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  • Exproprier les expropriateurs : Pourquoi nous appelons à la nationalisation et à la propriété publique démocratique

    Image : Wikicommons

    Une alternative économique socialiste comprend de nombreuses caractéristiques essentielles telles que des augmentations de salaire et une réduction des heures de travail pour les travailleurs, des impôts sur la richesse et les bénéfices, des services publics étendus et gratuits, etc. Mais une revendication centrale est la nationalisation des ressources économiques et naturelles et la propriété publique démocratique de l’économie.

    Par Eddie McCabe Socialist Party (ISA – Irlande)

    Le “droit” à la propriété privée est fondamental pour le capitalisme, et à son tour, l’abolition du droit à la propriété privée est fondamentale pour le socialisme. Pour être clair : cela ne concerne pas les choses que la plupart des travailleurs possèdent : les possessions qu’ils ont accumulées parce qu’ils en ont besoin ou envie, qu’il s’agisse de meubles, de véhicules, d’appareils électroniques ou de bijoux, ou même des propriétés résidentielles qui constituent les foyers des gens. Tout le monde a droit à ces biens et, en fait, seul le socialisme pourrait fournir à chacun tout ce dont il a besoin ou envie pour vivre confortablement, la seule contrainte étant les ressources limitées de la nature et le bien-être écologique.

    Ce que signifie le droit à la propriété privée sous le capitalisme, c’est le droit d’une minorité riche de posséder et de contrôler les principales ressources économiques et naturelles du monde, y compris les ressources humaines. En d’autres termes, ce n’est pas seulement la richesse qu’ils possèdent, mais les moyens de produire de la richesse, ce qui est obtenu par l’exploitation de tous ceux qui ne possèdent pas ces moyens – la vaste majorité pauvre et ouvrière. En effet, les droits de propriété capitalistes équivalent essentiellement à une protection juridique d’une minorité exploiteuse contre une majorité exploitée, et à la consécration de l’inégalité sociale dans le système.

    Karl Marx et Friedrich Engels l’ont bien expliqué en écrivant : « Vous êtes saisis d’horreur parce que nous voulons abolir la propriété privée. Mais, dans votre société, la propriété privée est abolie pour les neuf dixièmes de ses membres. C’est précisément parce qu’elle n’existe pas pour ces neuf dixièmes qu’elle existe pour vous. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une forme de propriété qui ne peut se constituer qu’à la condition de priver l’immense majorité de la société de toute propriété.» (Manifeste du Parti Communiste)

    Un système fondé sur la dépossession

    La propriété privée capitaliste n’a donc pas grand-chose à voir avec les biens personnels des individus et tout à voir avec le pouvoir et les privilèges de la classe dirigeante, qui, comme Marx l’a noté ci-dessus, provient en fin de compte de la dépossession et de la misère de la masse des gens. Les défenseurs du capitalisme de libre marché prêcheront le caractère sacré de la propriété privée, insistant sur le fait que toute atteinte à la propriété privée par les gouvernements est une forme de despotisme. Pour reprendre les termes de l’influent économiste Milton Friedman, « la préservation de la liberté… est la principale justification de la propriété privée. » (Milton Friedman, 13 mars 1978, ‘What Belongs to Whom?’, Newsweek.)

    Ce principe, cependant, ignore commodément l’histoire brutale des origines du capitalisme dans la dépossession violente et le déplacement des populations. Les premières villes industrielles d’Europe étaient peuplées de paysans contraints de quitter les terres rurales qu’ils cultivaient, qu’il s’agisse de leurs propres petits lopins ou de terres communes privatisées par la « clôture », pour rejoindre les moulins et les usines. De même, les conquêtes coloniales à travers le monde ont privé les peuples indigènes de leurs terres par le pillage, l’esclavage et, souvent, le génocide. Des codes juridiques ont été élaborés pour légitimer ce nouvel état de fait, les pilleurs étant désormais protégés par des « droits de propriété » soutenus par les États capitalistes et impérialistes.

    Le « mouvement anti-vol »

    Mais en plus d’être un système fondé – comme toutes les sociétés de classe – sur le vol non dissimulé par la violence (l’expropriation, une caractéristique toujours présente comme peuvent en témoigner les petits agriculteurs en Inde ou les communautés indigènes au Brésil), le capitalisme est un système de vol dissimulé mais systémique par l’économie (l’exploitation). Les profits qui stimulent son développement, en alimentant les investissements pour produire plus de biens et de services afin de faire encore plus de profits, proviennent tous du travail effectué par les travailleurs au-delà de ce pour quoi ils sont payés. La valeur créée après avoir couvert le coût de leur salaire, c’est-à-dire grâce au travail qu’ils font gratuitement, ne va pas à eux-mêmes mais à leurs patrons. La proportion de travail rémunéré et non rémunéré varie, mais aucun travailleur n’est employé (pour longtemps) s’il ne crée pas plus de valeur que ce que couvre son salaire.

    Prenons l’exemple de l’économie du sud de l’Irlande en 2019, avant la pandémie : le salaire horaire moyen d’un travailleur était de 24,23 euros (1). Cette année-là, les travailleurs irlandais étaient considérés comme les plus productifs au monde, bien que cette mesure soit faussée par le rôle démesuré des multinationales. La différence va à l’État sous forme d’impôts et, dans une large mesure, aux entreprises sous forme de bénéfices, ce qui signifie que celles-ci – c’est-à-dire la classe capitaliste, étrangère et nationale – contrôlent la valeur excédentaire créée dans l’économie, ce qui garantit également leur suprématie politique et leur domination sociale et culturelle. Rien de tout cela ne serait possible sans arnaquer les travailleurs de manière systémique.

    Les droits de propriété capitalistes protègent l’argent, la terre et le luxe de l’élite dirigeante, mais surtout, ils protègent le capital – le moyen d’exploiter le travail salarié et de produire des profits.

    Comprenant tout cela, James Connolly (marxiste et syndicaliste irlandais, l’un des dirigeants de l’insurrection de Pâques en 1916, les « Pâques sanglantes », à la suite de quoi il fut fusillé) a écrit en 1909 : « Nous confisquerions certainement les biens de la classe capitaliste, mais nous ne proposons de voler personne. Au contraire, nous proposons d’établir une fois pour toutes l’honnêteté comme base de nos relations sociales. Ce mouvement socialiste est en effet digne de s’intituler le grand mouvement anti-vol du vingtième siècle. »

    La nécessité de la propriété publique

    Le programme du mouvement socialiste, et de tout véritable parti socialiste révolutionnaire, doit mettre au cœur de son action la revendication d’une propriété publique démocratique des richesses, ressources et industries clés de la société. Cela implique naturellement de les retirer des mains privées. Ce n’est qu’ainsi qu’elles pourront être utilisées au profit de la société dans son ensemble, ce qui nous permettra de commencer à résoudre réellement les problèmes sociaux chroniques tels que la pauvreté, le sans-abrisme et la maladie, sans parler de la menace existentielle du changement climatique.

    La crise du climat et de la biodiversité illustre particulièrement bien la nécessité de la propriété publique, même si les crises du logement, de la santé ou de la précarité au travail illustrent toutes la même chose. Est-il vraiment concevable pour quiconque que le réchauffement de la planète puisse être inversé ou arrêté alors que les grandes entreprises de combustibles fossiles – dont l’existence même dépend de la poursuite des émissions de CO2 – sont détenues et gérées comme des sources de profit? En fait, l’ensemble de cette industrie doit être fermée et remplacée par des alternatives renouvelables d’ici une vingtaine d’années. Mais le coût de cette opération pour ces entreprises est de l’ordre de 25.000 milliards de dollars (2). Il est inutile de préciser qu’elles ne s’y plieront pas de bon gré. Au contraire, elles feront tout ce qui est en leur pouvoir pour continuer à profiter de la pollution. La seule façon de les arrêter, et de sauver l’humanité de l’extinction, est de faire passer l’ensemble de l’industrie sous contrôle public et de procéder à son élimination complète.

    Quiconque prend la crise environnementale un tant soit peu au sérieux doit être d’accord sur ce point au moins. Mais si nous nous en tenons au thème de l’environnement, les arguments en faveur de la propriété publique s’étendent à pratiquement toutes les grandes industries. Parmi les autres secteurs évidents, citons l’industrie automobile, qui a besoin d’un système de transport basé sur des véhicules privés, ou les grandes entreprises agroalimentaires, qui dépendent du nivellement des forêts tropicales pour faire de la place au bétail et aux aliments pour animaux. Ces deux puissantes industries s’opposeront avec véhémence aux changements sociétaux radicaux qui s’imposent dans le domaine des transports publics et de la production alimentaire pour éviter un changement climatique catastrophique. Encore une fois, ils ne peuvent pas être laissés aux mains du secteur privé.

    En outre, un rapport des Nations unies réalisé par Trucost a révélé qu’aucune des plus grandes industries du monde ne serait rentable si elle devait réellement payer les coûts environnementaux de ses activités (3). C’est au reste de la société de payer la facture des dommages par le biais de fonds publics et en s’adaptant à la détérioration des écosystèmes.

    Tant que les entreprises opèrent dans une économie de marché, qu’elles le veuillent ou non, la recherche du profit doit passer avant toute autre considération, y compris le bien-être des personnes et de l’environnement. Si ce n’était pas le cas, elles ne pourraient tout simplement pas rester compétitives. Ce que cela signifie pour la crise climatique, c’est que la propriété et le contrôle privés des industries clés dans le monde conduiront certainement à un désastre inimaginable. Nous avons donc besoin d’une alternative, à la fois à la propriété privée et au système de marché.

    Un alternative

    A bien des égards, l’alternative est évidente et simple, et donc éminemment réalisable. Si le problème est la propriété privée, l’alternative est la propriété publique. Si le problème est la production pour le profit, l’alternative est la production pour les besoins. Si le problème est l’anarchie du marché libre, l’alternative est la planification économique. Mais qu’est-ce que tout cela implique exactement et comment cela peut-il être mis en place ?

    Il est logique de commencer par le sommet. La tendance innée dans une économie capitaliste est au monopole, et à la concentration de la richesse et du pouvoir économique dans un nombre réduit de mains. En 2017, par exemple, sur les 200 plus grandes entités économiques du monde en termes de revenus, 157 étaient des entreprises et 43 des pays (4). En 2021, les revenus des 500 plus grandes entreprises représentaient plus d’un tiers du PIB mondial, soit 32.000 milliards de dollars (5). Nous savons donc par où commencer. Les mastodontes de la vente au détail comme Amazon, de l’industrie manufacturière comme Foxconn, de la haute technologie comme Microsoft : ces entreprises et leurs semblables sont les priorités évidentes de l’expropriation aujourd’hui, dont les ressources seraient essentielles à l’élaboration d’un plan économique.

    Marx faisait allusion à cette dynamique du capitalisme, qui rend possible la planification socialiste : « Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il a naturellement fallu plus de temps, d’efforts et de peines que n’en exigera la métamorphose en propriété sociale de la propriété capitaliste, qui de fait repose déjà sur un mode de production collectif. Là, il s’agissait de l’expropriation de la masse par quelques usurpateurs; ici, il s’agit de l’expropriation de quelques, usurpateurs par la masse. » (Le Capital)

    Nationalisation

    Prendre la propriété et le contrôle de ces sociétés géantes – qui dominent les industries, qui dominent les économies – reviendrait à contrôler les “sommets de commandement” de l’économie, ces sections dont les activités soutiennent et les décisions affectent toutes les autres. Dans ces cas, nous avons affaire à des sociétés multinationales, dont les activités sont souvent réparties dans le monde entier. Elles devraient naturellement être nationalisées par les États dont elles sont originaires, mais leurs actifs – usines, centres de recherche, main-d’œuvre, etc. – dans n’importe quel pays pourraient être réquisitionnés par ces États particuliers s’ils le jugent nécessaire ou utile. Cela impliquerait probablement de rompre le lien avec la société mère et de les réaménager, voire de les réoutiller à des fins plus utiles sur le plan social.

    Par exemple, neuf des dix plus grandes entreprises pharmaceutiques ont des activités en Irlande, principalement des multinationales américaines. À elle seule, Pfizer emploie 3.700 personnes sur six sites pour développer et fabriquer des médicaments, dont son vaccin Covid. Un gouvernement socialiste irlandais pourrait reprendre ces installations et travailler avec sa main-d’œuvre hautement qualifiée pour continuer à produire des médicaments et des vaccins de qualité, mais en tenant compte des besoins des systèmes de santé en Irlande et dans le monde entier – et non des soldes bancaires des actionnaires – comme nouvelle pierre de touche.

    La capacité de ces entreprises publiques à réussir – indépendamment de leurs anciens propriétaires privés – dépend clairement de la stabilité offerte par le soutien de l’État, mais surtout de la capacité de ses travailleurs à contrôler et gérer démocratiquement les entreprises elles-mêmes. Étant donné que ce sont les travailleurs qui effectuent toutes les opérations clés, il n’y a aucune raison d’en douter. Il suffit de regarder l’expérience des empresas recuperadas (entreprises récupérées) en Argentine, où des milliers de travailleurs ont pris le contrôle de centaines d’entreprises qui avaient fait faillite pendant la crise financière du début du siècle (voir le documentaire The Take (2004) de Naomi Klein et Avi Lewis pour plus d’informations à ce sujet). Sous le slogan « Occuper. Résister. Produire. », ces travailleurs ont transformé des entreprises en faillite en coopératives productives, pour leur propre bénéfice et celui de leurs communautés, et ont démontré le potentiel du contrôle et de la gestion par les travailleurs. Cependant, le modèle coopératif, bien qu’il constitue sans aucun doute une amélioration pour les travailleurs concernés, est sévèrement limité par le fait que les coopératives doivent toujours fonctionner selon la logique du marché axé sur le profit, ce qui n’est pas nécessairement le cas des entités publiques.

    La riposte capitaliste

    La principale objection à de telles nationalisations (qui provoqueraient une vague d’indignation morale de la part des médias, de la classe politique et des milieux d’affaires) serait sans doute centrée sur la « violation inadmissible des droits de propriété » protégeant ces sociétés. Mais comme nous l’avons déjà noté, les droits de propriété sous le capitalisme équivalent au droit d’une élite parasitaire d’exproprier et d’exploiter systématiquement les masses. Aux cris de « vol », nous répondrons dans l’esprit de la réfutation « anti-vol » de Connolly.

    Des préoccupations plus légitimes concernant une telle politique de nationalisation ont trait à la possibilité de la mener à bien face à la réaction de la droite. Les exemples passés de gouvernements de gauche mettant en œuvre des programmes de nationalisation dans l’intérêt de la classe ouvrière nous montrent ce qui peut arriver. En 1981, François Mitterrand, du Parti socialiste (PS), a été élu président de la France grâce à une vague de soutien populaire et à un plan visant à mener des politiques réformistes radicales, notamment la nationalisation des 36 plus grandes banques et des principales entreprises de fabrication, de production d’acier, d’armement et d’informatique. Ces mesures étaient prometteuses, mais elles ont immédiatement été suivies d’une fuite des capitaux et par une attaque contre la monnaie française. Sans plan pour faire face à ces chocs économiques, Mitterrand a dû battre en retraite et se tourner honteusement vers des politiques d’austérité.

    Le sort de la coalition de l’Unité populaire de Salvadore Allende au Chili a été encore pire. L’élection d’Allende à la présidence du Chili en 1970 s’est accompagnée d’un vaste mouvement social qui a poussé le gouvernement à aller plus loin que ce que ses dirigeants réformistes avaient l’intention de faire. Outre les banques et les mines de cuivre vitales, des industries privées telles que le textile ont été nationalisées, notamment l’usine de coton Yarur, la plus grande du Chili, saisie par les travailleurs eux-mêmes avant d’exiger que le gouvernement en prenne possession. À la lumière de tout cela, le capitalisme chilien et l’impérialisme américain ont répondu non seulement par des attaques économiques, mais aussi par un coup d’État militaire meurtrier en 1973, qui a porté au pouvoir la dictature de Pinochet et les politiques néolibérales du « libre marché ».

    Un plan économique socialiste

    Certains diront que la leçon à tirer de ces expériences est que les gouvernements socialistes ou de gauche doivent veiller à ne pas provoquer de réaction en étant trop audacieux et radicaux. En fait, c’est le contraire qui est vrai, à condition qu’il existe une stratégie socialiste claire et complète. La classe dirigeante s’opposera à toute mesure prise par un gouvernement socialiste qui profite aux pauvres au détriment des riches. Même des impôts importants sur la fortune ou sur les sociétés, sans parler des nationalisations, pourraient provoquer des fuites de capitaux et des grèves d’investissement, surtout si elles s’inscrivent dans le cadre d’un soulèvement social aux aspirations révolutionnaires.

    La leçon du Chili et de la France est que les demi-mesures ne mènent pas à la victoire, mais à la défaite. Des nationalisations spécifiques sont nécessaires dans de nombreux cas, par exemple pour sauver des emplois lorsque des entreprises font faillite ou s’enfuient. Même les gouvernements de droite le font, mais sous la forme de renflouements des propriétaires aux dépens du public – par exemple la nationalisation effective des banques en Irlande ou de General Motors aux États-Unis pendant le crash financier de 2008. Mais un programme socialiste exige – et nécessite – non pas des nationalisations ponctuelles ici et là, mais la nationalisation des « sommets de l’économie » sous le contrôle et la gestion des travailleurs, ainsi qu’un plan global de production et de distribution.

    L’élaboration d’un tel plan est évidemment extrêmement complexe, mais il s’agit fondamentalement d’un problème technique – et non d’un problème insurmontable (6). Il exige une véritable démocratie participative à tous les niveaux de la société et de l’économie, ce qui nécessite un changement social massif en tandem avec les politiques économiques transformatrices. Elle ne peut être réalisée que par un grand mouvement social qui impulse le changement par le bas, en mobilisant et en activant les travailleurs, les communautés et les étudiants, afin qu’ils prennent le contrôle de leur situation. Dans le cadre d’un tel mouvement, un gouvernement socialiste pourrait résister à la pression du capitalisme international et même à la menace des forces armées de l’État capitaliste.

    En reprenant à la classe capitaliste la propriété et le contrôle des richesses et des ressources de la société, et en planifiant leur utilisation dans l’intérêt des gens et de la planète, un tel mouvement serait un phare révolutionnaire dans un monde en feu.

    Notes

    1. Eoin Burke-Kennedy, 26 juin 2020, “Average full-time salary in Republic nearly €49,000”, The Irish Times, www.irishtimes.com.

    2. Anamaria Deduleasa, 4 juin 2020, “Energy transition ‘to wipe $25trn off the value of fossil-fuel reserves’ : report”, www.rechargenews.com.

    3. Films For Action, 22 avril 2016, ‘UN Report Finds Almost No Industry Profitable If Environmental Costs Were Included’, www.filmsforaction.org.

    4. Jake Johnson, 19 octobre 2028, ” 157 des 200 entités les plus riches du monde sont des sociétés, pas des gouvernements “, www.inequality.org.

    5. Fortune, février 2022, ” Global 500 “, www.fortune.com.

    6. Pour en savoir plus, voir Andrew Glyn, 1979, Capitalist Crisis : Stratégie alternative ou plan socialiste

  • Guerre et capitalisme : les marxistes ont une alternative

    La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Ce sont les contradictions du capitalisme qui y mènent et elles ne peuvent pas tout simplement disparaître par des négociations. Pas non plus par une escalade militaire. Les guerres se terminent généralement par l’épuisement, la défaite et la destruction, ou par des protestations de masse qui rendent leur poursuite impossible.

    Par Geert Cool

    Il est dans l’intérêt de la classe ouvrière que la guerre soit stoppée par des mouvements de masse et des révolutions, et non par une destruction dont cette classe est la principale victime. Une approche révolutionnaire est donc essentielle pour les marxistes. Comme Trotsky l’a fait remarquer dans son ouvrage « La guerre et l’Internationale » : « À l’Impérialisme sans issue du Capitalisme le prolétariat ne peut qu’opposer une organisation socialiste. Pour résoudre les problèmes insolubles posés par le Capitalisme, le prolétariat doit employer ses méthodes : le grand changement social. »

    Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage

    Comme les guerres précédentes, celle qui se déroule actuellement en Ukraine est axée sur les marchés et la recherche d’influence, surtout à l’ère de la nouvelle guerre froide et de la démondialisation. Dans « La guerre et l’Internationale », Trotsky a écrit : « Le développement futur de la propriété mondiale mettra en lumière la lutte incessante que se livrent les grandes puissances pour le partage de la surface terrestre. La rivalité économique, sous le signe du militarisme, s’accompagne de pillages et de destructions, désorganisant ainsi les bases de la propriété humaine. » Le socialiste français Jean Jaurès, assassiné au début de la Première Guerre mondiale, résumait la situation comme suit : « Le capitalisme porte la guerre en lui, comme la nuée porte l’orage. »

    L’horreur de la guerre peut faire passer au second plan la perspective de la lutte des classes pour une société socialiste. La vague nationaliste au début de la Première Guerre mondiale a englouti même les partis ouvriers numériquement les plus puissants de l’époque. Le programme socialiste, y compris l’internationalisme, avait été jeté par-dessus bord. Karl Kautsky, la plus grande autorité du mouvement socialiste de l’époque, déclara que l’internationale ne pouvait être « un instrument efficace » en temps de guerre. Alors qu’auparavant, il avait été généralement reconnu que le capitalisme menait à la guerre et que seul le mouvement ouvrier uni au niveau international pouvait l’arrêter, lorsque la guerre a éclaté, la réponse du socialisme a été rejetée. Cette trahison a constitué la fin politique du « cadavre en décomposition » de la Deuxième Internationale.

    Les internationalistes discutent de la réponse socialiste à la guerre

    La trahison de presque tous les vieux partis socialistes au début de la Première Guerre mondiale fut un choc. Les mobilisations antiguerre disparurent pour céder place à la confusion, à la peur et à un soutien enthousiaste plus visible à la bourgeoisie en guerre, avec l’espoir d’une victoire rapide. Les internationalistes se retrouvèrent isolés, mais ils entreprirent de se regrouper.

    C’est en 1915 qu’eurent lieu les premières conférences internationales contre la guerre. En mars 1915, une réunion de 29 femmes socialistes de 8 pays s’est tenue à Berne, à l’initiative de la marxiste allemande Clara Zetkin et de la bolchevique russe Inessa Armand. Rosa Luxemburg devait y assister, mais elle a été arrêtée à la dernière minute avant son départ. Cette conférence a été suivie quelques jours plus tard d’une réunion internationale de la jeunesse en Suisse. Lors de ces deux conférences, les bolcheviques russes ont voté contre la résolution finale, car elle se limitait à un appel général à la paix, sans défendre la nécessité d’un changement de système et d’une lutte révolutionnaire contre le capitalisme.

    En septembre 1915, une réunion de 38 délégués socialistes issus de 10 pays et 4 militants suisses a suivi à Zimmerwald. Après la trahison des partis et dirigeants socialistes qui avaient tous voté en faveur des crédits de guerre, la conférence a débattu des réponses à apporter à la guerre. Lénine a écrit la résolution de l’aile gauche de Zimmerwald qui concluait ainsi : « Les socialistes ont pour devoir, sans renoncer à aucun des moyens de lutte légale de la classe ouvrière, de les subordonner tous à cette tâche pressante et essentielle, de développer la conscience révolutionnaire des ouvriers, de les unir dans la lutte révolutionnaire internationale, de soutenir et de faire progresser toute action révolutionnaire, de chercher à transformer la guerre impérialiste entre les peuples en une guerre civile des classes opprimées contre leurs oppresseurs, en une guerre pour l’expropriation de la classe des capitalistes, pour la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, pour la réalisation du socialisme. »

    Les délégués les plus à droite présents à la conférence se sont opposés à une solution révolutionnaire à la guerre et à la nécessité d’une rupture totale avec la Deuxième Internationale. Ils ont même refusé de lancer un appel aux élus socialistes pour qu’ils s’opposent au vote des crédits de guerre pour leurs gouvernements nationaux. Toutefois, consciente de l’importance que représentait une déclaration antiguerre internationaliste émanant du mouvement ouvrier, la gauche a finalement accepté un compromis, rédigé par Trotsky, qui constitue une accusation sévère de la guerre et établit le lien entre la guerre et le capitalisme. Cette déclaration n’appelle cependant pas à un renversement révolutionnaire du système capitaliste. Lénine et les bolcheviks voyaient en Zimmerwald l’embryon de la nouvelle Internationale qui était devenue nécessaire après la trahison de l’ancienne.

