Category: Dossier

  • Le régime chinois ébranlé par la plus grande vague de protestation depuis 1989. Comment poursuivre la lutte ?

    A l’heure où nous écrivons ces lignes, la police se masse dans les villes chinoises afin d’éradiquer la toute récente vague de protestation. Les actions protestations se poursuivent dans les universités. Le week-end prochain pourrait voir de nouvelles manifestations de rue dans différentes villes du pays. Les manifestations qui ont balayé la Chine ces derniers jours représentent le défi le plus sérieux depuis trente ans pour la dictature du Parti communiste chinois (PCC) et son “empereur” Xi Jinping nouvellement couronné.

    Par Li Yong et Vincent Kolo, chinaworker.info

    Après trois ans de contrôles et de confinements étouffants d’une brutalité indescriptible dans le cadre de la politique de « Zéro Covid », la population a atteint un point de rupture. Si le « Zéro Covid » et l’incendie meurtrier de jeudi dernier au Xinjiang (dix personnes sont mortes et neuf autres ont été blessées dans un immeuble à Urumqi, capitale régionale du Xinjiang) ont servi d’éléments déclencheurs, la vague de protestation actuelle est bien plus qu’un mouvement « anti-confinement », aussi important soit-il.

    Les manifestations étudiantes dans plus de 80 universités du pays ont défilé au cris de « la liberté ou la mort », un slogan de la lutte de 1989 dont la plupart des jeunes Chinois ignorent totalement l’existence. L’aspiration aux droits démocratiques et à la fin de la dictature ont rencontré l’indignation contre l’insistance insensée et non scientifique de la dictature à vouloir à tout prix tuer un virus impossible à tuer.

    Au cours de la semaine écoulée, les taux quotidiens d’infection au Covid ont atteint le chiffre record de plus de 40.000. Bien que ce chiffre soit encore faible par rapport aux niveaux atteints dans de nombreux pays occidentaux au plus fort de la pandémie, la réponse du gouvernement consiste invariablement à multiplier les confinements, car il s’est mis dans une situation délicate en insistant sur la réussite de la politique de « Zéro Covid ».

    La dictature a aveuglément suivi une stratégie perdante, renforcée par le rôle personnel de Xi Jinping : a) il a utilisé la politique du « Zéro Covid » comme une arme dans la lutte de pouvoir interne du PCC, en forçant les gouvernements régionaux à faire preuve de « loyauté », b) il a utilisé cette politique pour massivement renforcer les capacités de surveillance et de contrôle de la dictature.

    La stratégie « Zéro Covid » de Xi a minimisé la vaccination et s’est concentrée sur des tests de masse intensifs, la recherche des contacts, la quarantaine et des confinements brutaux. Un million de Chinois – dont la famille de l’un des auteurs de cet article – se trouvent actuellement dans des centres de quarantaine (fancang), largement décrits comme étant pires que des prisons. Selon Nomura, institution qui fournit des mises à jour hebdomadaires, un nombre record de cinquante villes, représentant environ un quart de la population chinoise, sont actuellement soumises à une forme de confinement.

    Le passage à la position de « coexistence avec le Covid » adoptée par la plupart des autres gouvernements pourrait submerger le secteur des soins de santé chinois, qui manque de ressources, et entraîner des centaines de milliers de décès. Une étude récente de l’agence Bloomberg Intelligence a montré que la Chine ne dispose que de quatre lits de soins intensifs pour 100.000 habitants, soit un taux bien inférieur à celui des pays développés. Un revirement de politique maintenant représenterait également une défaite personnelle humiliante pour Xi Jinping, car il s’agit de sa politique phare. Le dictateur se trouve donc dans un « zugzwang politique », comme l’a souligné la chroniqueuse de Bloomberg Clara Ferreira Marques, en utilisant un terme d’échecs qui signifie qu’un joueur est obligé de faire un mouvement, mais que chaque option aggrave la situation.

    Les signes avant-coureurs

    Les signes d’une explosion sociale à venir sont clairs. Le débrayage massif, en octobre, de milliers de travailleurs de la plus grande usine d’iPhone du monde (Foxconn) à Zhengzhou, a eu un effet énorme sur la conscience de masse, car ces scènes ont été largement diffusées sur les réseaux sociaux malgré tous les efforts des censeurs. La ville d’Urumqi, où la dernière vague de protestations sans précédent a commencé, est en confinement depuis une centaine de jours, accompagnée – comme dans presque tous les confinements – de pénuries de nourriture et de médicaments.

    Les confinements ont donné lieu à une crise de santé mentale aux proportions inimaginables. En 2020 déjà, une enquête nationale a révélé que près de 35 % des personnes interrogées étaient confrontées à une détresse psychologique en raison de la pandémie. Cette année, le ministère de la santé a refusé de publier des statistiques concernant les suicides.

    Bon nombre d’universités où ont maintenant éclaté des manifestations spontanées contre le confinement et le gouvernement ont connu plusieurs vagues de confinement, avec des étudiants bloqués pendant des semaines dans leurs dortoirs, se plaignant d’un manque de tout, y compris de produits sanitaires. Lorsque le coup d’envoi de la Coupe du monde de football au Qatar a été donné, l’effet en Chine a été choquant. La vue de foules immenses, sans masque ni restriction visible de Covid, a incité certains à se demander si la Chine se trouve sur la même planète.

    Un camarade en Chine a décrit la situation comme suit : « D’après ce que je peux voir dans mon cercle social, à part quelques bureaucrates et jeunes fonctionnaires qui ne font aucun commentaire, presque tout le monde tient bon avec les manifestants – y compris l’habituelle « majorité silencieuse ». (…) Ce qui est remarquable dans cette tempête, c’est que le mécontentement à l’égard du régime de Xi est passé au premier plan, la population ne limitant plus sa colère aux fonctionnaires locaux ou à d’autres membres du cercle restreint du régime, mais à Xi lui-même. »

    Dix morts à Urumqi

    La colère accumulée de la population à l’égard de la politique du « zéro covid » a finalement explosé les 26 et 27 novembre, lorsque les gens se sont rassemblés dans tout le pays pour demander la levée du confinement – et ont même pris l’initiative de démonter et de détruire les clôtures et infrastructures de test – ont attaqué les agents de prévention de la pandémie et la police qui se trouvaient sur leur chemin. Le 27 novembre, les étudiants d’au moins 85 universités du pays avaient organisé des manifestations, dont le nombre variait de plusieurs dizaines à plusieurs centaines.

    L’incident a été déclenché par un incendie survenu le 24 novembre dans un immeuble d’habitation d’un quartier ouïgour d’Urumqi, la capitale de la province du Xinjiang. Urumqi est une ville chinoise Han à 80 %. Cela a une grande signification quand on voit l’unité spontanée dont font preuve les Han et les Ouïgours, malgré des années de propagande vicieusement raciste du PCC contre les Ouïgours, considérés comme des « terroristes ».

    Le feu lui-même n’était pas très important, mais les véhicules de pompiers n’ont pas pu arriver à temps pour l’éteindre en raison des barrières érigées pour faire respecter le confinement. On soupçonne que les victimes n’ont pas pu s’échapper parce que leurs portes et leurs issues de secours étaient verrouillées. Des vidéos montrant des personnes hurlant pour que leurs portes soient ouvertes ont été largement diffusées sur Internet avant d’être supprimées par la censure.

    Dix personnes, toutes des Ouïghours, ont été tuées dans l’incendie, bien que certains rapports en ligne suggèrent que le nombre de morts soit plus élevé. Les responsables du PCC ont ensuite fui leur responsabilité en niant que les sorties étaient bloquées et en accusant les habitants de ne pas connaître les voies d’évacuation. Cela n’a fait qu’attiser la colère de la population et, cette nuit-là, un grand nombre de citoyens d’Urumqi, tant Han que Ouïgours, ont franchi les barrières de la pandémie et se sont dirigés vers les bureaux du gouvernement de la ville pour protester.

    Les graines de la révolte ont été plantées dans le cœur de la population à la suite de catastrophes collatérales successives ayant entraîné des pertes de vies humaines. Il s’agit notamment de l’accident de bus dans la province de Guizhou qui a tué 27 passagers envoyés de force dans un centre de quarantaine éloigné, et d’innombrables tragédies de personnes décédées parce qu’on leur a refusé l’admission à l’hôpital sans un test PCR négatif.

    Ces dernières semaines, des personnes et des travailleurs dans des villes comme Zhengzhou et Guangzhou ont franchi les barrières de la pandémie et affronté la police. À Chongqing, une vidéo de jeunes gens criant « la liberté ou la mort » devant les lignes de police a touché une corde sensible chez de nombreuses personnes. Les manifestations d’Urumqi ont déclenché une vague qui s’est propagée dans tout le pays en deux jours, enflammant la colère et le mécontentement qui se sont accumulés sous l’effet de la politique inhumaine du « zéro Covid », mais qui sont encore plus profonds. La politique de lutte contre la pandémie menée par Xi Jinping a également révélé à des millions de personnes la réalité d’une dictature étouffante et brutalement répressive. Elle a montré jusqu’où le régime est prêt à aller en matière de répression et de surveillance.

    « A bas le parti communiste ! »

    Dans la nuit du 26 novembre, les habitants de Shanghai ont brisé le cordon pandémique et ont défilé sur une rue dont le nom fait référence à la ville d’Urumqi, afin de rendre hommage aux victimes de l’incendie et d’exprimer leur colère. Quelques jours plus tard, la police a retiré toutes les plaques de cette rue dans le cadre de ses mesures visant à empêcher de nouvelles protestations. La foule à Shanghai s’est jointe aux chants « À bas le Parti communiste ! À bas Xi Jinping ! » Ils ont également bloqué physiquement des voitures de police et se sont battus pour libérer des manifestants qui avaient été arrêtés par la police. Les manifestations se sont poursuivies tout au long de la journée et de la soirée du 27 novembre, les gens exigeant la libération des manifestants arrêtés. En plus de Shanghai, de grandes manifestations ont éclaté à Pékin, Nanjing, Guangzhou, Chengdu, Wuhan et dans d’autres villes.

    Jamais depuis 1989 la Chine n’avait connu un mouvement d’une telle ampleur nationale. Les protestations actuelles n’ont pas encore atteint ce niveau, mais nous verrons comment les choses évoluent. La crise économique et sociale de la Chine est à bien des égards plus grave qu’à l’époque. Les manifestations actuelles sont issues de nombreuses couches sociales : travailleurs migrants comme à Zhengzhou et Guangzhou, étudiants, minorités ethniques comme les Ouïgours, tandis que l’on trouve de nombreuses jeunes femmes en première ligne des manifestations. Il existe de nombreux éléments différents dans la conscience politique qui se développe aujourd’hui, mais celle-ci a déjà dépassé le stade du mouvement contre le confinement pour poser des revendications politiques en faveur de la démocratie, contre la répression, pour la fin de la dictature et pour la destitution de Xi Jinping.

    À Urumqi, le gouvernement local a immédiatement fait volte-face après l’incendie en annonçant que le foyer de Covid dans la ville avait été « nettoyé » et que les contrôles étaient donc assouplis. Mais la population a continué à descendre dans la rue pour protester. De nombreux autres gouvernements ont adopté une position similaire, annonçant à la hâte la levée des mesures de confinement et procédant à quelques changements cosmétiques.

    Il s’agit de la stratégie classique du PCC pour désamorcer les protestations, avec un mélange de « carotte », c’est-à-dire de concessions, suivie du « bâton » de la répression et des arrestations. Un scepticisme généralisé a été exprimé sur les réseaux sociaux, selon lequel, comme à Urumqi, le virus aurait instantanément et miraculeusement disparu. La dictature du PCC est tristement célèbre pour ses fausses promesses et fausses concessions. D’innombrables protestations environnementales ont été désamorcées en annonçant la fermeture des industries polluantes, alors que celles-ci ont vu leur activité être autorisée une fois l’agitation calmée. À Wukan, dans la province de Guangdong, les autorités du PCC ont promis des élections locales limitées pour désamorcer les mobilisations contre l’accaparement des terres et la corruption. Ces élections ont été truquées, puis la répression a commencé. De nombreux leaders de la contestation sont aujourd’hui en prison ou en exil. « Ils nous ont donné un chèque d’un million de dollars », a déclaré plus tard un militant de Wukan, « mais il n’a pas été honoré ».

    Dans cette vague de protestations, les Chinois Han et les Ouïgours ont fait preuve de solidarité et ont surmonté les tactiques de division du PCC. On a pu voir à Urumqi des scènes réconfortantes où des Han ont été applaudis et embrassés par des Ouïgours passant par-là alors qu’ils déployaient des banderoles dans les rues pour pleurer les victimes de l’incendie de jeudi. Certains commentateurs des médias en Chine ont décrit cette situation comme étant sans précédent depuis l’incident du 5 juillet (émeutes interethniques et pogroms meurtriers) au Xinjiang en 2009.

    Quelles revendications ?

    Sur les campus universitaires, de nombreux étudiants ont manifesté leur solidarité. À l’université Tsinghua de Pékin, le 27 novembre, des centaines d’étudiants ont brandi des feuilles de papier vierges en signe de protestation, en scandant « démocratie, État de droit, liberté d’expression » et « Vive le prolétariat », tout en chantant l’Internationale.

    Contrairement aux manifestations précédentes, la vague actuelle montre une évolution vers une opposition plus explicite à la dictature, les rares slogans directs contre le PCC et Xi Jinping étant largement repris. Là encore, c’est la première fois depuis 1989. L’incident du pont Sitong en octobre, au cours duquel un manifestant isolé, Peng Lifa, a accroché des bannières dans le centre de Pékin avec des slogans contre la dictature, a clairement influencé bon nombre des revendications qui sont soulevées aujourd’hui. Si la protestation d’une seule personne n’aurait pas un tel impact dans la plupart des pays, en Chine, où toutes les organisations indépendantes, la politique et les droits démocratiques sont interdits, l’effet a été électrisant.

    Dans notre déclaration sur la manifestation du pont Sitong (« New Tank Man protest gets huge response », chinaworker.info, 17 octobre), nous avons reconnu cet impact et fait l’éloge de nombreux slogans de la bannière, tout en expliquant qu’il ne s’agissait pas d’un programme suffisamment complet ou clair pour construire un mouvement de contestation du pouvoir du PCC. Certaines des demandes – soutenant la « réforme » – renforcent malheureusement l’illusion que la dictature, ou certaines de ses factions d’élite, sont capables de se réformer et d’offrir des concessions démocratiques.

    Le PCC a montré à maintes reprises que ce postulat était faux. La promesse faite un jour par le PCC d’autoriser des droits démocratiques limités à Hong Kong a été retirée et brisée. Si le PCC n’a pas pu tolérer une forme de « démocratie » bourgeoise mutilée et limitée dans l’entité relativement séparée de Hong Kong, il ne peut certainement pas la tolérer en Chine.

    Les marxistes et chinaworker.info ont montré dans leurs articles qu’aucun système autocratique dans l’histoire n’a jamais été « réformé » pour disparaître. Les luttes de masse, le plus souvent menées par une vague de grève et des interventions décisives du mouvement ouvrier, ont toujours été les ingrédients clés d’un mouvement réussi pour vaincre un régime dictatorial et gagner des droits démocratiques. La défaite puis la répression du mouvement de Hong Kong en 2019, malgré les efforts héroïques de son peuple, montre qu’il n’y a aucune possibilité de réforme, aucune rencontre à mi-chemin, avec une dictature qui, par nature, doit garder le contrôle total.

    La colère de masse contre la politique du « Zéro Covid », qui s’identifie personnellement à Xi Jinping, a encore alimenté l’atmosphère contre la dictature. L’éclatement des manifestations est sans aucun doute une humiliation et un sérieux revers pour Xi, qui vient d’entamer son troisième mandat. Au moment du couronnement de Xi, lors du 20e Congrès du PCC, nous avions prédit que « quel que soit le résultat, il ne changera pas fondamentalement les perspectives du régime du PCC, qui se dirige vers la plus grande des tempêtes » (chinaworker.info, Xi Jinping’s 20th Congress caps five years of political disasters, 17 octobre).

    Il existe de nombreuses similitudes entre la situation actuelle en Chine et le soulèvement iranien. Dans les deux cas, un incident brutal a déclenché un mouvement de protestation à l’échelle nationale, dans lequel les revendications politiques contre l’ensemble du régime ont commencé à être mises en avant. L’unité impressionnante entre les différents groupes ethniques surmontant instinctivement la propagande raciste et nationaliste vicieuse a également été mise en évidence. De même, à Hong Kong, en 2019, le mouvement de masse a éclaté sur la question d’une nouvelle loi sur l’extradition, mais en quelques semaines, cette question a été dépassée, car les vagues successives de manifestations de rue ont concentré leurs demandes sur les droits démocratiques et la fin de la répression d’État.

    Les leçons de Hong Kong

    Les manifestations d’aujourd’hui en Chine se caractérisent par les nombreuses expressions publiques de regret : « Nous aurions dû soutenir Hong Kong ». Cela montre que le processus de prise de conscience commence à se mettre en place. Pour que la lutte en Chine aille de l’avant, il y a des leçons cruciales à tirer de ce qui a causé la défaite du mouvement de Hong Kong. Le mouvement ne manquait pas d’effectifs ni de militantisme. Mais il manquait d’organisations de masse, en particulier d’organisations de travailleurs, pour soutenir la lutte malgré les nombreux revirements inattendus, les attaques du gouvernement et la désinformation. Il était isolé dans une seule ville et ne pouvait donc pas espérer vaincre la dictature du PCC en restant seul. La domination de l’idéologie libérale au sein de la lutte de Hong Kong, la stratégie de compromis en faillite des partis d’opposition pan-démocratiques, ainsi que la mentalité de repli sur soi encore plus extrême des localistes de Hong Kong, sont devenues une entrave auto-infligée.

    Une philosophie anti-organisation, reposant uniquement sur la spontanéité et les plateformes en ligne, a également entravé la lutte de Hong Kong, car face à un État impitoyable disposant d’énormes ressources, la planification, la stratégie, le développement d’un programme clair, la compréhension d’une société et d’un système de gouvernement alternatifs sont tous nécessaires. Et cela nécessite une organisation : des syndicats de travailleurs et d’étudiants, des comités de lutte à la base et, de manière critique, un parti de la classe ouvrière avec un programme clair de droits démocratiques et de socialisme.

    Ce dernier montrerait que la dictature du PCC est inextricablement liée au capitalisme chinois. C’est la plus grande entreprise industrielle et financière du monde, avec sa propre armée et ses propres forces de police. Les illusions sur la démocratie capitaliste, qui remplissent habituellement et peut-être inévitablement un espace dans chaque lutte anti-autoritaire, doivent être contrées par des avertissements clairs – comme nous l’avons fait pendant la lutte de Hong Kong – que la seule façon de gagner des droits démocratiques est de rompre de manière décisive avec le capitalisme, le système sur lequel repose la dictature du PCC.

