heure étaient justifiés non pas parce que le travail des hommes était différent ou plus lourd, mais par le fait que c’étaient des hommes !

    A cette époque-là dans l’usine la mentalité était la suivante : « Les femmes elles travaillent parce qu’elles le veulent bien ! » Pendant la grève, combien de fois on ne nous criait pas : « Allez torcher vos gosses ! Allez à vos casseroles ! »

    Stefanie : En 1982 il y a d’abord eu une grève de tout le personnel pendant 9 semaines ?

    – Marguerite : Oui, cette grève contre la restructuration a débuté au mois d’août 1982. Après 9 semaines de grèves une réunion de conciliation a proposé le choix entre 3 options : soit le passage à 36 heures pour tous et toutes avec perte de salaire, soit le licenciement de 13 ouvriers, soit le passage au temps partiel pour 13 femmes « non chef de ménage ». C’est finalement la troisième proposition qui a été adoptée : 120 pour, 60 contre (dont toutes les ouvrières) et 40 abstentions. Le vote s’est déroulé dans des conditions particulières car on remplissait le bulletin de vote sous l’œil des délégués qui le dépliaient avant de le glisser dans l’urne. Et les 40 abstentions ont été comptabilisées avec les « Pour ».

    Le patron avait préparé une liste de 13 ouvriers à licencier, dont 3 délégués. Il faut savoir que ces délégués ne travaillaient pas. Ils arrivaient le matin avec leur serviette et demandaient : «Ça va ?». Quand on disait tout ce qui n’allait pas il répondaient : «On en reparlera plus tard!». Ces délégués menacés de licenciement ont proposé à la place le passage à mi-temps des femmes qui n’étaient pas chef de famille. Nous avons alors reçu nos préavis pour nous réengager à mi-temps. Mais nous n’étions pas d’accord car nous perdions ainsi toute notre ancienneté.

    Les femmes ont refusé le passage à mi-temps et sont donc parties en grève le 3 novembre. De mon côté, je voulais faire valoir le droit des femmes, mais je ne savais pas comment. Dans un petit village, on n’est au courant de rien. Alors mon neveu m’a mis en contact avec Christiane Rigomont, de la Maison des Femmes de La Louvière. Elle est venue chez nous et nous a expliqué nos droits et a fait connaître notre situation. Ensuite beaucoup d’avocates se sont manifestées pour nous soutenir et nous expliquer nos droits.

    Dorénavant, dans les assemblées à l’usine, nous prenions la parole pour dire que nous n’étions pas d’accord. Les délégués disaient : « Oui mais, Marguerite Staquet, elle rêve ! Elle invente n’importe quoi ! » Mais moi j’avais en mains les preuves de nos droits. Et quand nous nous sommes défendues, les délégués ont crié « Au Secours ! Elles ont fait venir des «extrémistes» de l’extérieur ! »

    Emily : La proposition de ne licencier que des femmes est donc venue des délégués ?

    – Oui ! Parce que on n’était pas considérées comme des travailleuses à part entière. On n’était considérée comme des salaires d’appoint. Nos maris qui travaillaient dans l’entreprise ne disaient rien car ils avaient un petit peu peur aussi. Souvent on demandait à nos maris : « Qu’est-ce qu’on fait, on continue jusqu’au bout ? » Ils nous ont toujours soutenues dans ce combat.

    Quand il y eu l’assemblée avec tous les gens de l’extérieur venus nous soutenir, les délégués syndicaux étaient contre le mur et n’osaient rien dire. On aurait dit des prisonniers à la prison de Jamioulx ! Il y avait tellement de monde qui venait nous aider qu’on ne pouvait pas se tromper.
    Stefanie : Et maintenant, 40 ans après, quel regard portes-tu sur cette lutte ?

    Aujourd’hui tout cela me semble très loin. Mais je vois que fondamentalement les choses n’ont pas beaucoup changé. La femme n’est toujours pas l’égale de l’homme. Maria, la sœur de mon mari a une petite fille qui est une vraie rebelle ! J’admire cette petite-fille car elle dit : « Moi je suis l’égale de mon compagnon. Et quand on rentre du travail, c’est le premier qui rentre qui commence à faire à manger ». Cela ma belle-sœur ne l’accepte pas, mais je lui dit : «Maria, c’est comme ça la vie ! On s’est battues pour ça ! »

    Après notre licenciement, on nous appelait souvent pour aller parler dans les écoles. Le but n’était pas de nous mettre en valeur mais de défendre notre droit au travail. Devant des jeunes de 17 ou 18 ans, filles et garçons, on expliquait le pourquoi de notre grève. Un jour la maman d’une jeune fille nous a dit : « Vous ne trouvez pas que vous êtes allées trop loin ? Parce après tout vous n’êtes que des femmes ! » Je lui ai répondu : « Vous avez une fille ? Si vous pensez comme ça, vous devriez lui faire arrêter l’école ! Car si vous parlez ainsi ça ne vaut pas la peine qu’elle fasse des études car elle va prendre la place d’un homme !»

    Guy : Et les responsables syndicaux de l’époque?

    François Cammarata, responsable régional des métallos CSC, nous a carrément torpillées. Il a menacé par téléphone de faire licencier les maris des ouvrières qui continuaient la grève.

    Du côté de la FGTB, Georges Staquet, Secrétaire général des métallos FGTB de Charleroi, ne nous a pas attaquées,… mais il n’ a rien fait pour nous non plus. Je me souviens que dans les locaux de la FGTB il était occupé au téléphone avec Ernest Glinne, député européen qui s’inquiétait de notre situation. Georges Staquet lui répétait : « Ne vous inquiétez pas Ernest, tout est arrangé ! » Nous entendions cela à travers la porte du bureau de Staquet car nous restions sur place dans les locaux de la FGTB. Après cela j’ai demandé à Marcelle Hoens (responsable nationale des Femmes FGTB) de nous mettre en rapport directement avec Ernest Glinne. J’ai expliqué à Glinne que, contrairement à ce qu’affirmait Georges Staquet, rien n’était réglé pour nous. Ernest Glinne m’a répondu : « Ce soir, je suis chez vous. ! » On lui a expliqué et il nous a dit : « Je vais vous emmener au Parlement européen à Strasbourg ».

    Un jour, après mon licenciement, la honte car je devais pointer au bureau de chômage, c’était au moment des élections, le délégué principal FGTB Vandestrick était là en train d’expliquer à la chômeuse qui me précédait dans la file : « La femme qui est derrière vous, elle s’est battue pour ses droits et nous l’avons soutenue… » Je n’ai pas pu m’empêcher de dire : « Ne le croyez pas ! Il vous raconte des bobards ! Nous nous sommes battues CONTRE lui. Car s’il avait voulu nous aider, on n’en serait pas là et je ne serais peut-être pas en train de pointer aujourd’hui.» Il est parti sans demander son reste…

    [button link=”https://fr.socialisme.be/59387/04-12-journee-socialisme-2021-a-bruxelles” type=”big” color=”red”] => Marguerite sera présente le 4 décembre à Bruxelles pour notre événement “Socialisme 2021” [/button]

  • Les premiers pas du mouvement communiste en Chine

    Chen Duxiu

    Au cours de cet été 2021, les médias ont évoqué le 100e anniversaire de la fondation du Parti communiste chinois. Mais à part la date de fondation du parti (28 juillet 1921), le lieu (une petite maison située dans la concession française de Shanghai) et une référence à la Longue Marche (1934-1935) emmenée par Mao Zedong, rien de significatif n’a été publié. Il est vrai qu’en Europe on connaît en général très peu l’histoire de la Chine, son passé lointain et les bouleversements révolutionnaires qui ont ébranlé ce pays au 20e siècle. Impossible, dans le cadre d’un court article, de retracer le cours de tous ces événements en une fois. Aussi, la suite paraîtra dans le prochain numéro de ce journal.

    Par Guy Van Sinoy, texte paru en 2 partie dans le mensuel Lutte Socialiste (édition de septembre et octobre 2021)

    1911: l’empire chinois tombe en miettes

    L’empire chinois remontait à 20 siècles avant J-C(1). Au 19e siècle, la Chine faisait l’objet de la convoitise des puissances impérialistes. La Grande-Bretagne mène de 1839 à 1842 une guerre pour ouvrir la Chine au trafic de l’opium produit en Inde. Ensuite une coalition impérialiste (Grande-Bretagne, France, États-Unis) mène une deuxième guerre de l’opium, de 1856 à 1860. Ces expéditions militaires impérialistes visaient à dépouiller le pays et arracher des concessions territoriales. D’autre part, plus de 1.500 seigneurs de la guerre, grands et petits, se battaient les uns contre les autres, district contre district, en empochant les impôts avec des années d’avance.

    En octobre 1911 à Wuhan, le cœur économique de la Chine centrale, quatre bataillons de l’armée menés par de jeunes officiers républicains, qui s’opposaient depuis des années à la dynastie Quing, occupent l’arsenal, attaquent le palais et forcent le gouverneur à fuir. En moins d’un mois, la plus grande partie de la Chine méridionale passe du côté de la révolution. L’empire s’écroule comme un château de cartes. Puyi, dernier empereur de la dynastie Quing, abdique le 10 octobre 1911 et un gouvernement provisoire, présidé par Sun Yat-sen, est formé à Nankin, la capitale.

    En 1912 Sun Yat-sen fonde un parti nationaliste bourgeois, le Kuomintang (Parti national du Peuple). La bourgeoisie chinoise prônait la réunification du pays, l’unification du marché national et l’élimination de tous les obstacles, comme l’avait fait la bourgeoisie en Europe au cours des siècles de son ascension. Malgré sa volonté de débarrasser le pays des vestiges féodaux, la bourgeoisie chinoise redoutait la montée en puissance de la classe ouvrière.

    La lutte de classes secoue le pays

    La situation misérable du prolétariat chinois rappelait, en pire, la situation de la classe ouvrière anglaise décrite par Engels en 1844. Les grèves éclatent le plus souvent spontanément pour des motifs économiques et pour l’amélioration des conditions de travail. Des grèves de masse marquent la période 1922-1923. En janvier 1922 120.000 marins de Hongkong font grève pendant 56 jours pour améliorer les salaires. Les armateurs étrangers doivent céder. En octobre, 50.000 mineurs à Kailan (une mine gérée par la Chine et la Grande-Bretagne) cessent le travail pendant 25 jours pour arracher une hausse de salaire. La répression est souvent brutale. Lors de la grève générale des cheminots en 1923, Lin Xiangqian, secrétaire du syndicat, est décapité au sabre pour avoir refusé d’appeler à la reprise du travail.
    23 juillet 1921: fondation du PC chinois

    A son congrès de fondation le Parti communiste chinois est une organisation très petite : quelques dizaines de membres! Il a comme figures de proue Li Dazaho et Chen Duxiu, un intellectuel prestigieux qui est élu Secrétaire général. Mao Zedong, bien que présent au congrès, n’a eu aucune part active dans les débats. A partir de son expérience en Indonésie, l’envoyé du Komintern, Maring (2), propose, contre l’avis de Chen Duxiu, que le PCC soutienne le Kuomintang. Au début des années 1920, le Kuomintang est désorganisé et Sun Yat-sen demande à Moscou(3), qui répond favorablement, à renforcer son organisation.

    En 1923 le PC chinois compte 420 membres. Il entre dans le Kuomintang qui, de son côté, a 50.000 membres ! Sun Yat-sen meurt en mars 1925. Tchang-Kaï-Chek, un militaire de carrière, manœuvre pour prendre la direction du Kuomintang…

    Shanghai, 1927: l’écrasement de la révolution chinoise (2e partie)

    Dans le numéro de septembre 2021 j’ai brièvement fait le portrait de la Chine au début du XXe siècle : pays semi-colonial avec une économie où les masses paysannes étaient exploitées par de grands propriétaires terriens. La dynastie Qing, liée à l’aristocratie terrienne, vivait repliée sur la Cité interdite en déléguant le pouvoir en province à des gouverneurs locaux et cédait aux grandes puissances impérialistes des « concessions » territoriales où se concentraient les industries.

    Le Kuomintang (KMT)

    Un parti nationaliste et républicain (Kuomintang), fondé en 1905 par Sun Yat-Sen, un intellectuel occidentalisé, portait les aspirations des couches intermédiaires de la société. Le KMT prit la tête d’un soulèvement initié par le corps des officiers et la république fut proclamée en 1911. Le Nord de la Chine resta aux mains des seigneurs de la guerre tandis que l’influence du KMT s’étendait dans les villes du Sud où se concentraient les industries : Canton, Shanghai, Hongkong, Wuhan.

