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Category: Europe
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Instabilité et polarisation en Allemagne avec, heureusement, le retour de Die Linke
Le « changement d’époque », c’est-à-dire le virage géopolitique qui a mis à mal le modèle à succès du capitalisme allemand, se concrétise encore sur le front politique avec les élections du 23 février dernier.
Par Christian (Louvain)
Avec 16,4 %, les sociaux-démocrates du SPD, arrivés en troisième position, ont enregistré leur pire score depuis 1890, date à laquelle Friedrich Engels était encore en vie. Le parti d’extrême droite AfD, arrivé deuxième, a plus que doublé son score depuis 2021. Avec 20,8 % des voix, c’est le meilleur résultat depuis 1933 pour un parti réactionnaire allemand tenant un discours fasciste. À l’exception de quelques circonscriptions urbaines, notamment Berlin, l’AfD domine l’ancienne RDA. Bien qu’arrivés premiers avec 28,5 %, les chrétiens-démocrates du CDU/CSU essuient leur deuxième plus mauvais résultat depuis 1949. Le FDP, qui, dans l’après-guerre, était le troisième parti de l’Allemagne de l’Ouest, n’a pas franchi le seuil électoral.
L’Allemagne a bel et bien rattrapé le reste du monde en termes d’instabilité et de polarisation politique. Les dernières années de la coalition dite « feux tricolores » (SPD-Ecolos-FDP), tombée en novembre, ont déjà été marquées par la tendance mondiale qui voit les couches dominantes de la bourgeoisie évoluer vers davantage d’accointances avec l’extrême droite. Le grand favori pour la chancellerie est le chrétien-démocrate Friedrich Merz, un homme qui incarne parfaitement ce tournant brutal. Déjà membre d’une association étudiante ultra-réactionnaire dans sa jeunesse, il a grimpé les échelons de la filière allemande de l’investisseur international BlackRock, premier gestionnaire d’actifs au monde, avant de prendre la tête de la CDU en 2018.
Malgré ses flirts avec l’AfD, Merz ne formera toutefois pas de coalition avec ce dernier. Cela serait trop perturbateur pour le capital allemand. La coalition la plus probable est celle entre le bloc CDU/CSU et le SPD. Une tripartite avec les Ecolos ne sera pas nécessaire, étant donné que le FDP et le Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW) ont de peu manqué le seuil électoral de 5 %.
Rigueur budgétaire et haine de l’autre à l’agenda
Les prévisions de croissance économique de l’Allemagne pour 2025 ont récemment été révisées à la baisse, se fixant désormais à 0,3 %. Ce pronostic décevant est lié à l’incertitude qui pèse sur l’économie allemande, orientée vers l’exportation, dans le cadre de la présidence Trump. Il fait suite à deux années consécutives de récession, avec une contraction de l’économie de 0,3 % et 0,2 % respectivement en 2023 et 2024. Les divergences sur la Schuldenbremse (qui interdit tout déficit supérieur à 0,35 % du PIB) ont provoqué la chute du dernier gouvernement et pourraient rester problématiques pour la future coalition sous Merz.
Même si, en fin de compte, la rigueur budgétaire pourrait être assouplie, le coût de la crise retombera encore de toute sa force sur la classe travailleuse, les couches les plus opprimées et sur l’environnement. La classe dominante déploiera tous les efforts possibles pour mettre en œuvre une politique de division et faire passer son agenda.
Die Linke est de retour
Le parti Die Linke, ayant obtenu 8,8 % des voix au niveau national, est en tête à Berlin. Il avait enregistré un très mauvais score en 2021, passant sous le seuil électoral et n’obtenant que quelques mandats directs. Le départ de Sarah Wagenknecht en octobre 2023 et la formation de son propre parti, le BSW, socialement conservateur, a encore affaibli Die Linke, du moins électoralement, sinon en termes d’adhésions. En septembre dernier, le BSW est arrivé troisième lors de trois élections régionales dans l’ancienne RDA, éclipsant clairement Die Linke.
Le fait que le BSW ait échoué de très peu (14 000 voix !) à franchir le seuil électoral pourrait être lié à son entrée dans deux gouvernements régionaux, à un manque d’adhérent.es pour mener une campagne convenable au niveau national, et à l’élection de Trump, qui a rendu son positionnement sur l’Ukraine moins pertinent. Probablement, une partie des électeur.trices potentiel.les a tout simplement préféré voter directement pour l’AfD, avec laquelle le BSW se retrouve sur de nombreux sujets.
Le 29 janvier au Bundestag, le Parlement fédéral, Merz a fait appel aux voix de l’AfD pour faire passer une motion visant à durcir les politiques migratoires. Le BSW a lui aussi soutenu la motion, qui a été rejetée de justesse. Cette remise en cause du « pare-feu » jusqu’ici en vigueur à l’égard de l’extrême droite a été un signal d’alarme et a suscité de nombreuses manifestations. À cette occasion, la députée de Die Linke, Heidi Reichinnek, a prononcé un discours passionné qui a fait d’elle une star montante des réseaux sociaux. Dans son discours, elle a critiqué le chef de la CDU pour avoir « délibérément » collaboré avec l’AfD seulement deux jours après la commémoration d’Auschwitz. Cela a contribué à une augmentation radicale du nombre d’adhérent.es au parti Die Linke. Ainsi, le 18 février, Die Linke comptait 91.000 membres, soit 31.000 de plus qu’un mois auparavant.
Avec 11,6 %, les Ecolos sont le parti de la coalition gouvernementale sortante ayant encaissé le moins de pertes. Son électorat, assez prospère, semble peu concerné par des thèmes tels que la sécurité sociale et les hausses de prix. Bien que son discours sur la migration conserve des traces de préoccupations humanitaires, celles-ci ne sont pas crédibles en raison de sa volonté d’entrer dans une coalition avec la CDU/CSU.
L’électorat jeune renforce la gauche
La renaissance de Die Linke a été portée par les jeunes, en particulier les jeunes femmes. Parmi les électeur.trices de 18 à 24 ans, 34 % des femmes ont voté pour Die Linke, contre 15 % chez les hommes. Pour les femmes de moins de 25 ans, Die Linke est ainsi le parti le plus populaire, tandis que chez les hommes de cette tranche d’âge, il arrive troisième, derrière l’AfD et le CDU/CSU. Les Ecolos, un parti précédemment très populaire auprès des jeunes femmes, sont arrivés en troisième position chez celles-ci, juste derrière l’AfD.
Globalement, le retour encore modeste de Die Linke est à célébrer. Son programme socio-économique de gauche est partiellement en rupture avec la manière dont le système capitaliste est géré aujourd’hui, uniquement au profit d’une poignée d’ultra-riches. Elle défend également de bonnes positions pour lutter contre les oppressions, notamment le racisme et la LGBTQIA+phobie, qui sont en forte augmentation en Allemagne (comme partout ailleurs), boostées par les comportements, les paroles et les actes des médias dominants et des partis pro-capitalistes.
Cependant, Die Linke présente aussi de grands défauts qui expliquent son déclin, qui jusqu’à peu pouvait encore sembler inexorable. Là où Die Linke a pris part au pouvoir, il s’est adapté au système. Trop souvent absent des luttes et confronté à des divisions internes profondes, certaines de ses positions sont confuses, faibles, voire tout simplement très mauvaises. C’est notamment le cas en ce qui concerne le génocide en cours à Gaza et la libération de la Palestine, un thème absent des élections.
Les jeunes qui se trouvent attiré.es par Die Linke devront prendre eux-mêmes et elles-mêmes l’initiative pour s’organiser et faire avancer la lutte nécessaire, sans jamais faire de concession au fascisme ou au capitalisme en crise, dont il est l’expression. Ce n’est que de cette manière qu’ils et elles pourront retourner les revers sur les fronts socio-économique, écologique et des oppressions, y compris l’oppression raciste et coloniale que subit la Palestine.
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Comment la migration est devenue un problème déterminant en Allemagne
Le « Wir schaffen das » de Merkel appartient clairement au passé. Dans un contexte marqué par la montée de l’extrême droite et les problèmes économiques, presque l’ensemble du spectre politique allemand recourt de plus en plus à un discours anti-migrants. La première partie de notre dossier sur l’Allemagne était principalement consacrée à la crise économique que traverse le pays, qui redevient peu à peu « l’homme malade de l’Europe ». Dans cette deuxième partie, nous nous concentrons sur la question de la migration.
Dossier de Christian (Louvain)
Depuis la parution de ce dossier en néerlandais début décembre, certaines tendances mentionnées se sont confirmées. Les élections fédérales de février approchent. La semaine dernière, des milliers de manifestants ont tenté d’entraver l’accès à une conférence du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) qui s’est tenue dans la ville saxonne de Riesa, où les détails de sa plateforme de campagne ont été finalisés. Encouragée par les développements outre-Atlantique, la conférence a publiquement adopté les « rapatriements à grande échelle », également appelés « remigration ». Selon les derniers sondages, l’AfD est crédité de 20 % des intentions de vote, soit près du double par rapport à 2021.
La migration face aux avancées internationales de l’extrême-droite
Peu après sa réélection, Trump a déclaré qu’« aucun prix n’était trop élevé » lorsqu’il s’agit d’expulser massivement les migrants sans papiers. Il entend mettre en œuvre, dès le premier jour de son mandat, « la plus grande campagne d’expulsion de l’histoire des États-Unis ». Son colistier, JD Vance, a estimé qu’un million de personnes pourraient être expulsées chaque année.[1] Le système de réinstallation des réfugiés pourrait être complètement démantelé.[2] Trump affirme vouloir faire appel à l’armée ou à la garde nationale pour réaliser son projet. Il est vrai que, durant son dernier mandat, les mesures anti-migrants de Trump n’ont pas été à la hauteur de sa rhétorique outrancière. Il n’a, par exemple, jamais atteint les quelque 400 000 expulsions annuelles observées au début de l’administration Obama.[3] Toutefois, il est probable que la deuxième administration Trump sera mieux préparée que ne l’était la première. Quelle que soit l’ampleur des objectifs affichés, le trumpisme attise le débat sur l’immigration de l’autre côté de l’Atlantique.
En Europe, l’immigration est sans doute l’une des causes favorites de l’extrême droite. Elle regroupe des enjeux tels que l’insécurité et l’identité nationale, dans un contexte de concurrence féroce pour des ressources prétendument limitées au sein d’un système capitaliste en crise. La question de l’immigration offre ainsi d’innombrables opportunités de capitaliser sur le racisme et le ressentiment. Cependant, depuis plusieurs années, face à la crise de leur système, les partis traditionnels s’aventurent de plus en plus sur ce même terrain rhétorique. De surcroît, ces partis font adopter des lois sur l’immigration qui concrétisent d’importants aspects du programme de l’extrême droite.
Alors qu’en 2016, Orbán était quasiment le seul chef d’État de l’Union européenne à célébrer l’élection de Donald Trump, le tableau est bien différent aujourd’hui. En Italie, où Berlusconi a préfiguré le phénomène Trump, l’absence d’une alternative de gauche a conduit à l’élection du gouvernement Meloni, dont les racines plongent dans le passé fasciste du pays. On peut également mentionner le gouvernement de Geert Wilders aux Pays-Bas, ainsi que l’Autriche, où le Parti de la liberté (FPÖ) d’extrême droite est arrivé en tête lors des élections de septembre. En France, le Rassemblement national (RN) est désormais invariablement présent au second tour des élections présidentielles. Ce qui reste des Républicains (centre-droite) a totalement capitulé devant le RN. Le gouvernement de François Bayrou gouverne grâce au soutien du parti de Marine Le Pen. De nouvelles élections pourraient avoir lieu dès l’été prochain. Un point positif demeure : en France, il existe encore une offre politique de gauche.
Politique migratoire allemande – un cas emblématique
En matière d’immigration, l’Allemagne est depuis longtemps au cœur des polémiques concernant des politiques d’immigration jugées trop permissives. En 2015, 1,1 million de réfugiés, pour la plupart fuyant des conflits, notamment en Syrie et en Afghanistan, ont été accueillis en Allemagne. Entre 2015 et 2017, l’Allemagne a ainsi reçu environ la moitié de toutes les demandes d’asile déposées dans l’UE. Cependant, la politique de porte ouverte, le « Wir schaffen das » (Nous y arriverons) d’Angela Merkel, semble aujourd’hui bien lointaine. À présent, l’élite politique allemande, et en particulier les chrétiens-démocrates CDU/CSU de Merkel, est plus déterminée que jamais à se distancer radicalement de ses prétendues largesses passées. Merkel elle-même, dans une interview récente avec la BBC, affirme que la seule façon de lutter contre l’extrême droite est de mettre un terme à l’immigration illégale.[4]
La posture d’ouverture de 2015 n’avait déjà pas été une évidence. Lorsque Merkel a prononcé ses célèbres mots en août 2015, le mouvement de protestation islamophobe d’extrême droite Pegida (Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes : Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident) était à son apogée.
La législation allemande sur l’asile a été sévèrement restreinte dès 1993 à la suite de l’incident de Rostock-Lichtenhagen. Cet incident, délibérément orchestré par les autorités à des fins politiques, a vu des centaines de personnes, menées par des éléments d’extrême droite, attaquer un abri pour réfugiés à l’aide de pierres et d’engins incendiaires. Il est possible que la chancelière ait accueilli favorablement l’arrivée des réfugiés, car la sympathie populaire largement répandue à l’époque ne lui permettait pas de les repousser violemment à la frontière. De plus, une partie du capital allemand voyait d’un bon œil ce que cet influx pourrait apporter au marché du travail. Une étude récente a montré que les réfugiés en Allemagne s’étaient globalement bien intégrés dans le marché de l’emploi. Cela pourrait indiquer que ce segment du capital a effectivement fait le bon choix.[5]
En revanche, l’ouverture envers les migrants n’a pas duré. Les réfugiés ont rapidement été identifiés comme une source de criminalité et d’insécurité, notamment dans le contexte de plusieurs attentats terroristes, dont certains ont eu lieu en Allemagne. Suite aux critiques concernant la couverture médiatique des incidents survenus lors des fêtes de fin d’année 2015-2016 à Cologne (vols et agressions sexuelles massives de femmes), les directives relatives à la couverture médiatique des délits ont été assouplies. Cela a entraîné une augmentation des mentions de l’origine (notamment étrangère) des suspects. Ce constat intervient alors que les statistiques criminelles n’ont pas révélé d’augmentation notable du nombre de criminels étrangers durant cette période.[6]
Merkel a tenté en vain d’imposer des quotas de migrants aux autres pays de l’UE afin de partager le « fardeau ». Dès lors, les gouvernements allemands successifs se sont concentrés sur la réduction du flux de réfugiés à un niveau minimal, notamment à travers des accords visant à réprimer la « migration irrégulière ». Cela inclut le traité de 2016 entre l’UE et la Turquie, ainsi que divers accords entre Frontex (l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes) et les autorités libyennes. Les politiques de déportation et de refoulement de l’UE vers des pays tiers dangereux, où elle finance la détention dans des conditions inhumaines, sont responsables de plus de 30 000 décès de migrants en Méditerranée.[7]
Fantasmes d’extrême droite et chrétiens-démocrates
Il y a tout juste un an, en novembre 2023, des politiciens du parti AfD ont organisé une rencontre avec d’autres militants d’extrême droite pour discuter d’un « plan directeur » visant à expulser des millions de personnes d’Allemagne. Deux politiciens de la CDU/CSU étaient également présents. Les propositions incluaient même l’expulsion de citoyens allemands naturalisés jugés « encombrants » ou considérés comme « non assimilés ». Ce plan était présidé par Martin Sellner, le chef de file du Mouvement identitaire autrichien, adepte de la théorie du « grand remplacement ». Ce même Sellner avait déjà été invité quelques mois plus tôt par le NSV, l’organisation étudiante du Vlaams Belang, pour s’exprimer à l’Université catholique de Louvain (KUL).
Bien qu’il soit possible d’établir un parallèle avec la situation actuelle aux États-Unis, la réunion susmentionnée a dû se tenir à huis clos. Lorsqu’elle a été révélée par des journalistes en janvier 2024, cela a déclenché des manifestations rassemblant plusieurs centaines de milliers de personnes. Cette situation a contraint l’AfD à faire marche arrière, avec des démentis confirmant sa participation à la réunion tout en niant son adhésion au projet de « remigration » défendu par Sellner.[8] En plus d’une déclaration favorable à la SS émise par un haut responsable de l’AfD, c’est sans doute cette controverse, ainsi que les vastes mobilisations qu’elle a engendrées, qui ont conduit le RN français et les Fratelli d’Italia de Meloni à expulser l’AfD de leur groupe au Parlement européen.
Jusqu’à présent, le cordon sanitaire contre l’AfD reste solide dans les trois Länder de l’Est où se sont déroulées les élections de septembre. En Thuringe, une coalition entre la CDU, le Parti social-démocrate (SPD) et le Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW) a été formée, tandis qu’une coalition SPD-BSW a été établie dans le Brandebourg. La Saxe pourrait envisager une coalition minoritaire entre la CDU et le SPD.
Si, en Allemagne, l’AfD ne fera sans doute pas partie du prochain gouvernement fédéral, les chrétiens-démocrates CDU/CSU qui dominent celui-ci s’orientent clairement sur l’AfD. Le 12 juillet dernier les ministres de l’Intérieur des régions appartenant à la CDU/CSU en réunion à Dresde publièrent une déclaration intitulée ‘Créer de la sécurité – pour un changement de cap dans la Politique d’asile.’[9] Les ministres se plaignent du manque de ressources des communes pour intégrer correctement un nombre excessif de réfugiés qui arrivent en Allemagne. Ceci, d’après eux, est en raison du manque d’engagement pour l’accord de Dublin de certains autres États membres de l’UE. Ils dénoncent la croissance de la criminalité violente chez les plus jeunes et réclament des moyens légaux pour permettre une “offensive de rapatriement”. Ils exigent notamment l’expulsion de criminels vers l’Afghanistan, la Syrie et la Libye, la suspension du regroupement familial, l’allongement de la liste des « pays sûrs » et l’externalisation de procédures d’asile vers des États tiers.
Dans les mois suivants, l’opportunité allait se présenter pour pousser un tel changement de cap.
Attaque de Solingen et élections régionales, contrôles aux frontières
Le 24 août, à Solingen en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, une attaque au couteau lors d’un festival fit trois morts et huit blessés. Le crime fut ultérieurement revendiqué par ISIS. L’accusé est un réfugié syrien qui aurait dû déjà être expulsé l’année dernière vers son premier pays d’entrée dans l’UE, la Bulgarie. Cet incident fut fortement instrumentalisé lors des élections régionales de septembre en Thuringe, en Saxe et dans le Brandebourg. Des cris s’élevèrent dans les médias et presque tous les partis politiques réclamant l’application définitive des règles de Dublin, qui, dans la pratique, transfèrent la responsabilité de la majorité des réfugiés aux pays du sud de l’Europe. Le chef de l’opposition allemande Friedrich Merz (CDU) alla jusqu’à suggérer au gouvernement de déclarer l’état d’urgence national si les règles ne pouvaient être appliquées.[10]
À la suite des succès électoraux de l’AfD en Thuringe et en Saxe, le gouvernement fédéral de centre-gauche se pressa à donner écho à la surenchère anti-réfugiée. Il fallait agir pour « lutter contre l’immigration irrégulière et la criminalité transfrontalière ». Ainsi, le 16 septembre, le gouvernement étend les contrôles ponctuels des passeports pour les six prochains mois à toutes les frontières terrestres de l’Allemagne. De tels contrôles avaient déjà été introduits sur la frontière autrichienne durant la “crise migratoire” de 2015. En octobre 2023, ces mesures furent étendues aux frontières polonaises, tchèques et suisses. Désormais, ces contrôles concernent également les frontières françaises, luxembourgeoises, belges, néerlandaises et danoises.
Le système Schengen en danger ?
