Category: Dossier

  • Crise, instabilité et fuite en avant – Non à l’offensive turque contre le Rojava !

    Mobilisation kurde contre la guerre. Photo: Natalia Medina

    Alors que la récession économique mondiale menace, des soulèvements de masse ont déjà éclaté cette année à Hong Kong, en Algérie, au Soudan, en Équateur, en Catalogne, au Liban, en Irak, au Chili, en Égypte,… Face à cette crise économique et sociale grandissante et à l’instabilité qui en découle, les élites dirigeantes vont de plus en plus être amenées à envisager de s’engager dans des aventures risquées pour sauver leur mise. L’agression militaire turque contre le Rojava, au nord-est de la Syrie, est un avertissement du type de fuite en avant auxquelles nous devons nous attendre de la part de dirigeants aux abois.

    Par Nicolas Croes

    L’exportation d’une crise interne

    Les élections locales d’avril dernier ont constitué un revers d’importance inédite pour le parti islamo-conservateur du président Erdogan au pouvoir depuis 2002, l’AKP. Le parti a perdu la capitale Ankara, mais aussi Istanbul et les villes importantes d’Antalya et d’Adana. Ce résultat désastreux a de plus été obtenu en dépit du quasi-monopole médiatique du parti et des milliers d’arrestations d’opposants qui ont eu lieu en se servant du prétexte du coup d’État raté de 2016 ! Le parti du président n’est parvenu à conserver la majorité des votes à l’échelle du pays (51,67%) qu’en s’alliant au parti d’extrême droite MHP.

    Si l’AKP avait volé de de victoire électorale en victoire électorale depuis 2002, c’était essentiellement en raison de la forte croissance économique du pays. Cette fois-ci, les thèmes dominants de la campagne étaient la récession économique (la première depuis 2009), la dépréciation de la monnaie turque et la subite augmentation du chômage. Cerné par les défis économiques, sociaux et politiques, Erdogan a choisi d’orienter l’attention de la population vers la Syrie et vers les Kurdes.

    L’héroïsme des Kurdes à nouveau trahi

    Les Kurdes composent une nation sans État, divisée entre l’Irak, l’Iran, la Syrie et la Turquie depuis l’application des accords Sykes-Picot, conclus entre puissances impérialistes pour découper le Proche-Orient après la Première guerre mondiale. Suite à l’instabilité qui a suivi l’invasion de l’Irak en 2003, une zone autonome kurde a été créée au nord du pays. Ce fut également le cas au nord de la Syrie lorsque le soulèvement populaire de 2011 a été transformé en guerre civile et que les troupes de Bachar al-Assad ont fait route vers le sud. Ces territoires syriens sont devenus le Rojava, où cohabitent sans heurt différentes ethnies (Kurdes, Arabes et Turkmènes) et différentes confessions religieuses.

    Quand l’Etat islamique (Daesh) s’est développé, les milices kurdes ont livré un combat acharné, tout particulièrement en Syrie avec les Unités de protection du peuple (YPG, branche armée du Parti de l’union démocratique, PYD), et ont repoussé Daesh sur le terrain. Une grande zone au Nord de la Syrie était donc sous contrôle kurde, au grand déplaisir du régime turc, qui en craignait les implications pour la lutte pour le droit à l’autodétermination des Kurdes de Turquie.

    Personne ne remet en doute l’héroïsme dont ont fait preuve les combattants Kurdes dans leur lutte contre Daesh. Mais, face au péril des terroristes islamistes, ils ont fait alliance avec les États-Unis et la Russie pour obtenir leur soutien aérien.

    Tout en comprenant le désespoir de cette situation, le PSL et son organisation internationale, le Comité pour une Internationale Ouvrière, avaient alors rappelé les événements de 1991, quand les États-Unis avaient encouragé un soulèvement des Kurdes contre Saddam Hussein pour ensuite les laisser se faire massacrés. Une fois encore, les combattants kurdes ont été utilisés comme de la chair à canon pour ensuite être abandonnés à la première occasion. Une fois que Daesh, l’ennemi commun, a été chassé, les puissances impérialistes et régionales ont voulu de garantir leurs intérêts. Et aucune d’entre elles ne souhaitent que la combativité des Kurdes à lutter pour leur auto-détermination face barrage à ces derniers.

    Dès que Daesh a été repoussé, les États-Unis et la Russie ont permis à la Turquie de déchaîner sa machine de guerre dans l’espoir de stabiliser leurs relations avec le régime turc. Ce n’est qu’en 2016 que des avions turcs ont bombardé pour la première fois les bases de Daesh en Syrie, mais le régime a utilisé le prétexte de la ‘‘guerre contre le terrorisme’’ pour également bombarder les régions kurdes du Rojava. Cette année-là, Erdogan a unilatéralement mis fin au ‘‘processus de paix’’ avec les Kurdes de Turquie et déclenché une véritable guerre contre les régions kurdes du pays. Ensuite, en 2018, la Turquie a déclenché une opération contre Afrin, celui des trois cantons autonomes du Rojava qui était isolé des autres. La troisième étape de ce plan, de bien plus grande ampleur que les précédentes, a été enclenchée ce mois d’octobre contre le reste du Rojava.

    Erdogan veut ensuite renvoyer des réfugiés vivant en Turquie dans les différentes parties du Nord et de l’Est de la Syrie en créant des zones tampons entre les régions kurdes en modifiant la structure démographique de ces zones géographiques et en dressant Arabes et Kurdes les uns contre les autres. Avec le risque réel de faire renaître Daesh de ses cendres.

    Construisons un large mouvement anti-guerre !

    Les États-Unis et la Russie ont déjà clairement laissé tomber le Rojava. Quant à l’Union européenne, elle est prisonnière de sa politique migratoire. Erdogan menace régulièrement depuis 2017 de lever l’accord qui veut que tout migrant arrivé sur les côtes européennes après avoir transité par la Turquie puisse y être renvoyé (un accord dans le cadre duquel l’UE verse trois milliards d’euros à la Turquie). Il s’est fait plus précis après avoir lancé l’offensive sur le Rojava : ‘‘Ô Union européenne, reprenez-vous. Je le dis encore une fois, si vous essayez de présenter notre opération comme une invasion, nous ouvrirons les portes et vous enverrons 3,6 millions de migrants’’.

    La seule véritable assistance sur laquelle peut se baser le Rojava est un large mouvement anti-guerre qui intègre dans son combat le droit à l’autodétermination des peuples opprimés et qui saisisse cette occasion pour discuter du type d’État et du type de société dont nous avons besoin pour en finir avec la guerre et l’exploitation. A court terme, il est difficile qu’émerge un mouvement anti-guerre en Turquie en raison de l’absence de droits démocratiques et de liberté d’expression tandis que de larges pans de la classe ouvrière sont influencés par le nationalisme et la propagande de guerre. Mais malgré cela, toutes les forces de gauche, y compris les syndicats, doivent immédiatement agir.
    Comme l’expliquent nos camarades de la section turque du CIO : “Les circonstances changeront au fur et à mesure que la guerre s’éternisera et que toutes ses contradictions et conséquences seront révélées aux travailleurs et aux pauvres de Turquie. Il deviendra évident que le régime d’Erdo?an utilise cette guerre pour détourner l’attention de la réalité politique dans laquelle vivent les travailleurs et les pauvres, où la cherté de la vie et le chômage ne font que s’aggraver.”

    Un mouvement anti-guerre a déjà fait son irruption dans divers pays d’Europe autour de la communauté kurde. Les syndicats, les ONG et la gauche doivent s’y investir en gardant à l’esprit d’’avoir une attention pour des appels en direction des travailleurs et des pauvres de Turquie pour les détacher de la propagande d’Erdo?an.

    Aujourd’hui, le Moyen-Orient est un bain de sang où les travailleurs, les pauvres et les opprimés sont amenés à s’entre-tuer au milieu de la famine, des maladies, de la mort, de la pauvreté et de la migration. L’antidote à ce bain de sang est de lutter contre l’impérialisme et le capitalisme ainsi qu’en faveur d’une véritable alternative reposant sur l’unité de la classe ouvrière sans distinction raciste, sur base d’ethnie ou de confession religieuse ou encore de genre ; pour une société sans exploitation ni oppression nationale, c’est-à-dire une Confédération socialiste démocratique et volontaire du Moyen-Orient. Même si cela semble difficile aujourd’hui, il n’y a pas d’autre solution.

  • 1989. Le Mur de Berlin s’effondre alors que le pouvoir est dans les rues

    Le mur de Berlin fut abattu le 9 novembre 1989. Ingmar Meinecke, membre du SAV (section allemande du Comité pour une Internationale Ouvrière majoritaire), a participé à ces événements à son adolescence.

    “Chers amis, chers concitoyens, c’est comme si l’on avait ouvert les fenêtres après toutes ces années de stagnation, de stagnation spirituelle, économique, politique, d’ennui et d’air vicié, d’excès de langage et d’arbitraire bureaucratique, d’aveuglement et de surdité officiels. Quel changement !”

    C’est par ces mots que l’écrivain socialiste Stefan Heym a commencé son discours le 4 novembre 1989 devant plus d’un demi-million de personnes sur l’Alexanderplatz à Berlin-Est. Un an seulement s’est écoulé entre les manifestations de masse dans l’ex-Allemagne de l’Est (RDA) au début du mois d’octobre 1989 et l’unification de la RDA avec la République fédérale d’Allemagne le 3 octobre 1990. En peu de temps, le gouvernement de la RDA fut renversé, le mur de Berlin érigé en 1961 par les dirigeants staliniens de la RDA et qui avait depuis servi de barrière entre les deux systèmes fut ouvert et la monnaie ouest-allemande de l’époque, le Deutsche Mark, fut introduite à l’Est.

    Au début, il semblait que toute la population de la RDA manifestait avec passion, dans le but de créer une nouvelle société basée sur un véritable socialisme. Pourtant, quelques mois plus tard, le nouveau gouvernement dirigé par la CDU conservatrice s’est engagé sur la voie de la restauration capitaliste et la RDA a disparu de la carte. Comment était-il possible que le train de la révolution ait été dévié de ses rails en direction de la restauration capitaliste ?

    Un mécontentement croissant

    Après la défaite de l’Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale et la division du pays par les puissances occupantes, un nouveau régime s’est constitué à l’Est en 1949. Bien que la RDA ait rejeté la forme capitaliste de l’économie, l’Etat lui-même était modelé sur la dictature bureaucratique stalinienne en URSS. L’Etat qualifiait la société de socialiste, mais elle était loin d’être une démocratie socialiste et était dirigée par un groupe de bureaucrates d’élite. Leur nature réelle fut démontrée par la répression brutale de l’héroïque soulèvement ouvrier de 1953. Mais même après 1953, la société n’a jamais été complètement calme en RDA. Pourtant, l’élite dirigeante a fait tout ce qu’elle a pu pour garder contrôle de la situation.

    Au milieu des années 80, des grèves de masse avaient eu lieu en Pologne, dirigées par le syndicat Solidarno??. En URSS, la nouvelle rhétorique de la Perestroïka et de la Glasnost commençait à apparaître et ces nouvelles tombèrent sur un terrain fertile en RDA. La direction “communiste” de la RDA a tenté d’y mettre un terme : lorsque le magazine soviétique “Spoutnik” a critiqué l’approbation du pacte Hitler-Staline par le parti communiste allemand d’avant-guerre, il a été interdit en RDA sans plus attendre.

    Mais trois événements de l’année 1989 ont alimenté le mécontentement croissant. En mai, le parti au pouvoir en RDA, le “Parti de l’unité socialiste” (SED), a affirmé à une population incrédule que 98,5% de cette dernière l’avait soutenu lors des élections locales. Puis, en juin, les dirigeants du parti ont justifié la répression brutale des travailleurs et des étudiants place Tiananmen en Chine. Enfin, tout comme c’était également le cas en Tchécoslovaquie et en Hongrie, une vague grandissante de personnes fuyaient la RDA. A la fin du mois de septembre, 25.000 personnes avaient déjà quitté le pays.

    Cette vague de réfugiés a lancé une discussion : pourquoi tant de personnes partent-elles ? Quel genre de pays les gens fuient-ils en laissant leurs biens, leurs amis et leur famille derrière eux ? La réaction officielle de “ne pas verser une larme pour ces gens” en a dégoûté plus d’un.

    L’opposition se forme

    Le lundi 4 septembre, 1200 personnes se sont rassemblées devant l’église Nikolaï de Leipzig après la “prière hebdomadaire pour la paix” pour une manifestation. Leurs slogans l’étaient : “Nous voulons sortir” et “Nous voulons un nouveau gouvernement”. Les forces de sécurité sont intervenues. Cela a été répété le lundi suivant. Le 25 septembre, il y avait déjà 8000 personnes et leur slogan “Nous voulons sortir” avait été remplacé par “Nous restons ici” !

    En septembre, les premiers groupes d’opposition se sont constitués. Le Nouveau Forum a lancé un appel, que 4500 personnes ont signé au cours de la première quinzaine de jours, avec la demande d’un dialogue démocratique dans la société. A la mi-novembre, 200.000 signatures avaient été recueillies. Mais le chef du parti Erich Honecker et la direction du SED ne voulaient pas d’un dialogue. Les demandes du Nouveau Forum ont été rejetées. Ce qui a rendu le groupe encore plus populaire.

    Les masses sortent en rue

    Lorsque des trains scellés de réfugiés de Prague ont traversé Dresde en direction de l’Ouest en octobre, de sérieux affrontements ont éclaté entre les manifestants et la police à la gare. Le soir du 7 octobre, jour du 40e anniversaire de la RDA, plusieurs centaines de jeunes se sont rassemblés sur l’Alexanderplatz de Berlin, avant de se diriger vers le Palais de la République, où Honecker and Co. célébrait les 40 ans. Deux à trois mille personnes ont chanté “Gorbi, Gorbi !” (en référence à Gorbatchev) et “Nous sommes le peuple” ! A minuit, des unités spéciales de la police populaire et de la sûreté de l’Etat ont commencé à attaquer, arrêtant plus de 500 personnes.

    Cela a fait monter la température. Deux jours plus tard, le lundi 9 octobre, tous les regards étaient tournés vers Leipzig. La RDA connaîtrait-elle sa propre “place Tiananmen” ? Trois jours plus tôt, une menace était apparue dans le Leipziger Volkszeitung : “Nous sommes prêts et désireux (…) d’arrêter ces actions contre-révolutionnaires enfin et efficacement. Si nécessaire, avec des armes.”

    Mais des fissures apparaissaient dans le pouvoir d’Etat. Trois secrétaires de la direction du district du SED de Leipzig ont participé à un appel à la désescalade diffusé l’après-midi à la radio municipale. C’est ainsi que Leipzig a connu sa plus grande manifestation à ce jour avec 70.000 personnes. L’appel “Nous sommes le peuple” retentit avec force. L’Internationale a également été chantée. Le même soir, 7000 personnes ont manifesté à Berlin et 60.000 autres dans d’autres parties du pays.

    Il n’y avait plus moyen d’arrêter la contestation. Les manifestations se sont poursuivies tout au long de la semaine : 20.000 à Halle et autant à Plauen, 10.000 à Magdebourg, 4000 à Berlin. Le lundi suivant, un nouveau record a été battu : 120.000 rien qu’à Leipzig ! Même les journaux officiels de la RDA ont commencé à parler objectivement des manifestants qui, une semaine auparavant, étaient encore qualifié d’”émeutiers, de hooligans et de contre-révolutionnaires”. Le même jour, les employés de l’entreprise “Teltower Geräte und Reglerwerk” ont démissionné de la FDGB, la fédération syndicale officielle de l’Etat, et ont annoncé la création du syndicat indépendant “Reform”, appelant les autres à suivre leur exemple. Ils ont exigé “le droit de grève, le droit de manifester, la liberté de la presse, la fin des restrictions aux déplacements et les privilèges officiels”.

    Erich Honecker a démissionné de son poste de secrétaire général du SED le 18 octobre et Egon Krenz lui a succédé. Mais cela n’a rien fait pour calmer les masses, elles sont descendues dans la rue en nombre de plus en plus important. Krenz a été accueilli avec suspicion par les masses. Lors de la manifestation du lundi 23 octobre à Leipzig, à laquelle ont participé 250.000 personnes, les slogans étaient “Egon, qui nous a demandé notre avis ?”, “Des élections libres”, « Des visas pour Hawaï ! » Mais il ne s’agissait plus seulement de manifestations. Dans la caserne de la police anti-émeute de Magdebourg, les appelés ont élu un conseil de soldats. Les élèves ont pris des mesures pour annuler les sanctions disciplinaires sur le comportement et ont aboli les cours du samedi.

    La percée

    Les manifestations à Leipzig n’ont cessé de croître – 20.000 le 2 octobre, 70.000 le 9 octobre, 120.000 le 16 octobre, 250.000 le 23 octobre, 300.000 le 30 octobre et finalement 400.000 le 6 novembre. Il y a eu aussi une manifestation de plus de 500.000 personnes (certains disent jusqu’à un million) à Berlin-Est le 4 novembre. Fin octobre, les protestations ont balayé tout le pays : au Nord comme au Sud, grandes et petites villes, avec des travailleurs et des intellectuels. Parmi les principales revendications figuraient la gratuité des déplacements, une enquête sur les violences étatiques des 7 et 8 octobre, la protection de l’environnement ainsi que la fin des privilèges et du monopole du pouvoir du SED. Le gouvernement a finalement démissionné le 7 novembre. Le 8 novembre, l’ensemble du Politburo a suivi.

    Dans la soirée du 9 novembre, Günter Schabowski, membre du Politburo, s’est adressé à la presse. Peu avant la fin de son discours, à 19h07 précises, il a annoncé que la RDA avait ouvert les frontières. L’excitation s’est répandue. Il a expliqué qu’à partir de huit heures le lendemain, tout le monde pouvait obtenir un visa. Les gens, cependant, n’ont pas attendu pour obtenir des visas, mais ont commencé à assiéger les postes-frontières vers Berlin-Ouest. Les gardes-frontières ont été surpris. À minuit, des commandants ont pris la décision individuelle d’ouvrir les points de passage sous la pression des masses. Le Mur est tombé. Au cours des semaines qui ont suivi, tout le pays a voyagé vers l’ouest.

    La ” lutte acharnée ” et l’hésitation de l’opposition

    Une lutte acharnée a alors éclaté entre les masses dans les rues, les groupes d’opposition et la bureaucratie d’Etat. La question que personne n’osait vraiment dire à haute voix, mais qui planait au-dessus de tout, était « qui a le pouvoir ? » L’appareil d’État et de parti perdait de plus en plus d’influence, mais les groupes d’opposition ne prenaient pas les rênes du pouvoir. Au début, les masses s’attendaient à ce que les chefs des groupes d’opposition, souvent des figures accidentelles, ainsi que certains réformateurs du SED, comme le nouveau chef du gouvernement Hans Modrow, et des artistes et intellectuels de renom le fassent.

    Lorsque l’ampleur de la corruption a été révélée début décembre, les travailleurs étaient plus déterminés que jamais à se débarrasser de l’ensemble de l’ancien establishment. Ils venaient de voir comment, en Tchécoslovaquie, une grève générale de deux heures avait rapidement amené le Parti communiste à la raison. Le 6 décembre, le Nouveau Forum de Karl-Marx-Stadt a également exigé une grève générale d’une journée à l’échelle nationale. Cet appel a été immédiatement condamné à l’unisson par le FDGB, les partis de l’opposition officielle et Bärbel Bohley, l’un des dirigeants nationaux du Nouveau Forum. Ils avaient tous peur que la situation ne dégénère. L’appel a été retiré. Néanmoins, une grève d’avertissement politique de deux heures des travailleurs de plusieurs entreprises de Plauen a eu lieu le 6 décembre, accompagnée d’actions de grève indépendantes dans d’autres lieux.

    Le gouvernement Modrow essayait maintenant d’impliquer l’opposition afin de stabiliser la situation. Le 22 novembre, le Politburo du SED s’est prononcé en faveur de l’organisation d’une “table ronde” avec l’opposition. Il s’est réuni pour la première fois le 7 décembre et a publié une déclaration dans laquelle il a déclaré : « Bien que la Table Ronde n’exerce aucune fonction parlementaire ou gouvernementale, elle a l’intention d’adresser au public des propositions pour surmonter la crise. (….) Elle se considère comme une composante du contrôle public dans notre pays. »

    Mais le contrôle, c’est encore autre chose que le fait de gouverner. Surpris par le rythme de l’évolution de la situation, les groupes d’opposition ont voulu poursuivre le dialogue avec le SED et les autorités de l’Etat au lieu de prendre le pouvoir eux-mêmes. Rolf Henrich, co-fondateur du Nouveau Forum, a déclaré dans une interview au journal “Der Morgen” du 28 octobre que le mouvement pouvait se passer de programme. Au lieu de cela, il préconisait un dialogue thématique qui ne se déroulerait plus uniquement dans la rue.

    Cette tiédeur et cette indécision de l’opposition découlaient de son incapacité à répondre à deux questions fondamentales. Premièrement : comment l’ancien gouvernement et la bureaucratie pourraient-ils vraiment être chassés du pouvoir ? Deuxièmement : à quoi devrait ressembler la nouvelle société, en particulier son système économique, et quel serait le rôle de l’autre partie de l’Allemagne, l’Allemagne de l’Ouest capitaliste ? Ces questions figuraient désormais en permanence à l’ordre du jour et n’étaient pas toujours clairement définies, mais entremêlées.

    Jusqu’en novembre, la révolution de la RDA était clairement pro-socialiste. C’est ce qui ressort des communiqués de presque tous les groupes d’opposition, des banderoles, des chants et des discours prononcés lors des manifestations. L’écrivaine Christa Wolf a déclaré le 4 novembre : “Imaginez une société socialiste où personne ne s’enfuit” et a reçu un énorme applaudissement pour cela. “Pouvoir illimité aux conseils” pouvait-on lire sur une banderole. Mais comment parviendrait-on à ce “meilleur socialisme” ou à ce règne des conseils ? Il n’y a pas eu de réponses. Le pouvoir était dans les rues. Mais l’opposition de l’automne 1989 l’y a laissé jusqu’à ce qu’il soit finalement repris par le premier ministre ouest-allemand Helmut Kohl, ce qui a ouvert la voie à la réunification capitaliste.

    La situation économique s’est révélée décisive. A partir de décembre, les rapports sur l’état de faiblesse de l’économie de la RDA ont commencé à s’accumuler. Dès lors, des chiffres et des faits secrets sur la faible productivité et l’endettement du pays ont été connus. Les visites à l’Ouest sensibilisaient les travailleurs de la RDA à l’amélioration du niveau de vie dans cette région. Les divisions sociales en Allemagne de l’Ouest sont passées au second plan. Après l’expérience de la RDA, l’atmosphère s’est tournée contre l’idée d’une nouvelle “expérience”. La confiance en soi de la classe ouvrière a été gravement affaiblie par le mauvais état des entreprises publiques. A cela s’ajoutait le manque de direction tel que décrit ci-dessus.

    A partir de décembre, le gouvernement fédéral et la classe capitaliste en Allemagne de l’Ouest ont pris un virage. Jusque-là, ils avaient été prudents pour ne pas aller trop brusquement dans le sens de la réunification. La transition lente de la RDA vers le capitalisme leur avait paru moins dangereuse. Mais ils se sont peu à peu rendu compte qu’une RDA aux frontières ouvertes pouvait déstabiliser la République fédérale. En même temps, ils ont reconnu la faiblesse de la bureaucratie du SED et de l’opposition en RDA et ont saisi l’occasion d’occuper ce vide en intégrant toute la RDA à la République fédérale et en ouvrant ainsi un nouveau marché.

    La majorité des travailleurs de la RDA ne voulait plus d’expériences en 1990. Mais ils ont ensuite été exposés à l’expérience de la contre-révolution capitaliste et à l’écrasement d’une économie d’Etat qui a conduit à des millions de chômeurs à une suite de fermetures d’usines, de privatisations et de dévaluations de la monnaie. Cette situation est devenue quasi permanente, l’Est est encore aujourd’hui désavantagé à bien des égards par rapport à l’Ouest.

    Une occasion manquée

    Jusqu’en novembre 1989 et même après, de nombreux éléments de la révolution politique que le révolutionnaire russe Léon Trotsky considérait nécessaire contre le stalinisme, cette distorsion bureaucratique du socialisme, se sont manifestés au cours de ces événements. Mais en fin de compte, c’est un autre résultat que Trotsky avait considéré comme une possibilité qui est arrivé : la restauration capitaliste. Le facteur décisif était qu’aucune force d’opposition n’avait développé des racines solides parmi les travailleurs pour indiquer la voie à suivre vers une société viable, concrète et véritablement socialiste.

    Stefan Heym a résumé cette occasion manquée quelques années plus tard : “N’oubliez pas, il n’y avait aucun groupe, aucun groupe organisé qui voulait prendre le pouvoir. (…) Il n’y avait que des individus qui s’étaient réunis et avaient formé un forum ou un groupe ou quelque chose comme ça, mais rien dont on ait besoin pour faire une révolution. Cela n’existait pas. Tout a donc implosé et il n’y avait personne d’autre que l’Occident pour prendre le pouvoir. (…) Imaginez que nous ayons eu le temps et l’occasion de développer un nouveau socialisme en RDA, un socialisme à visage humain, un socialisme démocratique. Cela aurait pu être un exemple pour l’Allemagne de l’Ouest et les choses auraient pu être différentes.”

