Category: Dossier

  • Combien de temps Carrie Lam, cheffe “zombie” de Hong Kong, peut-elle encore s’accrocher au pouvoir ?

    Après qu’un quart de la population de Hong Kong ait participé à une méga manifestation, jusqu’où le mouvement peut-il aller ? Le 16 juin, deux millions de personnes ont manifesté, l’incroyable mouvement de masse secoue désormais toute la région. L’entretien suivant a été réalisé le 18 juin avec Vincent Kolo de chinaworker.info : “C’est un mouvement sans précédent à Hong Kong qui a mobilisé les plus grandes manifestations de l’histoire du territoire. Le 9 juin, un million de personnes ont envahi les rues de Hong Kong, puis le 16 juin, deux millions, soit plus du quart de la population de Hong Kong. Il est difficile d’exagérer l’importance de ce mouvement non seulement pour Hong Kong mais aussi pour la Chine.”

    Propos recueillis par Robert Bielecki (CIO-Suède) pour Offensiv (hebdomadaire du CIO en Suède)

    Que signifie cette crise du gouvernement de Hong Kong ?

    “Le New York Times a qualifié la suspension par le gouvernement de son projet de loi sur l’extradition, annoncée le 15 juin, de plus grand recul sur une question politique de la Chine depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. Xi était considéré comme un “homme fort” invincible, donc c’est un tournant.

    “Il ne doit pas y avoir de malentendu, malgré l’insistance de la dictature chinoise pour dire que la loi sur l’extradition était l’idée du gouvernement et de la cheffe de l’exécutif de Hong Kong, Carrie Lam, ce qui est peut-être vrai, le feu vert venait de Beijing. S’il ne l’avait pas fait, le gouvernement de Hong Kong n’aurait jamais osé aller aussi loin. L’ordre de faire des concessions (la suspension de la loi) est également venu de Pékin.

    ” Le 14 juin, de hauts responsables chinois, dont Han Zheng, membre du Comité permanent du Bureau politique et vice-Premier ministre, se sont rendus à Shenzhen, à la frontière avec Hong Kong, pour des entretiens de crise. Carrie Lam et les ministres de Hong Kong les ont rencontrés et ont reçu l’ordre de reculer.”

    Comment les masses ont-elles réagi ?

    “L’atmosphère qui règne à Hong Kong, c’est que ce n’est pas suffisant. La concession est trop petite, trop tard. Les masses détestent le gouvernement de Lam et ne croient pas un seul mot de ce qu’elle dit. Ils veulent que la loi sur l’extradition soit abolie complètement et ils ont peur des sales tours du gouvernement. Le gouvernement a menti, intimidé et tenté de se tirer une balle dans la tête en ordonnant à la police de recourir à une violence extrême, surtout le 12 juin. C’est alors que 70.000 étudiants et jeunes ont manifesté devant Legco (le Conseil législatif, le faux parlement de Hong Kong) dans une mobilisation qui a totalement surpris la police.

    “Les jeunes sont arrivés en masse déjà à six heures du matin et avant que la police ne sache ce qui s’était passé, ils avaient occupé toutes les routes autour de Legco. La police a totalement mal estimé la situation. Cette mobilisation s’est faite principalement via les médias sociaux et les applications de messagerie cryptées comme Telegram, qui a été la cible d’une attaque de piratage informatique majeure en provenance de Chine ce jour-là. Des dizaines de milliers de jeunes se connectent via ces applications de messagerie pour organiser des actions de protestation.

    “L’esprit combatif de la jeunesse, c’est ce qu’il y a de plus choquant pour l’élite dirigeante. Le rédacteur en chef du South China Morning Post a écrit un article intitulé : ” Nos jeunes n’ont pas peur des matraques et des balles – c’est effrayant”.

    Comment le mouvement d’aujourd’hui se compare-t-il à la ‘Révolution des Parapluies’ ?

    “Le mouvement a beaucoup appris de la Révolution des Parapluies de 2014, qui s’est terminée dans une impasse. S’en sont suivies quatre années de répression brutale et de contrôle accru de la dictature chinoise sur le système politique de Hong Kong.

    “L’après-midi du 12 juin, le gouvernement et le chef de la police ont décidé de recourir à la répression, craignant une nouvelle occupation de type ‘Parapluie’, de sorte qu’ils ont tiré plus de gaz lacrymogène en une journée que pendant les 79 jours de la Révolution des Parapluies.

    “Et pour la première fois, ils ont tiré sur la foule avec des balles en caoutchouc. Deux personnes ont reçu une balle dans la tête et deux sont hospitalisés pour des blessures qui mettent leur vie en danger. Ils ont aussi pour la première fois utilisé des projectiles ‘en sachets’ (‘bean bag rounds’). Ce sont les nouveaux investissements que la police a acheté après 2014 – et ça n’a pas marché ! Ils pensaient que la démonstration de force disperserait les jeunes et briserait l’élan du mouvement, mais les jeunes sont restés et leur résistance a terrifié l’élite, surtout dans une situation où un million de personnes venaient de manifester. C’est pourquoi Pékin s’est refroidi.

    “La dictature chinoise estime qu’elle ne peut pas avoir un tel mouvement de masse à Hong Kong en même temps que la situation de confrontation difficile dans laquelle elle se trouve avec les Etats-Unis et Trump, alors elle a essayé de le désamorcer rapidement, mais cela a échoué.

    “La suspension de la loi sur l’extradition par Carrie Lam le 15 juin n’a pas apaisé les masses et, au contraire, son refus de retirer la loi et sa défense de la violence policière ont rendu les gens furieux. C’est pourquoi deux millions sont sortis dans la rue le lendemain.”

    Que se passe-t-il ensuite ?

    “Les masses discutent des prochaines étapes. Le gouvernement doit abolir complètement la loi proposée. A la suite du 15 juin, Lam s’est plusieurs fois excusée publiquement. Mais les excuses ne contiennent pas de nouvelles concessions, juste des mots vides. C’est un peu comme aller à l’église pour confesser ses péchés. Dieu lui pardonnera peut-être, mais pas le peuple.

    “Ses discours ne contiennent pas les mots-clés pour dire que la loi sera complètement abolie et qu’elle démissionne. Le fait est que le régime chinois l’empêche de le faire, quoi qu’elle veuille faire. C’est leur otage.

    “La suspension de la loi n’était pas suffisante, alors maintenant Pékin et le gouvernement de Hong Kong essaient d’attendre la fin du mouvement et de s’en sortir sans faire de concessions encore plus grandes.

    “Il s’agit déjà d’un prix politique très élevé pour l’autorité de la dictature de Xi Jinping et si la loi devait être abolie et que Lam tombe, ce serait une défaite massive pour eux. Il faut craindre la dictature. Reculer devant un mouvement de masse est la chose la plus dangereuse qu’il puisse faire. Il ne s’agit pas seulement de Hong Kong, mais de ce qui peut arriver en Chine.

    “Par conséquent, le mouvement va probablement grandir et devenir encore plus intense, parce que la majorité n’est pas satisfaite. Lors d’un rassemblement, un orateur pro-démocratie a comparé la nouvelle situation à celle d’une équipe de football qui a gagné “5-0″ contre le gouvernement – cet orateur s’est fait huer par les manifestants. L’atmosphère qui règne, c’est que se contenter des concessions d’aujourd’hui ne serait pas une victoire, ce serait inacceptable.”

    Pourquoi Lam ne démissionne-t-elle pas ? La dictature du Parti Communiste (PCC) ne peut-elle pas trouver une autre marionnette prête à mettre en œuvre sa politique à Hong Kong ?

    “Lam est une cheffe ‘zombie’, une morte ambulante, mais le PCC essaie de tenir la ligne et de la défendre parce que ce serait un désastre pour eux si elle tombait par ce mouvement. Hong Kong n’est pas une démocratie : s’il y a une nouvelle élection, c’est dans le système du petit cercle truqué dans lequel seulement 1.200 électeurs, milliardaires plus quelques millionnaires, obtiennent le droit de vote.

    “Ces électeurs d’élite se font dire par Pékin pour qui voter, ce qui est un système que les capitalistes de Hong Kong adoptent. En échange de la perte d’un peu d’influence politique directe, ils obtiennent toutes sortes de privilèges et de gros contrats commerciaux en Chine et à Hong Kong – leurs intérêts financiers sont bien pris en charge par la dictature.

    “Plus important encore, la dictature empêche la classe ouvrière et les masses en Chine d’organiser et de défier le pouvoir des capitalistes. C’est pourquoi les socialistes lient la lutte pour les droits démocratiques et contre le système autoritaire actuel à la nécessité de briser le pouvoir des capitalistes. On doit faire les deux.

    “Le PCC ne veut pas qu’une telle prétendue élection ait lieu à Hong Kong dans le feu d’un mouvement de masse aussi important que celui-ci. S’ils sont forcés d’organiser une telle farce grotesque “d’élections” dans cette situation, où l’on peut voir certaines caractéristiques prérévolutionnaires bien que la conscience de la manière de changer les choses ne soit pas encore élevée, ils pourraient être confrontés à la colère du mouvement de masse qui s’orienterait contre le simulacre d’élections et exigerait des élections réelles. Cela relancerait la lutte de masse pour un vote individuel et ouvrirait la boîte de Pandore pour le régime chinois.

    “Il n’y a aucun signe de plus de concessions pour le moment et les masses ne sont pas satisfaites, donc la logique de la lutte est vers une nouvelle escalade.”

    Comment Socialist Action (CIO – Hong Kong) participe-t-il au mouvement ?

    “Socialist Action est pleinement impliqué dans le mouvement et a été la seule force politique jusqu’à la manifestation d’un million de personnes le 9 juin qui exigeait une grève politique pour se débarrasser de la loi sur l’extradition et du gouvernement fantoche de Carrie Lam. Nous appelons à une grève politique d’une journée, ce que nous soulignons dans les 25.000 tracts que nous avons distribués, sur nos bannières, nos journaux et nos discours le long du parcours des manifestations. L’écho s’est fait de plus en plus vif.

    “Il n’y a pas de tradition, pas depuis les années 1920, de ce type de grève à Hong Kong. Il s’agit donc de rétablir des traditions très anciennes et oubliées et il y a urgence parce que la situation ne peut rester indéfiniment sans changer. Le temps presse pour ce mouvement de masse impressionnant de trouver les méthodes et le programme nécessaires pour remporter une victoire décisive sur la dictature. Si l’occasion est ratée, la dictature reviendra pour se venger.

  • Silvio Marra, ancien délégué aux Forges de Clabecq. “Élever le niveau de conscience…”

    Dans nos précédentes éditions, nous avons publié les deux premières parties d’une interview de Silvio Marra, ancien délégué des Forges De Clabecq. Silvio y a parlé de la situation actuelle à NLMK, mais aussi de la patience avec laquelle une délégation syndicale combative s’y est constituée. Ces syndicalistes de combat ont remporté les élections sociales de 1987 et ont joué un rôle central dans la lutte des années 1990.

    Entretien réalisé par Guy Van Sinoy

    Agir Autrement et les élections sociales de 1987

    Les élections sociales de 1987 aux Forges ont marqué une rupture avec le passé. Jusqu’alors, une fois les listes de candidats établies par le secrétaire régional Métallos FGTB et le président de la délégation Jean-Claude Albert, chaque candidat faisait sa propre campagne personnelle.

    Or en 1986 Dessy, le patron, a annoncé son intention de licencier une centaine de ‘‘carottiers’’ : des travailleurs plus souvent malades que d’autres. La direction a commencé par licencier 2 ouvriers chaque mois. Mais au bout de quelques temps elle a cessé, redoutant un mouvement de colère des travailleurs. Agir autrement s’est élevé contre la faiblesse de la délégation FGTB qui tolérait de tels licenciements. Dans la plate-forme Agir autrement la revendication de ‘‘zéro licenciement’’ répondait donc à un enjeu concret.

    Agir Autrement regroupait un noyau de sept militants FGTB ayant appartenu à un moment ou l’autre à une organisation communiste: De Backer, D’Orazio, Cantella, Borzykowski, Dessily, Marra et Gotto. Nous avions aussi dans notre programme : un plan industriel pour sauver les Forges, une amélioration des salaires de catégories d’ouvriers qualifiés car les compétences techniques devenaient de plus en plus exigeantes, la récupération de l’index (bloqué par le gouvernement). On a réalisé une affiche avec notre programme et le nom de nos candidats collée partout dans l’usine. Dans une assemblée ouverte, j’ai demandé de changer le staff qui dirigeait la délégation pour mener une politique plus ferme. Cela été une rude bataille car des centaines d’ouvriers FGTB soutenaient un camp contre l’autre. D’autant plus que nous avions lancé la campagne 6 mois avant l’élection au lieu de 2 semaines avant comme cela se faisait habituellement.

    L’objectif d’Agir Autrement n’était pas de couper des têtes mais de renforcer la délégation syndicale, c’est-à-dire d’avoir une ligne politique plus solide. La Centrale des Métallos FGTB a pris cela comme une attaque personnelle contre une partie de la délégation et a diffusé un communiqué prédisant que la FGTB allait perdre sa culotte dans cette bataille.

    Et pourtant, lors de l’élection, la FGTB a récolté un score jamais atteint auparavant. Les délégués élus sur la plate-forme Agir Autrement avaient fortement progressé. Roberto D’Orazio était élu au Conseil d’Entreprise (CE) et en Délégation syndicale (DS), Marra au Comité Sécurité et Hygiène (CSH) et en Délégation syndicale (DS). Le rapport de forces devenait plus favorable à la gauche au sein de la délégation syndicale FGTB.

    Nous avons ensuite mobilisé les travailleurs pour imposer le cahier de revendication d’Agir Autrement. Début 1989 la délégation FGTB a exigé (et obtenu!) la transformation de tous les contrats temporaires en contrats à durée indéterminée et a revendiqué un rattrapage salarial. La lutte a été chaude (plusieurs semaines de grève). En fin de compte, Dessy le patron proposait 6 % d’augmentation. Agir Autrement a revendiqué 12 %! C’était culotté ! Mais finalement il y a eu accord sur 10 % échelonnés sur deux ans. Les salaires des ouvriers qualifiés ont en outre été revalorisés.

    Revers électoral de la FGTB en 1991 après cette phase de ‘‘syndicalisme de beefsteak’’

    Pour les élections sociales de 1991 nous n’avons pas fait de véritable campagne. Nous pensions, à tort, qu’il suffisait de rappeler tout ce que nous avions pu arracher. Surprise ! La FGTB a perdu 2 mandats au profit de la CSC ! En centrant tout sur le volet économique (le ‘‘syndicalisme de beefsteak’’), nous avions perdu de vue qu’il fallait continuer à faire de la politique (lutte contre le racisme, solidarité avec les autres luttes) pour élever le niveau de conscience des ouvriers.

    A l’automne 1992 la direction a annoncé un plan d’austérité (plan Dessy) pour ‘‘sauver l’entreprise’’ : diminution des salaires de 10 %, suppression de la prime de fin d’année. La résistance a été solide : manifestation à Tubize, grève, référendum organisé par le front commun syndical (90% d’ouvriers refusaient la baisse de salaire). Guy Spitaels, alors président de la Région wallonne, a fait pression sur Jean-Claude Albert (président de la délégation et élu communal PS) et a annoncé que si on n’acceptait pas la baisse de salaire, la Région wallonne ne verserait par les 500 millions de FB promis pour sauver les Forges. Un compromis a été finalement élaboré (les 10 % devenaient un ‘‘prêt’’ remboursable à terme(1)). Les 4 délégués CSC, le délégué libéral et 2 délégués FGTB (sur 7), dont Jean-Claude Albert – qui déclarait : ‘‘On est au bout du rouleau !’’ – se sont prononcés en faveur du compromis. Une faible majorité des ouvriers (54,5 %) a finalement accepté, par lassitude.

    La Centrale des métallos FGTB a ensuite voulu obliger la délégation FGTB des Forges à signer ce compromis pourri. La délégation a refusé et nos mandants ont alors été ‘‘gelés’’ par la Centrale.

    Après les élections communales de 1994 Jean-Claude Albert deviendra échevin (PS) de Tubize et de fait sera de moins en moins présent à l’usine. Roberto D’Orazio a été élu président de la délégation syndicale.

    Les élections de 1995 et la lutte contre la fermeture

    Nous n’avions pas seulement perdu des mandats en 1991 mais aussi des affiliés au profit de la CSC qui racontait partout qu’avec le FGTB, on faisait grève pour un oui ou pour un non. Pendant des mois, j’ai fait campagne pour regagner à la FGTB des ouvriers qui étaient passés à la CSC car, pour lutter contre la fermeture, il fallait une FGTB forte. Nous sommes remontés à environ 80 % d’affiliés FGTB.

    De nombreuses assemblées générales se sont tenues sur le danger de fermeture, sur l’enjeu crucial du soutien aux luttes d’autres secteurs (enseignants, étudiants, VW, Caterpillar) et sur l’importance de participer au Comité d’Usine qui rassemblait tous les militants. Nos assemblées étaient ouvertes à tous ceux qui voulaient nous soutenir (y compris les délégations extérieures et les groupes politiques) avec droit de parole à tous ceux qui voulaient intervenir de façon constructive. Nous sommes parvenus à unir derrière la FGTB la toute grande majorité des ouvriers de l’usine. Lors des grandes manifestations syndicales interprofessionnelles en front commun à Bruxelles, nous partions à 500 de la gare du Nord et nous arrivions à la gare du Midi à 1.500 derrière notre banderole qui attirait comme un aimant les manifestants les plus combatifs.

    Nous avons gagné haut la main les élections sociales de 1995 (une vingtaine de délégués, effectifs et suppléants élus au CE et autant au CSH et en DS). La CSC est retombée à 3 mandats et les libéraux ont été rayés de la carte. Nous étions prêts pour mener une lutte solide contre la fermeture des Forges.

    Épilogue

    Cette lutte nous l’avons menée jusqu’au bout. Nous avons contraint les responsables politiques à trouver un repreneur (Duferco). Les ‘‘forces vives’’ du Brabant wallon – Louis Michel (MR), Raymond Langendries (Cdh), André Flahaut (PS), Michel Nollet (FGTB) et Raymond Coumont (CSC), pour ne citer que ceux-là – se sont liguées pour tenter de nous mettre à terre. Notre lutte a permis qu’une usine sidérurgique existe encore aujourd’hui à Tubize, même si nous n’avons pu nous opposer, lors de la reprise par Duferco, aux manœuvres qui ont abouti à exclure de l’embauche l’ensemble des militants des 3 syndicats.

    Contrairement à la délégation CSC qui voulait un jour déverser un tas de fumier devant la maison de Dessy, nous avons expliqué en assemblée que notre ennemi n’était pas le patron individuel, mais le système capitaliste qui, par la concurrence exacerbée, incite les patrons à exploiter le plus possible les travailleurs avant de le jeter dehors comme des citrons pressés. Les trois décennies passées au Forges, je les consacrées à élever le plus possible le niveau de conscience politique de mes camarades de travail. Et ce qui me semble encore aujourd’hui le plus important.

    1. Il était prévu que ce ‘‘prêt’’ forcé serait remboursé lorsque l’entreprise irait mieux. Bien entendu les travailleurs n’ont jamais revu la couleur de cet argent qu’ils ont été contraints de ‘‘prêter’’.

