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  • 8 mars. La Covid et la dépression économique menacent l’émancipation des femmes : organisons-nous et ripostons !


    Déclaration conjointe d’Alternative Socialiste Internationale et de ROSA-International

    L’année 2019 fut une année de révolte de masse. Les femmes – et tout particulièrement les jeunes femmes – avaient fait partie intégrante de ces mobilisations , avec leurs propres revendications et bien souvent en première ligne. Cela avait nourri l’espoir des femmes du monde entier. Mais la pandémie et la crise économique qui en a découlé en 2020 représentent une réelle menace pour les conquêtes des femmes arrachées au cours des décennies précédentes.

    Faisant référence à l’accroissement des tâches domestiques et des soins familiaux prises en charge par les femmes, la directrice exécutive adjointe d’ONU-Femmes, Anita Bhatia, a averti : « La pandémie de coronavirus pourrait anéantir 25 ans d’égalité croissante entre les genres ». Selon elle, il y a un « risque réel de revenir aux stéréotypes de genre des années 1950 ». (BBC, 26 novembre)

    Plus de travail non rémunéré, moins de travail rémunéré : l’indépendance financière des femmes est menacée

    Avant le début de la pandémie, les femmes faisaient en moyenne trois fois plus de travail non rémunéré que les hommes. Cette inégalité n’a fait que s’accroître au cours de l’année dernière. « Plus alarmant encore est le fait que de nombreuses femmes ne retournent pas au travail. Rien qu’au mois de septembre, aux États-Unis, quelque 865.000 femmes ont quitté la vie active contre 200.000 hommes, ce qui s’explique en grande partie par le fait qu’il y avait des soins à prendre en charge et qu’il n’y avait personne d’autre dans les environs », poursuit A. Bhatia.

    Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), l’équivalent de 140 millions d’emplois à temps plein pourraient être perdus à cause de la Covid 19, l’emploi des femmes étant 19 % plus menacé que celui des hommes. Les dégâts sont énormes dans le secteur informel, dans lequel 58 % des femmes travaillent dans le monde entier. Selon ONU-Femmes, les travailleuses et travailleurs informels ont perdu en moyenne 60 % de leurs revenus. Un pourcentage stupéfiant de 72 % parmi celles et ceux qui travaillent dans le secteur domestique (parmi lesquels 80 % de femmes), ont perdu leur emploi, alors que ces emplois ne bénéficient pas de protection de base telles que des congés payés, un préavis ou des indemnités de licenciement.

    « Mais même dans le secteur formel, le virus semble aggraver les inégalités, selon le rapport (d’ONU Femmes), les femmes du Bangladesh étant six fois plus susceptibles de perdre des heures de travail rémunérées que les hommes ». (The Telegraph, 26 novembre). Selon un recensement effectué en septembre 2020, près de 7 millions d’Américains n’ont pas d’emploi en raison de la garde des enfants. « Comme les femmes gagnent moins que les hommes en moyenne, c’est souvent la mère qui fait un pas de côté. Les femmes perdent des compétences précieuses pendant la période où elles ne travaillent pas, ce qui peut rendre la recherche d’un emploi plus difficile à l’avenir et nuire aux finances familiales, selon l’analyste Malik du Center for American Progress. » (Bloomberg, 30 septembre)

    En Inde, les données indiquent que la participation déjà alarmante des femmes à la population active avant la pandémie – seulement 20 % – s’est encore aggravée. En avril et mai, au moins 4 femmes sur 10 ont perdu leur emploi, soit 39 % contre 29 % des hommes, selon le Centre de surveillance de l’économie indienne.

    Au Brésil, selon les données officielles, plus de la moitié de la population féminine de plus de 14 ans est exclue du marché de l’emploi (un taux d’activité de 45,8 %). Selon les données du Registre général des employés et des chômeurs, en 2020, les hommes ont occupés 230.200 nouveaux emplois alors que les femmes en ont perdu 87.600.

    La crise économique actuelle a des effets dévastateurs sur les travailleuses et travailleurs du monde entier, et son impact disproportionné sur les femmes pourrait entraîner des reculs durables. ONU-Femmes avertit que la croissance de la pauvreté frappera plus durement les femmes, en particulier les femmes âgées de 25 à 34 ans. « En 2021, on prévoit qu’il y aura 118 femmes âgées de 25 à 34 ans vivant dans l’extrême pauvreté pour 100 hommes âgés de 25 à 34 ans vivant dans l’extrême pauvreté dans le monde, et ce ratio pourrait passer à 121 femmes pauvres pour 100 hommes pauvres d’ici 2030. »

    L’augmentation soudaine du chômage structurel de masse aura un visage plus féminin que jamais. Cela plongera de nombreuses femmes dans la pauvreté et la dépendance vis-à-vis de leur partenaire. Comme nous l’avons vu dans les années 1930, cela pourra également conduire à des luttes acharnées autour de revendications liées aux allocations sociales et à la sécurité sociale, avec de bonnes chances d’obtenir des concessions. A plus long terme, cela pourra conduire à des luttes en faveur de la réduction collective de la semaine de travail sans perte de salaire.

    La dépression économique aggravera la pandémie de violence sexiste

    Durant le premier confinement en Chine, une énorme augmentation de la violence domestique a eu lieu. Cette situation est devenue une caractéristique internationale avec la propagation de la pandémie. En 2019, selon ONU-Femmes, 243 millions de femmes âgées de 15 à 49 ans (18 %) avaient déclaré avoir subi des violences sexuelles et/ou physiques de la part d’un partenaire intime au cours de l’année écoulée, ce chiffre passant à 30 % lorsqu’on le mesure sur l’ensemble d’une vie. Ce chiffre a considérablement augmenté en 2020. Il est estimé à 40% dans des régions telles que l’Asie du Sud-Est, selon l’Organisation mondiale de la santé.

    Un rapport de la Banque mondiale publié le 1er octobre 2020 souligne que les féminicides ont plus que doublé au Royaume-Uni au cours des deux premiers mois de confinement. Des recherches menées aux États-Unis ont mis en lumière l’augmentation de la violence domestique, ainsi qu’une augmentation de la gravité des blessures signalées. Au Cameroun et au Nigeria, les travailleuses sont plus exposées au harcèlement et aux abus sexuels car la perte d’opportunités économiques a poussé les femmes encore plus profondément dans le secteur informel où leur vulnérabilité est plus grande. En Inde, des groupes de femmes ont révélé que des pressions sont exercées sur les filles pour qu’elles réfléchissent au mariage de leurs enfants, car l’accès à l’éducation et aux moyens de subsistance est incertain.

    Une étude publiée en octobre par le Fonds d’affectation spéciale des Nations unies pour mettre fin à la violence contre les femmes a montré que tous les types de violence contre les femmes et les filles se sont intensifiés pendant la pandémie. C’est surtout le cas de la violence domestique, avec tant de femmes enfermées dans leur maison avec des partenaires violents. Cette augmentation est alimentée par des soucis de santé et d’argent, créant des tensions accentuées par l’exiguïté des conditions de vie, alors que les services sociaux, les soins de santé et le soutien aux victimes étaient déjà largement insuffisants avant le confinement.

    ONU-Femmes signale également une augmentation de la violence en ligne partout où les femmes ont accès à la technologie. Avant la pandémie, une femme sur dix dans l’Union européenne déclarait avoir subi du cyber-harcèlement depuis l’âge de 15 ans. L’utilisation des plate-formes en ligne a considérablement augmenté l’année dernière, des millions de femmes utilisant fréquemment les vidéoconférences pour travailler ou étudier. Plusieurs experts parlent d’une augmentation du harcèlement moral, de l’intimidation, du harcèlement sexuel et du “sex trolling” en ligne.

    La seule manière d’empêcher le recul de la position des femmes : s’organiser et se battre !

    Mais en même temps, le mouvement des femmes a fait preuve d’une remarquable résilience et le frein représenté par la pandémie sur les mouvements fut de très courte durée. Fin janvier dernier, les militantes argentines ont ainsi remporté une victoire dans leur combat de masse de longue haleine en faveur de l’avortement légal jusqu’à 14 semaines.

    Malgré un risque élevé de contamination et les restrictions liées au confinement, les femmes ont riposté en masse en Pologne contre une nouvelle étape vers l’interdiction totale de l’avortement. Elles ont reçu plus de soutien qu’auparavant de la part de couches plus larges de la société. Cette lutte va se poursuivre et les futures protestations contre le gouvernement polonais de droite sont déjà assurées de pouvoir compter sur la force de combat des femmes.

    Dans chaque grande révolte de ces deux dernières années, les femmes, et en particulier les jeunes femmes, ont joué un rôle crucial et souvent de premier plan dans la lutte. Ce fut à nouveau évident lors des soulèvements en Thaïlande et en Biélorussie. Leurs revendications spécifiques ont fusionné organiquement avec les revendications économiques et sociales des mouvements contre les énormes inégalités déjà présentes avant la pandémie et qui depuis lors ont été renforcées par celle-ci. Elles ont fusionné avec les revendications politiques visant à se débarrasser des gouvernements responsables à la fois de cette croissance des inégalités et de la gestion désastreuse de la pandémie, une gestion qui repose sur la primauté des intérêts de la classe capitaliste sur les intérêts des masses.

    Pour de nombreux travailleurs et travailleuses des services essentiels hautement féminisés comme la santé et l’éducation, il était évident dès le début de la pandémie que les décennies de coupes budgétaires et de sous-financement de leurs secteurs – y compris leur marchandisation et leur privatisation – avaient un impact effroyable sur la capacité à faire face à cette crise sanitaire. Cela a eu ses répercutions en termes de décès mais aussi en termes de conditions de travail impossibles et de sacrifices imposés au personnel. Avant même que ne survienne la Covid, ces secteurs connaissaient déjà des mobilisations en divers endroits du monde pour s’opposer aux effets des politiques néolibérales sur leurs conditions de travail ainsi que sur la qualité et l’accessibilité de leurs services. Le soutien dont ces secteurs disposent aujourd’hui dans la société s’est considérablement accru. Dans ces services essentiels, la lutte se poursuivra pour garantir qu’il n’y ait pas de retour à la « normale » : être sous-payés, déconsidérés et surchargés de travail.

    La vaccination suit aujourd’hui la même logique désastreuse que la gestion de la pandémie elle-même. Au niveau international, la lenteur de la vaccination et la distribution inégale du vaccin font courir le risque très réel que la Covid domine encore longtemps nos vies, alors que de nouvelles variantes continuent à se développer. Mettre fin au brevet et diffuser la technologie et le savoir-faire pour garantir que le vaccin puisse être produit partout est une étape logique qui s’impose, mais cela va à l’encontre des intérêts des multinationales pharmaceutiques. Pour distribuer le vaccin dans le monde entier à une vitesse suffisamment élevée, il faut en outre créer un service de santé capable de fournir des soins universels de qualité, avec des infrastructures, du personnel et des moyens suffisants. Les problèmes actuels de la vaccination soulignent dramatiquement la même conclusion que celle qui s’impose depuis le début de la gestion de cette crise sanitaire : il faut en finir avec la logique qui fait prévaloir les profits privés sur les besoins humains.

    Il est urgent d’investir massivement dans des soins de santé publics de haute qualité, accessibles à tous. Partout dans le monde, les professionnels de la santé se sont battus pour obtenir davantage de moyens pour leur secteur et, dans de nombreux endroits, ils ont pu obtenir des investissements supplémentaires et le type d’augmentation de salaire dont on ne pouvait que rêver avant la crise sanitaire. Sous la pression de la lutte sur les lieux de travail dans le secteur et grâce au soutien massif apporté aux travailleuses et travailleurs de la santé dans la société, en Belgique, les gouvernements du fédéral et des Régions ont débloqué environ 3 milliards d’euros, dont la majeure partie sera consacrée à des augmentations de salaire et à des primes. En France, les travailleuses et travailleurs de la santé ont obtenu 7,5 milliards d’euros dans le cadre de l’accord salarial de l’été dernier. Cela représente des sommes massives, mais c’est insuffisant pour faire face à la pénurie d’infrastructures et au faible niveau d’effectifs. Le problème de la marchandisation et de la privatisation reste également entier. Il fera partie de la lutte des prochaines années : nulle part ailleurs le nombre de décès n’a par exemple été aussi élevé que dans les maisons de repos et de soin privées.

    La lutte contre le sexisme sous toutes ses formes s’est poursuivie. L’année dernière, #MeToo s’est étendu à de nouvelles régions comme les Balkans et la Chine. Dans ce dernier pays, à l’automne dernier, deux cas de violence domestique ont suscité une vaste indignation publique, notamment concernant la censure du régime sur les réseaux sociaux. Une femme, Fang, avait été battue à mort par son mari et ses parents en raison de son infertilité. Les meurtriers avaient bénéficié d’une peine très clémente, ce qui a déclenché une vague de colère qui a poussé les autorités judiciaires à promettre un nouveau procès. Dans d’autres pays, nous assistons à une deuxième vague #MeToo. En France, le compte Instagram « je dis non chef » a regroupé des milliers de témoignages dans l’hôtellerie et la restauration pour dénoncer le harcèlement sexuel sur le lieu de travail. Mais il y a également eu l’essor de #MeToo Inceste, qui a attiré l’attention sur les incestes.

    La lutte des travailleuses et travailleurs pour la santé et la sécurité au travail n’a pas été arrêtée, même avec le frein que les directions syndicales ont mis sur ce combat. Mais alors que dans la plupart des endroits, la lutte s’est adaptée pour respecter les mesures sanitaires, des mouvement de masse ont également éclaté malgré le risque de contamination et les mesures de confinement sous la pression d’attaques directes. Il est impossible que les femmes qui ont participé aux mouvements féministes de ces dix dernières années s’arrêtent. Ni d’ailleurs celles qui sont engagées dans les luttes de secteurs très féminisés comme les soins de santé et l’éducation pour la revalorisation de leur travail ou dans le commerce de détail et le nettoyage pour des contrats et des salaires décents. Nous ne prendrons pas cela à la légère !

    Le féminisme socialiste est plus que jamais nécessaire !

    L’année dernière, des sections des sections d’Alternative Socialiste Internationale (ASI) et de ROSA ont joué un rôle important dans des pays comme l’Irlande, la Russie, le Brésil, l’Autriche et la Belgique en traduisant la colère des femmes en une lutte active dans les rues, dans les lieux d’étude et sur les lieux de travail. Nous nous battons pour construire la solidarité et pour impliquer les organisations de la classe ouvrière dans la lutte contre toutes les formes de discrimination, en comprenant que le capitalisme est à la base de chacune d’entre elles. En luttant contre toute attaque et en faveur de toute réforme ou concession que nous pouvons obtenir dans la situation actuelle, nous soulignons également la nécessité de changer fondamentalement la société en nous débarrassant de l’élite avide de profits qui dirige la société dans son propre intérêt au prix de centaines de milliers de vies humaines.

    Les mobilisations du 8 mars de l’année dernière comportaient la magnifique et énorme grève au Mexique et des manifestations massives dans tout un certain nombre de pays. Cette année, de nombreuses mobilisations seront limitées par la pandémie et les confinements. Mais nous appelons toutes celles et ceux qui désirent se battre pour un monde où les femmes ne seront plus des citoyennes de seconde zone et où elles pourraient prendre leur place légitime dans la société à marquer cette date par des actions autour de revendications imposées par la terrible crise que le capitalisme nous fait subir.

    Cela comporte notamment une stratégie de vaccination capable d’assurer qu’il y a une lumière au bout du tunnel : une vaccination rapide et universelle en plaçant les entreprises de soins de santé et pharmaceutiques aux mains du public et en installant un contrôle des travailleuses et des travailleurs de manière à assurer que ces secteurs reposent sur la satisfaction des besoins de la majorité de la population. Des investissements massifs sont nécessaires pour restaurer un service public de santé de qualité, accessible à tous, qui n’utilise pas son personnel comme des martyrs, mais qui lui offre des conditions de travail et de salaire décentes.

    Il en va de même pour les services essentiels comme l’éducation et la garde d’enfants. Les écoles ont dû être fermées non seulement à cause du développement du virus, mais aussi parce que suite à des décennies de sous-investissement et de coupes budgétaires, les infrastructure et le personnel manquaient pour pouvoir les maintenir ouvertes en toute sécurité. Des investissements massifs sont nécessaires pour créer des écoles sûres, et aussi pour créer des moyens sûrs de se rendre à l’école en investissant dans les transports publics.

    La lutte contre la violence à l’égard des femmes a pris une importance croissante dans le monde entier au cours de la dernière décennie. Les gouvernements ont fourni des refuges temporaires aux victimes de la violence domestique – femmes, enfants, jeunes LGBTQI – mais il faut beaucoup plus. La violence sexiste n’est pas le résultat de la pandémie et ne sera pas résolue par des mesures temporaires. Des services publics décents tels que des refuges pour personnes battues ; une assistance sociale et psychologique aux victimes ; la formation de personnel compétent pour tous les services traitant ce problème, y compris la police et le personnel du système judiciaire ; une éducation sexuelle décente non-hétéronormée et qui met l’accent sur le consentement ; le développement de moyens thérapeutiques adéquats pour éviter la récidive des auteurs de violences : tout cela représente des revendications immédiates pour lesquelles nous devons nous battre afin de réagir au problème tel qu’il se pose aujourd’hui.

    Pour prévenir la violence sexiste, il faut lutter avec détermination pour l’indépendance financière des femmes : des emplois décents avec de bons contrats et des salaires décents pour toutes et tous, y compris avec un salaire minimum qui permette de vivre ; la réduction collective du temps de travail sans perte de salaire pour lutter contre le chômage ; des services publics pour garantir que les femmes puissent participer pleinement à la société en collectivisant une grande partie de ce qui est considéré comme des tâches domestiques ; une sécurité sociale qui garantit que les personnes qui ne peuvent pas travailler reçoivent des allocations qui ne les condamnent pas à la pauvreté ; des logements abordables grâce à un investissement massif dans le logement social.

    Les confinements ont réduit la vie sociale à presque rien, créant des problèmes massifs de santé mentale car les humains ne sont pas censés être seuls tout le temps. Des secteurs entiers tels que le secteur de l’hôtellerie, de la culture et de l’événementiel connaissent actuellement une vague de faillites, qui s’accélérera une fois que les aides publiques auront cessé. Ces secteurs ont une grande importance dans la vie récréative et sociale des gens, mais ils ont été presque entièrement privatisés au cours des décennies de domination néolibérale, laissant les jeunes et les travailleuses et travailleurs ordinaires des villes avec seulement leurs quatre murs. Il faut lutter pour soutenir les petites entreprises de ces secteurs sur la base de besoins avérés, tout comme pour la création d’installations récréatives publiques permettant de fournir ces services à la population, mais aussi de créer des emplois pour une main-d’œuvre qui risque de connaître un chômage massif.

    Pour avoir les moyens de financer un tel programme, nous luttons pour la nationalisation du secteur financier et des secteurs clés de l’économie afin que les moyens produits par la classe ouvrière internationale puissent réellement être utilisés pour planifier démocratiquement la production afin de servir les intérêts de la majorité de la population mondiale. Dans une société capitaliste, les profits représentent la préoccupation première, ce qui conduit à la précarité et à la misère pour de larges couches de la population, avec des discriminations systématiques de toutes sortes comme aspect inhérent à la société, mais aussi à la destruction de l’environnement.

    Ce sont des revendications que nous voulons mettre en avant à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes et des luttes auxquelles nous nous engageons. Pour les obtenir, nous avons besoin de la plus grande unité possible entre la classe ouvrière et les couches opprimées de la société : travailleuses et travailleurs, femmes, jeunes, personnes de couleur, personnes LGBTQI et autres couches opprimées. Pour remporter la victoire, nous devons retirer le pouvoir et le contrôle des élites dirigeantes qui se sont encore plus enrichies à la suite de cette crise gigantesque qui a frappé l’humanité l’année dernière et donner le pouvoir d’État aux mains de la majorité de la population pour totalement réorganiser celui-ci afin de servir les intérêts de la majorité sociale et de la planète. Seule la classe ouvrière, unifiée dans sa grande diversité, dispose du pouvoir potentiel pour le faire de part sa place dans la production et dans la société dans son ensemble.