  • Europe de l’Est, 1989. Des mouvements révolutionnaires aux conséquences contre-révolutionnaires

    Le 13 septembre 1989, un gouvernement dirigé par le syndicat Solidarnosc est arrivé au pouvoir en Pologne : le premier gouvernement ‘‘non-communiste’’ de l’ancien bloc soviétique depuis 1948. Deux mois plus tard, le mur de Berlin s’effondrait. Même si l’année 1989 s’est terminée par l’exécution télévisée et en direct du dictateur roumain Nicolae Ceau?escu et de son épouse Elena, les événements spectaculaires de cette année 1989 ont inspiré la classe ouvrière du monde entier, du moins à cette époque.

    Analyse de Rob Jones – Sotsialisticheskaya Alternativa (Russie)

    En deux ans à peine, l’ex-Allemagne de l’Est (RDA) a été rattachée à la République fédérale d’Allemagne (RFA), la Yougoslavie s’est retrouvée divisée et, après l’échec du coup d’Etat d’août 1991, l’Union soviétique s’est écroulée. Le capitalisme fut restauré dans toute la région. La guerre froide prit fin avec l’effondrement du Pacte de Varsovie, le bloc militaire mis en place contre l’impérialisme américain. Pour le philosophe bourgeois Francis Fukuyama, c’était la ‘‘fin de l’histoire’’.

    La catastrophe après 1989

    Ces mouvements de masse espéraient que la vie s’améliorerait en étant débarrassés des horribles bureaucraties staliniennes. Mais la décennie suivante a une connu dépression économique plus terrible encore que celle des années 1930. L’économie auparavant bureaucratiquement planifiée fut remplacée par le chaos du marché libre. Selon la Banque mondiale – l’un des principaux architectes de la transition – le PIB d’Europe centrale et orientale a chuté de 15% entre 1989 et 2000 et de 40% dans l’ancienne URSS. Le nombre de personnes vivant dans la pauvreté absolue est passé de 4% à 20%.

    Des guerres ont éclaté en Europe et en Asie centrale pour la première fois depuis 1945. En ex-Yougoslavie, en raison de la lutte pour la partition du pays entre les nouvelles élites et les puissances impérialistes, les conflits ethniques ont coûté la vie à 140.000 personnes et en ont déplacé 4 millions. Au moins 150.000 personnes sont mortes dans les deux guerres russo-tchétchènes et 60.000 autres dans la guerre civile tadjike. Les conflits en Moldavie, en Géorgie, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et à l’est de l’Ukraine attendent toujours leur résolution à l’heure actuelle.

    Les racines du stalinisme

    Les dirigeants soviétiques autour de Staline et puis de ses successeurs, dont le prétendu réformateur Khrouchtchev, étaient très éloignés des idéaux de Lénine, Trotsky et des bolchéviks en 1917. La Révolution russe visait à construire une véritable société démocratique et socialiste où les ressources du pays seraient collectives, la production et la distribution étant planifiées par des comités ouvriers démocratiquement élus. Les bolchéviks étaient internationalistes et avaient garanti le droit à l’autodétermination des nations de l’ancien empire russe, tout en préconisant une fédération volontaire d’États socialistes. Les bolchéviks étaient convaincus que la nouvelle république ouvrière ne pourrait survivre et se développer vers le socialisme que si des révolutions émergeaient dans des pays plus développés.

    La vague révolutionnaire qui a mis fin à la première guerre mondiale et à la monarchie allemande, qui a donné naissance aux républiques soviétiques de Hongrie et de Bavière ainsi qu’à des soviets en Autriche et en Tchécoslovaquie a malheureusement échoué. La nouvelle république russe fut attaquée par 15 armées impérialistes venues au secours des armées blanches russes réactionnaires. Nombre des meilleurs ouvriers révolutionnaires impliqués dans les combats y ont trouvé la mort. D’autres ont dû quitter les usines pour gérer le nouvel État. A la fin de la guerre civile, la Russie révolutionnaire était épuisée, détruite et isolée.

    Une couche de bureaucrates, dont beaucoup s’étaient initialement opposés à la révolution, a vu sa position renforcée par l’absence de révolution internationale et s’est trouvé un dirigeant en la personne de Joseph Staline. Cette couche a usurpé le pouvoir politique à la classe ouvrière. Elle a consolidé son pouvoir au travers d’une véritable nouvelle guerre civile avec arrestations massives, terreur de masse et exécution d’anciens bolcheviks. L’internationalisme a été remplacé par l’idéologie du ‘‘socialisme dans un seul pays’’. Cette contre-révolution politique a établi un appareil d’État bureaucratique par lequel de nombreux éléments de la société tsariste et même capitaliste supervisaient l’économie planifiée nationalisée. Comme Trotsky l’a déclaré, la restauration d’une véritable démocratie soviétique ne nécessitait pas une révolution sociale pour changer la base économique de la société, mais une révolution politique pour renverser la bureaucratie.

    Le stalinisme se répand en Europe de l’Est

    En dépit de l’incompétence de la bureaucratie stalinienne, l’Union soviétique est sortie victorieuse de la Seconde Guerre mondiale, grâce à l’économie planifiée ainsi qu’à la détermination du peuple soviétique. L’Europe de l’Est, dont une partie de l’Allemagne, était contrôlée par l’armée soviétique. Au fur et à mesure de la progression de cette dernière, les anciens États bourgeois s’effondraient et un mouvement révolutionnaire émergeait, surtout en Tchécoslovaquie. Staline entendait toutefois maintenir le capitalisme dans la région en y plaçant des régimes fantoches en guise de tampons entre l’Est et l’Ouest. Ce projet était intenable. Craignant le développement de républiques socialistes indépendantes et leur impact sur l’idée du ‘‘socialisme dans un seul pays’’, l’armée soviétique a dissous les mouvements révolutionnaires. L’économie bureaucratiquement planifiée a été étendue à toute la région. Alors que la révolution russe avait connu une dégénérescence bureaucratique, les nouveaux régimes en Europe de l’Est étaient bureaucratiquement déformés dès l’origine.

    L’économie planifiée a souffert d’une terrible gestion bureaucratique et de gaspillage mais, pendant un certain temps, elle s’est avérée être plus efficace que celle du marché occidentale. L’économie soviétique s’est développée pour quasiment atteindre les conditions de vie occidentales dans les années 1970. Dans les économies dévastées d’Europe de l’Est, la croissance par habitant au cours des 20 années qui ont suivi la guerre a été environ 2,4 fois plus élevée que dans l’ensemble de l’Europe capitaliste.

    Cela explique en grande partie pourquoi les soulèvements de RDA (1953) et de Hongrie (1956), n’avaient pas de caractère antisocialiste mais se concentraient sur le retrait de l’armée soviétique et le remplacement du totalitarisme bureaucratique par la démocratie ouvrière.
    Quand Staline est arrivé au pouvoir, la bureaucratie comptait quelques centaines de milliers de personnes. Dans les années 80, elle était devenue un monstre de 20 millions de personnes. Les richesses de la société étaient gaspillées non seulement par le vol et la corruption, mais aussi par l’incompétence bureaucratique qui a entraîné la perte de près de 30% de la production industrielle et agricole. Il fallait graisser la patte de quelqu’un même pour être enterré. Au sommet régnait une petite élite au style de vie particulièrement luxueux, illustrée par la passion de Leonid Brejnev pour les voitures de luxe.

    Le Printemps de Prague

    La situation était plus difficile en Europe de l’Est. Les staliniens exigeaient d’énormes réparations de guerre. D’autre part, le régime soviétique priorisait le développement de l’industrie lourde, en particulier dans le secteur de la défense, au détriment des biens de consommation.

    Des déséquilibres sont apparus et ont surtout touché la Tchécoslovaquie, dont l’économie industrielle était relativement développée avant-guerre. En 1953, Moscou a ordonné la dévaluation de la monnaie, ce qui a réduit le niveau de vie de 11%. L’économie a eu du mal à croître se développer la décennie suivante. Lorsqu’Alexander Dubcek est devenu premier secrétaire du Parti communiste tchèque, il a lancé un programme visant à libéraliser l’économie et à introduire des droits démocratiques limités : le ‘‘socialisme à visage humain’’, dont l’écho a été illustré par le Printemps de Prague en 1968.

    Dans un premier temps, le Kremlin, la résidence des dirigeants d’Union soviétique, a tenté de persuader Dubcek d’abandonner ces réformes. Sous la pression des Etats staliniens voisins, en août : le Printemps de Prague fut écrasé par les chars soviétiques.
    Solidarnosc

    Dans la Pologne voisine, la flambée des prix rendait la vie difficile. Le mécontentement a été violemment réprimé en 1976. Mais des cercles d’opposition clandestins ont constitué un nouveau syndicat indépendant. Les grèves du chantier naval ‘‘Lénine’’ de Gdansk, en 1980, ont donné naissance au syndicat Solidarnosc. L’année suivante, il a organisé avec succès une grève générale de quatre heures avec 14 millions de grévistes, dont de nombreux communistes ordinaires. En décembre 1981, l’état de siège était déclaré.

    Solidarnosc a été créé pour défendre le droit des travailleurs à s’organiser contre la hausse des prix, pour des salaires décents et, dans une large mesure, contre la bureaucratie polonaise. Stimulé par la longue histoire d’oppression tsariste de la Pologne, Solidarnosc a également fait campagne contre la présence soviétique. Mais l’influence des intellectuels autour du groupe ‘‘KOR’’ et de l’Eglise catholique, dont le dirigeant syndical, Lech Walesa, a poussé le syndicat non seulement dans une direction antistalinienne, mais aussi de plus en plus antisocialiste en général.

    Ce n’était pas inévitable. Lors du premier congrès de Solidarnosc, avant la déclaration de l’état de siège, le syndicat se considérait comme un instrument de négociation pour obtenir des concessions du gouvernement. Il y a même été suggéré que les affiliés travaillent volontairement le samedi pour aider le pays à sortir de la crise économique. Une minorité radicale, autour de 40% des délégués, affirmait que ‘‘l’autonomie des travailleurs sera la base d’une république autonome’’, chose reprise dans le programme de Solidarnosc.

    L’autogestion proposée par ce groupe, qui se voulait radicale, a ouvert la voie à des entreprises économiquement indépendantes et ouvertes au marché. En fin de compte, cela aurait conduit à la restauration du capitalisme, comme ce fut le cas en Yougoslavie. La minorité radicale n’a pas proposé de programme pour faire face à la bureaucratie stalinienne.

    Le général Jaruzelski, qui a déclaré la loi martiale, a ensuite affirmé que le Kremlin ne voulait pas l’aider et que les Etats-Unis soutenaient sa prise de pouvoir. Son problème était que le vent du changement soufflait sur l’Union soviétique. A la mort de Brejnev, en 1982, le président du KGB Youri Andropov lui succéda. Selon lui, un changement était nécessaire pour maintenir le pouvoir de la bureaucratie soviétique. Son règne de courte durée, suivi de celui encore plus court de Viktor Tchernenko, a ouvert la voie à Mikhaïl Gorbatchev en 1985.
    En Pologne, Jaruzelski a entamé un dialogue avec Solidarnosc. Au fil du temps, les radicaux avait été isolés et remplacés par des partisans déclarés du capitalisme. En 1988, Margaret Thatcher s’est rendue à Gdanks pour discuter d’abord avec la direction communiste et ensuite avec Solidarnosc. À peine dix mois plus tard, des élections libres eurent lieu, remportées de manière éclatante par Solidarnosc.

    Les origines des conflits ethniques

    En Yougoslavie, après avoir affronté Staline en 1948, Tito avait maintenu la bureaucratie au pouvoir tout en entretenant une certaine indépendance vis-à-vis de Moscou. Tito a utilisé son autorité de dirigeant de la résistance durant la Seconde Guerre mondiale et est parvenu à instaurer un équilibre entre les sept nations de Yougoslavie, notamment grâce à la forte croissance de l’économie. A sa mort en 1980, le modèle du ‘‘socialisme de marché’’ reposant sur ‘‘l’autogestion’’ faisait face à une dette extérieure croissante et à un taux de chômage de 20%. L’aide du FMI était conditionnée à l’instauration de ‘‘réformes’’ destinées à ouvrir l’économie à l’Occident.

    Le mécontentement grondait. Le nouveau dirigeant serbe, Slobodan Milosevic, a alors tenté de renforcer la domination serbe et s’est heurté à une résistance farouche de la part des dirigeants des autres républiques, qui voulaient récupérer leur part du gâteau alors que le pays s’effondrait. Lorsque Milosovic a tenté d’abolir l’autonomie kosovare en Serbie, les mineurs kosovars se sont mis en grève. C’était la base des conflits ethniques des années ‘90.

    La ‘‘Perestrojka’’ et la ‘‘Glasnost’’ sèment le chaos

    Face à la crise de l’Union soviétique, Gorbatchev représentait les bureaucrates qui voulaient donner un nouveau souffle à l’économie. Il a commencé par interdire l’alcool, mesure qui a entrainé une pénurie de sucre due à la distillation illégale. Ensuite, son programme de réforme de glasnost (ouverture) et de perestroïka (reconstruction) a conduit au chaos économique. Constatant la crise de l’élite dirigeante, les masses soviétiques ont gagné la confiance de s’exprimer. Elles avaient été tenues à l’écart de la politique pendant soixante ans, leur retour sur la scène fut d’abord prudent, mais ensuite explosif.

    La contestation concernait souvent l’environnement. L’air de nombreuses villes était tellement pollué que l’espérance de vie y avait chuté. Le lac Baïkal et la mer Caspienne étaient pollués par les déchets industriels. La mer d’Aral en Asie centrale, autrefois le quatrième plus grand lac du monde, était pratiquement asséché en raison de la culture intensive de coton en Ouzbékistan.

    La question nationale était une autre source de mécontentement. Lorsque les bolchéviks sont arrivés au pouvoir en 1917, leur approche à l’égard des minorités nationales était très sophistiquée et sensible. Le gouvernement capitaliste provisoire au pouvoir en Russie de février à octobre 1917 avait promis la liberté aux minorités nationales, sans tenir ses promesses. Les bolchéviks, par contre, ont mis moins d’une semaine pour reconnaître le droit de la Finlande à l’indépendance. Cela a rapidement été suivi du soutien à l’indépendance de l’Ukraine, de la Moldavie, de la Lituanie, de l’Estonie, de la Transcaucasie, du Belarus, de la Pologne et de la Lettonie. Mais sous Staline et ses successeurs, tout était décidé dans l’intérêt de la bureaucratie d’Etat centralisée.

    Les frustrations refoulées ont été libérées lorsque les minorités nationales se sont débattues pour échapper à la répression et au centralisme. Alors que les masses luttaient pour la libération nationale, une grande partie de l’élite dirigeante, sentant approcher la fin de l’Union soviétique, a joué la carte nationaliste pour instrumentaliser cette aspiration à l’émancipation nationale.

    Un sanglant avertissement concernant les événements ultérieurs a vu le jour en 1988. Pour mettre fin à un mouvement de masse en faveur du transfert du Haut-Karabakh de l’Azerbaïdjan à l’Arménie, le parti communiste a organisé un pogrom sanglant : des centaines d’Arméniens ont été tués. Le conflit ethnique qui en a résulté a duré des années et n’est toujours pas résolue.

    La chute du Mur de Berlin

    Les événements d’Europe de l’Est ont accéléré l’évolution de la situation en Union soviétique, ce qui a à son tour accéléré les processus ailleurs. Quand les Allemands de l’Est ont constaté l’essor du débat public à Moscou, auquel s’opposaient les dirigeants de la RDA, et que les gouvernements hongrois et tchécoslovaque ont décidé d’autoriser les voyages en Europe occidentale, des manifestations ont eu lieu chaque semaine, culminant en novembre avec un défilé d’un million de personnes à Berlin-Est.

    Il n’y avait au début aucun désir de réunification avec l’Allemagne de l’Ouest capitaliste. Les revendications des manifestants étaient : ‘‘élections libres, médias libres, liberté de circulation et socialisme démocratique’’. Aucune force organisée n’a cependant réellement répondu à ces exigences. La bourgeoisie ouest-allemande a saisi l’occasion de réunifier le pays sous son contrôle. Après la chute du mur de Berlin, une ‘‘thérapie de choc’’ a été appliquée avec la réintroduction rapide et brutale du capitalisme.

    Les grèves des mineurs en Union soviétique

    Le glas du régime soviétique a sonné en juillet 1989, lorsqu’une grève massive a éclaté dans les mines de charbon de Kouzbass en Sibérie, dans le Donbass en Ukraine, à Vorkouta dans le cercle polaire et à Karaganda dans la steppe du Kazakhstan.

    L’élite dirigeante prétendait que l’Union soviétique était une ‘‘société socialiste développée’’ dirigée dans l’intérêt de la classe ouvrière. La réalité était bien différente. Beaucoup de travailleurs connaissaient de terribles conditions de vie et de travail. Les mineurs de Sibérie et du cercle polaire arctique avaient des salaires relativement élevés, mais il n’y avait rien à quoi dépenser son argent. Il n’était pas rare que plusieurs familles vivent ensemble dans des baraquements de bois datant d’avant la révolution !

    Lorsqu’est survenue une pénurie de savon et de rasoirs, la colère a éclaté. Des centaines de milliers de mineurs se sont mis en grève et ont exigé de meilleures conditions de vie et moins de bureaucratie. Les grévistes étaient confrontés à un choix. S’ils avaient disposé de leur propre parti politique, ils auraient pu renverser la bureaucratie pour construire une société véritablement socialiste, c’est-à-dire contrôlée et administrée par les travailleurs eux-mêmes, à tous les niveaux. Cela aurait pu conduire à la liberté syndicale et politique, à la liberté de circulation et à la liberté de manifester. Le droit à l’autodétermination aurait pu conduire à une véritable union d’États socialistes libres et égaux. Les ressources libérées par la fin du gaspillage et de la surconsommation bureaucratiques auraient considérablement amélioré les conditions de vie des travailleurs.

    Mais les travailleurs n’étaient pas politiquement préparés. De plus, une couche croissante de la bureaucratie ourdissait ses propres plans. Les dirigeants du parti enviaient le style de vie occidental, très certainement la jeunesse privilégiée et les membres du KGB qui importaient chez eux la mode occidentale et écoutaient de la musique importée. Beaucoup de ces bureaucrates parasitaires, en voyant le système étouffer, espéraient que le capitalisme leur sauverait la peau.

    Ils préconisaient de plus en plus de réformes orientées vers le marché capitaliste. Pour restaurer ‘‘une société civilisée’’, selon eux, l’industrie devait passer aux mains du privé… les leurs de préférence ! La classe ouvrière s’est retrouvée sans alternative, ces idées ont donc pu gagner du terrain dans toute la société.

    La ‘‘perestroïka’’ de Gorbatchev visait à réduire le gaspillage et la mauvaise gestion de la bureaucratie sans pour autant qu’elle ne perde le pouvoir : les réformes d’en haut visaient à empêcher la révolution d’en bas. Cela a toutefois ouvert une brèche pour la restauration capitaliste en Union soviétique et en Europe de l’Est.

    Inspiration et déception

    Tous ceux qui ont participé à ces événements ont dû être impressionnés par la détermination et l’initiative de ceux qui se sont battus pour une société meilleure. Les travailleurs de Budapest qui n’ont eu besoin que de quelques jours pour organiser un système politique national basé sur des conseils ouvriers élus et un parlement ouvrier. Ceux qui ont changé les panneaux de signalisation pour confondre les chars soviétiques qui ont envahi la Tchécoslovaquie. Ces femmes polonaises qui ont organisé la résistance clandestine pendant l’état de siège. Ces ingénieux ouvriers berlinois qui n’avaient pas d’imprimante et ont transformé une vieille machine à laver. Ces Azerbaïdjanais du Haut-Kharabakh qui ont caché leurs voisins arméniens des pogroms inspirés par les staliniens. Ces mineurs sibériens qui se sont mis en grève et ont pris le contrôle de leurs villes. La liste est sans fin.

    Il est également frappant de constater la rapidité avec laquelle les événements se sont déroulés, souvent causés par des questions apparemment innocentes, que ce soit la construction d’une nouvelle mine de phosphate ou la manipulation des élections locales, la dévastation causée par un séisme ou le manque de savon dans les douches. Boris Popovkin, un mineur de Vorkuta (et plus tard membre du Comité pour une Internationale Ouvrière), a démontré la nécessité d’une action décisive en juillet 1989 lorsqu’il a convaincu ses collègues ouvriers, lors d’une réunion de masse, de rejeter la proposition de compromis du comité de grève. Il a averti que ‘‘les tactiques de compromis ne mènent jamais au succès’’. Le mouvement s’est développé à partir de là et, en deux ans, il a fait tomber la toute-puissante bureaucratie stalinienne.

    Au fur et à mesure que les événements se déroulent à un rythme rapide, la conscience fait de même. Mais comme le montrent les événements de 1989, il y a une lutte idéologique pour la direction politique du mouvement. Ce qui a commencé comme un mouvement potentiellement révolutionnaire contre le stalinisme en Europe de l’Est a finalement conduit au transfert du pouvoir aux contre-révolutionnaires. Si les travailleurs ne veulent pas que les forces de classe hostiles l’emportent, ils doivent créer leur propre alternative politique : un parti avec un programme socialiste. Le travail de construction d’une telle alternative ne peut être reporté jusqu’au début du mouvement. Nous devons nous y atteler dès maintenant.

    Les événements de 1989 ont illustré la force de la classe ouvrière organisée. Il nous incombe maintenant de veiller à ce que la prochaine fois, nous soyons prêts à canaliser cette énergie pour créer une société socialiste véritablement démocratique et internationaliste.

     

     

     

  • [INTERVIEW] L’occupation historique du chantier naval Harland & Wolff à Belfast

    Une lutte historique qui a sauvé des emplois

    Pendant neuf semaines, les travailleurs du chantier naval de Harland & Wolff à Belfast, un chantier historique d’où est sorti le Titanic, ont occupé leur site. Le chantier avait été placé sous administration judiciaire le 6 août, ce qui faisait planer la perte potentielle de 120 emplois dès lors que la maison mère en difficulté, Norwegian Dolphin Drilling, n’était pas parvenue à trouver un repreneur. Les travailleurs – membres des syndicats Unite et GMB – ont exigé que le gouvernement nationalise le chantier pour garantir son avenir. Les travailleurs, les jeunes et les syndicalistes se sont montrés solidaires de cette lutte importante afin de défendre cet emblème et de créer des emplois pour les générations à venir. Cette lutte a sauvé le chantier naval. Un nouveau repreneur a été trouvé..

    L’entretien ci-dessous a été réalisé avec Susan Fitzgerald, coordinatrice régionale d’Unite et membre du Socialist Party (section irlandaise du Comité pour une Internationale Ouvrière).

    L’occupation du chantier naval Harland & Wolff était vraiment historique. Peux-tu nous expliquer comment le conflit a éclaté ?

    Des semaines avant l’éclatement du conflit, un repreneur était l’objet exclusif de l’attention de l’administration du chantier. Cet acheteur avait promis de reprendre les actifs et la main-d’œuvre de Harland & Wolff. Mais, à la dernière minute, il a considérablement réduit son offre et, surtout, a refusé de reprendre la main-d’œuvre. À ce moment-là, la direction s’est pris la tête entre les mains et a laissé aux syndicats le soin d’élaborer un plan de sauvetage du chantier naval, de le présenter aux travailleurs et d’en plus en discuter avec le gouvernement, les responsables politiques et l’administrateur.

    Pendant que ces pourparlers se poursuivaient, nous avons organisé des réunions régulières à la cantine avec tous les travailleurs. En plus de les tenir au courant de ce qui se passait, nous avons soutenu qu’il leur fallait passer à l’action pour imprimer leur empreinte sur les événements. Nous avons fait référence aux leçons des occupations ouvrières de l’usine de Ford/Visteon à Belfast et de Waterford Crystal, il y a dix ans. Nous avons également parlé d’autres occupations, y compris celles dirigées par des socialistes comme Jimmy Reid, le syndicaliste écossais qui avait organisé la lutte contre les licenciements au chantier naval de la Clyde, en Écosse, dans les années 1970.

    Nous avons souligné ce qui était nécessaire pour sauver le chantier naval : sa renationalisation. Les travailleurs savaient que le chantier naval avait été nationalisé de 1977 à 1989. Les arguments en faveur de la nationalisation n’étaient pas ‘‘idéologiques’’, mais découlaient du fait qu’il n’y avait pas de solution facile de la part du secteur privé. Pourtant, nous disposions des moyens nécessaires à la production d’énergie verte, un domaine dans lequel le chantier naval s’était engagé au cours des 10 à 15 dernières années.