    Xi Jinping, comme d’habitude, a disparu de la scène face à une crise majeure, mais nous ne pouvons pas sous-estimer la détermination et la férocité de la répression de sang-froid du PCC. Le PCC n’acceptera pas à la légère les revendications des masses, même les demandes partielles de changement de la politique de lutte contre la pandémie, de peur que cela ne remonte leur moral et ne provoque une réaction en chaîne qui conduira à davantage de luttes de masse. Le PCC acceptera encore moins des réformes démocratiques même limitées qui, dans le contexte de la Chine, de sa taille et de ses profonds problèmes sociaux et économiques, feraient voler en éclats la dictature.

    La force sociale clé en Chine comme partout ailleurs est la classe ouvrière, qui est déjà un facteur significatif dans les protestations, mais qui ne dispose d’aucune organisation d’aucune sorte, pas même de syndicats pour lutter pour ses conditions de travail. La classe ouvrière, en s’organisant d’abord sur le lieu de production et ensuite dans la société en général, est la force motrice naturelle et en fait la seule force motrice cohérente d’un mouvement réussi contre la répression, la dictature et le capitalisme.

    Pour se placer à la tête de la vague de protestation actuelle, les travailleurs doivent lancer l’appel à un mouvement de grève, en appelant également les étudiants à faire de même. Une grève générale serait l’arme la plus puissante contre la dictature de Xi, si elle était liée à une organisation par le biais de comités de grève, de nouveaux syndicats indépendants et d’un nouveau parti ouvrier du socialisme démocratique.

    Nous appelons à :

    • Une solidarité active avec la révolte de masse en Chine : développons plus d’actions de protestation.
    • La fin des confinements et la fin de la folie du « Zéro Covid ».
    • L’escalade du mouvement dans des grèves étudiantes et ouvrières.
    • L’investissement de ressources massives pour développer et équiper le secteur de la santé, intensifier le programme de vaccination et mettre fin immédiatement à l’interdiction des vaccins à ARNm.
    • Faire passer les produits pharmaceutiques et les sociétés Covid super-profitable en propriété publique démocratique sans compensation et que leurs ressources soient allouées au développement d’un système public de soins de santé.
    • L’augmentation des salaires et du salaire minimum, avec nationalisation de toute entreprise refusant de payer ses travailleurs.
    • La construction d’un système de protection sociale fort, l’allocation de pensions décentes, l’instauration d’une assurance médicale et d’une assurance chômage pour toutes et tous.
    • Des droits démocratiques immédiats et complets : liberté d’expression, liberté de presse, fermeture de structures de censure, liberté de réunion, droit de grève, droit d’organisation.
    • La construction de syndicats indépendants et démocratiques de travailleurs et d’étudiants.
    • La création de comités clandestins pour coordonner la lutte de masse et élaborer les stratégies qui s’imposent. Les réseaux sociaux doivent être utilisés tout en reconnaissant leurs limites : une véritable organisation est nécessaire comme l’illustre la défaite à Hong Kong d’un mouvement purement spontané.
    • La libération des prisonniers politiques.
    • L’abolition de la loi sur la sécurité nationale, l’abolition des camps de prisonniers et les pleins droits démocratiques pour Hong Kong, le Tibet et le Xinjiang, y compris le droit à l’autodétermination.
    • L’unité dans la lutte de la classe ouvrière en Chine, à Hong Kong, au Xinjiang et à Taiwan contre le nationalisme et le capitalisme.
    • Aucune illusion ne doit être entretenue concernant les capacités du régime à se réformer. A bas Xi Jinping et la dictature ! A bas la répression d’Etat ! Dissolution de la police secrète !
    • Pour une assemblée populaire révolutionnaire élue au suffrage universel, avec un mandat pour introduire de véritables politiques socialistes afin de confisquer la richesse des milliardaires et des capitalistes rouges.
    • Pour le socialisme international. Pas de guerre froide mais une guerre de classe contre les capitalistes de l’Est et de l’Ouest !
  • Pourquoi la grève générale est-elle si importante dans l’arsenal du mouvement ouvrier ?

    Le changement socialiste expliqué

    Dans le cadre de la préparation de la grève générale du 9 novembre, nous avons interrogé un véritable vétéran des luttes ouvrières en Belgique : Gustave Dache. Syndicaliste révolutionnaire durant des décennies, délégué FGTB à Caterpillar et à Citroën, il a également très activement participé à la grande grève générale de l’hiver 1960-61, sujet de son livre La grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire de l’hiver 1960/61.

    « La lutte de classe n’est pas tous les jours combats de rue, dépavages, arbres abattus, dynamitages, confrontations entre bulldozers et autopompes de la police… C’est surtout un combat au sein même de la classe ouvrière dans les assemblées politiques et syndicales, afin de convaincre les hésitants que la lutte est une lutte continue. A 86 ans, comme pensionné FGTB, je vais toujours aux assemblées interprofessionnelles à Charleroi et j’y interviens toujours pour défendre les méthodes et l’héritage des anciens vétérans trotskystes de Charleroi qui s’étaient illustrés dans les années ’30.

    « La grève générale, c’est l’arme principale de la classe ouvrière, avec ses piquets de grève et le blocage total de toute l’économie. Une vraie grève générale, c’est un engagement dans une lutte sans merci. Mais à l’heure actuelle, on fait des grèves générales sans lendemain, j’appelle ça des grèves d’escarmouche.

    « Si on veut arracher des victoires comme dans le passé, il faut paralyser toute l’économie du pays, mais pas de façon limitée à 24 heures. Il faut un plan d’action jusqu’à la grève générale reconductible jour après jour par la base, jusqu’à satisfaction, quand on a obtenu gain de cause et pas à mi-chemin, avec des compromis boiteux discutés dans le dos des travailleurs. Et si le système capitaliste est incapable de nous fournir le minimum décent que nous exigeons aujourd’hui, c’est qu’il est plongé dans une multitude de crises, de l’énergie à l’économie en passant par le climat. Ce ne sont pas des crises passagères, c’est une crise fondamentale du système lui-même. Il ne peut être régénéré, il doit être mis aux oubliettes de l’histoire.

    « Quand une telle grève générale commence, on ne sait jamais quand elle va se terminer. J’ai toujours constaté que, généralement, ce sont les travailleurs qui veulent la grève générale. Les appareils syndicaux freinent et jouent le rôle d’une soupape de sécurité pour éviter que ça ne débouche sur des mouvements insurrectionnels et révolutionnaires. D’où l’importance de comités de grève démocratiques qui jouent le rôle de direction de combat. Les comités de grève sont toujours importants dans une grève générale, contrairement à ce qu’on pourrait nous faire croire. Ça permet le contrôle d’en-bas contre les réticences et les hésitations d’en-haut.

    « Une grève générale qui paralyse toute l’économie pose la question : « qui est maître dans le pays ». Et en même temps, toute grève générale pose la question du pouvoir. Beaucoup de gens veulent un changement de société, sans savoir comment faire. La clé, c’est la grève générale. Qui peut bloquer toute l’économie peut décider de la relancer, mais cette fois sous gestion et contrôle des travailleurs. C’est ça, la vraie démocratie ! »

  • Guerre d’Algérie (2/3) 1954 : le FLN déclenche l’insurrection

    Dans la première partie de cette série, nous avons retracé la conquête coloniale de l’Algérie par la France et l’éveil de l’aspiration à l’indépendance portée par le mouvement national algérien.(1) En 1945 l’oppression coloniale rime cependant toujours avec la misère. Pour la période 1950-1954, l’espérance de vie à la naissance de la population algérienne musulmane est la moitié de celle de la population européenne. De son côté le mouvement nationaliste (MNA) est en crise: son dirigeant, Messali Hadj, assigné à résidence et isolé de la masse des militants, veut devenir président à vie alors que les membres de son Comité central s’y opposent.

    Par Guy Van Sinoy

    1er novembre 1954

    En mai 1954 la défaite de l’armée française à Diên Biên Phu (Indochine) encourage les nationalistes algériens à passer à l ‘action. Pour sortir de l’immobilisme, une poignée de cadres nationalistes lance une insurrection le 1er novembre 1954 au nom du FLN (Front de Libération Nationale). Ce jour-là une vague d’attentats frappe tout le territoire algérien (casernes, entrepôts, dépôts de carburant) et fait une demi-douzaine de morts (militaires, policiers, mais aussi civils).

    Les autorités françaises (2) lancent la police et l’armée aux trousses du FLN. François Mitterrand, ministre de l’Intérieur, déclare : « La seule négociation, c’est la guerre! ». Le Parti Communiste Français déclare vouloir « la paix », c’est-à-dire le statu quo. Le Parti Communiste algérien s’aligne sur le PCF.

    Alors que sur le terrain le FLN multiplie les attentats, en France métropolitaine militants du FLN et partisans de Messali s’entretuent pour le contrôle des cotisations collectées auprès des ouvriers algériens et destinées au financement des maquis.

    Une guerre coloniale barbare

    Sur le terrain les combattants algériens installés dans les zones montagneuses (Aurès, Kabylie) passent de 500 à 15.000. L’armée française envoie 100.000 soldats(3) dans les Aurès : à la fois des régiments de parachutistes entraînés à la guérilla et des centaines de milliers de rappelés réquisitionnés contre leur gré. Des mouvements spontanés de protestation éclatent chez les rappelés mais ils restent isolés car non soutenus par le mouvement ouvrier. En 1956, socialistes et communistes votent les pouvoirs spéciaux au gouvernement.

    Certaines unités de l’armée française – et en particulier les parachutistes – vont se comporter en Algérie à l’image des divisions SS en Europe de l’Est dans les années 40 : ratissages de populations civiles, tortures, exécutions sommaires, bombardements de villages au napalm ou au canon. En 1957, lors de la bataille d’Alger, le pouvoir effectif et remis aux mains des parachutistes sous les ordres du général Massu.

    Porteurs de valises

    En Europe des réseaux clandestins de soutien au FLN voient le jour. Composés de militants pacifistes, anarchistes ou trotskystes, appelés « porteurs de valises », ils transportent au-delà des frontières des valises bourrées de billets de banque, fruit de la collecte des cotisations par les militants du FLN en France. En Belgique, ce réseau est notamment animé par Pierre Legrève, militant de la Quatrième Internationale. En plus de l’activité publique de soutien à la lutte des Algériens (notamment un meeting à Bruxelles avec Jean-Paul Sartre, devant 7.000 personnes) il organise le passage clandestin de frontières et l’hébergement de militants du FLN.(4)

    1) Voir Lutte socialiste de septembre 2022
    2) La France vit alors sous le régime de la IVe République.
    3) Au total 1.400.000 militaires français, dont 1.100.000 d’appelés, seront envoyés en Algérie pour y combattre.
    4) La suite de cet article paraîtra dans le numéro de novembre 2022 de Lutte socialiste.

  • Hongrie 1956 : quand les conseils ouvriers ont fait trembler la bureaucratie soviétique et la bourgeoisie du monde entier

    Le 23 octobre marque l’anniversaire de la révolution hongroise de 1956. A l’occasion du 50e anniversaire de l’événement, l’ensemble de la presse et des politiciens s’étaient rejoint pour saluer au passage « la première révolution dirigée contre la tyrannie communiste ». Contre la tyrannie ? Très certainement. Mais de là à faire l’amalgame stalinisme = communisme, il n’y a qu’un pas que la majorité des commentateurs bourgeois franchissent allègrement. Lors de la commémoration du soulèvement de 1956 organisée en 2006 en grande pompe par le gouvernement hongrois, José Manuel Barroso, président de la Commission Européenne, n’hésitait pas à dire que « les Hongrois, par leur sacrifice, ont préparé la réunification de l’Europe ». Les groupes d’extrême-droite hongrois, quant à eux, revendiquaient alors la paternité de la « révolution contre les communistes, qui sont d’ailleurs toujours au pouvoir. » Face à cet amas d’hypocrisie et de confusion idéologique, il ne nous semblait pas superflu de revenir sur les événements de ‘56, ses acteurs, son caractère et ses implications…

    Par Par Cédric Gérôme, article initialement écrit pour le 50e anniversaire des événements en 2006

    « Comment les dirigeants pourraient-ils savoir ce qui se passe ? Ils ne se mêlent jamais aux travailleurs et aux gens ordinaires, ils ne les rencontrent pas dans les bus, parce qu’ils ont tous leurs autos, ils ne les rencontrent pas dans les boutiques ou au marché, car ils ont leurs magasins spéciaux, ils ne les rencontrent pas dans les hôpitaux, car ils ont leurs sanas à eux. »

    « La honte n’est pas dans le fait de parler de ces magasins de luxe et de ces maisons entourées de barbelés. Elle est dans l’existence même de ces magasins et de ces villas. Supprimons les privilèges et on n’en parlera plus. » (Gyula Hajdu et Judith Mariássy, respectivement militant communiste et journaliste hongrois en 1956)

    1) La Hongrie au sortir de la guerre

    Après la deuxième guerre mondiale, les Partis Communistes et l’URSS avaient acquis une grande autorité suite à la résistance héroïque de la population russe contre l’invasion du pays par l’armée nazie. L’URSS sortit renforcée de la guerre : ayant repoussé l’armée allemande jusqu’aux frontières de l’Elbe, elle avait conquis la moitié d’un continent. La conférence de Yalta en février 1945 consacra cette nouvelle situation : les parties de l’Europe qui avaient été « libérées » par l’Armée Rouge resteraient sous la sphère d’influence russe.

    La fin de la seconde guerre mondiale était allée de pair avec une radicalisation des masses et des événements révolutionnaires dans toute une série de pays. En effet, les masses ne voulaient pas seulement en finir avec le fascisme ; elles voulaient aussi extirper la racine sociale et économique qui l’avait fait naître : le capitalisme. Dans la plupart des pays européens, la bourgeoisie devait faire face à des insurrections de masse. Mais s’il y avait bien un point sur lequel les Partis Communistes stalinisés et les capitalistes s’entendaient parfaitement, c’était sur le fait qu’une révolution ouvrière devait être évitée à tout prix. Dans les pays capitalistes, les PC –tout comme les partis sociaux-démocrates- usèrent de leur autorité pour venir en aide aux classes dominantes, en ordonnant aux partisans de rendre les armes et en participant à des gouvernements d’ « union nationale » avec les partis bourgeois (en France, en Italie, et en Belgique notamment). En vérité, il s’agissait bien là d’une contre-révolution, mais sous un visage « démocratique ». En France, pour ne citer qu’un seul exemple, les groupes de résistance, sous l’instruction des dirigeants staliniens, durent rendre leurs armes au prétendu « gouvernement de Libération Nationale ». Maurice Thorez, secrétaire général du PCF de l’époque, déclarait : « Les Milices Patriotiques ont très bien servi dans la lutte contre les nazis. Mais maintenant, la situation a changé. La sécurité publique doit être assurée par la police régulière. Les comités locaux de libération ne peuvent pas se substituer au pouvoir du gouvernement. »

    Dans les pays de l’Est (Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Pologne, etc), si l’entrée de l’Armée Rouge avait souvent été perçue comme une libération, la bureaucratie du Kremlin était pourtant déterminée à maintenir la situation sous son contrôle et à empêcher que la classe ouvrière entre en mouvement de manière autonome. Petite anecdote illustrative : en Bulgarie, lorsque la machine militaire nazie s’effondra durant les mois d’automne 1944, les milices ouvrières, à Sofia puis dans d’autres villes, désarmèrent et arrêtèrent les fascistes, élirent des tribunaux populaires, organisèrent des manifestations de masse. Sentant le danger, le Haut Commandement russe ordonna tout de suite à ses troupes stationnées dans le pays : « Faites tout pour revenir à la discipline antérieure. Abolissez les comités et les conseils. Nous ne voulons plus voir un seul drapeau rouge dans la ville. »

    Après la guerre, dans des pays comme l’Italie ou l’Allemagne, la bourgeoisie avait sciemment maintenu dans l’appareil d’Etat du personnel politique ou militaire ayant occupé des fonctions importantes sous le fascisme ; les staliniens, quant à eux, firent exactement la même chose à l’Est. A cette époque, gagner les masses à un programme révolutionnaire n’aurait été que trop facile ; mais c’était là précisément ce que la bureaucratie stalinienne voulait éviter à tout prix. Dans les pays occupés par l’Armée Rouge, nombre de communistes et de travailleurs actifs dans la résistance seront liquidés, car jugés peu fiables. Qualifiés pendant la guerre de « braves combattants », ils devenaient à présent des « bandits », des « forces ennemies », voire même des « éléments pro-hitlériens », et étaient soumis en conséquence à la plus sévère répression. Plusieurs milliers d’entre eux seront torturés ou exécutés, pour la simple raison d’avoir voulu contester la toute-puissance de la bureaucratie. Pour mener à bien ce travail peu reluisant, les meilleurs alliés que les staliniens pouvaient trouver étaient…les vermines de l’ancien régime, convertis en « communistes » pour l’occasion. En Roumanie, le vice-Premier ministre du gouvernement nouvellement formé, un certain Tatarescu, avait par exemple dirigé en 1911 la répression contre un soulèvement dans les campagnes qui avait causé la mort de 11.000 paysans. En Bulgarie, le premier ministre, le Colonel Georgiev, et le ministre de la guerre, le Colonel Velchev, avaient tous deux été membres de la Ligue Militaire, une organisation fasciste sponsorisée par Mussolini. En Hongrie enfin, en décembre 1944, un gouvernement de « libération » fut formé ; son premier ministre était Bela Miklos, à savoir le tout premier Hongrois à avoir reçu personnellement des mains d’Hitler la plus grande décoration de l’ordre nazi !

    La population hongroise avait connu la défaite d’une première révolution en 1919. Ensuite elle dût subir les conséquences de cette défaite par l’instauration du régime fasciste de l’Amiral Horthy. Celui-ci liquida avec zèle les syndicats, tortura et massacra les communistes et les socialistes par milliers. Pendant la guerre, le pays fut occupé par les troupes nazies, accompagnées d’une nouvelle vague de terreur. Compte tenu de ces antécédents, il est clair que pour la population hongroise, le fait de constater qu’un régime qui portait sur son drapeau les acquis de la révolution russe d’octobre 1917 reconstruise l’appareil d’Etat avec les pires crapules de l’ancien régime n’en était que plus insupportable.

    Après la guerre, la Hongrie, comme tous les pays tombés sous l’égide de l’Armée Rouge, s’intégra au modèle économique russe et nationalisa son économie. A la fin de 1949, le processus de nationalisation de tous les principaux secteurs de l’économie hongroise était achevé. Bien évidemment, cela ne se faisait pas à l’initiative ni sous le contrôle des masses ouvrières : dès le début, celles-ci furent placés sous le joug d’une bureaucratie parasitaire calquée sur le modèle de l’URSS, qui disposait en outre d’une des polices secrètes les plus brutales de tout le bloc de l’Est, et s’accaparait, de par ses positions politiques, des privilèges exorbitants : en 1956, le salaire moyen d’un travailleur hongrois était de 1.000 forints par mois. Celui d’un membre de base de l’A.V.O. (=la police politique) était de 3.000 forints, tandis que le salaire d’un officier ou d’un bureaucrate de haut rang pouvait varier entre 9.000 et 16.000 forints par mois.