    La révolution russe de 1917 et la vague de mouvements révolutionnaires qui a suivi ont confirmé la justesse de la position de la gauche de Zimmerwald.

    Les révolutions arrêtent la guerre

    Ce n’est pas par la diplomatie que la guerre a pris fin, mais grâce à la révolution. Le jour de la Journée internationale des femmes de 1917, les ouvrières du textile de Saint-Pétersbourg ont donné le coup d’envoi de la révolution qui a renversé le tsar. Avec le slogan « Terre, pain et paix », les bolcheviks ont exprimé les principales préoccupations de la classe ouvrière, des soldats et des paysans. La révolution d’octobre 1917 a entraîné une rupture avec le capitalisme et ouvert une nouvelle ère dans laquelle les ouvriers et les paysans pauvres ont pris en main leur propre destinée. Cela a eu un effet énorme sur les soldats et les travailleurs de tous les pays à travers les tranchées. La révolution russe a été suivie d’une vague de soulèvements et de mouvements de masse. C’est le début de la révolution allemande, en novembre 1918, qui a porté le coup de grâce à la guerre.

    L’enthousiasme du début de la guerre a fait place au mécontentement face aux pénuries, à la lassitude de la guerre et à la prise de conscience que la guerre n’était pas dans l’intérêt de la classe ouvrière. La classe dirigeante de tous les pays craignait la révolution et tout ce qui pouvait suggérer un mouvement dans cette direction, en particulier la solidarité mutuelle entre soldats sur une base de classe. Cet élément s’est manifesté assez rapidement lorsqu’il est devenu évident que la guerre n’était pas une opération de courte durée. Le jour de Noël 1914, les soldats sont sortis des tranchées pour jouer au football ensemble. La ‘petite paix’ dans la ‘Grande Guerre’ a illustré la solidarité d’en bas contre le choc impérialiste des armes d’en haut. Le commandement de l’armée n’a pas perdu de temps pour ramener les soldats dans les tranchées afin de bloquer tout développement de cette solidarité.

    Dans ces circonstances, il était possible de défendre une position socialiste antiguerre même à partir d’une position isolée. Cela signifiait avant tout un appel à la résistance collective, comme Karl Liebknecht l’a fait héroïquement le 1er mai 1916 lorsque, vêtu de son uniforme de soldat, avec Rosa Luxemburg et d’autres partisans, il a crié, un drapeau rouge à la main : « À bas le gouvernement, à bas la guerre ». Le procès de Liebknecht débouchera sur les premières grèves. Après des violences contre une manifestation de solidarité le 27 juin 1916, jour de l’énoncé du verdict en première instance, 55.000 ouvriers de l’industrie des munitions se sont mis en grève.

    Cette approche consistant à appeler les soldats et la classe ouvrière au combat était essentielle. Elle est beaucoup plus efficace que la méthode du terrorisme individuel propagée par le socialiste autrichien Friedrich Adler. Par aversion pour la trahison du parti socialiste, codirigé par son propre père Victor Adler, Friedrich Adler décida de poser un geste qu’il considérait comme radical. En octobre 1916, il a abattu le Premier ministre Stürgkh. Comme Liebknecht, cette action lui a valu une lourde peine de prison, mais l’approche de Liebknecht a donné l’impulsion à la naissance d’un mouvement antiguerre. Trotsky a fait remarquer : « Friedrich Adler est un sceptique jusqu’à la moelle : il ne croit pas aux masses ni à leur capacité d’action. Tandis que Karl Liebknecht, aux heures de plus grand triomphe du militarisme allemand, descendait sur la place de Potsdam pour appeler les masses écrasées à une lutte ouverte, Friedrich Adler entrait dans un restaurant bourgeois pour y assassiner le ministre-président autrichien. Par son geste isolé, Friedrich Adler s’est efforcé sans succès de rompre avec son propre scepticisme. Après cet effort hystérique, il est tombé dans un état de prostration encore plus grand. »

    La clé pour le changement réside dans la confiance dans les masses et leur capacité d’action. C’est le principe directeur des marxistes révolutionnaires tout au long de la Première Guerre mondiale. Pendant la guerre, Lénine l’a répété à maintes reprises : seule une révolution ouvrière peut mettre fin à la guerre. Ce qui semblait utopique pour beaucoup en 1914 est devenu réalité en 1917-18. La guerre est à nouveau devenue la sage-femme de la révolution. En Russie, celle-ci a réussi parce qu’il y avait un parti révolutionnaire bien organisé, doté d’un programme marxiste et enraciné dans la classe ouvrière. Ce parti révolutionnaire n’a pas choisi les conditions historiques dans lesquelles il devait être actif, mais il a saisi toutes les opportunités et possibilités qui se sont présentées.
    Les mouvements de masse aujourd’hui

    Les lecteurs sceptiques penseront : oui, mais c’était il y a plus d’un siècle. Aujourd’hui, la guerre a une tout autre allure et les circonstances sont moins favorables. Pour commencer, il existe des exemples plus récents de mouvements de masse qui ont mis fin à des guerres. En 1973, le président américain Richard Nixon n’a vu aucune autre option que de retirer les troupes du Viêt Nam. La poursuite de la guerre menaçait de déclencher une révolte sociale incontrôlable aux États-Unis.

    Le fait que la protestation de masse nécessite une alternative politique est une leçon tirée de nombreux mouvements. Le manque de clarté quant à une alternative au statu quo est une faiblesse dont profitent impitoyablement les dictateurs et les “leaders” bellicistes. C’est la principale raison pour laquelle la contre-révolution en Tunisie et en Égypte a pu revenir sur le devant de la scène après la vague révolutionnaire en Afrique du Nord et au Moyen-Orient en 2011. C’est aussi la raison pour laquelle le mouvement antiguerre massif de 2003, avec des millions de manifestants dans le monde entier, n’a finalement pas pu empêcher l’invasion de l’Irak. Sans un large soutien en faveur d’un changement de système – reconnaissant le capitalisme lui-même comme la cause des guerres et défendant le socialisme comme alternative – aucune étape décisive n’a été franchie en 2003 vers des grèves et des actions industrielles pour bloquer les ports, l’industrie de l’armement et tout mouvement vers la guerre. Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour renforcer ce mouvement antiguerre et populariser les propositions d’action des travailleurs, y compris en prenant nous-mêmes des initiatives pour des grèves d’écoles et d’étudiants le jour X, le jour où la guerre a commencé. La mobilisation contre la guerre en Irak a montré qu’un mouvement de masse ne suffit pas, il faut un programme marxiste et une approche révolutionnaire.

    Les marxistes d’aujourd’hui ne créent toujours pas la scène historique sur laquelle ils agissent, ils agissent sur le terrain que l’histoire leur met devant eux. Cela signifie de ne pas attendre ou regarder les événements en tant que commentateurs depuis les coulisses. Chaque occasion de renforcer la résistance de la classe ouvrière à la guerre et à la barbarie doit être saisie. Comme l’a dit Trotsky : « La guerre ne résout pas la question du travail ; au contraire, elle la rend plus aiguë. Et voici le monde capitaliste placé devant ces deux possibilités : Guerre permanente ou Révolution du prolétariat. »

    La propagande de guerre aura sans doute un effet, mais les internationalistes d’aujourd’hui ne sont pas aussi isolés que pendant la Première Guerre mondiale. Il y a peu d’enthousiasme pour cette guerre, et ce avant même que son caractère désespéré et son impact sur la classe ouvrière n’aient été largement visibles. Après l’échec de la lutte contre la pandémie, les dirigeants capitalistes démontrent maintenant leur incapacité à offrir à l’humanité un avenir meilleur. C’est leur approche et leur politique qui sont mises en pièces par les canons. Les marxistes sont pleins d’espoir : nous devons utiliser l’échec de l’ancien système pour susciter l’enthousiasme pour un nouveau. Notre programme dans les manifestations antiguerre est toujours celui de la gauche de Zimmerwald : arrêter la guerre par un mouvement de masse révolutionnaire contre le système capitaliste qui produit la guerre.

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    Photo : Adrien Quatennens

    Pour défendre notre pouvoir d’achat, il faut une lutte de masse dans la rue

    Dans un contexte de crise du capitalisme, amplifiée par la gestion désastreuse de la pandémie et la guerre impérialiste en Ukraine, le 2e tour de l’élection présidentielle opposera donc Emmanuel Macron à Marine Le Pen. Simple répétition des élections de 2017 ? En surface uniquement. Entre l’effondrement vertigineux des partis pivots de la 5e République (PS et LR), l’excellent résultat de la gauche de rupture passée à un cheveu du second tour et la manière dont les thématiques sociales se sont imposées contre la volonté des médias et partis dominants, ce 10 avril 2022 fut historique.

    Par Nicolas Croes

    Diviser pour mieux régner au service des riches

    Ce résultat est l’expression de l’échec de la stratégie « Macron barrage contre l’extrême droite ». Le bilan des cinq ans de projet « Start Up Nation » est sans appel : la poursuite enthousiaste de la politique de transfert de richesses de la collectivité vers les ultra-riches par la précarisation des conditions de vie et de travail de la majorité de la population, la casse du service public par la privatisation et les restrictions budgétaires ou encore une politique fiscale symbolisée par la suppression de l’impôt sur la fortune.

    Cette politique profondément antisociale a été accompagnée par une terreur policière accrue contre les gilets jaunes et les autres mouvements sociaux. On se souvient par exemple du visage ensanglanté de cette infirmière à la suite d’une journée de manifestation du personnel soignant après le premier confinement. Le cocktail n’aurait pas été complet sans éléments de division, par le biais notamment du racisme d’Etat par le biais notamment du « plan séparatisme » qui visait explicitement les musulmans. Il y eut encore ce débat télévisé consternant de février 2021 entre Gérald Darmanin et Marine Le Pen où le Ministre de l’Intérieur avait accusé la présidente du Rassemblement national de « mollesse » au sujet de l’islam… A cela est venue s’ajouter la gestion brutale et autoritaire de la pandémie. L’agressivité vis-à-vis des non-vaccinés a servi de paravent pour masquer les pénuries du secteur des soins. « J’ai très envie d’emmerder les non-vaccinés. C’est ça la stratégie » avait ainsi publiquement déclaré Macron.

    Faute de riposte sociale conséquente, notamment de la part des organisations syndicales, cette division a pu s’installer et se nourrir du cynisme, de la frustration et du manque de perspectives pour de larges couches de la société. Et c’est là-dessus que Macron comptait : parvenir à une situation ou le chantage électoral face à l’extrême droite pouvait arriver au secours de son manque d’assise réelle dans la société. C’est grâce à Macron que Marine Le Pen apparaît plus forte aujourd’hui.

    Une France qui s’extrême droitise ?

    Parmi les éditorialistes, la question n’est quasiment même plus posée, elle est devenue une affirmation qui se passe d’argumentation. Pourtant, même dans une campagne qui a commencé autour des thèmes favoris de la droite, c’est le pouvoir d’achat qui s’est finalement imposé avec force comme LE sujet majeur. Tout le monde a été obligé de se prononcer sur le sujet.

    Ensuite, le grand vainqueur, c’est avant tout l’abstention et le dégoût de toute la politique. Il s’agit du pire taux depuis les élections de 2002 qui avaient vu Jean-Marie Le Pen passer au second tour pour affronter Jacques Chirac (26%, soit 4% de plus qu’en 2017). Le phénomène est tout particulièrement présent parmi la jeunesse, dont les perspectives d’avenir s’assombrissent constamment, ainsi que dans les quartiers populaires, où la présence des autorités publiques n’existe quasiment plus que par la répression d’Etat.

    De nombreux témoignages d’abstentionnistes expriment le sentiment que la campagne électorale était sans prise réelle sur la réalité. L’immigration et le sécuritaire ont dominé l’essentiel de la course au détriment des thèmes sociaux et notamment du pouvoir d’achat, malgré tout devenu omniprésent dans la dernière ligne droite. Le pouvoir d’achat était d’ailleurs le thème quasi exclusif de la campagne de Marine Le Pen (autour notamment d’une TVA à 0% sur les produits alimentaires). Celle-ci a laissé à Zemmour le soin de mener une campagne extrêmement raciste et c’est finalement beaucoup plus Valérie Pécresse, la candidate LR, qui a tenté de le suivre sur cette lancée, pour foncer droit dans le mur. Plusieurs figures de proue LR avaient rejoint Macron ou Zemmour durant la campagne, l’électorat a fini par faire de même.

    Alors oui, l’extrême droite est en progression. Avec 23%, le Rassemblement National / FN réalise son meilleur score. Avec Zemmour et Dupont Aignan, 32% des votants se sont orientés vers l’extrême droite réactionnaire. Mais il y a également eu 25,5% pour une « gauche de rupture » non gouvernementale (France Insoumise, PCF, LO, NPA) : le meilleur score pour la gauche radicale depuis 1969.

    Macron : une victoire en trompe l’œil

    Le véritable enseignement de ce premier tour, c’est l’effondrement des partis de gouvernement et de gestion du capitalisme. Ensemble, LREM (le parti de Macron), LR (la droite historique), le PS et EELV (Europe Ecologie Les Verts) réalisent 39%. C’est la première fois que ce groupe de formation passe sous le seuil des 50%. Les 2 partis pivots de la Ve République, la droite officielle (Les Républicains aujourd’hui, 4,8%) et le PS (1,8%) se sont mangés de violentes claques électorales historiques et finissent à moins de 5% des votes exprimés (et donc sans remboursement intégral des frais de campagne).

    2017 avait déjà représenté une cuisante défaite pour le PS à la suite du mandat de François Hollande ; mais le candidat de la droite officielle, François Fillon, avait tout de même recueilli 19% des voix. Aujourd’hui, Valérie Pécresse qui, hier encore, affirmait « Ma valeur c’est le travail, pas l’assistanat » s’est vue forcée de faire appel aux dons pour renflouer ses caisses de campagne pour éponger un déficit de 7 millions d’euros… Quant au PS, qui avait remporté toutes les élections de 2008 à 2012, des municipales aux présidentielles, il n’a même pas réussi à convaincre 2% des votants. Il ne reste à ces deux partis que leur ancrage local, mais pour combien de tempes ? Macron, de son côté, a toujours cherché à en avoir un sans jamais y parvenir.

    Macron avait déjà bâti sa victoire de 2017 sur les cendres du PS et de LR, ce qui avait permis à la classe dominante de continuer sa politique, même sous un nouveau visage. Ce 10 avril, il a recueilli 4% de plus qu’au premier tour de 2017, un score finalement excessivement faible au vu de l’effondrement du PS et de LR. Le vote en faveur de Macron est un concentré de tout le vote pour l’idéologie dominante. Et c’est peu. La classe dominante s’est prise une claque monumentale.

    La surprise Mélenchon

    On donnait 8% au candidat insoumis au début de la campagne et encore seulement 14% fin mars. Finalement, Jean Luc Mélenchon n’a manqué le second tour que de peu en recueillant 22% des votes. Dans les derniers moments de campagne, il a su rallier des abstentionnistes (les sondages laissaient présager un taux d’abstention de 30%) et représenter un certain « vote utile » de la gauche. Mais il s’agit tout de même d’un vote en faveur d’une gauche de rupture, ce qui est très significatif. Mélenchon est le premier candidat des jeunes, au point où des commentateurs ont parlé d’une « génération abstention » qui côtoie une « génération Mélenchon ». Ses résultats ont quasiment augmenté partout dans les grandes villes, mais de petits reculs existent dans des petites villes et des régions rurales, précisément là où Marine Le Pen avait concentré sa campagne.

    Avec une manifestation suivie d’un meeting qui a réuni 100.000 personnes à Paris ou encore 35.000 à Marseille, Mélenchon a mené une fois de plus une campagne qui n’a été égalée par personne (et de loin) en terme d’affluence et de mobilisation. Ces événements avaient rassemblé encore plus en 2017, mais c’était un reflet de la lutte des classes, cette campagne se situant alors dans le sillage de la puissante mobilisation sociale contre la Loi El Khomri en 2016 qui avait pesé sur la dynamique et le contenu de campagne de Mélenchon.

    Comme nous l’avons développé dans notre appel, la candidature de Mélenchon avait le potentiel d’être saisie comme levier pour stimuler la lutte pour un changement de société. Mais plusieurs erreurs ont été commises selon nous. Le slogan principal de campagne – « un autre monde est possible » – était finalement très faible au vu des enjeux et de la colère qui existent aujourd’hui après 5 années de macronisme tout en faisant référence à un mouvement social (l’altermondialisme) dont la force date d’il y a plus de 20 ans. Chercher à souligner les liens avec le mouvement ouvrier organisé et ses revendications auraient été plus judicieux.

    Pendant les premiers mois de campagne, alors que l’attention médiatique était tournée vers le racisme et la candidature de Zemmour, Mélenchon a opposé la rhétorique anti-migration à la notion de « créolisation » (exprimant une société où la mixité des cultures et origines permet de créer une plus grande richesse collective). Cette approche est la bienvenue mais elle reste insuffisante, surtout alors que des réponses socio-économiques ne manquaient pas dans le programme de campagne du candidat pour répondre aux inquiétudes sociales que cherche à instrumentaliser l’extrême droite (nous vous invitons à (re)lire notre appel de vote à ce sujet).

    Ce programme, bien que ne manquant pas de points forts, reste réformiste, sans demande de nationalisation de secteurs-clés de l’économie, en se limitant à la création de pôles publics qui devraient être en concurrence avec le marché et soumis à ses diktats. L’aspiration à une 6e République synthétise cette recherche illusoire d’une république sociale en respectant les étroites limites du système capitaliste, tout particulièrement en période de crises multiples du capitalisme se renforçant les unes les autres.

    D’autre part, un aspect essentiel a manqué durant toute la campagne et manque toujours aujourd’hui : celui de la préparation pour les combats à venir. En cas de victoire de Mélenchon, les marchés et la classe capitalistes n’auraient pas manqué de réagir en organisant la fuite des capitaux et des lockouts patronaux et en faisant tout pour faire plier Mélenchon comme jadis Mitterrand (voir notre article à ce sujet) et Syriza en Grèce plus récemment. Quelle riposte cela aurait-il exigé ? Et avec quelle préparation pour les travailleuses et travailleurs ? Ces éléments cruciaux sont restés sans réponse.

    Ces faiblesses, liées au manque de démocratie et de structuration à la base au sein de La France Insoumise, aux positionnements internationaux parfois douteux de Mélenchon et à la participation à des coalitions locales menées par des maires EELV voire PS (ces organisations politiques étant à juste titre considérées comme faisant partie du problème et pas de la solution), ont certainement joué un rôle dans le fait que Mélenchon ne passe pas au 2e tour. Mais cette campagne allait indéniablement dans la bonne direction et a participé au processus de repolitisation de couches larges de la société en popularisant si pas un programme anticapitaliste et socialiste, au moins des éléments de ruptures qui peuvent permettre de faire le lien avec la nécessaire transformation socialiste de la société.

    Préparons le 3e tour social

    Au vu du peu qu’il a fallu pour que le second tour oppose Macron à un candidat d’une gauche de rupture, on peut comprendre la colère qui s’exprime contre les candidatures du PCF, de LO et du NPA. Au lieu de considérer ce qui était possible pour une campagne de gauche et ce qu’un passage au second tour aurait signifié – et cela aurait été une véritable bombe dans le paysage politique tout en gonflant considérablement la confiance des travailleuses et travailleurs – ces partis se sont laissés prendre au piège du pessimisme et ont mené des campagnes « pour exister ».

    Il faut prendre garde à l’arithmétique post-électorale. Beaucoup d’électeurs du PCF (qui réalise le 2e pire score de son histoire) du NPA ou de LO (qui réalisent les pires scores de formations se réclamant du trotskisme depuis 1969) n’auraient pas voté pour Mélenchon. Mais même un appel de vote et un désistement dans la dernière ligne droite de la campagne aurait mobilisé non seulement une partie de leurs électeurs mais aussi davantage d’abstentionnistes. Une nouvelle occasion a été ratée – pourtant l’expérience de 2017 était là – il faut maintenant veiller à ne pas rater la suite.

    Ces élections expriment surtout la faillite totale de la 5e république, dont les élections présidentielles avaient été imaginées pour être un facteur de stabilisation politique, mais dont le contrôle échappe à la classe dominante. Après la débâcle de Pécresse, LR entre en crise existentielle et va de plus en plus s’écarteler entre Macron et Le Pen. Pareil pour le PS, et certains vont maintenant ouvertement lorgner avec opportunisme vers Mélenchon, à l’exemple de Ségolène Royal. En Grèce aussi, quand Syriza avait supplanté le Pasok, nombre de carriéristes sociaux-démocrates avaient frappé aux portes de la formation de gauche et avaient accéléré le processus de transformation de ce Syriza en parti soumis aux marchés. La meilleure manière de repousser ces opportunistes, c’est d’accentuer l’implication de la France Insoumise dans les luttes de la rue et de renforcer considérablement l’organisation démocratique de la FI autour de ses groupes de base.

    Dans la situation actuelle de crise, de militarisation et de tensions internationales, une chose est certaine : il y aura encore plus d’attaques antisociales et contre des boucs émissaires et plus de répression. Macron a déjà amplement démontré quelle était sa gestion des affaires d’Etat en temps normal et en temps de crise. C’est d’ailleurs pour cela que tant de gens considèrent voter malgré tout pour l’extrême droite de Marine Le Pen, parfois en estimant à tort que le parti s’est adouci concernant son racisme et que son vernis social n’est pas qu’un attrape-voix. Son projet politique reste clairement d’extrême droite et repose sur l’admiration des régimes « forts » dirigés par des autocrates et visant à appliquer une politique sévèrement raciste et antisociale, mais aussi anti-femmes et anti-LGBTQIA+. Macron et Le Pen partagent un même projet – la protection des intérêts capitalistes – mais avec des accents différents.

    Sans diminuer l’importance des élections, nous devons nous rpapeler que la politique, c’est bien plus que cela. Toutes les avancées sociales qui ont été obtenues jusqu’ici ont été l’œuvre de la mobilisation de masse dans les entreprises, les écoles et la rue, pas du parlement. C’est là que se construit le véritable rapport de forces. Les deux candidats présents au second tour vont essayer de réduire l’impact de la rue sur la politique, et donc d’accroitre la répression tout en limitant les libertés démocratiques et les droits syndicaux. Non comprenons celles et ceux qui seraient tentés de voter Macron contre Le Pen, mais Macron est au cœur du problème et ne fait pas partie de la solution, même à la marge. C’est précisément la logique du « moindre mal » qui nous a conduits dans cette situation.

    Il est notamment temps de faire des grandes assises de la lutte sociale – que nous entendons comme de grandes assemblées ouvertes et démocratiques liées à l’élaboration d’un plan d’action et de revendications – pour préparer le 3e tour social, pour barrer la route à Le Pen et à toutes les politiques réactionnaires dans la rue et préparer la résistance sociale contre la politique du nouveau quinquennat. Mélenchon et la France Insoumise peuvent et doivent jouer un rôle en réunissant toutes les organisations sociales, syndicales et politiques (y compris de la gauche radicale) pour préparer un plan de lutte offensif autour de revendications sociales. C’est aussi la meilleure manière de démasquer les mensonges du Rassemblement national.

