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  • XIIIe Congrès mondial d’ASI. Le combat pour le socialisme international à l’Ère du désordre

    « Bienvenue dans le monde de la polycrise », a-t-on pu lire dans le Financial Times ; une lucide illustration du tourbillon de convulsions économiques, écologiques, sociales, géopolitiques, etc. qui accable le système capitaliste. Difficile de donner un sens à ce qui se passe ou d’être optimiste quant à l’avenir du monde. La prospérité matérielle et les connaissances scienti­fiques actuelles défient pourtant l’imagination. Jamais l’humanité n’a été plus à même de s’extraire de l’angoisse du lendemain.

    Par Nicolas Croes, dossier tiré de l’édition de mars de Lutte Socialiste

    Selon le dernier rapport sur le développement humain des Nations unies, le monde est plus pessi­miste aujourd’hui qu’à n’importe quel moment de l’histoire moderne, avant la Première Guerre mon­diale. Les niveaux de détresse mentale actuels dépassent même ceux de la Grande Dépression et des deux guerres mondiales. Cela ne s’explique pas uniquement par l’état objectif du monde : la perception subjective de l’existence d’une alternative viable comme issue pour s’en sortir est plus faible que pendant ces périodes historiques.

    L’absence d’une alternative et de la stratégie pour parvenir à cette issue peut signifier que la colère contre les inégalités, l’oppression et l’exploitation peut mijoter longtemps sous la surface et cher­cher plus longtemps à trouver un canal d’expression. Mais lorsqu’elle finit par s’exprimer, la colère qui s’est accumulée peut surgir de manière encore plus explosive. En Iran, le récent soulèvement de masse avait été précédé par une augmentation dramatique des suicides qui n’était pas sans rappeler la révolution tunisienne de 2010-2011, précédée par différentes immolations de jeunes désespérés.

    Comment consolider toute cette indignation pour qu’elle renverse la totalité du système d’exploita­tion capitaliste ? Comment assurer l’unité des mouvements de lutte autour de la classe travailleuse et ainsi éviter que la colère ne soit simplement détournée à la faveur d’une autre aile de la classe domi­nante ? S’il est en général impossible de prévoir avec exactitude le déroulement d’événements concrets, que dire de leur direction générale ? Comment ne pas simplement subir le chaos com­plexe de l’époque actuelle, mais anticiper et faire preuve d’esprit d’initiative en définissant des prio­rités ? En bref, quel chemin peut emprunter la lutte pour une société socialiste démocratique dans les conditions d’aujourd’hui ?

    Ces questions étaient centrales dans les nombreux échanges qui ont animé le XIIIe Congrès mondial d’Alternative Socialiste Internationale (anciennement Comité pour une Internationale Ouvrière) qui s’est tenu du 30 janvier au 5 février en présence de plus d’une centaine de délégués et de visiteurs. Les participants venaient de 25 pays, sur tous les continents. La place nous manque pour mentionner tous les pays, mais la présence de délégations remarquables de camarades d’Amérique latine, d’Afrique et de Chine / Hong Kong / Taïwan est à saluer, en dépit des problèmes de visa liés à la politique raciste de l’Europe-Forteresse.

    Les défis de l’ère du Désordre

    Le XIIe Congrès mondial s’était déroulé en janvier 2020. Le « monde d’avant »… Le Covid entre au­jourd’hui dans sa quatrième année et nous n’en voyons pas la fin, comme cela est illustré en Chine avec l’échec de la politique « zéro Covid ». La rivalité entre l’impérialisme étasunien et l’impéria­lisme chinois s’est intensifiée de façon spectaculaire en une nouvelle guerre froide qui domine tous les aspects de la géopolitique mondiale. Conséquence directe de ce choc de géants aux pieds d’ar­giles (en raison notamment de graves crises internes), le processus de démondialisation d’une éco­nomie mondiale moribonde (voir en page 7) est aujourd’hui sur toutes les lèvres au point que le der­nier Forum Économique Mondial de janvier dernier avait pour thème central « la coopération dans un monde fragmenté ».

    La plus grande guerre terrestre en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale dure depuis un an et la militarisation du monde est en plein essor, le Japon et l’Allemagne rompant avec des doctrines mi­litaires en vigueur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La dette mondiale a explosé. L’infla­tion galopante ravage les revenus des masses. Les catastrophes climatiques deviennent de plus en plus graves et plus fréquentes et, pour la première fois, le nombre de personnes déplacées de force dans le monde a dépassé les 100 millions.

    Dans cette période d’extrême volatilité et de changements brusques – il suffit de penser aux ravages des séismes en Turquie, en Syrie et au Kurdistan amplifiés par les politiques taillées sur mesures pour les comptes en banque des géants de l’immobilier – le danger est grand de confondre les fluc­tuations immédiates conjoncturelles, ou régionales, avec les modifications de nature plus structu­relle.

    Ce qui est certain, c’est que le processus de déclin et de discrédit des forces capitalistes dominantes continue de progresser. Où donc dans le monde la classe dominante peut-elle encore s’appuyer sur des gouvernements stables et des institutions dirigeantes bien d’aplomb ? Le dysfonctionnement, la semi-paralysie et les luttes intestines sévissent tandis que le « centre politique » s’effondre. Les crises politiques tendent à prendre des expressions plus aiguës, comme l’illustre dramatiquement la multiplication des coups d’État militaires sur le continent africain, un scénario qui pourrait se po­ser également au Pakistan dans un avenir proche. Peu avant la tenue du Congrès, le second tour des élections législatives en Tunisie avait connu un misérable taux de participation de 11%, l’un des plus bas taux de participation jamais enregistrés dans une élection où que ce soit.

    C’est bien entendu également lié à la profonde crise de représentation politique de notre classe so­ciale. L’état d’esprit des masses et la force politique du mouvement ouvrier restent marqués par le puissant recul idéologique et organisationnel qui a suivi l’effondrement de la caricature stalinienne de socialisme au début des années ’90. L’opportunité avait été saisie à pleine main par la classe do­minante partout à travers le monde pour proclamer qu’aucune alternative ne pouvait exister face au libre marché et au règne des multinationales. Une grande méfiance a ainsi été distillée vis-à-vis de la politique et de toute approche analytique globale (invariablement présentée comme « dogma­tique » à l’opposé des forces « naturelles » du marché). Cela impose toujours de puissantes barrières aux mouvements sociaux tout en offrant un espace à toutes sortes de forces politiques (dont l’ex­trême droite) pour combler partiellement une partie du vide politique.

    La résistance sociale se développe, ça aussi c’est certain. En 2022, des actions de protestations ont eu lieu dans au moins 131 pays du monde sur 195. En mai 2022, le FMI s’inquiétait déjà du retour de « l’agitation sociale » après le calme relatif imposé par la crise sanitaire. Mais si l’ampleur du mouve­ment peut être comparée à celle de 1968, la qualité n’est pas encore au rendez-vous en raison du re­tard de la conscience des masses en action. Le rejet du système capitaliste s’aiguise, tout particuliè­rement parmi la jeunesse. Il gagne en précision, certainement concernant l’existence de classes so­ciales aux intérêts antagonistes. Mais une compréhension de ce par quoi le remplacer fait encore défaut.

    Mais la classe travailleuse commence à prendre sa place au-devant des luttes. L’extraordinaire mo­bilisation contre la réforme des retraites en France s’impose bien entendu à l’esprit, mais il y a éga­lement eu, le 1er février dernier, plus d’un demi-million de grévistes au Royaume-Uni. Le gouver­nement turc lui-même a rapporté que 106 grèves « sauvages » avaient eu lieu au cours des deux der­niers mois de l’année dernière, soit plus que le nombre total de grèves spontanées au cours des cinq dernières années. Nous avons également pu constater l’apparition de formes d’auto-organisation plus développées au Soudan, en Iran ou encore au Pérou dans le cadre de mobilisations de masses.

    C’est reculer que d’être stationnaire

    Mais on ne peut avoir de révolution sans contre-révolution, et le camp d’en face s’organise lui aussi pour saisir chaque faiblesse et la retourner contre le mouvement. Nous l’avons vu avec l’assaut sur les bâtiments du pouvoir par les pro-Bolsonaro, qui saisissent les liens entre le nouveau président Lula et les milieux d’affaires traditionnels pour détourner la colère anti-establishment suivant l’exemple de Trump. Mais c’est aussi ce que nous constatons avec le « retour de bâton » post-MeToo (voir en page 3).

    Notre internationale ne manque pas d’exemples concernant la manière dont des forces révolution­naires bien qu’encore limitées peuvent, dans les bonnes conditions, présenter une direction alterna­tive aux luttes jusqu’à la victoire. Ce fut le cas en Irlande dans la lutte contre l’interdiction constitutionnelle du droit à l’avortement et nos camarades jouent aujourd’hui un rôle central dans l’organisation de la résistance contre les forces d’extrême droite qui se développent en Irlande en s’appuyant notamment sur le masculinisme réactionnaire. Ce fut le cas à Seattle sur toute une série de luttes (salaire minimum, statut de « ville refuge » pour les personnes frappées par les restrictions du droit à l’avortement ailleurs dans le pays). Nos camarades viennent d’ailleurs de lancer une cam­pagne visant à accompagner l’essor actuel des affiliations et luttes syndicales : Workers Strike Back.

    Le défi de guider la prise de conscience et la mobilisation politique des couches qui entrent en lutte, en étant fermes sur nos principes marxistes, mais souples quant à l’approche, a été l’objet de nom­breux échanges durant le Congrès, notamment au cours des sessions consacrées au féminisme so­cialistes et à la guerre en Ukraine. La question clé est de présenter des revendications concernant des mesures immédiates concrètes capables de renforcer la capacité des travailleurs à lutter pour arracher le pouvoir politique et économique dans la société. Comment diriger la colère vers la pro­priété privée des moyens de production ? C’est toujours la question cruciale pour en finir avec ce système de guerre et de misère.

    Le socialisme, plus important aujourd’hui que jamais !

    Cette année marque le 50e anniversaire du coup d’État de Pinochet au Chili. Nous reviendrons dans le courant de cette année sur cet important événement qui a dramatiquement illustré les défaillances de l’approche réformiste du gouvernement de gauche de Salvatore Allende. Cette défaite historique de la classe travailleuse chilienne avait permis au pays de devenir le premier laboratoire du néoli­béralisme, un tournant historique vers le début d’une période qualitativement nouvelle. Alors que nous sortons de cette période du néolibéralisme triomphant, ce Congrès mondial nous a permis de mieux cerner les éléments à améliorer dans notre internationale pour jouer un rôle de premier plan dans nombre de combats à venir.

    Différents textes soumis à la discussion lors de ce Congrès seront bientôt publiés sur nos sites en dif­férentes langues. Ils seront l’objet de diverses réunions dans nos sections à travers le monde, n’hési­tez pas à nous contacter pour en être informés et rejoindre, vous aussi, le combat pour une alterna­tive socialiste contre la barbarie capitaliste.

    Vous pouvez aussi soutenir cette conférence en participant aux frais de voyages des militant.e.s qui viennent du Brésil, d’Afrique du Sud, du Nigeria, du Mexique, du Chili ou encore de Russie et de Chine. Faites un don sur le compte ROSA (BE54 5230 8095 8497) avec en communication «  don conférence ROSA internationale ».

    Les idées socialistes expliquées : l’internationalisme

    Ce 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, il y aura des manifesta­tions, des grèves et des rassemblements aux quatre coins du globe. La date sera à nouveau une étape importante, notamment parce qu’une telle mobilisation internationale permet aussi d’assister la lutte dans des endroits où un long chemin n’a pas encore été parcouru. Les points forts d’ailleurs permettent d’aider à surmonter les faiblesses locales. 

    Que l’on parle de féminisme, de lutte pour l’environnement, de combat antiraciste, le constat s’est imposé partout ces dernières années : on a beau se battre là où on est, notre champ d’action ne connaît pas de frontière. L’idée n’est pas neuve, elle a été synthétisée par la fameuse phrase « Prolé­taires de tous pays, unissez-vous ! » que l’on trouve en conclusion du Manifeste du Parti communiste. L’internationalisme est au cœur de l’ADN du marxisme.

    Chacun peut s’en rendre sur son lieu de travail : nous partageons des intérêts communs avec nos collègues. On comprend vite toute l’importance de la force collective et de l’entraide non seulement chez soi, mais aussi pour soutenir les luttes d’autres collègues, par le biais de grèves, de manifesta­tions, de rassemblements, de motions de solidarité, de campagnes d’information et de mobili­sa­tion… C’est cette solidarité active qui est le meilleur remède contre les préjugés nationaux ou même ra­cistes. Elle permet de rapidement dépasser les frontières régionales et nationales.

    Face à la crise de la cherté de la vie aujourd’hui, imaginons quel serait l’impact d’une grève géné­rale européenne pour une augmentation générale des salaires, l’instauration d’un salaire minimum décent dans chaque pays, l’instauration d’un système d’indexation des salaires et allocations reflé­tant en temps réel l’augmentation véritable du coût de la vie… Cela renforcerait grandement la confiance des travailleurs dans chaque pays et cela donnerait une claque monumentale à l’idée se­lon laquelle nous serions en concurrence avec nos collègues d’autres pays. 

    Le capitalisme repose sur l’exploitation des travailleurs, mais aussi sur la concurrence. Il tente d’im­poser l’idée que les patrons et travailleurs d’un même pays partagent les mêmes intérêts, mais c’est tout l’inverse. Les personnes exploitées de tous pays font face à un même défi : reprendre le contrôle des richesses qu’elles produisent et dont elles n’obtiennent qu’une partie seulement de la valeur.

    Le capitalisme est organisé au niveau international, la lutte anticapitaliste doit être organisée à la même échelle. D’ailleurs, quand un pays rompra ses chaînes avec ce système, il se rendra vite compte qu’il sera vite menacé d’étouffement en étant isolé. C’est pourquoi il est essentiel de construire un cadre international pour coordonner les actions et échanger idées et stratégies sur base de l’expérience concrète et de l’étude des luttes du passé. C’était déjà une des priorités de Karl Marx et Friedrich Engels qui ne se sont pas cantonnés au rôle d’analystes du capitalisme, mais se sont notamment investis de tout leur poids dans la construction de la Première internationale, l’Asso­ciation  Internationale des Travailleurs (AIT). C’est un combat que nous poursuivons avec Alternative Socialiste Internationale (ASI).

    Qu’est-ce que Alternative Socialiste Internationale ?

    Alternative Socialiste Internationale est un parti révolutionnaire mondial de lutte des tra­vailleuses et travailleurs, des jeunes et de toutes les personnes qui sont opprimées par le capi­talisme et l’impérialisme. Nous luttons pour mettre sur pieds une alternative au système capi­taliste : une société socialiste démocratique.

    Nous estimons que la bataille contre le système et pour une alternative sociétale doit se mener à l’échelle la plus large. C’est pourquoi nous sommes présents dans plus de 30 pays sur tous les continents : en Europe bien sûr, mais aussi par exemple au Mexique, au Brésil, au Chili, au Mexique, aux USA, au Québec, au Nigeria, en Afrique du Sud, en Tunisie, en Israël/Palestine, et aussi en Chine, où nous luttons contre la dictature capitaliste meurtrière du PCC. Depuis plusieurs décen­nies, nous avons construit une expérience de lutte contre des régimes autoritaires et oppresseurs sur place, comme contre le régime sud-africain de l’apartheid, et aujourd’hui contre le régime de Poutine en Russie.

    Notre parti mondial n’est pas une addition d’organisations nationales qui entretiennent des relations lointaines. Nous construisons un véritable parti mondial avec des sections nationales qui se voient régulièrement, discutent en dressent ensemble des analyses et des conclusions pour la construction de notre organisation internationale et dans ses sections. ASI organise aussi chaque année une École internationale de formation ; ainsi que des rencontres internationales de militant.e.s sur les lieux de travail, avec l’approche de construction d’un véritable syndicalisme de combat révolutionnaire.

    Nous accordons une attention particulière à l’étude des événements révolutionnaires du passé et des luttes actuelles, dans le but d’identifier la manière avec laquelle construire le meilleur rap­port de force et les instruments nécessaires pour le renversement du capitalisme aujourd’hui.

    Sous l’effet de l’approfondissement des crises et d’un renouveau des manifestations de masse, la conscience a évolué parmi des couches de la classe ouvrière, surtout parmi la jeunesse et particuliè­rement concernant le dérèglement climatique et les oppressions racistes, sexistes et LGBTQIA+phobes. Lier les différents combats est une nécessité ; nous luttons activement pour la convergence des luttes en s’attaquant à la racine : le système capitaliste ; et en soulignant la nécessi­té de luttes qui unifient notre classe, le pouvoir de la classe travailleuse, et son rôle clé dans la trans­formation socialiste de la société.

    Partout où nous sommes présents, nous ne voulons pas nous contenter de commenter les événements de l’extérieur, mais nous avons l’ambition d’être des acteurs centraux des luttes auxquelles nous prenons part.

    Nous accordons une attention particulière au programme, à la stratégie et à la tactique, parce que nous ne voulons pas simplement exprimer notre colère, mais arracher de nouvelles victoires.

    ROSA INTERNATIONAL

    Une des importantes initiatives prises par ASI est la constitution du réseau international féministe so­cialiste ROSA. Ce mois de mars connaître une étape importante avec la conférence internationale de Vienne, les 18 et 19 mars prochain, événement qui réunira environ 200 activistes issus de partout dans le monde.

    Ne manquez pas cette occasion et contactez-nous pour y participer !

    Parmi les oratrices figurent :

    • Ruth Coppinger – Membre fondatrice de ROSA et militante du Socialist Party en Irlande, qui s’est battue à l’intérieur et à l’extérieur du parlement en faveur de l’avortement sur demande et contre la violence basée sur le genre et la culpabilisation des victimes.
    • Kshama Sawant – Membre du conseil de ville de Seattle et de Socialist Alternative, elle a me­né la lutte pour que Seattle devienne la première ville refuge concernant l’avortement aux États-Unis face aux lois antiavortement.
    • Meena Kandasamy – Poète, écrivaine et traductrice indienne, militante anti-caste et féministe.

    Vous pouvez aussi soutenir cette conférence en participant aux frais de voyages des militant.e.s qui viennent du Brésil, d’Afrique du Sud, du Nigeria, du Mexique, du Chili ou encore de Russie et de Chine. Faites un don sur le compte ROSA (BE54 5230 8095 8497) avec en communication «  don conférence ROSA internationale ».

  • Face au capitalisme qui part en sucette… Quelle issue et comment y parvenir?

    Quelle contradiction entre ce qui est parfaitement possible pour assurer la vie et l’avenir de chacun sur terre d’une part et le constat d’échec généralisé et des étroites frontières du capitalisme d’autre part ! Les crises se multiplient et se renforcent l’une après l’autre: le capitalisme est à bout de souffle. Le capitalise est incapable d’offrir un avenir à l’humanité et une partie du monde s’oriente dès lors vers des échappatoires : division, nationalisme réactionnaire, discours guerriers. Faut-il y déceler une preuve d’incompétence ou la marque d’une quelconque conspiration occulte des puissants de ce monde ? Non. Cela s’explique par le système économique dans lequel nous vivons, un socle constitué par la propriété privée des moyens de production et la recherche de profit à tout prix.

    Par Geert Cool, dossier tiré de l’édition de février de Lutte Socialiste

    https://fr.socialisme.be/94875/le-manifeste-du-parti-communiste-a-175-ans
    https://fr.socialisme.be/59696/nouveau-president-du-ptb-meme-question-comment-atteindre-le-socialisme
    https://fr.socialisme.be/53653/pas-de-gouvernement-de-gauche-en-wallonie-la-faute-au-ptb

    Le constat d’échec du système capitaliste a relancé le débat sur la manière d’imposer le changement. C’est l’objet du nouveau livre de Raoul Hedebouw, Fais le Switch, qui développe les principales propositions du PTB pour les prochaines campagnes électorales. La question s’est également invitée sous forme de dossier central dans le célèbre hebdomadaire allemand Der Spiegel, avec Marx en première page. Der Spiegel soulignait la remise en question croissante du capitalisme, surtout à l’heure où nous entrons dans une nouvelle ère. L’illustration de Marx était cependant trompeuse : le dossier n’était en rien favorable à une transformation socialiste de la société, mais au contraire pour une sorte de « réinvention » du capitalisme avec un rôle plus central des autorités publiques. Ce n’est pas précisément ce que Marx avait en tête… Même le professeur de gauche Kohei Saito, dont les recherches portent pourtant sur les fondements écologiques du marxisme, ne dépasse pas les limites de la «consommation responsable».