    Sur papier, beaucoup de travailleurs hongrois restaient encore membres du Parti Communiste. Cependant, cela était davantage lié au climat de terreur régnant tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du parti, plutôt qu’à des considérations politiques. Pour preuve, en octobre 1948, l’éditeur principal du « Szabad Nep » -le journal officiel du parti- se plaignait lui-même du fait que seuls 12% des membres du parti lisait le journal. Autre chiffre particulièrement révélateur de la répression politique qui sévissait en Hongrie à cette époque : entre 1948 et 1950, le PC hongrois expulsa de ses rangs pas moins de 483.000 membres !

    2) La rupture

    Le bureaucratisme stalinien constituait un système de gouvernement et de direction économique de moins en moins adapté aux nécessités de son temps, et de plus en plus en contradiction avec la situation réelle, tant en URSS que dans les pays dits « satellitaires » d’Europe de l’Est. L’annonce de la mort de Staline par le Kremlin en mars 1953 fut perçue comme un signal par les populations ouvrières du bloc de l’Est et ouvrit une période de résistance dans ces pays contre les méthodes de terreur et de despotisme qui devenaient chaque jour plus intolérables. En juin de la même année, les travailleurs de Plzen, un des principaux centres industriels de Tchécoslovaquie, démarrèrent spontanément une manifestation de masse demandant une plus grande participation de leur part aux décisions dans les usines et sur les lieux de travail, la démission du gouvernement ainsi que la tenue d’élections libres. Deux semaines plus tard, le 17 juin 1953, les travailleurs de Berlin-Est se rebellaient à leur tour par des manifestations et des grèves, mouvement qui culminera dans une grève générale se répandant comme une traînée de poudre dans toute l’Allemagne de l’Est. Il sera réprimé sans ménagement par les troupes russes, au prix de 270 morts.

    Les dirigeants de l’URSS comme des pays « satellitaires » commençaient à s’inquiéter. Il fallait trouver les moyens de calmer les esprits, les voix de plus en plus nombreuses qui s’élevaient contre le régime d’oppression politique imposé à la population. Effrayée par la possibilité d’explosions plus importantes encore, la bureaucratie décida d’adopter un « cours nouveau » : une certaine relaxation politique consistant en réformes et concessions venues d’en-haut (=initiées par la bureaucratie elle-même) afin d’éviter une révolution d’en-bas (=une révolution politique initiée par la classe ouvrière). Ainsi, en Hongrie, les tribunaux de police spéciaux furent abolis, beaucoup de prisonniers politiques furent libérés, il fut permis de critiquer plus ouvertement la politique du gouvernement. Sur le plan économique, on accorda plus d’importance à la production de biens de consommation et moins à l’industrie lourde. Dans les campagnes, on mit un frein aux méthodes de collectivisation forcée. Cependant, cela ne fit qu’ouvrir l’appétit aux travailleurs et aux paysans ; car ce que ceux-ci désiraient en définitive, c’était chasser pour de bon la clique dirigeante du pouvoir.

    Historiquement, l’année 1956 fut incontestablement une année cruciale dans la crise du stalinisme. Car si 1956 fut l’année de la révolution hongroise, cette dernière n’était elle-même qu’une composante d’une crise générale traversée par les régimes staliniens. La révolution de 1956 marquait un point tournant : elle indiquait la fin d’une époque et le début d’une ère nouvelle. Précurseur d’autres mouvements contre la bureaucratie stalinienne, tels que le Printemps de Prague de 1968, elle était la première véritable révolution dirigée contre ceux-là même qui continuaient à se proclamer les héritiers de la révolution russe de 1917. Or, comme Trotsky l’avait expliqué déjà 20ans auparavant, ceux qui se trouvaient au Kremlin n’étaient plus les héritiers de la révolution, mais bien ses fossoyeurs.

    Déjà, en février 1956, au 20ème congrès du PC russe, et trois ans après la mort de Staline, Nikita Kroutchev, premier secrétaire du parti, avait lancé une véritable bombe politique dans le mouvement communiste mondial en exposant son fameux « rapport secret », qui détruisait le mythe du « Petit Père des Peuples » et dévoilait publiquement la terreur de masse, les crimes abominables et la répression politique menée méthodiquement par le régime de Staline pendant des années. Auparavant, ne pas avoir la photo de Staline chez soi était considéré comme un acte de défiance au régime. A présent, on transformait en diable celui qui avait été mystifié des années durant comme un dieu vivant ! Les raisons de ce revirement peuvent en être trouvées dans cet extrait d’un article de la « Pravda » -organe de presse du PC russe- : « Le culte de la personnalité est un abcès superficiel sur l’organe parfaitement sain du parti. » Il s’agissait de donner l’illusion que maintenant que le « Petit Père des Peuples » avait trépassé, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

    Mais les travailleurs n’étaient pas dupes. En outre, il est difficile de continuer à pratiquer une religion à partir du moment où l’on a détruit son dieu. Car si Kroutchev et ses supporters tendaient à rompre avec les aspects les plus tyranniques du stalinisme, ils étaient bien incapables, de par leur propre position, à s’attaquer à la racine même de cette tyrannie : c’est pourquoi Kroutchev se verra obligé d’écraser dans le sang la révolution hongroise en utilisant les mêmes méthodes que celles qu’il avait dénoncées quelques mois plus tôt.

    3) L’explosion

    De juin à octobre 1956, un mouvement important des travailleurs polonais oblige la bureaucratie polonaise à faire d’importantes concessions. Des postes dans le parti sont attribués à des anti-staliniens et fin octobre, le poste de 1er secrétaire du parti est attribué à Gomulka, un vieux communiste relativement populaire qui avait été jeté en prison par Staline. Si Gomulka restait un homme de l’appareil, sa nomination à la tête du parti était malgré tout perçue comme une victoire importante. Un responsable haut-placé du régime commente ces événements en affirmant qu’ « il faut voir ces incidents comme un signal alarmant marquant un point de rupture sérieux entre le parti et de larges couches de la classe ouvrière. » Toutefois, en Pologne, la bureaucratie sera capable de maintenir le mouvement sous contrôle. Mais en Hongrie …

    En Hongrie, depuis quelques mois, l’agitation s’était accentuée, essentiellement parmi les intellectuels et dans la jeunesse, autour du cercle « Petöfi », formé fin ‘55 par l’organisation officielle des jeunesses communistes (DISZ). Celle-ci prend des positions de plus en plus virulentes par rapport au régime : « Il est temps d’en finir avec cet Etat de gendarmes et de bureaucrates » est le type de déclarations que l’on peut lire dans leurs publications. La « déstalinisation » leur permet à présent d’exprimer au grand jour ce qu’ils pensaient depuis longtemps tout bas.

    A partir de septembre et de début octobre, les travailleurs commencent à leur tour à s’activer. En octobre, lorsque les travailleurs et les jeunes apprennent la nouvelle de ce qui s’est passé en Pologne, il se sentent pousser des ailes. Le 21 octobre, les étudiants de l’Université Polytechnique de Budapest tiennent une assemblée, où ils réclament la liberté de la presse, de parole, d’opinion, la suppression du régime du parti unique, l’abolition de la peine de mort, l’abolition des cours obligatoires de « marxisme ». Ils menacent d’appuyer leur programme par des manifestations de rue s’ils n’obtiennent pas satisfaction. Le 22 octobre, le cercle Petöfi lance pour le lendemain le mot d’ordre d’une grande manifestation publique en solidarité avec leurs frères polonais.

    L’interdiction initiale de la manifestation, plusieurs fois répétée à la radio, puis la décision soudaine de l’autoriser, produisent un effet de choc. La population tout entière a pu constater les hésitations des dirigeants, et elle voit la décision finale des autorités comme une capitulation devant la force potentielle du mouvement. La manifestation est un succès, rassemble plusieurs dizaines de milliers de personnes. En tête, des jeunes portent d’immenses portraits de Lénine. On peut lire des slogans tels que « nous ne nous arrêterons pas en chemin : liquidons le stalinisme », « indépendance et liberté » etc. Vers 18h, les bureaux et les usines se vident, et les ouvriers et employés qui sortent du boulot rejoignent les étudiants. Le mouvement gagne en ampleur, les transports publics s’arrêtent de fonctionner ; on dénombre bientôt plus de 300.000 manifestants dans les rues de Budapest.

    Un groupe de plusieurs centaines de personnes issues de la foule décident de se rendre à la Place où se dresse une statue géante en bronze de Staline et la déboulonnent. Une délégation de 16 personnes se rend à l’immeuble où est localisé le centre de radio de Budapest, afin de tenter de diffuser leur appel sur les ondes. Comme la délégation tarde à sortir de l’immeuble, la foule s’impatiente. C’est dans la confusion générale qu’éclatent les premiers coups de feu dans la foule, tirés par des membres de l’A.V.O. Il y a trois morts. Ensuite, les premiers tanks et camions arrivent en renfort. Cette échauffourée met le feu aux poudres : la révolution hongroise a commencé.

    4) La force des travailleurs en action

    Les travailleurs commencent à s’armer pour riposter : certains s’emparent d’armes dans les armureries, d’autres se rendent vers les casernes. Comme à Barcelone en 1936, certains soldats leur ouvrent les portes, leur lancent des fusils et des mitraillettes par les fenêtres, ou amènent carrément dans la rue des camions chargés d’armes et de munitions et les distribuent à la population. Beaucoup rejoignent les rangs des manifestants. Dès le 24 au soir, il n’y aura pratiquement plus aucune unité de l’armée hongroise qui obéisse au gouvernement. Seule la police politique combat les insurgés. Des barricades commencent à se dresser ; dans certains quartiers de Budapest, même des enfants apportent leurs jouets pour aider à la construction des barricades.

    Les batailles de rue durent toute la nuit. A une heure du matin déjà, la plupart des grosses artères de la ville sont occupés par des travailleurs armés. Vers 8h du matin, le gouvernement hongrois annonce qu’il a fait appel à l’aide militaire russe pour écraser ce qu’il appelle « des petites bandes de contre-révolutionnaires armés qui pillent la ville. » Les bureaucrates du Kremlin et leurs agents de l’appareil hongrois sont décidés à conserver à tout prix le contrôle de la situation, quitte à noyer dans le sang la révolution naissante. Cette décision ne fait que renforcer la détermination des révolutionnaires et radicalise encore davantage le mouvement. Le premier conseil de travailleurs et d’étudiants est formé à Budapest.

    Les chars russes commencent à entrer dans la ville dans la matinée du 24 octobre. Au début, certains soldats russes envoyés pour écraser l’insurrection ne savent même pas qu’ils sont en Hongrie : on leur a raconté qu’ils ont été envoyés à Berlin pour « combattre des fascistes allemands appuyés par des troupes occidentales. »

    Les combats de rue se prolongent pendant plusieurs jours. Rapidement, les quartiers prolétariens deviennent les bastions de l’insurrection. Un correspondant de « The Observer » explique: « Ce sont les étudiants qui ont commencé l’insurrection, mais, quand elle s’est développée, ils n’avaient ni le nombre ni la capacité de se battre aussi durement que les jeunes ouvriers. ».

    Dès l’annonce de l’envoi de troupes russes, la grève générale insurrectionnelle est déclarée ; elle se répand rapidement dans tout le pays. Elle se traduit immédiatement par la constitution de centaines de comités et conseils ouvriers qui s’arrogent le pouvoir. Avant le 1er novembre, dans tout le pays, dans toutes les localités, se sont constitués, par les travailleurs et dans le feu de la grève générale, ces conseils qui assurent le maintien de l’ordre, la lutte contre les troupes russes et contre celles de l’A.V.O. par des milices d’ouvriers et d’étudiants armés ; ils dissolvent les organismes du PC, épurent les administrations qu’ils ont soumises à leur autorité, assurent le ravitaillement de la capitale en lutte.

    Un journal aussi réactionnaire que « La Libre Belgique » publiait le lundi 23 octobre l’interview d’un certain Nicolas Bardos, docteur en sciences-économiques, qui a fui la Hongrie en 1956. Celui-ci relate : « A la sortie d’une pause de nuit, je suis tombé dans la rue sur une manifestation où ouvriers et employés étaient accompagnés d’étudiants derrière un drapeau troué. Deux jours plus tard, je me suis rendu compte de la décomposition de l’Etat. Tout s’est arrêté et réorganisé très vite. Des conseils ouvriers se sont mis en place… ». Ces conseils renouent spontanément avec les formes d’organisation caractéristiques de la démocratie ouvrière : ils sont élus par la base, avec des délégués révocables à tout moment et responsables devant leurs mandats. Leurs revendications politiques diffèrent, mais tous comprennent : l’abolition de l’A.V.O., le retrait des troupes russes, la liberté d’expression pour tous les partis politiques, l’indépendance des syndicats, l’amnistie générale pour les insurgés emprisonnés, mais aussi et surtout la gestion par les travailleurs eux-mêmes des entreprises et des usines.

    Ce dernier point apporte un démenti flagrant à la version prétendant que cette révolution était dirigée contre le « communisme » en général. Le 2 novembre 1956, un article paraît dans « Le Figaro » affirmant ceci : « Les militants hongrois sont soucieux de restaurer une démocratie à l’occidentale, respectueuse des lois du capitalisme. » Cette affirmation est pourtant contredite par les militants révolutionnaires eux-mêmes. La fédération de la jeunesse proclame fièrement : « Nous ne rendrons pas la terre aux gros propriétaires fonciers ni les usines aux capitalistes » ! Dans le même registre, le Conseil Ouvrier Central de Budapest déclare : « Nous défendrons nos usines et nos terres contre la restauration capitaliste et féodale, et ce jusqu’à la mort s’il le faut. » Certes, dans l’atmosphère générale, des réactionnaires ont pu s’infiltrer et pointer le bout de leur nez. Pas plus. Un seul journal réactionnaire a paru. Il n’a publié qu’un seul numéro, car les ouvriers ont refusé de l’imprimer dès le lendemain. Cela n’a pas empêché les journaux bourgeois en Occident de parler de « floraison de journaux anti-communistes ».

    5) Les chars russes

    Au fur et à mesure que les soldats russes restent sur place, ils comprennent de mieux en mieux pourquoi on les a envoyés : ils n’ont pas vu de troupes occidentales, ils n’ont pas vu de fascistes ni de contre-révolutionnaires ; ils ont surtout vu tout un peuple dressé, ouvriers, étudiants, soldats. Certains soldats russes doivent être désarmés et renvoyés vers la Russie, du fait qu’ils refusent d’appliquer les ordres. D’autres fraternisent avec les révolutionnaires et rejoignent carrément le camp des insurgés. Dès le second jour de l’insurrection, un correspondant anglais signale que certains équipages de tanks ont arraché de leur drapeau l’emblème soviétique et qu’ils se battent aux côtés des révolutionnaires hongrois « sous le drapeau rouge du communisme ».

    L’utilisation de l’armée russe à des fins répressives devient de plus en plus difficile. Après un premier repli stratégique pour s’assurer des troupes plus fraîches et plus sûres, le 4 novembre, le Kremlin lance une seconde intervention, armée de 150.000 hommes et de 6.000 tanks pour en finir avec la révolution. Une bonne partie des nouvelles troupes viennent d’Asie soviétique, dans l’espoir que la barrière linguistique puisse empêcher la fraternisation des soldats avec les révolutionnaires hongrois.

    Pendant quatre jours, Budapest est sous le feu des bombardements. Le bilan de la deuxième intervention soviétique à Budapest est lourd : entre 25.000 et 50.000 morts hongrois, et 720 morts du côté des soldats russes. La répression par les troupes de l’A.V.O., qui « nettoient » les rues après le passage des tanks, est extrêmement féroce : des révolutionnaires attrapés dans les combats de rue sont parfois pendus par groupes sur les ponts du Danube ; des pancartes sont accrochées sur leurs cadavres expliquant : « Voilà comment nous traitons les contre-révolutionnaires ». Tout cela se fait bien entendu dans l’indifférence totale des soi-disant « démocraties » occidentales. Le secrétaire d’Etat des USA affirme dans un speech à Washington : « D’un point de vue de la loi internationale sur la violation des traités, je ne pense pas que nous puissions dire que cette intervention est illégale ». Ce positionnement de l’impérialisme américain permet d’apprécier à sa juste valeur l’ «hommage » rendu aux insurgés de ’56 par George W.Bush lors de sa visite en Hongrie en juillet dernier !

    Les combats durent pendant huit jours dans tout le pays. Si l’intervention des chars russes leur a assénés un sérieux coup, les travailleurs ne sont pourtant pas encore complètement battus. Une semaine après le déclenchement de la seconde intervention russe, la majorité des conseils ouvriers sont encore debout. Une nouvelle grève générale, assez bien suivie, aura même encore lieu les 11 et 12 décembre ! Pourtant, le répit obtenue par la réaction à travers cette deuxième intervention militaire–nettement plus efficace que la première-, combinée au manque d’un parti ouvrier révolutionnaire avec une stratégie claire visant à destituer la bureaucratie de ses fonctions, permet à la terreur contre-révolutionnaire de déclencher une offensive sans précédent. Le 20 novembre, les derniers foyers de résistance commencent à s’éteindre. Début décembre, le gouvernement lance la police contre les dirigeants des conseils ouvriers ; plus d’une centaine d’entre eux sont arrêtés dans la nuit du 6 décembre. Sous les coups de la répression, les conseils ouvriers nés de la révolution disparaissent les uns après les autres. La révolution hongroise recule.

    Le 26 décembre 1956, la force des conseils ouvriers hante encore la bureaucratie. Un ministre hongrois, un certain Gyorgy Marosan, déclare que « si nécessaire, le gouvernement exécutera 10.000 personnes pour prouver que c’est lui le vrai gouvernement, et non plus les conseils ouvriers. »

    Le 5 janvier 1957, en visite à Budapest, Kroutchev, rassuré, affirme qu’ « en Hongrie, tout est maintenant rentré dans l’ordre. »

    Le 13 janvier de la même année, la radio diffuse une annonce officielle déclarant qu’ « en raison de la persistance d’activités contre –révolutionnaires dans l’industrie, les Tribunaux ont désormais le pouvoir d’imposer la peine de mort à quiconque perpétuera la moindre action contre le gouvernement. » Cela implique le simple fait de prononcer le mot « grève » ou de distribuer un tract.

    6) Conclusion

    La version que la bourgeoisie présente de ces événements est sans ambiguïté : le peuple hongrois a démontré sa haine du communisme et sa volonté de revenir au bon vieux paradis capitaliste. Pour des raisons quelque peu différentes, la version des staliniens s’en rapproche étrangement : les révolutionnaires sont sans vergogne qualifiés par la bureaucratie de « contre-révolutionnaires », de « fascistes », d’ « agents de la Gestapo ». Dans un cas comme dans l’autre, les insurgés sont présentés comme des éléments pro-capitalistes. Or il n’en est rien : tout le développement de la révolution hongroise dément une telle analyse.

    En 1956, le programme qu’exprimaient des millions de travailleurs de Hongrie à travers les résolutions de leurs conseils et comités, reprenait dans les grandes lignes le programme tracé vingt ans plus tôt dans « La révolution trahie » par Trotsky, où celui-ci prônait pour la Russie une révolution politique contre la caste bureaucratique au pouvoir, comme seule issue afin d’empêcher un retour au capitalisme qui renverrait l’Etat ouvrier des décennies en arrière.