    Cette lutte permettrait en outre de poser les bases de la création d’un parti de masse des travailleurs et de la jeunesse, une gauche de combat capable d’accueillir et d’intégrer démocratiquement toutes celles et tous qui veulent lutter contre le capitalisme et ses conséquences. Il serait ainsi possible d’avancer vers un tout autre type de société et de système économique : une société débarrassée de l’exploitation et de la loi du profit, une société socialiste démocratique.

  • La guerre en Ukraine, la nouvelle ère et la crise du capitalisme

    Manifestation anti-guerre du 27 mars à Bruxelles.

    La déclaration ci-dessous concernant la guerre en Ukraine et ses implications pour les multiples crises du capitalisme mondial a été discutée, débattue, amendée et approuvée à l’unanimité lors d’une réunion du Comité international d’Alternative Socialiste Internationale (ASI) – notre direction internationale élue lors de notre Congrès mondial – qui a eu lieu entre le 28 mars et le 1er avril à Vienne, en Autriche.

    La guerre en Ukraine démontre de manière concluante que nous sommes entrés dans une nouvelle ère concernant les relations mondiales, un changement à l’œuvre depuis 2007-09 qu’a approfondi la pandémie du COVID. Quelles sont les caractéristiques de cette ère post-néolibérale ? L’une de ses principales caractéristiques est de toute évidence l’essor du militarisme impérialiste, accompagné d’une montée en puissance du nationalisme et d’un éclatement rapide du monde en deux camps impérialistes dans une nouvelle guerre froide qui n’en est dorénavant plus une. Ces dernières années, nous avons assisté au découplage partiel des économies américaine et chinoise, les deux plus grandes économies du monde, qui sont passées du statut de moteurs de la mondialisation à celui de moteurs de la démondialisation. Nous assistons maintenant au découplage rapide et radical de la Russie vis-à-vis des économies occidentales, ainsi que du Japon et de l’Australie.

    C’est une ère de profond déclin capitaliste. La guerre et la possibilité qu’elle dégénère en un conflit de plus grande ampleur est en soi un aveu de contradictions irrésolues. Les pays impérialistes, de la Chine à l’Allemagne en passant par les États-Unis, augmentent la production de leurs arsenaux de la mort alors que l’humanité est confrontée à une crise climatique existentielle qui empire de jour en jour. La guerre est une catastrophe écologique supplémentaire.

    Cette guerre intervient également durant une pandémie dévastatrice qui a tué plus de 20 millions de personnes dans le monde et qui fait toujours rage. La politique chinoise du zéro covid s’effondre face au variant Omicron. En Occident, la classe dirigeante a pratiquement abandonné la lutte après avoir complètement échoué à contenir l’épidémie ou à développer une stratégie sérieuse de vaccination mondiale.

    En outre, la crise sous-jacente de l’économie capitaliste, antérieure à la pandémie mais exacerbée par celle-ci, est sur le point d’entrer dans une nouvelle phase, déclenchée par un choc énergétique et une inflation galopante. Outre l’effondrement de l’économie russe déclenché par les sanctions vicieuses de l’Occident, la guerre pourrait faire basculer l’Europe et les États-Unis dans la récession. Mais l’impact sur le monde néocolonial sera bien plus dévastateur à mesure que les prix des denrées alimentaires augmentent et que la crise de la dette s’aggrave. Globalement, les deux dernières années de pandémie et de crise économique ont massivement accru les inégalités à l’échelle mondiale ainsi que le niveau de pauvreté absolue.

    Les marxistes et l’impérialisme

    Les marxistes d’aujourd’hui s’opposent à tout impérialisme, tout comme l’ont fait Lénine, Trotsky et d’autres internationalistes il y a un siècle. Ceux-ci expliquaient alors que l’émergence de l’impérialisme et la domination du capital financier constitue une phase du développement capitaliste, indiquant en réalité que les forces de production s’étaient développées au-delà du mode de production capitaliste. Aujourd’hui, il ne pourrait être plus évident que l’État-nation capitaliste constitue une barrière absolue au développement de l’économie humaine.

    Nous nous opposons totalement à l’invasion de l’Ukraine par l’impérialisme russe, invasion précédée par un discours de Poutine où il a accusé les bolcheviks d’être responsables de l’existence de l’Ukraine et a essentiellement nié la réalité historique de la nation ukrainienne. L’invasion totalement réactionnaire de Poutine a déjà créé une catastrophe humanitaire avec plus de trois millions de réfugiés fuyant le pays et plus de six millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays.

    Poutine prétend que ses objectifs sont de “démilitariser” et de “dénazifier” l’Ukraine. Nous soutenons la lutte du peuple ukrainien contre l’occupation militaire, mais nous nous opposons totalement au régime de Zelensky qui, s’il n’est clairement pas fasciste, est également réactionnaire au plus haut point. Poutine et Zelensky travaillent tous deux avec l’extrême droite dans leur propre pays et au niveau international. Poutine a soutenu et même financé des partis d’extrême droite et fascistes en Europe, notamment Aube dorée en Grèce et le Front national en France (rebaptisé Rassemblement national), tandis que Zelensky s’appuie sur le bataillon néonazi Azov et que son régime a réhabilité des collaborateurs nazis de la Seconde Guerre mondiale.

    Le rôle de premier plan joué par Zelensky dans la résistance à l’invasion russe a fait de lui un héros aux yeux de millions d’Ukrainiens ainsi qu’au niveau international, aidé en grande partie par la propagande des médias occidentaux. Cependant, Zelensky est lié jusqu’au cou à certains des oligarques les plus puissants du pays et a pris l’initiative de mesures visant à appauvrir davantage la majorité des Ukrainiens. Il est lui-même propriétaire de sociétés offshore. Ayant déjà restreint les droits syndicaux des travailleurs pendant son mandat d’avant-guerre, l’une de ses premières mesures, une fois la guerre déclenchée, a été d’imposer la loi martiale, qui inclut l’interdiction du droit de grève. Sans ignorer les illusions existantes, nous devons expliquer patiemment que Zelensky et son régime ne sont pas les amis des Ukrainiens ordinaires issus de la classe ouvrière.

    Nous nous opposons aussi clairement au programme de l’impérialisme américain et occidental qui, par le biais de l’OTAN, a entrepris d’encercler la Russie et a contribué à créer les conditions de cette guerre. Aujourd’hui, ils déversent du matériel de guerre dans le pays et imposent des sanctions sans précédent contre la Russie, qui constituent une forme de punition collective pour le peuple russe et un acte de guerre, ainsi qu’un avertissement pour la Chine.

    Nous considérons la solidarité de la classe ouvrière comme la seule force capable d’empêcher le glissement vers un conflit beaucoup plus large qui menace la civilisation humaine. Si la propagande de guerre a eu un effet significatif en Occident et en Russie même, cet effet va s’estomper. La masse de la classe ouvrière n’est pas encore prête à défier la guerre, mais la jeunesse commencera à se défendre lorsque les prétentions “démocratiques” de l’Occident commenceront à être réellement exposées et surtout lorsque les conséquences économiques désastreuses de la guerre commenceront à être révélées. En Russie, nous voyons déjà des aperçus de résistance héroïque. Le capitalisme engendre la guerre mais, historiquement, la guerre est aussi la mère de la révolution.

    Perspectives pour la guerre

    Nous devons être très conditionnels quant à la façon dont la guerre va se dérouler à partir de maintenant en raison du nombre de variables impliquées. Par exemple, il est difficile d’obtenir une image claire de la situation sur le terrain au milieu de la propagande de guerre incessante de tous les côtés. Il est toutefois très clair que Poutine et ses généraux ont fait une erreur de calcul en prévoyant l’invasion. Ils s’attendaient à être accueillis comme des libérateurs par les populations russophones de l’Est de l’Ukraine, mais ils ont rencontré une résistance féroce tant dans les villes russophones comme Kharkiv que dans leur tentative d’encercler Kiev.

    La possibilité d’une guerre entre l’OTAN et la Russie est aujourd’hui plus grande qu’à n’importe quel moment de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique. Il existe déjà un état de guerre partiel entre l’OTAN et la Russie, alors que les pays de l’OTAN délivrent une quantité stupéfiante d’armements. Cette situation pourrait dégénérer en une guerre totale en raison d’une erreur de calcul, si la Russie attaquait massivement les lignes d’approvisionnement de l’OTAN, notamment en Pologne, ou si l’OTAN était assez téméraire pour tenter d’imposer une “zone d’exclusion aérienne” sur une partie ou la totalité de l’Ukraine. Les forces russes ont déjà attaqué une base dans l’ouest de l’Ukraine, qui était clairement une étape de l’OTAN, et ont attaqué une autre cible dans l’ouest de l’Ukraine avec un missile hypersonique.

    Une guerre plus large entre les États-Unis/OTAN et la Russie pourrait rester “conventionnelle”, mais le danger d’un échange nucléaire augmenterait considérablement, même s’il reste improbable compte tenu des conséquences potentiellement dévastatrices pour toutes les parties. Au cours de l’existence de l’Union soviétique, il y a eu des moments très dangereux comme la crise des missiles de Cuba, mais un énorme facteur limitant était que, malgré son horrible régime stalinien, l’Union soviétique n’était pas un pays impérialiste. Ses dirigeants donnaient la priorité à leur propre règne et craignaient les révolutions. C’est pourquoi ils cherchaient sincèrement à s’accommoder et à instaurer une “coexistence pacifique” avec l’impérialisme occidental. En réalité, la situation dans laquelle nous sommes entrés est déjà plus dangereuse que celle de la première guerre froide. Avoir d’énormes arsenaux nucléaires aux mains de régimes réactionnaires rapaces comme ceux de Poutine et de Xi Jinping, ainsi que de l’impérialisme américain sénile, est une expression concentrée de la menace du capitalisme pour notre existence.

    Les plans de guerre de Poutine reposaient sur l’expérience de la prise de la Crimée et du Donetsk/Luhansk en 2014, sur le succès militaire de la Russie en Syrie et sur le calcul que l’impérialisme occidental n’interviendrait pas directement en Ukraine. Trois semaines et demie après le début de la guerre, la position de l’OTAN et de l’impérialisme américain n’a pas fondamentalement changé. Joe Biden s’est jusqu’à présent fermement opposé à des mesures telles qu’une zone d’exclusion aérienne. Pourtant, force est de constater que les parlements de l’Estonie, de la Lituanie et de la Slovénie, membres de l’OTAN, ont tous récemment approuvé des résolutions appelant publiquement à une zone d’exclusion aérienne. Bien que le poids de ces États au sein de l’OTAN reste marginal, cela illustre qu’il existe une forte minorité et que l’”unité” de l’OTAN pourrait être davantage mise à l’épreuve à mesure que la guerre se poursuit. Il est également vrai qu’alors que la majeure partie de l’OTAN tente de freiner une intervention militaire directe, elle fait tout militairement pour aller dans cette direction, ce qui rend ce pont plus facile à franchir.

    La Russie pourrait-elle perdre militairement et quelles en seraient les conséquences ? Il est évident que les graves erreurs de calcul commises par Poutine lors de l’invasion sont maintenant aggravées par une résistance ukrainienne féroce qui entraîne des milliers de pertes russes et des problèmes de moral dans l’armée russe. Au moment où nous écrivons ces lignes, l’armée russe n’a réussi à prendre le contrôle que d’une seule des vingt plus grandes villes d’Ukraine. Néanmoins, la Russie conserve une supériorité écrasante en termes de puissance de frappe. La guerre est entrée dans une phase beaucoup plus brutale, suivant les lignes de l’intervention de la Russie en Syrie et en Tchétchénie et de la guerre de siège moderne. Les Russes se préparent également à s’appuyer davantage sur des mercenaires (16.000 en provenance de Syrie jusqu’à présent), des voyous brutaux comme le chef de guerre tchétchène Ramzan Kadyrov et d’autres forces “irrégulières”.

    Mais même si les militaires russes parviennent à s’emparer des villes clés après les avoir réduites en ruines, ils devront ensuite relever le défi d’occuper le pays. Si l’on en croit ce qui s’est passé jusqu’à présent, une insurrection ukrainienne pourrait infliger des pertes permanentes très importantes et conduire finalement à l’effondrement de l’armée russe en tant que force militaire, même si les Ukrainiens ne parvenaient pas à la vaincre totalement, comme cela est arrivé aux États-Unis au Vietnam. Ceci, combiné à l’effondrement économique, pourrait provoquer un bouleversement massif en Russie. Ce “scénario Vietnam” présente la différence essentielle que le régime réactionnaire ukrainien est un mandataire de l’impérialisme occidental alors que le Front National de Libération au Vietnam reposait sur une révolution sociale.

    Cependant, l’impact des sanctions – notamment l’exclusion de la Russie du système financier occidental, la suppression des privilèges commerciaux et le retrait des entreprises occidentales du pays – peut être contradictoire. Elles affectent clairement une partie de la classe moyenne urbaine qui est liée à l’économie mondiale et est plus pro-occidentale, mais la dévaluation de la monnaie, l’inflation et la menace d’un chômage de masse affecteront principalement la classe ouvrière au sens large. Toutefois, à court terme, les sanctions peuvent également renforcer le soutien d’une partie de la population au régime, car elles confirment l’idée que l’Occident cherche à détruire la Russie.

    À l’heure actuelle, Poutine semble davantage préoccupé par la position des oligarques et le risque d’une révolution de palais que par une révolte générale. Les États-Unis visent clairement à menacer au moins Poutine d’un “changement de régime” dans le cadre de la lutte contre l’impérialisme russe. C’est un jeu dangereux, car de nouveaux revers pourraient rendre Poutine plus désespéré et plus susceptible de recourir à une nouvelle escalade militaire.

    La pression en faveur d’une solution diplomatique va s’accroître en raison de l’énorme danger que représente un éventuel élargissement de la guerre. Le régime chinois, allié clé de Poutine, n’est pas intéressé par une guerre totale, par exemple. Mais il est très peu probable que Poutine accepte un accord à l’heure actuelle en raison de la faiblesse de la position militaire russe sur le terrain. Il est possible que les négociations soient utilisées par Poutine afin de poursuivre les bombardements en attendant des renforts. Un accord éventuel pourrait reposer sur l’acceptation par l’Ukraine d’un statut “neutre” et sur la partition de facto du pays, une grande partie de l’Ukraine orientale étant effectivement annexée à la Russie. Poutine devrait accepter que le régime de Zelensky soit à la tête d’un État croupion. En contrepartie, les sanctions occidentales seraient au moins partiellement levées.

    L’impact plus large

    La guerre en Ukraine ne peut être séparée, ni comprise correctement, sans la placer dans le contexte plus large du conflit mondial entre l’impérialisme américain et chinois. Il ne fait aucun doute qu’une partie du message que Biden cherche à envoyer au régime du PCC par le biais de l’”unité” des puissances occidentales, des sanctions dévastatrices contre la Russie et du flot d’armements qui se déverse sur l’Ukraine est un avertissement de ce qui l’attend s’il envahit Taïwan. Une différence essentielle est que Taïwan revêt une importance stratégique bien plus grande pour l’impérialisme américain que l’Ukraine. Si une tentative chinoise d’envahir Taïwan devait réussir, ou dans le cas improbable où les processus à l’intérieur de Taïwan évolueraient dans une direction résolument pro-chinoise, cela représenterait un défi décisif pour la domination stratégique de l’impérialisme américain dans la région indo-pacifique, avec des répercussions massives également pour l’impérialisme japonais, l’Inde et d’autres puissances régionales clés. Une telle défaite pour les États-Unis signifierait la fin de l’ère américaine et la victoire de l’impérialisme chinois dans cette sphère géopolitique décisive. La guerre en Ukraine a considérablement renforcé les illusions pro-américaines parmi les masses à Taiwan, avec une augmentation correspondante du soutien au gouvernement taïwanais pro-américain du DPP.

    Bien entendu, essayer d’imposer des sanctions similaires à l’économie chinoise serait une autre paire de manches, étant donné le rôle de la Chine dans l’économie mondiale, bien plus important que celui de la Russie par un ordre de plusieurs magnitudes. En réalité, cela signifierait un effondrement complet de l’économie mondiale.

    L’impérialisme américain et occidental a été temporairement renforcé au début de cette guerre. La propagande “démocratique” occidentale est pour l’instant largement acceptée par la population en Europe et aux États-Unis. Des personnalités comme Macron, Boris Johnson et Joe Biden ont été renforcées.

    Cette situation ne durera pas. Le front uni de l’Occident va commencer à montrer des fissures en raison des intérêts impérialistes divergents. C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de la Chine que de la Russie, car l’économie allemande, par exemple, dépend dans une large mesure des exportations industrielles vers la Chine. Les Etats-Unis ont déjà eu du mal à rallier des “alliés” importants au Moyen-Orient ainsi qu’en Inde, qui ont des liens militaires et commerciaux forts avec les deux parties. Néanmoins, la guerre a énormément renforcé le processus vers un front impérialiste occidental plus solidifié contre la Chine, et un découplage économique plus rapide de l’économie chinoise. C’est cette tendance, plutôt que les divisions internes, qui est dominante. La phase d’”unité nationale” aura tendance à se briser à mesure que les coûts économiques réels de la guerre et la classe censée payer la facture deviendront plus clairs pour les gens ordinaires.

    Nous avons répété à plusieurs reprises que le conflit entre les impérialismes américain et chinois aura tendance à les affaiblir tous les deux, mais il est évident qu’à tout moment, l’un ou l’autre peut prendre un avantage temporaire. L’impérialisme américain a un certain avantage en ce moment, mais le régime chinois considère également que les États-Unis sont surdimensionnés et incapables de se sortir des défis dans d’autres parties du monde après avoir abandonné l’Afghanistan pour se concentrer pleinement sur le défi posé par la Chine. Et n’oublions pas qu’en 2020, la Chine semblait avoir un avantage significatif, car son économie continuait de croître tandis que la classe dirigeante américaine ne parvenait pas à contenir le COVID et devait ensuite faire face à des bouleversements sociaux massifs.

    Parallèlement, il ne faut pas sous-estimer les défis très sérieux auxquels le régime de Xi Jinping est confronté à court terme. L’alliance de la Chine avec la Russie pose déjà de gros problèmes au régime de Xi en raison de la guerre. Le régime est également secoué par une récession économique qui pourrait s’aggraver considérablement en raison de la crise du secteur immobilier critique, mais aussi de la catastrophe qui l’attend s’il est contraint d’abandonner les politiques de “zéro covid” en raison du variant Omicron hautement transmissible. Étant donné que le COVID est pratiquement exclu de la Chine continentale depuis deux ans et que les vaccins chinois ne sont pas aussi efficaces contre Omicron, cela signifie que la population de 1,4 milliard d’habitants est confrontée à cette menace sans immunité significative.

    Même s’il y avait une issue négociée à la guerre en Ukraine dans le cadre d’une “réinitialisation” plus large des relations entre les États-Unis et la Chine, ce qui n’est pas à exclure, ce ne serait qu’un répit temporaire. Il n’y a pas de retour possible à l’ordre néolibéral hyper-mondialisé.

    Impact sur l’économie mondiale

    L’économie mondiale a connu en 2020 sa plus forte contraction depuis les années 1930, puis un fort rebond, en partie grâce aux mesures de relance néo-keynésiennes, notamment les milliers de milliards injectés sur les marchés financiers et des sommes moindres dans les poches des gens ordinaires, surtout dans les pays capitalistes avancés. Les banquiers centraux et de nombreux économistes bourgeois nous ont dit que tout cela était viable en raison d’une inflation et de taux d’intérêt proches de zéro, mais ASI a souligné que de telles conditions ne seraient pas maintenues. Au début de cette année, ce tableau rose a été remplacé par l’inflation la plus élevée depuis 40 ans aux États-Unis et la plus élevée depuis 30 ans en Europe, ainsi que par une explosion des prix de l’énergie et des denrées alimentaires à l’échelle mondiale, due en grande partie aux problèmes de la chaîne d’approvisionnement mondiale, mais de plus en plus ancrée dans l’économie. L’idée que l’inflation est un phénomène “temporaire” a été balayée d’un revers de main.

    Avant même le début de la guerre, nous avons souligné la fragilité de l’économie mondiale et la probabilité d’une crise financière majeure déclenchée par plusieurs scénarios possibles, notamment l’effondrement des bulles d’actifs, en particulier celle, massive, du secteur immobilier chinois. Nous avons également souligné le danger d’une récession déclenchée par la nécessité pour les banques centrales de relever rapidement les taux d’intérêt.

    La seule lueur d’espoir était que la pression sur les chaînes d’approvisionnement commençait à se relâcher. Avec la guerre, cette lueur d’espoir a disparu. Les lignes d’approvisionnement de la Russie et de l’Ukraine vers une grande partie du monde ont bien sûr été coupées. Le coût du transport par conteneur pourrait doubler ou tripler. Les problèmes de la chaîne d’approvisionnement seront aggravés par les nouveaux confinements en Chine dans ses centres de fabrication cruciaux comme Shenzhen et Dongguan en raison des épidémies de COVID.

    Mais le plus grand effet de la guerre sur l’économie mondiale sera probablement son impact sur le prix de l’énergie et de la nourriture. Étant donné que de nombreux pays occidentaux ont décidé d’interrompre leurs achats de pétrole et de gaz naturel russes et qu’il est difficile de remplacer la production russe, le prix de l’énergie s’envole. Il s’agit potentiellement du plus grand choc des prix de l’énergie depuis le milieu des années 1970, qui a contribué à déclencher une forte récession économique mondiale et a ouvert une période de “stagflation” dans les économies occidentales, où la croissance économique était lente alors que l’inflation était élevée. La stagflation est un problème très difficile à résoudre par des mesures de politique monétaire/fiscale bourgeoises standard.

    Même si l’OCDE prévoit toujours une croissance de l’économie mondiale pour 2022, elle a abaissé sa projection de 4,5 % à 3,5 %, tandis que pour la zone euro, elle a abaissé sa projection à un peu moins de 3 %. La plus grande économie de l’UE, l’Allemagne, est très probablement déjà en récession. De nombreux économistes bourgeois soulignent maintenant la possibilité très réelle d’une récession dans un certain nombre d’économies clés, déclenchée par des événements géopolitiques et la nécessité de relever rapidement les taux d’intérêt pour freiner l’inflation, comme la Fed a commencé à le faire.

    La hausse de l’inflation mondiale contribuera aussi directement à la crise de la dette souveraine à laquelle sont confrontés de nombreux pays pauvres et que nous avons décrite dans le principal projet de perspectives mondiales. Mais c’est la forte hausse des prix alimentaires qui pourrait avoir l’impact le plus dévastateur sur les masses dans de grandes parties du monde néocolonial. Au moins 12 % de toutes les calories consommées dans le monde proviennent de Russie et d’Ukraine ; nous pouvons nous attendre à une “inflation galopante” pour le blé, le maïs et d’autres produits agricoles de base. Les prix étaient déjà en hausse avant le début de la guerre en raison des sécheresses et de la forte demande à mesure que les économies émergeaient de la pandémie. Cette situation pourrait provoquer la plus grande crise alimentaire depuis au moins 2008, qui a été un facteur clé dans les soulèvements en Afrique du Nord et au Moyen-Orient en 2011, et a provoqué des protestations et des émeutes dans d’autres régions.

    L’Ukraine est un important fournisseur de blé au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. En l’état actuel des choses, il reste au Liban, tout au plus, un mois de réserves de blé. Le gouvernement syrien a commencé à rationner le blé, le prix du pain a doublé en Égypte, le gouvernement tunisien a interdit aux fonctionnaires de commenter les importations de blé et le Programme alimentaire mondial a qualifié la guerre en Ukraine de “compte à rebours vers la catastrophe” pour le Yémen, qui dépend fortement des importations de céréales. D’importantes manifestations ont déjà été déclenchées par la flambée des prix du pain et de la farine au Soudan et en Irak. Ce ne sont là que les premiers signes de la crise sociale et des bouleversements majeurs qui se préparent dans cette région, et qui se reproduiront ailleurs.