    C’est une illustration de la plus grande faiblesse actuelle de la conscience des masses. La compréhension que le capitalisme doit disparaître et qu’un changement de système est nécessaire grandit et saisit l’esprit de larges couches. Mais pour aller où ? C’est moins évident ! Il manque une prise de conscience de la nécessité d’une société socialiste et de ce qui est nécessaire pour y parvenir. Le déclin du capitalisme est plus rapide que l’émergence d’une conscience anticapitaliste  socialiste.

    Par où est la sortie ?

    Même quand des mouvements de masse et des soulèvements à caractère révolutionnaire atteignent le stade où ils commencent à exercer partiellement le pouvoir, la question des prochaines étapes reste entière. Le Sri Lanka est un exemple éloquent : un mouvement de masse a contraint le président et le gouvernement à démissionner l’été dernier. Les images du palais présidentiel – et sa piscine – occupé ont fait le tour du monde. Le pouvoir associé à la fonction présidentielle était à portée de main. Mais le mouvement a volontairement renoncé à l’occupation après deux semaines, sans trop savoir quoi faire de cette position de pouvoir nouvellement acquise. D’autres soulèvements de masse se sont également échoués sur l’écueil de l’absence d’alternative : de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient en 2011 aux récents mouvements révolutionnaires au Soudan, en Algérie ou encore en Amérique latine.

    Les multiples crises du capitalisme affaiblissent la position de domination de la classe capitaliste dans tous les pays. Jusqu’ici, leur plus grande force est que la prise de conscience anticapitaliste ne s’accompagne pas d’une large compréhension des contours d’une autre société et de la manière de s’y rendre. Populariser un programme de transformation socialiste de la société et en faire ainsi un facteur des combats quotidiens est une tâche cruciale aujourd’hui. L’absence d’un tel programme porté par les masses laisse tout le loisir aux capitalistes d’ignorer les mouvements de lutte ou de se maintenir au pouvoir par d’autres moyens.

    Ça suffit. Mais comment faire ?

    Avec Fais le Switch, le PTB apporte sa contribution au débat. Le constat de départ est que les riches deviennent plus riches et que le fossé entre classes sociales s’accentue. « Le système actuel n’offre un avenir radieux qu’à un très petit groupe de milliardaires », écrit Raoul Hedebouw. Le besoin d’un « interrupteur », d’un changement, se fait sentir. « Pour réussir ce changement, nous avons besoin d’idées inspirantes et crédibles », poursuit Raoul Hedebouw. Après tout, « les solutions sont prêtes, très réalistes et parfaitement abordables ». Il s’agit notamment de l’énergie aux mains du secteur public, d’investissements publics accrus dans des logements confortables, de transports publics gratuits et nombreux, de l’internet public à haut débit et d’investissements publics dans la recherche scientifique afin de soustraire les soins de santé à l’emprise des profits pharmaceutiques.

    Dans le domaine de l’énergie, le PTB a changé d’orientation. Alors qu’il y a un an, le parti se contentait de réclamer une réduction de la TVA, il parle désormais ouvertement de nationalisation. Le PTB remarque à juste titre que le marché « fait exactement ce que l’on peut attendre d’un marché libre », notamment remplir les poches d’un petit groupe de capitalistes dans un contexte de monopolisation croissante. Le marché européen de l’énergie est dominé par sept multinationales qui « tiennent l’économie et les citoyens en étau ». Aujourd’hui, le PTB défend la nationalisation du secteur de l’énergie. Deux questions manquent toutefois. Nationaliser avec ou sans rachat pour les propriétaires existants ? Le secteur nationalisé sera-t-il géré démocratiquement par les travailleurs et la collectivité ?

    La propagande quotidienne du PTB continue de porter sur la proposition d’un gel des prix comme en France. Au lieu de faire payer les caisses de la collectivité, comme c’est le cas en France, le parti s’intéresse aux « surprofits ». L’idée de nationaliser le secteur de l’énergie est donc présente, mais malheureusement pas centrale. Mentionner la nationalisation reste toutefois un pas en avant par rapport à la proposition d’un simple pôle public, qui reste indirectement présente dans le volet énergétique de Fais le Switch, et qui est dominant dans le programme du PTB dans d’autres domaines. Un simple pôle public sera en concurrence avec les entreprises privées et risquera donc rapidement d’adopter la même logique de profit commercial. D’autre part, sans la participation démocratique des travailleurs et de la collectivité, il pourrait être utilisé pour effectuer certaines tâches aux frais de la collectivité qui permettraient aux entreprises privées du secteur de s’y soustraire.

    Malheureusement, la nationalisation de l’ensemble du secteur n’est pas proposée concernant l’industrie pharmaceutique. Le PTB souligne que les dépenses liées aux produits pharmaceutiques augmentent le plus rapidement que toutes les autres dépenses de la sécurité sociale (17% en cinq ans), mais sa proposition est d’apprivoiser les entreprises pharmaceutiques en remplaçant les brevets par des licences ouvertes, après quoi la production de médicaments resterait aux mains d’entreprises privées. « La seule chose qui change, c’est que le rapport de forces entre le gouvernement et les géants pharmaceutiques est bouleversé », explique Hedebouw. En combinaison du « modèle kiwi » (un mécanisme d’appel d’offres public où l’entreprise qui offre le meilleur médicament au meilleur prix obtient un remboursement par la sécurité sociale), cela devrait entraîner une baisse des prix des médicaments et une réduction des marges bénéficiaires des entreprises pharmaceutiques.

    Cela aurait certainement un effet, sans éliminer pour autant l’avidité de ces entreprises. Elles utiliseraient d’ailleurs la pression sur les prix comme prétexte pour s’en prendre aux conditions de travail et de salaire du personnel ou pour monter les employés les uns contre les autres. Et si un appel d’offres public impose trop de conditions, les entreprises pharmaceutiques peuvent toujours décider de boycotter le système. Rester sous la dépendance d’entreprises privées assoiffées de profits ne permet aucun contrôle. Ce système n’est pas simplement malade, c’est son ADN qui pose problème et on ne peut s’y attaquer à coups d’aspirines. L’ensemble du secteur doit être nationalisé sous contrôle et gestion démocratiques de la collectivité dans le cadre d’un service national de soins de santé.

    Un gouvernement « chef d’orchestre » ?

    Beaucoup d’autres propositions de l’ouvrage se limitent à une plus grande intervention du gouvernement dans des domaines tels que les transports publics, l’internet à haut débit et le logement. Sur ce dernier point, il est fait référence à l’exemple viennois où le gouvernement est à la fois propriétaire d’un grand nombre de logements et fournit des subventions aux propriétaires pour qu’ils louent les leurs à un loyer plus modeste. Le gouvernement devrait devenir le « chef d’orchestre » de la politique du logement afin de « maîtriser » les géants de l’immobilier, « freiner la spéculation » et ainsi « ramener le calme sur le marché ». En ce qui concerne l’accès à internet, le PTB préconise un rôle plus important pour le gouvernement : Proximus devrait redevenir propriété publique à 100% et jouer un rôle dans le déploiement de l’internet haut débit gratuit pour tous. Un fonds public devrait laisser place à la créativité dans le secteur technologique pour développer de nouveaux réseaux sociaux, mais la propriété privée des acteurs actuels de la Big Tech n’est pas remise en cause. À côté des banques existantes, le PTB souhaite une banque publique. Il est toutefois illusoire d’imaginer que les banques puissent être régulées par l’existence d’une banque publique en concurrence avec les autres. On ne peut pas dompter ou contraindre la dictature des marchés, il faut la briser. Cela exige de contester la propriété privée des moyens de production. Mais le PTB n’ose pas aller jusque-là dans ses propositions, car il soutient que les revendications doivent être réalisables, c’est-à-dire réalisables au sein du capitalisme et réalisables pour de futures coalitions au niveau communal et au-delà.

    Considérer le système dans sa globalité

    Les propositions de ce le livre seraient cependant d’excellents pas en avant si elles étaient concrétisées. Mais cette approche pose quelques problèmes. Il est ainsi particulièrement souligné qu’il faudrait d’abord une bataille d’idées, à partir d’où découlerait le reste. Même l’essor du néolibéralisme est perçu de cette manière. « Les recettes néolibérales ont émergé après la Seconde Guerre mondiale dans d’obscurs groupes de réflexion et cela a coûté des millions en campagnes publicitaires pour nous faire croire que ces idées venues d’un lointain passé étaient l’avenir. » Les groupes de réflexion obscurs ne manquent jamais, mais pour que les idées deviennent un facteur dans la société, il faut un peu plus que ça. La montée du néolibéralisme provient de la crise du capitalisme qui a resurgi avec acuité dans les années 1970 et des tentatives de la bourgeoisie de restaurer le taux de profit des capitalistes. Cet ajustement de la politique ne s’est pas fait par le biais de campagnes publicitaires coûteuses, mais en construisant un rapport de force contre le mouvement ouvrier au travers notamment du coup d’État de Pinochet au Chili en 1973, de l’affrontement des mineurs britanniques avec Thatcher  en 84-85 et des contrôleurs aériens américains contre Reagan en 1981.

    Faire le Switch petit à petit ?

    L’idée qui sous-tend l’approche de Fais le Switch est que le progrès est réalisé petit à petit et que, grâce à la lutte pour des revendications limitées, une plus grande compréhension se développera pour finalement changer la société entière dans un avenir lointain. Nous estimons en revanche que la conscience est un phénomène complexe qui se développe non pas de manière linéaire, mais par à-coups, comme tout changement. Dans ce domaine, la lutte sociale joue un rôle majeur. Nous l’avons constaté en Belgique, par exemple, au moment du puissant mouvement de grève contre le gouvernement de Michel et De Wever fin 2014. Après un plan d’action qui comportait une manifestation de masse suivie de grèves provinciales tournantes et d’une grève générale nationale, 85% de la population était favorable à un impôt sur la fortune. Faire évoluer les consciences n’est pas seulement une question de bonnes idées, c’est aussi et surtout une question d’organisation de la force qui peut les faire respecter.

    Parmi les solutions aux nombreux problèmes rencontrés par la classe travailleuse, le PTB propose un « nivellement par le haut » en adoptant les solutions des pays voisins. Comment le PTB compte-t-il y parvenir au sein du capitalisme, « un système qui n’offre un avenir radieux qu’à un petit groupe de milliardaires » ? Cet accent sur la faisabilité et le réalisme des solutions considère les choses sous un angle quasiment uniquement technique et toujours en respectant les frontières du capitalisme. La possibilité ou l’impossibilité d’une idée est pesée sur la balance des capitalistes. Les marxistes partent au contraire du principe que la possibilité de réaliser une revendication dépend du rapport de forces, qui ne peut être décidé que par la lutte. Comme le notait le révolutionnaire russe Léon Trotsky, « Les révolutionnaires considèrent toujours que les réformes et les acquis ne sont qu’un sous-produit de la lutte révolutionnaire. Si nous disons que nous n’exigerons que ce que la classe dirigeante pourra donner, elle ne donnera qu’un dixième ou rien de ce que nous exigeons. Lorsque nous exigeons plus et lorsque nous sommes capables d’imposer nos revendications, les capitalistes sont obligés de donner le maximum. Plus l’esprit des travailleurs est étendu et combatif, plus on exige et plus on gagne. »

    Hedebouw affirme à juste titre que la réalisation de nouvelles idées « dépend de l’issue de la lutte » entre les classes sociales. N’oublions pas que le PTB est invariablement présent dans tout mouvement en faveur du changement. Mais dans Fais le Switch et d’autres documents du PTB, l’accent est davantage mis sur la nécessité d’une « volonté politique » et « d’oser penser à une alternative » autour « d’idées crédibles » (crédibles pour quelle classe ?) que sur la nécessité d’une lutte de classe et d’un rapport de force, sans parler de la lutte pour une société socialiste centrée sur les intérêts de la classe travailleuse. Fais le Switch partage avec de Der Spiegel le fait de ne pas parler d’une société socialiste. Dans Fais le Switch, on ne parle de « socialisme » que pour dire que le terme est aujourd’hui plus populaire que celui de « capitalisme » parmi la jeunesse britannique.

    Les marxistes font le lien entre les luttes quotidiennes et la nécessité d’une transformation socialiste de la société. Un programme socialiste renforce les luttes quotidiennes, car il offre une perspective pour la poursuite des combats, qui se comprend mieux au fur et à mesure que se construit un rapport de forces. Les conquêtes en faveur de la classe ouvrière sont souvent le sous-produit de menaces révolutionnaires. Pour pouvoir arracher quelque chose aux capitalistes, ces derniers doivent craindre de perdre davantage s’ils ne cèdent pas. D’autre part, le changement social n’est qu’un vœu pieux idéaliste si l’on ne saisit pas les occasions de faire des pas en avant pour construire un rapport de forces qui permet la transformation de la société plus accessible aux travailleurs, aux jeunes et aux autres personnes concernées par la lutte.

    À l’heure où toutes les possibilités technologiques sont disponibles pour que chacun puisse vivre une vie correcte, il est normal que nous adaptions nos exigences en conséquence. Si le capitalisme ne peut pas se permettre cela parce que cela réduit les profits d’une petite minorité, alors nous ne pouvons pas nous permettre le capitalisme.  De cette manière, nos revendications et notre approche constituent un pont entre les besoins quotidiens et une société socialiste où les secteurs clés de l’économie seront contrôle et gestion démocratiques de la classe travailleuse afin d’élaborer une planification rationnelle et démocratique de l’économie.

    Idées socialistes expliquéesLe programme de transition

    Les marxistes font souvent référence au Programme de transition de Trotsky et plus encore à l’approche transitoire qu’il contient. Cela signifie de partir de l’état de la conscience, mais de l’orienter vers la construction d’une autre société. À première vue, ces deux éléments peuvent sembler très éloignés, toute la question étant de savoir comment combler cette distance. C’est en cela que réside l’intérêt d’une approche transitoire, en combinant une étude approfondie de la conscience actuelle et des différentes couches qui la composent avec une constance dans la défense de la nécessité d’une société socialiste suite au renversement du capitalisme. L’idée est de construire un pont ou un tremplin entre la conscience actuelle et le socialisme de façon pédagogique.

    Bien sûr, cela commence par une analyse des conditions dans lesquelles nous nous trouvons. L’ignorance n’a jamais aidé la lutte sociale. Nous devons savoir comment le système fonctionne et obtenir un changement. Une analyse scientifique du capitalisme est indispensable non seulement pour le comprendre, mais aussi pour parvenir à une alternative socialiste.

    Dans le mouvement ouvrier, une distinction est souvent faite entre le programme minimum (augmentation des salaires, meilleures conditions de travail, logements confortables, baisse des prix,…) et le programme maximum (renversement du capitalisme et instauration du socialisme). Certains ont établi une distinction artificielle entre programme minimum et programme maximum, généralement pour minimiser l’importance de l’un ou l’autre. Ainsi, certains considèrent le socialisme comme un avenir lointain, qui ne joue aucun rôle dans les luttes quotidiennes d’aujourd’hui. Ils s’adaptent au système existant alors que celui-ci ne comporte aucune solution aux problèmes qu’il engendre.

    D’autres répondent à chaque défi posé par les nombreuses crises du capitalisme en disant que la révolution socialiste est la seule solution. En soi, c’est correct, mais ceux qui luttent pour payer leurs factures d’énergie hausseront les épaules et se diront : « Idée sympathique, cette révolution, mais en attendant, j’irai voir ailleurs s’il n’y a pas de propositions plus concrètes pour mes factures. »

    Une approche transitoire consiste à formuler des revendications et des propositions qui ne courent pas derrière les mouvements sociaux, mais cherchent à les renforcer en faisant un pas de plus vers la transformation de la société. De nombreuses revendications transitoires sont faciles à comprendre et obtiennent rapidement un large soutien si elles sont popularisées, même si leur réalisation entre en conflit avec la logique de profit du capitalisme. Il suffit de penser à la réduction collective du temps de travail sans perte de salaire et avec embauches compensatoires : c’est parfaitement logique pour ceux qui sont accablés par des charges de travail impossibles ou pour ceux qui n’ont pas d’emploi, mais c’est bien gênant pour le capitaliste dont les bénéfices s’en trouvent réduits. Faire respecter cette exigence n’est pas impossible sous le capitalisme, mais cela dépend d’un rapport de forces. L’obligation d’augmenter le personnel en réponse à la pression du travail et d’augmenter les salaires en réponse à la hausse des prix dépend également d’un rapport de forces.

    Bien entendu, les capitalistes feront tout ce qui est en leur pouvoir pour revenir en arrière ou neutraliser de quelque manière que ce soit les acquis obtenus par la classe travailleuse, par exemple en augmentant encore la productivité. Aucune conquête sociale n’est éternelle sous le capitalisme.

    Une approche transitoire ne consiste pas seulement à formuler des revendications en accord avec les besoins de la classe ouvrière pour les lier à la nécessité d’un changement social. C’est aussi un guide pour l’action, un élan pour construire les instruments par lesquels nous pouvons effectivement réaliser le changement social, essentiellement un parti révolutionnaire international fortement implanté dans la classe travailleuse par le biais de syndicats combatifs et de partis ouvriers de masse. Dans son Histoire de la révolution russe, Trotsky résume ainsi la situation : « De même qu’un forgeron ne peut saisir de sa main nue un fer chauffé à blanc, le prolétariat ne peut, les mains nues, s’emparer du pouvoir : il lui faut une organisation appropriée à cette tâche. »

  • Retour sur une victoire pour la préservation d’un espace vert : la lutte pour la Chartreuse

    Pendant plusieurs années, un collectif de riverains a lutté contre un projet immobilier pour sauvegarder un poumon vert au cœur de Liège : l’entreprise de construction Matexi avait en effet acquis auprès des autorités communales une partie du site de la Chartreuse afin d’y réaliser un projet immobilier d’ampleur qui allait redessiner toute la dynamique d’un quartier et réartificialiser cet ancien terrain militaire où la nature a repris ses droits.

    Au mois de juin 2022, alors que les recours légaux contre le projet étaient épuisés, des militants ont rejoint la lutte en occupant le site, en y établissant une ZAD et en permettant le déploiement d’un nouveau rapport de force. Ceci s’est avéré payant puisqu’en septembre, l’entreprise Matexi annonçait l’abandon de tout projet sur le site de la Chartreuse.

    Quelle a été la stratégie des différents acteurs qui se sont investis dans la sauvegarde de ce site ? Comment ont-ils pu faire plier Matexi ? La victoire des riverains et des militants de la ZAD est importante, inspirante, et la lutte mérite d’être racontée en détails par celles et ceux qui y ont pris part c’est pourquoi nous sommes allés à leur rencontre.

    Par Simon (Liège)

    Aux origines de la lutte pour la sauvegarde du site

    L’article ci-dessous est issu d’une discussion qui a eu lieu lors du camp déter de la ZAD en août 2022 avec des militantes et militants de la ZAD, des riverains et un représentant de l’association Occupons le Terrain, un réseau de soutien aux luttes contre les projets immobiliers imposés.

    La Chartreuse, ancien terrain militaire dont la ville de Liège a acquis des parcelles lorsqu’il a été vendu par l’armée en 2003 est un poumon vert bien connus des Liégeois : Cette dernière forêt urbaine à Liège est fréquentée quotidiennement par des dizaines de personnes qui n’ont pas attendus les aménagements réalisés par la Ville il y a dix ans pour en faire un lieu de détente et de promenade. Ses usages sont nombreux : c’est aussi un lieu d’expression artistique pour les graffeurs, un lieu de fête pour les free-party organisées dans l’enceinte du fort, voire un lieu d’habitat précaire pour une population de sans-abris.

    Ces 35 hectares en cœur de ville sont devenus, depuis sa désaffection par l’armée en 1981, le « jardin de tout le monde » et procure un espace vert à tous les liégeois des abords qui en sont dépourvus.

    En octobre 2017, des affiches jaunes apparaissent le long du site de la Chartreuse et informent les riverains du chantier à venir : la ville de Liège a cédé une parcelle du site en front de rue à la société de construction Matexi et lui a accordé un permis de bâtir pour la première phase d’un projet visant à ré-urbaniser le site sur sa moitié non considérée comme parc urbain.