    => Lire la première partie

    => Lire la deuxième partie

    Silvio sera présent à notre camp d’été et prendra la parole dans un atelier le dimanche matin : “Pour un syndicalisme de combat ! Retour sur la lutte des Forges de Clabecq” – Programme et infos pratiques de ce camp (il est également possible de ne participer qu’une journée)

     

  • “Chaque événement était l’occasion de discuter pour élever le niveau de conscience politique des ouvriers’’

    Photo : wikicommons

    Entretien avec Silvio Marra – Deuxième partie

    Voici la suite de l’entretien réalisé avec Silvio Marra, ex-délégué aux Forges de Clabecq, que nous avons commencé à publier dans le précédent numéro de Lutte Socialiste. Nous avions rencontré Silvio le 13 février dernier, à l’occasion de la grève générale de 24 heures, alors que nous étions allés rendre visite au piquet des ouvriers de NLMK-Clabecq qui se battent contre la liquidation de l’entreprise.

    Propos recueillis par Guy Van Sinoy

    ‘‘Qui n’a jamais mis le pied en sidérurgie n’imagine pas les dangers que chaque ouvrier doit affronter quotidiennement s’il veut encore être en vie – ou entier – à la fin de sa journée de travail. Fonte et acier en fusion, tôles et blocs d’acier – chauffés au rouge – qui vous frôlent à grande vitesse, produits chimiques hautement inflammables, engins gigantesques sans cesse en mouvement (ponts roulants, wagons, locomotives, bulldozers), électricité à haute tension, matériaux toxiques, etc. Et le tout dans un vacarme assourdissant. En 1998, à l’ouverture du procès des travailleurs de Clabecq, Giovanni Capelli, un des inculpés, a expliqué au Président du Tribunal : ‘‘Mon premier jour de travail j’ai cru que je pénétrais dans L’Enfer de Dante’’.

    ‘‘Des milliers d’ouvriers sidérurgistes dans le monde ont été brûlés, écrasés, électrocutés, estropiés ou tout simplement tués dans un environnement de travail dangereux où les méthodes sont plus guidées par la soif de profit capitaliste que par le souci de sauvegarder la vie et la santé des travailleurs. Sans compter les milliers de cancers provoqués par l’amiante et quantité d’autres produits toxiques rejetés dans l’atmosphère et qui empoisonnent les habitants de la région. Aussi j’ai considéré dès le départ que le travail de délégué syndical en sécurité et hygiène s’affronterait inévitablement à la logique capitaliste, même si en 1979, la première fois que j’ai été élu délégué sécurité, aucune conscience collective anticapitaliste n’existait encore aux Forges.’’

    Lutte contre le racisme, crise de la sidérurgie

    ‘‘Quand j’ai été embauché comme mécanicien, il régnait aux Forges un grossier climat de racisme, en particulier chez certains ingénieurs et contremaîtres. Ces derniers étaient souvent choisis en raison de leur force physique et ils n’hésitaient pas à y recourir contre les ouvriers. Giovanni Capelli, le premier ouvrier italien élu délégué, n’avait pas une vision marxiste de la société mais il refusait le racisme. Grand sportif, il pratiquait les arts martiaux et un jour, au marché, il n’a pas hésité à poursuivre à coups de pieds au cul un contremaître raciste. Capelli jouissait d’une grande popularité parmi les ouvriers ce qui lui valait chaque fois beaucoup de voix de préférence aux élections sociales. L’élection de plusieurs délégués d’origine immigrée a freiné le racisme ambiant.

    ‘‘A l’époque, je suis allé discuter avec un jeune électricien qui travaillait dans le secteur horeca pour le persuader de venir travailler aux Forges. C’était un ouvrier très qualifié mais aussi un révolté qui avait fréquenté un peu la Jeune Garde Socialiste (JGS) quand il était adolescent. Il s’appelait Roberto D’Orazio et était impatient de tout changer. Plus d’une fois, Capelli et Jean-Claude Albert, président de la délégation, l’ont jeté hors du bureau syndical.’’

    Crise de la sidérurgie et naissance du syndicalisme de lutte

    ‘‘Les années ‘80 ont vu le début de la crise de la sidérurgie européenne qui va engloutir des centaines de milliers d’emplois. Aux Forges, le patron a imposé des restructurations internes (fermeture de la fonderie, de la tréfilerie et des fours à coke). Entre 1973 et 1987, le nombre de travailleurs est passé de 6.250 à 2.575.

    ‘‘C’est au cours de ces années qu’au sein de la FGTB un noyau de militants communistes (même s’ils n’avaient pas tous été dans la même organisation !) a commencé à regrouper quelques dizaines de travailleurs combatifs qui ne voulaient plus limiter la lutte syndicale à un ‘‘bon’’ plan social d’accompagnement des licenciements.

    ‘‘En sidérurgie on travaille le plus souvent en régime de feu continu (7 jours le matin, 7 jours l’après-midi, 7 jours la nuit, puis une semaine de congé) et on a l’habitude de travailler à horaire décalé. Ce noyau de travailleurs combatifs se réunissait le dimanche à 6 heures du matin dans une salle hors de l’usine. A 8h30 la réunion était finie et chacun avait le temps d’aller acheter des pistolets ou des croissants avant de rentrer à la maison pour déjeuner en famille.’’

    ‘‘Nous avons participé à beaucoup d’actions, y compris en dehors de l’usine. Je pense notamment à la grande manifestation des sidérurgistes en 1982, aux grèves contre le gouvernement Martens-Gol, au soutien à la grève des mineurs anglais. Chaque événement était l’occasion de discuter pour élever le niveau de conscience politique des ouvriers : le rôle de l’Europe et des holdings lors des restructurations, Thatcher-Reagan et le danger de guerre, le rôle des médias, de la gendarmerie et des tribunaux dans les luttes sociales, etc. Cette ligne syndicale combative s’est cristallisée autour de la plate-forme Agir autrement lors des élections sociales de 1987. Les principaux axes étaient : hausse du salaire de base, garantie d’emploi, zéro licenciement, limitation de la sous-traitance. La FGTB a gagné les élections sociales avec un tel programme et nous avons entamé immédiatement la lutte pour son application. Roberto D’Orazio était élu délégué et Jean-Claude Albert restait président de la délégation. Malgré cette orientation de syndicalisme de combat, Agir autrement avait le souci de rassembler dans la délégation tous les délégués expérimentés.’’

    La troisième partie de cet entretien sera publiée demain sur ce site.
    => Lire la première partie

    Silvio sera présent à notre camp d’été et prendra la parole dans un atelier le dimanche matin : “Pour un syndicalisme de combat ! Retour sur la lutte des Forges de Clabecq” – Programme et infos pratiques de ce camp (il est également possible de ne participer qu’une journée)

     

  • Soudan : La contre-révolution lève la tête, le peuple résiste héroïquement

    Le lundi 3 juin, avant l’aube, le régime militaire soudanais et ses chiens de garde ont brutalement dispersé le sit-in qui, depuis le 6 avril, campait devant le quartier général militaire de la capitale soudanaise, Khartoum, et qui avait servi de point central au soulèvement qui a fait tomber le dictateur Omar al-Bashir.

    Par Serge Jordan

    Ce mouvement contre-révolutionnaire a été mené par les forces de sécurité et un ensemble de milices réactionnaires, en particulier les « Forces de Soutien Rapide » (RSF). Ces troupes paramilitaires violentes ont été officiellement créées en 2013 pour devenir la garde prétorienne d’Al-Bashir. Elles sont issues de la milice tribale Janjaweed, qui s’est bâtie une réputation via des massacres, des viols, des pillages et d’innombrables autres atrocités commises pendant la guerre au Darfour il y a plus d’une décennie.

    En important ces méthodes directement au cœur de la capitale, les miliciens des RSF se sont livrés à un carnage meurtrier à travers la ville, en incendiant les tentes au sit-in, en violant des femmes, en rasant les têtes des manifestants, en les fouettant, en poursuivant et en frappant des civils désarmés dans les rues, en tirant à balles réelles dans les salles d’hôpital, en pillant les magasins,… Des violences similaires, bien que de moindre ampleur, se sont produites à Port Soudan, Sinar, Atbara et dans de nombreux autres endroits. Les images vidéo diffusées sur les médias sociaux témoignent de la persistance de la violence utilisée par les RSF à Khartoum et dans d’autres villes.

    Le Comité des Médecins Soudanais a estimé le nombre provisoire de morts à plus d’une centaine de personnes, ce à qui s’ajoute des centaines de blessés. Il est toutefois probable que le chiffre réel de la répression sanglante de lundi soit beaucoup plus élevé. Une source de renseignement crédible ayant des liens avec l’appareil de sécurité a rapporté à un journaliste soudanais que « certaines personnes ont été battues à mort et jetées dans le Nil, d’autres ont été abattues et jetées dans le Nil et d’autres ont été tuées à la machette et jetées dans le Nil. C’était un massacre. » Depuis lors, environ 40 corps de manifestants ont été retirés du fleuve.

    La peur de la révolution

    Par cette répression barbare, la junte militaire qui a usurpé le pouvoir après la chute d’Al-Bachir a tenté de semer la terreur parmi les masses et de porter un coup sérieux à la lutte révolutionnaire qui secoue le pays depuis décembre 2018. Le recours au viol, par exemple, vise à écraser l’esprit de résistance des nombreuses femmes soudanaises qui ont été en première ligne des mobilisations révolutionnaires et qui ont joué un rôle clé en surmontant les humiliations que l’ancien régime leur avait infligées.

    Avant la répression de lundi, le chef du « Conseil militaire de transition » (TMC), le général Abdel Fattah al-Burhan, et son adjoint, le général Mohamed Hamdan Dagalo, chef des RSF, ont visité Le Caire, Riyad et Abu Dhabi, probablement pour recevoir le feu vert, l’assistance et les conseils d’al-Sisi, le boucher de la révolution égyptienne, et des monarques réactionnaires du Golfe. Ces régimes sont les principaux partisans régionaux du TMC. Tous rêvent de rétablir une dictature impitoyable à Khartoum qui pourrait noyer la révolution soudanaise dans le sang, mettre fin aux tentations révolutionnaires qui pourraient faire tâche d’huile, et permettre au Soudan de continuer de fournir de la chair à canon pour la guerre au Yémen.

    Le moment choisi pour ces événements dramatiques n’est en effet pas fortuit. La lutte révolutionnaire des masses soudanaises a atteint la semaine dernière une nouvelle dimension avec une grève générale de deux jours qui a mis le pays à l’arrêt complet.

    Le succès de cette grève, qui a montré l’énorme puissance potentielle de la classe ouvrière, a clairement effrayé les généraux et les classes possédantes à travers la région. Entre autres choses, la révolution a donné un nouvel élan à l’activité indépendante de la classe ouvrière, avec la reconstruction de syndicats indépendants précédemment détruits par le régime d’Al-Bashir. Les travailleurs ont commencé à montrer qu’ils représentent une force sociale sérieuse avec laquelle compter, et qu’ils peuvent menacer tout l’édifice sur lequel le pouvoir politique et économique de la junte est érigé.

    Malheureusement, il y a eu un manque de direction décisive quant à ce qu’il convenait de faire après les deux jours de grève générale, laquelle avait mis le pouvoir des généraux en question. Immédiatement après la fin de la grève générale, les dirigeants militaires ont lancé une contre-offensive, en décidant de s’attaquer à l’expression la plus iconique et la plus vivante de la révolution. Les dirigeants du TMC ont déclaré que le sit-in était devenu une menace pour « la sécurité du pays » et devait cesser. Les médias pro-régime se sont lancés dans une frénésie pour dénoncer le sit-in pacifique comme un nid de trafiquants de drogue, de débauche et de petit banditisme, afin de justifier sa dispersion et le massacre qui a suivi.

    Les restes de l’ancien régime et leurs soutiens internationaux ont méticuleusement planifié leur opération. Les bureaux d’Al Jazeera à Khartoum ont été fermés le 31 mai, et ses journalistes ont été interdits de reportage au Soudan. Afin de limiter la couverture des événements, Internet a ensuite été fermé dans tout le pays lundi et n’a pas été rétabli depuis. Des unités de l’armée régulière ont été consignées dans leurs casernes et beaucoup d’entre elles ont été dépouillées de leurs armes afin de ne pas entraver le sale boulot des mercenaires du RSF. Par la suite, on a rapporté des scènes de soldats en sanglots impuissants pendant que le carnage se déroulait.

    Cela contraste avec les larmes de crocodile versées par les gouvernements occidentaux, lesquelles ne peuvent compenser leur hypocrisie stupéfiante. Au fil des années, l’Union Européenne a injecté des millions d’euros dans les RSF afin de freiner la migration du Soudan vers l’Europe. La Maison-Blanche et de nombreux gouvernements européens ont soutenu et fourni au régime saoudien les armes qui ont été utilisées pour abattre les manifestants et autres civils innocents dans les rues du Soudan.

    Plus aucune négociation avec les généraux assoiffés de sang

    Les leçons politiques de ce qui s’est passé doivent être pleinement tirées, pour s’assurer que le sang des martyrs du 3 juin et des jours suivants n’ait pas été versé en vain. Avant cet épisode, le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) et ses partisans au Soudan n’avaient cessé de s’opposer à l’illusion de conclure un compromis avec les généraux de l’ancien régime, qui s’étaient emparés du pouvoir par la force dans le seul but de couper la voie au flot révolutionnaire.

    Une déclaration de ‘Socialist Alternative Sudan’ du 23 mai expliquait : « Pourquoi une révolution qui s’est débarrassée d’Al Bashir par la sueur, les larmes et le sang de notre peuple finirait-elle par négocier un accord de partage du pouvoir avec une partie de l’appareil oppresseur qui l’a protégé et a bénéficié de son pouvoir pendant si longtemps ? Les dirigeants militaires n’ont aucunement l’intention de renoncer au pouvoir, et ils ne quitteront pas la scène à moins d’y être contraints par la force de l’action révolutionnaire de masse – le seul langage qu’ils comprennent. »

    Début avril, la première réaction de la rue à l’annonce de la création du TMC a été le slogan : « La révolution vient de commencer », montrant que beaucoup de gens n’étaient pas prêts non plus à tomber dans le piège tendu par les auteurs du coup d’Etat militaire. Malheureusement, ce ne fut pas tant le cas des dirigeants qui parlent en leur nom, organisés au sein des Forces pour la Déclaration de la Liberté et du Changement (FDFC), qui ont accepté de négocier avec les généraux d’Al Bashir.

    Le FDFC est une large alliance d’opposition dont la colonne vertébrale est l’Association Professionnelle Soudanaise (SPA, un réseau de syndicats professionnels qui jouit d’une autorité importante parmi les travailleurs et les militants de base pour son rôle organisateur dans le mouvement) mais qui comprend également des partis d’opposition de droite intégrés à l’élite soudanaise bourgeoise, comme le Parti National Umma et le Parti du Congrès soudanais.

    Ces partis ont une longue tradition de concessions et d’ouvertures au régime d’Al-Bashir ; ils n’ont jamais eu confiance dans le mouvement de masse, mais ont voulu l’exploiter afin d’accéder à des carrières politiques lucratives dans une future administration capitaliste. Les dirigeants du parti Umma ont ouvertement rejeté l’appel à la grève générale de la semaine dernière. Maintenant, ils se sont prononcés en faveur de la dernière manœuvre politique du TMC, à savoir l’annonce d’élections dans un délai de neuf mois. Des élections qui se tiendraient dans les conditions actuelles, sous le contrôle de la clique militaire et sécuritaire, ne seraient pourtant évidemment rien d’autre qu’une mascarade autoritaire.

    En essayant d’assurer de manière pragmatique l’unité de l’opposition sous la direction du FDFC, les dirigeants du SPA ont lié leurs mains à une stratégie sans issue, en essayant de concilier les exigences du mouvement révolutionnaire et les ambitions cyniques des dirigeants militaires contre-révolutionnaires. Tous les partisans du SPA devraient exiger que le SPA rompt avec toutes les forces et dirigeants pro-capitalistes qui se montrent disposés à conclure un accord avec les bouchers militaires sur le dos du mouvement révolutionnaire.

    Les négociateurs du FDFC pensaient pouvoir apaiser la junte corrompue et brutale, et convaincre cette dernière d’adopter une position plus « raisonnable » en partageant le pouvoir dans un organe souverain hybride, composé de représentants militaires et civils. Plusieurs semaines ont été perdues en négociations stériles avec le TMC, ce qui a semé la confusion dans le mouvement et mis en colère de nombreux militants. Comme beaucoup de manifestants le savent bien, les généraux se sont assis à la table des négociations non pas pour abandonner généreusement leur pouvoir, mais pour gagner du temps, tromper l’opposition avec de vagues promesses et attendre la bonne occasion de recourir à la violence contre les masses dans les rues.

    Mercredi, le général Burhan a prononcé un discours télévisé dans lequel il a déclaré que le TMC était disposé à reprendre les négociations. Cet appel a été lancé alors que ses hommes de main tiraient, battaient et tuaient dans les rues, et quelques heures avant que les forces de sécurité n’arrêtent un homme politique important de l’opposition, Yasir Arman, chef du Mouvement populaire de libération du Soudan (SPLMN). Les porte-parole du FDFC ont, à juste titre, déclaré qu’ils cesseraient tout contact politique avec le Conseil militaire et suspendaient les négociations, estimant que « la junte n’est plus un interlocuteur valable pour négocier avec le peuple soudanais ». Mais elle ne l’a jamais été auparavant ! Dès le début, sous la pression énorme du mouvement de masse, le TMC n’était rien d’autre que le centre névralgique de la contre-révolution, composée de criminels de guerre notoires et de partisans corrompus de l’ancien régime, qui cherchaient à détourner une révolution qui représentait une menace directe pour leur régime brutal et leur système exploiteur. De leur point de vue, la destitution d’Al-Bashir et d’autres hauts fonctionnaires n’est intervenue que pour tenter de préserver les fondements essentiels de l’ancienne machine d’État et sauvegarder leurs propres positions, dont ils dégagent des privilèges et bénéfices économiques importants.

    Une résistance héroïque

    Malgré l’ampleur de la violence du régime, les manifestants chassés du site lundi devant le ministère de la Défense ont fait preuve d’une résistance héroïque, continuant à manifester, érigeant des barricades dans les rues de Khartoum et d’Omdurman, la ville voisine. Dans les quartiers de la capitale, les gens se sont déversés dans les rues pour protester contre les actions de la junte, barricadant les rues, brûlant des pneus, bloquant les ponts. Mardi, des vidéos ont été diffusées sur les médias sociaux montrant des habitants en train de faire la prière l’Aïd al-Fitr derrière leurs barricades.

    Selon un partisan du CIO vivant à Khartoum, des manifestants ont barricadé la plupart des routes de la ville à partir du mercredi 5 juin, bien que certaines barricades aient depuis été enlevées par la force. De féroces combats de rue opposent régulièrement des jeunes en colère aux patrouilles de la RSF qui rôdent et terrorisent les masses ; des coups de feu continuent d’être entendus et d’autres tueries ont lieu. Mardi soir, les forces de sécurité ont tenté de démanteler le sit-in de Port-Soudan devant la 101e division d’infanterie sans y arriver, tandis que les travailleurs de Port-Soudan ont poursuivi leurs grèves et leurs actes de désobéissance civile. Les manifestants ont fermé la plupart des routes principales et un certain nombre de quartiers à l’aide de barrages routiers et d’incendies de pneus.