    Le Komintern, le PCC et le KMT

    À sa fondation, en 1921, le Parti communiste chinois (PCC) ne comptait que quelques dizaines de membres. Sous les recommandations des envoyés du Komintern, les membres du PCC durent s’affilier individuellement au KMT pour tenter de l’orienter. À la mort de Sun Yat-sen, en 1925, Tchang Kaï-chek, un officier de carrière, prit la tête du KMT. Le PCC était alors devenu un parti de masse et comptait 60.000 membres. L’aile droite du KMT prit peur et, avec l’accord de Tchang Kaï-chek, décida de combattre les communistes.

    Après l’échec de la révolution allemande en 1923, les responsables du Komintern portaient leurs espoirs révolutionnaires sur la Chine afin de briser l’isolement de la Russie soviétique. À Moscou, Staline et Boukharine soutenaient la participation du PCC au KMT, dans le cadre de la pseudo théorie du « bloc des quatre classes » (bourgeoisie nationale, petite bourgeoisie, prolétariat, paysannerie). Alertés par le suivisme du PCC à l’égard du KMT, Trotsky et Zinoviev tiraient la sonnette d’alarme et recommandaient au PCC de rompre avec le KMT.

    Canton 1926, Shanghai 1927

    À Canton en 1926, la quasi-totalité du pouvoir était aux mains du comité de grève qui, depuis juin 1925, organisait les travailleurs et disposait de milices armées. Le 20 mars 1926, Tchang Kaï-chek proclama la loi martiale, fit désarmer les piquets de grève, arrêta les communistes qui dirigeaient la grève. Le PCC, paralysé par les consignes du Komintern, ne réagit pas.

    Shanghai regroupait alors la moitié des ouvriers d’usine du pays. Tchang Kaï-chek, appuyé par les seigneurs de la guerre, prit alors contact avec les puissances impérialistes pour obtenir leur soutien. Le 12 avril 1927 les troupes de Tchang Kaï-chek attaquèrent les syndicats et toutes les organisations ouvrières de la ville. Des milliers de communistes furent exécutés (fusillés, décapités, ou encore brûlés vifs dans les chaudières des locomotives). Cet épisode tragique de la lutte de classes marqua la fin de l’influence de masse du PCC dans la classe ouvrière chinoise. La révolution chinoise qui aura lieu des décennies plus tard sous la direction de Mao Tsé-toung, s’appuiera sur les campagnes.

    Après coup, l’Exécutif du Komintern a rendu Chen Du-xiu, secrétaire du PCC, responsable de la défaite. Écarté de la direction, puis exclu, Chen Du-xiu se rallie à Trotsky et à l’opposition de gauche. Condamné à 13 ans de prison par le KMT en 1932, il meurt en prison. Peng Shu-zhi, bras droit de Chen Du-xiu, avait proposé à plusieurs reprises de rompre avec KMT. Exclu de la direction, puis du PCC, avec Chen Du-xiu, il rallie l’opposition de gauche puis, en exil, la 4e Internationale où il restera politiquement actif jusqu’à sa mort en 1983.

    Notes : 

    1) Ainsi, l’armée des guerriers en terre cuite enterrée à Xian, remonte à l’empire Quin (220 ans avant J-C), une époque antérieure à l’empire romain.
    2) Maring était le pseudonyme de Henk Sneevliet, un militant communiste néerlandais qui avait lutté contre le colonialisme en Indonésie de 1913 à 1918.
    3) Le 28 août 1921, Sun Yat-sen écrit à un responsable bolchevik : « Je suis extrêmement intéressé par votre œuvre, en particulier par l’organisation de vos soviets, de votre armée, de votre éducation. Avec mes meilleurs vœux pour vous-même, pour mon ami Lénine et pour tous ceux qui ont tant œuvre pour la cause de la liberté humaine. » (Lénine, Œuvres, tome 45, p. 747)

    Pour en savoir plus…
    – L’envol du communisme en Chine (mémoires de Peng Shuzhi), Ed. NRF, Paris, 1983, 488p.
    – Origines et défaite de l’internationalisme en Chine 1919-1927, Anthologie, Ed. Science marxiste, Montreuil-sous-Bois, 2021, 560p.
    – Histoire de l’Internationale communiste 1919-1943, Pierre Broué, Fayard, Paris ; 1997, 1120 p.

  • Réorganiser radicalement nos déplacements pour faire face à la crise écologique, une réponse à Magnette et Gilkinet

    Alors que les discussions sur la « mobilité douce » et les éternelles polémiques sur la qualité des transports en commun ponctuent le quotidien des médias, il convient d’en rappeler les enjeux. Les transports sont, avec l’industrie, les deux secteurs les plus polluants dans la société : inutile d’être ingénieur pour en conclure qu’ils doivent faire partie intégrante d’une réponse sérieuse à la crise climatique. Bien que cette idée fasse plutôt consensus, c’est l’ampleur de la tâche et les moyens d’y parvenir qui sont habituellement occultés par les effets d’annonce.

    Réaction d’un cheminot

    Magnette au bluff

    Le dernier exemple en date nous vient du président du PS : se prononçant en faveur de la gratuité de tous les transports en commun(1), y compris le train, Paul Magnette a chiffré le coût de la mesure à 700 millions d’euros par an. Il s’agit du montant que rapporte la vente de titres de transports à la SNCB qui serait donc à compenser(2).

    On ne peut qu’être favorable à cette mesure. Du moins si elle devait être financée par les 1% les plus riches(3) qui, comme Magnette le rappelle à juste titre, polluent bien plus que les plus pauvres. On est moins d’accord lorsqu’il prétend que ces 700 millions d’euros suffiraient à financer un « électrochoc » écologique. C’est en effet le coût à nombre de voyageurs équivalent, alors que ces voyages s’effectuent déjà en train : sans augmentation du nombre de passagers au détriment de la voiture, il n’y aurait donc aucune réduction des émissions de gaz à effet de serre. Si par contre l’idée est bien d’attirer un nombre important de nouveaux voyageurs, il faudra inévitablement des moyens en infrastructures et en personnel pour les accueillir, ce qui fera donc monter la facture.

    D’après la dernière grande enquête du SPF Mobilité(4) (2019), la voiture représente en Belgique « 61 % des déplacements, contre 14 % pour la marche, 12 % pour le vélo et 11 % pour les transports en commun (train, métro, tram ou bus) ». Pourtant, les émissions en CO2 d’un trajet en train par exemple, sont 6 à 32 fois plus faibles que celles d’un trajet en voiture. L’enjeu est donc d’inverser l’utilisation des modes de transport : l’usage des transports en commun doit devenir dominant, tandis que l’utilisation de la voiture doit devenir exceptionnelle. Ce qui est désigné par « transfert modal » (modal shift). Au-delà de son utilité sociale indiscutable, la gratuité des transports en commun est une mesure qui n’est écologiquement utile qu’à la condition de pouvoir attirer de nouveaux publics.

    Gratuité ou amélioration de l’offre : le faux débat

    Et pour attirer de nouveaux publics, encore faut-il qu’il y ait une offre. Pour énormément de familles, il est aujourd’hui quasiment impossible de se passer d’une voiture personnelle pour aller travailler, amener les enfants à l’école et avoir des loisirs. L’offre doit être étendue tant en termes d’horaires (une fréquence plus élevée, des transports plus tôt et plus tard) qu’en termes d’espace, c’est-à-dire en ouvrant de nouvelles lignes de trains et de bus. Ce dernier point est particulièrement important pour que la mesure de la gratuité remporte l’adhésion des habitants des communes rurales, déjà privés d’accès de beaucoup de services publics alors qu’ils contribuent aux impôts comme les autres.

    Même là où l’offre existe déjà partiellement, en l’état actuel des choses il est souvent moins cher pour une famille de se déplacer en voiture qu’en transports en commun. Le coût fixe de la voiture est important et doit être amorti, le transport en commun est donc vécu comme un coût supplémentaire. Mais si l’offre était suffisamment développée que pour les convaincre d’abandonner la ou les voitures familiales, la fréquentation des transports en commun connaîtrait un bond en avant énorme, formant le fameux « transfert modal ». La gratuité et le développement de l’offre sont donc les deux faces indissociables d’une même pièce.

    Pendant les années 1930 – autrement dit avant l’avènement du modèle de la voiture individuelle – il existait en Belgique 5 125 km de lignes ferroviaires desservant 1 500 gares. Il y a aujourd’hui 3 600 km de lignes et 554 gares et points d’arrêts. Durant toute la deuxième moitié du 20e siècle, c’est la voiture qui a été mise au centre du développement des infrastructures. Culpabiliser ou surtaxer les automobilistes est avant tout un aveu d’impuissance des politiciens capitalistes qui n’ont pas de programme sérieux pour engager un vrai changement de cap.

    Redévelopper massivement l’infrastructure en transport en commun va nécessiter des budgets colossaux que seuls les états sont capables de lever, comme ce fût d’ailleurs le cas au 19e siècle lors de la naissance de ces réseaux. Le secteur privé ne nous sera d’aucune aide si ce n’est pour grappiller des profits pour les actionnaires. Nous entendons beaucoup parler d’ « intermodalité » (faire ses trajets en utilisant plusieurs types de transports) dans la bouche des responsables politiques. Mais les logiques de privatisations et de libéralisations ne font que saucissonner l’organisation du service entre de multiples entreprises, entraînant gaspillages et dilution des responsabilités. La scission entre la SNCB et Infrabel organisée en 2005, puis en 2012 par ce même Paul Magnette, en est le meilleur exemple.

    Gilkinet le défenseur du libre marché

    Jamais nous n’avons eu autant besoin qu’aujourd’hui de transports publics accessibles et de qualité. Les politiciens traditionnels sont coincés entre cette augmentation des besoins et ce qu’ils appellent la « réalité budgétaire », c’est-à-dire ce qui est permis ou non dans le cadre de leur système. C’est cette contradiction grandissante qui explique certains épisodes surréalistes. Comme lorsqu’à la mi-septembre, Infrabel annonçait qu’elle allait peut-être être contrainte de fermer 5 lignes ferroviaires faute de budget(5), alors que le ministre Gilkinet continuait à répéter encore le jour-même que son objectif était d’avoir « 1 train toutes les 10 minutes dans les agglomérations, 1 train toutes les 30 minutes partout ailleurs ». Combler les besoins sociaux et répondre à la crise climatique ne sera pas possible sans rompre avec les règles du système capitaliste, un système qui marche sur la tête.

    Dans L’Echo du 28 septembre(6), Georges Gilkinet rappelle le retard en investissements et la nécessité d’augmenter l’offre ferroviaire. Avant de préciser sa volonté de respecter une « trajectoire budgétaire sérieuse avec un effort annuel fixe de 0,2% du PIB ». Où faut-il donc aller chercher l’argent ? Certainement pas dans les poches du grand patronat. Gilkinet rassure ceux qui pouvaient encore en douter : « derrière moi il y a la FEB ».

    Ce dont nous avons besoin

    La CGSP Cheminots rappelait il y a quelques jours la réalité du terrain sur le rail(7) à l’occasion de l’échec des négociations pour un accord social : 5.000 emplois perdus en 5 ans et une hausse de productivité de 20%. Après 3 milliards d’euros de coupes budgétaires pendant les gouvernements Di Rupo et Michel, et avec un nouveau ministre de la mobilité Ecolo, on aurait pu croire que les dotations allaient enfin remonter. La dotation d’Infrabel est pourtant rabotée de 94 millions d’euros pour la période 2021 – 2024, une information dont Gilkinet s’était bien gardé de faire la publicité. Bien que certains budgets ont été débloqués pour des investissements, les dotations d’exploitation d’Infrabel et de la SNCB sont aujourd’hui bien trop faibles : non seulement elles ne permettront pas d’améliorer l’offre de transport, mais elles sont même insuffisantes pour assurer celle qui est actuellement prévue !

    Cette pression financière croissante sur les transports publics a aussi mené à une organisation du travail en flux tendu, tant au niveau du personnel que du matériel, rendant difficile de palier à l’imprévu. Une panne ou du personnel bloqué dans un train en retard suffisent pour en bloquer beaucoup d’autres, car le matériel et le personnel de réserve ont été réduits au minimum. La fiabilité et la ponctualité s’en ressentent. Il faut donc sortir de cette logique pour améliorer l’offre non seulement en terme de quantité mais aussi de qualité. Il s’agit également d’assurer la présence de personnel dans les trains et dans les gares, puisque l’on sait que le sentiment s’insécurité joue aussi un grand rôle dans le choix ou non d’utiliser les transports publics(8). Et de donner à ce même personnel les moyens pour faire son travail correctement.