    Pendant que les pourparlers se poursuivaient, dans les coulisses, des plans étaient en cours d’élaboration pour occuper le chantier si nécessaire. Un ‘‘Cobra Committee’’ a été créé sur le lieu de travail, sur le modèle des comités d’urgence du gouvernement britannique (un Cabinet Office Briefing Rooms, ou COBRA, est un dispositif de coordination des secours mis en place par le gouvernement du Royaume-Uni en cas de catastrophe ou d’attaque, NdT). Le 29 juillet, il était devenu clair qu’aucun plan de sauvetage de dernière minute n’arriverait et qu’il fallait que les travailleurs déclarent qu’ils reprenaient le chantier naval. Parallèlement, un développement similaire prenait place à Ferguson Marine, à Glasgow, le gouvernement écossais annonçant qu’il nationaliserait le chantier naval. Cela a renforcé les arguments en faveur de la nationalisation : si c’était possible en Écosse, pourquoi pas ici ?

    C’est ainsi que la principale banderole suspendue à la célèbre grue Samson proclamait ‘‘Sauvons notre chantier naval : renationalisation immédiate !’’

    Les travailleurs ont reçu un soutien impressionnant. Comment cette solidarité s’est-elle manifestée ?

    Une fois cette banderole érigée et l’occupation commencée, la solidarité est venue de la part de tous les types de travailleurs auxquels vous pouvez penser. Les travailleurs de Bombardier, basés à côté du chantier naval, ont été parmi les premiers à s’impliquer. Dès le début de l’occupation, ils avaient leur propre banderole proclamant ‘‘Les travailleurs de Bombardier sont solidaires des travailleurs de Harland & Wolff’’. Dans une scène qui rappelait le passé, alors qu’ils manifestaient ensemble pour de meilleurs salaires, les travailleurs de Bombardier se sont rendus sur la route de l’aéroport et ont été accueillis par des applaudissements et des vivats. C’était vraiment émouvant.

    De nombreux travailleurs intérimaires qui étaient passés par le chantier naval sont revenus et se sont présentés quotidiennement à l’occupation pour offrir leur soutien en considérant ce combat pour ce qu’il était vraiment : une lutte pour des emplois décents qui les concernait donc au premier chef. Lorsque le chantier naval Ferguson Marine a été nationalisé, les travailleurs y ont déclaré que Harland & Wolff était le prochain sur la liste. Ils ont eux aussi confectionné leur banderole de solidarité et ont envoyé un de leurs responsables syndicaux à Belfast pour qu’il transmette leurs salutations solidaires.

    Avant que l’occupation ne commence, c’étaient les fonctionnaires qui étaient en grève. Ils se faisaient photographier en tenant des pancartes de solidarité avec le chantier naval. Des gens de toute l’Irlande du Nord se sont montrés présents : des footballeurs, des musiciens, des comédiens, des écrivains, des musiciens traditionnels, etc. Lorsque le Congrès irlandais des syndicats (Irish Congress of Trade Unions) a organisé un rassemblement, chaque syndicat a laissé son drapeau à l’occupation pour clairement signifier qu’il s’agissait d’une lutte au bénéfice de l’ensemble du mouvement et pour démontrer son unité.

    La solidarité est venue de toute l’île d’Irlande, des travailleurs du Sud sont venus visiter l’occupation. Des travailleurs d’Unite – Construction et d’Unite – Energie sont venus visiter l’occupation en apportant avec eux des milliers d’euros pour le fonds d’aide aux plus démunis. Les travailleurs de Waterford Crystal se sont déplacés pour partager leur expérience de lutte et ils sont revenus encore avec un soutien financier fantastique.

    Les travailleurs ont reçu de la solidarité, mais ils étaient prêts à en rendre. Pendant la semaine de la Belfast Pride, les travailleurs ont hissé deux drapeaux arc-en-ciel à la porte du chantier. Ils y flottent encore aujourd’hui. Lors de diverses manifestations de la Pride, des drapeaux et des t-shirts ‘‘Sauvons notre chantier naval’’ étaient portés en soutien à l’occupation. Beaucoup de gens brandissaient également les pancartes du Socialist Party qui proclamaient ‘‘La Pride signifie solidarité’’ ou ‘‘Soutenez les ouvriers du chantier naval’’. Le 20 septembre, journée de la 3e grève mondiale pour le climat, les travailleurs ont décoré le site avec des affiches en soutien aux grèves pour le climat, ont porté des t-shirts qui y faisaient référence et ont aidé à porter des banderoles syndicales lors de la manifestation.

    De même, lorsque Boris Johnson est venu à Stormont, les ouvriers du chantier naval ont été les premiers à manifester. Évidemment, d’autres personnes se sont jointes à eux et y ont expliqué leur cause, y compris des militants de la langue traditionnelle irlandaise. Les travailleurs du chantier naval ont discuté avec eux de la manière de dire ‘‘Sauvons notre chantier naval’’ en irlandais. Nous l’avons ensuite chanté ensemble. Ce geste a été posé par les travailleurs du chantier naval, sous la direction de Joe Passmore, représentant d’Unite, pour tendre la main à toutes les communautés d’Irlande du Nord et leur témoigner du respect, ce qui illustre le potentiel qui existe lorsque les travailleurs luttent ensemble sur base du respect mutuel et de la solidarité.

    Sur ce point, les médias et d’autres ont tenté d’injecter le poison du sectarisme dans le conflit. Comment y avez-vous fait face ?

    Les travailleurs étaient très en colère lorsque la BBC a montré de vieilles images d’un travailleur catholique d’il y a 40 ans en train d’être interviewé au sujet des intimidations sectaires sur son lieu de travail ; non pas parce que quiconque devrait se livrer à une révision du passé, mais parce que c’était une description grossière du chantier naval, particulièrement dans sa forme actuelle. Cela a été considéré comme une insulte dans le contexte d’une lutte unitaire pour la défense de l’emploi.

    C’était aussi une présentation unilatérale de ce qui s’est passé dans les chantiers navals. J’ai mis au défi le rédacteur économique de la BBC de couvrir l’histoire du délégué syndical principal Sandy Scott qui, il y a cinquante ans, lorsque les Troubles ont commencé, a organisé une réunion de masse des travailleurs parce que les travailleurs catholiques n’étaient pas venus travailler par crainte d’attaques provoquées par les protestants. Lors de la réunion, les travailleurs des chantiers navals ont adopté à l’unanimité une motion organisant une grève symbolique contre le sectarisme et les délégués syndicaux ont ensuite visité les maisons des travailleurs catholiques des chantiers navals en leur demandant de revenir, avec succès. Au même moment, Ian Paisley n’a pu mobiliser que 180 personnes sur un effectif de 8.000 personnes pour soutenir ses manifestations. Il y a eu beaucoup de discussions au chantier pour savoir pourquoi nous n’entendons jamais ces histoires. Jusqu’à présent, il ne semble pas que la BBC ait suivi notre suggestion, mais nous avons pris contact avec Sandy Scott pour lui parler de l’occupation et louer son rôle.

    Comme cela a déjà été précisé, les travailleurs exigeaient la nationalisation du chantier naval. En tant que marxiste, qu’entends-tu par ce terme de nationalisation ?

    La revendication de la nationalisation du chantier naval par le gouvernement est tout à fait sensée, en particulier dans le contexte de la nécessité de faire face à la crise environnementale et de créer des emplois verts.

    Personne ne comprend mieux que les travailleurs ce qu’il faut pour diriger le chantier naval, ou ce qu’il faut pour répondre à ses besoins. Personne n’a investi plus que les travailleurs eux-mêmes dans le chantier naval et personne n’a fait preuve d’une plus grande volonté de se battre pour lui que les travailleurs eux-mêmes. Donc, à mon avis, il est tout à fait logique que non seulement le chantier naval soit pris en charge par l’État, mais qu’il soit confié à de véritables experts – les travailleurs – pour qu’ils le dirigent. En d’autres termes, qu’il devrait y avoir un contrôle et une gestion du chantier naval par les travailleurs. Cela signifierait que les travailleurs pourraient prendre des décisions, non pas en tenant compte simplement du profit, mais en tenant compte de ce qui est socialement utile et dans l’intérêt de notre environnement – comme l’énergie verte.

    L’arrivée d’un nouveau repreneur représente une victoire importante, en ce sens qu’elle assure les chantiers navals et les emplois qualifiés pour le moment. Cela n’a été possible que grâce à la lutte, qui a permis que les travailleurs soient sous licenciement temporaire et non tout simplement licenciés et qui a assuré que le thème de la sauvegarde du chantier naval soit constamment rappelé à l’ordre du jour. Néanmoins, la nationalisation aurait été et reste le meilleur moyen d’assurer la sécurité à long terme du chantier naval et de veiller à ce que les compétences des travailleurs soient utilisées au mieux pour la société dans son ensemble. Cela n’a jamais été sérieusement envisagé, ce qui en dit long sur la politique des principaux partis locaux et des conservateurs.

    J’étais loin d’être la seule socialiste sur ce chantier naval et l’une des choses que l’on voyait vraiment, c’était la capacité des travailleurs à tirer rapidement des leçons profondes de la lutte dans laquelle ils étaient engagés. En même temps, nous avions là une main-d’œuvre aux opinions politiques et religieuses très différentes, y compris avec des convictions très fortes. Pourtant, les travailleurs se sont montrés capables de discuter de ces questions d’une manière respectueuse.

    Un point de vue qui est devenu plus clair, cependant, est que ni les politiciens unionistes ni les politiciens nationalistes ne représentent les intérêts de la classe ouvrière. Je pense qu’il a été compris que, lorsque vous êtes dans une bataille comme celle-ci, les seules personnes sur lesquelles vous pouvez vraiment compter sont les autres travailleurs et vos propres organisations. En tant que socialiste, je pense qu’il est plus que jamais nécessaire que le mouvement ouvrier mette son propre programme sur la table et examine comment il peut défier les principaux partis d’une manière qui puisse unir les travailleurs.

    D’importants mouvements de jeunes se développent, y compris des grèves scolaires contre le changement climatique. En quoi cette lutte ouvrière est-elle pertinente pour ces mouvements ?

    Personne ne comprend aussi bien que les travailleurs de Harland & Wolff le rôle que le chantier naval peut jouer dans la création d’énergie verte. Au cours des 10 à 15 dernières années, ces travailleurs ont participé à la fabrication de prototypes et à la construction de l’infrastructure physique nécessaire aux éoliennes en mer. En tant que syndicat, nous nous battons depuis des années pour que Harland & Wolff devienne un spécialiste de l’énergie verte. Avant la récente crise, les représentants et moi-même avons pris l’initiative de rechercher et d’identifier les travaux possibles dans ce secteur. Nous avons utilisé la position du Socialist Party au Dáil (le parlement de la République irlandaise) pour poser des questions sur les projets à venir qui pourraient apporter du travail. Nous avons aussi voulu pousser les dirigeants d’Unite à faire de même au Parlement de Westminster, à Londres. Mais, rétrospectivement, il est clair que la direction n’avait aucun intérêt réel et qu’elle avait abandonné.

    Les écologistes connaîtront InfaStrata, la société qui a repris le chantier naval, pour son rôle dans le forage exploratoire de pétrole à Woodburn Forest près de Carrickfergus et le projet controversé de stockage de gaz à Islandmagee. Des membres du Socialist Party et de nombreux militants syndicaux ont participé à ces campagnes. Il ne fait aucun doute que de nombreux travailleurs voudront que leurs compétences soient mises à profit pour faire face à la catastrophe environnementale et le syndicat continuera de faire campagne en faveur des emplois verts et d’une transition juste. Le problème central, cependant, est que vous ne pouvez pas contrôler ce que vous ne possédez pas. Laissé entre des mains privées, le chantier naval sera utilisé pour ce qui est le plus rentable, qu’il s’agisse d’énergie renouvelable ou de combustibles fossiles. La seule façon de garantir que le chantier naval soit utilisé de manière écologique, c’est de le placer sous propriété publique et sous contrôle démocratique des travailleurs.

    Les travailleurs, bien sûr, savent aussi qu’un grand nombre des jeunes qui leur ont rendu visite sur le site étaient de jeunes socialistes et des militants écologistes. Tous les travailleurs ont vu dans la lutte qu’ils menaient non seulement la défense de leur emploi, mais aussi la lutte pour l’avenir des jeunes. Sauver le chantier naval donne l’occasion de transmettre les compétences qui existent dans le chantier naval à une génération plus jeune en faisant venir des apprentis, ce qui est essentiel si nous voulons utiliser le chantier naval pour créer des emplois verts.

    Assistons-nous à une reprise des luttes ouvrières en Irlande du Nord ? Il y a eu la grève des fonctionnaires, mais aussi celle des facteurs et celle des infirmières. D’autre part, 1.200 emplois sont menacés chez Wrightbus. Quelles leçons pensez-vous que les travailleurs peuvent tirer de ce conflit ?

    Avant ce conflit, le chantier naval et l’idée de la construction navale à Belfast étaient considérés comme une relique du passé. Ce sont les travailleurs eux-mêmes qui avaient confiance en l’avenir de l’industrie et qui pouvaient voir comment leurs compétences pouvaient être mises à profit.

    L’occupation a démontré la capacité des travailleurs à s’organiser et à relever le défi. Chaque jour de l’occupation, j’ai été témoin de l’ingéniosité et d’une grande capacité à régler des problèmes, petits ou grands. Ces travailleurs sont devenus des guerriers de classe pour répondre aux besoins de la lutte – organiser les finances, gérer les rotations, développer des structures et, surtout, développer un plan d’action pour gagner. Ils ont montré qu’ils peuvent défendre leur cause de façon réfléchie, tant vis-à-vis des médias que dans les réunions, tout en prenant soin les uns des autres pendant ces longues semaines. C’est impressionnant de voir comment la pensée des travailleurs était aiguisée, aux réunions ou dans des discussions privées, et avait développé une capacité à percer à jour les manœuvres des capitalistes.

    L’autre leçon dont nous avons parlé tout à l’heure, c’est que lorsqu’un groupe de travailleurs prend position, des milliers de travailleurs de tous horizons font preuve de solidarité. Nous avons été particulièrement surpris par la solidarité des syndicalistes et des travailleurs d’Afrique du Sud qui ont appris le conflit par l’intermédiaire de l’organisation sœur du Socialist Party, le Workers and Socialist Party. L’idée que ces travailleurs durement éprouvés ont été inspirés et ont agi en solidarité avec les travailleurs de Belfast était tout simplement incroyable et faisait l’objet de nombreuses conversations.

    Wrightbus est une autre illustration graphique du mépris total du système capitaliste pour les travailleurs, de sa volonté de jeter à la casse des travailleurs qualifiés qui ont donné des années de leur vie à une entreprise. La leçon de Harland & Wolff est que la lutte et la solidarité de classe sont essentielles à la défense de l’emploi. Au moment où nous parlons, les travailleurs du chantier louent des autobus pour se joindre aux travailleurs de Wrightbus à Ballymena dans un rassemblement pour sauver leur emploi.

    Comme avait l’habitude de dire le dirigeant syndical Bob Crow : ‘‘Si vous vous battez, vous pouvez gagner, sinon, vous avez déjà perdu’’. Il n’y a aucune garantie de victoire, mais la lutte de ces travailleurs a été essentielle pour garantir leurs emplois et l’avenir du chantier. La dernière chose que je voudrais dire, c’est que la lutte de ces travailleurs montre qu’une alternative socialiste aux échecs du capitalisme est possible et que l’agent clé pour y parvenir est la classe ouvrière.

  • 25 novembre : Pour une lutte féministe socialiste contre la violence basée sur le genre !


    “Nous ne sommes pas silencieux. Nous n’avons pas peur. Nous n’obéissons pas.” – Istanbul, Turquie – chants de protestation contre la violence de genre entendu lors de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes en 2019, au mépris de l’interdiction de manifester imposée par l’État et de l’utilisation des gaz lacrymogènes par la police.

    “Ma vie n’est pas votre porno” – Séoul, Corée du Sud, slogan principal d’une manifestation de 70.000 personnes contre les ‘caméras espion’ dans les toilettes publiques, octobre 2018.

    “La violence sexiste nous tue, tout comme la politique de l’Etat” – pancarte vue lors d’une manifestation à Buenos Aires, en Argentine, contre les féminicides et pour le droit à l’avortement, juin 2019.

    “Mon corps n’est pas ta scène de crime” – pancarte vue au Cap, en Afrique du Sud, lors d’une manifestation contre la violence de genre à la suite d’un pic de féminicides, septembre 2019.

    A l’approche du 25 novembre, la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, nous célébrons et nous montrons solidaires des innombrables luttes et mouvements sociaux qui ont éclaté dans le monde entier contre la violence sexiste sous toutes ses formes. #MeToo a levé le voile sur la prévalence de la violence sexiste et familiale, du harcèlement et des abus. L’ampleur de #MeToo a été bouleversante, elle a fait tomber de puissants hommes d’affaires et politiciens et a inspiré des survivantes de tous les milieux, des athlètes aux étudiantes des universités en passant par les travailleuses de secteurs aussi divers que l’agroalimentaire, l’hôtellerie, les usines, le divertissement et la technologie, pour parler haut et fort. #MeToo a mis l’accent sur la nature systémique de la violence sexiste et sur le fait que toutes les femmes ou presque, de même que les personnes qui ne se conforment pas aux normes sexuelles, subissent une forme de harcèlement sexuel et craignent d’être victimes de violence à un moment de leur vie. La bravoure des survivantes qui ont raconté leur histoire personnelle a fait entrer la question dans la sphère publique à une échelle sans précédent. Cela a marqué tous les pays du monde et a donné un énorme élan à la construction de la lutte collective contre la violence sexiste.

    La violence de genre enracinée dans le système capitaliste

    De plus, que ce soit vis-à-vis de Harvey Weinstein, de Jeffrey Epstein ou de Donald Trump, #MeToo a souligné aux yeux de millions de personnes le sentiment d’impunité concernant les abus et le harcèlement qu’éprouvent les individus riches et puissants de la classe dirigeante. Ces personnes incarnent la nécessité de lutter contre le système capitaliste lui-même quand nous nous soulevons contre la violence de genre sous toutes ses formes et où qu’elle se produise, y compris sous la forme la plus courante de violence, celle issue d’un partenaire ou d’un ancien partenaire.

    Les statistiques sont à elles seules une mise en accusation du système. Une femme sur trois dans le monde a été victime de violence physique et/ou sexuelle de la part de son partenaire ou non au cours de sa vie. Dans une étude récente réalisée aux Etats-Unis auprès de plus de 13.300 femmes âgées de 18 à 45 ans, environ une femme sur 16 a déclaré que sa première expérience sexuelle était un viol (JAMA Internal Medicine).

    Les idées machistes qui alimentent la violence faite aux femmes et aux enfants alimentent la violence faite à l’égard de la communauté LGBTQI+, et plus particulièrement la communauté transgenre et non conforme au genre. Il est impossible de mesurer les conséquences que représentent la violence et les mauvais traitements généralisés à l’égard des femmes et des familles au niveau financier, mental et physique pour les personnes survivantes. Pour ne citer qu’un exemple, une étude importante a démontré que les graves mauvais traitements subis durant l’enfance sont associés à un risque 79 % plus élevé de développer une endométriose à l’âge adulte, une condition gynécologique atrocement douloureuse. Une enquête menée par Women’s Aid auprès de survivantes britanniques de violence familiale et publiée en mars 2019 a révélé que plus de deux femmes sur cinq parmi elles étaient endettées et qu’un tiers avaient dû abandonner leur maison en raison de la violence subie.

    L’explosion des luttes contre la violence de genre et le harcèlement sous toutes ses formes est l’antidote le plus puissant à la violence, aux abus et au harcèlement qui sont l’antithèse de la solidarité de la classe ouvrière et de l’action collective nécessaires pour changer la société.

    S’organiser contre le harcèlement sexuel sur le lieu de travail

    Parmi les mouvements qui se sont développés au cours de ces dernières années, on trouve des travailleurs qui se sont organisés contre le harcèlement sexuel sur leur lieu de travail. Quatre-vingts pour cent des travailleurs du textile bangladais – parmi lesquels une grande majorité de femmes et de jeunes filles – ont été victimes de harcèlement sexuel sur leur lieu de travail ou en ont été directement victimes, et cette question a largement contribué à la campagne de syndicalisation des travailleurs du textile. Les travailleurs de Google ont mené des actions coordonnées dans plusieurs pays du monde entier le 1er novembre 2018 contre les indemnités de départ de cadres supérieurs accusés de harcèlement sexuel ainsi que contre les discriminations racistes au travail. Non seulement cette action a donné lieu à des concessions de la part de la direction, mais elle a fait partie intégrante des premiers pas vers la syndicalisation des travailleurs de cette société notoirement non syndiquée. En Afrique du Sud, en juin 2019, 200 mineurs à prédominance masculine ont mené une action de grève courageuse, notamment en refusant de manger, alors qu’ils occupaient une mine pendant plusieurs jours contre le harcèlement sexuel dont une de leurs collègues féminines avait été victime de la part d’un patron. Les grèves des travailleurs de l’hôtellerie appelées sous la bannière #MeToo ont brillamment concrétisé dans la lutte les témoignages individuels de #MeToo.

    L’introduction de la lutte contre la violence de genre sur le lieu de travail est particulièrement puissante. Entrer en lutte collective avec ses collègues de travail a, par le biais de la grève, le pouvoir économique d’exercer une pression massive sur les entreprises pour licencier les managers véreux ou pour introduire des mesures garantissant une tolérance zéro face au harcèlement sexuel au travail.

    D’autre part, la lutte elle-même sensibilise les travailleurs de tous les genres aux questions liées à la violence de genre, ce qui aiguise le sens de la solidarité face à la violence de genre sous toutes ses formes. C’est en soi un défi dynamique posé aux comportements et attitudes sexistes et misogynes. La revendication la plus élémentaire des travailleurs pour la dignité et la sécurité au travail – ainsi que pour des salaires et conditions de travail décents pour tous les travailleurs – signifie notamment de disposer d’un lieu de travail exempt de harcèlement sexuel.

    Notre réponse est la lutte de masse

    L’autre évolution majeure du mouvement féministe au cours de ces dernières années est le développement de la “grève féministe”. Dans sa forme la plus développée, elle a impliqué jusqu’à 7 millions de travailleurs dans l’Etat espagnol le 8 mars 2019 autour d’une série de revendications allant de l’égalité pour un salaire décent au retrait des mesures d’austérité et à la fin des violences de genre, sur le modèle de la forte grève générale qui avait réuni 5 millions de personnes lors de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes de l’année précédente.

    Le 14 juin 2019, en Suisse, un demi-million de personnes sont descendues dans la rue dans le cadre d’une “grève féministe” similaire, une action de grève générale. Cette grève a tout d’abord été appelée par les femmes des syndicats qui avaient fait adopter une résolution appelant à une grève le 14 juin 2019 lors du Congrès syndical suisse de juin 2018. Le fait que des syndicalistes de base et des jeunes femmes soutenant l’appel dans tout le pays soient passées à l’action pour donner corps à cet appel et s’assurer qu’il n’ait pas seulement eu lieu, mais qu’il provoque un tremblement de terre – la plus grande mobilisation de masse des travailleurs depuis des décennies – témoigne d’une radicalisation générale et d’une grande volonté de changement.

    Nous en avons également trouvé une expression dans le mouvement de décembre 2018 en Israël qui a uni de manière inspirante Juifs et Palestiniens dans une “grève des femmes” et dans des manifestations de dizaines de milliers de personnes contre les féminicides. En septembre 2019, un groupe de Palestiniennes a défié la répression brutale de l’Etat israélien et a organisé des manifestations contre les féminicides en Cisjordanie, à Gaza et en Israël.

    Les “grèves de femmes” ou les “grèves féministes”, ainsi que les occupations massives d’universités au Chili et de places en Argentine, qui ont caractérisé le mouvement de masse contre les fémicides en Amérique latine “Ni Una Menos” (pas une de moins), montrent que mouvement s’approprie les armes les plus puissantes du mouvement ouvrier, les grèves et les occupations. Ce développement est très inconfortable pour les féministes les plus radicalement pro-capitalistes et pro-establishment puisque ce sont les méthodes de lutte de la classe ouvrière qui sont employées et que cela inspire l’ensemble de la classe ouvrière à entrer en action de masse, plus particulièrement par le biais de la grève générale. En Argentine, Ni Una Menos a concentré l’attention du mouvement de masse contre les fémicides sur la violence étatique, à savoir l’interdiction de l’avortement. Ce mouvement de masse d’une inspiration phénoménale, dont la victoire sauverait la vie de femmes et de personnes enceintes et stimulerait considérablement la lutte pour la légalisation de l’avortement en Amérique latine.

    Tout comme c’est le cas avec le mouvement des jeunes pour le climat, ces luttes ne sont pas marquées par une conscience qui considérerait cette thématique comme isolée du reste. Il est juste et absolument nécessaire que le mouvement contre la violence de genre s’attaque à l’austérité dans les services publics ainsi qu’aux salaires de misère et lutte pour plus de logements sociaux, contre la gentrification de nos villes, contre la pauvreté des parents isolés et des retraités, contre le sexisme, le racisme et le caractère anti-travailleurs du système judiciaire ou encore pour la justice climatique. Au vu de l’impact de la violence de genre et du harcèlement sur la vie de la classe des travailleurs et des pauvres, tout cela ne représente qu’un seul et même combat.