    Nous sommes engagés dans une lutte pour le socialisme, une société où la démocratie ne se limitera pas à voter tous les deux ans, mais où cela signifiera que la majorité de la population sera impliquée dans la prise de décision concernant ce qui est produit et de quelle manière. Nous appelons toutes celles et ceux qui veulent se battre à nous rejoindre dans ces luttes et à construire les mouvements et les organisations dont nous avons besoin pour obtenir la victoire.

  • Kshama Sawant : Pourquoi je rejoins les socialistes démocrates d’Amérique (DSA)


    La réémergence d’un mouvement socialiste aux États-Unis et la croissance rapide d’organisations comme les socialistes démocrates d’Amérique (Democratic Socialists of America, DSA) et Alternative Socialiste (Socialist Alternative, SA) revêtent une importance historique énorme. Cela n’est pas seulement dû au fait que le marxisme commence à s’enraciner à nouveau sur le sol rocailleux du capitalisme américain, mais aussi aux énormes défis auxquels la classe ouvrière est confrontée en cette période.

    Par Kshama Sawant, membre du conseil de la ville de Seattle

    Le capitalisme est confronté à sa pire crise depuis près d’un siècle : les désastres mortels du COVID-19, l’effondrement économique mais aussi la catastrophe climatique. Les désastres que nous avons connus l’année dernière pourraient considérablement empirer si les socialistes et la classe ouvrière ne se montrent pas à la hauteur des tâches historiques qui nous attendent.

    La gauche socialiste est confrontée tout à la fois à des défis et à des opportunités. Nous avons besoin d’un parti de masse des travailleurs, d’un mouvement ouvrier plus puissant et de luttes victorieuses dans notre combat permanent contre la classe des milliardaires. À mon avis, pour progresser, nous devons faire défendre les idées marxistes nécessaires pour obtenir à la fois des gains immédiats dans la crise actuelle et une victoire finale sur l’exploitation et l’oppression du capitalisme.

    En raison de l’urgence de la construction d’un mouvement socialiste plus large, je rejoins maintenant les DSA, tout en restant membre d’Alternative Socialiste. D’autres membres de mon organisation font de même, comme nous l’avons expliqué dans notre article de décembre dernier. La classe ouvrière s’engage dans la lutte, et la gauche socialiste aura besoin d’un débat patient pour atteindre la clarté politique ; j’espère contribuer à ce processus au sein des DSA et je suis enthousiaste à l’idée d’apporter mon expérience en tant qu’élue ouvertement marxiste.

    L’émergence de mouvements de masse

    Ce n’est pas un hasard si, parallèlement à la renaissance des idées socialistes, des mobilisations de masse et des mouvements sociaux imposants ont également vu le jour. Nous avons ainsi assisté aux marches de masse des femmes, qui, bien qu’épisodiques et limitées dans leurs revendications, comportèrent la plus grande journée de protestation de l’histoire des États-Unis.

    Cet été, les manifestations historiques de Black Lives Matter ont éclaté dans le sillage des meurtres brutaux de George Floyd et Breonna Taylor par la police. Le mouvement de protestation BLM 2020 a été le plus important de l’histoire des États-Unis, avec une participation estimée à 20 millions de personnes. Notre lutte contre le racisme et les assassinats policiers sera un combat permanent dans les années à venir, car peu de revendications clés de notre mouvement ont été satisfaites jusqu’à présent. Et le racisme systémique est loin d’avoir pris fin. Une question centrale à laquelle nous sommes confrontés est celle des stratégies que les socialistes peuvent apporter à ce mouvement face à des approches concurrentes, comme la renaissance des idées du capitalisme noir qui, si elles prennent de l’ampleur, affaibliront la capacité à lutter efficacement contre le racisme. Je suis d’accord avec le leader des Black Panthers, Fred Hampton, qui disait : « Nous ne pensons pas que vous pouvez combattre le feu par le feu, mais plutôt par l’eau. Nous allons combattre le racisme non pas avec le racisme, mais avec la solidarité. Nous disons que nous n’allons pas combattre le capitalisme avec le capitalisme noir, mais nous allons le combattre avec le socialisme. »

    Nous assistons également aux débuts d’une renaissance d’un mouvement ouvrier combatif, après des décennies marquées par des directions syndicales désastreuses qui, tout en restant malheureusement la force dominante, commence à être aujourd’hui contestée. C’est ce que nous avons vu avec les grèves des enseignants qui ont balayé les “États rouges” (c.à.d traditionnellement républicains, NdT) à partir de la Virginie occidentale, où une direction s’est développé sur une base de classe et a remporté une victoire cruciale qui s’est étendue ensuite à d’autres États du Sud et au-delà. Cette victoire historique des enseignants de Virginie occidentale n’a été remportée que parce que ce derniers ont refusé l’accord conclu par les hauts dignitaires du syndicat et ont continué à se battre.

    Nous constatons que la jeunesse est à l’avant-garde de tous ces mouvements, y compris bien sûr durant les manifestations historiques pour le climat de 2019.

    Aujourd’hui, les travailleuses et travailleurs de tout le pays assistent à l’incroyable organisation des travailleurs de Bessemer, en Alabama, qui se battent pour imposer la présence syndicale chez Amazon. Une victoire dans cette lutte pourrait envoyer une onde de choc dans tout le pays et faire énormément progresser le processus nécessaire pour reconstruire un mouvement ouvrier combatif. Cela survient à un moment où les milliardaires, comme l’ancien patron d’Amazon, Jeff Bezos, ont gagné plus de 1,1 trillion de dollars grâce à la pandémie, alors que les travailleurs sont confrontés à des conditions dangereuses, à un chômage de masse et à des montagnes de dettes.

    Parallèlement à ces avancées, d’importants débats se sont développés au sein du mouvement socialiste et ouvrier naissant et nous avons subi des pressions accrues. Nous constatons déjà des attaques féroces contre notre mouvement, en particulier de la part des dirigeants du Parti démocrate. Au lendemain des élections de novembre, la députée Abigail Spanberger a imputé la perte de sièges à la politique de gauche, a déclaré aux membres du Parti démocrate : « Ne dites plus jamais ‘socialisme’ ». Il ne fait aucun doute que bien pire a été dit à huis clos. Nous ne devons pas nous faire d’illusions sur le fait que le Parti démocrate, avec Joe Biden à la Maison Blanche, hésiterait à intensifier ses attaques contre les socialistes et les mouvements issus de la classe ouvrière, en particulier au milieu de cette lune de miel d’illusions dans la nouvelle administration démocrate et avec tant de personnes qui redoute de l’affronter. Joe Biden et le Parti démocrate sont contraints de procéder à des dépenses de relance et à d’autres mesures pour éviter l’effondrement de leur système, mais ils chercheront toujours à faire payer la crise à la classe ouvrière.

    À Seattle, nous assistons à la campagne de révocations lancée par la droite contre mon siège au conseil de ville. Il s’agit essentiellement d’une tentative des grandes entreprises et de l’establishment politique pour renverser non seulement notre élection démocratique, mais aussi les nombreuses victoires de notre mouvement en faveur des travailleurs et des communautés marginalisées. Si cette tentative réussit, elle servira à n’en pas douter de tremplin pour de nouvelles attaques contre la gauche, non seulement à Seattle mais aussi au niveau national, et c’est pourquoi il est crucial que nous arrachions une victoire.

    Nous devons nous dresser contre les attaques, d’où qu’elles viennent, que ce soit dans les mouvements de masse, dans le monde du travail, dans les campagnes électorales ou dans le mouvement socialiste lui-même. Que les socialistes le fassent ou non n’est pas une question de principe abstrait, cela peut décider de l’issue des principales luttes. Dans le passé, le mouvement socialiste a malheureusement souvent été affaibli par l’incapacité à s’opposer aux idées et aux forces pro-establishment, par le désir de s’entendre avec de puissants individus “progressistes”, par le manque de clarté concernant les idées du marxisme et par l’influence des carriéristes dans nos rangs.

    Une unité de principe

    L’unité du mouvement socialiste, sur une base de principe, sera cruciale. Nous nous engageons dans des débats sérieux, et parfois acerbes, sur la manière de riposter et d’apporter des stratégies et des tactiques efficaces dans les luttes émergentes, pour les faire avancer et les aider à les mener à la victoire.

    Comme certains lecteurs le sauront sans doute, je suis membre de longue date d’Alternative socialiste, et j’ai été élue en tant que candidate ouvertement socialiste en 2013 avant les campagnes présidentielles de Bernie Sanders ou l’élection des membres de « The Squad » (« la brigade », surnom donné à un groupe d’élue de gauche) comme AOC (Alexandria Ocasio-Cortez). À Seattle, nous avons utilisé notre position élue comme un levier en faveur de la classe ouvrière et des communautés marginalisées afin de construire des mouvements sociaux capables de remporter des victoires historiques.

    La victoire qui a fait de Seattle la première grande ville à passer à un salaire minimum de 15 dollars reposait sur une stratégie socialiste de lutte des classes : sur la construction d’un mouvement de masse et non sur de bonnes relations avec des démocrates progressistes ou des dirigeants d’ONG. Plutôt que de négocier avec l’establishment de la ville, nous nous sommes organisés sans relâche pour construire la force la plus forte possible pour 15 dollars de l’heure. Nous avons lancé la campagne et la coalition « 15 Now », qui a surmonté non seulement l’opposition des grandes entreprises et des démocrates pro-entreprises, mais aussi les instincts prudents des principaux dirigeants syndicaux qui ne voulaient pas entrer en conflit avec l’establishment. Alternative Socialiste et la campagne « 15 Now » ont organisé une série de conférences de masse organisées démocratiquement, ont lancé des comités d’action de quartier, ont organisé des manifestations, puis ont décidé démocratiquement de déposer une initiative de vote populaire afin de pouvoir porter la question devant les électeurs si les membres démocrates du conseil de ville n’agissaient pas.

    Nous avons utilisé cette même stratégie de lutte des classes pour remporter une série de victoires importantes à Seattle, de la Taxe Amazon de l’année dernière pour financer des logements abordables et des programmes de “Green New Deal” à des lois historiques sur les droits des locataires, en passant par l’interdiction, pour la première fois dans le pays, de l’utilisation par la police de gaz lacrymogènes, de balles en caoutchouc et d’autres “armes de contrôle des foules” l’année dernière. De nombreux membres des DSA ont apporté une contribution majeure à ces luttes.

    Mais si ces victoires sont importantes, les défis auxquels notre classe est confrontée sont énormes et nous devons nous concentrer sur ce qui est nécessaire : obtenir des changements fondamentaux à l’échelle nationale et mondiale et lutter pour le renversement du capitalisme et pour un monde socialiste. Des questions immédiates se posent à nous concernant la plate-forme popularisée par les campagnes de Bernie Sanders et le mouvement socialiste au sens large.

    Comment lutter et remporter l’assurance maladie pour tous, un New Deal vert, un salaire minimum fédéral de 15 dollars, l’annulation de la dette étudiante et la fin de la brutalité policière et du racisme systémique ? Nous avons obtenu un énorme soutien pour nos revendications, mais sans une stratégie socialiste, les choses pourraient tragiquement en rester au stade de simples slogans. Quel est le meilleur moyen de vaincre l’opposition de la classe dirigeante et de ses représentants dans les deux partis pour faire avancer la lutte pour les 15 dollars, par exemple ? AOC a repoussé l’appel #ForceTheVote for Medicare for All (en faveur d’un système universel de soins de santé) en affirmant que nous devrions nous concentrer sur des revendications « atteignables » comme un salaire minimum fédéral de 15 dollars. Aujourd’hui, les 15 dollars sont abandonnés par Joe Biden, qui a déclaré à un groupe de gouverneurs et de maires la semaine dernière que l’augmentation du salaire minimum de 15 dollars ne se produirait probablement pas.

    Je pense que l’expérience du mouvement socialiste à Seattle ces dernières années en dit long sur ces questions, et nous devons mettre cette expérience en avant dans ces luttes nationales. Nous devons construire à une échelle beaucoup plus large de puissants mouvements sociaux réunissant des millions de personnes derrière une stratégie socialiste pour remporter ces revendications transformatrices.

    Si les socialistes ne mettent pas en avant des stratégies et des tactiques claires, et qu’au lieu de cela, « The Squad » et les autres dirigeants continuent à hésiter à s’opposer au Parti démocrate pour éviter un affrontement, alors nous perdrons. Si les socialistes ne construisent pas des mouvements puissants et intrépides pour un salaire minimum fédéral de 15 dollars, pour un système d’assurance maladie pour tous et pour un Green New Deal, la classe ouvrière ira chercher une direction ailleurs.

    Nous ne vaincrons pas la dangereuse croissance du populisme de droite et de l’extrême droite aux États-Unis et dans le monde sans construire une alternative de gauche de masse. Car si Trump est parti, le trumpisme est bien vivant et peut se développer rapidement sous l’administration actuelle, alors que Joe Biden s’éloigne de ses promesses progressistes et défend les intérêts des grandes entreprises.

    Il existe une longue histoire d’organisations comportant diverses tendances en son sein dans le mouvement socialiste. Les DSA représentent aujourd’hui la deuxième plus grande organisation socialiste de l’histoire des États-Unis, certaines de ses tendances politiques s’identifient comme marxistes (avec des interprétations différentes) et d’autres non. Alternative Socialiste est explicitement une organisation révolutionnaire, internationaliste et marxiste qui fait partie d’Alternative Socialiste Internationale, qui comporte des organisations sœurs dans 30 pays à travers le monde.

    Je crois que le mouvement socialiste a besoin de ces deux types d’organisations, et je suis donc très heureux d’être membre d’Alternative Socialiste et des DSA.

    Les débats au sein du mouvement socialiste

    D’importants débats ont lieu en ce moment chez les DSA de Seattle ainsi qu’au niveau national. Récemment, lors d’une discussion à Seattle, certains dirigeants d’un caucus des DSA se sont prononcés contre l’inclusion d’un appel à la propriété publique démocratique des grandes entreprises énergétiques. Bien que je n’aie pas assisté à ce débat, j’ai été très déçue d’apprendre que ce point essentiel avait été rejeté. Je pense que la section locale des DSA devrait réexaminer la question. L’appel à la propriété publique démocratique des grandes entreprises est depuis longtemps au cœur des idées socialistes. Dans le cas des grandes entreprises énergétiques, sans contrôle démocratique des travailleurs, nous n’avons aucun espoir d’éviter le désastre climatique. Cela a été brutalement mis en évidence au début de ce mois avec l’effondrement du réseau énergétique déréglementé et axé sur le profit du Texas.

    L’objectif des marxistes, bien sûr, n’est pas seulement la propriété d’une entreprise ou d’une autre, mais des sommets de l’économie dans son ensemble, afin de développer une économie socialiste durable et rationnellement planifiée, dirigée démocratiquement par les travailleuses et travailleurs eux-mêmes. Nous savons que le capitalisme ne pourra jamais être mis au service des intérêts des travailleurs, des communautés marginalisées ou de la planète. C’est un système en crise, qui entraîne rapidement la civilisation humaine vers le précipice.

    En tant que marxistes, nous nous battons pour la fin complète de ce système et de son État répressif – qui n’est pas une entité neutre ou réformable, mais essentiellement un appareil violent de « corps d’hommes armés », y compris bien sûr des forces de police racistes. Nous devons construire une société sans classes, basée sur la solidarité et l’égalité, avec une économie gérée et planifiée démocratiquement, où la classe capitaliste ne pourra pas voler la richesse créée par les travailleuses et travailleurs.

    La question de la propriété publique démocratique est cruciale et celles et ceux qui s’y opposent doivent expliquer s’ils pensent que le capitalisme peut être réformé.

    Je crois que les socialistes ont également besoin d’une discussion au niveau national sur la façon de construire un nouveau parti pour les travailleurs aux États-Unis, parce que nous avons besoin d’une organisation beaucoup plus large de la classe ouvrière, qui dépasse la gauche socialiste. Le soutien à un troisième parti est à son plus haut niveau dans l’histoire des sondages, selon un nouveau sondage Gallup. Et il y a une réelle urgence, car si nous ne construisons pas un parti pour les travailleurs, les mesures politiques imminentes du Parti démocrate au nom des grandes entreprises donneront un nouvel élan à la croissance de l’extrême droite, en l’absence de toute alternative de gauche.

    Construire un nouveau parti de masse ne sera pas facile, mais c’est absolument nécessaire car le Parti démocrate est sous la ferme emprise de la classe capitaliste. L’idée popularisée par une partie de la gauche est que les socialistes peuvent « prendre le contrôle du parti ». Mais cela représente une terrible sous-estimation de la résistance de l’establishment et du fait que le Parti démocrate est complètement antidémocratique et qu’il n’existe aucun mécanisme pour le prendre en charge.

    Nous avons vu ce que les dirigeants du Parti démocrate étaient prêts à faire pour arrêter Bernie Sanders et son appel à une « révolution politique ». Par deux fois ! Nous avons également vu avec quelle fermeté ils contrôlent tous les leviers du pouvoir au sein du parti.

    Nous avons vu de près à Seattle toutes les tactiques pourries de l’establishment pour défendre Amazon et les grandes entreprises, parallèlement aux attaques contre les mouvements sociaux tels que Black Lives Matter l’été dernier. Nous voyons maintenant comment les démocrates, tant à Seattle qu’ailleurs, sont au coude à coude dans leurs efforts pour saper ou supprimer progressivement la taxe sur Amazon.

    Je crois que notre mouvement doit s’efforcer de discuter de nos différences de manière fraternelle en fonction des problèmes. Nous devons chercher à trouver une clarté et un accord politiques là où cela est possible, en nous basant toujours sur les besoins de la classe ouvrière et des communautés marginalisées et sur la manière dont nous pouvons le plus efficacement construire nos mouvements.

    J’attends avec impatience les discussions à venir, à Seattle et au niveau national, alors que nous nous efforçons de relever les défis historiques auxquels nous sommes confrontés. Nous devons travailler ensemble de toute urgence en cette période de crise profonde, afin de lutter pour un changement transformateur et d’accroître la conscience et la confiance de notre classe dans la lutte pour un type de société différent.

  • 8 mars. Seule la lutte peut empêcher le recul de l’émancipation des femmes

    Par rapport à l’an dernier, le 8 mars aura lieu dans un monde totalement différent. « La pandémie de covid-19 menace de réduire à néant les progrès réalisés en matière d’opportunités économiques pour les femmes et de creuser l’écart entre les sexes qui subsiste malgré 30 ans de progrès », a écrit le Fonds Monétaire International (FMI) l’été dernier. Dans une opinion publiée dans le Volkskrant (01/11/2020), deux féministes déclaraient clairement : « La pandémie menace aussi l’émancipation ».

    Par Anja Deschoemacker

    Pour être tout à fait honnête, le FMI aurait dû parler de « progrès très limités et à peine perceptibles » de ces 30 dernières années et souligner que cela s’est produit dans un contexte d’inégalités croissantes où la croissance économique n’a guère profité à la majorité de la population. Mais une chose est claire : les luttes de masse des femmes qui se sont produites à travers le monde cette dernière décennie devront se poursuivre, s’étendre et gagner en organisation si l’on souhaite éviter que la pandémie ne soit le début d’un recul marqué en matière d’émancipation des femmes.