    Les premières heures de la mobilisation pour la sauvegarde du site

    Moins d’une semaine après l”affichage de Matexi, quelques riverains font de l’agitation dans le quartier et distribuent un toutes-boites. Celui-ci appelle à une assemblée sur le site même de la Chartreuse. Cette première assemblée est une réussite puisque quelques 80 personnes y sont présentes. Forts de ce premier succès, une deuxième assemblée élabore les premières lignes d’une stratégie pour s’opposer au projet et une équipe d’une dizaine de personnes se constitue pour la concrétiser : c’est la naissance du collectif Un Air de Chartreuse (UADC).

    La première action menée consiste à s’opposer au projet par des courriers envoyés dans le cadre de la procédure d’enquête publique. Or, à ce moment, un autre collectif citoyen des alentours de Liège est en train de remporter un beau succès contre un projet similaire. Il s’agit des riverains s’opposant au projet immobilier du Ry Poney, qui avaient fait parvenir 4800 courriers de protestation aux autorités communales au moment de l’enquête publique 4 mois auparavant. UADC fait donc appel à l’expérience de ce collectif pour proposer une lettre-type d’opposition à envoyer aux autorités. La mobilisation s’organise dans chaque rue du quartier : des newsletters quasi-quotidiennes mettent les riverains en contact et leur communiquent les outils leur permettant de convaincre leurs voisins de signer un courrier. La campagne d’envoi de ces courriers d’opposition est un succès puisque ce ne sont pas moins de 5100 lettres de protestation qui viennent encombrer la boite aux lettres de la majorité communale. Cela permet provisoirement de gagner la partie puisque, mis sous pression par les autorités communales qui ne souhaitent pas se mettre à dos sa population à un an des élections, Matexi décide de retirer son projet.

    Structurer la lutte sur le long terme : la deuxième séquence du combat pour la Chartreuse

    Si la mobilisation initiale a pu prendre par surprise promoteurs et autorités, le collectif comprend cependant qu’il faut s’attendre à une contre-attaque. Une nouvelle séquence de la lutte s’enclenche. UADC en profite pour se structurer, peaufiner sa communication et collecter un maximum d’infos sur la Chartreuse.

    Dès les premiers moments de la mobilisation, la question de la valeur environnementale du site avait été discutée puisque le collectif avait constaté qu’il est répertorié comme zone de grand intérêt biologique.  D’autres aspects sont mis en avant : statut juridique (certaines phases de construction étant prévues sur des terrains dont Matexi n’est pas propriétaire à l’époque) ou statut patrimonial en raison de la présence du vieux fort militaire.

    La veille du collectif n’était bien entendu pas inutile : en 2019, Matexi dépose un nouveau projet, réduit quasiment de moitié cependant, qui est approuvé par les autorités communales.

    S’ouvre alors une longue séquence de recours juridiques contre le permis de bâtir. Cette bataille nécessite des moyens financiers importants et c’est encore UADC qui organise la levée de fonds qui va permettre de la financer.

    Guérilla juridique ou mouvement large : les choix stratégiques de UADC

    Cette troisième période de la lutte voit le collectif se replier sur les plus investis. Les aspects techniques des recours en justice, le travail pour constituer des dossiers de valorisation du site : tout cela absorbe l’énergie d’UADC dont l’existence repose sur une poignée de personnes. L’épuisement guette le petit collectif d’autant que recours après recours, les chances de gagner s’amenuisent. En son sein, plus personne ne prend en charge de relancer la dynamique de départ reposant sur l’implication, même minime, d’un grand nombre de riverains. Il serait faux cependant de dire que l’aspect de mobilisation large est tout à fait absent de l’esprit d’UADC : promenades guidées dans la Chartreuse et petites mobilisations à l’occasion des conseils communaux se succèdent et contribuent à maintenir vivante l’idée d’une opposition au projet de construction.

    Un décalage entre le collectif et le reste du quartier devient cependant visible : des tensions inhérentes au reflux de la mobilisation surviennent. On pointe le manque de transparence d’UADC ou son jusqu’au-boutisme que certains jugent stérile. A tel point que d’autres groupes de riverains font mine de contester son leadership sur la lutte. C’est alors que le couperet tombe au début de l’année 2022 : les derniers recours sont épuisés et Matexi semble avoir gagné la partie.

    La ZAD comme nouvelle étape de la lutte

    Alors que les choses apparaissent comme jouées et que Matexi a reçu l’autorisation de débuter les travaux, de nouveaux acteurs apparaissent dans la lutte : ce sont les zadistes. Répondant à l’appel d’UADC de faire le point sur la lutte, plusieurs personnes constatent la fin de la séquence des recours. Il reste alors une option qui est pensée, organisée et mobilisée : celle de l’occupation du site. Quelques 250 personnes aux horizons et motivations variées sont alors rassemblées, montent en une journée des barricades et installent leurs quartiers sur la parcelle où le chantier doit commencer. Le rapport de force est inversé en 24h : les travaux ne peuvent débuter, les riverains peuvent de nouveau imaginer un site préservé de l’urbanisation. Pour beaucoup cependant, l’apparition de la ZAD est vécue comme un nouveau retard dans le cadre d’un projet voué à se réaliser in fine. Après cinq ans d’opposition, peu nombreux sont ceux qui parient sur une issue positive à la lutte.

    Avec l’entrée en scène des zadistes, ce n’est pas seulement le rapport de force qui change. C’est aussi la composition sociale des opposants à Matexi et avec eux, la culture de lutte.

    Les zadistes sont souvent plus jeunes, moins soumis à des obligations professionnelles que les militants liés au quartier ou bien font ce choix radical de renoncer temporairement à leur travail afin de se rendre totalement disponibles pour la lutte. Bref, ils sont ou se rendent plus libres de leurs mouvements et peuvent envisager une occupation dans la durée. Le fait même qu’ils ne soient pas forcément issus du quartier est, dans une certaine mesure, un avantage : ils ne peuvent être taxés de vouloir conserver une zone verte à proximité de chez eux comme on s’assied sur un privilège.

    Dès le début de l’occupation, ils communiquent en des termes très politiques : leur discours est axé sur la nécessité de préserver un espace vert urbain d’utilité publique pour tous les Liégeois.

    Leur stratégie ne se limite pas à l’occupation : ils tentent de lui donner un soutien au-delà des sphères militantes radicales en organisant rapidement une première manifestation devant le conseil communal puis une deuxième avec manifestation jusqu’au site. A la suite de ces premières actions, ils organisent plusieurs activités visant à faire venir du monde sur la ZAD et à élargir encore le soutien dont elle jouit.

    Pour UADC, c’est d’abord un regain d’énergie en constatant qu’ils ne sont plus seuls à se battre contre le promoteur immobilier mais aussi l’occasion de renouer avec la mobilisation large : le contact établit avec UADC en amont de la préparation de l’occupation permet au collectif d’embrayer rapidement sur l’agenda de mobilisation proposé en conférant ainsi à la ZAD la légitimité qui aurait pu lui faire défaut.

    L’organisation de la ZAD

    Sur les dizaines de militants et sympathisants qui ont contribué à construire la ZAD, peu nombreux sont celles et ceux qui ont fait le choix de s’y installer. Un noyau d’occupants réduit va commencer à faire vivre la ZAD, malgré les intempéries de l’été 2022 qui compliquent évidemment l’organisation de la vie sur le site.  Ils et elles s’organisent pour créer des conditions d’occupation durable : construire des infrastructures collectives mais aussi solutionner l’adduction d’eau et d’électricité jusqu’au site, ce qui en soit n’est pas une mince affaire. Des renforts occasionnels, pour quelques jours ou plus, viennent compléter les effectifs des occupants mais il est important de noter que dès le départ, une partie des militantes et militants de la ZAD, tout en n’habitant pas à temps plein sur le site, y sont venus quotidiennement afin de faire vivre l’occupation et d’assurer son soutien à l’extérieur.

    Dans les premiers jours, la gestion de la vie collective sur le site a été pensée sur base d’assemblées générales quotidiennes qui vont s’espacer au fil du temps pour devenir hebdomadaires puis occasionnelles. En effet la ZAD s’organise avec un caractère ouvert, ce qui assure le renouvellement des forces militantes mais qui complique également la vie sur le site : il faut composer avec des motivations diverses et des visions différentes de ce que doit être une ZAD. Il faut arriver à construire des habitudes d’organisation avec une population changeante. Cela est d’autant plus compliqué que les militantes et militants les plus rompus aux méthodes d’organisation ne sont pas forcément les plus disponibles ni les plus présents sur le site.

    L’hétérogénéité des publics qui passent sur la ZAD a représenté un défi permanent pour les zadistes. En effet, les occupants du départ sont peu à peu rejoints par des zadistes nomades, motivés davantage par la vie en communauté que par la préservation du site. Certes, ils contribuent à faire vivre la ZAD mais sont moins parfois moins attentifs aux impératifs tactiques inhérents à la lutte qui est engagée avec Matexi, ou bien en ont une autre vision. Faut-il autoriser ou non le passage des riverains sur la ZAD ? Comment équilibrer les moments festifs et l’affluence des fêtards avec le respect des riverains mais aussi de la faune environnante ? Quels sont les comportements admis sur la ZAD quand on sait que le parc de la Chartreuse est aussi le lieu d’usages tels que les trafics ? Comment prendre en compte l’ensemble des personnes présentes avec en ce compris leurs vécus et leurs failles ? Les zadistes ont forcément dû réfléchir à la façon de prendre et de faire respecter collectivement un certain nombre de décisions.

    Toutes ces questions ont donc dû être discutées par des activistes décidés à faire de la ZAD, plus qu’un moyen de lutte, une expérience de vie alternative. Beaucoup liant les deux en mettant en avant la nécessité d’une organisation horizontale et démocratique pour le succès de la lutte en cours.

    Des décisions ont dû être prises : par exemple la décision de limiter les nuisances sonores en circonscrivant les free party à l’intérieur du fort, de maintenir une zone de tranquillité pour les occupants permanents ou celle d’assurer le démantèlement des barricades dès après la lutte. Ceci ne s’est pas fait sans discussions, parfois vives, mais a pu être géré le plus souvent en dégageant un consensus, parfois par la politique du fait accompli, et rarement en  procédant à des votes. Si la ZAD ne s’est pas dotée d’une charte, encore moins d’un règlement d’ordre intérieur, cela ne signifie pas que des règles n’aient pas été présentes sur le site. Par exemple, un panneau installé dans l’espace central rappelait les règles de comportement à respecter sur le site.

    Si les questions liées à la vie quotidienne sur la ZAD ont parfois occupé l’essentiel des discussions collectives, les militants sur et autour de la ZAD ont veillé à garder un caractère politique à l’occupation, par exemple en organisant des discussions sur l’avenir du site :  en comprendre les différents usages, y compris écologiques et de construire des revendications au-delà de la préservation du site, questionnant la politique du logement, le phénomène de spéculation immobilière en lien avec celui de l’artificialisation des terres. De ce point de vue, on peut dire que politiser les différents usagers à partir de la lutte pour la préservation de la Chartreuse a été une préoccupation des zadistes. Assemblées des usagers ou d’autres activités organisées sur le site ont ainsi contribué à renforcer la solidarité mais aussi à discuter des questions de politiques communales ou des perspectives et revendications pour un avenir désirable. 

    Prendre appuis sur le réseau militant

    Indéniablement, le succès de la ZAD a notamment reposé sur sa capacité à s’appuyer sur les réseaux militants existants, sur la densité et la richesse du tissu associatif liégeois et à opérer des jonctions avec d’autres luttes. Des dizaines d’organisations et de lieux ont signé l’appel à soutien à l’occupation et l’ont effectivement apporté tout au long de la lutte.

    Par exemple, les militants de la ZAD ont organisé un cortège pour se rendre au rassemblement du collectif « Stop Alibaba & co. » contre l’extension de l’aéroport de Bierset en périphérie liégeoise. La ZAD a reçu le soutien d’autres occupations en cours ailleurs en Europe mais elle put également bénéficier de l’apport du réseau Occupons Le Terrain (OLT). Présent déjà aux côtés de Un Air de Chartreuse, ce réseau de collectifs, constitué à partir de la lutte du Ry Poney, est resté en lien avec les zadistes et a continué à faire bénéficier les militantes et militants de son savoir-faire en matière de lutte contre les projets immobiliers imposés. L’expertise d’OLT s’est par exemple manifestée lorsqu’il s’est agi de négocier avec les autorités communales et a contribué à faire émerger la solution du « switch de terrain ».

    Le compromis avec Matexi

    Six mois après l’établissement de la ZAD, Matexi jette l’éponge. La société préfère accepter la proposition de la ville d’échanger le terrain de la Chartreuse avec un autre en sa possession. En effet, contre toute attente la ZAD perdure, son soutien ne faiblit pas et Matexi comprend que des travaux sur son terrain ne peuvent s’envisager, au mieux, que dans un avenir lointain.

    C’est d’abord une victoire pour celles et ceux qui souhaitaient préserver le site de la Chartreuse. Aujourd’hui, la question de la sanctuarisation de la parcelle peut de nouveau être posée puisqu’elle redevient propriété publique. De plus, les zadistes ont veillés à éviter le fait que Matexi renonce à artificialiser un terrain pour aller couler du béton ailleurs. Récemment, le collège échevinal a d’ailleurs annoncé qu’il verrait désormais d’un œil défavorable tout projet immobilier sur un terrain non-artificialisé. Si la victoire est donc indéniable pour la Chartreuse, elle constitue également une avancée pour la préservation de tous les espaces verts sur le territoire communal. Il est par contre important de noter qu’un autre projet immobilier plane aujourd’hui sur la Chartreuse puisqu’un autre promoteur immobilier vient d’acquérir une autre parcelle dans la zone de l’ancien fort. L’avenir nous dira si d’autres comités de riverains, d’autres ZAD devront voir le jour.

    Que retenir de la lutte pour la Chartreuse ?

    La mémoire de cette lutte victorieuse pour la sauvegarde de la Chartreuse doit être préservée tant il est vrai que dans une économie de marché, il y a souvent un promoteur en embuscade pour privatiser un espace vert au détriment de l’intérêt collectif. D’autres luttes sont à venir et il convient de tirer les leçons de chacune pour renforcer les suivantes.

    En l’occurrence, les dynamiques entre collectifs de riverains, réseaux et militants de la ZAD ont plutôt bien fonctionné et ont été complémentaires. La ZAD a compris que le succès de l’occupation se jouait dans le soutien qu’elle pourrait obtenir plutôt que dans la solidité de ses barricades : En effet si l’occupation du site et sa fortification ont empêché le début du chantier, les zadistes n’auraient probablement pas pu s’opposer durablement à une éviction manu militari s’ils étaient restés isolés.  Du côté d’Un Air de Chartreuse, il y a eu cette intelligence de collaborer avec un nouvel acteur dans une stratégie nouvelle plutôt que de se complaire dans l’attentisme ou le mépris pour les nouveaux venus, attitude que l’on a pu observer dans d’autres luttes similaires. Il faut noter d’ailleurs que l’idée d’une occupation du site, si elle n’avait jamais été mise en œuvre, n’était pas absente de l’esprit des militants de UADC et qu’ils pouvaient facilement être acquis à cette stratégie.

    Dans cette collaboration entre acteurs militants, le souci d’étendre la solidarité à d’autres couches et de faire connaître le combat pour la préservation de la Chartreuse est redevenu l’axe stratégique principal. En témoignent les nombreux événements organisés sur le site, activités de tous ordres qui ont fonctionné comme autant de points d’entrée pour impliquer de nouvelles personnes dans la lutte mais aussi les mobilisations, manifestations et rassemblements devant le conseil communal qui ont contribué à maintenir la lutte vivante à une échelle plus large.

    La thématique des oiseaux choisie par les zadistes a permis de développer un imaginaire qui a nourri la lutte et a permis de l’élargir bien au-delà des cercles militants habituels. Ainsi la « parade des oiseaux », cortège partant de l’hôtel de ville pour rejoindre le site de la Chartreuse, a été un aussi été un moment festif, intégrant un public familial notamment au moyens d’ateliers qui ont fait appel au savoir-faire de chacun.

    Un journal de l’occupation ( le « tchip-tchip »), une page facebook ainsi que des groupe de messageries ont permis de garder ce lien avec ces couches larges en donnant des nouvelles de l’occupation et des activités qui y étaient programmées mais aussi d’organiser le soutien matériel.

    On peut penser que ce soutien large a été déterminant dans la décision des autorités communales de ne pas faire intervenir la police. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la communication de la ville au sujet de la ZAD a été en permanence de la décrire comme un lieu de radicalisme violent afin de la décrédibiliser aux yeux de la population liégeoises : si la ZAD n’avait pas réussi à imposer une autre image d’elle-même, il y a fort à parier qu’elle serait devenue isolée et donc facilement expulsable. Cette volonté d’abîmer l’image de la ZAD a perduré après la victoire puisque l’on a vu des conseillers communaux de la majorité et des medias aux ordres accuser les zadistes de laisser un dépotoir derrière eux alors même que s’organisait le démantèlement du campement et le nettoyage du site par des dizaines de volontaires.

    En définitive, cette guerre de communication s’est avérée tourner en faveur de l’occupation : La popularité croissante de la ZAD étant inversement proportionnelle à celle de Matexi, il n’est pas interdit de penser que la société immobilière a finalement renoncé à toute prétention sur le site pour restaurer en partie son image de marque.

    Le lien entretenu avec les autres luttes semblables dans la région par l’intermédiaire notamment de OLT mais aussi des discussions organisées sur la ZAD ont précisément permis de construire un contre-discours face à celui de Matexi et des autorités communales. Cela a par exemple été la garantie de ne pas se faire taxer de NIMBY (Not In My Back Yard – pas près de chez moi, désignant l’attitude qui consiste à approuver un projet pourvu qu’il se fasse ailleurs). En ce sens, aborder des questions comme celles des politiques du logement ou de l’utilité des espaces verts pour la résilience des villes ont permis de politiser la lutte et d’opposer un récit alternatif au discours dominant et simpliste de « il faut bien loger les gens ».

    Mais après tout, la leçon essentielle de cette séquence, comme celle de toute mobilisation victorieuse, est qu’il n’y a pas de fatalité et que l’intelligence collective de quelques personnes décidées peuvent triompher d’un projet immobilier imposé ou, comme on le dit depuis bientôt 50 ans : « oser lutter, oser vaincre ».

    Luttons pour du logement abordable ET la préservation des espaces verts

    Fin du monde, fin du mois : même combat

    Les espaces verts sont notre bien commun : préservons-les

    Tract distribué par le PSL lors de diverses mobilisations en défense de la Chartreuse

    La politique communale du logement met les espaces verts sous pression comme en témoigne la vente d’une parcelle appartenant à la ville à la société Matexi pour la construction de 51 logements sur le site du parc de la Chartreuse. Notre passé récent et notre futur proche nous montrent pourtant l’importance de préserver des espaces verts au cœur de nos villes. Les espaces verts urbains sont les jardins de ceux qui n’en ont pas et, comme l’ont démontré les périodes de confinement, disposer d’un coin de nature où se ressourcer est loin d’être un caprice.

    La présence d’îlots de verdure est également indispensable pour lutter contre les vagues de chaleur ou pour diminuer l’impact des fortes pluies : nos espaces verts joueront à l’avenir un rôle régulateur de plus en plus important pour conserver la qualité de la vie en ville. C’est leur protection et leur extension qui est urgente, pas leur destruction !

    Du logement pour qui ? Du logement comment ?

    La majorité communale PS-MR justifie ses choix de politique du logement en mettant en avant à la fois la nécessité de loger les Liégeois actuels mais surtout d’attirer les ménages à hauts-revenus en ville. L’objectif avoué est de disposer ainsi d’une population mieux nantie et mieux à même de contribuer à des finances communales exsangues. Logiquement, les projets immobiliers de standing sont priorisés et des concessions importantes sont faites aux grosses entreprises de la construction. Les « clauses sociales » négociées en contrepartie pour établir une minorité de logements sociaux dans les projets immobiliers (généralement 10%) ne peuvent cacher cette réalité : la ville se bâtit au détriment des classes populaires en rognant sur l’espace public.