Bien que d’abord critiquées par de nombreux gouvernements de l’UE, à l’extrême droite, ces mesures sont très appréciées. En Belgique, le Vlaams Belang se félicita que l’introduction de ses mesures, pour lesquelles il affirme avoir longtemps plaidé, démontre que « les esprits en Europe mûrissent ».[11] En Hongrie, Orban, lui, se sent enfin « compris ». Il accueillit ostensiblement les Allemands et leur chancelier dans le club de ceux qui se sont réveillés aux méfaits de l’immigration.[12] Pour Geert Wilders aux Pays-Bas, la conclusion a été : « Si l’Allemagne peut le faire, pourquoi pas nous ? »[13]
Les médias parlent déjà de la fin du système Schengen. Ce qui est certain, c’est que ces contrôles par le plus puissant État de l’UE représentent une accélération de l’effritement du principe fondamental de l’espace Schengen, c’est-à-dire celui d’un espace de libre circulation sans contrôles aux frontières intérieures. Bien que de tels contrôles temporaires aient déjà été présents auparavant, l’initiative allemande a déclenché une nouvelle vague de mesures du même type. Les contrôles aux frontières intérieures sont autorisés par le Code des Frontières Schengen (CFS) comme mesure de dernier recours. Toutefois, de plus en plus, elles sont en train de devenir la règle plutôt que l’exception.
La France a rétabli les contrôles à toutes ses frontières terrestres, aériennes et maritimes avec le Luxembourg, la Belgique, l’Allemagne, la Suisse, l’Espagne et l’Italie pour une durée de six mois à partir du 1ᵉʳ novembre 2024.[14] L’Autriche a également réintroduit des contrôles aux frontières tchèque, hongroise et slovène. Aux Pays-Bas, le gouvernement Wilders a annoncé des contrôles dès la fin de novembre.[15]
La Belgique, où une coalition fédérale nettement plus à droite que la précédente est en cours de négociation, pourrait suivre ses voisins en matière de contrôles aux frontières.[16] C’est notamment le président du MR, Georges-Louis Bouchez, en phase avec sa trajectoire trumpiste, qui prône le renforcement des contrôles aux frontières nationales pour lutter contre l’immigration illégale.
Mesure surtout symbolique
Scholz se félicite déjà de la réduction du flux des réfugiés. Pourtant, au moment de l’introduction des contrôles, les nouvelles arrivées de réfugiés en Allemagne étaient déjà en baisse de 22 % par rapport à la même période en 2023.[17]
En effet, ces contrôles qui se concentrent sur les grandes routes et les autoroutes ne sont pas particulièrement efficaces pour endiguer les flux migratoires. Même des politiciens locaux de la CDU expriment des critiques quant aux inconvénients causés aux citoyens qui traversent la frontière pour travailler ou faire des courses. Dans la Sarre, en moyenne, seul un passage frontalier sur 13 fait l’objet d’un contrôle aléatoire. Certaines critiques de droite suggèrent ainsi qu’au lieu de telles mesures symboliques, il faudrait redoubler les efforts pour sécuriser correctement les frontières extérieures de l’UE. Là, les conséquences mortelles seront moins visibles et ne gêneront pas les électeurs.
Malgré les tendances observées, la fin définitive du système Schengen que représenterait la réintroduction permanente et surtout plus systématique des contrôles aux frontières n’est donc pas assurée. Cela représenterait un coup administratif et économique considérable. De plus, la fin de ce que les citoyens européens considèrent comme l’une des réalisations les plus importantes de l’UE risquerait d’ébranler profondément la confiance dans le projet européen, tant sur le plan politique qu’en termes d’investissements.[18]
Surenchère ; qui saura dissuader les demandeurs d’asile ?
Scholz a déclaré mi-octobre que l’Allemagne devait commencer à expulser « à grande échelle » les migrants qui n’ont pas le droit de rester. Le gouvernement fédéral « feu tricolore » (SPD, Verts et libéraux, FDP) a approuvé le 23 octobre une loi visant à faciliter l’expulsion des demandeurs d’asile déboutés. Elle étend la garde à vue avant expulsion de 10 à 28 jours, autorise les perquisitions résidentielles pour obtenir des documents permettant d’établir l’identité d’une personne et, dans certains cas, supprime l’obligation de notifier à l’avance les expulsions.[19]
Pour les chrétiens-démocrates, ces mesures sont insuffisantes. Ils ont voté contre. Lors de son congrès début octobre, le CSU (chrétiens démocrates de Bavière) s’est déclaré en faveur d’une limite aux requêtes d’asile. Celle-ci devrait être nettement inférieure à 100,000 par an. Les libéraux du FDP, alors encore au gouvernement, voudraient aussi aller plus loin ; de mettre les réfugiés obligés de quitter le pays au régime « Bett, Seife, Brot » (un lit, du savon et du pain).[20] Une coupe de toute aide financière à ceux qui résistent à se faire expulser promet que la misère augmenterait probablement l’insécurité et le recours à la criminalité. Le BSW reproche lui aussi au gouvernement de ne pas être assez conséquent dans sa politique migratoire.
Le SPD et les Verts sont ainsi attaqués depuis la droite. Ils sont accusés de créer de faux espoirs d’une réduction des arrivées de réfugiés et des déportations à grande échelle alors que leurs mesures, surtout symboliques, n’ont aucune chance d’arriver à de tels résultats. D’après le CDU/CSU le contraste entre la rhétorique et la réalité alimente le soutien à l’AfD et au BSW. Les chrétiens démocrates prétendent s’attaquer plus sérieusement au problème, barrant ceci faisant aussi le passage aux extrêmes. Ils prônent ainsi des mesures dites efficaces, par exemple, l’externalisation des procédures d’asile vers des pays tiers sûrs. L’examen de cette mesure avait même déjà été inclus dans le contrat de coalition du gouvernement « feu tricolore ». En trois ans, cet examen n’a toutefois jamais eu lieu. Probablement, cela est-il dû au fait de son impopularité auprès d’une partie de l’électorat « progressiste » ou de gauche.[21]
Externaliser la politique de l’asile
L’Australie a commencé à mettre en place un traitement extraterritorial de l’asile dès 2001. Des demandeurs d’asile furent notamment envoyés à Nauru (2001-2007) puis sur l’île de Manus en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Illégale, selon le droit international, cette approche a causé des conditions de vie terribles pour les réfugiés. Ceci a particulièrement entraîné de nombreux suicides, y compris parmi les enfants. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela (à des fins de dissuasion), une majorité de pays de l’UE sont désormais intéressés à suivre la même voie. Peu après le passage du nouveau pacte européen sur les migrations et l’asile de mai 2024, un groupe de 15 États membres dirigé par le Danemark a demandé à la Commission européenne d’examiner une possible sous-traitance de ses demandeurs d’asile.[22] Le futur gouvernement allemand Merz appuiera sans doute une telle démarche.
Le gouvernement de Meloni en Italie a cherché à jouer un rôle de pionnier en fournissant un modèle pour d’autres gouvernements. Le protocole signé entre l’Italie et l’Albanie en 2023 prévoit de confier à l’Albanie le traitement allant jusqu’à 36 000 demandes d’asile par an, soit 3 000 par mois.[23] Les premiers migrants ont été envoyés en Albanie à la mi-octobre, mais le camp de Gjäder reste aujourd’hui vide. Le projet est pour l’instant bloqué par des juges italiens qui ont ordonné à deux reprises le renvoi de demandeurs d’asile en Italie. C’est notamment la très longue liste de pays “sûrs” qui soulève des questions. Les migrants concernés venaient d’Égypte et du Bangladesh. Outre les obstacles juridiques, l’externalisation se heurte à des problèmes de coûts élevés et des difficultés à trouver des pays de « décharge » adaptés. Par ailleurs, l’évolutivité présente un grand problème. Selon les estimations les plus généreuses, le programme Italie-Albanie permettrait de traiter seul un cinquième des migrants traversant actuellement la Méditerranée.[24]
Surtout pas de « largesses » !
Suivant la philosophie « Bett, Seife, Brot », le Bundestag débat aussi présentement de l’introduction d’une carte de paiement destinée aux demandeurs d’asile. 14 des 16 Länder (régions) allemands s’étaient mis d’accord fin 2023 et en avril, le feu vert avait été donné au niveau fédéral. D’abord testée dans quelques petites villes bavaroises, elle a déjà été introduite dans plusieurs régions et communes à travers le pays. Au niveau fédéral, elle devrait arriver avant la fin de l’année. La mesure prévoit que les demandeurs d’asile reçoivent leurs prestations sur une carte à utiliser uniquement dans les magasins locaux et pour payer certains services. L’accès au cash serait limité à 50 euros par mois. Cette politique repose sur la stigmatisation des réfugiés comme recevant des prestations plus que généreuses, ce qui leur permettrait d’envoyer de l’argent à l’étranger. On prétend que cela devrait, entre autres, rendre l’Allemagne moins attractive aux réfugiés.[25]
Une telle approche reflète la trajectoire de la politique migratoire un peu partout sur le continent. En France, notamment, le débat sur la suppression de l’aide médicale d’État (AME), une aide qui assure des soins gratuits aux sans-papiers, ne cesse de refaire surface. Malgré sa valeur non seulement humanitaire, mais aussi de santé publique, la droite traditionnelle soutient largement les efforts du RN pour la supprimer. Quel qu’en soit le prix, réduire les migrants au rang de pestiférés ne peut qu’être utile au discours d’extrême droite.[26]
Maigres alternatives de « gauche » …
Il est inquiétant de constater que la seule force politique qui propose quelque chose qui ressemble quelque peu à une position alternative, Die Linke, a presque disparu de la scène politique. Le BSW, qui s’est séparé de Die Linke et a dépassé celle-ci électoralement et dans le débat public, suit volontiers le glissement général vers la droite sur la question migratoire observé dans l’ensemble du spectre des partis traditionnels.
Depuis sa fondation au début de l’année, le discours migratoire du BSW s’est déplacé encore plus à droite. La devise du BSW « Vernunft und Gerechtigkeit » (raison et justice) sous-entend un appel à ce qui est raisonnable d’après les règles du système. Le raisonnement de Wagenknecht accepte pleinement les prémisses d’un ordre économique où les travailleurs sont obligés de se battre l’un contre l’autre pour les miettes laissées par les patrons, un monde d’États-nations où il faut d’abord s’occuper « des siens ». Wagenknecht exige que la fraude à l’aide sociale soit combattue, près de la moitié des bénéficiaires de l’aide sociale étant des non-citoyens, venus en Allemagne non pas à cause d’un ordre mondial inégal source de conflits impérialistes, mais parce que la politique allemande de migration et d’intégration a échoué. D’après elle, « un État-providence fort ne fonctionne que si tout le monde ne peut pas y immigrer.” L’écrasante majorité des demandeurs d’asile arrivés de “pays tiers sûrs” ne devrait avoir “ni droit à une procédure ni à des prestations”. Les réfugiés reconnus ne devraient avoir droit aux allocations sociales qu’après avoir d’abord cotisé. L’argent économisé devrait être « utilisé pour des retraites plus élevées et de meilleurs soins de santé pour notre propre population ». La politique migratoire du Danemark est notamment pointée comme un exemple à suivre.[27]
Die Linke, désormais beaucoup moins en vue, se positionne plus ou moins correctement dans plusieurs débats autour de la migration. Par rapport à l’extension des contrôles aux frontières, elle décrit particulièrement qu’une « revendication fondamentale de l’extrême droite, vieille de plusieurs décennies, a [ainsi] été satisfaite. Enfin, une reprise des contrôles aux frontières allemandes. Voilà donc le progrès de l’auto-proclamée Coalition du progrès. »[28] Par ailleurs, dans le débat sur les cartes de paiement, Die Linke affirme à juste titre que, loin d’être trop généreuse, l’aide financière que perçoivent les demandeurs d’asile est déjà inférieure au minimum existentiel.
Toutefois, la politique de Die Linke est très loin d’être à la hauteur de ce que devrait être son rôle. Beaucoup de ses positions sont anodines et confuses, en partie le résultat de vastes divergences internes, de quoi décourager les militants engagés dans les luttes. Là où Die Linke a pris part à des gouvernements régionaux, elle a d’ailleurs participé aux expulsions de réfugiés. Sa position sur la cause palestinienne est de loin inférieure à celle du BSW. Dans sa déclaration sur les nouveaux contrôles frontaliers, elle préconise aussi que pour assurer la sécurité, il faut plutôt s’en prendre à l’islamisme. À cette fin, elle prône un mix d’investissements publics et de mesures répressives.
Répression politique ; Israël et son génocide
Même si, en tant que socialistes, nous opposons l’islam politique de droite (par exemple, nous prenons une part active au soutien au mouvement « femmes, vie, liberté « en Iran) et entendons qu’il est nécessaire de combattre ses expressions violentes, nous sommes également extrêmement conscients du danger de donner davantage de pouvoirs répressifs à l’État bourgeois. Les exemples, allant des luttes pour la décolonisation à la « guerre contre le terrorisme », sont légion. Par ailleurs, est-il dangereux de laisser la souveraineté d’interprétation, que cela concerne « l’islamisme » ou d’autres catégories vilipendées, à l’État bourgeois. C’est d’autant plus vrai que cet État est actuellement en prise à une radicalisation dans une direction répressive, raciste et islamophobe.
La position particulièrement répugnante et complicite de l’État allemand à l’égard du génocide à Gaza, même selon les critères de l’impérialisme occidental, est un parfait exemple de ce danger. L’opposition au Sionisme ou tout bonnement aux crimes de l’État d’Israël est assimilée à l’antisémitisme. Tout au plus, l’actuel gouvernement d’extrême droite en Israël peut être critiqué, mais cette critique ne peut jamais s’étendre au système colonial / d’apartheid en tant que tel. Dans le discours officiel, ce « nouvel antisémitisme » se situe surtout auprès de la « gauche radicale » et parmi les musulmans. À ce titre, les militants sont criminalisés et le mouvement de solidarité avec la Palestine se voit privé de son droit de manifester. Ceci donne aussi l’occasion à l’extrême droite, laquelle bien sûr admire l’apartheid et les boucheries coloniales, de se blanchir de sa profonde haine des juifs et de son négationnisme.
Une résolution définissant l’antisémitisme presque exclusivement comme une opposition au sionisme et permettant le refus ou le retrait du financement des chercheurs et des artistes exprimant leur soutien aux droits des Palestiniens a été récemment approuvée par le Bundestag. Seul le BSW a voté contre, tandis que Die Linke s’est honteusement abstenue. Après le vote, l’AfD a félicité les Verts d’avoir enfin compris qu’en Allemagne, les migrants musulmans sont la principale source de l’antisémitisme contemporain.[29]
« Valeurs allemandes »
Selon le récit officiel de l’État allemand, les Juifs en Allemagne, qu’ils aient la citoyenneté israélienne ou non, sont censés exprimer une loyauté inconditionnelle à l’État d’Israël, sous peine d’être réduits au silence. Une récente une du magazine Der Spiegel a notamment identifié l’ambassade d’Israël comme « l’ambassade juive ». Les Juifs ne sont valorisés que dans la mesure où ils font partie du projet sioniste expiatoire, une pierre angulaire de la légitimation de l’État bourgeois allemand.[30] En tant que tels, ils ne peuvent pas véritablement être considérés comme allemands. Ce projet expiatoire est aussi commodément aligné sur l’impérialisme occidental dirigé par les États-Unis. Compte tenu de la réalité géopolitique post-invasion de l’Ukraine, la bourgeoisie allemande s’est vue obligée de redoubler son alignement sur Washington.
Après les attaques du 7 octobre, le ministre allemand de l’Intérieur Faeser et le leader du SPD Klingbeil ont appelé à « l’expulsion des partisans de l’Hamas ». Des propos similaires sont également venus de la CDU, dont le secrétaire général a même appelé à la « révocation » de la citoyenneté allemande. Qui peut faire confiance à ces politiciens pour décider ce qui constitue un soutien de l’Hamas ? De plus, étant donné leur soutien actif au génocide, ils n’ont aucune légitimité pour porter un jugement là où de telles sympathies pourraient exister.
Même si l’expulsion ou la révocation de nationalité pourrait rester exceptionnelle, les refus du séjour permanent ou de la naturalisation pourraient devenir des mesures généralisées.[31] Plus récemment, le ministre de l’Intérieur a déclaré que ceux qui partagent, aiment ou commentent le slogan pro-Palestine « Du fleuve à la mer » sur les réseaux sociaux ne seraient pas éligible d’obtenir la citoyenneté allemande.[32] Ces déclarations ont depuis donné lieu à de nouvelles lois. La nouvelle loi allemande sur la citoyenneté exige que les candidats déclarent leur conviction que l’État d’Israël a le droit d’exister. Un ensemble de lois initialement destinées à simplifier le parcours vers la citoyenneté pour les migrants de première génération a ainsi été reformulé comme une mesure visant à garantir le respect des « valeurs allemandes ».[33] Bien entendu, les cibles implicites de ces lois sont les musulmans.
D’ailleurs, l’Allemagne n’est pas un cas exceptionnel. Aux Pays-Bas, à la suite des émeutes d’Amsterdam en novembre, le gouvernement Wilders cherche à élargir les possibilités du retrait du passeport des Néerlandais ayant la double nationalité. Une telle loi visant des individus accusés de terrorisme, introduite en 2017 et rendue permanente en 2022, pourrait ainsi être étendue à « l’antisémitisme ».[34] Des immigrants de deuxième ou troisième génération pourraient ainsi être menacés d’expulsion du pays.[35]
La politique des partis établis accroît non seulement le racisme systémique, mais alimente également le discours de l’extrême droite, facilitant son ascension et encourageant des groupes violents à passer à l’acte. Une récente enquête par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) a révélé que les musulmans de l’UE ont connu depuis 2016 « une forte augmentation » (voir plus de 39 %) du racisme et de la discrimination dans leur vie quotidienne. Les taux de racisme les plus élevés ont été enregistrés en Allemagne, ainsi qu’en Autriche et en Finlande.[36]
L’Allemagne (et l’Europe) a besoin de migration
Avec l’approfondissement de la crise capitaliste, le système a besoin de l’échappatoire de la haine anti-migrants. C’est ainsi que la surenchère sur ce thème est devenue monnaie courante parmi à peu près tous les partis bourgeois. Pourtant, à ce stade, ceci comporte aussi des risques majeurs. D’une part, en normalisant l’extrême droite, cela peut lui ouvrir une voie vers le pouvoir. De l’autre part, il y a le fait qu’actuellement toutes les économies développées ont un besoin structurel d’immigration pour rester compétitives. Selon les experts, en raison de la baisse de la main-d’œuvre couplée au vieillissement de la population, l’Allemagne a besoin d’une migration annuelle d’environ 400 000 travailleurs qualifiés. Outre les facteurs démographiques, l’immigration contribue également à compenser le manque d’investissement dans des domaines tels que l’éducation. Elle aide aussi à trouver du personnel pour des secteurs dans lesquels la logique du marché et l’austérité ont créé des conditions de travail désastreuses et un niveau de rémunération inacceptable. Des secteurs essentiels, tels celui de la santé et des soins ou encore de l’agriculture, en sont de parfaits exemples. Même en période de récession, le besoin d’immigrants reste donc assez important.[37]
C’est ainsi que les mêmes experts qui prônent l’externalisation des procédures d’asile se soucient aussi de l’impact économique des contrôles aux frontières internes de l’UE et de l’image anti-immigration qui pourrait effrayer de potentiels migrants dont l’économie aurait besoin. La bourgeoisie allemande a déjà fait l’expérience des méfaits d’une rhétorique anti-migrants outrancière. Lors d’une précédente crise structurelle, à savoir au début du mandat du chancelier Gerhard Schröder, le gouvernement visait à recruter 20 000 informaticiens à l’étranger, notamment en Inde. Le slogan de la CDU lors des élections régionales, “Kinder statt Inder” (des enfants plutôt que des Indiens), avait nui à ses efforts.[38] Encore aujourd’hui, l’Allemagne connaît un grand retard dans le secteur de l’IT.
