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  • Les talibans prennent le pouvoir, l’impérialisme américain est humilié, les masses afghanes en paient le prix

    Alors que les puissances impérialistes s’inquiètent des conséquences pour elles, elles ignorent celles du peuple afghan.

    Les vingt années d’occupation de l’Afghanistan par les forces américaines et alliées ont été un désastre pour les habitants du pays. Au moins un quart de million de personnes, combattants et civils, ont été tuées, et probablement beaucoup plus. La corruption est omniprésente, du chef du gouvernement à la police, en passant par l’armée et les tribunaux. Alors que les seigneurs de guerre enrichis par la drogue se maintenaient grâce aux pots-de-vin, le PIB par habitant est resté inférieur à 500 dollars par an. Des millions de personnes se sont tournées vers la drogue pour échapper à la réalité. Si dans les villes, la situation des femmes s’est légèrement améliorée, celles qui vivent dans les zones rurales – la grande majorité – sont confrontées à l’extrême pauvreté, aux menaces de violence et à la guerre.

    Par Rob Jones

    Nous assistons aujourd’hui à un nouveau désastre humiliant pour l’impérialisme américain – Corée, Vietnam, Somalie, Syrie, Libye et maintenant Afghanistan. Les images de milliers de personnes se pressant à l’aéroport de Kaboul, de centaines de passagers s’entassant dans la soute d’un avion de transport américain et les vidéos atroces de gens cherchant désespérément à quitter le pays tombant d’un avion en vol ont mis en évidence la gravité du coup porté au prestige de l’impérialisme américain par ces événements. Tout cela ridiculise les propos tenus par Joe Biden début juillet, en référence à l’évacuation forcée des États-Unis de Saigon (Vietnam) en 1975, lorsqu’il a déclaré : “Il n’y aura pas de circonstances où vous verrez des gens être embarqués du toit d’une ambassade…”.

    Il ne s’agit pas seulement d’une humiliation personnelle pour Joe Biden, alors qu’il poursuit le programme de politique étrangère de Donald Trump, mais d’un énorme coup porté aux intérêts américains. Lancée sous le nom d’”Opération Liberté Immuable” en 2001 après que le gouvernement taliban de l’époque ait refusé d’abandonner le groupe Al-Qaïda responsable des attentats contre les tours jumelles, et soutenue initialement par une coalition de quarante pays, la guerre a dévoré d’énormes ressources humaines et monétaires.

    Plus de 100 000 soldats afghans, pro-gouvernementaux ou pro-talibans, ont perdu la vie, tandis que plus de 3 500 soldats de la coalition et autant de “contractuels” (combattants engagés à titre privé) ont été tués. Des dizaines de milliers de civils afghans sont morts.

    Dans le même temps, le gouvernement américain a dépensé plus de 2 000 milliards de dollars pour cette guerre. La moitié de cette somme a été consommée par le ministère de la Défense. Incroyablement, 530 milliards de dollars sont allés aux banques en paiements d’intérêts sur l’argent emprunté pour payer la guerre. Ce dernier chiffre dépasse celui des dépenses consacrées à la formation des forces de défense afghanes (100 milliards de dollars) ou aux projets d’infrastructure, généralement payés à des entrepreneurs et ONG occidentaux (144 milliards de dollars). Les États-Unis paieront cette guerre sous la forme d’indemnités et de pensions pour les anciens combattants et continueront à payer des intérêts pendant de nombreuses années.

    Concurrence stratégique

    Biden a justifié le retrait soudain en déclarant : “les troupes américaines ne peuvent et ne doivent pas se battre et mourir dans une guerre que les forces afghanes ne sont pas prêtes à mener pour elles-mêmes.” Bien sûr, beaucoup auront une certaine sympathie pour cette déclaration, bien que les anciens combattants américains et britanniques aient déjà fait entendre leurs protestations. Un démineur invalide de guerre a tweeté : “Cela en valait-il la peine, probablement pas. Est-ce que j’ai perdu mes jambes pour rien, on dirait bien. Mes camarades sont-ils morts en vain ? Oui. Pour mon 11e bangaversaire (anniversaire de l’explosion dont il a été victime), c’est un jour très sombre. Beaucoup d’émotions passent par ma tête, la colère, la trahison, la tristesse, pour n’en citer que quelques-unes…”.

    Malgré ses tentatives de justifier ainsi le retrait des troupes, la réalité est que Biden poursuit l’approche de “compétition stratégique” de Trump, destinée à déblayer le terrain pour une bataille ouverte avec la Chine. Mais les événements de Kaboul ont, au contraire, affaibli de l’impérialisme américain et potentiellement renforcé la position de ses principaux adversaires dans la région, en premier lieu la Chine, mais aussi l’Iran et la Russie. Désormais, ils seront certainement enhardis dans leurs actions.

    Déjà, le régime chinois, par le biais de son porte-parole, le “Global Times”, a averti que “l’abandon de l’Afghanistan par l’Amérique après 20 ans est un “présage” du “destin futur” de Taïwan”. Bien que le Premier ministre Su Tseng-chang ait déclaré que “Taïwan ne s’effondrerait pas comme l’Afghanistan en cas d’attaque”, ces événements vont alimenter les craintes qu’en cas d’attaque chinoise, les États-Unis ne puissent ou ne veuillent pas venir en aide à l’île.

    Pourquoi le régime de Ghani s’est-il effondré si rapidement ?

    Le dernier dirigeant international à avoir blâmé le gouvernement afghan pour cette situation est le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, qui déclare : “En fin de compte, les dirigeants politiques afghans n’ont pas réussi à tenir tête aux talibans et à trouver la solution pacifique que les Afghans souhaitaient désespérément”.

    Après vingt ans et deux mille milliards de dollars, les puissances impérialistes, y compris l’OTAN qui a participé à la guerre jusqu’en 2014, n’ont pas réussi à établir un régime stable capable de résister aux talibans. Le Pentagone insiste sur le fait que l’armée et la police afghanes étaient 4 fois plus nombreuses que les talibans. Pourtant, elles ont succombé aux talibans en quelques jours.

    Depuis le début, l’approche américaine repose sur l’illusion et le souhait de pouvoir soumettre l’Afghanistan. En 2006, le secrétaire à la défense de George W. Bush, Donald Rumsfeld, celui-là même qui a autorisé l’utilisation de la torture contre les prisonniers afghans, a déclaré : ” [Il y a quelques années,] Al-Qaida et les talibans [brutalisaient] le peuple afghan. Aujourd’hui, les camps d’entraînement des terroristes ont été fermés, les stades de football sont utilisés pour le football au lieu des exécutions … c’est certainement un hommage au peuple afghan.”

    Le président Obama, avec Joe Biden comme vice-président, a prétendu que sa “montée en puissance”, le triplement des troupes américaines à 100 000 hommes, mettrait fin à la guerre en 2014, date à laquelle il devait briguer un second mandat. L’augmentation des effectifs a été interrompue lorsque des membres des forces de défense afghanes ont commencé à attaquer les troupes américaines – ce que l’on appelle des “attaques de l’intérieur”.

    Trump aussi, croyant que les talibans pourraient être légitimés par les négociations à Doha, a annoncé le retrait des troupes qui a maintenant été mis en œuvre par Biden. Il pensait que la force de défense afghane pouvait contenir les talibans. Au pire, les États-Unis estimaient que l’avancée des talibans durerait des mois.

    Les forces de défense afghanes – pourries jusqu’à la moelle

    Pourtant, même l’académie militaire américaine de West Point a estimé que le nombre de soldats et de policiers annoncé par le Pentagone était dramatiquement exagéré et que, de plus, les troupes existantes étaient mal entraînées. La corruption au sommet est omniprésente, avec l’existence de nombreux “soldats fantômes” dont la solde remplit les poches des généraux. De nombreux soldats sont analphabètes, et environ 25 % désertent chaque année. Dans cette situation, l’approche du Pentagone consistant à équiper l’armée de drones de haute technologie et à soutenir les actions contre les talibans par des frappes aériennes n’a pu être maintenue après le retrait des troupes américaines. En mai, le secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin, a promis de continuer à soutenir les opérations aériennes grâce à des “conférence zoom” – une idée ridicule dans un pays où Internet fonctionne à peine. Comme si cela ne suffisait pas, la plupart du personnel des forces de défense était payé sur le budget du Pentagone jusqu’à récemment, et beaucoup n’ont maintenant plus de salaire. Il n’est pas surprenant qu’ils aient opposé si peu de résistance.

    Le fait qu’Ashraf Ghani, le président, ait fui l’Afghanistan si rapidement sans même tenter de résister aux talibans reflète l’absence totale de base sociale pour son régime. Les dernières élections présidentielles ont été très controversées. Bien que Ghani ait remporté la majorité des voix, le taux de participation était inférieur à 20 %. Selon Ghani lui-même, 90 % des Afghans ont un revenu inférieur à 2 dollars par jour. Seuls 43 % sont alphabétisés, tandis que 55 % manquent d’eau potable et 31 % d’installations sanitaires. Le PIB du pays est de 20 milliards de dollars, un chiffre minuscule comparé aux sommes dépensées par les États-Unis en 20 ans. Si, au lieu de cela, l’impérialisme avait aidé au développement d’une véritable économie, bon nombre de ceux qui sont engagés dans le commerce de la drogue ou la contrebande (les principales sources de commerce extérieur de l’Afghanistan) ou qui soutiennent les talibans pour des raisons économiques pourraient maintenant être engagés dans un travail socialement utile, et le fondamentalisme aurait pu être privé de base.

    Pendant une courte période, il a semblé que certains des seigneurs de guerre locaux, qui tirent d’énormes profits du commerce de l’opium et d’autres actions illégales, croyant que la Force de défense allait prendre position, se préparaient à s’opposer aux talibans. Trois des chefs de guerre les plus influents – Atta Muhammad Noor, Abdul Rashid Dostum et Haji Muhammad Muhaqiq – se sont réunis pour forger un front commun avec l’armée. Mais alors que les villes tombaient rapidement aux mains des talibans, ils ont abandonné la lutte et se sont enfuis à l’étranger. D’autres chefs de guerre, bien sûr, auront temporairement accepté leur sort et se seront alignés sur les talibans.

    La réponse des puissances impérialistes

    La défaite humiliante de l’impérialisme américain a, bien entendu, suscité une réponse de Biden qui a tenté de se dédouaner dans une émission télévisée. Le plus rapidement possible, les États-Unis et d’autres puissances impérialistes telles que le Canada, l’Allemagne, l’Australie et le Royaume-Uni évacuent depuis l’aéroport assiégé de Kaboul leurs citoyens et certains des Afghans qui ont travaillé pour eux comme traducteurs ou à d’autres titres. L’Iran, la Chine, la Russie et bien sûr le Pakistan maintiennent leurs ambassades.

    Presque à l’unisson, les différentes puissances disent qu’elles attendront de voir si elles reconnaîtront le gouvernement taliban. Boris Johnson, s’exprimant dans un débat parlementaire d’urgence extrêmement hargneux, a déclaré que “la légitimité de tout futur gouvernement taliban dépendra de son respect des normes internationalement reconnues en matière de droits de l’homme et d’inclusion.” Mais les impérialistes occidentaux disposent, pour l’instant, de peu de leviers pour exercer une pression sur le nouveau gouvernement afin de garantir le respect de ces normes.

    Les puissances impérialistes non occidentales – Chine, Russie, Iran – ont été remarquablement renforcées par ces événements. La Chine n’a pas tardé à se réjouir de la défaite américaine – l’agence de presse Xinhua l’a qualifiée de “glas de l’hégémonie américaine en déclin”, où “le bruit des avions qui vrombissent et les foules qui se retirent précipitamment reflètent le dernier crépuscule de l’empire”. Mais ces puissances considèrent toujours que la situation présente à la fois des risques et des opportunités.

    Le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Zhao Lijian, déclare par exemple que la Chine n’accordera la reconnaissance diplomatique aux talibans qu’après la formation du gouvernement, qui devra être “ouvert, inclusif et généralement représentatif”.

    Face à la menace d’une vague de réfugiés, la Chine a rapidement pris des mesures pour renforcer sa frontière de 70 kilomètres entre la province du Xinjiang et l’Afghanistan. Elle craint notamment que la victoire des talibans ne renforce la position des Ouïgours musulmans et insiste auprès des talibans pour qu’ils prennent des mesures visant à restreindre les activités du “Mouvement islamique du Turkistan oriental”, un groupe ethnique ouïgour, et d’autres groupes.

    Lors des récentes négociations avec les talibans, la Chine a évoqué la possibilité de grands projets dans le cadre de l’initiative “Nouvelle Route de la Soie” (Belt and Road Initiative, BRI) si ces groupes sont maîtrisés. Mais ces projets n’ont de sens que s’ils permettent à la Chine d’étendre son corridor à travers le Pakistan. Les initiatives de la BRI dans ce pays semblent toutefois être au point mort en raison de l’opposition locale, notamment des attaques terroristes contre des travailleurs chinois, et de l’éventuel défaut de remboursement par Islamabad des dettes liées à la BRI.

    Les Chinois ont déjà un historique en Afghanistan. Même sous l’occupation américaine, la Chine était le plus gros investisseur du pays, en partie en raison de sa relative stabilité. Les gisements prouvés de fer, de cuivre, de talc et de lithium sont d’une valeur estimée à plus de mille milliards de dollars. Le lithium, en particulier, est essentiel pour la production de véhicules électriques. L’Afghanistan a même été appelé “l’Arabie saoudite du lithium”. Bien que les deux gouvernements aient signé un accord pour l’exploitation du cuivre en 2007, le projet est au point mort.

    Tout investissement futur dépendra non seulement de la capacité des talibans à assurer la stabilité du pays, mais aussi de la situation au Pakistan, où la victoire des talibans renforcera la position des groupes islamiques opposés à la Chine. C’est pour ces raisons que la Chine, comme l’Iran, souhaite vivement que des négociations soient menées entre les talibans et d’autres groupes pour former un “gouvernement inclusif”.

    La Russie n’a pas la même force économique que la Chine, mais elle dispose d’une armée puissante et a conclu un accord de sécurité avec le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, qui ont tous deux de longues frontières avec l’Afghanistan. Le Turkménistan, la “Corée du Nord” de l’Asie centrale, devra veiller à ses propres frontières, tandis que la Turquie serait en train de renforcer un mur à sa frontière pour repousser les réfugiés.

    Comme à son habitude, le ministère russe des affaires étrangères fait preuve d’une hypocrisie cynique. L’ambassadeur russe à Kaboul a même déclaré, alors que les talibans prenaient le pouvoir, qu’ils “prenaient le contrôle de la ville au sens positif du terme. Ils maintiennent la loi et l’ordre”. Aujourd’hui, des combattants talibans protègent l’ambassade de Russie à Kaboul.

    Mais depuis que les talibans ont envoyé des combattants et leur soutien aux militants tchétchènes en 1999, ils sont considérés comme une organisation terroriste en Russie. Cela ne les a pas empêchés d’envoyer une délégation pour discuter avec le gouvernement russe en juillet. La Russie aussi veut voir, selon les termes du ministre des affaires étrangères Sergey Lavrov, “un gouvernement avec la participation d’autres forces politiques” avec le “début d’un dialogue inclusif et la participation de tous les groupes politiques et ethniques”. Elle aussi cherche à obtenir des garanties pour empêcher les groupes extrémistes de s’infiltrer en Asie centrale et à assurer la stabilité pour éviter des vagues massives de réfugiés. La Russie a déjà envoyé 7 000 soldats pour renforcer la frontière tadjike, préoccupée par les informations selon lesquelles des militants tadjiks ayant combattu avec les talibans sont désormais chargés de patrouiller de l’autre côté de la frontière, dans le nord-est du Badakhshan.

    Fausses comparaisons

    Il est compréhensible que beaucoup aient établi des comparaisons avec la retraite des États-Unis de Saigon en 1975. Même le présent article l’a fait ! Mais la situation de l’époque, au plus fort de la première “guerre froide”, était complètement différente. La guerre froide opposait alors deux systèmes politiques et économiques concurrents : l’impérialisme capitaliste et le bloc stalinien non capitaliste. La guerre au Vietnam représentait les efforts d’un ancien peuple colonial pour se détacher du capitalisme, et la victoire basée sur la lutte massive des paysans, la réforme agraire, l’introduction d’éléments d’une économie planifiée, étaient une victoire pour le mouvement ouvrier international. Cependant, la défaite de l’impérialisme américain n’a pas seulement renforcé l’autre puissance capitaliste-impérialiste – la Chine – mais a également vu une force réactionnaire, religieuse et pratiquement féodale arriver au pouvoir.

    D’autres se sont également souvenus de la précédente “retraite humiliante” d’Afghanistan, celle de l’Union soviétique en 1989. Le régime chinois a même jubilé, cette semaine, en qualifiant l’Afghanistan de “cimetière des empires”, même si, bien entendu, l’URSS n’était pas un empire au sens marxiste du terme.

    La retraite soviétique a eu lieu dans le contexte de l’effondrement rapide du bloc stalinien. L’invasion initiale de l’Afghanistan en 1979 par le régime Brejnev, ostensiblement à “l’invitation du gouvernement afghan”, a fourni aux impérialistes occidentaux une arme de propagande. Néanmoins, les troupes soviétiques ont contribué à soutenir le régime de Najibullah, les réformes agraires et les améliorations partielles en matière de soins de santé et d’éducation, les femmes ayant une égalité au moins formelle. Leur retrait a entraîné l’effondrement du régime trois ans plus tard. Mais c’est le soutien apporté à l’époque par l’impérialisme américain aux moudjahidines, notamment par l’intermédiaire d’Oussama Ben Laden, en leur fournissant des armes et des ressources pour combattre les troupes soviétiques, qui est à l’origine de la montée des talibans, le monstre de Frankenstein de la stratégie de guerre froide de l’impérialisme.

    Alors, les talibans ont-ils maintenant changé ?

    La guerre civile a suivi l’effondrement du gouvernement de Najibullah, avec l’affrontement de différents groupes. Les talibans se sont développés à partir de ces groupes de moudjahidin avec le soutien du Pakistan. Nombre d’entre eux ont été formés dans les madrassas fondamentalistes d’Arabie saoudite. En 1996, ils ont pris Kaboul. Leur régime a interdit tous les groupes d’opposition, les partis politiques et les syndicats, a pratiquement réduit les femmes en esclavage, a mis fin à l’éducation des filles, a empêché les femmes de travailler et a interdit la musique, les sports et les jeux. Les transgresseurs de la charia des talibans étaient impitoyablement réprimés. L’adultère des femmes était passible de lapidation et les homosexuels étaient enterrés vivants. Un stade de football financé par les Nations unies à Kaboul a été utilisé pour organiser des exécutions publiques.

    On se demande maintenant si les talibans ont changé par rapport à ce qu’ils étaient il y a vingt ans. Bien sûr, le temps nous le dira. Certains signes indiquent qu’ils seront contraints d’adoucir leur approche. Dans les années 1990, les partisans n’étaient même pas autorisés à utiliser le téléphone. Aujourd’hui, on voit des militants à Kaboul prendre des selfies et utiliser Twitter. Sur un plan plus fondamental, les dirigeants assurent que les droits des femmes seront respectés et qu’il y aura une presse libre, dans le respect, bien sûr, des “règles de l’islam”. Ils affirment qu’il y aura une amnistie pour ceux qui ont servi le régime précédent. Cependant, il existe déjà de nombreux exemples où les femmes ont été suspendues de leur travail ou obligées de porter le hijab.

    Les talibans restent une organisation fondamentalement rurale. Au cours des vingt dernières années, l’urbanisation du pays a augmenté – Kaboul est passé de 1,5 à 4 millions d’habitants. La population urbaine est passée de 2,6 à 10 millions. En outre, 46 % de la population a moins de 15 ans. Il est donc probable que les tensions s’accroissent au sein des talibans, jusqu’à présent unis dans la lutte contre un ennemi commun, entre ceux basés dans les régions rurales arriérées et fondamentalistes et ceux des zones urbaines plus ouvertes. L’existence d’autres groupes fondamentalistes exacerbera cette situation. Toutefois, il est également possible que les talibans, qui rencontrent une opposition croissante dans les villes, se replient sur leurs anciennes méthodes.

    Les talibans peuvent-ils établir un gouvernement stable ?

    Le précédent gouvernement taliban a été au pouvoir de 1996 à 2001, date à laquelle il a été renversé par l’invasion américaine. Durant cette période, il n’a jamais contrôlé l’ensemble du pays, rencontrant une opposition importante, notamment de la part de l’Alliance du Nord, soutenue à l’époque par l’Iran, l’Inde et la Russie. Il rencontre déjà une certaine résistance avec des manifestations anti-talibans qui attirent des milliers d’habitants à Jalalabad et peut-être aussi dans la province de Khost. On signale également des tentatives de constitution d’une “Alliance du Nord 2.0” dans la vallée du Pandjchir.

    Mais de nouvelles forces sont également apparues en Afghanistan. Les femmes, qui ont bénéficié d’une certaine liberté au cours des dix dernières années environ, avec la solidarité du mouvement des femmes mondial, ne vont pas accepter si simplement de nouvelles restrictions. La population jeune également, avec ses perspectives internationales et ses communications modernes, peut résister. Le mouvement des travailleurs n’est pas fort, car l’industrie est faible, mais il existe, et le principal organisme syndical a d’ailleurs subi la répression du régime de Ghani.

    Alors qu’ils tentent d’établir leur autorité, les talibans risquent de rencontrer de nombreuses difficultés. Les seigneurs de la guerre conserveront-ils leur soutien passif ? Les talibans eux-mêmes resteront-ils unis ? D’autres puissances telles que l’Iran, la Russie et la Chine soutiendront-elles, par leurs interventions, des intérêts différents ? La Russie serait déjà en discussion avec certains seigneurs de guerre.

    Dans le même temps, de graves crises se profilent en Afghanistan même. Une troisième vague de Covid est censée balayer le pays, “censée” parce qu’il n’y a pas d’infrastructure de test sérieuse. Une enquête suggère que plus de 40 % des personnes sont désormais infectées ; mais les hôpitaux n’ont pas les moyens de faire face à cette situation. Un médecin affirme qu’ils peuvent à peine traiter un tiers des personnes malades.

    Après la grave sécheresse de 2018, un agriculteur a commenté : “Le ciel a cessé de pleuvoir sur nous, la terre a cessé de faire pousser de l’herbe pour nous”. Les prochains mois devraient être encore pires : 12 millions d’Afghans, soit un tiers de la population, devraient être confrontés à des “niveaux d’urgence d’insécurité alimentaire”.

    Les talibans devront faire face à des défis considérables au cours des prochains mois pour résoudre ces problèmes, ainsi que l’effondrement économique, les flux de réfugiés, les tensions transfrontalières et le trafic de drogue.

    Existe-t-il une issue ?

    Une seule chose est claire. L’intervention impérialiste a été une catastrophe. Le règne des talibans, si on le laisse se poursuivre, sera un cauchemar. En limitant les mesures qu’il a prises pour moderniser la société, et en les appliquant de manière descendante et antidémocratique, le gouvernement de Najibullah, soutenu par les Soviétiques, n’a pas réussi à transformer la société afghane. Tous les problèmes fondamentaux de la société, l’appauvrissement, l’absence de droits démocratiques, l’oppression nationale, le fondamentalisme religieux et la répression sociale, demeurent, et ne peuvent être résolus sur la base du capitalisme.

    Ce qui est nécessaire, c’est la construction d’un mouvement de masse en opposition aux talibans et à l’impérialisme, unissant la classe ouvrière, les paysans pauvres, les femmes, les jeunes, dans une lutte pour établir un gouvernement démocratique des travailleurs et des paysans pauvres. Bien sûr, cela ne peut réussir que si cela se fait dans le cadre d’une lutte internationale impliquant la classe ouvrière d’autres pays voisins, qui pourrait ouvrir la voie à la création d’une véritable fédération socialiste démocratique et volontaire dans la région.

  • « Résistance internationale, contre l’Europe du capital ! » Retour sur le mouvement contre la mondialisation capitaliste

    Cette semaine, il y a exactement 20 ans, une manifestation contre un sommet européen à Göteborg, en Suède. Une délégation du PSL a participé à cette manifestation.

    Il y a 20 ans, la Belgique s’apprêtait à prendre la présidence tournante de l’Union européenne dans un contexte très particulier, celui d’un mouvement international de mobilisation de la jeunesse contre les institutions internationales du capital (G8, OMC, UE,…). Le PSL et son internationale se sont pleinement engagés dans ces actions, notamment via leur campagne Résistance Internationale / International Socialist Resistance. Nous en avons discuté avec Bart Vandersteene, porte-parole du PSL/LSP.

    Propos recueillis par Nicolas Croes

    Quand on pense à ce mouvement, on pense immanquablement à la « bataille de Seattle » de 1999, quand un sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a dû se terminer prématurément en raison des 40.000 manifestants. Les images avaient saisi l’imagination à travers le monde…

    J’ai coutume de dire que Seattle m’a personnellement touché à trois reprises. La première fois avec Nirvana, la dernière avec l’extraordinaire travail de nos camarades de Socialist Alternative et de Kshama Sawant, et au milieu avec cet événement. Ces 3 choses sont d’ailleurs assez liées.

    Toute une couche à l’époque, et certainement aux États-Unis, avait bien conscience de l’impact de ce pays sur le monde avec le commerce mondial, ses conséquences sur le pillage du monde néocolonial et la destruction de l’environnement,… La mobilisation inédite contre ce sommet de l’OMC a donné une expression concrète au sentiment qu’il fallait faire quelque chose contre le règne de ce type d’institution. Il était très important de comprendre que le problème était bien plus global. La globalisation capitaliste était un problème partout dans le monde dès lors que l’on ne faisait pas partie de l’élite d’ultra-riches. C’est ce qu’avait illustré quelques années plus tôt le documentaire de Michael Moore « Roger and Me » autour de la suppression de 30.000 emplois dans les usines de General Motors à Flint (Michigan).

    Nous sommes entrés aujourd’hui dans un moment-charnière de l’histoire, où le néolibéralisme perd tout crédit. Quelque part, les premiers éléments de cette situation sont apparus à l’époque.

    Il faut imaginer qu’à ce moment-là, le néolibéralisme était incontesté. Tout le monde acceptait des idées telles que « la mondialisation, c’est le progrès », « la théorie du ruissèlement fonctionne », « le privé marche mieux que le public, il faut privatiser »,… Même les verts et la social-démocratie suivaient, avec des nuances bien entendu. C’était le règne de la pensée unique néolibérale.

    Et alors est arrivé le mouvement contre la mondialisation capitaliste qui a tapé du poing sur la table en disant : « Non, nous ne sommes pas d’accord ! » Pour la première fois, il y avait une critique structurelle autour d’une idée centrale : ce qui se passe n’est pas réformable, c’est toute la mondialisation capitaliste qu’il faut balancer à la poubelle. Des institutions comme l’OMC étaient les illustrations par excellence de ce système d’exploitation gigantesque de la nature et des travailleurs par les multinationales. Elles ont donc été particulièrement ciblées.

    Le règne de la pensée unique néolibérale commençait à se fissurer. C’était le début d’une recherche d’alternative, avec des actions, des manifestations mais aussi des essais de prolongement politique des luttes en Amérique latine et en Europe. Il s’agissait d’actions combatives, avec l’ambition d’être en masse dans la rue contre un ennemi clair : les institutions du capital. Toute une nouvelle génération de jeunes s’est retrouvée embarquée dans les mobilisations et les débats que cela suscitait.

    Débats que l’on trouvait jusque dans la musique ! Je me souviens qu’au sommet du G8 d’Evian, en 2003, les militants qui allaient écouter Manu Chao et ceux qui allaient écouter Ska-P ne se lançaient pas des regards très tendres…

    A la base le mouvement est né comme une réaction à l’approche reposant sur les changements de comportements individuels. Mais par la suite, quand le mouvement de masse a commencé à s’essouffler, ces éléments ont commencé à refaire surface. Finalement, on a assisté au même processus avec le mouvement pour le climat en 2019. Après une première phase explosive qui donnait confiance en l’idée d’une transformation de la société, beaucoup de gens ont considéré qu’ils ne pouvaient rien changer hors du choix de ce qu’ils mettent dans leur caddie. Les problèmes sont tellement grands, tellement structurels, qu’il est quasiment impossible de garder le cap sans une solution globale d’où découle une stratégie capable de passer à travers les moments les plus durs.

    D’autres questions étaient débattues. Devait-on rester entre radicaux ou s’adresser à des couches plus larges ? Était-il acceptable de participer aux élections et à la vie politique ? A l’époque, nous avons souligné la nécessité de nous lier aux préoccupations des travailleurs et de la jeunesse pour donner plus d’échos aux mobilisations et impliquer plus largement. Cela exigeait de sortir de slogans abstraits, même s’ils sonnaient bien à l’oreille, pour aborder des revendications concrètes. C’était aussi crucial pour aller au-delà des manifestations et permettre de stopper la machine à profits grâce à la grève des travailleuses et des travailleurs.

    Beaucoup d’attention était alors consacrée au blocage des sommets des institutions là où celles-ci se réunissaient, à l’image de ce qui s’était produit à Seattle. Le débat portait sur la stratégie à adopter : la violence ou être si nombreux que rien ne pouvait être organisé dans la ville. Tout d’abord, les grandes villes faisaient tout pour bénéficier du prestige de pouvoir accueillir un tel sommet. C’était du city marketing. Mais ensuite les sommets ont été organisés dans des endroits inaccessibles et tandis que la présidence de l’Union européenne a cessé d’être organisée dans un pays différent tous les six mois pour rester à Bruxelles.

    De toute façon, en soi, bloquer un sommet ne signifie pas le blocage de la politique qui y est discutée. Pour cela, il faut construire un rapport de forces sur le long terme basé sur l’implication des masses. Les radicaux ne peuvent pas parvenir à une victoire qui dépasse le symbolique par eux-mêmes. C’est sous cet angle que l’on doit discuter de la violence : de quelle manière la confrontation avec la police ou les vitres cassées peuvent-elles aider à construire cette perspective à plus long terme ? C’est ce débat sur la perspective qui était finalement le plus important.

    Selon nous, l’alternative à la globalisation capitaliste, c’est le socialisme démocratique. Mais à l’époque, la défaite de la sanglante caricature de socialisme que fut le stalinisme pesait encore très fort sur les consciences, y compris parmi la jeunesse.

    A l’époque, les jeunes qui commençaient à s’impliquer pouvaient aussi avoir l’illusion que ce mouvement qui a duré plusieurs années et a parcouru les continents allait connaître une croissance permanente.

    D’où l’intérêt d’être dans une organisation pour évaluer le mouvement à chaque étape de son développement et pas après coup. Un point tournant crucial fut le 11 septembre 2001. A ce moment-là, ce qui dominait dans la société a changé après une attaque terroriste qui a provoqué des milliers de morts. Le mouvement devait s’adapter à un tout autre contexte. Le danger terroriste existait-t-il aussi ici ? Les sommets des institutions capitalistes occidentales allaient-ils devenir des cibles pour les terroristes ? Comment réagir à l’instrumentalisation de la sécurité pour limiter nos droits ? Comment faire face à l’essor de l’islamophobie et à l’arrivée de nouvelles guerres, en Afghanistan d’abord (2001) et ensuite en Irak (2003) ?

    Finalement, sans le mouvement antiglobalisation, il n’y aurait pas eu un mouvement antiguerre international aussi vigoureux, avec des millions de manifestations simultanées à travers le globe le 15 février 2003. Les dizaines de comités d’action de Résistance internationale qui se sont constitués en 2001 pour s’engager dans les mobilisations contre le sommet de l’UE en Belgique et se rendre notamment à Göteborg (sommet de l’UE en juin 2001) ou à Gênes (sommet du G8 en juillet 2001) ont rapidement tourné leur attention vers les manifestations contre la guerre. Nous avons ainsi pris l’initiative d’organiser des grèves dans les écoles et le supérieur le « Jour X », le jour où devait commencer l’invasion de l’Irak.

    Un grand esprit internationaliste animait d’ailleurs le mouvement. On accueillait chez soi des activistes d’autres pays. Il nous fallait un autre monde, à construire tous ensemble. Cet esprit est resté vivant depuis lors et se retrouve aujourd’hui pleinement dans les mobilisations féministes, Black Lives Matter ou encore pour le climat.

    En 2000, les 225 personnes les plus riches de la terre disposaient de la même fortune que les 50% des plus pauvres de la population mondiale. Aujourd’hui, ils sont 26, presque dix fois moins. Le mouvement contre la mondialisation capitaliste fut le précurseur d’une radicalisation plus large dans la société, radicalisation encore accrue aujourd’hui par la crise économique et la crise sanitaire. Ces combats d’il y a 20 ans sont une source d’expérience et de leçons cruciales pour être plus forts à l’avenir dans notre combat contre les oppressions, les inégalités et l’exploitation. Au centre de celles-ci se trouvent la force des mobilisations de masse, l’absolue nécessité de l’organisation et la question d’une alternative socialiste au capitalisme.

  • [DOSSIER] Solidarité contre la répression à Hong Kong et en Chine ! 

    Une nouvelle campagne de solidarité lancée par Alternative Socialiste Internationale

    Les luttes contre l’imposition de la dictature du régime chinois à Hong Kong ont tenu le monde en haleine durant de longs mois. Aujourd’hui, nous assistons avec effroi à l’imposition brutale d’un régime dictatorial directement aux ordres de Pékin. En Chine également, la répression atteint des sommets alors que se profile le 20e Congrès du Parti « communiste » chinois (PCC) qui devrait couronner Xi Jinping pour un troisième mandat, une décision sans précédent. Sa crainte des troubles sociaux est d’autant plus grande.

    Par Nicolas Croes, article tiré de l’édition de mai de Lutte Socialiste

    Un coup d’État sans tanks

    L’année 2019 avait connu une impressionnante vague de soulèvements (au Chili, en Équateur, au Liban, en Irak, en Iran,…). Au milieu de ces multiples irruptions des masses sur le devant de la scène pour défendre leurs droits, Hong Kong avait tout particulièrement attiré l’attention. Mais, en dépit de mobilisation dont l’ampleur et l’ingéniosité ont frappé les esprits, la dictature chinoise a imposé une loi de sécurité nationale qui signifie que celle-ci prend le contrôle politique direct du territoire. L’autonomie politique limitée de Hong Kong dans le cadre du système « un pays, deux systèmes » mis en œuvre après la rétrocession de Hong Kong à la Chine par le Royaume-Uni en 1997 a de facto été abolie.

    Les fragiles libertés qui existaient à Hong Kong mais étaient refusées dans le reste de la Chine, telles que la liberté d’expression et la liberté de réunion ou encore le droit de grève, sont maintenant menacées comme jamais auparavant. Les accusations de “subversion” et de “séparatisme” peuvent aujourd’hui conduire à une peine d’emprisonnement à vie, voire à l’extradition pour être jugé en Chine continentale, où la peine de mort est toujours d’application pour de telles infractions.

    L’imposition de cette nouvelle loi ressemble à un coup d’État militaire ou à un second « 4 juin » (date du massacre de Tienanmen en 1989), mais en utilisant des lois, la police secrète et des technologies de surveillance pointues à la place des tanks. Cela représente bien entendu une défaite pour le mouvement antiautoritaire à Hong Kong et en Chine. Elle n’était toutefois pas inévitable. En réaction aux trahisons successives des dirigeants officiels autoproclamés du mouvement prodémocratie à Hong Kong, notamment lors de la « révolution des parapluies » de 2014, le mouvement se méfiait de toute structuration. Cette hostilité à l’organisation de la lutte avait été résumée dans le slogan « sois comme l’eau », tiré d’une citation de Bruce Lee.

    Mais si des comités de lutte démocratiques avaient été mis sur pieds et avaient choisi de s’orienter vers l’arme de la grève pour paralyser Hong Kong et toucher les capitalistes pro-Pékin au portefeuille, à l’instar des masses au Myanmar dans leur combat contre le coup d’État militaire, et s’il avait été décidé de s’orienter vers les masses en Chine, la crainte ultime du régime de Pékin, une tout autre issue aurait été possible. Sans cette orientation, le mouvement de masse s’est épuisé dans une guérilla urbaine désespérée tandis que certaines couches du mouvement faisaient appel à l’impérialisme américain, également sous la pression du désespoir.

    Ni Washington, ni Pékin

    C’est dans ce contexte qu’Alternative Socialiste Internationale (ASI, dont le PSL/LSP est la section belge) a décidé de lancer une campagne de solidarité internationale d’autant plus concrète que nous disposons de forces sur le terrain qui, à Hong Kong, doivent aujourd’hui fonctionner dans la semi-clandestinité en se préparant pour le pire.

    Les événements de Hong Kong ont joué un rôle important dans l’accélération de la guerre froide entre l’impérialisme chinois et l’impérialisme américain/occidental. Mais la campagne « Solidarité contre la répression en Chine et à Hong Kong » ne soutient aucun de ces deux camps. Aucun d’eux ne défend véritablement les droits démocratiques ni ne représente de voie progressiste pour les travailleurs et les opprimés. Cette lutte est un combat sans scrupule pour les marchés, les sources de main-d’œuvre bon marché et les matières premières. Elle n’a rien à voir avec la « démocratie » et les « droits de l’homme », comme le prétendent les un, ou le « patriotisme » et la « sécurité nationale », comme le prétendent les autres.

    Le cas des Oïghours

    L’abominable répression qui s’abat sur la province du Xinjiang, à l’ouest de la Chine, et sur les Ouïghours, communauté turcophone et musulmane, est également cyniquement utilisée dans ce cadre. De multiples organisations de défense des droits humains dénoncent des actes de torture et des viols systématisés, des camps de travail forcé et de rééducation,… Les États-Unis ont beau crier au scandale aujourd’hui, ils ont derrière eux une longue histoire de soutien à des régimes dictatoriaux et de trahison des peuples opprimés. Ce sont les Kurdes du nord de la Syrie (le Rojava) qui en ont encore tout récemment fait les frais après avoir fait l’erreur tragique de s’allier à l’impérialisme américain. Une fois que Daesh, le prétendu « État Islamique » ne représentait plus de danger, Washington a abandonné le Rojava et l’a dans les faits livré à l’armée turque.

    En Belgique, la question a été portée devant divers parlements du pays afin de reconnaître le génocide commis par le régime chinois contre les Oïghours. Plusieurs parlementaires et partis y voient également une manière bien pratique d’attaquer le PTB, dont les positionnements politiques sont bien souvent scandaleux dès lors qu’il s’agit de la Chine. Encore une fois, il s’agit d’une belle hypocrisie. Quand, suite à la visite du Premier ministre Charles Michel à Pékin, il a fallu procéder à un vote à la Chambre en 2018 concernant un traité d’extradition pour « coopérer efficacement dans la lutte contre la criminalité » avec la Chine – avec une dictature, donc – le projet de loi a été adopté par 76 votes positifs et 61 abstentions. Pas une seule voix ne s’y est opposée.

    Dans sa déclaration concernant la situation au Xinjiang(1), le PTB explique que « La manière dont la Chine a pris en main la situation au Xinjiang est problématique » (difficile de dire moins…). Le parti anciennement maoïste compare la situation aux « mensonges concernant les armes de destruction massive qui ont précédé la guerre en Irak ou les mensonges visant à justifier la guerre en Libye » et cible l’impérialisme américain sans jamais se prononcer sur le caractère dictatorial de la Chine ni sur la machine de répression inouïe du pays. Ce « deux poids, deux mesures » est injustifiable. Cette déclaration se termine en disant : « nous ne rentrons pas dans la logique de guerre froide. Au contraire, nous avons besoin d’un large mouvement qui défend le dialogue et la paix. » Mais dialogue entre qui et qui ? Entre l’impérialisme américain et la dictature chinoise ? Et quelle paix ? Celle qui permet à chacun d’exploiter les masses dans son coin à sa manière ?

    À l’opposé de l’approche qui vise à choisir un camp impérialiste contre l’autre, nous entendons faire reposer notre campagne de solidarité sur une solidarité de classe entre les travailleurs et les couches opprimées en Chine et à Hong Kong et ailleurs à travers le monde, y compris aux États-Unis, au travers des diverses sections d’Alternative Socialiste Internationale. L’instauration d’une véritable démocratie des travailleuses et travailleurs, une société socialiste démocratique, est la seule manière d’obtenir une paix qui ne soit au détriment d’aucun opprimé.

    Prenez contact avec nous pour participer à cette campagne et participez à notre meeting en ligne en présence de camarades de Hong Kong le 14 mai, 19 heures.

    1) https://www.ptb.be/la_r_pression_des_ou_ghours_en_chine_et_la_nouvelle_guerre_froide

    Libérez Leung Kwok-hung, dit « Cheveux longs »

    Notre campagne de solidarité vise notamment à mettre en lumière la situation de l’ancien législateur (député) de Hong Kong Leung Kwok-hung, surnommé « cheveux longs » car il a décidé d’arrêter de se couper les cheveux tant que le régime de Pékin n’aura pas présenté ses excuses pour le massacre de Tienanmen. De même que plus de quarante autres candidats au Conseil législatif (Legco) de Hong Kong, aujourd’hui dissous, il est détenu et risque la prison à vie.
    Nous exigeons la libération de tous les prisonniers politiques de Hong Kong, même si nous ne partageons pas leurs idées politiques, car les accusations portées contre eux ne sont qu’un grossier coup monté. Nous souhaitons accorder une attention particulière à “Cheveux longs”, l’une des figures les plus célèbres de la contestation à Hong Kong, car il est le seul représentant de gauche parmi les dirigeants les plus éminents du mouvement démocratique. “Cheveux longs” a activement soutenu les causes des travailleurs en Chine et à Hong Kong, les droits des femmes, des personnes LGBTQI+ et des réfugiés. Il s’est également opposé à l’impérialisme américain.

  • Malgré les projections de croissance, l’économie mondiale reste profondément instable

    Il est difficile de surestimer les ravages causés par la récession mondiale déclenchée par une pandémie en 2020. Il s’agit de la plus grande contraction économique depuis la Grande Dépression des années 1930. Dans le monde entier, des heures de travail équivalentes à 255 millions d’emplois ont été perdues. La Banque mondiale estime que le nombre de personnes en situation de “grande pauvreté”, c’est-à-dire vivant avec moins de 1,90 dollar par jour, est passé de 119 à 124 millions de personnes.

    Par Tom Crean

    Mais tout le monde n’a pas souffert. Selon une analyse du magazine Forbes, la richesse des milliardaires du monde a augmenté de 1.900 milliards de dollars en 2020 ! Les inégalités, tant au sein des nations qu’entre les pays riches et le monde “en développement”, se sont considérablement accrues.

    Les économistes capitalistes sont toutefois désormais optimistes quant aux perspectives de reprise économique mondiale en 2021. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a récemment prévu une croissance économique mondiale de 5,6 % en 2021, après une contraction de 3,5 % en 2020. Cette estimation pour 2021 est en hausse de 1,4 % par rapport à leur projection de novembre. Un bon 1 % de la croissance mondiale supplémentaire estimée est attribué à la loi de relance de 1.900 milliards de dollars adoptée par le Congrès américain au début de ce mois.

    Cette projection repose sur un certain nombre d’hypothèses très optimistes qui doivent être remises en question. Elle ne tient pas compte non plus de toutes les contradictions sous-jacentes du capitalisme contemporain. La reprise, qui repose largement sur des injections fiscales et monétaires sans précédent et non durables, sera très inégalement répartie et sera probablement de courte durée avant que la tendance de l’économie mondiale à la dépression ne se réaffirme.