    Mardi, mercredi et jeudi, des marches de colère, des manifestations de masse et des barrages routiers ont également éclaté dans diverses parties du pays à mesure que l’ampleur des massacres à Khartoum devenait claire. Mercredi, des manifestations de masse ont éclaté à Zalingei dans le Darfour central, à El Geneina dans le Darfour occidental et à Nyala dans le Darfour-Sud, bravant gaz lacrymogènes et balles réelles et scandant des slogans demandant la chute de la junte militaire.

    Des sections de la classe ouvrière ont stoppé le travail pour protester contre les actions de la junte militaire, comme l’ont fait les ouvriers des champs pétroliers du Kordofan occidental. Lundi, les vols intérieurs et extérieurs se sont arrêtés à l’aéroport international de Khartoum, coïncidant avec l’annonce par l’Association soudanaise des pilotes d’une désobéissance civile totale, sans aucune exception pour aucun vol. En réaction, les milices du régime ont forcé les grévistes à travailler sous la menace. Les travailleurs des aéroports en grève ont été visités à leur domicile et forcés d’aller travailler sous la menace d’armes à feu. Un homme qui a refusé a été abattu devant sa famille.

    La menace d’une contre-révolution aussi brutale doit être contrée par une action collective massive et organisée et par l’autodéfense des masses révolutionnaires. Alors que les milices répandent la terreur, le viol et le massacre, l’organisation de la défense physique de la révolution est devenue une question de vie ou de mort. Des comités de défense devraient être mis en place dans tous les lieux de travail, les communautés et les quartiers, et établir des liens entre eux pour coordonner leur action et centraliser toutes les armes qu’ils peuvent trouver, y compris des armes de fortune.

    Les divisions de classe au sein des forces armées et les sympathies révolutionnaires qui prévalent encore parmi de nombreux soldats du rang devraient également être concrétisées sans délai. Après tout, la mutinerie latente dans les rangs inférieurs de l’armée a été l’une des principales raisons qui ont poussé la junte à se débarrasser d’Omar Al Bashir. Le SPA et les comités révolutionnaires devraient lancer des appels publics aux soldats de base et aux officiers subalternes pour qu’ils refusent tout ordre venant du conseil militaire, se rebellent contre leurs commandants, élisent démocratiquement leurs propres comités et se joignent au peuple révolutionnaire pour les aider à traquer et désarmer toutes les milices, arrêter et juger tous ceux qui ont tué, violé et torturé.

    Les appels lancés par le SPA en faveur d’une « désobéissance civile totale, de la fermeture de toutes les rues, ponts et ports principaux et d’une grève politique ouverte sur tous les lieux de travail et les installations, dans les secteurs public et privé » vont dans le bon sens. Alors que les appels à cette « grève globale » ont été lancés pour qu’elle débute dès dimanche, certains signes montrent qu’elle se développe déjà – bien qu’il soit difficile d’en évaluer l’ampleur avec les vacances de l’Eid. En tout cas, les masses n’ont pas le luxe d’attendre. Une action immédiate et décisive est nécessaire pour vaincre le déchaînement actuel de la contre-révolution. Barricades dans les rues, actions de grève avec des groupes de défense de travailleurs pour protéger les lieux de travail, occupations d’endroits stratégiques et infrastructures, sont le moyen de paralyser l’offensive actuelle de la junte réactionnaire, de ses milices et des forces de sécurité, et de commencer une contre-offensive révolutionnaire décidée.

    A bas le TMC – le pouvoir aux travailleurs et au peuple révolutionnaire !

    Au cours de la lutte révolutionnaire, un vaste processus d’organisation populaire a pris forme dans les communautés locales et sur les lieux de travail, dans les quartiers et lors des sit-in, développant dans les faits une situation de « double pouvoir » : défiant l’ancienne machine étatique dirigée par les généraux et les restes des anciens régimes, ont émergé les embryons d’une nouvelle société, sous la forme de divers comités révolutionnaires locaux. Avec ces comités locaux comme unité de base, un nouveau pouvoir d’Etat révolutionnaire pourrait être construit, qui pourrait donner défier la clique militaire dans le TMC et ses diverses annexes. Les comités de quartier, de grève etc, s’ils étaient généralisés, pourraient élire des représentants à des conseils locaux, régionaux et nationaux, et se battre pour le pouvoir politique au nom de la révolution.

    Pour qu’une telle lutte mobilise les énergies et le soutien les plus larges, il faut qu’elle inscrive sous sa bannière non seulement les revendications pour une véritable démocratie au Soudan, mais aussi les questions sociales et économiques brûlantes qui soumettent continuellement les masses à la souffrance quotidienne : la lutte pour le pain, l’emploi, des salaires décents, le logement, la terre, l’accès à l’éducation et aux soins, les transports,… Si cela est défendu de façon cohérente, un tel programme pourrait même contribuer à briser les rangs de certains des jeunes les plus opprimés et les plus sous-classés qui sont enrôlés dans les milices du régime et qui sont actuellement utilisés pour réprimer le mouvement.

    Mais ces exigences ne pourront finalement être satisfaites que si les secteurs-clés de l’économie sont retirés des mains de l’élite militaire corrompue et de la classe capitaliste nationale et étrangère, qui les siphonnent pour leur propre enrichissement. Comme l’a commenté ‘The Economist’ le 27 avril, « La junte a beaucoup à perdre. On estime que 65 à 70 % des dépenses de l’État sont consacrées à la sécurité, contre seulement 5 % pour la santé publique et l’éducation. Les familles liées aux secteurs militaires et de sécurité dirigent les entreprises qui dominent l’économie soudanaise. » Ces entreprises devraient appartenir au secteur public, être planifiées et gérées démocratiquement par les travailleurs et les masses révolutionnaires.

    Un gouvernement de travailleurs et de paysans pauvres, mettant en œuvre des politiques socialistes, mettrait fin au pillage de l’économie et à l’océan de misère qu’il entraîne, et désarmerait la contre-révolution tant politiquement que militairement. En appelant les travailleurs, les pauvres et les opprimés d’Afrique et du Moyen-Orient à se joindre à la lutte contre le capitalisme et la dictature, un tel gouvernement serait une énorme source d’inspiration pour les millions de personnes qui, dans le monde entier, suivent avec inquiétude la bataille en cours entre révolution et contre-révolution au Soudan.

    Actuellement, l’avenir de la révolution soudanaise est très incertain. Le vide politique hérité de l’absence d’un parti de masse, qui pourrait unir les travailleurs et le peuple révolutionnaire derrière un programme clair et montrer une voie décisive, pèse lourd sur le mouvement. Les informations faisant état de tensions et d’affrontements entre les Forces armées soudanaises et les RSF indiquent que la situation pourrait devenir très chaotique, des éléments d’une guerre civile prenant forme ou même la possibilité d’un « coup d’État dans le coup d’État », voire des affrontements plus sérieux entre diverses factions armées et milices en lutte pour le pouvoir. Cependant, le mouvement révolutionnaire n’a pas prononcé ses derniers mots, et il est du devoir de tous les socialistes, syndicalistes et militants de gauche du monde entier de soutenir cette lutte par tous les moyens possibles pour la mener à bien.

    Socialist Alternative Sudan exige :

    • La mobilisation immédiate pour la défense de la révolution soudanaise – pour une grève générale à l’échelle du pays contre le Conseil militaire.
    • L’autodéfense massive et démocratiquement organisée de la révolution : mise sur pied de comités de grève et de protection dans tous les lieux de travail, les rues et les quartiers – dissolution et désarmement des RSF et de toutes les milices du régime.
    • La défense de tous les droits démocratiques, la libération de tous les prisonniers politiques et des personnes arrêtées ces derniers jours.
    • La chute du régime militaire, l’arrestation des dirigeants du TMC – pour un gouvernement ouvrier et des pauvres basé sur des comités populaires.
    • Le droit du peuple soudanais de décider de son propre avenir – non à l’ingérence et à l’intervention des puissances internationales et régionales dans les affaires du Soudan.
    • La suppression des budgets militaires et de sécurité – pour un programme d’investissements publics massifs dans l’infrastructure, la santé, l’emploi et l’éducation.
    • La nationalisation sous contrôle ouvrier de toutes les entreprises et biens appartenant aux affairistes liés à l’ancien régime, aux hauts militaires et responsables sécuritaires.
    • La solidarité des travailleurs internationaux avec la révolution soudanaise – aucune confiance dans l’Union africaine, l’Union Européenne et les autres organes et gouvernements impérialistes.
    • A bas le capitalisme, l’exploitation et la guerre. Retour immédiat de toutes les troupes soudanaises du Yémen.
    • Pour un Soudan libre, démocratique et socialiste, reconnaissant le droit à l’autodétermination pour toutes les nationalités et groupes ethniques opprimés.
  • Chine : 30 ans après le massacre de Tiananmen

    Ce 4 juin établira un record de participation à la veillée de Hong Kong commémorant le massacre de Pékin

    Aujourd’hui marque le 30e anniversaire de l’horrible massacre perpétré à Pékin par l’Armée populaire de libération (APL) sur ordre des principaux dirigeants chinois. La Chine était alors en proie à un mouvement de masse révolutionnaire. Les manifestations de masse qui ont éclaté en avril 1989 ont paralysé Pékin pendant sept semaines et se sont étendues à plus de 300 villes. Une multitude de ‘‘mini-Tiananmens’’ ont également eu lieu ailleurs, d’énormes mouvements de contestation ont saisi des villes telles que Chengdu et Xian, dont les principales places ont également été occupées par des centaines de milliers de manifestants.

    Par Dikang, chinaworker.info

    Suite à la répression du 4 juin à Pékin, on estime généralement qu’un millier de personnes ont été tuées, voire beaucoup plus. S’ajoute à cela encore davantage de morts, de blessés et d’arrestations dans plusieurs villes du pays.

    Dans la nuit du 3 au 4 juin, des chars et des convois blindés de l’APL ont commencé à tirer dans la capitale chinoise depuis quatre directions. La résistance de masse fut héroïque de la part des travailleurs et des citoyens ordinaires de Pékin, notamment des jeunes.

    ‘‘Tuez ceux qui doivent être tués’’

    L’invasion de la capitale par l’armée, avec 200.000 hommes (assez pour envahir tout un pays), avait été stoppée, la troupe ayant été obligée de camper en banlieue pendant quinze jours et quinze nuits en raison de la mobilisation massive de la classe ouvrière et des citoyens ordinaires de Pékin. Les hauts dirigeants avaient cru qu’une simple démonstration de force militaire suffirait à refroidir les masses et à ‘‘rétablir l’ordre’’, c’est-à-dire à restaurer leur pouvoir autoritaire ébranlé.

    L’ingéniosité et l’audace des masses avaient émoussé les premiers déploiements militaires. Les soldats ne voulaient pas attaquer le peuple. Les officiers de l’armée étaient divisés et ne savaient pas exactement quelles forces du régime étaient aux commandes à ce moment, ni d’ailleurs ce que les dirigeants voulaient vraiment. L’APL était paralysée, ce qui a engendré une crise encore plus grave au sein du régime. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles la violence a été si extrême lorsqu’elle a fini par éclater.

    Plus d’un million de personnes ont participé au ‘‘mur humain’’ de 15 jours de Pékin, comme le décrit Chen Bo dans le livre Seven Weeks that Shook the World (publié par chinaworker.info, ouvrage disponible sur leur boutique en ligne), pour bloquer et s’engager avec les unités PLA. Avec tout le respect que nous devons aux étudiants, les événements représentaient bien plus qu’un ‘‘mouvement étudiant’’. C’est une lutte révolutionnaire qui touchait toutes les couches de la société qui se déroulait alors. Des diplomates américains à Pékin se sont plaints d’avoir dû envoyer leurs voitures chercher leurs homologues chinois dans l’enceinte diplomatique du PCC parce que les chauffeurs des responsables chinois manifestaient dans la rue.

    ‘‘Tuez ceux qui doivent être tués, condamnez ceux qui doivent être condamnés’’, a déclaré Wang Zhen, un colonel loyal à Deng Xiaoping, l’architecte ultime de la répression. Deng avait dit qu’il était prêt à ordonner la mort de 20.000 personnes si cela garantissait vingt ans de stabilité en Chine.

    Ces événements sanglants ont façonné la Chine d’aujourd’hui, la deuxième économie capitaliste la plus puissante du monde dirigée par un régime nominalement “communiste” qui refuse d’accepter même les plus petites réformes démocratiques. Ce régime a plutôt renforcé la répression d’Etat et le contrôle politique pour atteindre des niveaux sans précédent, tout particulièrement ces cinq dernières années.

    Certains considèrent cette répression comme était symptomatique du mal du ‘‘communisme’’ maoïste alors qu’en fait, dans le cas de la Chine, la répression s’est accrue à mesure que le pays devenait capitaliste. Comme l’a déclaré au Washington Post (25 mai 2019) un militant marxiste de 20 ans engagé dans la lutte contre la répression de 2019 des étudiants et des militants ouvriers de gauche : ‘‘Une fois qu’on étudie le marxisme, on sait que le vrai socialisme et le soi-disant socialisme chinois aux caractéristiques chinoises sont deux choses différentes. Ils vendent le fascisme comme le socialisme, comme un vendeur de rue fait passer la viande de chien pour de l’agneau.’’

    Le rôle principal de l’Etat policier surdimensionné du PCC, qui compte pas moins de 10 millions d’espions sur Internet et un budget de sécurité équivalent au PIB de l’Egypte (193 milliards de dollars en 2017), est d’empêcher la classe ouvrière de s’organiser.

    ‘‘Au cours des 40 dernières années, le marché a été considéré comme une baguette magique en Chine’’, affirme le militant syndical Han Dongfang. ‘‘C’est ironique que les gens agitent le drapeau communiste, mais en fait, le parti est le plus grand partisan du capitalisme, du marché et de la loi de la jungle au monde.’’ [Financial Times, 24 mai 2019]

    Les syndicats indépendants

    Han a été emprisonné après le massacre du 4 juin pour son rôle de pionnier des syndicats indépendants qui ont émergé lors de la lutte de masse de 1989. Ces syndicats étaient les principales cibles de la répression effectuée ensuite par le régime. Les premiers jours du mouvement, le régime a tout fait pour essayer de nier le rôle que jouaient la classe ouvrière, les syndicats indépendants nouvellement créés et les grèves généralisées. Mais le régime du PCC a ensuite dirigé les éléments les plus redoutables de la répression contre la classe ouvrière. L’endroit de la place Tiananmen où les syndicats indépendants avaient leur siège fut l’endroit où la répression fut la plus sanglante le 4 juin.

    La poignée d’activistes étudiants les plus recherchés à Pékin en 1989 ont passé tout au plus de deux à trois ans en prison. C’était déjà de trop, bien entendu. Mais sur les 20.000 personnes arrêtées dans les mois qui ont suivi la répression, on estime que 15.000 étaient des travailleurs pour la plupart accusés d’avoir organisé des grèves (‘‘sabotage’’) et des syndicats de travailleurs clandestins (‘‘collusion avec des forces étrangères’’). Aucun étudiant n’a été exécuté, mais ce sort a touché des dizaines de travailleurs, tandis que d’autres ont été condamnés à perpétuité ou à de nombreuses années de travaux forcés.

    La plupart des reportages sur le mouvement de 1989 le décrivent comme un “mouvement étudiant”. Cela ne n’aborde qu’une partie du tableau. Les étudiants ont déclenché la lutte en marchant jusqu’à la place Tiananmen et en l’occupant par la suite. Ils fait preuve d’héroïsme et d’audace, mais ils avaient aussi plus d’illusions dans l’aile “réforme” du PCC autour du secrétaire général Zhao Ziyang. Ce dernier était favorable à une ouverture démocratique progressive et contrôlée de la Chine, contrairement aux dirigeants plus radicaux qui voulaient renforcer le régime autoritaire et estimaient que les réformes “libérales bourgeoises” de Zhao étaient allées trop loin. Zhao avait rendu possible un assouplissement très partiel du contrôle des médias et avait aboli les “cellules du parti” dans les officines gouvernementales (ces cellules étaient en réalité des groupes de surveillance et de contrôle fidèles au régime).

    L’essentiel des reportages consacrés aux événements de Tiananmen omettent de parler du rôle clé de la classe ouvrière. Les protestations étudiantes avaient déjà atteint leur paroxysme, de nombreux militants étaient épuisés par les grèves de la faim de masse qui avaient commencé en mai. Les premiers dirigeants étudiants issus des écoles les plus prestigieuses de Pékin, qui entretenaient un lien plus fort avec certaines couches de la bureaucratie du PCC, avaient été remplacées par de nouvelles couches d’étudiants venant souvent de l’extérieur de Pékin et d’un milieu ouvrier. Le poids spécifique des étudiants au sein du mouvement de masse dans son ensemble a diminué à mesure que les travailleurs, et la jeunesse ouvrière de Beijing en particulier, ont commencé à jouer un rôle plus important. Ce changement a été accéléré lorsque l’armée est entrée à Pékin le 20 mai, à la suite de la proclamation de la loi martiale.

    Les événements ont commencé comme un mouvement de contestation étudiant visant à renforcer l’aile “réformiste” du PCC et à mettre de côté les partisans les plus autoritaires de sa “vieille garde”. Mais il s’est bien vite transformé en une lutte de classe majoritairement ouvrière avec un objectif plus déterminé mais pas totalement clair : la défaite du régime dans son ensemble, sans entretenir de liens particuliers avec Zhao et ses alliés réformateurs.

    Hélas, cet objectif n’était pas servi par une stratégie claire, par un programme élaboré de revendications et par des mesures à adopter pour faire avancer ce mouvement. Alors que les dirigeants étudiants qui avaient initié la lutte rechignaient à aller “trop loin” et voulaient initialement tenir les travailleurs à l’écart des manifestations de masse (de peur de “provoquer” le gouvernement), les couches les plus fraîches et les plus prolétariennes qui remplissaient le mouvement n’avaient pas de telles réserves.

    Aux yeux de ces derniers, le mouvement est rapidement devenu une question de vie ou de mort. Le régime n’était pas prêt à faire des concessions. Mais il manquait un programme clair et une organisation politique – un parti socialiste révolutionnaire – capable de voir comment répondre aux besoins de la situation en réorientant à temps le mouvement de masse.

    La lutte pour le pouvoir au sein de l’élite

    Zhao a été vaincu de manière décisive dans la lutte pour le pouvoir qui a connu son apogée en mai 1989 autour de la controverse portant sur les concessions ou l’utilisation de l’armée pour réprimer les manifestations. Cette lutte de pouvoir fut brutale et Zhao fut assigné à résidence jusqu’à sa mort quinze ans plus tard. Cela explique aussi pourquoi Deng et ses complices ont déclenché une violence gratuite et excessive les 3 et 4 juin.