La tension entre les intérêts économiques et la recherche de boucs émissaires est toujours présente. Parallèlement à l’intensification de la rhétorique anti-migrants contre les réfugiés, comme étrangers illégaux, profiteurs et criminels, l’Allemagne simplifie les procédures de citoyenneté. Selon la nouvelle loi introduite en juin, la même qui exige la reconnaissance d’Israël, les étrangers peuvent désormais obtenir la nationalité allemande après cinq ans de résidence dans le pays au lieu de huit ans auparavant. En outre, la nouvelle loi autorise à présent également la multiple citoyenneté, ce qui signifie que les candidats à la naturalisation n’ont plus besoin de renoncer à leur citoyenneté précédente.[39]
Des programmes élaborés visant à discipliner et à expulser les demandeurs d’asile coexistent avec des pratiques de longue date d’un recrutement actif à l’étranger, par exemple aux Balkans pour le travail dans les Ehpad et les maisons de retraite. La bourgeoisie allemande est tout à fait favorable à une approche à l’immigration qu’elle qualifie de « gagnant-gagnant ». Un exemple d’une telle approche furent les accords convenus entre le chancelier allemand et le président kényan William Ruto en septembre. Ces mesures visent à permettre à des Kényans qualifiés de s’installer en Allemagne, tout en facilitant un rapatriement plus rapide des migrants Kényans qui se verraient refuser le droit de séjour.
Jusqu’à présent, l’expérience de gouvernements d’extrême droite encore pragmatiques quant aux besoins du capital pourrait aujourd’hui encore rassurer la bourgeoisie. Tout en cherchant en grande pompe à externaliser les procédures d’asile en Albanie, le gouvernement de Meloni espère, par exemple, faire venir 10 000 infirmières indiennes en Italie en 2025.[40] Cependant, la fenêtre d’Overton s’est déjà déplacée très loin vers la droite et restreint ce que les gouvernements, même sans la participation de l’extrême droite, peuvent faire. Les gouvernements qui vont à contre-courant de la politique de plus en plus dure à l’encontre des migrants sans papiers se font rares. Ainsi, le cas de l’Espagne, qui prévoit d’accorder des permis de séjour et de travail à environ 900 000 sans-papiers au cours des trois prochaines années pour répondre à un besoin croissant de main-d’œuvre, fait désormais figure d’exception.[41] Il n’est pas certain que l’extrême droite au pouvoir dans des États plus puissants comme la France ou l’Allemagne n’agisse pas de manière beaucoup plus décomplexée qu’en Italie, pays plus lourdement endetté et dépendant. De plus, la surenchère anti-migrants pourrait encore devenir incontrôlable face à des crises toujours plus profondes et multiples.
Reconstruire la gauche
L’avenir qui nous est proposé est un avenir dans lequel le prix à payer pour l’exercice de droits démocratiques fondamentaux comme la liberté d’opinion, d’association ou de manifestation sera excessivement élevé pour de larges pans de la population, celle d’origine immigrée, sans parler des demandeurs d’asile. La création de couches de la classe ouvrière qui ne sont tolérées que si elles se conforment à « nos valeurs », c’est-à-dire aux intérêts de la bourgeoisie et de son État, stigmatise également la dissidence parmi les couches qui sont moins à risque. La surenchère droitière sur l’immigration divise, affaiblissant ainsi le potentiel de lutte de la classe ouvrière dans son ensemble.
Cependant, les capitalistes dépendent entièrement de la classe ouvrière, une classe ouvrière de plus en plus diversifiée, de plus en plus issue de l’immigration, pour faire fonctionner leur système. La tendance à la droite n’est inévitable que si le capitalisme reste incontesté, sans qu’aucune alternative systémique réelle et structurée. Une restructuration de la gauche est inévitable, mais c’est une course contre-la-montre.
Face à la crise environnementale existentielle à laquelle l’humanité est confrontée, de nombreux jeunes en Allemagne ont peut-être considéré les Verts comme le moindre mal. Mais face à la fausseté de plus en plus criante de l’écologisme-progressiste moral de ce parti impérialiste libéral, il y a des limites. Une récente scission dans l’organisation de jeunesse des Verts sous le label « Zeit für was Neues » (un temps pour du nouveau) déclare vouloir contribuer à un « parti de gauche fort » avec l’intention de construire une conscience de classe, non pas parmi les « capitalistes verts et les petits-bourgeois », mais parmi la population travailleuse.[42] Quel que soit le résultat de ce réalignement, éventuellement au profit de Die Linke, c’est un signe qui donne espoir que face à une droitisation générale de la politique électoraliste, des changements de conscience sont toujours possibles. Ces changements n’atteindront toutefois l’ampleur nécessaire que s’ils sont l’expression de véritables mouvements de masse en lutte pour un avenir vivable pour tous.
[1] https://www.reuters.com/world/us/inside-trumps-plan-mass-deportations-who-wants-stop-him-2024-11-06/
[2] https://www.democracynow.org/2024/11/12/stephen_miller_second_trump_admin_immigration
[3] https://econofact.org/immigrant-deportations-trends-and-impacts
[4] https://www.bbc.com/news/articles/c3e8y1qly52o
[5] Mais cette même étude a constaté une utilisation sous-optimale des compétences des réfugiés, beaucoup d’entre eux étant surqualifiés pour les emplois qu’ils occupent. https://www.euronews.com/business/2024/05/01/majority-of-germanys-open-door-refugees-have-entered-the-labour-force Pour la cohorte arrivée en 2015, le taux d’emploi en 2022 était de 64 %, contre 77 % pour l’ensemble de la population allemande. Le salaire horaire brut médian des arrivants en 2015 était de 1,20 € au-dessus du seuil de bas salaire (12,50 €). https://www.euronews.com/business/2024/05/01/majority-of-germanys-open-door-refugees-have-entered-the-labour-force
[6] https://www.dw.com/en/german-media-respond-to-new-rules-on-reporting-ethnicity-of-criminals/a-38251869 Le fait que les médias, à peu d’exception près, ne mentionnent la nationalité des personnes suspectés de crimes que si celle-ci est étrangère, a renforcé un lien implicite entre immigration et criminalité
D’après les statistiques de la police allemande (2018-2019) près de 70 % des crimes étaient commis par des ressortissants allemands. Dans les reportages télévisés et les journaux la nationalité des suspects étrangers étaient toutefois mentionnés respectivement 19 et 32 fois plus souvent que leur part statistique.
Une étude sur le cas de la ‘Sächsische Zeitung’ démontre que mentionner systématiquement les origines des criminels augmente la saillance relative de la criminalité des autochtones et réduit ainsi les inquiétudes de ces derniers à l’égard de l’immigration, brisant ainsi le lien implicite entre immigration et criminalité.
https://academic.oup.com/ej/article-abstract/134/657/322/7238467?redirectedFrom=fulltext
[7] https://missingmigrants.iom.int/region/mediterranean https://www.tni.org/en/publication/outsourcing-oppression De plus, sur les quatre dernières années deux fois plus de migrants d’Afrique subsaharienne pourraient avoir trouvé la mort traversant le Sahara que la Méditerranée. https://unric.org/en/migration-twice-as-many-migrants-die-crossing-the-sahara-than-the-mediterranean-sea/
[8] https://www.aljazeera.com/news/2024/1/20/tens-of-thousands-protest-in-germany-against-far-right-party
[9] Dresdner Erklärung der Innenministerinnen und -minister von CDU/CSU in den Ländern vom 12. Juli 2024: Sicherheit schaffen – für einen Kurswechsel in der Asylpolitik
[10] https://www.euractiv.com/section/migration/news/german-cdu-suggests-national-emergency-to-curb-migration/
[11] https://www.vlaamsbelang.org/nieuws/duitsland-voert-grenscontroles-de-geesten-rijpen-europa
[12] https://www.politico.eu/article/viktor-orban-hungary-germany-finally-waking-up-migration-consequences-border-protection-control/
[13] https://www.bbc.com/news/articles/cq5dvzj81g3o
[14] https://www.brusselstimes.com/1276174/france-to-temporarily-reintroduce-controls-at-borders-including-with-belgium-tbtb
[15] https://www.brusselstimes.com/1289020/netherlands-latest-of-belgiums-neighbours-to-introduce-border-controls Actuellement 11 pays de l’UE ont mis en place des contrôles aux frontières ; l’Autriche, l’Italie, la Slovénie, la Norvège, le Danemark, la Pologne, la Finlande, la Suède, l’Allemagne, la France et les Pays-Bas.
[16] https://www.brusselstimes.com/1279596/is-schengen-on-the-way-out-new-border-checks-challenge-open-europe
[17] https://www.bbc.com/news/articles/clyvglq47y9o
[18] https://economy-finance.ec.europa.eu/document/download/40321e7d-fa57-4a6b-8047-f208dca5e1a0_en?filename=box3_en.pdf Plusieurs modèles ont été élaborer pour calculer l’impact de telles mesures à l’échelle de l’UE. L’impact sur les travailleurs et les voyageurs transfrontaliers de l’UE, le transport routier de marchandises et l’administration publique pourrait entraîner une perte cumulée du PIB entre 5 à 18 milliards d’euros par an. Il est aussi question d’une augmentation des prix sur les produits importés de 1 à 3%. Selon encore un autre modèle, l’impact négatif sur le PIB dès 2025 serait d’environ 0,2 à 0,5 % pour la zone euro (soit 20 à 55 milliards d’euros).
[19] https://apnews.com/article/germany-migration-deportation-cabinet-ed036246d7d4c6b7816f430d495dacf9
[20] https://taz.de/Bett-Brot-Seife-Vorstoss/!6040914/
[21] https://www.merkur.de/politik/scholz-erhaelt-harte-kritik-von-migrationsforscher-das-ist-reine-illusion-zr-93387285.html
[22] https://fr.euronews.com/my-europe/2024/05/16/15-pays-de-lue-demandent-lexternalisation-de-la-politique-dimmigration-et-dasile
[23] Des migrants secourus en Méditerranée seraient ainsi envoyés directement en Albanie et ne mettront jamais les pieds en Italie. Les personnes envoyées en Albanie doivent provenir de 22 « pays sûrs » et ne pas présenter de signes de torture, de maladie ou de vulnérabilité, ni faire partie de familles nucléaires voyageant ensemble. Les demandes d’asile seraient examinées par des juges en Italie via un lien en ligne dans un délai de 28 jours et l’expulsion se ferait aux frais de l’Italie. https://edition.cnn.com/2024/10/16/world/italy-first-migrants-albania-intl/index.html https://www.proasyl.de/news/italiens-deal-mit-albanien-kein-modell-fuer-deutschland/
[24] https://www.swp-berlin.org/10.18449/2024A12/
[25] https://www.rbb24.de/politik/beitrag/2024/08/bezahlkarte-fluechtlinge-bund-verzoegerung-suche-anbieter.html
[26] https://www.euractiv.fr/section/droits-et-systemes-de-sante/news/malgre-un-systeme-de-sante-deja-fragile-le-nouveau-gouvernement-questionne-laide-medicale-detat/
[27] https://www.krisis.org/2024/kein-geld-fuer-die-welt-das-buendnis-sahra-wagenknecht-appelliert-an-den-eigennutz-und-bedient-die-ressentiments-ihrer-klientel/
https://bsw-vg.de/deutschland-aber-vernuenftig-und-gerecht
[28] https://www.dielinke-sachsen-anhalt.de/aktuell-1/detail/europaeische-idee-bewahren-rechtsstaatlichkeit-verteidigen-menschenrechte-schuetzen/
[29] https://www.counterfire.org/article/the-german-malaise-deindustrialisation-a-rising-right-and-a-weakened-left/
[30] https://www.theguardian.com/commentisfree/2023/nov/13/germany-jewish-criticise-israel-tv-debate
[31] https://verfassungsblog.de/migrationsrecht-und-antisemitismus/
[32] https://www.middleeastmonitor.com/20240929-germany-to-deny-citizenship-to-those-using-pro-palestinian-slogan-on-social-media/
[33] https://www.middleeastmonitor.com/20240627-germany-imposes-israel-loyalty-test-with-new-citizenship-law/
[34] https://www.volkskrant.nl/politiek/oude-zorgen-over-denaturalisatie-laaien-weer-op-mensen-met-dubbele-nationaliteit-krijgen-andere-status~b66e4aa4/?referrer=https://www.google.be/
[35] https://www.parool.nl/columns-opinie/essay-amsterdam-is-een-door-en-door-joodse-stad-maar-amsterdam-is-ook-een-door-en-door-islamitische-stad~b4a0c329/
[36] https://www.turkiyetoday.com/turkiye/exponential-rise-in-islamophobic-incidents-in-germany-and-austria-report-shows-69616/
[37] Ceci a naturellement aussi de lourdes conséquences pour les pays d’Europe de l’Est qui font face à la dépopulation. Même de nombreux pays néo-coloniaux ont aujourd’hui une natalité fortement en baisse. Il y a un exode de main-d’œuvre qualifié des pays néo-coloniaux. Il y a plus d’infirmières d’origine ghanéenne travaillant pour la santé publique en Grande-Bretagne (NHS) qu’il n’y a d’infirmières au Ghana. Voir: Monde Diplomatique, Manière de voir n°194 : Immigration – Avril Mai 2024.
[38] https://www.ndr.de/fernsehen/sendungen/panorama/archiv/2000/Kinder-statt-Inder-Die-Parolen-eines-gescheiterten-Zukunftsministers,erste7444.html
[39] https://schengen.news/berlin-is-processing-german-citizenship-applications-3-times-faster/
[40] https://www.dw.com/en/eus-immigration-balancing-act-luring-foreign-workers-despite-far-right-pressure/a-70818052#:~:text=The%20government%20recently%20announced%20it,to%20bring%20here%20about%2010%2C000.%22
[41] https://www.nytimes.com/2024/11/21/world/europe/spain-migrants-residency-work-permits.html
Pour ne pas idéaliser la situation, alors que les migrants en provenance des anciennes colonies espagnoles sont favorablement accueillis même à droite de l’échiquier politique, les migrants africains sont confrontés à davantage d’hostilité et d’obstacles. https://www.nzz.ch/english/how-spain-is-focusing-on-openness-in-the-immigration-debate-ld.1858408
[42] https://www.sozialismus.info/2024/09/zeit-fuer-was-neues-rot-statt-gruen/
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Crise Politique en Allemagne : gouvernement tombe le jour de la réélection de Trump
Début octobre, nous avons publié la première partie d’un dossier sur la situation politique et sociale en Allemagne.Cette deuxième partie se concentre principalement sur la discussion concernant la migration mais, étant donné le temps écoulé depuis le mois d’octobre, nous tenons tout d’abord à faire le point sur l’évolution de la crise politique en Allemagne.
Par Christian (Louvain)
Le 6 novembre, le chancelier allemand Olaf Scholz a limogé son ministre des Finances Christian Lindner du parti (ultra)-libéral FDP. Avec la démission de trois autres ministres libéraux, ceci a entraîné la chute de la coalition ‘feu tricolore’ (Ampel-Koalition) composée du Parti social-démocrates (SPD), du Parti libéral-démocrate (FDP) et de l’Alliance 90 / Les Verts. Ce qui resta fut un gouvernement minoritaire SPD et Vert. Comme prévu, le 16 décembre, le gouvernement a perdu le vote de confiance auquel il avait été contraint de se soumettre au Bundestag. Des élections législatives anticipées auront lieu le 23 février, sept mois plus tôt que la date prévue pour les élections fédérales.
Scholz avait d’abord essayé de repousser le vote de confiance et les élections à une date ultérieure, respectivement le 15 janvier et en mars. Cette proposition avait été rejetée autant par les partis d’opposition, notamment les chrétiens-démocrates, largement donnés comme gagnants lors des prochaines élections, que par l’opinion publique.[i] La coalition minoritaire espérait encore faire passer des projets de loi sur base de majorités parlementaires bricolées, mais ceci était voué à l’échec.
La coalition fédérale était surtout divisée concernant la manière de répondre à la crise économique. Il ne s’agit ici pas d’une crise passagère, mais d’une crise de l’ensemble du modèle allemand des dernières décennies (voir l’article lié ci-dessus).
La coalition fédérale était extrêmement impopulaire. Le FDP risque même de passer sous le seuil électoral de 5 %. N’ayant rien à perdre, il semble que Lindner ait décidé de saborder la coalition tout en ralliant sa base à travers une adhésion absolue à la « Schuldenbremse » (frein à l’endettement, limitation des dépenses). Lindner propose des coupes budgétaires (réduction des prestations sociales), de s’attaquer aux objectifs environnementaux (fin à l’élimination progressive du charbon, fin aux subventions aux énergies renouvelables, l’introduction de la fracturation hydraulique pour obtenir du gaz allemand), tout en prévoyant des cadeaux aux entreprises et aux riches sous forme de réductions d’impôts et d’un gel des « entraves bureaucratiques » (comme la limitation des heures de travail). Cette approche est accueillie avec des applaudissements par les chrétiens-démocrates.[ii]
Le SPD et les Verts, de leurs côtés préfèrent aider le capital allemand à sortir de la crise en gardant une certaine flexibilité budgétaire pour des dépenses ciblées, tel que des tarifs préférentiels pour l’électricité industrielle ou des primes à la casse en faveur des voitures électriques.
Chose assez incroyable, la coalition ‘feu tricolore’ a été la première coalition tripartite en Allemagne depuis la deuxième guerre mondiale. Avant 2021, un ou deux partis suffisaient toujours pour former un gouvernement. Cela montre à quel point l’Allemagne jouissait d’une stabilité relative par rapport à une grande partie du continent.
Avec la crise du modèle allemand, l’Allemagne rattrape rapidement son retard en termes d’instabilité. Alors que les chrétiens-démocrates CDU/CSU sont en tête dans les sondages, le FDP, s’il survit aux élections, sera trop faible pour former un gouvernement de centre-droit avec ceux-ci. Le CDU/CSU devra former une coalition avec le SPD ou l’AfD, actuellement en troisième et en deuxième position respectivement dans les sondages. Avec le SPD, cela pourrait s’avérer difficile en raison des différences de stratégie face à la crise, tandis qu’une coalition avec l’AfD paraît encore peu probable à ce stade, surtout au niveau fédéral, en raison du manque de retenue tactique de l’extrême droite.
La chute du gouvernement et l’élection de Trump, qui promet d’augmenter les tarifs douaniers contre ses alliés européens, ont encore davantage miné la confiance économique. L’économie allemande, dépendante des exportations, est fort vulnérable à une guerre commerciale entre les États-Unis et l’UE. D’ici 2027 et 2028, cela pourrait représenter une contraction de 1,5 %. L’économie allemande devrait se contracter pour la deuxième année consécutive en 2024, et une stagnation ou une contraction est probable pour 2025. Il s’agira alors de la plus longue période sans croissance économique depuis la réunification en 1990.[iii]
C’est dans ce contexte que se dérouleront les prochaines élections et que des débats auront également lieu sur, entre autres, les problèmes économiques et les tentatives de les lier à la migration.
[i] https://www.dw.com/en/political-wrangling-starts-after-german-coalition-collapse/a-70725678 D’après un sondage deux-tiers des Allemands n’étaient pas disposés à attendre mars pour les élections fédérales anticipées.
[ii] https://www.sozialismus.info/2024/11/nach-der-ampel-rechts/
[iii] https://www.reuters.com/markets/europe/germanys-coalition-collapse-brings-more-pain-its-ailing-economy-2024-11-07/ Bien que pour l’Allemagne la crise de 2008/2009 ait été plus profonde que la crise actuelle, celle-ci fut aussi plus brêve.
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Italie. L’extrême droite est loin de bénéficier du consensus qu’elle revendique
“Le patriarcat n’existe plus… Les violences sexuelles ont augmenté à cause de la migration illégale”, a osé déclarer le ministre italien de l’Éducation, Giuseppe Valditara (Ligue, extrême droite), lors de la présentation de la fondation Giulia Cecchettin, créée en mémoire d’une jeune femme assassinée par son compagnon en novembre 2023. Ces propos misogynes et racistes – survenus peu de temps avant la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes – ont suscité une vague d’indignation.
Par Giulia (Liège)
En réaction, des activistes ont dénoncé ces fausses affirmations : sur les réseaux sociaux, mais aussi dans l’espace public, notamment avec des graffitis apparus sur les bâtiments officiels tels que “104 mortes d’État, ce n’est pas l’immigration, mais votre éducation”. Les chiffres confirment ces dénonciations: selon l’Istat, l’office italien de statistiques, 94% des féminicides en Italie sont perpétrés par des hommes italiens.