    Pour lutter efficacement contre la violence sexiste, il faut rompre avec le féminisme des dirigeantes d’entreprises telles que Sheryl Sandberg et les féministes libérales de l’establishment politique et économique en général. Leurs intérêts de classe entrent inévitablement en conflit avec les revendications essentielles aux femmes pauvres et issues de la classe ouvrière à travers le monde.

    La récente vague de luttes féministes et de mouvements de masse ont déjà remporté d’importants succès. Il y a eu les victoires remportées contre les lois autorisant l’auteur d’un viol à épouser sa victime pour échapper à la prison en Jordanie, au Liban, en Tunisie et en Malaisie. Il y a eu la victoire remportée contre le traitement sexiste de l’affaire de “La manada” (“La meute”) dans l’État espagnol. Il y a eu le mouvement de masse en Irlande contre l’interdiction constitutionnelle de l’avortement, une lutte qui a duré des décennies et qui a remporté le droit à l’avortement gratuit par le biais des services de santé et dans laquelle les féministes socialistes du Comité pour une Internationale Ouvrière (Majorité) ont joué un rôle central.

    La menace de l’extrême droite

    Cependant, de Trump à Bolsonaro en passant par Viktor Orban, l’essor de la droite populiste et de l’extrême droite démontrent que le système capitaliste ne se contente pas de s’opposer à de nouvelles victoires, il menace également des droits acquis il y a des décennies lors des précédentes vagues de lutte des féministes et ouvrières. C’est ce qu’illustre de façon la manière dont est constamment menacé l’arrêt Roe vs Wade qui a légalisé l’avortement aux États-Unis en 1973, une des plus grandes victoires du féminisme de la deuxième vague.

    L’atmosphère créée par la campagne électorale et la victoire de Bolsonaro au Brésil a accru la violence subie par les personnes noires, les femmes et les LGBTQI+, tout particulièrement celles issues d’un milieu ouvrier ou pauvre. Bolsonaro a un jour déclaré à une députée : “Je ne vais pas te violer parce que tu es très laide”. Il entretient des liens avec des groupes fascistes et exprime sans aucune honte sa misogynie et son racisme. Le nombre de fléminicides au Brésil a augmenté de plus de 4 % pour atteindre 1.206 cas en 2018. Les incidents de violence sexuelle signalés cette année-là ont augmenté de 4,1 %, plus de la moitié des victimes étant des enfants de moins de 13 ans. Les chiffres montrent également qu’une femme a été victime de violence domestique toutes les deux au Brésil en 2018. Dans un tel contexte de crise sociale, qui s’est d’ailleurs aggravé depuis son arrivée au pouvoir en janvier 2019, il n’est pas surprenant de constater que les femmes – en particulier les jeunes, les retraitées, les travailleuses, les noires, les indigènes et les pauvres – aient été à l’avant-garde de la lutte contre Bolsonaro. Le soutien ouvert de Bolsonaro à la cupidité des entreprises, quel qu’en soit le coût, est incarné par la privatisation et la destruction de l’Amazonie, l’exemple le plus frappant de la manière dont les profits de l’élite capitaliste brûlent la planète.

    La seule manière capable de défier et de vaincre avec certitude la menace de la droite est une lutte reposant la classe ouvrière contre le status quo capitaliste responsable du mécontentement et de l’aliénation liés au développement de la droite. Une nouvelle récession mondiale est imminente. L’élite politique et économique capitaliste tentera de l’utiliser pour aggraver encore la précarité des travailleurs et des jeunes. Il en ira de même avec les inégalités de classe extrêmes qui caractérisent le capitalisme aujourd’hui. Il est urgent de rassembler la classe des travailleurs et les opprimés en lutte. Un tel mouvement peut défendre une alternative socialiste à la crise capitaliste.

    Mettre le capitalisme sur le banc des accusés

    L’oppression des femmes et des LGBTQI+, et donc son expression la plus flagrante qui est la violence sexiste, fait partie intégrante du système capitaliste. Historiquement, le capitalisme a favorisé dès le début l’idéologie rétrograde de la famille patriarcale comme outil de son ascension. Aujourd’hui, selon une étude d’Oxfam, le travail non rémunéré effectué par les femmes à travers le monde s’élève à la somme astronomique de 10.000 milliards de dollars par an, soit 43 fois le chiffre d’affaires annuel d’Apple. Cela illustre à quel point l’oppression des femmes est dans l’ADN du système. Ce travail non rémunéré est un outil vital pour le capitalisme pour le maintien et le renouvellement de sa force de travail dont le travail crée le profit des classes capitalistes. Les sociétés qui reposent sur l’oppression des femmes et la perpétuent cherchent de par leur nature à contrôler la sexualité des femmes, par exemple par le biais de la structure familiale patriarcale. Les violences de genre et sexuelles font partie de la coercition dans cette structure, ainsi que, par exemple, la limitation par l’État de l’accès aux droits reproductifs. Différentes formes de violence de genre sont liées entre elles, depuis le harcèlement sexuel jusqu’au viol lui-même, avec pour base commune l’objectivisation du corps des femmes.

    La lutte pour une société socialiste est un aspect vital de ma lutte pour la libération des femmes et des personnes LGBTQI+, une société où la structure familiale patriarcale deviendrait réellement une chose du passé, une société où serait appliquée la réduction collective du temps de travail et où le logement, les soins aux enfants, les soins aux personnes âgées et les emplois seraient publics, de qualité et accessibles à tous.

    Sous le capitalisme, comme l’a expliqué Marx, tout devient une marchandise. Le corps des femmes devient une marchandise par le système du profit. Des industries qui rapportent des milliards comme la pornographie et l’industrie du sexe reflètent, perpétuent et profitent de l’inégalité entre les genres, et sont donc des ennemis de la véritable libération sexuelle et de la liberté. La réaction des Etats capitalistes face à ces industries est souvent de réprimer la majorité des femmes et des personnes non conformes au genre, souvent des migrants et des personnes de couleur, qui travaillent dans ces industries plutôt que de défier les capitalistes qui en tirent du profit. En outre, ceux qui sont brutalement victimes de trafic dans ces industries subissent la répression de l’Etat capitaliste. Cela a été très médiatisé aux Etats-Unis avec le cas de Cyntoia Brown, une jeune fille de 16 ans qui a passé une dizaine d’années en prison après été sous le contrôle brutal d’un proxénète et avoir tué un “client” violent. Une vaste campagne lui a évité de passer encore quatre décennies supplémentaires derrière les barreaux.

    La nature même de l’Etat capitaliste et du système repose sur la violence. Comment mettre fin à la violence interpersonnelle dans un monde où les armées capitalistes et impérialistes sont employées par la classe dirigeante pour réprimer et faire la guerre ?

    Aujourd’hui, nous assistons à l’invasion brutale du nord de la Syrie par les forces turques dans le but d’écraser la zone autonome kurde du Rojava. Le régime dictatorial d’Erdogan cherche à détruire toute forme d’autonomie gouvernementale kurde dans la région. Cela se passe avec le soutien total du régime de Trump. Une fois de plus, l’impérialisme américain, et l’impérialisme en général, se sont révélés être de faux amis du peuple kurde opprimé. Le courage des combattants des factions armées majoritairement kurdes des YPG (Unités de protection du peuple) et YPJ (Unités de protection des femmes) basées au Rojava dans la lutte contre l’Etat islamique a constitué une source d’inspiration pour beaucoup de gens dans le monde en 2014-2015. La brutale violence d’État à leur encontre est emblématique de la nature violente du capitalisme et de l’impérialisme. Nous savons de plus que les réfugiés créés par la guerre sont parmi les êtres humains les plus vulnérables à la violence sexuelle.

    Violence et sexisme dans l’Etat capitaliste

    Hong Kong est l’une des villes les plus néolibérales du monde. Un mouvement social de masse pour la démocratie s’y développe, imprégné d’une forte opposition aux conditions de travail et de logement précaires, et fait l’objet d’une répression violente de la part de l’Etat. Des tirs à balles réelles ont eu lieu contre des adolescents qui manifestaient. Des tactiques similaires sont utilisées contre les masses en Catalogne. La violence d’Etat capitaliste est utilisée pour protéger le statu quo.

    Étant donné cet aspect de l’État capitaliste – ainsi que le lien inextricable entre capitalisme, impérialisme et guerre – l’existence d’attitudes machistes et racistes au sein de la police et des forces armées est utile et nécessaire au système. Cette réalité est reflétée par les statistiques. Aux États-Unis, des études ont indiqué qu’au moins 50 % des anciens combattants de sexe masculin ayant des problèmes de santé mentale liés au combat commettent des actes de violence conjugale et familiale, et qu’au moins 40 % des familles de policiers sont victimes de violence familiale, comparativement à 10 % de la population générale.

    En outre, la mise en cause systématique des victimes dans les procédures judiciaires (le victim-blaming) est une caractéristique des affaires judicaires de violence sexuelle dans le monde entier. En novembre 2018, Ruth Coppinger, députée du Socialist Party (section irlandaise du Comité pour une Internationale Ouvrière (Majorité)), a bénéficié d’une attention virale sur les réseaux sociaux et d’une audiance inédite dans les médias à l’échelle internationale (de la télévision nationale indienne au New York Times) en dénonçant le victim blaming. Elle avait alors tenu en main un string dans l’enceinte du parlement pour dire que “cela ne signifie pas un consentement” après que l’avocat d’un homme accusé d’avoir violé une adolescente avait parlé des sous-vêtements en dentelle de la victime adolescente au tribunal. Elle a utilisé cette plate-forme pour appeler à l’organisation de manifestations en Irlande contre le sexisme enraciné dans cet État et aussi pour défendre l’idée d’une grève mondiale le 8 mars à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes.

    Construire la lutte féministe socialiste internationale

    Jusqu’au 25 novembre, date à laquelle d’importantes manifestations contre la violence à l’égard des femmes auront lieu dans de nombreux pays du monde, nous publierons sur worldsocialist.net des articles d’un certain nombre de sections du Comité pour une Internationale Ouvrière (Majorité) sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes.

    Le jour-même, nos camarades du monde entier participeront aux nombreuses manifestations et actions contre la violence de genre. Ils feront tout particulièrement pression pour construire l’aile féministe socialiste du mouvement. Nous voulons rompre résolument avec tout courant féministe qui cherche à s’adapter aux intérêts de l’establishment capitaliste. Le féminisme socialiste est une lutte collective. Il s’agit de solidarité. De s’allier à la classe ouvrière, aux pauvres et aux opprimés du monde de tous les genres et de toutes les nationalités dans une lutte commune contre le capitalisme.

    Il est urgent d’intensifier le mouvement pour mettre fin à la violence de genre qui a déjà fait descendre des millions de personnes dans les rues du monde entier, y compris en Europe du Sud et en Amérique latine, par des grèves et des occupations de masse. Les féministes socialistes sont inextricablement liés à la construction d’un mouvement de masse de la classe des travailleurs et des opprimés pour une transformation socialiste de la société.

    A Hong Kong, la révolte de masse en faveur de la démocratie qui a éclaté s’est accompagnée de femmes organisant des manifestations #MeToo contre la violence d’Etat et sexiste. Au Liban, où la lutte contre la pauvreté a explosé dans les rues en octobre 2019, les manifestantes ont twitté sur Twitter qu’elles étaient des révolutionnaires et non des “babes” en réponse au traitement sexiste et objectivant qu’elles ont reçu dans les médias. Comme le proclame la chanson Bread and Roses sur la grève des ouvrières textiles à Lowell, aux États-Unis, en 1912 : ” le soulèvement des femmes signifie le soulèvement de nous tous “.

    Luttons contre la violence sexiste ! Luttons contre le système capitaliste qui engendre les inégalités et l’absence de démocratie ! Dans ce système, une poignée de milliardaires mènent la barque, profitent de l’oppression des femmes et cherchent à diviser la classe des travailleurs de toutes les manières possibles pour éviter de faire face à une riposte commune. Une alternative socialiste collectiviserait les richesses et les ressources-clés, des banques aux grandes entreprises, pour les placer démocratiquement aux mains de la classe des travailleurs afin de planifier l’économie en fonction des besoins des êtres humains et de la planète. Une telle société, fondée sur la solidarité, la coopération humaine et l’égalité, en finirait avec les racines de l’oppression et commencerait à construire un monde où nous pourrions véritablement nous assurer que plus aucune vie ne serait perdue ou brisée en raison de la violence sexiste.

    • Ni Una Menos –pas une de moins – plus aucune vie ne doit être perdue à cause de la violence de genre ; plus aucun dommage à la santé mentale ou physique ! Nous luttons pour mettre fin à la violence de genre, aux abus et au harcèlement sous toutes leurs formes et partout où ils se produisent : au travail, à la maison, dans les écoles et les universités, dans les institutions publiques, dans la rue, en ligne.
    • Construisons des manifestations de masse autour du 25 novembre contre la violence de genre, en tant qu’étape vers des manifestations de masse et des grèves de masse au niveau international le 8 mars 2020.
    • Saisissons la richesse de l’élite capitaliste pour financer une expansion massive des services publics ; la gratuité des soins de santé (y compris de bons soins de santé mental) ; la gratuité des services de garde d’enfants ; le développement de services spécialisés en matière de violence domestique et sexuelle disponibles localement pour toute personne qui en a besoin. Les soins de santé mentale devraient inclure l’accès local à des conseillers et thérapeutes dont les victimes ont besoin, ainsi que des évaluations et des traitements psychologiques spécialisés pour les auteurs de violences.
    • Un véritable contrôle des loyers et la construction de logements sociaux en masse : chacun a le droit à un logement sûr, abordable et paisible.
    • Pour une éducation sexuelle gratuite, de qualité, publique, laïque, progressiste, adaptée à l’âge, inclusive envers les personnes LGBTQI+, axée sur le consentement.
    • Les syndicats doivent mener une véritable lutte pour la syndicalisation, pour la fin du travail précaire, pour un salaire décent pour tous les travailleurs et contre le harcèlement sexuel sur le lieu de travail. Un tel mouvement pourrait prendre la tête de la lutte contre toutes les formes de sexisme, la misogynie, le racisme, l’homophobie et la transphobie pour construire une lutte unifiée de la classe des travailleurs.
    • Mettons fin au sexisme, aux discriminations et au victim-blaming dans la justice ! Tous les services de l’État et les services sociaux en contact avec les victimes et les auteurs d’actes de violence devraient être sensibilisés à la question de la violence sexiste et formés de manière à assurer que les plaignants et les victimes soient traités avec respect. Nous luttons pour un État gouverné démocratiquement par la classe ouvrière qui supprimerait les préjugés actuels en faveur des classes dirigeantes et éliminerait une fois pour toutes la présence du racisme, du sexisme et des discriminations dans l’État et le système judiciaire.
    • Mettons fin à la guerre et luttons pour la justice climatique ! Mettons fin aux politiques d’immigration racistes : pour le droit d’asile démocratique !
    • Pour la propriété publique démocratique des principaux leviers de l’économie, des principales richesses et ressources ; pour le contrôle et la propriété démocratiques des travailleurs ; pour une planification socialiste démocratique de l’économie afin de subvenir aux besoins des gens et de la planète, et non au profit.
    • Nous luttons pour le pain et nous luttons aussi pour les roses ! Pour une société socialiste où la structure familiale patriarcale appartiendrait véritablement au passé, pour un monde socialiste libéré des divisions de classe, de l’oppression, de la guerre et de la violence, où chacun aurait droit à un niveau de vie de bonne qualité et à la liberté de vivre sa vie !
  • “Chile despertó”! Le Chili se soulève en masse

    Tout commença il y a quelques semaines, alors que le président de droite Piñera déclarait dans la presse que le Chili était un oasis en Amérique latine et que le FMI vantait ses mérites. Des milliers de jeunes des écoles secondaires protestèrent massivement contre une augmentation du ticket de métro de 30 pesos (plus ou moins 5 centimes d’euro) en ‘‘envahissant’’ les stations et en ouvrant les portails.

    Par Pablo (Bruxelles)

    Dans un pays où la majorité des travailleurs gagne moins de 500€/mois et où le ticket de métro coûte 1 euro, une telle augmentation était déjà imbuvable. Les transports absorbent en moyenne 15 % du revenu des Chiliens. Les manifestants clament toutefois que cette révolte de masse ne porte pas seulement sur ces 30 pesos, mais surtout sur ces 30 dernières années de retour à la ‘‘démocratie’, 30 ans de fausses promesses de réformes sociales et démocratiques de la part de l’ensemble des partis traditionnels, de gauche comme de droite.

    La constitution issue de la dictature est par exemple toujours de vigueur. L’ensemble des services essentiels à la population sont privatisés (l’eau, les transports, l’enseignement, la santé, le système de pension, etc.) et le pourcent le plus riche de la population concentre un tiers des revenus entre ses mains. Face à la répression policière brutale contre les jeunes, des manifestations de masse ont petit à petit réuni étudiants, travailleurs précaires des villes et travailleurs au sens large dans la capitale, Santiago, et ensuite à travers l’ensemble du pays.

    Le Chili a connu de nombreuses luttes étudiantes et lycéennes depuis une dizaine d’année, notamment en 2006 et 2011 en faveur de l’éducation gratuite. Cela a forgé une conscience de combat parmi toute la jeunesse chilienne. Les vieilles générations qui avaient encore le souvenir des sévices de la dictature militaire envers les militants ont été enthousiasmées par les nouvelles générations et sont finalement revenues dans la lutte. Comme le dit un slogan désormais populaire dans le pays : ‘‘Nous n’avons plus peur’’.

    Dans un premier temps, des destructions et des pillages ont aussi été constaté. Dans la majorité des cas ils ciblaient les gros supermarchés, des banques, des stations de métros ou les péages autoroutiers. Petit à petit, quand les manifestations se firent plus grandes, les pillages devinrent marginaux. Ils étaient fermement condamnés par les manifestants qui y voyaient très souvent une provocation de la police et de l’armée pour retourner l’opinion à travers les médias dominant.

    Par ailleurs des barricades et des blocages furent organisés, notamment dans les villes régionales. Le vendredi 18 octobre, le principal syndicat des dockers chiliens, l’Union Portuaria de Chile, se mit en grève et appela à construire la grève générale. Le gouvernement de Sebastián Piñera, sentant qu’il perdait le contrôle de la situation, a annoncé le jour-même à minuit le gel de l’augmentation du prix du ticket de métro mais aussi l’état d’urgence constitutionnel dans la capitale. Cela permet de restreindre les droits démocratiques fondamentaux comme la liberté de réunion, ce qui n’était plus arrivé depuis le retour de la ‘‘démocratie’’. En outre, il a instauré un couvre-feu de 19h à 6h et a fait sortir l’armée dans la rue avec l’autorisation de procéder à des arrestations ou encore à utiliser les armes à feu pour réprimer la révolte.

    Selon les chiffres officiels 18 personnes sont mortes à ce jour. On dénombre plusieurs centaines de blessés et 2500 arrestations. On parle également de cas de tortures et de viols. L’utilisation des militaires et du couvre-feu contre les manifestants a énormément choqué. Le lien avec la période de la dictature a tout de suite été fait et cela a été un catalyseur pour la mobilisation sociale qui a gagné en puissance alors que le gouvernement s’est affaibli et a été gagné par l’incertitude.

    La force du mouvement ébranle le gouvernement

    Le syndicat des enseignants s’est mis en grève, la plus grande mine privée du monde également, les organisations indigènes mapuches ont rejoint le mouvement et une grève générale de 48h a été appelée par une trentaine d’organisations sociales et syndicales chiliennes pour les 23 et 24 octobre, notamment par l’organisation de lutte contre les pensions privées ou encore par la coordination féministe du 8 mars.

    L’ensemble des secteurs entrés en lutte ces dernières années se coordonne et les manifestations furent les plus grandes que le pays ait connues. La colère gronde jusque dans les quartiers plus aisés tandis que les chants du révolutionnaire Victor Jara, assassiné par la dictature, résonnent durant les nuits de couvre-feu. Sa chanson ‘‘El derecho de vivir en paz’’ est d’ailleurs devenue un des hymnes de ce mouvement en réponse au président qui déclara être en guerre.

    Face à une telle force, le gouvernement a été contraint de reculer et de demander pardon. Il a promis d’augmenter de 20% la pension de base, d’accorder un revenu mensuel minimum de 350.000 pesos, de réduire les prix des médicaments, de geler l’augmentation du prix de l’électricité ou encore de baisser le salaire des parlementaires. Parallèlement, il tente de construire une ‘‘unité nationale’’ avec les autres partis d’opposition. Mais pour les Chiliens, c’est trop peu, trop tard.

    Piñera est maintenant complètement discrédité et les premières revendications du mouvement sont sa démission ainsi que le retrait des militaires de la rue. Une revendication majeure du mouvement est également la création d’une assemblée constituante pour en finir avec la constitution néolibérale de Pinochet. Nous pensons que la convocation d’une assemblée constituante libre et souveraine est une revendication clé. D’autre part, la grève générale doit continuer, s’élargir et s’organiser. Des premières assemblées et coordinations sont en train de prendre place. Cela doit être la priorité actuelle dans toutes les écoles, lieux de travail et quartiers en lutte pour que le mouvement puisse se structurer démocratiquement depuis la base sans des bureaucrates syndicaux ou des arrivistes politiques.

    Un tel mouvement pourra faire chuter le gouvernement, balayer les politiques néolibérales et mettre en place une Assemblée Constituante des travailleurs et du peuple. Cela poserait les premiers jalons d’une reconstruction du Chili avec un gouvernement anticapitaliste et socialiste ! Cela serait vu comme un exemple en Amérique latine pour la constitution d’une fédération latino-américaine socialiste et démocratique.

  • La révolution chinoise a 70 ans

    Xi Jinping, l’homme fort quelque peu cabossé de la Chine, présidera une manifestation militaire grandiose pour marquer le 70e anniversaire de la Révolution chinoise ce 1er octobre 1949. A l’époque, le capitalisme et l’impérialisme ont été chassés du pays par l’armée paysanne de Mao Zedong. Mais le pouvoir politique est passé aux mains de son parti stalinien “communiste” (le PCC). Aujourd’hui, la dictature du PCC repose sur des bases de classe fondamentalement différentes de celles du régime et de l’Etat créés il y a 70 ans. La Chine est désormais une puissance impérialiste – la deuxième au monde – qui adopte un modèle capitaliste autoritaire et dirigé par un Etat.

    Vincent Kolo, de chinaworker.info, examine ce que la révolution et le régime de Mao représentaient réellement.

    • La lutte contre le PCC aujourd’hui : Participez à nos réunions ouvertes consacrées au mouvement de masse à Hong Kong ! Le 10 octobre à Bruxelles (plus d’infos) et le 15 octobre à Liège (plus d’infos).

    La Chine se classe aujourd’hui à la deuxième place concernant le nombre de milliardaires en dollars présents dans le pays. Il y en a actuellement 476, soit quasiment l’équivalant du double du nombre de l’année 2012, lorsque Xi Jinping est arrivé au pouvoir. L’augmentation est donc beaucoup plus marquée qu’aux États-Unis, où ce nombre est passé de 425 à 585 durant les années Obama et Trump sur la même période. En dépit du “miracle” économique tant attendu et des progrès réalisés dans la lutte contre la pauvreté, 577 millions de Chinois vivant dans les zones rurales avaient l’an dernier un revenu disponible moyen par habitant de 14.617 yuans (soit 2.052 dollars). Cela revient à 5,60 dollars par jour, soit un peu moins que les 5,50 dollars qui servent de seuil à la Banque mondiale pour mesurer la pauvreté dans les ‘‘pays à revenu moyen supérieur’’.

    Quand les commentateurs expliquent que Xi Jinping s’inspire du régime de Mao Zedong, ils font référence au renforcement du pouvoir autocratique et à la répression et non aux politiques économiques. Celles de Xi Jinping sont pro-riches et anti-travailleurs. Au lieu de vanter la révolution de 1949, les célébrations officielles de l’anniversaire de la Chine seront axées sur le nationalisme et des thèmes tels que le rôle mondial et la force militaire du pays, la menace croissante des “forces étrangères” (c’est-à-dire les États-Unis) et pourquoi la Chine serait désespérément perdue si la dictature du PCC ne contrôlait pas tout.

    Des changements révolutionnaires

    Le PCC n’est pas arrivé au pouvoir à la tête du mouvement ouvrier. Sa perspective et ses méthodes staliniennes l’avaient poussé à défendre initialement un programme relativement limité visant à l’instauration d’une “nouvelle démocratie” ayant conservé l’économie capitaliste. Mais, presque malgré lui, le PCC a été propulsé par l’une des vagues révolutionnaires les plus puissantes de l’histoire mondiale. C’est cette ferveur révolutionnaire des masses, dans le contexte international qui a émergé après la Seconde Guerre mondiale, qui a poussé le régime de Mao à introduire des changements qui ont profondément transformé la Chine.