    Les perspectives concernant la pandémie

    Les projections concernant l’économie mondiale ne peuvent évidemment pas être séparées de l’évolution de la pandémie et des progrès de la vaccination de la population. Certains des pays les plus riches, notamment les États-Unis et la Grande-Bretagne (ainsi qu’Israël), ont fait de grands progrès dans la vaccination de leur population après une gestion désastreuse de la pandémie. Environ un tiers des adultes américains et plus de la moitié des adultes britanniques ont désormais reçu au moins une dose de vaccin. Cela permet d’envisager une réouverture plus large et un “retour à la normale” d’ici l’été.

    En général, les projections de croissance de l’OCDE reposent sur des hypothèses optimistes quant à l’évolution de la pandémie. Mais même dans les semaines qui ont suivi l’annonce de l’OCDE, nous constatons une fois de plus que les échecs des gouvernements capitalistes à contenir le virus et à élaborer un plan mondial rationnel de vaccination continuent de créer de nouveaux dangers pour la santé de la population mondiale et pour la reprise économique.

    La situation dans l’Union européenne (UE) est très révélatrice. L’automne dernier, les médias capitalistes ont salué l’UE comme une réussite au sein des nations les plus riches, notamment par rapport aux États-Unis et au Royaume-Uni. Mais l’UE est aujourd’hui très en retard dans la course à la vaccination, puisque seulement 12 % de la population allemande, par exemple, a reçu au moins une dose. Ce retard est dû en partie à des interruptions d’approvisionnement et à l’impossibilité de s’approvisionner à un stade précoce, le tout aggravé par un processus de distribution extrêmement incompétent. Puis vint la débâcle du vaccin AstraZeneca en Europe, qui a vu la vaccination s’arrêter complètement pendant plusieurs jours avant de reprendre, plusieurs pays européens bloquant ou limitant toujours son utilisation. Cela n’a fait que contribuer à un scepticisme massif à l’égard des vaccins. Tout cela s’est produit au milieu d’une nouvelle vague désastreuse de la pandémie en Europe avec son lot de nouvelles vagues de confinement.

    En plus d’être un coup dur pour le prestige des dirigeants de l’UE comme Merkel et Macron, le chaos vaccinal combiné à la nouvelle vague de COVID a porté un autre coup à l’économie européenne et a mis un grand point d’interrogation sur sa capacité à rouvrir complètement le tourisme cet été. Selon les prévisions actuelles, l’économie de l’UE devrait se contracter de 1,5 % au premier trimestre de 2021 (contre une contraction de 0,8 % auparavant), ce qui signifie que l’UE connaît actuellement une récession à double creux.

    En dehors des pays riches, le rythme de la vaccination est encore plus lent et n’a même pas commencé dans de nombreux pays. Au rythme actuel, on estime qu’il faudrait des années pour vacciner la population mondiale. L’Inde connaît actuellement une nouvelle vague, tandis qu’au Brésil, la propagation de nouveaux variants dangereux et la négligence criminelle du régime Bolsonaro mettent le système de santé à rude épreuve.

    Dès le début, la réponse à la pandémie a été minée par des systèmes de santé qui, même dans des régions relativement riches comme l’Italie du Nord, ont été considérablement affaiblis par des décennies de coupes budgétaires néolibérales. Cette situation est aggravée par l’absence totale d’une réponse et d’une stratégie de vaccination coordonnées au niveau mondial. Les impérialistes de l’UE, du Royaume-Uni et des États-Unis ont protégé les profits et les “droits de propriété intellectuelle” des géants pharmaceutiques et ont refusé de partager gratuitement les vaccins avec le reste du monde, ce qui accélérerait massivement la campagne de vaccination.

    Une telle décision ne serait pas seulement dans l’intérêt de la société, mais aussi dans celui des capitalistes. Plus la pandémie poursuit ses ravages dans de grandes parties du globe, plus il est possible que des variants encore plus dangereux se développent et relancent la pandémie. Mais cette ligne d’action rationnelle est bloquée par la concurrence entre les puissances impérialistes.

    Au lieu de cela, nous assistons au spectacle du “nationalisme vaccinal”. D’un côté, il y a la thésaurisation des vaccins avec l’UE qui impose des contrôles à l’exportation et l’Inde, un important producteur de vaccins, qui interdit les exportations pour le moment. Les États-Unis sont susceptibles de disposer d’un stock massif de vaccins dans les mois à venir, mais ils se sont très peu engagés à partager leurs excédents avec d’autres pays. Entre-temps, la Chine et la Russie ont utilisé les dons de vaccins à des pays particuliers dans le cadre de leur offensive diplomatique dans le cadre de la nouvelle guerre froide avec les États-Unis. Les États-Unis, l’Inde, l’Australie et le Japon, qui agissent collectivement comme “la Quadrilatérale” en matière de sécurité, ont répondu par un plan visant à produire un milliard de doses de vaccin en Inde, financé par les États-Unis pour l’Asie du Sud-Est, ce qui constitue manifestement une tentative de contrecarrer la diplomatie chinoise en matière de vaccins.

    Les difficultés à atteindre l’immunité collective en raison de l’échec total d’une approche globale d’une crise mondiale et le danger de variants plus mortels laissent présager de sérieuses complications pour la perspective de croissance décrite par l’OCDE.

    L’effet des mesures de relance américaines sur l’économie mondiale

    Toutefois, à moins d’une évolution désastreuse à court terme, les pays riches – en particulier ceux où le déploiement des vaccins est rapide – verront leur économie se rouvrir plus ou moins rapidement au cours de l’année 2021 et un rebond économique significatif est probable. Après un effondrement économique en 2020 touchant 93 pays, les chiffres de croissance sembleront toutefois plus impressionnants qu’ils ne le sont réellement.

    Un facteur clé dans les projections de croissance mondiale est la demande refoulée dans un certain nombre de pays riches. Une partie de la population, notamment de la classe moyenne, a économisé de l’argent pendant la pandémie en travaillant à domicile et en ne voyageant pas. Toutefois, ce sont les mesures de relance massives adoptées dans un certain nombre de pays qui contribuent le plus à la demande. Alors que les mesures de relance adoptées aux États-Unis depuis le début de la pandémie équivalent à 27 % du PIB, celles de l’Allemagne équivalent à 20 % et celles du Japon à probablement 30 %.

    Mais il est clair que le nouveau plan de relance américain revêt une importance internationale particulière. Il équivaut à un pourcentage stupéfiant de 9% du PIB américain ; l’OCDE prévoit maintenant que l’économie nationale américaine connaîtra une croissance de 6,5% cette année, un niveau de croissance jamais atteint depuis le début des années 80. Les effets d’entraînement de l’augmentation de la demande américaine sur les principaux partenaires commerciaux des États-Unis, notamment le Canada et le Mexique, mais aussi la Chine et l’Union européenne, sont également importants. L’année dernière, la demande des pays riches en Equipement de protection individuels (EPI), ordinateurs, équipements d’exercice et divers autres biens de consommation durables a contribué massivement aux exportations chinoises, permettant à la Chine d’être la seule grande économie à afficher une croissance nominale, même si les performances de l’économie ont été considérablement exagérées par le régime. Sur base du nouveau plan de relance américain, la banque UBS a revu à la hausse ses prévisions de croissance des exportations chinoises pour cette année, les faisant passer de 10 % à 16 %.

    Dans les pages financières des grandes publications bourgeoises, on discute beaucoup de la manière dont le projet de loi de relance entrainerait une hausse de l’inflation aux États-Unis et obligerait la Réserve fédérale à augmenter les taux d’intérêt pour couper dans une économie en “surchauffe”. Le plan de relance de Biden et les précédents plans de relance de 2020 ont tous été financés exclusivement par l’emprunt. Après avoir utilisé pendant des décennies le spectre de l’inflation pour justifier des mesures d’austérité, la Réserve fédérale et le département du Trésor américain ont opéré un virage à 180 degrés et déclarent désormais que l’inflation n’est plus une préoccupation majeure. Le directeur de la Fed, Jerome Powell, a déclaré que même si l’inflation se manifestait dans le courant de l’année, elle serait temporaire et ne justifierait pas une hausse importante des taux d’intérêt, ce qui est important car si le coût des emprunts devait augmenter, cela pourrait déclencher la prochaine récession et compliquer les plans de relance. En fait, de nouvelles mesures seront probablement nécessaires, même si elles sont plus ciblées, tandis que les inévitables tentatives de remplacer les mesures de relance par l’austérité risquent de déstabiliser l’économie mondiale au cours de la prochaine période.

    Il faut souligner que la capacité des États-Unis à emprunter des sommes aussi faramineuses repose sur des taux d’intérêt historiquement bas et une inflation faible, ainsi que sur la position du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale. L’impérialisme américain est dans la position privilégiée de pouvoir accéder à des fonds apparemment illimités à très peu de frais. Comme l’a dit Léon Trotsky à propos des politiques du New Deal dans les années 1930, il s’agissait d’une “politique américaine par excellence”, indisponible à la plupart des pays et certainement pas aux pays pauvres. Et si les mesures de relance des pays riches peuvent donner un certain coup de pouce aux pays pauvres, elles auront également tendance à détourner davantage les investissements des pays pauvres et à exacerber leurs propres crises de la dette.

    Biden a maintenant dévoilé un autre plan d’infrastructure massif en deux étapes de 3 à 4 trillions de dollars qui, selon lui, sera financé par une augmentation de l’impôt sur les sociétés et des taxes sur les riches. Bien que cela soit présenté comme faisant partie d’une stratégie de lutte contre le changement climatique et comme un programme d’emploi visant à remédier aux inégalités, ce plan s’inscrit également dans le cadre de l’intensification de la concurrence avec l’impérialisme chinois. Mais alors qu’une partie de la classe dirigeante considérera l’augmentation de l’impôt sur les sociétés comme un prix nécessaire à payer pour atteindre certains objectifs stratégiques, celle-ci rencontrera une résistance importante de la part des sections qui s’opposent à l’augmentation des impôts avec une ferveur toute religieuse.

    L’éloignement de la politique néolibérale

    L’ampleur des mesures adoptées par la classe dirigeante américaine dans cette crise représente un changement de cap majeur. Se référant à l’ampleur de l’intervention fiscale et à la campagne de vaccination, le Financial Times (3/13/21) a récemment souligné : “Pris dans son ensemble, cet élan d’activisme gouvernemental fait écho au New Deal de Franklin Delano Roosevelt pendant la Dépression et aux réformes de la Grande Société de Lyndon Johnson dans les années 1960. Le président américain et de nombreux démocrates espèrent également qu’il pourra devenir une puissante réfutation du commentaire de Ronald Reagan en août 1986 : “les mots les plus terrifiants de la langue anglaise sont : “Je suis du gouvernement et je suis là pour vous aider”. Ce mantra a inauguré une période de déréglementation, de faibles impôts, de dépenses intérieures limitées et de croyance dans les marchés libres comme principaux piliers de la politique économique américaine. Ces recettes ont commencé à être remises en question après la crise financière mondiale, même si elles ont été partiellement ravivées sous l’administration de Donald Trump. Pourtant, elles n’ont pas pu faire face aux assauts de la pandémie, qui a laissé les Américains aspirer à une plus grande implication de Washington, offrant à Biden une chance de combler ce vide.”

    L’abandon de la politique néolibérale par l’élite américaine que décrit le Financial Times résulte de plusieurs facteurs, comme l’a souligné Alternative Socialiste Internationale (ASI, dont le PSL/LSP est la section belge). Tout d’abord, il s’agit de la deuxième crise massive à laquelle le capitalisme est confronté en un peu plus d’une décennie. Pendant la crise financière de 2008-9, l’accent a été mis sur la politique monétaire, en injectant de l’argent (notamment par le biais de l’assouplissement quantitatif) sur les marchés financiers pour soutenir le système bancaire. Mais comme l’admettent les banquiers centraux eux-mêmes, se concentrer uniquement sur la politique monétaire aurait été désastreux cette fois-ci. Les confinements nationaux ont engendré la menace d’un effondrement de la demande et d’une misère de masse qui ne pouvait être évitée que par une intervention fiscale d’une ampleur sans précédent depuis le New Deal.

    Deuxièmement, dans le cas de l’administration Biden, il y a une détermination à “tirer les leçons” de 2008-9. De l’avis de nombreux économistes libéraux, les mesures de relance limitées combinées à une austérité massive dans l’UE et aux États-Unis à cette époque ont rendu la reprise économique ultérieure beaucoup plus lente et moins profonde.

    Enfin, la classe dirigeante américaine constate que les inégalités de masse et la polarisation politique extrême ont contribué à la rébellion Black Lives Matter de l’été dernier, puis à la menace de coup d’État de Trump et à l’assaut du Capitole le 6 janvier. Ils se rendent compte qu’ils risquaient de perdre le contrôle de la situation et qu’il est donc nécessaire de faire des gestes pour restaurer la confiance dans l’État afin de prendre de l’avance sur la prochaine explosion sociale.

    La situation reste profondément instable

    Le rebond probable de l’économie mondiale représente-t-il le début d’une reprise plus générale ? Certains médias bourgeois ont comparé la situation aux conséquences de la Première Guerre mondiale et à l’épidémie de grippe espagnole dévastatrice de 1918-20 qui a été suivie par les “années folles” aux États-Unis et en Europe.

    Ces attentes sont infondées. La cause sous-jacente de la crise actuelle et de la crise de 2008-09 est le caractère de plus en plus parasitaire et sclérosé du capitalisme. Durant l’ère néolibérale, qui a débuté à la fin du boom d’après-guerre, à la fin des années 70, la classe capitaliste a restauré sa rentabilité en s’attaquant au secteur public et au niveau de vie des travailleurs. Elle a également profité de l’ouverture de nouveaux marchés après l’effondrement du stalinisme. Cela a conduit à une augmentation massive des inégalités et a sapé la capacité des travailleurs à absorber la richesse produite. Il en a résulté une diminution de la rentabilité des investissements productifs et une baisse de la croissance de la productivité, les capitaux excédentaires étant injectés dans le casino financier.

    Le rebond, alimenté par des dépenses massives de l’État, ne résoudrait aucun de ces problèmes. Même aux États-Unis, alors que le rebond pourrait ramener des millions de personnes au travail, il sera loin de résoudre la dévastation causée par la crise de 2020, y compris l’endettement massif affectant de grandes sections de la classe ouvrière, la forte baisse de la participation des femmes au marché du travail, et les centaines de milliers de petites entreprises qui ne rouvriront pas.

    Le rebond est également payé par une augmentation massive de la dette publique qui, aux États-Unis, a atteint une ampleur sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette situation n’est pas viable, d’autant plus qu’il n’y a aucune perspective d’une période prolongée de croissance significative. Au lieu de cela, comme dans toutes les crises précédentes, la classe dirigeante cherchera à présenter la facture de la crise à la classe ouvrière au cours de la période suivante, ce qui ne fera qu’accroître l’avilissement et l’inégalité.

    En outre, l’hypothèse selon laquelle l’inflation et les taux d’intérêt resteront très bas, ce qui a permis une telle frénésie d’emprunts, est ahistorique. L’inflation pourrait augmenter à la fin de cette année, même si le contexte global reste déflationniste. Mais quelles que soient les assurances actuelles de la Fed, une forte poussée d’inflation, même temporaire, pourrait forcer une hausse des taux d’intérêt et mettre fin rapidement au rebond.

    Outre la possibilité d’une “surchauffe” de l’économie réelle, il y a une crise financière imminente qui est également alimentée par l’injection massive de liquidités sur les marchés financiers depuis mars de l’année dernière, qui ont également contribué à prévenir une implosion. Cela a créé des bulles spéculatives dans les actions et autres actifs, y compris le logement.

    Un autre élément déclencheur de la prochaine phase de la crise économique mondiale pourrait être le défaut de paiement imminent de la dette de toute une série de pays pauvres qui ne disposent pas des outils monétaires et fiscaux dont disposent les pays impérialistes et qui ont été généralement frappés bien plus durement par la récession économique. La situation du Liban est particulièrement extrême : la corruption rampante et les dysfonctionnements de l’appareil d’État ont provoqué un effondrement bancaire et une hyperinflation. De larges pans de la population ont été paupérisés. Tel pourrait être le sort de nombreux pays au cours de la prochaine période.

    En bref, il n’y a aucune base pour un retour à une situation stable pour le capitalisme. Les gouvernements ont utilisé une puissance de feu monétaire sans précédent pour éviter un effondrement complet en 2008-9. Ils utilisent maintenant une puissance de feu budgétaire et monétaire sans précédent pour faire face à cette crise. Que feront-ils lorsque la prochaine crise frappera ?

    ASI a qualifié cette période de dépressive. Cela ne signifie pas que toutes les lignes de tendance doivent constamment pointer vers le bas, mais plutôt qu’il n’y a pas de chemin vers une croissance stable pour le capitalisme. Et une période de dépression ne signifie pas qu’il ne peut y avoir de reprises temporaires, comme ce fut le cas lors de la Grande Dépression des années 1930.

    Démondialisation

    La tendance dépressive est aggravée par la tendance à la démondialisation. La pandémie a exercé une pression énorme sur les chaînes d’approvisionnement mondiales et a mis en évidence les problèmes massifs du modèle de production “just-in-time”, en particulier dans le domaine des soins de santé, les pays et les régions s’efforçant de garantir l’accès aux fournitures médicales vitales. Plus récemment, le porte-conteneurs Ever Given, coincé pendant une semaine dans le canal de Suez et bloquant une artère commerciale vitale, est devenu emblématique de ces tensions.

    La rivalité stratégique entre les États-Unis et la Chine a accéléré le processus de “découplage” économique entre les deux pays. Pendant des années, la Chine a consciemment cherché à utiliser les investissements de l’État pour développer sa force dans les technologies de pointe. Elle a cherché à sécuriser l’approvisionnement en matières premières essentielles au niveau mondial et à renforcer les industries stratégiques. Les États-Unis vont maintenant prendre la même direction. Une pénurie de puces électroniques a déjà entraîné l’arrêt temporaire d’un certain nombre de chaînes de production aux États-Unis, ce qui alimente les discussions sur la manière de garantir l’approvisionnement américain de ce composant essentiel à la fabrication. Tout cela pointe vers plusieurs chaînes d’approvisionnement régionales plutôt que vers un système mondial intégré.

    Sous Trump, les États-Unis ont imposé d’importants tarifs douaniers sur les importations chinoises. Certains s’attendaient à ce qu’ils soient annulés ou réduits sous Biden. Mais jusqu’à présent, rien n’indique que ce soit le cas. Au contraire, les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne et l’Union européenne ont récemment imposé des sanctions à des responsables chinois en raison de leur politique à l’égard de la minorité ouïghoure du Xinjiang, ce qui a entraîné des contre-sanctions de la part de la Chine. Un nouvel accord d’investissement entre la Chine et l’UE semble désormais compromis. Pendant ce temps, en Chine, des boycotts sanctionnés par l’État sont organisés contre les détaillants étrangers qui ont critiqué leur politique.

    On fait souvent la comparaison avec la guerre froide entre l’Union soviétique et les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Mais il s’agissait d’un conflit entre deux systèmes sociaux concurrents qui ne faisaient pas partie d’un marché mondial intégré. Il s’est également produit pendant la plus grande reprise économique de l’histoire du capitalisme. La situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui ressemble davantage à la période de l’entre-deux-guerres, de 1918 à 1939, une période de stagnation généralisée pour le capitalisme, avec des rivalités mondiales croissantes.

    Un niveau élevé de protectionnisme était également un trait caractéristique de l’entre-deux-guerres, en particulier des années 1930. Il est bien sûr vrai que l’économie mondiale est beaucoup plus intégrée aujourd’hui et qu’il n’est pas facile d’y remédier. Mais c’est la ligne de tendance qui est importante. La réaffirmation des intérêts nationaux et le fait que les pays soient de plus en plus divisés en deux “camps” mineront davantage le type d’économie mondiale intégrée qui existait au cours des dernières décennies. Toutefois, le recours croissant des gouvernements capitalistes à l’intervention de l’État et à une politique économique nationaliste ne permettra pas d’éviter ou de résoudre de nouvelles crises, pas plus qu’il ne l’a fait dans les années 30.

    Pas d’issue sous le capitalisme

    Si de nouveaux variants ou de nouveaux problèmes liés aux campagnes de vaccination peuvent affecter l’ampleur de la reprise économique cette année, ils ne l’arrêteront probablement pas complètement. Mais le rebond sera temporaire et toute une série de facteurs peuvent déclencher la prochaine étape de la crise. Et, bien entendu, les bénéfices éventuels seront répartis de manière très inégale dans le monde.

    Une reprise temporaire peut, cependant, avoir un impact positif sur la lutte des classes dans de nombreux pays, en donnant aux travailleurs plus de confiance pour agir. Dans de nombreux pays, nous avons déjà constaté que les travailleurs de la santé et le personnel enseignant étaient prêts à se soulever malgré leur épuisement.

    La colère est massive en raison de la façon dont les systèmes de santé dégradés ont causé tant de pertes de vie et de l’échec à protéger les travailleurs de première ligne pendant la pandémie. Toute tentative d’annuler les aides et les protections qui empêchent les gens de tomber dans la misère suscitera une forte résistance. La demande de changements permanents au profit de la masse de la population augmentera.

    L’aspiration à des changements fondamentaux sera encore plus forte à mesure que les effets du changement climatique s’aggraveront. C’est l’autre crise, encore plus profonde, qui a été temporairement reléguée au second plan par la pandémie et la crise économique.

    En voyant jusqu’où le capitalisme est prêt à aller pour sauver ce système en décomposition, des dizaines de millions de personnes se demanderont pourquoi nous ne pouvons pas nous débarrasser complètement du capitalisme. Tous les développements contemporains montrent qu’il est urgent d’adopter une planification rationnelle, démocratique et globale, basée sur la propriété publique des secteurs économiques clés, afin de relever les défis auxquels nous sommes confrontés en tant qu’espèce.

  • Le capitalisme fait-il payer les riches ? Réponse socialiste au sujet de Biden, du FMI et des hausses d’impôts

    Bien que la proposition de Biden fasse payer plus d’impôts à Google dans certains pays, c’est aussi un moyen d’éviter différents types de taxes numériques à différents niveaux (Photo : Outreach Pete / Flickr CC).

    Pourquoi le FMI, Joe Biden et le gouvernement britannique, parmi de nombreuses autres institutions et gouvernements capitalistes, préconisent-ils soudainement une augmentation des impôts ? Ces mesures résoudront-elles les problèmes qui s’accumulent dans l’économie capitaliste ?

    Per-Ake Westerlund, Rattvisepartiet Socialisterna (ISA en Suède)

    En un court laps de temps, les propositions suivantes ont été annoncées :

    • Le gouvernement britannique conservateur va augmenter l’impôt sur les sociétés de 19 à 25 % au cours des quatre prochaines années.
    • Le nouveau président américain, Joe Biden, propose d’augmenter l’impôt sur les sociétés de 21 à 28 %, ainsi que l’impôt sur les personnes gagnant plus de 400.000 dollars par an, afin de financer un plan d’infrastructure de 3 à 4 billions de dollars. En outre, la nouvelle administration souhaite la création d’une limite mondiale (minimale) pour l’imposition des sociétés.
    • Le Fonds monétaire international, FMI, préconise que “les hauts revenus et les entreprises qui ont prospéré pendant la crise du coronavirus devraient payer des impôts supplémentaires en signe de solidarité”.

    Ces propositions marquent-elles un changement politique important ? Voici un commentaire pour illustrer la réponse : « L’autre semaine, j’ai vu en gros titre que le FMI mettait en garde contre les réductions de dépenses et des emprunts publics. Le rapport m’a arrêté dans mon élan. Après avoir été, pendant un demi-siècle environ, le gardien de la flamme sacrée de la prudence budgétaire, le FMI disait aux responsables politiques des riches nations industrielles qu’ils ne devaient pas s’inquiéter outre mesure de l’énorme accumulation de la dette publique pendant la crise du Covid-19. John Maynard Keynes avait été déterré, et le monde était sens dessus dessous. (…) C’était le FMI qui parlait… C’est l’organisation qui, des années durant, ne disposait que de quelques réponses simples pour tous les problèmes économiques auxquels vous pouviez penser : réduction des dépenses budgétaires, réduction de la taille de l’État et/ou libéralisation du marché. Ces conseils ont été baptisés « consensus de Washington » en raison de la localisation du FMI. » (Philip Stephens, commentateur politique en chef, Financial Times, 19 février)

    Il est également révélateur que ces propositions émanent principalement des mêmes partis et gouvernements qui ont lancé la vague néolibérale dans les pays capitalistes « avancés », les États-Unis et la Grande-Bretagne, dans les années 1980 et 1990. Le plan de Biden comporte les toutes premières augmentations d’impôts aux États-Unis depuis 1993.

    Pourquoi cela se produit-il ?

    Pour reprendre les termes de l’OCDE : « En 1980, les taux d’imposition des sociétés dans le monde étaient en moyenne de 40,11 %… Depuis lors, les pays ont pris conscience de l’impact que des taux élevés d’imposition des sociétés ont sur les décisions d’investissement des entreprises, de sorte qu’en 2020, la moyenne est désormais de 23,85 pour cent. »

    L’OCDE répète le prétexte officiel des réductions d’impôts néolibérales en faveur des riches : libérer les « investissements des entreprises ». En réalité, avec les attaques contre les finances du secteur public dont ces réductions d’impôts faisaient partie, parallèlement à la réduction des salaires et à la détérioration des conditions de travail, la classe capitaliste menait une guerre de classe contre la classe ouvrière, afin d’augmenter ses profits.

    Cette « libération » des forces du marché n’a jamais atteint les objectifs de stabilité, de croissance et d’amélioration de la vie de toutes et tous que ces politiciens promettaient lorsqu’ils s’adressaient à un public de masse. Au contraire, elle a entraîné une augmentation record des inégalités, détruit le bien-être là où il existait et accéléré la crise climatique. Il y a environ 20 ans, ce système avait déjà été profondément remis en question par le mouvement contre la mondialisation capitaliste.

    La crise financière de 2008-2009, suivie de la « grande récession », a souligné la fragilité du système. Des idées telles que la « taxe Tobin » sur les transactions financières et des propositions similaires de l’économiste Thomas Piketty reflétaient la prise de conscience croissante parmi les capitalistes et leur personnel politique que quelque chose devait être fait. Certains milliardaires ont commencé à préconiser une augmentation des impôts et même le FMI a mis en garde contre les inégalités.

    Mais aucun gouvernement n’a franchi la ligne. L’austérité pour le peuple et les milliards pour les riches, voilà quelle était la médecine des années 2010. Cela a créé vague après vague de luttes et de mouvements de travailleurs et d’opprimés au cours de cette décennie. Alors qu’elle touchait à sa fin en 2019, une vague de révoltes de masse s’est répandue sur la planète, qui s’est poursuivie depuis, avec seulement une courte pause lorsque la pandémie a commencé.

    Par conséquent, ce tournant dans les politiques gouvernementales repose sur les raisons fondamentales suivantes : 1) L’échec complet de l’idéologie néolibérale à stabiliser l’économie durant les décennies précédentes. 2) La crainte d’un mécontentement et de révoltes de masse venant d’en bas, sapant davantage le capitalisme et ses partis politiques.

    Bien entendu, la pandémie et la crise qu’elle a déclenchée ont joué un rôle important. Dans la plupart des pays, une intervention massive de l’État a été nécessaire pour éviter un effondrement économique total. Les entreprises ont été payées pour ne pas faire faillite et même les travailleurs ont reçu un peu d’argent, surtout aux États-Unis, pour maintenir la consommation (qui compte pour 70 % de l’économie américaine).
    L’OCDE explique : « Les estimations pour l’ensemble de l’OCDE en 2020 suggèrent une augmentation de 5 points de pourcentage du PIB du déficit primaire ajusté au cycle économique (une mesure de l’orientation budgétaire) ; et une augmentation de près de 17 points de pourcentage du PIB pour la dette publique brute. » La dette moyenne des États du G20 est passée de 82,1 % du PIB en 2019 à 103,2 % en 2021.

    « Sans ces mesures fiscales et monétaires, la contraction mondiale de l’année dernière aurait été trois fois plus grave. Cela aurait pu être une nouvelle Grande Dépression », a commenté la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva.

    Guerre fiscale et paradis fiscaux

    Depuis plus d’une décennie, l’OCDE et les pays du G20 négocient pour trouver des solutions mondiales à la concurrence fiscale entre gouvernements. Les écarts entre les impôts sur les sociétés, bien qu’ils aient été réduits partout, restent importants : 5,5% à la Barbade, 9% en Hongrie, 12,5% en Irlande, 32% en France et environ 35% dans de nombreux pays d’Afrique et d’Amérique latine. Il existe parallèlement des pays à la fiscalité nulle, des paradis fiscaux tels que les îles Caïmans, Jersey, les Émirats arabes unis, etc.

    Le site web de l’ONG « Global Alliance for Tax Justice » estiment que « les pays perdent au total plus de 427 milliards de dollars d’impôts chaque année à cause de l’évasion fiscale des entreprises internationales et de l’évasion fiscale privée, ce qui coûte aux pays l’équivalent du salaire annuel de près de 34 millions d’infirmières chaque année – ou le salaire annuel d’une infirmière toutes les secondes. »

    Les systèmes d’évasion fiscale ont été exposés, par exemple, par les Panama papers, divulgués en 2016, qui ont démontré la culpabilité de grandes banques et entreprises renommées. Les entreprises se livrent à toutes sortes de transactions et de manœuvres pour dissimuler l’ampleur de leurs bénéfices afin d’échapper à l’impôt. Les paradis fiscaux sont d’autre part grands ouverts aux criminels et au blanchiment d’argent.

    La guerre fiscale entre les pays a longtemps été décrite comme une course vers le bas. La diminution des revenus pour le secteur public a évidemment aidé les gouvernements de droite favorables aux réductions budgétaires et aux privatisations. Les États-Unis disposaient d’un taux d’imposition des sociétés de 35 %, mais Trump et les républicains l’ont abaissé à 21 % en 2017, juste en dessous de la moyenne mondiale. L’augmentation proposée par Biden, à 28 %, ne fait donc finalement que le rétablir à mi-chemin du niveau précédent.

    En Europe, l’Union européenne a été le principal vecteur du néolibéralisme en poussant à la privatisation et à la déréglementation. Au sein de l’UE, la concurrence fiscale s’est poursuivie. Lorsque la Commission européenne a ordonné à Apple de payer 13 milliards d’euros d’impôts à l’Irlande, le gouvernement irlandais a refusé d’accepter la décision en déclarant qu’Apple avait déjà payé « le montant correct ». Le Socialist Party (section irlandaise d’Alternative Socialiste Internationale et parti-frère du PSL/LSP) a souligné à quel point la faible taxation des grandes entreprises s’accompagnait d’une forte austérité pour les travailleurs.

    Que peut donc faire Biden ?

    L’augmentation des impôts américains proposée par Biden est censée accroître les revenus de l’État de 2 à 2,5 billions de dollars. Comme elle s’étale sur une période de 15 ans, il s’agit en fait d’une augmentation modeste. Elle peut être comparée à la valeur du marché boursier américain, qui dépasse les 50.000 milliards de dollars.

    La proposition internationale de Biden a été diffusée auprès de 135 gouvernements dans le cadre des négociations fiscales de l’OCDE. Elle a reçu des réponses positives de Berlin et de Paris, et une proposition finale est censée être prête d’ici l’été.

    Cette proposition comprend ce que l’OCDE appelle deux piliers : 1) un taux minimum mondial d’impôt sur les sociétés de 21 % et 2) une proposition selon laquelle les multinationales devraient payer des impôts en fonction de leurs ventes dans chaque pays. Cette dernière proposition était clairement rejetée par Trump, qui a préféré la poursuite des réductions d’impôts. La proposition de Biden, même si elle implique que Google ou Microsoft paient plus d’impôts dans certains pays, est toutefois un moyen d’éviter les taxes numériques à différents niveaux mises en œuvre par les gouvernements nationaux.

    Un minimum mondial augmenterait également les recettes fiscales aux États-Unis, car il y aurait moins de raisons de déplacer les sièges sociaux à l’étranger pour des raisons fiscales, et pour les entreprises américaines à l’étranger qui paient aujourd’hui 10,5 % d’impôts. Il y a un fort élément nationaliste dans la proposition apparemment « mondiale » de Biden. D’autres nouvelles annonces politiques de Biden, telles que le renforcement du rôle de l’État et les plans d’investissement dans les infrastructures, font également partie de la stratégie des Etats-Unis dans la nouvelle guerre froide avec la Chine.

    Cette proposition globale est également très modeste. Elle profitera aux pays les plus riches et ne fera rien pour arrêter l’augmentation des inégalités dans le monde. Elle ne couvre que moins de dix pour cent des 2.300 entreprises figurant dans le plan initial de l’OCDE pour les impôts mondiaux.

    La popularité à court terme de M. Biden, qui découle de ses mesures de relance et des pronostics récemment plus positifs concernant l’économie américaine, lui confère certains avantages. Néanmoins, la droite républicaine et une partie au moins des grandes entreprises s’opposeront à son plan. Et bien sûr, de nombreux gouvernements auront des objections à l’égard d’un taux d’imposition mondial, surtout en cette période de nationalisme croissant des capitalistes et des partis politiques.

    Les propositions du FMI sont également limitées, bien qu’elles signifient un changement de cap. Ce que le FMI propose, c’est une taxe temporaire et limitée pour les superprofits réalisés pendant la pandémie.

    Vitor Gaspar, responsable de la politique fiscale du FMI, a déclaré : « La vaccination sera probablement le projet d’investissement mondial au rendement le plus élevé jamais envisagé ». Avec tant de personnes affectées négativement par la crise, une « taxe de solidarité » sur les bénéfices extraordinaires aurait un « impact symbolique », a-t-il ajouté.

    Si le FMI a également formulé des commentaires positifs sur l’impôt sur la fortune et l’impôt sur les successions, tant le FMI que l’OCDE soulignent que toute mesure de soutien et toute dépense publique seront temporaires. Les travailleurs ne doivent pas s’habituer à l’aide de l’État.

    Les marxistes et l’impôt

    Les politiciens et les médias qualifient souvent les impôts élevés de politiques socialistes. Et bien sûr, nous sommes en faveur d’une augmentation des impôts pour les milliardaires et les grandes entreprises. Dans le même temps, nous mettons en garde contre les limites d’une politique d’augmentation des impôts.

    Dans le cas de Biden, les mesures positives telles que l’augmentation des allocations familiales portent le message suivant : « Le président s’occupe du problème, pas besoin d’un mouvement de masse organisé démocratiquement ». Dans le cadre du capitalisme, chaque mesure n’est que temporaire et, dans ce cas, il y a même une limite temporelle explicite à la mesure : septembre ou décembre 2021. Même si Biden propose de rendre cet avantage permanent, il n’y a en fait aucun réel gain à long terme pour les travailleurs dans la loi de relance de 1,9 billion de dollars adoptée en mars.

    L’augmentation des impôts ne sera pas tout simplement acceptée en silence par les entreprises et les riches. Ceux-ci engageront des milliers d’experts en évasion fiscale et ils augmenteront les prix ou réduiront les salaires afin de transférer la charge sur la classe ouvrière.
    Pendant toute une période, de 1945 à 1980 environ, la Suède était considérée comme un modèle où l’augmentation des impôts et le bien-être public allaient de pair pour améliorer la vie des travailleurs. Mais cela a pris fin, car les impôts n’ont pas modifié l’équilibre réel du pouvoir économique et de la propriété. Les capitalistes ont pu riposter, car la social-démocratie a accepté de rester dans le cadre du capitalisme. Une « économie sociale de marché » à la Piketty est impossible.

    Il est vrai que des augmentations d’impôts relativement faibles suffiraient à financer des logements moins chers, des retraites plus élevées, le financement des écoles et des hôpitaux, etc. Mais sous le capitalisme, de telles mesures sont temporaires. Toute mesure de ce type dans le cadre du capitalisme est temporaire. La facture finira par peser sur les travailleurs et les pauvres, au niveau national et international.
    Le récent changement de politique ne sauvera pas le capitalisme de la crise. Les tensions et les contradictions nationales, la dette massive et le danger d’inflation s’ajouteront plus tard à tous les autres facteurs de crise de ce système.

    Les marxistes ne sont pas des pom-pom girls pour les politiciens qui augmentent les impôts. Nous soutenons les réformes positives, et nous nous préparons aux luttes pour les défendre et les améliorer. Au cours de l’année à venir, il est probable que les politiciens rentreront en eaux troubles dès lors qu’ils tenteront d’abolir les mesures temporaires d’assistance aux travailleurs. Nous avons besoin de partis politiques de la classe ouvrière et de mouvements sociaux de masse et démocratiques qui luttent pour un changement de système, pour abolir le capitalisme et établir une société socialiste démocratique.

    Contrôler les grandes entreprises, les Amazon et les Jeff Bezos, avec des taxes est aussi difficile que d’arrêter la crise climatique en essayant de contrôler les compagnies pétrolières privées. Pour les marxistes, taxer la richesse privée ne suffit pas, la question clé est celle de la propriété de la richesse. Pour prendre un réel pouvoir sur l’économie, la nationalisation des grandes entreprises est nécessaire, sous le contrôle démocratique des travailleurs et des pauvres, dans le cadre d’une véritable coopération internationale.

  • Chine : Le monde irréel de Xi Jinping

    La propagande du régime chinois passe à la vitesse supérieure alors que Xi se positionne pour un troisième mandat sans précédent. Il existe un fossé énorme et grandissant entre la réalité et la façon dont la dictature chinoise présente la réalité. À l’approche du 100e anniversaire de la fondation du Parti communiste chinois (PCC), en juillet, et alors que le dictateur Xi Jinping a besoin d’une série ininterrompue de «victoires» pour assurer sa position avant le remaniement du régime de l’année prochaine, la machine de propagande de l’État est passée à la vitesse supérieure.

    Par Vincent Kolo, chinaworker.info

    De même, le grotesque culte de la personnalité qui s’est construit autour de Xi a atteint de nouveaux sommets (ou de nouvelles profondeurs). En février, le Quotidien du Peuple a mentionné 139 fois le nom de Xi dans un article célébrant la «victoire complète» de la Chine dans l’éradication de la pauvreté. Comme nous allons le montrer, la campagne anti-pauvreté de Xi est un nouveau triomphe de la propagande sur la réalité. L’extrême susceptibilité du régime de Xi est révélée par le dernier sujet interdit par les censeurs de l’internet : le caractère chinois utilisé pour désigner le terme «émeraude» a commencé à se répandre comme une forme de protestation des net-citoyens chinois parce qu’il peut également être lu comme «Xi meurt deux fois».

    Xi est confronté à de multiples défis à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Il s’agit d’une crise sans précédent, voire existentielle, pour son régime et le PCC-État. C’est ce que montrent un certain nombre de nouvelles politiques et déclarations relatives à la «réduction des risques financiers» (le niveau d’endettement de la Chine dépasse désormais celui du Japon à son point culminant), à l’accélération de la création d’une «armée entièrement moderne» d’ici 2027 (pour contrer la pression des États-Unis, qui se poursuivra certainement sous la direction de Biden), ainsi qu’à la «stratégie de double circulation» trop compliquée de Xi, qui vise à stimuler les dépenses de consommation de la Chine afin de compenser la démondialisation et les politiques protectionnistes anti-chinoises.

    20e Congrès du PCC

    Xi est également confronté à des défis au sein du parti-État. La question clé est le 20e Congrès du PCC de l’année prochaine et l’objectif de Xi de rompre avec les limites traditionnelles du pouvoir et de prolonger son règne pour un troisième mandat – et au-delà – en tant que secrétaire général et président du PCC. Son objectif est de devenir dirigeant à vie. Au cours de son premier mandat, de 2012 à 2017, Xi a partiellement réussi à mettre fin aux luttes de pouvoir entre factions au plus haut niveau en menant la plus grande campagne anti-corruption jamais réalisée en Chine. En réalité, il s’agissait d’une couverture pour une purge ciblée sur les factions visant à éliminer ses ennemis et à consolider un pouvoir sans précédent entre les mains de Xi. Comme nous l’avons expliqué, le régime chinois est passé de la «dictature d’un parti unique» à la «dictature d’un seul homme».

    Mais les luttes intestines au sein du PCC ont repris de plus belle, en raison de la crise de la société et des relations internationales. Aujourd’hui, cette lutte pour le pouvoir est la plus grave depuis la période précédant et suivant immédiatement le massacre de Pékin en 1989. Si, selon les tendances actuelles, Xi parviendra probablement à prolonger son règne, le mécontentement croissant et les manœuvres des factions dans les hautes sphères du parti-État pourraient le contraindre à faire des compromis. La période qui suivra le Congrès de 2022 pourrait voir un alignement différent des forces et une plus grande instabilité au sein du PCC. En fin de compte, les conflits au sein de la classe dirigeante reflètent les processus sociaux et la marée montante du mécontentement de la classe ouvrière.

    Les lignes de division à l’intérieur du parti-État ne sont pas clairement définies ou établies, elles ne portent pas en fin de compte sur des idées politiques mais sur le pouvoir : les hauts rangs du PCC sont un assemblage d’oligarques capitalistes contrôlant de vastes empires commerciaux. Au sein de ces couches, on constate un pessimisme croissant, car tout va mal.

    Certaines factions anti-Xi sont mal à l’aise avec sa diplomatie ultranationaliste et impériale dite du «guerrier loup», utilisée pour faire pression sur d’autres gouvernements, comme le montrent les différends avec l’Australie, le Canada, l’Inde et Taïwan. Cette partie de la classe dirigeante préférerait un retour à la doctrine de politique étrangère plus discrète et pragmatique de Deng Xiaoping («cachez vos capacités et attendez votre heure») comme moyen de désamorcer les tensions mondiales, notamment avec les États-Unis.

    Au lieu de cela, tel un lézard à collerette qui gonfle son cou, le régime de Xi exagère sa puissance économique et ses capacités mondiales, en partie comme outil de diplomatie, mais surtout pour renforcer l’aura d’«homme fort» nationaliste Han dont Xi Jinping a besoin pour continuer à gouverner. La politique étrangère agressive de la Chine – sur la frontière contestée avec l’Inde, l’escalade des exercices militaires dans le détroit de Taïwan et en mer de Chine méridionale, la détention de deux citoyens canadiens en représailles à la détention de l’héritière de Huawei, Meng Wanzhou, à Vancouver – tout cela sert un double objectif : faire pression sur les gouvernements étrangers, mais aussi alimenter la machine de propagande intérieure.

    Redoublement de la répression

    Une autre source de malaise est l’augmentation incessante de la répression. C’est la caractéristique la plus frappante du règne de Xi. Les factions anti-Xi sont loin d’être composées de libéraux indulgents. Aucun d’entre eux n’hésiterait à ordonner à la police de réprimer des manifestations de rue ou des grèves de travailleurs et travailleuses. Mais les mesures de répression brutales prises par Xi à Hong Kong, en Mongolie intérieure et surtout au Xinjian – et sa «position par défaut» consistant à intensifier ses politiques dures chaque fois qu’elles rencontrent une résistance – deviennent de plus en plus contre-productives.