Un climat hostile orchestré par le gouvernement Meloni
Sous le gouvernement de Giorgia Meloni (Frères d’Italie, extrême droite), le discours misogyne et xénophobe prospère, justifié par des projets tels que la “reconstruction d’une Italie peuplée de vrais Italiens”. Cette idéologie attaque l’autodétermination des femmes, des personnes LGBTQIA+ et des personnes migrantes, elle s’inscrit dans une vision nationaliste où le corps des femmes devient un outil politique. Depuis le début de son mandat, Giorgia Meloni, qui se fait appeler “Le Président” au masculin, multiplie les attaques contre les femmes, les LGBTQIA+ et les étrangers.
L’une de ses premières mesures a été de dégager du financement en faveur des associations “pro-vie”, c’est-à-dire anti-avortement, et de leur donner accès aux plannings familiaux. Cela s’oppose totalement à la philosophie de ces espaces, créés grâce aux luttes de nos mères et grand-mères, pour offrir un soutien essentiel aux femmes, aux personnes LGBTQIA+ et aux personnes enceintes. Ces structures constituent une base politique concrète pour nous réapproprier nos corps.
Ces attaques prennent place dans un contexte où le service public de santé est en lambeaux après les années Berlusconi et les politiques néolibérales, comme la pandémie l’avait dramatiquement exposé dans l’actualité internationale. La santé privée est devenue la principale option pour de nombreuses personnes, au prix d’énormes sacrifices financiers afin d’y accéder. Il est évident que Meloni ne représente en rien un parti du changement. Elle perpétue des politiques d’austérité meurtrières ainsi que l’application d’une méthode de division de la population pour parvenir à les mettre en pratique.
L’enlèvement rétroactif des droits parentaux aux familles arc-en-ciel ou encore l’inscription dans la loi de la gestation pour autrui (GPA) comme “délit universel” soulignent également très clairement que ce gouvernement cherche à renvoyer les femmes entre les murs de la maison, là où les violences restent cachées et invisibles aux bien-pensants sortant de la messe.
« Sorella facciamoci spazio » (Sœur, faisons-nous de l’espace)
Les féministes ripostent. Et, contrairement à ce que les médias veulent nous faire croire, l’extrême droite est loin de bénéficier du consensus qu’elle revendique fièrement.
La résistance est bien là : nous l’avons vue l’année dernière, le 25 novembre, lorsque 2 millions de personnes sont descendues dans les rues italiennes avec la rage contre le patriarcat qui nous tue chaque jour, et avec l’amour de la sororité face à une énième d’entre nous assassinée par son compagnon.
Le 8 mars 2024, à l’occasion de la grève transféministe, et dans cet élan de force et de solidarité, les féministes de Non Una Di Meno à Padoue ont occupé un planning familial abandonné, fermé depuis 2019.
La création de la Consultoria (Consultorio – planning familial en italien, décliné au féminin) ne se limite pas à offrir un accès à des services – gynécologues, thérapeutes pelviennes et autres intervenantes externes – perdus par les habitants du quartier après la fermeture de l’ancien consultorio. A travers l’acte politique de l’occupation, elle constitue un processus de réappropriation de nos corps et des espaces où nous pouvons discuter, nous auto-former et être écoutées, en rupture avec une simple conception administrative de la prise en charge des femmes en difficulté.
Non Una Di Meno montre concrètement que, dans un système qui fait tout pour nous diviser et nous mettre en compétition, reprendre nos espaces, prendre soin les un.e.s des autres, rester uni.e.s et solidaires est le véritable acte de résistance. Cette occupation féministe fait immanquablement également écho à l’occupation de l’usine GKN par les grévistes, qui sont par ailleurs systématiquement présent.e.s dans les mobilisations féministes. Cette solidarité à la base sera le moteur de la révolution qui est nécessaire.
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L’Allemagne vire à droite
En février 2022, le chancelier fédéral allemand Olaf Scholz avait utilisé le terme « Zeitenwende » ou « changement d’époque » lors d’un discours au Bundestag peu après l’invasion russe de l’Ukraine. Cela reste très pertinent pour décrire la période actuelle de l’histoire allemande.
Article de Christian (Louvain)
Alors que l’économie allemande est au bord de la récession et qu’une vague d’austérité se profile, le gouvernement de coalition allemand (le SPD social-démocrate, les verts et les libéraux du FDP) ne cesse de perdre du soutien. Les trois récentes élections régionales à l’Est du pays ont représenté un succès inédit pour le parti d’extrême droite AfD. À la suite de la scission du parti Die Linke du BSW (Bündnis Sahra Wagenknecht, Alliance Sahra Wagenknecht), la gauche est dans un processus de recomposition, voire de décomposition. A gauche, comme sur le reste de l’échiquier politique, on observe un repositionnement marqué vers la droite.
Sur le sujet de l’immigration, la récente extension des contrôles aux frontières par le gouvernement de centre-gauche – une mesure longtemps prônée par l’extrême droite – illustre l’importance de ce virage à droite. Cette question, ainsi que le positionnement « pacifiste » du BSW et même de l’AfD, feront l’objet d’un autre article, à paraitre à une date ultérieure.
Le modèle économique allemand en difficulté
La crise totale dans laquelle nous plonge le système capitaliste avance à des vitesses variables selon les pays. Le statut de l’Allemagne comme moteur économique de l’Europe, comme symbole de stabilité, semble aujourd’hui révolu. Certains vont jusqu’à lui recoller l’étiquette « d’homme malade d’Europe » par lequel le pays était désigné à la fin des années 1990 et au début des années 2000, période de croissance stagnante et de chômage élevé.
L’économie allemande a connu une récession en 2023 (-0,3 %), alors que, point d’ironie, la croissance en Europe du Sud a permis à l’UE d’échapper globalement à la récession. Pour 2024, l’économie allemande vacille au bord de la récession avec une croissance tout au plus de 0,3%.[i] Le secteur automobile, secteur phare de l’économie allemande, est un parfait exemple de la crise de compétitivité. Volkswagen pourrait supprimer 15.000 emplois en Allemagne, où l’entreprise envisage des fermetures d’usines pour la première fois depuis 1938.[ii]
Le chômage est en légère hausse, à 6,0% actuellement contre 5,7% en 2023. Cela reste relativement faible par rapport aux normes historiques (le record du 21e siècle était de 11,2% en 2005), mais cela semble être dû à des facteurs démographiques, notamment le départ à la retraite des baby-boomers, ce qui entraîne son propre lot de problèmes.
La dernière fois que la bourgeoisie allemande a réussi à se débarrasser de cette étiquette « d’homme malade de l’Europe », c’était grâce aux (contre) réformes « Agenda 2010 » introduites par la coalition SPD (social-démocrate) et Verte du chancelier Gérard Schröder en 2003. S’en prenant aux allocations sociales et à l’assurance chômage, les réformes “Harz IV” représentèrent une attaque massive contre l’État providence. La création d’un vaste secteur à bas salaires, l’introduction massive de travail intérimaire et une retenue salariale marquée ont permis au capital allemand de redevenir compétitif à l’échelle européenne voire mondiale, une vraie « superstar » de l’exportation. Pendant la crise de l’euro, le capital allemand a su imposer sa volonté aux économies plus faibles du sud de l’Europe et ainsi même profiter de la crise.
Les points forts du modèle économique du pays sont aujourd’hui devenus des faiblesses. Après le trou financier produit par la crise du covid, la guerre russo-ukrainienne a porté un coup encore plus sévère à l’édifice allemand. L’Allemagne a désormais perdu sa source d’énergie bon marché, le gaz russe. Le découplage de l’économie mondiale a porté préjudice aux exportations allemandes, en particulier celles vers le marché chinois. L’accès à la Chine, un pays désormais lui-même en crise, fut un élément crucial de la recette du succès allemand au cours de la dernière période. Un vaste secteur à bas salaires présente aussi le désavantage d’une plus faible demande intérieure. Le sous-investissement dans les infrastructures publiques (tel la numérisation) nuit désormais à l’économie. L’Allemagne, à l’instar de l’UE dans son ensemble, est en position de faiblesse dans les technologies de pointe, loin derrière les États-Unis et la Chine.
Crise budgétaire et austérité
L’Allemagne est également confrontée à une crise budgétaire en grande partie auto-imposée. La coalition fédérale allemande dite ‘feu tricolore’ (‘Ampel-Koalition’) composée du Parti social-démocrates (SPD), du Parti libéral-démocrate (FDP) et de l’Alliance 90 / Les Verts a tenté de réaffecter un fonds d’urgence covid de 60 milliards d’euros au nouveau « fonds pour le climat et la transformation ». Au Bundestag les chrétiens-démocrates du CDU/CSU s’y sont opposés. Ils ont également eu recours à la cour constitutionnelle pour empêcher la mesure en question. Le verdict donna raison aux chrétiens-démocrates, au motif que la mesure enfreignait le « Schuldenbremse » (frein à l’endettement) lequel limite depuis 2016 le déficit budgétaire à 0,35 % du PIB.[iii]
La coalition s’est divisée sur la question de savoir si elle doit remettre en cause le principe du frein à l’endettement. Christian Lindner, le ministre des Finances issue du FDP, parti néolibéral particulièrement zélé, est, contrairement à ses partenaires de coalition sociaux-démocrates et verts, un particulièrement attaché à ce principe constitutionnel. Le gouvernement n’étant pas disposé à abandonner les allégements fiscaux garantis aux riches et aux grandes entreprises pour combler les trous budgétaires qui se sont ouverts dans le budget 2025, des coupes dans les dépenses sociales se profilent. A partir de 2027, les coûts de réarmement, actuellement encore couverts par un fonds spécial, vont encore d’avantage mettre le budget de l’État sous pression. La crise du covid, le réarmement, la transition énergétique, etc. devront tous être mis sur leur dos de la classe travailleuse afin que le pays, voir le capital allemand, retrouve sa compétitivité.
Virage à droite
La classe dirigeante a besoin du racisme et de la persécution des personnes marginalisées et vulnérables pour diviser la classe travailleuse. C’est la seule façon de lui faire payer la facture. Les médias et l’ensemble du spectre politique, par leur acceptation même du capitalisme comme une fatalité, sont poussés sur la voie de la droitisation. La quasi-invisibilité de la gauche, voire l’absence complète d’une perspective d’une alternative socialiste au système, assure que cette surenchère ne rencontrer que très peu d’opposition. De plus, quand des perspectives économiques pessimistes s’ajoutent au désert social crée par les politiques des dernières décennies, cela alimente encore davantage les craintes de déclin social qui motivent le vote pour l’extrême droite.
Ceci explique le succès électoral sans précédent de l’AfD et ainsi que la droitisation de l’ensemble du champ politique. Les partis établis se bousculent pour mettre en œuvre de nombreux éléments du programme de l’extrême droite. L’Allemagne suit ainsi bon nombre d’autres pays de l’UE, ou cette évolution est déjà en court pour assez longtemps. Cependant, la récente droitisation accélérée de l’Allemagne, la première puissance de l’UE, risque de donner de l’élan à cette tendance ailleurs sur le continent.
L’Est du pays
Pour des raisons historiques, le bousculement politique allemand se présente de la façon la plus aiguë dans l’Est du pays. Le malaise allemand des années 1990 et du début des années 2000 fut en partie lié aux coûts de l’intégration de l’ex-Allemagne de l’Est par le capitalisme ouest-allemand. Les bouleversements massifs causés par la restauration capitaliste, en particulier la destruction de la majeure partie de l’industrie est-allemande et le chômage de masse qui en a résulté, ont laissé un traumatisme durable dans la région. 35 ans après la réunification, l’Est du pays connait toujours un taux de pauvreté nettement plus élevé. Le revenu moyen y est notamment 14 % inférieur à celui dans l’Ouest du pays.[iv]
À l’exception de quelques grands centres de population, cette partie du pays connaît aussi un déclin démographique continu marqués par l’émigration. Dans un contexte néolibéral, ceci s’accompagne de la perte concomitante de services publics. Les partis d’extrême droite, ainsi que des groupuscules (néo)fascistes violents, y connaissent depuis longtemps un terrain fertile. La colère est redirigée vers l’immigration, bien que celle-ci soit relativement peu importante dans ses contrées. La présence significative du parti Die Linke dans le paysage politique de l’Est du pays (ici largement basée sur l’ancien PDS, parti successeur de la dictature bureaucratique est-allemande), a dans une certaine mesure mit un frein à la monté de l’extrême droite. Toutefois en s’accommodant du statu quo, Die Linke n’a finalement pas réussi à apporter une réponse à la crise systémique dont souffre la population et le parti disparaît peu à peu.
Trois excellents résultats pour l’AfD
En septembre, trois élections régionales ont eu lieu dans l’est de l’Allemagne : en Thuringe et en Saxe le 1er septembre et dans le Brandebourg le 22 septembre. Le parti d’extrême droite AfD a remporté les élections en Thuringe avec près de 33% des voix, soit une hausse de plus de 9% par rapport aux résultats de 2019. En Saxe et dans le Brandebourg, l’AfD a atteint un score d’environ 30 %, manquant de peu la première place.
Le succès de l’AfD n’était toutefois pas inattendu. Depuis un certain temps déjà, le parti était donné deuxième dans les sondages au niveau fédéral, un fait confirmé par les élections européennes de juillet 2024.
Toutefois, pour la première fois depuis la deuxième guerre mondiale, un parti d’extrême droite est arrivé premier dans une région allemande. Coïncidence troublante de l’histoire, c’est en Thuringe que le parti nazi, après les élections régionales de janvier 1930, a participé pour la première fois à une coalition gouvernementale. Cependant, l’AfD n’est pas le NSDAP, et nous ne sommes pas dans les années 1930.
La situation est grave, mais nous vivons dans une période assez différente. Le poids plus important de la classe travailleuse aujourd’hui par rapport aux années 1930 et l’absence d’une gauche forte, et surtout d’une gauche révolutionnaire, signifient que l’extrême droite prend pour l’instant la forme de partis populistes, tout à fait à l’aise avec le cadre de démocratie représentative existante.
La trajectoire actuelle reste pour autant inquiétante. De plus en plus de gens votent pour l’AfD par conviction, par exemple par adhésion à son programme raciste anti-migrants, plutôt que par déception envers les autres partis. En Thuringe, sur dix ans la part du « vote protestataire » est ainsi passée de 57 % à 40 % parmi les électeurs de l’AfD.[v] Pour la première fois, les gens votent majoritairement pour l’AfD parce qu’ils lui font confiance pour résoudre leurs problèmes.[vi]
Contrairement au Rassemblement national en France, l’AfD n’est pas non plus sur une trajectoire de dédiabolisation. Le parti fut fondé en 2013 en réaction à la crise de l’euro comme parti eurosceptique ultra-néolibéral. Elle prônait, entre autres, soit la réintroduction des monnaies nationales ou la formation de zones monétaires séparées plus stables (voir le nord et le sud l’UE). Le parti a ensuite connu plusieurs épisodes de luttes intestines au cours desquelles les éléments d’extrême droite raciste les plus extrêmes sont à chaque fois sortis vainqueurs. L’AfD se caractérise aujourd’hui par son programme profondément islamophobe et anti-immigration.
L’AfD de Thuringe est particulièrement à droite, même selon les normes du parti, avec un style de communication que certains dirigeants nationaux préféreraient éviter. Le chef du parti régional, Björn Höcke, s’est notamment opposé à la commémoration des crimes de l’Allemagne nazie en critiquant le mémorial de l’Holocauste à Berlin et en affirmant que les Allemands sont le « seul peuple au monde à avoir planté un mémorial de la honte au cœur de leur capitale ». Il a encore été condamné en juillet 2024 pour utilisation d’un slogan nazi.
Si l’AfD n’est pas un parti de combattants de rue fascistes, il s’est sans aucun doute renforcé grâce à des mouvements de protestation tels que Pegida (extrême droite islamophobe) ou Querdenker (conspirationniste covid). L’AfD entretient des liens avec des groupes d’extrême droite violents et son succès s’accompagne d’une augmentation de la violence raciste et d’extrême droite. Au cours du premier semestre 2024, le nombre de crimes attribués à l’extrémisme de droite a atteint un nouveau record en Allemagne.[vii]
Faire barrage mais pour combien de temps encore…
Dans chacune des trois élections régionales récentes, un parti de l’establishment réussi à concentrer le vote anti-AfD. En Thuringe et en Saxe, ce fut la CDU chrétienne-démocrate, actuellement en opposition au niveau fédéral. En Thuringe le CDU est arrivé deuxième, en Saxe premier. Dans le Brandebourg, ce fut le vote SPD social-démocrate qui a su faire barrage à l’AfD. Le “vote barrage” est surtout une affaire des plus de 60 ans ou d’électeurs encore plus âgés. Au Brandebourg, parmi les plus de 70 ans, la moitié aurait voté pour le SPD et seuls 17% pour l’AfD. Parmi les Brandebourgeois âgés de 25 à 44 ans, le vote pour l’extrême droite est par contre en moyenne deux fois plus élevé, soit 34%.[viii] Chez les générations moins âgées, l’argument moral contre le fascisme utilisé par les partis établis a clairement moins de poids. La cohorte d’âge qui constitue l’épine dorsale du barrage anti-extrême droite ne présage rien de bon pour la performance future du dit barrage.
Malgré la victoire serrée du SPD dans le Brandebourg, Etat détenu par les sociaux-démocrates depuis la réunification allemande, les élections régionales représentent un revers majeur pour la coalition fédérale allemande. Sur l’ensemble des trois élections, les verts et les libéraux ont quasiment été anéantis électoralement. En Thuringe et en Saxe, les partis formant de la coalition fédérale n’ont obtenu respectivement que 10,5 % et 13,3 %, tous les trois réunis. En effet la popularité du gouvernement Chancelier d’Olaf Scholz connaît une chute continue. Selon un sondage national réaliser le 19 septembre seul 16% de l’électorat se disait satisfait du gouvernement, avec 47% se montrant « pas du tout satisfait ».[ix]
Bouleversement à gauche
Outre l’avancée de l’extrême droite, les dernières élections régionales ont également vu un bouleversement à gauche de l’échiquier politique. Die Linke est en effet la grande perdante de ces élections. Die Linke, qui avait déjà largement perdu son image de parti anti-establishment, notamment en participant à des coalitions gouvernementales d’austérité dans de nombreuses régions du pays, surtout à l’Est du pays, mais aussi à Brême. Le lancement en janvier du Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW), alliance prônant le nom de sa dirigeante, ancienne figure de proue de Die Linke, n’a fait qu’accélérer un effondrement déjà en cours. Le BSW, scission droitière de Die Linke, est arrivé troisième dans chacune des trois élections régionales ; Thuringe (15.8%) Saxe (11,8%) et Brandebourg (13,5%).
Dans le Brandebourg, Die Linke a perdu l’entièreté de ses sièges. En Thuringe, la chute a aussi été particulièrement dramatique. Aux élections de 2019, Die Linke avait encore connu un succès électoral historique, devenant le plus grand parti avec 31% des voix (29 sièges). Aujourd’hui, son résultat est de 13% (12 sièges). Le fait que l’office du Ministre-président de l’Etat de Thuringe soit occupé depuis 2020 par Bodo Ramelow, homme politique de Die Linke, n’a pas convaincu les électeurs. Alors que Ramelow est personnellement populaire, Die Linke n’a fait que de perdre en popularité. Parti électoraliste largement absent des luttes sociales, Die Linke gouverne comme n’importe quel autre parti, adhérant notamment aux carcans budgétaires.
En Saxe, Die Linke a également perdu plus de la moitié de ses électeurs, passant de 14 à 6 sièges. Si Die Linke n’a pu éviter un échec électoral complet, c’est grâce à une légère hausse du soutien parmi les jeunes électeurs de moins de 35 ans dans les villes universitaires et les grandes villes tel que Leipzig.