    Loger tout le monde sans empiéter sur les espaces verts ? C’est possible

    Les autorités communales mettent en avant cette politique comme la seule possible en raison du manque de surface à bâtir mais des alternatives existent pour retrouver des espaces de logement : la réquisition du logement vacant (plus de 3000 sur le territoire communal) notamment les étages des grandes enseignes commerciales en centre-ville, la construction sur les friches industrielles après dépollution des sols ou la reconversion des immeubles de bureaux inoccupés.

    Cela ne pourrait se faire qu’en mettant en place un véritable service public de rénovation et de construction de bâtiments travaillant sous le contrôle et au bénéfice de la population. Cela ouvrirait également la voie à l’instauration d’un vaste programme public de rénovation et d’isolation des bâtiments, quartier par quartier. Pour cela, il nous faut un plan massif d’investissement public.

    Une telle politique exigerait évidemment des moyens qui font actuellement défaut au niveau local notamment en raison du service de la dette historique de Liège. Cette dette n’a pas été contractée au bénéfice de la population : nous ne devons pas accepter qu’elle hypothèque notre avenir. Au contraire, nous devons la dénoncer et construire une dynamique et un rapport de forces capables de faire de Liège une commune rebelle qui refuse de faire passer les intérêts des banques avant ceux de sa propre population.

    Des exemples historiques montrent qu’il est possible de faire reculer des créanciers et d’investir dans les besoins locaux grâce à la mobilisation de masse et à la solidarité : une campagne massive mettant à l’ordre du jour de telles revendications trouverait à n’en pas douter un échos dans les autres grandes villes du pays de manière à former un réseau de communes rebelles capable d’imposer l’annulation des dettes des communes.

    Soutenir l’occupation par la mobilisation de masse et la convergence des luttes

    L’occupation du site de la Chartreuse est un élément clef de la résistance contre la bétonisation du site. Mais les occupants ne tiendront pas face aux tentatives d’expulsion sans une solidarité massive des riverains et des autres collectifs similaires dans et autour de Liège. En cela, les premiers échanges qui ont eu lieu entre les occupants du site et le collectif Un air de Chatreuse ou la coordination Occupons le terrain nous apparaissent très encourageants dans cette nouvelle phase de la lutte contre le projet Matexi. Des liens restent à construire avec les collectifs de précaires, de mals-logés et avec le reste du mouvement social. Afin que ni Matexi ni la majorité communale ne puisse nous diviser en opposant fin du monde et fin du mois, revendiquons en plus de la préservation des espaces verts urbains :

    > Un plan d’investissement public massif dans la construction et la rénovation d’un parc immobilier public soutenable du point de vue environnemental pour répondre au besoin de logement.
    > La réquisition des espaces de logement vacants sans rachat ni indemnité sauf sur base de besoins prouvés.
    > Le refus du paiement de la dette de la ville, sans sur base de besoins prouvés.
    > La nationalisation des grandes entreprises du secteur de la construction sous contrôle de la population.

  • Le Manifeste du parti communiste a 175 ans

    Il y a 175 ans – le 21 février 1848 – le Manifeste du parti communiste était publié, ouvrant les yeux du monde sur des idées qui allaient menacer l’ensemble des fondements de la société bourgeoise. Véritable bombe à sa sortie, il portait en germe de nombreuses idées marxistes fondamentales et exprimait pour la première fois une formulation claire de ce qui sera connu par la suite sous le nom de marxisme.

    Ce document à la portée historique a été initialement publié en tant que plate-forme de la Ligue communiste. Il reflétait les idées clés et les propositions centrales formulées par Karl Marx et Frederick Engels au cours d’années de discussion, de recherche et de collaboration. Marx et Engels avaient été chargés de préparer un programme théorique et pratique complet du parti lors d’un congrès de la Ligue tenu à Londres en novembre 1847.

    Au moment de la publication du Manifeste, le communisme était déjà reconnu comme une menace en Europe et les opposants politiques ne manquaient pas. Comme le proclame son introduction «Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : Le pape et le tsar, Matternich [ancien ministre des affaires étrangères de l’empire autrichien] et Guizot [ancien Premier ministre français], les radicaux de France et les policiers d’Allemagne.»

    Le manuscrit a été envoyé à l’imprimeur quelques semaines seulement avant la révolution française du 24 février 1848. Publié en allemand, il a rapidement été traduit en plusieurs langues, dont le français, l’anglais, le danois et le polonais. La traduction française est sortie peu avant l’insurrection des ouvriers parisiens et la révolution défaite de juin 1848, la première grande bataille entre le prolétariat et la bourgeoisie. Après cette défaite, la Ligue communiste a été attaquée, ses membres ont été arrêtés, plusieurs ont été emprisonnés, puis la Ligue a été formellement dissoute.

    Le Manifeste du parti communiste défend l’idée de la lutte des classes en tant que processus historique. Sa première phrase – «l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire des luttes de classes», résume l’histoire écrite à travers les yeux des travailleurs. Contrairement à l’histoire officielle normalement racontée à travers le prisme de ceux qui se trouvent au sommet de la société, le Manifeste place fermement la classe ouvrière comme force motrice de l’histoire.

    Le Manifeste est tout à la fois pertinent et inspirant pour l’époque actuelle. La pertinence du Manifeste s’est accrue au fil du temps, à mesure que ses idées s’ancraient dans la réalité vécue par la classe ouvrière. Sa popularité s’est développée avec la croissance du socialisme, en commençant par l’Europe, à partir des années 1870. A partir de la Révolution française, comme l’avait prédit le Manifeste, le capitalisme a atteint tous les recoins du globe. Après la révolution russe de 1917, le Manifeste est devenu un texte fondateur pour les marxistes du monde entier.

    Dans la préface d’Engels, celui-ci parle de la proposition fondamentale qui constitue le noyau du Manifeste et qui, selon lui, est «destinée à faire pour l’histoire ce que la théorie de Darwin a fait pour la biologie» : «La production économique et la structure sociale qui en résulte nécessairement forment, à chaque époque historique, la base de l’histoire politique et intellectuelle de cette époque; que par suite (depuis la dissolution de la propriété commune du sol des temps primitifs), toute l’histoire a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes, aux différentes étapes de leur développement social; mais que cette lutte a actuellement atteint une étape où la classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l’exploite et l’opprime (la bourgeoisie), sans libérer en même temps et à tout jamais la société entière de l’exploitation, de l’oppression et des luttes de classes.»

    Cette proposition, qui place l’organisation sociale comme découlant de son mode de production et d’échange, et qui pousse ensuite à considérer que cela explique en soi l’histoire politique de l’époque, est désormais centrale pour comprendre le marxisme. C’est sur cette base que nous développons nos perspectives aujourd’hui. Et, ce qui est important, nos perspectives arrivent à chaque fois à la conclusion que les intérêts des travailleurs et de la classe dominante sont opposés, que l’émancipation de la classe ouvrière doit venir de la lutte, et que nous ne pouvons être libérés de l’oppression de toutes sortes – racisme, sexisme, validisme, transphobie, etc. – que lorsque nous serons libérés de l’emprise du capitalisme, de l’exploitation et de l’emprisonnement des classes.

    Le Manifeste est un plaidoyer contre la société de classe elle-même, et pas seulement du capitalisme. Il critique la façon dont les divisions de classe ont été cousues dans le tissu de la société pendant des millénaires, créant une prison d’oppression pour de nombreuses sections de l’humanité. Il décrit comment la société bourgeoise moderne «a surgi des ruines de la société féodale», qui était elle-même criblée d’antagonismes de classe. La société bourgeoise a établi de nouvelles classes et de nouvelles conditions d’oppression, créant deux classes qui se font directement face : la bourgeoisie et le prolétariat. Il décrit comment la bourgeoisie a «impitoyablement déchiré les divers liens féodaux qui unissaient l’homme à ses «supérieurs naturels» et n’a laissé d’autre lien entre l’homme et l’homme que le pur intérêt personnel, que l’impitoyable «calcul égoïste». (…) Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce.»

    Le capitalisme en était encore à ses débuts en 1848 : seules l’Angleterre et la Belgique étaient industrialisées. Pourtant, le Manifeste a fait preuve d’une incroyable clairvoyance en décrivant comment la crise était inhérente au système capitaliste, en annonçant la destruction délibérée des moyens de production afin d’augmenter les profits.

    Le Manifeste décrit comment le capitalisme a été stimulé et, à son tour, accéléré par la colonisation, le commerce des marchandises et la recherche de nouveaux marchés. Les guildes ont été supplantées par la production industrielle de masse. Avec la croissance des marchés, la demande a augmenté et l’industrie s’est développée, tout comme le prolétariat en tant que classe distincte et exploitée. «Ces ouvriers, qui doivent se vendre par morceaux, sont une marchandise, comme tout autre article de commerce, et sont par conséquent exposés à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché.»

    Le Manifeste aborde également le rôle de la famille dans la société bourgeoise en disant que celle-ci «a arraché à la famille son voile sentimental et a réduit la relation familiale à une simple relation d’argent.» À l’ère industrielle, le travail des enfants était courant, et le Manifeste critique la façon dont l’industrie moderne «déchire tous les liens familiaux et transforme les enfants en simples articles de commerce et instruments de travail.» Les femmes, dans la société bourgeoise, sont considérées comme de «simples instruments de production». Ces idées sur le rôle de la famille sont ensuite développées par Engels dans son livre de 1884 : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État.

    D’autres idées clés, développées dans d’autres écrits marxistes, décrivent comment la bourgeoisie moderne a renforcé son influence politique par la création d’un État moderne, dont l’exécutif n’est «qu’un comité chargé de gérer les affaires communes de toute la bourgeoisie.» Cette idée est de celles qui offrent aux marxistes une perspective claire sur l’État et sur qui il représente réellement. Après la défaite de la Commune de Paris en 1871, il est devenu évident que la classe ouvrière ne peut pas utiliser la machine étatique existante pour atteindre ses objectifs. Cette idée a été développée par Lénine, dans L’État et la Révolution.

    Même le chapitre 3 du Manifeste, qui décrit une série de variantes du socialisme – dont le socialisme petit-bourgeois, le socialisme allemand ou «véritable», le socialisme conservateur ou bourgeois, le socialisme critico-utopique et le communisme – a une certaine pertinence aujourd’hui. Bien que ces formes spécifiques de socialisme n’existent plus, nous pouvons critiquer des variantes du réformisme social-démocrate, du gauchisme et autres. Un point essentiel est que rien ne peut remplacer la lutte de masse et la construction de mouvements pour renverser le capitalisme.

    Signification historique

    Le fait que, 175 ans plus tard, Alternative Socialiste Internationale – dont le PSL/LSP est la section belge – écrive sur ce livre témoigne de son importance et de sa pertinence. Nous continuons à vivre dans une société qui est criblée d’oppressions. Le prolétariat d’aujourd’hui est toujours confronté à la même oppression fondamentale que celle décrite dans le Manifeste.

    Outre les idées sur les classes, le travail salarié, l’oppression, la classe ouvrière et la lutte, ce qui rend le Manifeste communiste si puissant, c’est sa description poétique et crue de l’inhumanité de ce système brutal. La puissance de son écriture fait partie de son attrait.

    Le Manifeste communiste ne se contente pas de fournir une analyse, il fournit un ensemble de revendications. Ses exigences comprennent :

    • L’abolition de la propriété privée.
    • Un impôt progressif sur le revenu
    • L’abolition de l’héritage.
    • La centralisation du crédit dans les mains de l’État, au moyen d’une banque nationale à capital d’État et à monopole exclusif.
    • La centralisation des moyens de communication et de transport entre les mains de l’État.
    • Un enseignement gratuit pour tous les enfants dans les écoles publiques. Abolition du travail des enfants dans les usines.
    • L’extension des usines et des instruments de production appartenant à l’État ; la mise en culture des terres incultes et l’amélioration générale du sol selon un plan commun.

    Le Manifeste dit que «de toutes les classes qui se trouvent aujourd’hui face à face avec la bourgeoisie, seul le prolétariat est réellement une classe révolutionnaire.» C’est également vrai, bien que de nombreux travailleurs aujourd’hui ne comprennent toujours pas leur propre pouvoir.

    Le Manifeste décrit comment les travailleurs peuvent utiliser leur pouvoir et comment «les communistes soutiennent partout tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre social et politique des choses existant. Dans tous ces mouvements, ils mettent en avant, comme question principale, dans chaque cas, la question de la propriété, quel que soit son degré de développement à ce moment-là.»

    Fait important, le Manifeste fait référence à la suprématie politique du prolétariat, qui n’a pas de patrie. L’idée même d’internationalisme et le concept d’unité internationale sont introduits : «ils travaillent partout à l’union et à l’accord des partis démocratiques de tous les pays.»

    Enfin, le Manifeste indique que les communistes sont ouverts sur leurs vues et leurs objectifs. Ils indiquent clairement que leurs fins «ne peuvent être atteintes que par le renversement violents de toutes ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée une révolution communiste.»

    Le Manifeste affirme que «les idées dominantes de chaque époque ont été les idées de la classe dominante». Le Manifeste lui-même remet en question cette affirmation en fournissant une contre-narration importante aux idées dominantes, et celles-ci restent pertinentes dans la nouvelle ère du capitalisme d’aujourd’hui.

    La phrase de conclusion du Manifeste est aussi vraie aujourd’hui qu’elle l’était lorsqu’elle a été écrite en 1848 : «Les travailleurs n’ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !»

  • Triste anniversaire : un an depuis l’invasion de l’Ukraine

    Six observations sur cette guerre écœurante et la nécessité d’y riposter

    La guerre du Donbass approchait de son 8e anniversaire lorsque Poutine a lancé l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes le 24 février 2022. Combats ainsi que pluies de drones et de missiles ont tué des dizaines de milliers tandis que le viol a une nouvelle fois été utilisé comme arme de guerre. Un an après, l’issue du conflit est toujours incertaine et rien n’indique qu’elle soit proche. Cette guerre a dramatiquement accéléré et approfondi les crises alimentaires, économiques et autres à l’échelle internationale. S’il n’est pas question d’une déflagration mondiale actuellement, nous n’en avons jamais été aussi proches depuis 1945. L’Europe baigne aujourd’hui dans une zone grise qui n’est pas encore la guerre, mais qui n’est plus la paix.

    Par Nicolas Croes, article tiré du mensuel Lutte Socialiste

    1. Poutine, un colosse aux pieds d’argile

    L’année 2007 avait marqué un tournant, lorsque l’OTAN avait annoncé la candidature de l’Ukraine et de la Géorgie. A l’époque, la diminution relative de la puissance des États-Unis par rapport à la Russie et la Chine a donné à Moscou l’opportunité de réaffirmer ses intérêts en Eurasie, au nord du Moyen-Orient, dans l’Arctique, en Europe centrale et méridionale. La Russie est donc intervenue militairement en Géorgie en 2008 pour éviter qu’un État de plus ne bascule dans le camp occidental. Le soutien aux séparatistes du Donbass et l’annexion de la Crimée de 2014 relevaient de la même logique.

    En 2015, l’impérialisme russe a pu lancer l’Union économique eurasiatique (premièrement avec le Kazakhstan et le Belarus) et poser de premiers pas vers l’intégration régionale sous sa direction plutôt que sous la direction des institutions occidentales. La même année, la première intervention militaire russe en dehors des frontières de l’ex-URSS depuis la guerre d’Afghanistan a eu lieu en soutien à Bachar Al Assad en Syrie.

    Dans le contexte du conflit croissant entre les deux impérialismes dominants, les États-Unis et la Chine, le régime russe a constaté l’affaiblissement de l’Union européenne (Brexit, absence d’unité sur la politique extérieure, plus d’élargissement depuis 2013,…) et la retraite humiliante de l’impérialisme américain hors d’Afghanistan à l’été 2021. Le régime russe pouvait se targuer quant à lui d’avoir rencontré le succès avec son ingérence au Belarus (2020-21) et au Kazakhstan (début 2022) pour y soutenir les régimes en place confrontés à des soulèvements populaires.

    Avec l’invasion de l’Ukraine, Poutine entendait saisir l’occasion de renforcer la position impérialiste russe avec un risque considéré comme calculé et tracer une ligne rouge contre la pénétration de l’OTAN et de l’Union européenne dans d’anciens pays du bloc de l’Est. Mais les troupes russes ont été confrontées à une résistance de l’armée ukrainienne et, plus largement, de la population bien plus résolue qu’initialement estimée. En Russie même, le mécontentement est croissant et si les premières mobilisations antiguerre ont été écrasées par la répression, l’opposition à la guerre a augmenté au fil du temps, singulièrement après la « mobilisation partielle » décrétée en septembre qui a poussé des centaines de milliers d’hommes à chercher à fuir le pays.

    Aujourd’hui, Poutine subit la pression des faucons qui n’excluent pas l’utilisation d’armes nucléaires tactiques, tandis que le mécontentement populaire (également alimenté par la dégradation de la situation économique) peut éclater en manifestations de masse. Le régime est un animal blessé et particulièrement dangereux.

    2. Une militarisation sous stéroïdes

    Cette guerre marque une nouvelle ère, où la mondialisation rapide du capitalisme est remplacée par une montée du nationalisme et de la démondialisation. Après avoir été des alliés économiques de l’Occident, la Russie et, plus encore, la Chine sont devenues les principaux ennemis de l’impérialisme américain. Le conflit entre les grandes puissances impérialistes porte sur l’économie, la technologie, les matières premières et le pouvoir, et prend un caractère de plus en plus militaire. On assiste à une course aux armements militaires entre les alliances militaires américaines, dont l’OTAN, et la dictature capitaliste nationaliste chinoise.

    En divers endroits, l’invasion russe et les craintes de la population sont instrumentalisées pour adopter des mesures jusque-là impensables. La Finlande et la Suède ont ainsi fait part de leur volonté d’intégrer l’alliance atlantique sans rencontrer de large opposition populaire contrairement à jadis. En Allemagne, le chancelier Scholz a annoncé un programme de 100 milliards d’euros pour réarmer l’armée allemande.

    D’autre part, les revers du gendarme russe ouvrent un espace aux conflits interrégionaux. C’est ainsi qu’en septembre dernier, des combats ont à nouveau éclaté entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, ainsi qu’entre le Kirghizstan et le Tadjikistan.

    De l’autre côté du monde, nombreux étaient ceux qui espéraient que le conflit ukrainien allait calmer les tensions grandissantes entre la Chine et les États-Unis dans le Pacifique et la mer de Chine du Sud, notamment concernant Taïwan. Un conflit y semble encore plus insensé qu’en Ukraine. Pourtant, c’est l’escalade et l’éventualité d’un conflit armé n’est pas à balayer.

    3. Les femmes, premières victimes de la guerre

    L’une des images les plus atroces de cette guerre est une photographie de femmes nues à moitié brûlées sur une route à 20 kilomètres de Kiev. Le viol comme arme de guerre existe dans tous les conflits, de la Bosnie à la Guinée ou la République démocratique du Congo et il n’en va pas autrement ici. L’aide aux victimes est insuffisante, ce à quoi s’ajoute l’interdiction du droit à l’avortement en Pologne, en Hongrie et en Slovaquie, où se trouve un grand nombre de réfugiées ukrainiennes violées par des soldats russes. Avant la guerre déjà, l’Ukraine était l’un des cinq principaux pays européens à partir desquels des femmes étaient introduites clandestinement dans l’esclavage sexuel. Le crime organisé a profité du chaos pour renforcer cette traite des êtres humains.

    4. Zelensky, un ami qui nous veut du bien ?

    A la base, Zelensly est un néolibéral autoritaire qui défendait les oligarques ukrainiens estimant qu’une approche pro-occidentale défendait mieux leurs intérêts dans un pays où la corruption règne en maître. Élu avec 73 % des voix au printemps 2019, il lui restait 23 % de soutien en janvier 2022 en raison de sa politique antisociale. Il ne lui a pas fallu un mois après le début du conflit pour faire adopter au parlement la loi « sur l’organisation des relations de travail dans les conditions de guerre » élargissant les pouvoirs du patronat au détriment des droits des travailleurs, en portant par exemple la durée maximale de la semaine de travail à 60 heures et en facilitant le licenciement de représentants syndicaux. Derrière son image de héros de guerre se cachent répression, censure et néolibéralisme.

    5. L’héroïsme de la population ukrainienne

    Au début de la guerre, l’offensive russe a été surprise par la résistance ukrainienne. Le moral des troupes ukrainiennes est élevé, contrairement à celui des Russes. L’Ukraine disposait de la deuxième artillerie d’Europe – après la Russie – et de soldats qui avaient suivi un entraînement intensif depuis 2014, souvent sous la direction d’officiers venus de l’ouest. Mais il y a plus.