    ‘‘Il fut un temps, en mai 1989, où le gouvernement chinois fut renversé en tant que véritable autorité de contrôle’’, écrivait A. M. Rosenthal dans le New York Times du 23 mai 1989. La description est exacte. Cet auteur, il y a trente ans, a fait une autre observation très importante : ‘‘Comme aucune autorité n’est disponible pour intervenir, le gouvernement chinois sera probablement en mesure de rassembler ce qui reste de son influence et d’invoquer son autorité à diriger la nation une fois de plus.’’

    En 1989, la Chine s’est retrouvée dans une lutte à mort entre la révolution (le mouvement de masse) et la contre-révolution (le régime pro-capitaliste de Deng). Les partisans de la révolution ont échoué à présenter une autre forme de gouvernement, à demander au mouvement de masse d’aller plus loin et à construire des organes de pouvoir populaire tels que des comités démocratiques reliés à travers le pays. Ils n’ont également pas poussé les travailleurs des syndicats indépendants à prendre l’initiative pour instaurer un gouvernement démocratique des travailleurs et des pauvres. Ils ont donc perdu l’initiative.

    Le régime de Deng a réussi à retrouver son équilibre et à frapper fort. Ce faisant, il voulait faire d’une pierre deux coups. Les organisations de travailleurs ont été la cible principale, et le nettoyage des rues des manifestants avec une telle férocité qu’elles ont envoyé un signal qui a résonné à travers le pays et à travers les âges. Une autre cible de la répression sanglante était les réformateurs politiques autour de Zhao, qui avaient joué à soutenir ou à faire des concessions aux étudiants protestataires. Le message de la répression était que si toutes les ailes du PCC étaient d’accord sur la nécessité de mesures plus capitalistes, la ” réforme politique ” et une ” démocratie ” à l’occidentale n’étaient plus sur la table.

    Cela n’a pas conduit, comme certains commentateurs l’ont prétendu, à la reconsolidation d’un régime stalinien non capitaliste, un système social qui avait déjà commencé à rompre avec les réformes capitalistes significatives de la décennie précédente. La dialectique de la situation était que la répression du 4 juin, prétendument pour défendre le ” socialisme “, a été un moment décisif qui a poussé le régime chinois à achever la transition au capitalisme avec des caractéristiques chinoises plutôt uniques. 1989 a été une révolution politique vaincue, bien qu’elle n’ait pas encore pleinement articulé ses objectifs.

    Une restauration capitaliste brutale

    Sous Deng, allait continuer sur la voie du capitalisme, en particulier avec son historique tournée dans le Sud de 1992, mais sous le contrôle strict de l’Etat-PCC afin d’assurer que l’élite du parti et surtout les “princes” – la monarchie du PCC – puissent prendre en mains les morceaux les plus juteux de l’économie capitaliste tout en maintenant un contrôle politique ferme sur la classe ouvrière. C’est ainsi qu’ils envisageaient prévenir toute résistance contre le retour brutal du capital. Jusqu’à 60 millions d’emplois ont été perdus lors de la privatisation des industries publiques qui a atteint son paroxysme à la fin des années 1990. Les emplois permanents ont été remplacés par des contrats temporaires et précaires et par le travail intérimaire. Le secteur public chinois emploie aujourd’hui 60 millions de travailleurs intérimaires à des salaires et avantages sociaux inférieurs, soit plus que sa main-d’œuvre permanente.

    Les logements ont été privatisés dans le cadre d’une réforme “big bang” en 1998 similaire aux politiques de Margaret Thatcher menées à bien moindre échelle en Angleterre. Aujourd’hui, 95 % du marché immobilier chinois est composé de propriétaires, avec seulement un minuscule secteur du logement social, en comparaison de 51 % en Allemagne et de 65 % aux Etats-Unis. Le prix des maisons est devenu un fardeau énorme pour la classe ouvrière et la classe moyenne chinoise. Les prix moyens des maisons à Pékin par rapport aux revenus moyens sont parmi les plus élevés au monde, avec Shanghai et plusieurs autres villes chinoises (deux fois plus chers que Tokyo et presque quatre fois plus chers que Londres).

    C’est exactement ce que Léon Trotsky avait prédit dans son analyse du stalinisme – La Révolution trahie (1936) – si, comme ce fut le cas en Chine en 1989, une révolution politique ouvrière échouait à établir un contrôle démocratique sur l’économie étatique.

    Le capitalisme autoritaire chinois est enraciné dans sa peur des troubles de masse et dans l’insécurité de l’élite capitaliste. Celle-ci cache en grande partie ses richesses à la société grâce au contrôle des médias et à la propagande d’État. Son modèle capitaliste n’est pas la “démocratie” et le “libre marché” à l’américaine, mais plutôt le capitalisme autoritaire d’Asie de l’Est : le Taiwan de Chiang Kai-shek, Singapour de Lee Kuan Yew ou la Corée du Sud de Park Chung-hee. Il s’agissait de régimes entièrement capitalistes avec une économie capitaliste largement contrôlée par l’Etat ou une économie capitaliste d’Etat.

    De récentes fuites médiatiques crédibles suggèrent que la famille du président Xi Jinping, l’un des principaux ” princeps ” du PCC, a amassé 1 000 milliards de dollars de richesse à l’étranger. La plupart des dirigeants du Politburo chinois au pouvoir sont tout aussi incroyablement riches. Et il y a longtemps, la Chine a devancé les États-Unis au chapitre du nombre de milliardaires les plus riches en dollars, avec 819 contre 571 l’an dernier.

    Recent credible media leaks suggest the family of president Xi Jinping, one of the CCP’s top ‘princelings’, have amassed US$1 trillion of wealth in overseas assets. Most of China’s ruling Politburo are similarly mind-bogglingly rich. And China long ago outstripped the US in terms of the most dollar billionaires, with 819 against 571 last year.

    La veille de Hong Kong

    Les commémorations du 30e anniversaire des événements pourraient connaitre une affluence record à Hong Kong, la seule ville dirigée par le PCC où les manifestations et le souvenir du massacre du 4 juin sont tolérés. La veillée d’anniversaire de 2019 est d’autant plus importante que la lutte se poursuit contre la nouvelle loi sur l’extradition vers la Chine imposée au bulldozer par le gouvernement fantoche de Hong Kong. Cette loi permettra aux dissidents et aux militants politiques de Hong Kong d’être envoyés en Chine pour y être jugés dans un système judiciaire autoritaire connu pour ses aveux forcés et parfois télévisés, sa torture et son déni total des droits fondamentaux.

    Ailleurs, la répression du PCC continue de battre des records. Dans la région à majorité musulmane du Xinjiang, une population entière est terrorisée avec plus d’un million de personnes incarcérées dans des camps de concentration appelés “centres de formation professionnelle”. Toute la région, équivalente à la moitié de la superficie de l’Inde, est devenue un gigantesque banc d’essai pour un État policier numérique doté de technologies de pointe comme les systèmes de surveillance par reconnaissance faciale, le prélèvement d’ADN et les logiciels espions obligatoires dans tous les téléphones cellulaires.

    La répression des jeunes militants, étudiants et travailleurs de gauche à la suite de la lutte des travailleurs de l’entreprise Jasic dans le sud de la Chine, l’année dernière, est un exemple extrêmement important de l’aggravation de la répression sous Xi Jinping. Tout en se déguisant sous la bannière du “communisme” pour des raisons historiques qui n’affectent en rien la politique quotidienne, le régime de Xi a désigné les marxistes et les socialistes comme son ennemi public numéro un. Ceci dans un contexte de nervosité officielle accrue, non atténuée par l’anniversaire de Tiananmen, et par les avertissements de Xi au début de cette année que la Chine fait face à des “dangers inimaginables”.

    La “guerre froide” Chine-USA

    Une autre nouveauté qui accompagne le 30e anniversaire du 4 juin est l’escalade brutale du conflit impérialiste entre la Chine et les États-Unis, qui a commencé avec les politiques commerciales protectionnistes de Donald Trump et s’est rapidement étendue aux investissements, à la technologie, aux échanges universitaires, à la géopolitique et à la concurrence militaire. Il s’agit d’une nouvelle “guerre froide” entre les deux superpuissances, d’une lutte de pouvoir pour être numéro un plutôt que d’une lutte entre deux systèmes socio-économiques incompatibles comme ce fut le cas lors de la guerre froide du siècle dernier entre le “communisme” stalinien et le capitalisme.

    Dans ce contexte, sur la base d’intérêts divergents de grandes puissances, la Chine et les États-Unis ont également commencé à s’attaquer mutuellement à leur bilan en matière de “droits de l’homme”, ce que nous n’avons pas vu à un niveau significatif depuis plus de deux décennies.

    En privé, les principaux représentants du capitalisme américain ont qualifié la répression de 1989 de “nécessité” désagréable. Dans le passé, Donald Trump a exprimé son admiration pour la “démonstration de force” de la dictature du PCC en réprimant ce qu’il a appelé une “émeute”. Le gouvernement de George H. W. Bush a agi rapidement mais secrètement en juin 1989 pour envoyer le conseiller à la sécurité nationale Brent Snowcroft à Pékin afin de rassurer les dirigeants du PCC que les sanctions américaines (limitées) et les récriminations officielles concernant le massacre seraient temporaires et que Washington voulait maintenir “son engagement”. Une position similaire a été adoptée par le gouvernement Thatcher en Grande-Bretagne.

    Le régime chinois a assuré les gouvernements occidentaux qu’il ne fallait pas tenir compte des accusations publiques d’” ingérence occidentale” et d’”influences étrangères”. Ces accusations étaient nécessaires à des fins de propagande intérieure pour assurer que les politiques pro-capitalistes de la décennie précédente soient maintenues.

    Pour les dirigeants capitalistes occidentaux, les gains économiques et l’accès de leurs entreprises à la Chine étaient le plus important. Cela primait sur les nobles idéaux en matière de droits humains et de démocratie. Si ce ton est actuellement en train de changer, cela fait partie d’un jeu de propagande politique, les classes dirigeantes chinoise et américaine voulant présenter l’adversaire comme étant dangereux.

    Apprendre les leçons qui s’imposent

    Les leçons du mouvement de 1989 sont cruciales pour la construction d’une future alternative socialiste de masse au capitalisme en Chine et dans le monde. Le régime du stalinisme-maoïsme chinois, issu de la révolution déformée de 1949, s’était épuisé dans les années 1970 et avait épuisé sa capacité à développer l’économie. Avec les autres dictatures bureaucratiques staliniennes en Russie et en Europe de l’Est, elle est entrée dans une période de crise profonde où les couches supérieures de l’Etat ont vu dans le retour au capitalisme leur seule planche de salut.

    Le mouvement ouvrier naissant en Chine, également entravé par le renforcement des idées pro-capitalistes de droite et les dirigeants du mouvement ouvrier occidental, n’a pas pu s’organiser à temps pour empêcher la bureaucratie “communiste” de détruire l’économie planifiée et de convertir ses propres rangs en capitalistes.

    Le capitalisme, bien qu’il semble fournir des chiffres spectaculaires de PIB dans le cas de la Chine, a créé des problèmes sans précédent, des inégalités massives, une pollution inimaginable, de longues heures de travail et des revenus réels stagnants. Les tensions sociales en Chine sont plus extrêmes aujourd’hui qu’en 1989. Une nouvelle explosion de colère de masse s’annonce, comme en témoignent les avertissements à peine déguisés de Xi et d’autres hauts responsables du PCC.

    Comme le montrent les jeunes de gauche qui remplissent actuellement les cellules d’arrestation de Xi Jinping, un nouveau mouvement ouvrier socialiste est nécessaire et se développe progressivement en Chine. Aucune répression d’État ne peut l’empêcher malgré les terribles souffrances que le régime fait endurer. Comprendre clairement ce qui s’est mal passé en 1989 et qui a laissé les bouchers de Pékin s’en tirer à bon compte est la meilleure manière d’avancer et de construire un nouveau mouvement de masse contre l’autoritarisme, le capitalisme et l’impérialisme, avec en son cœur un parti des travailleurs.

  • Campagne ROSA : Ne pleurons pas, organisons la résistance !

    Trump, Bolsonaro, Erdogan, Poutine – le populisme de droite et d’extrême droite menace les droits des femmes.

    La nouvelle percée du Vlaams Belang est un fait. Avec 18% des voix en Flandre, le VB est le deuxième plus grand parti après la N-VA, dont il a repris un grand nombre de voix. Dries Van Langenhove de « Schild en Vrienden » sera bientôt membre du Parlement fédéral.

    Les antiracistes devront s’organiser pour contrer les conséquences attendues de cette montée en puissance, qui donnera certainement un nouvel élan à la confiance des groupes réactionnaires du Vlaams Belang et de « Schild en Vrienden ». Mais il n’y a pas que les migrants et les jeunes de gauche qui doivent se préparer à cette nouvelle bataille. L’anti-féminisme fait partie intégrante de l’extrême droite et de la droite populiste, tout comme c’était le cas pour le fascisme de Mussolini et d’Hitler.

    Alt-right, « Schield en Vrienden », … – De vieilles idées dans un nouvel emballage

    Le désormais tristement célèbre reportage de Pano sur « Schield en Vrienden » (septembre 2018) a effrayé beaucoup de jeunes : l’existence même de telles idées avait longtemps été voilée par la transition de l’intérêt électoral du Vlaams Belang vers la N-VA. Alors qu’au cours de sa période de gloire précédente, le Vlaams Belang s’était principalement concentré sur le racisme, suivant le profil du FN français alors encore dirigé par Jean-Marie Le Pen, il est devenu évident dans le reportage sur « Schield en Vrienden » que l’anti-féminisme était un élément important de leurs idées. Leur sexisme brutal est enrobé d’”humour” mais l’extrême droite ne peut cacher le fait qu’elle ne donne aux femmes qu’un très petit rôle dans la société, c’est-à-dire le « rôle classique » : « mère et/ou pute ».

    Cela montre principalement une différence de période. Dans les années 1990, le mouvement des femmes était dans une forme de marasme dominé par le post-féminisme, qui avait affecté toutes les organisations de femmes. Aujourd’hui les jeunes successeurs de Filip Dewinter et co sont confrontés à une nouvelle vague de féminisme. Comme dans d’autres pays (par exemple les États-Unis, le Brésil ou la Pologne), l’anti-féminisme joue un rôle plus important dans le mouvement populiste et d’extrême droite. Les droits des femmes sont redevenus un élément important de la polarisation mondiale entre la gauche et la droite.

    Dans les pays où des populistes de droite comme Trump et Bolsonaro – ou Orban, Poutine et Erdogan – sont arrivés au pouvoir, les droits essentiels des femmes sont à nouveau remis en question. Le droit et l’accès à l’avortement est de plus en plus restreint. Mais toutes sortes de dispositions juridiques obtenues dans le passé par les mouvements, telles que la reconnaissance de la violence conjugale et du viol dans le mariage, comme des crimes, sont également soumises à de fortes pressions. Cela montre les dangers de ces développements pour les femmes mais aussi la nécessité de s’organiser pour lutter. Et ces luttes ne sont certainement pas perdues d’avance.

    Ne sous-estimons pas la montée de la nouvelle droite – mais nous pouvons gagner !

    Récemment, en Pologne et en Espagne, les gouvernements de droite ont tenté de saper davantage le droit à l’avortement. Mais une résistance massive les a repoussés. De nouvelles tentatives vont certainement voir le jour, et seule des mobilisations importantes pourraient les obliger à reculer. Cela montre ce que nous dénonçons depuis notre création : dans un système capitaliste, les droits des femmes ne sont JAMAIS définitivement acquis. Lorsque les luttes seront terminées et qu’il conviendra aux figures populistes de droite de détourner l’attention de leurs politiques antisociales qui touchent la grande majorité de la population active, les droits des femmes redeviendront la cible, tout comme les droits des migrants et des réfugiés, des communautés LBTQI+, des minorités nationales et religieuses, etc.

    Une leçon importante à tirer de l’Histoire est qu’il est important de connaître nos véritables alliés. Ce ne sont pas les femmes politiques des partis bourgeois, qui défendent une forme de féminisme dans les mots, mais qui dans leurs actions, limitent davantage les possibilités d’émancipation pour de larges couches de femmes. Comment ? En promouvant des emplois à bas salaires qui permettent à peine de vivre de manière indépendante, certainement si ce salaire est nécessaire pour payer l’éducation des enfants, la réduction des prestations sociales, et que, de plus, le coût du logement et des services essentiels augmentent de plus en plus, également à cause des politiques menées par ces mêmes partis bourgeois.

    La célèbre déclaration de Malcolm X, « il ne peut y avoir de capitalisme sans racisme » s’applique aussi bien au sexisme et à l’oppression des femmes qu’à l’oppression nationale. Dans le système capitaliste, une très petite minorité improductive détermine ce qui est produit, comment cela est produit et qui y a accès. Cette minorité ne cherche pas à savoir comment construire la société dans son ensemble mais seulement comment elle peut augmenter ses propres profits et son capital.

    Dans ce système, la croissance économique peut – et souvent doit – s’accompagner d’une baisse réelle du niveau de vie de la majorité de la population. Si l’on regarde l’histoire des 100 dernières années, c’est la règle ! Alors que la période d’après-guerre – avec une croissance économique et du niveau de vie général dans le monde occidental – est l’exception. Et même à l’époque, cela n’a été possible que grâce aux luttes massives des travailleurs qui ont exigé leur part du gâteau, et par une exploitation impérialiste croissante du reste du monde – ce qui a déclenché et provoqué des flux migratoires importants.

    Les véritables alliées des mouvements pour l’émancipation des femmes étaient – et sont toujours – d’abord et avant tout, le mouvement ouvrier et les autres groupes de la société qui font l’objet d’une oppression spécifique. Nous pouvons gagner si nous unissons nos forces à celles des autres groupes opprimés et discriminés de la société : les migrants et les sans-papiers, les militants LGBTQI+ et surtout le groupe très nombreux et croissant des militants syndicaux dans notre pays. Après tout, l’origine de toutes les formes d’oppression réside dans la nature même du système : l’oppression et l’exploitation de la majorité de la population par une minorité qui considère ses profits comme plus précieux que les besoins de la société dans son ensemble.

    Entrer en action, s’organiser et lutter pour une alternative politique aux populistes, aux extrémistes de droite et aux partis bourgeois traditionnels

    Ceux qui ont été choqués en regardant « The Handmaid’s Tale » doivent se rendre compte que ce n’était pas de la pure fiction. Cette série est basée sur des mesures historiques réelles contre les femmes prises par des régimes fascistes tels que celui de Mussolini en Italie ou de Hitler en Allemagne. Les femmes ont été exclues des fonctions publiques et de la vie productive par ces régimes, progressivement et de manière saccadée, par exemple en retirant les femmes du travail dans les services publics. Cette politique a été en partie reconsidérée pour pallier le manque de main d’œuvre pour la production de guerre mais les salaires des femmes ne représentaient que 50% à 60% de ceux des hommes. Les femmes ont également été exclues de l’enseignement supérieur, à l’exception de la formation – nouvellement créée – en économie domestique et exclues d’une série de cours de formation dans l’enseignement secondaire. Ils ne veulent pas que les femmes jouent un rôle public et estiment donc qu’elles n’ont donc pas à acquérir de compétences pour le faire.