Le BSW prétendent être pour « la raison et la justice », se dit économiquement de gauche mais conservateur sur les questions d’oppression (anti-woke) et s’oppose aux dépenses environnementales. La dirigeante du BSW en Saxe, Sabine Zimmermann, a situé le BSW « à droite du SPD et à gauche de la CDU » avec de grands « chevauchements politiques » avec la CDU dans les domaines de la « politique de l’éducation et de la migration ».[x]
Bien que le BSW ait principalement pris des voix à Die Linke, il a sans doute empêché l’AfD d’avoir encore de meilleurs résultats. Selon une enquête auprès des électeurs BSW en Thuringe et en Saxe, respectivement 26 et 33 % de ceux-ci auraient voté pour l’AfD si l’option BSW était inexistante.[xi] Contrairement à Die Linke, BSW semble en effet attirer autant le support d’électeurs ruraux qu’urbains. Ses meilleurs résultats se situe dans les petites villes.[xii] Pour l’AfD, plus la circonscription est rurale, meilleur est non seulement son résultat électoral, mais aussi sa progression électorale depuis les dernières élections.[xiii]
Cependant, le discours social-conservateur du BSW contribue à normalisation des positions de droite et contribue ainsi à la droitisation du spectre politique allemand. Die Linke, toujours nettement plus à gauche, est désormais plus inaudible que jamais dans les débats publics. Alors que le BSW a exclu toute coalition avec l’AfD, Sahra Wagenknecht a déjà déclaré qu’elle pouvait imaginer une coopération substantielle avec le parti d’extrême droite.[xiv]
Une difficile formation de coalitions régionales
Dans l’Est du pays, les partis de la coalition fédérale et le CDU (tous des partis dit « de l’Ouest ») ont collectivement obtenu de mauvais résultats. Pour l’instant, on souhaite maintenir un cordon sanitaire pour empêcher l’AfD de prendre part au gouvernement. Les négociations de coalition s’avèrent donc difficiles.
Dans le Brandebourg, les sièges sont répartis à parts égales entre le SPD et la CDU d’un côté et l’AfD et le BSW de l’autre. Le SPD et la CDU ne sont donc pas en mesure de constituer une majorité. Une coalition du SPD avec le BSW, qui a deux sièges de plus que la CDU est donc une possibilité.[xv]
En Thuringe, la coalition la plus probable serait celle entre la CDU, le BSW et le SPD. Mais comme ces trois partis ne détiennent ensemble que la moitié des sièges, cette coalition devrait compter sur la tolérance de ce qui reste de Die Linke. L’AfD se retrouverait alors dans la position d’être l’unique parti d’opposition, ce qui risquerait de la renforcerait encore davantage.[xvi]
En Saxe, la CDU, arrivée en tête aux élections, donne du fil à retordre à ses éventuels partenaires de coalition, le SPD et le BSW. Jusqu’à présent, les chrétiens-démocrates, qui sont susceptibles de former le prochain gouvernement fédéral, ont engagé une collaboration limitée avec l’AfD au niveau local. Les chrétiens-démocrates tentent de se distinguer des partis de la coalition fédérale en surpassant ceux-ci dans l’adoption du programme de l’extrême-droite, notamment sur le sujet de l’immigration. A plus long terme, il n’est pas exclu que ceux-ci ne préfèrent pas une coalition avec l’AfD au maintien d’une orientation envers les parties « centristes ». L’exemple de Meloni en Italie, qui entretient de bonnes relations avec la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, membre de la CDU, montre les compromis que l’AfD devrait faire pour que cela devienne une option. Cela impliquerait une position plus conciliante envers l’UE et l’OTAN.
La capacité de la BSW à participer dans des coalitions dépendra sans doute de son insistance sur ses positions sur la guerre en Ukraine et sur le stationnement de missiles américains en Allemagne. Le parti saura-t-elle mettre ces positions de côté sous prétexte que ces questions sont moins conséquentes au niveau des régions ? Le BSW parle également constamment de la promotion des intérêts des petites et moyennes entreprises. Dans quelle mesure une telle position est-elle compatible avec ses revendications d’une augmentation du salaire minimum et des retraites ? Il est tout à fait possible que si le BSW entre dans des coalitions régionales, il décevra ses électeurs encore plus rapidement que Die Linke ne l’a fait par le passé.[xvii]
Vers des élections fédérales
Les prochaines élections fédérales en Allemagne sont prévues dans un an, le 28 septembre 2025. D’après un récent sondage (28/09/2024), si ses élections avaient lieux actuellement, le CDU/CSU arriverait en tête avec (32%) suivit par l’AfD (19%) et le SPD (15%). Le BSW arriverait juste derrière l’Alliance 90 / Les Verts avec 10% contre 11%. Le FDP et Die Linke ne pourrait recevoir aucun mandat.[xviii]
L’AfD passerait ainsi de la 5e place en 2021 (où elle avait recueilli 10,4% des voix) au deuxième parti du pays. La monté de l’Afd, n’est d’ailleurs pas d’un phénomène limité à l’est du pays. Les sondages régionaux laissent penser que le parti obtiendrait en moyenne 14% des voix dans les régions de l’Ouest contre 25% dans celles de l’Est.[xix] Cependant, dans certaines régions de l’Allemagne de l’Ouest elle pourrait obtenir un vote bien plus important. En Basse-Saxe, par exemple, l’AfD pourrait obtenir jusqu’à 21 % des voix.
Si la gauche s’associe à des politiques antisociales ou adopte même des éléments de la rhétorique de division de l’extrême droite, cela ne fait que renforcer l’extrême droite. Le mouvement ouvrier ne doit pas se résigner à la crise économique, sociale, écologique et politique, mais formuler ses propres alternatives et les défendre de manière offensive par une lutte conséquente.
[i] https://www.cnbc.com/2024/09/23/europe-adrift-without-a-rudder-as-france-and-germany-fight-crises.html
[ii] https://www.euronews.com/business/2024/09/12/why-are-these-6-top-european-car-maker-stocks-trading-at-record-lows
[iii] https://www.theleftberlin.com/anti-muslim-racism-as-diversion-from-social-crises/
[iv] https://internationalsocialist.net/en/2024/09/german-state-elections
[v] https://internationalsocialist.net/en/2024/09/german-state-elections
[vi] https://www.tagesschau.de/inland/innenpolitik/analyse-ltw-afd-100.html
[vii] https://www.tagesschau.de/inland/rechtsextreme-straftaten-anstieg-100.html
[viii] https://www.rbb24.de/politik/wahl/Landtagswahl/2024/brandenburg-wahl-waehler-spd-afd-alte-junge.html
[ix] https://de.statista.com/statistik/daten/studie/2953/umfrage/zufriedenheit-mit-der-arbeit-der-bundesregierung/
[x] https://jacobin.com/2024/09/sahra-wagenknecht-germany-foreign-policy
[xi] https://jacobin.com/2024/09/sahra-wagenknecht-germany-foreign-policy
[xii] https://www.mdr.de/nachrichten/thueringen/landtagswahl-stadt-land-ergebnis-afd-bsw-gruene-100.html
[xiii] Cet entretien tire des conclusions intéressantes sur le contexte sociologique de l’hégémonie croissante de l’extrême droite dans les zones rurales délaissées. Dans ce cas, il s’agit du RN en France, mais je pense qu’il y a des leçons plus larges à en tirer. Il explique comment les couches de classe moyenne, des petits indépendants, qui sont souvent les premières à adhérer à l’extrême droite, peuvent ensuite influencer des couches plus larges dans ce type d’environnement. https://www.youtube.com/watch?v=KuKnsKHRQN0
[xiv] https://www.mdr.de/nachrichten/deutschland/politik/afd-bsw-koalition-zusammenarbeit-thueringen-sachsen-100.html
[xv] https://web.de/magazine/politik/wahlen/landtagswahlen/brandenburg/bleibt-buendnis-bsw-cdu-woidke-verhandeln-40157722
[xvi] https://www.tagesschau.de/inland/innenpolitik/landtagswahlen-koalitionen-100.html
[xvii] https://jacobin.com/2024/09/sahra-wagenknecht-germany-foreign-policy
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[ARCHIVES] France. Mort de Nahel : C’était un meurtre, un de plus
Violences sociales, racistes et policières : c’est tout le système qui est coupable !
Transformons la colère en un mouvement de masse des quartiers et lieux de travail !
Nous republions cette déclaration publiée initialement le 3 juimmet 2023 concernant le meurtre de Nahel survenu le 27 juin. Ce texte garde tout son sens, d’autant plus dans le contexte actuel du danger d’une victoire de l’extrême droite aux élections législatioves anticipées dont le premier tour aura lieu ce dimanche.
L’horrible assassinat raciste du jeune Nahel par un policier à Nanterre le 27 juin a soulevé une vague d’indignation et de révolte contre le racisme systémique et les violences policières incessantes, particulièrement à l’encontre des jeunes aux origines d’Afrique du Nord ou subsaharienne. Le puissant mouvement social contre la réforme des retraites et la révolte de la jeunesse dans les quartiers populaires doivent être combinés et approfondis afin d’organiser et de construire une lutte de masse contre la violence policière raciste et contre l’ensemble du système capitaliste.
Les événements sont connus. Lors d’un contrôle policier, Nahel Merzouk, un adolescent de 17 ans, a reçu un tir mortel d’un policier. Il l’avait menacé de son arme quelques secondes auparavant en lui disant de couper son moteur sinon « je te tire dans la tête ». Pris de peur et de panique, Nahel a démarré son véhicule. Il s’est directement pris une balle qui lui a traversé l’épaule et le thorax, ne lui laissant aucune chance de survie. L’histoire aurait pu s’arrêter là, comme tant et tant de fois par le passé. La police aurait invoqué la légitime défense face à un véhicule « fonçant » sur un policier. Mais une vidéo a immortalisé la scène et a de suite révélé le mensonge policier.
Nahel s’ajoute à la longue liste de jeunes hommes aux origines d’Afrique du Nord ou subsaharienne tués lors d’une intervention policière. 15 jours avant Nahel, un autre jeune, Alhoussein, 19 ans, a été tué par la police à Angoulême alors qu’il partait travailler.
Pour cette jeunesse, l’injustice n’est pas qu’un sentiment. Les affaires sont souvent classées sans suite et les policiers meurtriers rarement condamnés. La peur d’être confronté à un contrôle de police n’a d’égal que la haine envers les institutions d’un système qui n’est là que pour opprimer et humilier ces couches de jeunes des quartiers populaires.
Cette révolte, c’est la voix de ceux qui ne sont pas entendus. Les faire entendre, eux et toutes les autres victimes de violences policières, et obtenir justice, cela exige de construire un mouvement de lutte de masse. La gauche syndicale et politique doit s’engager dans une solidarité active.
Macron accumule les crises
L’assassinat de Nahel constitue une nouvelle crise pour la macronie, obligée d’admettre qu’il y a un problème. « Inexplicable » et « inexcusable », a été obligé de déclarer Macron suite au meurtre filmé du jeune homme. Voilà qui n’a clairement pas plu aux syndicats réactionnaires dans la police, comme Alliance qui s’est senti lâché par le président. Une crise de plus que Macron doit gérer.
Le meurtre de Nahel a mis aussi l’extrême droite en difficulté. Dans le programme du Rassemblement national de Marine Le Pen, on trouve par exemple permettre aux policiers et gendarmes d’utiliser la force en bénéficiant d’une présomption de légitime défense. Une telle présomption existe en fait déjà dans beaucoup de cas, mais le RN veut rendre cela indiscutable dans tous les cas, ainsi que par exemple l’impossibilité de porter plainte contre les policiers. Autant dire que lorsque les journalistes lui ont tendu le micro après la mort de Nahel, Le Pen ne faisait pas la fière et répondait qu’elle allait s’exprimer plus tard, parce qu’elle n’avait soi-disant « pas encore vu la vidéo »…
Mais pour la droite et l’extrême droite, dans chaque crise réside souvent une opportunité. Et cette opportunité pour eux n’a pas tardé à arriver, avec l’instrumentalisation des révoltes qui ont commencé dans les quartiers suite à ce nouveau meurtre policier.
“Une émeute est le langage de ceux qu’on n’entend pas.” – Martin Luther King
Dès la première nuit après l’assassinat de Nahel, des milliers de jeunes principalement d’origine immigrée sont entrés en révolte dans les quartiers populaires des grandes villes. Nombreuses sont les références aux révoltes de 2005 suite à la mort des jeunes Zyed Benna et Bouna Traoré lors d’une intervention policière à Clichy-sous-Bois.
Mais les comparaisons qui sont faites oublient souvent un élément d’importance : beaucoup de choses ont changé depuis 2005, et pas seulement l’omniprésence des réseaux sociaux.
Ces derniers 20 ans ont surtout vu le manque d’investissements dans les services publics empirer, et de manière exponentielle, d’année en année. Les politiques d’austérité et de diminution des budgets qui ont sillonné la période du néolibéralisme depuis le début des années ‘80 ont causé un mal incommensurable. C’est tout particulièrement vrai pour les personnes économiquement les plus fragiles. C’est à tel point que dans certains quartiers, des personnes retraitées habitant dans des HLM avec trop peu de revenus pour payer leur loyer sont aidées financièrement par de plus jeunes pour leur permettre de continuer à vivre dans la cité.
On trouvait déjà en 2005 cette absence de perspectives d’avenir positives pour de larges couches de la jeunesse vivant dans ces quartiers, particulièrement celle aux origines immigrées. Mais de quelles perspectives parle-t-on aujourd’hui ? Tout a empiré. Les frustrations et les colères sont plus grandes et répandues que jamais. Réduire l’actuelle explosion de colère aux réseaux sociaux ou aux “jeux vidéos” (selon le commentaire ridicule de Macron), cela vise avant tout à minimiser ses causes sociales. Et si cette colère s’est étendue si rapidement à toute la France, et pas seulement aux plus grandes villes d’ailleurs, c’est parce que ces causes sociales sont systémiques et se retrouvent partout.
Dans les révoltes que vivent les quartiers aujourd’hui, la police se trouve devant des jeunes discriminés et humiliés depuis leur plus jeune âge, processus accentué durant la pandémie de covid-19. Ces jeunes hommes ont certainement subi un contrôle au faciès encore tout récemment.
Mais la réponse des autorités se résume à “encore un peu plus de la même chose”. À nouveau plus de « sécuritaire », avec des mobilisations records de policiers, l’envoi de tanks défiler avec arrogance dans les rues des quartiers, et même l’envoi d’unités réservées à la gestion de prise d’otage ou à l’antiterrorisme (BRI, GIGN, RAID). Avec aussi des couvre-feux et la fermeture des transports en commun le soir. Parallèlement, le Garde des Sceaux (ministre de la Justice) Éric Dupond-Moretti a envoyé une circulaire aux parquets pour demander « une réponse pénale rapide, ferme et systématique » contre les jeunes interpellés lors des manifestations de révolte.
Il n’y a pas de meilleure méthode pour attiser les flammes, alors que la mort du jeune Nahel est à peine passée d’une poignée de jours. Comme si davantage de sécuritaire allait permettre de résoudre un cocktail explosif composé de discriminations et d’humiliations racistes créées par les institutions et la perte de repères et d’avenir.
Avec les violences policières, les autorités visent très consciemment à stimuler davantage de violences de la part des jeunes en révolte pour dévier l’attention et tenter de semer la discorde dans notre classe sociale.
Cette réponse autoritaire du gouvernement donne des ailes aux organisations d’extrême droite. Les syndicats réactionnaires Alliance et Unsa Police ont ainsi davantage encore ajouté de l’huile sur le feu, avec un communiqué raciste le 30 juin qui appelle à durcir la répression : « Face à ces hordes sauvages, demander le calme ne suffit plus, il faut l’imposer ! » ; « L’heure n’est pas à l’action syndicale mais au combat contre ces ‘nuisibles’ » ; « Aujourd’hui les Policiers sont au combat car nous sommes en guerre. Demain nous serons en résistance et le Gouvernement devra en prendre conscience. » (à noter que UNSA Éducation et le secrétaire général de l’UNSA ont condamné le communiqué). C’est un reflet d’une polarisation qui existe bel et bien et est stimulée : une cagnotte de soutien au policier auteur du tir mortel a récolté 900.000€ (en date du 3 juillet, par 25.000 donateurs) ; elle a été lancée par le politicien d’extrême droite Jean Messiha, ex-membre du RN puis ex-soutien d’Éric Zemmour.
Violences raciste et sociale ; violence policière ; et violence du mouvement
Les révoltes dans les quartiers comprennent des épisodes de casses, d’incendies et de pillages. Il est important de clarifier avant toute chose : la première violence, elle est raciste et socio-économique, c’est celle qui vient des politiques menées par le système et aujourd’hui par Macron. Ce sont elles qui stimulent la colère et son expression de différentes manières, et donc qui stimulent aussi des violences de la part d’une partie des révoltés.
En second lieu, les violences viennent des forces de l’ordre, ce sont les violences policières racistes. C’est tout ceci qui stimule aussi de la violence issue des quartiers.
Le gouvernement et l’extrême droite en profitent aujourd’hui, mais il est trop facile de cacher les problèmes du système derrière ces débordements. Ils sont aussi la conséquence de la politique menée ces dernières décennies et accentuée par Macron, et donc de la haine qui existe envers les institutions. Les cibles principales sont les bâtiments les plus représentatifs des institutions du système, comme les mairies et commissariats, ainsi que les bâtiments de grandes chaînes commerciales, à côté d’autres choses cassées ou incendiées.
Que de la violence vienne d’une partie de la jeunesse révoltée, c’est largement compréhensible ; c’est l’expression de la rage aveugle contre le système, mais ce n’est bien sûr pas la solution. Pour ces quartiers, qui subissent relégation sociale et pauvreté, déjà désertés par les services publics, c’est la double peine : ce sont souvent les biens de la collectivité qui sont touchés, comme des bus, des maisons de quartier, des écoles, des pharmacies, mais aussi des voitures, appartenant aux habitants des mêmes quartiers. C’est hélas notre classe, nos quartiers, qui subit les conséquences des attaques contre des biens qui peuvent profiter à toute la communauté, insérant ainsi des divisions dans nos rangs.
De tels éléments de casses, d’incendies et de pillages permettent aussi d’être saisis par le camp d’en face, pour nous diviser et pour durcir son approche liberticide et l’appareil répressif de l’État. La classe dominante peut alors utiliser justement ces faiblesses de ces révoltes, mobiliser tout son arsenal et particulièrement les médias dominants pour les orienter contre la révolte, vers la division et même l’oubli de ce pour quoi ces révoltes existent.
En fin de compte, ces casses, incendies et pillages affaiblissent la contestation. C’est par la force du nombre et l’unité dans la lutte de l’ensemble de la classe travailleuse et de la jeunesse que nous pourrons arracher de réelles solutions.
Lorsque l’État s’occupe de cette jeunesse, c’est pour l’humilier
Depuis son arrivée à la présidence en 2017, Macron a de suite attaqué frontalement les travailleurs et travailleuses ainsi que la jeunesse avec des politiques d’austérité et de restriction des droits syndicaux. Mais il a aussi accompagné cette guerre de classe par un accroissement de l’autoritarisme de l’État et ses forces de l’ordre, tout en encourageant le racisme systémique inhérent au système capitaliste. Quand tu t’attaques à la majorité de la population, mieux vaut la diviser pour mieux régner.
La brutalité politique de Macron à l’encontre des travailleurs et des jeunes a été un véritable marchepied pour la croissance du RN. Le racisme d’État et les stigmatisations permanentes se sont accrus : de la loi sécurité́ globale à la loi sur le séparatisme en passant par la chasse à « l’islamo-gauchisme »… Macron et ses gouvernements n’ont eu de cesse d’alimenter la division et d’accumuler les gages à destination de l’extrême droite.
Ce n’est donc pas étonnant si Marine Le Pen est en tête dans les sondages, et ce malgré le puissant mouvement social contre la réforme des retraites. Que le RN soit vu comme le « véritable » opposant, c’est le but de Macron et ses ministres. C’est d’ailleurs pourquoi ce sont surtout eux qui aujourd’hui, bien plus que le RN, distillent consciemment le racisme et la division, avec notamment la loi JO 2024, la future loi immigration et l’opération militaire raciste anti-migrants comoriens à Mayotte (« l’Opération Wuambushu »), et bien sûr aujourd’hui encore avec la réponse autoritaire et raciste de Darmanin et sa police face aux révoltes dans les quartiers populaires.