    Un autre choc pour l’économie mondiale pourrait survenir si la Russie faisait défaut sur sa dette souveraine, bien que la dette des entreprises russes soit en réalité beaucoup plus importante. En dépit du fait que le régime de Poutine ait tenté d’amortir les effets de son exclusion du système financier mondial et d’autres sanctions en imposant un contrôle strict des banques nationales et des avoirs en devises des entreprises russes, ainsi qu’en se préparant à nationaliser les actifs des sociétés étrangères qui ont cessé leurs activités dans le pays, on prévoit une baisse du PIB comprise entre 6 et 20 % cette année. Bien sûr, l’autre facteur est la volonté de la Chine d’agir comme un filet de sécurité économique partiel pour la Russie. Cela laisse présager l’émergence de deux systèmes financiers au niveau international, ainsi que l’éclatement des chaînes d’approvisionnement mondiales et la “délocalisation” et la “quasi-délocalisation” de la production dont nous avons déjà parlé, tendances qui s’accéléreront à la suite de la guerre. Ces caractéristiques rappellent beaucoup les années 1930, caractérisées par l’ultranationalisme, les embargos commerciaux et la croissance des économies fermées (autarcie).

    L’évolution des consciences

    Le déclenchement de cette guerre, et la nouvelle ère qu’elle annonce pour le capitalisme mondial, ne peut manquer de produire des changements profonds et dramatiques dans la conscience de la classe ouvrière et des jeunes du monde entier. Toutes les couches de la société, y compris la bourgeoisie elle-même, sont actuellement en train d’essayer de comprendre la signification de ce qui s’est passé et de reconfigurer les perspectives d’avenir.

    Nous ne pouvons appliquer aucun schéma rigide à la manière dont la conscience ouvrière va se développer. Comme pour nos perspectives concernant la guerre ou l’économie, nous ne faisons pas de prédictions absolues. Au début de ce siècle, notre organisation est intervenue et, en différents endroits, a joué un rôle important dans les mouvements de masse qui ont balayé le monde contre les guerres en Irak et, dans une moindre mesure, en Afghanistan. Ces guerres étaient d’une autre époque. Il ne s’agissait pas d’un affrontement entre deux blocs de pouvoir impérialistes relativement bien assortis. Au lieu de cela, elles représentaient la confiance (finalement mal placée) de l’impérialisme américain dans le fait qu’il était le maître incontesté du monde – qu’il pouvait insérer de nouveaux régimes dociles dans des pays clés à volonté, si nécessaire sous la menace d’une arme à feu. Aux yeux des masses, tant en Occident que dans le monde néocolonial, le rôle agressif joué par l’impérialisme occidental était relativement clair. L’opposition à la guerre et l’opposition à Bush, Blair et Cie étaient très clairement liées.

    Cette guerre s’inscrit dans un contexte totalement différent – celui d’une division accélérée du monde en deux sphères. Elle s’apparente donc davantage, à certains égards, aux guerres du début du 20e siècle – un conflit inter-impérialiste opposant deux blocs capitalistes concurrents. En fin de compte, la Russie est soutenue par la Chine, même si, à première vue, elle est quelque peu hésitante. À l’inverse, le gouvernement Zelensky est soutenu par l’impérialisme occidental.

    Surtout dans la première phase, le caractère inter-impérialiste de la guerre crée un niveau de confusion et de complexité dans les consciences plus important que lors de nombreux conflits récents. C’est aussi parce que cette confrontation entre deux blocs impérialistes sur le sol ukrainien est enchevêtrée et quelque peu brouillée par des sentiments légitimes de sympathie pour les masses ukrainiennes qui font face à une invasion et une occupation impérialistes brutales par la Russie. Dans le monde entier, on craint les conséquences de la guerre et la menace d’une escalade. Il existe un large sentiment de solidarité avec la population ukrainienne, et en particulier avec les millions de réfugiés que l’invasion a créés jusqu’à présent. Pourtant, si de nombreuses manifestations d’ampleur variable ont eu lieu dans différents pays, il serait inexact de décrire un mouvement international anti-guerre comme existant déjà.

    Les manifestations qui ont sans doute eu le caractère le plus clairement anti-guerre ont eu lieu en Russie même. Elles ont été significatives sans être massives, et ont jusqu’à présent culminé dans les premiers jours suivant l’invasion. Le régime de Poutine y a répondu avec une brutalité absolue. Le nombre de personnes arrêtées pour s’être publiquement opposées à la guerre est estimé à plus de 15.000 à l’heure où nous écrivons ces lignes – ce chiffre en lui-même témoigne de l’état d’esprit de colère qui existe clairement parmi une partie des travailleurs et des jeunes russes.

    La guerre de propagande du Kremlin a bien sûr influencé les opinions de la masse de la population. De même, l’intensification de la répression par le régime, avec des peines de 15 ans de prison pour ceux qui sont considérés comme diffusant des “fake news”, a fait en sorte que l’accès à des perspectives alternatives est désormais sévèrement limité. Les organes d’information indépendants basés en Russie ont été contraints de fermer et les médias étrangers ont quitté le pays. Dans le même temps, la combinaison de la répression de Poutine et des sanctions occidentales a rendu l’accès aux sites de réseaux sociaux, notamment Twitter et TikTok, extrêmement difficile. Entre-temps, Poutine cherche à adopter le mode d’emploi du régime iranien – en utilisant l’effet écrasant des sanctions occidentales sur l’économie, dont le prix est toujours payé par la classe ouvrière, afin de renforcer le nationalisme et le soutien à son régime.

    Tout ceci indique qu’il s’agit, au moins à court terme, d’une période extrêmement difficile pour toutes les forces d’opposition qui cherchent à se construire en Russie – en particulier celles qui visent à se baser sur la lutte des travailleurs et les idées socialistes. Mais rien de tout cela ne diminue le fait que la guerre, surtout si elle continue à être prolongée et difficile pour le régime russe, va fomenter une colère et une opposition de masse qui peuvent exploser depuis la base. Les estimations sur les chiffres exacts sont bien sûr très contestées, mais des milliers de soldats russes, dont beaucoup de conscrits, ont déjà été tués dans cette guerre.

    En Occident, la guerre a été utilisée comme une doctrine de choc afin de mettre en œuvre une augmentation drastique des dépenses militaires et d’accroître l’autorité de l’État et des gouvernements. Comme au début de nombreuses guerres, l’État et les médias exercent une forte pression en faveur de l’”unité nationale” – tandis que des éléments de “russophobie” ont été attisés par les établissements occidentaux, contribuant à un pic relatif d’attaques et de sentiments anti-russes dirigés contre les Russes ordinaires vivant à l’étranger, en particulier en Europe centrale et orientale. Les partis de gauche et les Verts, auparavant opposés aux exportations d’armes et aux actions militaires de l’OTAN – comme la plupart des élus de gauche de “The Squad” aux États-Unis, les partis de gauche dans les pays nordiques, certaines parties de la gauche travailliste en Grande-Bretagne, Podemos en Espagne – ont maintenant capitulé sur des questions comme le soutien aux sanctions et l’aide militaire de l’OTAN à l’Ukraine. C’est une mesure de leur faiblesse politique et de leur manque de confiance dans les capacités de la classe ouvrière.

    Les terribles souffrances causées par les bombes et les balles russes contribuent à ce que la classe ouvrière éprouve un fort sentiment d’horreur face à ce qui se passe, ainsi qu’un haut niveau de solidarité envers les victimes de la guerre. En Europe de l’Est, en particulier, ce sentiment de solidarité se conjugue à la crainte très réelle que, si Poutine n’est pas contraint de reculer, de telles scènes pourraient engloutir leurs propres pays. Il est compréhensible que, dans ce contexte, l’OTAN et, dans une moindre mesure, l’UE, soient considérées comme offrant une protection importante contre une telle attaque.

    Comme c’est souvent le cas en temps de guerre, les premières phases de ce conflit ont apporté avec elles un certain climat d’”unité nationale” et un renforcement temporaire des gouvernements et des politiciens en place – y compris certains qui étaient jusqu’à récemment sur la corde raide. Il s’agit notamment de Biden, qui doit affronter des élections de mi-mandat difficiles, et surtout de Boris Johnson, qui semble avoir obtenu un sursis face à ce qui semblait être des plans élaborés par son propre parti pour l’évincer. À ce stade, les sondages suggèrent un niveau élevé de soutien aux sanctions. Même lorsqu’on a souligné la possibilité qu’elles entraînent une hausse des prix de l’énergie, 79 % des Américains se sont déclarés favorables à une interdiction des importations de pétrole russe dans un récent sondage. Parallèlement, on tente d’utiliser la guerre pour recadrer l’inflation et la crise du coût de la vie en les attribuant aux “hausses de prix de Poutine”, comme l’a récemment déclaré Biden.

    En outre, de nombreux pays occidentaux sont relativement favorables à un soutien militaire plus développé au régime ukrainien, pouvant aller jusqu’à une “zone d’exclusion aérienne”. En Allemagne, le bouleversement spectaculaire de la politique de défense d’après-guerre du pays, avec Olaf Schulz qui prévoit des dépenses qui pourraient permettre au pays de développer le troisième budget militaire le plus élevé au monde d’ici cinq ans, a été soutenu par jusqu’à 75 % de la population dans les sondages. Cet état d’esprit s’est également reflété dans certaines des très grandes manifestations qui ont eu lieu dans le pays contre le déclenchement de la guerre. Ailleurs, les manifestations relativement modestes qui ont eu lieu aux États-Unis ont souvent vu la population reprendre le slogan “Fermez le ciel” – une référence à la demande de plus en plus militante d’une faction “pro-guerre mondiale 3” du parti républicain (également présente dans de nombreux partis de droite en Europe) pour l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne.

    Cet état d’esprit reflète le sentiment que “quelque chose doit être fait” pour arrêter le bombardement de l’Ukraine, mais il est associé à un manque de compréhension des véritables implications d’une telle intervention. Ses ramifications incluraient la transformation de cette guerre en une confrontation directe entre l’OTAN et la Russie, avec tous les dangers d’une nouvelle escalade (y compris la menace nucléaire).

    En effet, on assiste, pour la première fois, à une pénétration marquée du récit de la nouvelle guerre froide des capitalistes dans la conscience d’une couche importante de la classe ouvrière et moyenne. L’idée (grossièrement hypocrite) d’une division mondiale entre “liberté et état de droit” d’une part et “autoritarisme et tyrannie” d’autre part, exerce une attraction. Ce sera une arme que la classe dirigeante cherchera à déployer pour tenter d’imposer la paix sociale au niveau national. Mais d’importantes luttes ouvrières ont continué à être menées depuis le début de cette guerre. Même à ce stade précoce, il y a de sérieuses limites à l’ambiance d’”unité nationale” que la classe dirigeante tente de créer.

    Parmi les jeunes, il existe toujours une opposition généralisée au militarisme. La colère est immense face à l’incapacité des gouvernements occidentaux à accepter et à prendre en charge les réfugiés ukrainiens. Nombreux sont ceux qui rejettent consciemment les deux poids, deux mesures racistes dans la façon dont sont traités ceux qui fuient la guerre et les persécutions. La peur et l’opposition à l’escalade de cette guerre existent, en particulier dans le contexte de la menace nucléaire imminente. Ce sentiment a le potentiel de devenir beaucoup plus important, voire dominant, selon l’évolution des événements.

    Pendant ce temps, l’atmosphère dans une grande partie du monde néocolonial est tout aussi confuse, bien que d’une manière différente. L’héritage meurtrier de l’impérialisme américain (ainsi que celui de la Grande-Bretagne et d’autres puissances coloniales), que ces puissances tentent de blanchir en dénonçant le rôle de la Russie en Ukraine, continue d’occuper une place importante dans la conscience des travailleurs de nombreux pays, ce qui entraîne une méfiance beaucoup plus profonde à l’égard de l’OTAN, parfois associée à certaines sympathies pro-russes. L’héritage de la précédente guerre froide et les éléments nostalgiques à l’égard de l’ex-URSS jouent également un rôle – comme la position anti-apartheid passée de l’URSS en Afrique du Sud et, plus généralement, son soutien calculé aux mouvements de libération nationale anticoloniaux dans certaines parties du continent. Le traitement raciste des réfugiés noirs et asiatiques par les États ukrainiens et occidentaux, et la différence flagrante de traitement des victimes de guerre par les médias occidentaux par rapport à celles du monde néocolonial, ont aggravé ces sentiments.

    Les forces populistes de gauche, telles que l’EFF en Afrique du Sud, ont adopté une grande partie de la ligne du Kremlin sur le conflit. D’autre part, dans une grande partie de l’Amérique latine, une section importante et influente de la direction du mouvement ouvrier sympathise avec le régime chinois. Tous ces facteurs ont joué un rôle en empêchant le développement d’un mouvement de protestation significatif contre la guerre dans le “sud global”. Lorsque c’est le cas, cela exige que nous expliquions le rôle du régime de Poutine, y compris son caractère pro-capitaliste et anti-communiste, et que nous soulignions le rôle indépendant que peut jouer la classe ouvrière au niveau international.

    L’Afrique est un champ de bataille crucial dans la guerre froide et le conflit impérialiste. Les travailleurs et les pauvres ne doivent pas entretenir d’illusions sur le fait que le régime de Poutine constitue une alternative viable à l’impérialisme occidental en Afrique. La Russie et la Chine sont également des États impérialistes, hostiles à la classe ouvrière, qui alimentent l’instabilité et la guerre dans les pays néocoloniaux. Les effets de la guerre risquent maintenant d’exacerber les pressions existantes, notamment les phénomènes climatiques extrêmes, les économies décimées et les conflits armés qui entretiennent la pauvreté, la polarisation et les migrations de masse.

    Il est important de noter que la guerre menace davantage la sécurité alimentaire en Afrique, car les importantes exportations russes et ukrainiennes de blé, de soja, de maïs et d’autres céréales sont interrompues. L’Égypte, le Nigeria et le Zimbabwe, par exemple, importent entre 50 % et 80 % de leur blé de Russie. La flambée des prix du pétrole et des produits de base offre un terrain fertile aux gouvernements locaux, en alliance avec les puissances impérialistes, pour poursuivre l’accélération de l’extraction des combustibles fossiles et des produits de base, avec désormais une couverture “stratégique” et prétendument “verte” supplémentaire.

    Les conflits armés se poursuivent parallèlement à la destruction des moyens de subsistance pour s’assurer des parts de marché et des profits dans le cadre de la nouvelle “ruée vers l’Afrique” intensifiée par la guerre froide. Cela augmentera encore les migrations à travers le continent, alimentera les crises de réfugiés, le trafic d’êtres humains et pourra intensifier les conflits et les divisions. En Afrique du Sud, les émeutes de la faim de juillet 2021 ont donné un aperçu de la colère bouillonnante des masses, et la nouvelle escalade de la violence xénophobe est un avertissement de la façon dont elle peut être exploitée par la réaction si une alternative politique basée sur un programme socialiste international n’est pas construite de toute urgence.

    Le potentiel d’un mouvement anti-guerre international

    De plus en plus, surtout chez les jeunes, on comprend que sous le capitalisme, nous sommes confrontés à un avenir où le monde sera plus dangereux, où la majorité des gens seront plus appauvris, et dans lequel – de plus en plus – la survie même d’une grande partie de la population mondiale sera mise en danger. Cette compréhension est en partie liée à la réalité économique – elle reflète un profond manque de confiance dans la capacité du système à fournir, même aux habitants des pays capitalistes les plus avancés, des emplois et des logements stables, sans parler de l’augmentation du niveau de vie. À cela s’ajoute désormais, outre la menace d’un effondrement climatique, le danger d’un conflit militaire mondial de plus en plus généralisé et potentiellement nucléaire. Cette peur constituera désormais une part importante de la psyché collective des travailleurs.

    Une telle conscience n’est pas automatiquement révolutionnaire, elle peut engendre le désespoir et le catastrophisme. Mais elle indique que le système capitaliste est profondément miné aux yeux de la classe ouvrière.

    Un mouvement international anti-guerre, reposant sur une opposition plus claire au bellicisme impérialiste de tous bords, est donc toujours implicite dans la situation. Notre rôle est de lutter pour le développement d’un tel mouvement et pour assurer son caractère ouvrier. Cela signifie qu’il faut souligner le rôle potentiel du mouvement syndical dans la mobilisation de rue, ainsi que dans la lutte directe contre l’”effort de guerre”. Un aperçu de ce potentiel a déjà été observé en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Suède – avec des travailleurs refusant de décharger le pétrole russe sur les quais – et en Italie sous la forme d’actions de grève pour protester contre l’invasion du régime russe.

    En même temps, nous reconnaissons que les jeunes sont susceptibles d’être plus facilement mobilisés dans les rues, et d’être la couche la plus ouverte, du moins au début, aux idées socialistes. L’activisme anti-guerre, qui peut également être lié à des questions telles que le changement climatique (autour duquel la colère va croître après l’abandon effectif des précédents engagements de réduction à zéro) et/ou le traitement des réfugiés, peut être un aspect crucial de notre travail au cours de la prochaine période.

    Il en sera de même pour notre travail féministe socialiste, comme en témoignent les nombreuses manifestations du 8 mars, au cours desquelles les slogans anti-guerre et les expressions de solidarité avec les victimes de la guerre en Ukraine ont occupé une place importante. Les femmes seront parmi les plus durement touchées par l’augmentation du coût de la vie, la crise des réfugiés, l’explosion attendue de la traite des êtres humains et de la violence sexiste résultant de la guerre ainsi que par les réductions des dépenses sociales qui accompagneront les augmentations massives des budgets militaires. Cette guerre a également exacerbé les inégalités existantes, notamment l’oppression sexiste en Ukraine et ailleurs. La violence sexiste, qui a déjà augmenté dans le monde entier en raison de la pandémie, est un autre aspect horrifiant de nombreux conflits violents, y compris ceux qui ont eu lieu en Ukraine. Des rapports font état de violences sexuelles en Ukraine actuellement. En outre, les personnes qui fuient l’Ukraine (principalement des femmes et des enfants, les hommes étant empêchés de quitter le pays) sont extrêmement vulnérables aux abus des trafiquants sexuels et des personnes qui cherchent à exploiter les réfugiés pour obtenir du travail gratuit ou des rapports sexuels en échange d’un hébergement. Des rapports indiquent que dès le lendemain du lancement de l’invasion, on a constaté une augmentation notable du nombre de personnes utilisant des termes de recherche tels que “Ukrainian Girls” ou “war porn” sur les principaux sites pornographiques. Les femmes réfugiées sont également très vulnérables à l’exploitation de la main-d’œuvre gratuite ou bon marché dans les foyers, notamment pour les travaux ménagers et les soins. Cette situation a été aggravée par les différents gouvernements qui ont fait de la crise des réfugiés une question individuelle plutôt qu’une responsabilité collective et sociale. En outre, l’augmentation rapide et significative des budgets militaires se fera probablement au détriment d’autres budgets, notamment ceux de la santé et de l’éducation. Une fois encore, ce sont les femmes de la classe ouvrière qui seront touchées de manière disproportionnée, car elles assument déjà la plus grande part de ce travail à la maison.

    A long terme, nous devrions nous attendre à ce que cette guerre, et le conflit inter-impérialiste plus large dont elle fait partie, exacerbe encore plus les contradictions de classe, expose le gangstérisme des capitalistes, et pousse les masses à la lutte car elles sont forcées d’en supporter les coûts. En effet, nous devrions nous attendre à ce que le “renforcement du centre” temporaire qui a été évident dans les premières semaines de la guerre dans les pays occidentaux, cède la place à un courant sous-jacent de polarisation beaucoup plus fort qui sera finalement intensifié par cette crise. Le nouvel âge du désordre présentera des caractéristiques de révolution et de contre-révolution encore plus marquées que la période qui a suivi la grande récession de 2008-9. Il créera des opportunités pour la gauche, y compris pour les marxistes. Dans le même temps, il générera également un espace supplémentaire pour la réaction. De nombreux populistes d'(extrême)-droite, y compris des gens comme Orban et Le Pen, doivent essayer de prendre leurs distances avec leur ancien ami, Vladimir Poutine. Orban a même été contraint d’accepter plus de 180.000 réfugiés ukrainiens, par exemple. Néanmoins, il s’agit en fin de compte d’une situation dont les forces du nationalisme, de l’autoritarisme et du populisme de droite chercheront à tirer profit, de même que l’extrême droite – notamment en Ukraine même.

    À l’Ouest, les politiciens bourgeois de tous bords chercheront à se “surpasser” les uns les autres par rapport à la Russie et, de plus en plus, à la Chine. En Europe de l’Est en particulier, où la montée du nationalisme et, parfois, les conflits nationaux et ethniques, ont été une caractéristique importante du “carnaval de la réaction” qui a suivi l’effondrement du stalinisme, cette guerre donnera une nouvelle impulsion qualitative au nationalisme et à la division. En général, dans toutes les régions du monde, les positions des politiciens et des partis par rapport à la guerre froide revêtiront une plus grande importance politique, y compris au moment des élections.

    Notre programme

    Dans cette situation, notre programme doit donc faire l’objet de discussions et de débats permanents, et être mis à jour régulièrement pour faire face aux événements au fur et à mesure de leur déroulement. Il est essentiel que nous continuions à avoir un programme unifié, dont le cœur est le même quel que soit l’endroit du monde où nous intervenons. Cependant, la présentation exacte de ce programme, et les points sur lesquels nous mettons le plus l’accent, devront inévitablement être ajustés pour s’adapter à la conscience variée qui existe dans différentes parties du monde et parmi différentes couches de la classe ouvrière.

    En particulier, il est vital que dans chaque pays où nous sommes présents, nous incluions de manière proéminente dans tout notre matériel des points qui exposent le rôle de la bourgeoisie nationale du pays dans lequel nous nous mobilisons et son “camp” dans la guerre froide. Dans les pays capitalistes occidentaux, par exemple, l’opposition au militarisme et à l’expansionnisme de l’OTAN doit toujours être un élément central de notre propagande, même si ce n’est pas l’état d’esprit actuel de la masse des travailleurs. Nous nous opposons à toute intervention militaire de la part de l’impérialisme américain et occidental – ce qui inclut l’opposition à la fourniture d’armes par les puissances de l’OTAN à l’armée ukrainienne. En soi, cela augmente la menace d’une escalade plus large du conflit.

    Dans les pays de “l’autre côté” de la guerre froide, et plus généralement dans le monde néocolonial, le rôle sanglant de Poutine, ainsi que du régime chinois, doit inévitablement être au centre de nos préoccupations. Nous devons chercher à éduquer les travailleurs et les jeunes sur la véritable nature des régimes réactionnaires, ultra-nationalistes, racistes, xénophobes et virulemment anticommunistes de Poutine et de Xi, notamment en soulignant leur soutien à la contre-révolution ces dernières années face aux soulèvements de masse au Myanmar, au Kazakhstan et au Belarus. Nous nous opposons au dangereux et rapide renforcement militaire qui a lieu – encore une fois des deux côtés – et ne donnons aucune justification aux actions de l’OTAN, ou à la propre propagande anti-OTAN du régime. Nous exigeons le retrait immédiat des troupes russes d’Ukraine, des troupes impérialistes occidentales d’Europe de l’Est et la dissolution de tous les blocs militaires tels que l’OTAN.

    La célèbre phrase de Karl Liebknecht, selon laquelle “l’ennemi principal est à la maison”, ne signifie pas que nous ne devons pas faire preuve de sensibilité à l’égard de la conscience de la classe ouvrière. Cela ne signifie pas non plus que nous devons ignorer les faits des crimes de guerre très réels du régime de Poutine. Mais cela signifie que, à tout moment et de manière claire, nous devons chercher à mobiliser les travailleurs pour lutter de manière unie, au-delà des frontières, contre leur véritable ennemi. Cela signifie que le rôle de chaque bloc impérialiste doit être impitoyablement exposé – d’abord et avant tout devant ceux qui le subissent le plus directement.