    Trotsky disait : « L’économie planifiée a besoin de démocratie comme l’homme a besoin d’oxygène pour respirer ». Les travailleurs ne refusaient pas la production socialisée ; ce qu’ils refusaient, c’était que cette dernière se fasse au-dessus de leurs têtes. Ils se battaient pour le véritable socialisme, c’est-à-dire un socialisme démocratique. C’est pour cette raison que la victoire des conseils ouvriers était apparue comme un péril mortel à la bureaucratie de l’URSS. De plus, son exemple était un danger direct pour toute la hiérarchie de bureaucrates de que l’on appelait hypocritement les « démocraties populaires ». Mao, Tito, et tous les autres, sans exception, supportèrent sans hésiter la ligne suivie par Moscou. Le Parti Communiste Chinois alla même jusqu’à reprocher aux Russes de ne pas avoir réagi assez vigoureusement pour écraser la révolution hongroise. Dans les pays occidentaux, les PC estimaient que l’intervention soviétique était inévitable et nécessaire si l’on voulait « sauver le socialisme » : il leur en coûtera des dizaines de milliers de membres, le PC anglais perdant plus du quart de ses effectifs.

    Malheureusement, les travailleurs hongrois se sont lancés dans la révolution sans disposer d’une direction révolutionnaire permettant de faire aboutir le mouvement jusqu’à sa conclusion : là était le gage d’une possible victoire. Il est regrettable que certains commentateurs de gauche tirent des conclusions complètement opposées. C’est le cas de Thomas Feixa, journaliste au « Monde Diplomatique », qui écrit : « La grève générale et la création de conseils autonomes opérant sur la base d’une démocratie directe bat en brèche la formule du parti révolutionnaire défendue par Lénine et Trotsky, celle d’une organisation autoritaire et centralisatrice qui réserve les décisions à une élite savante et restreinte. » La contradiction qui est ici posée entre les conseils ouvriers d’un côté, et le parti révolutionnaire de l’autre, n’a pas de sens. Les conseils ouvriers existaient également en Russie : les soviets, qui permettaient précisément que les décisions ne soient pas « réservées à une élite savante et restreinte », mais impliquaient au contraire la masse de la population dans les prises de décision. Que les soviets aient finalement perdu leur substance et furent sapés par la montée d’une bureaucratie totalitaire qui a fini par gangréner tous les rouages de l’appareil d’Etat, c’est une autre histoire que nous n’avons pas l’espace d’aborder ici. Mais une chose est certaine : la victoire des soviets russes a été permise parce qu’ils disposaient d’une direction révolutionnaire à leur tête, représentée par le Parti Bolchévik. Si l’héroïsme des travailleurs hongrois avait pu être complété par l’existence d’un parti tel celui des Bolchéviks en 1917, le dénouement de la révolution hongroise aurait été tout autre, et la face du monde en aurait peut-être été changée.

    Andy Anderson, auteur anglais d’un livre appelé « Hungary ‘56 », explique quant à lui : « Les travailleurs hongrois ont instinctivement, spontanément, créé leurs propres organes, embryon de la société qu’ils voulaient, et n’ont pas eu besoin d’une quelconque forme organisationnelle distincte pour les diriger ; c’était ça leur force. » Encore une fois, ce qui constituait la faiblesse principale du mouvement –sa spontanéité- est ici transformée en son contraire, et présentée comme sa force principale. Il est d’ailleurs assez révélateur de constater qu’aucun de ces deux auteurs n’aborde la question de savoir pourquoi la révolution hongroise a échoué. Elle a échoué car il manquait aux travailleurs hongrois la direction capable de coordonner leur action, de construire un soutien solide dans les populations ouvrières des autres pays de l’Est par une stratégie consciente visant à étendre la révolution à l’extérieur et ainsi desserrer l’étau qui pesait sur les révolutionnaires hongrois, de déjouer les pièges de la bureaucratie et, surtout, de balayer définitivement celle-ci du pouvoir. C’est bien à cause de cela que les conseils ouvriers sont restés en Hongrie à l’état d’ « embryons de la nouvelle société » et ne sont jamais devenus des organes de pouvoir effectifs.

    Sources :

    • « La révolution hongroise des conseils ouvriers », Pierre Broué.
    • « Hungary ‘56 », Andy Anderson
    • « Le Monde Diplomatique » (octobre 2006)
    • « La Libre Belgique » (23 et 24 octobre 2006)
  • Maîtriser les prix de l’énergie? Oui, mais comment? Contrôle public, pôle public, nationalisation du secteur entier?

    En septembre, dans son rapport mensuel, la Banque nationale a indiqué que le taux de confiance des consommateurs se trouvait à un plancher historique, pis encore que lors la première vague du Covid. Peu avant la concentration du front commun syndical du 21 septembre, le « Grand Baromètre Le Soir-RTL-Ipsos » dévoilait que 64% des Belges craignent de ne pas pouvoir payer leur facture d’énergie. À la veille de la manifestation syndicale des 80.000 en juin dernier, on en était encore qu’à 38 %… Comment s’en sortir ?

    Par Boris Malarme

    Taxer les « surprofits » du secteur et plafonner les prix arrivent largement en tête des réponses parmi les sondés. Mais « produire l’énergie par l’État plutôt que par le secteur privé » arrive en 6e position au coude-à-coude avec un impôt sur la fortune alors que, jusqu’ici, ni les syndicats ni le PTB n’ont parlé de la nationalisation du secteur comme le propose le PSL. En Grande-Bretagne, un sondage indique que même la moitié des électeurs du parti conservateur souhaitent le retour du secteur dans le giron public ! Margareth Thatcher, cheffe d’orchestre de la privatisation du secteur, doit se retourner dans sa tombe. Imaginons ce qu’il en serait si le mouvement organisé des travailleurs s’emparait de cette revendication.

    Le capitalisme, c’est connu, repose sur la soif de profits à court terme. Les géants de l’énergie profitent de la crise pour engranger des profits record. À titre d’exemple, rien qu’au 2e trimestre de cette année, BP a réalisé un profit de18 milliards de dollars, Total 5,7 milliards, Eni 3,8 milliards, Exxon 17,9 milliards, Chevron 11,6 milliards,… Joseph Stiglitz, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, dénonce « un phénomène de redistribution des revenus des consommateurs vers les riches entreprises de combustibles fossiles » et défend l’idée de taxer les « superprofits » pour aider celles et ceux qui souffrent. En Belgique, chacun a sa variation sur ce thème. Taxer ceux-ci à 25% pour Tinne van der Straeten, ministre de l’énergie (Groen), à hauteur d’un milliard d’euros pour Paul Magnette (président du PS), à 50% pour Thierry Bodson (président de la FGTB) ou encore 100 % pour Sofie Merckx (cheffe de groupe du PTB à la Chambre). Le bureau d’études du PTB a calculé le «surprofit» d’Engie-Electrabel à 1,8 milliard d’euros pour les 12 derniers mois.

    Un tigre ne devient pas végétarien

    Les géants de l’énergie peuvent bien s’accommoder d’une taxe temporaire symbolique dans l’idée de sauvegarder le système capitaliste face à la colère grandissante. Mais taxer Engie-Electrabel à hauteur de 9 milliards d’euros sur 3 ans comme le propose le PTB ne sera pas une promenade de santé. La multinationale ne se laissera pas faire sans résister de toutes ses forces. Elle n’a pas hésité par le passé à recourir au chantage sur l’approvisionnement. Les règles du marché permettent aux grandes entreprises privées d’organiser la pénurie et de saborder l’économie. Le fait que le bancassureur Belfius, dont les pouvoirs publics sont actionnaires, cherche à réduire le contrat caissier qui le lie à la Région wallonne depuis des années(1) par crainte d’une accession au pouvoir du PTB en Wallonie en 2024 donne une petite idée du type de sabotage et de chantage auquel est prêt le capital. Le mouvement organisé des travailleuses et travailleurs doit s’y préparer dès maintenant, autour d’un programme capable d’y faire face.

    Tant la FGTB, dans le document de son Congrès tenu du 30 mai au 1er juin, que le président du PTB Raoul Hedebouw affirment aujourd’hui qu’il faut que le secteur énergétique soit aux mains de l’État et non pas du privé et du marché et que le public doit exercer un contrôle du secteur. Est-ce pour autant synonyme de nationalisation du secteur ?

    La nationalisation, une revendication qui n’a pas pris une ride

    Dans leurs revendications à destination de la concentration du front commun syndical du 21 septembre, les syndicats ont parlé de revenir sur la libéralisation, dont l’échec est total, et de réguler le secteur et les prix. Il faut toutefois noter que l’ensemble du secteur de l’énergie n’a pas été nationalisé en Belgique après la Deuxième Guerre mondiale, contrairement à d’autres pays où cela a dû être concédé au mouvement ouvrier.

    Comme l’a expliqué Jean-Pierre Hansen, ex-patron d’Engie-Electrabel, dans un podcast sur la RTBF intitulé « Flambée des prix : faut-il nationaliser l’énergie en Belgique ? » : « En Belgique l’électricité n’a jamais été nationalisée. Les sociétés étaient de droit privé mais elles étaient régulées (…) avec des méthodologies très claires et des instances bien précises qui régulaient leurs revenus. Avec l’objectif qu’elles puissent gagner suffisamment pour faire appel au marché des capitaux, y compris internationaux. Point. Pas moins mais pas plus. Et ça, ce n’est pas un système de nationalisation, c’est un système de régulation. »

    Après-guerre, la FGTB a réclamé dans son congrès de 1954, la nationalisation des industries de base et plus particulièrement celle du secteur de l’énergie et le contrôle du crédit pour introduire une forme de planification dans l’économie. Le Premier ministre social-démocrate Achille van Acker (1954-58, à la tête d’un gouvernement alliant PSB et libéraux) balaya l’idée: les nationalisations ne faisaient pas partie de l’accord de gouvernement. Les dirigeants syndicaux et les représentants patronaux l’industrie d’électricité se sont accordés en 1955 sur un modèle de régulation du marché. La nationalisation de l’énergie faisait encore partie du programme d’action de réformes de structure de la FGTB en 1958.

    L’idée revient aujourd’hui avec force, y compris par moment dans les sommets de la FGTB, à l’image du président de la CGSP Michel Meyer à l’occasion de la grève des services publics du 31 mai dernier au sujet de l’énergie ou encore de Jean-Francois Tamellini (président de la FGTB Wallonne) en amont de la concentration du 21 septembre, qui déclarait considérer que la meilleure façon de contrôler les prix, c’est la nationalisation.

    Le PTB veut revenir sur la libéralisation du secteur et dénonce la participation du PS et d’Ecolo dans la privatisation de la SPE (Société Productrice d’Électricité) en 2000 avant sa fusion avec le fournisseur privé Luminus. Le parti défend un pôle public de l’énergie verte sur base d’un investissement de 10 milliards d’euros qui existerait au côté d’entreprises privées au sein d’un marché régulé.

    Dans un article du magazine américain Forbes, l’argument défendu contre la nationalisation des fournisseurs d’énergie demandé par la confédération syndicale britannique TUC est que c’est « les producteurs, comme BP et Shell décident des prix et font de gros bénéfices. Cela signifie que sans subventions parallèles sur l’électricité » celle-ci « n’est pas susceptible d’aboutir à grand-chose ». La conclusion tirée est de privilégier un modèle où l’État paye au privé la différence entre le prix du marché et la facture réduite, comme le propose la direction du Labour Party britannique ou encore le gouvernement PSOE-Podemos dans l’État espagnol. Si on souhaite éviter de toucher aux profits du privé, tôt ou tard, la facture de cette intervention publique devra donc être présentée à la classe travailleuse sous forme de coupe dans un budget public, etc. Tout le secteur de l’énergie doit donc être arraché des mains du privé et de son avidité.

    Avant la libéralisation du secteur, la SPE, la deuxième entreprise de production d’électricité, ne possédait que 9 % de la capacité de production du pays, ultra-dominée par Electrabel. Un pôle public vert sera insuffisant pour faire baisser les prix et remplir la tâche historique d’endiguer le réchauffement climatique en sortant des énergies fossiles.

    La nationalisation de tout le secteur de l’énergie (production, distribution, recherche et développement) s’impose aussi pour barrer net la route à la spéculation sur les prix de l’énergie ou de l’alimentation. Avec la nationalisation de l’ensemble du secteur financier, cela permettrait de mobiliser les liquidités nécessaires aux investissements massifs à réaliser pour une énergie verte accessible aux ménages, dans le cadre d’une planification rationnelle et écologique de l’économie et d’une transformation de la société vers le socialisme démocratique.

    Nous devons aussi clarifier qui contrôle ces nationalisations et quels intérêts elles servent. En France, l’État veut consacrer près de 10 milliards d’euros pour devenir actionnaire à 100% de la société d’énergie EDF afin de collectiviser les dettes de l’entreprise et de la restructurer, un peu à l’instar des nationalisations de la sidérurgie dans les années ‘70 et ‘80. L’idée est de faire ainsi supporter par la collectivité le coût des nouveaux modèles de petits réacteurs nucléaires afin d’assurer l’indépendance énergétique stratégique du capitalisme français. Une fois la rentabilité revenue après les investissements publics, l’objectif avoué est de remettre la privatisation sur table. Le gouvernement allemand suit la même logique avec la nationalisation du géant gazier Uniper, premier importateur de gaz en Allemagne, fortement affecté par décision russe de fermer le gazoduc Nord Stream 1.

    Deux dernières précisions. Premièrement, il ne saurait être question ni d’indemnités ni de rachat pour les capitalistes qui se sont enrichis sur nos factures et qui ont gravement mis en danger notre environnement. Cela ne pourra être le cas que pour de petits épargnants, sur base de besoins prouvés. Ensuite, nous défendons l’extension de la démocratie jusqu’au cœur de l’économie, grâce au contrôle et à la gestion des travailleuses et travailleurs. Le révolutionnaire russe Trotsky écrivait d’ailleurs à ce propos en 1934, « Même si le gouvernement était tout à fait à gauche et animé des meilleures intentions, nous serions pour le contrôle des ouvriers sur l’industrie et le commerce ; nous ne voulons pas d’une administration bureaucratique de l’industrie nationalisée ; nous exigeons la participation directe des ouvriers eux-mêmes au contrôle et à l’administration par les comités d’entreprise, les syndicats, etc. » (2)

    (1) Depuis le 1er janvier 1991, la Wallonie dispose de son propre caissier auprès duquel est centralisée sa trésorerie et qui assure, entre autres, l’exécution des opérations et la consolidation quotidienne de l’ensemble des comptes ouverts par la Wallonie.

    (2) Le révisionnisme et le plan, Léon Trotsky, 9 janvier 1934, Œuvres, https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1934/01/lt19340109.htm

  • Mikhaïl Gorbatchev : le dernier secrétaire général est mort

    On vient d’annoncer le décès de Mikhaïl Gorbatchev, dernier secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique et architecte de la perestroïka et de la glasnost, tentatives de réformes par en-haut pour empêcher la révolution par en-bas.

    Par Walter Chambers, Alternative Socialiste Internationale

    Ses politiques ont finalement échoué, conduisant à la restauration du capitalisme dans l’ancienne Union soviétique, à partir de laquelle s’est développé le capitalisme de gangsters des années 1990, avant de se transformer en l’actuel régime agressivement impérialiste et autoritaire de Vladimir Poutine. Nous reproduisons ici un article de 2009 expliquant les processus qui se sont développés pendant le règne de Gorbatchev. Une notice nécrologique sera publiée ultérieurement.

    De la Perestroïka à la restauration capitaliste

    En 1985, Gorbatchev a entrepris de « restructurer » l’État et l’économie staliniens chancelants, dans le but d’éviter une crise terminale et de contrer les mouvements sociaux. En six ans, l’Union soviétique s’est effondrée et l’économie planifiée a été balayée par les mesures de privatisation de grande envergure d’Eltsine. Des luttes ouvrières de masse ont éclaté, mais les gagnants furent une nouvelle classe sociale de capitalistes gangsters.

    Entre 1982 et 1985, trois secrétaires généraux du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), Leonid Brejnev, Yuri Andropov et Konstantin Chernenko, sont décédé coup sur coup. Mikhaïl Gorbatchev a été élu pour leur succéder. Six ans plus tard, l’Union soviétique s’est effondrée, laissant derrière elle 15 républiques “indépendantes”, chacune ravagée par une catastrophe économique qui a fait chuter le PIB de plus de 50 %. La Russie, la Moldavie et la Géorgie ont connu de graves conflits avec leurs minorités nationales. L’Azerbaïdjan et l’Arménie sont entrés en guerre l’un contre l’autre. Le Tadjikistan a passé la majeure partie des années 1990 en état de guerre civile ouverte. Seuls les trois petits États baltes sont parvenus à établir une forme de démocratie stable, mais ils subissent aujourd’hui le pire de la crise économique mondiale. La Russie et le Belarus sont loin d’être démocratiques. Les États d’Asie centrale, en particulier le Turkménistan et l’Ouzbékistan, sont des fiefs féodaux autoritaires.

    La sélection de Gorbatchev a marqué la victoire, au sein de la bureaucratie soviétique dirigeante, d’une couche de réformateurs qui avait compris que des changements devaient être apportés si l’élite voulait conserver le pouvoir. Andropov appartenait à cette aile réformatrice, bien qu’il ait été un homme de main de l’élite dirigeante. En tant qu’ambassadeur en Hongrie en 1956, il a vu comment les travailleurs en colère ont pendu la police secrète détestée aux lampadaires et a réalisé que le pouvoir soviétique était tout aussi fragile. De retour à Moscou en tant que chef du KGB, il a férocement plaidé en faveur de mesures militaires contre les réformateurs tchécoslovaques du Printemps de Prague en 1968. Il a réprimé les dissidents et a soutenu avec ferveur l’invasion de l’Afghanistan en 1979. Mais, une fois au pouvoir, il a pris les premières mesures provisoires pour mettre un frein aux pires excès de la corruption et de l’incompétence, mesures qui allaient ensuite être étendues par Gorbatchev. Les agents du KGB implantés sur chaque lieu de travail et dans chaque quartier signalaient dans leurs rapports l’énorme mécontentement qui s’accumulait dans la société face à la mauvaise gestion de la bureaucratie.

    Après la révolution d’octobre 1917, de premières mesures visant à établir une société socialiste ont été prises. Les principales industries ont été nationalisées et intégrées dans une économie planifiée avec, du moins dans les premières années, de larges éléments de contrôle et de gestion par les travailleurs. Cela a posé les bases d’un développement économique remarquable du pays. Malgré le fait que la Russie prérévolutionnaire était l’un des pays les plus arriérés d’Europe sur le plan économique, et malgré la destruction économique causée par la première guerre mondiale (1914-18), la guerre civile (1918-20) et la deuxième guerre mondiale (1939-45), l’Union soviétique est devenue, dans les années 1960 et 1970, une puissance industrielle dont l’économie n’était pas soumise aux booms et aux effondrements chaotiques du capitalisme.