La politique néolibérale menée particulièrement depuis « le tournant de la rigueur » de Mitterrand en 1983 puis dans les décennies qui ont suivi a vidé les services publics de leur contenu, avec des conséquences concrètes vécues partout, mais surtout dans les quartiers populaires où s’accumule la pauvreté. Logements insalubres, perspectives d’emplois difficiles, manque d’accès aux soins et aux services publics de base : là-bas plus que partout ailleurs, le désinvestissement dans tous les pans de la vie se fait cruellement sentir. L’absence de perspectives d’avenir est le dénominateur commun à de larges couches de la jeunesse habitant ces quartiers. Et pour tenter de masquer cette pauvreté et ce manque de perspectives, le système a d’autant plus encore besoin de l’arme de la division, notamment raciste.
L’attitude agressive de la police dans les quartiers pauvres où les personnes d’origine immigrée sont surreprésentées est destinée à maintenir les gens enfermés dans des logements et des écoles inférieurs aux normes et à les maintenir dans une forme de ségrégation. Et les politiciens racistes cherchent à présenter ces populations comme une menace pour les couches « blanches » parmi la classe travailleuse et la classe moyenne afin de disposer d’un plus large soutien pour leurs politiques répressives.
“Il n’y a pas de capitalisme sans racisme” – Malcolm X
Dans cette société, le racisme est systémique. À l’instar des autres oppressions qui sévissent dans la société (particulièrement le sexisme et la LGBTQIA+phobie), le racisme est une arme consciemment utilisée par la classe dominante et ses instruments politiques pour imposer plus facilement sa politique en évitant de devoir faire face à une classe travailleuse unifiée.
Dans cet exercice, l’État français a toujours excellé. De l’introduction de l’esclavage sur base du commerce triangulaire avec les Antilles jusqu’à l’assassinat de Nahel, les autorités françaises ont toujours appliqué des politiques enfermant les personnes « de couleur » dans un statut d’infériorité, longtemps ouvertement, aujourd’hui non plus dans les mots mais toujours dans la pratique.
Le contrôle au faciès n’est pas un mythe : en France, une personne noire ou d’origine nord-africaine a 6 à 7 fois plus de risque de se faire contrôler qu’une personne blanche. Si on y ajoute le fait que les jeunes de 18-25 ans sont 7 fois plus contrôlés que la moyenne de la population, les statistiques montrent qu’un jeune homme noir ou d’origine nord-africaine a une probabilité 20 fois plus élevée d’être contrôlé. Et ce n’est qu’une étude, probablement en dessous de la réalité.
Le racisme est systémique, et pas seulement dans les contrôles policiers : discriminations à l’embauche et à l’accès au logement, sous-représentation dans les études et formations menant à des emplois aux conditions de travail et de salaire supérieurs, surreprésentation dans les emplois non qualifiés moins rémunérateurs, …
Violences racistes et policières – la promesse d’injustice
C’est un fait que l’utilisation des armes par la police ainsi que les meurtres ont augmenté sous Macron, même si l’adoption de la loi sur l’usage des armes par la police a été introduite en février 2017 sous Hollande, par le Premier ministre Bernard Cazeneuve, juste avant que Macron arrive au pouvoir. De 2017 à 2021, l’usage des armes par les policiers a augmenté de 26 % par rapport à 2012-2016. L’augmentation est même de 39 % sur l’usage des armes contre un véhicule.
Mais le changement dans la loi n’est pas le seul accélérateur des violences policières. L’arrivée de Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur a fait passer un cap aux violences meurtrières : comme le magazine en ligne Basta! l’indique, depuis 2020, le nombre de personnes tuées par un tir des forces de l’ordre a doublé ; et trois fois plus de personnes sont décédées suite à une arrestation.
Les condamnations de policiers meurtriers sont extrêmement rares. On peut imaginer que l’assassin de Nahel, vu l’existence de cette vidéo et vu la pression, devrait probablement être condamné. D’autant qu’il est lâché par une partie de sa hiérarchie et par les autorités politiques, qui jouent la stratégie du « policier violent isolé », pour tenter d’éviter que toute l’institution soit montrée du doigt. Mais la jeunesse des quartiers populaires est très consciente qu’il ne s’agit pas d’un problème d’individus au sein des forces de l’ordre, mais bien de violences racistes généralisées, stimulées par les autorités politiques et au sein de même de la police.
Le gouvernement a beau se cacher derrière l’invariable « laissez la justice faire son travail », nous sommes nombreux à savoir que dans ce genre de cas, comme dans bien d’autres, la justice ne fait pas ce qu’on attend d’elle. Dans une société composée de différentes classes sociales aux intérêts antagonistes, les différentes institutions jouent le rôle, en dernière instance, de défendre la classe qui dirige. Dans notre société, il s’agit de la classe capitaliste. Et c’est bien à une justice de classe que nous avons à faire.
Le rôle de l’État ; le rôle des forces de l’ordre
Comme l’expliquait Friedrich Engels il y a plus de cent ans, l’émergence de l’appareil répressif de l’État, comprenant armée, police, prisons, etc. reflète historiquement la division de la société en classes sociales ayant des intérêts antagonistes impossibles à concilier. L’État est constitué, selon les termes d’Engels, de « détachements spéciaux d’hommes armés », qui maintient le conflit de classes « dans les limites de l’ordre » mais défend en fin de compte les intérêts de la classe dominante (pour approfondir : lire L’État et la Révolution, Lénine). La répression et la menace du recours à la violence font partie intégrante de la protection des richesses et de la domination de la classe dominante dans une société aussi inégalitaire que la nôtre.
C’est pourquoi la répression de la part du bras armé de l’État capitaliste est vive contre chaque mouvement social qui menace les intérêts de la classe dominante. Le déchainement policier contre le mouvement des Gilets Jaunes fin 2018 et en 2019 a blessé 25.000 manifestants, dont 353 à la tête, 30 éborgnés et 6 mains arrachés ; ainsi que la mort de Zineb Redouane, une octogénaire algérienne qui vivait à Marseille.
Le puissant mouvement social contre la réforme des retraites a lui aussi reçu une répression policière impressionnante, avec notamment l’éborgnement par le tir d’une grenade de désencerclement d’un cheminot syndicaliste SUD Rail à Paris, ou encore l’arrachage par une grenade d’un pouce d’une travailleuse dans l’accompagnement des élèves en situation de handicap (AESH) à Rouen. Dans les secteurs et entreprises où le personnel a été en grève reconductible (raffineries, collecte et traitement des déchets, …), la violence de l’État capitaliste s’est aussi illustrée, par sa justice et sa police, avec le forçage de piquets de grève et la réquisition de personnel pour relancer le travail.
Durant la pandémie, le personnel soignant était officiellement applaudi par les autorités, mais lorsqu’il manifestait pour davantage de moyens et de personnel, la réponse était invariablement les matraques et les gaz lacrymogènes.
La jeunesse aussi, particulièrement ces dernières années, est une cible privilégiée de la répression policière. La classe dominante connaît le risque d’une jeunesse qui se lève et qui peut entraîner derrière elle des couches entières de la classe travailleuse. Lorsqu’elle se mobilise contre les politiques anti-écologiques, ou contre l’arrogance antidémocratique de Macron à l’occasion du mouvement contre la réforme des retraites, elle est directement sous attaque. Gaz lacrymogènes, matraquages, tirs de LBD, grenades de désencerclement, charges policières contre les cortèges, nasses et gardes à vue arbitraires…
En mars, un enregistrement audio a démontré que de jeunes manifestants arrêtés ont reçu des gifles, des intimidations, des insultes (y compris racistes) et des menaces physiques par des policiers de la BRAV-M (Brigade de répression de l’action violente – motorisée). D’autres témoignages faisaient part d’attouchements sexuels dont été victimes des jeunes femmes emmenées dans un commissariat. Le but de tout ceci est de faire peur, et de faire taire les mouvements sociaux.
La police ne peut pas être « abolie » dans le cadre d’une société capitaliste. Tant que les capitalistes seront au pouvoir, ils devront trouver un moyen de protéger leurs intérêts et leurs biens. Il n’est pas non plus possible de créer une police « non raciste » tant que le racisme et la ségrégation institutionnels restent intacts dans la société. Des petites améliorations peuvent être parfois gagnées, sur base de luttes, mais la solution est de se débarrasser du capitalisme lui-même.
Pour un mouvement de masse de la classe travailleuse et de la jeunesse contre les violences du système !
Le mouvement ouvrier doit jouer un rôle en s’impliquant activement dans l’organisation, la canalisation de toute cette colère et cette énergie mises dans les casses et pillages. Cette colère doit s’orienter non vers les bâtiments publics et de grandes enseignes commerciales, mais vers ce qu’il y a derrière : le système lui-même, qui crée les conditions pour que les violences existent, et qui s’en nourrit.
Mi-juin, l’intersyndicale a acté la fin du mouvement contre la réforme des retraites. Un puissant mouvement social, qui n’a pas obtenu le retrait de la réforme, mais qui a pesé et va peser lourdement sur l’atmosphère sociale et politique durant les 4 années de mandat qu’il reste à Macron. En réalité la bataille des retraites n’est pas terminée, et septembre pourrait sonner le renouveau du combat syndical, sur les retraites ou d’autres questions. Le potentiel de lutte va rester explosif, avec une avant-garde renforcée numériquement et qualitativement au côté de couches larges de travailleurs et travailleuses enrichies par ce combat historique et qui ont repris confiance dans la force de la lutte collective. Tout ce potentiel doit être engagé dans une lutte de masse contre les humiliations et violences racistes et policières.
Fin mai 2020, le meurtre raciste de George Floyd par la police aux USA avait relancé le mouvement #BlackLivesMatter (« les vies des noirs comptent »). En écho et pour s’opposer au racisme systémique et aux violences policières en France, des dizaines de milliers de personnes s’étaient mobilisées, particulièrement à l’appel du comité « La vérité pour Adama ». Un an plus tard, ce sont encore 150.000 personnes qui se sont mobilisées dans les rues partout en France. Le caractère structurel du racisme et des violences policières est de plus en plus visible et largement reconnu. Le mouvement Black Lives Matter a permis de mettre à mal la propagande officielle. C’est une base sur laquelle construire pour aller plus loin.
Les milliers de personnes présentes à la Marche blanche organisée à Nanterre le 29 juin en hommage à Nahel reflètent la volonté de se mobiliser pour la vérité et la justice, et pour que les choses changent. De telles mobilisations peuvent servir d’exemple. Le mouvement ouvrier organisé doit se tourner vers ces couches parmi la jeunesse, souvent non organisées syndicalement, pour élargir la lutte à toutes les couches de la classe travailleuse, fournir les méthodes de lutte et montrer des perspectives pour faire reculer les autorités et l’extrême droite, et aller vers des victoires.
Pour construire un bon rapport de force, il faut chercher à rassembler et organiser toutes celles et ceux qui veulent lutter contre le racisme, car c’est par l’action collective et la mobilisation de masse que des victoires peuvent être obtenues. Et ce qui nous unit, c’est que nous sommes victimes, à des degrés divers, des pénuries sociales (manque de logements sociaux, manque d’emplois décents, manque de moyens dans les services publics,…) et de l’exploitation qui découle du système de profit capitaliste.
Un programme qui ne laisse personne de côté
Les organisations syndicales ont encore trop souvent l’attitude de se concentrer sur leurs “bastions”, mais si ceux-ci peuvent et doivent jouer le rôle moteur, il est absolument crucial de chercher à entraîner dans leur sillage les secteurs et les couches moins mobilisées, et tout particulièrement la jeunesse , notamment des quartiers. C’est une des faiblesses de la résistance contre la réforme des retraites et c’est aussi tout l’enjeu d’une lutte antiraciste ambitieuse.
Durant le mouvement contre la réforme des retraites, nous avions d’ailleurs proposé la mise sur pied de comités de lutte et de grève anti-Macron partout, sur les lieux de travail, dans les écoles et facs, mais aussi dans les quartiers populaires. Des comités larges, ouverts à tous et toutes, qui permettent de construire la lutte à la base, démocratiquement, en impliquant tout le monde activement dans sa préparation et son organisation. Si de tels comités avaient été mis en place, ils pourraient aujourd’hui servir de tremplin pour faire passer la révolte contre le racisme d’État à un autre niveau.
Dans les syndicats, beaucoup de militants et de militantes se sont aujourd’hui investis dans la solidarité avec les victimes de violences policières racistes. Mais c’est beaucoup moins le cas des organisations syndicales elles-mêmes. Les organisations syndicales et leurs activistes ont un rôle majeur à jouer dans la mise sur pied d’un mouvement de masse, qui implique activement toutes les couches de la classe travailleuse, la jeunesse et les populations opprimées.
Nous devons réagir à chaque attaque raciste par la mobilisation : une mobilisation de masse de l’ensemble qui doit s’opposer en fait à toutes les politiques racistes journalières dont sont victimes principalement les quartiers populaires ainsi que les populations dans la “France d’Outre-Mer”, dont la gestion par l’État français est un vestige direct de son empire colonial. “Une émeute est le langage de ceux qu’on n’entend pas” disait Martin Luther King. Donnons une voix à ceux et celles qu’on entend pas par la solidarité active et la construction d’un mouvement de masse contre les politiques racistes structurelles. Il est impossible de résoudre le problème en s’en remettant aux institutions de l’État qui entretiennent le racisme systémique.
La colère doit être rassemblée autour du mouvement ouvrier en défendant un programme qui combat l’austérité et le racisme par la solidarité : une lutte massive unitaire de la classe travailleuse, la jeunesse et des populations opprimées, armée d’un programme de revendications offensives pour imposer ce que le camp d’en face refuse de mettre en place : la vérité et la justice pour toutes les victimes des violences policières racistes ; la démilitarisation de la police, le démantèlement des unités les plus réactionnaires comme les Brigades anticriminalité (BAC) et la BRAV-M, et la mise sous contrôle démocratique de la police par les communautés ouvrières et quartiers défavorisés, les secteurs de travail clés et syndicats pour en finir avec les brutalités policières.
Une revendication cruciale est celle d’investissements publics massifs dans les quartiers défavorisés : dans les services publics, le logement et l’accès à un emploi bien rémunéré pour tous et toutes ; dans l’éducation, l’accès à la santé à la culture et au sport ; dans les associations et les centres sociaux. La France Insoumise a raison de porter une telle revendication, reprise dans son plan d’urgence « Justice partout » (voir ici)
Les conditions de travail et de salaire doivent changer. Un minimum est de défendre une augmentation immédiate de tous les salaires de 10% et le retour de l’échelle mobile des salaires supprimée par Mitterrand en 1983 pour affronter l’inflation. Garantir l’accès à l’enseignement pour toutes et tous implique aussi l’instauration d’un salaire étudiant à hauteur du SMIC. Quant aux secteurs à bas salaires, plaçons-les sous contrôle public afin d’assurer un véritable statut au personnel, avec un bon salaire et de bonnes conditions de travail. Il nous faut un emploi garanti et du temps pour vivre, et donc une réduction collective du temps de travail, sans diminution des salaires, avec embauches compensatoires et diminution des cadences.
Les militant.e.s de la FI et les syndicalistes ont un rôle à jouer dans la construction d’un mouvement de lutte unifié. Mélenchon avait d’ailleurs remporté des scores exceptionnels dans les quartiers populaires lors de l’élection présidentielle 2022, même si l’alliance de la NUPES qui a suivi a mis à mal une partie du soutien, un accord qui n’était pas partagé par tous et toutes dans les quartiers populaires surtout, puisqu’il contient des éléments qui se sont illustrés dans la gestion du système, qui ont mené des politiques locales contre les intérêts des habitants de ces quartiers.
Pour une lutte socialiste révolutionnaire
Vivre dans une société où personne n’aura à craindre la répression de l’État et le racisme, ça implique de se débarrasser du capitalisme. La seule manière de répondre aux besoins sociaux de l’ensemble sans discrimination nécessitera de remettre le pouvoir à la majorité sociale.
Finissons-en avec l’exploitation capitaliste des deux sources de toutes richesses, les travailleurs et travailleuses et la nature, en nationalisant sous contrôle et gestion démocratiques les secteurs clés de l’économie. De cette manière, il serait possible d’avancer vers une économie démocratiquement planifiée qui poserait les bases de l’anéantissement de toute oppression, exploitation, violence, inégalité et injustice. C’est le projet du socialisme révolutionnaire : renverser le capitalisme et balancer le racisme, le sexisme, la LGBTQI+phobie et les autres discriminations et oppressions dans les poubelles de l’histoire.
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Allemagne : des mobilisations antifascistes qui démontre le potentiel de résistance face à l’extrême droite
Au cours du week-end du 19 au 21 janvier, on a compté jusqu’à 1,5 million de manifestants en Allemagne, dont 350.000 à Berlin, 200.000 à Munich et 130.000 à Hambourg. En Autriche, 80.000 manifestants sont également descendus dans la rue peu après. Puis, c’est en Argentine que des manifestations de masse ont aussi eu lieu contre l’entrée en fonction du nouveau président d’extrême droite, Javier Milei. Une grève générale a paralysé le pays. Ces mobilisations démontrent que l’extrême droite est confrontée à une forte opposition.
En Allemagne, les récentes mobilisations ont réagi à la divulgation concernant les discussions qui ont eu lieu dans un hôtel de luxe de Potsdam entre des représentants du parti d’extrême droite AfD (Alternative für Deutschland), ainsi que des néo-nazis comme l’Autrichien Martin Sellner de l’Identitaire Beweging, ainsi que certains membres du parti chrétien-démocrate allemand CDU et des hommes d’affaires. Leur rencontre portait sur un plan de “remigration” visant à déporter des millions de personnes. Alors que l’extrême droite aime s’en prendre à “l’élite” et à “l’establishment”, les participants à la réunion ont été invités à effectuer un don de 5.000 euros. Ce n’était pas vraiment un rassemblement pour les gens ordinaires…
La croissance de l’extrême droite se heurte aux manifestations
Que l’extrême droite projette d’expulser violemment des millions de personnes, ce n’est pas neuf. En revanche, que des hommes d’affaires, des politiciens établis et des représentants d’un parti qui, selon les sondages, pourrait devenir le deuxième plus grand parti d’Allemagne, leur accordent une audience est choquant pour de nombreux Allemands. Cette mobilisation de masse a démontré que la croissance électorale de l’extrême droite n’est pas un processus uniforme. En cette année d’élections européennes et autres (y compris aux États-Unis et en Inde), cela n’est pas anodin. L’extrême droite engrange des voix sur base d’une aversion pour les politiques menées, mais sa croissance se heurte également à des résistances.
La situation n’est pas différente en Belgique. Un sondage réalisé auprès de jeunes ayant le droit de voter pour la première fois cette année a montré que le Vlaams Belang remportait le plus grand nombre d’intentions de vote (24,7 %), devant Groen, la N-VA et le PTB. Dans ce même sondage, Tom Van Grieken (Vlaams Belang) et Jos D’Haese (PTB) sont considérés comme des figures populaires, aux côtés de De Wever (N-VA) et de Croo (Open VLD). Fait remarquable, 25 % des personnes interrogées n’apprécient absolument pas Tom Van Grieken. Il est le politicien le plus ouvertement impopulaire, la deuxième place étant occupée par Conner Rousseau (Vooruit). La mobilisation antifasciste contre le VB reste aujourd’hui encore limitée, bien trop à notre avis, mais le potentiel pour une plus grande résistance existe bel et bien.
La banalisation de l’extrême droite
S’il n’y a pas plus de protestations, c’est sans doute en grande partie parce qu’une certaine accoutumance s’est développée. L’extrême droite est présente depuis 30 ans avec son message de division, de racisme, de sexisme et de queerphobie. Il faut encore ajouter qu’une partie de scène politique traditionnelle adopte simplement les propositions de l’extrême droite. Sellner et ses comparses ont discuté à Potsdam d’un “plan” visant à déporter des millions de personnes issues de l’immigration vers un pays africain. Ce n’est pas si éloigné des propositions des conservateurs britanniques qui veulent expulser les réfugiés vers le Rwanda. Ce “modèle d’asile australien” est également défendu en Belgique par la N-VA, au côté du Vlaams Belang. Le plan britannique est retardé en raison d’objections juridiques. Le Rwanda avait conclu un accord pour l’accueil de réfugiés expulsés d’Israël, mais n’a pas été en mesure de fournir des données sur le sort qu’attend ces réfugiés.