    Les femmes étaient considérées comme des incubateurs, d’une part avec des incitations pour encourager les femmes à avoir plus d’enfants (ce qui a également été repris par la « Lega » en Italie) et d’autre part avec la “production” forcée d’enfants dans la « Lebensborntehuizen ». Les femmes pauvres, les futures mères célibataires, les femmes avec des caractéristiques aryennes mais avec de “mauvaises” idées, ont été forcées de donner naissance et d’abandonner leurs enfants. Dans des pays comme l’Espagne sous Franco ou les dictatures latino-américaines, les enfants des socialistes et des communistes ont été enlevés à leurs parents pour être donnés à des familles respectueuses des lois, dans ces cas-ci avec l’aide explicite de l’Église catholique.

    Pour être clair, ce n’est pas pour demain. Les votes en faveur du Vlaams Belang n’expriment pas un soutien général à de telles idées mais plutôt un rejet des partis bourgeois traditionnels. Les larges mobilisations syndicales de ces dernières années, mais aussi les mobilisations croissantes des sans-papiers, des femmes, de la communauté LGBTQI+, … montrent qu’on ne peut se contenter de parler de l’ « extrême-droite », mais qu’un processus de polarisation est effectivement en marche. Le fait que la nouvelle percée du Vlaams Belang s’accompagne d’une percée du PTB/PVDA, qui a non seulement vu le nombre de ses élus augmenter fortement, mais qui peut aussi envoyer des membres élus au parlement pour la première fois depuis tout le pays, en est la preuve.

    Cependant, pour pouvoir vraiment peser le pour et le contre, ces élus ne pourront pas se limiter à un rôle parlementaire. Si les députés du « Socialist Party » irlandais, qui sont au cœur de la construction de la Campagne Rosa (Résistance contre l’Oppression, le Sexisme et l’Austérité), s’étaient limités à proposer des lois pour abolir l’interdiction de l’avortement, les femmes irlandaises devraient encore aujourd’hui se rendre à l’étranger pour pouvoir accès à l’avortement. Utiliser leur position pour stimuler et organiser des luttes est essentiel pour remporter des victoires et repousser les forces d’extrême droite. Si les parlementaires du PTB/PVDA jouent ce rôle, ils pourront compter sur le soutien de la Campagne Rosa.

    Mais nous n’attendrons pas. Dans les semaines et les mois à venir, avec la campagne flamande Blokbuster et Etudiants de Gauche Actifs, nous travaillerons activement à la recherche de jeunes et de travailleurs pour mettre en place des actions et des campagnes pour s’opposer à la montée du Vlaams Belang. Tous ceux qui veulent y contribuer sont les bienvenus. Don’t mourn, organise!

  • Retour sur le premier “Dimanche noir” et la naissance de la campagne antifasciste Blokbuster

    Le logo initial de Blokbuster, le “Vlaams Belang” s’appelait encore “Vlaams Blok” à l’époque.

    Ce 26 mai 2019 fut un nouveau “Dimanche noir” qui a vu une nouvelle percée du Vlaams Belang en Belgique tandis que Le Pen, Salvini et d’autres figures d’extrême droite fêtaient leur succès aux élections européennes. Dans ce cadre, nous tenons à revenir sur l’expérience de la campagne antifasciste flamande Blokbuster lancée à l’été 1991, tout juste avant le “Dimanche noir” du 24 novembre 1991. Les trois articles ci-dessous sont issus de nos archives.

    Le premier date de 2011 et revient sur les conditions de la fondation de Blokbuster 20 ans après sa naissance. L’article avertissait dans son paragraphe introductif “certains déclarent à tort que le danger de l’extrême-droite est passé”… Le second revient sur la manifestation du 24 octobre 1992 lorsque des jeunes issus de toute l’Europe se sont retrouvés à Bruxelles pour manifester contre le racisme et le fascisme à l’appel de “Youth Against Racism en Europe”. En première ligne se trouvaient des milliers de membres de Blokbuster. Enfin, le 3e revient sur des leçons utiles pour les combats d’aujourd’hui. Il a été écrit en octobre dernier à la suite du reportage de la VRT consacré à Shild & Vrienden.

    => Mardi 4 juin, 18h30, Liège “Rencontre avec la campagne antifasciste flamande Blokbuster”

    Manifestation de 1992.
    Blokbuster, lors d’une manifestation le 9 mai à Louvain contre la marche de la haine du cercle étudiant officieux du Vlaams Belang, le NSV.
  • 25 ans du génocide au Rwanda (2) La colonisation et la décolonisation du Rwanda

     

    Comment le capitalisme a engendré la barbarie dans la région des Grands Lacs

    Il y a 25 ans, un événement d’une horreur inouïe et historique a eu lieu en Afrique de l’Est : le génocide des Batutsi (1) et le massacre des Bahutu (1) modérés. Cet événement qui fut médiatisé sidéra le monde entier. La barbarie à l’échelle industrielle entraina la mort de 800.000 à 1.000.000 de personnes en 3 petits mois. La période d’avril à juin 2019 est l’occasion de revenir sur les causes et les conséquences de ce massacre pour le Rwanda et toute la région. Nous publierons cette analyse en plusieurs parties, de la période précédant la colonisation à la situation actuelle, en passant par la colonisation, la décolonisation et la période du génocide elle-même.

    Par Alain Mandiki

    Les puissances impérialistes se disputent le gâteau Africain

    L’Allemagne, nouvelle puissance impérialiste

    Aucun Etat africain n’a l’allemand comme langue issue de la colonisation occidentale. Cette situation est due aux rapports de forces internationaux qui ont fait perdre à l’Allemagne toute leurs colonies sur le continent. L’Allemagne était déjà arrivée tardivement dans la “course aux colonies”. La cause était le retard qu’avait pris la bourgeoisie allemande pour réaliser son unité nationale. Alors que l’Angleterre, La France, la Belgique, l’Espagne, le Portugal et les Pays-Bas menaient des explorations depuis des dizaines d’années, l’Allemagne se lança tardivement dans la conquête coloniale.

    Ce retard accumulé dans l’unification nationale explique aussi le fait que le jeune Etat allemand se focalisa en 1871 sur le renforcement de son Etat en interne et ne se lança pas directement dans la guerre de conquête coloniale que menèrent ses rivaux. Dans un premier temps, c’est du capital privé qui bénéficia de la protection de l’Etat allemand qui se lança dans les explorations, les conquêtes et les investissements. La conférence de Berlin de 1885 consacra les rapports de forces militaires entre les différents puissantes qui verront émerger l’Afrique Orientale Allemande dont fera partie le Ruanda-Urundi.

    Parallèlement aux rivalités inter-impérialistes, les contradictions de la société monarchique rwandaise étaient remontées à la surface, entraînant une grave crise de régime. Après la mort de Kigeli IV Rwabugiri, son successeur a dû faire face à des incursions militaires belges sur son territoire et fut renversé suite à une défaite militaire et un complot ourdi en interne. Yuhi Musinga arriva ensuite à la tête du royaume. Très vite, le jeune roi s’allia avec les allemands pour stabiliser son pouvoir. Comme l’exprime très bien l’historien français Jean-Pierre Chrétien : “manifestement l’aristocratie rwandaise a joué la carte d’un camp européen contre l’autre, elle cherche l’appui de ceux qui lui semble les moins dangereux ou les plus respectueux…”(2) Cette alliance permit à l’Allemagne de stabiliser son empire colonial et de le gérer de manière économique avec des relais sur place ; et cela permit à la famille royale régnante de s’assurer le pouvoir.

    La Première Guerre mondiale redistribue les cartes

    Les puissances impérialistes tenteront de résoudre leurs différends coloniaux de manière pacifique à travers plusieurs conférences internationales. Finalement, la logique intraitable de concurrence entre les différentes bourgeoisies nationales conduira à la Première Guerre mondiale. Cette guerre fut menée pour redistribuée les cartes au niveau mondial, chaque Etat capitaliste voulant augmenter sa part du gâteau et assurer son hégémonie. La défaite de la Triple alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie), se soldera par la perte de l’AOF pour l’Allemagne.

    La tutelle du Ruanda-Urundi fut confiée à la Belgique qui réussit par un jeu d’équilibre à récupérer cette région-clé. En effet, la rivalité entre le Royaume-Uni et la France en Afrique de l’Est était permanente à l’époque, comme l’avait par exemple illustré l’incident de 1898 à Fachoda, dans l’actuel Soudan du Sud. Le territoire occupé par le Ruanda-Urundi est stratégique à plusieurs égards car il constitue une porte d’entrée au Congo, il est à la source du Nil et c’est aussi une porte d’entrée vers le Tanganyika et le Kenya qui ont des côtes sur l’océan Indien.

    La colonisation des esprits

    Afin d’assurer son pouvoir, le colonisateur belge comme l’allemand auparavant ne pouvait pas compter que sur la force ou la coercition. Ils se sont basés sur la famille royale, qui était le pouvoir précédent, pour avoir une base dans la société. Mais ils ont aussi eu besoin de casser toutes les résistances qui pouvaient être une barrière à l’exploitation coloniale. Ils ont donc figé la société qu’ils ont trouvée et ont créé de toutes pièces une division ethnique dans la population. Au Rwanda, l’ensemble de la population partageait la même culture, parlait la même langue, vénérait le même dieu “Imana”. Les colonisateurs ont institué le fait que ce peuple était divisé en deux ethnies totalement distinctes. Les Batutsi : race supérieure Hamito-sémites ou nilo-hamitique constituant 5% de la population, éleveur naturellement apte à diriger, couche de seigneurs proche de la race blanche. En dessous d’eux, les Bahutu : paysans bantous, race inférieure qui devait être commandée. Les Pères blancs (3) considéraient que seuls les Batutsi pouvaient bénéficier d’une instruction essentiellement primaire qui permettait d’avoir des postes dans l’administration coloniale. Une petite élite tutsi se constitua alors, mais qui ne représentait pas l’ensemble de la population décrite comme étant tutsi. Celle-ci était, dans sa majorité, exploitée comme les Bahutu.

    Pour faciliter ce processus, il a fallu réduire le pouvoir du roi et autoriser la liberté de religion afin d’imposer le catholicisme. Ce processus aboutira à la destitution de Musinga et à la mise en place d’un roi catholique proche de l’administration coloniale, Mutara III Rudahigwa. L’élite tutsi en constitution autour de lui aura sa place seulement si elle fait la jonction avec les intérêts coloniaux, comme le rappella le colonel Jungers aux élèves du groupe scolaire Astrida des Frères de la charité de Gand, qui formait les futures élites : “restez modestes. Le diplôme de sortie qui vous sera attribué, n’est pas une preuve de compétence. Il ne constitue que la preuve que vous êtes aptes à devenir des auxiliaires compétents.”(4)

    Dans les années 1930, l’administration coloniale fera renseigner, sur les papiers d’identité, la race à laquelle appartenait chaque rwandais. Selon l’historien français Yves Ternon, à cette époque, 15% se déclarèrent Tutsi, 84% Hutu et 1% Twa.(5)

    Après la guerre, la Belgique a été mise sous pression suite aux terribles famines qui ont eu lieu à cause du manque d’investissement agricole et en infrastructures. La Belgique a été forcée, par exemple, d’ouvrir l’enseignement aux Bahutu. Mais, encore en 1948, la revue des anciens élèves d’Astrida disait : “de race caucasique aussi bien que les Sémites et les indo-Européens, les peuples hamitiques n’ont à l’ origine rien de commun avec les nègres… Physiquement ces races sont superbes : malgré les inévitables métissages résultant d’un contact prolongé avec les nègres, la prépondérance du type caucasique est resté nettement marquée chez les Batutsi…”(6)

    L’Arabica, base du revenu de la colonie

    Au-delà de sa situation géostratégique, une des richesses du Rwanda réside dans ses terres agricoles. Le colonisateur Allemand, d’abord, puis Belge, a fait du Rwanda une terre de caféiculture. Ce processus a vu le remplacement de cultures maraîchères et vivrières par des cultures d’exportations dépendantes des prix sur les bourses mondiales. Pour acheminer ces marchandises, il a fallu construire et entretenir un réseau de routes carrossables. Cela s’est fait par le travail forcé, qui en 1930 représentait presque 2 mois par an.(7) Ces deux éléments ne pouvaient que renforcer les contradictions sociales, puisque la population était écartée du travail des champs pour entretenir l’infrastructure coloniale, mais devait en plus cultiver du café pour pouvoir payer les impôts à l’Etat. Cela entraînera des famines et des fuites de population vers les pays voisins.

    Edmond Leplae, Directeur de l’Agriculture au Ministère des Colonies de 1910 à 1933, mis en place un système de culture obligatoire qu’il copia du modèle Hollandais à Java. À cette époque, il y eu de 1 à 4 millions de plants de café planté par an. De 11 tonnes en 1930, la production grimpera à 10.000 tonnes en 1942 et 50.000 en 1959.

    La “révolution coloniale” : les populations opprimées commencent à se libérer de leurs chaînes

    Les marxistes ont toujours expliqué que la révolution entraîne la guerre et que la guerre entraîne les révolutions. Après la Seconde Guerre mondiale, un processus révolutionnaire a pris place partout à travers le monde. Les Etats alliés objectifs de ce processus ne pouvaient être que les pays dans lesquels la base sociale de l’Etat était différente et où le système de production représentait une alternative au système capitaliste. C’est donc l’URSS dans un premier temps puis la Chine en 1949 qui vont inspirer les révolutionnaires. À cette époque, la dégénérescence bureaucratique en URSS était déjà un frein relatif, mais l’économie bureaucratiquement planifiée (même avec ses limites) et la victoire face aux nazis vont conférer à la bureaucratie stalinienne une immense autorité. En effet, l’existence d’une alternative au système capitaliste permettra d’installer un rapport de force international favorable qui obligera la bourgeoisie dans les pays capitalistes avancés à offrir d’énormes concessions économiques, démocratiques et sociales à la classe ouvrière dans leur pays, et démocratiques dans les pays qui subissaient l’oppression coloniale. Par ailleurs, la bureaucratie qui s’est installée au pouvoir en URSS au cours des années 1920 a tout fait pour que n’émerge pas une révolution socialiste démocratique dans un autre pays. Cela aurait pu relancer le processus de lutte en URSS-même pour une véritable démocratie ouvrière et pour une planification économique démocratique. Malgré ces limites, c’est donc un modèle de révolution dirigée par le haut et une économie planifiée bureaucratiquement qui a été prise comme modèle alternatif dans tout un tas de pays lors des révoltes contre l’oppression coloniale.

    Dans la lutte contre l’impérialisme sur le continent asiatique, la victoire de l’armée populaire de Mao et la constitution d’un Etat ouvrier déformé par la bureaucratie dès son début sera le modèle que beaucoup de nationalistes dans les pays qui subissait encore le joug colonial utiliseront. Il ne se base pas sur la méthode et le programme du parti bolchevik durant la révolution russe qui s’est basée sur la combativité et le sens d’initiative de la classe ouvrière russe. Partant des contradictions propres au régime colonial, ce modèle se base sur la petite-bourgeoisie nationaliste, la couche supérieure de la société (officiers supérieurs, intelligentsia, …) et des éléments progressistes radicalisés qui luttent contre le pouvoir impérialiste. La stratégie utilisée n’est donc pas la mobilisation systématique de l’ensemble de la société à travers les actions collectives de masse telles que les manifestations et les grèves d’où émergent une situation de double pouvoir, mais bien la guerre de guérilla dirigée par ces couches. Dans une situation internationale et nationale favorable, cela mena à des victoires et à un recul temporaire des puissances impérialistes.

    Ce sera le cas par exemple en Indochine avec la défaite de l’armée française à Diên Biên Phu. De manière générale, un processus révolutionnaire dans un pays inspire les masses en lutte et les révolutions dans d’autres pays. En Afrique et en Amérique centrale et du Sud, ces exemples ont inspiré les couches qui cherchaient à vaincre l’impérialisme. Cela s’est traduit par la vague de luttes sur base des méthodes de guerres de guérilla qui prendra place entre autres à Cuba et en Algérie. À la fin des années ‘50, la plupart des combattants pour l’indépendance dans les pays colonisés sont gagnés par le nationalisme ; certaines couches de la petite-bourgeoisie sont touchées par les idées socialistes mais sur base du modèle de l’armée populaire de Mao. Le rôle dirigeant dans la révolution n’y est pas dévolu à la classe ouvrière et ses organisations indépendantes, mais bien à une couche supérieure de la société qui s’appuie sur une guérilla paysanne pour prendre le pouvoir.

    Au Rwanda, les élites nationales sont aussi touchées par ce processus. Mais la division ethnique de la société divise l’élite en deux camps qui tirent des conclusions différentes sur la manière de voir l’oppression coloniale. Dès 1957 se fonde l’Association pour la promotion sociale de la masse (APROSOMA). Celle-ci ne s’organise malheureusement pas sur une base de classe mais bien sur une base ethnique. En 1957 aussi, le Manifeste des Bahutu est écrit par 9 intellectuels hutu dont le futur président de la République Grégoire Kayibanda. Il dénonce non pas la colonisation mais bien le pouvoir tutsi. Pour eux, la question de l’indépendance est secondaire par rapport à la question de l’élimination de la domination économique, politique et culturelle des Batutsi.

    Les bases de l’idéologie génocidaires sont présentes dans ce manifeste. Il reprend la division en catégories créées par l’administration coloniale pour en déduire la nécessite d’une passation de pouvoir à la majorité hutu. Sur base de cette idéologie se crée le Parti du mouvement de l’émancipation hutu (PARMEHUTU). Pour l’élite tutsi regroupée autour de l’Union Nationale Rwandaise (UNAR), il faut l’indépendance et le départ de l’administration coloniale, ainsi que la remise en place d’une monarchie constitutionnelle au Rwanda. À côté de cela, un parti favorable aux intérêts occidentaux émerge : le Rassemblement démocratique rwandais (RADER), qui regroupe des anciens “astridiens” (8) et des Bahutu.

    Le pouvoir colonial, voyant le danger de la perte de contrôle, changea alors ses alliances et utilisa la petite-bourgeoisie hutu en promouvant l’idée du “peuple majoritaire”. Celle-ci fut portée en grande partie par la démocratie-chrétienne, principalement flamande, et l’élite de l’Eglise catholique sur place. Des élections furent organisées et remportés par le PARMEHUTU. La première république fut installée. Grégoire Kayibanda en était le président. Une politique de discrimination systématique vis-à-vis des Batutsi se mit en place, appuyée par des violences et des pogroms vis-à-vis de ceux identifiés comme tels. Les violences permettront de dévier la colère des masses contre un ennemi identifié et de détourner l’attention des problèmes auxquels faisait face le Rwanda : l’inégalité économique et la question agraire non résolue. La première République durera de 1962 à 1973. Mais le mécontentement populaire se poursuivra. Et sur base de cela, Juvénal Habyarimana, provenant du Nord du pays, utilisera les tensions régionales entre la petite-bourgeoisie hutu du centre et celle du Nord pour s’élever au pouvoir en 1973.

    > Nous publierons d’ici peu la troisième partie de cette analyse – La deuxième République, la guerre civile et le génocide de 1994.