    Au milieu des années 1920, cependant, une élite bureaucratique a commencé à se cristalliser, s’appuyant sur l’arriération de la société russe, la fatigue de la classe ouvrière et l’échec de la révolution dans d’autres pays plus développés comme l’Allemagne. La classe ouvrière a été écartée du pouvoir politique tandis que la bureaucratie, dirigée par Staline, a étendu ses tendances dictatoriales à tous les aspects de la vie. Cette élite bureaucratique, forte de 20 millions de personnes en 1970, était comme un énorme parasite qui suçait le sang de l’économie planifiée, la vidant de son énergie. La mauvaise gestion bureaucratique a créé un énorme gaspillage. Cela a conduit à la période que les Russes appellent « la stagnation ». Tout le monde avait un emploi, un endroit où vivre et un salaire modeste, mais la vie était terne, la qualité des produits et des services très faible, et d’énormes ressources étaient gaspillées ou dépensées en armes ou autres articles inutiles. De plus en plus, la mauvaise gestion de l’économie entraînait d’énormes pénuries, souvent de produits essentiels.

    Parfois, la nature arbitraire et répressive de la bureaucratie débordait sur des conflits ouverts. En 1962, par exemple, une instruction a été envoyée de Moscou pour augmenter le prix de la viande et d’autres denrées alimentaires stables. Cela a coïncidé avec la décision de réduire les salaires dans une usine métallurgique de la ville de Novocherkassk. Les travailleurs se sont alors mis en grève. Ils ont été accueillis par des troupes armées et des chars. Des centaines d’entre eux ont été tués par balle, tant le régime craignait que des travailleurs d’autres régions ne viennent les soutenir.

    Léon Trotsky avait analysé la situation en Union soviétique après la prise du pouvoir par la bureaucratie. Il affirmait que la classe ouvrière devait organiser une révolution supplémentaire et balayer la bureaucratie, permettant ainsi la mise en place d’un véritable État ouvrier démocratique. Si, toutefois, les travailleurs ne devaient pas le faire, alors il arriverait un moment où l’élite bureaucratique tenterait de légaliser ses privilèges et le pillage des biens de l’État. À long terme, écrivait Trotsky, dans « La révolution trahie » (1936), cela pourrait « conduire à une liquidation complète des conquêtes sociales de la révolution prolétarienne ». Sous Staline, la bureaucratie a défendu l’économie planifiée comme la base de son pouvoir et de ses privilèges, mais elle l’a fait « de manière à préparer une explosion de tout le système qui pourrait balayer complètement les résultats de la révolution. »

    Des réformes expérimentales

    Des événements tels que ceux de Novocherkassk, de Hongrie, de Tchécoslovaquie et de Pologne ont effrayé la bureaucratie. Alors que, du moins au début, la majorité de celle-ci estimait que la répression était le moyen le plus efficace de maintenir le contrôle sur la société, une partie des bureaucrates a commencé à penser qu’il fallait chercher de nouveaux mécanismes pour réduire la mauvaise gestion et la corruption. Au milieu des années 1960, un groupe d’économistes a commencé à se former sous la direction d’Abel Aganbegyan à l’Académie de Novossibirsk. Ils ont commencé à analyser des questions telles que le fossé entre la production agricole et les demandes de la population. Leurs travaux, rédigés dans le style rabougri du « marxisme » soviétique, allaient essentiellement dans le sens de la réintroduction des mécanismes du marché, du moins dans l’agriculture. Leurs idées ont été discutées par une couche importante de l’élite dirigeante. Aganbegyan est devenu plus tard le principal conseiller économique de Gorbatchev.

    Cependant, l’élite dirigeante n’était pas encore prête à s’engager dans cette voie. La source de leur style de vie privilégié était, après tout, l’économie planifiée et, malgré leur incompétence parasitaire, elle était toujours en avance par rapport aux grandes économies capitalistes. En 1973, la crise pétrolière a frappé le monde. Elle a contribué à plonger l’Occident dans la récession, mais a en fait aidé l’Union soviétique en raison des revenus supplémentaires provenant des exportations de pétrole. Mais cela n’a fait que retarder le processus.

    Le mécontentement croissant en Europe de l’Est a poussé les gouvernements, comme celui de la Pologne, à commencer à contracter des prêts importants auprès du monde capitaliste. Ces crédits ont alimenté l’inflation et rendu le système bureaucratique de planification encore plus ingérable. Les coûts de la course aux armements de la guerre froide et de l’Afghanistan n’ont fait qu’exacerber les problèmes. Ainsi, lorsque Brejnev est mort en 1982, une partie du politburo au pouvoir semblait prête à commencer à expérimenter. Andropov, considéré comme un réformateur, a été élu au pouvoir, mais il est mort 15 mois plus tard. Il avait exprimé le souhait d’être remplacé par Gorbatchev, mais les partisans de la ligne dure n’étaient pas encore prêts pour cela. Tchernenko, bien que déjà gravement malade, fut élu comme candidat provisoire, le politburo comprenant clairement que dans quelques mois, ils allaient à nouveau être amenés à voter. Cette fois, Gorbatchev l’a emporté.

    Il n’avait pas l’intention de réintroduire le capitalisme. Il désirait des réformes au sommet pour empêcher une explosion de la révolution par en bas. Mais il a déclenché un processus qui est devenu impossible à arrêter, principalement parce qu’en levant la répression et en encourageant dans une certaine mesure les gens ordinaires à jouer un rôle plus actif, bien que limité, dans leurs propres affaires, il a ouvert les vannes pour permettre au mécontentement qui s’était accumulé pendant des décennies de se manifester au grand jour.

    Les dissidents et l’opposition

    Bien sûr, les choses auraient pu se passer différemment. Dans son chef-d’œuvre, « La révolution trahie », Trotsky affirmait que « si la bureaucratie soviétique est renversée par un parti révolutionnaire ayant tous les attributs du vieux bolchevisme, enrichi en outre par l’expérience mondiale de la période récente, un tel parti commencerait par restaurer la démocratie dans les syndicats et les soviets. Il pourrait, et devrait, restaurer la liberté des soviets. Avec les masses, et à leur tête, il procéderait à une purge impitoyable de l’appareil d’État. Il supprimerait les grades et les décorations, toutes sortes de privilèges, et limiterait l’inégalité dans la rémunération du travail aux nécessités vitales de l’économie et de l’appareil d’État. Il donnerait à la jeunesse la possibilité de penser de manière indépendante, d’apprendre, de critiquer et de se développer. »

    « Il introduirait de profonds changements dans la répartition du revenu national en fonction des intérêts et de la volonté des masses ouvrières et paysannes. Mais en ce qui concerne les relations de propriété, le nouveau pouvoir n’aurait pas à recourir à des mesures révolutionnaires. Il conserverait et développerait l’expérience de l’économie planifiée. Après la révolution politique – c’est-à-dire la chute de la bureaucratie – le prolétariat aurait à introduire dans l’économie une série de réformes très importantes, mais pas une autre révolution sociale. »

    Ces propos ont été écrits en 1936, lorsque la masse des travailleurs avait encore un souvenir clair de ce que la révolution bolchevique, menée par Vladimir Lénine et Trotsky, était réellement censée accomplir. C’est la crainte que les travailleurs organisent une nouvelle révolution qui a conduit Staline à mener sa vicieuse campagne de terreur contre les bolcheviks restants. Cette campagne de terreur était si impitoyable que, malgré la résistance héroïque des trotskystes dans les camps de prisonniers, le fil du bolchevisme a fini par être rompu. Jusqu’en 1990, il était pratiquement impossible de lire les œuvres de Trotsky en Union soviétique.

    Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y avait pas d’opposition à la bureaucratie au pouvoir. Les médias occidentaux ont mis en avant les dissidents, principalement des intellectuels inspirés à un degré ou à un autre par la démocratie libérale occidentale, comme Andrei Sakharov, un physicien nucléaire qui a travaillé sur la bombe atomique soviétique. Certaines personnalités du parti et de l’armée, des gens comme les frères Medvedev, Roy et Zhores, et Pyotr Grigoryenko se sont ouvertement exprimés en tant qu’anti-staliniens de gauche. En 1963, ces derniers ont même formé l’Union de lutte pour la restauration du léninisme. Cependant, malgré tout leur courage, il s’agissait essentiellement de bureaucrates dissidents. Beaucoup plus nombreux sont les jeunes opposants de la classe ouvrière qui ont formé des groupes d’étude, des cercles léninistes et même des partis, avec des noms tels que le Parti néo-communiste, le Parti des nouveaux communistes ou, plus tard, même le Parti de la dictature du prolétariat. Malheureusement, la combinaison de la répression et de l’absence d’une compréhension claire de ce qu’il fallait faire a laissé ces groupes incapables de se développer lorsque les conditions ont mûri.

    Les limites de la perestroïka

    En fin de compte, ce sont les mouvements initiés par la bureaucratie elle-même qui ont conduit à la disparition de l’Union soviétique. Gorbatchev a lancé ses politiques de glasnost et de perestroïka (ouverture et restructuration). D’une part, le système politique a été ouvert pour permettre une certaine critique. Naturellement, les réformateurs voulaient que cette critique soit dirigée contre leurs adversaires les plus durs sans toutefois aller trop loin. Les élections à plusieurs candidats ont été autorisées, mais tous les candidats devaient toujours être membres du parti communiste.

    Gorbatchev fut initialement plus prudent avec l’économie, parlant d’uskoreniye (accélération) et de la modification de la planification centrale. La plus grande réforme consista à rendre les usines et les entreprises “autofinancées”. Cela signifiait que, bien qu’elles devaient respecter leurs engagements de production pour le plan, les directeurs pouvaient vendre tout excédent produit et, naturellement, utiliser les bénéfices comme ils le souhaitaient. Les travailleurs ont eu le droit d’élire et de révoquer les directeurs d’usine, ce qu’ils ont fait dans certains cas. En 1987, une loi a été adoptée permettant aux étrangers d’investir en Union soviétique en formant des entreprises communes, généralement avec des ministères ou des entreprises d’État. En 1988, la propriété privée sous forme de coopératives a été autorisée dans les secteurs de la fabrication, des services et du commerce extérieur.

    Aucune de ces réformes n’a eu l’effet escompté. Alors que la censure était relâchée et que les représentants de la bureaucratie commençaient à débattre plus ouvertement, les gens ont été inspirés par cette nouvelle “ouverture”. Lorsque les débats du Soviet suprême ont été diffusés en direct à la télévision, les gens ont arrêté de travailler pour se presser autour du poste le plus proche, les foules dans les rues regardaient à travers les vitrines des magasins. Mais ils voulaient plus de choix qu’entre les candidats d’un même parti. Lors des élections au Soviet suprême de mai 1989, les électeurs de tout le pays ont rayé tous les noms sur leur bulletin de vote pour protester contre l’absence d’alternative. Très vite, les députés réformateurs les plus radicaux, autour de Boris Eltsine, ont soulevé la nécessité d’abolir l’article six de la constitution, qui stipulait que le PCUS a le droit de contrôler toutes les institutions du pays.

    La Perestroïka s’est avérée désastreuse, du moins du point de vue des travailleurs. Les réformes n’étaient, comme on dit en russe, ni chair ni volaille. En assouplissant les règles du plan, les directeurs d’entreprise ont commencé à détourner les ressources de la production de base. Les organisations ont commencé à éprouver des difficultés à obtenir des fournitures de base. Et si les directeurs étaient désormais autorisés à vendre la production supérieure au plan à qui voulait bien l’acheter, il n’y avait toujours pas de marché libre pour le faire. Cela a créé de réelles difficultés. Par exemple, le coût de la production de charbon était nettement supérieur au prix payé par l’État, laissant de nombreuses mines sans argent pour couvrir les salaires.

    En raison de l’incompétence de l’élite dirigeante, l’économie soviétique a longtemps souffert de pénuries. Mais, en 1989, la situation était devenue catastrophique. Les mineurs ne pouvaient même pas obtenir de savon pour leurs douches. À Moscou, toujours privilégiée concernant l’approvisionnement en nourriture, le rationnement des denrées alimentaires de base a été introduit.

    La perte de contrôle

    La politique de perestroïka s’effondra dans la crise. Elle n’a pas fait grand-chose pour réduire le rôle étouffant de la bureaucratie, mais a soulevé le couvercle de l’énorme mécontentement qui bouillonnait sous la surface. Les événements ont commencé à échapper à tout contrôle.

    Au début de 1986, la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, a explosé. Alors que les autorités tentaient de dissimuler l’ampleur de la catastrophe, des volontaires ont afflué par milliers pour éteindre l’incendie, avec pour seule défense une bouteille de vodka qui, selon les médecins, les protégerait des radiations. Une fois de plus, il apparaissait que la société soviétique reposait sur d’énormes sacrifices de la part du peuple, tandis que la bureaucratie continuait à faire des erreurs et à commettre des vols. En 1988, un tremblement de terre a secoué certaines parties de l’Arménie, tuant 25.000 personnes lorsque des bâtiments insalubres se sont effondrés, laissant la ville de Leninakan dévastée. Cela a alimenté la question nationale dans le Caucase.

    À la fin de 1986, les premiers signes de la libération de nouvelles forces sociales ont commencé à apparaître. La ville d’Alma-Ata a été secouée par une émeute étudiante de deux jours avec pour cause immédiate le limogeage de Dinmukhamed Konayev, chef du parti communiste du Kazakhstan (un Kazakh de nationalité). Le parti était en proie à une lutte entre Konaïev et son adjoint (également kazakh), qui l’accusait de freiner les réformes. Gorbatchev a décidé de ne soutenir aucun des deux camps et a nommé à la place un outsider, un Russe. Mécontent de cette décision, l’adjoint de Konaïev a incité les étudiants, principalement des Kazakhs, à protester. Lorsqu’ils ont été accueillis par les troupes anti-émeute, ils se sont déchaîné. L’adjoint de Konaïev a fini par prendre la tête du parti en 1989 et, deux ans plus tard, lors de la tentative de coup d’État de 1991, il a interdi le parti communiste, avant de devenir président du Kazakhstan. Son nom : Nursultan Nazarbaev, qui est encore aujourd’hui le président autoritaire du Kazakhstan (il a démissionné de la présidence en 2019, ndt).

    L’escalade de la crise économique, les scissions au sein de l’élite dirigeante et les catastrophes naturelles et technologiques ont alimenté le mécontentement. Les tensions nationales se sont intensifiées en quelques mois. La région du Nagorny-Karabakh (cédée arbitrairement à l’Azerbaïdjan par Staline en 1921) est devenue le prochain point chaud. Les manifestations de masse de la population majoritairement arménienne, qui exigeait le retour en Arménie, ont été réprimées sauvagement par le régime azéri. Une guerre ouverte a éclaté entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en 1991.

    Dans les trois États baltes – la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie – il y avait un énorme ressentiment à l’égard de leur inclusion dans l’Union soviétique, à la suite du pacte Hitler/Staline. (Lénine et Trotsky avaient toujours soutenu le droit des États baltes à l’autodétermination). Ce ressentiment, combiné à la crise économique et sociale croissante, a alimenté des mouvements de masse réclamant l’accélération des réformes et l’indépendance. Au début de 1990, les trois pays avaient déclaré leur indépendance officielle.

    Si un parti ouvrier de masse de gauche avait existé à l’époque, il aurait pu unifier ces protestations contre la bureaucratie soviétique et présenter une véritable option pour garantir l’établissement d’un véritable État socialiste en Union soviétique. Un mouvement ouvrier de masse s’est développé. Malheureusement, il n’était pas armé d’un programme clair qui aurait pu résoudre ces crises.

    Les oligarques s’installent au pouvoir

    Les mouvements de masse qui se sont répandus en Europe de l’Est, les mouvements d’indépendance en pleine expansion ainsi que les politiques ratées de la perestroïka n’ont fait qu’aggraver la situation économique. Les recettes fiscales se sont effondrées, le nombre d’usines nécessitant des subventions a augmenté. L’inflation s’installa. Pendant ce temps, une partie de l’élite dirigeante a quitté le navire. Une nouvelle loi autorisant la formation de coopératives a été présentée comme donnant le droit de créer des cafés et de petites productions de services. Cependant, la bureaucratie a utilisé cette loi pour créer des coopératives liées aux ministères et aux usines afin d’exproprier ouvertement les biens de l’État.

    L’un des oligarques les plus notoires de Russie, Boris Berezovskii, fournit un exemple du fonctionnement de ce processus. En 1989, il a conclu un accord avec la direction de l’usine automobile russe Lada. Au lieu de vendre toute sa production par l’intermédiaire de détaillants d’État, elle lui vendrait ses voitures à un prix réduit. Il les revendrait ensuite, à un prix plus élevé bien sûr. En trois ans, Berezovskii a réalisé un chiffre d’affaires de 250 millions de dollars dans cette seule activité. Les travailleurs ont vite appris à détester ces “entrepreneurs”.

    En mars 1989, les premiers signes d’une vague de grève imminente sont apparues dans le bassin houiller polaire de Vorkuta. La 9e brigade de la fosse Severnaya a fait grève, réclamant des salaires payés à un taux décent et des normes de production plus basses. Faisant écho aux réformateurs de Moscou, ils ont exigé la réduction de 40% du personnel d’encadrement et la réélection du directeur technique. Des concessions ont rapidement été faites, mais cette petite grève a ouvert les vannes. En juillet, un demi-million de mineurs se sont mis en grève dans tout le pays.

    À Vorkuta, Novokuznetsk, Prokopievsk et Mezhdurechensk, des comités de grève ont effectivement pris en charge la gestion des villes. La vente de spiritueux a été interdite et des organisations ont été mises en place pour maintenir l’ordre public. Les mineurs étaient principalement préoccupés par leurs conditions de travail et leurs conditions sociales, notamment les mauvaises conditions de transport et de logement, les bas salaires, la mauvaise alimentation et l’absence de savon dans les douches des puits. Dès le début, les réunions de masse et les comités de grève ont insisté sur le fait que les grèves étaient apolitiques. Mais, comme les mineurs n’avaient pas de programme politique propre, il était inévitable que d’autres forces utilisent leur mouvement. À Mezhdurechensk, les directeurs de mines ont “soutenu” la grève, se plaignant seulement que certaines des revendications étaient irréalisables tant que les mines étaient sous contrôle central. La demande d’une indépendance économique totale des mines, avec le droit de vendre du charbon sur le marché libre, a bientôt été ajoutée à la liste des revendications des mineurs.

    Les mineurs ont créé des organisations à la hâte, mais se sont avérés être politiquement non préparés. La seule façon dont ils auraient pu résoudre les problèmes de la fin de la période soviétique aurait été de s’organiser pour renverser la bureaucratie et l’élite dirigeante, tout en maintenant la propriété de l’État et l’économie planifiée sur la base d’un contrôle et d’une gestion démocratiques des travailleurs. Mais il n’y avait aucune organisation politique offrant une telle alternative dans les bassins houillers. Au lieu de cela, la bureaucratie même qui était à l’origine de la crise s’est attaquée aux organisations créées par les mineurs pour promouvoir son propre programme politique. Les membres des comités de grève ont été pris pour de longues négociations, les revendications quotidiennes ont été liées à des demandes plus explicites dans l’intérêt des administrations des mines et même du ministère du charbon. Dans de nombreux cas, les chefs de grève étaient encouragés à créer des entreprises (en utilisant la nouvelle loi) qui, naturellement, étaient étroitement contrôlées par les structures de l’État.