    Le salaire des femmes a deux fois plus souffert de la crise sanitaire

    Selon un rapport de l’Organisation Internationale du Travail, la crise sanitaire a tout particulièrement fait pression sur les salaires des femmes (De Standaard, 03/12/2020). En Europe, la Belgique est l’un des pays où l’écart entre les genres est le plus important : la perte de salaire due à la pandémie est deux fois plus élevée pour les femmes que pour les hommes, soit 12,7 % contre 6,6 %. Cela s’explique principalement par la surreprésentation des femmes dans les secteurs durement touchés par la pandémie et les confinements (magasins, horeca, tourisme, etc.), mais aussi par le fait que de nombreuses mères ont dû arrêter temporairement de travailler pour s’occuper de leurs enfants. Cette situation s’aggravera encore lorsque les mesures de soutien aux secteurs touchés cesseront et que le chômage structurel se développera.

    Tâches domestiques alourdies, essentiellement pour les femmes

    De nouvelles statistiques (ONU-Femmes) apparues en novembre indiquent que la pandémie pourrait effacer 25 ans de progrès en matière d’égalité des genres (BBC News, 26 novembre 2020). Selon Anita Bhatia d’ONU-Femmes, l’accroissement de la charge domestique pose « un risque réel de retour aux stéréotypes sexistes des années 1950 ». Avant la pandémie, les femmes consacraient trois fois plus de temps que les hommes au travail domestique non rémunéré. « Je vous assure que ce chiffre a plus que doublé », affirme Bhatia. En Belgique également, il semble que le « congé corona », par exemple, soit pris de manière inégale : en septembre, 75% d’entre eux avaient été pris par des femmes (Bruzz, 23/11/2020).

    Forte augmentation de la violence à l’égard des femmes

    Les chiffres varient mais, partout, le confinement s’est accompagné d’une forte augmentation de la violence et des agressions sexistes. Avant la pandémie, selon l’ONU-Femmes, 18 % des femmes dans le monde déclaraient avoir été victimes de violences sexuelles et/ou physiques de la part de leur partenaire au cours de l’année écoulée. Au cours d’une vie, il s’agissait de 30% des femmes. Les chiffres de 2020 démontrent une forte augmentation de toutes les formes de violence : du fait du partenaire mais en rue et en ligne. Avant la crise sanitaire, dans l’Union européenne, une femme de plus de 15 ans sur dix disait avoir été victime de harcèlement en ligne; ce chiffre a également fortement augmenté avec l’explosion du temps que nous passons en ligne.

    Aucun retour à l’anormal : luttons pour un meilleur avenir pour nous et nos enfants !

    Nous ne disposons pas encore d’un tableau complet de la situation. Les mesures de soutien aux entreprises et aux travailleurs empêchent pour l’instant une forte augmentation du chômage et de la pauvreté. Mais n’ayons aucune illusion : ce gouvernement prend des mesures pour sauver son système – le capitalisme – non pas parce que ces partis sont soudainement préoccupés par nos conditions de vie. Marx a soutenu à juste titre dans Le Capital que le capital est insouciant quant à la santé et à la longévité du travailleur, à moins qu’il ne soit forcé d’en tenir compte par la société. C’est encore plus vrai pour les femmes qui, à chaque crise économique, sont renvoyées au foyer ne fut-ce que partiellement, et donc renvoyées vers la dépendance économique vis-à-vis d’un homme.

    La pandémie n’a fait qu’accentuer les difficultés auxquelles les femmes sont confrontées dans ce système. La dépression économique en développement assurera que cela reste le cas. Ce qui est nécessaire, ce ne sont pas des mesures temporaires, mais un changement de système qui empêche les femmes de payer le prix fort de la crise. Voilà notre message central pour le 8 mars : combattre chaque mesure qui tentera de nous faire payer la crise, mais aussi nous organiser au travers de cette lutte pour retirer aux capitalistes le contrôle de la société et de nos vies.

    Le 8 mars, passez à l’action avec la Campagne ROSA dans votre école, votre entreprise, votre quartier, avec vos proches,… Rejoignez-nous également pour soutenir l’action du personnel soignant, de l’enseignement, de la distribution : ces travailleuses et travailleurs sur lesquels la société a reposé durant cette crise sanitaire. Rejoignez-nous dans la lutte pour un Accord interprofessionnel qui ne permette pas au patronat de répercuter les coûts de la crise sanitaire sur les travailleuses et travailleurs, tout en se sauvant eux-mêmes avec les bénéfices. Aidez-nous à construire une alternative féministe socialiste, en Belgique et dans le monde : rejoignez la Campagne ROSA et faites partie de ROSA – International Socialist Feminists !

  • Vacciner notre santé contre le profit : le secteur pharmaceutique doit devenir public !

    Y a-t-il une lumière au bout du corona-tunnel ? Les espoirs sont grands, surtout maintenant que la campagne de vaccination démarre, bien que de manière houleuse. La méfiance règne, en partie à cause du rôle des multinationales du secteur pharmaceutique qui ont démontré ces dernières années que notre santé ne les intéresse pas. On se méfie également d’un gouvernement qui a trébuché sur toutes les mesures précédentes, principalement en raison de l’échec du marché et de la politique basée sur les intérêts des entreprises et leurs profit. Le PSL/LSP se bat pour une solide vaccination de notre santé contre le virus du profit capitaliste. Nous exigeons que l’ensemble du secteur pharmaceutique soit placé aux mains du secteur public. Nous en avons discuté avec un travailleur de l’une des principales entreprises pharmaceutiques du pays.

    Quelle est ta réaction face au développement du vaccin ?

    Ces vaccins font preuve d’un formidable développement technologique. Imaginez que toutes les possibilités existantes soient développées collectivement et qu’elles soient utilisées de manière planifiée pour lutter contre de nombreuses maladies et virus ! Malheureusement, aujourd’hui, seuls les profits des grandes entreprises sont en jeu, ce qui signifie que le potentiel n’est pas pleinement exploité ou que la production de vaccins est parfois réalisée très rapidement.

    En septembre, on savait que 150 vaccins différents étaient en cours de développement, dont une quarantaine avaient déjà été testés sur des humains. L’objectif de la course au vaccin n’est pas tellement de prévenir la maladie que d’être le premier sur le marché en espérant toucher le jackpot. Ils en profitent également pour peaufiner leur image auprès du grand public. Quand Pfizer a sorti les premiers résultats sur son vaccin, les tests étaient encore en cour. L’objectif était surtout d’être le premier à faire la une des médias.
    Selon certains commentateurs, c’est justement cette course et la concurrence entre entreprises qui a permis d’obtenir des résultats si rapidement.

    L’argument néolibéral selon lequel la concurrence privée est le moteur du progrès est incorrect. Le développement des vaccins contre le coronavirus repose sur un flux de fonds publics. Le ministère américain de la santé a dépensé à lui seul 10,6 milliards de dollars pour le développement de vaccins. On estime généralement que trois nouveaux médicaments sur quatre sont développés grâce à la recherche fondamentale financée par la collectivité. L’urgence du vaccin a incité un certain nombre de sociétés à travailler ensemble, reconnaissant que la collaboration peut produire des résultats plus rapides. Au lieu de la concurrence, la collaboration mondiale aurait sans aucun doute produit des résultats plus rapides et meilleurs avec plus de recherche sur tous les effets secondaires possibles, par exemple.

    Le fait que chaque entreprise refuse de partager ses connaissances limite les capacité de production. Il n’y aura pas assez de vaccins pour tous en 2021 et cette pénurie accentue les inégalités entre pays capitalistes avancés et pays néocoloniaux. En novembre, avant même qu’une vaccination ne puisse commencer, des milliards de doses avaient été commandées, principalement par des pays capitalistes développés comme les États-Unis, les pays européens, le Canada, le Japon et Israël. Ces accords visaient principalement à être les premiers fournis pour renforcer le prestige des gouvernements. Après la rivalité entre les différents pays pour l’accès aux masques, c’était la même pagaille pour les vaccins. Selon Oxfam et plusieurs ONG, les pays les plus pauvres ne verront pas le vaccin avant 2024.

    L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a lancé un projet de coopération internationale COVAX dans le but d’assurer la vaccination de 20% de la population mondiale et d’organiser une distribution équitable des vaccins. Fin décembre, COVAX faisait la promesse de permettre l’accès à 1,3 milliard de doses pour les 92 pays les plus pauvres du monde en 2021. Cependant, la majeure partie de la production des deux plus grands producteurs, Pfizer et Moderna, avait déjà été rachetée par les pays capitalistes développés. De plus, COVAX ne peut pas acheter auprès de ces producteurs parce que ces vaccins sont trop chers… Cela montre à quel point l’anarchie du marché est un obstacle à une campagne de vaccination mondiale sérieusement planifiée.

    En fait, la recherche et le développement devraient se faire de manière coordonnée, avec partage des connaissances et une production mondialement planifiée. Cela est nécessaire pour notre santé, mais cela entre en confrontation directe avec la propriété privée des moyens de production et la logique du profit qui l’accompagne.

    S’il existe d’énormes possibilités technologiques pour lutter contre les maladies et les virus d’une part, le capitalisme constitue d’autre part un frein au progrès et, pire encore, il entraîne une détérioration de notre santé. Diverses études ont établi le lien existant entre les politiques d’austérité dans les soins de santé en Angleterre et en Italie et la recrudescence de cas de rougeole, ce qui s’explique par le manque de moyens pour la vaccination.

    La campagne de vaccination a commencé fin décembre en Belgique. Qu’as tu à en dire en tant que travailleur d’une grande entreprise pharmaceutique ?

    La campagne de vaccination se plie aux désirs des multinationales. Les travailleurs des soins de santé doivent déjà composer avec le manque de budgets, il leur faut en plus tenir compte de l’anarchie du marché. Pfizer décide dans son coin de changer son rythme de production avec pour conséquence qu’elle sera fortement diminuée pour 3 à 4 semaines. En plus des problèmes de production en décembre, cela rend impossible pour le personnel médical de s’organiser alors qu’il espérait justement être vacciné au plus vite vu l’impact sanitaire et moral que le virus a eu sur les travailleurs du secteur.

    Les fabricants affirment qu’ils ne feront que peu voire pas de profit sur le vaccin pour soutenir la collectivité et que les prix augmenteraient une fois la pandémie terminée. Cela est particulièrement inquiétant pour les pays néocoloniaux, où la vaccination ne commencera que vraiment plus tard. Les prix payés en Europe n’étaient pas officiellement connus. Ce n’est qu’après une bévue du secrétaire d’État belge De Bleeckere (Open VLD) que l’information a fuité. Les deux vaccins les plus chers, ceux de Moderna (18 euros) et de Pfizer (12 euros), sont déjà distribués en Belgique. Ce sont des vaccins basés sur la nouvelle technologie de l’ARNm. Cette technique existe depuis 12 ans, mais elle est utilisée pour la première fois pour un vaccin commercialisé. Ce prix élevé est justifié par la recherche de cette technologie, ce qui est une réalité. Mais grâce à la crise sanitaire actuelle, les entreprises pharmaceutiques peuvent directement rentabiliser ces investissements.

    En Belgique, la vaccination est « gratuite ». C’est évidemment payé par quelqu’un : la sécurité sociale. La collectivité paie donc sans avoir aucun contrôle sur la production et sur la distribution des vaccins.

    La campagne de vaccination pourrait être menée beaucoup plus rapidement avec une approche coordonnée, où toutes les parties (les soins de santé et le secteur pharmaceutique) seraient aux mains du public. En 1947, six millions de personnes ont été vaccinées contre la variole à New York en un mois. Bien sûr, on ne peut pas comparer une vaccination locale contre la variole et une pandémie mondiale comme celle du Covid-19. Mais une utilisation planifiée des connaissances technologiques, de la production et de la logistique devrait sûrement permettre d’être au moins aussi efficace que l’était New York il y a plus de 70 ans.

    Beaucoup de gens remettent en question les vaccinations, pas nécessairement sur la base de théories complotistes, mais par méfiance. Tu comprends cela ?

    Définitivement. Le mouvement antivax est en fait assez limité en Belgique. La méfiance ne vient pas totalement de là. Beaucoup de gens ne se méfient pas du vaccin en tant que tel, mais plutôt du rôle des multinationales et des gouvernements. La crédibilité des institutions capitalistes et des grandes entreprises est très faible à juste titre !

    Beaucoup de scandales ont ruiné la crédibilité des industries privées ces dernières années. Pensez au Dieselgate qui a révélé que les contrôles d’émissions de gaz d’échappement étaient falsifiés. Ou aux économies criminelles réalisées dans la sécurité de la centrale nucléaire de Fukushima avant la catastrophe. Quant à l’entreprise chimique Monsanto, on savait depuis des années que son produit Round-Up était cancérigène, mais rien n’a été fait pour y remédier. Les compagnies pétrolières savent depuis longtemps que les combustibles fossiles sont préjudiciables au réchauffement climatique, mais elles ont investi dans des campagnes de lobbying et dans la pseudo-science pour nier le changement climatique. Les grandes entreprises mentent et trichent en fonction de leurs intérêts.

    Finalement, les doutes actuels sont plutôt orientés vers les multinationales et les gouvernement et pas tellement sur contre les vaccins. Nous y répondons en soulignant où se situent les intérêts de la population. Le PSL/LSP défend que le secteur pharmaceutique soit placé aux mains du public pour permettre un contrôle démocratique exercé par les travailleurs et la collectivité. C’est certainement important en Belgique, car le secteur pharmaceutique y est très important. GSK par exemple, à Wavre, représente le plus grand centre de production de vaccins au monde. Deux millions de doses de toutes sortes de vaccins y sont fabriquées chaque jour. C’est également le plus grand centre privé d’analyse biochimique au monde. Pfizer réalisera l’ensemble de sa production européenne de vaccins contre le coronavirus à Puurs. Pfizer, Janssens Pharmaceutica, UCB et GSK représentent ensemble près de la moitié des 50.000 emplois pharmaceutiques (en termes d’équivalents temps plein) dans notre pays. Si l’on inclut les emplois indirects, 120.000 personnes dépendent de ce secteur. Imaginez si toutes ces ressources étaient consacrées à une réponse à la pandémie coordonnée et contrôlée par la collectivité.

    Comment pouvons-nous obtenir que le secteur devienne public ?

    La manifestation de « La Santé en Lutte » du 13 septembre dernier à Bruxelles avait la bonne approche autour du slogan : ils comptent leurs profits, nous comptons nos morts. Cela critique non seulement le gouvernement mais aussi le système dans sa globalité. Les grandes entreprises pharmaceutiques réalisent de gigantesques profits, y compris grâce à la pandémie. En même temps, les hôpitaux et le reste du secteur de la santé souffrent de pénuries. En organisant la lutte, nous pouvons transformer la large solidarité qui existe au sein de la population en action. Nous ne pouvons pas laisser l’initiative aux autorités.

    Il y a aussi l’initiative citoyenne européenne « Pas de profit sur la pandémie », soutenue par le PTB, qui recueille des signatures sur quatre revendications : la santé pour tous en abolissant les brevets, la transparence sur les coûts de production et l’efficacité, le contrôle public sur les vaccins et les traitements pour lesquels la recherche a été financée avec de l’argent public, pas de profit sur la pandémie afin que les produits soient abordables et disponibles. Ces revendications ne seront pas satisfaites du jour au lendemain ; elles nécessiteront une campagne active et la construction d’une relation de force. Après tout, même des propositions très logiques se heurtent immédiatement aux forces du marché sous le capitalisme.

    Nous ne devons pas nous contenter d’exiger qu’aucun profit ne soit réalisé sur le vaccin contre le coronavirus. L’ensemble du secteur doit être sous le contrôle de la collectivité. Selon le PTB, en l’absence de brevet, les fabricants pourront produire en masse des doses de vaccin. C’est un peu naïf de penser que les multinationales seront motivées à produire un vaccin sans faire de profits. Il arrive effectivement que des vaccins soient vendus au prix coûtant dans des pays néocoloniaux mais cela est d’avantage un geste diplomatique pour améliorer son image, accéder à un marché et récupérer le profit sur un autre vaccin, comme c’est le cas par exemple de GSK qui travaille avec des ONG et l’OMS dans un programme pour l’éradication des maladies tropicales.

    Les brevets représentent un obstacle à notre santé, c’est une pierre angulaire du profit capitaliste. Mais les supprimer sans nationaliser le secteur signifierait que les actionnaires iraient récupérer leurs investissements soit sur le prix d’autres médicaments soit sur le dos du personnel. Il est donc préférable d’établir un lien immédiat avec la nécessité de nationaliser le secteur sous le contrôle des travailleurs et de la collectivité.

    Quels seraient les avantages à nationaliser le secteur pharmaceutique en Belgique ?

    Souvent, la demande de nationalisation se limite aux entreprises qui mettent au rebut ou menacent de fermer. Cependant, il s’agit d’une revendication qui n’est pas seulement importante pour l’emploi, mais aussi pour obtenir le contrôle de la collectivité sur ce qui est produit et comment. Le secteur bancaire et les secteurs clés de l’économie sont essentiels à cet égard.

    Le secteur pharmaceutique dans notre pays génère 14,7 milliards d’euros en valeur ajoutée avant le paiement des salaires. Même après le paiement des salaires, cela représentera encore environ 10 milliards d’euros. Aujourd’hui, ces fonds passent des poches des malades à celles des actionnaires. Chaque année, la sécurité sociale rembourse 7 milliards d’euros pour les médicaments et, en outre, des médicaments sont vendus sans remboursement à hauteur de 5 milliards d’euros. Aujourd’hui, la partie la plus rentable de toute la chaîne des soins de santé est aux mains du secteur privé, tandis qu’une grande partie des coûts sont supportés par la collectivité. Ce n’est pas logique et, de plus, la logique du profit crée des pénuries. Jusqu’à la moitié des enfants en situation de pauvreté n’ont pas accès aux médicaments parce qu’ils sont trop chers. Il y a en permanence en Belgique environ 500 médicaments en pénurie car le secteur se réserve le droit d’orienter la production selon le profit et sans tenir compte des besoins médicaux. En nationalisant, c’est la collectivité qui décidera démocratiquement de ce qui doit être produit en fonction des besoins sociaux.

    Aujourd’hui, la logique de profit signifie que le progrès technologique risque d’avoir des conséquences négatives pour les travailleurs. La technologie de l’ARNm utilisée par Pfizer et Moderna pour le vaccin contre le coronavirus offre un potentiel énorme. Cela signifie que l’on peut produire plus en moins de temps et avec moins de personnel. Mais ce progrès technologique menace donc de devenir synonyme de déclin social. C’est encore une contradiction du capitalisme.

    La recherche, la production, la distribution et la logistique doivent toutes être sous la gestion et le contrôle des travailleurs du secteur et de la collectivité afin que la santé soit prioritaire. Cela signifie des médicaments accessibles et bon marché, des conditions de travail décentes pour le personnel tant du secteur pharmaceutique que du reste du secteur des soins de santé, la coordination de tout ce qui a trait à la santé dans un service national de santé avec un accent sur la médecine préventive. Cela faciliterait également les interventions à grande échelle telles que les campagnes de vaccination de masse.

    Enfin, un secteur pharmaceutique aux mains du public mettrait également un terme au fait que l’on investit aujourd’hui plus dans le marketing que dans la recherche. Au lieu du marketing, des campagnes de prévention pourraient être mises en place autour des vaccinations et de la nécessité d’une vie saine. Des campagnes pourraient aussi être développées pour lutter contre la violence envers les femmes et d’autres questions.

    En bref, de nombreux arguments plaident en faveur de la nationalisation du secteur. Pour y parvenir, il faudra lutter. Depuis le début de la pandémie, la classe ouvrière a formulé des revendications en matière de sécurité au travail, d’équipements de protection et de moyens pour le secteur de la santé.