L’expulsion de millions de personnes rappelle les souhaits des membres les plus extrémistes du gouvernement israélien, des propositions explicitement qualifiées de génocidaires. Les partis allemands au pouvoir tentent de récupérer les mobilisations antifascistes. Quand s’exprimeront-ils aussi fermement contre leurs collègues du gouvernement israélien ? Et quand rompront-ils avec les politiques antisociales qui creusent les inégalités et nourrissent les tensions sociales ? Car ce sont ces politiques qui ouvrent un boulevard à l’extrême droite.
Les politiques répressives des partis établis à l’égard des réfugiés et leurs politiques de “bouc émissaire” afin de dévier l’attention de leurs échecs dans la sphère sociale contribuent à la normalisation de l’extrême droite. Il n’est pas possible de lutter durablement contre l’extrême droite sans s’attaquer à son terreau. Cela implique de s’opposer également aux politiques qui banalisent l’extrême droite.
Les connexions belges
Tant l’AfD que le Mouvement identitaire et Martin Sellner ne sont pas étrangers à la Belgique. En avril 2023, une réunion du NSV (Association des étudiants nationalistes, organisation étudiante officieuse du Vlaams Belang) avec Martin Sellner avait fait grand bruit à Louvain. Le NSV s’y porte toutefois bien, le président du Vlaams Belang Tom Van Grieken expliquant au quotidien flamand De Standaard (20 janvier) : “Le NSV de Louvain est désormais une section très importante, au sein de laquelle nous avons récemment recruté de nouvelles personnes.” L’université de Louvain avait refusé d’accorder une salle au NSV pour accueillir cette conférence avec Sellner, mais elle y a ensuite été contrainte par le tribunal, dans le cadre d’une procédure en référé. Cette réunion néonazie a donc pu prendre place. Il avait déjà été souligné à l’époque que Sellner avait notamment reçu du soutien financier de la part du terroriste qui avait attaqué deux mosquées à Christchurch en 2019. Sellner est une figure importante des cercles néo-nazis. Quelqu’un veut-il un autre argument pour expliquer pourquoi il vaut mieux ne pas compter sur les tribunaux afin de stopper l’extrême droite ?
Sellner a fait son entrée dans l’activisme politique au sein de cercles néonazis autrichiens autour de Gottfried Küssel, qui a dirigé la VAPO (Volkstreue Ausserparlamentarische Opposition) pendant de nombreuses années. Dans les années 1980, la VAPO a entretenu des contacts avec des personnalités telles que le fasciste autoproclamé Bert Eriksson et Roger Spinnewyn, tous deux actifs au sein du VMO (Vlaams Militante Orde) et, plus tard, dans les cercles du Vlaams Belang. Feu Spinnewyn a été candidat du Vlaams Belang à plusieurs reprises et sa belle-fille siège toujours au parlement pour ce même parti. A l’occasion du décès d’Eriksson en 2005, Tom Van Grieken en a parlé comme d’un “grand homme”. Gottfried Küssel a été condamné à 10 ans de prison en 1993 pour ses activités nazies, une condamnation qui a donné lieu à un certain nombre d’attentats à la bombe. Par la suite, Küssel a été condamné à plusieurs reprises pour néonazisme et détention d’armes prohibées. Bref, un mentor idéal pour Martin Sellner.
L’audience de Sellner est faite de membres des principaux partis d’extrême droite. Sa rhétorique sur la “remigration” est reprise par les politiciens de l’AfD, qu’il connaît bien. Ces dernières années, le VB a entretenu des liens très étroits avec l’AfD, les “radicaux” du parti l’ayant emporté sur les anciens libéraux de droite. Lorsque Tom Van Grieken a pris la parole à un événement de l’AfD en juin dernier, il a lancé un appel : “Soyez identitaires” en expliquant : “Ceux qui s’excusent pour leur passé devront toujours s’excuser. Celui qui s’agenouille devra toujours s’agenouiller à nouveau.” L’Identitäre Bewegung Österreich de Sellner est l’un des exemples sur lesquels s’est appuyé Schild & Vrienden, le groupe fondé par Dries Van Langenhove.
Alors que Marine Le Pen s’est exprimée avec véhémence contre le plan de remigration de Sellner et la présence de représentants de l’AfD à une réunion avec Sellner, le VB n’y voit aucun inconvénient. Tom Van Grieken minimise les faits, tout comme il a précédemment minimisé le rôle de Frank Creyelman, ancien chef de groupe du Vlaams Belang récemment exclu par la direction nationale à la suite d’accusations d’espionnage au profit de la dictature chinoise.
Pour un antifascisme de classe
En Argentine, l’assurance de Javier Milei a immédiatement été mise à mal par des manifestations de masse et des grèves. Cela montre comment la classe travailleuse peut s’imposer dans le débat politique. Non pas en exigeant docilement des choses, mais en défendant ses revendications de façon offensive et sans accepter de se soumettre à la destruction des conquêtes sociales et des services publics.
Les actions antifascistes sont renforcées par des revendications offensives visant à améliorer la vie de la majorité sociale. Pour cela, nous ne pouvons pas compter sur les partis traditionnels. Un antifascisme efficace repose sur une base de classe. Cela ne signifie pas que la démocratie n’est pas importante. Au contraire ! Défendre une société dans laquelle la classe ouvrière décide démocratiquement ce qu’elle veut produire et comment elle veut le faire est bien plus démocratique qu’un système dans lequel nous colorons une case toutes les quelques années, tout ça pour obtenir encore un peu plus de la même politique de casse sociale.
Les syndicats ont un rôle central à jouer dans l’antifascisme. Leurs rangs sont composés d’affiliés et de militants aux origines diverses pour défendre leurs intérêts communs. Les syndicats et la gauche doivent faire comprendre que ce ne sont pas les réfugiés qui sont responsables du manque de logements au loyer abordable ou encore de l’état catastrophique des écoles. Cela résulte des politiques antisociales qui rognent sur tout pour servir les grandes entreprises et leurs actionnaires. Là où les syndicats sont plus faibles, les inégalités augmentent plus fortement. Et l’extrême droite peut tenter d’en tirer parti.
La coalition Köln stellt sich quer (KSSQ, littéralement “Cologne se met en travers”), à l’origine de la manifestation qui a rassemblé 70.000 participants le 21 janvier, a appelé lors de cette manifestation à une grève générale symbolique de 15 minutes le 21 mars, journée internationale contre de lutte contre le racisme. Pour ce faire, elle propose que des discussions sur le racisme et la lutte contre celui-ci soient organisées sur chaque lieu de travail. Cette coalition comprend également les syndicats, qui ont annoncé qu’ils diffuseraient cette proposition d’action partout. La campagne #15for12 est une initiative utile pour porter la lutte sur les lieux de travail.
À partir de là, le mouvement ouvrier peut jouer un rôle plus central et relier l’opposition à l’extrême droite à la lutte pour la défense et l’extension de nos conquêtes sociales.
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Capitalisme et agriculture : qui sème la misère récolte la colère
En France, l’année 2024 démarre avec un mouvement d’ampleur des agriculteurices qui couvait depuis plusieurs mois. Passant d’actions symboliques comme de retourner les panneaux indicateurs aux blocages d’autoroutes mais aussi de magasins et de centrales d’achat, iels ont rapidement obtenu l’annonce de quelques mesures à leur avantage de la part du nouveau Premier ministre français Gabriel Attal. Celles-ci sont toutefois bien loin de suffire pour répondre aux problèmes auxquels font face les paysan·nes. La mobilisation se poursuit et fait tache d’huile vers la Belgique.
Par Tiphaine et Jean
L’étincelle de ce mouvement, c’est le retard des aides de la PAC (Politique Agricole Commune) et la hausse des taxes sur les pesticides et la consommation d’eau. Mais il y a surtout la question de la très faible rémunération des agriculteurices, qui est en train d’empirer sous l’effet de multiples facteurs. Depuis le début de la guerre en Ukraine, le prix du gazole non routier (GNR, le carburant utilisé dans l’agriculture) a flambé, et le budget 2024 (passé à coup de 49.3 au beau milieu d’une nuit…) prévoit l’augmentation de la taxe sur celui-ci. La demande baisse car l’inflation a fait baisser les dépenses alimentaires des ménages (en particulier le bio et la viande). En septembre est apparue en France la maladie hémorragique épizootique (MHE), et les éleveurses doivent supporter les coûts du vaccin. Suite aux intempéries, beaucoup d’agriculteurices ont dû faire des réparations insuffisamment couvertes par les assurances. Et puis encore les sécheresses à répétition… La liste est longue.
A tout cela s’ajoutent la frustration devant la paperasse, les nombreux contrôles, les réglementations parfois contradictoires, la concurrence avec des pays qui ne sont pas soumis aux mêmes normes, l’endettement pour financer le matériel agricole, et la crise climatique qui rend l’avenir incertain, surtout quand on n’a pas les moyens d’opérer les changements nécessaires pour y adapter son exploitation.
Tout cela ne fait qu’empirer le lourd impact de leur travail sur la santé des agriculteurices. Iels vivent en moyenne plus longtemps que le reste de la population, mais vivent moins longtemps en bonne santé. Un lien a été montré entre l’exposition aux pesticides et les troubles cognitifs ou les bronchites chroniques. Le taux de cancers de la prostate et de maladies de Parkinson sont plus élevés en milieu agricole. Le travail physique provoque des troubles musculo-squelettiques. A cela s’ajoutent l’isolement dû à la difficulté de trouver un·e conjoint·e qui accepte de partager ces dures conditions et le lourd tribut sur la santé mentale. Les suicides sont nombreux chez les agriculteurices.
L’impasse du marché capitaliste
A un bout de la chaîne, les paysan·nes peinent à survivre. A l’autre, les ménages subissent l’augmentation du prix des denrées. Entre les deux, il y a les industriels et les distributeurs qui savent profiter de la crise. D’après un rapport du Sénat français de juillet 2022, « Certains distributeurs appliquent des hausses de prix de vente dans leurs rayons alors même qu’ils n’ont pas signé de hausse de tarif d’achat du produit avec le fournisseur. Ces pratiques seraient facilitées par le fait que les consommateurs s’attendent, de toute façon, à constater une forte inflation dans les rayons ».
Bien entendu, les négociations de prix entre producteurs et industriels ou distributeurs n’ont pas le même effet pour les gros exploitants et pour les petits. Les grandes exploitations (gros céréaliers, élevages intensifs…) bénéficient d’économies d’échelles que n’ont pas les paysan·nes. Par la concurrence, l’agrobusiness fait donc baisser les prix en dessous du taux rémunérateur pour les petits exploitants, qui survivent malgré cela grâce aux aides publiques. Les prix du marché reposent sur le temps de travail socialement nécessaire pour les produits, mais au niveau mondial. Cela ne représente pas les coûts de production d’un petit producteur. Il se voit donc obligé de vendre en dessous de son prix de revient. Ces aides, qui permettent à peine aux agriculteurices de vivre, c’est en fait la différence entre ce que le distributeur paie et la valeur des produits – un vrai cadeau à ces derniers.
Avec les lois Egalim (pour “équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable”), l’État a imposé certaines règles dans les négociations entre industriels, dans le but de protéger le revenu des producteurs. Ces lois sont non seulement vaines, mais également non appliquées. Et d’après le rapport du Sénat cité plus haut, elles ont également l’effet secondaire d’être inflationnistes. Dans le cadre du libre-échange capitaliste, chaque tentative de solution ne fait que déplacer le problème ailleurs…
Mais comme l’explique la Confédération paysanne, “[cette loi] ne garantit pas une couverture des coûts de production agricoles qui inclut une rémunération paysanne digne et équitable… il faut enfin agir à la racine, c’est-à-dire interdire l’achat des produits agricoles en-dessous de leur prix de revient, au lieu d’attendre un hypothétique ruissellement dans des filières alimentaires opaques. Espérer que l’industrie et la grande distribution s’accordent entre elles pour protéger le revenu paysan est une tartufferie ou le signe d’une méconnaissance complète de la réalité.”
L’achat des produits agricoles en-dessous de leur prix de revient est la clé du problème de la rémunération. Mais comment pourrait-ce être “interdit”? En économie capitaliste, obliger plusieurs branches d’industrie à s’écarter de la formation des prix ne pourrait être que temporaire. De plus, celles-ci répercuteraient l’augmentation sur le prix à la consommation, ce qui ferait baisser la demande et serait le prétexte à une nouvelle baisse des prix payés au producteur. Pour imposer des prix rémunérateurs sur le long terme, il faudrait prendre le contrôle de l’agro-industrie et des distributeurs, c’est-à-dire les nationaliser.
Le capitalisme est un système instable qui obéit à ses propres lois basées sur l’anarchie de la production. Dans ce cadre, les dirigeants font des tentatives pour stabiliser les marchés, réguler… Par exemple, les quotas sur le lait, les pommes de terre et les betteraves, que la PAC vient de supprimer, donnaient une certaine stabilité au prix payé au producteur. Mais c’était une forme de planification bureaucratique qui équilibrait les excédents en les revendant à prix cassés. Ce dont nous avons besoin, c’est de sortir de l’anarchie du marché avec une planification démocratique basée sur les besoins réels et à laquelle les agriculteurices prendraient part.
L’agrobusiness tente de garder la tête du mouvement
A la tête du mouvement, il y a la FNSEA, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles. Si la force du mouvement, ce sont les petits agriculteurices qui protestent contre les faibles revenus et les difficultés, la FNSEA représente surtout les intérêts de l’agro-business. Ses prises de positions sont productivistes et anti-écologistes, notamment en faveur de l’agriculture intensive, des pesticides et des grandes-bassines. Ayant une forte influence sur le gouvernement, elle a notamment été derrière la tentative de dissolution des Soulèvements de la Terre. Son président, Arnaud Rousseau, est président du conseil d’administration du groupe agro-industriel Avril, quatrième entreprise agroalimentaire française, chiffre d’affaire 9 milliards d’euros en 2022.
Si la FNSEA est majoritaire chez les agriculteurices, il faut différencier la direction de FNSEA formée d’agro-industriels de ses 212.000 adhérents, dont beaucoup sont de petits exploitant·es. Certains l’ont rejoint pour faire partie du réseau d’agriculteurices et bénéficier des services du syndicat plutôt que par conviction de son programme productiviste et anti-environnemental ou en soutien de ses activités de lobbying. Au niveau départemental, les FDSEA ont une certaine autonomie – le blocage de Paris était à l’initiative de la FDSEA locale, tandis que la FNSEA appelle au calme. Sentent-ils que le mouvement pourrait les déborder? Au sein du mouvement actuel, des voix s’élèvent contre la FNSEA et dénoncent notamment sa proximité avec le gouvernement. Certains, tout en partageant la colère de leurs collègues, se sont abstenus de se joindre au mouvement par rejet de la politique de la FNSEA – mais cela pourrait changer si la voix des petits exploitants commence à devenir dominante.
Cette direction de la FNSEA s’appuie sur la juste colère des paysan·nes écrasé·es par l’inflation, la concurrence, les taxes… Pour faire passer son idéologie à la fois libérale et protectionniste, productiviste et anti-environementale. Et pendant qu’ils se concentrent sur l’abrogation de normes et ne vont pas plus loin que la revendication du respect des lois Egalim, ils passent sous silence le rôle des industriels, des distributeurs et des banques dans la situation dramatique des paysan·nes.
Pour une agriculture écologique et rémunératrice
Précurseur de l’écologie, Karl Marx avait expliqué comment le capitalisme exploite à la fois la Nature et l’être humain. Le monde paysan se trouve au cœur de cette double exploitation. A présent, la droite et les représentant·es de l’agro-business voudraient que les agriculteurices fassent alliance avec le Capital contre la Nature. Mais c’est évidemment d’une alliance avec la Nature contre le Capital dont l’Humanité a besoin pour sa survie. Le message que la FNSEA et la droite veulent nous faire passer, c’est qu’il existe une incompatibilité totale entre normes écologiques et amélioration de la condition paysanne. En fait, dans tous les aspects de la crise écologique actuelle, le mot d’ordre du capitalisme est : en faire payer le coût aux travailleurs et aux plus pauvres, continuer à détruire la planète si on peut se le permettre. Cette logique s’applique aussi à l’agriculture. Les normes sont une menace pour les petits exploitants pendant que les grands céréaliers assèchent les sols avec leurs mégabassines et que l’élevage intensif continue à polluer, avec toutes les horreurs que cela comporte pour les animaux. Cette exploitation inconsidérée de la Terre menace le futur de l’agriculture, et en fait, notre survie même en tant qu’espèce.
Mais les paysan·nes n’ont aucun intérêt à épuiser la terre dont ils vivent. Si beaucoup de petits exploitants se joignent à la lutte pour l’utilisation des glyphosates et des néonicotinoïdes, ils sont nombreux à militer à des causes écologiques. Ce sont également eux qui expérimentent des manières de produire alternatives comme la permaculture. Il faudrait résolument encourager tou·tes les agriculteurices à prendre cette direction, avec des aides à la transition vers une agriculture écologique à la hauteur des besoins.
Pour notre survie, c’est ce type d’agriculture qui doit se développer et prendre le dessus. Une série d’organisations écologistes a signé une tribune appelant à l’unité du mouvement écologiste et du mouvement paysan et rappellent que ceux-ci ont convergé dans de nombreuses luttes récentes.
Les grands distributeurs pris pour cible
Suite au mouvement de retournement des panneaux, le 5 décembre, Arnaud Rousseau a annoncé avoir obtenu la hausse des taxes sur les pesticides et l’eau a été annulée. Loin de rentrer chez eux, à partir du 18 janvier, les agriculteurices ont continué en élargissant leurs revendications et en organisant des blocages. Les blocages d’autoroute ont fait la Une des journaux, mais la distribution a également été ciblée.
Dans toute la France, des centrales d’achats et magasins d’Auchan, Carrefour, Leclerc, Aldi… ont été bloquées, de même qu’une usine de Lactalis. A Carrefour Maubeuge, les agriculteurices se sont emparé·es d’une palette de plaquettes de beurre qu’ils ont distribuées gratuitement aux passants. Ces actions envers les magasins permettent d’engager la discussion entre producteurs et consommateurs au sujet de la question des prix. En 2 ans, le prix des produits alimentaires a augmenté de 21%, et 16% des Français·es disent ne pas manger à leur faim.
En ciblant la distribution, il y a moyen de créer une solidarité concrète entre la paysannerie et la classe ouvrière. La CGT appelle à faire converger les revendications des salarié·es, des travailleuses et des travailleurs agricoles et des agricultrices et agriculteurs. Elle appelle aussi à multiplier les grèves pour gagner des augmentations de salaires. Un appel à la grève dans les secteurs de la distribution et de l’industrie agro alimentaire, en solidarité avec les paysannes et sur la question des salaires et de leurs revendications propres, serait un formidable moyen de créer un rapport de force en menaçant leurs profits.
Des annonces insuffisantes
Le 26 janvier, Attal a annoncé l’annulation de la hausse de la taxe sur le GNR, 10 mesures de « simplification » des normes, et promis de faire respecter la loi Egalim. C’est loin d’être suffisant. La Confédération paysanne continue à appeler à la mobilisation en demandant « des mesures structurelles » avec des prix minimums rémunérateurs garantis et la régulation des marchés. Pour elle, « le Premier ministre répond à des demandes productivistes et à court terme de la FNSEA qui vont affaiblir les normes et accélérer la mise en concurrence entre paysan·nes. Or la préoccupation première sur le terrain est bien de vivre dignement de son métier. La surcharge administrative doit être allégée sans que cela ne remette en cause les normes protectrices pour notre santé, nos droits sociaux et notre planète. »
Pour toutes celles et ceux qui ont participé aux récentes luttes en France, il est surprenant de voir avec quelle rapidité certaines des leurs revendications ont été accordées. Il est encore plus surprenant de constater l’absence de répression du mouvement. Le fait que la mobilisation soit dirigée par un puissant lobby n’y est pas pour rien, mais il y a aussi le fait que le gouvernement utilise le deux-poids-deux-mesures pour entretenir la division entre les différentes sections de la classe travailleuse.