    Notes :

    (1) Dans la région des Grands Lacs, pour les noms des populations, l’accord au pluriel se fait en ajoutant le préfixe ‘Ba-‘ et, au singulier, ‘Mu-‘. Par exemple, pour un ‘Tutsi’ et un ‘Hutu’, on dira ‘Mututsi’ et ‘Muhutu’.
    (2) Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Aubier, 2000, p. 188.
    (3) Ordre religieux missionnaire fondé par le Cardinal Lavigerie.
    (4) Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs…, p. 240.
    (5) Yves Ternon, Rwanda 1994. Analyse d’un processus génocidaire, dans “Revue d’Histoire de la Shoah” 2009/1 (N°190).
    (6) Citation reprise dans : Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs…, p. 247.
    (7) Ibidem, p. 245.
    (8) Anciens du groupe scolaire de Butare (ex-Astrida).

  • [DOSSIER] Le sexisme est dans l’ADN du système capitaliste

    Marche contre le sexisme à Anvers à la suite du meurtre de Julie Van Espen

    Le meurtre de Julie Van Espen a provoqué une réelle émotion. Les hommages rendus au travers de rassemblements et publications montrent avant tout beaucoup de tristesse et de soutien pour la famille et les proches de la victime. Ainsi que de l’incompréhension et de la colère. De la colère face à cette violence. De la colère face à l’inefficacité de la justice. De la colère face à l’inertie du monde politique. Et cela se comprend.

    Un dossier d’Aisha (Anvers)

    Steve Bakelmans – l’homme qui a avoué la tentative de viol et le meurtre (1) de Julie Van Espen – a déjà été condamné par 2 fois pour viol. En 2017, il est condamné à une peine de 4 ans et demi de prison (2). Et pourtant, en mai 2019, il circule librement, sans accompagnement, et il récidive ! Comment se fait-il qu’un an et demi après l’attention médiatique de #MeToo, aucun changement profond ne soit visible en Belgique concernant la prévention et la lutte contre les violences faites aux femmes ?

    Violences sexistes : problèmes individuels ou faits de société ?

    Selon le blog Stop Féminicide, Julie Van Espen est la 11ème victime de féminicide depuis le début de l’année 2019 en Belgique. En 2018, il y a eu au moins 36 femmes victimes de féminicide. En 2017, au moins 39. Ce que de nombreuses militantes – mais également l’OMS (3) – appellent « féminicide » c’est « tout meurtre de filles ou de femmes au simple motif qu’elles sont des femmes ». Michela Murgia – romancière italienne – précise que « ce terme ne décrit pas le sexe de la victime, mais la motivation pour laquelle elle a été tuée : le sexisme » (4).

    Les violences sexistes sont omniprésentes dans la société sous de nombreuses formes : du harcèlement au viol, de l’insulte au meurtre. Les chiffres sont affolants ! En Belgique : 8 plaintes pour viol par jour ; 9000 appels à “écoute violences conjugales” (5) ; 1 femme sur 6 victimes de harcèlement sexuel dans les festivals ; 44 plaintes par jour pour violence conjugale en Wallonie (6). En Europe, c’est plus d’1 femme sur 3 qui subit des violences physiques et/ou sexuelles (7). Ces exemples montrent bien l’étendue du problème.

    Les violences envers les femmes – et le sexisme plus globalement – ne peuvent être présentées comme des problèmes individuels, mais bien comme un élément structurel lié au fonctionnement du système.

    La position de « citoyen de seconde zone » des femmes, l’inégalité salariale, l’objectification systématique du corps des femmes, l’omniprésente de la pornographie violente, le manque d’éducation sexuelle à l’école, le démantèlement des services publics, la précarité et la pauvreté, … maintiennent et développent un sexisme ambiant et un contexte favorable à ces violences. Et celles-ci sont la réalité quotidienne de nombreuses femmes. Il ne s’agit pas de trouver des excuses pour les auteurs de ces violences. Il s’agit de déterminer ce qui maintient – et à qui profite – cette violence généralisée afin de combattre non pas seulement les conséquences de ce sexisme structurel mais aussi ses causes.

    Pourtant, elles sont encore souvent traitées comme des « dérapages incontrôlés » ou des cas isolés. Dans les médias, elles sont en majorité présentées comme des « faits divers ». (8) Et cela a des conséquences. Notamment, l’idée que les victimes aient été « au mauvais endroit au mauvais moment », qui reste bien présente dans la société. De nombreuses femmes changent dès lors leurs comportements : elles ne portent plus certains vêtements, ne sortent pas seules de chez elles et tentent d’éviter certains lieux. Et tout cela propage différentes fausses idées.

    La première est le fait même qu’il existe des endroits que les femmes devraient éviter de fréquenter parce qu’elles sont des femmes. L’incohérence de cette idée paraît encore plus claire si on considère que la majorité des agressions sexuelles et des violences sexistes sont commises par des « personnes connues de la victime : un partenaire, un parent, un proche, une connaissance, un collègue ou un responsable hiérarchique » (9). Nous devrions avoir le droit de nous déplacer partout et à tout moment, sans peur et sans jugement. Ce ne sont pas les femmes qui devraient faire attention au chemin à emprunter pour rentrer chez elles, aller au travail ou voir des amis. Et surtout de nombreuses femmes travailleuses n’ont pas d’autres choix qui de se rendre à leur travail quel que soit l’heure ou le lieu. C’est la société qui devrait assurer la sécurité de tous les membres de sa population. Si autant de moyens étaient mis dans la lutte contre les violences faites aux femmes que ce que le monde politique a mis pour protéger les banques ou exécuter la chasse aux chômeurs, il y aurait des avancées plus importantes face aux violences sexistes.

    Il n’existe malheureusement, dans cette société, aucun espace où les femmes sont complètement à l’abri. Tout comme il n’existe aucun endroit, aucune situation où elles se mettent volontairement en danger. Mais ce n’est pas en évitant certains lieux que nous serons plus en sécurité. Pourtant, les dernières années, notamment dans les milieux féministes, ce sont développées des idées d’ « espaces de sécurité », c’est à dire une tolérance zéro pour les propos et actes discriminatoires dans un endroit précis. Il paraît logique qu’il y ait une recherche de solutions directes pour assurer la sécurité. Mais nous ne voulons pas nous limiter à des « petites bulles » et des changements individuels de comportements, qui, sous le capitalisme, ne sont que des acquis temporaires. Notre objectif est une société où les femmes, et tout un chacun, puissent trouver leur place et se sentir en sécurité. Assurer que l’espace pour les agressions sexuelles diminue, demande un plus grand contrôle social face au sexisme et l’arrêt de la banalisation de ces violences sexistes. Mais comment lutter contre le sexisme dans l’espace public quand celui-ci est envahi d’images banalisant le sexisme et la violence ? La culture du viol est portée par l’industrie du porno et la prostitution mais également par les grandes entreprises qui se servent du corps des femmes pour vendre tout et n’importe quoi. Certaines publicités banalisent les agressions sexuelles comme celle de Calvin Klein ou de Dolce&Gabana qui ont mis en scène un viol collectif, avec pour seul but d’augmenter les profits de certains. Sans surprise, cette omniprésence de la femme-objet a des conséquences sur la vision et la place de la femme dans la société.

    Une autre conséquence des discours « au mauvais endroit au mauvais moment » est que ces agressions sont vues comme un « manque de chance ». Cela évite de chercher des responsabilités à ces situations ailleurs que dans le chef de l’agresseur. Et finalement d’ôter la responsabilité de ceux qui dirige la société dans le maintien d’un sexisme ambiant. A quelques semaines des élections, tous les politiciens sont sortis dans les médias avec de grandes déclarations à la suite du meurtre de Julie Van Espen. Tous s’auto-déclarent féministes. Tous semblent avoir des plans détaillés et des « solutions miracles » sur la lutte contre les violences faites aux femmes. Ce n’est pas la première fois que nous voyions cette attention médiatique et politique pour la lutte contre le sexisme. À la suite de #nousn’exageronspas (#wijoverdrijvenniet), #MeToo, des Women’s Million Marches … ils étaient déjà tous sortis face aux médias pour leurs déclarations.

    En 2012, le documentaire ‘‘Femmes de la rue’’, tourné en caméra cachée par une étudiante dans les rues de Bruxelles, oblige les politiques à réagir. Joëlle Milquet, alors ministre CDH de l’Intérieur, développe la loi de 2014 contre le sexisme dans l’espace public. Cette dernière punit d’une peine d’emprisonnement d’un mois à un an et/ou d’une amende de 50 à 1000 euros l’auteur de tout geste ou comportement qui a pour but d’exprimer un mépris envers une personne en raison de son sexe. Mais celle-ci dernière est difficilement applicable.

    Les comportements sexistes sont banalisés dans la société, les femmes ne portent pas plainte et le fardeau de la preuve (qui reste très difficile) incombe à la victime. Pour les politiciens traditionnels, il s’agit en réalité plutôt de montrer ‘‘qu’ils font quelque chose’’. C’est ainsi qu’en 2016, la Belgique a signé la convention d’Istanbul, qui veut améliorer la lutte contre les violences faites aux femmes au niveau européen en se basant sur la prévention, la protection et la poursuite. Mais la pratique de leurs politiques montre une toute autre histoire. Tout en laissant les multinationales et grandes entreprises utiliser le sexisme comme argument de vente, ils réduisent les budgets de la police locale et des travailleurs de rue, ceux de la justice ainsi que ceux des services de prévention, de l’enseignement, des soins de santé et du secteur social. Résultat : manque de personnel, de formation pour les professionnels – notamment à la gestion des agressions sexistes, racistes ou homophobes -, de structures d’accueil pour les victimes, de réelles campagnes de prévention, …

    Mener la lutte contre le sexisme – comme contre toute autre forme de discrimination – et les violences demandent des moyens incompatibles avec les politiques d’austérité qui sont menées !

    Sous-Financement + Austérité = Inefficacité !

    La colère contre le monde judiciaire est assez grande. Il plane l’idée que ce drame aurait pu être évité – comme beaucoup d’autres – si la justice fonctionnait mieux. Il est certain que l’arsenal juridique pour protéger les victimes de violences sexuelles doit être amélioré. Mais cela n’est pas du tout suffisant.

    Voter de nouvelles lois sans donner les moyens de les appliquer n’est que pure hypocrisie. Si les politiciens s’indignent du fait que Steve B. ait pu être libéré, ils ont une réelle responsabilité dans cette situation. Des années de sous-financement et l’application de mesures d’austérité ont mis le système judiciaire sur le ventre. Selon Liesbeth Stevens, professeur de droit à la KU Leuven. « La lutte contre les violences sexuelles s’avère peu efficace dans notre pays parce que la Justice, en sous-effectif structurel, n’en fait pas une priorité. […] Les intervenants à titre individuel sont de bonne volonté mais ils se heurtent là aussi à un système qui, en raison du sous-financement, les oblige à faire des choix, et donc à ne pas traiter les délits sexuels de manière prioritaire.” (10)

    En 2018, à Bruxelles, le service administratif du parquet de Bruxelles a classé sans suite 1.700 dossiers pénaux et il a été demandé aux substituts du procureur du roi de Bruxelles momentanément – pour une période de 1 ou 2 mois – de classer sans suite de manière systématique « le vol simple, le vol à l’étalage, les menaces et le harcèlement ». Et la raison invoquée est le manque de personnel et l’incapacité matérielle de traiter les dossiers (11). Les économies dans la police et la surpopulation des prisons – dénoncées régulièrement par les agents pénitenciers – ne font qu’empirer la situation. En Belgique, ce sont 50% des plaintes pour viol qui sont classées sans suite. Le monde judiciaire – qui ne représente pas la couche la plus militante dans la société – s’était mis en actions à plusieurs reprises les dernières années pour dénoncer ces manques.

    Assurer une justice demande des moyens. Assurer une justice qui permettrait de lutter plus efficacement contre les violences sexuelles en demande encore plus. Mais nous ne voulons pas non plus être naïfs. Même avec tous les droits démocratiques, obtenir une « justice pour tous » dans une société dirigée par les profits d’une toute petite minorité s’avère être une mission impossible. La justice est toujours influencée par la division en classes sociales de la société. Comment faire confiance à une justice qui – souvent – est utilisé comme un outil de répression contre la majorité de la population, tout en protégeant les biens et avantages de la minorité dirigeante ? Pour avoir une justice pour tous, nous avons besoin d’une société qui se base sur les besoins de la majorité et non pas sur les profits de quelques-uns.

    La lutte contre les violences sexuelles demande une réflexion plus large sur le rôle et le fonctionnement de la justice. En effet, de nombreuses organisations de terrain dénoncent l’inefficacité des peines de prison telles qu’elles sont aujourd’hui appliquées – notamment sur les auteurs de violences sexuelles. Et si l’extrême droite profite de ces drames pour revendiquer des peines plus lourdes – allant jusqu’à la réintroduction de la peine de mort – les experts dans le secteur parlent plutôt de la nécessité de développer l’accompagnement afin de diminuer les risques de récidives. Mais cela demande également la fin des coupes budgétaires et des moyens supplémentaires afin d’avoir du personnel formé supplémentaire pour les secteurs de la justice, de la santé et du social. Grâce à un suivi spécialisé, le nombre de récidiviste peut être réduit de plus de moitié. Bien sûr, il ne s’agit que de prévention tertiaire. Ce qu’il faut réellement, c’est une prévention primaire c’est-à-dire une politique de prévention plus efficace contre les violences sexuelles dans la société !

    Mais l’austérité n’a pas uniquement des impacts au niveau judiciaire. Le gouvernement s’enorgueillit de la construction de 3 centres de prise en charge des victimes de violences sexuelles. C’est effectivement un pas en avant, mis en place dans un cadre d’une pression grandissante grâce au mouvement #MeToo. Il est même annoncé que 3 nouveaux centres verront le jour. Pourtant cela reste insuffisant.

    Ces centres ont prouvé leur efficacité : « Les chances de guérison sont meilleures chez les victimes de violences sexuelles qui ont accès à des soins multidisciplinaires » et « 70 % des victimes qui sont référées à un centre de prise en charge multidisciplinaire déposent plainte alors qu’en général, 90 % des victimes d’agressions sexuelles ne font pas de déclaration. » (12) Le nombre de victimes qui s’y sont présentés a largement dépassé ce qui était imaginé. Mais la logique de coupes budgétaires dans les soins de santé et le secteur social risque fortement de limiter ces initiatives si la pression sur ces questions diminue.

    De même que le manque de formation des agents de police à l’accueil de victimes d’agressions sexuelles, la charge de la preuve sur la tête de la victime, … jouent un rôle important dans la mauvaise prise en charge des victimes. Comment pourrait-il en être autrement alors que parmi la police même, 1 policière sur 4 est victime de harcèlement sur son lieu de travail ? (13) Cela montre à quel point, les policiers ne sont absolument pas préparés et conscients du rôle négatif qu’ils jouent dans l’accompagnement des victimes de violences sexuelles. Les témoignages sont nombreux et éloquents : dépositions qui ne sont pas prises au sérieux, culpabilisation des victimes, …

    Luttons pour des investissements publics dans la prise en charge des victimes !

    • Pour un refinancement public du secteur social afin d’offrir un accompagnement correct aux victimes de violences et de discriminations mais également de faire un réel travail de prévention et de conscientisation.
    • Pour des investissements publics dans la création de refuges pour les personnes qui en ont besoin, telles que les femmes et leurs familles ou encore les personnes LGBTQI+ (victimes de violences).
    • Pour la formation des travailleurs de terrain (police locale, éducateurs, accompagnateurs de bus et trains, personnel médical, …) à la prévention et à la gestion des agressions et du sexisme quotidien

    Mais ce n’est pas uniquement l’aspect répressif qui doit être mis en cause. Les politiques ont une responsabilité importante dans les manques flagrants au niveau de la prévention des violences envers les femmes. Faire 1 ou 2 fois des campagnes chocs à la télé et à la radio ne compensent pas les impacts du sexisme ambiant et du manque d’éducation sexuelle.

    Si les politiciens sont prêts à dénoncer quelques comportements sexistes, ils ne sont pas prêts à s’attaquer aux racines du problème. Alors qu’ils pointent du doigt les hommes – surtout parmi les couches les plus précarisées de la société, rien n’est fait contre les publicités sexistes omniprésentes dans les rues et les médias. Pourtant, l’objectivisation du corps de la femme – au seul service des profits d’une minorité – continue à répandre l’idée malsaine que les femmes ne sont finalement que des objets à traiter comme tels, et participe à la banalisation des harcèlements sexistes. (14) Leurs déclarations ne sont qu’un rideau de fumée. Les classes surpeuplées et le manque de moyens dans l’enseignement laissent l’éducation sexuelle entre les mains de la télé, d’internet et de la pornographie. Et malgré un discours hyper sécuritaire, le nombre d’agents de quartiers mais également de travailleurs sociaux, de rue, … ne fait que diminuer.

    À Anvers, le conseil communal a placardé la ville d’affiches s’adressant uniquement aux hommes avec des slogans tels que : ‘‘est-ce que quelqu’un peut suivre ta fille en rue ?’’, ‘‘est-ce que quelqu’un peut toucher ta femme ?’’, … Le pronom possessif employé en dit long sur le chemin à parcourir ! Au même moment, ces politiciens retiraient les travailleurs sociaux des rues et s’appliquaient à privatiser une partie du secteur social. Cette approche stigmatise les hommes et s’attaque à ceux qui, sur le terrain, peuvent faire une différence (15).

    Luttons pour une réelle politique publique de prévention !

    • Pour un refinancement public de l’enseignement, afin notamment d’assurer que l’éducation sexuelle et affective des jeunes ne se fasse pas principalement par internet et le porno.
    • Stop à l’utilisation de nos corps comme des objets pour augmenter les profits des entreprises.
    • Stop à la banalisation des violences faites aux femmes dans les médias (pubs, porno, séries, …).
    • Pour l’utilisation des espaces publicitaires à des fins sociales (prévention, culture, …) et non commerciales.
    • Pour plus de transports en commun avec plus de personnel d’accompagnement.

    Lutte contre les violences sexistes = lutte pour l’indépendance économique des femmes

    Comme cela a été dit, une majorité des violences faites aux femmes le sont par des personnes de l’entourage de la victime. Que faire quand la violence se passe à la maison, sur notre lieu de travail ou dans nos cours ? Aujourd’hui encore, de nombreuses femmes n’ont financièrement pas la possibilité de quitter leur emploi ou leur partenaire. Et les politiques menées par les partis traditionnels – au profit d’une petite minorité dans la société – ne font qu’aggraver ce phénomène. En s’attaquant à nos pensions, nos salaires, nos services de soins, … de plus en plus de femmes se retrouvent encore plus vite en situation précaire et donc plus vulnérable face aux violences. Il faut lutter contre les violences économiques d’autant plus qu’elles facilitent les autres formes de violences !

    Mais la lutte contre le sexisme n’est pas la lutte des hommes contre les femmes. C’est la lutte contre une société qui maintient les bases sociales pour l’oppression et les discriminations. Une lutte de tous les opprimés contre une classe dirigeante minoritaire qui oppresse et exploite pour son seul intérêt.

    Luttons pour l’indépendance économique des femmes !

    • Pour des emplois stables correctement rémunérés. Pour un salaire de minimum 14 €/h (2300€/mois)
    • Pour une individualisation des droits et une revalorisation des allocations sociales au-dessus du seuil de pauvreté.
    • Pour une pension minimum de 1500€/mois net.
    • Pour un salaire étudiant qui couvre l’ensemble des coûts des études. Pour un enseignement gratuit et de qualité ! Afin notamment de stopper le développement de la prostitution pour pouvoir payer ses études.