    Il y a au moins quatre raisons à cela. Premièrement, la répression vicieuse, qui dans le cas du Xinjiang a atteint des niveaux orwelliens, ne crée pas la stabilité, qui est l’objectif déclaré. En fin de compte, elle pousse la Chine vers des explosions révolutionnaires. Certaines sections de la hiérarchie du PCC le craignent. Les manifestations démocratiques de masse de Hong Kong en 2019 ont donné un avant-goût, à l’échelle locale, de la direction que pourrait prendre la Chine. Deuxièmement, cela donne à Biden et à d’autres dirigeants occidentaux des munitions avec lesquelles ils peuvent influencer l’opinion publique mondiale et cacher leurs stratégies de guerre froide contre la Chine derrière un récit de «droits de l’homme» et de «démocratie».

    Troisièmement, la tyrannie du régime de Xi a pris un caractère différent, même par rapport au passé. Parce qu’elle est également dirigée en interne vers la surveillance et le maintien de l’ordre de l’élite du PCC. Cai Xia, ancien professeur à la prestigieuse École centrale du Parti du PCC (l’incubateur des futurs hauts fonctionnaires), affirme que la Chine sous Xi est entrée dans une «ère totalitaire raffinée» qui a dépassée le totalitarisme de Mao et même d’Hitler. «L’utilisation de technologies avancées. Une surveillance stricte permise par le big data. Il peut surveiller précisément tout le monde. Il peut vous placer sous une surveillance étroite 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7», a-t-elle déclaré à Radio Free Asia (5 octobre 2020).

    Cai, qui a fait défection aux États-Unis en 2020, est proche de certains princes du PCC – la «noblesse rouge» de la Chine – qui forme le noyau de la classe capitaliste. Cette couche a initialement soutenu Xi, lui-même un prince, mais elle est de plus en plus mécontente. Cai affirme que la faction dirigeante de Xi, appelée «faction Zhejiang» du nom de la province orientale où nombre de ses membres ont fait carrière, ne bénéficie du soutien inconditionnel que d’environ dix pour cent des fonctionnaires du PCC de niveau intermédiaire et supérieur. La majorité d’entre eux ne sont pas disposés à s’opposer ouvertement à Xi à ce stade, mais leur «soutien» est passif, dit-elle. Bien que son compte rendu de l’équilibre interne des forces puisse être exagéré à des fins factieuses, d’autres développements importants confirment l’existence d’une dissidence généralisée mais discrète – nous pourrions même dire «passive agressive» – à différents niveaux du parti-État.

    L’expression la plus claire de ce phénomène est la lutte de pouvoir de plus en plus ouverte entre Xi et Li Keqiang, le premier ministre. Les médias d’État, contrôlés par la faction de Xi, ont même censuré les discours du premier ministre – une situation inédite depuis la Révolution culturelle des années 1960. Depuis son entrée en fonction aux côtés de Xi en 2012, Li a gardé un profil bas. Mais l’année dernière, il est devenu le porte-parole de la dissidence interne du PCC, lâchant un certain nombre de «bombes» médiatiques qui constituent une critique indirecte des politiques de Xi. Ce fut le cas à la fin du Congrès national du peuple de l’année dernière, en mai, lorsque Li a annoncé aux médias que 600 millions de Chinois, soit 43% de la population, ne gagnaient pas plus de 150 dollars américains par mois. Il s’agissait d’un retour à la réalité et d’un revers de la médaille de la campagne d’éradication de la pauvreté, qui porte le sceau officiel de Xi.

    Le témoignage de Cai Xia est révélateur. «À part le clan de Xi, nous savons tous que nous ne pouvons pas continuer comme ça», a-t-elle déclaré à Radio Free Asia. Malgré son impopularité croissante, Cai reconnaît que Xi Jinping ne peut pas être destitué par des moyens «normaux». «Peut-être qu’une sorte d’urgence ou un accident inattendu pourrait déclencher des changements explosifs», telle est sa conclusion.

    Une quatrième cause d’effervescence est que les mesures extrêmes de l’État policier de Xi ont pour effet de neutraliser le régime à prévoir et à gérer de nouvelles crises. Cela a été démontré avec des répercussions mondiales dévastatrices lorsque l’épidémie de coronavirus a débuté à Wuhan. Malgré la dissimulation qui a suivi, la vérité est que, pendant les semaines cruciales qui ont précédé le 20 janvier 2020, le régime de Xi a été pris au dépourvu par l’obsession du Parti-État pour le secret et les actions de son appareil de sécurité, qui a écrasé avec une efficacité brutale toute tentative de tirer la sonnette d’alarme.

    Le système chinois est «supérieur»

    Seules les réponses tragico-comiques à la pandémie des gouvernements occidentaux sous la pression des grandes entreprises ont permis à Xi de détourner l’attention et de se remettre partiellement de l’épisode de Wuhan. Wuhan n’était pas un exemple isolé de paralysie gouvernementale face à des crises soudaines. L’éruption de plus d’un million de manifestations à Hong Kong à partir de juin 2019, et les premières attaques de guerre commerciale de l’administration Trump un an plus tôt, sont deux développements qui n’avaient pas été prévus par le régime de Xi et qui ont été initialement accueillis par une inaction stupéfiante.

    Un thème clé de la propagande du PCC est la «supériorité» du système politique (totalitaire) de la Chine par rapport à la «démocratie de style occidental». Les «victoires» sur la Covid-19, le rebond économique de la Chine en 2020 et l’éradication de la pauvreté en sont la preuve. De même, la «diplomatie des vaccins» de la Chine, qui consiste à expédier de grandes quantités de vaccins fabriqués en Chine vers les pays les plus pauvres, est utilisée pour éclipser et couvrir de honte la position impitoyable de l’impérialisme occidental. Il est clair que la crise profonde de la démocratie bourgeoise partout, mais surtout aux États-Unis, avec l’émergence d’une figure instable et autoritaire comme Trump, a apporté de l’eau au moulin de la propagande du PCC.

    Cependant, il y a une raison pour laquelle, historiquement, le capitalisme préfère les formes de gouvernement parlementaires ou «démocratiques» aux dictatures militaro-policières. L’inconvénient pour les capitalistes est que dans une démocratie bourgeoise, la classe ouvrière gagne certains droits politiques limités mais cruciaux : former des syndicats, des partis politiques, ses propres médias, et utiliser cet espace démocratique pour débattre et clarifier les idées et les méthodes de lutte nécessaires pour combattre le capitalisme. Dans une société capitaliste totalitaire comme la Chine, tous ces droits sont brutalement supprimés.

    Les capitalistes préfèrent et général un système «démocratique», car il offre une forme de pouvoir plus stable. Un «système multipartite» (dans lequel tout ou presque tous les partis sont des partis capitalistes) peut agir comme une soupape de sécurité pour libérer la pression des masses. Les institutions de la démocratie parlementaire, la presse, le système judiciaire, offrent des mécanismes de «vérification» et de «contre poids» pour contrôler le groupe dirigeant et l’empêcher de s’éloigner trop des intérêts du capital.

    Les régimes totalitaires, en revanche, surtout en période de crise économique et de tensions de classe accrues, ont tendance à exploser et à s’effondrer. Aucune section significative du PCC et de la classe capitaliste chinoise n’est favorable à un passage à un modèle démocratique bourgeois. Le capitalisme a été restauré en Chine après l’écrasement du mouvement démocratique de masse de la place Tiananmen (avec des mouvements de masse et des grèves dans plus de 300 villes), mais le régime de Deng Xiaoping a consciemment choisi une voie vers le capitalisme qui a préservé d’importants contrôles étatiques et rejeté la démocratie bourgeoise.

    Les éléments libéraux du PCC préconisent tout au plus une dictature modifiée – une «réforme politique» – avec moins de répression et moins de contrôles politiques et sociaux. Mais il y a sûrement des protagonistes dans la lutte actuelle pour le pouvoir du PCC qui envient la classe dirigeante américaine, qui par le biais d’une élection a été capable de régler le «problème Trump», alors que pour le «Trump chinois», cela n’est pas une option.

    100e anniversaire

    Le 100e anniversaire du PCC donnera lieu à un Niagara de propagande nationaliste pour faire passer le message que, sans la dictature du PCC, la Chine est perdue. Mais il y a un autre aspect aux célébrations. Elles seront détournées par la faction de Xi comme une arme dans la lutte interne pour le pouvoir. Le culte de la personnalité atteindra de nouveaux sommets pour cimenter le statut de Xi en tant que «plus grand leader depuis Mao». Ceci est conçu pour s’assurer qu’il n’y ait pas de dérapages avant le 20e Congrès de l’année prochaine et le couronnement de Xi pour un troisième mandat.

    Les idées qui ont inspiré les pionniers du PCC il y a un siècle – la lutte des classes, l’anticapitalisme, la démocratie, l’internationalisme et la révolution russe – sont tous des sujets subversifs pour les dirigeants d’aujourd’hui. Ils seront enterrés sous des thèmes nationalistes tels que l’écrasement du «séparatisme de Taïwan», la résistance aux «forces anti-chinoises» et la réalisation du «grand rajeunissement de la nation chinoise».

    Dans la perspective du 20e Congrès, Xi ne peut se permettre aucun revers sérieux au cours des douze prochains mois – aucune nouvelle éruption de type Hong Kong. Après une campagne de pression au cours des premières semaines du mandat de M. Biden, sur Taïwan, la mer de Chine méridionale et l’étranglement politique de Hong Kong par le PCC, Pékin pourrait tenter d’apaiser les tensions en proposant une coopération au moins dans certains domaines spécifiques tels que le changement climatique. Il n’est pas exclu qu’un processus limité de détente se produise, mais il sera fragile et temporaire. Sur le front intérieur, nous pouvons nous attendre à une succession de «victoires» à célébrer, toutes étant bien entendu orchestrées par Xi personnellement.

    Cela inclut l’économie. La Chine a la particularité d’être la seule grande économie a avoir connu une croissance en 2020, bien qu’elle soit la plus faible depuis 1976. Comme c’est toujours le cas, certaines manipulations statistiques ont été utilisées. Néanmoins, si l’on s’en tient aux chiffres officiels, l’économie chinoise a progressé de 2,3% l’année dernière, tandis que l’Allemagne a enregistré une contraction de 5% et les États-Unis de 3,5%.

    Cette année, le PIB de la Chine devrait augmenter de 8%, certains prévoyant même une croissance de 10%. Bien que cela puisse attirer l’attention, les données du PIB de cette année seront flattées par le faible «effet de base» à partir de 2020. Sur deux ans, même une croissance de 8% en 2021 correspondrait à un taux de croissance composé inférieur à 6%, soit un ralentissement continu par rapport à 2019 (6,1%).

    Une reprise en forme de K

    En outre, la Chine a connu une reprise en forme de K. Les personnes gagnant plus de 300 000 yuans (environ 48 400 dollars américains) par an – soit à peine 5% de la population – ont vu leur patrimoine augmenter en 2020, selon l’enquête sur les finances des ménages chinois. Mais au moins deux tiers de la population ont vu leurs revenus baisser en termes réels. Selon le Bureau national des statistiques, le revenu réel disponible n’a augmenté que de 0,6% au cours des trois premiers trimestres de 2020 par rapport à l’année précédente. Ce chiffre est à comparer à une augmentation de 6 pour cent en 2019.

    Le niveau d’endettement des ménages, après avoir quadruplé au cours des cinq dernières années, a augmenté pour atteindre 62,2 pour cent du PIB en 2020. Ce chiffre est à comparer aux 76% enregistrés aux États-Unis. Ici, le taux de rattrapage est étonnant. En 2008, le ratio dette des ménages/PIB en Chine était de 18%, contre 99% aux États-Unis. Cela s’explique avant tout par la bulle du marché immobilier chinois, qui compte parmi les plus chers du monde. Selon le China Daily, Shanghai, Shenzhen et Pékin ont les quatrième, cinquième et sixième logements les plus chers du monde. Hong Kong occupe la première place.

    Pour la première fois depuis 2009, pas une seule province n’a augmenté le salaire minimum l’année dernière. Tout porte à croire que ce gel des salaires sera prolongé en 2021. Cela explique pourquoi la consommation par habitant, après correction de l’inflation, a chuté de 4% en 2020, la première baisse de ce type depuis 1969. Le seul secteur qui a échappé à la tendance est celui des produits de luxe, qui a connu une croissance de près de 50% l’an dernier. Par conséquent, la croissance du PIB atteinte en 2020 ne repose pas sur une consommation plus forte, qui est l’objectif central de la «stratégie de double circulation» de Xi, mais plutôt sur les facteurs mêmes que cette soi-disant stratégie a été conçue pour éviter : des niveaux d’endettement plus élevés, une plus grande dépendance aux exportations et une bulle immobilière.

    Les exportations ont augmenté de 3,6% en 2020 grâce à l’effet d’aubaine créé par la pandémie et les blocages successifs dans d’autres pays. La Chine est devenue «l’exportateur de dernier recours». Les exportations chinoises de produits médicaux critiques pour la Covid-19 ont plus que triplé au cours du premier semestre, passant de 18 milliards à 55 milliards de dollars US. Les exportations de produits électroniques et surtout de produits de travail à domicile ont connu une hausse similaire. Il est peu probable que ces gains exceptionnels se reproduisent.

    La dette combinée du secteur public, des entreprises et des ménages chinois atteindra 280% du PIB en 2020, contre 255% en 2019, selon la Banque populaire de Chine (PBoC, banque centrale). Ce chiffre atteint environ 295% du PIB si l’on tient compte de la dette extérieure (que la PBoC estime à 14,5% du PIB). Il s’ensuit que la modeste croissance de 2,3% de la Chine a été obtenue grâce à la plus forte augmentation de sa dette jamais enregistrée. Cette situation n’est pas viable. Les tensions sur les marchés obligataires chinois, avec une série de défauts de paiement de la part de certaines grandes entreprises d’État, laissent entrevoir les premières fissures sérieuses du système financier.

    Croissance des idées de gauche

    Pour les super-riches cependant, dont la plupart sont membres du PCC et intégrés dans les structures de pouvoir de l’État PCC, 2020 a vu la «croissance la plus rapide jamais enregistrée», selon la liste Hurun basée à Shanghai. La Chine a créé 257 nouveaux milliardaires au cours de l’année, soit un rythme de cinq nouveaux milliardaires par semaine. Leur richesse combinée a augmenté de 60% pour atteindre 4 000 milliards de dollars américains.

    La Chine «s’éloigne des États-Unis», selon Hurun, avec 1 058 milliardaires contre 696 pour les États-Unis. À l’occasion du 100e anniversaire du PCC, le régime de Xi se livrera à des contorsions politiques pour masquer la réalité. Le caractère de classe et la politique des communistes des années 1920 étaient à l’opposé de l’oligarchie capitaliste autoritaire d’aujourd’hui.

    La radicalisation politique croissante de la jeunesse chinoise, et plus particulièrement la croissance explosive du «pan-gauchisme» et notamment du «maoïsme», est une évolution inquiétante, potentiellement ruineuse, pour le PCC. Ironiquement, ce que nous voyons dans le cas de la Chine n’est pas le maoïsme conventionnel. Il est plutôt devenu un terme générique pour une multiplicité d’idées gauchistes.

    De nombreux jeunes maoïstes en Chine soutiennent l’internationalisme, le féminisme, les droits des LGBTQ et des minorités ethniques. Ces jeunes sont profondément critiques et même carrément opposés au régime du PCC en tant que régime capitaliste, même si, pour des raisons évidentes, ces critiques sont exprimées de manière prudente. En d’autres termes, ils ont un point de vue diamétralement opposé à celui de certains maoïstes internationaux qui soutiennent servilement le régime de Xi et ses politiques répressives au Xinjiang, à Hong Kong et contre les grèves des travailleurs et travailleuses.

    «Pendant la pandémie de 2020, j’ai remarqué que les jeunes en Chine se sont déplacés loin vers la gauche», déclare Liang, un partisan d’Alternative Socialiste Internationale (ASI) en Chine. Selon lui, la croissance de la conscience anti-establishment est désormais répandue dans la société, ce qui inclut le maoïsme mais ne s’y limite pas. «Il y a dix ans, l’idéologie la plus répandue sur l’internet chinois était le libéralisme. Aujourd’hui, c’est la gauche qui domine. Il y a quelques années encore, Jack Ma [propriétaire d’Alibaba] était vénéré comme le «Père Ma», aujourd’hui il est traité de vampire et de capitaliste suceur de sang», explique Liang. La colère suscitée par le fossé béant entre riches et pauvres, et en particulier par le traitement misérable réservé aux 290 millions de travailleurs et travailleuses migrantes des provinces intérieures les plus pauvres de la Chine, est l’un des principaux moteurs de la radicalisation politique actuelle.

    L’éradication de la pauvreté

    Les célébrations de la «victoire complète» de Xi Jinping dans l’éradication de la pauvreté sont une tentative de détourner l’attention de ces réalités. Non seulement le régime a proclamé ce «miracle sur terre», mais il a même supprimé le mot «pauvreté» du nom officiel de l’agence de lutte contre la pauvreté, ce qui laisse penser que toute référence à la «pauvreté» sera interdite à l’avenir.

    Chen Hongtao, l’un des rédacteurs du site web maoïste Red China, a été arrêté en février pour avoir publié un article exposant la nature frauduleuse de la campagne d’éradication de la pauvreté. Sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres, les affirmations du régime sont largement discréditées, en particulier par la gauche en Chine, tandis que les «gauches» néo-staliniennes au niveau international semblent heureuses de gober ces absurdités.

    La campagne de Xi a été lancée en 2013 dans le but conscient de sortir les 100 millions de personnes restantes de «l’extrême pauvreté» d’ici à la fin de 2020. Étant donné que son prestige personnel était investi dans cette entreprise, il n’y avait aucune possibilité que cette échéance soit dépassée. La réalité, une fois de plus, est réécrite au service de la dictature.

    Le gouvernement a alloué 1 600 milliards de yuans à la lutte contre la pauvreté, qui ont été utilisés pour des investissements dans les routes et les infrastructures de certaines régions extrêmement pauvres et pour le relogement de 10 millions de personnes. C’était là un aspect de l’histoire. L’autre est la falsification généralisée des données, la coercition et la falsification des réalisations par les gouvernements locaux pour atteindre leurs objectifs de lutte contre la pauvreté. La campagne a utilisé une base très basse pour définir «l’extrême pauvreté», fixée à 2,30 dollars par personne et par jour. Ce chiffre est inférieur au seuil de pauvreté de 3,20 dollars par jour que la Banque mondiale applique à l’Inde, et représente moins de la moitié du niveau qu’elle recommande pour un pays à revenu intermédiaire supérieur comme la Chine.

    Contrecoup des vaccins

    Un autre domaine où la propagande du régime masque la réalité est la lutte de la Chine contre la Covid-19. Xi Jinping a déclaré la «victoire» sur la pandémie lors d’une cérémonie de remise de prix à Pékin le 8 septembre dernier. Cette déclaration était prématurée et de nouvelles épidémies sont apparues depuis. Bien que le nombre de nouvelles infections soit faible par rapport aux normes internationales, plusieurs fermetures à grande échelle ont eu lieu.

    Dans la province de Hebei, voisine de Pékin, plus de 22 millions de personnes ont reçu l’ordre de rester chez elles pendant plus d’une semaine en janvier. Cette mesure a été deux fois plus importante que le confinement de Wuhan en 2020. Des confinements similaires impliquant des dizaines de millions de personnes ont eu lieu au Xinjiang (juillet-août 2020), à Jilin et à Heilongjiang (janvier 2021). Il y a des frictions entre Pékin et les gouvernements régionaux, dont certains, selon Pékin, se sont montrés trop empressés à imposer des confinements. Il s’agit là aussi d’une caractéristique de la lutte pour le pouvoir au sein du PCC.

    Actuellement, le déploiement des vaccins par le régime est assailli de problèmes. Si la Chine a gagné du terrain grâce à sa «diplomatie du vaccin» – l’exportation de vaccins vers 80 pays pour la plupart à revenu faible ou intermédiaire et qui ont été boudés par les puissances occidentales et leurs fabricants de vaccins – son programme national de vaccination va mal. La Chine a expédié plus de vaccins à l’étranger qu’elle n’en a administré à sa propre population, 46 millions contre 40,5 millions, selon une analyse du South China Morning Post du 15 février.

    Non seulement la Chine doit relever le défi de vacciner une population quatre fois plus importante que celle des États-Unis, mais elle se heurte à la méfiance généralisée du public. Cette situation est due aux nombreux scandales impliquant des vaccins, des médicaments et des produits alimentaires dangereux, périmés ou contaminés au cours des dernières décennies. Le manque de transparence et le refus des fabricants de vaccins chinois de divulguer certaines données d’essais ont renforcé les doutes de la population. Une enquête menée à Shanghai a montré que la moitié de la population ne prévoyait pas de se faire vacciner. Selon une autre enquête, 28% seulement du personnel médical de la province du Zhejiang souhaitait se faire vacciner.

    Les vaccins chinois, qui jusqu’à présent n’ont été approuvés que pour les personnes de moins de 60 ans, n’ont pas obtenu de bons résultats par rapport aux alternatives occidentales. Le vaccin de Sinovac a atteint un taux d’efficacité de seulement 50,4% lors d’essais au Brésil et de 65,3% en Indonésie. En comparaison, le taux d’efficacité est de 95% pour le vaccin de Pfizer et de 94,1% pour celui de Moderna (deux sociétés américaines). Le Financial Times a fait état de retards de production dans les usines de Sinovac en Chine et d’une pénurie de flacons en verre importés nécessaires au stockage des vaccins.

    Le scepticisme à l’égard des vaccins chinois a également fait perdre de l’éclat à l’offensive diplomatique mondiale. En décembre, le dictateur cambodgien Hun Sen, habituellement un partisan servile du PCC, a refusé d’accepter les vaccins chinois à moins qu’ils ne soient approuvés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). «Le Cambodge n’est pas une poubelle», a-t-il déclaré.

    Bien que l’OMS soit toujours en train d’évaluer les vaccins chinois, le gouvernement cambodgien a pris livraison de son premier lot en janvier. Mais Hun, qui est âgé de 68 ans, a dû renoncer à sa propre vaccination sur les conseils des responsables chinois. «La sécurité et l’efficacité du vaccin pour les personnes de plus de 60 ans sont encore à l’étude», a-t-il déclaré. Aux Philippines, où un autre dirigeant autoritaire, Rodrigo Duterte, fait la promotion des vaccins chinois, moins de 20% des personnes interrogées dans le cadre d’un sondage ont exprimé leur confiance dans ces derniers.

    La Hongrie est le seul pays de l’Union européenne à utiliser les vaccins chinois, ce qui est bien sûr lié à la position anti-européenne du gouvernement de droite d’Orban. Mais un sondage réalisé en février a montré que seuls 27% des Hongrois et Hongroises étaient prêts à se faire vacciner avec le vaccin chinois, bien que ce pourcentage soit passé à 45% chez les partisans du parti au pouvoir.

    Malgré sa bravade et son souci de ne rien laisser «gâcher la fête», alors que le PCC célèbre son centenaire, le régime de Xi devra, à quelques reprises, faire face à la réalité. La crise de la dette, la poursuite de la Guerre froide avec les États-Unis et la crainte que l’accélération du déploiement des vaccins dans plusieurs pays occidentaux ne fasse pencher la balance en défaveur de la Chine, ces défis laissent présager une période de turbulences. Le mécontentement croissant des travailleurs, des travailleuses et des jeunes signifie que de nouvelles poussées de lutte sont inévitables et que les idées socialistes authentiques rencontreront un public encore plus réceptif.

  • Opportunités et dangers à « l’ère du désordre » – Document de perspectives mondiales d’ASI

    Neil Cummings, “Le capitalisme, c’est la crise”, Occupy London, 2011, flickr.com

    Nous publions ici le texte d’un document sur les perspectives mondiales discuté, amendé et approuvé par le Comité international d’Alternative Socialiste Internationale lors de sa session du 23 au 26 février 2021. // Document sous forme de brochure

    Introduction

    Près de quatre mois se sont écoulés depuis la rédaction du document intitulé “Opportunités et dangers à l’ère du désordre”. Dans cette période de changements rapides, c’est un délai très long. Par conséquent, une série de développements cruciaux sont survenus que ce document ne couvre pas. Cependant, nous pensons que les principales tendances qui y sont identifiées ont été, en général, confirmées et renforcées.

    Comme le soulignait le document, “la polarisation massive va se poursuivre et, avec elle, l’affaiblissement supplémentaire des institutions bourgeoises”. L’année 2021 avait à peine commencé que les gens du monde entier regardaient avec stupéfaction des milliers de partisans de Trump et de l’extrême droite prendre d’assaut le Capitole à Washington DC – le point culminant de la campagne démagogique de Trump, qui a duré des mois, centrée autour du récit d’une “élection volée”. Ces événements ont profané une institution sacro-sainte du capitalisme américain. Les sections dominantes de la classe dirigeante américaine qui avaient soutenu Trump durant quatre ans n’ont pas pu digérer ces événements en raison de leurs effets déstabilisants. L’assaut contre le Capitole a conduit à un certain renforcement de l’État sur l’extrémisme d’extrême droite pour reprendre le contrôle de la situation et a déclenché la deuxième procédure de destitution de Trump au Sénat.

    Tout en aiguisant les conflits internes au Parti républicain, ces événements ont également montré la relative résilience du noyau dur des électeurs de Trump, que de nombreux élus républicains ne souhaitent pas s’aliéner. En ce sens, ni le délabrement de la démocratie bourgeoise américaine, ni le danger de voir se développer en son sein des mouvements populistes de droite et d’extrême droite plus affirmés – deux phénomènes que les événements du 6 janvier ont illustrés de manière graphique – ne seront fondamentalement inversés par l’arrivée de Biden à la Maison Blanche.

    Sans aucun doute, la nouvelle administration Biden a l’intention de “tirer un trait” sur les quatre dernières années du mandat de Trump, en projetant une nouvelle image de changement. Sur le front intérieur en particulier, la profondeur de la crise économique et sanitaire dont Biden a hérité l’oblige à faire plus que simplement repeindre la façade. Le nouveau plan de sauvetage américain de 1.900 milliards de dollars, qui comprend de « l’argent-hélicoptère », des investissements dans les soins de santé publics et des aides aux collectivités locales, confirme un changement dans les politiques économiques de la classe dirigeante américaine, qui s’éloigne du guide de jeu néolibéral. En outre, l’administration Biden envisage également de consacrer 2 000 milliards de dollars aux infrastructures et à la création d’emplois et de verser 300 dollars par mois et par enfant pour lutter contre la pauvreté infantile, qui atteint 21 %. Le rapport 2019 sur la compétitivité mondiale du Forum économique mondial a classé les États-Unis au 13e rang pour la qualité des infrastructures. Biden a averti que la Chine “mangera notre déjeuner” si l’Amérique ne “renforce pas” ses dépenses d’infrastructure en s’adressant aux sénateurs après son premier appel téléphonique avec Xi Jinping : “Ils investissent des milliards de dollars pour régler toute une série de problèmes liés aux transports, à l’environnement et à bien d’autres choses. Nous devons simplement faire mieux”.

    Ces mesures peuvent et vont très certainement donner un peu de répit à la nouvelle administration Biden, mais elles ne résoudront pas les contradictions structurelles sous-jacentes au cœur de la crise. Elles indiquent toutefois que les mesures de relance massives et les interventions accrues de l’État observées tout au long de l’année dernière ont pris une dynamique propre et ne seront pas rapidement ou facilement abandonnées – même si la durabilité et l’accessibilité financière de ces mesures, mises en œuvre à l’échelle internationale, varieront considérablement d’un pays à l’autre. En général, cependant, les ailes dominantes de la bourgeoisie comprennent que les ravages de la dépression mondiale de l’année dernière signifient que d’importants pans de l’économie sont encore sous assistance respiratoire, et que débrancher maintenant risquerait de tuer le patient, en plus d’augmenter les niveaux déjà élevés d’instabilité politique et sociale. Nous sommes donc d’accord avec le Wall Street Journal qui a récemment commenté : “Les lendemains de la crise de Covid pourraient voir beaucoup plus d’interventions gouvernementales”.

    Si l’on considère que l’économie mondiale a enregistré l’an dernier le plus grand et le plus large effondrement de son histoire, touchant 93 % des pays, il est probable que de nombreux pays connaîtront une forme de reprise économique en 2021. Mais cela ne signifiera évidemment pas un retour aux niveaux antérieurs de production ou à une croissance stable, et plusieurs facteurs pourraient provoquer un nouveau ralentissement mondial ou des rechutes de récession plus localisées, sous le poids de nouvelles vagues et de nouveaux confinements – comme cela semble de plus en plus probable dans la zone euro – ou déclenchées par une nouvelle crise financière – dont la menace, comme notre document l’a déjà expliqué, n’a pas disparu. Les scénarios pour l’économie mondiale seront dans une large mesure influencés par le niveau d’efficacité de la vaccination à l’échelle mondiale.

    Le regain initial d’optimisme des bourgeois à ce sujet, l’automne dernier, a fait place à une vision plus sobre, à mesure que les complications, les contradictions et le chaos du déploiement de vaccins sont apparus de façon spectaculaire. L’anarchie du marché, le fossé qui se creuse entre les pays pauvres et les pays riches, l’objectif lucratif des entreprises pharmaceutiques, le prestige et les intérêts concurrents des classes dirigeantes nationales, tout cela fait obstacle à une réponse rapide, globale et efficace. Selon l’OMS, au 10 février, environ 130 pays – où vivent quelque 2,5 milliards de personnes – n’avaient pas encore reçu une seule dose de vaccin. Mais même dans les pays de l’UE, seuls 4 % de la population ont jusqu’à présent reçu au moins une dose. Un calcul de Bloomberg montre qu’au rythme actuel de la vaccination, il faudrait sept ans au monde pour atteindre l’immunité de groupe.

    Cette lenteur et le manque de capacité de production et de distribution de vaccins dont disposent de nombreux pays du monde néocolonial laissent plus de place à la propagation de nouvelles variantes de la maladie, potentiellement plus dangereuses et résistantes aux vaccins. Cela peut encore compromettre les efforts déjà entrepris, même dans les pays les plus avancés, et pourrait contribuer, ironiquement, à un approfondissement de la fragmentation géopolitique et des tendances à la démondialisation.

    Le chaos et l’inefficacité qui caractérisent le déploiement mondial des vaccins sont d’une grande importance politique. Comme ce fut le cas lors de la première vague avec les pénuries d’EPI (équipements de protection individuels), de respirateurs, de tests, etc., la crise de la vaccination du capitalisme met en lumière les entraves que le capitalisme impose à la production et à la distribution des biens les plus nécessaires. Le phénomène du “nationalisme vaccinal”, qui a déjà donné lieu à de vifs affrontements entre le Royaume-Uni et l’UE et qui a menacé de dynamiter l’accord sur le Brexit quelques jours seulement après sa conclusion, revêt une importance particulière. La précipitation des classes dirigeantes nationales à vacciner d’abord “les leurs”, motivée par le désespoir de rouvrir la machine à profit et de devancer les rivaux sur le plan économique, est l’une des plus grandes menaces pour la lutte contre le Covid, qui nécessite un programme de suppression et de vaccination international.

    Même si la pandémie de Covid-19 devait être maîtrisée, cette pandémie a de toute façon été un test sur l’ampleur et les effets toujours plus rapides de la catastrophe environnementale générée par le mode de production capitaliste. Le chercheur en environnement John Vidal, qui s’est entretenu avec des experts scientifiques et médicaux du monde entier, a récemment averti que, compte tenu de la destruction continue de l’habitat naturel des animaux, le pire est à venir en matière de menaces virales. Il exhorte à se préparer à une pandémie pire que le Covid “à l’échelle de la peste noire”, qui pourrait “ravager le globe en quelques semaines”. Le fait même que de tels scénarios soient discutés de façon plausible au sein de la communauté scientifique donne un aperçu des niveaux de barbarie que réserve la poursuite de ce système.

    Le conflit entre les États-Unis et la Chine va s’accélérer. Biden a présenté sa politique étrangère comme une rupture radicale avec celle de Donald Trump. Comme nous l’avons déjà souligné dans le document, les premiers signes indiquent qu’une relation plus glaciale avec le régime saoudien est à l’ordre du jour et qu’il devra “faire quelque chose” au sujet de ses promesses de campagne pour mettre fin à la guerre au Yémen, une guerre que l’administration d’Obama a contribué à créer. Les conditions d’une relance de l’accord sur le nucléaire iranien s’avèrent toutefois être un champ de mines politique, et le président iranien Rouhani – qui a exigé un allègement des sanctions avant de retourner à la table des négociations – termine son mandat cet été.

    Les dernières semaines ont également mis à bas les illusions selon lesquelles une administration démocrate annoncerait une réinitialisation qualitative des relations entre les États-Unis et la Chine. “Le président Trump a eu raison d’adopter une approche plus dure à l’égard de la Chine”, a déclaré le secrétaire d’État Antony Blinken lors de l’audition qui a confirmé sa nomination. Même si il ne s’agira pas d’une politique linéaire, la grande confrontation inter-impérialiste est là pour rester et risque de s’approfondir. Biden a promis une “concurrence extrême” avec la Chine, dans un contexte d’intensification des conflits en mer de Chine méridionale et d’intensification de l’impasse sur les nouvelles technologies, qui entraînent de nombreux autres pays dans leur sillage.

    Récemment, plusieurs accords commerciaux ont été signés, mais leurs détails doivent encore être négociés – comme c’est le cas de l’accord entre l’UE et la Chine, signé en 2020 mais qui ne sera pas finalisé avant 2022, voire jamais, et qui doit encore être ratifié par le Parlement européen. En outre, ces accords commerciaux ne peuvent occulter le contexte de la guerre froide de plus en plus polarisée dans lequel ils s’inscrivent. Le différend entre l’Australie et la Chine, qui a atteint des sommets presque immédiatement après la signature de l’accord RECP en Asie-Pacifique, en est une illustration. Pendant ce temps, la rhétorique des “droits humains” de la diplomatie de Biden semblera superficiel alors que son administration cherche à renforcer les alliances avec les rivaux régionaux de la Chine, au premier rang desquels se trouve le régime de Narendra Modi en Inde – dont le caractère de plus en plus antidémocratique est indiqué, entre autres, par ses tentatives violentes de réprimer les partisans de la révolte paysanne héroïque, longue de plusieurs mois et très populaire qui secoue son régime.

    Ayant besoin de projeter sa force sur les fronts intérieur et extérieur, le régime chinois a intensifié la répression à Hong Kong. En janvier, le PCC a procédé à la plus grande purge de figures de l’opposition depuis qu’il a imposé la loi sur la sécurité nationale dans la ville, et les syndicats de travailleurs ont été mis au pas. ASI, comme nous l’indiquions dans le document, doit accorder aux revendications démocratiques “une importance critique et renouvelée en cette période”. Ce point a trouvé une expression nouvelle et brûlante avec le coup d’État militaire au Myanmar le 1er février. Mais il en va de même pour l’autre aspect de la proposition : le fait que le passage des classes capitalistes à des formes de pouvoir plus autoritaires “ne se fera pas sans de sérieuses ripostes”. Les généraux ont “déclenché une nouvelle dynamique révolutionnaire à un moment d’intense bouleversement social et économique”, comme l’a décrit avec justesse un article du Financial Times. Des centaines de milliers de jeunes et de travailleurs sont descendus dans la rue pendant des jours et des jours pour résister au coup d’État dans le cadre d’une campagne de désobéissance civile de masse. Il est de la plus haute importance que la classe ouvrière ait commencé à s’élever en tant que force indépendante dans une vague croissante d’actions de grève impliquant des médecins, des enseignants, des cheminots, des fonctionnaires, des contrôleurs aériens, des employés de banque, des mineurs de cuivre… De manière significative, certains officiers de police ont été touchés par ce mouvement croissant, affichant ouvertement leur solidarité avec les masses dans les rues. En Haïti, des milliers de personnes ont défilé dans les rues au début du mois de février en scandant “A bas la dictature !” alors que le président profondément corrompu Jovenel Moïse s’accroche au pouvoir en gouvernant par décret depuis plus d’un an. Il a récemment utilisé un prétendu complot pour un coup d’Etat comme prétexte pour réprimer l’opposition et consolider son règne despotique.

    Il ne fait aucun doute que la classe ouvrière et la jeunesse ont accéléré le rythme de la lutte dans le monde entier, avec de nouvelles révoltes qui font les gros titres presque quotidiennement. De manière significative, le récent rapport du Forum économique mondial a identifié la “désillusion des jeunes” comme l’un des principaux facteurs de risque mondiaux pour 2021. Le mouvement de protestation qui a secoué la Tunisie pendant des semaines depuis la mi-janvier, les récentes manifestations étudiantes qui ont éclaté en Grèce et en Turquie, la vaste vague de protestations déclenchée par l’arrestation d’Alexei Nalavny en Russie : tous ces événements ont vu la jeunesse se battre à l’avant-scène en faisant preuve d’une extrêmement basse tolérance face à l’autoritarisme, à la corruption et à la pauvreté. Ces derniers mois ont confirmé la radicalisation tout aussi ferme qui touche des sections de la classe ouvrière organisée elle-même, souvent avec comme fer de lance les travailleurs de la santé et de l’éducation, de la Grande-Bretagne à Chicago, du Pays basque à la Bolivie.

    Bien sûr, les forces substantielles mobilisées dans de nombreux pays par les sceptiques d’extrême droite liés au Covid illustrent le danger que les forces réactionnaires développent également une capacité de mobilisation. Cependant, la base sociale de ces protestations est plutôt dominée par la classe moyenne et la petite-bourgeoisie que par la classe ouvrière, ce qui s’exprime également dans leur programme : en faveur de la “liberté” contre l’État et le droit de garder leurs entreprises ouvertes, contre les vaccinations et les multinationales pharmaceutiques, sceptiques à l’égard de la science et alimentant les théories complotistes réactionnaires et parfois un antisémitisme ouvert. La droite, qui est souvent à la tête de ces manifestations, ne peut pas être combattue en exposant moralement qu’elle est de droite et en défendant les mesures gouvernementales, mais en combinant la mobilisation contre la droite avec la critique des politiques sanitaires capitalistes dans une perspective socialiste. Ceci étant dit, certaines des couches impliquées dans ces protestations reflètent un sentiment anti-système très confus et pourraient potentiellement être gagnées par le mouvement des travailleurs si celui-ci mettait plus clairement son empreinte sur les événements.

    L’instabilité politique et les conflits entre les classes dirigeantes s’aggravent également dans tous les pays. À la mi-janvier, l’Europe a vu trois gouvernements nationaux tomber en une seule semaine aux Pays-Bas, en Estonie et en Italie, les classes dirigeantes ayant du mal à naviguer sur les rapides de cette crise sans précédent. Le discrédit croissant des politiciens, coalitions et partis de l’establishment offrira de nouvelles ouvertures aux forces qui se présentent comme anti-establishment et anti-système. Cela peut être le cas à droite, comme l’ont montré les récentes élections présidentielles au Portugal, qui ont vu le parti d’extrême droite Chega réaliser des gains importants dans un contexte d’effondrement du vote de gauche, en particulier du Bloc de gauche (BE) qui a servi de bouée de secours au gouvernement PS et à sa gestion désastreuse de la pandémie. Mais cela peut aussi être le cas à gauche, comme l’a montré le premier tour des élections en Équateur le 7 février, où les masses ont infligé une défaite écrasante à l’administration de droite sortante. Andrés Arauz, un associé de l’ancien président réformateur Correa, a remporté le plus grand nombre de voix et le candidat du parti indigène Pachakuti, Yaku Perez, a bénéficié d’une augmentation inattendue de son soutien et a manqué de peu une place au second tour (sur fond d’allégations de fraude électorale à son encontre). Ces résultats sont une continuation et une expression politiques du soulèvement de masse d’octobre 2019.

    En Catalogne, après plus de 3 ans d’impasse, les élections régionales ont vu s’intensifier la polarisation. Le parti Vox a fait son entrée au Parlement catalan pour la première fois, mais aussi la CUP, un parti de gauche, qui a augmenté ses voix de 50% par rapport aux dernières élections de 2017. Fait important, les partis pro-indépendance obtiennent leur plus grande majorité à ce jour, ce qui, ajouté à la probable victoire écrasante du SNP en Écosse lors des élections écossaises de mai, souligne les points évoqués dans le texte concernant la question nationale et sa persistance en tant que facteur clé de la crise à venir.

    Alors que l’année 2020 s’est achevée sur une victoire historique du mouvement pour le droit à l’avortement en Argentine, le gouvernement polonais a appliqué un mois plus tard la décision de la Cour constitutionnelle interdisant l’avortement dans ce pays, en dépit de l’énorme mouvement de résistance qui avait secoué l’élite dirigeante l’automne dernier. Tous ces développements font ressortir ce que notre document avait souligné : le fait que, dans le monde entier, la succession de développements progressistes et réactionnaires, de poussées de la réaction et de soulèvements de masse a été énormément aiguisée et accélérée par la crise sanitaire – provoquant de brusques changements dans la conscience de masse, et présentant à notre Internationale révolutionnaire à la fois de nouvelles séries de dangers et des opportunités croissantes pour construire nos forces.

    Opportunités et dangers à « l’ère du désordre ».

    La pandémie de Covid-19 a changé le monde à jamais, plongeant le capitalisme dans un tourbillon de crises d’une ampleur sans précédent, avec des conséquences dramatiques sur tous les aspects de la vie et englobant toutes les parties de la planète. Elle a considérablement aggravé le conflit stratégique mondial entre les deux plus grandes puissances impérialistes, les États-Unis et la Chine, ce qui bloque encore davantage les efforts visant à trouver une réponse “globale”.

    Si les causes fondamentales de cette crise résident dans les contradictions de l’économie capitaliste, le Covid-19 n’est pas une anomalie ni un “grain de sable dans la machine capitaliste” ; il est un sous-produit de ses contradictions – en particulier de la destruction de l’environnement que le système a créée. En soi, l’existence même de ce virus dans la population humaine est une mise en accusation du mode de production actuel, un avertissement que le capitalisme déséquilibre complètement l’écosystème et génère des dangers biologiques et environnementaux à une échelle croissante qui menace les espèces à une échelle massive de même que l’existence de la civilisation humaine.

    Le virus a été bien plus qu’un simple catalyseur de la dépression économique actuelle. Les effets de la pandémie qui en résultent ne sont pas une “voie à sens unique”, mais une interaction dialectique dans laquelle la cause devient l’effet et l’effet devient la cause, la pandémie intensifiant la profondeur de la crise du système qui l’a engendrée en premier lieu.

    Le COVID a été un accélérateur, car il a mis sous pression toutes les conditions préexistantes. Il a déclenché et intensifié la récession économique qui était imminente. Il a encore accru les inégalités de revenus, de genre et de couleur de peau. L’idéologie néolibérale, qui s’est effilochée, est maintenant en lambeaux. Les limites de l’État-nation ont été fortement mises en évidence par le nationalisme vaccinal. Elle a également renforcé la prise de conscience du fait que toute l’humanité partage une planète et un avenir commun et a stimulé le soutien aux idées de planification et de coopération. D’un point de vue économique, cette pandémie a complètement mis en pièces l’idée du capitalisme comme système “autorégulé”. La “main invisible du marché” a totalement perdu le contrôle des forces qu’elle a libérées – et a été forcée de faire place à la “main directrice de l’État” dans une tentative désespérée de retrouver un semblant de contrôle sur la situation. Mais comme la propriété privée des moyens de production, la maximisation du profit et la concurrence entre États-nations restent les pierres angulaires du capitalisme mondial, cette tentative est vouée à l’échec et ne fera qu’aggraver la situation. La mauvaise gestion initiale désastreuse de l’épidémie par l’État chinois souligne également les limites des “solutions” capitalistes d’État.