    Pour un véritable « électrochoc face à la crise climatique » dans les transports, il n’existe pas de mesure unique. C’est d’un plan solidement pensé et financé dont nous avons besoin. Avec pour objectif que d’ici quelques années, l’écrasante majorité des trajets des gens soient faisables en transport en commun de manière sûre, fiable et confortable. Les montants nécessaires à ce projet requièrent une réorientation massive des richesses dans le développement des transports moins polluants. Et une planification rationnelle de la production qui n’a rien de compatible avec l’économie de marché. Les grandes annonces médiatiques de Magnette et de Gilkinet en sont loin.

    Notes :

    1. https://plus.lesoir.be/396852/article/2021-09-25/mobilite-paul-magnette-veut-la-gratuite-de-tous-les-transports-en-commun
    2. Chiffres de 2019. Notons qu’une partie de ce montant provient des abonnements domicile-travail, eux-mêmes financés en grande partie par les employeurs.
    3. Paul Magnette propose de financer la mesure en augmentant la taxe sur les comptes-titres de 0,15% à 0,5%. Mais le journal L’Echo expliquait en novembre 2020 comment il est assez simple pour les millionnaires de l’éviter : https://www.lecho.be/entreprises/banques/la-nouvelle-taxe-comptes-titres-prend-deja-l-eau/10263334.html
    4. https://mobilit.belgium.be/sites/default/files/partie_mobilite_novembre_2019_final.pdf
    5. https://www.dhnet.be/actu/societe/cinq-lignes-ferroviaires-pourraient-etre-supprimees-a-l-horizon-2024-614088189978e2642a1a1d2e
    6. https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/federal/georges-gilkinet-ecolo-ce-que-les-belges-attendent-c-est-une-meilleure-offre-ferroviaire/10335217.html
    7. https://www.facebook.com/paroledecheminots/posts/4693509127326761
    8. https://www.lavenir.net/cnt/dmf20210112_01544630/le-train-victime-des-agressions-sexuelles
  • [DOSSIER] Black Lives Matter. Combattre le racisme par la solidarité : tout ce qui nous divise nous affaiblit

    Le souffle des mobilisations contre le racisme et les violences policières ont enflammé le globe l’été dernier à la suite du meurtre de George Floyd. Aux États-Unis, environ 20 millions de personnes s’étaient mobilisées dans plus de 1.250 villes. Chez nous, l’écho de ces mobilisations avait pris une connotation particulière avec le 60e anniversaire de l’indépendance du Congo. Le racisme systémique existe bien entendu en Belgique également, de même que le débat sur la meilleure façon d’en finir avec les discriminations. Nous en avons discuté avec Alain Mandiki.

    Alain Mandiki est un militant syndical et politique, actif au sein du Parti Socialiste de Lutte / Linkse Socialistische Partij (PSL/LSP). Originaire du Kivu, il est notamment l’auteur de nombreuses analyses concernant l’Afrique, tout particulièrement la République démocratique du Congo. Dans son livre “1994, Génocide au Rwanda. Une analyse marxiste”, il montre comment le capitalisme a engendré la barbarie dans la région des Grands Lacs. Commander ce livre

    Dossier tiré de l’édition d’été de Lutte Socialiste

    Comment expliquer l’importance que revêt le combat antiraciste aujourd’hui ?

    Avec la pandémie et la crise économique, toutes les contradictions déjà présentes dans la société capitaliste ont éclaté au grand jour. Aux USA, celles et ceux qui étaient déjà en difficulté auparavant le sont devenus encore plus. Les personnes issues de l’immigration ont été touchées de plein fouet par des pertes d’emploi. D’autre part, dans les quartiers défavorisés, le fait d’être cloîtré chez soi a eu un impact beaucoup plus dur (sans jardin et dans des appartements exigus). La répression policière a été extrêmement dure envers celles et ceux qui voulaient simplement changer d’air tandis que le virus a bien plus fait des ravages chez les travailleurs et les personnes en recherche d’emploi que chez les propriétaires d’entreprise.

    Cette situation est venue s’ajouter à des années de violences policières et de politique d’incarcération de masse (les États-Unis comptent 5% de la population mondiale mais près d’un quart de la population carcérale planétaire) qui frappent de manière totalement disproportionnée les populations de couleur. Ce contexte explique l’explosion du mouvement Black Lives Matter à la suite. C’est cette explosion sociale qui explique la condamnation de l’agent de police Derek Chauvin pour le meurtre de George Floyd.

    Tuer des gens n’est généralement pas un problème pour la police américaine, qui tue en moyenne environ 1.000 civils par an. Habituellement, quand l’affaire est portée au tribunal, cela n’aboutit qu’à des non-lieux prononcés ou à de simples réparations financières. Une condamnation aussi claire est exceptionnelle. Mais il ne faut pas y voir autre chose qu’une tentative d’apaiser la colère des masses. Sans de pareilles mobilisations de masse, il n’y aurait pas eu de victoire.

    C’est également la leçon qui s’impose concernant les cas similaires en Belgique. En mars dernier, la chambre des mises en accusation de Gand a prononcé un non-lieu au bénéfice des 8 policiers inculpés de la mort de Lamine Bangoura en 2018. La victime avait été tuée lors de l’expulsion de son logement, simplement parce qu’elle avait 1.500 euros de loyer en retard et qu’elle ne s’était pas présentée à l’audience du juge de paix. En Belgique aussi, la répression, les violences policières et l’accroissement des tensions sociales sévissent dans les quartiers populaires. En conséquence, la volonté de se mobiliser contre ces discriminations grandit. Pour que ces mobilisations soient efficaces, elles doivent reposer sur une stratégie et des objectifs clairs. Le mieux étant de commencer par analyser d’où vient le racisme.

    « Il ne peut y avoir de capitalisme sans racisme », disait Malcolm X. Pourquoi le capitalisme et le racisme sont-ils si étroitement liés ?

    Des questions telles que “Qu’est-ce que le racisme ? Comment est-il apparu ?” sont très importantes car connaître les origines du racisme est fondamental pour comprendre la manière d’y mettre un terme.

    L’idée selon laquelle l’humanité serait divisée en plusieurs races a été théorisée vers le 18e siècle. La base sur laquelle ces idées ont germé fut le développement du capitalisme commercial, reposant sur le commerce triangulaire qui s’est établi dès le 16e siècle et impliquait l’Europe, l’Afrique et le continent américain dans une traite des Noirs de grande ampleur. Après le massacre des Premières nations en Amérique du Nord et dans les régions conquises par les puissances coloniales, il fallait apporter de la main-d’œuvre pour mettre en valeur les terres conquises. La bourgeoisie a affrété des bateaux qui voyageaient vers l’Afrique pour trouver ce qu’elle appelait alors le “bois d’ébène”, c’est-à-dire des femmes et des hommes vendus comme des biens meubles, des personnes arrachées à leur terre et à leur culture par la force.

    En définitive, un système social d’exploitation repose toujours sur la force. Mais celui-ci éprouve toujours le besoin de justifier idéologiquement cette exploitation et la violence qui lui est liée. Il fallait donc déshumaniser ces êtres humains vendus aux propriétaires terriens comme des marchandises. Le racisme est né comme caution idéologique de la traite d’esclaves. Les idéologies liées à la classification des êtres humains sont alors apparues et ont infecté tous les pores de la société. Voltaire disait ainsi à l’époque que « Les Blancs sont supérieurs à ces Nègres, comme les Nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huîtres. »

    L’Histoire nous apprend que les grandes percées de la lutte antiesclavagiste et anticolonisatrice sont liées à des processus révolutionnaires internationaux. La révolte des esclaves à Haïti, qui a donné naissance à la première république noire de l’Histoire (1), est liée à la Révolution française de 1789. En France, il a fallu s’y reprendre à deux reprises pour abolir l’esclavage, durant deux périodes révolutionnaires : en 1794 et en 1848, puisque Napoléon l’avait restauré en 1802. Dans ces luttes, les esclaves et les colonisé-e-s ont joué un rôle d’avant-garde à côté d’autres couches de la société (la bourgeoisie révolutionnaire de l’époque et surtout le peuple révolutionnaire). Ce sont les luttes et leur caractère international qui ont permis de mettre fin à l’horreur de l’esclavagisme mais aussi à l’horreur de la colonisation.

    Les conquêtes du mouvement des droits civiques aux États-Unis étaient également étroitement liées au contexte international de lutte contre le capitalisme de l’époque. C’est d’ailleurs une leçon que le Black Panther Party (fondé en 1966) avait déjà tirée : ses membres estimaient qu’on ne pouvait pas combattre le racisme par du capitalisme noir, mais par la solidarité.

    Pour reprendre les mots d’un des dirigeants des Black Panthers, Fred Hampton, assassiné dans son lit lors d’un assaut mené par le FBI et la police de Chicago en 1969 : « Nous ne pensons pas qu’il faut combattre le feu par le feu ; nous pensons qu’il faut combattre le feu par l’eau. Nous n’allons pas combattre le racisme par le racisme, nous allons le combattre par la solidarité. Nous affirmons que nous n’allons pas combattre le capitalisme avec le capitalisme noir, mais que nous allons le combattre avec le socialisme. (…) Nous allons combattre en nous rassemblant tous ensemble et en faisant une révolution internationale des travailleurs. » La lutte antiraciste n’est pas subordonnée à la lutte anticapitaliste, elles sont intrinsèquement liées et elles méritent autant d’énergie l’une que l’autre !

    Concrètement, « Combattre le racisme par la solidarité », qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?

    En fait, le mouvement Black Lives Matter en est un excellent exemple. Des mobilisations de masse – par-delà la couleur de peau – ont d’abord éclaté aux USA et leur écho a ensuite parcouru le monde. Des mobilisations ont eu lieu dans de nombreux endroits où l’arme du racisme est utilisée pour diviser la population. En Belgique, entre 15.000 et 20.000 personnes ont manifesté à Bruxelles alors que nous étions toujours dans le premier confinement. De plus petites mobilisations ont également eu lieu à ce moment-là dans la plupart des grandes villes.

    Pour construire un bon rapport de force, il faut chercher à rassembler et organiser toutes celles et ceux qui veulent lutter contre le racisme, car c’est par l’action collective et la mobilisation de masse que des victoires peuvent être obtenues. Et ce qui nous unit, c’est que nous sommes victimes, à des degrés divers, des pénuries sociales (manque de logements sociaux, manque d’emplois décents, manque de moyens dans les services publics,…) et de l’exploitation qui découle du système de profit capitaliste.

    Sans les mobilisations Black Lives Matter, jamais le roi Philippe n’aurait soudainement été forcé d’exprimer des regrets par rapport à ce qui s’est passé au Congo. C’est encore extrêmement insuffisant bien sûr, mais un changement dans l’attitude de la monarchie belge est loin d’être anodin. Une discussion plus large s’est développée en Belgique concernant la discrimination. Des symboles de la propagande coloniale tels que les statues de Léopold II ont été dénoncés. Le caractère structurel du racisme est de plus en plus visible et largement reconnu. Le mouvement Black Lives Matter a permis de mettre à mal la propagande officielle de l’État belge. C’est une base sur laquelle construire pour aller plus loin.

    Cela exige donc de défendre un programme large de revendications sociales ?

    C’est fondamental. Les personnes issues de l’immigration ont moins de possibilités d’avoir accès à un logement correct, à un parcours scolaire de qualité, à un emploi décent. Cette discrimination est présente dans toutes les sphères de la vie. Cela provient des pénuries qui existent dans toute la société en raison du manque de moyen des budgets publics suite aux ravages de la politique néolibérale. Cela alimente les sentiments racistes. Faute de logements sociaux ou de bons emplois en suffisance, certains rejettent les personnes issues de l’immigration. Mais celles-ci ne sont en rien responsables des pénuries ! C’est de cette manière que l’on peut comprendre les succès de l’extrême droite, comme celui du Front National dans les années 80 suite au développement d’un chômage de masse alors que la « gauche » était au pouvoir avec Mitterrand et appliquait un programme antisocial. Pour s’en prendre au terreau qui alimente les idées racistes, il faut s’en prendre à ces pénuries justifiées par le système capitaliste.