    Des luttes sont nécessaires pour arracher nos revendications !

    A l’heure actuelle, la réaction face au meurtre de Julie Van Espen est à l’hommage et au soutien à la famille. Mais pour que les choses changent réellement, il faudra lutter. De nombreux mouvements contre le sexisme se sont organisés à travers le monde les dernières années. Pour beaucoup de femmes, la nécessité de lutter et de s’organiser est de plus en plus claire.

    Des mouvements se sont organisés pour défendre les droits reproductifs aux USA, en Irlande, en Pologne et dans l’Etat Espagnol. Et des mobilisations massives ont eu lieu en Inde et en Amérique Latine pour dénoncer la culture du viol. Le mouvement « Ni Una Menos » né en 2015 en réaction au nombre de féminicides présents dans une série de pays d’Amérique Latine. En 2016, en Argentine, une femme était assassinée toutes les 30 heures. Et ce mouvement a mobilisé et organisé des centaines de milliers de personnes pour revendiquer une meilleure prise en charge des agressions sexuelles par le pouvoir judiciaire, des budgets pour la lutte contre les violences faites aux femmes, des statistiques des cas de violence contre les femmes ; un meilleur accompagnement et une protection des victimes, un renforcement de la formation des personnels éducatifs en matière d’éducation et de genre ; une formation obligatoire en matière de violence sexiste pour les agents de sécurité et les acteurs judiciaires, … (16)

    Les vagues féministes précédentes nous l’ont appris. Sans lutte pas d’acquis. Sans lutte, nous sommes même confrontés à des reculs. Il suffit de regarder aujourd’hui le droit à l’avortement aux USA qui est attaqué de toute part par l’administration Trump. Et sans lutte, le système peut même détourner certaines de nos revendications. « Le capitalisme est un système opportuniste qui saisit toute possibilité de réaliser un profit à mesure qu’il évolue. » (17) La libération sexuelle revendiquée par la 2ème vague féministe a été instrumentalisée par le capitalisme pour exploiter le corps des femmes dans tous ses aspects. A travers la publicité, les films, … les femmes sont réduites à l’état d’objet et dont l’objectif serait d’assouvir la sexualité des hommes.

    Seule la construction d’un mouvement fort peut permettre de construire le rapport de force nécessaire pour combattre réellement le sexisme. Il ne s’agit pas d’une lutte entre les hommes et les femmes mais bien d’une lutte entre ceux qui utilise le sexisme pour augmenter leur profit et asseoir leur pouvoir et la majorité de la population qui en paie le prix !

    Le sexisme est un problème collectif, ce n’est que par une lutte collective que l’on pourra le combattre. L’unité doit se faire depuis la base entre tous ceux qui ont les mêmes intérêts : les jeunes, les allocataires sociaux et les travailleurs hommes et femmes. Refusons de rentrer dans le piège de la division et dans le raccourci que les hommes profiteraient de cette situation. L’unité dans la lutte n’est pas un choix, c’est une nécessité. Aucune avancée majeure pour l’émancipation des femmes ne pourra se faire sans l’implication de l’ensemble de la classe dominée. Et les mouvements de lutte de la classe des travailleurs sont ceux qui ont le plus grand pouvoir pour changer la société, s’ils construisent l’unité à travers un programme correct. De tels mouvements peuvent devenir des luttes qui organisent l’ensemble des groupes opprimés, qui peuvent y mettre en avant leurs revendications spécifiques. (18)

    Il n’y a pas de capitalisme sans sexisme et sans violence

    Les politiciens traditionnels ne sont pas les seuls à porter une responsabilité quant au maintien du sexisme ambiant. L’hypersexualisation et l’objectification du corps des femmes – pour les profits de quelques-uns – participe grandement à diffuser une image dégradante des femmes comme des objets. Le sexisme permet aux classes dirigeantes d’augmenter leurs profits en ayant une main-d’œuvre moins bien payée (le salaire des femmes étant en Belgique, toujours en moyenne 25% plus basse que celui des hommes), en utilisant massivement le corps de la femme dans la publicité, à travers le secteur de la pornographie, la prostitution, … et enfin en laissant entre les mains des femmes de nombreuses tâches (éducation des enfants, soins aux personnes âgées,…), ces dernières fournissant dès lors du travail gratuit. La violence qui en découle n’est qu’un « petit prix à payer » de leur point de vue.

    Il ne s’agit pas seulement de dénoncer les injustices subies par les femmes de la classe des travailleurs mais d’en comprendre les causes afin de les combattre. Les violences contre les femmes ne sont pas dues à un problème de culture ou à un ‘‘mauvais choix’’ des femmes, mais bien à une violence liée au fonctionnement du système actuel, le capitalisme. La violence n’est pas inhérente à l’individu, comme le prétendent certains. Non, on ne naît pas violent, on le devient.

    D’une part, le capitalisme produit ouvertement de la violence à travers ses nombreux canaux de diffusion : la culture du viol présente dans tous les médias, l’objectification et la marchandisation du corps des femmes visibles partout et chaque jour on peut entendre des discours politiques sexistes. D’autre part, ce système maintient les femmes dans une position inférieure par la précarisation de l’emploi, l’écart salarial, le harcèlement au travail, la dévalorisation des secteurs dits ‘‘féminins’’, la difficulté de combiner travail et vie de famille, la destruction des services publics et la surcharge de travail domestique que cela occasionne… Ce scénario d’inégalité et de misère sociale permet à ce système de s’enrichir. La classe dirigeante n’a donc aucun intérêt à ce que les individus soient égaux (19). Surtout que cela lui permet également d’utiliser la technique du « diviser pour mieux régner » en opposant des groupes dans la majorité de la population – tels que les hommes face aux femmes, les différentes religions, origines,orientations sexuelles, … – afin d’affaiblir leur capacité à s’unir dans les luttes.

    L’émancipation réelle des 99% de la population – hommes et femmes – et la lutte contre les violences sexistes sont étroitement liés à celle contre ce système qui n’offre que des pénuries grandissantes et qui permet aux 1% les plus riches d’accaparer presque toutes les richesses. La Campagne ROSA défend la nécessité de lier la lutte contre le sexisme à celle contre les politiques d’austérité, et plus généralement à la lutte contre le capitalisme. Les femmes, la jeunesse et toute la classe ouvrière ont intérêt à mener ensemble la lutte contre le système capitaliste.

    Un contrôle démocratique des secteurs clés de l’économie ne nécessiterait plus d’utiliser le corps des femmes comme objets, puisque le but ne serait plus de maximiser les profits, mais de répondre aux besoins de la population. Une indépendance financière et des services publics accessibles et de qualité, de réels choix de vie pour les femmes deviendraient ainsi enfin possibles. C’est uniquement sur base des besoins de la majorité que nous pouvons construire une société fondée sur l’égalité et la solidarité, au sein de laquelle aucun être humain ne puisse en opprimer et en exploiter un autre : une société socialiste.

    NOTES

    1) Source : https://plus.lesoir.be/222851/article/2019-05-07/meurtre-de-julie-van-espen-en-2017-lemprisonnement-impossible-de-steve-bakelmans
    2) Source : http://stopfeminicide.blogspot.com/2019/05/040519-julie-v-23-jaar-antwerpen.html
    3) OMS = Organisation Mondiale de la Santé
    4) Source : http://www.justicepaix.be/IMG/pdf/2017_analyse_ni_una_menos_le_mouvement_global_contre_la_violence_faite_aux_femmes.pdf (p.3)
    5) Chiffre 2016 ; Source : https://www.rtl.be/info/belgique/societe/violences-conjugales-les-appels-au-centre-d-ecoute-ont-triple-le-nombre-de-plaintes-reste-identique–1097881.aspx
    6) Chiffre 2015 ; Source : http://www.ajp.be/le-traitement-mediatique-des-violences-faites-aux-femmes-une-etude-et-des-recommandations-aux-journalistes/
    7) Femmes de 15 ans et plus ; Source : https://fra.europa.eu/fr/publication/2014/la-violence-lgard-des-femmes-une-enqute-lchelle-de-lue-les-rsultats-en-bref
    8) En 2018, L’Association des journalistes professionnels (AJP) a commandé une étude sur le traitement médiatique des violences faites aux femmes. Plusieurs éléments en ressortent ainsi qu’une série de recommandations. L’étude met en avant le danger d’aborder systématiquement ces violences sous l’angle de « faits divers ». Sans remettre systématiquement le contexte général et des analyses globales, « le lien entre les cas individuels et les phénomènes de société est alors gommé. » ; Source : http://www.ajp.be/le-traitement-mediatique-des-violences-faites-aux-femmes-une-etude-et-des-recommandations-aux-journalistes/
    9) Source : Amnesty internationale, https://www.amnesty.be/IMG/pdf/mcmd_dazibao_noncnon_articlespip.pdf
    10) Source : https://www.lecho.be/dossiers/elections-2019/la-lutte-contre-la-violence-sexuelle-n-est-pas-une-priorite-en-belgique/10124714.html?fbclid=IwAR3MOMgSYamr7ZRMElFr6-FKkisQFb3Hv5XSNrtd-8d2bolH5M-JNjQySzw
    11) Source : https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/general/vols-simples-et-harcelement-ne-sont-plus-poursuivis-a-bruxelles/10062733.html
    12) Source : https://www.lalibre.be/actu/belgique/correctement-prises-en-charge-70-des-victimes-de-viol-deposent-plainte-5c8fdf0d9978e2710eea8332
    13) Source : https://www.rtbf.be/info/dossier/les-grenades/detail_une-policiere-sur-quatre-harcelee-temoignage-d-une-ex-commissaire?id=10215850
    14) https://fr.campagnerosa.be/articles/1835-sexisme-harcelement-quotidien-a-eradiquer
    15) https://fr.campagnerosa.be/articles/1835-sexisme-harcelement-quotidien-a-eradiquer
    16) Source : https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-16-printemps-2018/dossier-le-s-feminisme-s-aujourd-hui/article/le-mouvement-ni-una-menos-pas-une-de-moins-en-argentine
    17) https://fr.campagnerosa.be/dossiers/531-feminisme-socialiste
    18) https://fr.campagnerosa.be/dossiers/275-marxiste-feminisme
    19) https://fr.campagnerosa.be/articles/1837-finir-violences-contre-femmes

  • 50 ans après Stonewall : c’est la lutte qui a tiré le mouvement LGBTQI+ hors du placard

    Les émeutes de Stonewall en 1969 ont marqué la naissance du mouvement international LGBTQI+. 50 ans plus tard, beaucoup de choses ont changé, mais la lutte est-elle pour autant finie ? D’énormes progrès ont été réalisés sur le plan législatif, mais les statistiques démontrent que la discrimination et les actes de violence fondés sur l’orientation ou l’identité de genre n’ont pas disparu du tout. En Tchétchénie, il existe des camps de concentration pour homosexuels. Au Brésil, depuis l’élection de Jair Bolsonaro, encore plus de personnes trans ont été assassinées qu’auparavant. Trump a refusé l’accès à l’armée aux trans et des recherches récentes en Belgique montrent que la violence contre les personnes LGBTQI+ a fortement augmenté ces dernières années.

    Version actualisée d’un dossier d’archive sur Stonewall (merci à Boris, de Gand, pour la mise à jour)

    Qu’est-ce que cela signifie pour le mouvement LGBTQI+ actuel ?

    Le 27 juin 1969, un événement discret s’est produit à Greenwich Village, à New York. Quelque chose qui s’était déjà produit des centaines de fois aux États-Unis. La police a fait une descente dans le “Stonewall Inn”, l’un des rares bars où des hommes et des femmes homosexuels et transgenres étaient admis. Les établissements gérés par la mafia comme le Stonewall Inn étaient souvent le seul endroit où les LGBTQI+ jouissaient d’une certaine forme de liberté à l’époque. La dure répression sociale et l’identification sociale générale de l’homosexualité comme “perversion” condamnaient au secret ou à la marginalité toute personne qui ne respectait pas la norme hétérosexuelle. Le Stonewall Inn était un refuge pour de nombreux jeunes homosexuels et transgenres d’origine latino et afro-américaine, souvent sans abri.

    La répression physique et la violence policière étaient quotidiennes. Les bars gays étaient régulièrement évacués et les clients arrêtés. Le raid dans l’auberge Stonewall Inn cette nuit de juin n’était en rien quelque chose de nouveau en soi. Mais lorsque les sept officiers en civil et un en uniforme ont soumis tout le monde dans le bar à un contrôle d’identité et ont commencé à procéder à des arrestations, quelque chose de nouveau c’est produit.

    Jusqu’à ce jour, on discute encore de l’incident qui a donné lieu aux émeutes. Certaines personnes se souviennent d’une lesbienne qui s’est opposée à son arrestation ou d’une drag queen qui a tourné le dos quand elle a été poussée dans la voiture de police. D’autres ont soutenu que ce sont les trans-activistes désormais mythiques, Marsha P Johnson et Sylvia Rivera, qui ont lancé les premiers pavés sur les officiers depuis la foule de spectateurs en colère.

    Craig Rodwell, un ancien combattant LGBTQI+, a déclaré : “Plusieurs incidents se sont produits en même temps. Ce n’était pas juste une chose ou une personne, il y avait juste un énorme sentiment de colère parmi le groupe.”

    Le groupe de clients arrêtés du bar a commencé par lancer des pièces de monnaie sur les agents, une référence au fameux système de corruption par lequel les chefs de police recevaient de grosses sommes de pots-de-vin des bars où allaient les LGBTQI+. Les pièces de monnaie furent bientôt suivies par des bouteilles, des pierres et d’autres objets. Il y a eu des cris et les personnes arrêtées dans les combis ont été libérées. L’agent Pine a dit plus tard : “J’avais déjà participé à des situations de combat, mais je n’ai jamais eu aussi peur qu’à l’époque.”

    Pine ordonna à ses subordonnés de se retirer dans le bar vide où tout était détruit. Un parcmètre a été arraché du sol et utilisé comme bélier. La foule en colère a essayé de mettre le feu au bar. Des slogans tels que “Gay Power” et “Gay Liberation Now” étaient scandés. La nouvelle des actions de résistance s’est rapidement répandue dans tout Greenwich Village alors que des centaines de personnes LGBTQI+ – pour la plupart des jeunes pauvres de la classe ouvrière hispanique et afro-américaine – se réunissaient sur Christopher Street près de Stonewall Inn. La police anti-émeute est arrivée pour renforcer les agents sur place, elle était spécialisée dans la gestion des manifestations de masse contre la guerre au Vietnam.

    Duberman a décrit les choses comme suit : “Un groupe de quelques dizaines d’agents bien équipés de la police anti-émeute a tenté d’avancer lentement sur Christopher Street. Ils ont réussi à faire reculer lentement les manifestants, mais – contrairement à ce à quoi la police s’attendait – les manifestants n’ont pas cédé et ne se sont pas éloignés. Ils ont réussi à encercler la police. Ils frappaient tous ceux qui étaient à leur portée.”

    Ce scénario a été répété à plusieurs reprises. La police est parvenue à dissoudre la manifestation mais, à chaque fois, les manifestants se regroupaient à un endroit différent. Un cordon de drag queens et de gays en colère s’accrochaient aux bras et chantaient : “Nous sommes les filles de Stonewall. Nous portons nos cheveux en boucles. On ne porte pas de sous-vêtements. On montre nos poils pubiens…. On porte notre salopette. Au-dessus de nos genoux !” (“We are the Stonewall girls. We wear our hair in curls. We wear no underwear. We show our pubic hair… We wear our dungarees. Above our nelly knees!”)

    La riposte face à la répression était inattendue et la détresse de la police a renforcé la confiance en soi des militants. Le lendemain soir, d’autres manifestations comptant des milliers de personnes ont eu lieu. Des tracts ont été distribués avec le titre : “Sortez la mafia et les flics des bars LGBTQI”. Les manifestations ont duré cinq jours.

    Après les émeutes, d’intenses discussions ont pris place dans la communauté LGBTQI de la ville. Au cours de la première semaine de juillet, un petit groupe de personnes LGBTQI s’est réuni pour mettre sur pied une nouvelle organisation : le “Front de libération gay” (Gay Liberation Front, GLF). Ce nom a été délibérément choisi en raison de son association avec la lutte anti-impérialiste au Vietnam et en Algérie. Des membres du GLF ont participé à des actions de solidarité en faveur des membres des Black Panthers arrêtés. Ils ont récolté des fonds pour les travailleurs en grève et ont fait le lien entre la lutte pour les droits des LGBTQI et la lutte pour le socialisme.

    Un magazine LGBTQI+ de New York a publié un numéro spécial sur les émeutes. Ce numéro contenait également une critique positive du livre de John Reed sur la Révolution russe d’Octobre 1917, les fameux Dix jours qui ébranlèrent le monde. L’année suivante, des groupes GLF ont été créés au Canada, en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Australie, en Nouvelle-Zélande, etc.

    Le mot “Stonewall” est entré dans l’histoire des LGBTQI+. C’est un symbole de la rébellion de la communauté LGBTQI+ contre l’oppression et de la lutte pour la pleine égalité des droits dans tous les domaines. Aujourd’hui, le GLF n’existe plus, mais l’idée de “Gay Power” est toujours présente. C’est la raison pour laquelle les manifestations annuelles de la “Gay Pride” ont eu lieu dans de nombreux pays.

    Qu’est-ce qui a précédé Stonewall ?

    Pourquoi les événements de Stonewall ont-ils eu lieu à ce moment-là ? Comment est-il possible que des actions de moins de 200 personnes aient conduit à une protestation plus large et au développement de la Gay Liberation ?

    L’historien John D’Emilio a écrit dans son livre Sexual Politics, Sexual Communities en 1983 sur l’histoire de Stonewall. L’auteur montre comment le processus d’industrialisation et d’urbanisation, par lequel les travailleurs des plantations se rendaient dans les villes pour travailler, a permis aux personnes LGBTQI+ américaines de découvrir et de vivre plus facilement leur sexualité. En 1920, une sous-culture LGBTQI+ s’était développée sur la Barbary Coast (côte barbare) de San Francisco, dans le quartier français de la Nouvelle-Orléans ainsi qu’à Harlem et Greenwich Village à New York.

    Des personnes LGBTQI+ ont bien entendu existées tout au long de l’histoire. Cependant, la société était différente à leur égard selon les époques. L’importance du changement social mentionné ci-dessus et le développement d’une sous-culture ont conduit un nombre croissant de personnes LGBTQI+ à vouloir sortir de l’isolement des petites communautés rurales. Ils sont entrés en contact avec d’autres personnes LGBTQI+ et ont commencé à faire partie d’une communauté LGBTQI+ plus large.

    À l’époque, l’homosexualité était encore sanctionnée. Il y avait des lois contre les relations sexuelles avec un partenaire de même sexe dans plusieurs États américains. De simples expressions d’affection dans des lieux publics pouvaient conduire à une sanction s’il s’agissait de deux hommes ou deux femmes se tenant la main. Même le simple fait de se dire gay ou lesbienne pouvait conduire à l’emprisonnement dans un établissement psychiatrique sans aucune possibilité de défense.