    Le monde est entré dans une phase qualitativement nouvelle d’instabilité généralisée, remodelant les relations mondiales et les relations entre les classes, accélérant toutes les contradictions préexistantes tout en en créant de nouvelles. Malgré inéluctabilité que des phases de stabilisation temporaires dans tel ou tel pays ou région prennent place, les convulsions révolutionnaires et contre-révolutionnaires, caractéristiques importantes de la décennie précédente, seront considérablement amplifiées.

    Cette crise crée des catastrophes monumentales pour les masses et ouvre la voie à des catastrophes encore plus grandes à l’avenir. Mais elle ouvre également la voie à d’énormes changements dans la conscience de dizaines de millions de travailleurs et de jeunes dans le monde entier, ainsi qu’à des bouleversements politiques et sociaux volcaniques sur tous les continents. Les questions posées auparavant par une minorité avancée deviendront de plus en plus des questions brûlantes posées par une grande masse de personnes. Déjà, la crise a ébranlé de nombreuses croyances établies, jeté à bas le corpus idéologique du néolibéralisme et provoqué un débat sur l’organisation de la société humaine à une échelle jamais vue depuis plusieurs décennies.

    Les conditions objectives auxquelles l’humanité est confrontée aujourd’hui réclament une planification démocratique et le socialisme mondial comme jamais auparavant. Cependant, comme Lénine l’a souligné, il n’y aura pas de crise finale du capitalisme – à moins qu’il ne reçoive le coup de grâce par la classe ouvrière, il continuera à faire souffrir des milliards de personnes, à détruire davantage l’environnement et à provoquer de nouvelles guerres. Le capitalisme a duré bien plus longtemps que ne l’imaginaient les grands dirigeants marxistes du XIXe et du début du XXe siècle. Il a fait preuve d’une grande flexibilité, mais aussi de répression brutale et de duplicité. Mais sa longévité a accumulé d’énormes contradictions, également plus grandes que ce que les dirigeants du passé auraient pu imaginer. Aujourd’hui, ces contradictions interagissent et se heurtent, accumulant de multiples crises et désastres pour le capitalisme et, si elles ne sont pas résolues, pour l’humanité. Il est difficile d’envisager une quelconque période de stabilité à l’avenir. Cependant, le capitalisme ne va pas disparaître, il va plutôt s’efforcer de trouver de nombreux moyens de s’échapper. La classe dirigeante va s’agiter et faire des zigzags sauvages, appliquer des politiques contradictoires, fouiller dans le passé pour trouver des solutions et adopter de nouvelles idées. Elle pourrait bien tenter des réformes, dépenser de grandes quantités d’argent public, pratiquer une austérité brutale, etc. La classe ouvrière et la jeunesse se tourneront largement vers des solutions internationales et coopératives, et de plus en plus vers le socialisme, pour mettre fin à la prison de l’instabilité et de la souffrance sans fin. Nous serons confrontés à des périodes d’accalmie, voire de désespoir, mais surtout à des mouvements et des explosions titanesques. Les vingt dernières années furent une répétition générale de ce qui attend une classe ouvrière qui a laissé l’effondrement du stalinisme derrière elle. La dure vérité du 21e siècle est que le capitalisme doit être supprimé pour libérer l’humanité d’un avenir sombre, et entrer à la place dans un monde de sécurité, de bien-être et d’harmonie écologique. L’intervention consciente des marxistes dans cette période menaçante et explosive et la construction de puissants partis révolutionnaires armés d’une Internationale pour aider la classe ouvrière à renverser le capitalisme et à construire le socialisme, restent en fin de compte le seul vaccin contre ce système malade.

    La rupture métabolique avec la nature devient un gouffre

    Dans l’ombre des crises sanitaires et économiques, la crise climatique continue de s’aggraver. En l’état actuel des choses, les glaces de l’océan Arctique ont diminué de 44 % depuis 1979, le niveau des mers a augmenté de 25 centimètres depuis 1880, le dioxyde de carbone dans l’atmosphère a augmenté de 6 % au cours des dix dernières années (pour atteindre 413 ppm), et la température moyenne a augmenté de 1,2 degré Celsius depuis l’époque préindustrielle. D’ici janvier 2021, le monde a moins de sept ans pour mettre fin aux émissions fossiles afin de pouvoir contenir le réchauffement climatique dans les limites de l’objectif de 1,5 degré fixé dans l’accord de Paris. Pourtant, 87 % de la production énergétique mondiale est d’origine fossile.

    En 2020, les émissions de carbone ont chuté d’environ 7 % en raison des confinements et du ralentissement économique. Les illusions initiales dans la capacité de “guérison de la nature” ont cependant été mises à mal – l’année 2020 a établi plusieurs records inquiétants. Les 29 tempêtes tropicales qui se sont formées cette année sur l’océan Atlantique représentent le plus grand nombre de tempêtes depuis que ces statistiques sont enregistrées, soit 1851. 82 % des mers du monde ont connu au moins une vague de chaleur marine cette année. Début décembre, 2020 semble être la deuxième année la plus chaude jamais enregistrée, juste derrière 2016, selon l’Organisation météorologique mondiale (OMM) qui note également que la décennie 2011-2020 sera la plus chaude jamais enregistrée, 2015-2020 seront les six années les plus chaudes.

    Le nouveau domaine de recherche “attribution des phénomènes météorologiques extrêmes” peut désormais montrer un lien clair et évident entre les phénomènes météorologiques extrêmes et le changement climatique – par exemple, la vague de chaleur sans précédent qui a frappé la Sibérie en 2020, avec entre autres effets la fuite catastrophique de pétrole à Norilsk causée par la fonte du permafrost, a été rendue au moins 600 fois plus probable par le changement climatique.

    Certains points de basculement ont peut-être déjà été franchis : des études ont montré cette année que la fonte des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique se poursuivra même si les objectifs de Paris étaient atteints. Les vastes incendies de forêt de l’année dernière et leur contribution à l’augmentation de 2,6 % des émissions de carbone, contre une moyenne annuelle de 1,4 % depuis 2010, sont un avertissement des cercles vicieux qui se mettent en place. Selon l’OMM, l’augmentation moyenne de la température pourrait déjà dépasser 1,5 degré d’ici 2024.

    La crise climatique est étroitement liée à d’autres bombes à retardement écologiques, telles que l’extinction massive d’espèces en cours (68 % des animaux vertébrés ont disparu depuis 1970 selon le WWF, et 24 % des insectes pourraient avoir disparu au cours des 30 dernières années). L’empiétement de l’agriculture et de l’industrie sur la nature, si critique dans le déclenchement de la pandémie de Covid-19, a atteint des niveaux extrêmes – rares et en diminution sont les zones qui ne sont pas “fortement touchées par l’activité humaine” sur terre et en mer. Neuf personnes sur dix vivent désormais dans des zones gravement touchées par la pollution atmosphérique, qui, selon les estimations, est à l’origine de la mort de sept millions de personnes chaque année.

    Cela souligne la profonde division de classes derrière le tournant de ce que Marx a décrit comme une rupture métabolique entre les humains et notre environnement en un gouffre béant. La moitié la plus pauvre de la population mondiale est responsable pour moins de la moitié des émissions de carbone des 1 % les plus riches. L’idée selon laquelle c’est le capitalisme en tant que système qu’il faut supprimer pour avoir une chance d’arrêter et de s’adapter au changement climatique et à la dégradation de l’environnement, va s’imposer dans l’esprit de larges couches de jeunes, de communautés de la classe ouvrière et de travailleurs dans les années à venir.

    Nouveaux confinements – un coup de massue pour l’économie mondiale

    Selon les dernières perspectives pour l’économie mondiale du FMI (14 octobre), la crise du coronavirus infligera des dommages durables au niveau de vie dans le monde entier. Le FMI s’attend à ce que l’économie mondiale se contracte de -4,4%, soit moins que les -5,2% estimés en juin. C’est de loin le pire résultat depuis la Grande Dépression du début des années 30. Ces chiffres pourraient bien se révéler trop optimistes. Le rapport du FMI a été publié juste avant que la résurgence de la pandémie n’atteigne son apogée. Depuis lors, les mesures de confinement partiel et les restrictions se sont intensifiées car, six mois après le début de la pandémie, les gouvernements sont toujours incapables de garantir des conditions de travail et de vie sûres.

    Dans de nombreux pays, des couvre-feux ont été mis en place. Les cafés et les restaurants sont fermés. Jusqu’à un tiers d’entre eux ne rouvriront jamais. Les interdictions de voyager sont réintroduites et les agences de voyage font faillite. Le nombre de personnes que l’on peut rencontrer est limité, de même que la libre circulation. Les pays ont du mal à sauver leurs systèmes de santé de l’effondrement. C’est notamment le cas de la République tchèque et d’autres pays d’Europe centrale et orientale qui ont été relativement épargnés par la première vague du virus mais qui sont maintenant dans l’œil du cyclone. Pendant des années, les professionnels de la santé de la région ont émigré en grand nombre, principalement vers l’Europe occidentale, attirés par de meilleurs salaires et conditions de vie. En Hongrie, les médecins sont payés 3 euros de l’heure et ne sont pas impressionnés par l’augmentation de salaire de 120 % promise, liée au fait qu’ils peuvent être déployés partout dans le pays.

    Mais même dans les pays les plus riches, le système de santé est menacé. Le maintenir à flot est une priorité, tout comme d’éviter la fermeture d’écoles et des lieux de travail, car « l’économie ne peut pas se permettre un autre blocage complet », pour citer le nouveau premier ministre belge. En France, 25 % des foyers d’infection proviennent des lieux de travail, les écoles étant la deuxième source principale d’infection. Les classes dirigeantes sont prêtes à sacrifier nos vies pour leurs profits, mais dans de nombreux pays, cette approche devient intenable et aboutit à de nouveaux confinements, même s’ils sont un peu moins draconiens que les mesures mises en place lors de la première vague. C’est comme un coup de massue sur les pronostics de croissance économique de la bourgeoisie, avec de larges répercussions sur tous les aspects de la vie.

    La ruée vers un vaccin

    D’autre part, au moment de la rédaction de ce document, il semble y avoir des perspectives de plus en plus positives concernant le développement d’une première génération de vaccins anti-Covid au cours de l’hiver 2020/21. Bien que cela puisse offrir un certain répit à l’économie mondiale, et être potentiellement considéré par la bourgeoisie comme une voie de sortie des confinements intermittents à court et moyen terme, nous devons souligner qu’un vaccin anti-Covid ne vaccinera pas l’économie mondiale contre la menace de la nouvelle Grande Dépression qui se développe, ni ne bannira la pandémie dans un avenir prévisible. En outre, la crise de légitimité de l’establishment politique a renforcé la tendance au “scepticisme à l’égard des vaccins”, les sondages réalisés dans plusieurs pays, des Amériques à l’Europe, indiquent qu’environ la moitié des populations de ces pays ne prendraient pas le premier tour de vaccination. Cependant, cela n’affectera probablement pas l’approche globale de la bourgeoisie, dont la priorité immédiate est de réduire le nombre de morts afin de rouvrir complètement l’économie.

    Même dans les pays occidentaux, la production massive et la distribution des vaccins sera un long processus et sera assailli de problèmes et de contradictions. Là encore, la dimension de guerre froide est très prononcée, rappelant la course à l’espace entre les États-Unis et l’URSS, dans la “diplomatie des vaccins” concurrente des capitalistes chinois, russes et occidentaux envers leurs propres populations et celles d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. L’incompétence et le chaos qui ont caractérisé la ruée vers les équipements de protection individuels (EPI), les tests et les ventilateurs – découlant des entraves capitalistes de la propriété privée et de l’État-nation – au début de cette année, ont refait surface et referont surface dans la quête d’un programme de vaccination mondial efficace.

    La question de la vaccination mettra également en lumière l’inégalité croissante entre les classes, les nations et les régions du monde, qui est une caractéristique majeure de la situation mondiale. Les facteurs de production, de stockage, de logistique et de réfrigération sont déjà cités comme des obstacles à la fourniture et à la distribution de la première génération de vaccins anti-Covid dans le monde néocolonial. Les limites extrêmes de la “planification” capitaliste seront sous les feux de la rampe dans les mois à venir, car les intérêts nationaux et des entreprises concurrents interfèrent avec toute distribution rapide et efficace des vaccins existants. ASI doit développer une propagande et un programme de transition centré sur la nécessité d’un programme mondial de vaccination anti-Covid de masse, universel et gratuit, en faisant passer avant tout les intérêts des travailleurs de première ligne et des personnes vulnérables dans le monde entier.

    Le gouffre entre Wall Street et Main Street s’élargit

    Le FMI admet que près de 90 millions de personnes tomberont dans une pauvreté extrême d’ici la fin de 2020, alors que la Banque mondiale estime ce nombre à 150 millions. Cela ferait passer de 8,4 à 9,1 % la part de la population mondiale vivant avec moins de 1,90 $ par jour. Tous les prétendus gains réalisés dans la réduction de la pauvreté au cours des deux dernières décennies, principalement concentrés en Chine, seront effacés. Selon Oxfam, un demi-milliard de personnes supplémentaires pourraient être poussées dans la pauvreté avant la fin de la pandémie. Plus de personnes pourraient mourir de faim que de la maladie elle-même. Cela pourrait conduire à des révoltes de la faim, comme nous l’avons vu à de nombreuses reprises dans l’histoire.

    Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), l’équivalent de plus d’un demi-milliard d’emplois à temps plein ont été perdus au cours du deuxième trimestre de 2020. Cette dévastation est concentrée parmi les travailleurs les plus vulnérables, les travailleurs à bas salaires, les travailleurs migrants et les travailleurs informels. Les femmes représentent 54 % des pertes d’emploi et 39 % de la main-d’œuvre mondiale. Les statistiques officielles du chômage sous-estiment l’ampleur réelle de la catastrophe. Dans l’ensemble de l’OCDE et des économies émergentes, quelque 30 millions de travailleurs découragés n’apparaissent pas dans les statistiques officielles. En Chine, la plupart des chômeurs sont des migrants internes également absents des statistiques officielles, des rapports indépendants crédibles affirment que 50 millions de ces travailleurs migrants sont toujours sans emploi malgré le soi-disant rebond économique.

    Une part importante des pertes d’emploi se concentre dans les petites entreprises. L’OIT estime qu’environ 436 millions de petites entreprises dans le monde sont menacées. L’un des effets de la crise a été un bond gigantesque de la concentration du capital. On estime que les 20 % des entreprises les plus performantes du monde ont gagné 335 milliards de dollars en valeur de marché, tandis que les 20 % les moins performantes ont perdu 303 milliards de dollars en valeur de marché. Parallèlement, selon UBS, les milliardaires du monde entier ont vu leur richesse augmenter de 27,5 % depuis janvier, pour atteindre le chiffre stupéfiant de 10 200 milliards de dollars.

    Dans l’écrasante majorité des cas, ce sont les travailleurs à faible revenu, dont beaucoup de jeunes, de femmes et de groupes de couleur, qui ont subi la plus forte baisse de revenu en 2020. Ceux qui se situent en haut de l’échelle des revenus ont même vu leurs revenus augmenter, car ils ont pu travailler à domicile en toute sécurité et confortablement, ce qui leur a permis d’économiser sur les trajets domicile-travail, etc. Les personnes aisées ont accumulé des économies grâce aux dépenses mises en attente pendant la crise sanitaire. L’inégalité accrue durant celle-ci se poursuivra lors de toute reprise. On parle de plus en plus d’une reprise en forme de K, qui profiterait aux riches aux dépens des pauvres, à l’intérieur des pays ainsi qu’entre les pays riches et les pays pauvres. Même le FMI recommande des systèmes fiscaux plus progressifs. L’OCDE a élaboré un “plan” pour une “révolution” de l’impôt sur les sociétés visant à atteindre 100 milliards de dollars, ce qui augmenterait de 4 % les collectes d’impôt sur les sociétés – “si cela est accepté”. Gita Gopinath, l’économiste en chef du FMI, prévient que la période de reprise après la crise sera “longue, inégale et incertaine”. Les économies avancées devraient être, d’ici la fin 2021, 4,7 % plus petites que ce qui avait été estimé au début 2020. Les économies émergentes pourraient être plus petites de 8,1 %. Et ce, si la pandémie est maîtrisée en 2021. Le FMI ajoute que “ces reprises inégales aggravent la perspective d’une convergence mondiale des niveaux de revenus”.

    Tout cela malgré des injections monétaires à hauteur de 8.700 milliards de dollars, qui ont fait croître les bilans des banques centrales de 10 % du PIB. Historiquement, les banques centrales ont été créées par crainte d’une inflation incontrôlable, précisément pour contrer l’excès de liquidités. De la Seconde Guerre mondiale à 2008, le solde de la Fed a varié entre 4 et 6 % du PIB, mais en réponse à la Grande Récession (2008-09), il a gonflé à 22 % du PIB. Cela n’a pas conduit à une croissance de l’inflation car, comme nous l’avons souligné précédemment, les énormes sommes d’argent injectées dans le secteur financier par le biais de l’assouplissement quantitatif ont été massivement consacrées à la spéculation, se traduisant par une inflation des actifs plutôt que des prix. Un autre facteur en jeu est la dynamique déflationniste sous-jacente dans l’économie mondiale, provoquée par la surproduction et la surcapacité.

    En raison de l’ampleur de la récession, la Fed n’a pas réussi à réduire son bilan. En janvier 2020, elle était encore à 4,2 trillions de dollars, soit 19 % du PIB américain, mais en juin, elle atteignait 7,2 trillions de dollars, soit 33 %. C’était nécessaire pour empêcher l’effondrement financier imminent. Cela explique pourquoi les marchés boursiers, après des chutes record fin février et en mars, ont rebondi pour atteindre de nouveaux niveaux record. Cela a encore creusé le fossé entre Wall Street et Main Street. L’inondation d’argent public pendant la crise sanitaire a encore stimulé les bulles spéculatives. Le marché boursier s’est détaché de la réalité économique. Les prix de l’immobilier s’envolent. Le bitcoin, l’or et d’autres actifs sont en ébullition. Ces bulles peuvent, et vont probablement, éclater avec des impacts sur l’économie réelle et l’homme de la rue. La répartition inégale de l’augmentation de la masse monétaire permet d’équilibrer l’inflation dans certaines régions et la déflation dans d’autres. Alors que les travailleurs ont subi des licenciements et des pertes de revenus, les milliardaires américains ont gagné 1.000 milliards de dollars pendant la pandémie. Faute d’investissements rentables dans la production, non seulement les injections monétaires mais aussi une grande partie des stimuli fiscaux sont allés à la spéculation, faisant exploser davantage le capital fictif. Cela s’ajoute à l’actuel rallye boursier, avec des indices grimpant à de nouveaux sommets historiques, au milieu d’une crise mondiale. Alors que des millions de personnes ne parviennent pas à payer leur loyer, les prix des logements augmentent (États-Unis : 13 % en décembre en glissement annuel), car les spéculateurs immobiliers sont en concurrence avec ceux qui saisissent l’occasion des taux d’intérêt très bas pour acheter une (deuxième) maison. Les prix des semi-conducteurs, du cuivre (+25 %) et d’autres matières premières augmentent. Cet équilibre pourrait toutefois basculer, lorsque les confinements prendront fin et que l’économie commencera à se redresser. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une menace immédiate, les prochaines années pourraient voir le retour du spectre de l’inflation. En fait, une inflation limitée et contrôlée serait bien accueillie par les économistes bourgeois, car les montagnes de dettes se dévalueraient. Les banques centrales américaines et britanniques (la BCE suivra probablement) ajustent leurs objectifs d’inflation pour les rendre plus flexibles, en optant pour des taux plus élevés que les 2% considérés comme “sains”, car ils correspondent au potentiel de croissance attendu. Cependant, une inflation élevée comporte le risque de déclencher des explosions sociales, car les salaires des travailleurs ne suivent pas la hausse des prix et la valeur de l’épargne est érodée. L’inflation est difficile à contrôler, si elle dépasse les niveaux souhaités, les taux d’intérêt devraient être augmentés, ce qui compromettrait le refinancement des montagnes de dettes privées et publiques et pourrait provoquer un effet boule de neige au niveau des loyers. Le keynésianisme d’après-guerre a abouti à la stagflation, lorsque les dépenses publiques massives ont entraîné une hausse des prix mais n’ont pas réussi à relancer l’économie surpeuplée. L’illusion keynésienne qui excluait l’inflation sans plein emploi s’est avérée incorrecte, tout comme le concept classique selon lequel le chômage et l’inflation ne peuvent jamais augmenter simultanément. Les forces qui ont conduit à la “fin du keynésianisme d’après-guerre”, principalement l’accumulation de capacités excédentaires, la suraccumulation entraînant un manque de rentabilité et, par conséquent, un détournement des investissements productifs, ainsi que l’accumulation de dettes, n’ont pas non plus été surmontées par le néolibéralisme. Si les mesures keynésiennes peuvent faire de la surenchère, elles n’offrent pas de solutions aux contradictions fondamentales sous-jacentes au mode de production capitaliste.

    La menace d’un effondrement financier n’a pas du tout disparu. Depuis des années, les économistes mettent en garde contre la dette insoutenable de nombreux pays. Avant la pandémie, près de 20 % des entreprises américaines étaient devenues des entreprises zombies, maintenues en vie par des prêts qu’elles sont incapables de rembourser. Si elles s’effondraient, cela pourrait provoquer une réaction en chaîne irréversible. Mais les taux d’intérêt sont déjà historiquement bas et, comme nous l’avons montré ci-dessus, les banques centrales sont à court de munitions monétaires. Selon l’Institut des finances, le ratio dette/PIB mondial a fait un bond de 10 % au premier trimestre 2020, la plus forte hausse trimestrielle jamais enregistrée, pour atteindre 331 %. La dette publique ainsi que les dettes des ménages et des entreprises augmentent à une vitesse incroyable.

    La croissance de la dette publique a également provoqué des débats sur le seuil d’endettement, c’est-à-dire le moment où la capacité de remboursement d’un pays est dépassée par le montant des intérêts à payer, créant ce que l’on appelle “l’effet boule de neige” de la dette. On estime que le ratio entre la dette et le PIB est de 130 % en moyenne, mais il est très dépendant du taux d’intérêt réel et des chiffres de la croissance. La dette publique du Japon dépasse les 200 % depuis des années sans devenir insoutenable, tandis que la Grèce est condamnée à des excédents budgétaires primaires depuis des décennies.

    D’où l’apparition d’illusions telles que l’idée que les économies peuvent se désendetter sans jamais avoir besoin de dégager un excédent budgétaire, “tant que” les taux d’intérêt restent inférieurs à la croissance économique nominale. Il est tout simplement inconcevable que toutes les grandes économies résistent simultanément, sur une période plus longue, à la tentation d’augmenter le niveau des taux d’intérêt par rapport au niveau de la croissance économique nominale, soit pour attirer un afflux supplémentaire de capitaux, soit – bien que ce ne soit pas la menace immédiate – pour lutter contre l’inflation. Si une grande économie le faisait, les autres suivraient.

    Certains plaident pour des variantes de la Théorie monétaire moderne, à savoir que les gouvernements créent de la monnaie sans limite à partir de rien, soutenus par les banques centrales qui gonflent leurs bilans à des taux d’intérêt de 0 % pour une période indéterminée ou très longue (100 ans). Il s’agit d’une version moderne de la théorie de la planche à billet. Dans les économies capitalistes, basées sur la propriété privée et l’échange de la valeur du travail à l’échelle internationale, c’est une utopie dangereuse. Il faudrait un taux de croissance exponentiel de la production de biens et de services pour que cet afflux et cette multiplication de l’argent ne libèrent pas des taux d’inflation élevés. Les monnaies ne reflétant pas suffisamment la valeur réelle seraient mises sur une liste noire dans le commerce et les échanges internationaux, ce qui obligerait ces pays à compter exclusivement sur leurs réserves de change.

    De l’orthodoxie fiscale à l’activisme fiscal

    La Grande Dépression des années 1930 a montré que la politique du “laissez faire” ne fonctionnait pas. L’idée d’Adam Smith, selon laquelle l’intérêt général est mieux servi lorsque chacun poursuit son propre intérêt, s’est heurtée à un mur. Keynes préconisait une approche anticyclique : les gouvernements devaient dépenser pour sortir des récessions et faire un pas en arrière lorsque la reprise s’installe. Roosevelt l’a appliqué en visant à sauver le capitalisme. Cela a échoué, non pas parce qu’il n’en a pas fait assez, mais parce qu’aucune des causes sous-jacentes de la Grande Dépression n’avait été traitée. C’est la révolution, la guerre, sa destruction, son issue et le rapport de forces qui en a découlé qui ont poussé le processus bien au-delà de ce que Keynes avait jamais envisagé. La position dominante de l’impérialisme américain après la Seconde Guerre mondiale, avec l’imposition du GATT ( accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) et le dollar comme monnaie d’échange internationale, combinée à l’existence d’un système alternatif sous la forme de la caricature stalinienne du socialisme et à la lutte des classes, a conduit à la mise en place d’États-providence – dans les pays capitalistes avancés et dans certaines parties du monde néocolonial – pour éviter la révolution. La fin de la reprise d’après-guerre (73-75), avec la stagflation et la baisse des taux de profit, a fait au keynésianisme d’après-guerre ce que la Grande Dépression des années 30 avait fait au “laissez-faire”.

    Le néolibéralisme n’est pas entré en scène tout de suite. Alors que les masses chiliennes abandonnent aujourd’hui la constitution de Pinochet, son coup d’État de 1973 a créé le rapport de forces nécessaire pour tester dans la vie réelle les concepts désastreux de l’école monétariste de Chicago. Ailleurs, il a fallu d’importantes batailles de classe sur une période de 5 à 10 ans, avant que la classe dirigeante n’acquière la confiance et la force nécessaires pour l’imposer comme politique dominante, ce qui s’est soldé par des défaites stratégiques pour la classe ouvrière dans des pays clés, principalement les États-Unis et la Grande-Bretagne, bientôt renforcés par les possibilités offertes par les nouvelles technologies de l’information et de la communication qui ont ouvert les portes à un développement plus prononcé de la City et à l’expansion des délocalisations. Le résultat de ces luttes de classes était loin d’être garanti d’emblée, mais il était clair que le keynésianisme d’après-guerre avait atteint ses limites et n’offrait aucune issue, ni pour les classes dominantes, ni pour la classe ouvrière.

    Le monétarisme a été une politique importante qui a donné le coup d’envoi de ce que l’on appellera plus tard le néolibéralisme. Le monétarisme considère essentiellement la masse monétaire, et non la politique fiscale, comme le principal outil de régulation économique, garantie par des banques centrales indépendantes des gouvernements élus. Il considère que l’intervention politique dans l’économie est soumise à des pressions en faveur de l’égalité des revenus et des richesses au détriment de l’efficacité économique. Le contrôle de la masse monétaire, élément essentiel du monétarisme, visait à stabiliser la valeur de la monnaie et à empêcher la dévaluation du capital monétaire. Cela impliquait également une diminution des investissements de l’État et une réduction des impôts sur les sociétés. Pour tenter de surmonter le problème de la suraccumulation du capital, la classe capitaliste a cherché de nouvelles possibilités d’investissement rentable et des moyens d’augmenter ses taux de profit. Cela signifiait des attaques contre les salaires et les conditions de travail ainsi que l’ouverture des marchés étrangers afin d’exporter le capital et les biens excédentaires, la libre circulation du capital, en particulier du capital financier. C’est au fur et à mesure que la déréglementation, la financiarisation, la libéralisation et les privatisations progressaient que le néolibéralisme a pris forme. Il a été encore renforcé par le processus d’accélération de la mondialisation après l’effondrement du stalinisme. Bien qu’il soit possible de mettre en évidence certaines caractéristiques, le néolibéralisme ne doit pas être compris comme un ensemble de règles fixes, mais comme des politiques qui ont évolué dans une ère historique.

    Lors de la crise de 2007-2009, bon nombre des convictions du monétarisme et du néolibéralisme se sont révélées insuffisantes pour empêcher l’effondrement de l’économie. Au lieu de rester en dehors de l’économie, l’État est intervenu massivement. Au lieu de limiter la croissance de la masse monétaire en fonction de la croissance attendue de l’économie, il l’a explosé en abaissant les taux d’intérêt des banques centrales et en mettant en place des programmes d’achat d’obligations d’État. Au lieu de réduire la dette publique, celle-ci a atteint de nouveaux niveaux record. Ces mesures qui contredisent les idées centrales du néolibéralisme ont été appliquées à nouveau au cours de la crise actuelle, cette fois à une échelle qualitativement plus grande. Aujourd’hui, malgré la crise existentielle du néolibéralisme, l’austérité, la flexibilité accrue, les aspects de la libéralisation et des privatisations sont loin d’être rayés de la carte. Ce ne fut pas non plus le cas des attaques contre la classe ouvrière quand la lutte de classe menaçait les intérêts et le pouvoir de la classe dominante durant le keynésianisme des années 30. Roosevelt a combiné l’augmentation des dépenses sociales, les travaux d’infrastructure et la création d’emplois pour sauver le système. Mais aucune de ces mesures temporaires n’a résolu les problèmes sous-jacents de l’économie et cela a été accompagné d’une répression brutale des lutte ouvrières ainsi que d’une concentration accrue du capital, cette fois en choisissant les gagnants, par opposition à la concentration “naturelle” qui a lieu dans le cadre des politiques de laissez-faire. Le changement de politique par rapport au néolibéralisme ne signifie pas qu’il n’y aura pas de tentatives pour faire porter le fardeau par les travailleurs, mais plutôt que ce sera l’austérité nationale au lieu d’un régime international.

    L’Inde, par exemple, tout en lançant son propre plan de relance budgétaire de 20 milliards de dollars, a commencé à faire passer un programme de privatisation en pleine pandémie. Une nouvelle augmentation de l’âge de la retraite est sur la table. Mais l’expérience acquise depuis la Grande Récession a montré que la politique monétaire n’a pas les munitions nécessaires pour contrer une dépression aussi profonde qu’aujourd’hui. Carmen Reinhart, économiste en chef à la Banque mondiale, qui était un des principaux défenseurs de l’austérité et de l’orthodoxie budgétaire il y a une dizaine d’années, recommande maintenant aux pays d’emprunter massivement : “D’abord vous vous souciez de faire la guerre, ensuite vous trouvez comment la payer.” Le FMI estime que les pays ont augmenté leurs dépenses et réduit leurs impôts d’un montant stupéfiant de 11,7 trillions de dollars, soit 12 % du PIB mondial en 2020 ! C’est bien plus que les mesures de relance de 2 % du PIB mondial finalement adoptées par le G20 après la Grande Récession. Cela fait conclure à Chris Gilles, rédacteur économique du Financial Times, que l’orthodoxie fiscale a été remplacée par l’activisme fiscal. Une exception importante par rapport à la crise précédente est la Chine, qui a “sauvé le capitalisme mondial” avec son monstrueux plan de relance en 2009, mais qui est cette fois-ci loin derrière les autres grandes économies. Cette situation est principalement due à la montagne de dettes, héritage de cette précédente intervention, qui réduit désormais les options politiques du régime chinois.

    Un glissement tectonique dans la politique économique

    Nous pensons que cela fait partie d’un « glissement tectonique » dans les politiques économiques des capitalistes. Bien sûr, à bien des égards, la situation à laquelle nous sommes confrontés est unique. Dans une organisation démocratique saine cela va soulever des questions de clarification, des doutes et des discussions, comme cela s’est produit lors d’autres grands événements. Une des pierres angulaires de la méthode marxiste est de s’armer des lois du développement à l’œuvre dans l’histoire de l’humanité afin de mieux comprendre les processus qui se développent. Le parallèle le plus proche de la situation réelle que nous vivons est la période englobant la Grande Dépression des années 30. Le changement de politique appliqué aujourd’hui n’est pas le capitalisme dirigé par l’Etat des nazis ni l’économie bureaucratiquement planifiée du stalinisme. Il ne s’agit pas non plus des mesures de “l’État-providence” d’après la seconde guerre mondiale, qui étaient basées sur la reconstruction d’après guerre, sur le renouvellement de l’infrastructure et de la capacité de production vers une généralisation de la production de masse ; sur la domination particulière de l’impérialisme américain à l’issue de la guerre qui l’a mis en position d’imposer le GATT, le dollar comme monnaie d’échange internationale et de lancer le plan Marshall ; sur l’existence d’un système alternatif dirigé par l’URSS et sur la radicalisation des travailleurs à la suite de la guerre qui s’est partiellement exprimée dans le mouvement ouvrier organisé. Cela présente des similitudes avec les méthodes de type keynésien et l’intervention de l’État telles qu’elles étaient appliquées dans les années 30. Bien sûr, toutes comparaisons sont imparfaites et une analyse plus approfondie révélera de nombreuses différences.

    Cette politique sera-t-elle de courte durée ? Le néolibéralisme reprendra-t-il bientôt après une brève interruption, comme ce fut le cas au lendemain de la Grande Récession ? On ne peut évidemment pas exclure une répression économique. Mais ce n’est pas à ce stade la pensée dominante dans les milieux dirigeants. Cette politique sera-t-elle appliquée en ligne droite ? Non, nous connaîtrons des hauts et des bas, nous la verrons appliquée de différentes manières dans différents pays et régions du monde. Mais compte tenu de toutes ces différences, la tendance dominante dans l’économie mondiale sera à l’intensification de l’intervention de l’État – politiquement et financièrement – en accordant moins de poids au dogme “néolibéral” classique de la réduction des déficits. Le capitalisme est dans un état de multi-morbidité, une condition où plusieurs maladies affectent un corps en même temps. La propension à la crise de l’économie capitaliste est à l’origine de crises toujours plus graves de la légitimité et de la stabilité politiques, de l’écologie et de la santé, ce qui donne lieu à l’une des crises mondiales les plus profondes de l’histoire du capitalisme. Les économistes et les politiciens bourgeois sont désemparés dans leur recherche désespérée d’une issue. Le déficit fédéral américain a atteint 3,13 trillions de dollars cette année, soit 15,2 % du PIB, plus du triple de ce qu’il était en 2019 et le plus élevé depuis juste après la Seconde Guerre mondiale. La dette publique dépasse la taille de l’économie, son niveau le plus élevé depuis 1946. Néanmoins, le président de la Fed, Jerome Powell, déclare que “ce n’est pas le moment de donner la priorité à ces préoccupations”. Il estime que “le risque de trop en faire est moins grand que celui de ne pas en faire assez”. Newsweek a interrogé 12 experts économiques sur leurs conseils au prochain président américain. Le mot entendu à plusieurs reprises était “dépenser” ou, comme l’a dit un économiste, “de l’argent et beaucoup d’argent”. La boîte à outils de la bourgeoisie s’est révélée inadéquate pour résoudre la crise de 2008-2009 – les emprunts massifs actuels et la création de monnaie créeront d’autres problèmes à l’avenir.

    Le bloc des 19 pays de la zone euro se dirige vers des déficits budgétaires combinés de 1 trillion d’euros, soit 8,9 % du PIB du bloc, dix fois plus qu’en 2019. Mais Christine Lagarde, présidente de la BCE, déclare : “Il est clair que le soutien budgétaire et le soutien de la politique monétaire doivent rester en place aussi longtemps que nécessaire et qu’il faut éviter les variations brutales”. Marco Valli, d’UniCredit, déclare : “Continuez à dépenser tout ce qui est nécessaire pour soutenir les économies et réduire (…) les dommages à long terme”. En raison des erreurs de construction inhérentes à l’UE, elle-même conséquence de l’incapacité du capitalisme à surmonter les limites des États-nations, ces messages ont tendance à tomber dans l’oreille d’un sourd. Le “plan de relance et de résilience” historique d’une valeur de 750 milliards d’euros, qui mutualise en partie l’effort de relance, est toujours “en discussion”, tout comme le budget de l’UE. L’Allemagne a déjà annoncé son intention de réduire son déficit budgétaire en 2021 de 4,25 % du PIB, et la France prévoit également de réduire son déficit. Bien que le gouvernement allemand discute de la manière de contourner ou même de supprimer le frein constitutionnel allemand à l’endettement, celui-ci continue de jeter une ombre sur l’UE, en raison de la hausse de 15 % de la dette publique de la zone euro, qui devrait atteindre 100 % du PIB combiné d’ici la fin de 2020.

    Les prévisions de septembre de la BCE d’une reprise de 3 % pour le quatrième trimestre ont immédiatement intensifié le débat sur l’opportunité de mettre fin au programme d’achat d’urgence en cas de pandémie. Ce programme contourne en fait les règles qui lui interdisent de financer directement les gouvernements. La BCE a même acheté des obligations du gouvernement grec. Cependant, depuis la résurgence du virus, une récession à ‘‘double creux’’ est plus probable (la croissance pour le quatrième trimestre a depuis été révisée à -2,3 %). En conséquence, on s’attend à ce que la BCE continue à mettre la main à la poche et augmente son programme d’achat d’obligations d’urgence en décembre de 500 milliards d’euros. Cela ne signifiera pas que les contradictions nationales de longue date du continent seront surmontées.

    La dépression alimente des tendances centrifuges, existant au sein des pays, mais plus encore au sein de l’UE dans son ensemble qui pourrait entrer dans de nouvelles crises similaires à celles que nous avons connues dans les années 2010. L’accord commercial conclu entre le Royaume-Uni et l’UE, qui a signifié la conclusion du Brexit, ne résout fondamentalement aucune des questions clés qui ont bloqué les négociations pendant 4 ans et demi. Des affrontements diplomatiques et économiques réguliers sont à prévoir. Si le Royaume-Uni s’en sort moins bien, l’UE a sans aucun doute été affaiblie – et s’inquiétera d’une résurgence du sentiment anti-UE dans d’autres États membres (où il avait partiellement reculé), notamment en raison des piètres performances de l’UE en matière de distribution de vaccins, y compris par rapport à la Grande-Bretagne. Le conflit concernant l’exportation du vaccin d’AstraZeneca montre à quel point l’accord était mince comme du papier, les deux parties étant prêtes à en jeter des éléments quand cela les arrange. Dans les cinq semaines qui ont suivi la signature de l’accord, l’UE a, par ignorance, menacé de déclencher l’article 16, les “sauvegardes” qui peuvent conduire à l’annulation du protocole sur l’Irlande du Nord et faire resurgir la perspective d’une frontière entre le nord et le sud de l’Irlande. Cela a renforcé les tensions sectaires dans un contexte où le protocole est considéré par une grande partie de la population protestante comme une étape importante vers une “Irlande unie économique”. Nous avons déjà vu des menaces contre le personnel portuaire et une campagne Unioniste pour que le gouvernement britannique déclenche l’article 16. Parallèlement à des processus plus larges, cela soulève la question de savoir si le “processus de paix” en Irlande du Nord peut se poursuivre sous sa forme actuelle. Par exemple, le protocole doit de toute façon faire l’objet d’un vote à l’assemblée d’Irlande du Nord tous les quatre ans, ce qui maintiendra la question vivante et controversée. Des collisions similaires peuvent avoir lieu à tout moment sur le commerce, les aides d’État et la pêche.

    Une période de transition vers un “âge de désordre”.

    Ni le FMI ni aucune autre grande institution internationale, ni les principaux faiseurs d’opinion à ce stade ne plaident pour un abandon rapide du soutien budgétaire. Ce n’est ni réaliste, ni souhaitable. Tout comme la grande dépression des années 30 ou la “crise du pétrole” de 73-75, cette dépression montre que la politique dominante des dernières décennies a atteint ses limites. Sa poursuite ne fera qu’aggraver la catastrophe. Comme d’habitude, l’État est appelé à sauver le système, puis à le sauver par la réforme, ou dans le langage du FMI “pour aider aux ajustements”. Mais ceux-ci seront immenses. La pandémie et la dépression qu’elle a déclenchée laisseront les économies moins mondialisées, plus numérisées et moins égales. Les employés de bureau continueront à travailler au moins partiellement à domicile. Nombre d’entre eux travaillant dans des secteurs susceptibles de se contracter se retrouveront au chômage de façon permanente. De telles périodes de transition sont intrinsèquement instables, avec des éléments du passé qui coexistent avec de nouveaux. Pour les marxistes, la clé est de voir comment les processus évoluent et dans quelle direction.

    Avant qu’une période fondamentalement nouvelle puisse prendre forme, il faut procéder à des essais et des erreurs, tester les rapports de force, la guerre ou la guerre par procuration et, finalement, la lutte des classes, dont l’issue n’est pas prédéterminée. C’est ce qui ressort d’un rapport publié par la Deutsche Bank en septembre dernier, qui annonce la fin de quatre décennies de mondialisation et l’ouverture d’une nouvelle “ère du désordre”. Cette résolution comporte une section consacrée spécifiquement aux tensions impérialistes, qui traite de cette nouvelle mais différente “guerre froide”, de la déglobalisation, de l’effondrement des institutions internationales, des guerres commerciales et du protectionnisme économique. Inutile de rappeler ici que tout cela a été énormément propulsé par la pandémie et la dépression économique.

    La Chine est sortie de son isolement et a relancé son économie alors que ses principaux concurrents sont encore ravagés par la pandémie. Cela a provoqué la panique de la classe dirigeante américaine, qui craint pour sa part sur le marché mondial. Dans le même temps, compte tenu de la féroce rivalité économique et géopolitique avec l’Occident, le régime chinois recourt sans aucun doute à une “comptabilité créative” et à une manipulation de ses données économiques encore plus poussée qu’auparavant. Il y a de fortes raisons de mettre en doute la fiabilité des chiffres trimestriels du PIB chinois, par exemple pour le premier trimestre (-6,8 % est probablement un sous-estimation importante) et le troisième trimestre (+4,9 % est probablement une exagération). La position de Xi Jinping, plus qu’auparavant sous pression d’une résurgence de la lutte de pouvoir au sein du régime, renforce également la tentation de manipuler les données économiques.

    La reprise encore limitée de la Chine a été alimentée par les dépenses d’infrastructure soutenues par l’État et par la forte demande d’exportation d’EPI et d’équipements de travail à domicile. Les investissements immobiliers ont augmenté de 5,6 %. La demande des consommateurs est un élément clé qui fait défaut à la reprise. Selon l’agence statistique chinoise, les dépenses de consommation par habitant ont chuté de 6,6 % au cours des neuf premiers mois de 2020. Bien que la situation se soit partiellement redressée depuis septembre, cette baisse est principalement due aux dépenses des riches Chinois en produits de luxe et en vacances, tandis que les plus pauvres continuent de souffrir de la perte d’emplois et de revenus due à la pandémie. Selon une estimation, les 60 % des ménages les plus pauvres ont perdu environ 200 milliards de dollars de revenus au cours du premier semestre. Fait crucial, l’investissement en actifs fixes a atteint officiellement un maigre 0,8 % sur les neuf premiers mois de l’année, un chiffre qui a presque certainement été falsifié et qui était en réalité négatif. Avec la consommation et l’investissement en réalité à la baisse au cours du troisième trimestre, “l’évolution du PIB serait proche d’une chute de 5 %, et non d’une croissance de 5 %”, selon Derek Scissors, économiste en chef du China Beige Book basé à New York. Ce point est d’une importance majeure pour la Chine, car l’économie se débat depuis quelques années avec le “piège des revenus moyens”, qui désigne les pays qui ont connu une croissance rapide, mais qui ne parviennent pas à rattraper les économies à revenus plus élevés et sont donc piégés.