    Apporter des réponses sociales aux problèmes sociaux, voilà comment couper l’herbe sous le pied des partis d’extrême droite. En 1991, le précurseur du PSL/LSP a lancé la campagne antifasciste Blokbuster en anticipant la percée du Vlaams Blok, comme s’appelait encore le Vlaams Belang à l’époque. Un de ses slogans-phares, dans un contexte d’explosion du chômage, était : « Des emplois, pas de racisme ! » Tout le monde doit avoir accès à un bon travail – pas un job précaire ! – avec un bon salaire. C’est pour cela que nous défendons de répartir le travail disponible avec la réduction collective du temps de travail sans perte de salaire, avec embauches compensatoires et diminution de la charge de travail. De la même manière, il nous faut des investissements publics massifs dans les logements sociaux, l’enseignement, les soins de santé, les énergies renouvelables… Mais cela ne tombera pas du ciel, les capitalistes s’accrochent à leurs profits. Nous devons nous battre pour y parvenir et leur retirer le pouvoir des mains.

    Quel système alternatif défend le PSL/LSP ?

    Le système capitaliste est une société divisée en classes sociales qui repose sur le vol du produit du travail de la majorité sociale (la classe ouvrière) par une infime minorité (la classe capitaliste). Nous avons déjà vu précédemment que le racisme est un produit du capitalisme. Il faut rajouter que cette discrimination est toujours bien utile au système (de même que le sexisme ou la LGBTQI+-phobie) car cela permet de diviser les masses exploitées et opprimées. L’infime minorité au sommet de la pyramide d’exploitation capitaliste n’arriverait jamais à rester au pouvoir si la base se soulevait.

    Les travailleuses et les travailleurs sont les mieux placés pour renverser le système capitaliste grâce à leur nombre et leur place dans le système de production. C’est ce qu’a encore une fois démontré la pandémie : quand la classe ouvrière (c’est-à-dire celles et ceux qui doivent vendre leur force de travail pour un salaire et ne possèdent pas les moyens de production) s’arrête, tout s’arrête. Par la grève, la classe ouvrière peut organiser le blocage de toute l’économie et la société et poser la question fondamentale suivante : pourquoi donc ne pas repartir sur d’autres bases, en étant débarrassés des patrons, des actionnaires et de toute cette organisation aliénante de la société ?

    C’est en reprenant le contrôle des richesses que nous produisons que l’on pourra décider démocratiquement de résoudre les problèmes sociaux et de combattre les pénuries en y allouant les moyens que cela exige. La source des divisions racistes propagées par l’extrême droite serait détruite par une telle économie reposant sur la démocratie et la planification.

    Certains dans le mouvement antiraciste parlent de ‘‘privilèges’’ que les blancs auraient. Nous pensons qu’il s’agit d’une approche et d’une utilisation de termes qui sèment la discorde. Le terme de ‘‘privilège’’ provient de la société féodale où les nobles et le clergé bénéficiaient de nombreux privilèges, dont celui de ne pas payer d’impôts. Leur privilège était aussi de pouvoir s’approprier les fruits du travail de la majorité sociale.

    Un privilège, ça s’abolit. Mais ce n’est pas un privilège de disposer d’un bon logement, d’un emploi décent ou d’un enseignement de qualité. Ce sont au contraire des droits auxquels chacune et chacun devrait pouvoir accéder. Et l’histoire nous enseigne que c’est par l’organisation de la solidarité dans la lutte de masse que des conquêtes sociales et des droits ont été arrachés.

    Pour certains, ces luttes ne regardent que les personnes directement concernées. D’une part, nous estimons que les discriminations nous touchent tous. Tant qu’une catégorie de la population est discriminée, cela met une pression sur les autres couches. Tant que les sans-papiers, par exemple, continuent d’être exploités pour des salaires de misère, cela participe à la pression à la baisse sur les salaires de toutes et tous. C’est pourquoi la régularisation des sans-papiers est une mesure qui bénéficierait à la sécurité sociale et à tout le monde, sauf aux patrons qui profitent directement ou indirectement de leur situation catastrophique. D’autre part, si on laisse les seules « personnes concernées » mener le combat, on les laisse isolées, ce qui ouvre la voie à des méthodes de lutte désespérées comme la grève de la faim pour rester sur le domaine de la régularisation des personnes sans-papiers. Il faut au contraire élargir le combat et rassembler toutes les victimes du système de manière inclusive et respectueuse.

    C’est à travers les guerres civiles et les révolutions que l’esclavage a été aboli. C’est la période de lutte internationale qui a permis au mouvement pour les droits civiques d’obtenir des victoires dans les années ’60. Les luttes connaissent toujours des moments d’euphories et des moments plus difficiles. La meilleure manière d’obtenir des victoires sur le long terme, c’est en s’organisant autour d’un programme et d’une stratégie. La campagne « Combattons le racisme par la solidarité » que nous avons lancée l’an dernier est un outil à cette fin. Mais la seule manière de répondre aux besoins sociaux de l’ensemble sans discrimination nécessitera de remettre le pouvoir à la majorité sociale. Voilà le projet du socialisme révolutionnaire, et nous vous appelons à rejoindre ce combat à nos côtés pour renverser le capitalisme et balancer le racisme, le sexisme, la LGBTQI-phobie et les autres discriminations et oppressions dans les poubelles de l’histoire !

    1) Lire à ce titre : Les Jacobins noirs, Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, C.L.R James.

  • Retour sur la défaite soviétique en Afghanistan

    Le texte qui suit a été publié le 10 février 1989 dans le numéro 931 du Militant, qui était alors le journal de la section britannique du Comité pour une Internationale Ouvrière, devenu depuis lors Alternative Socialiste Internationale.

    Introduction

    La décision de la bureaucratie soviétique, sous la direction de Mikhaïl Gorbatchev, de retirer ses forces militaires d’Afghanistan – décidée en mars 1988 et achevée en février 1989 – a marqué un tournant décisif. C’était un tournant non seulement pour l’Afghanistan, mais aussi pour l’ancienne Union soviétique, qui était à l’aube de l’effondrement interne qui a suivi la chute du mur de Berlin en novembre 1989. Juste après le retrait soviétique, le régime “marxiste” de Najibullah a d’ailleurs rapidement été renversé, ouvrant la voie à une guerre interne barbare entre les groupes de moudjahidin. Cette nouvelle période de guerre civile, qui a infligé la mort, la destruction et la dépossession à de larges pans de la population afghane, a créé les conditions de la montée en puissance des talibans et de leur prise de pouvoir en 1996. La déclaration que nous republions ici, publiée pour la première fois sous forme d’éditorial dans le numéro du 10 février 1989 de Militant, offrait, à notre avis, une perspective prémonitoire qui a été largement confirmée par les événements ultérieurs.

    L’accord entre Moscou et l’impérialisme, avertissait l’éditorial, allait “ouvrir une période de guerre civile au cours de laquelle l’Afghanistan sera déchiré entre seigneurs de guerre rivaux”. L’article prédisait une phase encore plus sanglante de la guerre civile : les milices rivales étaient “incapables… de former un gouvernement”. “Avec les moudjahidin, l’impérialisme a créé un monstre”. Nous avions également averti que, si Najibullah était renversé, les avancées sociales acquises sous le régime, qui étaient importantes bien que limitées et contradictoires, seraient rapidement supprimées. Cela s’est avéré exact. Même si les talibans devaient aller encore plus loin par la suite, les forces islamiques qui se disputaient le pouvoir sous le gouvernement chancelant de Burhanuddin Rabbani à Kaboul ont abrogé les mesures de réforme agraire, imposé la charia (la loi islamique) et refusé aux femmes l’éducation et l’accès aux professions libérales.

    Le cours des événements a justifié la position que nous avons adoptée tant à l’égard de l’occupation soviétique que du retrait des forces soviétiques. Lorsque la bureaucratie soviétique a envoyé des forces en décembre 1979 pour soutenir le gouvernement chancelant de Karmal, Militant s’est opposé sans équivoque à cette invasion. Selon nous, tout avantage pour le peuple afghan découlant de la défense de la réforme agraire et des changements sociaux radicaux ne feraient pas le poids face à la réaction à l’invasion soviétique, la première intervention directe des forces soviétiques en dehors du “bloc de l’Est” depuis le lendemain de la seconde guerre mondiale. L’impérialisme américain, bien sûr, a réagi férocement, utilisant l’”agression” soviétique comme prétexte pour une nouvelle accélération de son armement. Dans le même temps, les travailleurs politiquement conscients au niveau international ont réagi contre les tentatives d’imposer un changement “socialiste” par le haut et la force militaire, sans base de soutien de masse, et apparemment sans tenir compte des conditions et de la culture locales. En outre, il était évident que la faible base du régime, et l’opposition armée incessante à laquelle il était confronté, érodaient les réformes qui avaient été mises en place après l’arrivée au pouvoir du régime stalinien afghan en 1978.

    Malgré cela, une fois les forces soviétiques envoyées sur place, nous n’avons pas défendu leur retrait. Selon nous, un retrait aurait signifié l’effondrement inévitable du régime, l’annulation des mesures sociales progressistes et la plongée du pays dans une guerre civile barbare. Les seigneurs de guerre islamiques étaient liés à des forces sociales réactionnaires, à des chefs tribaux, à des propriétaires terriens, à des marchands, à des vendeurs au noir et à des barons de la drogue, dont les intérêts prévaudraient en cas de conflit chaotique. Cela ne s’est avéré que trop vrai.

    La décision de Gorbatchev de se retirer d’Afghanistan était principalement motivée par le désir de trouver un arrangement avec l’impérialisme américain, bien que la pression interne croissante ait également joué un rôle important. La guerre en Afghanistan s’avérait être un bourbier, un gaspillage sans fin de ressources, tandis que les pertes soviétiques croissantes suscitaient un mécontentement grandissant dans le pays. Gorbatchev, représentant de l’aile technocratique et plus jeune de la bureaucratie soviétique, souhaitait un rapprochement avec l’impérialisme afin de se ménager un espace pour sa tentative de réforme de l’appareil stalinien dépassé. En réalité, il était trop tard. La profondeur et l’étendue de la décomposition de l’économie planifiée, due à la mauvaise gestion bureaucratique et à la corruption de l’élite dirigeante (la “nomenklatura”) étaient telles que toute tentative de modernisation interne du système était vouée à l’échec. Il est vite apparu clairement, avec la chute du mur de Berlin, que le système bureaucratique du stalinisme ne pouvait plus assurer le progrès social le plus basique – croissance économique, plein emploi et protection sociale élémentaire – en Union soviétique ou dans les États satellites d’Europe de l’Est. Faut-il s’étonner, dans cette optique, que les dirigeants soviétiques aient abandonné Najibullah (qui a remplacé Babrak Karmal en 1986) à son horrible sort ?

    Bien sûr, l’Afghanistan n’était pas le seul cas. Sous Gorbatchev, la bureaucratie soviétique a fait savoir qu’elle n’était plus disposée à apporter un énorme soutien économique et militaire aux régimes bonapartistes de type stalinien qui avaient été soutenus sous Brejnev dans les années 1970, lorsque la bureaucratie s’efforçait d’étendre son pouvoir stratégique international. Dans les années 1980, il est devenu évident que les régimes de pays comme l’Éthiopie et l’Angola, ainsi que l’Afghanistan, ne pouvaient pas garantir la stabilité et la croissance économique – et ne pouvaient plus compter sur le soutien inconditionnel des Soviétiques. Le message sans équivoque des dirigeants soviétiques selon lequel ils n’étaient pas prêts à apporter un soutien matériel et stratégique conséquent au régime sandiniste du Nicaragua, malgré le soutien indéfectible des États-Unis aux Contras, a marqué un changement décisif dans la politique étrangère de Moscou.

    Au début de l’année 1989, cependant, nous ne savions pas exactement – ni personne d’autre d’ailleurs – où en était le processus de décomposition interne des États staliniens. L’éditorial suggérait, par exemple, qu’un scénario possible en Afghanistan pourrait être une partition du pays, l’Union soviétique soutenant un régime de Najibullah réduit dans la zone nord, ne serait-ce que pour protéger sa propre frontière. En l’occurrence, Moscou n’a même pas tenté de sauver les derniers vestiges de son ancien régime-client. Quelques mois plus tard, les différents éléments de l’élite soviétique au pouvoir se battaient entre eux pour s’assurer de nouvelles sources de pouvoir politique et se chamaillaient pour s’emparer de leur propre part du butin alors que l’économie autrefois dirigée par l’État se fragmentait. Le retour, par le biais d’une contre-révolution politique, à une économie capitaliste barbare et primitive dans l’ancienne Union soviétique était le pendant de la descente en enfer de l’Afghanistan dans la guerre civile sauvage et la régression sociale.