    C’est pourquoi il est important que, de manière habile, nous mettions en évidence le rôle réel des sanctions actuelles qui, loin d’être un moyen d’exercer une pression “pacifique” mais efficace sur Poutine, sont en fait un acte de guerre économique extrêmement brutal qui impactera massivement la classe ouvrière – en Russie mais aussi ailleurs – c’est-à-dire la force sociale même capable de mettre un terme au bain de sang impérialiste en cours. La question de savoir qui fait quoi et pourquoi est toujours pertinente. Nous soutenons toutes les actions des travailleurs contre la guerre et appelons à des grèves et à des blocus pour contribuer à empêcher la livraison d’armes ou d’autres équipements qui seront utilisés pour tuer et mutiler. Nous soulignons également le rôle potentiel de la classe ouvrière russe, en tant que force ayant le pouvoir de mettre fin au règne de Poutine ainsi qu’à son aventurisme militaire.

    En Ukraine, nous soulignons le droit des travailleurs à s’armer par le biais de leur propre organisation. Nous soutenons qu’en fin de compte, ces forces de la classe ouvrière devraient être mobilisées non seulement pour repousser l’armée d’invasion – dont les rangs pourraient être atteints sur la base d’un appel de classe – mais aussi contre le régime réactionnaire de Zelensky ainsi que les groupes d’extrême droite et les milices qui opèrent actuellement sous ce régime. Nous défendons le droit à l’autodétermination pour toutes les nations, ainsi que les droits garantis des minorités. De plus, nous soulignons que toute organisation d’autodéfense de la classe ouvrière devrait nécessairement adopter cette position, à la fois pour rester unie et pour ne pas être vulnérable à la cooptation ou à l’utilisation par des forces hostiles aux intérêts de la classe ouvrière.

    Dans tous les contextes dans lesquels nous travaillons, nous devons de plus en plus lier notre revendication de fin du militarisme aux luttes économiques, sociales et environnementales auxquelles les travailleurs seront confrontés, et à la question du changement socialiste plus largement. Une nouvelle crise et la récession pourraient avoir pour effet de miner temporairement la confiance des travailleurs dans la lutte. Mais néanmoins, la combinaison actuelle d’une inflation élevée, d’une faible croissance et, surtout, d’une classe ouvrière dont l’expérience de la pandémie a mis en évidence l’énorme pouvoir potentiel, ouvrira la voie à de nouvelles et féroces batailles de classe.

    Lorsque les gouvernements saisissent les actifs des oligarques russes, cela peut être utilisé pour souligner le potentiel de nationalisation qui pourrait sauver des emplois ou protéger les travailleurs. Lorsque les dépenses militaires sont augmentées, nous soulignons la façon dont ces ressources pourraient être utilisées pour loger les réfugiés ou augmenter les dépenses pour les services publics. Lorsque des fonds considérables sont injectés dans de nouveaux forages pour les combustibles fossiles, nous soulignons le potentiel qui existerait pour une transition rapide vers les énergies renouvelables sur la base de la propriété publique et de la planification démocratique.

    Enfin, nous soulevons à chaque occasion la réalité que ce n’est que par la prise de pouvoir des travailleurs au niveau international qu’un avenir de guerre, de conflit et de destruction environnementale peut être évité. Nous soulignons donc l’urgente nécessité de forger un véritable parti mondial de la révolution, capable de mener la lutte pour changer le monde.

  • La France des années ’30 – L’explosion révolutionnaire qui aurait pu éviter la Seconde Guerre mondiale


    L’année 2019 avait été appelée « l’année de la colère » : des manifestations de masse avaient éclaté de Santiago à Téhéran en passant par Hong Kong, Paris, Alger, Bagdad,… Cette vague de lutte contre l’injustice sociale et pour la démocratie avait été un temps stoppée par la pandémie, mais il n’a pas fallu longtemps pour que le mouvement Black Lives Matter atteigne en 2020 le niveau de la plus grande mobilisation sociale de l’histoire des États-Unis. La pandémie mondiale a renforcé toutes les contradictions du capitalisme. Les mobilisations sociales impressionnantes se sont imposées dans l’actualité internationale.

    Par Nicolas Croes

    Afin de permettre aux nouvelles générations militantes de dégager la clarté dans le brouillard des événements socio-économiques et politiques d’une période tumultueuse, les éditions Marxisme.be ont décidé d’éditer en français et en néerlandais divers textes de Trotsky consacrés à la France des années’30 sous le titre « Léon Trotsky : Où va la France ? 1934-38 : De la provocation fasciste au potentiel révolutionnaire ».

    Quand tout était possible

    Le plus fameux chapitre de l’histoire française des années ‘30 est sans aucun doute le mouvement de grèves avec occupation d’usines de 1936, ne serait-ce que parce que ce mouvement a posé les bases d’importantes conquêtes sociales telles que la semaine des 40 heures et l’extension des congés payés à tous les travailleurs. Cette grève générale s’est spontanément développée à la suite de la victoire électorale du Front Populaire, une alliance des socialistes (SFIO), des communistes (PCF) et du Parti radical, le parti pivot des gouvernements de l’entre-deux-guerres. L’ambiance était festive dans les entreprises : les travailleurs savaient que leur moment était venu. Le journal « Le Temps », que Trotsky décrivait comme « la bourgeoisie sous forme de journal », décrivait avec horreur comment les ouvriers se comportaient dans les usines : comme s’ils en étaient déjà les maîtres.

    Le retentissement du mouvement dépassa les frontières françaises, il influença notamment la dynamique de la grève générale de juin 1936 en Belgique qui a posé les bases de la sécurité sociale obtenue après-guerre. La réussite du mouvement de masse en France avait le potentiel non seulement de renverser le capitalisme, mais aussi d’approfondir le processus révolutionnaire en Espagne tout en portant un coup décisif au fascisme en Allemagne et en Italie. Cela aurait rendu inévitable le déclenchement d’une révolution politique en Union soviétique contre la dictature bureaucratique stalinienne et en faveur de la restauration de la démocratie ouvrière, cette fois-ci sans que la révolution soit isolée. L’horreur de la Seconde Guerre mondiale n’aurait probablement jamais eu lieu.

    De la provocation fasciste au potentiel révolutionnaire

    Le début des années ‘30 fut marqué par les effets du crash et de la récession de 1929, qui avait durement frappé la France à partir de l’automne 1931. La classe ouvrière, la population rurale et même la classe moyenne vivaient une situation désastreuse. La classe moyenne se détournait de plus en plus du Parti Radical (ou ‘radical-socialiste’), le parti établi du capitalisme. La colère contre la démocratie bourgeoise et le parlementarisme était croissante. Tandis que divers groupes et ligues d’extrême droite prenaient leur envol, l’instabilité politique demeurait vive.

    Le 6 février 1934, l’extrême droite manifesta dans les rues de Paris. La manifestation se termina par de violentes confrontations avec les forces de l’ordre. Le danger représenté par l’extrême droite en France devenait particulièrement évident. Mais la riposte antifasciste ouvrière ne se fit pas attendre et stoppa net le danger fasciste. Elle poussa même le Parti communiste stalinisé (PCF) à abandonner sa position officielle suivant laquelle la social-démocratie (représentée par la SFIO en France) était « social-fasciste ».

    Le PCF abandonna alors le sectarisme qui l’isolait des couches plus larges, mais pour se tourner vers l’opportunisme, l’autre face de la même médaille. Il n’entendait pas construire l’unité révolutionnaire des travailleurs socialistes et communistes, mais adopter une politique de collaboration de classes allant jusqu’à s’allier au Parti radical, au prix de restreindre son programme aux éléments acceptables pour la bourgeoisie. C’est cette approche qui fut à la base de la création du Front populaire. Mais si, pour les staliniens et les socialistes, le but du Front populaire était de mieux gérer le capitalisme tout en empêchant que le Parti radical ne se dirige vers l’extrême droite, de leur côté, les travailleurs et les opprimés avaient voté à gauche dans l’espoir d’un véritable changement. Et ils n’allaient pas tarder à le faire savoir.

    L’explosion révolutionnaire

    La victoire du Front populaire en 1936 a suscité un tel enthousiasme qu’elle a immédiatement conduit à une vague de grèves avec occupation d’usines, ce qui n’était pas du tout dans les intentions des initiateurs du Front Populaire… Avant même que le gouvernement ne soit formé, les occupations d’entreprises s’étendaient à tout le pays. C’est alors que Trotsky écrivit « La révolution française a commencé ».

    De la première occupation le 11 mai au 6 juin, les grévistes étaient devenus un demi-million. Le lendemain, ils étaient un million. La confédération syndicale radicale CGT est passée de 785.000 affiliés en mars 1936 à 4 millions en février 1937. Telle était la puissance du mouvement. La situation portait en elle des éléments de double pouvoir : à côté des institutions officielles du capitalisme, de plus en plus contestées, se développaient des organes de pouvoir des travailleurs.

    Quand, le 6 juin, le gouvernement de Léon Blum (SFIO) obtint la confiance du Parlement, dans la rue, les masses avaient accordé leur confiance aux occupations et aux comités de grève. Le 8 juin, les représentants de 33 comités de grève de la région parisienne se réunirent pour créer un comité central de grève chargé de coordonner la lutte. Trois jours plus tard, lors de leur assemblée générale, ils ont réuni les représentants de 243 entreprises de la région parisienne. À cette époque, il y avait déjà 1,2 million de grévistes, alors que la grande majorité de la population était encore active dans l’agriculture. Le nombre de grévistes atteindra finalement 1,8 million et plus de 9.000 entreprises seront occupées.

    Face au mouvement de masse, le gouvernement du Front Populaire et le patronat ont tout d’abord tenté d’enrayer la dynamique de lutte par d’importantes concessions : réduction du temps de travail de 48 à 40 heures par semaine, deux semaines de congés payés, augmentation des salaires dans le secteur privé comprise entre 7 et 12 %,… C’était impressionnant, mais c’était bien en dessous de ce que permettait la situation. Devant l’échec de sa tentative d’arrêter le mouvement avec des concessions, Blum mobilisa l’armée et la police de manière à intervenir à Paris si nécessaire. De son côté, le 11 juin, le dirigeant du PCF Maurice Thorez déclarait « Il faut savoir terminer une grève », en mettant en garde les travailleurs de ne pas effrayer la petite bourgeoisie et de ne pas faire tomber le gouvernement. Les partis ouvriers et leurs partenaires dans les sommets syndicaux ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher le mouvement révolutionnaire de mener au renversement du capitalisme.

    Comme l’avait souligné Trotsky, les ouvriers furent incapables de reconnaître l’ennemi puisqu’on «l’avait déguisé en ami. » En l’absence de direction et de mots d’ordre clairs, le mouvement de grève finit par se vider de son sang et s’épuiser. De son côté, une fois ressaisi, le patronat ne ménagea aucun effort pour revenir sur chaque concession arrachée par le mouvement de masse.

    « Une révolution qui cesse d’avancer est condamnée à refluer » (Daniel Guérin)

    Dans son remarquable – mais inégal – témoignage des événements, Front populaire, une révolution manquée, Daniel Guérin écrivit « C’est Trotsky qui, le premier, a salué les grèves françaises avec occupation d’usines comme le commencement d’une révolution. » En dépit de profonds désaccords, l’écrivain militant qui deviendra un théoricien de l’anarchisme ne cache pas son admiration pour le révolutionnaire russe, ni d’ailleurs ses regrets : « De cette expérience je devais tirer, en définitive, une leçon. Mais avec un certain retard. Mais trop tard. Car à ce moment-là le raz-de-marrée aura depuis longtemps reflué. Dans le feu de la lutte, je n’avais guère eu le temps de méditer, ou peut-être même de lire, le lumineux article de Trotsky qui parut le 12 juin, dans le numéro, saisi, de La Lutte ouvrière. Le précédent historique des soviets de députés ouvriers y était évoqué. D’atelier en atelier, d’usine en usine, de quartier en quartier, de ville en ville, il appelait les comités ouvriers à établir entre eux une relation étroite, pour aboutir à un congrès de tous les comités de France. Tel était le nouvel ordre qui devait remplacer l’ancien. »

    Avec le soutien du PCF, la politique du gouvernement du Front populaire est finalement strictement restée dans le cadre du capitalisme. Régulièrement, le PCF a réclamé des mesures plus radicales, comme un impôt sur les grandes fortunes ou le soutien aux Républicains espagnols, mais cela s’est essentiellement limité à des appels restés sans suite, avant de voter au Parlement en faveur du maintien du Front populaire et donc de la politique menée, y compris dans les colonies où l’attitude du Front populaire s’est résumée à la défense inconditionnelle de l’Empire colonial français.

    Dans son Histoire de la Révolution russe, Trotsky remarque que : « Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant, le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur. » Ce qui a finalement manqué à l’époque, c’était l’existence d’un parti révolutionnaire armé d’un programme correct et disposant de la confiance de l’avant-garde du mouvement ouvrier pour porter le mouvement jusqu’à sa conclusion la plus favorable aux travailleurs. C’est pour aider à surmonter cette faiblesse pour les combats futurs que nous avons réédité « Où va la France ? »

  • [HISTOIRE] L’Ukraine entre impérialisme, révolution et autodétermination

    Jusqu’à la Révolution russe, en dépit du fait que cette nationalité disposait de sa propre langue et de sa propre culture, les Ukrainiens étaient sous la domination étrangère des tsars russes et, dans l’ouest de l’Ukraine (où ils étaient appelés “Ruthènes”), sous celle de l’Autriche-Hongrie. L’ukrainien était principalement une langue paysanne. Vers la fin du XIXe siècle, un mouvement national a émergé, en particulier dans l’ouest de l’Ukraine.

    Dossier de Marcus Hesse (SAV, ASI-Allemagne)

    Dans la Russie tsariste, la langue et la culture ukrainienne étaient réprimées dans l’objectif de forcer l’assimilation à la nation russe. Le mouvement ouvrier en Ukraine était principalement basé dans la région industrielle du Donbass et dans les grandes villes, où le russe était la langue prédominante. Après la Première Guerre mondiale et au cours de la révolution de 1917, la possibilité de créer un État ukrainien indépendant s’est présentée. Les bolcheviks ont soutenu ces efforts parce qu’ils défendaient la fin de la domination de la Grande Russie ainsi que le droit à l’autodétermination des nations opprimées en tant que conditions préalables à une union volontaire des peuples.

    La révolution et la guerre civile

    En 1917, une République populaire ukrainienne indépendante fut proclamée. Cependant, contrairement à la situation en Russie, les forces nationalistes bourgeoises y étaient politiquement dominantes. En même temps, la classe ouvrière constitua des républiques soviétiques locales. Le centre de la première grande république soviétique d’Ukraine fut la ville de Kharkiv. Initialement, le pouvoir soviétique ne put tenir que peu de temps à Kiev. En parallèle, l’ouest de l’Ukraine (autour de la région de Lviv) devint une partie du nouvel État national polonais. Le gouvernement polonais adopta des mesures extrêmement répressives contre toute tentative d’autonomie.

    La guerre civile russe fit rage dans le centre et l’est de l’Ukraine. Durant trois ans, la région devint l’un des théâtres les plus sanglants et les plus chaotiques de la guerre. À l’automne 1918, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie occupèrent une grande partie du pays, combinant leur pillage avec un soutien aux groupes nationalistes ukrainiens. En même temps, des troupes « blanches » contre-révolutionnaires combattirent l’Armée rouge. Les anarchistes dirigés par Nestor Makhno contrôlèrent eux aussi une partie du pays. Entre 1917 et 1920, la seule ville de Kiev changeât de mains 14 fois.

    Sur le territoire de l’armée blanche du général Denikine et sous celui du nationaliste Petlioura, des pogroms ont eu lieu contre la population juive. Ils firent environ 100.000 morts et provoquèrent un exode massif de Juifs. En fin de compte, l’Armée rouge est parvenue à s’affirmer à grands frais contre les différentes forces réactionnaires.

    Le pouvoir soviétique et l’autodétermination

    Le premier gouvernement soviétique fut de courte durée et reposait principalement sur les travailleurs urbains russophones. Ce n’est qu’en 1920/21 que les bolcheviks réussirent à prendre le contrôle permanent de l’ensemble de l’Ukraine. Les derniers “blancs” furent battus en Crimée en 1920. Un changement de politique à l’égard des petits et moyens agriculteurs joua un rôle important à cet égard. En fusionnant avec les sociaux-révolutionnaires borotbistes, les bolcheviks purent accroître leur influence. Durant un certain temps, deux partis communistes (PC), l’un ukrainien et l’autre russophone, coexistèrent jusqu’à ce qu’un parti commun soit formé. Une politique d’orientation vers l’autonomie ukrainienne fut introduite par Lénine et Trotsky dans les années 1920, avec une promotion de la langue et de la culture ukrainienne. Le nom de cette politique de nationalité était « Korenizacija ».

    De cette manière, l’Ukraine soviétique su également avoir un attrait sur les régions de l’ouest de l’Ukraine, où les Ukrainiens continuèrent à subir l’oppression nationale. Un puissant mouvement national s’y développa, lequel se scinda bientôt en une aile gauche, prosoviétique et une aile droite. Le futur fasciste, criminel de guerre et collaborateur nazi Stepan Bandera, aujourd’hui considéré comme un héros national dans certaines parties de l’Ukraine, est issu de cette dernière tradition.

    Au cours de la bureaucratisation du régime sous Staline, l’autonomie fut de nouveau restreinte par le pouvoir central de Moscou. Ainsi, dans les années 1930, des dirigeants du PC ukrainien furent démis de leurs fonctions en raison de leur supposé nationalisme ukrainien et soutien aux courants d’opposition.

    La collectivisation forcée et la famine

    Après que Staline ait préconisé des concessions aux riches paysans (koulaks) pendant des années, une crise céréalière conduisit à un violent revirement à partir de 1928. Le gouvernement de Staline se concentra sur l’industrialisation accélérée et la collectivisation de l’agriculture. Les années qui suivirent furent marquées par la collectivisation forcée de l’agriculture. Ceci provoqua de nouveaux conflits de type guerre civile entre l’État et la paysannerie. En 1932-33, cette politique combinée à de mauvaises récoltes fit éclater la famine dans de nombreuses régions de l’Union Soviétique. Celle-ci fit jusqu’à cinq millions de morts. L’Ukraine fut particulièrement touchée, tout comme le sud de la Russie, la Sibérie et le Kazakhstan.

    Depuis l’effondrement de l’URSS, la famine de 1932-33 est devenue un point de référence central pour la conscience nationale ukrainienne. Les tendances de droite ont inventé le terme « Holodomor » (« mort de faim »). Ce n’est pas par hasard si ce terme évoque l’Holocauste nazi. Cette assimilation est voulue et s’est progressivement normalisé dans l’usage courant de la langue. Il s’agit de suggérer que la direction stalinienne a délibérément crée la famine pour frapper la nation ukrainienne. Les gouvernements ukrainien et américain parlent de « génocide ».

    Historiquement, la thèse selon laquelle la famine a été délibérément provoquée n’est pas tenable. Alors que la faim a frappé particulièrement durement les régions habitées par les Ukrainiens, elle a également frappé les Russes de souche. Il ne fait aucun doute que la politique de collectivisation forcée a contribué à la catastrophe. Ce qui fut particulièrement criminel, cependant, fut la politique de Staline consistant à nier et à dissimuler officiellement l’existence de la famine. Cela montre la différence avec les politiques de Lénine et de Trotsky. Ceux-ci ne restèrent nullement silencieux face à la famine de 1921/22 qui suivit la guerre civile en faisant appel au monde pour de l’aide humanitaire.

    L’invasion nazie, la collaboration et la lutte partisane

    La famine et les purges des années 1930 portèrent atteinte à la popularité de l’État soviétique. À partir des années 1930, Trotsky, en exil, plaida pour le droit de l’Ukraine à la sécession nationale. Lorsque l’Union soviétique annexa l’ouest de l’Ukraine polonaise à l’automne 1939 – dans le cadre du pacte Hitler-Staline – des millions d’Ukrainiens qui faisaient auparavant partie de la Pologne passèrent sous contrôle soviétique. Mais dès juin 1941, la Wehrmacht envahit ces contrés récemment acquises par l’Union soviétique. La guerre fasciste de “race”, une guerre d’anéantissement, commença de plein fouet. L’Ukraine devint la scène centrale de l’extermination planifiée des Juifs. Le massacre dans la vallée de Babyn Yar près de Kiev devint le symbole de cette campagne d’anéantissement. Lors du plus grand massacre de la Seconde Guerre mondiale, la Wehrmacht allemande abattit plus de 33.000 Juifs en seulement deux jours.

    Les nationalistes ukrainiens, mais aussi de nombreux simples paysans, accueillirent d’abord la Wehrmacht en « libératrice ». Un mouvement collaborationniste se forma sous Bandera devenant une partie active de la machinerie d’extermination nazie. Comme pendant la guerre civile russe, l’antisémitisme et l’anticommunisme allaient de pair. Finalement le mouvement de Bandera entra en conflit avec les nazis parce que ceux-ci n’étaient en aucun cas disposés à autoriser un État ukrainien indépendant. Toutefois, cela n’exonère en rien les adeptes de Bandera de leurs crimes historiques. D’autant plus que leur quête pour un futur État ukrainien ethniquement pur les mit également en conflit avec la minorité polonaise en Ukraine de l’Ouest. En Volhynie et dans l’est de la Galice, ils massacrèrent jusqu’à 100.000 civils polonais. Des milliers de civils Ukrainiens furent tués lors des représailles polonaises.

    Les occupants fascistes allemands exercèrent également un règne de terreur sur les Ukrainiens de souche et le pays fut soumis à un pillage systématique. Pendant la guerre, deux millions d’Ukrainiens furent déportés en Allemagne comme travailleurs forcés. Un mouvement partisan se forma contre le régime nazi et après des années de combats sanglants libéra le pays aux côtés de l’Armée rouge. Le rôle de Staline à cette occasion fut tout sauf glorieux : il répondit à la collaboration d’environ 22.000 nationalistes tatars de Crimée avec les Allemands par la déportation de l’ensemble de ce groupe ethnique musulman, 180.000 personnes au total, vers l’Asie centrale.

    De la guerre à la fin de l’Union soviétique

    Entre 1945 et la mort de Staline, il y eut à nouveau de grandes vagues de purges, qui frappèrent de nombreux anciens combattants antifascistes. Après 1945, de nombreux collaborateurs ukrainiens se réfugièrent à l’étranger. Munich devint un lieu d’exil important car l’establishment bavarois conservateur créa un climat politique favorable à ces forces. Malgré cela, en 1959, le criminel de guerre Bandera y fut abattu par des agents du KGB. Après 1991, il deviendra le « héros » des nouveaux nationalistes ukrainiens.

    En 1954, Khrouchtchev décida de céder la Crimée russophone, qui appartenait à la Russie, à la République soviétique d’Ukraine sans demander l’avis de la population. Le retour en Crimée à tous les Tatars de Crimée déportés par Staline ne sera permis qu’en 1988. Leurs descendants sont les principaux opposants à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, entraînant des tensions ethniques dans la péninsule.

    Les conflits nationaux s’apaisèrent jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique. Mais à partir de 1991, avec la formation de l’Ukraine en tant qu’État-nation et avec la réintroduction du capitalisme avec toutes ses conséquences (pauvreté, chômage, inégalités sociales), ils revinrent à la surface. Avec les conflits actuels, ils apparaissent au grand jour.

  • Inflation. Il faut une riposte à la hauteur de l’enjeu !

    Image : pixabay

    Face à l’inflation galopante, les capitalistes tentent d’utiliser l’argument de la concurrence pour sauvegarder leurs profits au détriment des salaires. Ce n’est qu’un prétexte pour renchérir la guerre de classe en faveur du monde patronal.

    Par Jeremy (Namur)

    Dans l’édition précédente de Lutte Socialiste, nous étions revenus en profondeur sur les causes de l’inflation, qui dépasse de très loin le simple cadre de l’énergie. Le chaos règne sur les chaînes d’approvisionnement internationales, en raison des troubles liés à la pandémie, mais aussi de l’instabilité politique et des tensions interimpérialistes croissantes, au premier rang desquelles la concurrence économique et la « nouvelle guerre froide » entre la Chine et les USA. L’inflation n’est pas prête de disparaître et avec elle menacent une crise massive de la dette, une chaîne de défauts de paiement et de faillites et une profonde récession économique.