    La conscience que c’est sur les travailleurs que repose le monde a augmenté. Cela jouera un rôle important dans les luttes futures. Nous pourrons arracher des victoires en transformant la puissance de notre nombre en organisation. L’implication des masses est essentielle et peut poser les bases pour que la majorité de la population prenne enfin le contrôle du destin de l’humanité et de la planète. Le capitalisme est désastreux pour les travailleurs et le climat. Ce système nous apportera davantage de pandémies et constitue un frein pour y faire face. Une alternative socialiste est nécessaire de toute urgence : une société qui repose sur les besoins et les revendications des travailleurs et de leurs familles.

  • Du 6 février 1934 au 6 janvier 2021. Les ouvriers des années ’30 nous crient : «Ne reproduisez pas les mêmes erreurs!»

    Se plonger dans l’étude des années 1930 est extrêmement précieux pour affronter la période actuelle de crises économique, sociale, sanitaire et écologique. L’assaut du Capitole à Washington par les partisans de Trump fait par exemple immanquablement penser au soulèvement antiparlementaire des ligues fascistes du 6 février 1934 à Paris. Ces dernières entendaient pénétrer de force dans la chambre des députés afin de renverser « la gueuse », selon le surnom que l’extrême droite de l’époque donnait à la République.

    Par Nicolas Croes

    Crise économique et discrédit des forces politiques traditionnelles

    Ce n’est qu’en 1931 que la France a commencé à être touchée par la Grande Dépression qui avait débuté aux États-Unis en 1929.Aujourd’hui, il saute aux yeux que la crise profonde déclenchée par le coronavirus a frappé l’ensemble du globe bien plus subitement, en comprimant en quelques semaines des répercussions économiques qui avaient alors pris des années. Le chômage avait explosé et était passé de 273.000 personnes en 1932 à 340.000 en 1934. Un pic à plus de 1 million de chômeurs sera atteint en 1936.

    Le discrédit des autorités explosait lui aussi à mesure que s’étalait au grand jour leur incapacité à trouver des solutions en même temps qu’éclatait une succession de scandales politico-financiers. Il y eut six gouvernements de mai 1932 à février 1934. C’est justement un de ces scandales (le « suicide » douteux de Stavisky, escroc lié à plusieurs parlementaires) qui précipita la chute du gouvernement Chautemps le 28 janvier 1934. Le nouveau gouvernement dirigé par Daladier devait être présenté à l’Assemblée nationale le 6 février.

    Mais Daladier avait limogé le préfet de police de Paris Jean Chiappe, réputé proche des ligues d’extrême-droite. Celles-ci, dont la confiance avait été dopée par l’accession d’Hitler au pouvoir un an auparavant, ont redoublé de fureur. Leur manifestation le 6 février a rapidement tourné à l’émeute et la police s’est retrouvée complètement dépassée par les événements.

    L’attitude de la gauche

    Confrontée à cet avertissement de la menace fasciste, les communistes ont d’abord manifesté seuls le 9 février. Le 12 février, une journée de grève générale est organisée par les syndicats CGT (proche des sociaux-démocrates) et CGTU (proche des communistes) tandis que la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière, l’ancêtre du PS) et le Parti communiste appellent à manifester. Leurs cortèges n’étaient pas destinés à se réunir. Mais – surprise de taille – la pression de la base fut telle que les deux foules se rejoignirent aux cris de « Unité ! » Jusque-là, l’attitude officielle de l’appareil du Parti communiste stalinisé était de mettre dos-à-dos fascistes et sociaux-démocrates (qualifiés de rien de moins que « sociaux-fascistes »). L’attitude des dirigeants sociaux-démocrates n’était qu’à peine moins sectaire. Finalement les événements du 6 février 1934 ont forcé les deux partis à faire volte-face et à s’opposer à leurs propres mots d’ordre et slogans aveugles de la veille.

    Le test de la pratique n’est pas moins fondamental aujourd’hui. Et il semble hélas également que les figures les plus proéminentes de la gauche aux États-Unis ne sont pas à la hauteur des enjeux de l’époque. Au lieu d’appeler à la mobilisation de la classe ouvrière dans la rue, Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez et d’autres se sont limités à des initiatives parlementaires « respectables » pour l’establishment. De telles initiatives ne revêtent d’utilité qu’en accompagnement d’une mobilisation active et d’une lutte déterminée reposant sur ce qui est nécessaire pour répondre aux besoins des travailleurs et des opprimés, pas sur ce qui est acceptable par les défenseurs du système d’exploitation capitaliste. Dans le contexte des États-Unis d’aujourd’hui, cela implique de sortir du Parti démocrate et de l’affronter pour ce qu’il est : un des deux partis de Wall Street.

    Qui sont nos alliés ?

    En 1934, par contre, il y eut bien une mobilisation de masse sous l’impulsion de la base des militants politiques et syndicaux. Mais les directions des principales forces ouvrières ont tout fait pour dévier la lutte vers des canaux qui semblaient moins incertains à première vue. La volonté d’unité dans la lutte a été pervertie pour élargir l’unité jusqu’à inclure le Parti radical, une des forces politiques centrales du capitalisme français de l’entre-deux-guerres, dans un « Front populaire ». Comme l’expliquait Trotsky, le Front populaire représentait un noeud coulant passé autour du cou de la classe des travailleurs dans la mesure où les organisations ouvrières se sont politiquement subordonnées au parti de la bourgeoisie. Il y opposait la tactique du Front unique ouvrier et une action en toute indépendance des forces capitalistes.

    Dans un premier temps, la réponse de la bourgeoisie aux provocations fascistes de 1934 a consisté en une tentative de former un gouvernement qui ferait figure d’arbitre et de sauveur au-dessus de la mêlée. Son principal objectif était de bloquer l’élan de la classe ouvrière qui s’était mis en branle contre l’extrême droite.

    Aux États-Unis, l’administration Biden essayera de se présenter de la même manière. S’il n’y a pas directement eu de vague de mobilisation à la suite de l’assaut du Capitole par les partisans de Trump, souvenons-nous que le pays sort à peine du plus grand mouvement social de son histoire, à la suite du meurtre policier raciste de George Floyd. Cette mobilisation magistrale a pris son envol en dépit d’une crise sanitaire qui a causé plus de dix fois plus de décès dans la population américaine que la guerre du Vietnam ! Avant qu’elle n’éclate, le pays faisait également face au plus grand mouvement d’affiliation syndicale depuis les années ‘80. Ce volcan social, la classe capitaliste le craint plus que tout.

    Les grèves de mai-juin 1936 en France

    Finalement, le Front Populaire a remporté les élections d’avril/mai 1936. Mais alors que le gouvernement(1) n’était même pas encore constitué, la nouvelle de la victoire a enhardi les masses ouvrières. Spontanément, l’enthousiasme est devenu action jusqu’à déclencher un mouvement de grève générale reconductible qui a failli renverser le capitalisme en France ! Le 31 mai, le quotidien Le Temps (l’ancêtre du Monde) dénonçait avec horreur « l’ordre qui règne dans les usines » : les travailleurs s’y comportaient « comme si les usines leur appartenaient déjà » ! Le 4 juin – à la veille de l’entrée en fonction du nouveau gouvernement – les grèves s’étendaient à pratiquement toutes les industries. L’économie nationale commençait à être frappée de paralysie. Le 6 juin, le nombre de grévistes s’élevait à plus de 500.000. C’était près du double le lendemain !

    C’est un processus similaire que redoutait la direction du Parti démocrate, c’est la raison pour laquelle elle a si désespérément cherché à empêcher la victoire de Bernie Sanders aux primaires démocrates pour désigner leur candidat à la présidentielle. Quel effet n’aurait pas manqué d’avoir sa victoire à la primaire démocrate et sa probable victoire contre Trump(2) ? Très certainement dans un contexte où le terme de « socialisme » est aujourd’hui déjà beaucoup plus populaire que celui de « capitalisme ». La direction démocrate préférait – largement ! – 4 nouvelles années avec Trump.

    Comment Sanders aurait-il alors réagi ? En 1936, les dirigeants des organisations ouvrières ont éprouvé une peur panique du mouvement que leur victoire avait déclenché. Le 11 juin, le dirigeant communiste Maurice Thorez s’est exclamé : « Il faut savoir consentir aux transactions, il faut savoir terminer une grève », car « l’heure de la révolution n’est pas venue. » Finalement, le mouvement de grève s’est essoufflé du fait du comportement traître des dirigeants des organisations syndicales et politiques ouvrières. D’importantes victoires ont toutefois été obtenues, sur lesquels les gouvernements suivant n’ont cessé de revenir. Une opportunité historique de renverser le capitalisme français, de porter un coup dévastateur au fascisme en Allemagne, en Italie et en Espagne et de donner une impulsion à une révolution politique en URSS a été gaspillée.

    Ce potentiel n’a pas été exploité en raison de l’attitude de dirigeants qui manquaient de confiance en la capacité des travailleurs de transformer la société de fond en comble par le renversement du capitalisme. C’est finalement la même conclusion défaitiste qui a animé Sanders lorsqu’il a accepté de se soumettre à Joe Biden au lieu de sortir de la camisole de force du Parti démocrate pour jeter les bases d’une organisation de masse des travailleurs. Imaginons combien exponentielle aurait été sa croissance si elle avait accompagné le mouvement Black Lives Matter de mots d’ordre audacieux au lieu de lui imposer l’élection de Biden pour seul horizon !

    La combativité ne manque pas à la base de la société et l’avenir catastrophique que nous réserve le capitalisme va continuer à l’alimenter. Il n’est toutefois pas facile de se défaire d’une approche de lutte inadéquate sans disposer d’une alternative. C’est la raison pour laquelle il est tout aussi crucial aujourd’hui que dans les années ’30 de s’organiser autour d’un programme socialiste révolutionnaire et de se battre pour lui donner l’écho suffisant qui lui permettra d’être une force en saisissant l’imagination des masses.

    NOTES
    1) Le gouvernement de Front populaire fut composé de la SFIO et du Parti radical avec soutien extérieur du Parti communiste). Il dura de mai 1936 à avril 1938.
    2) Tous les sondages soulignaient la confortable avance qu’aurait obtenu Sanders contre Trump, alors que la bataille était bien plus incertaine avec Biden.

  • 24 janvier : Journée internationale de la pratique du sport par les femmes

    Photo de Pixabay

    Pour les sportives aussi, les inégalités inhérentes au système capitaliste sont renforcées par la crise du covid-19

    La pandémie de covid-19 a mis à nu de nombreuses inégalités qui ont profondément marqué le sport dans le monde durant des décennies. De la dépendance excessive des clubs et des compétitions à l’égard de l’argent des droits TV et/ou des sponsors, aux salaires excessifs de certains sportifs vedettes, en passant par le sous-financement de compétitions, de clubs et des encadrement des sportifs, amateurs comme professionnels, et la santé mentale des athlètes. Ces fractures enfoncent de très nombreux sports, compétitions et athlètes un peu plus dans des difficultés et l’insécurité, et particulièrement les femmes.

    Par Eveline Vernest (Bruxelles)

    Ces cinq dernières années, on assiste à une plus grande attention accordée à la pratique du sport par les femmes (générée par des athlètes, des équipes et aussi des compétitions, comme la Coupe du monde féminine de la FIFA). La Coupe du monde de football de 2019, par exemple, a bénéficié d’une plus grande attention. Il n’y avait pas uniquement le football lui-même, mais aussi la campagne pour l’égalité salariale et de primes, contre le sexisme dans le monde du sport, pour l’égalité de traitement,… Tout comme dans le mouvement féministe mondial, nous avons vu davantage de femmes résister ouvertement. Il y a une prise de conscience croissante des droits des femmes et de ce qui est acceptable ou non, y compris dans le monde du sport.

    Mais le ‘confinement’ mondial menace de mettre un terme à cette dynamique. La pandémie a mis en évidence les profondes différences existantes.

    L’impact de la crise du coronavirus

    Avec la crise sanitaire, ces inégalités se font encore plus sentir. L’accès aux équipements et infrastructures sportives nécessaires est plus limité, voire impossible. Souvent, les équipes féminines ne disposent pas de leurs propres installations et, dans certains cas, utilisent des espaces publics communs pour s’entraîner. Après le printemps ‘confiné’, lorsque la pratique sportive pour les athlètes professionnelles comme amateurs a été à nouveau autorisée, ce sont surtout les femmes qui ont souffert. Car avec les nouvelles mesures d’hygiène, pour l’utilisation des équipements, des infrastructures, etc., qui doivent maintenant être utilisées avec moins de monde au même moment (pour assurer la distance physique), la priorité est en général donnée aux hommes.

    Les compétitions féminines de haut niveau ont en général repris bien plus tard que les compétitions masculines, après le ‘confinement’ du printemps dernier. Par exemple, la compétition féminine de rugby en Angleterre n’a repris que deux mois après son équivalent masculin. Et alors que la compétition masculine pouvait commencer avec les règles de la période pré-corona combinées avec des tests covid réguliers, les femmes ont dû attendre des règles adaptées. Des différences similaires étaient d’application dans le football professionnel et dans d’autres sports et compétitions.

    Dans le haut niveau du basket-ball en France, un match masculin ne peut pas avoir lieu si les deux équipes censées s’affronter cumulent trois cas positifs au covid ; pour les femmes, il faut davantage de cas positifs pour que le match n’ait pas lieu. Juste avant la finale de la Coupe de France féminine, en septembre, entre le Tango Bourges et l’ASVEL Lyon, il s’est avéré que l’une des équipes avait trois cas positifs, et l’autre un cas positif. La fédération de basket-ball a poussé pour que le match ait lieu, d’autant que sa règle était respectée. Mais les sportives des deux équipes, ainsi que leurs encadrements (y compris le médecin du club), ont demandé à ne pas jouer le match. Mais il s’agissait de la finale, et la fédération avait investi beaucoup d’argent pour en faire un gros de match de gala, le premier match d’une compétition féminine à se dérouler dans le palais omnisports de Paris-Bercy. Une annulation aurait signifié la perte de cet argent, c’est pourquoi le président de la fédération a même appelé la ministre des sports Roxana Maracineanu à la rescousse, pour tenter de convaincre les joueuses de quand même jouer ce match, mais en vain. Car finalement, les joueuses des deux équipes se sont rassemblées, ont discuté et décidé de boycotter cette finale de la coupe pour dénoncer les conditions sanitaires et les différences de règlementations entre hommes et femmes, au sein d’un même sport. Des luttes, même petites mais à grosse charge symbolique, peuvent être victorieuses.

    Des inégalités institutionnalisées, qui répondent à la loi du profit

    Il est clair que les relations et la répartition des rôles existantes dans la société, dans lesquelles les femmes sont souvent réduites à une position de second rang, se reflètent également dans le monde du sport. C’est le cas avec les salaires inégaux, avec la masse d’argent qui est injectée dans le sport pour les grandes compétitions comme la NBA, celles organisées par la FIFA, …, alors que les compétitions féminines doivent souvent attendre les investissements nécessaires. En effet, elles génèrent beaucoup moins profit, du moins pas dans la même mesure que la plupart des compétitions masculines. De cette façon, non seulement l’inégalité est maintenue, mais il y a aussi une inégalité des chances institutionnalisée.

    Chaque année en février-mars a lieu le tournoi européen de rugby des ‘Six Nations’. Cette année, le Six Nations féminin a déjà été reporté, à une période indéterminée. En ce qui concerne le tournoi masculin, des solutions sont recherchées pour que ce tournoi se poursuive à tout prix. Par exemple, il est envisagé d’organiser tout le Tournoi en France, en bulle close, en hébergeant les équipes des 6 Nations dans des hôtels pendant la durée de la compétition, afin de limiter les risques sanitaires. C’est bien sûr lié au fait que la compétition masculine mobilise énormément d’argent, sur base des droits TV et du sponsoring. Une manne financière indispensable pour ces fédérations nationales de rugby, qui ne peuvent plus compter depuis mi-mars sur les revenus de la vente de billets d’entrée aux matches du Tournoi. Le Tournoi masculin rapporte beaucoup d’argent, et serait une perte financière dure, donc il doit se jouer, quitte à invoquer des arguments sportifs pour le justifier ; des arguments que l’on n’entend pas concernant le Tournoi féminin…

    Mais l’inégalité est évidemment bien plus que cela. Seule une minorité d’athlètes féminines d’élite ont le statut d’athlète à plein temps, ce qui signifie qu’elles n’ont reçu pour la plupart aucune compensation financière, ou une compensation insuffisante, pendant le ‘confinement’. Pour la plupart des femmes qui sont effectivement payées pour leur pratique du sport d’élite, les bas salaires, les contrats à court terme ou à temps partiel et les mauvaises conditions de travail sont la norme. C’est aussi le cas pour beaucoup de sportifs, mais c’est particulièrement le cas des sportives.

    Une forme de revenu très instable mais extrêmement courante pour les athlètes, par exemple, est celle du sponsoring. Dans des circonstances normales, ce revenu est déjà incertain et souvent lié à la performance, à l’image, … plutôt qu’au sport lui-même ; en période de ‘confinement’, ce revenu est, pour beaucoup, devenu nul : pas de sport signifie pas de sponsoring ; pas de sponsoring signifie pas de revenus. Il en va de même pour la plupart des compétitions : pas de compétitions, ça signifie pas d’argent pour participer à ces compétitions ; et cet argent est bien souvent indispensable pour de nombreux clubs et de nombreuses sportives et sportifs.

    L’impact financier de la pandémie sur les femmes dans le sport reflète ce qu’on connait aussi ailleurs, les femmes étant plus susceptibles de travailler moins d’heures et de faire plus de travail non rémunéré pendant la pandémie.

    Absence d’investissements publics durant des décennies

    Mais bien sûr, cela ne concerne pas seulement les sportives et sportifs professionnels, mais aussi au niveau amateur on assiste à un approfondissement des fractures existantes. Il existe également une inégalité concernant les entrainements et les possibilités d’entrainements. Avant la crise corona, par exemple, les compétitions féminines étaient surtout planifiées pendant les heures ‘impopulaires’. Ces heures sont ‘impopulaires’ pour une raison, mais placent les joueuses, surtout quand elles sont (jeunes) mères, souvent devant des circonstances difficiles supplémentaires. Par exemple, si elles veulent participer aux entrainements et aux compétitions, elles auront certainement besoin d’une garderie. Et si cela ne peut être trouvé, soit il faut dépenser de l’argent pour un babysitting, soit il n’est tout simplement plus possible de participer à un match ou même de pratiquer ce sport.

    Soyons clairs, la pratique sportive, tant pour les femmes que pour les hommes, est minée par le système économique capitaliste qui est orienté vers la performance individuelle dans la course à des profits toujours plus importants, pour une petite minorité de la population. Le sport pratiqué par les hommes génère davantage de profits grâce à ce système, qui maintient et alimente encore l’inégalité de traitement, d’accès et de chances entre les hommes et les femmes dans le sport, mais aussi entre une petite minorité qui a accès à du matériel et des infrastructures adéquates, et la grande majorité des sportives et sportifs, qui doivent se contenter de ce que l’austérité budgétaire n’a pas supprimé ou détruit.

    De quoi avons-nous réellement besoin ?