    L’impérialisme américain a célébré sa grande “victoire sur le communisme”, mais a immédiatement tourné le dos à l’Afghanistan, n’offrant aucune ressource pour la reconstruction du pays déchiré par la guerre. Washington était indifférent au conflit entre les milices en présence. Avec la disparition de l’Union soviétique, ce pays lointain n’était plus considéré comme ayant une réelle importance stratégique. Ironiquement, il s’agit d’un retour à la position adoptée par les États-Unis dans les années 1960 et 1970, lorsque leur réticence à fournir une aide économique a conduit des dirigeants nationalistes comme Mohammed Daoud à se tourner de plus en plus vers l’Union soviétique pour obtenir une aide militaire et économique.

    Entre le renversement de Najibullah en 1992 et 1995-96, les seigneurs de guerre rivaux se sont battus jusqu’à une impasse si destructrice qu’ils ont créé un vide chaotique qui a facilité l’émergence d’une nouvelle force, les Talibans, financée, armée et entraînée par l’armée pakistanaise et le régime réactionnaire saoudien. En outre, l’état anarchique du pays, dépourvu de gouvernement central efficace, en a fait une base idéale pour les groupes armés islamiques non étatiques provenant de plusieurs pays, dont ceux d’Oussama ben Laden et du réseau Al-Qaïda.

    L’Afghanistan après les Russes (Militant, n°931, 10 février 1989)

    À la grande surprise des gouvernements capitalistes occidentaux, toutes les forces russes seront retirées d’Afghanistan avant le 15 février. L’empressement de Gorbatchev à respecter le délai convenu est cependant aussi unilatéral que les accords de Genève de 1988. Dans le cadre de cet accord parrainé par les Nations unies entre l’URSS, les États-Unis et le Pakistan, les deux parties ont convenu de cesser toute “ingérence” et de supprimer progressivement le soutien militaire aux forces en présence en Afghanistan. Bien que l’Union soviétique ait méticuleusement respecté le pacte à la lettre, ni les États-Unis (par l’intermédiaire de la CIA), ni le Pakistan n’ont cessé de financer et d’armer les moudjahidin.

    Lorsqu’il est devenu évident que les forces russes allaient effectivement se retirer à la date convenue, les puissances occidentales, menées par les États-Unis et soutenues avec ferveur par Thatcher, ont intensifié leurs efforts pour déstabiliser le régime du président Najibullah. Le retrait de toutes les missions diplomatiques occidentales, par exemple, était manifestement une tentative calculée de contribuer à précipiter l’effondrement du régime de Kaboul.

    Les reportages sur l’Afghanistan ont toujours été marqués par des histoires de propagande exagérées, et cela continue sans aucun doute. Néanmoins, l’image de chaos et d’effondrement croissant qui émerge des reportages télévisés et des journaux capitalistes sérieux est trop cohérente pour être ignorée.

    Najibullah proclame qu’il combattra les moudjahidin jusqu’au bout. Il soutient qu’il ne se retirera pas pour laisser la place à un gouvernement de compromis. Rejetant les affirmations selon lesquelles son régime est au bord de l’effondrement, il déclare que l’armée afghane a été renforcée. Kaboul, affirme-t-il, continuera à être approvisionnée, avec l’aide de la Russie. Cependant, les moudjahidin, malgré leurs rivalités internes, ont intensifié leurs efforts pour assiéger Kaboul et d’autres villes, et pour couper l’autoroute Salang, qui est la voie de communication vitale de Kaboul. Les rapports font état de pénuries de pain et d’essence. La ville est envahie par plus d’un million de réfugiés. La dureté des conditions de vie de certaines parties de la population a été aggravée par un hiver exceptionnellement froid. Certains rapports, sans doute hostiles au régime, affirment que les fonctionnaires et les membres de l’armée afghane désertent de plus en plus leurs postes. Najibullah a récemment déclaré aux journalistes : “Bien sûr, bien sûr – je suis confiant”. Les porte-parole des gouvernements occidentaux, en revanche, affirment que ses jours sont comptés.

    Quelle que soit la tournure des événements, il ne fait aucun doute que la situation a atteint un point critique. Les différents groupes de moudjahidin, encouragés par le départ des Russes, ont intensifié leur offensive. Unis dans leur opposition au régime de Najibullah, ils s’opposent désormais de manière intransigeante à la participation du parti au pouvoir, le Parti démocratique des peuples d’Afghanistan (PDPA), à toute assemblée provisoire ou gouvernement de transition. Le PDPA ayant été privé du soutien militaire russe, les moudjahidin ne voient aucune raison de faire des compromis.

    Cependant, à part cela, les moudjahidin sont totalement divisés. Il existe sept groupes dont les chefs sont basés au Pakistan, et huit groupes dont les chefs sont en Iran. Ils représentent différentes sections des anciennes strates dirigeantes de l’Afghanistan et ont différents commanditaires et mécènes réactionnaires à l’étranger (bien que la plupart d’entre eux reçoivent une part de l’argent et des armes en provenance des USA). Ils sont divisés sur des lignes ethniques et tribales locales. Certains sont sunnites et d’autres chiites, dont beaucoup sont des fondamentalistes islamiques extrémistes.

    Les groupes rivaux se battent entre eux pour le contrôle des zones et du butin autant que contre le régime. Jusqu’à récemment, certains groupes avaient conclu une longue trêve avec l’armée russe. Ces “résistants héroïques” sont responsables d’une grande partie du million de morts. Une grande partie des sept millions d’Afghans qui sont aujourd’hui réfugiés ont été contraints de fuir leur région d’origine en raison des activités barbares des moudjahidin.

    Dans les moudjahidin, l’impérialisme a créé un monstre. Le chef d’une faction, le Front national islamique “modéré” basé au Pakistan, a dénoncé ses rivaux chiites comme étant “plus sauvages que les communistes parce qu’ils pillent et tuent sous le couvert de l’Islam. S’ils prennent le pouvoir, le bain de sang se poursuivra pendant encore dix ans”.

    Aujourd’hui, alors que des signes indiquent que le régime de Kaboul risque sérieusement de perdre le contrôle des villes clés du sud et des axes routiers stratégiques, le mouvement de “résistance” menace le pays d’une réaction violente et barbare. Loin de garantir la paix et la stabilité, les “accords” entre l’impérialisme et la bureaucratie dirigeante de l’URSS ouvriront une période de guerre civile dans laquelle l’Afghanistan sera déchiré entre les seigneurs de la guerre rivaux.

    L’invasion soviétique

    Comment en est-on arrivé à cette situation ? Pourquoi, après avoir envahi le pays à Noël 1979, les dirigeants russes ont-ils retiré leurs forces si précipitamment ? Quel sera le sort du régime et des changements sociaux fondamentaux (mais déformés) amorcés en 1978-79 ?

    Lorsque la bureaucratie russe a envahi l’Afghanistan, Militant s’est prononcé contre. Tout gain obtenu par la défense des mesures visant à abolir le pouvoir des seigneurs de guerre et le capitalisme en Afghanistan, avons-nous soutenu, serait complètement annulé par les effets négatifs sur la conscience de la classe ouvrière au niveau international.

    Néanmoins, une fois que les forces russes sont entrées en Afghanistan, nous avons fait valoir que ce serait une erreur de demander leur retrait. Cela aurait signifié, en fait, soutenir les moudjahidin – dont le programme était de rétablir la réaction médiévale.

    Cette analyse a été confirmée par les événements. La stratégie erronée des dirigeants du Kremlin, ainsi que les méthodes bureaucratiques utilisées en Afghanistan, ont abouti au pire des mondes.

    Lorsque Brejnev a ordonné l’invasion de l’Afghanistan, il ne s’attendait pas à la réaction furieuse de l’impérialisme américain et de ses alliés. Après tout, même sous le précédent régime bourgeois bonapartiste de Daoud, l’Afghanistan avait été dans la sphère d’influence de la Russie. L’arrivée au pouvoir d’un régime bonapartiste prolétarien (basé sur une économie planifiée et nationalisée mais présidé par une élite totalitaire) sous Taraki en avril 1978 a évidemment pris le Kremlin par surprise. Mais lorsque la survie du nouveau régime a été menacée par sa propre discorde interne et ses mesures autocratiques visant à imposer une révolution par le haut, les dirigeants russes se sont sentis obligés d’intervenir pour défendre leur régime-client.

    La bureaucratie avait récemment envoyé des armes et une aide économique pour consolider les régimes bonapartistes prolétariens qui avaient pris le pouvoir en Angola et au Mozambique. Et à cette époque, les effets de la défaite de Washington au Vietnam l’empêchait encore d’intervenir activement contre les mouvements révolutionnaires. L’invasion de l’Afghanistan, cependant, est survenue alors que la position de l’impérialisme américain avait changé. Sous Carter, et surtout sous Reagan, les États-Unis s’efforçaient de surmonter le “syndrome du Vietnam” et de réaffirmer leur puissance sur la scène mondiale.

    L’invasion était une occasion en or, un cadeau de propagande, qui pouvait être utilisé pour dénoncer “l’agression communiste” et justifier un nouvel élan dans la construction des arsenaux militaires et des forces de frappe américains. Sous Brejnev, les dirigeants russes étaient prêts à supporter à la fois le coût de la guerre et ses répercussions internationales. Mais depuis 1979, la position de la bureaucratie a également changé. Sous Gorbatchev, elle a dû faire face aux conséquences d’une croissance économique en déclin due à une mauvaise gestion bureaucratique de l’économie nationalisée.

    Les dépenses militaires, qui absorbaient environ 15 % de la production nationale de l’URSS, sont devenues un énorme fardeau. La bureaucratie doit trouver les ressources nécessaires à la modernisation de l’industrie, tout en essayant de maintenir le niveau de vie de la classe ouvrière. Gorbatchev s’efforce donc de trouver un arrangement avec l’impérialisme américain. Il cherche désespérément des accords qui ralentiront l’escalade paralysante des dépenses d’armement. Ces derniers jours, il a annoncé une réduction de 19 % du budget officiel de la défense de l’URSS (bien que le budget réel soit beaucoup plus élevé). Un demi-million de soldats seront démobilisés et 10 000 chars seront mis hors service. Ces réductions visent à la fois à rassurer les dirigeants capitalistes et à influencer les opinions publiques occidentales pour qu’elles fassent pression sur leurs gouvernements en vue d’une réduction des armements.

    Dans les calculs de Gorbatchev, le maintien de la position en Afghanistan est d’une importance secondaire par rapport à la possibilité de conclure des accords avec la superpuissance américaine et ses alliés capitalistes. Toutefois, sa conviction qu’il sera possible de parvenir à un accord durable avec l’impérialisme est une illusion. Malgré tous les pourparlers et les concessions russes jusqu’à présent, les États-Unis continuent de renforcer leur soutien aux moudjahidin en Afghanistan. Lorsque la crise du capitalisme mondial s’intensifiera, l’antagonisme social fondamental entre l’impérialisme et le stalinisme entraînera inévitablement un retour à des politiques ouvertement hostiles.

    L’Afghanistan n’est pas le seul endroit où la bureaucratie russe bat en retraite. Le Kremlin exerce des pressions pour parvenir à un accord avec les États-Unis et l’Afrique du Sud sur la Namibie. Il a retiré un soutien important au régime sandiniste du Nicaragua, qui est au bord de l’effondrement économique. En Asie du Sud-Est, les dirigeants russes font pression pour le retrait des forces vietnamiennes du Cambodge.

    Une défaite pour la bureaucratie

    Dans le cas de l’Afghanistan, cependant, la bureaucratie russe se retire sans avoir réussi à consolider le régime de manière décisive. Dans certaines régions, notamment dans le nord, la réforme agraire a été menée à bien. L’assainissement et la santé ont été améliorés, et la situation de certaines catégories de femmes s’est énormément améliorée. L’éducation a commencé à s’attaquer à l’analphabétisme écrasant de la population afghane. Mais les progrès sont inégaux, et seule une couche très mince de la société a été fermement soutenue.

    La bureaucratie russe est intervenue en premier lieu en raison des méthodes bureaucratiques maladroites du régime afghan. Dans les régions où il y avait de grands domaines, les réformes agraires ont reçu un soutien général. Dans d’autres régions, cependant, la situation était plus compliquée, avec de nombreuses formes différentes de régime foncier, de métayage, de droits de pâturage tribaux, etc. Le régime a tenté de faire passer les changements en force sans obtenir un soutien massif de la part de la paysannerie et des populations tribales, et sans le soutien matériel nécessaire pour assurer le succès des réformes.