    La concurrence à la rescousse ?

    Le président américain Joe Biden déclarait en juillet dernier : « Je suis un capitaliste fier. J’ai passé la plupart de ma carrière à représenter l’état corporatif du Delaware. Mais laissez-moi être très clair : le capitalisme sans concurrence n’est pas du capitalisme, c’est de l’exploitation. Sans une concurrence saine, les grands acteurs peuvent faire payer ce qu’ils veulent et vous traiter comme ils le veulent, cela signifie accepter une mauvaise affaire pour des choses dont on ne peut pas se passer. » La solution parait donc évidente : plus de concurrence.

    Ce mauvais sketch n’est pas neuf. On l’a déjà vu à l’œuvre pour justifier la destruction du service public. Personne n’est dupe ; la flambée des prix de l’énergie démontre avec éclat que la compétition entre les fournisseurs ne fait pas baisser les prix.

    Début février, la CREG révélait que les centrales à gaz ont enregistré collectivement un bénéfice opérationnel de 353 millions € (le plus grand bénéfice depuis 15 ans). Les entreprises gazières privées ont profité de la forte augmentation du prix du gaz pour vendre leurs stocks plus chers qu’ils ne les avaient achetées. Avec l’argent de la vente, ils ont ensuite acheté l’électricité qu’ils s’étaient engagés à fournir à leurs clients et à d’autres opérateurs, contribuant ainsi à faire monter encore les coûts de l’électricité pour tous en dégageant les marges citées plus haut.

    Des troubles sociaux inévitables

    Les périodes de forte inflation ont toujours été des champs de bataille importants dans l’histoire de la lutte des classes. Cette année 2021 a d’ailleurs commencé par un soulèvement de masse réprimé dans le sang avec l’aide de l’impérialisme russe au Kazakhstan à la suite du doublement soudain du prix du gaz. Le nouvel âge du désordre dans lequel nous sommes entrés pourrait bien connaître rapidement des mouvements sociaux qui éclipseraient par leur ampleur le mouvement des Gilets jaunes en France en 2018.

    En 2008, l’augmentation des prix des denrées alimentaires (essentiellement en raison d’une spéculation découlant de la crise économique) avait conduit à un cycle « d’émeutes de la faim » en Afrique, à Haïti, en Asie (Indonésie, Philippines, etc.), et en Amérique latine (Pérou, Bolivie, etc.). La répétition d’un tel scénario, surtout en période de pénurie créant de nombreuses opportunités spéculatives, est parfaitement imaginable. L’augmentation des prix avait également joué un rôle clé dans la vague de mobilisations de masse en Afrique du Nord et au Moyen-Orient en 2010-2011 qui avait commencé avec les révolutions qui ont mis fin aux règnes des dictateurs Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte. En 2019, année où les soulèvements de masse ont parcouru le monde, le thème avait été au centre de la révolte en Équateur, au Soudan et ailleurs.

    C’est donc avec un certain désespoir que les économistes libéraux se bousculent dans les matinales de radio pour nous expliquer qu’il ne faudrait pas revendiquer d’augmentation de salaire en expliquant que cela conduirait mécaniquement à plus d’inflation. Rien n’est plus faux. En vérité, une entreprise capitaliste qui subit une pression pour augmenter les salaires dispose toujours d’une autre option (qu’elle s’échine à tenir secrète): celle de diminuer ses profits.

    Une offensive contre nos salaires est en préparation

    Pris au niveau de la société dans son ensemble, cela revient à augmenter la part de la redistribution de la richesse produite en direction des travailleurs, au détriment des capitalistes (par les cotisations ou la part de l’impôt qui finance les services publics). Il faut garder cette idée en tête pour évaluer des propositions comme celle de réduire la TVA sur l’électricité de 21 % à 6 % entre les mois de mars et juin 2022.

    En tant qu’impôt sur la consommation, s’appliquant de la même façon à tous les niveaux de revenus, la TVA est une taxe injuste. Cependant, il y a fort à parier que son abaissement provisoire ne soit pas motivé par un sentiment de justice, ni même de générosité. Au début février, l’économiste Philippe Defeyt (Ecolo) de l’Institut pour un développement durable a calculé que la baisse de la TVA allait retarder le deuxième basculement d’index anticipé pour l’année 2022 : « Soit six mois de “perte” de pouvoir d’achat pour tous les ménages qui bénéficient du mécanisme de l’indexation : ils gagneraient davantage d’argent avec une facture d’électricité plus élevée » (Le Soir, 7 février).

    La menace d’un saut d’index est également agitée par le patronat. Pieter Tiemermans, le patron de la FEB, écrivait récemment : « L’indexation n’est pas payée par Saint-Nicolas, mais par les entreprises qui doivent en supporter le coût en performant encore plus ou en appliquant des hausses de prix. C’est pourquoi (…) nous devons respecter scrupuleusement la loi de ’96. » Et il ajoutait « Si nous n’intervenons pas aujourd’hui, la Belgique redeviendra le canard boiteux de l’Europe. » Une phrase qui illustre à merveille l’instrumentalisation de la concurrence par le patronat pour casser les salaires.

    En son temps, Karl Marx avait déjà été amené à débattre de l’inflation au sein de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT, la Première Internationale). Sa contribution publiée ensuite dans son livre Salaires, Prix, Profits montre avec brio pourquoi ce ne sont pas les salaires qui tirent les prix vers le haut, mais bien le contraire ! Et ce toujours à l’issue d’une lutte farouche des travailleurs pour récupérer ce qui leur est dû. L’indexation automatique – « l’échelle mobile des salaires » dans le Programme de transition de Trotsky – est une épine dans le pied des capitalistes et sa défense un enjeu majeur pour la classe travailleuse.

    Une riposte socialiste

    La classe travailleuse doit répondre avec un programme offensif. L’indexation automatique des salaires doit être maintenue et rétablie dans sa version pré-1994, avant l’introduction de l’indice « santé » qui ne tient pas compte de l’augmentation des coûts du carburant. En plus de la suppression de la TVA sur les produits de première nécessité, il est plus que temps d’imposer un salaire minimum de 14 €/h. Il faut également abolir immédiatement la loi de ‘96 sur le contrôle des salaires, afin de permettre de vraies négociations dans toutes les branches qui ont réalisé des profits pendant la crise. Cela doit passer par une ouverture des livres de compte de toutes les entreprises à leurs salariés et par l’imposition d’une taxe sur les profiteurs de crise de façon à financer le réinvestissement dans les filières productives.

    Pour mettre un terme à l’explosion des prix de l’énergie, l’allégement temporaire de la TVA ne peut être suffisant. Il faut réclamer immédiatement la nationalisation de tout le secteur sans compensation. La crise combinée de l’inflation et du coronavirus nous donne également un avant-goût de la violence de ce qui est à venir si l’on compte sur les mécanismes de marché pour s’ajuster aux crises écologiques produites par le réchauffement climatique. Y faire face ne nécessite rien de moins que la nationalisation immédiate du secteur bancaire pour piloter une transition énergétique juste et respectueuse de l’environnement, avec la création d’emplois stables et bien payés pour l’isolation des bâtiments, des investissements massifs dans les services publics, et un accès au crédit à bon marché pour le logement et les entreprises durables.

    Finalement, il faut bien comprendre que l’inflation n’est pas étrangère au capitalisme, il s’agit d’une de ses conséquences naturelles, tout comme l’existence de monopoles privés. En effet, si la classe capitaliste dans son ensemble ne jure que par les vertus de la concurrence comme remède, au niveau de leurs affaires individuelles les capitalistes la détestent ! Le protectionnisme, les droits exclusifs d’exploitation, ainsi que les brevets sur les inventions et les médicaments sont autant de contournements légaux pour échapper à la concurrence. Aussitôt sur le marché, les capitalistes individuels n’aspirent qu’à devenir des monopolistes en rachetant les plus petites entreprises concurrentes. Pour se débarrasser définitivement de ses effets néfastes, il faut lutter pour sortir de ce mode de production et le remplacer par la planification socialiste et démocratique de l’économie.

    Les problèmes majeurs auxquels nous sommes confrontés, insolubles dans le cadre de la société capitaliste, stimuleront la recherche de solutions plus radicales. Les forces populistes de droite tenteront d’exploiter ce phénomène. Il serait illusoire de penser que le réformisme ou le « populisme » de gauche puissent y répondre. Seule une attitude sérieuse en matière d’analyse, de perspectives, de programme et d’organisation peut offrir une issue socialiste internationaliste à la décadence du capitalisme.

  • Aux origines du 8 mars – Clara Zetkin, figure du féminisme socialiste international

    Clara Zetkin demeure une figure inspirante dans l’histoire du socialisme et de la lutte pour l’émancipation des femmes. Ayant vécu au milieu du 19e siècle jusque dans les années ‘30, elle a participé à des événements historiques et politiques marquants. Elle a bravé les interdictions sociales et politiques pour stimuler les femmes de la classe ouvrière à se politiser et à s’organiser. Elle est également l’une des initiatrices de la Journée internationale de lutte pour l’émancipation des femmes du 8 mars.

    Par Laura (Bruxelles)

    Clara naît en Allemagne en 1857 au sein d’une famille aisée. Vivant dans une région tournée sur l’industrie textile, elle est rapidement confrontée à la misère des paysannes et tisserandes, ce qui la conduit à s’intéresser aux conditions de vie des femmes et aux luttes sociales. Pendant ses études d’enseignante, elle participe à des réunions de femmes allemandes militant pour l’éducation et l’accès au droit de vote des femmes.

    Plus tard, elle découvre les idées marxistes et fréquente les cercles ouvriers socialistes. Elle y rencontre son premier compagnon, Ossip Zetkin. Elle rejoint en 1878 le Parti socialiste ouvrier allemand alors que les nouvelles “lois socialistes” interdisent toutes activités politiques socialistes. Malgré le travail clandestin, les idées féministes et socialistes de Zetkin la mènent à écrire des publications engagées. Elle devient rapidement une figure influente parmi les ouvrières en Allemagne.

    Suivant son compagnon expulsé d’Allemagne, elle s’installe à Paris où ils ont deux enfants, connaît la pauvreté et découvre le poids de la double journée de travail vécue par de nombreuses femmes. En 1889, à la mort de son compagnon, elle se retrouve seule avec deux enfants à charge et doit cumuler plusieurs emplois pour subvenir à leurs besoins.

    Lutte pour l’indépendance financière

    Cette expérience renforce sa position sur l’importance du travail salarié des femmes. Elle place au centre de son combat pour l’émancipation des femmes la lutte pour leur indépendance économique. Même si le sujet avait déjà été soulevé par Marx, cette idée reste alors controversée au sein des organisations de gauche. Le travail des femmes est considéré par beaucoup comme une concurrence au travail des hommes entraînant une baisse des salaires et dégradant les conditions de vie.

    Dans ce contexte, convaincre les organisations de la classe ouvrière de l’importance du travail des femmes – et de leur organisation syndicale et politique – a été le combat de Clara Zetkin. En 1889, elle écrit “Il n’est pas permis à ceux qui combattent pour la libération de tout le genre humain de condamner la moitié de l’humanité à l’esclavage politique et social par le biais de la dépendance économique.”

    Organiser les travailleuses, la place des femmes est dans la lutte !

    Malgré une résistance dans les directions des partis ouvriers, Clara Zetkin développe des stratégies spécifiques pour organiser les femmes au sein du mouvement socialiste. Lors du Congrès de fondation de la Deuxième internationale (1889), elle annonce sa position : “L’émancipation des femmes implique une modification complète de leur position sociale, une révolution de leur rôle dans la vie économique.” Convaincue que la libération des femmes n’est possible qu’avec la construction d’une société socialiste, elle défend également l’idée que le socialisme ne peut exister sans implication des femmes dans les luttes.

    De retour en Allemagne après la suppression des “lois socialistes”, elle fonde un journal appelé “L’Égalité”. Afin de contourner l’interdiction pour les femmes d’adhérer à un parti politique en Allemagne, elle construit une structure alternative gravitant autour du parti pour organiser les femmes socialistes.

    Son combat ne se limite pas à l’Allemagne. À partir de 1907, elle organise avant les Congrès de l’Internationale socialiste, des Conférences internationales des femmes, permettant de développer des revendications et des stratégies pour la construction des organisations socialistes parmi les femmes. C’est ainsi que la revendication du suffrage universel – y compris pour les femmes – est mise à l’ordre du jour du mouvement socialiste tout comme l’organisation d’une Journée internationale de lutte pour les droits des femmes.

    Pour un féminisme socialiste, pas d’alliance possible avec le féminisme bourgeois

    Clara Zetkin ne prône pas l’unité des femmes contre les hommes. Pour elle, il n’y a pas d’alliance possible avec les organisations féministes bourgeoises qui visent principalement à obtenir les mêmes droits que les hommes de leur classe sociale. Pour elle, la question de l’émancipation des femmes fait partie intégrante de la question sociale et la libération des travailleuses n’est possible que par une transformation fondamentale de la société. Socialiste convaincue, Zetkin veut construire l’unité de la classe ouvrière pour permettre ce changement.

    À l’origine du 8 mars

    Les origines du 8 mars sont aujourd’hui méconnues. Cette journée trouve ses sources dans le mouvement féministe socialiste. Lors de la 2e Conférence internationale des Femmes socialistes en 1910 (en référence à une manifestation de masse d’ouvrières textile à New York le 8 mars 1908), Clara Zetkin et les autres participantes votent une résolution sur l’organisation annuelle d’une Journée internationale des femmes avec comme objectif de construire l’influence du féminisme socialiste. La première a lieu le 19 mars 1911 en hommage aux mouvements de grèves d’ouvrières du textile aux États-Unis luttant pour une diminution du temps de travail et de meilleures conditions de travail, l’abolition du travail des enfants, un salaire égal à celui des hommes et le droit de vote.

    Lutte contre la guerre et contre le fascisme

    En 1915, alors que différents partis socialistes ont abandonné leurs positions internationalistes, Clara Zetkin organise une Conférence internationale des femmes pour s’opposer à la guerre. Mais la faillite du mouvement socialiste à s’opposer à la guerre décide Clara à rejoindre Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht dans la création d’une nouvelle organisation révolutionnaire en Allemagne et plus tard du Parti communiste allemand. À la suite de la révolution russe de 1917, elle participe également à la construction de la 3e Internationale, notamment dans son secrétariat international des femmes.
    Elle consacre la fin de sa vie à la lutte contre le fascisme. Âgée de 75 ans, son dernier discours appelle à l’unité de tous les travailleurs et les travailleuses pour combattre ce fléau. Elle meurt le 20 juin 1933.

    Clara Zetkin, source d’inspiration pour les luttes d’aujourd’hui

    Son infatigable combat pour lier les luttes pour l’émancipation des femmes aux luttes sociales de l’ensemble de la classe ouvrière reste pour nous un exemple à suivre. Tout comme Clara Zetkin, nous pensons qu’il ne peut y avoir de réelle émancipation des femmes dans un système capitaliste qui privilégie les profits d’une minorité face aux intérêts de la majorité de la population.

    C’est pourquoi nous serons présent.e.s le 8 mars dans les rues pour reconstruire cette tradition de lutte et défendre notre programme – alliant revendications sociales et féministes – visant l’émancipation des femmes et celle de toute la classe ouvrière. Nous serons dans les rues pour dénoncer chaque forme de discrimination et leur utilisation pour diviser la majorité de la population au profit des plus puissants. Nous y défendrons la nécessité d’une société basée sur les besoins et les capacités de chacun : une société socialiste.

  • Journée internationale de lutte pour les droits des femmes 2022 – Déclaration du réseau socialiste international ROSA

    En 1917, les femmes de la classe ouvrière ont déclenché la Révolution russe qui a mis fin à la Première Guerre mondiale. Organisons-nous pour répéter cette expérience ! Les féministes socialistes du monde entier vont organiser des manifestations, des débrayages et des grèves contre la guerre impérialiste et exposer ainsi une fois de plus la brutalité de l’oppression et de l’exploitation capitalistes.

    À la veille du 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes travailleuses, la campagne ROSA International Socialist Feminists (dont la Campagne ROSA est la section belge) et Alternative socialiste Internationale (dont le PSL/LSP est la section belge) appellent les femmes de la classe travailleuse du monde entier à entrer en action contre la guerre, contre l’exploitation, contre l’oppression et contre le système qui les sous-tend : le capitalisme !

    Comme si les femmes de la classe ouvrière n’avaient pas déjà assez de raisons de lutter contre les difficultés qui pèsent sur leurs épaules, la nouvelle «Guerre froide» entre les États-Unis et la Chine pour la domination mondiale devient en un conflit militaire «chaud». C’est le cas actuellement avec l’agression et la guerre horrible menée par le régime russe en Ukraine. Il s’agit d’une autre menace existentielle pour la classe ouvrière.

    La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. C’est le résultat de l’accentuation des tensions impérialistes qui s’opère brutalement aux dépens du peuple ukrainien. Mais la guerre est aussi la «sage-femme» ou l’accoucheuse de la révolution. Et bien que celle-ci semble lointaine pour le moment, nous gardons à l’esprit les nombreux exemples de femmes de la classe ouvrière qui se sont soulevées et se sont organisées contre la guerre.

    Non pas parce que les femmes seraient plus pacifiques par nature, comme le prétendent de nombreuses politiciennes pro-capitalistes des nations impérialistes bellicistes. Mais parce que les travailleuses sont brutalement affectées par la guerre. Alors qu’elles sont confrontées à la perspective de devoir faire le deuil de leur partenaire ou de leurs fils appelés à se battre au front, elles sont chargées de faire fonctionner la société tout en étant confrontées à la faim et aux difficultés pour elles-mêmes et leurs enfants. Les femmes des zones de conflit militaire savent aussi d’expérience qu’elles font face à la menace des violences sexuelles utilisées comme arme de guerre pour démoraliser le camp ennemi.

    Dans la guerre actuelle, le décompte des morts civils a déjà commencé. Réveillé au son des roquettes et des tirs au petit matin du 24 février, le peuple ukrainien est pris entre des forces impérialistes qui se battent pour la domination du monde. Cette situation survient après des semaines de préparation et d’encouragement à la guerre de la part de la Russie, de l’OTAN et des États-Unis. Déjà victimes des difficultés économiques et de la corruption de leur propre élite dirigeante, les Ukrainiens et les Ukrainiennes n’ont pas eu leur mot à dire dans le conflit qui a conduit à cette guerre. Toutes ces personnes n’auront qu’à en subir les conséquences : l’explosion des prix de la nourriture et de l’énergie et des victimes à pleurer.

    Le cri de ralliement pour la paix résonne fortement dans toute la région. Des protestations immédiates contre les guerres ont commencé, notamment en Russie. Il n’est pas surprenant que le régime réactionnaire de Vladimir Poutine ait répondu par une répression sévère. Ces dernières semaines ont rendu évident qu’aucun espoir de paix ne saurait venir des élites dirigeantes des nations capitalistes ou des organisations internationales comme l’ONU et l’OTAN. La lutte pour la paix ne peut venir que de la classe ouvrière elle-même.

    Les femmes, fer de lance du mouvement anti-guerre

    Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que des femmes socialistes ont dû combattre une guerre impérialiste. En 1915, elles ont organisé la première conférence socialiste internationale contre la Première Guerre mondiale, en réunissant des socialistes de Russie, de Pologne, d’Allemagne, de Suisse, d’Italie, des Pays-Bas, de France et de Grande-Bretagne au-delà des lignes de front. À cette époque, les protestations et les émeutes menées par les femmes contre l’inflation et la guerre avaient déjà commencé à éclater dans un certain nombre de pays belligérants.

    Leur manifeste disait: « Quel est le but de cette guerre, qui vous inflige de si terribles souffrances ? On vous dit que c’est pour le bien du pays, pour la défense de la patrie. Qu’est-ce que le bien de la patrie? Ne s’agit-il pas du bien-être des millions de personnes que la guerre transforme en cadavres, en infirmes, en chômeurs, en mendiants, en veuves et en orphelins?

    « Qu’est-ce qui a mis la patrie en danger? Est-ce les hommes en uniforme de l’autre côté de la frontière? Mais ils voulaient la guerre tout autant que vos maris. Ils ignorent tout autant pourquoi ils devraient assassiner leurs frères qui portent d’autres uniformes. Non! La patrie est mise en danger par tous ceux qui s’enrichissent de la souffrance des larges masses et qui fondent leur pouvoir sur l’oppression.

    « Qui profite de la guerre? Seulement une petite minorité dans chaque nation. Tout d’abord, les fabricants de fusils et de canons, de blindage et de sous-marins; les propriétaires de docks et les fournisseurs de l’armée. Pour augmenter leurs profits, ils ont fomenté la haine entre les différents peuples et ont ainsi contribué au déclenchement de la guerre.

    La guerre sert les intérêts des capitalistes dans leur ensemble. Le travail des masses déshéritées et exploitées a produit des tas de marchandises qui ne peuvent pas être consommées par leurs créateurs. Ils sont trop pauvres, ils ne peuvent pas payer! La sueur des travailleurs a produit ces marchandises; le sang des travailleurs est maintenant versé pour conquérir de nouveaux marchés à l’étranger. »

    En 1917, les femmes à l’origine de cet appel ont participé au lancement de la Révolution russe, l’événement qui a mis fin à la Première Guerre mondiale. En refusant aux élites dirigeantes des nations impérialistes bellicistes le droit de décider de leur sort, elles ont lancé la lutte qui a renversé leur propre élite dirigeante belliciste. À l’encontre de la propagande de masse actuelle, nous devons commencer à construire un mouvement massif contre la guerre et l’impérialisme. Un mouvement qui appelle le mouvement ouvrier et le mouvement des femmes à travailler pour la paix, en réalisant que la survie du capitalisme et de l’impérialisme conduira toujours à la guerre.

    Ce sont les femmes de la classe ouvrière d’Ukraine, de Russie, du Belarus, de Roumanie et d’autres pays de la région; ce sont les travailleuses de «l’Ouest», d’Europe et des États-Unis; ce sont celles de Chine, de Hong Kong et de Taïwan qui souffrent le plus des tensions impérialistes – comme ce sont les femmes de la classe ouvrière et les femmes pauvres de Syrie, d’Irak, du Yémen et d’Afghanistan dont les vies ont été les plus brisées par les bombardements et les occupations impérialistes brutales. C’est l’unité dans la lutte des femmes de la classe ouvrière qui a le pouvoir de s’y opposer.

    Si les travailleurs, les jeunes et les femmes de Russie transforment leurs protestations et leurs grèves contre l’invasion russe en une lutte qui n’a que trop tardé pour renverser le régime autoritaire, corrompu et misogyne de Poutine et de ses acolytes, ce serait l’arme la plus puissante pour retirer toutes les troupes russes d’Ukraine.

    Nous sommes solidaires de nos camarades russes qui, au moment où ce texte est écrit, participent courageusement à la construction du mouvement anti-guerre en Russie même. De la même manière, nous avions l’habitude de protester devant les ambassades russes lorsque nos camarades étaient arrêté⋅es après avoir organisé des manifestations contre d’autres guerres, contre la violence de genre ou en faveur des droits des personnes LGBTQIA+.

    Le rôle des femmes travailleuses contre la guerre

    Si les travailleurs et travailleuses d’Ukraine manifestent et font grève pour prendre le pouvoir, chasser les élites corrompues et organiser – dans leur propre intérêt – leur propre défense au sein des communautés, et si ces personnes se joignent à la lutte pour les droits des minorités nationales – jusqu’à leur autodétermination – elles recevront la solidarité et le soutien des travailleurs, des travailleuses et des jeunes du monde entier.