    Des comités de défense locaux se sont développés dès le début de la guerre équipés d’armes de fortune. Un article du journal britannique The Guardian du 2 janvier dernier revenait sur la résistance de la ville de Sumy, où les habitants, désorientés et sous le choc, ont dû défendre la ville par leurs propres moyens pendant près de six semaines, malgré son encerclement. « Officiellement, cela s’appelait les forces de défense territoriale, mais en réalité, il s’agissait simplement de personnes qui avaient reçu des armes d’un entrepôt de l’armée et formaient des groupes réactifs », a expliqué l’un des survivants, « Il n’y avait aucune coordination ou instruction de Kiev ou quoi que ce soit de ce genre. Nous avons [tout] inventé nous-mêmes ».

    6. Une issue au travers d’une approche d’indépendance de classe

    C’est dans ces éléments de résistance populaire et dans la colère qui gronde en Russie que réside une véritable solution pour le conflit, non pas à la faveur de l’un ou l’autre impérialisme, mais à la faveur des masses. On nous résume les choses comme étant un combat « démocraties contre dictatures » alors qu’il s’agit avant tout d’une lutte de pouvoir mondiale née des contradictions et des crises croissantes du système capitaliste. D’autres terribles guerres suivront sans nous en prendre à cette racine.

    En l’absence d’un mouvement ouvrier indépendant en Ukraine, la volonté de lutter contre l’invasion s’est traduite jusqu’à présent par un fort soutien au gouvernement de droite de Zelensky. Ce soutien s’affaiblira au fur et à mesure que les profiteurs de guerre de la classe dominante ukrainienne continueront d’instrumentaliser le choc de la guerre pour s’en prendre aux droits sociaux et profiter de la reconstruction et du marché noir.

    De premiers pas pour reconstruire le mouvement des travailleurs en Ukraine peuvent être la distribution d’un journal ouvrier-soldat, l’élection libre de représentants des soldats pour superviser les conditions de vie dans les tranchées, l’élection démocratique des officiers, la formation de comités locaux de soldats et d’habitants locaux pour superviser les opérations militaires et la distribution de l’aide. Réunions, grèves et actions de désobéissance civile peuvent également servir à lancer des appels à la base des soldats russes, dont une bonne partie n’a aucune envie d’être impliquée dans ce bourbier.

    L’inflation, la spéculation et la corruption peuvent être combattues par des comités de travailleurs et de quartier chargés de réguler les prix, d’expulser les spéculateurs et de superviser tous les contrats gouvernementaux pour éviter les pots-de-vin. Toutes les capacités de production et les ressources financières devraient être mobilisées pour défendre les communautés, les maisons et les lieux de travail aussi efficacement que possible et pour commencer la reconstruction dès que possible sur les mêmes principes. Les patrons qui refusent la reprise par la collectivité pour un tel plan national doivent être expropriés. Ces quelques points de programme partent de ce qui est nécessaire pour la population ukrainienne en pointant en direction d’un gouvernement des travailleurs. Un tel programme aurait un effet monumental non seulement sur les soldats et la population russe, mais à travers le globe. C’est dans cette direction que les efforts du mouvement antiguerre doivent être concentrés.

  • Turquie/Syrie/Kurdistan. Le destin n’a rien à voir avec ça

    Erdoğan a imputé au «plan du destin» l’ampleur de la catastrophe. Bien que les séismes de lundi aient été les plus puissants dans la région depuis 1939, l’ampleur des destructions humaines et matérielles n’a rien à voir avec le destin, ni avec la nature.

    Par Serge Jordan

    Des bâtiments à plusieurs étages côtoient des bâtiments pulvérisés. Un père tenant la main de sa fille morte, alors que son corps, encore allongé sur son matelas, est coincé entre des couches de béton. De jeunes enfants sous la pluie froide pleurant leurs parents disparus. Des survivants désespérés fouillant les décombres à mains nues à la recherche de signes de vie. Les scènes des conséquences des tremblements de terre de magnitude 7,8 et 7,6 qui ont frappé de larges pans de la Turquie, de la Syrie et du Kurdistan au petit matin de lundi, aggravées par des centaines de répliques, sont déchirantes.

    À l’heure où nous écrivons ces lignes, le nombre de morts a déjà dépassé les 21.000 et augmente chaque seconde. Le bilan final risque d’être bien plus lourd, car des dizaines de milliers de personnes sont toujours portées disparues, piégées sous les décombres, et le délai pour les retrouver vivantes se rapproche. Les zones touchées en Syrie étant pour la plupart des zones de guerre partagées entre le régime de Bachar el-Assad, des groupes armés islamistes comme Hayat Tahrir al Sham, et certaines enclaves kurdes, le bilan officiel des victimes du côté syrien est également approximatif.

    Des dizaines de milliers de personnes ont été blessées et des millions d’autres se sont retrouvées sans domicile pour tenter de survivre dans des températures hivernales négatives, souvent sans accès à l’électricité, au gaz, à l’eau potable ou à la nourriture. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que pas moins de 23 millions de personnes ont été directement touchées par les tremblements de terre. Cela inclut des millions de réfugiés syriens qui ont très souvent vécu dans des conditions de logement exiguës dans les zones de la Turquie frappées par le tremblement de terre, après avoir été contraints de fuir leurs maisons en quête de sécurité.

    Outre le chagrin et le désespoir, la colère monte contre les autorités des deux côtés de la frontière pour leur responsabilité et leur réaction effroyable à la catastrophe. «Tout le monde est de plus en plus en colère», explique un habitant de Sarmada, une ville de la province syrienne d’Idlib, où les gens ont été abandonnés à leur sort. Dans la plupart des régions de Turquie, aucune équipe de secours n’est arrivée au cours des premières 24 heures critiques après les tremblements de terre. Dans certaines régions, cela semblait encore être le cas trois jours plus tard. «Les gens se sont révoltés (le mardi) matin. La police a dû intervenir», a raconté un survivant de 61 ans de la ville turque de Gaziantep, cité par l’agence de presse AFP. Des manifestations de victimes du séisme ont depuis été signalées dans certaines localités très touchées, comme à Adıyaman et à Ordu.

    Le président du pays, Recep Tayyip Erdoğan, a imputé les retards aux routes et aux aéroports endommagés, mais cela ne sert qu’à masquer la culpabilité de son régime dans cette situation. L’aéroport de Hatay, dont la piste a été scindée en deux et rendue inutilisable par les tremblements de terre, a été construit dans la plaine d’Amik, une zone tectoniquement active, en dépit des avertissements répétés des militants écologistes et des protestations de la population locale.

    Après le tremblement de terre massif qui a frappé le nord-ouest de la Turquie en 1999, une «taxe sur les tremblements de terre» a été introduite, prétendument pour développer la prévention des catastrophes et les services d’urgence et éviter des tragédies similaires à l’avenir. Mais personne ne sait vraiment où est allé cet argent, et malgré les efforts inlassables des secouristes, il est évident que l’État lui-même était terriblement mal préparé, bien que la région soit un candidat de choix pour des événements sismiques de ce type. La question «Où est l’État ?» est sur les lèvres de beaucoup de gens, car les communautés dévastées, qui vivent déjà dans certaines des régions les plus pauvres du pays, ont été laissées en difficulté sans équipement ou soutien correct. Pour ajouter l’insulte à l’injure, les personnes bénévoles, les organisations de la société civile, les groupes d’aide et l’assistance des villes dirigées par l’opposition ont également été empêchés de participer aux efforts de sauvetage en raison des obstacles bureaucratiques que leur ont imposés les responsables du gouvernement AKP.

    Erdoğan a depuis reconnu qu’il y avait eu des «lacunes» dans les étapes initiales de la réponse, ajoutant que la situation était maintenant «sous contrôle». Mais c’est précisément dans les phases initiales que la plupart des vies auraient pu être sauvées si une préparation et une planification appropriées, ainsi que des ressources adéquates, avaient été mises en place.

    Le profit des entreprises au cœur du problème

    «Dans l’étude des géorisques, nous avons un dicton qui dit que les tremblements de terre ne tuent pas vraiment les gens, ce sont les bâtiments qui le font», a déclaré Carmia Schoeman, titulaire d’une maîtrise en géologie des glissements de terrain et membre du WASP (section d’ASI en Afrique du Sud). Elle explique : «Bien que de grands tremblements de terre soient attendus dans cette région en raison de sa situation géologique sur le système de failles anatolien, l’ampleur de la tragédie que ces événements provoquent est presque entièrement due à l’homme. Depuis plusieurs décennies, la science et la technologie permettent non seulement de prédire les zones les plus touchées par de tels événements, mais aussi de minimiser les dommages causés grâce à la construction de bâtiments antisismiques».

    Les experts s’accordent en effet pour dire que des bâtiments correctement construits auraient été capables de résister au choc. Selon David Alexander, professeur de planification et de gestion des urgences à l’University College de Londres «sur les milliers de bâtiments qui se sont effondrés, la quasi-totalité ne répondait à aucun code de construction parasismique raisonnablement attendu.»

    Après la catastrophe de 1999, la Turquie a introduit de nouvelles règles de construction pour les zones sismiques. Mais ces réglementations ont été, au mieux, très peu appliquées, au pire, totalement ignorées, tandis que les bâtiments plus anciens n’ont pas été mis en conformité avec les nouvelles normes. Le boom du secteur de la construction soutenu par le régime a vu la prolifération de grands projets résidentiels, souvent réalisés avec des matériaux de qualité inférieure et sans contrôle de qualité adéquat, afin de maximiser les rendements financiers de quelques grandes sociétés immobilières étroitement liées au parti au pouvoir.

    Cette frénésie de construction, facilitée par l’énorme soutien de l’État et graissée par la corruption à grande échelle pour contourner les règles, est devenue une vache à lait pour ces entreprises liées au régime. La construction et la rénovation de nombreux bâtiments publics tels que des hôpitaux, des écoles, des bureaux de poste, des bâtiments administratifs, etc., ont également été sous-traitées à ces amis du privé par le biais d’appels d’offres publics gérés par le gouvernement AKP. Alors que ces bâtiments auraient dû assurer la sécurité de la population en cas de catastrophe, ils ont été parmi les premiers à s’effondrer, y compris le siège de l’Autorité turque de gestion des catastrophes et des urgences (AFAD) à Hatay.

    Les politiques criminelles du gouvernement en la matière sont allées jusqu’à accorder périodiquement des «amnisties de construction», c’est-à-dire une couverture légale rétroactive accordée en échange d’une redevance pour les structures qui ont été construites sans les licences de sécurité requises. Quelques jours seulement avant les derniers tremblements de terre, un nouveau projet de loi était même en attente d’approbation au Parlement pour accorder une nouvelle amnistie concernant des travaux de construction récents. En bref, alors que des millions de personnes étaient sur le point de voir leur vie brisée, le gouvernement turc était occupé à fournir à ses amis milliardaires ce qui équivaut en fait à un permis de tuer pour le profit.

    Le régime impose le silence aux voix critiques

    En plus de ne pas fournir une réponse compétente à la catastrophe, le régime d’Erdoğan dépense des ressources publiques précieuses, du temps et des efforts pour réprimer ceux qui critiquent sa gestion de la crise. La nervosité s’empare du régime à la perspective que la colère de la population – déjà à bout de souffle en raison d’une crise économique galopante et de l’un des niveaux d’inflation les plus élevés au monde – se cristallise en quelque chose qui pourrait le renverser, alors que le pays se rapproche des élections présidentielles et parlementaires prévues le 14 mai. Dans ces conditions, les séismes pourraient être utilisés comme prétexte pour reporter la tenue du suffrage ou même l’annuler.

    Mardi, le président a annoncé un état d’urgence de trois mois dans dix villes touchées par les tremblements de terre. Cette mesure donne des pouvoirs étendus à la police et permet d’interdire les rassemblements publics et les manifestations. Plusieurs rapports font état d’arrestations et d’intimidations à l’encontre de journalistes indépendants qui couvrent les conséquences de la catastrophe, notamment lorsqu’ils rendent compte du manque de secouristes. Un procureur de l’État d’Istanbul a ouvert une enquête pénale à l’encontre de deux journalistes qui ont critiqué la réaction de l’État. L’accès à Twitter a également été restreint en raison de l’indignation des internautes. La police turque a reconnu que de nombreuses arrestations avaient été effectuées à la suite de «messages provocateurs» sur les réseaux sociaux à propos des tremblements de terre.

    Cette nouvelle série d’attaques contre les droits démocratiques s’inscrit dans la lignée des politiques autoritaires menées par le régime avant le tremblement de terre, qui ont elles-mêmes contribué à paralyser la capacité du pays à gérer une catastrophe humanitaire d’une telle ampleur. Par exemple, les médecins et leurs syndicats, qui ont un rôle vital à jouer dans la situation actuelle, ont fait l’objet d’une chasse aux sorcières politique de la part du régime ces dernières années, notamment pour leur rôle dans la dénonciation des opérations militaires de l’Etat contre la population kurde de Syrie.

    Syrie : les effets du séisme amplifiés par la guerre et les affrontements géopolitiques

    Mais l’insensibilité et le cynisme des classes dirigeantes ne s’arrêtent pas là. Le 7 février, les forces armées turques ont bombardé des maisons dans le quartier à majorité kurde et touché par le tremblement de terre de Tel Rifaat, dans le nord de la Syrie, avant même que les habitants aient pu s’occuper des débris causés par les séismes. L’armée syrienne a également bombardé les zones touchées par les tremblements de terre tenues par l’opposition, quelques heures à peine après la catastrophe.

    Douze années de guerre en Syrie, alimentées par le régime d’Assad ainsi que par des interventions impérialistes multiformes, avaient déjà laissé les infrastructures du pays et les conditions de logement de la population en lambeaux. Selon un rapport de 2017 de la Banque mondiale, près d’un tiers des logements à Alep et Idlib avaient déjà été endommagés ou détruits par la guerre. 70 % de la population avait besoin d’aide et 2,9 millions de personnes risquaient de mourir de faim dans tout le pays, avant même que les tremblements de terre n’aggravent de manière irréfutable une situation déjà horrible. Des millions de Syriens ont été déplacés plusieurs fois par la guerre et maintenant, beaucoup d’autres seront déplacés par cette catastrophe.

    Presque immédiatement après les tremblements de terre, plusieurs gouvernements occidentaux ont mobilisé des équipes d’aide et de secours en Turquie, mais ils n’ont rien offert ou presque à la Syrie, en raison de leurs relations conflictuelles avec le régime d’Assad. Les victimes des tremblements de terre paient le prix de la lutte de pouvoir en cours entre l’impérialisme occidental et la dictature syrienne ; tous deux jouent avec la vie des gens pour renforcer leur pouvoir et leur prestige. Les sanctions économiques imposées par les États-Unis empêchent l’acheminement de l’aide vers les zones touchées, tandis que le régime lui-même retient l’aide vers les zones contrôlées par les rebelles. La corruption systémique et les prix abusifs dans tous les domaines réduisent encore les chances d’une aide humanitaire significative, une raison supplémentaire pour laquelle la collecte et la distribution de l’aide d’urgence ne peuvent être laissées aux mains des forces réactionnaires et des partis corrompus ; en élisant leurs propres comités, les gens pourraient s’efforcer d’assumer et de coordonner ces tâches eux-mêmes, en fonction des besoins réels.

    Une catastrophe en cascade

    Une nouvelle couche de désastre va maintenant s’ajouter de manière prévisible aux effets immédiats des tremblements de terre. Les personnes qui ne sont pas mortes d’être coincées sous les décombres sont menacées par le froid, la faim et la propagation potentielle de maladies. En outre, comme l’a illustré l’effondrement d’un barrage dans la province syrienne d’Idlib jeudi, d’autres désastres ne manqueront pas de se développer à partir de la situation actuelle.

    «Malheureusement, il est fort probable que nous assistions à de nombreux autres événements dévastateurs dans les prochains jours déclenchés par ces tremblements de terre, notamment des glissements de terrain, des dolines, plusieurs répliques sismiques et des tsunamis. Ces phénomènes peuvent à leur tour causer des dommages importants aux infrastructures, aux habitations et aux moyens de subsistance», explique Carmia.

    «L’US Geological Survey, par exemple, a établi une carte qui prédit les zones les plus susceptibles de subir des glissements de terrain après ce séisme, et les services d’urgence devraient donc veiller à ce que les personnes qui y vivent soient évacuées. Mais la capacité à prévoir et à réagir à ces événements est gravement compromise par le manque de financement des systèmes d’intervention d’urgence de base d’une part, et par le besoin insatiable du capitalisme de développer des biens immobiliers rentables d’autre part. Alors que les gouvernements laissent le logement aux mains du secteur privé, qui rogne constamment sur la qualité de la construction et le respect des codes du bâtiment, la classe ouvrière est contrainte de vivre à l’étroit dans les centres urbains afin de trouver un emploi pour survivre. En l’absence de planification dans la perspective des inévitables événements naturels tels que les tremblements de terre, nous nous retrouvons avec des scènes tragiques et chaotiques de dévastation absolue. La science de la prévision des effets des géorisques comme les tremblements de terre n’est tout simplement pas rentable à court terme, pas plus que les investissements dans les systèmes d’intervention d’urgence.»

    Cette tragédie incarne la nature totalement dysfonctionnelle et barbare du capitalisme à de multiples niveaux. Comme c’est toujours le cas dans ce type de méga-catastrophes, les grandes entreprises se frottent les mains avec avidité en envisageant les possibilités de tirer profit de la misère et de la mort des gens – des cimenteries qui ont vu leurs actions bondir à la bourse juste après les tremblements de terre à certaines banques occidentales qui surtaxent les clients pour transférer de l’argent en Turquie.

    En revanche, partout dans le monde, des dizaines de bénévoles se sont précipités pour aider à extraire des personnes des décombres, faire des dons de sang ou collecter des produits de première nécessité afin d’aider les survivants. Cette solidarité instinctive de la part de la classe ouvrière fournit les graines à partir desquelles, au-delà de l’aide urgente requise pour sauver des vies, un mouvement pourrait se développer afin d’exiger justice pour les nombreuses victimes de ce désastre, victimes qui par ailleurs auraient pu être évitées. De là peut également germer la lutte pour une nouvelle société, une société qui place la vie et la sécurité des gens au centre de ses préoccupations plutôt que l’accumulation de profits pour une infime minorité. C’est de cette façon que nous pourrons nous assurer que de telles horreurs ne se reproduisent plus jamais.

    Les revendications d’Alternative Socialiste Internationale :

    • Réquisition des hôtels, bâtiments publics et propriétés inoccupés, après vérification de sécurité, pour abriter chaque personne sans abri ;
    • Evacuation immédiate des communautés dans les zones identifiées comme présentant un risque élevé de répliques sismiques et de glissements de terrain ;
    • Mise à disposition d’un logement public et d’une indemnisation décente pour toutes les victimes de la catastrophe ;
    • Levée de toutes les sanctions contre la Syrie, arrêt immédiat des bombardements et rapatriement de toutes les troupes turques ;
    • Ouverture de tous les postes frontières vers la Syrie pour faciliter les convois humanitaires ;
    • Formation de comités locaux de secours et d’aide, contrôlés démocratiquement par les travailleurs et les résidents locaux, afin de garantir la fourniture démocratique et coordonnée des produits de première nécessité, l’organisation des efforts de secours et d’empêcher la corruption ;
    • Divulgation complète de l’utilisation des fonds collectés par la «taxe sur les tremblements de terre» en Turquie ;
    • Expropriation immédiate, sous contrôle démocratique des travailleurs, du “Gang des Cinq”, c’est-à-dire des cinq entreprises de construction turques qui ont remporté la quasi-totalité des grands appels d’offres publics sous le régime de l’AKP et ont réalisé des montagnes de profits en jouant avec la vie et la sécurité des gens. Leur richesse doit être utilisée pour financer l’aide aux millions de personnes dans le besoin dans les zones touchées ;
    • Enquête indépendante sur la catastrophe afin d’identifier tous les responsables, dans les structures d’État et dans le secteur privé, afin de les rendre responsables de leurs crimes. Cette enquête pourrait être menée par des représentants des familles des victimes, des habitants, des scientifiques et des syndicats de travailleurs ;
    • Aucune grande entreprise ne doit profiter de la catastrophe. L’approvisionnement en nourriture, en eau et en énergie doit être placé sous contrôle public. Il faut un plan public d’urgence de reconstruction des maisons qui repose sur des techniques antisismiques respectueuses de l’environnement et qui soit supervisé démocratiquement par des scientifiques, des travailleurs et des résidents des communautés touchées ;
    • Erdoğan et Assad ont du sang sur les mains, ils doivent dégager ! Pour la construction de l’unité du mouvement ouvrier et d’une alternative socialiste à la dictature, à la guerre et au capitalisme.
  • Leçons du passé : le désastre de l’approche de l’Organisation des moudjahiddines du peuple iranien (OMPI)

    Au cours des développements à venir en Iran, les travailleurs et les jeunes regarderont en arrière pour tirer des leçons de l’histoire des partis et organisations qui se sont opposés au régime islamique. Dans le cas des Moudjahiddines, et malgré l’héroïsme incontestable de ses adhérents, il s’agit d’une histoire faite d’erreurs.