    La Chine était connue depuis longtemps comme “l’homme malade de l’Asie”, un pays dévasté par la pauvreté, même selon les critères de l’Asie de l’époque. Avec son immense population (475 millions d’habitants en 1949), la Chine était depuis un siècle le plus grand “État en faillite” au monde. De 1911 à 1949, le pays fut déchiré par la rivalité des seigneurs de guerre. Le gouvernement central était corrompu et sans cesse intimidée par les puissances étrangères. La fin de l’humiliation des frais de douanes étrangers et de la présence des armées impérialistes sur le sol chinois n’était que l’un des nombreux avantages de la révolution. Le régime de Mao a également introduit l’une des réformes agraires les plus ambitieuses de l’histoire mondiale. Elle n’était pas aussi ambitieuse que celle qui a suivi la révolution russe mais elle a englobé une population rurale quatre fois plus importante.

    Cette révolution agraire, comme le souligne l’historien Maurice Meisner, “a détruit la noblesse chinoise en tant que classe sociale, éliminant ainsi finalement la classe dirigeante la plus ancienne de l’histoire mondiale, une classe qui avait longtemps constitué un obstacle majeur à la résurrection et à la modernisation de la Chine”. En 1950, le gouvernement de Mao a promulgué une loi sur le mariage interdisant les mariages arrangés, le concubinage et la bigamie tout en facilitant le divorce pour les deux sexes. C’était alors l’une des secousses gouvernementales les plus fortes jamais tentées dans le domaine des relations conjugales et familiales.

    Lorsque le PCC a pris le pouvoir, les quatre cinquièmes de la population étaient analphabètes. Ce pourcentage a été ramené à environ 35 % en 1976, lorsque Mao est décédé. Reflet de son retard écrasant, il n’y avait que 83 bibliothèques publiques dans toute la Chine avant 1949 et seulement 80.000 lits d’hôpital. En 1975, il y avait 1.250 bibliothèques et 1,6 million de lits d’hôpitaux.

    L’espérance de vie moyenne n’était que de 35 ans en 1949. Elle fut portée à 65 ans au cours de la même période. Les innovations en matière de santé publique et d’éducation, la réforme (c’est-à-dire la simplification) de l’alphabet écrit et, plus tard, le réseau des “médecins aux pieds nus ” qui couvrait la plupart des villages, ont transformé la situation des pauvres en milieu rural. Ces résultats furent obtenus alors que la Chine était beaucoup plus pauvre qu’aujourd’hui. Ce constat tranche fortement avec la crise actuelle des soins de santé et de l’éducation dans le pays, qui résulte directement de la commercialisation et de la privatisation de ces secteurs.

    L’abolition du féodalisme et du contrôle impérialiste sur le pays était une condition préalable cruciale pour lancer la Chine sur la voie du développement industriel moderne. Au début, le régime de Mao espérait s’allier avec certaines catégories de capitalistes. D’importantes sections de l’économie avaient donc été laissées aux mains du privé. Au milieu des années 1950, cependant, le régime avait été forcée d’aller jusqu’au bout en expropriant même les “capitalistes patriotes”. Leurs entreprises ont été incorporées dans un plan d’État calqué sur le système bureaucratique de planification qui prévalait en Union soviétique. En comparaison d’un régime de véritable démocratie ouvrière, le plan maoïste-stalinien était un instrument brutal. Mais il s’agissait tout de même d’un instrument incomparablement plus vital que le capitalisme chinois affaibli et corrompu.

    L’économie chinoise était particulièrement arriérée au début de ce processus. En raison de cela, l’industrialisation réalisée au cours de sa phase d’économie planifiée fut vraiment étonnante. De 1952 à 1978, la part de l’industrie dans le PIB est passée de 10% à 35% (selon les données de l’OCDE de 1999).

    C’est l’un des taux d’industrialisation les plus rapides jamais atteints, supérieur même à celui de Grande-Bretagne pour la période 1801-1841 ou celui du Japon en 1882-1927. Au cours de cette période, la Chine a créé à partir de rien ses industries aéronautique, nucléaire, marine, automobile et de machinerie lourde. Le PIB mesuré en parités de pouvoir d’achat a augmenté de 200 %, tandis que le revenu par habitant a augmenté de 80 %. Comme Meisner l’affirme : “C’est à l’époque de Mao que les bases essentielles de la révolution industrielle chinoise ont été jetées. Sans elles, les réformateurs de l’après-Mao n’auraient pas eu grand-chose à réformer”.

    Les deux grandes révolutions du siècle dernier, la révolution russe (1917) et la révolution chinoise (1949), ont contribué davantage à façonner le monde dans lequel nous vivons que tout autre événement de l’histoire humaine. Tous deux sont le résultat de l’incapacité totale du capitalisme et de l’impérialisme à résoudre les problèmes fondamentaux de l’humanité. Tous deux étaient également des mouvements de masse à une échelle épique, et non des coups d’État militaires comme le prétendent de nombreux politiciens et historiens capitalistes. Cela dit, des différences fondamentales et décisives existent entre ces révolutions.

    Le stalinisme

    Le système social établi par Mao était un système stalinien plutôt que socialiste. L’isolement de la Révolution russe après la défaite des mouvements révolutionnaires en Europe et ailleurs dans les années 1920 et 1930 a conduit à l’émergence d’une bureaucratie conservatrice personnifiée par Staline. Cette bureaucratie reposait sur l’économie d’Etat de laquelle elle retirait ses pouvoirs et privilèges. Tous les éléments de la démocratie ouvrière – la gestion et le contrôle par les représentants élus et l’abolition des privilèges – avaient été écrasés.

    Comme l’a expliqué Léon Trotsky, une économie planifiée a besoin du contrôle démocratique des travailleurs de la même manière qu’un corps humain a besoin d’oxygène. Sans cela, tout le potentiel d’une économie planifiée peut être gaspillé par un régime de dictature bureaucratique. En fin de compte, cela menace directement de destruction l’édifice entier de la société, comme cela a été démontré il y a trois décennies.

    C’est pourtant ce modèle stalinien que le PCC a adopté lorsqu’il a pris le pouvoir en 1949. On était fort loin du socialisme authentique, mais l’existence d’un système économique alternatif au capitalisme ainsi que les gains visibles que cela impliquait pour la masse de la population ont exercé un puissant effet de radicalisation sur la politique mondiale. La Chine et la Russie, en vertu de leurs économies étatiques, ont joué un rôle pour forcer le capitalisme et l’impérialisme à faire des concessions, en particulier en Europe et en Asie.

    La révolution chinoise a accru la pression sur les impérialistes européens pour qu’ils quittent leurs colonies de l’hémisphère sud. Elle a également poussé l’impérialisme américain à parrainer une industrialisation rapide du Japon, de Taïwan, de Hong Kong et de Corée du Sud afin d’utiliser ces États comme tampons par crainte de la propagation de la révolution. Comme Marx l’a expliqué, la réforme est souvent un sous-produit de la révolution. Ce fut le cas de la réforme agraire et de la destruction du féodalisme menée par les régimes militaires asiatiques dans la sphère de contrôle américaine dans les années 1950, ce qui est à l’origine de la croissance rapide du capitalisme asiatique à partir là.

    Différentes classes et différents programmes

    Alors que les révolutions russe et chinoise étaient dirigées par des partis communistes de masse, des différences fondamentales existaient entre eux en termes de programme, de méthodes et surtout de base de classe. C’est toute la différence entre le marxisme authentique et sa caricature stalinienne perverse.

    La Révolution russe de 1917 avait un caractère prolétarien, c’est-à-dire reposant sur la classe ouvrière. Ce facteur est d’importance décisive. Cela lui a donné l’indépendance politique et l’audace historique de se lancer sur une voie jamais explorée auparavant. Les dirigeants de cette révolution, surtout Lénine et Trotsky, étaient internationalistes et considéraient la révolution russe comme la porte ouverte vers une révolution socialiste mondiale.

    En revanche, la plupart des dirigeants du PCC étaient en réalité des nationalistes avec un mince vernis d’internationalisme. Cela provient de la base paysanne de la révolution chinoise. Lénine avait fait remarquer que la paysannerie est la moins internationale de toutes les classes. Ses conditions de vie dispersées et isolées lui confèrent une perspective paroissiale, qui la bloque même dans de nombreux cas pour disposer d’une perspective nationale. Le discours de Lénine proclamant la formation du gouvernement soviétique le 25 octobre 1917 se termina par ces mots : “Vive la révolution socialiste mondiale !” Le discours de Mao le 1er octobre 1949 ne mentionnait pas la classe ouvrière, mais soulignait que les Chinois s’étaient levés, faisant même référence aux “Chinois d’outre-mer et autres éléments patriotiques”.

    La Révolution chinoise était de caractère paysan ou petit bourgeois. En Chine, la prise du pouvoir a été opérée par l’Armée populaire de libération (APL) au lieu du mouvement ouvrier à l’aide de conseils ouvriers élus (les soviets) – les forces motrices de la révolution russe – et d’un parti ouvrier marxiste démocratique, celui des bolcheviks. En Chine, la classe ouvrière n’a joué aucun rôle indépendant et a même reçu l’ordre de ne pas entrer en grève ou de manifester mais d’attendre l’arrivée du l’APL dans les villes.

    La paysannerie est capable d’un grand héroïsme révolutionnaire, comme l’a démontré l’histoire de la lutte de l’Armée rouge/APL contre le Japon et le régime dictatorial de Chiang Kai-shek. Mais elle est incapable de jouer un rôle indépendant. Tout comme les villages s’inspirent des villes, politiquement, la paysannerie soutient l’une ou l’autre des classes urbaines : la classe ouvrière ou les capitalistes. En Chine, ce ne sont pas les villes qui ont mis les campagnes en mouvement. Le PCC est arrivé au pouvoir en s’attirant une masse de paysans et en occupant ensuite des villes largement passives et lasses de la guerre. La base de classe de cette révolution signifiait qu’elle pouvait imiter un modèle de société existant, mais pas en créer un neuf.

    L’orientation paysanne du PCC est née de la terrible défaite de la révolution de 1925-1927, causée par la théorie des étapes de l’Internationale communiste dirigée par Staline. Ce dernier soutenait que puisque la Chine n’était qu’au stade de la révolution bourgeoise, les communistes devaient être prêts à soutenir et à servir le Parti nationaliste bourgeois de Chiang Kai-shek (le Kuomintang). La jeune et impressionnante base ouvrière du PCC a été brutalement écrasée en raison de cette erreur.

    Mais alors qu’une importante minorité trotskyste s’est formée peu après cette défaite, en tirant la conclusion correcte que c’est à la classe ouvrière et non aux capitalistes de diriger la révolution chinoise, la majorité des dirigeants du PCC s’en sont tenus au concept stalinien de la révolution par étapes. Ironiquement, ces derniers ont toutefois rompu avec cette idée dans la pratique après avoir pris le pouvoir en 1949.

    C’est ainsi qu’à la fin des années 1920, le principal groupe de cadres du PCC, issus pour la plupart de l’intelligentsia, est parti vers les campagnes avec ces idées pseudo-marxistes erronées afin d’y mener une lutte de guérilla. Chen Duxiu, fondateur du PCC, puis partisan de Trotsky, a averti que le PCC risquait de dégénérer en “conscience paysanne”. Le jugement s’est avéré prophétique. En 1930, seulement 1,6 % des membres du parti étaient des travailleurs, comparativement à 58 % en 1927. Cette composition de classe est restée pratiquement inchangée jusqu’à l’arrivée au pouvoir du parti en 1949, conséquence automatique de l’accent mis par la direction sur la paysannerie et sur le rejet des centres urbains comme principal théâtre de la lutte.

    Parallèlement, le parti s’est bureaucratisé. Le débat interne et la démocratie y ont été remplacés par un régime autoritaire, par les purges et par le culte de la personnalité de Mao. Tout cela était copié de Staline. Un milieu paysan et une lutte essentiellement militaire sont beaucoup plus propices à l’émergence d’une bureaucratie qu’un parti plongé dans les luttes ouvrières de masse. Ainsi, alors que la Révolution russe a dégénéré dans des conditions historiques défavorables, la Révolution chinoise a été bureaucratiquement défigurée dès ses origines. Cela explique la nature contradictoire du maoïsme : des gains sociaux importants aux côtés d’une répression brutale et d’un régime dictatorial.

    La haine du Kuomintang

    Lorsque la guerre d’occupation japonaise a pris fin en 1945, l’impérialisme américain n’a pas pu imposer directement sa propre solution à la Chine. La pression était trop forte pour “ramener les troupes à la maison”. Par conséquent, les Etats-Unis n’avaient d’autre choix que de soutenir le régime corrompu et incroyablement incompétent de Chiang Kai-shek en lui fournissant de l’aide et des armes pour une valeur totale de six milliards de dollars.

    Quelques années plus tard, le président Truman a illustré la confiance de Washington envers le gouvernement du Kuomintang : “Ce sont des voleurs, chacun d’entre eux. Ils ont volé 750 millions de dollars sur les milliards que nous avons envoyés à Chiang. Ils ont volé cet argent, qui a été investi dans l’immobilier à Sao Paulo et ici même à New York”.

    Pour les masses, le régime nationaliste fut un désastre absolu. Dans les dernières années du régime du Kuomintang, plusieurs villes ont fait état de “personnes affamées, sans soins et mourantes dans la rue”. Des usines et des ateliers ont fermé leurs portes par manque d’approvisionnement ou parce que les travailleurs étaient trop affaiblis par la faim pour travailler. Les exécutions sommaires et la criminalité endémique des triades étaient la norme dans les grandes villes.

    Parallèlement à la réforme agraire introduite dans les zones libérées, le principal atout du PCC était la haine éprouvée envers le Kuomintang. Des soldats ont déserté en masse pour rejoindre l’Armée rouge/APL. A partir de l’automne 1948, les armées de Mao ont remporté des victoires écrasantes dans plusieurs grandes batailles. Dans toutes les villes du pays, les forces du Kuomintang se rendaient, désertaient ou organisaient des rébellions pour rejoindre l’APL. Le régime de Chiang s’est décomposé de l’intérieur. Le PCC a pu jouir de circonstances exceptionnellement favorables. Mais les mouvements de guérilla maoïste qui ont par la suite tenté de reproduire l’expérience en Malaisie, aux Philippines, au Pérou et au Népal n’ont pas eu cette chance.

    En appliquant une politique reposant véritablement sur le marxisme, le renversement du Kuomintang aurait très certainement pu s’opérer plus rapidement et moins douloureusement. De septembre 1945, à la suite de l’effondrement de l’armée japonaise, jusqu’à la fin de 1946, les travailleurs de toutes les grandes villes ont déclenché une magnifique vague de grève. A Shanghai, ce sont 200.000 personnes qui se sont mises en grève ! De leur côté, les étudiants se sont déversés dans les rue en masse dans tout le pays. Cela reflétait la radicalisation des couches moyennes de la société.

    Les étudiants revendiquaient la démocratie et s’opposaient à la conscription militaire pour se battre contre le PCC au côté du Kuomintang. Les travailleurs exigeaient des droits syndicaux et la fin du gel des salaires. Au lieu de donner une nouvelle impulsion à ce mouvement, le PCC l’a freiné. Il a poussé les masses à éviter les “extrêmes” dans leur lutte. A ce stade, Mao était encore gagné à la perspective d’un “front unique” avec la bourgeoisie “nationale”. Il ne fallait donc pas à ses yeux effrayer cette dernière en raison du militantisme de la classe ouvrière.

    Les étudiants n’ont été utilisés que comme monnaie d’échange par le PCC pour faire pression sur Chiang afin qu’il entame des pourparlers de paix. Le PCC a fait tout son possible pour que les luttes des étudiants restent séparées de celles des travailleurs. Les lois inévitables de la lutte de classe sont telles que cette limitation du mouvement a produit la défaite et la démoralisation. Beaucoup d’étudiants et d’activistes ouvriers ont été emportés par la vague de répression du Kuomintang qui a suivi. Certains ont été exécutés. Une occasion historique a été manquée, ce qui a prolongé la vie de la dictature de Chiang et a laissé les masses largement passives dans les villes pour le reste de la guerre civile.

    La théorie des étapes

    Conformément à la théorie stalinienne des étapes, Mao écrivait en 1940 : “La révolution chinoise dans sa phase actuelle n’est pas encore une révolution socialiste pour le renversement du capitalisme mais une révolution bourgeoise-démocratique, sa tâche centrale étant principalement de combattre l’impérialisme étranger et le féodalisme intérieur” (Mao Zedong, La Démocratie Nouvelle, janvier 1940).

    Afin de créer un bloc avec les capitalistes “progressistes” ou “patriotiques”, Mao a limité la réforme agraire (jusqu’à l’automne 1950, elle n’avait été menée que dans un tiers de la Chine). En outre, alors que les entreprises des “capitalistes bureaucratiques” – les copains et les fonctionnaires du Kuomintang – ont été immédiatement nationalisées, les capitalistes privés ont conservé leur contrôle et, en 1953, ils représentaient 37% du PIB.

    La guerre de Corée, qui a éclaté en juin 1950, a constitué une épreuve décisive. Cela a entraîné une escalade massive de la pression américaine, des sanctions économiques et même la menace d’une attaque nucléaire contre la Chine. La guerre et la situation mondiale fortement polarisée qui l’accompagnait (la “guerre froide” entre l’Union soviétique et les Etats-Unis) signifiait que le régime de Mao, pour rester au pouvoir, n’avait d’autre choix que de parachever la transformation sociale, d’accélérer la réforme agraire et d’étendre son contrôle sur l’économie tout entière.

    La révolution chinoise était donc une révolution paradoxale, inachevée, qui a livré un progrès social monumental mais créé parallèlement une dictature bureaucratique monstrueuse dont le pouvoir et les privilèges sapaient de plus en plus le potentiel de l’économie planifiée. A la mort de Mao, le régime était profondément divisé et en crise. Il craignait les bouleversements de masse qui pourraient le renverser.

    Aujourd’hui, en Chine, certains sont devenus des anticommunistes endurcis qui soutiennent le capitalisme mondial en croyant qu’il s’agit d’une alternative au régime actuel. D’autres se sont tournés vers l’héritage de Mao, qu’ils estiment avoir été complètement trahi par ses successeurs. Dans ce contexte de turbulences sociales et politiques croissantes, de véritables marxistes organisés au sein du Comité pour une Internationale Ouvrière en Chine, à Hong Kong et à Taïwan, font campagne à travers le site chinaworker.info et d’autres publications pour défendre que le socialisme démocratique mondial est la seule issue.

  • Les manifestants égyptiens brisent le mur de la peur

    Dans la soirée du vendredi 20 septembre, des manifestations généralisées ont éclaté en Égypte. Des centaines de personnes se sont rendues sur la place Tahrir au Caire, l’épicentre de la révolution de janvier 2011, et beaucoup d’autres ont défilé dans les rues d’autres parties du pays, notamment dans les villes portuaires d’Alexandrie et de Suez, ainsi que dans le centre ouvrier de Mahalla al-Kubra.

    Par Serge Jordan, CIO

    Faisant écho aux chants et aux slogans de la première vague de révoltes qui a secoué le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord il y a huit ans, les manifestants ont appelé au renvoi du président Abdel Fattah el-Sisi et à la chute de son régime militaire. Des portraits du dictateur ont ainsi été détruits. Cela s’est accompagné de la plus grande “manifestation électronique” de ces dernières années, des centaines de milliers de tweets appelant à la démission d’El-Sisi.

    Jusqu’à présent, ces manifestations ont été relativement modestes et il reste à voir si elles se transformeront en un mouvement plus vaste. Mais leur éruption même est impressionnante dans un pays sous la loi martiale ainsi qu’au vu des risques encourus par les participants. L’extension rapide des protestations à travers l’Egypte et l’audace des revendications des manifestants ont causé des dommages irréparables au prestige de la figure de proue du régime. C’est une étape décisive pour surmonter le “seuil de peur” imposé par des années de répression sauvage.

    Les cycles incessants d’atteintes aux conditions de vie de la population conjugués à la suppression systématique des libertés les plus élémentaires ont créé un volcan prêt à exploser à tout moment. Après avoir pris le pouvoir par un coup d’État militaire à l’été 2013, El-Sisi et ses acolytes ont installé l’une des dictatures les plus brutales du capitalisme moderne – avec la bénédiction politique des grandes puissances impérialistes qui lui fournissent une aide financière et lui vendent des armes en quantité. Certaines de ces armes occidentales sont actuellement utilisées par les forces de sécurité égyptiennes pour réprimer la vague de protestations.

    Mais comme Napoléon l’a dit : “On peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus.” Aucun régime ne peut survivre longtemps par la seule brutalité militaire. Le fait qu’il soit confronté à un défi renouvelé et ouvert dans les rues démontre que même la violence la plus féroce de la part des classes dirigeantes n’offre jamais d’immunité à long terme contre les bouleversements révolutionnaires.

    Les images et les vidéos diffusées sur les médias sociaux montrent que les manifestants sont majoritairement jeunes, souvent à la fin de l’adolescence et au début de la vingtaine. La génération qui a participé activement à la révolution de 2011 a été victime de la répression généralisée du régime ; beaucoup ont été jetés en prison, tués, torturés ou contraints à l’exil. Trop jeune pour participer vraiment à l’époque, et moins directement touchée par les revers de la dernière décennie, une nouvelle génération est en train de courageusement entrer en action.

    L’étincelle

    De nouvelles révélations concernant la corruption et le luxe obscène de l’élite dirigeante ont constitué l’étincelle qui a donné naissance à ce mouvement. Un ancien acteur et magnat de la construction, Mohamed Ali, qui a récolté d’énormes bénéfices de ses contrats avec l’armée égyptienne, a publié ces dernières semaines une série de vidéos de l’exil qu’il s’est imposé en Espagne. Il y a accusé El-Sisi, sa femme et de hauts responsables militaires d’affecter des milliards de dollars d’argent public à des projets de vanité égoïstes, tels que la construction de propriétés résidentielles, de palais et d’hôtels de luxe. Il invitait également la population à manifester. Certains anciens officiers de l’armée et du renseignement ont depuis lors corroboré des accusations similaires.

    L’emprise accrue des hauts gradés militaires sur l’économie égyptienne et la concentration du pouvoir entre les mains du cercle étroit autour d’El-Sisi ont généré des rancunes et des frustrations au sein de l’élite militaire et des grandes entreprises du pays. Mohamed Ali est une manifestation de ces couches de l’élite mises de côté. Mais ses dénonciations ont alimenté la rage de millions d’Égyptiens confrontés à l’effondrement des infrastructures et à l’aggravation de la pauvreté, du chômage, de l’inflation et du sans-abrisme. Même la Banque mondiale, dont les données sont des sous-estimations notoires, affirme que 60% d’Égyptiens vivent actuellement en dessous ou près du seuil de pauvreté.

    La subordination du régime d’El-Sisi aux plans d’austérité imposés par le Fonds monétaire international (FMI) comme condition à l’octroi d’un prêt de 12 milliards de dollars a causé des ravages sociaux et a écrasé les conditions de vie de la classe ouvrière et de la classe moyenne en Égypte. Selon les chiffres du gouvernement, 4 millions de personnes supplémentaires sont tombées dans la pauvreté entre 2015 et 2018. Les masses n’ont rien vu de la croissance économique égyptienne tant louée par les analystes et les agences de notation pro-capitalistes à travers le monde. Comme les manifestations de rue de ces derniers jours soulignent une nouvelle phase de résistance plus ouverte au régime d’El-Sisi, elles ont également fait sonner l’alarme sur les marchés. Pour la première fois depuis 2016, la bourse égyptienne a suspendu ses activités boursières dimanche après avoir connu sa plus forte baisse depuis des années.

    Les sommets du régime plongés dans la confusion

    Depuis vendredi, une forte présence de sécurité a été maintenue sur la place Tahrir. Des véhicules blindés ont bouclé la place et les forces de sécurité ont fermé des cafés dans le centre-ville du Caire, dans le but de bloquer d’autres manifestations. Des centaines de manifestants et de militants politiques ont été arrêtés par la police et certains “vétérans” de la révolution de 2011 ont également été pris pour cible. Cela n’a cependant pas empêché une nouvelle vague de manifestants de descendre dans les rues d’autres quartiers et villes du pays samedi, en particulier à Port Saïd, où les forces de l’État ont tiré des gaz lacrymogènes, des balles en caoutchouc et des balles réelles. Dimanche, nous avons appris que Facebook, Messenger, BBC News et d’autres médias sociaux ainsi que des sites locaux d’information en ligne avaient été perturbés ou bloqués.

    Malgré cela, il est à noter que la répression a jusqu’à présent été anormalement faible, du moins par rapport aux normes passées du régime d’El-Sisi. L’organisme gouvernemental d’accréditation des médias étrangers a publié samedi une déclaration contenant des menaces voilées de poursuivre les journalistes étrangers s’ils rapportent les événements de manière “exagérée” – mais sans mentionner explicitement les manifestations. La plupart des médias nationaux sont pour leur part restés largement silencieux.

    La relative timidité du régime à utiliser jusqu’à présent toute la force de l’Etat a conduit certains à gauche à croire que les protestations ont été orchestrées “de l’intérieur”. Il est évident que certains parmi l’élite dirigeante vont essayer de détourner ce mouvement contre el-Sisi pour servir leurs intérêts personnels et pour sauvegarder le système dont ils profitent. C’est dans la nature-même de telles situations. Si les protestations se développent, des couches de l’armée pourraient décider d’agir contre el-Sisi, car il épuise la capacité de l’armée à assurer la stabilité du régime. En ce sens, le “dictateur préféré” du président américain Donald Trump pourrait bientôt devenir un sérieux handicap. D’où l’importance pour le mouvement de ne pas seulement cibler el-Sisi et son entourage immédiat, mais de s’efforcer de balayer toute la structure pourrie sur laquelle ils reposent.