    500 jours pour le capitalisme

    Au cours de l’été 1989, le premier bloc d’opposition au Congrès soviétique, le groupe interrégional, a été formé, avec à sa tête Eltsine. Alors que les événements se succédaient à un rythme dramatique, les grèves des mineurs donnaient aux travailleurs la certitude qu’ils pouvaient se battre. Pendant ce temps, les États baltes ont déclaré leur indépendance. Un autre conflit interethnique virulent a éclaté entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud. En novembre 1989, le mur de Berlin a été abattu. En décembre, le dictateur brutal Nikolaï Ceausescu et sa femme, Elena, ont été exécutés publiquement lors du soulèvement en Roumanie. Ces événements ont effrayé l’élite dirigeante mais, comme on dit en russe, le train avait quitté la gare et il n’était plus possible de l’arrêter.

    Le groupe interrégional s’opposait ouvertement à Gorbatchev, qui se retrouvait coincé entre les partisans d’Eltsine et les conservateurs purs et durs. Parmi ces derniers, on trouve des personnalités telles que les fameux “colonels noirs” qui plaidaient pour une solution “à la Pinochet”.

    Le groupe interrégional possédait une petite aile gauche mais se composait principalement de réformateurs, dont l’agenda comportait des réformes du marché et une démocratie de type occidental, même si cela n’était pas encore clairement formulé dans leur programme. Il est révélateur de la résistance au capitalisme que, même à ce stade tardif, les réformateurs n’appelaient que rarement ouvertement à sa restauration. Parmi les mineurs et les autres travailleurs, cet appel aurait rencontré une certaine résistance, même si certaines de leurs revendications étaient devenues intrinsèquement “pro-marché”. L’état d’esprit des mineurs était qu’ils n’avaient vraiment aucune envie de vivre dans une société capitaliste. Néanmoins, ils avaient perdu la foi dans le fait que le socialisme était un système viable.

    Le groupe interrégional s’est concentré sur la suppression du monopole du pouvoir du PCUS. Des manifestations massives ont été organisées à Moscou et dans d’autres villes pour exiger l’abrogation de l’article 6, qui a finalement été aboli au printemps 1990. Lors des élections dans les différentes républiques, les candidats nationalistes et pro-libéraux ont remporté la majorité des voix. En mai, Eltsine a été élu président du Soviet suprême et, en juin, dans une tentative de forcer la main à Gorbatchev, le Congrès russe des députés du peuple a déclaré la souveraineté de la Russie. La “guerre des lois” a commencé, les républiques luttant pour la suprématie contre le gouvernement de l’Union soviétique.

    En août 1990, le gouvernement russe a adopté le « programme des 500 jours ». Ce programme prévoyait la création des « bases d’une économie de marché moderne en 500 jours », basée sur « une privatisation massive, des prix déterminés par le marché, l’intégration dans le système économique mondial, un large transfert de pouvoir du gouvernement de l’Union aux républiques ». Comme le disait l’éditorial de la première édition du journal russe du Comité pour une Internationale Ouvrière (devenu depuis lors Alternative Socialiste Internationale) de l’époque : « Nous mourrons de faim après 500 jours ! » En juin 1991, Eltsine se présenta à l’élection du président russe et remporta 57% des voix. Il critiquait la « dictature du centre », sans rien dire sur l’introduction du capitalisme. Il a même promis de mettre sa tête sur une voie ferrée si les prix augmentaient. Bien sûr, il ne l’a jamais fait, même si, en 1992, les prix avaient augmenté de 2 500 %.

    Un coup d’État en demi-teinte

    L’opposition conservatrice ne défendait pas le socialisme, du moins pas tel que nous le connaissons. Elle défendait un État fort et centralisé. Ils étaient surtout furieux que les républiques soient en train de se séparer de l’Union soviétique et que, du fait de cette nouvelle “ouverture”, les gens critiquaient leur gouvernement. À l’occasion des vacances du nouvel an 1990-91, des rumeurs de coup d’État militaire couraient à Moscou. Les partisans de la ligne dure se retenaient, même si l’Union soviétique s’effondrait autour d’eux.

    En mars 1991, un référendum a été organisé dans lequel la question suivante était posée : « Considérez-vous nécessaire la préservation de l’Union des républiques socialistes soviétiques en tant que fédération renouvelée de républiques également souveraines dans laquelle les droits et la liberté d’un individu de toute nationalité seront pleinement garantis ? » Le référendum a été boycotté par les États baltes, ainsi que par la Géorgie, l’Arménie et la Moldavie. Mais 70% des électeurs des neuf autres républiques ont voté oui. Il s’est toutefois avéré difficile de trouver un accord sur la forme exacte. Un nouveau traité d’union a été élaboré. Huit républiques en ont accepté les conditions, tandis que l’Ukraine s’y est opposée. La Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie l’ont signé en août 1991.

    Le 19 août 1991, les Moscovites se sont réveillés au son des chars dans la rue. Les partisans de la ligne dure avaient lancé leur coup d’État tant attendu. On dit que Gorbatchev, qui était en fait en vacances, était « trop fatigué et malade pour continuer ». La « bande des huit » a déclaré qu’elle instaurait la loi martiale et un couvre-feu dans le but de « lutter contre l’économie souterraine, la corruption, le vol, la spéculation et l’incompétence économique » afin de « créer des conditions favorables à l’amélioration de la contribution réelle de tous les types d’activités entrepreneuriales menées dans le respect de la loi ». Ils ont terminé par un appel à « toutes les organisations politiques et sociales, les collectifs de travail et les citoyens » pour qu’ils démontrent leur « disposition patriotique à participer à la grande amitié dans la famille unifiée des peuples fraternels et à la renaissance de la patrie. »

    Victor Hugo disait que « toutes les forces du monde ne sont pas aussi puissantes qu’une idée dont le temps est venu ». Ce putsch a prouvé que l’inverse est également vrai : la plus grande machine militaire ne pouvait pas sauver un régime dont le temps était révolu ! Même les tankistes et les parachutistes des divisions d’élite soviétiques envoyés à Moscou n’avaient pas le cœur à se battre. Les chars s’arrêtaient aux feux rouges. Un chauffeur de trolleybus a arrêté son véhicule à l’entrée de la Place Rouge et les chars n’ont pas bougé plus loin ! Quelques minutes plus tard, les manifestants ont appris qu’Eltsine lançait un appel à la grève générale (qu’il a rapidement annulé) et a demandé aux gens de se rassembler devant le siège du gouvernement russe. En quelques heures, des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées. Le pays tout entier a commencé à se soulever contre le coup d’État. Les putschistes ont fait demi-tour. L’un d’entre eux s’est tiré une balle. Un autre a quitté la politique pour devenir un riche banquier. Gorbatchev est retourné à Moscou pour découvrir que le pays qu’il avait dirigé n’existait plus.

    Officiellement, l’Union soviétique fut dissoute en décembre 1991. Mais il ne s’agissait que d’une reconnaissance de la réalité. Après le coup d’État, les 15 républiques avaient annoncé leur indépendance. La vitesse du processus de restauration du capitalisme différait dans chaque république, mais la direction fut la même. Les obstacles à la restauration du capitalisme qui existaient auparavant ont été supprimés. Dans le cas de la Russie, le régime d’Eltsine a banni le PCUS, a entrepris de briser l’ancienne structure étatique, allant même jusqu’à promettre aux républiques intérieures de la Russie, telles que la Tchétchénie et le Tatarstan, « autant de souveraineté qu’elles pouvaient en supporter ». Une thérapie de choc économique a été introduite avec la libéralisation des prix, les privatisations massives, l’augmentation des impôts, la réduction des subventions à l’industrie et la diminution des dépenses sociales.

    Les conseillers occidentaux ont ouvertement averti le gouvernement Eltsine qu’il devait gagner le soutien des anciens bénéficiaires du régime soviétique, c’est-à-dire les anciens chefs de parti, directeurs d’usine et agents du KGB, en leur transférant la propriété de la nouvelle société capitaliste afin qu’ils ne résistent pas. Même la période d’hyperinflation, qui a apporté une misère indicible aux masses, a été utilisée par l’élite dirigeante pour concentrer la richesse entre ses mains. C’est à partir de cette période que les oligarques ont acquis leur richesse obscène. Dans les médias russes, on appelait ouvertement cela le « processus d’accumulation primitive du capital ».

    Le peuple soviétique a été escroqué. On leur a dit qu’en introduisant des réformes du marché, ils pourraient avoir des conditions de vie similaires à celles d’Europe occidentale. Plutôt que de dire à la population que l’intention était d’introduire le capitalisme, on lui a dit qu’il s’agissait d’une lutte pour la « démocratie ». Près de 20 ans plus tard, le niveau de vie de la grande majorité de la population est nettement inférieur à celui de la fin de la période soviétique. La démocratie est pratiquement inexistante et l’ancienne élite dirigeante, qui a ruiné l’économie planifiée, vit maintenant dans le luxe grâce aux bénéfices de l’exploitation capitaliste. Cela contribue à expliquer pourquoi, dans toute l’ancienne Union soviétique, les travailleurs commencent à se tourner à nouveau vers les idées de gauche. Ce n’est que la prochaine fois qu’ils auront l’expérience nécessaire pour établir une véritable société socialiste, avec une économie planifiée, le contrôle et la gestion des travailleurs, et l’autodétermination dans une fédération volontaire d’États socialistes et l’internationalisme.

  • Le rap est-il devenu une marchandise comme les autres ?

    Le Hip Hop est devenu au fil des décennies le style musical le plus écouté. Cela a pris un certain temps, mais ça été bien intégré par l’industrie du divertissement qui, malgré certaines réticences, veut profiter de la notoriété de ce style musical, notamment auprès du public jeune pour continuer à faire tourner la machine à profit.

    Par Alain (Namur)

    Une bouée de sauvetage pour la plateforme Netflix

    Faisant face à l’émergence de nouveaux joueurs dans le secteur des plateformes VOD, Netflix a lancé en juin pour son public francophone l’émission « nouvelle école » qui est un genre de « the voice » pour le rap. Le succès de cette émission était le bienvenu dans cette année où Netflix perd des abonnées pour la première fois depuis 10 ans.

    Netflix a mis en scène un télécrochet sur le rap. Cela lui a permis de profiter de la popularité de cette musique pour faire des vues, cela a permis au jury (Shay, Niska et SCH) de faire de l’autopromotion en ayant une exposition énorme avant la saison d’été et cela a permis à de jeunes artistes d’avoir pour la plupart un espoir de célébrité et de succès et pour le plus chanceux (Fresh la peufra) d’obtenir les 100.000 euros dévolus au gagnant.

    On ne peut regretter qu’une chose pour les personnes passionnées par ce genre musical : ce format d’émission ne favorise pas l’émergence de véritable produit artistique mais plutôt de produit prêt à être vendu. C’était d’ailleurs assez évident dans la démarche de sélection des candidats et dans le commentaire des jurys. Ce qu’ils cherchaient, c’était la personne capable de faire des hits et des streams sur les réseaux.

    Le rap : un genre qui est passé de la sous culture à la moula !

    On n’a souvent pas idée à quel point le système de production et les rapports sociaux capitalistes influencent l’ensemble de la société. La plupart des gens estiment que l’éducation et la culture représentent une solution à tout un tas de problèmes auxquels fait face la société. Mais c’est en fait oublier que l’éducation et la culture sont elles-mêmes influencées par la société. En fait, pour véritablement libérer le potentiel de l’éducation et de la culture comme vecteur d’émancipation sociale, il faut changer la société et donc son système de production et les rapports sociaux d’exploitation qui y sont liés.

    Les artistes aussi libres qu’ils veulent être sont généralement dépendants de leur support qui est produit par l’industrie pour véhiculer leur art. À l’époque des 45 tours, les musiciens étaient limités physiquement par la capacité des disques 45 tours et les morceaux ne pouvaient pas excéder un certain temps. Aujourd’hui, avec les plateformes d’écoute et leurs méthodes de paiement, on constate que la taille des morceaux a tendance à se raccourcir.

    Cela illustre un point fondamental que Marx avait souligné en son temps. Une des choses qui caractérise le plus le système capitaliste, c’est qu’il fait de toute chose une marchandise. Que ce soient les relations sociales, notre nourriture ou la musique qu’on écoute. Le Hip Hop, qui était une musique honnie à ces débuts et considérée comme une sous culture, a changé de statut. L’industrie a bien compris qu’il était impossible d’empêcher sa diffusion. Du coup, elle a changé de stratégie. Au lieu de combattre cette musique, elle a noyé son potentiel créatif et contestataire sous les millions. Elle a poussé les artistes à se caricaturer eux-mêmes en reproduisant sans cesse ce qui fait le plus vendre : Kiss Kiss-Bang Bang.

    C’est comme ça que le rap maintsream est devenu dans ses pires aspects une caricature du capitalisme avec l’apologie de l’argent facile, le sexisme ambiant, l’hétéronormativité et la réussite individuelle comme vertu. L’émission de Netflix véhicule une partie de tout cela. D’abord par le choix du jury avec la sélection du rappeur Niska comme jury alors qu’il est accusé de violence conjugale. Ensuite dans la réalisation qui stéréotype les candidat-e-s et les enferment dans une image et, enfin, avec la référence constante à cette somme de 100.000 euros agitée à ces jeunes comme la promesse d’une vie meilleure.

    Un discours aux antipodes de la réalité

    Comme dans les pires séminaires professionnels, la réussite est présentée dans l’émission et souvent dans le rap comme le résultat d’un effort individuel. Si tu crois en tes rêves et que tu as assez « la dalle » tu peux tout faire. Le rappeur Booba avait dit un jour « tout le monde peux s’en sortir, aucune cité n’a de barreau ». C’est d’une certaine manière la transposition du discours méritocratique avec les mots de la rue. La différence étant tout de même que la plupart des artistes qui énoncent ce discours ne le font pas dans un but de stigmatiser leurs communautés. Ils perçoivent cela comme une manière d’échapper au déterminisme social. Ils ont d’autant plus de raisons d’adhérer à cela que leur réussite personnelle est la preuve de ce qu’ils avancent. Cette situation illustre ce que veut dire la fameuse phrase de Marx sur le fait que la culture dominante dans la société est celle de la classe dominante.

    Il n’empêche que ce discours ne correspond pas à la réalité. Après 2 ans de pandémie, la crise sociale et économique s’est aggravée, les inégalités explosent et les quartiers populaires sont donc de plus en plus sous pression. Une infime partie de la jeunesse considère le trafic comme un moyen d’échapper à tout ça. Ce discours de la méritocratie est une voie sans issue. Seule la lutte sociale est à même de changer la situation de la majorité sociale.

    Malgré tout ça, il faut laisser une chose au Hip Hop : cette musique vient de la rue et est influencée comme aucune autre par ce qui y vit. Lorsque les mouvements sociaux traversent la société, on constate que le rap devient plus conscient et contestataire. On l’a vu après la lutte contre le plan Juppé où on a eu toute une génération de rappeurs dits conscients. On l’a vu aussi lors de la lutte contre Macron et lors de la crise des Gilets Jaunes. La plupart des rappeurs, aussi millionnaires soient-ils, ont toutes et tous soutenus les Gilets Jaunes.

    Pour une culture hip hop à son plein potentiel, luttons pour un système où l’on produit en fonction des besoins

    La culture Hip Hop est une culture formidable. Elle a réussi à faire évoluer les codes. Elle a enfoncé des portes. Mais elle est aussi un puissant vecteur d’évolution de la langue et de créolisation de la culture et de la société. Elle permet de faire passer des émotions de relier les gens entre eux et à celles et ceux qui le pratiquent de se dépasser.

    Les problèmes que connaît le Hip Hop ne sont pas des problèmes propres au Hip Hop mais sont liés au système capitaliste qui vise à faire de toute chose une marchandise pour la vendre avec un profit et accumuler du capital. Il est temps d’en finir avec ce système pour libérer le potentiel créatif de l’humanité. Si tu es d’accord avec nous, rejoins-nous !

  • La difficulté des ‘coming out’ dans le football, révélatrice du caractère systémique de la LGBTQIA+phobie


    Du destin tragique de Fashanu à la récente sortie de Daniels, le très difficile ‘coming out’ dans les compétitions masculines de football

    Le 16 mai 2022, le footballeur Jake Daniels est devenu le deuxième footballeur professionnel anglais à oser révéler publiquement son homosexualité. À 17 ans, le joueur du Blackpool FC (deuxième division) succède à Justin Fashanu, qui avait fait son coming out il y a 32 ans déjà… Qu’aussi peu de footballeurs professionnels ouvertement homosexuels existent en dit long tant sur ce que représente le football lui-même que sur le caractère systémique des discriminations au sein de la société de même que sur la manière de le combattre.

    Par Stéphane Delcros

    Le coming out historique et mortel de Justin Fashanu

    Le 2 mai 1998, Justin Fashanu se suicide, 8 années après avoir révélé son homosexualité. Justin avait acquis le statut de star du football quand, en 1981, il est devenu le meilleur buteur de la saison de première division et est devenu le premier footballeur noir britannique dont le transfert a coûté 1 million de livres, en passant de Norwich City à Nottingham Forest. Cela ne sera pourtant qu’à ses à 29 ans, 9 ans plus tard, en octobre 1990, qu’il deviendra le premier footballeur professionnel masculin à faire son coming out médiatique.

    S’en est suivi une campagne de harcèlement homophobe brutal de la part des médias dominants et de larges couches de footballeurs et de supporters. Elle dura des années et l’a poursuivi tout au long de sa fin de carrière, faite de nombreux transferts dans des clubs de divisions inférieures en Angleterre et à l’étranger. En 1998, alors qu’il résidait aux Etats-Unis, il fut accusé d’agression sexuelle par un jeune de 17 ans qui abandonna ensuite la plainte. Justin écrivait dans sa lettre de suicide que cette relation avait été consensuelle, et que la raison de son acte est la fatigue et le fait qu’il savait qu’il n’aurait pas droit à un procès équitable, étant donné que l’homosexualité était illégale dans l’Etat du Maryland.

    D’autres coming out moins tragiques, mais tous éloignés de l’épicentre du football mondial

    Depuis Justin Fashanu, plusieurs footballeurs professionnels ont fait leur coming out, mais toujours après la fin de leur carrière, ou alors dans un championnat tenu dans un Etat où le football/soccer n’est pas du tout le sport le plus populaire. C’est le cas notamment de l’américain Robbie Rogers en 2013, une décision qui l’avait poussé à quitter son club de Leeds United FC en Angleterre et à annoncer sa retraite, à 26 ans, avant de finalement s’engager avec les Los Angeles Galaxy. En juin 2018, c’est l’américain du Minnesota United FC Collin Martin qui révéla son homosexualité, à 23 ans. En octobre 2021, à 21 ans, l’australien Josh Cavallo a fait son coming out en déclarant : « En tant que footballeur gay, j’ai dû apprendre à masquer mes sentiments pour m’adapter au moule d’un footballeur professionnel. Grandir en étant gay et jouer au football n’est pas quelque chose de facile. (…) J’en ai marre d’essayer de vivre cette double vie, c’est épuisant. »

    Ces quelques footballeurs professionnels ne sont évidemment pas les seuls à être homosexuels, mais l’immense majorité de ceux-ci refuse de s’aventurer dans une voie qui pourrait les conduire à être rejetés par une partie de leurs coéquipiers, voire par leur club (et donc perdre leur job), et à être la cible de campagnes de haine et de harcèlement de la part de footballeurs aussi d’autres clubs et de supporters. Le coming out de Jake Daniels au cœur du « pays du football » est donc d’autant plus historique, d’autant plus à son jeune âge, avec le risque de se voir voler sa vie privée. Daniels a d’ailleurs révélé avoir été inspiré par les mots de Cavallo.