    Par Bob Sullivan

    https://fr.socialisme.be/50002/archives-iran-1978-79-une-revolution-volee-a-la-classe-ouvriere
    https://fr.socialisme.be/94321/iran-pour-une-alternative-revolutionnaire-au-regime-islamique

    L’OMPI (ou Mujaheddin-e-KhalqMeK) est l’une des organisations les plus visibles sur les événements actuels de solidarité avec le mouvement en Iran, notamment dans certains pays d’Europe, soit en lui-même, soit par le biais de ses organisations de façade comme le Conseil national de la résistance. Il est donc important que les militants aient une certaine connaissance de l’histoire et de l’orientation de l’OMPI. Alors qu’il comportait de nombreux adeptes en Iran, l’OMPI a, pour diverses raisons, dégénéré en un groupe sectaire dépendant de l’impérialisme occidental et disposant d’une base insignifiante dans le pays.

    Origines dans les années 1960

    Les origines des Moudjahiddines du Peuple remontent au mécontentement croissant de la classe ouvrière et des jeunes à l’égard du régime de Mohammad Reza Pahlavi dans les années 1960 et 1970. Le Shah (le roi) était le principal point d’appui des États-Unis au Moyen-Orient, et l’Iran était son gendarme. Soutenu et armé par l’Occident, le régime du Shah a combiner extravagance démesurée, corruption et répression impitoyable. À la fin des années 1960, les idées de gauche commençaient à circuler à nouveau plus largement, et certains militants commençaient à prendre les armes contre le régime.

    En 1971, les Fedayins du Peuple, qui se considéraient laïques et marxistes, ont lancé une campagne de guérilla. Bien que les fedayins aient abandonné la stratégie de guérilla plus tard dans cette décennie, et que cette stratégie ait offert peu de gains concrets à la classe ouvrière, l’idée de défier physiquement le régime était attractive pour une partie de la jeunesse. Les fedayins se considéraient comme des communistes frustrés par les compromis et l’approche réformiste du Tudeh (“le parti des masses”), c’est-à-dire le parti « communiste » traditionnel aligné sur Moscou.

    Cette frustration était tout à fait justifiée, mais elle s’est malheureusement exprimée politiquement par l’adoption de tactiques de guérilla inspirées par Fidel Castro et Che Guevara. Ces méthodes signifiaient en réalité un abandon de la construction dans les communautés et les organisations de la classe ouvrière en faveur de méthodes liées au terrorisme individuel. Cela représentait un manque de confiance dans la classe ouvrière, et était voué à l’échec dans un pays comme l’Iran, une réalité acceptée par les fedayins à la fin des années 1970.

    Les moudjahiddines ont également émergé du milieu radicalisé des années soixante, le même milieu qui a produit Ali Shariati (un intellectuel qui a tenté de fusionner les idées islamiques et socialistes), bien que Shariati lui-même n’ait jamais été membre des moudjahiddines. Un groupe s’est réuni autour d’une idéologie de l’Islam révolutionnaire confuse et vague. Au cœur de l’organisation des premiers moudjahiddines se trouvait la division entre laïcs et islamistes. L’organisation a néanmoins commencé à construire un réseau de membres et de partisans, notamment dans les universités. À ses débuts, elle avait également établi de bonnes relations avec des religieux de premier plan hostiles au Shah, comme le futur président Rafsandjani.

    Les tactique de guérilla

    Suivant l’exemple des fedayins, les moudjahidines se sont engagés dès le début des années 1970 dans une série d’actions de guérilla très médiatisées, dont l’assassinat de militaires et de membres du personnel de sécurité américain stationnés en Iran. Il sont toutefois subi une série de revers de la part de l’État qui se sont traduits par des emprisonnements et des exécutions.

    En 1975, une nouvelle direction a organisé une brutale et sanglante purge interne en visant tout particulièrement ceux qui s’identifiaient comme islamistes plutôt que marxistes. La violence de la purge a été justifiée par le prétexte de la dureté du régime du Shah, elle a été jusqu’à l’exécution de membres considérés peu fiables. L’événement a également marqué une rupture permanente avec des figures telles que le futur chef suprême Khomeiny, qui a dénoncé l’OMPI comme une organisation qui tuait les bons musulmans.

    La seule figure dirigeante importante qui s’identifiait à l’islam plutôt qu’à une version du socialisme et qui a survécu à la purge était Massoud Radjavi. Dans la lutte interne pour le pouvoir qui a suivi, de nombreux membres de base ayant une approche plus islamiste ont soutenu Radjavi contre le reste de la direction. L’organisation a dû se servir des tendances islamistes de Radjavi pour se présenter comme de loyaux musulmans. Ces purges ont marqué un point tournant décisif vers une culture arbitraire et autoritaire, tendance qui s’est par ailleurs accentuée au cours des années suivantes.

    Avec l’effondrement de la monarchie en janvier et février 1979, aux premiers jours de la révolution, des groupes tels que les moudjahiddines et les fedayins ont connu un développement exponentiel, en dépit du fait que leur absence d’alternative marxiste claire et révolutionnaire a toujours signifié qu’ils couraient derrière les partisans de Khomeiny sans jamais déterminer la nature des événements. Le régime islamique naissant a alors commencé à s’approprier le langage de la gauche, en particulier l’anti-impérialisme, afin de consolider son soutien. En novembre 1979, Khomeiny et le nouveau régime ont pesé de tout leur poids dans la prise de l’ambassade américaine et la saisie du personnel qui y travaillait. Le régime a utilisé ces événements pour se parer des habits d’un anti-impérialisme populaire. En réalité, il s’agissait d’un coup d’éclat aventuriste, mais tant les moudjahiddines que les fedayins se sont sentis obligés de le soutenir, sans jamais expliquer quelle était la stratégie derrière cette attaque ni la manière dont la classe ouvrière pouvait tirer bénéfice de la situation.

    Le point culminant de 1980

    Toutefois, malgré leurs déficiences, lors de l’élection du maire de Téhéran au début de l’année 1980, le candidat des moudjahiddines a obtenu 200.000 voix, soit environ 10 %. C’était le point culminant du soutien aux moudjahiddines. En réalité, ils manquaient d’un programme et d’une stratégie. Au lieu de s’appuyer sur les communautés de la classe ouvrière, par exemple en soutenant les shoras (les conseils ouvriers qui s’étaient développés durant la lutte contre le Shah) et en développant un programme clair reposant sur la classe ouvrière et opposé au régime, les moudjahiddines ont adopté une approche de collaboration de classe, en se rangeant du côté du président libéral Bani Sadr (premier président de la République islamique), qui était avant tout un fidèle représentant de la classe dominante iranienne.

    En septembre 1980, avec le bombardement de Bushehr par le dictateur irakien Saddam Hussein et le déclenchement de la guerre Iran-Irak, l’atmosphère politique en Iran a commencé à devenir de plus en plus difficile. Toutes les grèves ont ainsi été interdites. Mais une détérioration décisive s’est produite en juin 1981 lorsque des milices associées au régime islamique ont attaqué une manifestation à Téhéran sur la question des droits civils, organisée par le vieux Front national libéral et soutenue par la gauche. Des dizaines de personnes ont été tuées et blessées. Immédiatement après, le régime a exécuté un total de quinze opposants de premier plan, dont des moudjahiddines et des fedayins. Cet épisode a marqué une étape décisive et brutale vers la dictature.

    Une semaine plus tard seulement, le président Bani Sadr et le chef des moudjahiddines Radjavi ont tous deux fui l’Iran. Entre-temps, en Iran, les moudjahiddines ont lancé une véritable guérilla au cours de l’été 1981. Ils ont bombardé une réunion du Parti républicain islamique, le parti de Khomeiny, et tué plus de cent membres de la hiérarchie religieuse, dont l’ayatollah Beheshti, et de nombreux députés. Ils ont ensuite assassiné le président et le premier ministre du pays. Par la suite a suivi une campagne d’assassinat de religieux de premier plan associés au régime. En 1982, ils ont tué nombre de personnes liées au régime, y compris des religieux de rang inférieur préalablement enlevés et torturés. La stratégie et les tactiques des moudjahiddines leur ont aliéné de plus en plus même ceux qui les avaient initialement soutenus. De son côté, le régime a systématiquement pu remplacer tous ceux qui avaient été assassinés.

    Se reposer sur les États-Unis et l’OTAN, pas sur la classe ouvrière

    Pire encore, ces méthodes ont justifié l’intensification de la répression du régime, avec l’accord d’une grande partie de la société, d’autant plus que l’Iran était désormais impliqué dans une guerre brutale avec l’Irak, guerre encouragée et préparée par Washington et l’OTAN. Les méthodes des moudjahiddines ont fourni un prétexte parfait pour accroître la surveillance, la répression, la torture et l’exécution de celles et ceux qui s’opposaient au régime. Et les cibles n’étaient pas seulement les moudjahiddines, mais aussi les militants de gauche qui s’opposaient à Khomeiny au sens large. Parmi eux figuraient la minorité des fedayins (qui s’étaient scindés en deux en 1980 sur la question du soutien au régime) et d’autres groupes anti-régime, bien qu’aucun d’entre eux n’ait soutenu ou ne se soit engagé dans la stratégie et les tactiques de guérilla urbaine employées par les moudjahiddines. En 1983, Khomeiny s’est également retourné sans pitié contre les partis autrefois de gauche qui lui avaient apporté leur soutien, notamment le Tudeh et l’aile majoritaire des fedayins.

    Les dirigeants des moudjahiddines n’ont jamais revendiqué ou nié publiquement la responsabilité de telle ou telle tactique, bien que Radjavi ait affirmé que la stratégie globale était très réussie, avec ses trois phases : d’abord détruire l’avenir du régime, ensuite détruire le corps du régime, et enfin permettre la révolution sociale. L’optimisme de Radjavi allait une fois de plus à l’encontre de la réalité. Cependant, Radjavi lui-même a procédé à une purge interne de masse en 1982, ce qui lui a permis de continuer à agir de manière incontestée et sans rendre de comptes à qui que ce soit au sein de l’organisation.

    Les moudjahiddines cultivaient depuis longtemps des relations amicales avec Yasser Arafat et l’aile Fatah de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ; les fedayins étaient quant à eux alignés sur les positions du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Grâce à leurs liens avec le Fatah, les chefs des moudjahiddines se sont entretenus en 1981 avec des membres du cercle restreint de Saddam Hussein, comme Tariq Aziz. Cela a conduit à l’établissement de camps de moudjahidines à la frontière iranienne, ainsi qu’à l’armement et à l’entraînement des forces rassemblées dans ces camps. De plus en plus, la motivation de Radjavi était exclusivement liée au renversement du régime islamique, même si cela impliquait de contribuer efficacement à l’effort de guerre contre l’Iran.

    Aventure mortelle dans la guerre Iran-Irak

    En 1988, les moudjahiddines se sont inquiétés de ce que les propositions de l’ONU en faveur d’un traité entre les deux pays pouvaient conduire à la fin du conflit, un scénario redouté et non prévu par les moudjahiddines qui était de nature à menacer l’existence de leurs camps à la frontière. C’est dans cette perspective que s’est concrétisée l’entreprise malheureuse de lancer une attaque militaire à grande échelle contre l’Iran. De jeunes moudjahiddines, hommes et femmes, se sont rassemblés à la frontière et une force de 5000 personnes est partie sous le slogan « De Mehran à Téhéran » (Mehran est une ville proche de la frontière irakienne). On a dit aux volontaires que la libération de Téhéran aurait lieu dans les 48 heures, que les masses iraniennes se lèveraient pour accueillir leurs libérateurs et que la victoire était assurée.

    Malheureusement, rien de tout cela ne s’est avéré et la ligne de soldats volontaires n’a réussi à capturer que quelques petites villes avant d’être anéantie par une attaque aérienne. On ne sait pas exactement combien de personnes ont été tuées, probablement dans les environs de 3000. Il n’y a pas eu de soulèvement de sympathie en Iran, toute l’aventure a été considérée avec indifférence ou hostilité à l’intérieur du pays. Outre les pertes humaines, les moudjahiddines ont également subi une perte calamiteuse de prestige dont ils ne se sont jamais remis. Pourtant, il n’y a jamais eu d’aveu d’échec, ni d’explication sur la façon dont un tel désastre a pu se produire.

    L’une des conséquences tragiques de cette débâcle est qu’elle a servi de prétexte à l’assassinat de dizaines de milliers de prisonniers politiques en 1988, principalement, mais pas exclusivement, des membres des moudjahiddines. L’actuel président iranien, Ebrahim Raïssi, était l’une des figures clés de ce massacre. Un tel résultat a permis au régime de réaliser en quelques jours ce qui, autrement, aurait pris des années. Pendant ce temps, les dirigeants des moudjahiddines sont devenus de plus en plus dépendants du soutien de leurs nouveaux amis à Washington. Il s’agissait d’un revirement complet par rapport à leur position des années 1970, mais il était enraciné dans la même perspective réformiste : préférer faire des affaires avec les « grands acteurs » plutôt que de placer sa confiance dans la classe ouvrière.

    Depuis 1988, Radjavi, qui a mystérieusement disparu de la circulation en 2003, a été remplacé à la tête de l’organisation par son ancienne épouse Maryam Radjavi. L’organisation a survécu à la chute de Saddam Hussein et a négocié un transfert en Albanie grâce à ses liens avec la CIA. Elle entretient également des liens étroits avec le Mossad, les services secrets israéliens. Il est toutefois possible que son étoile commence à pâlir, Washington ayant tendance à reporter son affection et ses financements sur des royalistes.

    Tirer les leçons de cet exemple pour l’avenir

    Au cours des développements futurs en Iran, les travailleurs et les jeunes regarderont en arrière pour tirer des leçons de l’histoire des partis et organisations qui se sont opposés au régime islamique. Le programme confus et leurs perspectives erronées des moudjahidines, ainsi que leurs méthodes terroristes sans issue, n’ont en dernière instance que servi à renforcer le régime islamique au cours des 40 dernières années au lieu de le menacer à contribuer renversement.

  • La vérité sur l’inflation

    De plus en plus de commentateurs disent que la vague de grève qui touche plusieurs pays, et le niveau d’inflation qui ronge les salaires des travailleurs rappellent les années 1970. Nous republions un article de 1971 de Ted Grant, qui était alors membre du Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO), ancien nom d’Alternative Socialiste Internationale (ASI).

    https://fr.socialisme.be/60855/de-linflation-a-la-recession-le-capitalisme-en-faillite
    https://fr.socialisme.be/59074/ou-va-la-reprise-le-spectre-de-linflation-menace-dune-nouvelle-crise

    Le gouvernement conservateur ainsi que la presse, la télévision et la radio capitalistes ont mené une campagne inlassable et incessante sur la question de l’inflation, blâmant le mouvement syndical et la classe ouvrière pour la hausse continue des prix. C’est la “cupidité”, l’”égoïsme” et le “hooliganisme” des travailleurs qui réclament des augmentations de salaire allant jusqu’à 30% qui sont les responsables de la situation économique difficile du pays ! Le refrain constant est le suivant : “Si les salaires augmentent, les prix augmentent, tout le monde, y compris ceux qui reçoivent des salaires plus élevés, se retrouvent dans une situation plus difficile, et les retraités, les veuves et les malades sont dans une situation de grande détresse.”

    Quelle est la vérité sur cette question ? L’hypocrisie nauséabonde des commentateurs et des ministres conservateurs qui pleurent des larmes de crocodile sur le sort de ces personnes n’a d’égal que leur refus catégorique de prendre la moindre mesure pour améliorer leur situation. Mais quelle est la cause de la hausse des prix ? Si les capitalistes pouvaient augmenter arbitrairement les prix, ils n’attendraient pas que les salaires augmentent. Ce qui les intéresse, c’est d’engranger le maximum de profits. Ce qui les arrête, c’est la concurrence, surtout dans les conditions modernes, au niveau national et international. En fait, en général, ce sont les salaires qui sont en retard sur les prix et non l’inverse.

    Si les capitalistes pouvaient augmenter les prix à leur guise, pourquoi s’exposent-ils à la perspective de grèves acharnées, avec pour conséquence une perte de production et de profits, plutôt que de céder aux revendications salariales des travailleurs ? S’il s’agissait simplement de répercuter les augmentations de salaire, ce serait la façon évidente de résoudre le problème. Mais en fait, le profit de la classe capitaliste n’est que le travail non rémunéré de la classe ouvrière. Par conséquent, une augmentation des salaires des travailleurs, toutes choses égales par ailleurs, signifie une baisse du profit des capitalistes. D’où les cris de détresse des valets du capitalisme payés par les médias.

    Les cris d’angoisse des députés conservateurs et les exclamations de la CBI contre les dépenses “improductives” et “parasitaires” de l’État s’expliquent par le fait que l’argent “dépensé” par l’État ne peut provenir que des impôts, qui sont prélevés soit dans la poche des travailleurs, soit dans celle des capitalistes. En économisant sur des choses aussi “inutiles” que les services sociaux, on peut siphonner davantage d’argent dans l’intérêt des grandes entreprises.

    La part du PIB dépensée par l’État est passée de 37 % en 1957 à 50 % en 1969, alors que l’économie ne progresse que lentement. D’où le programme des Tories qui consiste à sabrer impitoyablement dans les réformes de l’après-guerre au détriment de la classe ouvrière et des sections mêmes “défendues” avec tant de zèle par la presse capitaliste et les autres organes d’opinion de masse, sous leurs applaudissements bruyants.

    Les capitalistes ne peuvent réaliser un surplus qu’avec le travail qu’ils emploient. Ce que Marx appelle le capital constant est l’investissement dans les machines, les bâtiments, les matières premières, etc. Il s’agit de “travail mort” qui se retrouve inchangé dans le produit final. Avec le développement de la technique, il faut investir de plus en plus pour exploiter relativement de moins en moins de travail. Par conséquent, en dépit de l’augmentation de l’exploitation et de l’augmentation de la quantité extraite des travailleurs, le taux de profit a tendance à baisser. Cette année, ICI, Fords, Courtaulds et de nombreuses autres entreprises géantes ont rapporté une baisse réelle du montant des bénéfices, malgré une augmentation des investissements dans de nombreux cas.

    Par conséquent, elles souhaitent augmenter leurs profits en pressurisant les travailleurs, en augmentant la productivité, en intensifiant le travail, en obtenant du gouvernement conservateur qu’il les aide à résister aux augmentations de salaire et en introduisant des lois antisyndicales pour entraver et restreindre la lutte des travailleurs pour un meilleur niveau de vie.

    “Capital fictif”

    L’une des principales causes de la baisse continue du pouvoir d’achat de la monnaie en Grande-Bretagne comme dans les autres pays capitalistes est la dépense “gonflée” en armement qui consomme en Grande-Bretagne plus de 2 500 millions de livres sterling. Les travailleurs des forces armées et de l’industrie de l’armement doivent manger, vivre dans des maisons, procréer, avoir des loisirs et toutes les activités normales de la classe ouvrière. Les capitalistes de ces industries doivent réaliser le taux de profit moyen, si ce n’est plus. Les dépenses sont entièrement improductives, ne produisant ni biens de consommation ni biens d’équipement. Par conséquent, elle doit provenir de la production de la société dans son ensemble. D’où l’affaiblissement de la monnaie. En même temps, la dette nationale, qui a maintenant atteint la somme astronomique de 1 200 à 1 400 millions de livres sterling en paiement des armements détruits dans les guerres de l’impérialisme au cours du siècle dernier, constitue une ponction énorme et parasitaire sur l’économie.