    Bien que l’économie chinoise puisse éviter les énormes chutes de PIB prévues pour la plupart des anciens pays capitalistes, elle est toujours confrontée à des pressions sans précédent et à la plus faible performance du PIB depuis la dernière année du règne de Mao Zedong. La nouvelle concurrence féroce pour les marchés mondiaux et les sources de croissance va encore aggraver les tensions entre les États-Unis et la Chine. Il est significatif que, pour la toute première fois, le nouveau “plan quinquennal” du régime (2021-25) ne stipule même pas d’objectif de croissance annuelle du PIB. Cela montre un niveau accru d’incertitude et de prudence dans les cercles dirigeants. Il est possible qu’un objectif de croissance du PIB soit fixé d’ici à ce que le plan soit approuvé par l’Assemblée nationale populaire en mars, mais cela n’est pas du tout certain. Par ailleurs, le nouveau plan est remarquable en tant que plan à peine déguisé pour une “économie de guerre froide”, pour résister à la pression économique de l’impérialisme américain en se concentrant sur le développement de la consommation intérieure et l’accélération de la création d’une base technologique plus solide (les éléments clés de la stratégie de “double circulation” de Xi Jinping). Le contenu de ce plan est “à 30 % dû aux facteurs états-uniens”, a commenté un responsable chinois ayant participé à sa préparation. Il comprend, pour la première fois, une section sur la modernisation des forces armées chinoises.

    Un changement de politique ne résoudra pas les causes sous-jacentes

    Les changements de politiques ne résoudront pas les nombreuses faiblesses sous-jacentes et contradictions du capitalisme. Les forces productives ont depuis longtemps dépassé le mode de production capitaliste et les rapports de propriété, qui sont passés d’un frein relatif au développement à une entrave absolue. Le développement productif a atteint depuis longtemps un stade qui exige une planification démocratique, une coopération et des échanges internationaux ainsi qu’un contrôle et une propriété publics des ressources, mais qui se heurte à la soif de profit du système. Si l’investissement public dans les infrastructures et la recherche, tel que proposé par le FMI et de nombreux économistes, sera bien accueilli par la classe ouvrière, il ne suffira pas à amortir l’effondrement. Il ne résoudra pas non plus la crise de rentabilité liée à la suraccumulation et ne conduira pas à un boom de l’investissement privé.

    Le découplage et la démondialisation vont encore s’accélérer. Le rapport sur l’investissement dans le monde de la CNUCED de janvier 2021 indique que les investissements directs étrangers (IDE) mondiaux se sont effondrés en 2020, chutant de 42 %, passant de 1.500 milliards de dollars en 2019 à un montant estimé à 859 milliards de dollars. Cela ramène les IDE à un niveau qui n’a plus été vu depuis les années 1990. L’effondrement est beaucoup plus important dans les pays développés que dans les pays en développement. Il est inférieur de plus de 30 % à celui de la grande récession de 2008/2009. Même s’il faut reconnaître que l’ampleur extrême du déclin est due à la pandémie, la CNUCED s’attend à ce que les flux mondiaux d’IDE restent faibles tout au long de 2021, la reprise ne devant pas commencer avant 2022. Entre 2002 et 2011, le volume du commerce mondial, avec une croissance annuelle moyenne de 5,7 %, a été un contributeur net à la production mondiale, qui a augmenté de 4,1 % en moyenne. Depuis lors, le commerce mondial est devenu un fardeau pour la production mondiale. En octobre 2020, le FMI s’attendait à ce que le commerce mondial se contracte de 10,4 % pour l’ensemble de l’année, tandis que la Banque mondiale estimait à -9,5 % en janvier 2021. En fonction de la pandémie, la plupart des prévisionnistes estiment une reprise du commerce mondial de 5 à 8 % pour 2021, lorsque les économies commenceront à s’ouvrir, mais il existe de nombreux risques de baisse et cela ne compensera pas les pertes.

    Tant que le capitalisme existera, quelle que soit la politique appliquée, celle-ci profitera toujours aux riches au détriment des pauvres. Comme l’a récemment souligné l’un de nos camarades nigérians, lorsque le prix du pétrole brut augmente, cela se traduit par une hausse des prix du carburant et de l’électricité. Mais lorsque le prix du pétrole brut baisse – étant donné que les raffineries nigérianes ont cessé de fonctionner il y a plus de dix ans et que le pays importe du pétrole raffiné – la diminution des revenus tirés de la vente du pétrole brut se traduit également par une augmentation des prix du carburant et de l’électricité. Simultanément, Seplat Petroleum, la plus grande compagnie pétrolière du Nigeria, a versé 132 % de ses bénéfices aux actionnaires au cours du premier semestre 2020.

    À l’échelle mondiale, la mesure dans laquelle les entreprises distribuent leurs bénéfices aux actionnaires par le biais de dividendes et de rachats est sans précédent. Entre 2010 et 2019, les sociétés cotées dans l’indice S&P 500 ont en moyenne versé 90 % de leurs bénéfices aux actionnaires. Oxfam a découvert que les 25 entreprises mondiales les plus rentables de l’indice S&P Global 1oo prévoient de verser 124 % de leurs bénéfices nets aux actionnaires en 2020, contre 103 % l’année précédant la pandémie.

    Dans son programme de transition, Trotsky a souligné que “le “New Deal” n’était possible que dans un pays où la bourgeoisie a réussi à accumuler des richesses incalculables. Dans de nombreux pays pauvres, cela ne peut pas être mis en œuvre de manière approfondie. Et ce, en dépit du fait que, dans certains d’entre eux, les écarts par rapport au ‘‘livre de recettes néolibéral’’ soient plus limités surtout lorsque la bourgeoisie ressent ou craint la pression des mouvements de masse. Par exemple, le nouveau plan de relance de Modi en octobre visait à stimuler la demande des consommateurs et les dépenses publiques supplémentaires pour les projets d’infrastructure, tandis que le plan d’aide d’urgence mensuel du gouvernement brésilien a permis de verser des paiements en espèces à 67 millions de pauvres depuis avril. C’est un facteur important derrière le récent regain de popularité de Bolsonaro au cours du second semestre 2020, malgré sa gestion désastreuse de la pandémie. Actuellement, sa popularité a de nouveau chuté en raison de la combinaison de l’aggravation de la crise sanitaire et de la fin de l’aide d’urgence. Le gouvernement est sous pression pour trouver un moyen de maintenir une certaine aide d’urgence aux plus pauvres malgré les effets sur les dépenses publiques et les restrictions constitutionnelles imposées aux dépenses publiques.

    Selon le FMI, environ la moitié des économies à faible revenu sont en danger de défaut de paiement. La plupart d’entre elles sont dans un état bien pire qu’avant la Grande Récession de 2008-2009. Une grande partie de leur dette est libellée en dollars américains, dont la valeur augmente en tant que valeur refuge, ce qui alourdit encore le fardeau du remboursement. Un moratoire sur la dette a été approuvé par le G20, qui expire à la fin de l’année. Les dirigeants du FMI et de la Banque mondiale font des discours éloquents et fournissent des financements d’urgence à 80 pays, mais ceux-ci sont liés à l’austérité, “plus dur, plus rapide et plus large” comme le décrit le Réseau Européen sur la Dette et le Développement (EURODAD). Dans 59 de ces pays, l’austérité au cours des trois prochaines années, telle que prescrite par le FMI, sera 4,8 fois plus importante que le montant dépensé dans le cadre des programmes Covid-19 en 2020. Les impôts indirects, qui touchent plus durement les pauvres, devraient augmenter dans au moins 40 de ces pays. La réduction des services publics représente les trois quarts du total des réductions menacées. Néanmoins, d’ici 2023, 56 de ces pays se retrouveraient encore avec des niveaux d’endettement plus élevés. Alors que nous assistons à un protectionnisme dans la plupart des pays capitalistes avancés, nous verrons une pression accrue pour ouvrir davantage les pays néocoloniaux à l’impérialisme avec une exploitation et une destruction accrues de l’écosystème ainsi qu’une production accrue de réfugiés. Comme la Chine est devenue un prêteur important, les discussions sur la restructuration de la dette se mêlent à la concurrence inter-impérialiste, devenant encore plus compliquées comme l’illustre le cas de la Zambie. Seule l’annulation de la dette pourrait éviter une nouvelle décennie perdue dans ces pays. Les effets politiques de ce cauchemar sans fin pour les masses posent, dans la période actuelle de révolte sur tous les continents, la question de luttes d’une ampleur encore plus grande et de la montée de forces et de figures politiques nationalistes, populistes, “anti-néolibérales” et populistes de gauche, malgré les dangers de la réaction sous différentes formes telles que les coups d’État militaires, le populisme de droite et les affrontements religieux et ethniques.

    Le conflit entre les États-Unis et la Chine

    Le conflit entre les États-Unis et la Chine, qui oppose l’impérialisme chinois en pleine ascension et l’hégémonie impérialiste américaine en déclin, n’est pas seulement le résultat d’événements épisodiques comme la montée de Donald Trump et se poursuivra dans un avenir proche.

    Ceci dit les années Trump ont certainement été un tournant. L’aggravation des tensions se traduit par une rhétorique enflammée. Le secrétaire d’État Mike Pompeo parle des États-Unis qui se défendent contre la “tyrannie” du Parti communiste chinois. Il a également déclaré en juillet que “si nous n’agissons pas maintenant, le [PCC] finira par éroder nos libertés et par renverser l’ordre fondé sur des règles que nos sociétés libres ont travaillé si dur à instaurer… L’ancien paradigme de l’engagement aveugle avec la Chine ne permettra tout simplement pas d’y parvenir. Nous ne devons pas le poursuivre. Nous ne devons pas y revenir”. La rhétorique des États-Unis est assortie à celle des diplomates chinois du “Wolf Warrior”. Récemment, Xi Jinping a profité du 70e anniversaire de l’entrée de la Chine dans la guerre de Corée pour attiser le nationalisme anti-américain : “Le peuple chinois comprend parfaitement que pour répondre aux envahisseurs, il faut leur parler dans une langue qu’ils comprennent”.

    Pendant ce temps, tout le monde parle de la nouvelle guerre froide. Il est important de préciser que la cause de la nouvelle guerre froide est complètement différente de la cause de la guerre froide qui existait avant l’effondrement du stalinisme. À l’époque, c’étaient les principaux pays capitalistes qui luttaient ensemble contre un système non capitaliste. La nouvelle guerre froide reflète un changement plus important au sein de la classe dirigeante américaine. Il est significatif que les démocrates ne se sont pas opposés à la politique générale de l’administration Trump.

    Il s’agit maintenant d’un conflit très large, exacerbé par la pandémie mondiale et le début de la dépression économique mondiale. La guerre commerciale est importante, mais ce n’est pas encore la question clé. L’augmentation des coûts et des risques liés à l’activité commerciale en Chine ainsi que la pression exercée par le régime Trump conduisent à une accélération du “découplage” des économies américaine et chinoise. Il s’agit d’un processus qui a en réalité commencé il y a 12 à 15 ans, les fabricants commençant à quitter la Chine pour d’autres pays d’Asie du Sud-Est en raison de la hausse des coûts de production. Étant donné la complexité des relations économiques entre les deux pays, un découplage plus complet prendra de nombreuses années, mais c’est la tendance actuelle.

    La Chambre de commerce américaine signale qu’au cours des deux dernières années, environ 40 % des entreprises américaines ont déménagé leurs installations de production hors de Chine ou envisagent de le faire. La Chambre de commerce indique également que seulement 28 % de ses entreprises membres augmenteront leurs investissements en Chine cette année, contre 81 % en 2016.

    Toutefois, ce ne sont pas seulement les États-Unis, mais aussi d’autres alliés comme le Japon et Taïwan qui pressent leurs entreprises de quitter la Chine. Le Japon a payé 87 entreprises pour qu’elles déplacent leur production (Washington Post, 21 juillet).

    De plus en plus, les grandes entreprises américaines sont contraintes de s’aligner sur les intérêts plus larges de l’impérialisme américain : pour citer Ben Simpfendorfer, directeur général de Silk Road Associates, “Si vous êtes fournisseur pour Google ou Facebook, vous devez montrer que ce n’est pas un produit chinois”. En outre, une série de nouvelles réglementations financières apparaissent, par exemple les gouvernements occidentaux s’efforcent de bloquer les investissements chinois, les rachats d’entreprises et empêchent les fonds de pension et autres institutions financières d’investir dans les actions chinoises. D’ici la fin 2021, plus de 200 sociétés chinoises cotées à Wall Street devront se conformer aux règles comptables américaines, ce qui pourrait déclencher une vague de radiations de sociétés chinoises. Cette “guerre financière” naissante est le principal moteur des efforts du régime chinois pour établir une monnaie numérique comme moyen de contourner le système de paiement mondial basé sur le dollar, qui confère aux États-Unis une position de pouvoir unique.

    Une autre caractéristique importante du conflit entre les deux puissances est la lutte pour la domination de la technologie 5G qui s’est concentrée sur Huawei. Il est très frappant de voir comment, malgré l’approche maladroite de l’administration Trump, ils ont réussi à obtenir de la Grande-Bretagne qu’elle chasse Huawei ainsi que l’Australie et l’Inde. La France a également imposé des restrictions qui équivalent virtuellement à des interdictions. Plus récemment, la Suède a rejoint la liste désormais assez longue des pays européens qui interdisent ou restreignent sévèrement Huawei. L’Allemagne, qui entretient des liens très étroits avec la Chine, semble toutefois s’écarter de cette tendance pour l’instant. L’inscription de Huawei sur la liste noire marque “un coup mortel pour la plus importante entreprise technologique chinoise” selon le groupe Eurasia, et le plus grand revers subi par le régime chinois au cours du conflit actuel. Bien qu’une administration Biden puisse revoir certains aspects de l’interdiction de Huawei, il est très peu probable que la politique soit inversée en raison de sa nature stratégique, les technologies avancées devenant le principal champ de bataille entre les puissances impérialistes.

    Cet alignement sur la position américaine n’est toutefois pas dû principalement à la pression ou à la persuasion de Trump, mais reflète le fait que d’autres puissances clés concluent, pour leurs propres raisons, que la poursuite de l’essor de la Chine représente également une menace pour leurs intérêts. Elles ont observé avec une méfiance croissante la propagation de l’initiative chinoise de “Nouvelle route de la soie” (BRI pour Belt and Road Initiative), son renforcement militaire et ses pressions diplomatiques incessantes. Les Chinois, tout en ayant également besoin d’exporter leur capacité industrielle excédentaire, utilisent clairement BRI pour développer un bloc de pays qui sont dépendants/alignés avec eux dans ce conflit mondial pour l’hégémonie.

    La Chine, les États-Unis et d’autres puissances se font concurrence pour développer et protéger les nouvelles technologies. Cette concurrence ne concerne pas seulement la 5G, mais aussi les semi-conducteurs, l’IA, “big-data” et l’informatique quantique, entre autres. Cela signifie une intervention accrue de l’État. Nous pouvons le voir dans la course au développement de vaccins pour le Covid 19, les États-Unis, la Chine et la Russie utilisent tous de manière flagrante leur secteur pharmaceutique pour promouvoir leurs intérêts nationaux. Ce conflit s’est développé de manière obscure dans le cadre d’une lutte de plus en plus intense pour les standards techniques mondiaux officiels. Cela pourrait conduire dans certains cas à des technologies parallèles qui n’ont littéralement pas d’interface. Ces technologies conflictuelles et les processus de production qui les accompagnent ne fonctionneraient alors que dans certaines zones de l’économie mondiale.

    Tout cela indique la rupture partielle d’une chaîne d’approvisionnement mondiale intégrée et une tendance à son remplacement par des chaînes d’approvisionnement régionales, la plus importante en Asie de l’Est, une autre en Amérique du Nord et la troisième centrée sur l’Allemagne et l’Europe de l’Est. Le président du géant taïwanais de l’industrie manufacturière Foxconn, Young Liu, a récemment déclaré que “le modèle passé où [la fabrication] était concentrée dans quelques pays comme une usine mondiale n’existera plus… Ce que nous pensons être plus probable à l’avenir, ce sont des réseaux de production régionaux”.

    Ce processus se caractérise par la création d’un Partenariat Régional Economique Global (RCEP) de 15 membres, lancé en novembre après huit ans de discussions, dont la Chine est le moteur. La création du RCEP en tant que “plus grand accord commercial du monde” en termes géographiques, est sans aucun doute une victoire diplomatique pour le régime chinois dans le contexte de la guerre commerciale américaine et de l’isolement politique croissant de la Chine pendant la crise actuelle. Mais en termes économiques, le RCEP est plutôt “superficiel” et “limité”, selon les commentateurs économiques. C’est un bloc commercial beaucoup moins poussé que l’UE ou l’USMCA (anciennement ALENA), car c’est ce qu’il était possible d’obtenir dans les conditions actuelles. L’Inde, la troisième économie d’Asie, s’est retirée du processus du RCEP en 2019. Le lancement du RCEP pourrait inciter les États-Unis, sous la direction de Biden, à faire un nouvel effort pour adhérer au Partenariat Transpacifique Global et Progressiste (anciennement connu sous le nom de TPP), dont Trump s’est retiré en 2017, et qui est un bloc économique capitaliste beaucoup plus profond conçu spécifiquement pour exclure la Chine. La régionalisation de l’économie mondiale sur la base actuelle a pour logique de tenter d’augmenter le niveau d’exploitation au sein de ces blocs régionaux, car les capitalistes tentent de compenser l’impact de la fracturation de l’économie mondiale. Cela signifie des tentatives d’accroître l’exploitation des petites puissances par les grandes et de la classe ouvrière en général, comme nous le voyons par exemple dans les divisions Nord-Sud au sein de l’UE et l’assaut austéritaire dans tous les pays européens au cours des 10 dernières années, et plus particulièrement dans les pays méditerranéens. Cela a toutefois des limites politiques, tant en termes d’affrontements entre les capitalistes eux-mêmes que de résistance de la classe ouvrière. Nous l’avons vu dans l’UE entre le gouvernement allemand et ses alliés contre non seulement la Grèce mais aussi les gouvernements italien, français et britannique, et les mouvements de la classe ouvrière, peut-être plus particulièrement en France pendant et après le mouvement des Gilets Jaunes. Nous le voyons également dans les tensions au sein du Nafta (maintenant USMCA) entre les États-Unis et le Mexique, l’élection d’AMLO à la présidence mexicaine et les luttes que cela a déclenchées, y compris dans les usines maquiladores pour des salaires plus élevés, la prévalence des usines maquiladores étant une conséquence directe de l’exploitation intensifiée pour laquelle le Nafta a été conçu. Ce qui est vrai pour l’UE et l’ALENA sera tout aussi vrai, voire plus vrai, pour le RCEP. Il est facile de voir comment les affrontements entre les gouvernements et les classes capitalistes de la région peuvent se développer, et aussi comment la lutte dans les pays clés du RCEP, comme l’Indonésie, pourrait imposer des limites politiques à la mise en œuvre effective de l’accord RCEP.

    Démondialisation accélérée

    Il s’agit d’un changement important par rapport au modèle de mondialisation néolibérale qui était basé sur la libre circulation des capitaux, du commerce et du travail. Il est important de souligner à nouveau que nous ne disons pas que la mondialisation sera complètement inversée. La tendance au développement de l’économie mondiale a été une caractéristique du capitalisme depuis ses débuts avec l’émergence des empires commerciaux. Mais elle n’a pas été un processus constant, allant toujours de l’avant. La mondialisation a atteint un niveau très élevé à la fin du XIXe siècle, suivi d’une longue période de démondialisation effective après la Première Guerre mondiale, qui a culminé avec le niveau très élevé de protectionnisme dans les années 30.

    Le protectionnisme et l’effondrement d’un “ordre mondial” ont atteint leur apogée dans les années 1930. Cette réaffirmation de l’État-nation reflétait la désintégration terminale du système capitaliste dans l’entre-deux-guerres, qui a été temporairement inversée après la Seconde Guerre mondiale en raison d’une série de facteurs exceptionnels. Depuis 2008, le capitalisme est à nouveau entré dans une phase de crise avancée. Le processus de démondialisation n’ira très certainement pas aussi loin cette fois-ci que dans les années 1930, mais il est déjà sur le point de remodeler radicalement les relations mondiales.

    Les États-Unis et la Chine, qui étaient les principaux moteurs de la mondialisation, sont désormais les principaux moteurs de la démondialisation. Cela se traduit par la montée du protectionnisme, l’intervention croissante de l’État dans l’économie et la tendance à briser les chaînes d’approvisionnement mondiales intégrées. Le capitalisme mondial est pris dans une contradiction. La production et le commerce capitalistes sont à l’échelle mondiale, mais politiquement, le système est piégé dans les frontières de l’État-nation. Au cours des dernières décennies, cette contradiction a pu être partiellement surmontée grâce à la croissance générale des marchés mondiaux des biens, des services et des capitaux (notamment des actifs financiers). La mondialisation a progressé de plus en plus parce que la classe capitaliste de pratiquement tous les pays en a profité. Aujourd’hui, la situation évolue dans une autre direction : le gâteau mondial ne croît plus mais se rétrécit. La garantie des profits n’est de plus en plus possible qu’aux dépens des autres. Il est nécessaire d’utiliser de manière rentable une masse toujours plus importante de capital, c’est-à-dire d’investir le capital et de vendre les produits à l’étranger. Le capitalisme ne peut pas revenir purement et simplement quatre ou cinq décennies en arrière, lorsque le commerce mondial et surtout l’exportation de capitaux étaient encore faibles par rapport à aujourd’hui. Il y aura donc de nouveaux accords commerciaux, la formation de nouveaux blocs, davantage d’échanges au niveau bi-multilatéral et régional et, en même temps, une tendance au découplage et à la démondialisation au niveau mondial.

    Des tensions militaires croissantes

    La dimension militaire du conflit entre les États-Unis et la Chine s’est également accentuée, les mers du Sud et de l’Est de la Chine et Taïwan étant les principaux points chauds. La mer de Chine méridionale contient d’importantes zones de pêche ainsi que des réserves de pétrole et de gaz, mais le problème majeur est qu’il s’agit d’un point d’étranglement stratégique. Qui contrôle la mer de Chine méridionale contrôle le Pacifique occidental et la Chine conteste agressivement la domination militaire américaine dans cette région.

    La Chine a cherché à créer des faits sur le terrain le long de la “ligne en neuf traits” qui, selon elle, définit ses eaux territoriales, en construisant des infrastructures militaires sur divers petits atolls. Les Chinois ont également construit la plus grande marine du monde, mais le pays est toujours militairement beaucoup plus faible que les États-Unis. La théorie chinoise semble être que les États-Unis doivent couvrir un terrain beaucoup plus vaste alors qu’eux peuvent concentrer leurs forces dans le Pacifique occidental. Si la Chine a réussi dans une certaine mesure à développer sa présence dans la mer de Chine méridionale, elle l’a fait au prix d’un antagonisme croissant avec d’autres pays de la région qui revendiquent des sections des mêmes eaux et en poussant ces pays à se rapprocher des États-Unis. Les Philippines, par exemple, après s’être rapprochées de la Chine sous le président Rodrigo Duterte et avoir menacé d’annuler une série d’accords militaires avec les États-Unis, ont maintenant inversé leur position et permis aux Américains de revenir.

    L’autre point litigieux est Taïwan, que le PCC et le nationalisme chinois n’accepteront jamais comme un État “indépendant”, étant donné qu’il a été intégré dans un bloc occidental ou “anti-Chine”. Les Etats-Unis poussent maintenant plus agressivement leurs relations avec Taïwan avec, au début de cette année, la plus haute visite officielle depuis des décennies. Il y a même eu des spéculations sur le fait que Trump aurait pu planifier une visite avant de contracter le Covid. L’armée de l’air chinoise a adopté une position de plus en plus agressive avec des incursions régulières de ses avions de chasse dans l’espace aérien taïwanais.

    La mer de Chine méridionale ou Taïwan pourraient voir la guerre froide devenir “chaude” comme cela s’est déjà produit à la frontière entre l’Inde et la Chine dans l’Himalaya. Comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, la probabilité d’une guerre totale entre les États-Unis et la Chine, ou d’ailleurs entre la Chine et l’Inde, est très faible en raison de leurs arsenaux nucléaires, mais même une “petite” guerre serait très dangereuse et aurait d’énormes implications. Elle pourrait également provoquer un mouvement anti-guerre massif au niveau international.

    Les conflits exacerbent les contradictions

    La Chine a subi quelques revers, par exemple sur la 5G, et est plus isolée qu’il y a un an sur la scène mondiale. Le prestige du régime du PCC a été fortement entamé par son échec criminel à contenir l’épidémie de coronavirus au départ et par son camouflage ultérieur. L’économie chinoise est la seule grande économie mondiale qui pourrait connaître cette année une croissance positive, bien que faible et le régime utilise maintenant agressivement la “diplomatie du vaccin” en Asie du Sud-Est et dans d’autres parties du monde néocolonial.

    Nos publications ont montré que si le conflit entre la montée de l’impérialisme chinois et le déclin de l’impérialisme américain est inévitable, il tend également à affaiblir les deux puissances. Certains aspects du conflit sont motivés par le désir de détourner l’attention des problèmes internes, comme l’a fait Trump en faisant constamment référence au “virus de la Chine”. La rhétorique du régime chinois vise également à distraire la population et à rejeter la responsabilité des manifestations de protestation sociale, y compris les luttes ouvrières, sur les “forces étrangères”. Mais dans les deux cas, le fait de fouetter le nationalisme peut créer une dangereuse pression pour aller plus loin dans les provocations.

    La dictature du PCC craint profondément les protestations et les processus révolutionnaires. Il existe de fortes divisions au sein de la direction du PCC sur la manière de procéder face à cela avec une aile opposée à Xi qui cherche à désamorcer le conflit avec les Etats-Unis. La nature de plus en plus brutale de la dictature (à Hong Kong, envers les minorités nationales du Xinjiang et de la Mongolie Intérieure) ainsi que le conflit avec les Etats-Unis sont à la fois une source et un résultat du nationalisme suprématiste han.

    Aux États-Unis, il y a eu une polarisation politique massive, une certaine résurgence du mouvement ouvrier et une énorme vague de protestation contre le racisme structurel. Trump utilise le nationalisme pour mobiliser sa base, mais cela pourrait devenir encore plus prononcé dans les années à venir, alors que la crise sociale et économique interne s’aggrave aux États-Unis et que la classe dirigeante cherche à couper court à la lutte sociale. En Chine, alors que ces processus sont beaucoup moins visibles en raison des contrôles totalitaires sans précédent mis en place, une radicalisation énorme, surtout chez les jeunes, est en cours. L’une des expressions de ce phénomène est la forte croissance du soutien au “maoïsme”, mais avec des différences cruciales par rapport au passé. De nombreux jeunes maoïstes chinois (terme générique en Chine) sont radicalement différents de la “norme” maoïste dans d’autres pays, car ils ne soutiennent pas la dictature chinoise et le capitalisme chinois.

    Autres tensions inter-impérialistes

    Une caractéristique croissante des relations mondiales est l’intensification des conflits inter-impérialistes, tant entre les grandes puissances impérialistes qu’entre les puissances impérialistes régionales. Le conflit entre les États-Unis et la Chine n’en est que le principal exemple. Dans un certain nombre de cas, ces conflits sont menés par des forces indirectes.

    En Méditerranée orientale, un différend de longue date a pris une nouvelle tournure passionnée. Les marines de la Grèce et de la Turquie, toutes deux membres de l’OTAN, se sont affrontées en août au sujet des droits d’exploration du gaz naturel. Israël, l’Égypte, les Émirats arabes unis et la France soutiennent la Grèce et la République de Chypre, qui ont tenté d’empêcher la Turquie d’accéder aux réserves. Bien que cela n’ait pas conduit à un conflit armé, les problèmes ne sont en aucun cas résolus.

    En octobre, un conflit armé a éclaté entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au sujet de l’enclave arménienne du Haut-Karabakh, l’Arménie ayant subi des pertes importantes. Les Azerbaïdjanais étaient soutenus par la Turquie et Israël, tandis que la Russie a des bases militaires en Arménie. Bien qu’il soit difficile d’obtenir des chiffres précis, plus d’un millier de personnes sont mortes dans le plus grand affrontement entre les deux pays depuis la guerre qui les a opposés à la suite de l’éclatement de l’ancienne Union soviétique. Un cessez-le-feu a maintenant été négocié par la Russie et des troupes russes de “maintien de la paix” ont été dépêchées pour surveiller la nouvelle ligne de contrôle.

    Si la question du Haut-Karabakh n’est pas nouvelle, elle est devenue un conflit par procuration entre la Turquie, qui a l’ambition de s’imposer comme une puissance impérialiste régionale, et la Russie. Tant pour la Turquie que pour la Russie, les problèmes économiques internes et l’aggravation des tensions politiques sont à l’origine de l’intensification des conflits. La politique étrangère du régime d’Erdogan repose en partie sur l’équilibre entre les différents intérêts impérialistes, notamment ceux des États-Unis et de la Russie. Il est entré en conflit non seulement avec la Grèce, mais aussi avec la Russie en Syrie et en Libye, et de plus en plus avec l’UE, plus particulièrement avec la France, avec laquelle il se trouve du côté opposé de la guerre civile libyenne. L’une des rivalités les plus vives de la Turquie est avec les Émirats arabes unis, qui ont utilisé leurs richesses pétrolières pour soutenir la dictature égyptienne d’Al-Sisi contre les Frères musulmans, ainsi que les forces de Haftar en Libye.

    Sans parler de la guerre en cours au Yémen, qui reflète en partie le conflit plus large entre l’Iran et un ensemble d’autres pays, dont l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Israël au Moyen-Orient, conflit qui est également aigu en Afrique, en particulier dans la Corne de l’Afrique, et qui implique également l’impérialisme américain et la Chine. La guerre au Tigré, en Éthiopie, entre l’armée nationale et les forces du TPLF (Front de Libération du Peuple de Tigré), peut déstabiliser davantage la région, provoquant la famine et la fuite de millions de personnes. C’est un constat dévastateur pour la propagande capitaliste vu que l’Éthiopie, en raison de sa forte croissance économique, était présentée comme un exemple pour les autres pays pauvres. Ce modèle a été construit sur une dictature et une exploitation impérialiste, sans aucun bénéfice pour les masses.

    Tendances centrifuges plus larges – la question nationale

    Alors que la nouvelle guerre froide est la principale force motrice qui mine et démantèle l’équilibre géopolitique du capitalisme mondial, des tendances centrifuges plus larges (vers la fragmentation) sont en jeu à travers la planète. Cela se traduit par l’aiguisement de la question nationale, un autre des problèmes insolubles du capitalisme. La crise profonde de légitimité qui touche tous les piliers de l’ordre bourgeois existant va jusqu’à menacer l’intégrité territoriale de certains de ses États-nations les plus anciens et les plus établis.

    La Grande Récession a déjà vu l’éruption de questions nationales qui avaient été au moins partiellement en sommeil à l’époque précédente, et un sérieux aiguisage des questions nationales préexistantes, avec l’Ecosse et la Catalogne au premier plan. Si, dans certains cas, l’intensité de ces crises s’est atténuée pendant un certain temps, elles restent des bombes à retardement qui n’ont nullement été désamorcées. La situation laisse présager de nouvelles convulsions dans ce domaine, potentiellement encore plus explosives, au cours des années 2020. L’éclatement de la guerre au Nagorno-Karabach, la crise, les protestations et la répression du PCC en Mongolie intérieure, la répression accrue du régime d’Erdogan contre les Kurdes de Turquie et sa nouvelle offensive militaire contre le PKK au Kurdistan du Sud, la rupture d’un cessez-le-feu de trois décennies entre le Front Polisario et l’État marocain sur la question du Sahara occidental, en sont autant de témoignages.

    Dans l’État espagnol, le modèle territorial des “régions autonomes”, conçu dans le cadre de la “Transition” bâclée du capitalisme espagnol à partir du franquisme, est en crise existentielle et a été un facteur constant tout au long de la pandémie. En Catalogne, où des éléments d’une situation révolutionnaire existaient en 2017 alors que des millions de personnes ont défié la répression brutale de l’État pour affirmer leur droit à l’autodétermination, une crise constitutionnelle à part entière reste encore ouverte trois ans plus tard. Des dizaines d’anciens ministres et dirigeants de mouvements restent exilés ou emprisonnés pour le “crime” d’avoir organisé un référendum.

    La dépression économique en cours, qui devrait frapper l’État espagnol plus durement que la plupart des pays européens, ne va pas seulement jeter les bases de nouveaux cycles de crise et de lutte de masse en Catalogne, mais elle pourrait aussi ouvrir de nouveaux fronts de crise nationale ailleurs dans la péninsule. Le Pays basque a été l’épicentre de la première vague de la pandémie et a connu des grèves spontanées dans l’industrie automobile qui ont entraîné la fermeture de certaines entreprises, notamment Michelin et Seat. Les derniers mois ont également été marqués par des grèves dans les secteurs de la santé et de l’éducation.

    En Grande-Bretagne, ces derniers mois, Boris Johnson a été régulièrement qualifié de “Premier ministre d’Angleterre”, avec plus qu’un brin de vérité. Un cocktail de facteurs comprenant la crise économique, la Covid et le Brexit accélèrent les tendances à la fragmentation du “Royaume-Uni”. En Écosse, le soutien à l’indépendance est constamment en tête des sondages (jusqu’à 8 %), avec plus de 75 % de jeunes en faveur. En Irlande du Nord, ces facteurs, auxquels s’ajoutent les changements démographiques, y compris la pression en faveur d’un scrutin frontalier sur l’unité irlandaise et le danger d’une grave escalade du sectarisme, se combinent pour soulever la question de savoir si le fragile “processus de paix” s’effilochera complètement, lorsque le conflit des aspirations nationales deviendra prononcé.

    La fière tradition d’analyse et d’intervention marxistes de ASI sur la question nationale – une approche flexible, reposant sur les piliers principiels de lutte pour les droits nationaux de tous sous la direction de la classe ouvrière, tout en luttant pour le maximum d’unité des travailleurs et l’internationalisme socialiste – est un atout crucial pour entrer dans cette nouvelle période. La compréhension du potentiel révolutionnaire inhérent aux luttes pour les droits démocratiques, en tant que moteurs et catalyseurs des grandes batailles de classe, est d’une importance capitale. Il en va de même pour une résistance internationaliste de principe contre les pressions exercées par le nationalisme bourgeois et petit bourgeois.

    D’autre part, les questions nationales non résolues peuvent également contribuer à alimenter des conflits brutaux comme c’est actuellement le cas dans le Caucase, dans certaines parties du Moyen-Orient et en Afrique subsaharienne. Dans un certain nombre d’endroits, les dangers d’une “balkanisation” et les tendances à la fracture violente des pays sont visibles, comme au Yémen, en Libye ou plus récemment en Éthiopie. La pression croissante de la crise économique, l’ingérence des puissances étrangères et la faiblesse ou le recul du mouvement ouvrier sont autant de facteurs qui peuvent exacerber ces conflits et tendances, auxquels les socialistes devraient opposer un programme qui s’efforce avec sensibilité de forger l’unité de classe en luttant contre toutes les manifestations d’oppression et de violence nationales, et pour unifier les revendications de classe.

    Luttes et consciences : les années 2010 sous stéroïdes

    2019, saluée par de nombreux médias comme “l’année des protestations mondiales”, a été un point culminant des luttes dans le monde. Alors que la pandémie avait initialement coupé cette tendance, l’explosion du soulèvement BLM au milieu de l’année 2020 a marqué sa réémergence spectaculaire, renforcée par les effets de la pandémie et de la nouvelle dépression économique. L’irruption des masses en Biélorussie contre le régime de Loukachenko, les révoltes sans précédent de la jeunesse en Thaïlande et au Nigeria, la grande vague de grèves de l’été en Iran, les occupations d’écoliers en Grèce, la reprise des protestations de masse au Liban et au Chili, les grèves générales en Afrique du Sud et en Indonésie, ont tous confirmé le mécontentement généralisé et le potentiel explosif de cette période au fur et à mesure du développement du processus révolutionnaire.

    Une étude réalisée par deux universitaires italiens a récemment noté que la pandémie et l’impact de la crise sur les relations sociales et économiques provoquent “un sentiment latent de mécontentement public tel que l’on pourrait s’attendre à une augmentation significative du niveau de conflit social dans la période post-épidémique”. Une analyse de la société de gestion des risques internationaux Verisk Maplecroft a également prédit que le choc économique de la pandémie, associé aux griefs existants, constituait une “tempête parfaite” qui rend “inévitable des soulèvements publics de grande ampleur”. Ces études ne font que confirmer l’analyse de cette nouvelle crise au sein d’ISA, qui y voit une amplification des tensions de classe qui s’étaient déjà accumulées pendant la période pré-Covid, et l’incubateur de développements sociaux et politiques encore plus explosifs et rapides – ainsi que de brusques changements d’humeur des masses dans les mois et les années à venir.

    Les analystes bourgeois ont souligné que les émeutes du pain ont été l’un des catalyseurs des révolutions au Moyen-Orient et en Afrique du Nord en 2010-2011 – un avertissement judicieux compte tenu du fait que les prix mondiaux des denrées alimentaires ont augmenté sans relâche pendant plusieurs mois consécutifs, alors que des millions de personnes perdaient leurs moyens de subsistance. Il est difficile de déterminer avec précision quel facteur ou quelle occasion conduira à des explosions et à quel moment, mais le degré de colère et de frustration collective qui couve dans le monde entier est tel que tout problème apparemment fortuit, qu’il s’agisse d’un scandale de corruption ou d’un acte de brutalité étatique, peut déclencher une éruption d’en bas presque partout.

    Comme Marx l’a expliqué, les gens font leur propre histoire non pas dans des circonstances de leur choix, mais dans des circonstances transmises par le passé. Cela inclut l’absence continue, à l’échelle mondiale, de partis de masse de gauche ayant une crédibilité et des racines parmi des couches importantes de la classe ouvrière. L’accélération actuelle des événements historiques reste, pour l’instant, combinée à un “talon d’Achille” assez prononcé, hérité de l’époque historique précédente, sous la forme de la faiblesse du facteur subjectif. Les principales tendances sous-jacentes sont le déroulement d’une crise profonde du capitalisme et l’émergence d’une opposition d’en-bas et de mouvements de la classe ouvrière. L’opposition, l’organisation et la conscience, bien qu’en développement, sont beaucoup moins importantes qu’elles ne pourraient l’être en raison de l’absence d’un facteur subjectif fort, qui pourrait agir comme un forum ou une “serre” pour leur développement. La conscience se développe également, et parfois ces changements seront dramatiques, mais pour le moment, dans un sens général, la classe ouvrière dans la plupart des pays n’est toujours pas une classe pour soi, ne menant pas encore pleinement ou consciemment la lutte de classe contre les formes d’exploitation et d’oppression du capitalisme. Des luttes et des événements très importants ont découlé de la Grande Récession et des conditions austères imposées dans de nombreux pays. Ceux-ci donnent un aperçu de ce qui se passera à l’avenir. Cependant, bien que ces événements aient fait progresser les choses, ils n’ont généralement pas été assez loin pour entraîner des percées qualitatives dans la plupart des pays, dans le sens où la classe ouvrière a organisé sa force ou a établi et consolidé des mouvements de masse de gauche forts et croissants. L’absence de percée de mouvements politiques forts a retardé la prise de conscience de certaines couches – ce qui s’est traduit par une confusion avant même la croissance dans certains pays des théories conspirationnistes pendant la pandémie. À un moment donné, les événements dans la société, en particulier la lutte, feront progresser la conscience générale, mais dans certains pays, il peut y avoir une situation contradictoire, polarisée et complexe au sein de la classe ouvrière, certains touchés par des idées progressistes tandis que d’autres peuvent être affectés par des idées populistes de droite, etc. Cependant, l’instabilité inhérente du système est telle que les conditions sont en constante évolution et il est très important de ne pas avoir une vision rigide ou schématique. En apparence, il peut parfois sembler que la société elle-même est bloquée ou que les différentes forces s’annulent mutuellement. Bien que des éléments contradictoires soient toujours présents, dans le passé, les camarades étaient plus habitués à des conditions objectives avec des phases distinctes qui tendaient à être généralement favorables, pour être remplacées par des phases moins favorables, etc. et vice versa. Aujourd’hui, nous devons comprendre que des développements positifs et réactionnaires peuvent avoir lieu exactement au même moment. Nous devons être politiquement forts, clairs et suffisamment disciplinés pour ne pas être désorientés par les aspects négatifs, pour y faire face mais pour nous concentrer sur la saisie des opportunités qui se présentent. Nous devons également montrer que le fouet de la réaction a toujours été un facteur important pour faire avancer la conscience des couches les meilleures et les plus avancées, et nous pouvons réaliser des gains essentiels parmi ces éléments vitaux au cours des mois et des années à venir. L’absence d’un facteur subjectif fort est également l’une des raisons pour lesquelles nous avons une perspective qu’il peut y avoir des explosions par le bas. L’absence de syndicats de combat et de partis pour la classe ouvrière peut signifier que les problèmes qui touchent les gens ne sont pas traités et que les conditions peuvent empirer. Mais tout comme un élastique trop tendu se casse inévitablement et de manière explosive, la colère des exploités et des opprimés peut également exploser. Nous devons discuter davantage de ce que peut être la nature de ces explosions. Dans certains cas, nous avons vu des explosions qui ont mis en branle des mouvements qui forgent avec ténacité une voie à suivre. Dans d’autres cas, les explosions ne sont pas signalées et, si elles se produisent, peuvent aussi se dissiper rapidement. Elles peuvent également contenir un potentiel exceptionnel et entraîner des changements qualitatifs dans les conditions et la conscience, notamment en jetant les bases d’une nouvelle organisation politique de la classe ouvrière. En plus de nous préparer à ce qui peut se passer dans les syndicats ou avec les nouvelles formations de gauche, nous devons également examiner de manière développée le potentiel des mouvements sur les femmes, le genre, le changement climatique, les luttes des travailleurs non organisés, les communautés opprimées et la jeunesse en général, en termes d’impact qu’ils peuvent avoir sur l’organisation politique et la compréhension de la classe ouvrière.

    Cependant, la classe ouvrière entre également dans les années 2020 avec l’expérience d’une décennie marquée par les répercussions économiques, politiques et sociales de ce qui était alors la plus grande crise capitaliste depuis des générations. Cette décennie a été marquée par d’importants épisodes de résistance de masse et même par des poussées révolutionnaires, qui ont tous laissé une empreinte profonde dans la conscience de millions de personnes et ont laissé au capitalisme – en particulier à sa variante néo-libérale – ainsi qu’à ses partis et institutions une autorité sérieusement diminuée. L’Indice mondial de la paix 2020 a calculé que les émeutes dans le monde ont augmenté de 282 % au cours des dix dernières années et les grèves générales de 821 % !

    Pour les “millennials”, et plus encore pour la “génération Z”, l’état “normal” du capitalisme est assimilé à une instabilité économique permanente et à une catastrophe environnementale. Nombre de ces millennials sont entrés dans la vie active pendant et après la dernière récession et sont maintenant frappés par une autre, encore plus brutale. Même avant l’effondrement du Covid, les jeunes – qui n’ont de plus en plus aucun souvenir de l’effondrement du stalinisme et de ses effets – étaient de plus en plus nombreux à rejeter le capitalisme et étaient plus ouverts aux idées socialistes, bien que la conscience reste confuse quant à ce que cela implique exactement et sur la manière dont le socialisme nécessaire peut être réalisé.