    Mais réduire le mouvement actuel à une conspiration bien orchestrée ne permet pas d’apprécier le niveau de véritable colère qui bout sous la surface. Un résident de 19 ans de Boulaq, un quartier populaire du Caire, a déclaré au New York Times : “Les gens attendaient juste l’occasion de protester – les vidéos de Mohamed Ali ne sont pas la vraie raison pour laquelle ils l’ont fait. Les gens voulaient passer à l’action.”

    Le manque de confiance du régime dans l’imposition d’une répression sanglante à ce stade est avant tout une indication de l’état général de choc, de division et de confusion au sein des échelons supérieurs de l’appareil d’État égyptien quant à la manière de réagir à ce défi largement spontané et lancé par la base de la société.

    Beaucoup de membres de la classe dirigeante comprennent certainement que l’effusion d’une grande quantité de sang pour réprimer le mouvement pourrait revenir les hanter : même la plus petite menace au statut et au contrôle du pouvoir d’El-Sisi peut maintenant rapidement devenir une question existentielle, en faisant boule de neige dans un mouvement de masse défiant l’édifice entier du régime. Ils craignent surtout que la classe ouvrière ne reprenne confiance après une longue période d’asservissement, comme en janvier 2011, et n’entre dans la mêlée avec ses propres revendications. Lundi, les travailleurs de Ceramica Cleopatra, une usine de la zone industrielle de Suez, sont sortis en signe de protestation contre el-Sisi, alors que leur patron avait organisé une manifestation de soutien au dictateur ! Cet épisode montre à quel point l’atmosphère peut changer rapidement une fois que la peur des masses commence à s’estomper.

    Quoi qu’il en soit, la violence contre-révolutionnaire reste une partie intégrante et inévitable de l’arsenal de l’élite dirigeante pour tenter d’effrayer l’action de masse, et les manifestants doivent être prêts à se défendre. Des comités d’action dans les quartiers, les lieux de travail, les écoles et les universités peuvent aider à organiser la résistance contre la répression du régime, ainsi qu’à mener des actions futures à un niveau plus large et mieux organisé. Des appels lancés à destination des nombreux soldats pauvres avec un programme audacieux de changement social et économique et des appels à créer des comités d’action de base visant à purger l’armée de sa hiérarchie corrompue mineraient fondamentalement les capacités répressives de l’État et les nouvelles manoeuvres possibles des diverses ailes sécuritaire et militaire du pouvoir pour faire dérailler le mouvement de protestation comme ils l’ont fait en 2011 et en 2013.

    Une nouvelle vague de luttes de masse dans la région

    Bien qu’elle ait pris plusieurs commentateurs par surprise, la crise actuelle couve depuis un certain temps. La crainte d’une contagion révolutionnaire potentielle a été le facteur déterminant du rôle actif joué par l’Etat égyptien pour assister le Conseil militaire de transition soudanais dans sa tentative sanglante réprimer la lutte révolutionnaire. Au lieu de cela, les manifestants égyptiens semblent avoir été encouragés par la révolution d’à côté, qui a scellé le sort du dictateur soudanais Al-Bashir en avril dernier, ainsi que par le mouvement en cours qui a fait tomber l’ex-Président Bouteflika en Algérie. Comme l’a dit un activiste égyptien, “ils voulaient que le scénario égyptien commence en Algérie… maintenant le scénario algérien qui a commencé en Égypte “.

    Les événements en Égypte, s’ils prennent de l’ampleur, pourraient à leur tour attiser les flammes de la révolte contre les nombreux régimes oppressifs dans la région. Les récentes élections présidentielles en Tunisie, qui ont vu tous les candidats favoris de la classe dirigeante, y compris le Premier ministre sortant, lourdement défaits au premier tour, sont un autre signe que l’ordre politique dominant imposé par le capitalisme et l’impérialisme au lendemain du soi-disant “printemps arabe” est en plein chaos.

    Cependant, les expériences récentes dans tous ces pays démontrent une leçon vitale : si la classe ouvrière, les masses pauvres et la jeunesse révolutionnaire veulent mettre fin une fois pour toutes à la pauvreté et à la répression, elles doivent développer leur propre alternative basée sur leurs propres partis indépendants et contre toutes les ailes des élites dirigeantes capitalistes. Celles-ci essaieront toujours de détourner, de diviser et de détruire les mouvements révolutionnaires pour préserver leur système pourri d’exploitation.

    Mohamed Ali est un milliardaire indigne de confiance qui s’est brouillé avec le régime pour ses propres intérêts personnels. Mais il a raison d’affirmer que “Le système est à blâmer” et que “Nous avons besoin d’un nouveau système.” C’est dans le contexte de la crise économique mondiale du capitalisme de 2008-2009 que la première vague de révolutions a secoué la région. Avec une nouvelle récession mondiale à l’horizon, les problèmes dont souffrent les travailleurs égyptiens et les pauvres ne feront qu’empirer, tant que le capitalisme continuera.

    Un nouveau chapitre de la révolution égyptienne inachevée pourrait s’ouvrir. Ali a lancé un appel pour une “marche d’un million” vendredi, pour que les étudiants se mettent en grève, et pour que les manifestants remplissent toutes les grandes places du pays. Comme une première brèche a été ouverte dans les défenses du régime, ce mouvement pourrait bien déborder, même si les lourdes défaites subies par les masses égyptiennes ces dernières années et le scepticisme inévitable quant à l’issue d’un nouveau soulèvement révolutionnaire ne pourront être résolus du jour au lendemain.

    Pour cela, le mouvement doit se doter d’un programme visant non seulement à renverser le régime d’El-Sisi, mais aussi à répondre à toutes les questions fondamentales auxquelles sont confrontés les travailleurs, les pauvres et leurs familles : comment mettre de la nourriture sur la table, garantir des emplois aux jeunes sans emploi, développer des logements décents, des infrastructures, l’éducation, la santé et les transports publics, mettre fin au harcèlement sexuel des femmes et des filles, etc.

    Tout en luttant pour la liberté d’expression, des syndicats dirigés démocratiquement, la fin de la torture d’Etat et la libération des prisonniers politiques, les socialistes devraient également lutter pour que les richesses obscènes de l’élite dirigeante égyptienne lui soient retirées et soient utilisées pour améliorer la vie des gens.

    En répudiant la dette du pays et en nationalisant les grandes entreprises, les banques et les grands domaines, à commencer par les biens et les entreprises des dirigeants militaires corrompus, et en appelant les millions de travailleurs et de pauvres à gérer démocratiquement l’économie et la société selon les besoins de la grande majorité, une Égypte nouvelle, socialiste et démocratique pourrait être construite, libre de toute oppression et exploitation.

  • L’Afrique du Nord et les processus révolutionnaires en Algérie et au Soudan

    Résolution adoptée au Comité exécutif international du CIO d’août 2019

    En avril de cette année, le renversement de deux dictateurs de longue date par les soulèvements révolutionnaires en Algérie et au Soudan a stupéfié la plupart des universitaires et commentateurs bourgeois, mais cela a confirmé l’analyse faite par le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) il y a huit ans. Nous expliquions alors que les révolutions initiées en Tunisie et en Egypte n’étaient pas seulement une parenthèse ou un “printemps” éphémère, mais plutôt les premières salves d’un processus long et complexe de révolution et de contre-révolution dans la région.

    Ces mouvements sont d’autant plus importants qu’un certain nombre de pays qui ont été secoués par des mouvements de masse lors de la première vague révolutionnaire en 2010-2011 ont depuis souffert de contre-révolutions brutales et de guerres dévastatrices. La contre-révolution n’a pas réussi à éliminer de manière décisive le spectre de nouveaux soulèvements populaires, ni à garantir la durabilité et la stabilité de l’ordre régional.

    La contre-révolution

    L’Egypte est gouvernée par une dictature encore plus impitoyable que celle renversée en 2011. Jamais dans son histoire moderne le pays n’a connu une répression telle que celle menée sous le règne d’Abdel Fattah al-Sisi. En avril, le régime a organisé un référendum par étapes sur des amendements constitutionnels radicaux visant à éliminer certains des derniers vestiges des acquis démocratiques de la révolution égyptienne. Ils suppriment la limite de deux mandats à la présidence, permettant à Sisi de rester au pouvoir jusqu’en 2030, et lui donnent également le contrôle total du pouvoir judiciaire, tout en élargissant le rôle de l’armée dans les affaires politiques du pays.

    Au cours de la période récente, les gouvernements occidentaux ont serré les rangs avec le régime autocratique du Caire. L’Union européenne loue Sisi comme un allié dans ses efforts pour empêcher les réfugiés d’atteindre les côtes européennes. Reflétant les perspectives à court terme des grands milieux d’affaires, l’agence de notation Moody a revalorisé le statut de l’Egypte à “stable”  en avril, commentant que “la rentabilité [du pays] restera forte”. Les chiffres officiels font également état du taux de croissance économique le plus élevé depuis une décennie (5,5 %).

    Cependant, dans des conditions où la dette extérieure a été multipliée par cinq au cours de la dernière moitié de la décennie et alors que la dette publique a plus que doublé au cours de la même période ; où 60% de la population vit dans la pauvreté et souffre du poids de l’inflation galopante et des réductions de subventions ; la stabilité souhaitée par les puissances impérialistes et les rêves de Sisi de devenir président à vie pourraient se révéler de courte durée. Plus tôt cette année, un groupe d’anciens ministres et de membres de l’intelligentsia égyptienne a écrit une lettre ouverte dans laquelle ils déclaraient : “Il suffit d’errer dans les rues du Caire pour se rendre compte de l’ampleur de la rage et de la tension internes qui pourraient dégénérer en une explosion sociale incontrôlable à tout moment”. Cela témoigne de ce qui se trame sous la surface.

    En plus de réprimer violemment la résistance des travailleurs égyptiens et de l’opposition locale en général, le régime de Sisi joue un rôle actif dans les conspirations contre-révolutionnaires dans la région. Quelques jours seulement après la destitution du président soudanais Omar el-Béchir, des délégations d’Égypte, d’Arabie saoudite et des Émirats Arabes Unis (EAU) se sont précipitées au Soudan et ont eu de nombreux entretiens avec la junte militaire soudanaise. En Libye, le régime de Sisi a fourni un soutien politique, militaire et de renseignement actif aux troupes du futur dictateur militaire libyen et admirateur de Sisi, Khalifa Haftar.

    La Libye est aux prises avec une nouvelle guerre civile qui s’intensifie et qui fait grossir les rangs des personnes déplacées et des réfugiés. Près de 100 000 personnes ont déjà été déplacées par l’offensive lancée sur Tripoli par Haftar et son “Armée Nationale Libyenne” (ANL), et ce nombre augmente chaque jour.

    Haftar espérait une victoire rapide et en douceur dans sa marche sur la capitale. Ces espoirs ont clairement tourné court. Sa prétention d’éradiquer les islamistes armés et son positionnement en tant que champion de la laïcité sont contredits par le fait que sa propre ANL est une alliance fragile composée d’un nombre important de miliciens salafistes, d’anciens officiers de l’armée de Kadhafi et de combattants de différentes tribus avec lesquels Haftar a conclu des accords. Elle pourrait devenir le théâtre de graves dissensions si l’impasse militaire actuelle se poursuit.

    L’issue de cette bataille dépendra également de l’attitude des puissances impérialistes et des différentes puissances régionales impliquées. L’émergence d’une nouvelle guerre en Libye riche en pétrole contient en effet un élément fort de “guerre par procuration”, car elle se déroule sur fond de lutte de pouvoir pour l’influence entre Paris, Rome et, surtout, les principaux acteurs régionaux. La vacuité et l’impuissance de l’ONU et de la soi-disant “communauté internationale” sont à nouveau mises en évidence, car les puissances régionales et mondiales soutiennent chacune des deux parties et alimentent directement le conflit en leur fournissant armes et munitions de pointe.

    Certains pays semblent prêts à jouer dans les deux camps, attendant de voir de quel côté l’équilibre basculera. Si Moscou a toujours semblé favoriser Haftar, elle a noué des contacts avec tous les principaux acteurs sur le terrain. Trump a salué le rôle de Haftar, soutenu par l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats Arabes Unis, dans ” la lutte contre le terrorisme et la sécurisation des ressources pétrolières de la Libye “, mais le secrétaire d’État Mike Pompeo a condamné les actions de Haftar, et les représentants du gouvernement basé à Tripoli, soutenu par la Turquie et le Qatar, continuent à soutenir que les États-Unis se tiennent à ses côtés en tant que gouvernement légitime de la Libye.

    Les hésitations et les contradictions de l’administration américaine reflètent son caractère marqué par la crise, mais aussi la diminution de son poids et de son influence géopolitique dans la région, où elle a été reléguée au second rang, au profit des acteurs régionaux mais aussi d’une politique impérialiste plus affirmée de la Russie comme de la Chine.

    La Chine et la Russie ont identifié l’Afrique du Nord comme une arène importante pour faire avancer leurs intérêts commerciaux et de sécurité. La Chine a choisi des ports d’Afrique du Nord comme éléments essentiels de sa « Belt and Road Initiative », la « nouvelle route de la soie ». Elle a également manifesté son intérêt à s’implanter dans le port tunisien de Bizerte et sur la côte méditerranéenne du Maroc.

    Il est important de noter que tant l’Algérie que le Soudan ont connu une augmentation substantielle de leurs échanges commerciaux et de leurs investissements avec la Chine au cours des deux dernières décennies. Les deux pays exportent de l’énergie vers la Chine, l’Algérie à elle seule ayant vu ses exportations vers la Chine multipliées par 60 entre 2000 et 2017. La Chine est le principal partenaire économique de l’Algérie et a investi des milliards de dollars dans des projets portuaires et d’infrastructure dans le pays. Le Soudan est également le principal bénéficiaire de l’aide étrangère de la Chine. En outre, les deux pays comptent parmi les plus gros acheteurs d’armes chinoises dans la région.

    Nouvelles explosions sociales imminentes

    Alors que certains pays subissent de plein fouet les effets de la contre-révolution et de la guerre, de puissants mouvements ouvriers vibrent dans d’autres régions d’Afrique du Nord et d’Afrique Arabe. Les mouvements révolutionnaires en cours au Soudan et en Algérie démontrent incontestablement que, quelle que soit la quantité de sang versé par les classes dirigeantes, elles ne seront pas capables d’éradiquer les lois de la lutte de classe, qui trouvera toujours un moyen de s’exprimer.

    Les tentatives des régimes algérien et soudanais d’utiliser l’état catastrophique du Moyen-Orient comme moyen de dissuasion contre la révolution dans leur propre pays n’ont pas produit les effets escomptés. Lorsque les dirigeants algériens ont brandit l’épouvantail syrien pour faire sortir les gens de la rue, affirmant que les manifestations en Syrie avaient conduit à une décennie de guerre, les manifestants algériens ont simplement répondu avec le slogan : “L’Algérie n’est pas la Syrie”.

    Cela ne veut pas dire que la violente contre-révolution qui a eu lieu au cours des deux dernières années n’a eu aucun effet sur la conscience et sur la dynamique de la lutte dans la région, bien sûr. Mais nous devons en souligner les limites, dans le contexte de toute la région qui bouillonne de colère et de désespoir. “Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts”, tel était le slogan chanté par de jeunes manifestants algériens lors d’un mouvement de protestation de masse dans la région de Kabylie en 2001, face à des balles réelles de la police. Des manifestants soudanais chantent aujourd’hui : “La balle ne tue pas. Ce qui tue, c’est le silence”. Cela résume à peu près l’état d’esprit qui prévaut parmi des millions de personnes dans la région, en particulier les jeunes et les groupes les plus pauvres.

    Bien sûr, cette humeur peut et va prendre des expressions désespérées dans certains cas, en particulier si elle n’est pas politiquement canalisée dans une alternative claire. La Tunisie, un pays que les commentateurs bourgeois continuent de distinguer comme le modèle de réussite du “Printemps arabe”, a vu tripler les cas d’auto-immolation depuis la révolution de 2011, et a été une source importante de recrues pour les groupes jihadistes dans la région. La prolifération des armes, résultant du déchirement de la Libye par la guerre, et la persistance d’un important lumpenprolétariat urbain et rural signifient également que le danger de nouveaux attentats terroristes et leur instrumentalisation par les États de la région pour favoriser la répression continueront probablement à faire partie du paysage politique, comme l’ont encore montré les attentats-suicide à l’explosif à Tunis en juin et la prolongation ultérieure de l’état d’urgence.

    Le capitalisme et l’impérialisme détruisent les conditions de vie des gens, leurs emplois et leur environnement, tout en plongeant la région dans de nouveaux conflits armés. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que plus de la moitié des jeunes dans une grande partie du monde arabe souhaitent quitter leur pays d’origine, selon le Big BBC News Arabic Survey 2018/19. Ce nombre a augmenté de plus de 10 % chez les 18-29 ans depuis 2016. L’enquête indique que 70% des jeunes marocains envisageaient de quitter leur pays.

    En dépit de ces facteurs, le nouveau ralentissement économique mondial qui se profile à l’horizon, combiné aux politiques de “l’Europe forteresse”, conduira également de nouvelles couches de travailleurs et de jeunes à la conclusion que les fléaux du système doivent être combattus sur leur propre terrain et qu’une transformation globale de la société est nécessaire. En bref, les conditions entretenues par le capitalisme entraînent inévitablement de nouvelles explosions sociales et des bouleversements révolutionnaires de masse.

    Ceux-ci ne se développeront cependant pas en ligne droite, particulièrement face à la faiblesse générale du “facteur subjectif”, l’existence de partis révolutionnaires de masse capables de conduire ces mouvements à l’assaut du capitalisme et de mener des politiques socialistes. Les événements dramatiques de la dernière décennie sont un rappel puissant que, sans la construction de tels partis, de nouvelles catastrophes seront en réserve pour les masses dans la région.

    Crise et stagnation économique

    Pas plus qu’ailleurs, le capitalisme en Afrique du Nord n’est capable de développer les forces productives. Ceci est typiquement illustré par le chômage de masse qui prévaut en tant que caractéristique chronique dans la région, en particulier chez les jeunes. Le FMI prévoit une croissance annuelle de 1,3% pour la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) en 2019, ce qui ne serait même pas suffisant pour absorber les 2,8 millions de jeunes supplémentaires qui entrent sur le marché du travail chaque année. Dans l’Arab Youth Survey 2019, la plus grande enquête d’opinion des jeunes dans le monde arabe, 56% citent le coût de la vie comme le principal obstacle auquel la région est confrontée ; 45% citent le chômage. Cela représente une énorme bombe à retardement sociale.

    Le corollaire de cette situation est l’existence d’une économie informelle extrêmement lourde. Dans le nord-est du Maroc, 70% de l’économie dépend du secteur informel. La mort, en janvier 2018, de deux jeunes hommes qui extrayaient du charbon de mines abandonnées dans la ville appauvrie de Jerada, dans l’est du pays, a mis cette réalité en évidence en déclenchant des manifestations explosives pendant plusieurs mois.

    Depuis ce qui est appelé le “Printemps arabe”, les gouvernements régionaux ont renforcé leurs fortifications frontalières et leurs systèmes de surveillance. Cela a souvent aggravé la situation économique de villes frontalières déjà en difficulté, car l’économie de contrebande n’est pas seulement une source de profits pour les douaniers, les politiciens corrompus et les réseaux mafieux de contrebande ; elle est également devenue partie intégrante du tissu social des communautés locales.

    Les villes frontalières algériennes, marocaines et tunisiennes ont été en proie à des manifestations intermittentes contre les atteintes à leurs moyens de subsistance qui en ont résulté. Dans ces zones marginalisées, la revendication d’options économiques alternatives par la création d’emplois décents et bien rémunérés et d’un vaste programme de construction et de rénovation des infrastructures, financé par l’Etat et coordonné démocratiquement par les populations locales et les organisations de travailleurs, est essentielle.

    Au cours des dernières décennies, la part de la population rurale dans la population totale de l’Afrique du Nord a considérablement diminué. Des dizaines de millions de personnes ont quitté la campagne pour la ville. Les personnes vivant dans les villes des pays du Maghreb représentaient 20% en 1950 ; elles étaient 45% en 1970, 62% en 1980, et devraient être autour de 70% en 20La destruction endémique des petites propriétés agricoles privées, la concentration de la propriété foncière et le manque d’infrastructures dans les campagnes ont poussé un grand nombre de ruraux pauvres à émigrer vers les villes, aggravant le chômage et gonflant les rangs des pauvres des villes engagés dans une lutte désespérée pour leur subsistance quotidienne, peu susceptibles de jamais trouver un emploi stable et bien rémunéré dans une économie capitaliste.

    En raison de ces caractéristiques, les jeunes chômeurs et les citadins pauvres sont enclins à jouer un rôle important dans les périodes de luttes de masse. N’étant pas attachés à des emplois formels, ils ont une liberté d’action plus immédiate et ont encore moins à perdre, et peuvent donc entrer en action avant la classe ouvrière organisée. Ceux qui ont un emploi informel ou qui sont au chômage n’ont encore qu’une influence limitée pour entreprendre des luttes victorieuses. Construire des directions militantes prêtes à mener une lutte globale sur la base de revendications unifiant ces couches avec le mouvement ouvrier est vital. Sinon, certaines parties de ces couches opprimées peuvent devenir la proie de la réaction.

    Des divisions entre ces couches sociales et la classe ouvrière salariée peuvent également apparaître. C’est dans le contexte de l’apathie de la bureaucratie syndicale, par exemple, que nous avons vu en Tunisie des chômeurs faire des sit-in bloquant des sites de production pour demander des emplois, parfois sans s’adresser aux travailleurs des entreprises qui pourraient considérer ces actions comme une menace pour leur propre emploi. Dans le contexte du chômage de masse, ces divisions seront exploitées par la classe dirigeante, par exemple en présentant les travailleurs en grève comme une “couche privilégiée” qui menace la création d’emplois et la relance de l’économie.

    De tels écarts ne peuvent être comblés qu’en reconstruisant des organisations de travailleurs fortes et en récupérant les syndicats pour les transformer en instruments de lutte pleinement démocratiques et combatifs, en s’efforçant d’unir les travailleurs, les jeunes sans emploi et tous les pauvres par des campagnes de masse (pour des emplois financés publiquement et pour partager le travail sans perte de salaire, pour un logement décent et abordable, des services publics, etc).

    Les jeunes, qui constituent l’essentiel de la population de toute la région, sont confrontés à un avenir sombre. Cependant, ces conditions façonnent aussi les perspectives radicales d’une nouvelle génération de militants révolutionnaires. Cette génération a été le moteur de tous les mouvements de masse dans la région. En Algérie, le traumatisme de la ” décennie noire ” – le conflit sanglant entre l’armée et les fondamentalistes du Front Islamique du Salut (FIS) et ses ramifications après le coup d’Etat de janvier 1992 -, a longtemps été exploité par l’élite dirigeante et, combiné à de nombreux acquis sociaux, a permis à cette dernière de résister à la tempête 2010-2011. Mais il s’est aujourd’hui largement estompé à mesure qu’une nouvelle génération plus confiante se lève, moins affectée par les défaites du passé.

    Depuis 2011, le FMI a accru la pression sur les gouvernements d’Afrique du Nord pour qu’ils suivent à la lettre ses programmes d’austérité. Ces gouvernements ont reçu l’ordre des créanciers internationaux de continuer à réduire les subventions, de réduire les effectifs du secteur public, de poursuivre les programmes de privatisation et de resserrer la politique budgétaire. Cela a ouvert la voie à l’aggravation des inégalités, aggravant la situation économique, ce qui a amené les conflits de classe à des niveaux révolutionnaires il y a un peu moins d’une décennie.

    Bien sûr, la crise économique ne fournit pas un aller simple pour la révolution. Mais il est clair que la situation économique est un facteur sous-jacent crucial qui explique l’énorme colère qui règne au sein de vastes secteurs de la population. Ces dernières années, les protestations dans tous les pays ont souvent porté sur la question du chômage, de la marginalisation économique et de l’augmentation du coût de la vie. Il ne fait aucun doute qu’une nouvelle récession mondiale aggraverait considérablement ces problèmes.

    Cela dit, les facteurs économiques ne sont pas le seul moyen potentiel de provoquer des mouvements de masse, et ils ne représentent pas non plus une explication complète en eux-mêmes de ceux qui ont eu lieu. La nature répressive de l’État dans la région, par exemple, et le mépris quotidien, le harcèlement et l’impunité dont font preuve les forces corrompues de l’État, ajoutent au mélange explosif.

    Les structures de pouvoir de l’Afrique du Nord sont basées sur un enchevêtrement complexe entre le pouvoir politique et économique de la classe dirigeante – comme l’illustre la monarchie régnante au Maroc, qui a construit un empire commercial tentaculaire sur l’économie du pays. Dans des pays comme l’Egypte, le Soudan et l’Algérie, l’armée est plus qu’une composante vitale de l’Etat bourgeois ; ses hauts gradés détiennent également un énorme pouvoir économique. Cela signifie que toute revendication économique peut rapidement prendre un caractère politique, et vice versa.