    La Grande-Bretagne n’est pas un cas particulier. L’inflation sévit dans tout le monde capitaliste. Ses conséquences sont aggravées en Grande-Bretagne par la léthargie de l’économie due à la maladie du capitalisme.

    Pour faire face à la hausse des prix, les travailleurs de tous ces pays ont exigé des taux de rémunération plus élevés. Aux Etats-Unis, malgré l’augmentation massive du chômage, de nombreuses catégories de travailleurs ont obtenu des augmentations importantes, allant jusqu’à 14%. Dans les pays du Marché commun, les salaires auront augmenté de 14% cette année, ce qui constitue la plus forte augmentation depuis 12 ans. En Italie, les salaires ont augmenté de 18% et en Allemagne de l’Ouest de 15%.

    Dans le passé, l’un des principaux arguments de la classe capitaliste et de ses journalistes était les bas salaires de leurs concurrents, notamment en Europe occidentale. Aujourd’hui, la Grande-Bretagne, en raison de sa relative stagnation économique, devient rapidement un pays de main-d’œuvre bon marché, en comparaison. L’argument toujours brandi dans la presse capitaliste et dans les autres moyens de publicité aux mains de la classe dirigeante est celui selon lequel les employeurs ne peuvent pas se permettre d’augmenter les salaires en raison de la concurrence internationale. Mais c’est l’incapacité des capitalistes à investir le surplus extrait des travailleurs qui est la véritable racine du problème. Les capitalistes n’investiront que s’ils peuvent réaliser un profit supplémentaire. Par conséquent, le potentiel de la science et de la technique britanniques n’a pas été utilisé et la Grande-Bretagne, qui autrefois était la première nation industrielle, est confrontée à la menace très réelle de devenir un pays arriéré économiquement et industriellement par rapport à ses rivaux.

    Pendant ce temps, les mesures du gouvernement, comme celles de l’ancien gouvernement travailliste (Labour), restreignent le marché par des taxes sur les travailleurs et la “compression économique et monétaire”. Ceci, ajouté aux bas salaires, n’incite pas les capitalistes à investir. Cela devient à son tour un cercle vicieux. La lutte du mouvement syndical pour des salaires plus élevés peut forcer les capitalistes à investir dans plus de machines afin d’économiser sur le travail. Limiter les salaires ne fait que générer des superprofits pour les capitalistes.

    L’essor économique actuel est la “meilleure” période pendant laquelle les travailleurs peuvent améliorer leur niveau de vie. D’où les exhortations lancées dans tout le monde capitaliste, de la Norvège à l’Amérique, par les banquiers et les industriels et, en écho, par les gouvernements, qui préconisent des politiques de prix et de revenus, des compressions monétaires, ou une “position ferme” des gouvernements et des employeurs contre ce qu’ils appellent des revendications salariales “déraisonnables”. Ils essaient de trouver une “solution” à la maladie inflationniste capitaliste aux dépens des travailleurs.

    En Amérique, cette maladie s’est manifestée par une hausse du chômage, une baisse ou une stagnation de la production ainsi qu’une hausse des prix. La tentative de bricoler l’économie sur les conseils des sorciers économistes capitalistes a eu ce résultat sans précédent.

    Le keynésianisme, la bible des dirigeants travaillistes (et une philosophie de l’inflation) a été complètement discréditée : les tentatives d’opérer selon ses préceptes en Grande-Bretagne et en Amérique ont été des échecs totaux. Et maintenant, les méthodes dites “monétaires” ont eu les résultats décrits ci-dessus. Elles partent de la proposition élémentaire qu’une quantité donnée de monnaie serait nécessaire pour déplacer une quantité donnée de marchandises dans une économie capitaliste, à une vitesse fixe de la monnaie, et que si dans ces circonstances, par exemple, la quantité de billets de banque devait être doublée, les prix doubleraient également. Ils en concluent alors que dans une situation d’inflation, si la “masse monétaire”, c’est-à-dire l’émission de billets et de crédits, est réduite, cela entraînera une baisse proportionnelle des prix, ou du moins arrêtera l’inflation régulière des prix. Ils s’imaginent que la suppression du symptôme va guérir la maladie. En réalité, le capital fictif engendré par la production d’armements, le truquage de la bourse, l’émission bidon d’actions sans capital réel, bâtiments et machines à l’appui, le gaspillage de la guerre du Vietnam, etc. sont la cause de l’inflation en Amérique et ailleurs. Il est impossible de supprimer l’inflation sans en éradiquer les causes : de ce fait, la tentative de compression monétaire en Amérique a conduit à de nombreuses faillites, au chômage et à une hausse des prix. L’inflation continue à augmenter. La production industrielle est restée stationnaire ou a chuté. En Grande-Bretagne, la compression monétaire et la politique des prix et des revenus ont entraîné des profits élevés, un arrêt de l’économie, une baisse des investissements et une hausse des prix.

    Reprise des monopoles

    La production atteint maintenant péniblement le taux de 2 à 3 % en Grande-Bretagne. Les investissements en capital augmentent de façon tout aussi léthargique. En Amérique également, les nouveaux investissements sont tombés à 2 % ! Le chômage en Grande-Bretagne arrive à plus de 650.000 alors que les prix croissent fortement. Même selon l’indice officiel, le coût de la vie a augmenté de 8 % ! Une politique monétaire stricte a donc mené à une baisse de la production, une augmentation du chômage et une hausse des prix.

    La maladie du système doit être “soulagée” par le sacrifice de la classe ouvrière. Mais la maladie organique du capitalisme, même si on réussissait cette opération, ne serait pas guérie. C’est l’irrationalité de la production pour le profit et non pour le bénéfice des producteurs qui est à la source de toutes les difficultés du système au niveau national et international. La lutte de la classe ouvrière contre le projet de loi anti-syndical et contre les coupes dans les services sociaux pour un salaire minimum de 20 £ par semaine, la revendication de modestes augmentations de salaire couplée à une échelle mobile des salaires pour compenser l’augmentation des prix et des heures moins nombreuses pour absorber les chômeurs : ce sont des demandes minimales.

    La solution à long terme n’est pas une nouvelle politique désastreuse des prix et des revenus pour le prochain gouvernement travailliste, comme le préconise Lord George-Brown, et comme le laissent entendre Roy Jenkins et Barbara Castle, qui aura les mêmes résultats que les dernières versions de cette politique, mais une rupture avec le capitalisme et ses politiques. La nationalisation des “sommets” de l’économie avec une compensation minimale sur la base des besoins prouvés doit être le programme du mouvement ouvrier.

    Malgré les plaidoyers des capitalistes en faveur de l’austérité, la Grande-Bretagne reste l’un des pays les plus riches du monde. Le total est estimé à £120.000 millions. La Grande-Bretagne dispose des machines, de la science, de la technique et de l’habileté de la classe ouvrière qui pourraient être exploitées et utilisées pour la production d’abondance et de normes décentes pour tous. La seule réponse est l’organisation et la gestion de l’économie par la classe ouvrière dans l’intérêt de la classe ouvrière.

  • Chine. L’effondrement de la politique du zéro COVID de Xi Jinping

    La sortie soudaine et chaotique des contrôles stricts sur les pandémies laisse les villes aux prises avec la poussée explosive du COVID.

    Par Vincent Kolo, chinaworker.info

    https://fr.socialisme.be/94571/repression-des-manifestations-en-chine-mais-solidarite-a-lexterieur
    https://fr.socialisme.be/94414/le-regime-chinois-ebranle-par-la-plus-grande-vague-de-protestation-depuis-1989-comment-poursuivre-la-lutte

    En réponse à une vague de protestations anti-gouvernementales fin novembre (voir les liens ci-dessus), la dictature chinoise (PCC) a brusquement tourné le dos à son régime profondément impopulaire « Zero COVID ». Mais pour les masses chinoises, il s’agit de passer « de la poêle à frire au feu ». Malgré l’absence de données fiables et la sous-estimation délibérée du nombre de décès, il semble que les grandes villes comme Pékin, Shanghai et Guangzhou connaissent actuellement une poussée explosive du variant Omicron, et que d’autres régions du pays s’attendent à connaître le même sort dans les semaines à venir.

    Selon les données officielles, le nombre de nouvelles infections dans l’ensemble du pays s’élève à environ 2.000 par jour, un chiffre ridiculement bas. Selon des estimations officieuses, la moitié des 22 millions d’habitants de Pékin ont déjà été infectés par Omicron. Même Hu Xijin, ancien rédacteur en chef du Global Times (quotidien chinois épousant la ligne éditoriale du Quotidien du Peuple, le journal officiel du Parti communiste chinois, NDT), a posté une réprimande sur les réseaux sociaux chinois : « Soit vous communiquez des chiffres réels, soit vous arrêtez de les publier. »

    La Chine pourrait désormais connaître la vague de COVID la plus rapide de l’histoire de la pandémie. Les experts chinois prévoient que 840 millions de personnes pourraient être infectées au cours des prochains mois. La rapidité et l’ampleur terrifiantes de cette épidémie sont dues, d’une part, aux variants hautement transmissibles d’Omicron qui se propagent maintenant à l’intérieur du pays et, d’autre part, à une population en grande partie « immunologiquement naïve » qui n’a pas été exposée au virus pendant trois ans en raison d’une politique « Zéro COVID » rigoureuse basée sur le confinement, les restrictions de voyage et les tests de masse, tous soudainement supprimés dans de nombreuses régions du pays.

    Omicron est relativement bénin pour la plupart des gens, mais hautement infectieux. Le variant BF.7 qui sévit actuellement en Chine a un « nombre R » reproductible de 16, contre 10 ou 11 lors de l’épidémie d’Omicron de l’hiver dernier aux États-Unis. Ce chiffre indique le nombre moyen de personnes infectées par chaque cas positif. Le 11 décembre, le principal épidémiologiste chinois, Zhong Nanshan, a déclaré aux médias d’État que ce nombre était encore plus élevé en Chine, une personne en infectant 22 autres. Alors qu’aux États-Unis, l’hiver dernier, les cas doublaient tous les deux ou trois jours, « maintenant, en Chine, le temps de doublement est de quelques heures », a déclaré l’épidémiologiste Ben Cowling de l’université de Hong Kong (15 décembre). Compte tenu du faible taux de vaccination des personnes âgées en Chine, avec seulement 40 % des plus de 80 ans entièrement vaccinés, on prévoit entre un demi-million et deux millions de décès dus au COVID au cours des prochaines vagues.

    Crise politique

    À la fin du mois de novembre, des manifestations ont éclaté dans une vingtaine de villes et plus de 80 universités pour protester contre les confinements incessants et les tests stricts de la politique « Zéro COVID ». Ces manifestations ont été d’une ampleur historique et ont brisé le moule des protestations des trois dernières décennies en ce qu’elles étaient d’envergure nationale et parce qu’elles ont soulevé des revendications explicitement politiques de droits démocratiques et même de « démission » de Xi Jinping.

    Le PCC a investi des sommes colossales dans la création de l’État policier le plus grand et le plus sophistiqué technologiquement au monde. Il l’a fait précisément pour rendre impossible une telle flambée de protestation. Bien sûr, ce projet était voué à l’échec, comme nous l’avions prédit. Bien que les manifestations aient rassemblé un nombre relativement modeste de personnes, le simple fait qu’elles aient eu lieu a plongé le régime de Xi dans un état de crise.

    Le moment et la manière dont la dictature a abandonné ses contrôles « zéro COVID » défient toute logique, à moins que l’on ne comprenne qu’il s’agit d’une réaction de panique face à ces protestations et à la crainte de leur extension faute de réaction. Non seulement c’est l’hiver, avec le Nouvel An chinois (la plus grande migration humaine annuelle au monde) dans un mois à peine, mais la Chine connaissait déjà sa plus grande vague d’infections lorsque le gouvernement a fait volte-face.

    Dans aucun des autres pays qui ont suivi une stratégie « Zéro COVID », celle-ci ne s’est terminée de manière aussi désordonnée, abrupte et inopportune. En Chine, les éléments clés d’une stratégie alternative de lutte contre la pandémie, tels qu’une campagne de relance de la vaccination et le renforcement du système de santé publique, en particulier de la capacité des unités de soins intensifs, sont seulement maintenant improvisés à la hâte, au lieu d’avoir été préparés à l’avance.

    Plutôt qu’une transition, c’est comme si l’ancien régime de lutte contre la pandémie s’était effondré. Le gouvernement n’a pas de « plan B » autre que celui d’improviser au jour le jour. La propagande d’État de ces trois dernières années, qui liait étroitement la doctrine « Zéro COVID » à Xi personnellement (il est le « commandant en chef » de la « guerre populaire » contre le virus), soulignait qu’il s’agissait de la meilleure stratégie pandémique au monde et de la preuve du « système supérieur » de la Chine par rapport aux « démocraties » chaotiques de style occidental. Les politiques pandémiques désastreuses des gouvernements occidentaux, enracinées dans des décennies de destruction néolibérale de l’aide sociale, ont flatté l’approche contraire mais tout aussi antisociale de Xi.

    Aujourd’hui, la stratégie pandémique du régime chinois est « optimisée » selon son nouveau mot à la mode. Le « zéro COVID » n’est pas officiellement mort, mais il n’est plus mentionné dans les déclarations officielles. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire qu’une campagne politique se poursuit en nom longtemps après avoir été interrompue dans la pratique pour éviter d’humilier le dirigeant. La révolution culturelle de Mao ne s’est officiellement terminée qu’à sa mort en 1976, alors qu’en réalité elle s’était déjà terminée en 1969.

    Pourquoi cela ? Pourquoi maintenant ?

    Xi s’est maintenant tu, bien qu’il ait clairement sanctionné ce changement de politique. La responsabilité du démantèlement du « Zéro COVID » a été dévolue aux gouvernements locaux, en partie pour protéger l’empereur des retombées. La crainte de la dictature d’une colère généralisée est évidemment la principale raison de ce soudain virage à 180 degrés. Mais il y a aussi un élément de vengeance : punir les masses pour avoir osé défier Xi.

    La dictature a compris que le virus peut être un allié pour pacifier la population et endiguer de nouvelles protestations. Cela a joué un rôle important dans la bataille menée par le PCC pour rétablir son contrôle sur Hong Kong en 2020, à un moment où la lutte anti-autoritaire de masse était déjà entrée dans une phase de déclin. C’était des mois avant que la loi sur la sécurité nationale ne soit imposée à la ville. Dans de nombreux pays occidentaux, la phase initiale de la pandémie, avec une recrudescence des cas et une société plongée dans le chaos, s’est également accompagnée d’un arrêt ou d’un net ralentissement de la lutte de masse.

    Plutôt que de descendre dans les rues pour profiter de sa nouvelle mobilité, la population des plus grandes villes chinoises a largement évité de s’aventurer à l’extérieur par peur de l’infection ou parce qu’elle est infectée. La semaine dernière, Pékin a été décrit sur internet comme une « ville fantôme virtuelle ». Le nombre de passagers du métro à Pékin et dans plusieurs autres grandes villes est inférieur à ce qu’il était avant la levée des restrictions du programme « Zéro COVID », lorsque la preuve d’un test PCR négatif était requise pour utiliser les transports publics.

    Les hôpitaux de la capitale seraient débordés, avec des scènes qui rappellent celles de Hong Kong au début de l’année, avec des patients obligés d’attendre dehors dans les parkings des hôpitaux. Un nombre alarmant de membres du personnel médical est infecté, et des rapports indiquent que des médecins et des infirmières de Pékin ont reçu l’ordre de travailler malgré des tests positifs au COVID. Les médicaments courants contre la fièvre, tels que le paracétamol et l’ibuprofène, ainsi que les kits d’autodiagnostic, ont été épuisés dans de nombreuses villes, ce qui prouve une fois de plus que le changement de politique du régime n’était pas du tout planifié et qu’il s’agissait d’un réflexe. Les banques de sang seraient également à court de sang.

    Les crématoriums de Pékin fonctionnent 24 heures sur 24, ce qui accroît les spéculations selon lesquelles le gouvernement supprimerait les données relatives aux décès dus au COVID. À Wuhan, lors de l’épidémie initiale au début de l’année 2020, il était largement admis que le nombre officiel de décès était sous-estimé. Officiellement, deux personnes sont mortes du COVID à Pékin depuis le 3 décembre. Un hashtag sur les deux décès est devenu viral sur les réseaux sociaux, beaucoup exprimant leur incrédulité.

    Non seulement le nombre officiel de décès en Chine ne correspond pas à l’expérience d’autres pays après la levée des restrictions, mais il est également remis en question par les récits de témoins oculaires. « Des journalistes de l’agence Reuters ont vu des corbillards alignés à l’extérieur d’un crématorium COVID-19 à Pékin et des ouvriers en combinaison de protection transportant les morts à l’intérieur de l’installation », a rapporté Reuters le 19 décembre. Les recherches Internet des habitants de Pékin sur les « maisons funéraires » ont atteint leur niveau le plus élevé depuis le début de la pandémie.

    La lutte de pouvoir interne du PCC

    Le régime de Xi a été soumis à une pression croissante pour sortir de la politique du « Zéro COVID » afin de faire face à l’aggravation du marasme économique et d’endiguer la tendance au découplage accéléré de l’économie chinoise vis-à-vis des entreprises occidentales. De nombreux gouvernements locaux ont été mis au bord de la faillite par les coûts énormes de maintien de l’infrastructure « Zéro COVID », en particulier la demande de tests de masse à grande échelle. Soochow Securities a estimé qu’une année de tests de masse pourrait coûter aux collectivités locales chinoises un total de 1,7 trillion de yuans (257 milliards de dollars), soit environ 1,5 % du PIB.

    Cette pression économique a exacerbé la lutte pour le pouvoir au sein du PCC et les conflits entre le centre et les régions. Pour Xi, un avantage important de la politique « Zéro COVID » était son rôle dans la lutte de pouvoir interne au PCC en tant qu’outil pour éliminer les critiques et récompenser ceux qui font preuve d’une loyauté servile.

    Le chômage record des jeunes (près de 20 % officiellement), la baisse des salaires réels et l’implosion du marché immobilier sont autant de facteurs importants à l’origine des manifestations de novembre. Les médias et les organes de propagande de la dictature n’ont bien sûr pas fait état de ces manifestations. Officiellement, elles n’ont pas eu lieu. Il serait extrêmement dangereux pour ce régime de reconnaître que la pression de masse lui a forcé la main.

    Lors du 20e congrès du PCC, six semaines seulement avant cette explosion de la lutte, Xi Jinping a de nouveau réitéré la nécessité de maintenir la politique du « zéro COVID ». Au cours du congrès, il a été annoncé que la capacité de dépistage de la Chine avait atteint le niveau incroyable d’un milliard de tests PCR par jour. On peut se demander aujourd’hui à quoi a servi cet investissement massif, car les tests de masse sont sommairement abandonnés.

    Lors du congrès, Xi a purgé le Comité permanent du Politburo des éléments d’opposition et a promu des acolytes comme Li Qiang et Cai Qi, tous deux fortement associés à l’application du programme Zéro COVID dans leurs villes. En tant que chef du PCC de Shanghai, Li Qiang a présidé au confinement brutal de deux mois de la plus grande ville de Chine au début de l’année, suscitant un mécontentement massif de la population. Ce n’est pas une coïncidence si, lors des manifestations de novembre, certains des slogans antigouvernementaux les plus radicaux sont apparus à Shanghai, notamment les chants « A bas le PCC » et « Xi Jinping démission ».

    L’homologue de Li à Pékin, Cai Qi, également promu au Comité permanent lors du 20e Congrès, a annoncé en juin que le programme Zero COVID serait « maintenu pour les cinq prochaines années ». Cette déclaration est devenue virale, mais pas dans le sens où Cai l’entendait, et en quelques heures la référence aux « cinq ans » a été supprimée des rapports de presse.

    Le COVID zéro a maintenant disparu des déclarations officielles. Les derniers commentaires publics de Xi sur cette politique ont eu lieu lors de la réunion du Politburo du 10 novembre, lorsqu’il a demandé aux membres du Politburo de s’en tenir « résolument » au « Zéro COVID ». Elle n’a pas été mentionnée une seule fois dans le nouveau plan en 10 points annoncé le 7 décembre par la Commission nationale de la santé (CNS) et le mécanisme conjoint de prévention et de contrôle du Conseil des affaires d’État (le cabinet chinois). Il s’agit d’une « volte-face étonnante », comme l’a noté le Financial Times. Mais il est également important de noter qu’il n’y a pas eu d’annonce officielle de la fin de cette politique. Dans le jargon typique du PCC, la politique a été « optimisée ».