    • Des investissements publics massifs doivent être faits dans toutes les infrastructures publiques, y compris sportives. La pratique sportive doit pouvoir se faire dans un environnement de qualité, sain, gratuit et accessible à toutes et tous.
    • Ce sont les sportives et sportifs qui doivent choisir elles-mêmes les mesures (d’hygiène), les règles et les équipements nécessaires pour se sentir en sécurité pendant la pratique de leur sport.
    • Tout le monde devrait avoir les mêmes possibilités de pratiquer un sport, sans avoir à faire face à des dilemmes financiers, familiaux ou autres. Des investissements publics doivent être faits dans des dispositifs permettant aussi aux femmes de pouvoir pratiquer leur sport dans les meilleures conditions : des services de garderie (gratuits) doivent être organisés dans les centres sportifs et lors des entrainements et compétitions ; des protections menstruelles gratuites doivent être disponibles dans chaque lieu de pratique sportive, en tout temps ; les timings d’entrainements et des compétitions doivent dans la mesure du possible pouvoir être adaptés pour permettre à chaque personne de pratiquer son sport, tenant compte de la garde d’enfants ainsi que des effets que les cycles menstruels peuvent avoir sur les prestations sportives ; …
    • Des investissements publics doivent être faits pour apporter un soutien (physique, mental, …) adapté aux réels besoins pour toutes les sportives et sportifs, et ceci ne doit pas dépendre de la disponibilité d’éventuels bénévoles.
    • Il faut mettre fin à la super-commercialisation dans le sport ; tout le monde doit être encouragé à faire du sport, pour le plaisir et la santé.
    • Tout comme les professionnels de sports collectifs, les sportives et sportifs professionnels de ‘sports individuels’ doivent pouvoir bénéficier d’un salaire leur permettant de vivre et de pratiquer leur profession sans devoir faire la course au sponsoring.
    • La pratique sportive par toutes et tous ne doit pas être un moyen pour que individus empochent des millions. Les compétitions et les clubs sportifs doivent être retirés des mains des grandes entreprises et de leurs managers dociles. Ils doivent être gérés par les sportives et les sportifs eux-mêmes et les professionnels et bénévoles du secteur, pas par une poignée de décideurs déconnectés et/ou assoiffés de profits.

    La pratique du sport n’existe pas en dehors de toutes les autres activités dans la société. Exiger des investissements massifs et une autre approche de la pratique du sport, amateur et professionnel, implique de se battre contre le système capitaliste qui maintient et renforce les inégalités, qui est incapable de répondre aux besoins, aussi ceux des sportives et des sportifs. Cela implique de se battre pour un autre type de société, une société socialiste, basée sur la satisfaction des réels besoins de toutes et tous.

  • [DOSSIER] L’héritage révolutionnaire d’Antonio Gramsci

    Antonio Gramsci est certainement l’un des penseurs marxistes les plus populaires. Il est considéré comme l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle. Ces dernières années, ses idées ont été particulièrement étudiées et appréciées par la gauche latino-américaine, qui se penche sur l’héritage politique de ce révolutionnaire sarde. Même en Italie, à l’occasion du 100e anniversaire de la naissance du Parti communiste italien (PCI), la figure de Gramsci fait un retour en force.

    Par Massimo Amadori, Resistenze Internazionali, section italienne d’Alternative Socialiste Internationale

    En tant que marxistes, nous devons nous aussi nous tourner vers ce grand révolutionnaire, dont les idées peuvent encore nous apprendre beaucoup. Il est certainement nécessaire de libérer Antonio Gramsci de toutes les falsifications staliniennes ou bourgeoises qui ont déformé l’image de Gramsci au point de retirer toute portée révolutionnaire.

    Le Biennio Rosso

    Pour comprendre l’héritage politique d’Antonio Gramsci, il est nécessaire de lire ses écrits et d’étudier l’évolution de sa pensée au fil des ans. Cela nous oblige à analyser le contexte historique dans lequel Gramsci a travaillé, depuis le Biennio Rosso (en français, « Les deux années rouges », 1919-1920) jusqu’à sa mort dans une prison fasciste en 1937.

    Antonio Gramsci est né en Sardaigne en 1891. Très jeune, il s’installe à Turin ; c’est dans la capitale piémontaise qu’il est attiré pour la première fois par les idées socialistes, et où il rejoint le Parti socialiste italien (PSI).

    Après la Première Guerre mondiale, l’Italie est secouée par une vague de grèves, de protestations ouvrières et paysannes qui dure deux ans. Le mouvement ouvrier de masse ne se limite alors pas à des revendications économiques, un véritable potentiel révolutionnaire est présent, inspiré par la révolution bolchevique d’octobre 1917. Les ouvriers du nord de l’Italie ne se contentent pas de faire la grève, ils occupent également leurs usines et élisent des conseils ouvriers, à l’instar des soviets russes.

    Une situation de double pouvoir se développe. Les conseils ouvriers (l’État socialiste à l’état embryonnaire) entrent en concurrence avec l’État bourgeois pour la détention du pouvoir. Lors des élections de 1919, le PSI devient le principal parti du pays. « Faisons comme en Russie » devient le slogan du prolétariat italien. Dans ce contexte, Antonio Gramsci représente l’aile la plus combative et la plus révolutionnaire du Parti socialiste italien. Il joue un rôle de premier plan dans la formation des conseils d’usine, qu’il considère à juste titre comme les organes du futur État socialiste.

    Bien que les travailleurs réussissent à arracher aux patrons des gains sociaux importants, comme la journée de travail de 8 heures, les aspirations révolutionnaires du prolétariat italien sont rapidement étouffées par les dirigeants réformistes du PSI et les bureaucraties syndicales. Le Biennio Rosso est vaincu.

    Antonio Gramsci, Amedeo Bordiga et toute l’aile révolutionnaire du PSI n’ont pas eu la détermination nécessaire pour rompre avec les réformistes et n’ont donc pas pu prendre l’initiative pour conduire les travailleurs à prendre le pouvoir politique. Malgré cela, à cette époque, la renommée de Gramsci dans le mouvement socialiste s’est considérablement accrue. En 1919, le révolutionnaire sarde fonde « L’Ordine Nuovo » (L’Ordre Nouveau), un journal qui réunit toute l’aile révolutionnaire du PSI à Turin.

    Le fascisme italien

    La réponse des grands capitalistes et des propriétaires terriens aux luttes ouvrières et paysannes ainsi qu’à la percée des socialistes est de créer et de financer des escouades fascistes. Ces escouades fascistes agressent et même assassinent des ouvriers en grève, des paysans qui avaient occupé les terres, des syndicalistes et des socialistes.

    Le fascisme est le prix que le mouvement ouvrier italien a dû payer pour la défaite du Biennio Rosso. Au milieu de la vague de violence fasciste, à Livourne, le 21 janvier 1921, le PSI a connu la plus importante scission de son histoire : l’aile marxiste révolutionnaire du parti dirigée par Antonio Gramsci et Amedeo Bordiga s’est séparée pour constituer le Parti communiste italien (PCI). Le PCI est devenu la section italienne de la Troisième Internationale de Lénine et Trotsky, l’Internationale Communiste. Cette séparation d’avec les réformistes a certainement été tardive, car le mouvement ouvrier avait alors été vaincu par les escouades fascistes, et les forces réactionnaires l’emportaient dans toute l’Italie.

    L’ultra-gauchisme de Bordiga

    Le PCI s’est immédiatement retrouvé isolé des masses populaires, notamment en raison de la politique sectaire et gauchiste suivie par Bordiga. La direction du parti fut initialement aux mains de ce révolutionnaire napolitain qui refusait toute forme de front uni antifasciste avec le PSI et les autres forces du mouvement ouvrier. Il était donc en conflit avec Lénine, Trotsky et la direction de l’Internationale, qui soutenaient que le PCI devait défendre un front uni des organisations ouvrières pour lutter contre le fascisme. À cette époque, Gramsci, bien que n’étant pas toujours d’accord avec Bordiga, accepta sa politique sectaire.

    En 1922, Antonio Gramsci se rendit à Moscou et, pendant son séjour, après avoir débattu avec Lénine, Trotsky et d’autres dirigeants bolcheviques, il acquit la conviction que la politique ultra-gauche de Bordiga était erronée et qu’une politique de front unique de la gauche contre le fascisme était nécessaire. Plus tard, il est retourné en Italie, déterminé à modifier la politique du parti sur cette question, en opposition à la fraction bordigiste.

    Entre-temps, Mussolini était arrivé au pouvoir, rendant immédiatement la vie difficile au jeune parti communiste. En effet, les escouades fascistes avaient déjà commencé à arrêter et à assassiner de nombreux militants communistes. Gramsci, cependant, s’est retrouvé élu au Parlement et a donc bénéficié de l’immunité parlementaire dans les premières années du fascisme. Cette situation dura jusqu’en 1926, lorsqu’une nouvelle série de lois fut adoptée pour liquider toute opposition au fascisme et finalement faire de l’Italie un régime totalitaire.

    Gramsci à la tête du PCI

    Au cours des années 1923-1924, Antonio Gramsci a défendu les politiques de l’Internationale. Bien que toujours minoritaire, l’aile de Grmasci a organisé un coup d’Etat interne pour évincer Bordiga avec le soutien de l’Internationale et en utilisant des méthodes bureaucratiques. Ces méthodes antidémocratiques auraient été impensables dans les premières années de l’Internationale communiste ; mais celle-ci se bureaucratisait déjà à mesure que le stalinisme se renforçait au sein de l’URSS elle-même.

    La bataille politique de Gramsci contre Bordiga était correcte et conforme aux positions non sectaires de Lénine et Trotsky. Cette bataille a toutefois été menée avec des méthodes non démocratiques et contraires à l’approche bolchevique. Au congrès de Lyon de 1926, Gramsci a porté le coup de grâce à la direction bordigiste en suivant les instructions de l’Internationale. À cette époque, le révolutionnaire sarde se rangeait du côté de la fraction stalinienne du parti bolchevique, croyant à tort que les positions de Trotsky étaient similaires à celles de Bordiga. Malgré cette erreur, Gramsci ne fut jamais stalinien et, dans une lettre adressée au Comité central du Parti communiste d’Union Soviétique (PCUS) en 1926, tout en soutenant politiquement la majorité du parti soviétique, il critiqua sévèrement les méthodes bureaucratiques et antidémocratiques que Staline utilisait contre les « trotskystes ». C’était en 1926, bien avant les procès de Moscou et les grandes purges au moyen desquelles Staline a exterminé toute la vieille garde bolchevique.

    Togliatti et Staline

    Avec cette position, Gramsci s’est retrouvé en conflit avec un autre communiste italien, Palmiro Togliatti, qui se trouvait alors à Moscou, et était un partisan sans réserve de Staline. Ce dernier a fait en sorte que la lettre de Gramsci ne parvienne jamais au Comité central du PCUS. La même année, Gramsci a été arrêté par le régime fasciste et condamné à une longue peine de prison. Le PCI est alors passé sous la direction stalinienne de Togliatti, qui a été pendant de nombreuses années l’un des principaux collaborateurs de Staline et fut le complice de nombre de ses crimes.

    Bien qu’en prison et gravement malade, Antonio Gramsci n’a pas abandonné la lutte et a écrit de manière prolifique. Ses célèbres « Carnets de prison », probablement l’ouvrage le plus lu d’Antonio Gramsci, datent de cette période de détention. Ces écrits traitent de diverses questions et contiennent plusieurs conceptions novatrices de la théorie marxiste. Ses jugements sur Trotsky sont cependant hâtifs et démontrent un manque de connaissance des idées de Trotsky dû, sans doute, au fait que Gramsci est resté isolé en prison et n’a pas eu accès aux informations du monde extérieur. Par conséquent, il n’a pas compris ce qui se passait en Union soviétique. Malgré ces limites, Gramsci était très critique envers Staline et Togliatti, en particulier en ce qui concerne la politique d’ultra-gauche et sectaire de la « Troisième période ».

    La « Troisième période »

    De 1928 à 1934, l’Internationale communiste stalinisée a connu une phase d’ultra-gauche où les partis communistes ont identifié le fascisme à la social-démocratie, en définissant celle-ci comme étant du « social-fascisme ». Depuis la prison, Gramsci s’est opposé à cette politique insensée qui, en 1933, a empêché tout front uni en Allemagne entre communistes et sociaux-démocrates. Cela a permis aux nazis de prendre le pouvoir presque sans opposition. Les critiques que Gramsci adressait à l’époque à la direction stalinienne du PCI coïncidaient avec celles des trotskystes de la Nouvelle opposition italienne (NOI), liée à l’Opposition de gauche internationale de Trotsky. La NOI était dirigée par les trotskystes Pietro Tresso, Alfonso Leonetti et Alberto Ravazzoli, tous expulsés du PCI en 1930 pour leur opposition au stalinisme.

    Les trotskystes italiens partageaient avec Gramsci l’opposition à la ligne du « social-fascisme ». Cependant, Gramsci, étant en prison, n’en était pas conscient. Cela ne veut pas dire que Gramsci serait devenu trotskyste, mais il n’était certainement pas stalinien et sa rupture avec Togliatti fut vive. Alors qu’il était isolé en prison, certains des camarades du parti de Gramsci s’étaient détournés de lui. Les staliniens ont à leur tour évité Gramsci, incapables de lui pardonner son « hétérodoxie ».

    Nous ne savons pas comment ses pensées auraient évolué car, en raison de ses souffrances dans les prisons fascistes, Gramsci est mort en 1937. Les fascistes ont tué l’un des grands esprits de la classe ouvrière italienne.

    L’héritage politique de Gramsci

    L’aspect le plus important de l’héritage politique d’Antonio Gramsci est ce qui s’est passé après sa mort. Les staliniens de Togliatti, qui s’étaient opposés à lui dans la vie, se sont présentés hypocritement comme les héritiers politiques de Gramsci et ont déformé sa pensée en le présentant comme un réformiste et un « anti-trotskyste ». À partir de 1935, les staliniens ont abandonné leur phase d’ultra-gauche et, en rejetant l’approche de front unique des bolcheviks, ont introduit la stratégie des « fronts populaires », inaugurant une politique réformiste de collaboration de classe avec la bourgeoisie. Cette politique ne fut jamais révisée. En Italie, elle atteignit son apogée avec la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque le PCI dirigé par Togliatti, sous les instructions de Staline, abandonna toute perspective révolutionnaire et promut une politique d’unité nationale avec les forces bourgeoises, y compris avec la monarchie et les ex-fascistes passés du côté des alliés.

    Dans l’immédiat après-guerre, le PCI est entré dans des gouvernements bourgeois et a participé à la reconstruction de l’État bourgeois républicain. L’appareil répressif de l’État est resté le même que celui créé durant le régime fasciste. Les fascistes n’avaient pas été purgés de l’appareil d’État et étaient restés à la tête de la police, de l’armée et du système judiciaire. En accordant l’amnistie aux fascistes, le PCI de Togliatti a peut-être atteint le point le plus bas de son histoire.

    Togliatti a présenté la politique réformiste imposée par Staline comme une innovation italienne découlant des idées de Gramsci. Le révolutionnaire sarde a ensuite été présenté par Togliatti comme un précurseur de la politique réformiste du PCI stalinien, de la « voie parlementaire » vers le socialisme et de l’unité nationale avec la bourgeoisie.

    Les écrits de Gramsci ont ensuite été produits par des maisons d’édition contrôlées par le PCI, après que Togliatti ait pris des mesures pour en effacer tout élément ne correspondant pas aux besoins des staliniens. De véritables falsifications ont été introduites, comme la phrase « Trotsky est la putain du fascisme », attribuée par Togliatti à Gramsci alors qu’il s’agissait d’une citation de Togliatti lui-même.

    Les « Carnets de prison » est sans doute le texte le plus falsifié par les staliniens, ces derniers présentant les idées novatrices de Gramsci comme une anticipation du réformisme du PCI. Par exemple, le concept gramsciste « d’hégémonie culturelle », exprimé dans les Carnets, est présentée comme l’abandon de la perspective révolutionnaire et donc comme une anticipation de la voie parlementaire vers le socialisme suivie par le PCI. En fait, quiconque lit attentivement les écrits de Gramsci comprendra que le concept « d’hégémonie culturelle » n’était pas du tout l’abandon de la perspective révolutionnaire mais une tentative de Gramsci d’adapter la stratégie léniniste à un contexte occidental. Le même concept d’hégémonie était également présent dans l’œuvre de Lénine.

    Gramsci voulait faire valoir que, dans les pays capitalistes avancés, la société bourgeoise s’exprimait beaucoup plus fortement que dans la Russie tsariste et que, par conséquent, le mouvement révolutionnaire devait surmonter beaucoup plus d’obstacles. Cela nécessitait la construction patiente d’une hégémonie culturelle du mouvement socialiste au sein de la société, pour contrer l’hégémonie bourgeoise. Gramsci soutenait qu’à l’Ouest, le chemin vers la révolution socialiste serait plus long et plus complexe qu’en Russie et qu’il fallait donc mener une « guerre de position » contre le capital plutôt qu’une « guerre de mouvement » comme l’avaient fait les bolcheviks en Russie. Cette perspective n’excluait pas les fronts unis avec d’autres forces de gauche et les luttes pour des objectifs démocratiques. Pour Gramsci, il s’agissait donc de repenser les méthodes révolutionnaires à l’Ouest, et non de renoncer à la révolution en rejoignant des gouvernements bourgeois comme l’a fait le PCI de Togliatti, sur recommandation de Staline.

    Gramsci rejetait l’ultra-gauche de Bordiga et sa position sectaire s’opposant à un front uni de la gauche, mais il n’a jamais proposé de théorie justifiant les fronts populaires avec la bourgeoisie. Il n’a pas non plus abandonné la politique de la classe ouvrière et de la révolution. Il n’a jamais soutenu qu’à l’Ouest, il était possible pour les socialistes de prendre le pouvoir par des moyens parlementaires, sans qu’il soit nécessaire de renverser l’État bourgeois par la voie de la révolution. Toutes les batailles politiques de Gramsci étaient dirigées contre le réformisme. Toutes ses idées et ses actions contredisaient l’approche stalinienne.

    Le faux réformiste

    Aujourd’hui, en Italie, la presse bourgeoise, reprenant les mensonges de Togliatti, présente un Gramsci réformiste, « Père de la Patrie » et de la République italienne bourgeoise. Une fois de plus, Gramsci est purgé de ses aspects révolutionnaires. Que donc Gramsci – partisan enthousiaste de la révolution bolchevique et dirigeant du mouvement des conseils d’usine de Turin en 1920 – peut-il bien avoir à voir avec le faux réformiste Gramsci que la bourgeoisie et les staliniens nous présentent ? Le Gramsci « réformiste » qui a favorisé la coalition avec la bourgeoisie n’a jamais existé, sauf dans les fantasmes de Togliatti et de Berlinguer. Pourtant, aujourd’hui, c’est ce Gramsci que tout le monde connaît, le Gramsci honoré par la presse bourgeoise, le Parti démocrate et les héritiers du stalinisme et de la gauche réformiste italienne.

    Heureusement, en Amérique latine et dans de nombreux autres pays, la gauche et les socialistes redécouvrent un autre Gramsci, le Gramsci marxiste et révolutionnaire. Gramsci était un grand révolutionnaire, qui comme tout le monde a fait des erreurs, mais qui a toujours été cohérent avec ses idéaux socialistes. Son héritage politique appartient aux marxistes révolutionnaires.

  • [DOSSIER] Dix ans après la chute du dictateur Ben Ali, balayé par la révolution

    Manifestation Avenue Bourguiba au centre-ville de Tunis, 14 janvier 2011. Photo : wikipedia

    Il y a dix ans, à partir de la fin 2010, une puissante vague révolutionnaire a secoué l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Des manifestations localisées partant des régions les plus pauvres et marginalisées de la Tunisie se sont rapidement transformées en une insurrection nationale, la répression policière meurtrière ne faisant qu’alimenter davantage la colère contre un régime honni et corrompu.

    Par Cédric Gérôme, Alternative Socialiste Internationale

    Cette colère aboutit, dans la deuxième semaine de janvier 2011, à une déferlante de grèves de masse dans plusieurs régions successives qui précipitèrent la chute du dictateur tunisien Ben Ali, le 14 janvier, et sa fuite en Arabie Saoudite.

    La contagion révolutionnaire

    A l’occasion du 10e anniversaire de la chute du dictateur Ben Ali, les éditions Marxisme.be publient un nouvel ouvrage qui revient sur ces événements tumultueux riches en leçons pour les luttes actuelles. Parmi les plus importantes d’entre elles : la compréhension de la puissance du mouvement de masse.