Au moment même où des militants de Sainte-Soline sont jugés, Darmanin a déclaré : « On ne répond pas à la souffrance en envoyant des CRS » et parle de « coups de sang légitimes ». Assez hypocrite quand on repense aux violences policières auxquelles ont fait face des mouvements de colère toute aussi légitime en 2023. Il argue que les paysan·nes ne s’attaquent pas aux bâtiments publics. En fait, il y a bien eu de destructions, notamment une explosion qui a soufflé les vitres de la Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) à Carcassonne – deux tags « CAV » (Comité d’Action Viticole), ont été retrouvés sur place. Quand on pousse à bout des centaines de milliers de personnes, comment ne pas s’attendre à ce genre d’actions ? Et les blocages d’autoroutes et opérations escargots ne sont pas qualifiés de « prises d’otages » comme c’est immanquablement le cas lors des grèves de la SNCF. Pour Darmanin, il ne s’agit pas seulement de montrer sa complaisance pour un mouvement dirigé par la FNSEA, mais aussi de creuser la division entre les agriculteurices et les autres travailleurs en rappelant que ces derniers sont de dangereux vandales.
Ce qui pèse aussi dans l’attitude du gouvernement envers les paysan·nes, c’est que plus de 80% des Français·es soutiennent le mouvement – mais pas pour les mêmes raisons. Pour la droite, les paysan·nes représentent l’opposition aux normes et aux régulation, et une vision idéalisée de l’entreprenariat et de l’indépendance économique – mais cette indépendance est loin de la réalité, puisque les paysan·nes sont soumis aux banques envers lesquelles ils et elles sont endettés et aux distributeurs qui imposent les prix.
Pour l’extrême-droite, c’est l’occasion d’agiter le protectionnisme; mais si celle-ci est prête à dénoncer la concurrence étrangère, elle passe sous silence celle de l’agrobusiness… Et tout ce qu’elle a à dire sur la question de la faim, c’est que les personnes d’origine étrangères ne devraient pas avoir accès aux restos du cœur ni aux aides sociales. Appauvrir l’aile de la classe travailleuse qui ne plaît pas au RN n’aura jamais pour effet d’améliorer la situation des autres couches.
Pour la classe travailleuse, les paysan·nes sont des travailleur·euses avec une énorme charge de travail pour des revenus extrêmement faibles, qui loin d’être indépendant·es sont exploité·es par différentes branches du capitalisme. Il est crucial de construire la solidarité entre l’ensemble des travailleur·euses, et que la gauche montre la voie de la sortie du capitalisme pour empêcher l’extrême droite de prendre le volant et de nous emmener droit dans le mur.
Un programme de transition socialiste pour l’agriculture
Cette crise souligne l’impasse de l’agriculture sous le capitalisme. En mode « business as usual » l’agriculture est soumise aux fluctuations et aux spéculations du marché mondialisé, ce qui crée régulièrement des situations de crise alimentaire aiguë, surtout lorsque des gros producteurs comme l’Ukraine voient soudainement leur production s’effondrer.
Dans le contexte du changement climatique et des nouvelles réglementations visant à rendre l’agriculture un peu plus verte (même si on est encore loin de ce qu’il faudrait vraiment faire), la situation devient totalement ingérable. Les agriculteurs se retrouvent face à plusieurs défis simultanés :
- Des surcoûts liés aux nouvelles règles, et à l’augmentation des prix et des taxes sur certains produits.
- Des surcoûts liés aux conditions d’exploitation dégradées par le changement climatique, les épidémies etc.
- Un marché rendu instable par les mêmes causes auxquelles s’additionne l’instabilité géopolitique.
- Une charge financière écrasante qui les empêche souvent de modifier rapidement leur mode de production.
Bref, ils se retrouvent entre le marteau du changement climatique et l’enclume de la nécessité de lutter contre ce même changement, en plus de toutes les autres calamités infligées par le capitalisme.
Ces contradictions sont encore muselées par la direction du mouvement (aux mains de l’agro-business) mais vont très rapidement éclater au grand jour et poser la question d’un véritable programme de transition verte pour l’agriculture. Parmi les fédérations agricoles qui sont mobilisées, la Confédération paysanne est sans aucun doute l’organisation qui a la vision de classe la plus affirmée et qui plaide clairement pour une sortie du libre échange, pour une “Sécurité sociale de l’alimentation” et des mesures pour garantir un revenu décent à chaque paysan. C’est sur ce type de fondements que pourra se construire un mouvement paysan capable d’attaquer frontalement le système mortifère qui appauvrit, les sols, la faune, la flore et toute la population pour le bonheur de quelques poignées d’actionnaires.
Mais il ne suffira pas de “sortir du libre échange” pour régler tous les problèmes des agriculteurs, il faudra prendre en main les secteurs qui les étouffent en amont et en aval. Le programme socialiste pour l’agriculture passera nécessairement par:
- Pour un appel à la grève dans les secteurs de l’industrie agroalimentaire et la grande distribution – Unité des travailleur·euses et des paysan·nes face au capitalisme!
- Nationalisation de l’agro-industrie et du secteur de la distribution sous contrôle des travailleurs pour permettre une production et une distribution démocratiques des produits alimentaires. Celles-ci débarrassées de la logique capitaliste, la planification permettra par les quotas les prix administrés de garantir à la fois des prix rémunérateurs pour les producteurs et des prix abordables pour les consommateurs
- Développement des coopératives pour l’achat de matériel agricole en commun avec un soutien technique
- Annulation de la dette des paysans, nationalisation des banques sous contrôle des travailleurs pour accompagner économiquement les paysans dans la transition agroécologique et les défis posés par le changement climatique
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De Depardieu à Macron, la riposte anti #Metoo à la sauce française
Depuis août 2018, 4 plaintes pour viols et agressions sexuelles ont été déposées contre Depardieu. Médiapart a également publié 13 témoignages de femmes l’accusant de violences sexuelles. L’affaire a refait surface à la suite d’une émission de Complément d’Enquête (France 2) consacrée aux propos racistes, sexistes et pédocriminels de Depardieu en Corée du Nord. La veille de sa diffusion, une des plaignantes, l’actrice Emmanuelle Debever, s’est suicidée.
Par Tiphaine et Brune
Le sexisme de Depardieu est connu de longue date. Sophie Marceau n’a jamais caché les raisons de son refus de tourner à ses côtés depuis les années ’80. Dans une interview de 1978, il avait expliqué avoir commis “trop de viols pour les compter” en se justifiant ainsi : “Je veux dire, ça n’existe pas le viol. C’est seulement une fille qui se met dans la situation qu’elle désire. La violence n’est pas commise par ceux qui perpétuent l’acte, mais par les victimes elles-mêmes, celles qui permettent que cela arrive.” Quand le Time avait ressorti l’entretien en 1991, il avait persisté : “Mais c’était tout à fait normal dans ces circonstances. Cela faisait partie de mon enfance”.
Commentant ce dont elle avait été témoin, Sophie Marceau a déclaré : “Il ne s’en prenait pas aux grandes comédiennes, plutôt aux petites assistantes”, maquilleuses, techniciennes, jeunes actrices à leurs débuts, etc. Un schéma souligné sans surprise dans les diverses accusations : les relations de pouvoir entraînent des abus de pouvoir. C’est au cœur des dénonciations de #Metoo. Et si aujourd’hui agressions et harcèlement sont beaucoup moins tolérés, ceux qui profitent de ces positions de pouvoir tentent de reprendre la main et de protéger leur entre soi, une tendance visible partout dans le monde.
La défense de Depardieu, une aubaine pour la droite
Une immonde tribune en défense de Depardieu a été signée par 55 artistes. Elle déclare notamment : “Lorsqu’on s’en prend ainsi à Gérard Depardieu, c’est l’art que l’on attaque”. Rien de moins. En aprenant que l’initiative de la tribune venait de l’extrême droite (un proche d’Éric Zemmour par ailleurs éditorialiste au magazine d’extrême droite Causeur) plusieurs signataires se sont ensuite désolidarisés. Cela n’enlève toutefois rien au fond du texte qu’ils et elles ont approuvé et, d’autre part, ces “regrets” proviennent surtout de la vague de protestations d’une ampleur inédite qui a suivi.
Macron y a vu une belle controverse capable de servir de contrefeu à la loi immigration – votée grâce à l’extrême droite qui revendique une “victoire idéologique” – tout en caressant dans le sens du poil un électorat plus âgé et conservateur. Dans un entretien télévisé au lendemain direct de ce vote, il a lui-même exigé d’être interrogé au sujet de Depardieu et n’a pas hésité à parler de “chasse à l’homme” avec des propos dénigrants pour les plaignantes qui ont eu le courage de parler.
Macron est friand de telles provocations diviseuses et de différences de traitement manifestes. D’un côté, il fait interdire le port de l’abaya à l’école suivant une vision rétrograde et sexiste de la laïcité de l’État (qui promeut la séparation de la religion et de l’État, pas de se mêler de ce que portent les jeunes filles), de l’autre, il célèbre l’Hanoukka à l’Élysée. De cette façon, tant l’islamophobie que l’antisémitisme sont attisés, haine et discorde sont distillées à la base de la société, parmi la classe travailleuse.
Ces provocations visent à détourner la colère de la crise du pouvoir d’achat, des pénuries dans les services publics, de l’accès difficile au logement, etc. ainsi qu’à dévier l’attention de la force du mouvement de grèves et de manifestations de masse de la première moitié de l’année 2023 en défense des retraites. C’était d’ailleurs l’objectif réel de la “loi immigration et asile”, mais son adoption a été considérablement plus complexe et chaotique que ce que Macron prévoyait. Suivant la stratégie de la fuite en avant qu’il affectionne tant, il a décidé d’aller surfer sur une autre vague réactionnaire pour à nouveau détourner l’attention.
Ce n’est qu’un début, continuons le combat !
Dans le monde du cinéma et de la culture, il y aura un avant et un après. Plus de 8000 artistes ont signé en 48h une tribune sur “Cerveaux non disponibles”. On peut y lire : “Comme toujours dans les affaires de violences sexistes et sexuelles à l’égard des femmes, la « présomption d’innocence » pour l’agresseur sonne comme une « présomption de mensonge » pour les femmes qui témoignent contre lui. (…) Comme l’écrit Elvire Duvelle-Charles dans l’ouvrage « Moi aussi », l’idée que certaines femmes puissent porter préjudice à l’image d’un honnête homme suscite plus de réactions et d’effroi que l’idée que les femmes violées n’obtiennent pas justice, exception faite du 0,6% des viols qui sont condamnés.”
Elle se clôt en soulignant que se réfugier derrière le « laissons faire la justice », ou le pathétique « il faut séparer l’homme de l’œuvre », “c’est accepter de mettre son propre jugement de côté. C’est estimer que nous n’avons aucun rôle à jouer dans l’évolution de notre société. Que nous ne pouvons pas aider et soutenir les victimes.” Et ce serait une erreur, nous sommes bien d’accord.
Nous devons poursuivre le combat. Le 8 mars arrive, la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, c’est déjà demain. À travers le monde, il y aura des actions et des manifestations féministes, une dynamique internationale d’action collective que nous souhaitons la plus massive possible. Cette unité dans la lutte est la meilleure façon qui soit de changer les mentalités et, surtout, de construire le rapport de forces dont nous avons besoin pour en finir avec cette société capitaliste qui repose sur les relations de pouvoirs, les inégalités, l’exploitation et les oppressions.
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France. Bloquons la Loi immigration et le racisme!
Contre l’oppression, l’exploitation et l’extrême-droite :
- Construisons des comités démocratiques locaux de résistance
- Décidons d’un plan d’action en escalade
En France, les 500 familles les plus riches détenaient 1000 milliards d’euros en 2021. Si on augmentait de 500 euros par mois les 26 millions de salarié.e.s, cela représenterait 13 milliards. Soit à peine 1,3% du magot des ultra-riches. Voilà. Le reste, c’est de la diversion.
Tract d’Alternative Socialiste Internationale – France distribué aujourd’hui à Paris dans le cadre de la journée de mobilisation contre la Loi immigration
La loi sur l’immigration constitue l’attaque la plus raciste en France depuis des décennies. Elle est emblématique d’un virage significatif à droite du régime Macron, également visible dans la défense par Macron de Depardieu soi-disant victime d’une ‘‘chasse à l’homme” (!) ou encore dans la composition du nouveau gouvernement. Cette loi est tout droit sortie du petit manuel “diviser pour mieux régner”. D’un côté, Macron fait interdire le port de l’abaya à l’école suivant une vision rétrograde et sexiste de la laïcité de l’État (qui promeut la séparation de la religion et de l’Etat, pas de se mêler de ce que portent les jeunes filles), de l’autre, il célèbre l’Hanoukka à l’Elysée.
De cette façon, il attise tant l’islamophobie que l’antisémitisme. Sa croisade islamophobe comporte également la répression de la solidarité avec la Palestine et son assimilation au terrorisme. Haine et discorde sont distillées à la base de la société, pour affaiblir la classe travailleuse et sa résistance, qui n’est forte qu’à hauteur de sa solidarité active. Ce qu’il souhaite, c’est développer la réalité raciste déplorable des “deux France” à nouveau légitimement et puissamment révélée et combattue lors des mobilisations antiracistes de l’été dernier après le meurtre policier raciste de Nahel.
La loi, raciste et méprisable dès le départ, a été considérablement durcie au cours des 18 derniers mois de débat. Aujourd’hui, Le Pen et l’extrême droite qualifient son vote de “victoire idéologique”. Ce développement s’inscrit dans la tendance croissante à droite de Macron et de ses gouvernements. Pour surmonter leur faiblesse parlementaire, ils misent sur la séduction de la droite et de l’extrême-droite. Pour tenter de se consolider une base sociale, même limitée, ils en reprennent la rhétorique. Leurs politiques, de même que l’impunité de la violence policière, ont renforcé la confiance de l’extrême-droite pour passer à l’action violente.
Mais il existe aussi une raison structurelle. La classe dirigeante, en France comme ailleurs, voit fondre sa base de soutien. Elle doit recourir à un mélange de politique de “diviser pour mieux régner” et de mesures autoritaires pour dévier la colère et détourner l’attention des multiples contradictions d’un système capitaliste à bout de souffle.
Les tensions inter-impérialistes croissantes bousculent les certitudes géostratégiques. Les dépenses militaires doivent augmenter. L’inflation entraine des profits records chez les multinationales, agroalimentaires notamment, mais peuvent entrainer des explosions sociales. Pareil avec la crise climatique incontrôlable. Les gouvernements ont moins de marge de manœuvre dans la compétition pour les profits, les marchés et le pouvoir. Pour que le champagne continue à couler et garantir la rentabilité et la compétitivité, il leur faut intensifier leurs attaques contre la classe travailleuse. La loi immigration est une nouvelle tentative cynique d’exploiter les angoisses et la crainte de l’avenir des gens ordinaires afin de protéger les intérêts de ceux-là mêmes qui conduisent la société droit dans le mur.
Le racisme n’apportera ni sécurité, ni stabilité, ni vie décente à qui que ce soit parmi la classe travailleuse et la jeunesse. Tout comme le sexisme ou la queerphobie, il vise avant tout à nous diviser. Et tout ce qui nous divise nous affaiblit ! D’autres offensives antisociales sont en préparation, comme la prochaine loi visant à détruire davantage nos conditions de travail présentes et à venir.
Et après ? Encore des coupes budgétaires. Encore moins de soins de santé. Moins d’énergie bon marché. Moins d’enseignement. Moins de transports publics. Moins de services sociaux. Et toujours plus de souffrance et de difficultés. Ça, c’est le cocktail idéal pour plus d’insécurité et des explosions de violence. Et les boucs émissaires, ce seront les personnes réfugiées et les musulmans. Ça, c’est le projet de Macron et de ses maîtres.
Les difficultés socio-économiques augmentent aussi la violence basée sur le genre et contre les personnes opprimées. Les femmes travailleuses et les personnes non-blanches sont parmi les premières victimes de la hausse de la précarité au sein des foyers et de la société en général. Le sexisme, le racisme et d’autres formes d’oppression font partie de l’ADN du capitalisme et sont utilisés pour maintenir la société de classe. Par exemple, alors que les riches et puissants excusent constamment leurs abus flagrants (Depardieu, Gros Lardon, Darmanin, Zemmour, etc.), la droite et l’extrême-droite abusent cyniquement des cas de violence sexiste pour promouvoir leur programme haineux et réactionnaire.
Ceux et celles qui luttent courageusement contre la violence et l’injustice capitaliste et le système qui en est à l’origine sont alors réprimés et attaqués par les forces armées et la justice de classe (Saint-Soline, actions Robin des Bois, solidarité avec la Palestine et militantes féministes contre Depardieu) pour protéger la classe dirigeante et maintenir la société de classe.
Dépasser l’expression de la colère en construisant la riposte
Construisons un front uni de la classe ouvrière, de la jeunesse et des personnes opprimées, enraciné dans tous les quartiers ouvriers, les banlieues, les écoles, les universités et les lieux de travail ! Nous devons construire un mouvement dans l’esprit de la lutte contre la réforme des retraites, un mouvement qui combine la force considérable de la classe ouvrière organisée avec la volonté courageuse et inspirante de lutter pour un changement fondamental de la part de la jeunesse et des personnes opprimées, comme exprimé dans les manifestations antiracistes après le meurtre de Nahel.
Inspirons-nous des luttes des sans-papiers qui ont remporté des victoires initiales grâce à leurs grèves courageuses pour la régularisation et ont organisé une assemblée de plus de 100 personnes le 3 janvier à Paris pour se mobiliser en vue des manifestations des 14 et 21 janvier.
Les syndicats devraient suivre cet exemple et organiser des assemblées générales sur les lieux de travail ; les manifestations des 14 et 21 janvier ne devraient pas être divisées, mais constituer les premières étapes d’un plan d’action allant crescendo pour un mouvement dans lequel les personnes opprimées, la jeunesse et la classe ouvrière plus largement luttent côte à côte.
Soulignons d’ailleurs à ce titre que si les organisations syndicales avaient compris le réel enjeu derrière l’attaque raciste de l’interdiction du port de l’abaya à la rentrée pour construire la lutte contre le ministre de l’Education Gabriel Attal, nous ne serions que plus forts aujourd’hui pour lutter contre le même individu devenu Premier ministre.
Ne laissons personne de côté pour que personne ne se trompe de colère ! C’est ce qui doit être à l’ordre du jour du mouvement ouvrier organisé. Les exemples édifiants ne manquent pas : les manifestations spontanées contre la loi en décembre, les 32 départements “de gauche” qui ont déclaré leur refus de mettre en œuvre la préférence nationale pour l’allocation d’autonomie (APA), les comités antifascistes comme dans les Côtes-d’Armor impliquant LFI, les syndicats, les activistes/groupes féministes et climatiques, les comités de solidarité avec la Palestine dans les universités et les manifestations contre Depardieu qui ont eu lieu dans plus de 35 villes à travers la France le jeudi 11 janvier.
Imaginons ce qui serait possible si ces luttes se rassemblaient dans des comités de résistance locaux contre l’oppression, l’exploitation et l’extrême droite, en utilisant des manifestations, des actions directes et des grèves. Avec une telle organisation collective, nous pourrions également faire pression sur les 32 départements “de gauche” pour qu’ils s’opposent à la loi dans son intégralité – pour qu’ils se déclarent villes sanctuaires – et lier cela à une lutte pour un plan d’investissement massif dans les services publics.
Nous avons besoin d’un type de système différent : une société socialiste démocratique basée sur la planification démocratique et la propriété publique des secteurs clés de l’économie. De cette façon, les conditions matérielles seraient disponibles pour prendre en compte les besoins et l’épanouissement de chaque personne. C’est nous, la majorité sociale, qui devons décider – et prendre les rênes de la société – et non pas une poignée d’ultra-riches et leurs marionnettes politiques qui, pour satisfaire la rapacité des capitalistes, sont coupables du pire pour nous empêcher de nous unir contre eux. Car à partir de ce moment, plus rien ne nous serait impossible.