    Ces caractéristiques – faiblesse et dépendance économiques, régimes autoritaires – sont le résultat de la position de l’Afrique du Nord dans le système capitaliste mondial. L’impérialisme et le capitalisme ont produit un développement inégal et combiné, dans lequel la majorité des pays sont dominés et subordonnés aux grandes puissances. Les régimes d’Afrique du Nord tentent d’équilibrer et de satisfaire les différentes puissances qui, en retour, soutiennent leur règne brutal. Au cours des dernières décennies, les attaques néolibérales contre les conditions de vie, exigées par le FMI, ont souligné le caractère international de la crise dans la région. Il en va de même pour la course aux armements et les guerres menées avec les puissances impérialistes impliquées.

    Prolétarisation des couches intermédiaires

    Cette année u Maroc, des dizaines de milliers d’enseignants employés dans le cadre de contrats occasionnels ont participé de grèves répétées et parfois prolongées, exigeant leur intégration dans le système éducatif national avec leurs collègues et la fin de la privatisation des écoles publiques.

    En fait, les enseignants se sont avérés être parmi les secteurs les plus militants de la classe ouvrière, à l’avant-garde d’importantes batailles de classe en Tunisie, au Maroc, en Algérie et au Soudan. Dans les quatre pays, ils ont été impliqués dans des actions de grève et des protestations plus dures ces dernières années, réclamant de meilleurs salaires et de meilleures conditions, mais aussi des revendications politiques audacieuses. En Algérie par exemple, les enseignants ont joué un rôle de premier plan dans le mouvement de masse qui a renversé Bouteflika, six syndicats indépendants d’enseignants et de travailleurs de l’éducation appelant leurs membres à se mettre en grève le 13 mars pour rejoindre la lutte et demander à Bouteflika de partir. Au Soudan, les enseignants, mais aussi les médecins, ont joué un rôle clé dans le soulèvement contre Al Bashir.  

    Cela reflète un phénomène social plus large. Les commentateurs dominants ont souvent fait valoir que la classe moyenne était l’élément moteur du mouvement révolutionnaire dans ce qu’ils appellent le “Printemps arabe”, comme ils le font aujourd’hui, en particulier par rapport au Soudan. Mais ce qui est souvent appelé la classe moyenne libérale ou les “couches moyennes” (enseignants, médecins, avocats, journalistes…) connaissent, pour la plupart, des conditions qui s’apparentent de plus en plus à un nouveau prolétariat. Avant d’organiser les récentes manifestations, l’Association Professionnelle Soudanaise (SPA, qui regroupe les syndicats pour la plupart professionnels et qui a joué un rôle mobilisateur important dans la révolution) a attiré l’attention du public pour la première fois avec une étude sur le salaire minimum des professionnels soudanais, les trouvant tous sous le seuil de pauvreté, dans certains cas à moins de 50 dollars par mois.

    Une partie de ces couches se considère encore comme une ” élite éduquée ” au-dessus du reste de la classe ouvrière. C’est certainement le cas pour la direction du SPA au Soudan, qui a essayé de trouver une ” troisième voie ” inexistante entre la mobilisation révolutionnaire indépendante de la classe ouvrière et des masses pauvres d’une part, et les négociations avec les généraux contre-révolutionnaires d’autre part. En cela, ils reflètent typiquement les oscillations politiques de la classe moyenne à une époque où les contradictions de classe s’accentuent.

    Pourtant, la crise économique, des décennies de politiques néolibérales sauvages et la forte dépréciation des monnaies locales ont durement frappé les couches moyennes, brisant aux yeux de beaucoup le mirage de faire partie de la classe moyenne – et c’est précisément l’une des raisons pour lesquelles elles se rebellent contre l’ordre existant. Cela en a poussé beaucoup à adopter les méthodes de lutte de la classe ouvrière et à incorporer le mouvement syndical.

    Tunisie

    Les mouvements ouvriers organisés dans tous les pays du Maghreb ont commencé l’année par des grèves dans le secteur public. En Tunisie, cela s’est traduit par une grève générale de 24 heures dans la fonction publique et le secteur public le 17 janvier. Alors que les principales revendications officielles de la grève portaient sur les augmentations salariales et les plans de privatisation du gouvernement, la grève avait un caractère profondément politique, avec des slogans adoptant clairement une attitude conflictuelle contre le gouvernement du pays et le FMI.

    Le système politique actuel de la Tunisie présente les caractéristiques d’un régime démocratique bourgeois, mais extrêmement instable, plutôt qu’un régime consolidé. Comme nous l’avons déjà expliqué, cette prétendue “anomalie tunisienne” n’est possible que grâce au rôle influent de l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail), qui a agi comme un puissant contrepoids à la restauration d’une dictature.

    Une lecture mécanique de cette situation conclurait qu’il s’agit d’une épine dans le pied de la théorie de Trotsky sur la révolution permanente. En réalité, la Tunisie est en pleine mutation et la parenthèse révolutionnaire ouverte en janvier 2011 n’est pas fermée.

    En 1930, Trotsky écrivit “Une lettre sur la révolution italienne”, dans laquelle il explique qu’après la chute du régime fasciste de Mussolini, l’Italie pourrait redevenir une “république démocratique”. Mais il a poursuivi en expliquant que ce ne serait pas ” le fruit d’une révolution bourgeoise, mais l’avortement d’une révolution prolétarienne insuffisamment mûrie. En cas de crise révolutionnaire profonde et de batailles de masse au cours desquelles l’avant-garde prolétarienne n’aura pas été en mesure de prendre le pouvoir, il se peut que la bourgeoisie rétablisse son pouvoir sur des bases démocratiques”.

    Un processus similaire est en cours en Tunisie aujourd’hui – la direction de l’UGTT jouant un rôle similaire pour aider la classe dirigeante à consolider sa contre-révolution bourgeoise comme l’ont fait les dirigeants du Parti Communiste Italien après la guerre – avec la différence importante qu’il n’existe aucune base économique proche de la reprise économique de l’après guerre pour aider la classe dirigeante tunisienne à construire une démocratie bourgeoise stable. 

    Cela se manifeste clairement par l’état de crise politique prolongé et ininterrompu auquel la Tunisie est confrontée depuis huit ans, avec déjà dix gouvernements depuis la chute de Ben Ali, une arène politique très fragmentée, des scissions régulières dans les rangs des principaux partis bourgeois et la formation constante de nouveaux partis, dans un contexte de désaffection populaire de masse envers tout le pouvoir politique.

    Malheureusement, cette situation n’a pas épargné la gauche tunisienne. En mai, neuf députés de la coalition de gauche ” Front Populaire ” ont remis leur démission du bloc parlementaire de la coalition, ce qui a ouvert la voie à une crise interne qui menaçait le Front populaire depuis longtemps. Cette crise résulte de ses trahisons politiques passées et de sa stagnation actuelle, aggravées par une culture interne de plus en plus bureaucratique et les luttes de pouvoir sans principes entre ses principales composantes stalinienne et maoïste, à l’approche des élections présidentielles de novembre.

    Révolutions au Soudan et en Algérie

    La classe ouvrière et les syndicats

    Les soulèvements qui ont secoué l’Algérie et le Soudan, tout en n’ayant pas connu jusqu’ici les mêmes répliques internationales qu’en 2011, ont de profondes implications pour l’ensemble de la région. Le fait que les deux pays soient à la croisée des chemins entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne accentue ce point. Ce n’est pas un hasard si, cette année déjà, au moins dix gouvernements africains ont eu recours à des coupures d’Internet et à des coupures des réseaux sociaux, la plupart d’entre eux pour tenter d’étouffer la contestation. Les régimes voisins sont sans doute nerveux. En avril, trois jours seulement après la démission de Bouteflika, la Cour d’appel marocaine a confirmé les peines de prison allant jusqu’à 20 ans prononcées contre des dizaines de militants et dirigeants du mouvement de protestation ” Hirak ” en 2016-2017 dans la région nord du Rif.

    Les mouvements au Soudan et en Algérie représentent la continuité révolutionnaire de ce qui s’est passé il y a 8 ans, tout en ayant développé leurs propres traits originaux. Il est important de noter qu’ils ont également absorbé certaines des leçons tirées des expériences révolutionnaires du passé récent.

    C’est particulièrement le cas en ce qui concerne la défaite des masses en Egypte. La différence entre la réaction largement festive des masses révolutionnaires égyptiennes au renversement de Moubarak et la réaction des mouvements soudanais et algériens au renversement de leur dictateur était notable. Dans ce dernier cas, le niveau de défiance à l’égard de l’armée se situait dès le début à un niveau comparativement différent, et des slogans rejetant explicitement un scénario égyptien étaient affichés. Un slogan populaire chanté lors du sit-in à Khartoum était “Soit la victoire, soit l’Egypte”. Un autre, entendu en Algérie, est : “L’Algérie est in-Sisi-ble.” Cela montre que l’expérience du coup d’Etat militaire égyptien a pénétré la conscience populaire internationale – en particulier dans des pays comme le Soudan et l’Algérie, avec leur histoire de coups d’Etat militaires et où l’armée occupe un rôle clé dans la machine étatique.

    Les mouvements en Algérie et au Soudan ont également réaffirmé l’énorme pouvoir potentiel de la classe ouvrière. Bien que numériquement petite, la classe ouvrière soudanaise a une riche tradition de lutte, ayant connu trois révolutions depuis 1964. Ce n’est pas un hasard si le berceau du mouvement au Soudan se trouvait à Atbara, une ville industrielle du nord-est du Soudan qui a été le berceau du mouvement syndical du pays et un ancien bastion du Parti communiste.

    La classe ouvrière algérienne occupe pour sa part une position stratégique, comme l’une des plus fortes de la région et du continent africain dans son ensemble. Le pays est le troisième fournisseur de gaz naturel en Europe et un grand producteur de pétrole.

    En Algérie, le déroulement de deux grèves générales successives a accéléré les scissions et les défections au sein du régime et a contribué à forcer la classe dirigeante à finalement abandonner Bouteflika. Début mars, le soutien exprimé au mouvement par les sections locales de l’UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens) dans les bastions ouvriers historiques de Rouiba et de Reghaïa, dans les grandes banlieues industrielles d’Alger (où l’on trouve la plus grande concentration industrielle du pays), a marqué un tournant décisif, annonçant l’entrée de la classe ouvrière comme force sociale dans ce mouvement.

    On pourrait dire que l’implication de la classe ouvrière a été plus spectaculaire à la veille du renversement de Bouteflika que depuis. C’est ce qui a poussé le Financial Times à se rassurer en déclarant à la mi-juin que “les manifestations de rue, qui attirent chaque vendredi des centaines de milliers de personnes de tous horizons, ont évité les appels à la grève générale ou à l’occupation permanente des places publiques, ce qui serait perçu comme des escalades”. Pourtant, il est clair que l’expérience des vagues de grèves de masse du mois de mars restera gravée dans l’esprit de chaque travailleur algérien et devrait revenir à l’ordre du jour dans un avenir proche.

    La chute d’Al Bashir et de Bouteflika a également initié un processus de réappropriation des syndicats par la classe ouvrière. Elle a pris des formes et des profondeurs diverses dans les deux pays, mais va généralement dans la même direction : des tentatives pour développer des structures syndicales de base démocratiquement contrôlées par la base.

    Les syndicalistes algériens et les dirigeants des principales fédérations régionales de l’UGTA ont organisé des rassemblements pour exiger la démission immédiate du secrétaire général de l’UGTA, Sidi Said, ardent défenseur de l’ancien régime. Parmi les slogans, il y a ” tout pour reconquérir l’UGTA pour la lutte des classes. Tout pour chasser le régime et les oligarques de l’UGTA. Tout pour dégager Sidi Saïd et de sa clique”. Sous la pression, Sidi Said a été contraint d’annoncer qu’il ne serait pas candidat à sa succession au 13e congrès de la fédération les 21 et 22 juin, un congrès qui avait été initialement annoncé pour janvier 2020.

    Cependant, bien que moins publiquement compromis, le nouveau secrétaire général de l’UGTA est un produit de la même clique bureaucratique, et le congrès est resté une affaire contrôlée par la bureaucratie et hautement protégée visant à assurer “un changement dans la continuité” et à tenir les “fauteurs de troubles” à distance. La lutte pour purger le syndicat des bureaucrates corrompus et favorables au régime reste à l’ordre du jour et devrait être couronnée par la demande d’un congrès spécial où seuls les délégués dûment et démocratiquement mandatés par la base décideraient de l’avenir du syndicat.

    Bien que l’UGTA ait conservé d’importants bastions régionaux et sectoriels, son soutien a été considérablement érodé par des décennies de trahisons et l’étroite collaboration de ses dirigeants avec l’État et les patrons. Dans ce contexte, plusieurs ” syndicats autonomes ” ont vu le jour ces dernières années et ont gagné une certaine influence, en particulier dans les secteurs publics tels que la santé et l’éducation. L’année dernière, ces syndicats ont convergé vers une Confédération des Syndicats Autonomes (CSA) qui représente environ quatre millions de travailleurs. C’est pourquoi la nécessaire réappropriation de l’UGTA par sa base devrait être combinée avec des propositions de front commun orientées vers ces syndicats autonomes, afin de construire l’unité d’action des travailleurs.

    Au Soudan, la situation est quelque peu différente, car le mouvement syndical y a souffert de méthodes beaucoup plus brutales de répression d’Etat. Dans les années 1990, les syndicats ont été purgés comme jamais auparavant, leurs membres emprisonnés et torturés en masse, et des sanctions draconiennes ont été imposées aux travailleurs en grève. L’Union Générale des Travailleurs Soudanais officielle est devenue complètement soumise au pouvoir en place. La SPA elle-même a dû fonctionner clandestinement pendant la plus grande partie de sa courte existence.

    Mais une indication de la ténacité des traditions syndicales est que depuis la chute d’Al Bashir, des tentatives de ressusciter des syndicats qui avaient été détruits par son régime ont été entreprises, avec certains de leurs anciens membres, avec une nouvelle couche de jeunes travailleurs, s’organisant pour les reconstruire. Ce fut le cas des cheminots d’Atbara, des dockers de Port Soudan, des travailleurs de la Banque Centrale du Soudan, des journalistes qui ont formé un ” Comité pour la Restauration de l’Union des Journalistes Soudanais “, etc. En outre, les travailleurs ont aussi, dans certains cas, pris le contrôle des syndicats officiels en chassant les dirigeants qui avaient collaboré avec l’ancien régime. Sous la pression, un gel a même été imposé aux syndicats affiliés au régime par la junte militaire après la destitution de Bachir. Au moment où le premier plan de grève a été mis en place, le Conseil militaire de transition (TMC) a annulé le gel, permettant à ces syndicats collaborateurs de reprendre leurs activités pour tenter de faire obstacle au développement de syndicats indépendants.

    Les comités

    Bien que largement sous-rapporté, le développement des comités révolutionnaires locaux (les ” comités de résistance “) semble avoir pris au Soudan un caractère de grande portée, peut-être plus qu’en Egypte et en Tunisie en 2011. Cela s’explique en partie par le fait que la formation des premiers comités de résistance au Soudan remonte déjà à 2013, lorsque le pays a connu une recrudescence des protestations contre le régime ; ces comités sont réapparus à une échelle plus large et plus organisée cette fois, et ont inclus la création de comités de grève dans un certain nombre de lieux de travail. Le régime est très conscient du danger de cette évolution, ce qui explique pourquoi les dirigeants des comités de résistance des quartiers de Khartoum ont été tués dans des assassinats ciblés par les milices du régime.

    Le fait qu’Internet ait été presque entièrement coupé par le TMC à partir de début juin a contribué à mettre le rôle de ce réseau de comités locaux de résistance sur le devant de la scène, car les manifestants ont été contraints de trouver un moyen de contrer la fermeture des télécommunications et d’Internet de la junte et ont utilisé ces comités pour rassembler leurs voisins, organiser des réunions communautaires, appeler à des manifestations, distribuer des tracts imprimés pour remplacer la communication numérique, etc.

    Bien que cela puisse changer, sous cet angle important, le caractère révolutionnaire du mouvement a été beaucoup plus prononcé au Soudan qu’en Algérie. En Algérie, si des comités de lutte sont apparus dans certains cas, et si des “comités autonomes” ont été mis en place par des étudiants dans la plupart des facultés universitaires, ce processus semble beaucoup plus inégal et moins avancé – même comparé au mouvement de masse en Kabylie en 2001, lorsque les masses ont créé des comités se substituant clairement aux structures étatiques officielles.

    Violence étatique et contre-révolutionnaire

    Dans ce dernier cas, ainsi qu’au Soudan aujourd’hui, la répression meurtrière de l’État a également incité les gens à créer des comités de défense pour se protéger. Pourtant, en Algérie, la violence de l’État a jusqu’à présent été largement contenue.

    Le seul fait que les généraux algériens, connus pour leurs méthodes brutales, semblent réticents à recourir à la violence contre les manifestants en dit long sur le volcan social sur lequel ils sont assis, et sur la peur d’allumer quelque chose de beaucoup plus grand. Les militaires ont jusqu’à présent hésité à mener une répression sanglante, craignant que cela ne fasse qu’intensifier la lutte contre le régime actuel. Les chiffres des manifestations hebdomadaires du vendredi ont diminué en juin, mais la situation reste extrêmement volatile et toute tentative de contenir le mouvement à grande échelle l’enflammerait immédiatement. Lahouari Addi, sociologue algérien à l’Institut d’études politiques de Lyon, a également mis en lumière une autre raison importante de la retenue du commandement militaire : “parce qu’ils ne sont pas sûrs que leurs troupes leur seront loyales”.

    Bien entendu, cela ne va pas de soi. Jusqu’à présent, le régime a opté pour une forme de répression plus ciblée et plus préventive pour faire une démonstration de force en vue d’une réaction plus large. Il s’agit notamment de l’arrestation d’un certain nombre de militants, dont la plus importante est Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des Travailleurs (PT), qui a été arrêté le 9 mai, accusée de “conspiration contre l’autorité de l’Etat”. Tout en ayant un passé militant et toujours qualifiée de “trotskiste” par la presse, Hanoune est connue pour ses liens étroits avec la famille de Bouteflika. Après les premières manifestations en février, elle s’est ridiculisée en affirmant que les slogans du mouvement n’étaient “pas contre Bouteflika”. Son arrestation semble avoir autant à voir avec les règlements de comptes entre factions rivales au sein du régime qu’avec ses critiques modérées du gouvernement actuel.

    Au Soudan, l’exposition des divisions de classe au sein de l’armée et la rébellion des rangs inférieurs ont joué un rôle très important dans les soulèvements révolutionnaires de 1964 et 1985. La sympathie instinctive pour la lutte révolutionnaire activement exprimée par de nombreux soldats de base et officiers subalternes a également été l’une des motivations qui ont poussé l’état-major général à se débarrasser d’Omar Al Bashir en avril, dans l’espoir de garder le contrôle sur ses propres troupes. C’est pourquoi des appels audacieux de classe aux rangs de l’armée, ainsi que la constitution de forces de défense populaires et ouvrières sous contrôle démocratique, devraient être un aspect clé de notre approche pour désarmer et vaincre la réaction. En se rangeant du côté du peuple, les soldats risquent bien sûr d’être traduits en cour martiale et sévèrement punis. Cela signifie qu’un véritable clivage entre les rangs de l’armée et leurs officiers réactionnaires ne peut se concrétiser qu’en proposant un programme politique et social audacieux capable de donner confiance aux soldats que la révolution peut gagner, et de les inciter à une action décisive.

    Les traditions de mutinerie au sein de l’armée soudanaise sont l’une des principales raisons pour lesquelles le régime d’Al Bashir avait soutenu les services de sécurité de l’État et incorporé des groupes paramilitaires pour construire un appareil d’État souple en cas de contestation révolutionnaire de son pouvoir. Son régime a supervisé une expansion massive des services de renseignement et des milices diverses.

    En 2014, l’UE a lancé le “processus de Khartoum”, dont une partie consiste à externaliser la police des frontières vers les États de la région pour arrêter les flux migratoires entre la Corne de l’Afrique et la mer Méditerranée. Il s’agit de former et de financer des gardes-côtes libyens qui rassemblent les migrants en mer et les renvoient dans les conditions brutales des camps de prisonniers libyens où ils sont victimes de la faim, de la torture, de viols et d’esclavage. Il s’agit également de fournir au gouvernement soudanais des millions d’euros qui ont été acheminés aux paramilitaires des ” Forces de soutien rapide ” (FSR), ramifications des brutales milices janjawides impliquées dans les atrocités massives pendant le conflit du Darfour, qui ont ainsi été chargées de resserrer l’étau sur les migrants et réfugiés africains tentant de fuir vers l’Europe. En d’autres termes, l’UE a un rôle direct dans le soutien et la professionnalisation des milices qui ont participé au massacre contre-révolutionnaire du 3 juin.

    Le massacre de Khartoum du 3 juin a marqué un tournant contre-révolutionnaire au Soudan. Comme l’a bien dit un commentateur, cette semaine-là, “le Darfour était venu à Khartoum”. Il ne fait aucun doute que derrière cette attaque meurtrière se cachait la crainte, non seulement chez la classe dirigeante nationale, mais aussi chez les despotes régionaux soutenus par le TMC (en particulier les monarques en Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis, ainsi que le régime égyptien) d’un mouvement qui était devenu une source d’inspiration pour des millions de personnes dans la région. Ils ont encouragé les dirigeants de Khartoum à s’attaquer au cœur de ce mouvement, poussés par leur désir de mettre fin aux tentations révolutionnaires qui pourraient se développer dans leur propre territoire.

    L’appréciation tactique de ce stratagème était plutôt tempérée dans les capitales et ambassades occidentales. Dans une déclaration publique inhabituelle, le département d’État américain a révélé que son sous-secrétaire d’État avait téléphoné au vice-ministre saoudien de la défense pour lui demander d’utiliser son influence saoudienne afin de calmer le carnage au Soudan. Bien que la Russie ait adopté une position belligérante, faisant écho à la justification du massacre par les FSR, la soi-disant “troïka” (Etats-Unis, Grande-Bretagne et Norvège) et l’Union africaine, via la médiation éthiopienne, ont depuis redoublé d’efforts pour tenter de contenir les “excès” du Conseil Militaire et pousser l’opposition à accepter un accord de partage du pouvoir avec lui.

    Il est clair que certaines ailes de la classe dirigeante, en particulier à l’ouest, sont conscientes et inquiètes qu’une nouvelle déstabilisation du pays pourrait entraîner de nouvelles vagues de réfugiés frappant à leurs portes ; mais plus immédiatement, qu’une répression sanglante et prématurée du mouvement pourrait provoquer une nouvelle escalade révolutionnaire.

    Et ils ont raison. En effet, le massacre du 3 juin n’a pas eu le même effet d’entraînement sur la révolution que le massacre de la place Rabia-El-Adaouïa par l’armée égyptienne en août 2013, par exemple, qui a ouvert la voie à une période de répression soutenue par le régime nouvellement instauré de Sisi. Comme Marx l’a expliqué, une révolution a besoin de temps en temps du fouet de la contre-révolution. C’est ce qui s’est passé au Soudan début juin : la réponse de la classe ouvrière au carnage s’est accompagnée d’une grève générale nationale qui a duré 3 jours. Les niveaux impressionnants d’adhésion à la grève dans tous les secteurs, malgré les menaces ouvertes des dirigeants du TMC, ont témoigné de l’humeur militante et de la détermination des travailleurs.

    La SPA – stratégie et tactique

    Pendant la grève, la SPA a encouragé les manifestants à construire des barricades sur les routes principales et les rues secondaires, mais au lieu de les surveiller, elle leur a conseillé à tort de fuir immédiatement. “Barricader et se retirer”, disaient-ils dans leurs messages. “Évitez les frictions avec les forces Janjawides.”

    Cette tactique laisse les gens isolés les uns des autres, surtout quand Internet est coupé. Cela compromet la possibilité de débattre collectivement de la manière de résister et de combattre le régime, et de montrer la force du mouvement et empêche l’échange d’expériences et le renforcement de la confiance des gens dans les manifestations de masse, les piquets de grève et les assemblées sur les lieux de travail et dans les quartiers. Les gens sont laissés à la merci des milices et des forces de l’État qui se voient confier le contrôle de l’espace public, et les masses restent sans préparation pour affronter et vaincre leur assaut. Depuis lors, les manifestants ont instinctivement réagi contre cette approche, en organisant des marches et des manifestations nocturnes, afin de reconquérir les rues.

    La grève générale aurait pu durer plus longtemps si ses dirigeants, ne sachant pas quoi en faire, ne l’avaient pas annulée après trois jours, sans avoir obligé le Conseil Militaire à céder. Les dirigeants de la SPA avaient d’abord appelé à une grève générale politique ouverte et à une désobéissance civile de masse afin de ” faire tomber le régime militaire comme seule mesure restante ” pour sauver la révolution. Ils avaient également déclaré avant la grève qu’il n’y aurait plus de négociations avec le TMC. Au lieu de cela, ils ont décidé de montrer leur “bonne volonté” au TMC et aux médiateurs éthiopiens venus dans le pays pour encourager un accord sur un gouvernement de transition, en annulant la grève et en retournant directement à la table des négociations.