    Rapidement, cette victoire arrachée par la lutte de masses libéra la confiance de millions de pauvres, de travailleurs et d’opprimés dans l’ensemble de la région. Des millions de personnes qui n’étaient plus prêtes à accepter de continuer à vivre dans la misère, le chômage et le despotisme tandis qu’une infime élite corrompue s’enrichissait allègrement aux dépens de tout le reste de la société.

    Dans l’actuel contexte d’augmentation incessante des prix des produits alimentaires, il est bon de se souvenir qu’un catalyseur important de cette gigantesque explosion populaire fut la hause des prix des produits de base, en particulier du pain. La vie quotidienne devenait sans cesse plus insoutenable pour des couches grandissantes de la population.

    Après la Tunisie, c’est l’Egypte qui s’est à son tour soulevée. Et bientôt des soulèvements et mouvements de protestation d’ampleurs diverses se répandirent en Libye, en Syrie, au Yémen, à Bahreïn, en Arabie saoudite, au Maroc, en Jordanie, au Liban, dans les territoires palestiniens, en Iraq et ailleurs. Partout s’écroulait le mur de la peur, les masses faisant preuve d’une bravoure héroïque face à la répression des milices, face aux balles des snipers et de la police. Un même slogan se répétait et résonnait partout « Echa’b yuriid isqat en-nidham » : « Le peuple veut la chute du système ».

    Au-delà des frontières, les masses prirent conscience tout à la fois de la similitude de leurs conditions et de leur puissance collective pour lutter et transformer ces conditions. Ce processus révolutionnaire éveilla les espoirs et les attentes de millions de personnes dans toute la région, mais aussi l’admiration et l’inspiration de bien d’autres aux quatre coins de la planète.

    Il fit aussi trembler les classes dirigeantes, les régimes tyranniques et les forces impérialistes qui avaient soutenus ces régimes pendant longtemps, un soutien récompensé en termes de profits généreux pour les multinationales et les banques occidentales. Ceux et celles qui croient à la fable selon laquelle la politique étrangère de la future administration américaine de Joe Bien sera focalisée sur les droits humains devraient se demander par exemple pourquoi toute l’administration démocrate d’Obama – dont Biden était le vice-président à l’époque – défendit la dictature égyptienne de Hosni Mubarak jusqu’à la dernière minute. Joe Biden lui-même déclara que Mubarak n’était pas un dictateur et qu’il ne devait pas démissionner face aux protestations croissantes contre son règne. Ce règne de près de 30 années, les masses égyptiennes lui avaient mis un terme moins d’un mois après cette déclaration embarrassante.

    L’impossible rendu possible

    Partout il semblait soudainement qu’après des décennies de dictatures, de déclin humiliant, de guerres et de pillage néocolonial, de terrorisme et de pauvreté, un changement radical était enfin à portée de la main. L’idée tenace d’un Moyen-Orient embourbé dans les conflits sectaires fut totalement retournée sur sa tête. Dans un pays après l’autre, des scènes de solidarité entre différentes communautés religieuses furent observées, les masses comprenant la nécessité de s’unir dans la lutte contre leurs oppresseurs.

    En Egypte par exemple, les chrétiens coptes protégeaient les musulmans qui priaient sur la place Tahrir, et vice versa. Brisant les traditions conservatrices et patriarcales, les femmes s’investissaient dans tous les aspects de cette lutte historique. De manière générale, la révolution semblait rendre possible tout ce qui avait été impensable et impossible la veille. Au travers de ce combat frontal contre l’oppression et l’exploitation, les prémisses d’une société nouvelle semblait émerger des actions, des occupations, des manifestations et des grèves de masse.

    C’est sans aucun doute en Tunisie et en Egypte que le processus révolutionnaire fut dans en premier temps, poussé le plus loin. Cela était dû à l’intervention à une échelle de masse de la classe des travailleurs dans l’action à partir de son outil de lutte privilégié : la paralysie de l’économie par la grève, qui fit trembler la bourgeoisie et força cette dernière à lâcher du lest plus rapidement et plus facilement qu’ailleurs pour préserver son système.

    Dans ces deux pays, des comités populaires et révolutionnaires virent le jour dans une multitude de quartiers et de localités, défiant l’appareil d’Etat de la dictature, se substituant à la police pour organiser la sécurité, et tentant de réorganiser toute une série de tâches quotidiennes selon la volonté des masses en mouvement. Dans beaucoup d’entreprises et lieux de travail, des managers corrompus furent dégagés par des travailleurs en colère.

    L’alternative et le programme : des questions cruciales

    Pourtant, bien que les classes dirigeantes furent initialement prises par surprise, elles se ressaisirent vite et organisèrent la riposte. Les victoires des premières semaines ne pouvaient pas dissimuler pour longtemps le fait que le système lui-même n’avait pas été délogé. Le pouvoir politique demeurait en définitive aux mains des classes possédantes. Le manque d’une alternative a commencé à peser lourdement, bien qu’à différents degrés selon la situation existante dans chaque pays.

    Karl Marx expliquait que les humains créent leur histoire non sur base de conditions qu’ils déterminent à l’avance, mais sur la base de conditions héritées du passé. Ces conditions impliquaient un peu partout une présence et influence très faible de la gauche organisée et l’absence d’outils politiques propres au mouvement ouvrier et révolutionnaire. Les masses avaient une conscience claire et déterminée de ce qu’elles ne voulaient plus, mais pas une idée claire de ce avec quoi remplacer ce qu’elles ne voulaient plus.

    De plus, chaque pays était entré dans la danse avec ses propres caractéristiques, sa propre histoire, et sa constellation de forces politiques spécifiques. De fortes traditions tribales en Libye. Des appareils d’Etats érigés sur la base du sectarisme en Syrie et en Irak. Une pénétration importante de l’armée dans l’économie et la politique en Egypte. Tous ces éléments, bien que poussés sur la défensive au début des mouvements, rejaillirent avec d’autant plus de force que le mouvement révolutionnaire n’avait pas d’alternative ni de programme bien défini à opposer aux forces de la contre-révolution.

    La fin du processus révolutionnaire ?

    De plus, les puissances impérialistes, voyant leurs intérêts menacés par cette vague révolutionnaire, ne restèrent évidemment pas sans broncher. Les bombardements de l’OTAN en Libye répondaient à une volonté de l’impérialisme occidental de « reprendre la main » sur le processus en cours et restaurer son prestige meurtri. A leur tour, les dictateurs libyens et syriens, Mouammar Kadhafi et Bashar al Assad, instrumentalisèrent la peur de l’intervention impérialiste pour se préserver un soutien et diviser le mouvement de révolte. Pour la même raison, tous deux jouèrent aussi sur les divisions communautaires, tribales, régionales et religieuses facilitées par la faiblesse du mouvement ouvrier organisé dans leurs pays respectif. En Syrie, en Libye mais aussi au Yémen, les révolutions se sont mutées en guerres civiles prolongées, alimentées par les interventions extérieures.

    Après une seconde et puissante révolte contre le règne des Frères Musulmans qui avaient remporté les premières élections à la suite de la chute de Mubarak, la révolution égyptienne a succombé à la contre-révolution, la résistance étant petit à petit étouffée par la répression militaire sauvage suite au coup d’Etat militaire de Abdel Fattah el-Sissi à l’été 2013.

    La même année, Daesh – aussi connu sous le nom du soi-disant « Etat Islamique » – s’est emparé de pans entiers de territoire en Irak et en Syrie se nourrissant de la désillusion ambiante et des revers de la révolte syrienne. Un règne de terreur et de violence extrême fut instauré sur les zones sous son contrôle.

    Dans un tel contexte, beaucoup succombèrent à l’époque à l’idée selon laquelle le processus révolutionnaire dans la région était terminé. Dans un article publié en décembre 2016 intitulé « La tragédie syrienne signale la fin des révolutions arabes », le journaliste britannique Robert Fisk, pourtant fin connaisseur de la région, écrivait par exemple : « Tout comme l’invasion catastrophique anglo-américaine de l’Irak a mis fin à l’épopée occidentale des aventures militaires au Moyen-Orient, la tragédie syrienne garantit qu’il n’y aura plus de révolutions arabes. »

    Notre internationale, bien que consciente dès le début des limites du processus, ne l’avait jamais enterré aussi facilement pour autant. Nous avions gardé une confiance dans la capacité des masses à se relever et à se relancer dans de nouveaux assauts contre l’ordre ancien ou contre de soi-disant « nouveaux » régimes ne faisant que répéter les politiques du passé.

    À l’époque de la vague révolutionnaire en 2010-2011, nous expliquions que les mouvements de masse ne pourraient pas durer indéfiniment et qu’ils se heurteraient à de sérieuses complications ainsi qu’à des défaites en raison du manque de partis et de directions pour les représenter. Mais nous soulignions également que les contre-révolutions, vu leur incapacité à se reconstruire une base sociale solide dans un contexte de crise généralisée du système capitaliste, et reproduisant tous les ingrédients qui avaient mené à l’explosion révolutionnaire initiale, ne pourraient reprendre la main durablement. Les processus révolutionnaires allaient inévitablement rejaillir, avec des révoltes encore plus profondes des masses laborieuses et des pauvres de la région.

    Une nouvelle vague révolutionnaire

    Et c’est ce qui se produisit à partir de décembre 2018, lorsqu’une autre chaîne de soulèvements et de révolutions explosa, à commencer par le Soudan. En février 2019, la population algérienne dévala dans les rues à son tour après que le président Abdelaziz Bouteflika ait annoncé son intention de briguer un cinquième mandat. Bouteflika fut forcé par l’armée d’abandonner le pouvoir suite à un mouvement spontané de grève quasi généralisée s’étalant sur plusieurs jours. Et le tyran soudanais Omar al Bashir connut le même sort une semaine plus tard.

    Bien qu’ayant sa dynamique propre, cette nouvelle vague révolutionnaire s’appuyait sur certaines leçons dégagées de l’expérience de la première. Parmi celles-ci, la compréhension plus approfondie que pour une lutte réussie, aucun répit ne pouvait être offert une fois que la tête des régimes était tombée et qu’il fallait au contraire redoubler d’efforts pour déraciner les structures et les institutions sur lesquelles elle repose.

    Au Soudan, un conseil militaire composé de généraux dont les mains étaient pleines de sang des crimes, des tortures et des guerres de la dictature d’Al Bashir arracha le pouvoir. A la place de Bouteflika, un président sans aucune légitimité populaire fut installé par les militaires. Mais dans les deux cas, les manifestations ne s’arrêtèrent pas, que du contraire.

    Un slogan populaire scandé lors du sit-in à Khartoum, au Soudan, était «Soit la victoire, soit l’Égypte». Le slogan «l’Algérie est in-sisi-able» fut aussi exprimé dans les rues algériennes. Ces exemples démontraient que l’expérience du coup d’État militaire égyptien avait pénétré la conscience populaire à l’échelle régionale et que les masses avaient tiré des enseignements de l’échec de la révolution égyptienne.

    Ils démontrent également les instincts internationalistes qui ont animé ces mouvements révolutionnaires depuis leur début, les masses considérant la lutte dans chaque pays, en quelque sorte, comme leur lutte également. Ce n’est donc pas une coïncidence si la même année, à partir d’octobre 2019, les peuples d’Irak et du Liban se soulevèrent eux aussi.

    Les conditions en Irak et au Liban sont extrêmement différentes, mais en réalité extrêmement similaires. Le sort des populations de ces deux pays s’est retrouvé aux mains d’un consortium de dirigeants et de seigneurs de guerre sectaires, riches et corrompus qui, en apparence, sont en désaccord les uns avec les autres mais, en réalité, sont prêts à s’unir dès que le système garantissant leurs intérêts mutuels est menacé.

    Les deux soulèvements ont identifié que la source de leurs malheurs n’est pas une religion ou l’autre, une stratégie éprouvée depuis longtemps pour maintenir divisés les travailleurs et les classes populaires. Leur ennemi est en fait les classes dirigeantes dans leur intégralité, le réseau de relations clientélistes qui les soutient, les milieux économiques affairistes qui profitent de leur emprise sur le pouvoir pour s’enrichir.

    En Iran aussi, on a vu une succession de mouvements de masses, surtout à partir de la fin 2017 / début 2018, avec un nouveau pic en novembre 2019, tandis que la base sociale du régime pourri des Mollahs s’effrite presque de jour en jour. Le rôle impérialiste régional de l’Iran, les sanctions ainsi que les tensions et menaces militaires planant sur ce pays ont tendance à éclipser dans la couverture médiatique la résistance ouvrière authentique qui s’y développe, une résistance qui rencontre généralement la répression la plus brutale.

    À l’instar de ce qui se passe ailleurs, la rage des masses iraniennes est animée non seulement par la soif de libertés démocratiques mais aussi – et peut-être même surtout – par la détérioration incessante des conditions matérielles d’existence, les inégalités grotesques et la suppression des subventions d’État sur les produits de première nécessité. Il est à noter par ailleurs que c’est exactement ce même type de politiques que les institutions financières internationales continuent de préconiser pour la région.

    La solidarité internationale

    Malgré les divisions nationales et religieuses entretenues par les cliques au pouvoir, l’inspiration mutuelle des mouvements en Irak, au Liban et en Iran étaient absolument évidentes. Les manifestants iraniens, par exemple, descendaient dans la rue en scandant « l’ennemi est à la maison », montrant par là non seulement leur solidarité avec les soulèvements au Liban et en Irak mais aussi leur opposition aux interventions militaires du régime iranien dans ces pays. En octobre 2019, les occupants de la place Tahrir à Bagdad envoyèrent un message de solidarité aux manifestants iraniens, insistant sur le fait que leur problème se trouvait uniquement au niveau du régime iranien, lequel soutient des politiciens et criminels corrompus en Irak, et qu’ils espéraient pouvoir construire des relations fortes et durables avec le peuple iranien qui lui aussi, mérite un gouvernement juste.

    La réverbération et l’influence mutuelle de ces luttes en a été une caractéristique essentielle, basée sur la réalisation de leur inséparabilité, dans le cadre d’un système planétaire reproduisant les mêmes logiques partout. La solidarité internationale ne s’est d’ailleurs pas limitée à cette région. En 2011 déjà, des millions de travailleurs et de jeunes du monde entier suivaient les événements révolutionnaires en temps réel.
    L’impact international de ces mouvements s’est manifesté quelques semaines après la chute de Mubarak lorsqu’un mouvement de masse éclata dans le Wisconsin, aux États-Unis, contre des attaques anti-syndicales. Les banderoles et pancartes faisaient explicitement référence aux luttes en Tunisie et en Égypte. La même année, le mouvement Occupy Wall Street et celui des «Indignés» éclata en Espagne, en Grèce et dans d’autres pays.

    En 2019, des révoltes de masse ont éclaté depuis le Chili jusqu’à Hong Kong, et des grèves et marches pour le climat ont démontré la volonté de millions de jeunes et de moins jeunes de se battre pour en finir avec la catastrophe écologique que ce système occasionne. Cette année, les manifestations de Black Lives Matter contre le racisme et la violence policière se sont répandues comme une traînée de poudre à l’échelle internationale. Tout cela fait preuve d’une plus large reconnaissance que la souffrance d’un peuple dans un coin de la terre est la souffrance de tous, un sentiment qui s’est renforcé au vu de la triple catastrophe économique, climatique et sanitaire à laquelle nous sommes tous et toutes confrontés.

    Bien que durant l’année 2020, beaucoup de ces luttes ont été initialement durement frappées par la pandémie, la deuxième partie de l’année a illustré le fait qu’elles sont bien loin d’être terminées, que du contraire. Même en Syrie, des protestations appelant ouvertement au renversement d’Assad ont éclaté en juin dernier. L’été dernier, l’Iran a été traversée par une vague de grèves sans précèdent depuis la révolution de 1979, et encore en octobre, le pays a enregistré un total de 341 manifestations dans 83 villes, avec une moyenne de 11 protestations par jour. En septembre, l’Égypte fut témoin de six jours consécutifs de manifestations dans plus de 40 villes et villages, c’était la première fois que des manifestations appelant au départ de Sissi avaient lieu dans plus d’une province égyptienne à la fois.

    Un processus de longue durée

    Il est donc clair que quel que soit le degré de violence qu’elles déchaînent, les classes dirigeantes ne peuvent jamais complètement éteindre la flamme de la révolte et de la résistance. Les deux vagues révolutionnaires ont été séparées par près d’une décennie, mais il faut les considérer comme faisant partie d’un processus révolutionnaire continu dans toute la région. Un processus qui, avec l’incapacité du capitalisme et des classes dirigeantes à résoudre les contradictions politiques, économiques et sociales qui ont donné naissance à ces mouvements, est appelé à se poursuivre d’une manière ou d’une autre.

    Même en Tunisie, dont la transition démocratique est souvent présentée comme une « success story », la réalité est bien différente du mythe. Les difficultés économiques sont pires que sous le régime de Ben Ali. Un sondage d’opinion publié en novembre 2020 par le ‘Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux’ (FTDES), en dit long sur ce qu’en pensent les pauvres, jeunes et travailleurs en Tunisie même. 83,6% des jeunes disent considérer la société tunisienne inéquitable, 71,3% la jugent “pas fondée sur de bonnes bases”, 69,7% estiment que l’État ne répond pas aux besoins de base et 81,6% pensent que l’État privilégie les riches. Récemment, des mouvements de protestation et de grèves simultanés se sont étendus à plusieurs gouvernorats du pays. Une grève générale a encore frappé la région de Kairouan en décembre pour demander des emplois et une amélioration immédiate des services de santé et de l’infrastructure.

    Organiser la colère

    Ceci dit, tout en saluant la poursuite nécessaire de ces luttes, nous ne pouvons pas nous arrêter à ce constat. À la lumière des drames, des contre-révolutions et des bains de sang qui se sont déroulés dans la région au cours de la dernière décennie, l’idée que les passions populaires et la lutte spontanée vont suffire à elles seules à éradiquer l’ordre ancien et à en finir avec le système d’exploitation et d’oppression actuel, est inadéquate.

    Tous ces mouvements ont montré que face à un ennemi puissant et organisé – une classe dominante consciente de ses intérêts – le changement révolutionnaire ne peut être laissé à la simple chance et spontanéité. Si la spontanéité révolutionnaire peut dans un premier temps représenter un atout pour surprendre et déstabiliser le camp adverse, cet avantage se transforme en désavantage, en facteur déstabilisant pour la révolution, s’il n’est pas dépassé.

    Ce que toutes les luttes qui ont éclaté dans la région ont montré au cours des dix dernières années, c’est que si elles ne sont pas armées d’un programme ainsi que d’organisations pour le mettre en œuvre, elles finiront par aboutir à des reculs, par se dissiper, ou pire, par être manipulées et récupérées pour servir l’agenda de forces réactionnaires. Un parti, un programme et une direction politique sont nécessaires pour organiser les masses laborieuses, la jeunesse et tous les opprimés, faire avancer leurs luttes et les mener jusqu’au renversement du capitalisme.

    Malheureusement, plutôt que de se saisir de ces luttes révolutionnaires historiques pour s’enraciner parmi les travailleurs et les jeunes, plutôt que de se tourner pleinement vers le mouvement de masse et de chercher à s’en faire l’expression politique sur la base d’une opposition résolue à ce système, la gauche s’est bien souvent tirée des balles dans le pied en cherchant toutes sortes d’arrangements et de compromissions avec les représentants de ce système.

    Au Soudan, l’Association syndicale des professionnels soudanais (SPA), qui a joué un rôle de premier plan dans les mobilisations contre le régime d’al Bashir, a formé une coalition avec diverses forces d’opposition connue sous le nom de « Forces pour la liberté et le changement », laquelle a conclu en août 2019, sur le dos de la population, un partage de pouvoir avec les généraux contre-révolutionnaires.