    La société afghane a toujours été divisée par les loyautés tribales, et les méthodes bonapartistes de Kaboul ont suscité une opposition féroce dans de nombreuses régions. Aucun gouvernement de Kaboul n’a jamais exercé plus qu’une vague suzeraineté sur l’ensemble du pays. Ensuite, l’intervention d’un envahisseur étranger pour soutenir le nouveau régime de Kaboul a provoqué une opposition encore plus large de la part des différents groupes nationaux et tribaux.

    La bureaucratie russe a fourni un énorme soutien économique et militaire. Elle a forcé Najibullah à abandonner l’étiquette “marxiste”, dans le but d’élargir son soutien. Mais ils ne sont toujours pas parvenus à consolider une base solide pour le régime. Cet échec a ouvert un terrain fertile à l’impérialisme pour fomenter une résistance religieuse et nationaliste.

    Le retrait russe, dans ces circonstances, est une défaite pour la bureaucratie. Cela a été admis, implicitement, dans les récentes déclarations de Gorbatchev et du ministre des Affaires étrangères Chevardnadze. Les soldats russes de base partent sans avoir le sentiment d’un “accomplissement révolutionnaire”.

    Mais la comparaison entre cette défaite de la bureaucratie et la défaite de l’impérialisme américain au Vietnam est totalement fausse. Malgré le coût de la guerre, les 15 000 morts russes et bien d’autres victimes, la bureaucratie n’est pas chassée par la défaite militaire. Gorbatchev et compagnie ont décidé que, compte tenu de leurs objectifs politiques mondiaux, il n’était pas utile de s’accrocher à l’Afghanistan.

    De plus, au Vietnam, les États-Unis ont été confrontés à une lutte nationale unie, fondée sur les intérêts sociaux de la paysannerie, en particulier sa demande de terres. Le ramassis de groupes religieux et tribaux qui composent la “résistance afghane” est incapable de s’unifier en un mouvement national cohérent avec des objectifs communs. Grâce à l’argent et aux armes des mécènes étrangers, ils ont pu paralyser le régime dans de nombreuses régions. Ils menacent maintenant de plonger l’Afghanistan dans une nouvelle phase de guerre civile, encore plus sanglante. Mais ils sont eux-mêmes incapables de former un nouveau régime.

    Le régime de Najibullah survivra-t-il ? Son sort est clairement dans la balance. Gorbatchev et Chevardnadze continuent de lui apporter un soutien indéfectible. Pourtant, ces dernières semaines, les diplomates du Kremlin ont négocié intensivement avec les dirigeants des moudjahidin. Ils ont avancé l’idée d’une shura (assemblée) représentant tous les groupes, y compris le PDPA au pouvoir. En échange d’un nouveau gouvernement comprenant de “bons musulmans” (les ministres actuels qui ne sont pas membres du PDPA) et un ou deux membres du PDPA, ils ont indiqué qu’ils seraient prêts à laisser tomber Najibullah et à le faire sortir du pays, lui et son cabinet, par avion, vers les villas déjà préparées pour eux en URSS.

    Si certains chefs moudjahidin sont prêts à accepter de “bons musulmans”, aucun n’est prêt à accepter la participation du PDPA. Le Kremlin n’a donc guère d’autre choix que de continuer à soutenir Najibullah. Lui couper l’herbe sous le pied maintenant précipiterait sans aucun doute l’effondrement total du régime. En outre, Najibullah bénéficie toujours du soutien de ceux qui ont un intérêt direct dans le régime, en particulier les soldats, les policiers et les fonctionnaires, dont la tête sera mise à prix si le régime tombe. Quels que soient leurs doutes, de nombreux soldats afghans se battront si la seule alternative est une vengeance sanglante aux mains des moudjahidin.

    Il ne fait guère de doute, cependant, que Moscou a déjà commencé à mettre en œuvre des plans d’urgence en cas de chute de Kaboul. Certains rapports indiquent que, tout en se retirant, les forces russes consolident une enclave fortifiée – dans laquelle un régime tronqué de Najibullah pourrait être défendu – autour de la ville septentrionale de Mazar-e-Sharif, près de la frontière avec l’Union soviétique.

    Un retour à la barbarie

    De nombreux fonctionnaires du gouvernement et leurs familles y ont été déplacés, ainsi qu’une forte concentration de soldats afghans. Des armes et des vivres russes y ont été rassemblées, et il est possible que du personnel russe reste dans cette zone.

    C’est dans cette région que la réforme agraire et les autres changements ont été les plus réussis. L’agriculture y est relativement fertile et la région dispose de réserves de gaz naturel. C’est également dans cette région que le développement industriel récent a été le plus important. Si Kaboul tombe, la bureaucratie russe, ne serait-ce que pour protéger ses intérêts stratégiques cruciaux dans cette région, soutiendrait très probablement le maintien du régime de Najibullah dans cette enclave. Dans les faits, cela signifierait la partition de l’Afghanistan. La zone du nord serait contrôlée par un bonapartisme prolétaire client de la bureaucratie russe. Le reste du pays pourrait être divisé entre des seigneurs de la guerre rivaux, à leur tour clients des États-Unis, de la classe dirigeante pakistanaise et du régime iranien.

    Des mouvements au sein du corps des officiers de l’armée afghane visant à évincer Najibullah sont également possibles. Un nouveau gouvernement bonapartiste, répudiant le PDPA, pourrait bien être en mesure d’attirer certains des chefs moudjahidin. Même s’ils aimeraient beaucoup prendre Kaboul, un assaut frontal par des groupes de guérilleros divisés conduirait à un horrible massacre.

    Un coup d’État militaire, avec le soutien de sections du corps des officiers, des couches
    de professions libérales, des commerçants et de certains chefs moudjahidin, pourrait être en mesure d’établir un nouveau régime à Kaboul. La bureaucratie russe a déjà évoqué l’idée d’un gouvernement élargi. Il n’est pas exclu que, pour autant que leurs intérêts stratégiques à la frontière afghano-soviétique soient sauvegardés, ils soutiennent un nouveau régime bonapartiste.

    Dans une situation aussi instable, avec de nombreux facteurs inconnus, il est impossible de prédire avec certitude le cours probable des événements. Mais quoi qu’il arrive, il semble désormais inévitable que les changements révolutionnaires inaugurés en 1978/79 soient réduits à néant dans une grande partie de l’Afghanistan. La responsabilité de ce recul incombe au stalinisme, qui n’a rien en commun avec le marxisme ou l’internationalisme authentique.

    Si le régime actuel est sapé, même dans une partie du pays, le progrès social sera rejeté de plusieurs décennies en arrière. La domination des moudjahidin signifie un retour à la barbarie. Avec le temps, après une période de réaction douloureuse, les conditions se développeront pour un nouveau mouvement visant à changer la société.

    Mais la leçon des dix dernières années est qu’il faut un nouveau mouvement, basé d’en bas, mobilisant les travailleurs, les paysans et les populations tribales d’Afghanistan autour d’un programme marxiste. La révolution en Afghanistan doit être liée, dans une perspective internationale, à la lutte des travailleurs et des paysans de toute l’Asie.

    Pour assurer une révolution sur des lignes socialistes saines, la révolution afghane doit également être liée au programme de révolution politique en Union soviétique, en Europe de l’Est et en Chine, pour renverser la bureaucratie et établir la démocratie ouvrière.

  • Où va la reprise ? Le spectre de l’inflation menace d’une nouvelle crise


    Il y a beaucoup à dire sur le rebond économique dit “post-pandémie”. Les chiffres semblent impressionnants, mais les signaux d’alerte sont nombreux. Les inégalités entre riches et pauvres atteignent de nouveaux sommets, ce qui a pour effet d’attiser les tensions sociales existantes et d’en créer de nouvelles. La flambée des prix des denrées alimentaires provoque de nouvelles explosions sociales. Le capitalisme a fait preuve d’une lenteur désastreuse, d’inégalités et d’inefficacité dans la distribution des vaccins, ce qui a entraîné des formes de virus plus contagieuses et plus résistantes aux vaccins. Les pressions inflationnistes pourraient contraindre les banques centrales à resserrer leur politique monétaire et replonger l’économie dans la récession. En outre, il y a les nombreux défis qui existaient déjà avant la pandémie et qui sont devenus plus grands, plus imminents et plus urgents : les points de basculement écologiques, la nouvelle guerre froide, l’accumulation de la dette, le manque d’investissements dans la capacité de production, etc.

    Par Eric Byl, Exécutif international d’ASI

    Il n’est donc pas étonnant que le Fonds monétaire international (FMI) prévienne que ces risques pourraient revoir à la baisse ses prévisions de « référence globale » (6 % de croissance mondiale en 2021 et 4,9 % en 2022). L’appel du FMI aux banques centrales pour qu’elles ne resserrent pas leur politique monétaire à moins qu’une inflation persistante ne les y oblige illustre également son manque de confiance.

    Les chiffres de croissance semblent impressionnants, mais ils doivent être replacés dans leur contexte. Ils interviennent après une contraction de 3,2 % de l’économie mondiale en 2020, la pire depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette croissance est également alimentée par des changements historiques dans la politique économique capitaliste, avec des interventions monétaires (création de monnaie) et fiscales (dépenses budgétaires) massives s’élevant à 16 % du PIB en moyenne dans les pays capitalistes avancés (27 % si l’on inclut les prêts, les fonds propres et les garanties). Les chiffres correspondants pour les pays “émergents” et à faible revenu étaient respectivement de 4 à 6,5% et de 1,5 à 2% du PIB. Selon le FMI, début juillet 2021, pas moins de 16.500 milliards de dollars avaient été dépensés par les gouvernements du monde entier pour lutter contre la pandémie. Dans cette optique, les chiffres de croissance du FMI sont en fait décevants.

    Les capitalistes et leurs représentants politiques ont compris la nécessité d’un changement drastique de politique pour sauver leur système de l’implosion et tenter de conjurer les bouleversements sociaux. Pendant la Grande Dépression de 1929, il leur a fallu 4 ans pour passer du “laissez faire” (marché libre) à une politique plus interventionniste de la part de l’État, avec le New Deal. Au cours de ces 4 années, le PIB américain avait diminué de 25 %, le chômage avait atteint 25 %, des centaines de milliers de personnes se sont retrouvées sans abri et des bidonvilles appelés “Hoovervilles” (du nom du président Hoover) sont apparus un peu partout.

    Sous Hoover, la dette publique américaine est passée de 16 % du PIB en 1929 à 40 % en 1933. Ces chiffres peuvent sembler raisonnables selon les normes d’aujourd’hui, mais à l’époque, les revenus annuels du gouvernement fédéral américain ne représentaient que 4 % du PIB, contre environ 30 % aujourd’hui. Le rapport entre la dette fédérale et le revenu fédéral annuel a augmenté de manière exponentielle. L’année suivant le début du New Deal de Roosevelt, l’économie américaine a rebondi de 10,8 % et a continué à croître à un rythme comparable pendant 3 années consécutives avant que la dépression ne revienne. Le New Deal a permis de gagner du temps, mais tous les problèmes sous-jacents sont restés sans solution, jusqu’aux destructions et aux dépenses massives de la Seconde Guerre mondiale et de son issue, qui ont tout changé.

    Il semble que les économies des pays capitalistes avancés atteindront les niveaux de PIB d’avant la crise plus tôt que prévu. La Chine y est parvenue l’année dernière et les États-Unis au cours du premier trimestre de cette année. Le PIB de la zone euro est toujours inférieur de 3 % aux niveaux d’avant la crise, mais sa croissance a pour la première fois dépassé celle de la Chine et des États-Unis. Elle pourrait rattraper son retard d’ici la fin de l’année : la France devrait connaître une croissance de 6 %, l’Italie de 5 %, la Roumanie de 7,4 % et l’Allemagne, plus touchée que les autres pays européens par les pénuries de matériaux intermédiaires, de 3,6 %. Selon le FMI, la croissance des pays capitalistes avancés aura compensé toutes les pertes liées à la pandémie à la fin de 2022. C’est à dire, si les nouvelles variantes de Covid-19 sont maîtrisées. Nous avons déjà vu comment, lorsque Morgan Chase a abaissé ses prévisions de croissance pour la Chine au troisième trimestre de 5,8 % à 2,3 % en raison de la variante “Delta”, des ondes de choc ont été envoyées sur le marché boursier américain.