    Avant de dire «c’est impossible», rappelons-nous le rôle des femmes et des travailleurs dans les luttes de ces dernières années. Soulignons leur rôle dans les soulèvements au Belarus et au Kazakhstan ou celui des millions de jeunes qui ont protesté dans les rues du monde entier pour «changer le système, pas le climat». Des millions de travailleurs et travailleuses de la santé et de l’éducation se sont organisé⋅es et luttent pour leurs conditions de travail ainsi que pour des services publics de qualité et accessibles afin de répondre aux besoins de la majorité de la population. Voilà la puissance sur laquelle construire un mouvement anti-guerre!

    En appelant à des manifestations contre la guerre en cette Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, nous savons qu’il s’agit d’un fardeau supplémentaire, un autre facteur de risque pour les conditions de vie des femmes de la classe ouvrière.

    Cela vient s’ajouter aux difficultés que nous avons rencontrées pendant la pandémie, qui a vu les revenus de 99% de l’humanité chuter. Plus de 160 millions de personnes supplémentaires ont plongé dans la pauvreté. Tout cela alors que les 10 hommes les plus riches au monde ont doublé leur fortune.

    Les femmes, plus durement touchées par la pandémie

    Les femmes ont été parmi les victimes les plus durement frappées et les conséquences seront durables. Selon le Global Gender Gap Report 2021 du Forum économique mondial, les disparités entre les genres se sont accrues de 36 années de rattrapage en seulement une année. Les prévisions du rapport de 2020 indiquaient qu’il faudrait 99,5 ans aux femmes pour atteindre certains paramètres d’égalité avec les hommes. Aujourd’hui, la prévision est passée à 135,6 ans !

    La pandémie a démontré que les femmes travailleuses sont essentielles au fonctionnement de la société. Elles représentent la majorité des travailleurs des services qui se sont retrouvés en première ligne face au virus mortel. Ce ne sont pas des banquiers ou des politiciens, ni l’industrie de l’armement ou les grandes entreprises, mais des femmes de la classe ouvrière qui ont mené ce combat au péril de leur santé et de leur vie. Cela leur a donné la confiance nécessaire pour se battre encore plus fortement qu’avant. Avec davantage de soutien dans la société, elles se battent pour leur place légitime dans la société, contre les bas salaires et contre une charge de travail insupportable héritée de décennies d’austérité néolibérale. Elles se battent contre le sexisme et la violence de genre, pour une société solidaire qui ne pourra jamais être construite sur les fondations du capitalisme.

    Outre la construction d’un puissant mouvement de femmes, notre tâche consiste également à construire des syndicats forts, combatifs et démocratiques. Nous devons pousser les directions syndicales à rompre leurs liens avec les partis qui sapent les droits des travailleurs et des femmes, et à reprendre la lutte pour syndiquer les couches les plus opprimées de la classe ouvrière, y compris les femmes, les travailleuses et les travailleurs noirs ou immigrés.

    Une lutte commune pour une autre société

    Il est de plus en plus clair qu’il n’y a pas de fin à la guerre, à la misère et à l’oppression au sein du système capitaliste. Nous ne nous battons pas pour l’égalité dans la pauvreté. L’objectif n’est pas de baisser le niveau des salaires et des conditions de travail plus élevé – en moyenne – des hommes à celui des femmes. Nous ne croyons pas que davantage de femmes politiciennes ou à des postes de direction changera quoi que ce soit dans nos vies. Nous ne nous contenterons pas de l’une ou l’autre minuscule amélioration. Nous nous battons pour changer la façon dont la société et l’économie sont gérées et dans l’intérêt de qui.

    Seule une économie planifiée, basée sur la propriété publique des grands monopoles qui dominent la vie de millions de personnes, sous le contrôle démocratique de la classe ouvrière et des masses opprimées, peut sauver des vies de la pauvreté, de la guerre et de la maladie en plus de protéger la nature et toutes ses formes de vie. La planète ne peut plus supporter autant de dévastations. Les effets de la crise climatique ont eu un impact immédiat sur les plus pauvres. Mais commencent déjà à toucher tout le monde. C’est pourquoi nous, féministes socialistes, préconisons l’expropriation des grandes fortunes accumulées à la sueur de notre travail sous-payé ou non rémunéré, et l’expropriation des riches. Nous voulons utiliser les richesses que nous avons nous-même créées au profit des travailleuses et travailleurs afin de réparer la destruction créée par le système capitaliste et ainsi jeter les bases d’un monde de paix, de sécurité et de dignité. Il est abominable que 252 hommes possèdent plus que le milliard de filles et de femmes d’Afrique, d’Amérique latine et des Caraïbes réunies. Mais c’est nous, les femmes de la classe ouvrière et les femmes pauvres, qui payons la facture de la crise capitaliste.

    Des enjeux qui radicalisent

    Partout dans le monde, des femmes ouvrières, pauvres et jeunes se sont levées pour remettre en question leurs terribles conditions de vie et toutes les oppressions qu’elles subissent. De la lutte pour l’accès au travail et à l’éducation en Afghanistan, pour les droits sexuels et reproductifs en Irlande, au Mexique, en Argentine, en Colombie et en Corée du Sud, pour un emploi dans des conditions décentes en Afrique, en Asie et en Amérique latine, pour le droit à la terre et à un environnement sain au Brésil, contre le racisme systémique aux États-Unis et dans plusieurs autres pays, contre l’explosion de la violence domestique et familiale révélée en période de crise sanitaire et ayant mis à jour la réalité des féminicides, à la lutte pour les droits démocratiques au Soudan, en Chine, au Liban, au Myanmar et en Biélorussie, aux luttes du personnel de la santé, de l’enseignement et de bien d’autres personnes spécialement affectées par le travail durant la crise sanitaire, dans lequel les femmes étaient souvent en première ligne. Tous ces exemples montrent que nous ne sommes pas passifs et passives.

    De plus en plus de femmes et de jeunes à travers le monde ont remis en question le capitalisme ne pouvant être que patriarcal. Ces personnes contestent notamment les rôles de genre restrictifs et rétrogrades imposés aux personnes de tous les genres au nom de la société de classe. Elles contestent aussi les multiples violences que nous subissons, intensifiées par les diverses formes d’oppressions systémiques fondées sur le genre, la sexualité et la couleur de peau faisant partie intégrante du système capitaliste. De plus en plus, cette nouvelle génération radicalisée arrive à la conclusion que les choses n’ont pas à être comme ça.

    Le cul-de-sac du féminisme libéral

    Les mouvements féministes de masse qui se sont développés au niveau international sont craints par l’establishment lorsqu’ils deviennent de plus en plus militants, plus particulièrement lorsqu’ils reprennent et utilisent les méthodes de la lutte de la classe ouvrière. On parle ici du recours à la grève et de la remise en question du capitalisme en tant que tel. C’est pourquoi des sections de l’establishment capitaliste cherchent à consciemment prendre le contrôle du mouvement, à en revendiquer la direction et à le démobiliser. Pour nous, femmes travailleuses, un «féminisme» qui ne vise qu’à placer des femmes de l’élite dans les gouvernements et dans les fonctions de direction des compagnies capitalistes ne répond pas à nos besoins et ne permet pas de lutter contre l’oppression des femmes. L’empowerment individuel des féministes libérales est incapable de représenter un changement qualitatif dans nos vies et dans celles des centaines de millions de femmes pauvres et de la classe ouvrière.

    De leurs positions confortables, les personnes qui défendent le féminisme libéral tentent de nous faire croire à la possibilité d’un capitalisme humain, tandis que leur système nous offre une perspective de parité des genres… dans plus d’un siècle! Nous n’avons pas ce temps devant nous. Et même si nous l’avions, sous le capitalisme, l’écart de rémunération entre femmes et hommes ne disparaîtra jamais complètement. Les femmes doivent combiner leur travail à l’extérieur de la maison avec le travail non rémunéré à l’intérieur du foyer. L’égalité des genres au sommet de la société ne changerait rien de fondamental à l’inhumanité et à la brutalité du système envers les femmes et l’ensemble de la classe ouvrière et des masses pauvres du monde si l’exploitation de la classe ouvrière se poursuit, y compris celle du travail non rémunéré et faiblement rémunéré des femmes. Il s’agit d’une réalité à laquelle nous sommes confronté⋅es chaque minute de chaque jour.

    Une émancipation commune

    Aujourd’hui, des milliers de femmes dans le monde subissent une forme de violence et de dépossession. Les féministes socialistes se battent pour la libération de tout le monde. Pour notre émancipation commune, nous devons construire une nouvelle société dans laquelle la classe ouvrière prend en charge l’économie et la gère démocratiquement en fonction des besoins et non du profit. Cette lutte pour une nouvelle société socialiste est en soi une étape dans la lutte contre l’oppression des femmes. Elle jette les bases de son élimination totale, car elle est basée sur une solidarité et une amitié nouvelles avec les travailleurs masculins, où il n’y a pas de place pour une quelconque oppression.

    Nous lançons un appel non seulement aux femmes, mais aussi aux hommes de la classe ouvrière, aux syndicats, aux mouvements sociaux, aux partis de gauche : manifestez et faites grève avec nous le 8 mars, mais portez aussi la bannière du féminisme socialiste tous les jours de l’année !

    De nombreuses conquêtes de ces dernières années ont été possibles parce que les femmes ont utilisé les meilleures méthodes de lutte dans la tradition de la classe ouvrière. Ces dernières années, les appels croissants à une grève internationale lancés par les femmes à l’occasion du 8 mars en sont des exemples concrets. Nous ne pouvons pas oublier que le 8 mars a dans son ADN les grèves et les revendications des femmes travailleuses pour le pain, la terre et la paix ayant conduit à la Révolution russe de 1917. Nous pouvons répéter cette expérience, de manière plus organisée au niveau international, avec un programme commun construit à travers nos luttes dans chaque coin du monde. Y compris le soutien de nos sœurs et de nos frères de la classe ouvrière en Ukraine et en Russie qui se dressent contre la guerre impérialiste et les personnes qui la soutiennent et en profitent.

    Nous sommes solidaires des femmes – et des hommes – de la classe ouvrière dans toutes leurs luttes pour la paix et la dignité, contre l’exploitation et contre l’oppression. Pour nous, il est impératif de rester actifs et actives au-delà du 8 mars. Nous occuperons les rues, en veillant à notre sécurité sanitaire, pour diffuser notre message. Nous organiserons des grèves partout où nous le pouvons et nous vous appelons à joindre nos rangs, ainsi qu’à construire avec nous un mouvement féministe socialiste qui met en avant l’urgence d’un nouveau mode de société, sans oppressions et sans exploitation.

    Pour un féminisme internationaliste, socialiste et antiraciste !

    • Pour une lutte internationale contre la guerre! Que les femmes de la classe ouvrière d’Ukraine, de Russie et du monde entier s’unissent contre la guerre et l’impérialisme!
    • Pour l’expropriation des grandes fortunes! Gérons l’économie par des structures démocratiques de la classe ouvrière!
    • Pour la fin des inégalités sociales! Ce n’est que si nous possédons l’économie que nous pourrons arrêter l’exploitation!
    • Pour la levée des brevets et la nationalisation des industries pharmaceutiques! C’est le moyen de sortir de la pandémie et des autres problèmes de santé liés à la pauvreté!
    • Pour des droits sexuels et reproductifs complets! Pour des moyens suffisants en éducation sexuelle, en contraception et pour l’accès à des avortements gratuits et sûrs ainsi que la possibilité d’élever des enfants sans tomber dans la pauvreté !
    • Pour la fin de la violence contre les femmes et pour la fin de toutes les formes de LGBTQIA+phobie! Une augmentation immédiate des dépenses publiques et le développement de politiques gouvernementales pour combattre la violence contre les femmes, y compris des refuges et des services de violence sexuelle accessibles à tout le monde. Il devrait y avoir un salaire décent et un emploi garanti pour tout le monde afin de rendre possible une vie indépendante.
    • Pour une vie digne, sans violence et avec les mêmes droits pour tout le monde! Tout en luttant pour chaque centimètre d’amélioration dans le monde capitaliste actuel, nous sommes conscients et conscientes que pour y parvenir, il faut renverser le capitalisme!

  • Comment les bolcheviks ont traité la question nationale

    Dans son discours justifiant l’invasion de l’Ukraine, Poutine s’en est pris aux bolcheviks et à Lénine. Il leur a reproché de ne d’avoir reconnu le droit à l’autodétermination de l’Ukraine, entre autres pays. Poutine s’est en fait placé dans les traces de Staline, qui préconisait une fédération russe centralisée au lieu d’une coopération entre républiques socialistes. Cette attaque contre l’approche bolchevique de la question nationale est l’occasion de revenir dessus plus en détail grâce à ce dossier de Rob Jones, membre de la section russe d’ASI, qui avait été écrit en 2017 à l’occasion du centenaire de la révolution russe.

    Un siècle après la révolution d’Octobre, l’approche des bolcheviks pour résoudre la question nationale reste un exemple brillant de ce qui pourrait être réalisé dans la résolution des conflits nationaux si de véritables gouvernements socialistes arrivaient au pouvoir dans le monde entier.

    C’est particulièrement le cas lorsque, sous la domination capitaliste, le monde du XXIe siècle a été ravagé par des conflits meurtriers au Darfour, au Congo, au Moyen-Orient. La question nationale n’a toujours pas été résolue de manière satisfaisante en Catalogne, en Écosse, en Irlande, en Belgique, au Québec et ailleurs, et a alimenté des conflits brutaux dans les Balkans, le Caucase, l’Asie centrale et l’Ukraine.

    Deux guerres brutales en Tchétchénie et le traitement des minorités nationales démontrent que l’élite dirigeante de la Russie capitaliste moderne n’a rien en commun avec les Bolcheviks. La récente attaque à Sourgout, la ville pétrolière sibérienne, où un jeune musulman a couru avec un couteau dans un centre commercial, est clairement le résultat de politiques d’État racistes et des actions des extrémistes d’extrême droite. Ce n’est que récemment que la police anti-émeute a envahi un café de la ville et y a forcé les jeunes hommes à se raser la barbe, en prétendant qu’ils pouvaient être des wahhabites. Les bolcheviks, dirigés par Lénine, se sont cependant pliés en quatre pour soutenir les droits des minorités nationales et ethniques. Très en avance sur son temps, Lénine a même critiqué l’utilisation dans le langage courant de stéréotypes nationaux tels que l’utilisation du mot « Khokhol » pour décrire les Ukrainiens. Non seulement ce mot est toujours d’usage courant, mais il a récemment été ajouté par la propagande officielle russe qui présentait l’Ukraine comme un État fasciste.

    La question de la langue

    Les Bolcheviks étaient très sensibles à la question linguistique, prenant des mesures conscientes pour soutenir l’utilisation des langues minoritaires. Lénine s’est prononcé contre la reconnaissance de certaines langues comme « langues d’État », en particulier lorsque cela signifie que des minorités linguistiques importantes sont victimes de discrimination. Pourtant, à l’opposé de cette approche, les tentatives des nouveaux gouvernements capitalistes de restreindre l’utilisation de la langue russe ont conduit à un grave conflit ethnique en Moldavie dans les années 1990 et à de graves tensions dans les États baltes. Dans le Kazakhstan du président Nazarbaïev, chaque fois qu’un conflit social a éclaté, en particulier lors de la grève des travailleurs et travailleuses du pétrole de Zhenaozen, il s’est appuyé sur les soi-disant « nationaux-patriotes » et « nationaux-démocrates » (nationalistes de droite) pour demander des restrictions sur la langue russe. Même la menace de restreindre l’utilisation du russe en Ukraine a suffi à accroître les tensions qui ont conduit au conflit dans l’Est de l’Ukraine. Hypocritement, le gouvernement Poutine, qui a utilisé l’attaque contre les droits des russophones en Ukraine pour intervenir en Ukraine orientale, a maintenant annoncé que le financement de l’enseignement des nombreuses langues minoritaires de Russie allait cesser. Cela provoque déjà le mécontentement dans des républiques comme le Tatarstan.

    Déclaration sur les droits des peuples de Russie*

    Par-dessus tout, les Bolcheviks étaient des partisan·es de principe du droit des nations à l’autodétermination. Dans les jours qui ont suivi la révolution d’Octobre, la Déclaration des droits des peuples de Russie a été publiée. Contrairement à l’approche de la diplomatie moderne, dans laquelle les différentes parties manœuvrent et dissimulent leurs véritables intentions à la population, cette déclaration révolutionnaire déclarait de manière claire, transparente et concise que parce que les peuples de Russie ont subi une telle répression et une telle mauvaise gestion, les pogroms, l’esclavage et les attaques devaient être immédiatement cesser, de manière décisive et irréversible. Il devrait y avoir, a-t-il déclaré, l’égalité et la souveraineté des nationalités russes, le droit des peuples russes à l’autodétermination jusqu’à et y compris le droit de former leurs propres États, l’abolition de tous les privilèges et restrictions nationaux et religieux soutenus par le libre développement des minorités nationales et des groupes ethniques qui peuplent le territoire russe.

    *(Dans la langue russe, il y a deux mots pour désigner le russe : « Russkiy » désigne l’ethnie russe, tandis que « Rossiskiy » désigne toute personne vivant en Russie. Sous le tsar, le pays était l’« empire russe », sous les bolcheviks, c’était la « Fédération soviétique des républiques socialistes de Rossiskaïa ». Les « peuples de Russie » désignent toutes les nationalités vivant en Russie.)

    Le gouvernement provisoire

    En soi, cela contrastait vraiment avec la position adoptée par les différents gouvernements qui ont dirigé la Russie après la révolution de février 1917. Le soulèvement spontané et populaire qui a renversé l’autoritarisme tsariste en février a été mené par les masses ouvrières, militaires et paysannes qui croyaient qu’en conséquence, une société libre et démocratique serait établie en Russie – beaucoup croyaient qu’elle mènerait à une société socialiste. Mais la réalité était tout autre. Non seulement la nouvelle coalition bourgeoise refusait de mettre fin à la participation de la Russie à la Première Guerre mondiale ou d’accorder des terres à la paysannerie, mais elle refusait également d’accorder la liberté aux nombreux peuples et nations de l’ancien empire tsariste. Dès le mois de mars, par exemple, elle a envoyé à la Finlande un ordre confirmant son statut de membre de l’empire russe tel que défini par l’ancien tsar au XVIIIe siècle. Lorsqu’en juillet, le Sejm finlandais a adopté une résolution stipulant qu’il est le seul à « décider, affirmer et décréter l’application de toutes les lois finlandaises, notamment celles qui concernent les finances, la fiscalité et les douanes », le gouvernement provisoire russe a envoyé des troupes pour dissoudre le parlement finlandais. Les questions relatives aux droits des peuples russes, décrétées par le gouvernement provisoire, seraient décidées par l’assemblée constituante. Mais lorsqu’il a finalement publié la position sur les droits des nations à présenter à l’assemblée constituante, il a déclaré sans ambages qu’il considérait « l’État russe comme un et indivisible ».

    Les bolcheviks obtiennent le droit à l’autodétermination

    Alors que la « démocratie bourgeoise » qui a régné sur la Russie de février à octobre impliquait que la nouvelle « démocratie » inclurait la liberté pour les différentes nations et les différents peuples mais n’a pas tenu ses promesses, le nouveau gouvernement soviétique dirigé par les bolcheviks a non seulement déclaré mais a fait tout son possible pour mettre en œuvre le droit à l’autodétermination. Il a fallu moins d’une semaine au nouveau gouvernement soviétique pour reconnaître le droit de la Finlande à l’indépendance. Cette reconnaissance a été rapidement suivie par le soutien à l’indépendance de l’Ukraine, de la Moldavie, de la Lituanie, de l’Estonie, de la Transcaucasie, du Belarus, de la Pologne et de la Lettonie. Malgré toutes les complexités et les difficultés, et le fait qu’en général, ces nouveaux pays indépendants étaient nationalistes bourgeois plutôt que soviétiques, le gouvernement bolchevique a respecté ces droits.

    L’Asie centrale, foyer du « Grand jeu » impérialiste, avait, en 1917, à peine émergé d’une forme de féodalisme. Bien que faisant partie de l’empire tsariste, elle était gouvernée par une série de Khans féodaux sans nations consolidées. Une classe ouvrière existait à peine, au mieux elle était composée de travailleurs et travailleuses des chemins de fer et des infrastructures de soutien, dont la plupart étaient russes et russophones. Les élites locales avaient, pendant de nombreuses décennies, été forcées de se soumettre aux diktats tsaristes soutenus par la force armée, elles voyaient donc la révolution comme une opportunité d’échapper à la domination russe. Tout en faisant tout leur possible pour encourager le développement d’une conscience socialiste et d’une démocratie soviétique dans cette région, les bolcheviks ont reconnu la réalité telle qu’elle était alors, et se sont pliés en quatre pour faire preuve de bonne volonté envers les différentes nationalités.

    Le Khan de Khorezm (dans une région aujourd’hui couverte par le Turkménistan) est resté au pouvoir jusqu’en 1920, date à laquelle il a été renversé par un soulèvement populaire soutenu par les troupes de l’Armée rouge. La nouvelle Fédération socialiste russe a reconnu la République soviétique populaire de Khorezm comme un État indépendant – renonçant publiquement à toute revendication territoriale et offrant une union économique et militaire volontaire avec le nouvel État. Tous les biens et terres qui appartenaient autrefois à l’État russe, ainsi que les structures administratives, ont été remis au nouveau gouvernement sans aucune demande de compensation. Une aide financière a été fournie pour la construction d’écoles, pour une campagne visant à mettre fin à l’analphabétisme et pour la construction de canaux, de routes et d’un système télégraphique.

    La Pologne

    À l’autre bout de l’immense empire tsariste, il y avait la Pologne. Pendant plus de cent ans avant 1917, elle avait été divisée sous le contrôle des empires autrichien, prussien et russe. Lorsque ces empires se sont effondrés à la fin de la guerre et que la révolution russe s’est étendue à tous les territoires de l’ancien empire tsariste, la Pologne s’est retrouvée dans une situation nouvelle – capable de s’unifier et de revendiquer son indépendance. Le gouvernement bolchevique a reconnu le Comité national polonais comme représentant de la Pologne.

    Le nouveau gouvernement provisoire polonais dirigé par Pilsudski – alors leader du parti socialiste polonais – sous la pression des masses, a introduit la journée de 8 heures, le vote des femmes et la gratuité de l’enseignement scolaire. Pilsudski a cependant annoncé qu’il « est descendu du tramway socialiste à l’arrêt appelé Indépendance ». Le nouveau gouvernement s’est opposé aux soviets et aux conseils ouvriers qui avaient vu le jour, arrêtant les communistes et profitant de la guerre civile qui faisait rage en Russie pour étendre le territoire polonais. Les troupes polonaises ont envahi la Lituanie et, soutenues par les puissances occidentales, ont formé une alliance avec le nationaliste ukrainien Petlura et se sont installées en Ukraine, pour finalement s’emparer de Kiev. Il a fallu une contre-attaque décisive de l’Armée rouge pour les forcer à retourner à Varsovie. Malgré cela, Lénine a insisté, lors des négociations de paix avec la Pologne, sur le fait que « la politique de la Fédération socialiste russe à l’égard de la Pologne est fondée, non pas sur des avantages militaires ou diplomatiques temporaires, mais sur le droit absolu et inviolable à l’autodétermination. La RSFSR reconnaît et admet sans condition l’indépendance et la souveraineté de la République de Pologne, et ce, depuis le moment où l’État polonais a été formé ».

    La lutte de Lénine

    Lénine s’est battu avec acharnement pour que le « droit des nations à l’autodétermination » soit inclus dans le programme du parti bolchevique. Ses désaccords avec Rosa Luxembourg, qui estimait qu’une telle revendication était une diversion de la lutte des classes, sont bien connus. Ses arguments ont été repris par des bolcheviks de premier plan tels que Karl Radek, Youri Pyatokov et Nikolaï Boukharine.