    En Syrie, des pans entiers de la gauche internationale se sont fourvoyés dans une fausse dichotomie. Certains se sont appuyés sur des définitions archaïques de l’anti-impérialisme pour justifier l’injustifiable en applaudissant les massacres et les bombes d’Assad et de ses soutiens. D’autres ont glorifié les bandes armées et les militants jihadistes au nom du soutien à la révolution contre le régime, ou encore exigeaient que les forces impérialistes occidentales s’impliquent davantage dans la guerre.

    En Tunisie et en Egypte, les partis les plus influents de la gauche locale ont porté leur soutien à des forces de l’ancien régime au nom de la lutte contre les islamistes et les frères musulmans, pavant la voie à leur propre destruction …

    Il est donc nécessaire de tirer les leçons de ces erreurs pour les batailles à venir, en particulier la nécessité de garantir l’indépendance politique du mouvement ouvrier et révolutionnaire face aux forces et partis capitalistes, et d’encourager à chaque étape la lutte par des moyens qui lui sont propres.

    Il n’y a pas de raccourci possible : bien que chaque petite victoire est importante, aucun progrès durable n’est possible tant que la société reste dirigée par la loi du profit et que l’économie est contrôlée par une minorité dont les intérêts et la position dépendent de l’appauvrissement et l’oppression de la majorité.

    C’est pourquoi organiser les masses à l’échelle internationale pour unifier toutes les luttes en une seule lutte globale pour renverser le système capitaliste, et construire une alternative socialiste démocratique, est la meilleure manière d’honorer et poursuivre le combat, les efforts et les sacrifices entamés par les masses laborieuses et les exploités de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient il y a dix ans. Solidarité !

  • Editions Marxisme.be : “Le peuple veut la chute du système – Révolution et contre-révolution en Tunisie (2010-2013)”

    Photo : Wikicommon. Sur la banderole : “El Bouazizi nous a laissé un conseil : ne jamais abandonner la lutte”

    A l’occasion du 10e anniversaire de la chute du dictateur Ben Ali, les éditions Marxisme.be publient un nouvel ouvrage qui revient sur ces événements tumultueux riches en leçons pour les luttes actuelles. Parmi les plus importantes d’entre elles : la compréhension de la puissance du mouvement de masse. Le texte ci-dessous est l’introduction du livre. Nous espérons bien entendu qu’elle vous donne envie d’en faire l’acquisition.  

    Au sujet de l’auteur : Cédric Gérôme est membre de l’Exécutif International d’Alternative Socialiste Internationale. Il a visité la Tunisie a de nombreuses reprises, y compris pendant les événements révolutionnaires de janvier 2011. Il a écrit de manière extensive sur les questions touchant à l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

    Le peuple veut la chute du système – Révolution et contre-révolution en Tunisie (2010-2013)

    Retour là où tout a commencé. Il y a dix ans, la Tunisie devint le point de départ d’une chaîne d’événements historiques qui, à l’origine, suscitèrent l’imagination populaire du monde entier, et ont depuis profondément remodelé l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.

    L’allumette utilisée par le vendeur de rue tunisien Mohamed Bouazizi pour s’immoler par le feu par désespoir, un jour d’hiver 2010, embrasa toute la région. En quelques semaines, les familles arabes régnantes, les généraux, les magnats d’affaires, les potentats et les dictateurs, les cheikhs et les monarques, ainsi que leurs puissants soutiens internationaux, tous tremblaient d’effroi à l’éruption de millions d’exploités déferlant dans les rues, de Tunis à Sanaa, de Manama au Caire. Le slogan “Ash-sha’b yurid isqat an-nidham” (Le peuple veut la chute du système), reflétait la soif éperdue d’une rupture fondamentale avec l’ordre ancien. Croulant sous une misère insupportable, la corruption, le chômage endémique, l’humiliation constante par des appareils d’État pachydermiques, les masses ne pouvaient plus vivre comme avant. L’ancienne manière pour les élites dirigeantes de maintenir leur système en place ne fonctionnait plus. Les conditions étaient réunies pour une confrontation massive entre les classes.

    Le matin du 15 janvier 2011, alors que le despote tunisien Zine El Abidine Ben Ali avait fui le pays la veille après qu’une puissante cascade de grèves ne lui ait laissé d’autre choix, je me pointai, avec mon sac à dos embarqué à la hâte, à l’aéroport de London Heathrow. L’employé de British Airways me demanda quelle était la destination de mon vol. “Tunisie”, lui dis-je. “C’est pas là qu’il y a une guerre, ou quelque chose comme ça ?”, répondit-il, un peu surpris par ma réponse. “C’est pas une guerre, c’est une révolution”, tentai-je de lui expliquer. Alors que les guerres en Libye, en Syrie et au Yémen ont par la suite fait la une des gros titres, les notions de guerre et de révolution ont été quelque peu amalgamées. L’aéroport international de Tripoli par lequel je devais transiter, encore à l’époque sous le regard bienveillant de larges portraits de Mouammar Kadhafi ornant les murs, a depuis été détruit par les bombes dans le cadre d’une bataille entre milices rivales. Les souvenirs révolutionnaires du bien mal nommé “Printemps arabe”1 ont plus tard paru ensevelis sous les images de sièges militaires brutaux, de violence sectaire, d’exode massif de réfugiés, d’enfants affamés et des actions abominables de Daesh. Dans un article publié en décembre 2016 intitulé “La tragédie syrienne signale la fin des révolutions arabes”, un journaliste aussi alerte que feu Robert Fisk écrivait : “Tout comme l’invasion catastrophique anglo-américaine de l’Irak a mis fin à l’épopée occidentale des aventures militaires au Moyen-Orient, la tragédie syrienne garantit qu’il n’y aura plus de révolutions arabes.”2

    Il s’agissait là d’une grave erreur de jugement. À l’époque de la première vague révolutionnaire de 2010-2011, notre Internationale expliquait que les mouvements de masse ne pourraient pas durer indéfiniment et qu’ils se heurteraient à de sérieuses complications ainsi qu’à des défaites en raison du faible niveau d’organisation et de l’héritage encore pesant de l’affaiblissement des idées socialistes parmi les travailleurs, les jeunes et les peuples opprimés de la région. Mais nous soulignions également que malgré ses facteurs, les contre-révolutions ne pourraient reprendre la main durablement et que les processus révolutionnaires allaient inévitablement rejaillir, avec des révoltes encore plus profondes contre le système en place.

    Seulement deux ans après la prophétie fataliste de Fisk, la rage accumulée de longue date par le peuple soudanais explosait à son tour, annonçant une nouvelle vague de soulèvements révolutionnaires qui mit fin à deux autres dictateurs nord-africains, et donna lieu aux défis populaires combinés les plus spectaculaires jamais posés aux élites sectaires du Liban et de l’Irak. L’inspiration internationale de ces mouvements était évidente dans la nouvelle poussée de protestations par les masses iraniennes en novembre 2019. À l’été 2020 encore, ce pays fut secoué par une vague de grèves sans précédent depuis la révolution de 1979 ; en octobre, il enregistrait un total de 341 manifestations dans 83 villes, avec une moyenne de 11 manifestations par jour.3

    Même dans le Sud de la Syrie, des manifestations anti-gouvernementales ont éclaté en juin 2020 dans la ville de Sweida, au cours desquelles la foule appelait au renversement du président Bashar al-Assad. En septembre 2020, l’Égypte fut témoin de six jours consécutifs de manifestations dans plus de 40 villages – la première fois que des manifestations appelant au départ du président Abdel Fattah el-Sissi avaient lieu dans plus d’une province égyptienne à la fois. Pour dire les choses autrement, quelles que soient les litres de sang que les classes dirigeantes sont prêtes à verser, elles ne briseront jamais la résolution humaine à se rebeller, tôt ou tard, contre la tyrannie et l’exploitation. L’héritage le plus tenace de la vague révolutionnaire de 2010-2011, à savoir la compréhension de la puissance du mouvement de masse, perdurera quoi qu’il arrive. Comme le disait très justement un graffiti au Caire en 2011, “La Révolution n’a pas changé le système mais elle a changé le peuple.”4

    Leur récit et le nôtre

    Pourtant, l’histoire est écrite par les vainqueurs, dans les guerres comme dans les révolutions. Pour les classes capitalistes du monde entier, déprécier la capacité des travailleurs à changer la société est toujours un élément central de cet exercice. Démontrer le contraire, en revisitant la période la plus importante de la révolution tunisienne, est un fil conducteur de ce livre.

    Les années post-Ben Ali ont été témoins d’un flux presque ininterrompu d’une propagande double et contradictoire : d’une part, le militantisme, le radicalisme et la profondeur de la lutte révolutionnaire sont amoindris et édulcorés. D’autre part, ses conquêtes véritables sont exagérées – un effort qui a commencé immédiatement après que Ben Ali ait embarqué dans son avion pour l’Arabie saoudite. Il suffit ici de mentionner que 22.000 mouvements de protestation et 600.000 jours de grève ont été enregistrés dans les douze mois qui ont suivi cet épisode5. Loin de fermer les portes de la révolution, le renversement de Ben Ali ne fit que les ouvrir pleinement.

    Aujourd’hui, il est devenu cliché de lire ou d’entendre dire que la Tunisie est la seule “success story” de la vague de révolutions initiée il y a dix ans. Il faut alors se demander pourquoi les arrivées de migrants tunisiens en Europe cette année ont dépassé celles provenant de Libye, pourtant déchirée par la guerre. Il est difficile d’ignorer le contraste entre le ton satisfait des commentateurs, et la profonde désillusion d’une grande partie du peuple tunisien quant à la direction que prend leur pays. Dans un sondage d’opinion publié en novembre 2020 par le Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux (FTDES), 83,6% des jeunes disent considérer la société tunisienne inéquitable, 71,3% la jugent “pas fondée sur de bonnes bases”, 69,7% estiment que l’État ne répond pas aux besoins de base et 81,6% pensent que l’État privilégie les riches.6

    Un gouvernement dysfonctionnel ne survit que par défaut grâce à un parlement se débattant dans une atmosphère fétide de violence verbale et physique, otage d’alliances stériles et sans principes évoluant au gré des opportunismes, des corruptions et des trahisons du jour.
    Le pays continue d’être dirigé au profit d’une petite élite, laquelle inclut de nombreuses familles et entreprises qui se sont enrichies sous le régime de Ben Ali. De l’autre côté du spectre social, la majorité de la population fait face à des conditions socio-économiques qui sont pires que sous l’ancien régime. Un nombre croissant de Tunisiens ne peuvent plus subvenir à leurs besoins alimentaires quotidiens, alors que le chômage continue de grimper et que les prix des produits de base ont explosé. La crise du COVID-19 a exacerbé une crise économique déjà désastreuse, avec plus de 200.000 pertes d’emplois depuis le début de la pandémie – un chiffre assurément sous-estimé compte tenu du poids persistant du secteur informel. Une multiplication par cinq de la violence de genre a été enregistrée cette année, tandis que les gains bien discutables pour les femmes tunisiennes après la révolution sont restés sur le papier. Les infrastructures dans les gouvernorats de l’intérieur font toujours cruellement défaut et les disparités régionales sont encore plus grandes que sous Ben Ali.

    Alors que ce livre est sur le point d’être publié en vue du 10ème anniversaire du soulèvement, les Tunisiens sont de retour dans la rue, avec une nouvelle vague de protestations sociales et de grèves s’étendant à plusieurs des gouvernorats marginalisés de l’intérieur du pays – y compris à travers des grèves générales régionales au Kef, à Kairouan et à Jendouba – pour exiger des emplois et une amélioration immédiate des infrastructures sanitaires et d’autres services locaux. À Jendouba, la mort d’un médecin de 27 ans, qui à la suite d’une garde de 24 heures dans l’hôpital de la ville, a chuté dans une cage d’ascenseur depuis le cinquième étage après l’ouverture des portes mais sans qu’il n’y ait d’ascenseur en place, a mis à nu l’état criminellement négligé du secteur de la santé dans le pays.

    Pendant ce temps, la dette publique héritée des anciennes mafias au pouvoir, qui représentait 40% du PIB en 2010, approche à présent les 90%, et est toujours utilisée comme justification pour hacher dans des budgets sociaux déjà rachitiques.

    Les exigences de la révolution de 2010-11 n’ont donc pas du tout été satisfaites. Un jeune manifestant sans emploi résume la situation comme suit : “On a la liberté, mais on ne peut pas manger la liberté.” Pourtant, même la liberté est loin d’être garantie, comme l’illustrent les abus étatiques rampants et la montée des attaques contre les droits démocratiques.

    En 2015, année de la première rédaction de ce livre, les cas de torture dans les commissariats de police avaient atteint leur plus haut niveau depuis le renversement de Ben Ali. La police n’a fait qu’augmenter en nombre depuis 2011, tout comme le budget qui lui est alloué. Au cours de la dernière décennie, de nombreux pas visant à la réintroduction d’un État policier ont été pris. Tous les pas à reculons en cette matière ont été le fruit de luttes. Ce fut le cas lorsqu’en septembre 2020, de larges mobilisations menées par la jeunesse ont empêché la ratification d’un projet de loi d’immunité policière qui, de fait, donnerait aux flics un permis de tuer gratuitement.

    Les tribunaux tunisiens n’ont prononcé aucune condamnation dans le cadre des affaires traitées par la ‘Commission Vérité et Dignité’, chargée d’enquêter sur les violations des droits de l’homme commises par l’ancien régime. Le même code pénal que sous Ben Ali est toujours en vigueur, permettant, entre autres choses, de poursuivre les gens pour leur orientation sexuelle. Bien que légèrement amendée, la tristement célèbre loi 52 qui jette les gens en prison pour “consommation de stupéfiants” – une loi que la dictature a utilisée pour assurer le contrôle de sa jeunesse et faire taire les opposants politiques – est toujours en application, provoquant une montée en flèche de la population carcérale, sans dissuader pour autant la consommation de drogue. Bien au contraire, les profits sur le marché noir ont monté en flèches au cours de la dernière décennie, en parallèle à la consommation de drogue chez les jeunes, dans un contexte de détresse économique et de chômage de masse.

    Une contre-révolution avec des gants démocratiques

    Malgré tout, le récit d’une “Tunisie démocratique” n’est pas totalement inexact : la révolution a donné naissance à des structures d’État plus démocratiques qu’en Égypte, par exemple – avec une nouvelle Constitution, un président élu et un certain degré de liberté d’expression et de pluralisme politique. Ces différences sont le sous-produit non pas d’une classe dirigeante plus raisonnable ou accommodante qu’ailleurs dans la région, bien sûr, mais d’un mouvement ouvrier comparativement plus organisé qui a empêché la bourgeoisie de s’engager sur la voie d’une réaction plus violente. Comme nous le verrons, les islamistes de droite du parti Ennahda ont failli à évaluer ce facteur correctement, tentant de s’engager dans une confrontation frontale avec l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) : à deux reprises, ils ont conduit le pays au bord de l’insurrection.

    Dévoiler la réalité de ce qui s’est passé en Tunisie pendant les mois tumultueux de l’hiver et de l’été 2013 occupe l’essentiel de la deuxième partie de ce livre. La doctrine Djerejian, inspirée par les thèses politiques du diplomate américain Edward P. Djerejian, supposait que l’islam politique, une fois au pouvoir, ne l’abandonnerait jamais, selon les principes “une personne, une voix, une fois.” Cette théorie mal ficelée a autant de valeur que celles qui supposaient, avant 2011, que les régimes dictatoriaux de la région représentaient un horizon indépassable : une valeur nulle, autrement dit, parce qu’elles écartent entièrement de l’équation le facteur crucial de la lutte de classes. Nous avons l’intention de le remettre bien à sa place.

    Les luttes révolutionnaires de 2018-2019 au Soudan, en Algérie, au Liban et en Irak sont souvent qualifiées de “deuxième vague” ou de “deuxième partie” des révolutions au Moyen-Orient et en Afrique du Nord – après la “première vague” ou “première partie” en 2010-2011. Presqu’universellement négligées sont les explosions volcaniques de luttes qui ont ébranlé le pouvoir des islamistes en Égypte et en Tunisie au cours de l’année 2013.

    Ceux et celles qui ont été activement impliqués dans les révolutions égyptienne et tunisienne de 2011 savaient très bien que ces luttes n’avaient été ni organisées, ni soutenues ni dirigées par les Frères musulmans et Ennahda. Après les premières élections “démocratiques” – ou, pour le dire plus sobrement, les premières élections non marquées par un trucage pur et simple du vote – ces partis sont arrivés au pouvoir grâce à l’énorme vide politique laissé par le manque d’une alternative révolutionnaire dans les deux pays. Mais après moins de deux ans, ce pouvoir éclata, tel un abcès causé par l’ingestion d’un corps étranger ; leur projet islamiste, autoritaire et pro-patronal s’écrasa violemment contre les aspirations révolutionnaires de millions de travailleurs, de paysans pauvres et de jeunes.

    Dans les deux pays, cette deuxième vague révolutionnaire fut en fait plus large, plus profonde et plus rapide que la première. En février puis à nouveau en juillet 2013, la Tunisie fut secouée par deux grèves générales historiques, des centaines de milliers de personnes exigeant la chute du gouvernement dirigé par les islamistes. Lors de la grève générale du 6 février, coïncidant avec les obsèques du dirigeant de gauche Chokri Belaïd – dont l’assassinat avait déclenché la grève – plus d’un million de personnes déferlèrent dans les rues de la capitale Tunis. C’était au moins cinq fois le nombre de manifestants dans la rue le jour de la chute de Ben Ali.

    Cependant, la même raison qui avait initialement aidé les islamistes à conquérir le pouvoir – le manque d’organisation et de direction du côté des masses révolutionnaires – encouragea d’autres ailes de la classe capitaliste à s’installer à leurs places.

    En Égypte, les généraux usurpèrent le pouvoir, imposant d’abord un coup sanglant aux Frères musulmans – en prélude à une répression plus large, poussant la révolution elle-même en marche arrière rapide et érigeant une nouvelle dictature monstrueuse sur les cendres de cette défaite. Pourtant, tant la force motrice que la motivation intime derrière le coup d’État militaire de Sissi avaient été un puissant mouvement de révolte de plusieurs millions de personnes à travers l’Égypte. Le magazine britannique de droite The Economist avait compris ce qui était en jeu lorsqu’il déclarait en juillet 2013 : “Le précédent que l’éviction de M. Morsi crée pour d’autres démocraties fragiles est terrible. Cela encouragera les mécontents à essayer d’éjecter les gouvernements non pas en les votant dehors, mais en perturbant leur pouvoir. Cela incitera les oppositions partout dans le monde arabe à poursuivre leurs agendas dans les rues, pas dans les parlements.”7

    Du point de vue des classes dirigeantes, dissuader les masses de “poursuivre leurs agendas dans les rues” était précisément la mission historique de Sissi. Certains à droite étaient plus francs encore, comme le montre un éditorial du Wall Street Journal de l’époque affirmant que “les Égyptiens auraient de la chance si leurs nouveaux généraux au pouvoir se révélaient être dans le moule d’Augusto Pinochet du Chili.”8

    Aucun Pinochet ou Sissi tunisien n’aurait pourtant pu faire l’affaire. Au-delà de l’état dérisoire de l’armée tunisienne, l’existence de l’UGTT, forte de son million de membres et de 150 locaux à travers le pays, est une force avec laquelle il faut compter. Cela dit, la classe capitaliste a pu s’appuyer sur la collaboration de la direction centrale de ce syndicat, ainsi que de la direction de tous les partis de gauche ayant une certaine influence dans les mouvements ouvrier, étudiant et sociaux, pour agir en tant que gardiens du système. Au fur et à mesure que l’on prend conscience des événements qui prirent place entre la fin 2010 et la mi-2013, la contradiction entre le potentiel et l’ingéniosité révolutionnaires extraordinaires révélés par la lutte de masse, et la manière dont les dirigeants de la gauche et du syndicat y ont réagi, devient difficilement contestable.