    Des lignes de faille qui creusent les inégalités mondiales

    Dans les économies “émergentes”, le rattrapage sera beaucoup plus long, et encore plus dans les pays à faible revenu. À tel point que le FMI prévient que la reprise mondiale sera coupée en deux par la “ligne de faille de l’accès aux vaccins”, et reconnaît que près de 80 millions de personnes supplémentaires devraient entrer dans l’extrême pauvreté en 2020-21 par rapport aux projections antérieures à la pandémie. Selon le FMI, les pays à faible revenu auront besoin d’au moins 200 milliards de dollars de dépenses supplémentaires pour lutter contre la pandémie et encore 250 milliards de dollars pour retrouver leur trajectoire de croissance économique d’avant la pandémie.

    Alors que 40 % de la population des économies avancées a été entièrement vaccinée, ce chiffre est inférieur de moitié dans les économies “émergentes”, et seulement 2 % dans les pays à faible revenu. Les interventions fiscales importantes dans les économies avancées par rapport aux pays émergents et à faible revenu ont également creusé davantage l’écart de richesse. Les inquiétudes suscitées par cette réalité ont conduit le FMI à créer de l’argent frais, par le biais de ce que l’on appelle les “droits de tirage spéciaux”, pour un montant de 650 milliards de dollars. Toutefois, plus de 50 % de cette somme ira aux économies avancées, 42 % aux économies émergentes et à peine 3,2 % aux pays à faible revenu. Elle augmentera cependant d’au moins 10 % les réserves détenues par l’Argentine, le Pakistan, l’Équateur et la Turquie. Bien qu’elle soit présentée avec de belles paroles, l’objectif principal mal dissimulé de cette politique est de tenter de soutenir la stabilité financière en évitant aux investisseurs/spéculateurs privés et publics de subir des pertes à la suite de défauts de paiements de dettes souveraines.

    La menace de l’inflation

    Entre-temps, la reprise mondiale a fait grimper les prix du pétrole de près de 70 % par rapport à leur niveau le plus bas de 2020, et celui des produits de base non pétroliers de près de 30 %, notamment les métaux et les denrées alimentaires en raison des pénuries. Cette situation est en soi une source d’agitation sociale, surtout si elle s’ajoute à la pandémie qui fait rage, comme nous l’avons vu en Tunisie, en Afrique du Sud et à Cuba. La dépréciation de la monnaie a également fait grimper le prix des importations, ce qui a encore aggravé l’inflation. Certains pays “émergents”, dont le Brésil, la Hongrie, le Mexique, la Russie et la Turquie, ont déjà été contraints de commencer à resserrer leur politique monétaire pour contrer les pressions à la hausse sur les prix.

    Dans les pays capitalistes avancés, la reprise s’est faite au prix d’une augmentation de la dette publique de 20% en moyenne et de plus d’un triplement des déficits budgétaires, ainsi que d’une expansion gigantesque des soldes des banques centrales. Avec les deux grands programmes de dépenses de Biden, la question se posait des risques que les économies “surchauffent” et que l’inflation devienne incontrôlable. Aux États-Unis, l’indice des prix à la consommation a augmenté de 5,4 % en juin, après une hausse de 5 % en mai. L’indice des prix à la production a augmenté de 7,3 % en juin, un record sur 13 ans. La demande explose à mesure que les économies s’ouvrent, alors que de nombreuses entreprises manquent de matériaux pour répondre à la demande. La fin des moratoires sur les loyers et les hypothèques aux États-Unis ainsi que la fin de la réduction de la TVA en Allemagne alimentent encore ces pressions inflationnistes. La hausse des prix exerce une pression sur le niveau de vie de la classe ouvrière et des ménages pauvres.

    À ce stade, le FMI, les banques centrales et la plupart des économistes traditionnels considèrent que cette poussée de l’inflation est un phénomène temporaire qui retombera à des niveaux pré-pandémie en 2022. Ils estiment en effet que les marges de manœuvre du marché de l’emploi restent importantes, même si certains secteurs souffrent de pénuries et de difficultés d’embauche. Ils estiment que les tendances inflationnistes reposent sur des facteurs temporaires et que d’autres facteurs structurels, tels que l’automatisation, ont réduit la sensibilité aux prix.

    Théories néolibérales et keynésiennes de l’inflation

    En d’autres termes, les économistes traditionnels ont abandonné la thèse unilatérale et fondamentale du monétarisme (un concept central aux idées du “néolibéralisme”), selon laquelle la masse monétaire détermine les prix des biens et des services et l’inflation survient lorsque la masse monétaire augmente plus rapidement que la production. En fait, en 2020, la masse monétaire a augmenté de plus de 25 %, mais la plupart de ces fonds ont été thésaurisés ou utilisés pour la spéculation. En conséquence, l’énorme augmentation de la masse monétaire a été largement compensée par la baisse de la vitesse de circulation monétaire. Les prix des biens et services n’ont donc à ce stade pas reflété l’énorme création monétaire.

    L’autre théorie dominante de l’inflation est la thèse keynésienne de la “poussée par les coûts”. Cette thèse affirme que l’inflation est due aux salaires, le résultat d’un faible taux de chômage et d’une forte demande de main-d’œuvre par rapport à l’offre, ce qui entraîne une hausse des salaires qui, à son tour, fait augmenter les prix, ce que l’on appelle la spirale salaires-prix. Les keynésiens se réfèrent souvent à la “courbe de Phillips”, selon laquelle un taux de chômage élevé entraîne une déflation des prix, tandis qu’un taux de chômage faible provoque une inflation. Toutefois, dans les années 1970, contrairement à la courbe de Phillips, l’inflation et le chômage ont augmenté simultanément, ce que l’on a alors appelé la “stagflation”. Après la récession de 2008/9, le chômage dans les principales économies est tombé à des niveaux historiquement bas, tandis que les augmentations de salaires sont restées faibles, tout comme l’inflation des prix.

    Marxisme, valeur et inflation

    Marx n’a jamais formulé une théorie complète de l’inflation. Il affirmait que la monnaie représente la “valeur d’échange”, ou la quantité de travail nécessaire pour produire des biens et des services. Ce n’est pas la masse monétaire qui détermine les prix, mais bien l’inverse. Il ne s’agit pas de nier que l’offre et la demande, la formation de cartels, la lutte des classes, etc., interfèrent avec la fixation des prix, mais le facteur fondamental qui détermine les prix est la quantité moyenne de temps de travail socialement nécessaire pour la production et la transformation des biens et services. D’autres facteurs peuvent pousser les prix en dessous ou au-dessus de la valeur réelle (d’échange), mais toujours de manière temporaire.

    Marx rejette également l’idée que les augmentations de salaires sont la cause de l’inflation. Dans Valeur, Prix et Profit, il affirme : “une lutte pour une augmentation des salaires ne fait que suivre des modifications antérieures, qu’elle est le résultat nécessaire de fluctuations préalables dans la quantité de production, dans les forces productives du travail, dans la valeur du travail, dans la valeur de l’argent, dans l’étendue ou l’intensité du travail soutiré, dans les oscillations des prix du marché qui dépendent de celles de l’offre et de la demande et qui se produisent conformément aux diverses phases du cycle industriel; bref, que ce sont autant de réactions des ouvriers contre des actions antérieures du capital. Si vous envisagez la lutte pour des augmentations de salaires indépendamment de toutes ces circonstances et en ne considérant que les variations des salaires, si vous négligez toutes les autres variations dont elle découle, vous partez d’une prémisse fausse pour aboutir à de fausses conclusions.”

    Contrairement aux différentes “écoles économiques” du capitalisme, Marx n’a pas isolé une ou quelques caractéristiques symptomatiques (masse monétaire, coûts salariaux,…) pour en faire la cause première de tout, mais a abordé l’économie comme un jeu global de forces contradictoires.

    Dans sa Mise à jour des Perspectives de l’Économie Mondiale, le FMI semble confirmer involontairement ce constat. Il souligne le fait que la croissance des salaires est globalement stable jusqu’à présent et que, malgré une récente hausse de la croissance des salaires aux États-Unis, les salaires des individus n’indiquent pas une pression plus large sur le marché du travail et que les données du Canada, de l’Espagne et du Royaume-Uni montrent des modèles similaires de croissance des salaires globalement stable. En d’autres termes, s’il existe une “poussée des coûts” à ce stade, elle ne provient pas des salaires, mais des entreprises qui augmentent leurs prix, en partie en raison de la hausse du coût des matières premières, des produits de base et d’autres éléments, en partie en raison des perturbations causées par le Covid, et en partie pour tenter d’accroître leurs bénéfices. Si nous examinons la situation d’un point de vue plus large, la part du travail dans le PIB des pays capitalistes avancés a diminué depuis des décennies. Aux États-Unis, elle est passée d’une moyenne de 63 % dans les années 1950 et 1960 à 57 % au cours de la dernière décennie. Les salaires ne peuvent donc pas être tenus pour responsables des hausses de prix. En effet, si les salaires étaient restés au même niveau depuis les années 1960, les travailleurs américains auraient gagné collectivement mille milliards de dollars supplémentaires chaque année.

    Pour le FMI, le processus d’automatisation est un facteur essentiellement déflationniste ou, selon ses termes, un facteur de “réduction de la sensibilité aux prix”. Marx a expliqué cela plus clairement et plus longuement. Il a montré que les capitalistes, pour surpasser leurs concurrents, utilisent la “plus-value” (essentiellement le travail non rémunéré des travailleurs pris comme profits par les patrons) pour augmenter la productivité en installant des technologies meilleures et plus efficaces. En conséquence, le temps de travail requis par unité de production tend à diminuer. Ainsi, alors que l’offre de biens et de services a tendance à augmenter, la valeur réelle – la quantité de travail moyenne dépensée dans la production – de chaque produit ou service diminue parallèlement à l’augmentation de la productivité du travail. Cela explique pourquoi les prix des produits de base ont une tendance inhérente à la baisse et non à la hausse. Les capitalistes tentent de contrecarrer cette tendance et son impact sur le taux de profit par une exploitation accrue des travailleurs et par des moyens monétaires.

    Pour les travailleurs, la baisse des prix ou la déflation augmente leur pouvoir d’achat et leur épargne, mais pour les capitalistes, elle réduit leurs bénéfices, rend le remboursement des dettes plus difficile et rend les investissements productifs moins intéressants. Ils considèrent qu’une inflation contrôlée est “saine” car elle augmente les profits, rend le remboursement des dettes plus supportable, érode les salaires et stimule la consommation. Récemment, Kenneth Rogoff, ancien économiste en chef du FMI, a déclaré qu’”un peu d’inflation n’est pas une mauvaise chose”. Il affirme qu’après la crise financière de 2008, les banques centrales auraient dû adopter des taux d’intérêt négatifs et permettre une inflation de 4 à 6 % pendant quelques années. Il se dit désormais en faveur d’un objectif d’inflation de 3 % (au lieu des 2 % de la Fed) et cite favorablement son prédécesseur Olivier Blanchard qui plaidait en 2010 pour que les objectifs d’inflation soient portés à 4 %.

    L’inflation est difficile à gérer

    Par inflation “saine”, on entend un taux légèrement supérieur aux taux combinés de croissance de la productivité et de la main-d’œuvre. Jusqu’au milieu et à la fin des années 1970, dans les pays capitalistes avancés, un taux de 4 % était considéré comme sain, puis, lorsque la croissance de la productivité a ralenti, un taux de 2 % est devenu l’objectif d’inflation généralement admis. Kenneth Rogoff plaide en fait pour un élargissement de la marge entre l’inflation et les augmentations de productivité dans l’espoir que cela permettra non seulement de réduire le fardeau de la dette et d’augmenter la demande, mais aussi de stimuler la production. Le problème est que l’inflation est difficile à gérer.

    Au cours des 20 dernières années, les banques centrales n’ont pas réussi à atteindre leur objectif de 2 %, en partie parce qu’elles craignaient une répétition du début des années 1970, lorsqu’elles avaient complètement perdu le contrôle, ce qui avait entraîné ce que l’on appelait alors le piège de la stagflation, c’est-à-dire une stagnation économique combinée à une inflation à deux chiffres ou galopante. Il a fallu une combinaison d’attaques brutales contre le mouvement ouvrier et un fort freinage de la masse monétaire (qui a provoqué une nouvelle récession) pour que les capitalistes trouvent une issue. Au Royaume-Uni, Thatcher a augmenté les taux d’intérêt réels entre 1979 et 1982 de -3% à 4% et le chômage a grimpé en flèche de 5% à 11% en 1983. Volcker, alors président de la Fed aux Etats-Unis, a fait passer les taux d’intérêt réels de taux négatifs à 5%, et le chômage a doublé en 3 ans pour atteindre 10%, mais l’inflation a diminué de 13% à 3%. Le néolibéralisme est alors devenu la politique dominante pour toute une ère historique.