    Le régime de Xi a substitué une politique désastreuse à une autre. Les déclarations officielles présentent le soudain changement de cap chaotique du régime comme un raffinement fondé sur de prétendus « succès ». Les médias d’État soulignent aujourd’hui la réduction de la gravité de l’Omicron – ce qui n’est guère une nouvelle – alors qu’auparavant ils rapportaient le contraire. Ils saluent le taux de vaccination de 90 %, mais celui-ci a été atteint il y a plus d’un an, et exclut des dizaines de millions de personnes parmi les plus vulnérables.

    Tous les facteurs actuellement cités pour justifier le changement soudain de politique étaient présents depuis longtemps, mais le régime de Xi a persisté malgré tout. Il l’a fait en partie pour des raisons politiques, notamment la recherche d’une forme extrême de contrôle social, et comme une arme dans le programme de lutte pour le pouvoir de Xi avant le 20e Congrès (pour cimenter son projet de règne à vie).

    Ce qui se passe maintenant est un échec politique massif. Chinaworker.info a constamment critiqué la politique « Zéro COVID » de Xi pour son absence de base scientifique, sa brutalité et sa lourdeur bureaucratique. Les mesures de confinement n’ont pas été utilisées pour gagner du temps afin de remédier aux taux de vaccination trop faibles du pays. Selon le FMI, 375 millions de personnes âgées de plus de 15 ans en Chine n’ont pas encore reçu trois doses, dont plus de 90 millions de personnes âgées de plus de 60 ans. Plutôt que de résoudre la crise du système de santé public, les ressources ont été détournées vers la machinerie gargantuesque des tests, de la quarantaine et de l’application des mesures de confinement. Les vaccins les plus efficaces – étrangers – sont interdits en Chine (sauf pour les étrangers !), dans le cadre de la propagande nationaliste anti-occidentale de Xi.

    Selon les données officielles, au 19 novembre, seuls 1,9 million de Chinois ont été infectés par le COVID sur une population de 1,4 milliard d’habitants. Feng Zijian, ancien directeur adjoint du Centre de contrôle et de prévention des maladies, a déclaré qu’il s’attendait à ce que 60 % de la population chinoise soit infectée lors d’une première vague d’infections – ce qui se traduit par 840 millions de nouveaux cas. À terme, jusqu’à 90 % de la population chinoise aura été infectée, selon M. Feng.

    Les semaines à venir s’annoncent particulièrement incertaines. Même si de nombreuses villes ont abandonné l’ancienne politique, les confinements sont toujours d’actualité. Shanghai a annoncé la fermeture de toutes ses écoles et de tous ses jardins d’enfants à partir du 19 décembre. Les étudiants universitaires auxquels chinaworker.info a parlé dans différentes villes rapportent que de nombreuses restrictions sont toujours en place.

    La politique du PCC en matière de pandémie restera probablement erratique, avec des zigzags et des crises. Sa nouvelle politique fait peser le plus lourd fardeau sur la classe ouvrière et sur le secteur précaire qui comprend 300 millions de travailleurs migrants, sur les travailleurs de la santé et sur la population rurale où les soins de santé publics sont dans un état encore plus délabré. On compte 1,48 médecin et 2,1 infirmières pour 1 000 habitants dans les zones rurales, contre 3,96 médecins et 5,4 infirmières pour 1 000 habitants dans les villes, selon le South China Morning Post (12 décembre 2022).

    Il n’est pas exclu que le régime effectue de nouveaux virages à 180 degrés au cours de la prochaine période. Les zigzags politiques font après tout partie de l’ADN du PCC. Si les scénarios les plus pessimistes concernant les décès dus au COVID se réalisent, nous pourrions assister à un nouveau pivot vers des confinements à grande échelle, bien que cela se heurte à des difficultés croissantes. Xi a jusqu’à présent gardé un silence complet sur l’échec du « Zéro COVID », ce qui pourrait le mettre en position de revenir sur la politique actuelle tout en désignant d’autres dirigeants du PCC et les administrations locales comme responsables de cet échec.

    D’autres pirouettes politiques sont possibles, comme la mise en œuvre d’une obligation de vaccination pour les personnes âgées – une mesure que le régime a évitée, par crainte d’une opposition importante découlant du bilan effroyable de la Chine en matière de vaccins défectueux bien avant le COVID. Il n’est pas totalement exclu que l’interdiction des vaccins étrangers à ARNm soit levée, en fonction de la gravité de la situation.

    Des concessions possibles ?

    Le régime de Xi a été contraint de changer de cap sous la pression de masse, mais le nouveau cap est à bien des égards pire que son prédécesseur. Il ne s’agit pas d’une véritable concession et encore moins d’une réforme, au sens d’une amélioration tangible. Il montre à l’importante minorité de la population qui est au courant des manifestations de masse (la plupart des gens ne le savent pas) que la lutte peut obliger la dictature à reculer, au moins partiellement. Les marxistes expliquent l’importance de ce fait comme une leçon cruciale pour les luttes futures. Mais nous expliquons aussi qu’il faut faire plus.

    ASI et chinaworker.info ont expliqué que la dictature capitaliste en Chine possède, en règle générale, moins de flexibilité politique qu’un système démocratique bourgeois avec son parlement et ses gouvernements (capitalistes) tournants. Certains défis qui ne mettent pas automatiquement en danger un régime « démocratique » de style occidental, comme l’effondrement de l’autorité d’un gouvernement, peuvent constituer une crise existentielle pour une dictature.

    Par exemple, en Grande-Bretagne, l’année dernière a vu une série de gouvernements se désintégrer de manière spectaculaire, ce qui reflète une crise historique du principal parti capitaliste, les Tories. Mais cela n’a pas encore mis à l’ordre du jour l’effondrement du système capitaliste britannique.

    Il existe d’autres exemples où les gouvernements capitalistes « démocratiques » manœuvrent avec un degré de liberté qui n’est pas possible dans la même mesure dans un système autoritaire rigide comme en Chine ou actuellement en Iran. C’est pourquoi la classe capitaliste, en règle générale, sauf dans des conditions spécifiques comme celles de la Chine où les relations capitalistes sont historiquement tardives et extrêmement instables, préfère la démocratie bourgeoise à la dictature bourgeoise. Mais même les capitalistes les plus « démocratiques » peuvent se réconcilier avec la dictature si la survie de leur système l’exige.

    Les demandes démocratiques, par exemple la demande de syndicats indépendants, ou la liberté d’expression et la suppression des mesures de censure draconiennes, sont combattues bec et ongles par le régime du PCC parce que ces choses mettraient en danger son pouvoir, menaçant de déclencher une réaction en chaîne de perte de contrôle vers la dissolution et l’effondrement. Par conséquent, toute concession en zigzag sera suivie d’une nouvelle répression.

    Le PCC n’est pas un parti, c’est l’État. La chute du PCC signifie donc l’effondrement de l’État. C’est la principale raison pour laquelle Xi a décidé qu’il n’avait pas d’autre choix que d’écraser la lutte pour la démocratie à Hong Kong, de peur qu’elle n’atteigne un point où elle déborderait sur la Chine continentale.

    Cela ne signifie pas que la dictature ne peut pas faire de concessions lorsqu’elle est sous la pression d’une lutte de masse. En 2010, Pékin a contraint les constructeurs automobiles japonais à accorder des augmentations de salaire de 30 % aux ouvriers de l’automobile dans le Guangdong, afin de mettre fin à une vague de grèves qui commençait également à susciter des revendications en faveur d’un syndicat indépendant. En 2003, face à ce qui était alors la plus grande manifestation de masse jamais organisée à Hong Kong, Pékin a ordonné au gouvernement de Hong Kong d’effectuer une retraite humiliante et d’abandonner son projet de loi sur la sécurité “Article 23”. Le gouvernement de Hong Kong est tombé – il était remplaçable. Dans le Guangdong, le PCC provincial a également organisé une retraite partielle à propos du village contestataire de Wukan en 2011. Les négociateurs du PCC ont accepté d’autoriser une élection dans le village et la libération des manifestants arrêtés.

    Qu’avaient en commun ces concessions ? Premièrement, et surtout, elles ne menaçaient pas fondamentalement le pouvoir et le contrôle de la dictature. Deuxièmement, la partie concédante dans ces exemples n’était pas le gouvernement central mais une agence subordonnée ou une partie extérieure – un futur bouc émissaire. Troisièmement, toutes ces concessions pouvaient être et étaient en fait annulées par de nouvelles attaques contre-révolutionnaires.

    Par conséquent, le règne historique du PCC n’est pas entièrement dépourvu de flexibilité politique. Mais celle-ci est beaucoup plus limitée que dans la plupart des régimes capitalistes « démocratiques ». Et cette flexibilité a diminué de façon spectaculaire sous le règne de Xi Jinping. Le « bâton » de la répression est devenu plus gros tandis que la « carotte » des concessions est devenue plus petite. Sous la pression d’un mouvement ou d’une crise potentiellement révolutionnaire, le régime du PCC pourrait faire des promesses et proposer des réformes, auxquelles on ne peut jamais se fier. Ce qu’ils ne feront pas, c’est dissoudre la dictature et le capitalisme. Cette tâche nécessite un mouvement ouvrier de masse avec un programme démocratique et socialiste révolutionnaire.

  • Comment fonctionnerait une économie planifiée?

    Même les politiciens et les économistes bourgeois doivent bien reconnaître que le marché de l’énergie est « irrationnel » et ne fonctionne pas. Qui les contredira? L’idée que seul le capital privé est capable de produire efficacement des biens et des services a été le refrain idéologique dominant de ces 40 dernières années. C’est ainsi que l’on a justifié la privatisation du marché de l’énergie, des télécommunications, voire du rail et même de l’eau dans certains pays.

    Par Peter (Leuven)

    https://fr.socialisme.be/60288/exproprier-les-expropriateurs-pourquoi-nous-appelons-a-la-nationalisation-et-a-la-propriete-publique-democratique
    https://fr.socialisme.be/93916/maitriser-les-prix-de-lenergie-oui-mais-comment-controle-public-pole-public-nationalisation-du-secteur-entier
    https://fr.socialisme.be/23996/idees-dangereuses-reduction-collective-du-temps-de-travail-et-nationalisations

    Avant même qu’une nouvelle récession ne ravive le chômage, la confiance aveugle envers les marchés capitalistes a été fortement ébranlée. La compréhension politique des travailleurs et des jeunes laisse plus d’espace à l’analyse selon laquelle il s’agit d’une crise de tout le système. La critique anticapitaliste est beaucoup plus largement acceptée qu’il y a quelques années. L’ère du désordre capitaliste pulvérise les vieilles certitudes à une vitesse vertigineuse et provoque des chocs idéologiques au sein de la classe dominante.

    De nouvelles figures ou formations de gauche comme Bernie Sanders aux États-Unis, Mélenchon en France ou le PTB en Belgique ont émergé, en défendant des revendications sociales bien légitimes. Mais, élément frappant, dans aucun de ces cas on ne défend ouvertement une planification démocratique et socialiste de l’économie(1). C’est notamment dû au puissant vent de propagande bourgeoise qui a suivi l’effondrement des économies bureaucratiquement planifiées prétendument « communistes » (en réalité staliniennes) en Russie et à l’Est. Le prétendu manque d’efficacité de la planification économique trouve encore un écho dans la conscience générale. Il est temps de riposter contre cette propagande antisocialiste et de restaurer, dans le programme radical de transformation sociale dont nous avons besoin, la place centrale de la planification économique socialiste et de la démocratie des conseils.

    La démocratie des conseils : le chaînon manquant

    Karl Marx, fondateur du socialisme scientifique, n’a donné qu’un aperçu général du socialisme dans Le Manifeste du parti communiste (1848). La propriété privée des moyens de production devait être abolie pour contrecarrer les crises de surproduction, et les travailleurs devaient collectivement décider de l’organisation de la production. Marx désirait éviter de tomber dans l’utopie. La Commune de Paris (1871) a enfin donné une image de la démocratie ouvrière issue d’une expérience concrète : élections libres, possibilité permanente de révocation des élus, travailleurs élus à un salaire ouvrier moyen… Marx l’appelait « la forme politique enfin découverte sous laquelle l’émancipation économique des travailleurs doit être réalisée » mais soulignait qu’il fallait totalement abolir l’État capitaliste oppresseur et pas seulement en prendre possession.

    La révolution russe (1917) a complété cette image d’une démocratie de et pour la classe ouvrière. Les « soviets » (conseils ou comités en russe) reposaient sur des assemblées de masse organisées démocratiquement sur les lieux de travail notamment, avec des discussions libres entre les divers points de vue de la classe ouvrière et des personnes opprimées. Chaque lieu de travail ou caserne élisait un certain nombre de représentants pour les conseils centraux des ouvriers et des soldats, et ce dans chaque ville.

    Ce puissant réseau de conseils se réunissait dans des congrès nationaux périodiques de représentants des classes opprimées. Dans les moments d’effervescence révolutionnaire, ces organes de lutte élus dans les entreprises, les districts, les écoles… sont de plus en plus devenus l’expression d’un phénomène de double pouvoir. Il y avait un nouveau pouvoir émergent aux côtés du gouvernement capitaliste mis en place à la chute du tsarisme. Pour les marxistes, ce type de démocratie des conseils échelonnés après la révolution est crucial pour la viabilité d’une économie planifiée. Cependant, en raison de l’isolement de la révolution dans un pays économiquement arriéré, les éléments de démocratie ouvrière ont été difficiles à maintenir et, à partir de 1924, ils ont complètement été éliminés sous le joug de la bureaucratie stalinienne.

    La Commune de Paris n’a, hélas, existé que dans une seule ville et elle n’a pu donner qu’une image limitée de l’organisation économique du socialisme. Lénine remarquait d’ailleurs qu’à l’époque de la Commune, la concentration et la centralisation du capital n’en étaient encore qu’à leurs débuts. Aujourd’hui, ce phénomène a pris des dimensions stupéfiantes : le capitalisme est dominé par les monopoles, ce qui peut en retour faciliter l’élaboration d’une planification économique. Les entreprises multinationales représentent aujourd’hui environ 1/3 de la production mondiale et 1/4 de l’emploi mondial.

    Le débat sur le « calcul économique en régime socialiste »

    Depuis les années 1920, les économistes de la classe dominante s’épuisent en arguments contre la « planification centrale ». Comme si toute la planification économique devait obligatoirement être centralisée et ne pas dépendre du type de produit ou de service… La production d’acier ou le transport ferroviaire doivent par nature être centralisés. Les biens de consommation ou les biens comportant de nombreux composants pourraient bénéficier davantage d’une planification décentralisée, l’entreprise nationalisée et son comité d’entreprise estimant et contrôlant le rythme de la production et des achats.

    Selon les idéologues capitalistes, les économies planifiées souffriraient toujours du « manque d’information » et du « manque d’innovation ». Même l’économie bureaucratiquement planifiée en Russie – une économie sans contrôle ouvrier et sans gestion démocratique par la classe ouvrière, excessivement centralisée pour des raisons bureaucratiques et élitistes… – a toutefois connu une croissance beaucoup plus rapide que celle d’un pays capitaliste comme l’Inde. Bien qu’encore limitée en raison de la dictature et du manque de coopération internationale, cela a illustré le potentiel de la planification : éliminer le cycle de croissance et de récession du capitalisme, éviter les crises ou dépressions prolongées, garantir les services de base tels que l’éducation, les soins de santé, le logement, l’emploi…

    Imaginons ce qu’aurait donné le développement de ces économies sous une démocratie des conseils, avec une recherche scientifique pleinement épanouie et non ravalée au rang de jouet par la bureaucratie et entravée par des conflits internes, des dépenses militaires hallucinantes, etc.

    Face à l’échec d’une planification trop centralisée et dictatoriale, certains ont défendu un « socialisme de marché » décentralisé, où la concurrence subsiste entre entreprises nationalisées, avec peu ou pas de planification globale ou dans le secteur spécifique. Cette approche a rapidement dégénéré en un retour de la hiérarchie et de la gestion managériale, comme dans la Yougoslavie de type stalinienne après la Seconde Guerre mondiale. Ceux qui estiment que les marchés et l’argent existeront toujours ignorent le fait que dans une situation d’abondance, les produits et les services peuvent être distribués gratuitement, sans intervention de l’argent.

    D’autres ont tenté d’imaginer des stratagèmes permettant de passer soudainement à un monde sans argent ni marchés en imaginant que la démocratie des conseils produirait immédiatement en fonction des besoins grâce aux technologies modernes. Mais cela nécessite une plus longue période de transition reposant sur la croissance et la coordination des forces productives au niveau mondial.

    Des éléments tels que l’argent et les prix ne seront pas immédiatement supprimés, mais intégrés dans la planification de l’économie de transition vers un stade supérieur du socialisme. La loi de la valeur (les prix reflétant le temps de travail nécessaire à la production) ne disparaîtra pas du jour au lendemain. Elle sera dépassée par le développement de la production, au moment où la distribution gratuite deviendra envisageable.

    Formes et niveaux de planification : une réponse au « problème de l’information »

    La même forme de planification ne convient pas à tous les produits ou services. On peut déjà aujourd’hui distinguer différentes formes de planification qui existeraient également sous le socialisme. Pour les produits qui peuvent se détériorer, les supermarchés appliquent déjà une planification « en temps réel » : les données de vente sont directement transmises le long des chaînes d’approvisionnement ; la production est retardée ou accélérée à l’instant même.

    Cette méthode diffère de la production basée sur les commandes, où la production ne commence qu’après la passation d’une commande. Les produits industriels ou technologiques plus importants et plus coûteux bénéficieront davantage d’une production après un besoin déjà établi.

    Enfin, la planification socialiste fait souvent référence à l’analyse « entrée-sortie ». De combien et de quels facteurs économiques avons-nous besoin pour produire de l’énergie verte éolienne et solaire à grande échelle ? Combien de professeurs, de salles de classe, de bâtiments… sont nécessaires en fonction de l’évolution du nombre d’élèves et du besoin de classes plus petites ? Cette planification est particulièrement utile pour les secteurs de croissance prioritaires sous le socialisme, comme la socialisation des tâches ménagères, par exemple.

    Le prétendu « problème d’information » des économies planifiées, lancé par les idéologues capitalistes, serait le suivant : des « millions de produits » ne pourraient être fabriqués par une « planification centrale » sans entraîner une surcharge d’informations qui ne peuvent être traitées. Seuls les signaux de prix basés sur l’offre et la demande et la production privée à des fins de profit pourraient traiter efficacement ces informations.

    Dans une économie démocratiquement planifiée, la planification sera à la fois centralisée et décentralisée. Pour une production comportant de nombreux composants différents, la planification pourrait être effectuée par l’entreprise nationalisée et son comité d’entreprise, avec des réunions sectorielles régulières pour entretenir la solidarité d’une révolution socialiste réussie, assurer l’échange d’expériences en matière de planification et de perfectionnement de la production, gérer collectivement le temps de travail…. Tout cela dans l’intérêt des travailleurs et non d’un étroit cercle de patrons motivés par le profit à court terme.

    Les décisions pourraient être prises par, disons, 1/3 de représentants de l’entreprise, 1/3 de représentants des syndicats du secteur et 1/3 de représentants du gouvernement des travailleurs, afin que tous les intérêts soient représentés. Une fois l’économie planifiée divisée en secteurs d’activité, chacun devra gérer la planification de plusieurs centaines, au lieu de milliers, d’entreprises. Qu’elle soit centralisée ou décentralisée, cette planification devra toujours reposer sur la gestion collective démocratique.

    Une telle économie planifiée ne sera pas constituée d’une seule ou d’une poignée d’institutions de planification, mais de milliers de centres de planification et de millions de mains, d’yeux et d’idées de travailleurs à différents niveaux. La forme appropriée de planification, combinée au niveau le plus évident, permettrait de faire fonctionner la planification économique, basée sur la libre discussion, le droit de critique, le contrôle ouvrier de la production et une véritable démocratie ouvrière.

    1) Mélenchon allant toutefois un pas plus loin avec le concept de «planification écologique».

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