    Ce livre soutient que dans les semaines tumultueuses qui ont suivi le renversement de Ben Ali, et à nouveau pendant les circonstances révolutionnaires de 2013, des éléments de “double-pouvoir” étaient apparus dans le pays. Cela signifie qu’en-dehors et en opposition à la classe capitaliste et à sa machine d’État, le processus révolutionnaire avait donné naissance à des structures locales de base, germes d’un État nouveau construit par les masses elles-mêmes : des comités de défense et de quartier mais aussi, dans certaines villes, des conseils populaires. Une fois en mouvement, les masses ne se sont pas contentées de se débarrasser de dirigeants dégénérés et parasitaires. Radicalisés par la réponse de ces derniers et imbus de leur propre force, les travailleurs, les jeunes, les pauvres des villes comme des campagnes, commencèrent à prendre les choses en main, dessinant les grandes lignes d’un avenir sans patrons, sans police et sans fonctionnaires corrompus, démontrant leur capacité à diriger et organiser la société différemment. A ceux et celles qui raillent le socialisme, une société organisée démocratiquement par les travailleurs, comme utopique et irréaliste – prenez-en bonne note.

    Pourtant, au lieu d’investir leur confiance dans la lutte révolutionnaire, les principaux partis de gauche (réunis d’abord dans le ‘Front du 14 janvier’, ensuite dans la coalition du ‘Front Populaire’), durant tous les moments charnières de la révolution, se tournèrent plutôt de l’autre côté et négocièrent avec la bureaucratie syndicale et la contre-révolution. Au lieu de conduire le mouvement de masse sur la voie du pouvoir, ils le firent dérailler dans les canaux asséchés du capitalisme et de ses structures étatiques discréditées. Ils poussèrent leur zèle tellement loin dans cette voie qu’à l’été 2013, ils signèrent un “pacte avec le diable”, se joignant dans une grande alliance avec Nidaa Tounes – un sanctuaire politique pour les ex-partisans de l’ancien régime – dans la poursuite apparente d’objectifs laïques contre l’agenda du parti islamiste. En février 2015, Nidaa Tounes et Ennahda acceptèrent de partager le pouvoir dans un gouvernement d’unité nationale, déchirant en mille morceaux la stratégie terriblement myope et court-termiste de la gauche.

    En agissant ainsi, les partis de gauche signèrent aussi leur propre arrêt de mort politique. À l’approche des dernières élections législatives d’octobre 2019, malgré la montée du mécontentement social et l’effondrement des principaux partis de la bourgeoisie, le Front Populaire fut victime d’un effondrement complet : une scission en son sein avant les élections, suivie d’un anéantissement quasi total sur le plan électoral. C’était la note à payer pour ses trahisons antérieures, dont il ne s’était jamais réellement remis.

    C’est l’une des nombreuses et riches leçons de la révolution tunisienne abordées dans ce livre. Il n’y a aucun doute que la révolution s’est engagée sur une route beaucoup plus tordue et boueuse que celle que nombre de ses participants avaient probablement imaginée pendant les jours euphoriques qui suivirent la chute de Ben Ali il y a dix ans. Mais alors que le capitalisme mondial est entré dans une nouvelle période de crise et d’instabilité accrues, de nouveaux bouleversements révolutionnaires se préparent, en Tunisie comme ailleurs, dont certains éclipseront de beaucoup ce qui s’est passé à l’époque. Pour se préparer à ces futures batailles sociales et politiques, assimiler les leçons de la révolution tunisienne constituera un atout précieux. Si “Le Peuple Veut la Chute du Système” peut au moins partiellement contribuer à les rendre plus claires, il aura rempli la tâche pour laquelle il a été écrit.

    Cédric Gérôme, janvier 2021.

    Notes :

    1. “Mal nommé” parce que, entre autres, ce terme exclut les Kurdes, les Amazighs, les Assyriens, les Perses et de nombreux autres groupes de populations vivant au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, qui ont été impliqués dans ces luttes. Nous préférons le considérer comme un phénomène régional plutôt que comme un phénomène exclusivement “arabe”.
    2. The tragedies of Syria signal the end of the Arab revolutions, Robert Fisk, 24 décembre 2016
    3. Summary of Protests in Iran in October 2020 (https://irannewsupdate.com/news/insider/summary-of-protests-in-iran-in-october-2020/)
    4. Food insecurity and revolution in the Middle East and North Africa, Habib Ayeb and Ray Bush, p.49
    5. Chiffres affichés par le Premier ministre d’alors, Hamadi Jebali
    6. Pour près de 84% des jeunes, “la société tunisienne est inéquitable” (Etude) (https://www.webmanagercenter.com/2020/11/20/459356/pour-pres-de-84-des-jeunes-la-societe-tunisienne-est-inequitable-etude/)
    7. Egypt’s tragedy, The Economist, juillet 2013
    8. After the Coup in Cairo, Wall Street Journal, 7 juillet 2013
  • 17 janvier 1961. Assassinat de Lumumba, héros de l’indépendance du Congo

    Assassiné pour maintenir la domination des puissances impérialistes

    [Une version raccourcie de cet article a été publié dans l’édition de décembre-janvier de Lutte Socialiste.]

    Patrice Lumumba occupe une très grande place dans la conscience populaire au Congo. Son action et ce qu’il représentait perdure jusqu’à aujourd’hui dans la mémoire des masses. Mobutu, qui avait participé à son assassinat, avait même été obligé de l’ériger en « héros national » en 1966, son héritage retentissant encore dans tout le pays, mais aussi dans toute l’Afrique et dans le monde.

    Par Michel Munanga (Bruxelles)

    Le 17 janvier 1961, le héros de l’indépendance du Congo était assassiné. 60 ans plus tard, la commémoration du meurtre politique de Patrice Lumumba tombe dans un contexte de montée de la lutte antiraciste, devenue centrale aujourd’hui avec le retentissement mondial du mouvement Black Lives Matter aux USA, comme l’a exprimé la manifestation historique de 20.000 personnes à Bruxelles le 7 juin 2020. C’est aussi le contexte d’une remise en question plus généralisée de l’exploitation néocoloniale, avec les demandes de non-remboursement de la dette publique des pays africains, et de l’arrêt du pillage capitaliste et la restitution d’objets culturels et artistiques africains spoliés. La propagande coloniale est davantage contestée, avec le mouvement de déboulonnage des statues d’esclavagistes dans l’espace public aux USA, et aussi en Belgique avec les statues de Léopold II taguées et peinturées, voire déboulonnées, y compris même par les autorités, mises sous pression par le mouvement. Ce contexte a d’ailleurs poussé à l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire et aux « regrets » exprimés par le roi Philippe concernant les crimes de l’époque coloniale.

    L’indépendance : “pas un cadeau, un droit”

    Lumumba était au départ issu des couches dans la population congolaise sur lesquelles se basait le colonisateur belge. Il faisait partie des africains que l’administration coloniale appelait les « évolués », un sorte « d’élite » qui recevait une éducation et se comportait davantage comme la population de la métropole coloniale. Comme beaucoup d’autres, partout sur le continent, Lumumba s’est radicalisé sur base du mouvement de masse qui contestait l’ordre colonial. Beaucoup de ces « relais » de l’administration coloniale ont été gagnés par les idées indépendantistes ; une adhésion à des idées qui dépassaient leurs intérêts propres immédiats. Il régnait sur le continent une ambiance idéologique, particulièrement dans ce milieu de personnes sensées relayer les injonctions coloniales, mais qui seront gagnées à des conclusions radicales pour le droit à l’autodétermination.

    En 1957, il fût à la base de la création du Mouvement national congolais (MNC), dont le but, comme d’autres partis, était de libérer le Congo de l’impérialisme et de la domination coloniale. Il se rendra à Accra au Ghana, à la Conférence des Peuples africains, où il rencontrera plusieurs leaders indépendantistes. Cela a contribué au développement de ses idées et à sa popularité.

    Sous pression de la mobilisation, des grèves, des manifestations et des luttes, au Congo-même, mais aussi ailleurs, aussi influencées par le panafricanisme qui gagnait en popularité, les autorités belges ont été obligées d’accepter l’indépendance du Congo. Et dans la lutte pour l’indépendance, Patrice Lumumba a compris la nécessité d’une organisation programmatique du peuple congolais autour d’un parti politique pour défendre les intérêts de la société congolaise.

    Le gouvernement belge s’engagea à organiser des élections, en espérant devancer la radicalisation de la population et légitimer leur mainmise. En mai 1960, le MNC remportait les premières élections législatives. Le parti a ensuite constitué une majorité et formé un gouvernement. Parmi les revendications de Lumumba, il y avait le refus de payer la dette coloniale que Léopold II a transféré à la Belgique.

    Les premiers jours de l’indépendance

    Il fût finalement convenu que le Congo obtiendrait son indépendance le 30 juin 1960, année durant laquelle 17 États africains gagneront leur souveraineté. Ce jour-là, le roi Baudouin fit un discours pro-colonial et le président Kasa-Vubu y répondit par un discours d’allégeance convenu. Le protocole ne prévoyait pas que le premier ministre prenne la parole. Mais, en réaction aux deux discours, Lumumba créa la surprise en s’imposant à l’agenda et en faisant un discours, hors du contrôle et du polissage, qui entra dans l’Histoire. Extrait :

    « Congolais et Congolaises, Combattants de la liberté aujourd’hui victorieux, je vous salue au nom du gouvernement congolais. (…) Cette indépendance du Congo, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier que c’est par la lutte qu’elle a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle, nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. Cette lutte, qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable, pour mettre fin à l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force. Ce fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste ; nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire, car nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des « nègres ». Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses ; exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même. Nous avons connu qu’il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les Blancs et des paillottes croulantes pour les Noirs, Qui oubliera enfin les fusillades où périrent tant de nos frères, les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d’injustice, d’oppression et d’exploitation. Nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre cœur de l’oppression colonialiste, nous vous le disons tout haut : tout cela est désormais fini. (…) Nous allons établir ensemble la justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail. (…) »

    Les autorités belges ont été surprises et contrariées par le discours de Lumumba, mais elles comptaient sur la mise sur pieds d’un parlement et d’institutions qui allaient lui rester favorables, qui répondent aux intérêts politiques et économiques de la classe dominante belge.

    Début juillet, le général Janssens, chef de la Force publique (la force militaire coloniale), a tenu à souligner : « avant l’indépendance = après l’indépendance ». Il voulait ainsi dire que même si l’indépendance politique avait dû être concédée suite aux luttes de masse, l’indépendance économique, c’est-à-dire le maintien des intérêts économiques d’une minorité sociale qui profitait de l’exploitation du Congo devrait rester dans les mains des capitalistes belges et de ses alliés.

    L’attitude de Janssens et d’autres cadres militaires ex-colons restées en poste provoqua une révolte dans la Force publique, portée par les soldats congolais pour s’opposer au fait que l’essentiel de cadres sont restés des ex-colons, conservateurs et loyaux envers la monarchie. Cela amènera le gouvernement de Lumumba à « africaniser » l’armée ; doter la force publique d’officiers congolais, même si des cadres ex-colons resteront en poste. Cette politique « d’africanisation » de la force publique va mener à ce qui sera appelé la « crise congolaise ».

    La première idée de s’en remettre à des institutions favorables à l’ex-métropole ne fonctionnera donc pas. La Belgique va compter sur son armée pour tenter contrôler le gouvernement de Lumumba. Les officiers belges de la force publique congolaise qui voulaient combattre l’africanisation de l’armée se sont retranchés dans la riche province du Katanga, où il y avait une forte emprise coloniale pour garder le contrôle sur les richesses autour de l’Union minière. Les autorités belges vont fomenter tout un tas de complots pour embraser le jeune Etat, avec des guerres de sécession et des coups d’État. Le Katanga fera d’ailleurs sécession en juillet, avec le soutien des Etats impérialistes alliés à l’OTAN.

    Le rôle des puissances impérialistes belge et américaine

    Cette période est à replacer dans un contexte international très particulier. C’est celui de l’affrontement entre les deux grands blocs idéologiques complètement opposés : le bloc impérialiste occidental pro-libre marché ; et le bloc « de l’Est » pro-économie planifiée autour de l’URSS, une caricature bureaucratique du communisme mais qui représentait tout de même une idéologie favorable aux intérêts des travailleurs, des opprimés et exploités.
    Comme le souligne le dossier « Congo : une histoire de pillage capitaliste » (1) publié sur socialisme.be : « Les Etats-Unis craignaient que Lumumba finisse comme Fidel Castro, que la révolution coloniale ne le fasse passer d’une position libérale à une position communiste. » Ensemble avec la défaite militaire belge, « l’africanisation de la Force Publique a desserré l’emprise de l’ancienne puissance coloniale, qui a conduit à la décision des puissances occidentales, de la Belgique, de la CIA, de l’ONU et de leurs complices à Léopoldville, au Kasaï et au Katanga de faire chuter Lumumba. »

    Lumumba constituait une menace pour les intérêts de l’ancienne élite coloniale ; il n’était pas contrôlable par les puissances impérialistes belge et étatsunienne. En septembre, celles-ci vont pousser le président Kasa-Vubu à destituer Lumumba et son gouvernement bien qu’il n’en avait pas constitutionnellement le pouvoir. Dans son droit, Lumumba y réagit en lui demandant de démissionner. Dans cette lutte, les puissances impérialistes vont pousser l’armée à prendre le pouvoir en soutenant le coup d’Etat du chef de l’Etat-major Mobutu, dix jours après l’éviction de Lumumba. Cela avait beau être illégal, l’absence d’organisation d’un rapport de force à la base dans la société pour empêcher un tel coup d’Etat, s’est avérée hélas fatale. La Constitution et les Lois ne sont indépassables que lorsqu’elles servent les intérêts de la classe dominante.

    Tant l’Etat belge que l’Etat américain ont œuvré pour avoir sous la main des pions comme Mobutu dans la région, pour agrandir leur sphère d’influence, particulièrement face aux Etats alliés à Moscou. Le Congo belge accédant à l’indépendance, il fallait coûte que coûte, pour la Belgique et les USA, que les autorités du nouvel Etat soient de leur côté. Au niveau national, la nouvelle élite noire opportuniste n’avait d’autres ambitions que de remplacer le blanc dans l’extorsion des richesses du peuple. Ce sont ces laquais de l’impérialisme qui ordonneront son assassinat, vendant l’indépendance contre un poste ministériel et une place dans un Conseil d’administration d’une multinationale belge ou américaine.

    La préparation de l’assassinat et la lutte des partisans de Lumumba

    Mobutu ferma le parlement et mit Lumumba sous résidence surveillée. Lumumba tentera de s’enfuir vers l’Est du pays, où ses partisans se mobilisent, mais il sera rattrapé par Mobutu qui l’enferma finalement dans un camp militaire en périphérie de la capitale.

    A la fin de l’année 1960, les partisans de Lumumba mèneront une riposte pour tenter de prendre le contrôle localement dans le pays, et des mouvements de colères se font entendre à Kinshasa. Comme le souligne Alain Mandiki dans son livre « 1994, génocide au Rwanda. Une analyse marxiste » : « À la fin des années ‘50, la plupart des combattants pour l’indépendance dans les pays colonisés sont gagnés par le nationalisme ; certaines couches de la petite-bourgeoisie sont touchées par les idées socialistes, mais sur base du modèle de l’Armée populaire de Mao. Le rôle dirigeant dans la révolution n’y est pas dévolu à la classe ouvrière et ses organisations indépendantes, mais bien à une couche supérieure de la société qui s’appuie sur une guérilla comprenant des éléments des couches paysannes pour prendre le pouvoir. » (2) Sur cette base, et avec un contexte national et international favorable, les partisans de Lumumba réussiront à prendre le contrôle d’un tiers du territoire congolais. Mais cette stratégie avait le désavantage que la contestation est essentiellement dirigée par des officiers et l’intelligentsia ; le rôle dirigeant du mouvement n’est malheureusement pas dévolu aux masses et à des organisations indépendantes, sur base d’une mobilisation systématique de l’ensemble de la société à travers des actions collectives de masse comme des manifestations et des grèves, ce qui aurait pu créer une situation permettant de remporter une victoire décisive.

    C’est dans ce contexte que, fin 1960, les autorités belges et étatsuniennes ont donné leur feu vert à l’assassinat de Lumumba. Il fut torturé et transporté au Katanga, où il fut abattu devant Moïse Tshombe, président de l’État du Katanga, et d’autres dirigeants. Les puissances impérialistes et leurs alliés locaux savaient que s’ils l’avaient laissé en vie, ils auraient fini par le libérer, sous pression de la grande popularité qu’il avait au Congo et mondialement.

    En 1999, Ludo De Witte publia un livre révélateur, « L’assassinat de Lumumba » (3), dans lequel il démontre la responsabilité de l’Etat belge dans cet évènement, ainsi que dans sa mise à l’écart politique, dans la disparition de son corps et dans la sécession du Katanga. Une pression fût mise pour la constitution d’une commission d’enquête parlementaire belge qui établira ces responsabilités en 2001. L’année suivante, le gouvernement belge reconnaitra une partie de la responsabilité des autorités belges de l’époque.

    Construire l’indépendance réelle

    Lumumba avait compris qu’il fallait s’organiser. Il a participé à la création du MNC, mais celui-ci n’a pas été développé comme un outil de lutte de masse pour les travailleurs, les paysans et les opprimés. Une organisation de classe indépendante eut été nécessaire. C’est l’une des faiblesses largement présente à travers le monde : le modèle alternatif qui était mis en avant, principalement par Moscou et Pékin, poussait à cette tendance de développer une idéologie surtout nationaliste : dans la lutte de libération nationale des pays colonisés, des organisations nationalistes étaient mises sur pieds, sans souligner l’importance de partis de classe, complètement indépendant de la classe dominante.

    Comme Lumumba a tenté de le faire, il était crucial d’essayer de mettre en place une politique socio-économique qui aille dans l’intérêt des travailleurs, paysans et opprimés, et d’appliquer des lois pour cela. Mais il était également crucial de se préparer contre les attaques des opposants, qui refusent bien sûr toujours une telle politique. Construire un rapport de forces favorable dans la société est d’une importance capitale : une base pour éviter la contre-révolution et se préparer contre la répression organisée par le camp opposé, une base pour l’action coordonnée sur laquelle s’appuyer afin de conquérir l’indépendance réelle.

    L’indépendance réelle et le bénéfice des richesses du pays pour le peuple ne pouvaient passer que par la prise en main de ces richesses par les masses elles-mêmes. Une prise en mains de l’Union minière par la population congolaise aurait pu signifier une orientation de ces richesses vers la satisfaction des besoins sociaux de la population.

    Lumumba un militant indépendantiste honnête, armé d’une ardente volonté d’indépendance et de liberté pour le peuple congolais. La lutte des classes et le contexte de l’époque l’ont poussé vers une compréhension et des prises de positions plus radicales. Ses actions et l’espoir qu’il suscitait ont poussé les puissances impérialistes à lui ôter la vie et tenter de briser l’espoir qu’il avait créé.

    Notes
    (1) Per-Ake Westerlund, Congo : une histoire de pillage capitaliste, article, 2013 – introduction par Eric Byl. (critique du livre de David Van Reybrouck : Congo. Une histoire, Actes Sud, 2012 – publié à l’origine en 2010). [https://fr.socialisme.be/55971/congo-une-histoire-de-pillage-capitaliste]
    (2) Alain Mandiki, 1994, génocide au Rwanda. Une analyse marxiste – Comment le capitalisme a engendré la barbarie dans la région des Grands Lacs, éditions marxisme.be, 2020, 64 pages.
    (3) Ludo De Witte, L’assassinat de Lumumba, Karthala Editions, 2000, 416 pages – publié à l’origine en 1999.

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