    Dans le cadre de la polémique sur cette question, Lénine a encouragé Staline à écrire son pamphlet sur la question nationale, bien qu’il ait jugé nécessaire de s’opposer à certains éléments de l’approche de Staline, même à ce stade précoce. Il n’était pas d’accord avec la définition rigide que Staline donnait d’une nation comme « une communauté stable de personnes historiquement constituée, formée sur la base d’une langue, d’un territoire, d’une vie économique et d’une composition psychologique communs se manifestant dans une culture commune », ce qui aurait exclu les droits de nombreux peuples, notamment les Juifs. Lénine n’était pas non plus d’accord avec la position proposée par Staline et Boukharine en 1919 qui réclamait le droit à l’autodétermination de la classe ouvrière de chaque nation. Il soutenait qu’étant donné que de nombreux peuples de l’empire russe – y compris les peuples kouvach, bachkir, turkmène, kirghize et ouzbek – vivaient dans des régions encore sous-développées sur le plan social et économique, ils n’avaient pas encore la possibilité de développer même les classes et encore moins la conscience de classe. Pourtant, dès 1918, Staline affirmait que « le slogan de l’autodétermination est dépassé et devrait être subordonné aux principes du socialisme ». En octobre 1920, il déclarait que les appels à la sécession des régions frontalières de la Russie « doivent être rejetés non seulement parce qu’ils vont à l’encontre de la formulation même de la question de l’établissement d’une union entre les régions du centre et les régions frontalières, mais surtout parce qu’ils vont fondamentalement à l’encontre des intérêts de la masse de la population tant dans les régions du centre que dans les régions frontalières ».

    L’Ukraine

    Malheureusement, Staline n’était pas le seul à occuper cette position. Lorsque la révolution de février a éclaté, le nombre de bolcheviks à Kiev, la capitale et le centre industriel de l’Ukraine, n’était que de 200, et ils étaient à peine organisés. En octobre, leur nombre a atteint 800. En réponse à la révolution de février, les dirigeants de la bourgeoisie ukrainienne ont établi la Tsentralnaya rada (Union soviétique centrale) comme « un gouvernement de tous les Ukrainiens et Ukrainiennes » et ont revendiqué son droit à l’autodétermination. Les dirigeant·es des bolcheviks de Kiev, cependant, n’ont pas reconnu l’importance de la question nationale, disant qu’elle était secondaire par rapport à celle de la lutte des classes. Tout en participant aux luttes générales de toute la Russie contre le gouvernement provisoire de Petrograd, ils ont quitté la rada Tsentralnaya pour poursuivre la construction de la nation – y compris la mise en place de structures gouvernementales et de forces armées. Après octobre, ils ont participé à un bloc avec les mencheviks et les bundistes, qui a reconnu le « Tsentralnaya rada » comme le gouvernement légitime et a déclaré que toute opposition à celui-ci devait être « exclusivement de forme pacifique ». Ils ont refusé d’accepter la position d’autres bolcheviks ukrainiens selon laquelle il était « nécessaire de mener une lutte sans compromis contre le rada et, en aucun cas, de conclure des accords avec lui ». En conséquence, le rada de Tsentralnaya a maintenu une position forte en tant que gouvernement en Ukraine et la prise de pouvoir par les Soviétiques a été retardée et considérablement affaiblie – rendant ainsi la guerre civile en Ukraine beaucoup plus complexe et prolongée que ce n’aurait été le cas si les Bolcheviks de Kiev avaient agi de manière décisive.

    La question nationale et l’armée rouge

    Malgré les difficultés en Ukraine, l’approche de Lénine a joué un rôle essentiel pour assurer la victoire des Soviétiques dans la guerre civile, notamment parce que la plupart des armées de Whiteguard s’opposaient à l’autodétermination sous quelque forme que ce soit.

    Dans le Caucase, le général blanc Deniken a clairement indiqué qu’il s’opposait aux droits nationaux parce que « la Russie devrait être une et indivisible ». Même les groupes nationalistes qui s’opposaient aux bolcheviks en général considéraient la promesse de l’autodétermination comme une raison suffisante pour au moins maintenir la neutralité. Dans de nombreux cas, la promesse était suffisante pour gagner des nationalités entières.

    Une décision critique concernait la décision de baser l’Armée rouge sur des unités territoriales sur la base « vous servez là où vous vivez ». L’ancienne armée tsariste a été russifiée – dans les cas où des membres de minorités nationales servaient, ils étaient, à l’exception des Cosaques, envoyés dans des unités régulières loin de leur propre maison, et devaient parler russe. Mais l’armée rouge sous Trotsky avait une approche différente. Des unités entières de l’Armée Rouge étaient basées sur les différentes nationalités, utilisant leur propre langue et avec de nombreuses publications militaires dans les langues non russes. Cela a aidé l’Armée rouge à gagner les populations des régions où d’autres nationalités dominaient. De nombreux groupes juifs créent leurs propres unités pour s’opposer aux pogroms initiés par le général Kolchak et d’autres. Une école d’officiers musulmans de l’Armée rouge a même été créée à Kazan, la capitale du Tatarstan. En 1919, toute l’armée nationale de Bachkirie, une région musulmane s’étendant de la Volga à l’Oural, s’est jointe à l’Armée rouge et a établi la République socialiste soviétique de Bachkirie.

    Partout où elles ont été établies, ces formations nationales ont reçu une aide matérielle considérable dans le domaine de l’éducation et de la santé, en particulier dans la campagne visant à mettre fin à l’analphabétisme. Malgré la guerre civile, le nombre d’universités dans le nouveau pays socialiste est passé de 63 en 1917 à 248 en 1923. Tout en évitant une confrontation frontale avec les partisans de la religion musulmane, une agitation active est menée contre la polygamie, la vente des épouses et la pratique consistant à n’autoriser les divorces que si le mari est d’accord. Malheureusement, cette approche a été l’une des victimes de la montée du stalinisme qui, dans les années 1930, a réintroduit la langue russe comme langue de commandement et a mis fin aux publications militaires dans d’autres langues.

    Des erreurs ont été commises

    Le maintien d’une approche sensible et flexible des différentes nationalités a nécessité de nombreuses discussions et souvent des interventions directes de Lénine ou de ses partisans pour corriger les erreurs. Alors que les bolcheviks étaient favorables à la collectivisation volontaire des terres, Lénine a averti que dans des régions comme l’Asie centrale et le Caucase, il serait prématuré de pousser la question. Il s’est même prononcé contre la nationalisation de l’industrie pétrolière en Azerbaïdjan, craignant que, la classe ouvrière n’étant pas encore suffisamment développée, cela n’entraîne une rupture des approvisionnements pendant la guerre civile.

    Dans certains domaines, malgré l’approche de Lénine, les nationalités ont été traitées avec maladresse. La révolution bolchevique avait à peine atteint l’Asie centrale que les intellectuels locaux et les élites nationales voyaient l’opportunité de développer l’autonomie ou même de nouvelles républiques nationales. Mais la révolution est arrivée par le biais des cheminots et des troupes dissoutes, presque toutes russophones. Ils ont créé le Soviet des travailleurs et travailleuses et des soldats de Tachkent et ont déclaré le « pouvoir soviétique ». Ils ont fait valoir que les musulman·es ne devaient pas maintenir de positions dans les nouveaux États et qu’il n’était pas nécessaire d’inclure les paysan·nes dans le Soviet en raison de leur « retard ». En conséquence, le Soviet s’est retrouvé isolé de 95 % de la population locale. Sa tentative de recourir à la force militaire pour renverser le nouveau gouvernement Kokland, qui plaidait pour la création d’une « république fédérale démocratique du Turkestan faisant partie de la Fédération de Russie », a eu des conséquences négatives, car beaucoup y voyaient une simple occupation militaire.

    L’approche flexible de Lénine

    Au départ, l’attitude du ministère des nationalités de Staline était que c’était une affaire locale, mais à mesure que les armées blanches étaient défaites dans la région, la question de savoir comment le pouvoir soviétique allait s’établir devint plus urgente. Frunze, qui dirigeait l’avance de l’armée rouge, proposa à l’origine de diviser la région pour la rendre plus facile à gouverner. Cette proposition s’est heurtée à la résistance des communistes locaux, dont beaucoup saisissaient à peine les principes de base de la politique bolchevique. Mais ils ont été encore plus contrariés lorsque Staline a dirigé une commission chargée de proposer la création d’une région autonome unifiée du Turkestan au sein de la Fédération de Russie. Finalement, Lénine dut intervenir et redéfinir la position à adopter : il fallait veiller à égaliser le régime foncier des Russes avec celui des habitantes et habitants locaux tout en réduisant énergiquement l’influence des koulaks russes ; veiller à ce que toute décision prise au niveau central concernant le Turkestan ne soit prise qu’avec le consentement des dirigeants locaux ; préparer systématiquement, « progressivement mais sûrement », le transfert du pouvoir aux Soviets locaux des travailleurs et travailleuses avec la tâche générale définie comme « non pas le communisme, mais le renversement du féodalisme ». Toute décision, a-t-il dit, sur « la question de la division de la République en trois parties ne doit pas être décidée prématurément ».

    La korénisation

    D’autres questions qui ont pris beaucoup de temps et d’énergie à résoudre concernaient la « korénisation » (« koren » signifie racine), principe selon lequel les Bolcheviks s’enracinent dans les nouvelles républiques et zones ethniques en développant des leaderships locaux plutôt qu’en s’appuyant sur des émissaires du centre.

    Une attention particulière a été accordée au développement des cultures nationales, en particulier des langues. Lénine se fâchera lorsqu’il apprendra que les fonctionnaires soviétiques, y compris ceux du centre, continuent à utiliser le russe dans les régions où cette langue n’est pas la langue locale : « Le pouvoir soviétique se distingue de tout pouvoir bourgeois et monarchique en ce qu’il représente pleinement les intérêts quotidiens réels des masses laborieuses, mais cela n’est possible qu’à la condition que les institutions soviétiques travaillent dans les langues indigènes ». Malheureusement, l’un des pires obstacles au développement des langues nationales était le ministère des nationalités lui-même, dont les fonctionnaires soutenaient souvent qu’il suffisait de traduire du russe vers les langues locales. Lénine a répondu qu’au contraire, il s’agissait de veiller à ce que les autorités éducatives fournissent aux enseignantes et enseignants familiers avec les langues et cultures autochtones ainsi que des manuels en langue maternelle. Lors d’un congrès consacré à cette question, un orateur a affirmé que « l’esprit international ne s’obtient pas en regroupant des enfants qui ne se comprennent pas, mais plutôt en introduisant dans la langue maternelle l’esprit de la révolution mondiale ».

    Pour aider à renforcer le soutien dans les régions non russes, les bolcheviks ont adopté une politique consciente de collaboration avec les organisations révolutionnaires de gauche et de tentative de les convaincre. En Ukraine, beaucoup d’efforts ont été déployés et beaucoup de patience a été nécessaire pour travailler avec l’organisation « Borotba », essentiellement un groupement révolutionnaire social de gauche ayant ses racines dans les campagnes. Christian Rakovskii, ami de longue date et allié de Trotsky, a joué un rôle clé dans ce travail. Dans le même temps, dix nouvelles « universités communistes » ont été créées pour former les cadres nationaux bolcheviques. Tout aussi important, un énorme investissement a été réalisé pour ouvrir le système d’éducation publique à l’enseignement dans les langues nationales. En 1921, dix millions de roubles ont été alloués à l’enseignement des langues bélarussienne et ukrainienne. Ce processus a été rapidement mené à bien pour les principales nationalités comme l’arménien, le géorgien et l’azéri. Pour les petites nationalités, le processus a été plus long. Mais la tâche a été traitée avec sérieux. En 1923, 67 écoles enseignaient le mari, 57 le kabardi, 159 le komi, 51 le kalmouk, 100 le kirghiz, 303 le buriat et plus de 2500 la langue tatar. En Asie centrale, le nombre d’écoles nationales, qui était de 300 avant la révolution, a atteint 2100 à la fin de 1920. Ceci est d’autant plus important que de nombreuses langues/dialectes de la région étaient, jusqu’à la révolution, non écrites. L’introduction de nouveaux alphabets, souvent latinisés, ainsi que la modernisation de l’alphabet russe ont facilité cette tâche.

    Cette réalisation est d’autant plus impressionnante que la guerre civile a fait rage pendant la plus grande partie de cette période. Souvent, cela s’est traduit par un manque de ressources. Les écoles étaient souvent utilisées pour le cantonnement des troupes. Et comme de nombreux enseignants et enseignantes volontaires participaient à l’effort de guerre, il était souvent difficile de trouver suffisamment de ressources pour enseigner dans les écoles. En Ukraine, il y avait très peu de professeur·es de langue ukrainienne en 1917, et bien qu’en 1923 il y en avait déjà 45 000, il en fallait deux fois plus. La situation s’est améliorée de façon spectaculaire après la fin de la guerre civile.

    Le Caucase

    Sans l’approche sensible et flexible de Lénine sur la question nationale, il aurait été beaucoup plus difficile de gagner la guerre civile.

    Malheureusement, cette approche est devenue l’une des premières victimes de la dégénérescence bureaucratique de la révolution qui s’est renforcée au début des années 20, avec l’apparition de ce problème dans le Caucase.

    Les régions caucasiennes, principalement la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie, ont attendu en vain que la révolution de février reconnaisse l’autodétermination et lorsque la révolution d’octobre a eu lieu, elles se sont retrouvées occupées par une combinaison des armées allemande et turque. Après la défaite allemande de 1918, leur place a été prise par les Britanniques et l’Armée blanche de Denikin. En effet, en signant la paix de Brest-Litovsk, non seulement les bolcheviks ont cédé le contrôle des pays baltes et de parties importantes de l’Ukraine et du Belarus, mais ils ont également accepté qu’une partie importante du Caucase soit concédée aux Turcs ottomans.

    Alors que la guerre civile progressait et que les forces de Dénikine étaient finalement repoussées en Crimée, la question de savoir qui devait gouverner le Caucase a été posée. Les Bolcheviks bénéficiaient d’un soutien important dans les grandes villes, telles que Bakou en Azerbaïdjan, Tbilissi en Géorgie, Groznii en Tchétchénie. La révolution a essentiellement atteint la région grâce à la victoire militaire de l’Armée rouge. Des républiques soviétiques ont été créées en Azerbaïdjan et en Arménie.

    La Géorgie, cependant, était le fief d’un gouvernement menchévique, une sorte de cause célebre pour la Seconde Internationale réformiste. Malgré de dures polémiques politiques avec les dirigeants géorgiens, dont plusieurs avaient participé au gouvernement provisoire de Saint-Pétersbourg en 1917, Lénine était favorable à une politique de conciliation. Trotsky s’est lui aussi prononcé contre une intervention militaire – la tâche de renverser le gouvernement géorgien devrait être accomplie par le peuple géorgien, a-t-il estimé. Il a donc préconisé « une certaine période de travail préparatoire à l’intérieur de la Géorgie, afin de développer le soulèvement et de lui venir ensuite en aide ». En mai 1920, le gouvernement soviétique russe a signé un traité reconnaissant l’indépendance et concluant un pacte de non-agression.

    L’inflexibilité de Staline

    Le principal représentant des bolcheviks dans la région, Sergey Ordzhonikdze, un proche camarade de Staline (ils étaient tous deux géorgiens) avait d’autres idées. Après la création d’un Azerbaïdjan soviétique et d’une Arménie soviétique, il a plaidé pour la soviétisation immédiate de la Géorgie. Staline a soutenu cette position. Ignorant les recommandations de Lénine et du gouvernement russe, ils ont utilisé les unités de l’Armée rouge pour provoquer des affrontements à la frontière géorgienne. Le Comité central, mis devant le fait accompli, a été contraint d’adopter une résolution disant qu’il était « enclin à permettre à la 11e armée de soutenir activement le soulèvement en Géorgie et d’occuper Tiflis à condition que les normes internationales soient respectées, et à condition que tou·tes les membres du Conseil militaire révolutionnaire de la 11e armée, après un examen approfondi de toutes les informations, garantissent le succès. Nous vous avertissons que nous sommes obligés de nous passer de pain faute de moyens de transport et que nous ne vous laisserons donc pas disposer d’une seule locomotive ou d’une seule voie ferrée. Nous sommes obligés de ne transporter rien d’autre que des céréales et du pétrole en provenance du Caucase ». Cette information a été cachée à Trotsky, alors dans l’Oural. À son retour à Moscou, il était si furieux de découvrir ce qui s’était passé qu’il a demandé qu’une commission d’enquête examine pourquoi l’Armée rouge était intervenue de cette façon.

    Cette intervention a naturellement suscité l’opposition de la population locale et d’une couche importante de Bolcheviks géorgien·nes. Mais plutôt que de reconnaître les sensibilités nationales à long terme dans la région, dans laquelle il y avait clairement trois identités nationales bien établies, Ordzhonikidze, avec le soutien de Staline, a conçu la création d’une « République soviétique transcaucasienne », qui ferait partie de la RSFSR et aurait une autorité générale sur les trois nouvelles républiques soviétiques. Outre le fait qu’elle pouvait se prononcer sur les questions intérieures géorgiennes, elle a également tenté d’établir une union monétaire, ce à quoi se sont opposés les Géorgiens et Géorgiennes qui estimaient qu’une telle union saperait leur économie relativement plus forte. Compte tenu de cette approche dans l’établissement de la République soviétique transcaucasienne, beaucoup ont également supposé que l’économie serait développée par l’importation d’une main-d’œuvre russe, ce que beaucoup dans la région ont considéré comme une continuation des anciennes pratiques tsaristes.

    Bien entendu, l’approche autoritaire d’Ordzhonikidze, qui prenait souvent ses décisions sans consulter les dirigeants locaux, son recours à des mesures répressives sévères contre les opposant·es et son mode de vie extravagant, notamment sa chevauchée d’un grand cheval blanc, n’ont guère contribué à apaiser les tensions.

    La formation de l’URSS

    La discussion autour de la République soviétique transcaucasienne s’inscrivait dans une question plus large sur l’avenir du nouvel État soviétique.

    À cette époque, il était devenu évident que les positions de Lénine et de Staline sur la question nationale étaient diamétralement opposées. Le premier voyait la formation d’une union d’États soviétiques libres et égaux comme un moyen de consolider le soutien à la révolution parmi les différentes nationalités et comme une base permettant aux futurs États soviétiques, comme l’Allemagne, de s’allier à la Russie sans qu’aucune puissance ne domine l’autre. Cependant, Staline pensait que la question nationale était secondaire et que, de plus, la révolution ne se propagerait pas et que le socialisme devrait être construit en Russie uniquement. Pour lui, l’existence de républiques, comme la république transcaucasienne, était une question de commodité administrative. La question est venue à l’esprit avec la discussion autour de la formation de l’URSS.

    En tant que commissaire aux nationalités, Staline a rédigé le document original qui devait décider des relations entre les nouvelles républiques soviétiques. Dans ce projet, il proposait que les républiques soviétiques indépendantes d’Ukraine, du Bélarus, de Géorgie, d’Azerbaïdjan et d’Arménie soient établies en tant que régions autonomes au sein de la Fédération de Russie, le statut de Boukhara, de Khorezm et de l’Extrême-Orient devant être décidé ultérieurement. Pour toutes les fonctions clés telles que l’économie, le budget, les affaires étrangères et militaires, les décisions seraient prises par les ministères russes. Seules les questions relativement mineures telles que la culture, la justice, les soins de santé et les terres resteraient sous la responsabilité des régions « autonomes ». Toutes les républiques, à l’exception de l’Azerbaïdjan, se sont vivement opposées à ce plan. Pourtant, Staline a fait passer son plan par la mission spéciale mise en place pour approuver la proposition, avant de la soumettre au gouvernement.

    Mais il avait encore un obstacle à surmonter – Lénine. Lors d’une rémission des conséquences de son attaque, Lénine se vit présenter la proposition. Il réagit avec beaucoup de colère et insiste pour que toute l’idée d’« autonomie » telle que proposée par Staline soit abandonnée et que l’URSS soit établie comme une fédération de républiques égales. Bien que Staline ait été forcé de concéder ce point, il s’est battu pour que la nouvelle URSS n’aille pas jusqu’à assurer les droits nationaux que Lénine voulait. Il changea sa position antérieure d’opposition à une structure de pouvoir à deux niveaux pour la nouvelle Union en introduisant un nouveau « Conseil des nationalités » au-dessus de la législature. Il a rempli ce Conseil de ses propres partisan·nes. Et pour ajouter l’insulte à l’injure, plutôt que de donner aux trois républiques caucasiennes le statut d’Union, il a proposé que la « république soviétique transcaucasienne » rejoigne l’URSS et que les trois républiques se soumettent à cet organe. Cette approche a provoqué l’indignation des Géorgiens et Géorgiennes.

    La colère de Lénine

    Lénine était trop malade pour assister à la réunion du Comité central qui a discuté de ces propositions en février 1923. Lorsqu’il a finalement reçu un rapport, la colère de Lénine a atteint son point d’ébullition. Il écrivit à Trotsky : « Camarade Trotsky ! Je voudrais vous demander de prendre en charge la défense du cas géorgien au sein du Comité central du parti. L’affaire est maintenant poursuivie par Staline et Derzhinskii, sur l’objectivité desquels je ne peux pas compter ».

    Bien que Lénine n’ait pas eu le dernier mot sur la question, sa santé se détériorait rapidement. Il n’a pas pu assister à la réunion à huis clos du Comité central en juin, qui a été consacrée à une discussion approfondie de la question nationale. Les positions contradictoires exprimées par les orateurs lors de cette réunion ont montré clairement les contradictions qui se développent entre ceux et celles qui soutiennent l’approche de Lénine en matière de nationalités et ceux et celles qui, autour de Staline, rejettent tous les grands principes de la position bolchevique. Malheureusement, bien que la proposition de Lénine d’établir l’URSS ait été adoptée, sa mise en œuvre a été laissée entre les mains de la caste bureaucratique qui se cristallise rapidement autour de Staline.

    Les crimes du stalinisme

    Malheureusement, l’approche de la question nationale par la bureaucratie stalinienne, qui a réussi à achever la contre-révolution politique en URSS après la mort de Lénine, a fait basculer la politique nationale de Lénine et des bolcheviks. Les dommages causés par le chauvinisme russe que Lénine critiquait avec tant d’acuité, combinés à l’antisémitisme et aux perspectives racistes de la bureaucratie, ont été aggravés par la politique criminelle de collectivisation forcée qui a conduit à la famine dans de vastes régions de Russie, d’Ukraine et d’Asie centrale. Cela permet aux nationalistes réactionnaires d’aujourd’hui de prétendre qu’il y a eu une politique consciente de génocide, qu’ils appellent « holodomor » contre les nationalités, en l’imputant au « bolchevisme ». L’utilisation des États baltes comme pions dans les négociations avec Hitler, la déportation de nations entières, dont les Tchétchènes et les Tatars de Crimée vers le Kazakhstan pendant la Seconde Guerre mondiale, l’utilisation de l’armée soviétique pour réprimer les soulèvements dans l’ancienne Allemagne de l’Est, en Hongrie et en Tchécoslovaquie et le refus de reconnaître les droits des nations pendant la période de « perestroïka » n’avaient absolument rien à voir avec la politique nationale de Lénine et du parti bolchevique.

    Cent ans plus tard, la politique de Lénine sur la question nationale a encore plus de pertinence qu’auparavant.

    C’est une erreur fatale d’adopter, comme le font certaines personnes de la gauche moderne, la position de Staline selon laquelle « le slogan de l’autodétermination est dépassé et devrait être subordonné aux principes du socialisme ». Tant que le capitalisme existera, aucune nation ne pourra acquérir une véritable indépendance, car elle sera toujours dominée par les intérêts des sociétés multinationales et les différents intérêts impérialistes, et elle n’est pas non plus capable d’assurer de véritables droits démocratiques et nationaux pour tous et toutes. Pour renverser le système capitaliste, il faut une lutte de la classe ouvrière puissante et unie avec une direction socialiste, dont la construction ne sera possible que si elle a une position claire sur la question nationale.

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