    Le discrédit du système capitaliste a été exacerbé par la crise de cette année. L’enquête de la “Victims of Communism Memorial Foundation”, menée par le cabinet de recherche YouGov, a révélé que le soutien au socialisme parmi la Génération Z (16 à 23 ans) aux États-Unis est passé de 40% l’année dernière à 49% cette année. Selon le même rapport, 60% des personnes âgées de 24 à 39 ans et 57% de la Génération Z soutiennent un “changement complet de notre système économique pour nous éloigner du capitalisme” : il s’agit d’augmentations de 8 et 14 points de pourcentage, respectivement, par rapport à l’année dernière. Les conditions nouvellement déclenchées par la pandémie entraînent un processus de radicalisation politique parmi les jeunes générations comme nous n’en avons probablement pas vu depuis des décennies – tout en provoquant même chez les générations plus âgées une prise de conscience croissante du fait que quelque chose ne va fondamentalement pas dans la manière dont la société est organisée, et que les développements sont liés à l’échelle internationale. Selon un sondage de la société de recherche EKOS, par exemple, 73 % des Canadiens de tous les groupes d’âge ont déclaré qu’ils s’attendaient à une “vaste transformation de notre société” lorsque la crise de Covid-19 prendra fin. L’humeur et la conscience des jeunes, qui ont été l’aiguillon de nombreux mouvements de protestation cette année, devraient être considérées comme un facteur potentiellement très important. Cela peut donner le ton et inspirer d’autres sections de la classe ouvrière en termes d’idées, de questions, de revendications et de lutte et avoir un impact sur les processus au sein de la classe ouvrière au sens large.

    Si, dans sa phase initiale, la crise actuelle semblait avoir presque “suspendu la politique”, repoussant les luttes de masse à l’arrière-plan, faisant ressortir des éléments de peur, de confusion et un certain “bénéfice du doute” attribué aux gouvernements nationaux, cette phase initiale n’a pas duré longtemps. Les grèves sauvages des travailleurs dans une série de pays ont été un signe précoce de la non-durabilité et du vide de la rhétorique de l’”unité nationale”.

    Sous la surface, la crise a considérablement épicé les ingrédients nécessaires pour que la colère généralisée éclate en conflits de classe ouverts et en mouvements de masse – avec une conscience généralement plus élevée que dans les mouvements qui ont marqué la décennie précédente. Les autres voies de radicalisation et de lutte qui ont caractérisé les années pré-Covid (oppression sexuelle et raciale, destruction de l’environnement, etc.), loin d’avoir disparu, ont été fortement accentuées – ne faisant qu’ajouter à ce mélange combustible.

    Bien entendu, il serait erroné de supposer que cela suivra une trajectoire rectiligne ou se développera de manière uniforme dans toutes les parties du monde. Le combustible que représente les luttes de masse n’est pas sans limites, les périodes de fatigue ainsi que les revers et les défaites sont inévitables en l’absence de partis, de dirigeants et de programmes capables de les faire avancer.

    Le facteur subjectif n’est pas en soi une condition préalable à l’apparition de mouvements de masse et même de révolutions. Même sans leadership, les luttes spontanées peuvent s’emparer de victoires temporaires, ou forcer la classe dirigeante à faire des pas en arrière et des concessions partielles – comme nous l’avons vu à maintes reprises ces derniers mois. Mais cette spontanéité finira par se heurter à des limites, et de telles concessions peuvent être reprises si ces mouvements ne sont pas capables de se hisser à un niveau plus élevé et plus organisé, notamment en adoptant un programme qui dépasse la logique du capitalisme.

    Le fait que l’ancien Premier ministre libanais Saad Hariri ait été chargé de diriger un nouveau cabinet alors que son précédent gouvernement avait été renversé par le soulèvement d’octobre dernier reflète non seulement l’impasse politique dans laquelle se trouve l’élite bourgeoise du pays, mais aussi les lacunes du mouvement qui n’a pas été en mesure d’articuler et d’imposer sa propre alternative de classe. Le rôle démesuré joué par des “figures accidentelles” dans certains des mouvements récents, comme l’imam Mahmoud Dicko dans les manifestations de masse au Mali, la dirigeante de l’opposition en exil Svetlana Tikhanovskaya dans les manifestations en Biélorussie, ou l’ancien prisonnier Sadyr Japarov propulsé à la présidence par les manifestations au Kirghizstan, témoigne du vide de leadership politique dans la classe ouvrière de ces pays.

    Par ailleurs, pratiquement partout, les directions syndicales ont, dans une plus ou moins large mesure, freiné les luttes des travailleurs, freinant ainsi le potentiel de résistance collective sérieuse contre la nouvelle offensive capitaliste sur l’emploi, les salaires et les conditions de travail. Cela n’a pas pu empêcher des luttes industrielles très importantes dans certains pays comme les Etats-Unis, la France et l’Inde. Néanmoins, dans ces circonstances, les chocs économiques brutaux qui se produisent et le spectre du chômage de masse peuvent exercer et exerceront parfois un effet stupéfiant sur la dynamique de la lutte des classes. La détresse économique de masse sans réponse collective tangible peut conduire à des actes de désespoir, au terrorisme individuel, à des émeutes désorganisées ou à des flambées de violence communautaire, sectaire ou tribale, ce qui est encore plus critique dans le monde néocolonial.

    La pandémie COVID-19 et la crise économique mondiale ont également fortement accéléré la tendance à la baisse du bien-être mental dans le monde entier, en particulier chez les jeunes. L’isolement physique, la fermeture des écoles, l’accès réduit aux soins de santé, les pertes d’emploi, l’anxiété économique accrue et la crainte de la catastrophe climatique ont produit une combinaison particulièrement toxique. Plus de la moitié (51 %) des 3 500 personnes interrogées dans sept pays par le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) ont déclaré que la pandémie avait eu un impact négatif sur leur santé mentale. Les experts avertissent tous que certains de ces effets seront durables. Une autre caractéristique de la maladie de la société est qu’aux États-Unis et dans certaines parties du Canada, l’espérance de vie, en particulier pour les hommes, a chuté. Un facteur clé est l’explosion des décès dus aux opioïdes qui ont tué plus de personnes en Colombie-Britannique que le COVID en 2020 – 1.716 contre 901. Les gouvernements continuent de traiter de nombreux problèmes de santé mentale avec le système pénal, donc refusent un approvisionnement propre et sûr en médicaments et la police agresse et assassine constamment les personnes souffrant de mauvaise santé.

    À Hong Kong, la lutte de masse de l’année dernière a subi une grave défaite, la peur et la démoralisation s’installant dans un contexte de répression accrue du régime chinois et de ses valets. L’éclatement des conflits militaires et l’augmentation des tensions nationalistes peuvent également affecter l’humeur des masses et traverser les raz-de-marée de la lutte des classes. En l’absence d’une forte empreinte de la classe ouvrière dans certains des mouvements, la dynamique de la “guerre froide” en jeu à l’échelle mondiale peut générer des illusions dans l’un des deux blocs impérialistes comme contrepoids à ce qui est perçu comme l’ennemi le plus immédiat – comme le montrent certaines des confusions entourant la soi-disant ‘‘Alliance du thé au lait‘‘, avec la jeunesse militante de Hong Kong, de Taïwan et de Thaïlande regardant vers les États-Unis “démocratiques” contre la Chine autocratique et les généraux thaïlandais.

    Cependant, les perspectives marxistes équilibrées ne sont pas un simple “jeu à somme nulle” ; en dépit des diverses complications, nous devons identifier les caractéristiques dominantes des processus en jeu à l’échelle mondiale. D’une manière générale, malgré les contradictions mentionnées et les différences entre les différentes parties de la planète, il ne fait aucun doute que la pandémie et la nouvelle crise mondiale ont contribué à faire avancer la conscience de classe plutôt que le contraire. Bien que repartant d’un point plus bas que l’année dernière, les luttes ont, dans de nombreux cas, suivi la même voie.

    Une caractéristique importante de la période actuelle réside dans le fait que le rythme des fluctuations conjoncturelles, c’est-à-dire la succession de périodes de hausses et de baisses dans la lutte des classes, de développements révolutionnaires et contre-révolutionnaires, a été immensément accéléré. Il en va de même pour le déplacement du centre de gravité géographique des luttes, qui se déplace d’un pays à l’autre et d’un continent à l’autre à un rythme accéléré. Le niveau des inégalités de classe et l’instabilité du système capitaliste dans son ensemble ont atteint des niveaux historiquement élevés à l’échelle mondiale, à tel point que la tâche des classes dominantes dans le contrôle du mouvement élémentaire des masses s’apparente de plus en plus à celle d’un pompier luttant pour éteindre un nombre croissant d’incendies.

    Alors que dans beaucoup de ces mouvements, la compréhension du rôle de la classe ouvrière dans la réalisation d’un changement efficace est encore à un point relativement bas, des actions et des méthodes plus nettement ouvrières ont façonné certains d’entre eux – attesté par le retour de la “grève de masse” dans des pays comme l’Indonésie, l’Afrique du Sud et le Belarus. Même le magazine Teen Vogue l’a récemment reconnu, la conscience de classe est en hausse sur tous les continents, et a été stimulée par la pandémie et les effets des confinements. Tout en étant conscients de leurs flux et reflux inévitables et de leurs limites politiques actuelles, nous pouvons affirmer avec confiance que les révoltes de masse, les révolutions et les conflits plus durs entre les classes, ainsi que des bonds plus sérieux dans la croissance du soutien aux idées socialistes et aux forces marxistes, seront l’un des traits dominants de la prochaine décennie.

    Le processus des luttes de masse, leurs victoires et leurs défaites, est aussi une expérience accumulée dont on tire des leçons et des conclusions. La récente vague de grèves en Iran, par exemple, a vu un niveau unique de coordination entre les différentes industries, les travailleurs de tous les secteurs débrayant en solidarité les uns avec les autres, y compris ceux de 54 installations pétrolières, gazières et pétrochimiques. Cela s’appuie clairement sur les leçons tactiques tirées des précédentes séries de luttes contre le régime. Et ce qui est vrai dans un seul pays l’est aussi, dans une certaine mesure, au niveau international.

    Les effets de décennies de mondialisation et le développement massif de la communication par Internet et les médias sociaux ont jeté les bases matérielles de l’avènement d’une nouvelle forme rudimentaire d’internationalisme, en particulier parmi les jeunes générations. Bien qu’elle ne soit pas encore dotée d’un complément organisationnel ou politique à part entière, cette perspective instinctivement internationaliste et cette propension à regarder les luttes menées dans d’autres pays pour s’en inspirer et en tirer des enseignements, a été un trait caractéristique des mouvements récents, ce qui a facilité leur propagation rapide. Le caractère pleinement universel de la pandémie et de la crise économique, plus profondément mondiales que la Grande Récession de 2008, a renforcé l’idée qu’aucun des problèmes actuels ne peut être traité dans un cadre purement national. À l’heure où les tambours du nationalisme des classes dominantes battent de plus en plus fort, les idées de coopération internationale, de solidarité et de lutte transfrontalières de la classe ouvrière ont déjà trouvé et continueront de trouver un écho parmi les couches croissantes de travailleurs et de jeunes – comme l’illustrent de façon éloquente les grèves climatiques mondiales de l’année dernière, ou encore BLM et le mouvement antiraciste mondial cette année. Les initiatives d’ISA et de ses sections, basées sur ce sentiment internationaliste croissant, comme nous l’avons fait en réaction au conflit en Méditerranée orientale ou à l’accord de “normalisation” entre le Soudan et Israël, peuvent agir comme un paratonnerre pour ces couches. Le sentiment que ce système est brisé et n’offre aucun avenir est probablement à un niveau historique depuis la période qui a suivi immédiatement la première guerre mondiale ; de plus, les luttes de masse augmentent à l’échelle mondiale avec les mouvements explosifs de 2019 et 2020. En même temps, l’idée de ce à quoi pourrait ressembler une alternative au système actuel et surtout la question de savoir comment y parvenir est encore très floue. Lié à cela mais aussi à la bourgeoisification des anciens partis de la classe ouvrière et au rôle que les syndicats ont joué au cours des dernières décennies, la préparation à l’organisation est encore très faible. Cet obstacle ne pourra être surmonté que par l’augmentation de la lutte de classe, des victoires et des expériences vécues par des couches plus larges.

    Écoles et hôpitaux : une poudrière sociale

    Au cours de la pandémie de Covid-19, l’importance stratégique des travailleurs de la santé et de l’éducation dans la reproduction, la formation et la préservation physique de la main-d’œuvre actuelle et future a été mise en évidence de façon extrêmement nette.

    Dans de nombreux pays capitalistes avancés, en raison de la désindustrialisation, les hôpitaux sont parmi les lieux de travail qui rassemblent le plus de main d’oeuvre. Comme ASI l’avait identifié à un stade antérieur de la crise, les travailleurs des secteurs de la santé, de l’aide sociale et autres, ayant été confrontés à des risques accrus dans leur travail tout en bénéficiant d’un degré unique de sympathie de la part du public, ont vu leur colère et leur confiance renforcées, et se sont engagés dans des actions de grève militantes dans le monde entier – y compris, peut-être de manière plus frappante, dans un grand nombre de pays africains. Le slogan observé lors des manifestations des professionnels de la santé en France entre la première et la deuxième vague de Covid-19, “finis les applaudissements, place à la mobilisation”, traduit une impatience largement partagée de régler les comptes avec les politiciens capitalistes qui ont fait des ravages dans le secteur. Si cette tendance peut être temporairement submergée par la pression de la charge de travail dans le contexte de nouvelles vagues virales, elle peut revenir avec une vigueur renouvelée une fois que la pandémie se sera calmée. La pandémie est venue s’ajouter à une contradiction croissante du système capitaliste dans la période actuelle : en raison de la façon dont la société s’est développée, de plus en plus de personnes dépendent du secteur de la santé ou du secteur social. La société vieillit, la dégradation des conditions de travail et de vie a un impact négatif sur la santé physique et mentale de la classe ouvrière et des jeunes, et la pauvreté et le sansabrisme augmentent. L’importance du secteur ne cesse donc de croître, de même que sa position dans la société. En même temps, dans une situation de crise économique, les capitalistes sont désireux de réduire les conquêtes historiques de la classe ouvrière et veulent également ouvrir le secteur de la santé et du social au capital privé. Tout cela fait de la santé et du secteur social un champ de bataille central dans la lutte des classes d’aujourd’hui. Partout dans le monde, nous pouvons observer les luttes de classe les plus combatives dans ce secteur. La crise sanitaire ne fera qu’accélérer ce processus. C’est pourquoi notre Internationale et toutes les sections doivent développer une orientation stratégique vers les travailleurs du secteur de la santé et du social.

    La pandémie a également propulsé les enseignants et leurs syndicats au premier plan du débat sur la manière de rouvrir les écoles en toute sécurité. Les fermetures d’écoles et d’universités ont touché plus d’un milliard d’étudiants dans le monde, devenant une épine centrale dans le pied de la classe capitaliste en raison de l’effet boule de neige que ces fermetures ont eu sur le reste de la classe ouvrière. Dans le même temps, elles ont profondément affecté les familles de la classe ouvrière, nuisant au développement des enfants et augmentant la charge au sein des ménages individuels, et exacerbant la pression, en particulier sur les épaules des femmes. D’un autre côté, cette situation a considérablement renforcé la confiance en soi des enseignants et des travailleurs de l’éducation, faisant de ce secteur un autre champ de bataille probable dans les luttes à venir, comme nous l’avons déjà vu en France avec la “grève sanitaire” des enseignants en novembre 2020.

    En Grande-Bretagne, le plus grand syndicat d’enseignants, le NEU, a vu ses effectifs augmenter de plus de 50 000 nouveaux membres depuis le début de la pandémie – le plus haut niveau jamais enregistré depuis de nombreuses années. Aux États-Unis, le soutien public aux syndicats n’était que de 48 % en 2009 pendant la Grande Récession, mais il est maintenant de 65 % selon le dernier sondage Gallup de juillet-août 2020. Si la situation du mouvement syndical varie fortement d’un pays à l’autre, ces chiffres mettent en lumière le potentiel des syndicats à se renforcer dans cette période convulsive, si leurs dirigeants sont prêts à se battre – ou sont poussés à le faire. Sous la pression de la base, certains syndicats seront parfois poussés à agir plus loin que ne le voudraient leurs dirigeants. Cependant, la profondeur de la dépression économique, les licenciements massifs dans de nombreux pays et la polarisation accrue des classes signifient également que l’inertie, les conciliations et les trahisons (qui sont les sous-produits d’une approche réformiste des dirigeants syndicaux) peuvent aussi se traduire plus rapidement par de graves chutes des adhésions aux syndicats, et précipiter des syndicats entiers dans la crise. Cela peut à son tour entraîner des scissions ou la création de nouvelles formations syndicales potentiellement plus militantes. Le travail des socialistes révolutionnaires pour aider à construire et à diriger un mouvement syndical combattant est donc d’autant plus crucial dans cette conjoncture. Mais il faudra aussi une énorme flexibilité aux socialistes, pour ne pas laisser les syndicats traditionnels aux mains de la bureaucratie tout en participant à toute percée significative dans le développement de nouvelles structures syndicales, et tout en articulant des propositions concrètes pour une action unie de la classe ouvrière dans les syndicats.

    Les secteurs qui ont été en première ligne des luttes au cours de l’année dernière sont également fortement féminisés. Il en va de même pour les secteurs les plus touchés par la crise économique, comme le commerce de détail, l’hôtellerie et le travail domestique. Comme l’illustre la lutte des travailleurs de Debenham en Irlande, qui a duré des mois, les femmes de la classe ouvrière ont été propulsées au premier plan de la résistance mondiale contre l’assaut capitaliste. Poursuivant une dynamique observée dans le monde entier ces dernières années, les femmes ont également joué un rôle de premier plan dans les mouvements de masse de cette année, du Nigeria au Belarus. En Thaïlande, elles ont apporté leurs propres revendications dans la lutte de masse des jeunes, dénonçant l’écart de rémunération entre les sexes, la culture du viol, les lois restrictives sur l’avortement et la marchandisation du corps féminin.

    Dans le contexte d’une crise où les femmes ont dû faire face à une pression économique renouvelée, à des attaques contre leurs droits reproductifs et à une augmentation spectaculaire de la violence sexiste dans tous les domaines, le potentiel de lutte sur des questions directement liées à l’oppression sexiste reste élevé – comme le soulignent à nouveau les protestations qui ont déferlé sur l’Inde après le viol et le meurtre brutal d’une jeune fille Dalit dans l’état d’Uttar Pradesh au nord ; ou en Turquie, où des milliers de femmes sont descendues dans la rue dans plusieurs villes au cours de l’été contre les féminicides et la violence domestique, les manifestations les plus importantes depuis le début de la pandémie.

    Mais c’est sans doute en Pologne que le potentiel de ces questions à entraîner des bouleversements sociaux majeurs, a été le plus vivement exprimé. L’attaque frontale du gouvernement de droite du PiS contre le droit à l’avortement a provoqué les plus grandes manifestations du pays depuis les années 1980 – alors qu’il était en situation de pandémie et de confinement – avec un climat de révolte nettement plus déterminé, plus répandu et plus politique que lors du mouvement qui a eu lieu il y a quatre ans. Une sorte de grève générale “en gestation” était présente, qui aurait pu se concrétiser en une véritable grève si la direction du syndicat avait été à la hauteur. Cette explosion soudaine a pris le gouvernement totalement par surprise, l’ébranlant jusqu’à ses fondements et le forçant à un retrait partiel.

    Le fait qu’un recul massif des droits des femmes se produise après des années de luttes historiques des femmes au niveau international met clairement en évidence l’échec des idées réformistes à atteindre l’égalité des sexes, et conduira de plus en plus de femmes de la classe ouvrière à des conclusions révolutionnaires.

    Développement dramatique aux États-Unis

    Cette année a commencé par une campagne présidentielle déferlante de Bernie Sanders dont le programme était plus à gauche qu’en 2016. La campagne de Sanders a représenté une menace sérieuse pour l’establishment néolibéral du Parti démocrate qui a mené une campagne féroce pour le bloquer et remettre l’investiture au très faible Joe Biden. Sanders a capitulé face à cet assaut et a laissé les travailleurs et la jeunesse progressistes sans direction efficace dans une année de crise profonde. Cependant, le soutien aux éléments clés de son programme n’a pas diminué.

    Il est important de garder cela à l’esprit lorsque l’on considère ce qui s’est passé depuis. Trump a mal géré la pandémie, entraînant la mort de centaines de milliers de personnes dans le pays capitaliste le plus puissant du monde. Il y a eu des effets économiques catastrophiques, notamment de longues files d’attente pour la nourriture dans tout le pays. Environ une famille sur trois avec enfants a été confrontée à l’insécurité alimentaire au cours des derniers mois. Tout cela a révélé au monde l’horrible réalité des inégalités massives et de la précarité, ainsi que l’état désastreux des soins de santé publics aux États-Unis.

    La renaissance du mouvement Black Lives Matter a été directement affectée par ces conditions. Il s’agissait d’une rébellion multiraciale de jeunes, menée par des jeunes Noirs, contre le racisme et un avenir de plus en plus sombre sous le capitalisme. Ce fut le plus grand mouvement de protestation de l’histoire des États-Unis, qui a temporairement mis les réactionnaires en retrait et a eu un effet positif significatif sur la conscience des masses. Cependant, il manquait également une direction, un programme, une structure démocratique et une stratégie clairs pour obtenir des gains tangibles. Cela a rendu la capitulation de Sanders – qui aurait pu jouer un rôle important à cet égard – encore plus criminelle. Les démocrates des grandes villes ont réussi à user le mouvement et à exploiter les erreurs gauchistes d’une partie du mouvement. Cela a donné à Trump une ouverture qu’il a exploitée.

    Résultats de l’élection présidentielle

    La défaite de Donald Trump a été accueillie avec soulagement par des centaines de millions de personnes dans le monde entier. Il s’agit objectivement d’un recul important pour le populisme de droite et l’extrême droite au niveau international. Les gens ordinaires ont surmonté la tentative massive pour les écarter des urnes, l’éviction manifeste d’électeurs dans de nombreux États, visant en particulier les électeurs noirs et latinos, et les menaces incessantes de Donald Trump de voler les élections. La classe dirigeante a également clairement indiqué qu’elle ne voulait pas que la démocratie bourgeoise soit davantage minée et a utilisé les médias pour défendre sans relâche l’”intégrité” de l’élection et du processus de comptage des votes.

    Cependant, l’ampleur du vote pour Trump, malgré sa gestion désastreuse de la pandémie, contient de sérieux avertissements pour le mouvement ouvrier s’il ne parvient pas à construire une véritable alternative de gauche aux démocrates au cours de la prochaine période.

    Comme notre section américaine l’a expliqué dans ses publications, Trump a obtenu le soutien de la grande majorité qui considère l’économie comme la question clé ; il a également obtenu le soutien de 40% des membres des syndicats à travers les États-Unis. Bien que nous rejetions fermement l’analyse qui réduit le résultat au “racisme blanc”, il est vrai que la droite populiste consolide une base au sein de la classe ouvrière et de la classe moyenne blanche basée en partie sur le racisme.

    Mais en même temps, une proportion légèrement plus élevée de l’ensemble de la classe ouvrière blanche a soutenu Biden par rapport à Clinton en 2016. Ceci est une indication de ce que Sanders aurait pu faire s’il avait été le candidat plutôt que Biden qui n’avait littéralement rien à dire à aucune section de la classe ouvrière et qui a ouvertement rejeté un système national d’assurance maladie (Medicare-for-All) et le Green New Deal.

    Le résultat signifie que la polarisation massive va se poursuivre et avec elle l’affaiblissement supplémentaire des institutions bourgeoises. L’establishment du Parti Républicain, qui a été fermement placé sous le contrôle de Trump, n’a pas de voie directe pour reprendre le contrôle à court terme. Mais il existe de profondes contradictions au sein du Parti républicain qui pourraient, à un moment donné de la prochaine période, conduire à une scission et à la formation d’un parti d’extrême droite plus clairement défini. Trump utilise actuellement la phase post-électorale pour consolider davantage sa base autour du récit concernant le vol de l’élection.

    Bien que ce soit une évolution dangereuse, elle pourrait également servir de “fouet de la contre-révolution” pour des développements à gauche. Les divisions au sein du Parti Démocrate ont été très visibles, les “modérés” attaquant AOC et la gauche comme cause de leurs pertes dans les élections au Congrès. Dans le même temps, AOC et le “Squad” à la Chambre des représentants ont été renforcées et pourraient être déterminantes dans l’équilibre du pouvoir.

    Avec des millions de personnes, en particulier des jeunes, radicalisées par la crise économique du capitalisme, le désastre climatique qui se développe et la lutte contre l’oppression raciale et d’autres formes d’oppression, il n’y a pas eu de plus grand espace objectif pour une alternative politique de gauche aux États-Unis depuis au moins les années 1970. La possibilité de reconstruire un mouvement ouvrier combattif a également été clairement démontrée par la révolte des enseignants de 2018 et la vague de grèves qui a suivi.

    Le facteur manquant est le leadership et les figures clés de la gauche, comme AOC, sont toujours embourbées dans le Parti Démocrate, réduites à se plaindre de ne pas être prises au sérieux par la direction. Mais ils seront soumis à une pression massive pour prendre position contre Biden au cours de la prochaine période, alors que la crise entre dans une nouvelle phase.

    Perspectives nationales pour l’administration Biden

    Biden dit qu’il va “dépenser de l’argent” pour faire face à la crise, ce qui peut paraître audacieux. Mais c’est littéralement ce que le FMI et la Réserve fédérale exhortent le gouvernement américain à faire. Bien sûr, dépenser de l’argent dans une situation d’urgence n’est pas la même chose que de s’engager dans des programmes à plus long terme qui bénéficieraient matériellement aux travailleurs. De tels engagements sont largement absents bien que Biden pourrait inverser les décrets de Trump qui sapent la réglementation environnementale et restreignent l’immigration, ce qui pourrait prolonger un peu sa période de “lune de miel”. Dans le même temps, les gouvernements locaux dirigés par les démocrates se préparent à mettre en œuvre des coupes massives dans les programmes sociaux.

    Mais les deux prochaines années ne seront pas comme en 2008-10, lorsque le mouvement ouvrier et la gauche ont refusé de dégager Obama, qui a renfloué les banques alors que des millions de personnes perdaient leur maison. Il y avait de véritables illusions en Obama qui n’existent pas en Biden et les travailleurs résisteront fortement à une répétition de ce qui s’est passé il y a dix ans. Nous ne pouvons pas être sûrs de la date et de la manière dont le conflit entre les travailleurs, les jeunes contre le gouvernement Biden va se développer, mais nous pouvons être absolument certains qu’il y aura de nombreux points chauds potentiels, notamment la menace d’expulsions massives, la lutte contre les coupes budgétaires au niveau des villes et des États et les menaces de la Cour suprême de droite sur le droit à l’avortement. Essayer d’utiliser les mêmes règles du jeu néolibérales qu’Obama aura des résultats très différents cette fois-ci.

    Cependant, si le mouvement ouvrier et la gauche ne parviennent pas à se montrer à la hauteur de la situation et à fournir une alternative claire, il y aura une grande ouverture pour que l’extrême droite puisse se développer au cours des prochaines années. Comme nous l’avons dit, le trumpisme pourrait être suivi d’un phénomène encore plus dangereux.

    L’administration Biden et la politique étrangère

    La principale question que nous devons nous poser est de savoir dans quelle mesure l’administration Biden représentera une “remise à plat” dans les relations mondiales. Biden prendra rapidement des mesures qui permettront de distinguer nettement la nouvelle administration de celle de Trump, du moins au niveau de la rhétorique. Il réintégrera l’Accord de Paris sur le climat que les États-Unis viennent de quitter officiellement ainsi que l’OMS. Plus largement, il renouera avec les institutions capitalistes mondiales que Trump a abandonnées et les alliances traditionnelles des États-Unis comme l’OTAN.

    Mais l’accord de Paris est extrêmement limité et le retour des États-Unis ne signifiera pas en soi un changement sérieux dans la course effrénée au désastre climatique. De même, mettre fin à la rhétorique “Amercican first” et chercher à s’engager dans l’OMC peut ralentir la croissance du protectionnisme. Mais c’est loin d’inverser la tendance de ces dernières années. M. Biden a promis de ramener des emplois à domicile sous l’étiquette “Made in America”.

    Cela est particulièrement clair dans le conflit entre les États-Unis et la Chine. Biden peut chercher, par exemple, à conclure un accord avec la Chine pour réduire les droits de douane, mais la politique américaine de “partenariat” avec la Chine, qui a commencé avec la visite de Nixon en 1972 et a conduit à l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2000, est maintenant définitivement terminée. Comme nous l’avons souligné, ce n’est pas seulement le résultat de la politique économique nationaliste de Trump, mais reflète un changement plus large de la classe dirigeante américaine. Même avant Trump, l’objectif d’Obama, avec l’alliance commerciale du TPP dont Trump s’est retiré, était d’”encercler” la Chine et de contenir son développement ultérieur. On peut s’attendre à ce que Biden insiste sur les “droits de l’homme” dans le cadre de la campagne d’endiguement de l’impérialisme américain dans une bien plus large mesure que Trump. Nous ne devons pas nous attendre à un changement sérieux dans le conflit sur les technologies ou dans les mouvements généraux vers le découplage.

    Biden et son équipe sont certainement déterminés à tenter de relancer l’accord nucléaire iranien, mais dans la pratique, cela s’avérera très difficile. L’Iran indique qu’il demandera des dédommagements pour les sanctions de Trump, ce qui serait probablement politiquement impossible à accepter pour Biden. Des élections en Iran sont également prévues l’année prochaine, ce qui pourrait ramener la présidence à la ligne dure du régime et ajouter aux complications pour une relance de l’accord. Certains éléments indiquent que M. Biden adoptera une position moins amicale à l’égard du régime saoudien. Le retrait de la Maison Blanche de Trump, que Mohamed Bin Salman avait utilisé comme couverture pour s’engager dans une campagne massive de centralisation du pouvoir autour de lui, pourrait raviver les querelles intestines au sein de l’élite dirigeante saoudienne. Les relations avec Nétanyahou seront glaciales, car il est probable que l’administration de Biden tentera d’apparaître moins agressive et moins provocatrice en faveur du régime israélien, et rouvrira les lignes de communication avec la direction palestinienne, qui s’était effondrée sous Trump. Cependant, il ne semble pas que la chimère d’un accord de paix soutenu par l’impérialisme entre Israël et les Palestiniens soit une priorité pour Biden dans tous les cas.

    La victoire de Biden est la bienvenue pour les dirigeants des principaux pays de l’UE, mais pas pour les gouvernements de Hongrie, de Pologne, de République tchèque et de Slovaquie, et il adoptera certainement une attitude plus antagoniste à l’égard de la Russie. Il s’oppose au Brexit mais reconnaît qu’il s’agit essentiellement d’un accord conclu.

    La polarisation politique s’approfondit

    L’austérité implacable, l’inégalité croissante et la concurrence entre les pauvres pour les services sociaux, qui ont déjà sapé l’acceptation sociale du néolibéralisme, sont les principales caractéristiques de la crise actuelle. Les représentants politiques, de gauche et de droite, les institutions ont tous été perçus par des couches de plus en plus importantes comme faisant partie des forces qui œuvrent en faveur d’un statu quo favorisant les élites. En outre, la position des principales directions syndicales a été considérablement réduite au cours de la dernière période, à des degrés divers selon les pays et au sein des pays. Les guerres prétendant rendre le monde plus sûr et étendre la “démocratie” ont au contraire produit plus d’insécurité, des dictatures brutales et un terrorisme d’une ampleur jamais vue auparavant. Les “révélations” et les rumeurs sur l’”État profond” et l’influence des services secrets des puissances étrangères sapent encore plus la crédibilité déjà affaiblie des institutions capitalistes. La lutte pour les ressources et les richesses a encore accru les tensions entre les blocs commerciaux, les pays et même les régions à l’intérieur des pays, alimentant les questions nationales et ouvrant des fissures entre les autorités locales, régionales et nationales. L’escalade des catastrophes environnementales renforce le sentiment d’urgence de la lutte contre le changement climatique, mais effraie également ceux qui dépendent des industries polluantes pour vivre. Ce creuset de contradictions alimente la déception, l’insécurité, la méfiance et l’anxiété, énormément aggravées par l’incapacité du système à faire face à la crise sanitaire ainsi qu’à la dépression économique.

    En octobre 2020, dans un sondage d’opinion en France, 79 % des personnes interrogées ont indiqué qu’elles envisageraient de voter contre le système. Cela s’inscrit dans une tendance internationale, qui s’est traduite par des mouvements sociaux au cours de l’année écoulée. Les partis politiques ou les personnalités prêtes à exploiter audacieusement cette tendance pourraient faire des progrès. Malheureusement, à l’échelle internationale, aucune figure de gauche ou nouvelle formation de gauche ne semble prête à relever le défi à ce stade ; ils se veulent plutôt constructifs et respectables. Les figures de gauche au sein du Parti travailliste britannique et du Parti démocrate américain reflètent une tendance croissante à la gauche dans la société, mais elles ont plus ou moins capitulé devant l’establishment. Dans le cas du “Squad” aux États-Unis, elles peuvent être poussées vers la gauche sous la pression de leur base à un stade ultérieur. Dans d’autres cas, la “nouvelle gauche” n’a pas su structurer une force politique organisée capable de consolider les gains électoraux, de s’engager dans la lutte et de permettre aux luttes de se refléter dans leurs rangs, et de commencer ainsi à construire des racines solides sur les lieux de travail et dans les communautés de la classe ouvrière. De différentes manières, les limites de la France Insoumise de Mélenchon et la structure politique d’AMLO reflètent toutes deux cet arrêt à mi-chemin dans la direction d’un nouveau parti de gauche, par des leaders qui ont fait un demi-pas dans cette direction.

    La plupart des dirigeants syndicaux craignent également les conséquences de ce qui pourrait être déclenché s’ils devaient traduire cette colère et cette frustration massives en demandes et actions concrètes. La gauche syndicale à ce stade est beaucoup plus faible qu’elle ne l’était il y a des décennies et commence seulement à se reconstruire dans certains pays, et n’est pas en mesure de dépasser et de contourner l’appareil bureaucratique dans la plupart des cas.

    Le populisme de droite et l’extrême droite

    Cela offre aux populistes de droite et même d’extrême droite l’occasion de se poser comme la principale, sinon la seule force antisystème. Même après quatre ans de présidence, avec toutes ses insultes racistes et misogynes, après avoir mal géré la crise sanitaire, Trump a réussi à se poser encore comme “anti-establishment”, le défenseur de la classe ouvrière blanche tout en attirant une couche importante de Latinos et même de Noirs. Trump et l’extrême droite ont exploité la peur de la privation, de l’exclusion du travail à cause des confinements dû au Covid-19, pour se faire passer pour les défenseurs de la “liberté”. La méfiance à l’égard de l’establishment après des années de désillusions, de trahisons et de mensonges purs et simples est saisie pour alimenter les théories du complot. Un sentiment de patriotisme visant à restaurer l’ordre public est suscité pour protéger “notre mode de vie” contre la soi-disant anarchie promue par “la gauche”, alimentée par la “mafia des syndicats et du Parti Démocrate” ainsi que par “l’État profond”, pour plonger les États-Unis dans la décadence.

    Les populistes de droite et l’extrême droite en Europe jouent des airs similaires. L’intensification du racisme, la promotion de l’ordre public et la défense de “nos valeurs chrétiennes” sont désormais complétées par l’exploitation de la peur des petits entrepreneurs qui seront contraints de fermer, la saisie de la frustration liée aux mesures antidémocratiques infligées aux gens ordinaires pendant que les grandes entreprises continuent à fonctionner et l’utilisation de la colère et du manque de confiance dans les principaux politiciens, la presse et les institutions bureaucratiques.

    Il existe cependant de sérieuses limites, avec des éléments d’extrême droite qui sortent du cadre et provoquent une contre-réaction beaucoup plus importante. La gauche antifasciste grecque a repoussé Aube Dorée au point que l’establishment s’est senti obligé de les laisser tomber au moins pour le moment. Bien qu’il s’agisse d’une victoire importante, nous ne pouvons pas exclure que le néofascisme revienne plus tard sous un nouveau nom. Les groupes de combat néo-fascistes, petits mais en pleine croissance, sont des outils utiles pour les partis d’extrême droite, mais leur présence conduit également à des conflits internes et à des scissions qui peuvent repousser temporairement l’extrême droite sur le plan électoral.Les alliances entre les conservateurs de droite et les crypto-fascistes sous le toit du populisme de droite restent instables. La croissance et le succès de l’AFD allemande sont encore et toujours paralysés par la lutte interne entre les deux ailes droites. D’un côté, le groupe radical anti-establishment autour du fasciste Björn Höcke veut un lien plus étroit avec les mouvements, du raciste Pegida à Querdenken qui nie la Covid, et a un programme social nationaliste. Tandis que le groupe patriotique conservateur autour de Jörg Meuthen veut rendre le parti prêt à participer au gouvernement dans le cadre d’un programme protectionniste et néolibéral. Les conservateurs nationalistes profitent de l’image anti-establishment que le parti a, et les crypto-fascistes ont besoin des conservateurs nationalistes comme d’une feuille de vigne bien visible. Les deux ailes ont besoin l’une de l’autre pour survivre, mais elles ne peuvent pas non plus vivre ensemble. Leur conflit pourrait s’intensifier à un stade ultérieur et conduire à une nouvelle scission.

    Populariser des idées réactionnaires à partir de l’opposition, reprises et adoptées ensuite par des partis plus traditionnels, est une chose, mais en tirer une politique gouvernementale cohérente nécessiterait une ingérence si poussée dans les décisions économiques que cela les mettrait directement en collision avec les classes dirigeantes dont elles visent à servir les intérêts. Lorsque les motifs idéologiques sont mis de côté, le carriérisme et l’avidité prennent le dessus, comme l’illustre si bien l’ancien vice-chancelier autrichien Strache. Tant que le terreau sur lequel ils peuvent construire ne disparaitra, rien ne garantit que les populistes de droite et l’extrême droite subiront automatiquement une défaite électorale en participant au gouvernement. Il est néanmoins frappant de constater que le FPÖ en Autriche et la Lega en Italie sont tous deux en baisse dans les sondages. Une partie de la base sociale de la Lega est maintenant récupérée par Fratelli d’Italia, encore plus à droite.

    Cependant, l’obstacle fondamental, celui sur lequel nous devons nous appuyer, est la compression de leur base sociale historique, les classes moyennes, en faveur d’une classe ouvrière en croissance numérique. Le rapport de forces potentiel entre les classes, même lorsque la classe ouvrière est faible sur le plan organisationnel et politiquement confuse, est le principal obstacle à des politiques populistes de droite et d’extrême droite décisives. Même lorsque les populistes de droite autoritaires s’appuient sur une bourgeoisie nationale naissante, dans la plupart des pays d’Europe centrale et orientale, cela limite néanmoins énormément leur capacité à imposer leur politique. C’est ce qu’a démontré le mouvement massif en faveur de la nouvelle loi sur l’avortement en Pologne. L’appel de Kaczyński à rejoindre les milices fascistes pour protéger les églises et la menace de poursuivre les organisateurs en justice avec des peines allant jusqu’à huit ans d’emprisonnement ou encre d’infliger des amendes aux participants, ont tous été balayés par le flot massif de manifestants, dont beaucoup sont des femmes et des hommes de la classe ouvrière.

    L’homme fort de l’Inde, Modi, à la tête d’un gouvernement nationaliste de droite, chauvin et hindouiste, a néanmoins été confronté en janvier 2020 à une grève générale de 250 millions de personnes et, surtout, à des protestations massives contre sa loi sur la citoyenneté de 2019. D’autres hommes forts populistes de droite comme Orban ou Bolsonaro pourraient faire face à une résistance similaire. La défaite de Trump, que ce soit après un vote record, ajoutera encore à leurs limites.

    Il est compréhensible que certains identifient instinctivement au fascisme des gens comme Trump, Modi ou Loukachenko. Les courants néo-staliniens et anarchistes, les figures de l’establishment et les bureaucrates syndicaux promeuvent cette fausse idée qui justifie l’unité entre les classes contre “l’ennemi principal”, en écartant les questions sociales qui sont à la base de l’attrait plus large pour des populistes de droite et de l’extrême droite.L’absence d’une véritable alternative de gauche ou d’un mouvement ouvrier combattif faisant un appel de classe clair permet aux populistes de droite d’avoir une plus grande ouverture à des sections de la classe ouvrière sur la base qu’ils combattent les “élites libérales urbaines”. A moins d’être contesté, le danger est que le populisme de droite puisse ouvrir la porte à l’extrême droite et s’enraciner plus profondément à la fois dans la classe moyenne et dans les sections plus aliénées de la classe ouvrière. Mais dans la plupart des pays, les véritables forces organisées de l’extrême-droite et certainement du fascisme restent à ce stade objectivement très faibles.

    Le vrai fascisme est un mouvement de masse dont le but est de détruire toute organisation de la classe ouvrière et de l’atomiser. Il exige une défaite décisive de la classe ouvrière. Bien qu’en certaines occasions, la classe dominante se serve de groupements fascistes ou paramilitaires comme force auxiliaire pour semer la terreur et la division au sein de la classe ouvrière et des couches opprimées (comme le fait le RSS en Inde par exemple), le danger que des forces fascistes s’emparent du pouvoir de l’État pour écraser le mouvement ouvrier n’est pas à l’ordre du jour. Au-delà du changement objectif de l’équilibre des forces de classe qui rend une telle option plus impraticable, les classes dirigeantes d’aujourd’hui ne ressentent pas le même besoin de s’engager dans cette voie que dans les années 1930 en Allemagne, en Italie et en Espagne, lorsqu’elles avaient une peur viscérale et immédiate de la révolution socialiste. Le fait de le souligner ne signifie en aucun cas une sous-estimation des dangers. Si la classe ouvrière reste faiblement organisée et politiquement confuse, on ne peut pas exclure des défaites majeures qui pourraient faire place à une répression plus brutale et à une nouvelle croissance, encore plus dangereuse, de l’extrême droite. La question clé est la résistance de la classe ouvrière, sa force organisationnelle, son programme, sa stratégie et sa tactique, ainsi que le leadership forgé par ses expériences.

    Nouvelles formations de gauche

    Lorsque nous avons soulevé pour la première fois la nécessité de “nouveaux partis des travailleurs” au milieu des années 90, cela a été contesté à gauche. Notre analyse selon laquelle l’effondrement du stalinisme rendait très probable la “bourgeoisification” des organisations politiques de masse était à la fois pointue et confirmée par les événements. Notre perspective et la base de notre appel programmatique pour de nouveaux partis des travailleurs ont également été confirmées dans le sens où il y a eu de nombreuses tentatives au cours des deux décennies suivantes pour établir de nouvelles entités à la gauche de la social-démocratie, qui dans certains pays sont rapidement devenues des facteurs importants. Dans certains pays, ce processus a reçu un élan particulier dans la période qui a suivi la Grande Récession. Cependant, il est également vrai que notre attente de la construction générale de nouveaux partis de masse ne s’est pas réalisée.