    Et puis, aussi, comme l’explique Cavallo : « Les statistiques montrent que seulement 33 % des jeunes hommes homosexuels jouent au football contre 68 % des jeunes hommes hétérosexuels. » De nombreux jeunes sont ainsi repoussés de ce sport par l’homophobie qui existe dans le football, y compris au niveau amateur ; ou à le quitter, y compris quand ils sont professionnels. C’est ce qui est arrivé au footballeur franco-tunisien Ouissem Belgacem.

    À 20 ans, Ouissem Belgacem quittait le football professionnel : « J’ai dû choisir entre ma carrière professionnelle et assumer mon orientation sexuelle », a-t-il expliqué. Ouissem Belgacem est le premier footballeur professionnel français à avoir osé faire son coming out – mais après avoir quitté la profession. Formé au Toulouse FC, il joua aussi à 19 ans pour l’équipe nationale de Tunisie à la Coupe d’Afrique des Nations en 2008. Moins de 2 ans plus tard, il quitta le football.

    En mai 2021, à 33 ans, il publia un livre où il révéla publiquement son homosexualité : « Adieu ma honte. Pour en finir avec l’homophobie dans le football ». Il y explique la difficulté pour un jeune, surtout issu de quartiers populaires et d’une famille musulmane, de pratiquer le football en étant gay. Il y explique également à quel point il a dû mentir à tout son entourage, parfois en s’inventant une petite amie : « Tous les jours, je sortais de ma chambre, je mettais un masque sur mon visage et j’allais jouer à l’hétéro, c’est épuisant de faire ça tous les jours. » Il explique aussi qu’il s’est plusieurs fois trouvé dans la situation où lui-même promouvait l’homophobie devant ses coéquipiers, en se moquant des homosexuels, dans une tentative de lui-même se « guérir », et raconte même avoir participé à une « brigade antigay » qui frappaient des homosexuels.

    Encore aujourd’hui, l’homophobie fait la loi dans les clubs et compétitions masculines de football

    La LGBTQIA+phobie est particulièrement présente dans les sports collectifs et surtout dans les clubs et compétitions masculines. Comme le montre une étude de 2013 en France : c’est dans le football que le phénomène est le plus présent. Et de loin, comme le confirme une enquête menée en 2016 par Stonewall Scotland : 82% des témoins d’homophobie dans le sport l’ont été dans le cadre d’un match de football. De plus, on entend régulièrement des chants homophobes de la part de certains groupes de supporters ; des chants qui, s’ils commencent à être critiqués ces dernières années, sont la plupart du temps traités avec indifférence.

    L’homophobie est aussi largement répandue dans le football amateur, comme en témoigne l’histoire du joueur amateur français Yoann Lemaire qui a fait son coming out en 2004 et a subi insultes et harcèlements alors que son club – le FC Chooz (Ardennes) – est considéré comme un modèle d’inclusivité. Lemaire a été victime d’homophobie de la part d’un de ses coéquipiers ; son club l’a licencié en 2009, « afin de protéger les deux parties »… Aujourd’hui, cette affaire pèse encore lourd dans le bagage des discriminations systémiques présentes dans le football en France.

    Un ancien entraineur de Belgacem au Toulouse FC lui a récemment dit qu’il avait bien fait de ne pas faire son coming out à l’époque : « Tu as bien fait de ne pas le dire. Le club se serait débrouillé pour te faire sortir ». C’est ce sentiment qui règne encore aujourd’hui. En janvier 2022, c’est ainsi que l’ancien capitaine de l’Equipe de France Patrice Evra l’exprimait : « Il y a au moins deux joueurs par club qui sont homosexuels. Mais dans le monde du foot, si tu le dis, c’est fini ». L’international belge Thomas Meunier disait en juin 2021 : « On a vu des joueurs faire leur coming out après leur carrière mais je déconseille à un footballeur de le faire pendant ».

    Un jeune footballeur, s’il est homosexuel, va avoir tendance à ne pas se dévoiler, parce qu’il entend des « sale pédé » et « on n’est pas des tapettes » dans les vestiaires, mais aussi par peur de ne pas obtenir un contrat professionnel. La concurrence est parfois rude entre jeunes footballeurs, particulièrement pour ceux issus du continent africain, pour tenter d’obtenir un précieux contrat. Et même lorsqu’il est obtenu, c’est un stress qui est hélas renouvelé très régulièrement, et qui est souvent inconciliable avec le stress supplémentaire de se demander ce qui suivrait un éventuel coming out.

    La faute au football ? Non, un problème systémique

    Le sport est une construction sociétale apparue au 19ème siècle. À l’époque, l’une des victoires des luttes du mouvement ouvrier était la réduction du temps de travail et le gain de temps de loisir, notamment avec le respect d’une journée de repos hebdomadaire, le dimanche, et ensuite aussi le samedi, pour certains. Parmi les loisirs, de nombreux travailleurs se ruent alors vers la pratique sportive, particulièrement le football, en Angleterre (mais aussi ailleurs, et aussi certains autres sports), ce qui pousse la classe dominante à codifier ces sports pour que leur pratique par la classe ouvrière corresponde au mieux à ses intérêts. Dans ce souci de contrôle, la pratique sportive devait véhiculer l’idéologie dominante, surtout dans ces sports et compétitions les plus saisies par la classe ouvrière.

    L’idéologie dominante se base notamment sur la stratégie de « diviser pour régner » à l’aide du racisme, du sexisme et de la LGBTQIA+phobie. Reflet du sexisme à l’œuvre dans toute la société, les femmes furent interdites de pratiquer un sport pendant longtemps, et la pratique sportive portait le culte du corps – en mode binaire bien sûr. En termes de normes de genre, un cadre très stricte et extrêmement réactionnaire a été appliqué, les hommes devant correspondre au modèle du masculinisme et du virilisme, forcément hétéronormatif, particulièrement dans un sport aussi populaire que le football. L’être humain « capable » est censé être un homme et, bien sûr, hétérosexuel.

    La LGBTQIA+phobie dans la société comme dans le football est une construction du système pour correspondre à la défense des intérêts de la classe dominante, pendant que l’immense majorité des footballeurs et footballeuses veulent surtout pouvoir pratiquer leur passion, sans discrimination. Comme le dit Josh Cavallo : « Tout ce que je veux, c’est jouer au football et être traité sur un pied d’égalité ».

    Les instances dirigeantes du football font davantage partie du problème que de la solution

    Depuis la sortie de son livre, Ouissem Belgacem multiplie les interviews et conférences, dans lesquelles il tente aussi de trouver des solutions pour éradiquer l’homophobie du football. Il s’adresse d’abord aux instances dirigeantes, pour qu’elles prennent l’initiative, pour combattre tant le racisme que l’homophobie.

    Une solution ne se construit pas sur base de ceux qui font clairement partie du problème, qui perpétuent le système. Tant dans la lutte contre le racisme que contre l’homophobie, les organisations dirigeantes du football mondial, continental et national sont extrêmement arriérées. Lorsqu’elles font tout de même quelque chose, c’est très pauvre et c’est d’ailleurs uniquement car il existe une pression par en bas qui ne leur laisse pas d’autre choix – que cette pression vienne des footballeurs et footballeuses, ou vienne de la société en général.

    Ce n’est que depuis très récemment qu’une « lutte » contre l’homophobie a été lancée par les organisations dirigeantes. Un combat fort peu engagé, comme le montre l’exemple de la Ligue de Football Professionnel (LFP) française qui, depuis 2019, dédie une journée de matchs en mai à la journée mondiale de lutte contre l’homophobie : avec le slogan « Homos ou Hétéros, on porte tous le même maillot », elle consiste à porter un maillot dont le numéro dans le dos est aux couleurs arc-en-ciel… (Ce qui d’ailleurs n’empêcha pas le footballeur sénégalais du Paris Saint-Germain Idrissa Gueye de s’absenter sciemment en 2021 et 2022 pour éviter de porter ce maillot, créant une grosse polémique en mai 2022).

    L’action de l’UEFA (l’instance dirigeante du football européen) dans la lutte contre l’homophobie ne fut pas non plus mémorable, à part (hélas pour elle) lorsqu’elle est intervenue auprès des autorités de Munich pour leur interdire d’éclairer le stade de l’Allianz Arena aux couleurs arc-en-ciel lors d’un match de l’Euro en 2021 entre l’Allemagne et la Hongrie pour s’opposer à la nouvelle loi LGBTQIA+phobe adoptée par les autorités hongroises.

    La FIFA a illustré plus d’une fois non seulement son incapacité mais aussi son absence de volonté de lutter contre les discriminations et oppressions. En témoigne encore la sortie cynique début mai de son président Gianni Infantino, qui a dit que le travail sur les chantiers des stades et infrastructures pour la Coupe du monde masculine de football 2022 au Qatar avait donné de la « dignité » et de la « fierté » aux travailleurs migrants ; des chantiers qui ont coûté la vie à plusieurs milliers de travailleurs venus principalement d’Asie du Sud, exploités sans presqu’aucune législation sociale. Être LGBTQIA+ est d’ailleurs interdit et passible de sept ans de prison au Qatar. Et ce qui y attend les personnes LGBTQIA+ qui voudraient aller supporter une équipe lors du Mondial est loin d’être réjouissant. D’après une enquête menée par des médias scandinaves, plusieurs hôtels recommandés par la FIFA refuseront d’accueillir des couples homosexuels, tandis que d’autres ont informé qu’il valait mieux cacher son homosexualité, en précisant que la police était déjà venue à ces hôtels arrêter des qataris qui avaient eu des relations homosexuelles. Le Qatar avait d’ailleurs déjà prévenu que les drapeaux arc-en-ciel exhibés seraient saisis, afin de « protéger » les supporters…

    Les instances dirigeantes vont à l’encontre de la lutte contre les discriminations, en soutenant des régimes et des politiques qui oppressent. Les maigres campagnes contre les discriminations qu’ils lancent ne servent qu’à se donner un semblant de vernis inclusif. Leur autorité est par ailleurs minée par la stimulation de politiques néolibérales, la corruption massive et les magouilles en tout genre ; ce qui rend n’importe quelle campagne menée par eux presque insignifiante aux yeux de la grande majorité…

    Luttons contre chaque discrimination !

    Belgacem en appelle aussi aux grandes stars du football qui pourraient se servir de leur influence pour lutter contre l’homophobie, et espère qu’une grande star finisse par faire son coming out.

    Il est clair que toute manifestation de solidarité est la bienvenue, et que chaque coming out permet de donner la confiance à d’autres footballeurs. « J’avais peur de la réaction des gens quand ils le découvriraient, peur qu’ils commencent à me traiter différemment, à dire du mal de moi ou se moquer de moi. Ce n’est pas le cas. Au contraire, vous gagneriez plus de respect de la part des gens. » C’est notamment après ces paroles de Josh Cavallo que Jake Daniels est lui-même passé à l’acte ; son acte aura un effet sur d’autres jeunes, footballeurs ou non.

    On ne compte plus aujourd’hui le nombre de footballeuses et footballeurs qui s’engagent contre le racisme et les violences policières (notamment en solidarité avec le mouvement Black Lives Matter), ainsi que contre le sexisme et la LGBTQI+phobie ou encore en solidarité avec des mouvements sociaux. Ces manifestations de soutien et ces luttes parfois victorieuses (pensons aux footballeuses de plusieurs sélections nationales qui ont gagné l’égalité des rémunérations et primes) sont grandement bienvenues. C’est un énorme changement par rapport à ce qui vivait dans les années 1990 et 2000.

    Il est clair que le monde du sport, et donc aussi le sport professionnel, n’est pas sans lien avec ce qui se passe dans la société. Il est influencé par ce qui vit parmi des couches plus larges, et l’influence en retour. C’est dans ce contexte davantage favorable, particulièrement parmi la jeunesse, que ce coming out s’inscrit, et il devrait être suivi par d’autres. Tous, ils signifient : nous n’acceptons plus les discriminations !

    À problème systémique, solution systémique : luttons pour un changement de système !

    Ces footballeurs qui font leur coming out sont soutenus par d’autres, plus connus qu’eux, beaucoup plus largement que la réaction que Justin Fashanu avait connu à l’époque. Mais les discriminations sont toujours extrêmement présentes, parce qu’elles sont liées au système – un système qui a pour objectif de maximaliser les profits d’une poignée d’individus, et qui pour cela a besoin de multiples armes, notamment celle de la division, dont la LGBTQIA+phobie fait partie.

    Il faut enlever le football et tous les sports des mains de cette poignée d’individus, de ceux qui profitent de la popularité de sports pour s’enrichir et les façonner selon leurs intérêts. Le sport doit être entre les mains de la collectivité pour le bénéfice de toute la société et de tous les sportifs et sportives ; il doit être accessible à tous et toutes. Tous les acteurs et actrices du football et du sport ont un rôle à jouer dans la lutte pour se les approprier et les débarrasser de la soif du profit, des pénuries d’infrastructure et de matériel, et des discriminations.

    La lutte contre chaque discrimination (dans la rue, sur les lieux de travail et dans les clubs sportifs) et les témoignages de solidarité sont cruciaux et nous feront avancer dans le combat contre la haine et la division. Mais une victoire complète ne pourra se faire sans un puissant mouvement de masse portant un changement de la base sociétale, qui mette sur pieds un autre système – une société socialiste –, qui éradique les racines de ces discriminations.

  • Pour défendre le droit à l’avortement, menons la combat féministe socialiste à l’échelle mondiale !

    Alternative Socialiste Internationale (dont le PSL/LSP est la section belge) et le réseau international ROSA International Socialist Feminists lancent un appel à la solidarité mondiale.

    Les femmes, les travailleurs et les pauvres des États-Unis se soulèvent pour défendre le droit à l’avortement. L’État américain – qui a faussement prétendu mener une guerre pour les droits des femmes dans le monde entier – mène maintenant une guerre contre les femmes à l’intérieur de ses propres frontières, une guerre qui a des conséquences à travers le globe. Nous, féministes et travailleurs anticapitalistes socialistes, construisons des réseaux internationaux de résistance en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient, en Europe, en Russie, en Chine et dans d’autres parties de l’Asie.

    Le 3 mai, une fuite a révélé que la majorité des juges de la Cour suprême des États-Unis a l’intention de déchirer l’arrêt Roe v Wade qui, depuis 1973, accorde aux femmes le droit légal à l’avortement aux États-Unis et constitue la base de nombreuses autres lois progressistes, y compris concernant la contraception et les droits LGBTQIA+. Cette décision a été accueillie avec colère par les femmes, les jeunes et les travailleurs du pays, où une grande majorité souhaite conserver le droit à l’avortement. Les protestations se sont succédées. Nous voulons soutenir ce combat en menant des actions à travers le monde.

    C’est la deuxième vague de lutte féministe dans les années 1960 et 1970, grâce à l’organisation de masse, qui a permis de remporter le droit à l’avortement dans de nombreux pays. Dans d’autres pays, ce droit inhérent des femmes et des personnes enceintes à décider de leur propre corps a été obtenu plus tard. Au cours des dix dernières années, la lutte féministe a remporté d’importantes batailles. Quelques exemples : l’Irlande a gagné le droit à l’avortement en 2018, la Corée du Sud en 2019, l’Argentine en 2020 et l’avortement a été dépénalisé dans tout le Mexique en 2021. En février de cette année, la plus haute juridiction colombienne a légalisé l’avortement jusqu’à la 24e semaine.

    Parallèlement, la droite poursuit sa lutte contre les droits des femmes et des personnes transgenres. L’année dernière, la droite chrétienne a réussi à imposer une interdiction quasi-totale de l’avortement en Pologne. En Chine, la dictature restreint le droit à l’avortement dans le cadre de sa volonté de créer un marché économique national plus important, et maintenant la Cour suprême des États-Unis suit le mouvement.

    C’est le programme sexiste de Donald Trump qui est en train de se déployer. Alors qu’il était au pouvoir, Trump a nommé trois nouveaux juges à la Cour et il a consciemment choisi des candidats anti-avortement afin de faire basculer la majorité de la Cour et de déchirer l’arrêt Roe contre Wade. Si cela réussit, les avortements seront automatiquement interdits dans 13 États qui ont déjà anticipé les événements et promulgué des lois qu’ils pressent maintenant la Cour suprême de cautionner. On s’attend à ce que de nombreux autres États interdisent l’avortement dans les semaines et les mois qui suivront la décision d’invalider Roe v Wade, si cette dernière s’avère être la décision finale de la Cour. L’interdiction de l’avortement au Texas, déjà en vigueur depuis six mois, prévoit que toute personne en contact avec une femme enceinte souhaitant avorter doit devenir un informateur de l’État – un chauffeur de taxi, par exemple, pourrait être condamné pour complicité. En d’autres termes, il pourrait se produire une situation inhabituelle dans laquelle des personnes aux États-Unis se rendraient au Mexique afin de jouir de leurs droits fondamentaux.

    Mais la colère des gens est aussi grande envers le parti démocrate. Les démocrates ont permis que tout cela se produise. Obama et Joe Biden avaient tous deux promis de légiférer sur le droit à l’avortement, mais ils ont trahi leurs promesses. Une fois de plus, les démocrates ont montré qu’ils représentent l’un des deux partis du grand capital. Si un parti de masse de la classe ouvrière avait existé, il aurait pu au contraire préparer les travailleurs, les femmes, les jeunes et les Noirs à la lutte qui s’impose. La leçon du mouvement Black Lives Matter, qui a également reçu un énorme soutien au niveau international, est que les protestations spontanées ne suffisent pas. Il faut davantage d’organisation et un programme politique socialiste, qui voit à travers la double nature de l’État.

    Il n’y a pas d’autre issue que la lutte. Partout dans le monde, les femmes ont le souffle coupé : est-ce bien réel ?! Les horribles années de maladie et de mort de la pandémie ont donné lieu à une pandémie parallèle de précarisation, ce qui est tout particulièrement le cas des femmes, à la fois par l’intensification du double travail avec la fermeture des écoles et des centres de soins, par le stress de tous les travailleurs de la santé et, surtout, par l’explosion de la violence des hommes envers les femmes dans les foyers. Mais ce que les gouvernements du monde ont cherché à sauver, ce sont les profits des grandes entreprises et des banques. Nous ne sommes même pas sortis de ce cauchemar qu’une nouvelle crise nous frappe déjà en plein visage. Avec l’invasion de l’Ukraine par Poutine, la militarisation a atteint des sommets dans le monde entier. Les prix des denrées alimentaires aussi. Oxfam prévient que 263 millions de personnes supplémentaires pourraient tomber dans l’extrême pauvreté cette année.