    Comme nous l’avons souligné précédemment, cela n’est plus tenable. Dans la crise actuelle, les capitalistes et leurs représentants dans les banques centrales et les gouvernements n’avaient d’autre choix que de recourir à des mesures plus interventionnistes. Cela ne leur plaisait pas, mais c’était nécessaire pour éviter un désastre économique encore plus grand qui aurait pu menacer leur système. Mais ils le font avec le spectre de la perte de contrôle dans un coin de leur tête.

    Les biens et services, y compris les biens de production (machines, matières premières, usines et bureaux) sont généralement vendus une fois ou quelques fois seulement pour être consommés et sortent rapidement de la circulation. Ils sont rarement thésaurisés et leur vélocité – le nombre de fois qu’ils entrent et sortent de la circulation – est limitée, facile à tracer et à contrôler. Ce n’est pas le cas de la monnaie. La même quantité d’argent peut entrer et sortir de la circulation plusieurs fois, passer d’un propriétaire à l’autre ou simplement être thésaurisée et ne pas circuler du tout. Avec la masse monétaire, la vélocité est un facteur beaucoup plus capricieux, la thésaurisation peut empêcher l’argent d’entrer en circulation, mais lorsque l’activité reprend et que l’argent commence à rouler, son “effet multiplicateur” peut facilement devenir exponentiel.

    C’est ce contre quoi Nouriel Roubini, alias Dr. Doom (Docteur Malédiction), met en garde, en ce qui concerne l’inflation. Il est difficile d’avoir un avis tranché sur la question. À ce stade, les tendances déflationnistes semblent toujours plus dominantes, mais l’économie marche sur une corde raide et de nombreux facteurs pourraient faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre. M. Roubini souligne l’évidence : les ratios d’endettement sont aujourd’hui près de trois fois plus élevés que dans les années 1970. Or, l’accroissement de la masse monétaire combiné aux chocs de l’offre pourrait déclencher l’inflation ; d’un autre côté, le remboursement de la dette est encore relativement bon marché, les taux d’intérêt étant historiquement bas et maintenus par les banques centrales.

    L’accroissement de la masse monétaire a cependant alimenté des bulles d’actifs et de crédit avec des ratios cours/bénéfices élevés, de faibles primes de risque et des actifs technologiques gonflés. Elle a également stimulé la crypto-mania irrationnelle, les dettes d’entreprise à haut rendement, les “meme stocks” (actions qui connaissent des changements soudains et spectaculaires en raison de l’engouement sur les médias sociaux), etc. Cela peut culminer dans ce que les économistes appellent un moment Minsky, une perte soudaine de confiance, et conduire à la panique déclenchant un crash.

    Il y a dix ans, les prix des denrées alimentaires sont devenus incontrôlables lorsque les spéculateurs ont inondé le marché à terme. Cela a conduit à des émeutes de la faim et a constitué un élément important de ce qui est devenu le “printemps arabe”. La répétition d’un tel scénario, surtout en période de pénurie créant de nombreuses opportunités spéculatives, est parfaitement imaginable, mais ses effets seraient encore plus désastreux dans le contexte de catastrophes climatiques, de marchés financiers surévalués et d’une pandémie qui fait rage.

    On parle également de “fièvre immobilière”, car les prix de l’immobilier ont bondi de 9,4 % dans les pays de l’OCDE au cours du premier trimestre de 2021. Aux États-Unis, en avril, les prix des logements ont atteint leur plus forte croissance depuis 30 ans. Les faibles coûts d’emprunt, la pénurie de l’offre, la hausse des prix de la construction et le fait que les personnes aisées recherchent des propriétés plus grandes en sont les causes. Les prix de l’immobilier augmentent à un rythme bien plus rapide que les revenus, ce qui accroît encore les inégalités. Fannie Mae, l’association fédérale américaine du logement, affirme que des prêts hypothécaires plus importants entraîneront une hausse des loyers et de l’inflation générale.

    Catch 22

    Si l’inflation devait augmenter davantage à moyen ou à long terme, les banques centrales se trouveraient dans une situation d’impasse “catch 22”: l’inflation pourrait atteindre un taux à deux chiffres si elles poursuivent leur politique d’accroissement de la masse monétaire et se retrouver dans un piège de stagflation. Dans les pays dont la dette publique est principalement libellée en monnaie nationale, la dette publique deviendra d’abord plus supportable. Dans les pays dont la dette publique est libellée en devises étrangères (dont bon nombre des pays les plus endettés d’Afrique et d’Amérique latine), ce ne sera pas le cas et un nombre croissant de ces pays risqueront de faire défaut et devront restructurer leur dette. Cela pourrait provoquer une chaîne de défauts de paiement, ce qui aggraverait les tensions internationales et pousserait au protectionnisme.

    Les dettes privées verraient également leurs spreads s’envoler par rapport aux obligations d’État plus sûres et la hausse de l’inflation ferait augmenter les primes de risque d’inflation. Environ un cinquième des entreprises américaines, et encore plus en Europe, sont considérées comme des entreprises zombies, ce qui signifie qu’elles seraient incapables d’assurer le remboursement de leurs dettes si elles n’avaient pas accès à de l’argent bon marché. Si cette source se tarissait, nombre d’entre elles feraient faillite et entraîneraient avec elles une chaîne de faillites.

    En revanche, si les banques centrales devaient réduire leurs interventions et augmenter les taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation, une crise massive de la dette, une chaîne de défauts de paiement et de faillites et une profonde récession seraient à portée de main. C’est pourquoi le FMI met en garde contre un resserrement monétaire prématuré. Il est désormais admis que la Banque centrale européenne a commis une erreur majeure en relevant ses taux d’intérêt trop tôt après la récession de 2008/2009. Elle a récemment revu sa politique, passant d’un objectif d’inflation de 2 % ou moins à une politique qui accepte que l’inflation puisse dépasser modérément cet objectif pendant un certain temps. Cela peut être interprété comme anecdotique, mais il s’agit en fait d’un changement majeur par rapport aux principes fondateurs de la BCE et à l’idée de la Bundesbank allemande de faire de la stabilité des prix la priorité absolue. Ce principe a été défendu sans relâche par l’establishment allemand, même au prix de l’imposition d’une contraction de 25 % de l’économie grecque après la grande récession de 2008/9, qui a causé des difficultés incommensurables à sa population. Il n’est pas exagéré de dire que cette politique a largement contribué à l’impréparation des services de pompiers grecs face aux incendies mortels qui y ont récemment fait des ravages.

    La Fed américaine semble devancer la BCE en déclarant “une politique qui compense l’incapacité passée à atteindre l’objectif d’inflation”, ce qui signifie que la Fed cherchera activement à pousser l’inflation au-dessus de son objectif. Bien que ce ne soit pas l’intention déclarée de la BCE et que cela provoquerait certainement des désaccords majeurs, notamment avec la Bundesbank, nous pouvons néanmoins nous attendre à ce que sa politique ne soit pas si éloignée de celle de la Fed si la zone euro est frappée par des chocs similaires.

    Un coup de pied dans la fourmilière

    Le scénario le plus probable est que les banques centrales et les gouvernements continuent à appliquer des politiques plus souples, mais peut-être de manière plus ciblée et avec l’intention de les réduire progressivement, avec beaucoup de prudence et probablement pas sans désaccords et revirements réguliers. En effet, il faudra le faire dans des circonstances extrêmement difficiles. Logiquement, la pandémie aurait dû donner lieu à une plus grande coopération internationale, mais le capitalisme a complètement échoué. Les équipement de protection, les tests et les respirateurs ont été militarisés pour servir les intérêts nationaux, puis nous avons vu apparaître la “diplomatie du vaccin” et l’”impérialisme du vaccin”. Les tendances au protectionnisme n’ont pas été inversées mais renforcées. Les gouvernements nationaux ont été poussés à rechercher une plus grande autosuffisance. De nouveaux chocs d’approvisionnement résultant du protectionnisme et stimulant l’inflation ne sont pas devenus moins, mais plus susceptibles de se produire.

    Cette situation sera aggravée par le vieillissement de la population dans les économies avancées et émergentes ainsi que par des restrictions plus strictes en matière d’immigration, d’autant plus qu’un nombre croissant de pays à faible revenu seront confrontés à des catastrophes sanitaires, à l’implosion économique, à des guerres et des guerres civiles ainsi qu’à la catastrophe climatique. La rivalité entre les impérialismes américain et chinois pour l’hégémonie mondiale s’est transformée en une guerre froide totale, qui pourrait parfois devenir chaude. Les alliances seront instables, certaines petites puissances profitant de l’impasse entre les deux forces impérialistes dominantes pour réaliser leurs propres ambitions impérialistes régionales. Un monde moins sûr et plus instable s’annonce, menaçant de fragmenter l’économie mondiale et de rendre les chaînes d’approvisionnement moins fiables, avec de nouveaux chocs à venir.

    Bien qu’il y ait une certaine reconnaissance de la nécessité de la transition écologique, le plan d’infrastructure de Biden n’a pas grand-chose à voir avec cela et vise principalement à ne pas être dépassé par la Chine. Les guerres technologiques et cybernétiques sont déjà bien engagées. Il n’y a aucune chance que le récent rapport du GIEC sur le changement climatique fasse ce que la pandémie n’a pas réussi à faire : agir comme un signal d’alarme pour convaincre les capitalistes du monde entier de mettre de côté leurs intérêts nationaux pour une coopération internationale.

    Aucun capitaliste ne renoncera volontairement à polluer s’il n’est pas bien compensé par des fonds publics qui seront finalement payés par les travailleurs et leurs familles. Le défi climatique exige le libre échange des connaissances et des technologies, la coopération internationale, la planification démocratique et des plans massifs d’investissements publics dans la transition écologique. Les intérêts privés et le mercantilisme, ingrédients clés de l’économie de marché, ne peuvent contribuer à cette solution, mais constituent le principal obstacle qui s’y oppose.

    On ne peut pas conclure avec certitude que la tendance déflationniste, qui est encore dominante aujourd’hui, sera suffisamment forte pour repousser les pressions inflationnistes dans les pays capitalistes avancés. Il y a trop de failles qui pourraient faire pencher la balance. Si l’inflation passe à deux chiffres, elle provoquera une résistance de masse. Il faut considérer le mouvement des Gilets jaunes en France en 2018 comme une mise en bouche. Mais même si les capitalistes parviennent à contenir la menace immédiate d’une crise inflationniste, cela ne résoudra pas non plus les grands problèmes systémiques sous-jacents. Les revendications sur les conditions de travail et les salaires, ainsi que les mouvements d’opposition à l’oppression et sur la catastrophe climatique se développeront encore…

    Une chose est sûre, l’illusion selon laquelle on peut s’en remettre à la sagesse du marché et réduire le rôle des banques centrales et des gouvernements à celui de simples technocrates “gérant” la société appartient au passé. L’idée de l’”indépendance” des banques centrales date d’une autre époque et les gouvernements seront contraints, qu’ils le veuillent ou non, de poursuivre des politiques plus interventionnistes. Il ne sera plus possible pour l’establishment de prétendre que la société a dépassé toute idéologie et que la gérer n’est qu’une question de techniciens intelligents.

    Au contraire, la politique réaffirmera sa primauté et, avec elle, la lutte idéologique sur les choix politiques s’épanouira. Les temps seront difficiles pour le “centre” politique, car la polarisation augmentera. La fausse illusion d’être ni de gauche, ni de droite, qui a toujours signifié en fin de compte que l’on acceptait fondamentalement la politique de droite existante, se dissipera. Des problèmes majeurs, insolubles dans le cadre de la société capitaliste, stimuleront la recherche de solutions plus radicales. Les forces populistes de droite tenteront d’exploiter ce phénomène. Il serait illusoire de penser que le réformisme ou le “populisme” de gauche peuvent y répondre. Seule une attitude sérieuse en matière d’analyse, de perspectives, de programme et d’organisation peut offrir une issue socialiste internationaliste à la décadence du capitalisme.

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