    Certaines des formations établies ont rapidement disparu, d’autres ont été supplantées par de nouvelles, certaines continuent d’exister et pourraient encore jouer un rôle important à l’avenir. Le nouveau parti le plus important à se développer avant la Grande Récession, la Rifundazione Communista italienne (fondée en 1991), qui comptait la participation active de dizaines de milliers de militants ouvriers, a été détruit lorsqu’il est entré dans le deuxième gouvernement d’austérité Prodi (2006-8). Le réformisme donne la priorité à l’arithmétique et aux manœuvres parlementaires sur la confiance dans le pouvoir de l’organisation, de la mobilisation et de la lutte de la classe ouvrière comme moteur du changement. Malheureusement, la politique erronée de “coalitionisme” avec les partis pro-capitalistes, en soi une expression claire de la faillite de l’approche du réformisme des temps modernes, a été répétée ad nauseum par les dirigeants de nombreuses nouvelles formations dans la période qui a suivi, souvent avec des conséquences dévastatrices.

    Suite à l’effondrement de la PRC, les effets de sa trahison et de la démoralisation qu’elle a provoquée se font encore sentir aujourd’hui. Toutefois, à l’époque, la mondialisation battait son plein et bien qu’il y ait eu des mouvements antimondialisation et anti-guerre pendant cette période, la lutte de classe internationalement se situait à un niveau différent de ce qu’elle est devenue au lendemain de la grande récession et à l’approche de la crise actuelle.

    De nouvelles formations de gauche se sont formées dans une période d’attaques permanentes contre les conditions de travail et de vie. Contrairement aux anciens partis sociaux-démocrates et communistes qui avaient cimenté une base de masse et entretenaient des liens étroits avec la classe ouvrière pendant une longue période de stabilité capitaliste caractérisée par des gains pour la classe ouvrière, surtout en occident après la Seconde Guerre mondiale, les nouvelles formations de gauche ont été immédiatement mises à l’épreuve par les exigences de l’époque du néolibéralisme. Leur existence a donc été, par nature, plus instable. Tout en obtenant une représentation électorale considérable dans un certain nombre de pays, elles sont restées principalement des “partis de pression” jusqu’à la grande récession de 2008-2009 et les attaques vicieuses contre les travailleurs qui ont suivi. Puis, après une première période de paralysie, certains sont rapidement devenus des candidats au pouvoir.

    En Grèce, l’intervention de la troïka a provoqué une résistance de masse et des soulèvements. Pas moins de 40 grèves générales ont été déclenchées entre le printemps 2010, le début du premier mémorandum et la victoire électorale décisive de Syriza. Le fait que Syriza ait été catapulté par la crise et le vide politique comme le noyau de ce nouveau projet, est un rappel utile du besoin de flexibilité dans nos perspectives concernant l’émergence de nouvelles forces politiques de masse de la gauche dans la période à venir.

    Une fois au pouvoir, Tsipras a sous-estimé la résistance à laquelle il serait confronté. Après l’élection, des centaines de millions d’euros sortaient quotidiennement du pays. La BCE a gelé les liquidités des banques et les a obligées à fermer. Tsipras pouvait soit accepter les termes de la troïka, soit passer à l’offensive : imposer des contrôles de capitaux, refuser le remboursement de la dette, nationaliser les banques, introduire une monnaie nationale, lancer de grands travaux publics, nationaliser les hauts lieux de l’économie, planifier l’économie, imposer un monopole d’État sur le commerce extérieur, le contrôle et la gestion des travailleurs et faire appel au soutien des travailleurs ailleurs en Europe. Au lieu de cela, Tsipras a organisé un référendum le 5 juillet 2015. Une formidable majorité de 61,5% a rejeté un nouveau mémorandum et lui a donné le mandat de passer à l’offensive et de refuser de payer la dette, mais une semaine plus tard, il a capitulé. Cela a conduit à une démoralisation gigantesque, aucune section importante de Syriza ou de la gauche n’a pu mobiliser une réponse de masse de la classe ouvrière d’une ampleur nécessaire, et, c’est au contraire la droite ND qui a repris le pouvoir.

    Le mouvement Indignados (2011) dans l’État espagnol à son apogée a impliqué plus de huit millions de personnes, principalement des jeunes de la classe ouvrière et de la classe moyenne, dans des manifestations et des occupations. Les jeunes se sont détournés des partis officiels et des syndicats, notamment d’Izquierda Unida, dirigée par le PC, qui avait connu une croissance significative dans les sondages et soutenait publiquement le mouvement mais n’était pas en mesure de s’y associer de manière adéquate. Puis un groupe d’intellectuels de gauche et de personnalités des médias autour de Pablo Iglesias a lancé Podemos en 2014. Ses attaques contre “La caste” de politiciens et d’oligarques corrompus, combinées à un programme réformiste de gauche radicale, collaient à l’atmosphère. Lors des élections législatives de 2015, il a obtenu plus de 20 % des voix, arrachant cinq millions de voix à la social-démocratie.

    Au cours des années suivantes, plusieurs grèves générales et de multiples vagues de luttes ont eu lieu contre les privatisations, pour les droits des femmes, pour l’environnement et les bas salaires et surtout sur la question nationale. Ces luttes ont souvent été caractérisées par une rébellion des travailleurs et des jeunes contre la direction officielle du mouvement ouvrier, et par l’imposition d’une voie de lutte militante par la base. Au lieu de se baser sur cette dynamique pour lancer une lutte déterminée pour le pouvoir, la direction du Podemos (aujourd’hui alliée à l’ancienne Izquierda Unida) s’est concentrée sur des manœuvres institutionnelles, diluant son programme politique et se présentant comme un parti engagé dans la stabilité “constitutionnelle” capitaliste.

    La Covid-19 a changé la donne. Après quatre élections en quatre ans, le gouvernement “de gauche” PSOE-Unidos-Podemos a été formé. Il est soumis à une énorme pression de la base pour inverser les réductions imposées ces dernières années. En juin, il a introduit ce qu’il appelle à tort un revenu de base universel, en réalité une aide publique aux pauvres similaire à ce qui existe dans d’autres pays européens. Il bénéficiera néanmoins à 850 000 familles, pour un coût de plus de 3 milliards d’euros par an. Ensuite, des grèves, des manifestations et d’autres actions concernant les soins de santé ont amené le gouvernement à concéder une augmentation de 151 % de son budget santé pour 2021 et à promettre une nouvelle augmentation de 10 % de ce qu’il appelle l’investissement social. Ce n’est pas, comme le dit Iglesias, “le début d’une nouvelle ère qui laisse définitivement le néolibéralisme derrière elle et qui restaurera les droits sociaux et du travail et les services publics”. L’augmentation du budget de la santé comprend par exemple l’achat de vaccins. Mais après des années de coupes budgétaires sans fin, elle sera considérée comme un signe de changement bienvenu et stimulera de nouvelles revendications des travailleurs, y compris pour les nationalisations.

    A l’échelle de l’économie européenne, l’Espagne 2020 pèse plus que la Grèce 2010, sa dette publique par rapport au PIB est plus faible et son accès aux marchés monétaires n’est pas encore un problème. Mais elle reflète aussi le processus enclenché par la pandémie et la dépression, le détournement du néolibéralisme, avec la possibilité, au moins pour l’instant, de dépenser pour sortir de la dépression, y compris en Europe. Mais la politique du gouvernement montre aussi ses limites politiques. Seuls 2 milliards d’euros des fonds nécessaires sont prévus par une augmentation de 2 % de l’impôt sur les hauts revenus (plus de 300 000 euros), 3 % sur les revenus du capital et une légère réduction des exonérations fiscales pour les dividendes étrangers. L’essentiel sera payé par une “avance” de 27 milliards d’euros provenant du fonds de relance de l’UE. Avec une économie qui devrait se contracter de 11,2 % en 2020 et un taux de chômage de 16,3 % au troisième trimestre, le gouvernement finira par se retrouver coincé entre les demandes des travailleurs d’aller beaucoup plus loin et la résistance de l’establishment, aidé par l’UE et la BCE qui utiliseront les subventions du fonds de relance de l’UE comme un levier pour faire peser la charge sur les travailleurs.

    Les exemples grec et espagnol contiennent tous deux de nombreuses leçons pour aujourd’hui. Du côté positif, ils illustrent comment des événements majeurs et des mouvements sociaux importants, même après l’épuisement ou avoir été conduit hors des rues, peuvent transformer en quelques années de petites formations de gauche ou des formations nouvellement créées en instruments majeurs, à condition qu’ils soient capables d’exprimer certains des principaux sentiments comme Syriza l’a fait en Grèce en appelant à un gouvernement de gauche ou Podemos en Espagne lorsqu’il a critiqué “La Casta”. La trahison du PRC en Italie et plus tard de Syriza en Grèce complique sans aucun doute les développements futurs. Mais toutes les défaites ne sont pas égales et ne se produisent pas dans le même contexte ou à la même époque.

    La capitulation de Sanders, bien qu’elle constitue un revers important, n’a nullement empêché BLM de se développer, ni ne réduit l’attrait pour un nouveau parti de gauche, qui devrait se développer après une période initiale sous la présidence de Biden. En période de politisation de masse et de crise, l’impact des défaites peut également être différent selon les couches. Les couches importantes peuvent tirer des conclusions plus avancées des défaites et se rapprocher d’une compréhension de la faillite du réformisme. En Grande-Bretagne, ce qui semble être la défaite définitive du corbynisme a vu une couche importante de nouveaux militants chercher des alternatives plus à gauche, y compris un nombre important qui ont approché notre section, dont beaucoup l’ont rejointe.

    Les complications sont nombreuses. Ce qui est clair cependant, c’est que les processus qui ont conduit à des révoltes sociales à partir de la fin de 2019 se poursuivent après une brève interruption, même si la pandémie est encore en plein essor. La Bolivie et le Chili ne sont que les principales expressions de la manière dont ces mouvements peuvent également se traduire par des votes à une majorité écrasante, que ce soit lors d’élections ou de référendums. Il est important pour la détermination de tout mouvement de sentir qu’il représente l’opinion majoritaire. De tels mouvements au Brésil ou en Argentine pourraient transformer le PSOL et le FIT en forces majeures ce qui stimuleraient alors la formation de forces similaires dans toute l’Amérique latine. Même au Nigeria, à la suite de la révolte des jeunes, ou en Afrique du Sud, impliquant la jeunesse et des parties du mouvement ouvrier encore gigantesque, la question des nouvelles formations de gauche pourrait se poser dans un avenir proche. En Afrique du Sud cependant, l’existence d’EFF sera un facteur de complication supplémentaire.

    L’énorme fossé entre la maturité des conditions objectives, la volonté de lutter avec détermination pour un changement radical, la perspective internationaliste d’une part, et le manque d’organisation et de leadership d’autre part, peut-il seulement conduire à des défaites et à un inévitable retour de flamme de la réaction ? Ou bien le mouvement, en raison de sa force potentielle, viendra-t-il par vagues, parfois à l’offensive, puis repoussé à nouveau, et tirera-t-il plutôt les leçons de ses défaites tout en forgeant, au fil de l’action, des instruments d’organisation et un leadership plus en phase avec les défis ? Il n’y a pas de réponse a priori à ces questions. Bien que la série de crises insolubles auxquelles le capitalisme mondial est confronté tende à pousser une couche croissante, en particulier parmi les jeunes, vers la compréhension fondamentale qu’une rupture avec le système est nécessaire, de nombreux travailleurs et jeunes devront encore tester concrètement les limites du réformisme avant d’adopter une perspective révolutionnaire. Cela ne signifie pas un processus lent. En fait, de tels changements se produisent souvent rapidement et de manière spectaculaire. Nous ne pouvons pas avoir une vision rigide de la manière exacte dont cette expérience sera vécue, y compris le fait qu’elle doit dans tous les cas avoir lieu via de nouveaux partis de masse. Nous ne devons pas non plus penser qu’à moins que ces nouveaux partis de masse ne s’établissent rapidement, il existe une barrière insurmontable au développement de la conscience de la classe ouvrière et des jeunes.

    L’une des principales tâches des partis révolutionnaires est de généraliser et d’intégrer les leçons du passé dans son programme et son intervention. Alors que des éléments importants de l’analyse et de la perspective du CIO pour les nouvelles formations de gauche ont été confirmés par les événements, des aspects importants de notre perspective ne se sont pas développés comme nous l’avions prévu. Un examen critique est nécessaire. Dans une certaine mesure, nous avons eu tendance à s’attendre à ce que les nouvelles formations ressemblent davantage aux “partis ouvriers de masse” du passé que ce n’était le cas. Nous devons garder à l’esprit le fait que, de même que les partis du passé étaient fondés sur des circonstances historiques uniques, de même ce qui se passe dans le présent et le futur sera affecté par les circonstances qui se sont développées depuis. Avant de juger des perspectives politiques futures, de nombreux facteurs plus récents doivent être pris en compte, notamment les mouvements indépendants de la classe ouvrière, intégrant les mouvements des femmes et de genre, l’environnement et en particulier la radicalisation des jeunes. Les jeunes radicalisés peuvent être un élément important dans les perspectives des nouveaux partis. Ainsi, les nouveaux partis qui se développeront et grandiront dans les années 2020 porteront les marques de notre époque.

    Nous avons décrit les faibles racines ouvrières des nouvelles formations de gauche, souvent dominées par des couches petites-bourgeoises, en particulier à la direction. Leur “réinvention de la démocratie” dissimule souvent l’absence de véritables structures démocratiques et d’une approche descendante. Nous savons qu’elles se concentrent principalement sur les élections et les coalitions, avec peu d’expérience de mobilisation, ce qui dilapide un potentiel crucial. Nous avons vu les limites de leur programme réformiste, leur manque de préparation et de détermination qui, à des moments clés, conduit à la capitulation.

    Nous devons cependant appliquer ces leçons à la situation telle qu’elle se présente. Aujourd’hui, sous la contrainte des circonstances, la classe dominante cèdent plus de marge de manœuvre, du moins pour l’instant, à des degrés divers selon les richesses présentes dans un pays et les rapports de force entre les classes. Nul doute que les hommes politiques de toutes sortes, y compris ceux du genre d’Iglesias, s’en saisiront. Beaucoup la considéreront comme un soulagement bienvenu, un véritable changement et viseront plus loin. Nier le changement de circonstances nous laisserait simplement sans préparation et nous couperait de couches importantes. Au contraire, nous devrions partager l’enthousiasme de lutter pour plus, mais pas les illusions et mettre en garde contre les limites de l’approche réformiste et de ce qui est possible dans le cadre du capitalisme.

    La perspective et l’appel pour la formation de nouveaux partis ouvriers larges ou même de partis de gauche larges sans caractère de classe clair restent d’une importance cruciale en tant qu’instruments d’une expérience commune dans l’action. Notre expérience à ce jour montre que la nécessité de tels partis peut être posée objectivement – comme cela a été le cas aux Etats-Unis, par exemple – pendant des périodes parfois longues, mais qu’elle peut mettre du temps émerger et nécessiter de grands événements, en l’absence d’une direction combative de la classe ouvrière ayant la confiance nécessaire pour prendre l’initiative. D’autre part, l’expérience montre également que les vides ont tendance à être comblés, de manière parfois complexe et imprévue.

    Il faudra des batailles féroces de la classe ouvrière pour faire décoller de nouveaux partis de masse. Si ils se créent, ils exigeront encore une autre bataille pour garantir une composition sociale saine, des structures démocratiques et une orientation vers des actions et des mouvements concrets. Et puis, il y aura une lutte permanente sur le programme contre l’opportunisme ainsi que le gauchisme. A moins qu’il n’y ait une bataille, avec des sections significatives de ces partis évoluant dans une direction socialiste, révolutionnaire et marxiste, il n’y a aucune garantie qu’ils éviteront le sort de ceux qui les ont précédés. Cependant, pour de nombreux travailleurs et jeunes, les nouveaux partis et formations seront l’ouverture à une nouvelle vie politique, qui pourrait les aveugler sur des lacunes cruciales.

    On peut également s’attendre à ce qu’une couche comparativement plus petite mais néanmoins beaucoup plus importante que dans les décennies passées saute le stade des illusions dans les partis réformistes de masse et à tendre immédiatement la main à un parti révolutionnaire. Nous devons les gagner et les intégrer, les former à notre méthode principielle mais transitoire, pour qu’ils deviennent la colonne vertébrale de nos interventions dans les mouvements, dans les partis plus larges, lorsque ceux-ci font face à la répression et aux défaites partielles et nous aider à construire le noyau d’une future internationale révolutionnaire des travailleurs de masse.

    Dans le passé, nous avons souvent parlé de la “double tâche” consistant à aider à reconstruire un mouvement ouvrier combattif tout en construisant des forces révolutionnaires. Cela reste un concept clé, même si nous devrions peut-être reformuler le concept, car dans le passé, il a donné lieu à une certaine confusion. Cela ne signifie pas une équation équilibrée entre la construction du large mouvement ouvrier et la construction du parti révolutionnaire. Alors que la construction du mouvement ouvrier et des nouvelles formations/partis peut gagner ou perdre en urgence relative en fonction des défis concrets, notre tâche principale et stratégique reste la construction d’un noyau révolutionnaire. Cela a été confirmé par nos expériences des trente dernières années avec les nouvelles formations de gauche. Cependant, pour atteindre le gros des masses, il faudra continuer à appliquer avec habileté et pédagogie les tactiques du front uni.

    Nous participerons bien sûr à toute démarche décisive vers l’indépendance politique de la classe ouvrière tout en luttant toujours pour un programme révolutionnaire clair. Mais il n’y a pas d’approche tactique à élaborer à l’avance qui s’appliquerai en toutes circonstances.

    La répression de l’État et la lutte pour les droits démocratiques

    Même si cette nouvelle période sera marquée par des luttes de classes plus explosives, les socialistes doivent également se préparer à des formes plus agressives de réaction de l’État.

    L’émergence de la pandémie de Covid-19 s’est accompagnée d’une vague mondiale d’attaques contre les droits démocratiques – la “loi de sécurité nationale” à Hong Kong étant la législation répressive la plus complète imposée jusqu’à présent depuis le début de cette nouvelle crise. Une étude de l’ONG Freedom House a identifié 80 pays où “la démocratie a subi un coup dur pendant la pandémie”. Les classes dirigeantes ont profité du virus pour intensifier la répression de l’État et justifier une législation draconienne qui aurait été beaucoup moins facile à mettre en œuvre en temps “normal”.

    Lorsque la pandémie se sera calmée, ils tenteront sans aucun doute de s’accrocher le plus possible à ces nouvelles restrictions des droits démocratiques – même si, dans un certain nombre d’endroits, des flambées de lutte ont “débloqué” la situation et forcé la classe dirigeante à réduire ses ambitions. En octobre, le Premier ministre thaïlandais, par exemple, a été contraint de lever l’état d’urgence imposé une semaine plus tôt parce qu’il avait été de facto “annulé” par l’escalade des protestations dans les rues.

    Les gouvernements occidentaux impérialistes se sont empressés de pointer du doigt les “régimes autoritaires” qui exploitent la crise pour intensifier la répression. Par cela, ils entendent bien sûr uniquement ceux qui ne sont pas en accord avec leurs intérêts géopolitiques. En fait, les “démocraties libérales” du monde capitaliste avancé ont été elles-mêmes le théâtre d’une forme rampante d’autoritarisme et de transgression des normes traditionnelles du régime démocratique bourgeois. Cette tendance n’est pas nouvelle, mais elle a été renforcée par la pandémie et le ralentissement économique massif.

    La crise du capitalisme mine et met en colère les classes moyennes, et crée un ferment généralisé au sein de la classe ouvrière ; les partis bourgeois traditionnels ont été dépouillés d’une partie importante de leur base de soutien après de nombreuses années d’assauts néolibéraux. Le capitalisme traîne donc de plus en plus son appareil d’État sur la ligne de front pour contenir le niveau croissant de contradictions sociales qu’il a engendré. Comme Trotsky l’a expliqué un jour, sous la pression violente des classes et des antagonismes internationaux, les interrupteurs de la démocratie sautent ou éclatent.

    En France, Macron prévoit de faire passer un projet de loi “anti-séparatisme” qui sera l’introduction d’une batterie de mesures répressives visant plus particulièrement la communauté musulmane mais aussi, comme l’a déclaré le ministre de l’Intérieur, “certaines parties de l’ultra-gauche”. Le régime israélien, qui se vante souvent d’être “la seule démocratie du Moyen-Orient”, a mis en œuvre certaines des mesures antidémocratiques les plus extrêmes dans le contexte de la pandémie, notamment en donnant des pouvoirs de surveillance illimités à la police secrète.

    Une politique et des pratiques racistes plus sévères de la part de l’État font partie du nationalisme politique qui interagit avec le nationalisme dans le domaine économique. Les réfugiés sont particulièrement visés par la répression accrue de l’État. En septembre, l’Union européenne a lancé une proposition de nouveau “pacte de migration” qui, dans le langage orwellien, parle de “solidarité” – la solidarité des États membres qui s’entraident avec les expulsions forcées et l’accélération du processus d’évaluation (lire : rejet) des demandes d’asile. Le remplacement du camp de Moria à Lesvos, qui a été incendié, par un camp encore davantage carcéral est révélateur, tout comme les révélations sur la pratique européenne des “refoulements” en Méditerranée (forçant les bateaux de réfugiés à entrer dans les eaux internationales où il n’y a aucune obligation légale de les secourir).

    Alors que l’UE a, de cette manière, brutalement conjugué la “crise des réfugiés de 2015” au passé, la crise actuelle des réfugiés n’a fait que s’aggraver. Selon l’ONU, on dénombre au moins 79,5 millions de personnes réfugiées fin de 2019 – le nombre le plus élevé depuis la Seconde Guerre mondiale – un nombre qui devrait augmenter à mesure que les instabilités politiques et écologiques s’aggraveront. La nouvelle guerre civile en Éthiopie pourrait forcer jusqu’à 200 000 civils à fuir. Selon l’Institut pour l’Economie et la paix (IEP), environ 24 millions de personnes ont été déplacées chaque année par des catastrophes écologiques au cours des dernières années. L’IEP estime que jusqu’à 1,2 milliard de personnes pourraient être des “réfugiés climatiques” d’ici 2050.

    En d’autres termes, la question des réfugiés est appelée à devenir beaucoup plus pressante. La plupart des réfugiés étant déplacés dans leurs propres pays et régions en difficulté, les élites dirigeantes tenteront d’attiser les sentiments xénophobes et la violence (comme on l’a vu par exemple en Afrique du Sud en octobre) pour détourner les responsabilités de leurs propres échecs. Alors que les gouvernements, le populisme et l’extrême droite tentent d’exclure, de criminaliser, de blâmer et de punir les victimes, et que dans ces efforts ils utilisent et alimentent des opinions racistes et réactionnaires, la question contient également un potentiel explosif pour la solidarité et la protestation de la classe ouvrière. La première réaction en Europe en 2015 a été une solidarité de masse. Aujourd’hui, le rôle que les travailleurs migrants ont joué dans le blocage des services de santé et de soins aux personnes âgées dans les pays riches a été enregistré parmi leurs collègues et plus largement. Les protestations provoquées par l’expulsion massive des réfugiés à Paris et contre la nouvelle “loi de sécurité” l’illustrent.

    Dans le monde néocolonial, la situation est encore plus grave. La crise a mis en évidence la brutalité de l’État indien, avec ses éléments de caste et de communautarisme. En octobre, le Parlement du Sri Lanka a approuvé un amendement constitutionnel qui prévoit un élargissement considérable des pouvoirs du président Gotabaya Rajapaksa, lui donnant un contrôle sans entrave sur les institutions clés et éliminant les contrôles parlementaires – une mesure qui sanctifie le glissement du pays vers une véritable dictature bonapartiste. Selon Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), qui a suivi l’évolution des modèles de protestations dans le monde avec son Covid-19 Disorder Tracker (CDT), la répression étatique a augmenté de 30 % en Afrique, avec près de 1 800 incidents au cours desquels les forces de l’État ont pris pour cible des civils. Le récent coup d’État militaire au Mali est en ce sens révélateur d’une tendance plus générale sur le continent, l’armée ou des sections de celle-ci étant appelées à jouer un rôle plus important.

    Cette tendance n’est pas seulement motivée par le fait que les classes dirigeantes affûtent leurs lames en prévision d’explosions sociales plus graves. Les scénarios d’effondrement économique peuvent également accroître le mécontentement des échelons inférieurs et moyens de l’appareil d’État. Lorsque le gâteau à piller se rétrécit, les luttes intestines entre les différentes ailes des élites dirigeantes locales et au sommet de l’État peuvent également s’intensifier. Le mécontentement des masses dans la société peut alors devenir un levier pour s’emparer du pouvoir, en éliminant les dirigeants impopulaires et en présentant ces prises de contrôle militaires comme étant conformes à la volonté de la rue.

    De tels coups d’État peuvent bénéficier d’un certain soutien dans les premiers temps. Comme au Soudan l’année dernière, le coup d’État au Mali a d’abord été salué par une partie de la population, puisqu’il a destitué le président Keita contre lequel les masses avaient protesté pendant des mois auparavant. Mais le fait même que les putschistes aient été contraints de présenter leur coup comme la continuation de la lutte de masse implique que l’équilibre des forces n’a pas changé de manière décisive en faveur de la junte contre-révolutionnaire, et que le mouvement risque de réapparaître sous la forme d’un retour de bâton contre les nouveaux venus militaires qui ne parviendront pas à mettre fin à l’insurrection djihadiste, à la corruption généralisée dans l’État, à la pauvreté et aux problèmes sociaux généralisés.

    En Bolivie, moins d’un an après le coup d’État de droite contre Evo Morales, les masses ont fait un retour spectaculaire, grâce à deux semaines de mobilisations massives en août suivies de la victoire électorale retentissante du MAS aux élections d’octobre. Là encore, le coup d’État n’a pas réussi à imposer un coup durable au mouvement de la classe ouvrière, des indigènes et des paysans pauvres.

    Cela ne signifie bien sûr pas que de tels écrasements ne peuvent pas ou ne pourront pas arrivés à l’avenir. Mais en général, les mouvements de cette période auront tendance à se remettre plus rapidement des défaites que par le passé. Le poids social plus important de la classe ouvrière par rapport aux périodes historiques précédentes et l’épuisement et la prolétarisation correspondants des rangs de la petite bourgeoisie – la base sociale traditionnelle de la réaction – signifie que la bourgeoisie n’a pas le même réservoir à exploiter pour consolider des dictatures militaires purement et simplement, sans parler des régimes fascistes.

    La trajectoire du régime de Sisi en Égypte illustre le fait que le maintien de régimes ouvertement dictatoriaux pendant une longue période est rendu plus difficile pour les classes dirigeantes. Le coup d’État militaire de Sisi en 2013 a ouvert la porte à une contre-révolution féroce, purgeant physiquement l’”avant-garde” de la révolution de 2011 par des massacres et des emprisonnements, des tortures et des exils forcés. Mais six ans plus tard, “l’Égypte est revenue à la case départ, dans une situation globalement similaire à celle d’avant la révolution de 2011 : stable en surface, mais avec des problèmes structurels profonds, des griefs sociaux qui couvent, alors que les réserves disponibles pour les atténuer s’épuisent” – comme l’a récemment commenté un article de Arab Reform Initiative. Le même article poursuivait en avertissant qu’une explosion sociale était rendue probable en fin de compte “par l’absence de tout amortisseur”.

    ASI doit donner aux aspirations et aux revendications démocratiques une importance nouvelles et critique en cette période, car l’érosion de ces droits devient un point focal de la colère, en particulier chez les jeunes, alimentant la radicalisation contre le système et déclenchant des explosions de masse. Les protestations contre la brutalité policière ont été une caractéristique internationale déterminante des luttes en 2020, notamment aux États-Unis, en Colombie, en Tunisie, au Nigeria et dans un certain nombre d’autres pays. Elles montrent que le virage des classes capitalistes vers une violence étatique accrue et des formes de gouvernement plus autoritaires ne se fera pas sans de sérieuses ripostes.

    Plus particulièrement dans les pays où il existe des dictatures, des semi-dictatures, des vestiges de dictatures antérieures, d’un régime étranger ou des formes incomplètes de régime démocratique bourgeois, les revendications démocratiques contiennent un potentiel révolutionnaire élevé et constitueront un élément crucial d’un programme offensif de mobilisation contre le système. L’expérience du vote sur l’Assemblée constituante au Chili l’a encore mis en évidence. C’est le résultat direct de la révolte des travailleurs et de la jeunesse en 2019, qui a pris une ampleur et une intensité plus grandes que celles de nombreux mouvements qui ont explosé en 2019. Le résultat du vote lors du référendum d’octobre lui-même a été une gifle pour Piñera et l’establishment, et un coup de pouce à la confiance des masses chiliennes. Le “processus constituant” qui suivra représente une tentative tactique de la classe dirigeante pour faire dérailler le potentiel révolutionnaire de la lutte et rechercher une “remise à plat” superficielle qui laisse les bases du système intactes. D’autre part, il provoquera également un large débat dans la société sur la nécessité de changements structurels, dans lesquels les marxistes doivent intervenir, en expliquant les limites d’une seule “révolution politique” qui modifie la superstructure du système et la nécessité d’une révolution sociale pour construire une société socialiste fondamentalement différente. En général, les marxistes ne peuvent pas se permettre de laisser ces questions entre les mains des ailes “libérales” de la classe dirigeante ; ils doivent plutôt se battre en tant que “démocrates” les plus conséquents, tout en reliant les revendications démocratiques à la nécessité d’une lutte révolutionnaire pour le changement socialiste.

    S’il existe un sentiment généralisé de défense des droits démocratiques, il se conjugue aussi avec une crise de légitimité de plus en plus profonde des institutions officielles de la démocratie bourgeoise, considérées comme corrompues et biaisées en faveur des riches et des puissants. Les recherches du Centre pour l’avenir de la démocratie de l’université de Cambridge montrent une augmentation du mécontentement mondial à l’égard de la “démocratie”, un sentiment qui a fortement augmenté après la Grande Récession de 2008. L’incapacité évidente des classes dirigeantes à gérer la pandémie a encore accru cette méfiance. Diverses forces populistes et d’extrême droite s’en nourrissent, tentant de délégitimer les institutions centrales de la démocratie bourgeoise, comme en témoigne la campagne de Trump qui allègue sans fondement des fraudes électorales lors des élections présidentielles américaines. Tout en s’opposant à toute attaque contre les droits démocratiques, les socialistes devraient toujours préciser que nous ne luttons pas pour préserver les institutions en déclin de la démocratie capitaliste, mais que nous plaidons pour un programme de démocratie réelle qui inclut les droits démocratiques sur les lieux de travail, dans les écoles, dans les quartiers et dans l’ensemble de la société – en soulignant le rôle central et actif que la classe ouvrière et les jeunes doivent jouer dans la lutte pour un véritable changement et dans sa réalisation.

    Il convient de rappeler que la suppression de l’expression démocratique en Chine a joué un rôle central dans la transformation du Covid-19 en une pandémie mondiale. De même, l’absence de contrôle démocratique des travailleurs dans tous les aspects de la vie sous le capitalisme augmentera la remise en question du système par des couches croissantes de travailleurs et de jeunes, et devrait être prise en compte avec audace dans le programme de toutes nos sections.

    Conclusion

    La pandémie et la crise économique sont les caractéristiques d’une impasse plus profonde dans laquelle se trouve le capitalisme : son incapacité à développer davantage les forces productives ou l’économie mondiale sur une base harmonieuse. Et si l’attention s’est concentrée sur ces deux crises, la catastrophe climatique qui se profile représente une menace encore plus fondamentale pour notre avenir si nous ne mettons pas fin à ce système de plus en plus parasitaire.

    La classe dirigeante a été contrainte de s’écarter des règles du jeu néolibéral pour éviter un effondrement économique encore plus profond. Elle ne peut pas non plus utiliser les mêmes justifications idéologiques en faveur de son règne que pendant l’ère néolibérale. Elle se tournera de plus en plus vers le nationalisme et le racisme pour maintenir la division des travailleurs. Mais le fouet de la contre-révolution que nous voyons dans un pays après l’autre poussera également la classe ouvrière et les opprimés à s’organiser économiquement et politiquement.

    Les mouvements de masse ont démontré leur capacité à repousser la classe dirigeante, de plus les revers et les défaites que nous avons vus dans certains cas n’ont pas été décisifs. Nous sommes toujours dans une phase ascendante de lutte de masse. Bien sûr, si les faiblesses subjectives et la désorganisation du mouvement ouvrier ne sont pas surmontées dans la prochaine période, nous pourrions être confrontés à la perspective de défaites plus graves.

    Nos tâches en tant qu’organisation révolutionnaire sont plus urgentes que jamais. L’aspect le plus favorable de la situation actuelle pour nous est la radicalisation des jeunes, en particulier des jeunes femmes, et l’internationalisme instinctif que nous avons vu dans les bouleversements de 2019 et 2020. Nous croyons fermement qu’il y aura d’importantes possibilités de construire nos forces dans les mois et les années à venir.

  • 18 mars 1871 : Les Communards montent « à l’assaut du ciel »

    Il y a 150 ans, une insurrection ouvrière a tenté de construire une nouvelle forme d’État à Paris connue sous le nom de la Commune, en référence au gouvernement révolutionnaire de Paris établi après la Révolution française de 1789. Ses 72 jours d’existence, jusqu’au 28 mai, ont autant fait trembler les classes possédantes à travers l’Europe qu’inspiré les révolutionnaires, de l’époque à aujourd’hui.

    Par Nicolas Croes

    L’aventure guerrière et la chute du Second Empire

    A l’époque, 65% de la population française (environ 38 millions) vivent à la campagne. Mais, environ 70% des 2 millions de Parisiens représentent une composition « industrielle et commerciale ». Le mouvement ouvrier est en plein essor et se fait de plus en plus revendicatif. Sous la pression des luttes, un droit de grève limité est accordé aux ouvriers par suppression du « délit de coalition » en 1864, l’année même de la fondation de l’Alliance Internationale des Travailleurs, mieux connue sous le nom de Première internationale (sa section française sera constituée 4 ans plus tard). Mais les concessions du régime du Second Empire (1852-1870) sont insuffisantes.

    A cette menace ouvrière s’ajoutent de sérieux problèmes de politique intérieure, une situation qui pousse l’empereur Napoléon III à se lancer dans une aventure extérieure : il déclare donc la guerre à la Prusse(1) le 19 juillet 1870. Mais la guerre est une catastrophe. Un mois et demi plus tard, l’empereur capitule à Sedan le 2 septembre. La République est proclamée le 4 septembre sous la pression de la foule et de la Garde nationale qui ont envahi le palais Bourbon et réclament la chute de la dynastie. Mais avec la capitulation de Sedan, les armées prussiennes et leurs alliés envahissent le Nord de la France et assiègent Paris à partir du 18 septembre.

    L’effervescence révolutionnaire

    La Garde nationale va jouer un rôle de premier plan dans les événements de la Commune. Tout d’abord milice bourgeoise, elle devient une milice populaire à mesure que gonflent ses effectifs durant la guerre contre la Prusse. Le 2 septembre 1870, il est décidé que les officiers, sous-officiers et caporaux des bataillons de la Garde nationale de la Seine seront élus. Le 4 septembre, la liberté d’expression et de réunion est acquise. Journaux, clubs et organisations diverses fleurissent, la plupart soulignant le rôle de premier plan de la Garde nationale.

    Le nouveau gouvernement français prend rapidement beaucoup plus peur de ce peuple en armes que des troupes étrangères. L’armistice est signé le 28 janvier 1871. L’article 7 de l’armistice stipulait « La Garde Nationale conservera ses armes, elle sera chargée de la garde de Paris et du maintien de l’ordre » Bismarck, l’homme fort de la Prusse, avait averti le gouvernement français des dangers de cette disposition. Il ne faudra pas longtemps pour que les ennemis d’hier se retrouvent unis et complices dans la défense de leurs intérêts de classe. L’Assemblée nationale élue le 8 février, majoritairement royaliste, choisit de siéger à Versailles plutôt qu’à Paris, ville populaire, ville dangereuse. Elle nomme pour chef de l’exécutif un ancien ministre de l’Intérieur, Adolphe Thiers.

    A Paris, le 24 février, une réunion de 2.000 délégués représentants 200 bataillons de la Garde nationale vote une motion affirmant que celle-ci ne se laissera pas désarmer par le gouvernement d’Adolphe Thiers et appelle les habitants de la province à imiter Paris. Un peu plus tard est élu un Comité central de la Garde nationale, sans participation des délégués des bataillons bourgeois. Le 11 mars, le gouvernement supprime sans préavis le moratoire sur le remboursement des dettes de commerce et des loyers instauré au début de la guerre. Il supprime aussi l’indemnité due à la garde nationale. La situation est explosive.

    Le soulèvement

    Le 18 mars 1871, des troupes régulières sous les ordres du gouvernement d’Adolphe Thiers avancent dans Paris pour saisir les canons de la Garde nationale. Mais les soldats fraternisent avec le peuple ! Le général Lecomte ordonne de tirer sur la foule, mais il est arrêté par ses propres soldats. Il sera exécuté plus tard avec un autre prisonnier, le général Clément-Thomas, qui fut l’un des commandants de la sanglante répression du soulèvement de juin 1848. En 24 heures, le gouvernement et les troupes régulières se replient sur Versailles et abandonnent la capitale aux insurgés. C’est le début de la Commune de Paris.

    Le Comité central de la Garde nationale s’installe à l’Hôtel de ville. Dès le lendemain, il appelle à l’élection d’une Assemblée communale. Immédiatement il prend des mesures sociales dans le sens de la Commune : il rétablit la solde des Gardes nationaux et le moratoire des loyers et des échéances.

    L’élection d’une assemblée communale a lieu le 26 mars 1871, plus de 230.000 électeurs masculins y participent. Les partisans de la Commune l’emportent largement. Le 28 mars, les 90 élus proclament la Commune sur la place de l’Hôtel de ville au milieu d’une foule d’environ 200.000 personnes.

    Parmi les nombreuses mesures de la Commune, on peut citer :

    • la séparation de l’Église et de l’État ;
    • des mesures en faveur de l’instruction et de l’éducation du peuple : l’école laïque gratuite et obligatoire, y compris pour les filles ;
    • la révocation des élus : « Les membres de l’Assemblée municipale, sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l’opinion, sont révocables, comptables et responsables » ;
    • le remplacement de l’armée par la Garde nationale, c’est-à-dire par le peuple en armes ;
    • des mesures sociales protégeant les locataires, les travailleurs, les sans travail, les sans-logis,… ;
    • l’attribution des entreprises abandonnées par les propriétaires aux ouvriers et aux associations de producteurs ;
    • l’égalité entre enfants naturels et « légitimes ».

    Mais Paris est à nouveau assiégée, par l’armée française cette fois. Le 21 mai commence la « Semaine sanglante », les troupes versaillaises envahissent Paris, la répression sera abominable, elle donne une idée de la haine et de la frayeur de la classe dirigeante face à ce noyau d’Etat ouvrier. Entre 20.000 à 35.000 Communards ou supposés tels sont exécutés, dont nombre de femmes et d’enfants. En 1871 et 1872, les Conseils de Guerre rendent plus de 50.000 jugements, dont diverses condamnations à mort, aux travaux forcés à perpétuité et à la déportation dans des bagnes.

    Rendre hommage aux Communards en poursuivant leur combat

    C’est suite à l’expérience de la Commune que Marx et Engels ont modifié un élément du célèbre Manifeste du Parti Communiste : il faut briser l’État bourgeois pour en construire un autre et non pas seulement en prendre possession. Ils ont par ailleurs souligné l’erreur de ne pas saisir les fonds de la Banque de France qui se trouvaient à Paris. « Le plus difficile à saisir est certainement le saint respect avec lequel on s’arrêta devant les portes de la Banque de France. Ce fut d’ailleurs une lourde faute politique. La Banque aux mains de la Commune, cela valait mieux que dix mille otages. Cela signifiait toute la bourgeoisie française faisant pression sur le gouvernement de Versailles pour conclure la paix avec la Commune. » (Engels, 1891, préface à « La Guerre Civile en France »)

    Lénine (dont l’ouvrage « L’État et la révolution » fait la part belle à la Commune) et Trotsky ont pu revenir sur les événements de la Commune à la lumière de l’expérience de la révolution russe. Pour reprendre les mots de ce dernier : « La Commune nous montre l’héroïsme des masses ouvrières, leur capacité de s’unir en un seul bloc, leur don de se sacrifier au nom de l’avenir, mais elle nous montre en même temps l’incapacité des masses à choisir leur voie, leur indécision dans la direction du mouvement, leur penchant fatal à s’arrêter après les premiers succès, permettant ainsi à l’ennemi de se ressaisir, de rétablir sa position. »

    Ainsi, il soulignait que la Commune aurait eu toutes les possibilités de prendre le pouvoir le 4 septembre 1870 mais que faute d’un parti réunissant les leçons et l’expérience des révolutions passées, les combats d’autrefois, les trahisons répétées de la démocratie bourgeoise, l’initiative a été laissée aux bourgeois. Il faut bien entendu garder en tête que le mouvement ouvrier n’était encore que naissant et en pleine expansion à l’époque et que nulle part n’existait encore de réel parti révolutionnaire. « Ces six mois furent une perte irréparable. Si en septembre 1870, à la tête du prolétariat de France s’était trouvé le parti centralisé de l’action révolutionnaire, toute l’histoire de la France, et avec elle toute l’histoire de l’humanité, auraient pris une autre direction. » Finalement, le 18 mars, le pouvoir est bien arrivé aux mains des masses ouvrières de Paris, sans que ce ne soit un acte conscient : ses ennemis avaient tout simplement quitté Paris. Un moment précieux a été gâché, qui aurait permis d’emprisonner le gouvernement avant sa fuite de Paris.

    L’étude des événements de la Commune fourmille de leçons pour les révolutions à venir. La meilleure manière de rendre hommage aux sacrifices héroïques des Communards est de reprendre leur drapeau et de, nous aussi, faire preuve de cette souplesse, de cette initiative historique et de l’esprit de sacrifice dont parlait un Marx admiratif face à ces Parisiens « qui montent à l’assaut du ciel ».

    1) C’est autour du Royaume de Prusse que sera constitué l’Empire allemand en 1871, la guerre contre le France ayant aidé à parfaire l’unité des divers entre ce royaume et ses alliés allemands.

  • Plaidoyer pour un féminisme socialiste – L’importance du 8 mars pour la Campagne ROSA

    Le 8 mars 2017, une Marche contre le Sexisme combattive a réuni quelques centaines de personnes à Gand. L’appel à cette marche était venu de la campagne ROSA – Résistance contre l’Oppression, le Sexisme et l’Austérité – à l’approche de sa première conférence le 12 mars.
    La date n’avait pas été choisie au hasard puisqu’elle faisait directement référence aux traditions de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes. Il ne s’agit effectivement pas seulement d’un jour symbolique dans l’histoire du féminisme, elle a été initialement décidée par les femmes socialistes afin de donner une voix aux luttes des femmes travailleuses. L’initiative reposait basé sur le constat que les femmes travailleuses ne pouvaient pas compter sur le soutien du mouvement féministe officiel dans leur lutte pour de meilleurs salaires. La direction de ce mouvement officiel était composée en grande partie de personnalités féministes qui limitaient leur combat à ce qui était possible dans les limites du capitalisme. Il fallait donc développer des organisations de femmes socialistes visant à aider les travailleuses à lutter pour la libération des femmes et pour le socialisme, deux objectifs qui vont de pair.