    À tout cela s’ajoute une offensive idéologique contre le droit le plus fondamental des femmes – le droit de décider de leur propre corps. Si le programme “pro-vie” des États-Unis parvient à abolir le jugement Roe v Wade, ce sera un coup porté aux femmes du monde entier. Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International, prévient que cela “constituerait un exemple terrible dont d’autres gouvernements et groupes de défense des droits pourraient s’emparer dans le monde entier pour tenter de nier le droit des femmes, des jeunes filles et des autres personnes susceptibles de tomber enceintes”. D’autres pays pourraient suivre cet exemple et promulguer des lois sévères, estime Amnesty, qui cite l’exemple de la Pologne, dont l’interdiction de l’avortement avait été critiquée par l’UE, mais dont le gouvernement de droite trouve aujourd’hui un allié dans la Cour suprême des États-Unis. Ajoutons que les critiques ont de toute façon été étouffées puisque tous ces États ont formé un lien étroit contre la Russie.

    La même semaine où le plan de la Haute Cour pour écraser Roe v Wade a été divulgué, le régime taliban en Afghanistan a annoncé qu’il est désormais obligatoire pour les femmes de porter la burqa (un voile couvrant tout le corps et le visage) lorsqu’elles quittent leur domicile. Les féministes socialistes du monde entier accueillent ces nouvelles avec consternation. La guerre de l’OTAN en Afghanistan a été menée sous le prétexte de “libérer les femmes”. Mais la paix ne peut être construite par le militarisme d’une puissance impérialiste. Sur l’ensemble des ressources que les États-Unis ont dépensé en Afghanistan, seuls deux pour cent étaient destinés au développement économique. 86 % étaient des dépenses militaires. Cela a conduit à la dévastation et au chaos, à partir desquels les talibans ont pu retrouver le chemin du pouvoir.

    La misère en Afghanistan est énorme depuis que toute aide étrangère a cessé. Ainsi, tout d’abord, de nombreuses femmes n’auront même pas l’argent nécessaire pour acheter une burqa. L’interdiction de montrer son visage à l’extérieur est une forme extrême d’objectivation. Les femmes sont réduites à des choses qui appartiennent aux hommes. La mobilité et l’indépendance des femmes sont littéralement limitées par la masse de tissu imposée à leur corps. Des mécanismes similaires se cachent derrière les États qui restreignent le droit à l’avortement. Le corps des femmes est transformé en objet au service des intérêts de l’État. La droite conservatrice aux États-Unis, le régime despotique de Poutine en Russie et la dictature en Chine veulent tous renforcer le rôle de la famille en tant que pilier porteur des sociétés hiérarchisées.

    Le fait que l’État impérialiste le plus puissant du monde tente de franchir cette étape risque d’établir une norme dangereuse que nous devons arrêter. Déjà, les “Global Gag-rules”, que Reagan a été le premier à introduire, ont durement frappé les femmes pauvres dans le monde entier. Elles interdisent aux ONG qui reçoivent de l’argent de l’aide américaine de plaider pour le droit à l’avortement. Donald Trump a étendu ces règles à l’ensemble du secteur de la santé. Les organisations d’aide en Afrique témoignent de la manière dont les gouvernements, comme au Kenya, utilisent cette politique de l’impérialisme américain comme une béquille dans leur propre répression du mouvement pour le droit à l’avortement. Selon l’OMS, trois avortements sur quatre pratiqués en Amérique latine et en Afrique au cours des années 2015-2019 étaient dangereux. Comme le souligne l’institut Guttmacher : “la grande majorité – 92 % – des femmes en âge de procréer (15-49 ans) de la région africaine vivent là où l’avortement est fortement ou modérément restreint.”

    Des millions de femmes risquent de se retrouver dans des situations où elles sont contraintes de vivre une grossesse et d’être parents contre leur gré. Cette situation touchera principalement les femmes de la classe ouvrière et les femmes pauvres. Les enfants grandiront dans des conditions familiales difficiles.

    La santé des femmes sera également affectée de manière négative, en raison du nombre accru de grossesses, de la souffrance mentale et de l’utilisation de méthodes d’avortement dangereuses. En outre, en raison de l’intérêt pour le profit et de la division des soins de santé en classes, les taux de mortalité maternelle sont déjà inacceptables aux États-Unis. Les restrictions à l’avortement, qui font du corps des femmes enceintes un objet de querelles juridiques, rendront la grossesse plus dangereuse pour tous et entraîneront davantage de décès maternels. Les personnes à faibles revenus n’ayant pas accès à l’assurance maladie seront particulièrement touchées. Et les femmes noires qui sont également victimes de racisme au sein du système médical seront particulièrement touchées – les décès maternels chez les femmes noires devraient augmenter de 33 %.

    En soi, c’est un coup porté à la lutte des femmes et à la lutte des travailleurs. La droite réactionnaire et antiféministe de Trump sera renforcée dans d’autres pays et, avec elle, la violence sexiste, la transphobie, le racisme, le fanatisme et la violence. C’est un coup contre la santé de chacun-e, quel que soit son sexe, lorsque les acquis sociaux sont menacés.

    Cette révolution à rebours dans l’État le plus dominant du monde renforce le populisme de droite et le fondamentalisme religieux dans le monde entier, et affaiblit les droits des femmes partout. Cela affaiblit à son tour toutes les autres luttes importantes comme celles contre la guerre, pour les droits des travailleurs et pour le climat.

    C’est pourquoi Alternative Socialiste Internationale et ROSA International Socialist Feminists appellent les organisations de lutte des femmes, les syndicats, les féministes, les organisations LGBTQ+ et les mouvements sociaux du monde entier à agir maintenant. Nos camarades de Socialist Alternative aux Etats-Unis ont déjà fait descendre des milliers de personnes dans la rue pour lutter contre cette interdiction, et nous préparons des débrayages d’étudiants et de travailleurs ainsi que de forts contingents de féministes socialistes pour les actions de masse qui ont lieu actuellement.

    Les féministes socialistes du monde entier doivent discuter de ces questions sur le lieu de travail, dans les quartiers, dans les communautés. Toutes nos luttes sont liées. La droite conservatrice pourrait se sentir renforcée pour lancer des attaques similaires contre le droit à l’avortement dans d’autres pays, et pour intensifier la répression contre les féministes et les socialistes là où le droit à l’avortement n’a pas encore été obtenu.

    ASI et ROSA ont l’expérience de luttes antérieures pour le droit à l’avortement. En Irlande, ROSA a joué un rôle central dans le mouvement de masse qui a obtenu l’avortement gratuit sur demande en début de grossesse, il y a quelques années seulement. Nous savons que ce combat peut être gagné. Le huitième amendement qui interdisait l’avortement en Irlande a même été inscrit dans la Constitution. Mais les lois et les tribunaux peuvent être changés par les forces vives de la société. En Irlande, nos frères et sœurs de ROSA ont mené une action publique de désobéissance civile avec les pilules abortives – montrant que, quelle que soit la loi, les femmes exerceront un contrôle sur leur propre corps. Cela a été un facteur majeur dans l’obtention de l’avortement jusqu’à douze semaines sur demande.

    La force la plus puissante pour le changement est la classe ouvrière organisée, parce que nous, les travailleurs, pouvons frapper le système là où il fait le plus mal – par des grèves et des manifestations de masse, nous pouvons arrêter la machine à profits dont dépendent les capitalistes.

    Le slogan “mon corps, mon choix” signifie de disposer d’une couverture médicale pour tous, d’une augmentation du salaire minimum, de programmes de logement abordable, de la gratuité de l’école et de l’école maternelle et d’autres revendications en faveur d’une société décente pour les enfants et leurs parents. La plupart des avortements aux États-Unis (et dans d’autres pays également) ont pour origine la vulnérabilité économique. (Les données de l’Institut Guttmacher ont montré que 73 % des femmes ont déclaré que le stress financier était à l’origine de la décision d’interrompre leur grossesse, aux États-Unis).

    Les plans ultra réactionnaires de la Cour suprême des États-Unis, qui se réfèrent à des lois du Moyen Âge, montrent que le but ultime de l’État n’est pas de garantir à chacun une vie bonne et sûre, comme il se doit, mais de servir les intérêts d’une petite élite puissante. Cela montre que l’État, lorsqu’il est poussé, agira pour préserver la société de classe injuste, avec son oppression des femmes et son racisme intégrés. C’est pourquoi nous devons lutter pour un autre système, où l’État serait contrôlé et dirigé démocratiquement par tous les travailleurs.

    Nous sommes des féministes socialistes précisément parce que nous réalisons que le capitalisme doit prendre fin. Dans une société socialiste démocratique, les grandes ressources économiques sont détenues en commun et investies en priorité dans les besoins sociaux, la transition climatique et la lutte contre la pauvreté, afin de garantir qu’aucun sexe ne soit opprimé, que chaque personne puisse décider de son corps, que tous les enfants aient une éducation sûre et un avenir prometteur.

    Sur ce chemin, il faut répondre à chaque attaque sexiste. #MeToo a montré la force de la discussion et de l’action collectives, mais #MeToo s’est rapidement dilué. Les grèves féministes ont plus de poids dans la lutte mais ne peuvent pas s’arrêter à des actions symboliques – elles doivent évoluer pour impliquer l’ensemble de la classe ouvrière, car le sexisme est un problème qui nous concerne tous et qui divise notre lutte. Pour commencer, afin d’arrêter l’attaque contre Roe v Wade et l’effet qu’elle aurait à travers le monde, ROSA et ASI organisent des manifestations de solidarité dans plusieurs pays pour aider à faire pression au niveau international sur la décision de la Cour. Ce n’est que le début – si vous voulez aider à construire un mouvement de solidarité combatif, contactez-nous.

  • Le Premier mai : Journée internationale de lutte et de solidarité pour le socialisme!

    Le 1er mai, fête des travailleuses et des travailleurs, constitue l’une des plus grandes traditions du mouvement ouvrier. Cette journée de lutte est étroitement liée au combat destiné à imposer la journée des 8 heures et à l’avènement de la Deuxième Internationale, à la fin du 19ème siècle. Le mouvement ouvrier était alors en pleine expansion et de nouvelles organisations de masse voyaient le jour. Nous publions ci-dessous un ancien dossier de notre camarade Kim, de Gand, suivi d’un court texte de Rosa Luxemburg consacré aux origines du Premier mai.

    Par Kim (Gand)

    Le 1er mai puise ses racines aux Etats- Unis où, le 1er mai 1886, une grève nationale fut organisée pour revendiquer l’instauration de la journée des 8 heures. A cette époque, le 1er mai était aux USA le ‘‘Moving Day’’, c’est-à-dire le jour où tous les contrats de travail annuels étaient renouvelés. Au total, environ 340.000 travailleurs se mirent en grève de concert, un énorme succès pour le pays. Le résultat de cette grève a varié de région en région, mais, à certains endroits, la journée des 8 heures fut effectivement appliquée.

    À Chicago, où 40.000 travailleurs étaient entrés en grève, les revendications furent rejetées. Le 3 mai, la grève se poursuivait toujours aux usines McCormick. Les patrons tentèrent alors de casser la grève en recourant à des briseurs de grève, et les affrontements furent violents. L’intervention des forces de l’ordre fit perdre la vie à six grévistes. Le 4 mai, un meeting de protestation massif à Haymarket Square, avec environ 15.000 participants, eut également à affronter l’attaque de la police. Un agent provocateur lança une bombe dans les rangs de la police, qui a ensuite tiré sur la foule sans discernement. Huit dirigeants syndicaux furent arrêtés, certains condamnés à mort, d’autres condamnés à vie. Quelques années plus tard, la fédération syndicale américaine pris l’initiative de réorganiser une journée d’action le 1er mai, toujours pour revendiquer l’application générale des 8 heures.

    A cette époque, de nombreux pays européens connaissaient l’essor de partis ouvriers de masse. Ainsi, le Parti Ouvrier Belge (POB, l’ancêtre du PS) fut par exemple fondé en 1885. Un siècle après la Révolution française, ces partis se sont réunis à Paris en 1889 pour fonder la Deuxième Internationale, un regroupement international des organisations du monde du travail. Lors de son Congrès de Fondation, l’idée d’une journée d’action internationale dans le cadre de la lutte pour la journée des 8 heures fut soulevée. Quand il devint clair que les Américains allaient de toute manière organiser une action dans leur pays le 1er mai 1890, il fut facile de mettre cette date en avant auprès de tous.

    En Belgique, ce jour-là, quelque 150.000 travailleurs furent en grève. Le mot d’ordre fut particulièrement suivi dans le secteur minier : environ 100.000 des 110.000 mineurs s’étaient mis en grève à cette occasion ! Des manifestations eurent lieu à Bruxelles, Charleroi, Liège, Le Centre, Frameries, Anvers, Gand et Louvain.

    Au niveau international, les manifestations furent massives à Vienne, Prague, Budapest, Bucarest, en Suisse, aux Pays-Bas et en Scandinavie. En Angleterre et en Espagne, les manifestations eurent lieu le dimanche 4 mai. En Allemagne, encore sous la botte de Bismarck et de ses lois antisocialistes, la grève toucha tout de même un travailleur sur dix dans les centres industriels, entrainant par la suite une vague de licenciements et de grèves. L’enthousiasme autour du 1er mai 1890 fut si grand et si évident que la date devint une journée de lutte annuelle sur le plan international.

    L’élite capitaliste a depuis lors tenté par tous les moyens de minimiser l’impact du 1er mai. Aux Etats-Unis, le président Cleveland (président entre 1885 et 1889 et entre 1893 et 1897) exigea de déplacer la journée d’action au début du mois de septembre afin d’éviter qu’elle ne devienne une commémoration des évènements de Haymarket. Dans d’autres pays, dont la Belgique et la France, le 1er mai devint un jour férié, afin d’empêcher les grèves de prendre place.

    Aujourd’hui, les célébrations du 1er mai sont souvent limitées, en taille et en combativité. Mais dès que le mouvement des travailleurs entre en lutte, il revient aux origines de la tradition de cette journée. Aux États-Unis par exemple, le 1er mai 2006, une grève générale des sans-papiers a rencontré un gigantesque succès, avec des millions de participants, contre un projet de loi contre l’immigration clandestine. En 2011, il y a eu 100.000 manifestants à Milwaukee, au Wisconsin, contre les attaques antisyndicales du gouverneur Walker. En 2010, le régime turc a été forcé d’accepter, pour la première fois depuis plus de 30 ans, que le 1er mai soit commémoré place Taksim. Des centaines de milliers de manifestants étaient présents. En 2011, ce succès fut répété. En Espagne, le 1er mai 2011 s’est déroulé tout juste avant le début du mouvement des Indignés, mais au moins 200.000 personnes étaient descendues dans les rues contre les mesures d’austérité des gouvernements.

    L’organisation mondiale de la résistance contre le capitalisme et l’exploitation est à la base de la tradition du 1er mai. Refaisons à nouveau de cette fête des travailleurs une journée de lutte pour la solidarité et le socialisme !

    Quelles sont les origines du 1° mai ? – Par Rosa Luxemburg

    Rosa Luxembourg (1871-1919) est une révolutionnaire marxiste cofondatrice de la Ligue spartakiste, puis du Parti communiste d’Allemagne. Elle fut assassinée à Berlin en janvier 1919 pendant la révolution allemande, lors de la répression de la révolte spartakiste.

    L’heureuse idée d’utiliser la célébration d’une journée de repos prolétarienne comme un moyen d’obtenir la journée de travail de 8 heures [1], est née tout d’abord en Australie. Les travailleurs y décidèrent en 1856 d’organiser une journée d’arrêt total du travail, avec des réunions et des distractions, afin de manifester pour la journée de 8 heures. La date de cette manifestation devait être le 21 avril. Au début, les travailleurs australiens avaient prévu cela uniquement pour l’année 1856. Mais cette première manifestation eut une telle répercussion sur les masses prolétariennes d’Australie, les stimulant et les amenant à de nouvelles campagnes, qu’il fut décidé de renouveler cette manifestation tous les ans.

    De fait, qu’est-ce qui pourrait donner aux travailleurs plus de courage et plus de confiance dans leurs propres forces qu’un blocage du travail massif qu’ils ont décidé eux-mêmes ? Qu’est-ce qui pourrait donner plus de courage aux esclaves éternels des usines et des ateliers que le rassemblement de leurs propres troupes ? Donc, l’idée d’une fête prolétarienne fût rapidement acceptée et, d’Australie, commença à se répandre à d’autres pays jusqu’à conquérir l’ensemble du prolétariat du monde.

    Les premiers à suivre l’exemple des australiens furent les états-uniens. En 1886 ils décidèrent que le 1° mai serait une journée universelle d’arrêt du travail. Ce jour-là, 200.000 d’entre eux quittèrent leur travail et revendiquèrent la journée de 8 heures. Plus tard, la police et le harcèlement légal empêchèrent pendant des années les travailleurs de renouveler des manifestations de cette ampleur. Cependant, en 1888 ils renouvelèrent leur décision en prévoyant que la prochaine manifestation serait le 1° mai 1890.

    Entre temps, le mouvement ouvrier en Europe s’était renforcé et animé. La plus forte expression de ce mouvement intervint au Congrès de l’Internationale Ouvrière en 1889 [2]. A ce Congrès, constitué de 400 délégués, il fût décidé que la journée de 8 heures devait être la première revendication. Sur ce, le délégué des syndicats français, le travailleur Lavigne [3] de Bordeaux, proposa que cette revendication s’exprime dans tous les pays par un arrêt de travail universel. Le délégué des travailleurs américains attira l’attention sur la décision de ses camarades de faire grève le 1° mai 1890, et le Congrès arrêta pour cette date la fête prolétarienne universelle.

    A cette occasion, comme trente ans plus tôt en Australie, les travailleurs pensaient véritablement à une seule manifestation. Le Congrès décida que les travailleurs de tous les pays manifesteraient ensemble pour la journée de 8 heures le 1° mai 1890. Personne ne parla de la répétition de la journée sans travail pour les années suivantes. Naturellement, personne ne pouvait prévoir le succès brillant que cette idée allait remporter et la vitesse à laquelle elle serait adoptée par les classes laborieuses. Cependant, ce fût suffisant de manifester le 1° mai une seule fois pour que tout le monde comprenne que le 1° mai devait être une institution annuelle et pérenne.

    Le 1° mai revendiquait l’instauration de la journée de 8 heures. Mais même après que ce but fût atteint, le 1° mai ne fût pas abandonné. Aussi longtemps que la lutte des travailleurs contre la bourgeoisie et les classes dominantes continuera, aussi longtemps que toutes les revendications ne seront pas satisfaites, le 1° mai sera l’expression annuelle de ces revendications. Et, quand des jours meilleurs se lèveront, quand la classe ouvrière du monde aura gagné sa délivrance, alors aussi l’humanité fêtera probablement le 1° mai, en l’honneur des luttes acharnées et des nombreuses souffrances du passé.

    Notes :

    [1] L’usage était alors une journée de travail d’au moins 10 à 12 heures par jour.

    [2] Il s’agit du premier congrès de la II° internationale.

    [3] Raymond Lavigne (1851- ?), militant politique et syndicaliste.>

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