    Dans les embryons de cette nouvelle sous-culture, il y avait surtout de jeunes gays . Les femmes y étaient moins présentes, leur plus grande dépendance économique compliquait fortement la possibilité pour elles d’aller au-delà des normes sociales. Cela a changé pendant la Seconde Guerre mondiale. La routine du temps de paix a été rompue, laissant plus de place aux personnes LGBTQI+ (hommes et femmes) pour vivre un peu plus librement de leur orientation sexuelle.

    Les femmes sont entrées sur le marché du travail et se sont également enrôlées dans l’armée, ce qui s’est également traduit par une plus grande indépendance économique, laissant de ce fait plus de place à la recherche de sa propre sexualité.

    Le retour de la répression

    Le retour du temps de paix a mis fin à l’ouverture temporaire aux personnes LGBTQI+. Des millions d’Américains avaient rencontré des gays ou des lesbiennes dans l’armée. Mais après la guerre, la routine est revenue. La plupart des lieux LGBTQI+ ont fermé leurs portes. Les femmes sont rentrées chez elles à mesure que les soldats revenaient et allaient travailler dans les usines.

    L’ère du conservatisme dans le domaine sexuel est revenue et ce fut une période sombre pour les personnes LGBTQI+. Mais l’esprit de l’expérimentation lesbienne et gay était sorti de la lampe. Les choses ne seraient plus jamais les mêmes. L’une des conséquences durables a été le grand nombre d’ex-soldats lesbiennes et gays qui ont décidé de rester dans les villes portuaires parce qu’on y trouvait une certaine liberté sexuelle, loin de leur famille et de la pression pour se marier.

    Pendant la guerre, San Francisco (Californie) était déjà devenu un centre, et l’était encore après la guerre. Les mesures répressives contre les bars LGBTQI+, par exemple, étaient moindre en Californie. De plus, on y trouvait le mouvement littéraire des “Beats” autour d’écrivains comme Jack Kerouac qui offrait un certain soutien à l’homosexualité. San Francisco est devenu la capitale LGBTQI+ des Etats-Unis.

    Aux États-Unis, dans les années 1940 et 1950, le pays a connu une certaine reconstruction et une pression accrue pour la consommation, dans le contexte particulier de la guerre froide. Les autorités ont accordé une grande importance au modèle du noyau familial orthodoxe et aux valeurs familiales. Le revers de la médaille était une approche répressive à l’égard de ceux qui sortaient de ce système, par exemple les personnes LGBTQI+.

    Une Commission pour les activités anti-américaines a mené des enquêtes sur ceux qui sortaient de ce modèle, suite à quoi des milliers de personnes LGBTQI+ ont perdu leur emploi dans les administrations. L’interdiction du gouvernement fédéral d’employer des personnes LGBTQI+ est restée en vigueur jusqu’en 1975. Au début des années 1950, il y avait environ 1 000 arrestations par an juste dans le district de Columbia. Dans chaque État, les journaux locaux publiaient les noms des personnes persécutées, ce qui a également entraîné des licenciements massifs. La Poste ouvrait les lettres des personnes LGBTQI+ et transmettait les noms des destinataires. Les écoles ont tenu des listes de personnes soupçonnées d’avoir des tendances LGBTQI+, etc.

    Résistance croissante

    C’est dans ce contexte hostile que le mouvement pour les droits LGBTQI+ aux États-Unis a vu le jour. Déjà en 1948, Henry Hay, un gay membre de longue date du Parti communiste américain, avait décidé de créer un groupe LGBTQI+. C’était le premier chapitre de ce que les LGBTQI+ de l’époque décrivaient comme le mouvement “homophile”.

    Comme d’autres partis communistes, le PC américain a déclaré qu’il s’appuyait sur la tradition de la Révolution d’Octobre en Russie. L’une des premières mesures des bolcheviks a été d’abolir la criminalisation des personnes LGBTQI+. Mais l’émergence du stalinisme a conduit dans les années 1930 à la réimposition de mesures homophobes. Dans les PC également, une attitude négative à l’égard des LGBTQI+ a commencé à se développer dans le monde entier.

    Néanmoins, Hay était déterminé à mener à bien son projet, ce qui l’a conduit à être exclu du PC. En guise de contre-argument, il a souligné sa longue feuille de route au sein du parti, mais celui-ci a refusé d’en tenir compte. Il a continué à militer avec un petit groupe de gens, dont plusieurs anciens membres du PC, et a fondé la Mattachine Society (MS) en 1950.

    D’Emilio a décrit le programme de la Mattachine Society comme l’unification des personnes LGBTQI+ isolées, la formation politique des personnes LGBTQI+ pour qu’elles se considèrent comme une minorité opprimée et l’organisation d’une lutte pour leur émancipation. Hay a appelé à une “culture homosexuelle éthique” et a comparé cela aux cultures émergentes des Noirs, des Juifs et des populations mexicaines aux Etats-Unis. Les MS a mis en place des groupes de discussion locaux pour promouvoir ce programme “éthique”. Ces groupes de discussion ont déclaré que “le stress émotionnel et la confusion mentale” étaient “socialement déterminés” chez les gays et les lesbiennes. Sous l’influence de la chasse communiste maccarthienne dans les années 1950, la direction de la MS a été remplacée.

    Les fondateurs de la MS défendaient une version précoce de la ‘‘Gay Pride’’, mais la nouvelle direction reflétait les préjugés sociaux qui existaient contre les personnes LGBTQI+. Le nouveau président, Kenneth Burns, a écrit : “Nous devons nous blâmer pour notre sort. (…) Quand les homosexuels réaliseront-ils que la réforme sociale n’est efficace que si elle est précédée par une réforme personnelle ?’’

    La position de la nouvelle direction était que les personnes LGBT ne devraient pas se battre pour des changements dans la société américaine. Au lieu de cela, elles devraient chercher le soutien de médecins, psychiatres,… “respectables” et faisant partie de l’establishment, capables de ce fait de créer une atmosphère plus positive. Cependant, la plupart des membres de l’establishment pensaient encore que l’homosexualité était une maladie et cela se reflétait dans les opinions et le programme de la MS.

    L’émergence de l’activisme LGBTQI+

    De nombreuses personnes LGBTQI+ qui n’étaient pas encore sorties du placard ont pris part aux campagnes des Noirs pour les droits civiques. Dans les années 1950 et 1960, l’influence du mouvement des droits civiques s’est accrue, ce qui a également eu des conséquences sur le mouvement gay de la MS. L’establishment LGBTQI+ autour de personnalités comme Burns était de plus en plus attaqué par une nouvelle génération d’activistes.

    En conséquence, la direction de la Mattachine Society et un groupe conservateur de lesbiennes similaire (DOB, Daughters of Bilitis) ont décidé de mettre un terme à leur structure nationale par crainte qu’elle ne tombe entre les mains des radicaux. Les membres individuels et les sections locales de la MS et des DOB ont décidé de continuer à s’organiser. Ailleurs aussi, il y avait de nouveaux dirigeants, des militants qui ont obtenu une majorité, souvent après une lutte sérieuse.

    L’astronome Frank Kameny, qui a été congédié de la fonction publique pendant les purges anti-LGBTQI+, a joué un rôle important dans ce processus. Kameny était furieux contre l’ancienne direction du mouvement gay et sa soumission à l’establishment médical : “Un esprit fait de préjugés ne contient aucune information et rien ne peut en être appris”. Les vrais experts de l’homosexualité sont les personnes LGBTQI+ elles-mêmes. Frank Kameny a commenté les organisations du mouvement des droits civiques des Noirs : “Je ne vois pas la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People, association nationale pour la promotion des personnes de couleur) et le CORE (Congress of Racial Equality, Congrès pour l’égalité raciale ) étudier le chromosome ou les gènes qui causent une couleur de peau noire, ou la possibilité de blanchir un noir.’’ La lutte des noirs a donné lieu à des slogans comme “Black is beautiful”. Kameny a répondu par le slogan “Gay is Good” et il a réussi à faire adopter ce slogan par le mouvement gay avant les événements de Stonewall.

    Les militants ont lancé des campagnes publiques avec des slogans et des actions directes. La police et le gouvernement ont répliqué avec une offensive interdisant d’être engagé et toute une série d’autres mesures. Les dirigeants conservateurs de la MS et des DOB avaient conseillé à leurs membres de garder leurs distances avec les bars LGBTQI+ des quartiers ouvriers. Mais dans les années 60’s, les bars LGBTQI+ étaient devenus un forum central où les militants pouvaient recruter et organiser des campagnes. D’Emilio a décrit cela comme “la rencontre du mouvement et de la sous-culture”.

    Gay Revolution !

    Les émeutes de Stonewall ont, pour la première fois, sorti le mouvement LGBTQI+ du placard. Auparavant, les tentatives d’organisation au sein des cercles de gauche avaient été faites par des groupes de pression à huis clos. Désormais, la lutte pour l’égalité des droits des personnes LGBTQI+ se déroulait dans la rue. Dans les jours qui ont suivi la rafle du Stonewall Inn, il y avait encore beaucoup de protestations, encore plus violentes que durant cette première nuit. Des milliers de jeunes LGBTQI+ qui avaient souvent été chassés de chez leurs parents en raison de leur orientation sexuelle ou leur identité de genre et qui vivaient dans la rue ou dans des refuges à Greenwich Village se sont joints aux manifestations. On y trouvait des tracts demandant à la communauté LGBTQI+ de prendre les choses en main et de mettre fin à la répression. Le caractère militant des manifestations a été renforcé par le rôle actif des nombreux jeunes homosexuels et transgenres socialement exclus. Ils n’avaient plus rien à perdre et se sont jetés dans le combat.

    Les émeutes ont été condamnées par de nombreux homosexuels plus âgés et de nombreux membres de la Mattachine Society. Pour eux, les événements étaient nuisibles pour leur mouvement. Le nouveau mouvement, par contre, considérait les méthodes de la MS comme démodées et inefficaces. L’appel à de nouvelles formes d’organisation s’est fait de plus en plus pressant. Vingt ans après le lancement de la MS par Henry Hay, la société américaine avait radicalement changé. Divers mouvements étaient en expansion : celui pour les droits des femmes (avec un rôle important pour les militantes lesbiennes), le mouvement des droits civiques des Noirs qui est devenu de plus en plus le mouvement du Black Power (avec une partie de celui-ci adoptant des positions socialistes), la révolte contre la guerre américaine au Vietnam sur les campus américains (influencée par Mai 1968 en France) et d’autres phénomènes comme les relations personnelles qui avaient cours dans les groupes hippies par exemple. Tout cela a conduit les personnes LGBTQI+ à entrer dans une phase plus militante du mouvement pour leur émancipation.

    Sous l’influence des raids continus de la police durant les mois qui ont suivi Stonewall, le mouvement de protestation s’est développé. Avec à la participation des “jeunes de la rue” aux manifestations, les réunions politiques ont acquis un fort caractère anticapitaliste. Le Gay Liberation Front a souvent adopté une position révolutionnaire et a appelé à la nécessité d’une lutte unifiée avec tous les groupes opprimés par le capitalisme. Sous le slogan “La libération gay égale la libération des peuples”, beaucoup ont exprimé un désir de solidarité avec le mouvement des femmes, le mouvement des droits civiques et les mouvements anticapitalistes à travers le monde. L’atmosphère révolutionnaire était un terrain fertile pour l’organisation politique, et en plus du GLF, de nombreuses organisations radicales de protestation ont été constituées.

    Le 28 juin 1970, le premier Christopher Street Liberation Day a eu lieu à New York : une commémoration des émeutes de Stonewall. Parallèlement, des marches de la Gay Pride ont été organisées à Los Angeles et à Chicago, les premières Prides de l’histoire américaine. En 1972, il y avait des Prides dans toutes les grandes villes des États-Unis et des dizaines de milliers de militants y étaient impliqués. Là où, au début, il y avait encore une grande crainte d’hostilité de la part des passants et de la police, en 1972 les Prides se caractérisaient par une forte confiance en soi et une expression sans restriction des participants qui n’avaient plus peur.

    Le Mouvement de libération gay a reçu son premier symbole en 1970 sous la forme de la lettre grecque Lambda, qui signifie équilibre et unité. Ce n’est qu’en 1978 qu’il a été remplacé par le drapeau arc-en-ciel plus populaire, aujourd’hui internationalement connu comme le symbole de la Pride.

    Rejet de la sous-culture

    Peu après les émeutes de Stonewall, les nouvelles organisations telles que le GLF et la GAA (Gay Activist Alliance), plus réformiste, se sont détournées des drag queens, des transgenres et des enfants des rues qui avaient été à la tête des manifestations de Stonewall. Les transactivistes Marsha P Johnson et Sylvia Rivera ont fondé STAR (Street Transvestite Action Revolutionaries). STAR a continué d’insister sur la nécessité d’un changement social général à travers un programme anticapitaliste. Grâce à l’organisation de refuges, d’une éducation et de soins alimentaires pour les jeunes queer sans-abri, l’organisation a maintenu une base solide qui était plus large que la seule communauté transgenre. Mais le caractère “marginal et socialement inapproprié” de ce groupe d’activistes a été rejeté par les dirigeants du GLF et du GAA. Ils considéraient les drag queens et les transgenres comme une menace à l’acceptation sociale de la cause de la libération des gays. Peu à peu, STAR et ses partisans ont été relégués à l’arrière-plan. L’organisation a été littéralement expulsée de la Pride de 1970 et s’est vu refuser le droit de s’adresser aux participants sur la scène principale. Quand Sylvia Rivera a pris le micro et a crié “Vous les gays pouvez maintenant entrer dans vos bars grâce à nos drag queens ! Et maintenant on nous dit qu’on ne peut pas être nous-mêmes ? Honte à vous”, elle a été huée par la foule. Après cet incident, plusieurs organisations telles que le QLF (Queer Liberation Front) et la Transsexual Activist Organisation ont été mises sur pied pour tenter de contrer la “purification anti-trans” du mouvement. Le mouvement est devenu de plus en plus réformiste, s’éloignant des transactivistes et de leurs idées anticapitalistes.

    Tout au long des années 1970, le GLF s’est incorporé à l’establishment politique. Des politiciens ouvertement homosexuels comme Harvey Milk ont acquis une énorme popularité grâce à des campagnes en faveur d’une réforme législative, comme une loi contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans le logement, l’emploi et les services publics adoptée sous son mandat au Conseil municipal de San Francisco. De telles victoires législatives ont renforcé la tendance à passer d’un mouvement révolutionnaire de libération des LGBTQI+ à un mouvement purement réformiste et axé sur un seul enjeu pour l’égalité des droits. Le mouvement a soutenu que les gays et les lesbiennes sont un groupe minoritaire qui devrait acquérir les mêmes droits que les hétérosexuels. En ce sens, le mouvement s’est de nouveau rapproché de la méthodologie MS des années 1950 et 1960. Les gays étaient représentés comme étant identiques aux hétérosexuels – sauf en termes de comportement sexuel privé – de sorte que l’identification ” Queer non binaire ” était considérée comme un stéréotype négatif.

    Le SIDA

    La crise du sida dans les années 80’s et 90’s a provoqué une nouvelle vague de militantisme dans le mouvement. Le déni du SIDA en tant qu’épidémie et le refus du gouvernement Reagan de fournir des soins médicaux aux victimes ont conduit à la création de nouvelles organisations radicales telles que l’ACT UP (AIDS coalition to unleash power, Coalition contre le SIDA pour libérer le pouvoir) qui a une fois de plus affirmé que la discrimination contre les LGBTQI+ était ancrée dans l’Etat capitaliste. Cependant, l’extermination littérale de toute une génération de militants a porté un coup très dur au mouvement. Il faudra attendre 1993, lorsque l’administration Clinton reconnaîtra enfin que l’épidémie de SIDA est une crise qui mérite de l’attention, pour que le mouvement se rétablisse quelque peu. Mais la renaissance de l’activisme militant LGBTQI+ n’a pas duré. L’agenda politique de la Pride fut bientôt à nouveau dominé par un réformisme respectable, qui se limitait à demander des lois sur le mariage, l’adoption,… Ce sont des revendications importantes, mais pour une véritable libération, il faut bien plus.

    Le capitalisme arc-en-ciel

    Ellen Broidy, l’une des fondatrices du GLF, a récemment déclaré : “Nous étions très concentrés sur la destruction de l’État patriarcal raciste et belliciste. Aujourd’hui, nous avons embrassé l’État.”

    Les Prides ne sont plus des manifestations politiques, mais surtout des événements festifs. Elles ne sont plus organisées par des activistes radicaux, mais par des organisations acceptables et des entreprises. McDonald’s, Absolute Vodka et autres décorent chaque année leurs produits aux couleurs de l’arc-en-ciel et tirent ainsi une image positive et le profit correspondant de “l’inclusion et de la tolérance”. La Pride est une fête à laquelle participent les entreprises et les médias.

    Il y a pas mal de choses à célébrer. Nous avons obtenu notre visibilité et la législation a été adaptée. Le mariage entre personnes de même sexe a été approuvé dans plus de 30 pays. La discrimination fondée sur l’orientation sexuelle est interdite par la loi dans les pays occidentaux. L’adoption des LGBTQI+ est légale dans 17 pays européens et 50 Etats américains.

    Mais avec ces lois, la libération des homosexuels et des personnes transgenres est-elle un fait réel ?

    La fragilité des victoires juridiques est évidente au regard de la répétition des crimes de haine homophobes et du fait que les statistiques montrent que le taux de suicide chez les jeunes LGBTQI+ est toujours le plus élevé.

    Quelle est la réponse du mouvement Pride – qui se concentre depuis des décennies sur les intérêts de la classe moyenne blanche gay – au soutien croissant du conservatisme d’extrême droite en Europe et aux Etats-Unis ? Dans quelle mesure notre société est-elle tolérante envers les personnes LGBTQI+ issues de l’immigration, ayant une couleur de peau différente ou un faible revenu ? Et qu’en est-il des nombreux rapports faisant état d’une augmentation du racisme, de la transphobie et de l’hétéronormativité au sein de la communauté gaie elle-même ? Serait-ce précisément parce que le mouvement a perdu sa vision de la classe sociale en tant que forme d’oppression – chevauchant l’orientation sexuelle et l’identité de genre – que des expressions telles que “No fems, No fats, No asians” sont malheureusement courantes dans les applications de rencontre gay ?

    Ces dernières années, le mouvement contre l’oppression des femmes a connu une nouvelle ascension. Avec les manifestations de masse aux Etats-Unis en réponse à un président alliant la casse sociale à la rhétorique sexiste et aux protestations contre la réduction des lois sur l’avortement, une nouvelle génération de féministes a compris qu’un programme de réforme sociale plus radical s’inscrit dans la lutte contre le sexisme.

    Le temps n’est-il pas venu pour une nouvelle génération de personnes LGBTQI+ de renouer avec les racines de la lutte pour la libération ? L’inégalité sociale conduit à l’exclusion sur base de la couleur de la peau, du sexe, de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre. L’histoire de notre mouvement prouve que l’acceptation par l’assimilation ne met pas fin à la discrimination et à la vulnérabilité. Le mouvement Pride du XXIe siècle doit faire face à la réalité de l’oppression sociale croissantePride was a protest, an needs to be again!

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