    Par Anja Deshoemacker

    Non au féminisme pro-establishment

    Encore actuellement, toutes les personnes qui se disent (pro)féministes ne défendent pas pour autant les droits de toutes les femmes. Pour les féministes autoproclamés comme notre Premier ministre, tout est question de symbole, de sensibilisation et, au mieux, de législation. Mais lorsqu’il s’agit de choses plus concrètes comme la dépénalisation de l’avortement et l’extension de la période légale à 18 semaines, Open VLD/MR, SP.a/PS et Groen/Ecolo sont aux abonnés absents !

    Ces féministes du système se comportent comme si les droits des femmes étaient un cadeau légué par leurs prédécesseurs. Mais il n’y a jamais eu de cadeaux ! Tous les droits et conquêtes dont disposent les femmes et les travailleurs en général ont été arrachés grâce à l’organisation des femmes et des travailleurs, grâce à des manifestations de masse et à des grèves qui ont forcé les gouvernements à accorder des concessions.

    Cette compréhension de la nécessité de lutter en faveur des intérêts des femmes travailleuses, ou du féminisme socialiste, est plus pertinente aujourd’hui que jamais. Les conséquences de la pandémie et de la crise économique menacent l’indépendance financière de larges pans de la population féminine. La prodigieuse augmentation du travail non rémunéré des femmes au sein de la famille – en raison, entre autres, de la fermeture des écoles et du report des soins non liés au covid – combinée à l’augmentation des pertes d’emplois et de revenus subies par les femmes au cours de l’année écoulée, signifient, selon l’ONU Femmes, qu’il existe un risque réel de retomber dans les stéréotypes sexistes des années 1950.

    Le féminisme socialiste, c’est la lutte pour des revendications dans l’intérêt de la majorité des femmes

    Des gestes symboliques – un gouvernement composé à moitié de femmes par exemple – ne feront pas la différence pour combattre les effets de la crise sur les femmes. Nous devons nous organiser et nous battre pour des mesures qui permettront d’emprunter la route vers une véritable émancipation. Prétendre combattre le sexisme et la violence envers les femmes tout en permettant aux forces aveugles du marché de menacer l’indépendance financière de larges couches de femmes dans le monde est une pure hypocrisie.

    Partout dans le monde, le confinement a provoqué une augmentation de la violence familiale, de nombreuses femmes étant enfermées avec un partenaire violent. Diverses études soulignent que la gravité des actes de violence a également augmenté. La cruelle incertitude – concernant la santé, la baisse des revenus et la précarité de l’emploi – a aussi entraîné des tensions au sein des familles et des couples qui n’avaient jamais connu d’actes de violence auparavant. Si de nombreuses femmes perdent leur emploi et leurs revenus dans les années à venir, ces taux de violence resteront très élevés.

    Au cours de l’année dernière, toutes les formes de violence sexuelle ont augmenté. Par exemple, l’Organisation des Nations Unies pour les femmes mentionne l’augmentation de la cyberviolence, due notamment à l’utilisation intensive des plateformes numériques et autres réseaux sociaux pour travailler et étudier. La nouvelle vague #MeToo à travers le monde – en Chine, en France et en Grèce, entre autres – montre qu’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir dans le domaine des abus de pouvoir sexuels, y compris au travail.

    Les « solutions » conçues pour maintenir la société en activité pendant la pandémie ont toute une série d’effets secondaires négatifs pour de grands groupes de travailleurs et surtout pour les femmes. D’énormes sacrifices ont été exigés du personnel dans les secteurs clés.
    Les actions du personnel soignant, stimulées par le collectif d’action militant La Santé en Lutte qui s’est formé en 2019 à Bruxelles, ont entretemps permis des hausses de salaires et l’octroi de primes tant au niveau fédéral que régional. Mais la lutte pour une revalorisation fondamentale des soins (soins de santé et travail social) reste à l’ordre du jour. Après tout, peu de choses ont changé en ce qui concerne l’insuffisance des effectifs qui, même avant la pandémie, minait l’accessibilité à un service de qualité. Cette insuffisance d’effectifs a aussi entraîné une charge de travail infernale qui, associée à des salaires peu élevés, pousse le personnel soignant à fuir le secteur chaque année.

    La Campagne ROSA, avec La Santé en Lutte, appelle donc à la poursuite de ce combat. Pour nous, il s’agit d’une revendication féministe : les femmes qui travaillent ont besoin du secteur des soins car, sinon, ces tâches de soins leur reviennent sous forme de travail non rémunéré au foyer. Et c’est aussi un secteur important pour l’emploi des femmes. L’augmentation des salaires de l’ensemble du personnel du secteur des soins de santé, y compris des équipes de nettoyage et des services de cuisine indispensables dans les hôpitaux, permettrait de sortir de la précarité un groupe important de travailleurs, principalement les femmes.

    La même logique s’applique, d’ailleurs, à cet autre secteur dont les femmes actives ont grand besoin pour fonctionner : l’enseignement. L’enseignement a aussi été victime de quatre décennies de coupes budgétaires et de sous-financement. Résultat : des infrastructures obsolètes, une pénurie aiguë d’enseignants, des classes surpeuplées, des inégalités croissantes où les élèves les plus faibles abandonnent de plus en plus et une charge de travail insoutenable pour le personnel. Pour une société reposant sur la solidarité, où chacun se voit offrir de réelles possibilités de développement, une revalorisation fondamentale de l’enseignement est cruciale. En janvier, la campagne ROSA a réuni des enseignantes, des élèves et des étudiantes pour discuter des actions à mener dans les écoles en faveur de la gratuité des produits hygiéniques dans les écoles, d’une éducation sexuelle adéquate qui ne soit pas hétéronormative et qui mette l’accent sur le consentement mutuel et d’un enseignement qui joue son rôle dans la lutte contre le sexisme. Pour tout cela, un refinancement massif du secteur est nécessaire.

    Mais l’impact de la crise va au-delà des secteurs essentiels. Aujourd’hui déjà, les pertes d’emplois s’accumulent et, dans le monde entier, elles touchent plus durement les femmes que les hommes. Étant donné que les secteurs dans lesquels une vague de faillites est attendue une fois les aides d’État supprimées – notamment le tourisme, le secteur culturel et événementiel, mais aussi le nettoyage des bureaux – comprennent également une vaste proportion de femmes, le chômage aura à l’avenir un visage plus féminin que jamais. La Campagne ROSA s’engage à lutter pour les droits sociaux individualisés tels que le droit à de bonnes allocations de chômage (sans dégressivité ni statut de cohabitant), mais aussi pour une réduction collective du temps de travail sans perte de salaire afin de répartir le travail disponible entre les travailleurs et de prévenir un chômage structurel élevé.

    La lutte pour le droit à l’avortement en Argentine et en Pologne

    Le tournant de l’année en Argentine a donné lieu à une grande fête : le 30 décembre, le Sénat a voté à la majorité la loi sur l’interruption volontaire de grossesse. C’est une victoire pour une lutte que trois générations de femmes ont menée contre l’État, mais aussi contre le pouvoir de l’Église catholique archi-conservatrice.

    Il s’agit d’une victoire importante qui aura également un effet dans d’autres pays d’Amérique latine. Au Congrès chilien, par exemple, le processus d’adoption d’une loi similaire a commencé. La bataille doit être menée avec vigueur pour introduire le droit à l’avortement partout à travers le continent.

    Mais outre les raisons de se réjouir, il faut rester vigilant. Après tout, le gouvernement n’a pas adopté la proposition de La Campaña (la Campagne nationale pour un avortement légal sûr et gratuit – créée en 2005 en tant que coordination des principales organisations féministes). Il a introduit, par exemple, la possibilité pour les prestataires de soins de santé d’invoquer la liberté de conscience et donc de refuser de pratiquer des avortements. Cette restriction est tout particulièrement dramatique dans les villages où il y a une pénurie de médecins.

    À la dernière minute, la protection de la santé intégrale des femmes a également été retirée comme motif valable d’avortement. En outre, une peine de 3 mois de prison a été introduite pour les femmes qui pratiquent des avortements après la période légale. Les dirigeantes de La Campaña, qui sont liées au parti au pouvoir, n’ont pas appelé à se mobiliser contre ces restrictions, ce qui a fortement limité la pression contre le gouvernement puisque seuls les groupes anti-avortement étaient mobilisés.

    Cependant, les jeunes générations de femmes qui se sont lancées dans cette lutte ces dernières années ne se laisseront pas facilement dissuader. Il sera nécessaire, mais pas suffisant, de les aider à s’organiser dans le cadre d’une campagne visant à garantir que la loi soit appliquée de la meilleure manière possible. Avec elles, il faudra aussi se battre pour éviter que la facture de la crise actuelle ne retombe sur les travailleuses. Le développement d’organisations féministes socialistes est crucial.

    En Pologne, la victoire n’est pas encore à portée de main malgré les manifestations de masse spontanées de l’automne dernier, qui ont montré que la majorité de la population soutient le mouvement et ses revendications. Le mouvement manque d’une direction aussi audacieuse que les masses de femmes qui sont descendues spontanément dans la rue et ont exigé la chute du gouvernement.

    ROSA-Polska a proposé au mouvement d’organiser une grève générale et de constituer des comités de grève locaux pour augmenter la pression sur le gouvernement. Une grève générale était possible, comme en témoignent les nombreux exemples d’actions de solidarité spontanées dans les entreprises pour soutenir le mouvement, du personnel soignant et des transports publics aux syndicats radicaux de mineurs et de postiers. Cependant, ni les organisations féministes ni les directions syndicales n’ont lancé un véritable appel en ce sens.
    Le mouvement a maintenant disparu des rues, mais la colère contre le pouvoir réactionnaire demeure. Dans les années à venir, il sera important de connecter la colère contre les politiques sexistes du gouvernement à toutes les autres revendications des jeunes et des travailleurs.

    Si nous nous battons, nous pouvons gagner !

    En plus d’avoir de nombreuses raisons de se battre, la Campagne ROSA a également deux victoires à célébrer : l’obtention du salaire minimum de 14 euros de l’heure pour tout le personnel de l’université de Gand, un combat auquel la Campagne ROSA a participé dès le premier jour en étroite collaboration avec la délégation de la CGSP à l’université, et le fait que Jef Hoeybergs – qui a porté plainte contre ROSA pour diffamation parce que nous avions fait connaître ses commentaires sexistes dégoûtants dans le monde entier – soit lui-même convoqué devant le tribunal correctionnel.

    Cela montre l’importance d’une mobilisation soutenue. Sans l’action de ROSA contre la réunion du cercle étudiant catholique réactionnaire KVHV, qui avait invité Jef Hoeybergs à s’exprimer lors d’un meeting, ses déclarations dégueulasses seraient passées sous silence. Ce n’est qu’en organisant la colère de manière concrète et lui donnant une expression dans la rue que la pression sur la justice et sur les politiciens peut être accrue.

    Cela démontre également l’importance de construire des luttes autour de revendications concrètes qui peuvent apporter un réel changement et de ne pas rester bloqué sur des principes généraux. La lutte pour un salaire minimum de 14 euros de l’heure ferait une énorme différence pour de grands groupes de femmes et connecterait la lutte des femmes à celle du mouvement ouvrier. C’est cette unité qui peut arracher de telles exigences.

    La Campagne ROSA continuera à enfoncer ce clou : plutôt que des grèves féminines symboliques, nous appelons à la construction de l’unité et de la solidarité sur le lieu de travail dans la lutte contre toutes les formes de discrimination. Nous appelons à de véritables grèves féministes qui utilisent toute la force du mouvement ouvrier pour obtenir des victoires. Cette année, les restrictions rendront difficile la réalisation de véritables grèves. Une grève réussie ne tombe pas du ciel, elle doit être construite concrètement. Dans les années à venir, nous continuerons, avec des syndicalistes combattifs, à nous battre pour les 14€ de l’heure.

    Rejoignez la Campagne ROSA !

    Depuis des années, un sentiment antisexiste massif se développe, surtout mais pas seulement chez les jeunes. Cependant, un sentiment en soi ne change rien. Il doit devenir un mouvement de lutte. Ce fut la raison de la création de la Campagne ROSA et cela reste notre principale préoccupation. Au cours de nos 4 années d’existence, nous avons joué un rôle important dans la traduction de ce sentiment en actions concrètes.

    Dans les circonstances difficiles de l’année dernière, nous avons quand même réussi à mener plusieurs actions, allant d’actions de solidarité avec le mouvement Black Lives Matter après le meurtre de George Floyd à une action au bureau de la N-VA à Bruxelles contre les déclarations scandaleuses de Bart De Wever sur l’extension du droit à l’avortement en passant par des actions dans 12 villes différentes autour du 25 novembre, Journée internationale de lutte contre les violences à l’égard des femmes.

    Le 8 mars, nous voulons faire campagne dans une quinzaine de villes sur les différentes revendications mentionnées ci-dessus, dans la rue, mais aussi dans les écoles et sur les lieux de travail, là où nous avons les forces suffisantes pour ce faire. Sur base de cette campagne, nous voulons également créer de nouveaux groupes locaux de la Campagne ROSA et augmenter notre force de mobilisation.

    Nous sommes une campagne inclusive qui veut lutter contre toutes les formes de discrimination. Par exemple, nous avons mené des actions contre la violence homophobe à Gand et nous voulons jouer un rôle dans la transformation de la Pride en action de protestation. Nous soutenons également activement la lutte pour la régularisation des sans-papiers. Nous estimons que les travailleuses et les jeunes femmes doivent lutter activement pour leurs droits et leurs intérêts, mais aussi qu’une large solidarité est possible et nécessaire. En Irlande, la victoire de ROSA dans la lutte pour le droit à l’avortement a été rendue possible par le large soutien de la majorité de la classe ouvrière lors du référendum.

    Vous voulez mener activement la lutte contre le sexisme ? Vous souhaitez également intensifier l’action dans votre ville et étendre le mouvement ? Alors vous êtes au bon endroit ! Contactez-nous pour voir comment nous pouvons commencer à le faire ensemble !

  • Rosa Luxemburg : une source d’inspiration dans la lutte pour une autre société

    Plus de 100 ans après sa mort, Rosa Luxemburg continue de parler à notre imagination. Lorsque la campagne ROSA (Résistance contre l’Oppression, le Sexisme et l’Austérité) a vu le jour en 2017 dans la perspective de la renaissance du mouvement pour l’émancipation des femmes, ce qui s’est effectivement produit depuis lors, l’adoption de ce nom s’imposait de toute évidence. L’idée était de faire référence à Rosa Luxemburg (1871-1919) mais aussi à Rosa Parks (1913-2005), cette femme qui, en 1955, a refusé de céder sa place dans un bus parce qu’elle était noire. Deux femmes courageuses, deux sources d’inspiration pour les luttes actuelles. L’acronyme ROSA a été rempli après le choix du nom.

    Dossier écrit par Geert Cool en préface du livre “Rosa Luxemburg. Passions, amours, origines” d’Anne Vanesse. Ce texte a été rédigé à la fin de l’année 2019

    «  Rosa Luxemburg a donné au socialisme tout ce qu’elle pouvait lui donner  »

    Rosa Luxemburg a profondément marqué le mouvement ouvrier. Sa petite taille avait peine à contenir sa détermination dans la lutte pour une société socialiste. A sa mort, le révolutionnaire russe Trotsky remarque : «  Elle avait adopté la méthode marxiste comme un corps contrôle ses propres organes. Le marxisme coulait dans son sang.  » Sa bonne amie et combattante Clara Zetkin a déclaré : «  Rosa Luxembourg a donné au socialisme tout ce qu’elle pouvait lui donner. Il n’y a pas de mots pour saisir la volonté, le désintéressement et le dévouement qu’elle a donné à la cause  ».

    Cependant, Rosa n’était pas destinée à devenir un leader révolutionnaire. Elle avait tout contre elle : elle a grandi dans la partie de la Pologne occupée à l’époque par la Russie tsariste et le mouvement ouvrier naissant y était brutalement persécuté, elle venait d’une famille juive dans la petite ville de Zamość, elle était une femme et avait en plus des problèmes de santé (un problème de hanche l’a maintenue au lit pendant un an). Ses parents l’ont envoyée à l’école à Varsovie afin qu’elle ait plus de chances d’accéder à un meilleur avenir. C’est là que Rosa fit ses premiers pas dans le mouvement révolutionnaire, à l’âge de 16 ans. Mais ces premiers pas furent découverts par la police et le seul moyen d’échapper à l’exil en Sibérie était de fuir le pays. Son parcours et ses origines ont toujours joué un rôle. Comme l’écrivait Henriette Roland-Holst dans la biographie qu’elle a consacrée à sa bonne amie Rosa : «  Les racines de son socialisme sont : la compassion universelle et la passion pour la justice  ».

    «  Un désir sans cesse renouvelé de connaissance et de perspicacité va de pair avec un besoin constant d’activité  », faisait encore remarquer Henriette Roland-Holst. C’est ce qui s’est passé en exil en Suisse, où Rosa a mené des recherches approfondies sur l’histoire de la Pologne et du mouvement ouvrier, entre autres choses. Mais tout en étudiant et s’intéressant à l’orientation des révolutionnaires polonais en exil, elle s’est heurtée à la nécessité d’agir. Dans les années 1890, la social-démocratie allemande connaissait une croissance particulièrement rapide. Le parti social-démocrate allemand, le SPD, était à cette époque un exemple pour la Deuxième Internationale. Rosa a voulu y jouer un rôle actif et elle s’est donc installée en Allemagne en 1898.

    Initialement, elle a principalement servi à aider le parti pour organiser les travailleurs de la partie occupée de la Pologne. En tant que femme polonaise, Rosa n’a pas eu la vie facile, même au sein du SPD. Mais elle était déterminée à jouer un rôle de premier plan dans la lutte pour une transformation socialiste de la société. Rosa considérait d’ailleurs cette transformation comme la seule réponse à des formes spécifiques d’oppression. La lutte pour les droits des femmes – à l’époque, surtout pour le droit de vote – n’était, selon Rosa, «  seulement l’une des expressions et une partie de la lutte générale du prolétariat pour sa libération. En cela réside sa force et son avenir  ». Elle s’est trouvée une alliée en Clara Zetkin. Rosa ne désirait délibérément pas limiter son action à la lutte pour les droits des femmes : c’est toute la société qui devait changer pour obtenir ces droits. Cela ne signifiait pas qu’elle estimait que la lutte des femmes n’était pas importante, comme l’illustre sa référence à la déclaration de Charles Fourier : «  Dans chaque société, le degré d’émancipation des femmes est la mesure naturelle de l’émancipation générale  »  . (Suffrage féminin et lutte de classes, 1912)

    Elle n’a pas hésité à se dresser contre les grands dirigeants de la social-démocratie allemande. Un jour, après que Rosa se soit éloignée d’un chemin lors d’une promenade avec Clara Zetkin pour s’approcher dangereusement d’un terrain militaire, les chefs du parti réunis chez les Kautsky se sont moqués d’elle. August Bebel a plaisanté au sujet du texte de leur épitaphe, mais il fut interrompu par Rosa qui fit sèchement remarquer qu’il faudrait écrire : «  Voici les deux derniers hommes de la social-démocratie allemande.  » Le silence a duré un certain temps après cette réplique…

    Rosa n’hésita pas non plus à s’engager dans une lutte politique contre ces dirigeants. Avec Clara Zetkin et Karl Liebknecht, entre autres, elle s’est toujours opposée aux tendances réformistes au sein du mouvement socialiste. Cette tendance qui gagnait en influence considérait les petites réformes immédiates comme un moyen de parvenir progressivement à une société socialiste. Ce réformisme a pris naissance dans une période de croissance économique capitaliste et de croissance rapide d’un mouvement ouvrier qui était parvenu à arracher certaines concessions. Il existait donc une base matérielle derrière l’émergence d’un groupe de dirigeants syndicaux et de dirigeants du parti qui, d’une part, étaient capables d’obtenir des conquêtes sociales et qui, d’autre part, voulaient protéger leur propre nouvelle position dans la société. En 1914, le SPD, qui avait quitté l’illégalité en 1890 seulement, comprenait plus d’un million de membres, plus de 15.000 organisateurs à plein temps et une centaine de quotidiens. Pour reprendre les mots de Ruth Fischer, cette machine du parti était «  un mode de vie  »  : des travailleurs étaient nés et vivaient au sein du parti. L’affirmation de Bernstein, selon laquelle le mouvement était tout et le but ultime du socialisme n’était rien, en était l’expression. Le fait que des réformes aient été effectivement obtenues pendant cette période de croissance économique a renforcé la tendance au réformisme. Cependant, ces réformes n’ont pas mis fin aux contradictions du capitalisme. La Première Guerre mondiale l’a clairement démontré de façon sanglante.

    Les critiques de Rosa n’étaient pas seulement dirigées contre des réformistes tels que Bernstein, mais aussi contre ceux qui, comme Kautsky, n’étaient pas assez perspicaces dans leur réponse. Au début, Lénine et Trotsky n’ont pas compris sa critique de Kautsky. Ce n’est qu’au début de la Première Guerre mondiale, quand la grande majorité des dirigeants du SPD, y compris Kautsky, a voté en faveur de la guerre, que Lénine s’est aperçu que Rosa avait constaté les limites de Kautsky et des ‘centristes’ plus tôt que quiconque. «  Rosa avait raison  », déclara-t-il. Lorsque Lénine apprit la nouvelle du vote des crédits de guerre par les parlementaires du SPD, le 4 août 1914, ce dernier pensait qu’il de “fake news” visant à embrouiller le mouvement ouvrier. Contrairement à Rosa Luxemburg, il n’était pas préparé à cette situation.

    Mais, dans sa brochure «  Réforme ou révolution  », Rosa ne s’est pas opposée aux réformes favorables à la classe ouvrière : elle considérait celles-ci comme des étapes importantes dans l’édification des forces nécessaires pour provoquer un changement fondamental de société. Rosa Luxemburg fut notamment l’une des pionnières à souligner l’importance et le rôle des grèves générales, ce qu’elle a fait à partir de l’expérience de la Révolution russe de 1905, à laquelle elle a tenté de participer en tant qu’internationaliste en Pologne, puis à Saint-Pétersbourg. L’énergie des masses dans la Révolution russe contrastait avec la machine de plus en plus lourde des dirigeants syndicaux et des dirigants du parti en Allemagne. Rosa a également tiré les leçons des grèves générales belges. «  L’importance politique des masses ouvrières en grève réside toujours, et aujourd’hui encore, dans le fait qu’en cas de refus obstiné de la majorité parlementaire, elles sont éventuellement prêtes et capables de dompter le parti au pouvoir par des troubles, par des révoltes de rues.  » C’était en même temps une vive critique à l’encontre des dirigeants du POB, qui considéraient les grèves comme un moyen de relâcher la pression ou simplement de renforcer leur propre position de négociation parlementaire.

    Le mouvement de masse “par en-bas” dans la révolution russe de 1905 a confronté Rosa à l’emprise bureaucratique de la direction du SPD. A cette époque, ce que Lénine tirait comme conclusion du même mouvement révolutionnaire, c’était la confirmation de la nécessité d’un parti des cadres bien organisé. En raison du rôle étouffant de la direction du SPD pour qui le mouvement était tout et l’objectif socialiste final rien, Rosa s’est opposée à ce qu’elle considérait être une organisation révolutionnaire nationale trop centralisée. Sa résistance n’était donc pas synonyme d’opposition à l’organisation en tant que telle. Avec son camarade et compagnon de l’époque Leo Jogiches, elle a posé les bases du parti socialiste polonais SDKPiL et, au sein du SPD, elle a fait tout son possible pour maintenir ensemble un noyau authentiquement révolutionnaire. En 1913, elle faisait remarquer : «  Les dirigeants qui s’assoient à l’arrière seront anéantis par les masses. Il peut être bon pour un philosophe solitaire d’attendre calmement que les événements se produisent pour s’assurer que le ‘moment est propice’, mais pour les dirigeants politiques d’un parti révolutionnaire, ce serait un signe de pauvreté, de faillite morale. La tâche de la social-démocratie et de ses dirigeants n’est pas de se laisser emporter par les événements, mais de s’y préparer consciemment, d’avoir une vue d’ensemble des tendances des événements, d’écourter la période de développement par une action consciente et une accélération des événements  ».

    En raison de l’absence d’un parti révolutionnaire en Allemagne, Rosa n’a pu compter que sur une poignée de partisans au début de la Première Guerre mondiale. Elle disait alors que «  la social-démocratie n’est plus qu’un cadavre puant  ». Rosa n’a pas choisi la voie la plus facile : elle a toujours été contre ce qu’elle considérait à juste titre comme une trahison de la classe ouvrière et du socialisme international. Elle a agi de la sorte même si, au début, elle est tombée en dépression et s’est retrouvée isolée. La nouvelle réalité a conduit à la création de la Ligue Spartakiste, au côté notamment de Karl Liebknecht, le député qui qui fut le premier au Parlement à voter contre les crédits de guerre. C’est autour de Luxemburg, Liebknecht, Zetkin et Franz Mehring que les bases d’un parti de cadres révolutionnaire ont été établies.

    Ce petit groupe a constitué la Ligue Spartakiste qui s’est fait connaître auprès de couches plus larges pour sa cohérence dans la résistance à la guerre. Ce n’est qu’à ce moment, dans le contexte difficile de la guerre, que ce groupe s’est attelé à la tâche de construire une organisation révolutionnaire. Ce ne fut pas évident ; la Ligue Spartakiste était plutôt jeune et inexpérimentée, situation qui a eu des conséquences lors de la vague révolutionnaire qui a suivi la guerre.

    Henriette Roland-Holst, auteur de la traduction néerlandaise de ‘‘De Internationale’’ et amie personnelle de Rosa, s’est prononcée ainsi au sujet des raisons pour lesquelles la Ligue spartakiste a échoué : ‘‘Parmi ses membres – principalement très jeunes – il y avait des idéalistes ardents et énergiques, comme ceux que toute crise sociale majeure met en évidence. (….) La Ligue est apparue dans les années où il n’y avait pas de vie normale pour l’individu et le groupe ; cette vie ressemblait aux rêves sombres et sauvages d’une personne qui souffrait de fièvre. (…) La Ligue était dirigée par d’excellents marxistes, mais il n’y avait pas de cadre marxiste. Ce qui s’est manifesté dans sa disposition spontanée, c’est moins le marxisme que le radicalisme utopique, qui récolte ses fruits bien avant qu’ils ne mûrissent, et qui veut les récolter même là où il n’a pas semé.’’

    Au fur et à mesure que la guerre devenait de plus en plus désespérée, les masses devenaient de plus en plus lasses du conflit. Cela a conduit à une scission au sein du SPD, une minorité importante étant expulsée du parti et formant le SPD indépendant (l’USPD). De larges couches de la population ont compris que le massacre de la guerre n’était pas dans l’intérêt des travailleurs, mais dans celui des puissances impérialistes et des capitalistes. Il y avait partout des mouvements qui tiraient leur inspiration et leur enthousiasme de la Révolution russe. Ce fut également le cas en Allemagne. En novembre 1918, le mouvement a atteint son premier sommet : partout les ouvriers formaient leurs propres conseils et prenaient en réalité le contrôle de la société elle-même. La révolution de novembre a montré quel potentiel était présent, mais elle n’a pas conduit à une rupture anticapitaliste. L’Empereur fut balayé de la scène tandis qu’un gouvernement ouvrier était en gestation sur base des conseils d’ouvriers et de matelots. Les capitalistes ont dû faire d’énormes concessions dans le but de maintenir leur système à flot. La pression exercée par la révolution de novembre 1918 a conduit à de grandes avancées : l’instauration d’une république, la fin de la guerre, diverses conquêtes sociales,… Du gouvernement où il se siégeait, le SPD a tenté de revendiquer l’honneur de ces réalisations, alors même que la participation du SPD au gouvernement bourgeois visait principalement à enrayer le processus révolutionnaire. Les réformes d’en haut ont servi à stopper la révolution d’en bas.

    L’une des concessions a été la libération des pionniers révolutionnaires tels que Rosa Luxemburg. Elle avait suivi la Révolution russe de prison. N’ayant pas accès à des sources suffisantes, elle a beaucoup critiqué les bolcheviks. Une fois libérée, elle ne voulait pas publier son livre. Ce ne fut le cas qu’après sa mort, dans le contexte d’un règlement politique interne au sein du parti communiste allemand. L’œuvre sera largement utilisée pour creuser un fossé entre Rosa et les bolcheviks. Elle a cependant écrit dans cette brochure célèbre  : «  Tout ce qu’un parti peut apporter, en un moment historique, en fait de courage, d’énergie, de compréhension révolutionnaire et de conséquence, les Lénine, Trotsky et leurs camarades l’ont réalisé pleinement. L’honneur et la capacité d’action révolutionnaire, qui ont fait à tel point défaut à la social-démocratie, c’est chez eux qu’on les a trouvés. En ce sens, leur insurrection d’Octobre n’a pas sauvé seulement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international.  » Elle a également noté que les limites de la Révolution russe ne pouvaient être dépassées que par l’arrivée de la très nécessaire Révolution allemande.

    Le processus révolutionnaire en Allemagne n’a commencé qu’en novembre 1918. De nombreux autres mouvements ont suivi et ont démontré la volonté des masses de changer la société. L’absence d’une organisation suffisamment développée avec des cadres en acier a eu des conséquences : il manquait une coordination nationale, les capitalistes ont pu bénéificier de temps et d’espace pour se réorganiser et la contre-révolution a pu briser le mouvement ville par ville.

    En janvier 1919, un exemple en fut donné à Berlin : le mouvement révolutionnaire y était en avance sur le reste du pays, de sorte que la contre-révolution a pu se concentrer entièrement sur la capitale. Les révolutionnaires y ont été brutalement été attaqués : des dirigeants tels que Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht ont été assassinés. Ils avaient bien compris le danger, mais avaient refusé de quitter Berlin à un moment où leurs camarades révolutionnaires risquaient d’être victimes de la violence contre-révolutionnaire. Ils se sont retrouvés aux côtés de leurs camarades d’armes jusqu’au dernier moment. Le prix à payer pour cette attitude conséquente fut élevé. La Révolution allemande n’a plus su compter sur ses dirigeants les plus clairvoyants, des dirigeants qui auraient pu faire une différence entre 1919 et 1923 pour réaliser le potentiel du mouvement révolutionnaire. L’échec de la révolution allemande a ouvert la voie à la barbarie du nazisme et a contribué à l’isolement de l’Union soviétique. Malheureusement, le slogan de Rosa Luxemburg «  socialisme ou barbarie  » fut confirmé.

    Rosa est morte comme elle a vécu : combative, consciente, cohérente, déterminée. «  Etre humain, c’est s’il le faut, mettre gaiement sa vie toute entière ‘‘sur la grande balance du destin’’, tout en se réjouissant de chaque belle journée et de chaque beau nuage  », écrivait-elle de prison en 1916. Cela aussi c’était Rosa : profiter de la nature, jouer avec les enfants de la rue, être émue par une belle poésie. En bref, nous nous battons pour le pain, mais aussi pour les roses. Rosa a mis sa vie dans la balance du destin, dans la lutte pour une autre société.

    Sa rébellion révolutionnaire, sa pensée indépendante et son action cohérente ont rendu l’héritage politique de Rosa difficile à assumer dans de nombreux milieux. La social-démocratie était bien sûr responsable de l’assassinat de Rosa et elle avait été l’objet de sa critique caustique du réformisme. Le caractère révolutionnaire et internationaliste de Rosa fut la véritable raison des critiques que Staline lui a adressée dès le début des années 1930. En RDA, Rosa et Karl Liebknecht étaient vénérés comme des figures mythiques, mais la contribution de Rosa au marxisme était moins mise en avant. Rosa était souvent maltraitée dans les milieux de gauche : ses désaccords avec Lénine et les bolcheviks étaient amplifiés et transformés en ce qu’ils n’étaient pas. Les limites de ses analyses, telles que celles concernant la question nationale ou le parti révolutionnaire, étaient si généralisées qu’elles diminuaient le rôle de Rosa en tant que penseuse et militante révolutionnaire cohérente. Il est grand temps de changer cela et de commémorer Rosa Luxemburg comme il se doit : comme l’une des plus importantes marxistes de l’histoire du mouvement ouvrier.

    Une inspiration permanente

    Plus de cent ans après la mort de Rosa Luxemburg, le monde est à un nouveau tournant. Le triomphalisme néolibéral qui était omniprésent après la chute du mur de Berlin et la disparition des caricatures staliniennes du socialisme est maintenant lui-même en ruines. Même le Financial Times se demande s’il n’est pas temps que le capitalisme soit ‘redémarré’. Dix ans après la grande récession de 2008, il n’y a aucune perspective de reprise économique réelle et de sombres nuages s’élèvent au-dessus de l’économie mondiale. Les tensions entre les puissances impérialistes s’accroissent. Les intérêts conflictuels entre les États-Unis et la Chine ne conduisent pas à une guerre ouverte traditionnelle, en partie parce que cela signifierait aujourd’hui une destruction mutuelle. Mais la guerre commerciale et les affrontements entre grandes puissances dans les différentes guerres par procuration sont l’expression d’une instabilité grandissante. La bourgeoisie est dans le pétrin sur le terrain politique. Un système en crise produit les dirigeants politiques qui s’y intègrent : Trump, Bolsonaro, Modi,… A cela s’ajoute le désastre climatique imminent : les scientifiques nous donnent à peine plus de dix ans pour éviter des dommages catastrophiques irréversibles.

    Le capitalisme est dans l’impasse, ce qui entraîne de plus en plus de protestations de masse. Du Chili à l’Equateur, de Porto Rico à l’Algérie et au Soudan, en passant également par le Liban, l’Irak, l’Iran ou encore Hong Kong : le nombre de mouvements de masse augmente fortement. Plusieurs gouvernements et régimes ont été l’objet de protestations massives. L’énergie de ces actions collectives n’est pas neuve. C’est l’énergie même que Rosa a si bien observée en Russie en 1905. Les similitudes sont nombreuses entre ce mouvement révolutionnaire du début du XXe siècle et la vague des mouvements d’aujourd’hui. Il y a l’inévitable confrontation entre le mouvement social et les dirigeants, la question de l’organisation de la lutte, celle du rôle des grèves générales pour mettre effectivement de côté les dirigeants, celle de la prise du pouvoir et enfin celle de l’alternative à mettre en place.

    Le mouvement de masse au Chili à l’automne 2019 affirme explicitement que ce ne sont pas seulement les raisons directes du mécontentement qui jouent un rôle, mais tout ce qui l’a précédé. Il ne s’agit pas seulement de l’augmentation des prix du métro de 30 pesos, mais de 30 ans d’absence de changement après la chute de la dictature de Pinochet. Le néolibéralisme est contesté dans le pays qui a vu la naissance de ce système politique. Cela rappelle ce que Rosa écrivait à propos de la Russie en 1905  : «  Il est absolument faux d’imaginer la grève de masse comme une action unique. La grève de masse est plutôt un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s’étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies.  » En période révolutionnaire, toute raison peut conduire à une grande confrontation. «  Dans la tempête révolutionnaire, chaque lutte partielle entre le capital et le travail prend les dimensions d’une explosion générale  ».

    La puissance des mouvements de masse, et en particulier des grèves générales, est également reconnue par les historiens. Des mouvements qui mobilisent les travailleurs avec des grèves ont historiquement le plus grand effet dans la conquête des droits démocratiques. Telle était la conclusion d’une étude réalisée par l’American Washington Post en octobre 2019. Toutes les grandes conquêtes sociales proviennent de luttes de masse  : la journée des 8 heures, le suffrage universel, les congés payés, la sécurité sociale,… Rien n’a été acquis grâces à de bonnes initiatives parlementaires, cela fut le fruit de mouvements de masse qui ont menacé le système tout entier.

    Le défi des mouvements de masse d’aujourd’hui est de savoir comment parvenir à un véritable changement. Ce que l’on ne veut pas est souvent évident, mais quelle forme doit prendre notre alternative et comment pouvons-nous y parvenir ? Grâce à l’action collective, des leçons peuvent être tirées quant à la façon dont le capitalisme est organisé, au rôle de l’État sous le capitalisme, à la force de notre nombre et de notre unité par-delà les divisions nationales, religieuses et autres. Mais nous il nous faut plus encore  : nous avons besoin d’une organisation qui agit consciemment en faveur d’un changement de société.

    Le révolutionnaire russe Trotsky déclarait dans un discours au tribunal où il fut accusé après la révolution de 1905  : «  préparer l’inévitable insurrection (…) signifiait pour nous d’abord et avant tout, d’éclairer le peuple, de lui expliquer que le conflit ouvert était inévitable, que tout ce qui lui avait été donné lui serait repris, que seule la force pouvait défendre ses droits, que des organisations puissantes de la classe ouvrière étaient nécessaires, que l’ennemi devait être combattu, qu’il fallait continuer jusqu’au bout, que la lutte ne pouvait se faire autrement ».

    Le système ne disparaitra pas spontanément pour remettre les clés de la société à la classe ouvrière. De puissants intérêts sont en jeu derrière la défense du capitalisme : les ultra-riches voient leurs richesses croître à un rythme vertigineux. Ils font bien entendu tout ce qui est en leur pouvoir pour les défendre et ils sont très bien organisés : ils contrôlent non seulement les secteurs clés de l’économie, mais aussi les médias, la politique,… Cela leur donne l’apparence d’un pouvoir énorme, mais leur point faible est leur nombre. Sans notre travail, l’ensemble de leur machinerie est à l’arrêt.

    Les grèves sont populaires comme moyen d’action et sont reprises dans différents mouvements. Le mouvement pour l’émancipation des femmes en Espagne et en Amérique latine reprend l’arme de la grève le 8 mars. La signification d’une grève générale dans le domaine politique n’est toujours pas bien comprise, mais cette signification politique est ancrée dans la méthode d’action elle-même. Comme Rosa l’écrivait à propos de la révolution de 1905 en Russie : «  La lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l’effet se succèdent et alternent sans cesse, et ainsi le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s’exclure réciproquement, comme le prétend le schéma pédant, constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie. C’est précisément la grève de masse qui constitue leur unité  ». La grève générale souligne le rôle économique et collectif de la classe ouvrière, la force qui peut entraîner une transformation socialiste de la société.

    Un autre élément remarquable des mouvements de masse d’aujourd’hui est la façon dont ils s’enflamment les uns les autres à l’échelle internationale. En Catalogne, par exemple, la manifestation contre la répression s’est penchée sur les méthodes d’action des manifestations de Hong Kong contre la dictature chinoise. Certains attribuent cette interaction internationale aux médias sociaux. Il est vrai que les médias sociaux offrent des possibilités de contacts plus rapides et plus internationaux. Mais tout comme les médias établis, les médias sociaux sont contrôlés par de grandes entreprises ayant des intérêts autres que ceux de la majorité de la population. Le capitalisme est encore toujours lié aux structures de l’Etat-nation, seule la classe ouvrière est sincèrement porteuse de l’internationalisme. Même avant l’existence des médias sociaux, les luttes réussies dans un pays ont eu un effet sur le mouvement ouvrier dans d’autres pays. Des militants comme Rosa en étaient particulièrement conscients et s’inspiraient non seulement des luttes menées dans d’autres pays, mais essayaient aussi de transformer cette inspiration en une meilleure compréhension et une plus grande prise de conscience de la part de la classe ouvrière.

    Le capitalisme est en eaux troubles. Dans de nombreux pays, les masses descendent dans la rue par colère contre tout ce qui va mal, contre tout le système en fait. Le plus grand atout du capitalisme aujourd’hui est que la conscience d’une alternative – la possibilité d’une autre société, le socialisme – est limitée. De nouvelles formations politiques émergent, fondées sur l’insatisfaction à l’égard du capitalisme, sans toutefois reconnaître la nécessité d’une rupture révolutionnaire avec le système et sans prendre des mesures en ce sens. Les nouvelles formations de gauche comme Syriza, Podemos ou le PTB en Belgique sont politiquement plus proches du réformisme de Bernstein que de la politique révolutionnaire de Rosa Luxemburg. Mais avec la différence que Bernstein est passé au réformisme pendant une période de croissance économique qui permettait au mouvement ouvrier d’obtenir des concessions. Cette marge est aujourd’hui inexistante, ce qui signifie que Syriza, par exemple, a rapidement échoué en Grèce. Qu’en aurait pensé Rosa ? Elle nous aurait sans doute incités à une vive critique sur base d’une compréhension globale du fonctionnement du capitalisme et sur base de la dynamique de la lutte des classes. Les idées de Rosa au sujet de la relation entre réforme et révolution sont toujours bien utiles pour construction l’expression politique de la classe ouvrière!

    Dans les mouvements sociaux d’aujourd’hui, les jeunes et les femmes sont à l’avant-garde. Pensons aux grèves pour le climat qui se propagent dans le monde entier avec pas moins de 7,6 millions de manifestants à la fin septembre 2019 ! Pensons au mouvement grandissant des femmes, qui est également plus largement soutenu en Belgique et qui provoque de nouvelles mobilisations de masse ! Rosa est parfois accusée à tort de ne pas s’être impliquée dans les luttes des femmes. Pour elle, il s’agissait en effet d’une lutte importante, mais elle ne la considérait pas comme distincte de la lutte de classe en général. Imaginons ce que aurait été la critique de Rosa sur un slogan comme « Les femmes se libéreront elles-mêmes  ». Elle a d’ailleurs écrit au sujet du droit de vote des femmes : «  La lutte de masse pour les droits politiques des femmes est seulement l’une des expressions et une partie de la lutte générale du prolétariat pour sa libération. En cela réside sa force et son avenir.  » Cette approche est celle défendue par la Campagne ROSA en Belgique aujourd’hui. La lutte pour l’émancipation des femmes fait partie de la lutte pour l’émancipation générale de la classe ouvrière. Dans cette lutte, des formes spécifiques d’oppression doivent être reconnues et combattues. Les formes spécifiques d’oppression ne doivent pas être considérées isolément du fonctionnement de l’ensemble du système, mais comme une expression de celui-ci. Résister, c’est entrer en lutte contre le capitalisme et nous sommes plus forts dans ce combat si la classe ouvrière est unie. Afin de réaliser une plus grande unité de la classe ouvrière, les sensibilités autour de formes spécifiques d’oppression, comme l’oppression des femmes ou celle de la communauté LGBTQI+, doivent être prises en compte.

    Le fait que l’humanité soit confrontée au choix entre «  socialisme ou barbarie  » est peut-être la citation la plus connue de Rosa. La lutte pour le socialisme était au cœur de sa vie et elle ne considérait pas cela comme quelque chose de destiné à un lointain avenir. La défense d’une société socialiste devra aujourd’hui être un élément inséparable de toute lutte directe et concrète. Lors de l’éclatement de la révolution de novembre en Allemagne en 1918, Rosa a déclaré : «  La classe ouvrière doit avant tout essayer de s’emparer de toute la puissance politique de l’Etat. Pour nous, socialistes, ce pouvoir politique n’est qu’un moyen. Le but pour lequel nous devons employer ce pouvoir, c’est la transformation fondamentale de tous les rapports sociaux.  » Un changement fondamental de société était l’objectif et le principe directeur de la vie quotidienne et du travail de Rosa.

    N’est-il pas trop tard aujourd’hui ? Les marxistes révolutionnaires analysent la société en profondeur et en tirent leur optimisme et leur confiance dans la classe ouvrière. Rosa est également un exemple à cet égard. Même lorsque la révolution s’est retrouvée attaquée et que Rosa a réalisé que sa vie était en danger, sa confiance dans le changement social fondamental est restée intacte. «  “L’ordre règne à Berlin !” sbires stupides ! Votre “ordre” est bâti sur le sable. Dès demain la révolution se dressera de nouveau avec fracas proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi. J’étais, je suis, je serai !  »

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