    C’est la logique inéluctable d’essayer de maintenir un bloc politique uni au sein de la coalition de l’opposition, les ” Forces de la Déclaration de Liberté et de Changement ” (FDCF). Le SPA représente le noyau activiste du FDCF, mais ce dernier est une alliance interclasses impliquant des partis pro-capitalistes tels que le Parti Oumma, qui agit depuis le début ouvertement comme un frein paralysant à la lutte révolutionnaire. Ce parti, qui inspire beaucoup de méfiance à cause de ses alliances régulières avec l’ancien régime, s’est publiquement opposé à la première grève générale le 10 juin et a tweeté le tout premier jour de la deuxième grève générale : “Ce n’est pas bien de continuer une désobéissance civile sans limite dans le temps.”

    Le dimanche 30 juin, les masses se sont à nouveau montrées prêtes pour un affrontement révolutionnaire, lançant une nouvelle et imposante contre-offensive, la ” Million’s March “, qui a abouti à ce qui fut probablement la plus grande manifestation de rue de l’histoire soudanaise pour exiger la fin du régime militaire.

    Au milieu de ces pics successifs d’action de masse, les dirigeants de la SPA auraient pu lancer un appel aux comités de résistance, aux comités de grève et à d’autres organisations de base pour qu’ils s’unissent aux niveaux local, régional et national, dans le but de fédérer une assemblée nationale de délégués révolutionnaires qui aurait pu former un gouvernement de travailleurs et des masses révolutionnaires, déposer le Conseil Militaire et se partager le pouvoir.

    Au lieu de cela, les politiques de collaboration de classe du FDCF, auxquelles les dirigeants de la SPA ont lié leur destin, les ont conduits à la conclusion d’un accord formel de partage du pouvoir avec le Conseil militaire le 4 juillet. Cet accord a institué un ” conseil souverain ” composé de 11 personnes, cinq militaires, cinq civils et une autre présentée comme un civil (en réalité, un officier militaire à la retraite). La junte est également chargée de nommer l’un des siens à la tête du conseil pour les 21 premiers mois suivant sa formation. Cela signifie que la majorité des membres du Conseil sera loyale à la TMC, et qu’on ne touche pas à son emprise effective sur les principaux leviers du pouvoir et les milices terroristes.

    Nul doute que cet accord servira à désorienter et à démobiliser les masses, et que la junte reprendra sa répression contre le mouvement révolutionnaire sous prétexte de rétablir “l’ordre”. Un tel accord avec les bourreaux de la révolution est une trahison ouverte des masses révolutionnaires et a semé la confusion dans les rues. Après huit mois de lutte acharnée, et en l’absence d’une alternative perceptible, des éléments de lassitude existent et une partie des masses a vu dans cet accord le seul moyen réaliste de “maîtriser” le TMC. Cependant, l’euphorie supposée décrite par les médias après l’annonce de l’accord était plutôt calme et limitée, et les illusions actuelles seront très probablement éphémères.

    La conclusion de ce pacte a été accueillie avec amertume et colère par les sections les plus avancées des travailleurs et des jeunes militants révolutionnaires. Il a également mis en évidence graphiquement les contradictions de classe au sein du FDCF. Notre agitation devrait donc mettre un accent renouvelé sur la nécessité de rompre avec toutes les forces et tous les éléments politiques de la FDCF qui reposent sur cet accord pourri, et prêts à faire des compromis avec les généraux bouchers. Nous devrions utiliser cet exemple tragique pour souligner la nécessité de dirigeants responsables et d’un parti de masse indépendant qui soient sans réserve du côté de la lutte révolutionnaire menée par les travailleurs et les masses opprimées. Les forces pour construire un tel parti peuvent émerger du processus d’accentuation de la différenciation politique qui résultera inévitablement de l’accord récent.

    En effet, aucun partage de pouvoir pacifique n’est possible entre la révolution et la contre-révolution. L’arrangement actuel n’empêchera pas que les intérêts des millions de travailleurs, de jeunes, de femmes et de pauvres qui luttent pour un Soudan libéré de la dictature et de la pauvreté soient mis sur la voie d’une nouvelle collision avec les intérêts des généraux assassins et des chefs de guerre à la tête du TCM.

    Les ” Leçons d’Espagne ” de Trotsky restent une lecture extrêmement précieuse pour éduquer les nouvelles générations sur ces questions programmatiques clés. Il y expliquait que “le mot “républicain”, comme le mot “démocrate”, est un charlatanisme délibéré qui sert à dissimuler les contradictions de classe”. Remplacez ” républicain ” par ” civil “, et c’est aussi pertinent aujourd’hui qu’à l’époque. La revendication d’un gouvernement civil a toujours été utilisée par les forces bourgeoises locales et les puissances impérialistes pour défendre un gouvernement qui protège la continuation et les intérêts du capitalisme au Soudan.

    Cependant, il est également vital d’apprécier les différents niveaux de conscience des masses sur ces questions dans les processus révolutionnaires actuels au Soudan et en Algérie. Cette demande est comprise différemment pour les larges couches de la population des deux pays qui ont repris ce slogan, dont beaucoup n’ont connu que la domination militaire. Comme le nouveau conseil souverain au Soudan n’a même pas une façade entièrement civile, il est probable que la demande d’un ” gouvernement civil ” continuera d’avoir un large écho pendant un certain temps et sera perçue par beaucoup comme un moyen de faire comprendre la nécessité de faire tomber la junte militaire. Il est donc important d’articuler habilement notre revendication d’un gouvernement ouvrier et paysan pauvre, non pas en s’attaquant de front à la revendication d’un gouvernement civil, mais en soulignant les intérêts de classe opposés qui se cachent derrière ce slogan.

    Tout gouvernement de coalition pro-capitaliste, quelle que soit sa composition civile ou semi-civile formelle, sera extrêmement instable, naviguant entre les aspirations réveillées mais insatisfaites de millions de Soudanais, l’appui d’appareils militaires et de sécurité bien établis et une situation économique catastrophique, avec des dettes énormes et une inflation rampante. L’ambassadeur de Grande-Bretagne à Khartoum a déclaré à juste titre que “si la volonté du peuple soudanais n’est pas respectée, alors je pense que nous retournerons au soulèvement populaire”. Mais si la classe ouvrière et les masses populaires soudanaises ne prennent pas le pouvoir en main, des ailes de l’élite dirigeante seront tentées de résoudre la crise à leur manière, en coupant court à la longue période d’instabilité par le recours à un coup d’Etat, ou “nouveau 3 juin”, peut-être à une plus grande échelle.

    La possibilité pour la classe dirigeante de jouer la carte de l’islamisme, en utilisant l’islam politique de droite pour tromper le mouvement révolutionnaire et protéger les intérêts du capital, comme elle l’a fait pendant un temps en Tunisie et en Egypte, semble plus limitée. L’islam politique est en déclin tant au Soudan qu’en Algérie. Au Soudan, les Frères Musulmans ne sont pas une force d’opposition importante ; ils ont partagé le pouvoir avec Al-Bashir depuis son coup d’Etat en 1989. L’une des principales caractéristiques du soulèvement soudanais est son opposition ouverte au pouvoir des militaires et de leurs alliés fondamentalistes. Les masses soudanaises ont crié des slogans accusant les islamistes d’être responsables de la tyrannie du régime.

    En Algérie, l’expérience de la décennie noire a rendu la population profondément méfiante à l’égard des deux. Le MSP, branche algérienne des Frères Musulmans, a pour sa part collaboré avec l’armée et soutenu Bouteflika depuis sa première prise de pouvoir en 1999 jusqu’en 2012. La plupart des manifestants rejettent les tentatives des fondamentalistes de détourner le mouvement aussi fermement que la prétention des généraux d’en faire autant. Les manifestants en Algérie ont même expulsé certaines personnalités islamistes de leurs manifestations.

    A cela s’ajoute le fait remarquable que les femmes ont joué un rôle de première ligne dans ces luttes de masse dès le premier jour. Les femmes ont joué un rôle majeur dans l’histoire révolutionnaire de l’Algérie et renouvellent ces traditions, mettant en avant leurs propres revendications et s’organisant activement dans le mouvement plus large. Au Soudan, au cours de la répression du 3 juin et des jours suivants, des viols et des agressions sexuelles contre des militantes et des manifestantes ont été perpétrés par des agents de sécurité et des milices pour briser l’esprit révolutionnaire des femmes. Un manifestant a été cité par la BBC : “La [milice] sait que s’ils brisent les femmes, ils brisent la révolution.”

    Le climat actuel n’est donc pas très propice à l’agenda politique préconisé par les fondamentalistes islamiques. Cela dit, la stagnation et les revers du processus révolutionnaire, combinés aux sentiments de frustration populaire qu’ils peuvent engendrer, pourraient créer un terrain plus fertile pour ces forces réactionnaires dans l’avenir. Le TMC lui-même a essayé de monter des groupes salafistes contre l’opposition en accusant cette dernière d’être largement contrôlée par des “figures athées anti-charia”. A cela s’ajoutent les manœuvres contre-révolutionnaires proactives et l’argent acheminé par les Etats du Golfe Wahhabites.

    Jeux régionaux

    La nouvelle situation créée par l’éviction d’Al Bashir au Soudan se déroule dans un contexte d’intensification de la lutte internationale pour l’influence dans la région. Une rivalité entre l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis, d’une part, et le Qatar, la Turquie et l’Iran, d’autre part, a gagné la Corne de l’Afrique. Le Soudan est devenu un champ de bataille clé de cette rivalité.

    Entre 2000 et 2017, les États du Golfe ont investi 13 milliards de dollars dans la Corne de l’Afrique, principalement au Soudan et en Éthiopie. En décembre dernier, des représentants de Djibouti, du Soudan et de la Somalie se sont réunis à Riyad pour discuter de la création d’une nouvelle alliance de sécurité pour la mer Rouge. Les Émirats Arabes Unis ont une base militaire en Érythrée depuis 2015 et en construisent une autre au Somaliland. Le régime saoudien prévoit également d’en construire une à Djibouti.

    La Turquie a également fait des incursions dans la région, encourageant des relations étroites avec le gouvernement somalien, y établissant des installations militaires et obtenant des contrats pour les entreprises turques, qui gèrent désormais les ports et aéroports de la capitale. Le régime turc a conclu divers accords commerciaux et militaires avec le régime d’Al Bashir en 2017, notamment un accord pour la remise de l’île soudanaise de Suakin à l’Etat turc, afin d’établir une présence militaire sur la mer Rouge.

    Le renversement d’Al Bashir a ouvert une nouvelle situation, permettant un certain remaniement des cartes, l’axe saoudien devançant la Turquie et développant un ascendant sur les dirigeants militaires actuels à Khartoum. Les chefs du Conseil militaire ont déclaré que l’île de Suakin est une ” partie inséparable ” du Soudan, se sont engagés à soutenir le régime saoudien contre toute menace émanant de l’Iran et à continuer de déployer des troupes soudanaises au Yémen pour aider les Saoudiens dans leur guerre contre les Houthis.

    La coalition saoudienne-émiratienne a utilisé des soldats soudanais pour externaliser sa guerre contre le Yémen, réduisant ainsi le nombre de morts saoudiennes et atténuant ainsi la dissension interne. Cependant, le fait que les masses soudanaises revendiquent de rapatrier les troupes soudanaises du champ de bataille yéménite dans le contexte de leur lutte révolutionnaire, montre combien l’action de masse de la classe ouvrière dans un pays peut aider à renverser les tendances réactionnaires au niveau régional. Bien sûr, la façon dont cela peut être se faire dépend du programme et de la direction qui guidera ces luttes. Pourtant, il ne fait aucun doute que la poursuite de la guerre au Yémen et de l’envoi de Soudanais pauvres pour servir de chair à canon aux intérêts de l’élite saoudienne alimenteront la rage révolutionnaire contre le ” nouveau ” régime à Khartoum.

    Question nationale

    Comme nous l’avons vu dans nos rangs par le passé, les termes “printemps arabe” et “révolution arabe” doivent être traités avec prudence. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit des mouvements révolutionnaires en Algérie et au Soudan, pays où d’importantes minorités de la population ne sont pas arabes et où existent des questions nationales sensibles. Un programme marxiste pour résoudre la question nationale, reliant la lutte contre l’oppression nationale à un programme de classe, est crucial pour surmonter les tentatives de la classe dirigeante d’exploiter et d’approfondir les divisions nationales.

    Le Soudan n’a jamais été une nation intégrée ; comme la plupart des pays africains, c’est un cadeau empoisonné hérité des politiques de “diviser pour mieux régner» de l’impérialisme occidental. Les 43 millions d’habitants du territoire actuel du Soudan sont composés à 70 % d’Arabes, les 30 % restants étant des groupes ethniques arabisés de Bejas, de Coptes, de Nubiens et d’autres peuples. Il y a aussi près de 600 tribus au Soudan qui parlent plus de 400 dialectes et langues. Les divisions raciales et tribales, en particulier entre les Arabes ethniques qui vivent le long du Nil et les Africains à la peau plus foncée qui constituent la majorité dans les régions périphériques, ont été pleinement exploitées par le régime d’Al Bashir pour consolider son pouvoir.

    Cependant, lorsqu’en février, Al Bashir a tenté d’attribuer les manifestations à de prétendus étudiants terroristes du Darfour, la tactique s’est retournée contre eux de manière spectaculaire, de nombreux manifestants ayant repris le slogan : “Oh, raciste arrogant, nous sommes tous du Darfour”. Cela met en évidence l’une des caractéristiques uniques de ce mouvement par rapport aux luttes révolutionnaires passées au Soudan : qu’il se soit propagé à tout le pays. Les révolutions de 1964 et 1985 se sont principalement limitées à la capitale et aux villes du Nord, avec une forte division entre le centre et les périphéries ; il s’agit cette fois-ci d’un mouvement “national”, qui a naturellement englobé tous les coins du pays, unissant en action les travailleurs et les pauvres quelle que soit leur origine ethnique.

    Cela étant dit, si la lutte révolutionnaire n’est pas menée à la victoire et n’aboutit pas à terme à une restructuration fondamentale de la société selon les lignes socialistes impliquant le droit à l’autodétermination pour toutes les nationalités opprimées (comme les peuples des Monts Nouba et du Darfour), les divisions de longue date, notamment le danger de guerre ethnique, peuvent refaire surface.

    En Algérie, l’éruption spectaculaire des masses s’est également produite à une échelle géographique étendue, avec un essor dans les 48 wilayas (départements) du pays. Le mouvement est particulièrement mobilisé dans la région de la Kabylie, où les griefs économiques et sociaux se mêlent à une forte identité amazighe (berbère) forgée par des décennies de tentatives du régime algérien pour supprimer les droits linguistiques et culturels de la minorité amazighe, en imposant une politique d’arabisation et la marginalisation économique. La reconnaissance de la langue amazighe comme langue nationale et officielle est un développement récent (2016), qui ne s’est faite que sous une pression énorme des masses.

    La possibilité que cette question refasse surface, en partie sous l’impulsion des provocations chauvines de la clique militaire d’Alger, a été récemment démontrée par les attaques du chef d’état-major de l’armée Gaïd Salah contre la proéminence du drapeau amazigh dans les manifestations de rue. Après avoir annoncé le 19 juin que seuls les drapeaux nationaux seraient autorisés, des dizaines de manifestants portant des drapeaux amazighs ont été arrêtés par la police.

    Le régime algérien s’est efforcé au fil des années de se cacher continuellement derrière une certaine façade ” progressiste “. Par exemple, il soutient rhétoriquement la cause des peuples sahraouis et palestiniens, et a adopté une approche prudente sur les interventions étrangères en Libye, en Syrie et au Yémen. Il a également refusé l’installation de centres de transit pour les migrants à l’intérieur du pays. Cependant, ce n’est qu’un côté de la médaille. Si l’Algérie n’est pas encore devenue un valet complet de l’impérialisme, elle est de connivence avec l’impérialisme sur de nombreux fronts. Le régime a signé un ” partenariat exceptionnel ” avec l’impérialisme français, avec lequel il a collaboré dans son intervention militaire au Mali. En février, l’armée algérienne a participé, au Burkina Faso puis en Mauritanie, à des manœuvres militaires de grande envergure placées sous la supervision de l’Africom. Ces contradictions dans la politique étrangère d’un régime traditionnellement orienté vers le soi-disant “non-alignement” ne peuvent que s’accentuer dans la période à venir, une période de concurrence inter-impérialiste accrue au niveau régional et de réveil politique de masse au niveau national.

    Des contradictions similaires persistent dans l’économie algérienne. Les secteurs de l’énergie et des mines restent majoritairement étatiques, à la consternation de l’aile néo-néolibérale du régime et des entreprises occidentales qui veulent accélérer les réformes du marché libre. Ces dernières années, le gouvernement algérien a freiné une grande partie de la libéralisation de l’économie promise, arrêté la privatisation des industries publiques et maintenu la “loi sur l’investissement” – qui stipule que les entreprises nationales qui s’associent à des partenaires étrangers doivent détenir la majorité des actions. Ces questions continueront d’alimenter les tensions entre les factions rivales de la classe dirigeante, d’autant plus dans le contexte d’un mouvement ouvrier plus affirmé, et du détrônement de la figure politique principale qui jouait le rôle “d’arbitre” de ces tensions.

    Droits démocratiques et lutte pour le socialisme

    Sur les traces des traditions bonapartistes algériennes, le général Ahmed Gaïd Salah tente de se faire passer pour le nouvel homme providentiel. Pour tenter de conquérir la population, il a jeté en prison certains des principaux oligarques et amis de Bouteflika et a lancé des enquêtes anti-corruption. Pour affirmer son autorité, il s’est appuyé sur l’application de l’article 102 de la Constitution, qui sacrifie le Président mais maintient la Constitution hyper-présidentielle actuelle, le gouvernement, le conseil constitutionnel, les deux chambres du Parlement et toutes les institutions de l’ancien régime.

    L’élection présidentielle initialement prévue par le régime pour le 4 juillet a été annulée, en raison de leur rejet massif dans les rues, et alors que de plus en plus de maires et de magistrats, sous la pression croissante de la base, annonçaient leur refus de les organiser. Dans un tel contexte, l’appel rassembleur en faveur d’élections libres à une assemblée constitutionnelle révolutionnaire nationale, supervisée par des comités locaux devant être formés dans toutes les communautés pour assurer le caractère démocratique et non corrompu du vote, revêt une pertinence particulière.

    Alors que les masses sortent d’un régime autoritaire, les marxistes devraient accorder l’importance qui leur revient à la défense et à la lutte pour tous les droits démocratiques, tels que la liberté de réunion, la liberté de la presse, le droit d’organisation et de grève, la libération des détenus politiques, etc. Mais, bien sûr, ils ne devraient pas être isolés, mais faire partie d’un programme global de changement socialiste. En outre, nous devons souligner que la classe ouvrière et le peuple révolutionnaire ne peuvent avoir confiance qu’en leurs propres forces pour conquérir et maintenir ces droits. Par exemple, c’est la lutte de masse en Algérie qui a permis la reconquête du droit de manifester dans tout le pays, notamment dans la capitale Alger, où cela était interdit par le régime depuis 2001.

    Le PST (Parti Socialiste des Travailleurs) en Algérie, qui fait partie du Secrétariat Unifié, plaide en faveur d’un ” gouvernement provisoire pour défendre la souveraineté nationale “. Le Parti communiste soudanais prône une ” autorité transitoire démocratique et civile “. Ces slogans suggèrent qu’un stade démocratique stable peut être assuré sans renverser le capitalisme ; ils ne délimitent pas le contenu de classe du gouvernement pour lequel les masses révolutionnaires doivent se battre. Ce sont deux variantes de l’ancienne théorie menchévique, adoptée plus tard par les staliniens, selon laquelle les étapes démocratiques et socialistes de la révolution sont deux chapitres historiques distinctement indépendants, nourrissant la dangereuse illusion qu’une forme viable de régime démocratique favorable aux masses peut être obtenue sans remettre en question les relations bourgeoises de propriété.

    En pratique, cette théorie a ouvert la voie à des alliances politiques traîtresses et à des collaborations gouvernementales avec des ennemis pro-capitalistes, se drapant d’un masque progressiste pour mieux tromper les masses et mettre fin à leur lutte. Ces politiques ont irrémédiablement entraîné des défaites catastrophiques pour la classe ouvrière dans les révolutions, de la Chine en 1925-27 à l’Iran dans les années 1980. Elles constituent une partie centrale de l’explication de la faiblesse de la gauche aujourd’hui dans une grande partie du Moyen-Orient et de l’Afrique.

    Le Parti communiste soudanais (SCP), qui avait autrefois exercé une influence politique considérable en tant que l’un des plus grands partis communistes du continent, a été historiquement décimé à la suite de cette politique désastreuse des ” étapes “, se mettant toujours à la remorque de ce qui était présenté comme les sections ” progressistes ” de la bourgeoisie nationale, plutôt que de poursuivre une politique de classe indépendante pour unir les masses derrière des objectifs socialistes.

    Malheureusement, les dirigeants actuels du SCP ne semblent pas avoir tiré de leçons de leur propre histoire. Dans un communiqué publié début juin, le parti a ouvertement admis : “Nous devons nous soumettre aux souhaits de la majorité de nos partenaires du FDCF et avons accepté de nous asseoir avec le TMC pour négocier un transfert de pouvoir basé sur des modalités de partage du pouvoir avec le TMC. Pour notre part, nous avons vu qu’un changement de position aussi drastique serait coûteux, ne répondant pas aux aspirations de millions de personnes de notre peuple à un véritable changement, et surtout, nous avons du endurer le fort mécontentement visible de certains de nos loyaux membres, amis et sympathisants. Cependant, comme nous étions régis par les termes et les règles du FDCF, nous avons choisi d’agir de manière pragmatique et de prendre la position qui assure l’unité de l’opposition sous la direction du FDCF.”

    C’est dans la même logique que s’inscrit le slogan d’un ” gouvernement des compétences nationales ” défendu par le Front Populaire en Tunisie en 2013. Elle a abouti à la conclusion d’un accord programmatique entre le Front populaire et “Nidaa Tounes”, c’est-à-dire le principal parti politique représentant l’ancien régime dictatorial et les forces pro-restauration, sous prétexte de construire un front “civil” contre les islamistes de droite d’Ennahda. Le Front populaire ne s’est jamais vraiment remis de cette terrible trahison et a gaspillé une formidable opportunité révolutionnaire qui avait objectivement posé la question du pouvoir de la classe ouvrière en Tunisie durant l’été de cette année-là.

    Pour remporter des victoires dans la lutte révolutionnaire de masse et jeter les bases pour en finir avec de la misère, de la crise, de l’exploitation et de l’oppression actuelles, une transformation socialiste de la société est nécessaire. Trotsky a expliqué dans la théorie de la révolution permanente comment toutes les tâches de la révolution démocratique bourgeoise – la question nationale, la terre, les droits démocratiques, la “modernisation” – sont liées à la lutte contre le capitalisme et l’impérialisme.

    Alors que les magnifiques soulèvements révolutionnaires en Algérie et au Soudan ont montré une fois de plus l’héroïsme révolutionnaire dont sont capables les travailleurs, les femmes et les jeunes, les directions des forces politiques actuelles de la gauche organisée ne sont malheureusement pas à la hauteur des tâches historiques posées par ces mouvements. Cela ne fait que souligner l’importance pour le CIO de renouveler ses efforts pour aider à la construction de forces marxistes révolutionnaires dans ces pays et dans toute la région.

  • Grève climatique mondiale. Quelle doit être la suite du mouvement ?

    Cartoon de Naor Kapulnik

    L’année scolaire 2018-2019 a été marquée par les grèves climatiques de la jeunesse qui ont ébranlé le monde. Ce mouvement a été lancé par Greta Thunberg, une élève suédoise de 15 ans, qui a séché les cours pour aller protester devant le parlement de son pays et exiger que le gouvernement traite le changement climatique comme une crise, et agisse en conséquence. La Suède venait en effet de connaitre l’été le plus chaud de son histoire, et plus de 60 incendies de forêt.

    Par Eleni Mitsou, Xekínima (CIO-Grèce)

    La grève de Greta a inspiré des centaines de milliers d’élèves dans le monde entier. Des grèves et des manifestations climatiques hebdomadaires ont éclaté de l’Australie au Canada en passant par l’Allemagne, la Belgique, l’Angleterre, etc. Au plus fort du mouvement, il y a eu les deux journées de grèves et de marches mondiales pour le climat, en mars et en mai, auxquelles ont participé plus d’un million d’élèves et de jeunes dans 128 pays du monde.

    Alors que de nouvelles grèves et marches mondiales pour le climat sont prévues entre le 20 et le 27 septembre, la question qui se pose est : comment ce mouvement peut-il avancer, se développer et atteindre ses objectifs ?

    Dans quel camp sont nos dirigeants ?

    Sous la pression du mouvement pour le climat, les gouvernements britannique, français, canadien et irlandais ont déclaré une « urgence climatique ». Cependant, ils n’ont pris aucune mesure concrète pour lutter contre le réchauffement de la planète et les changements climatiques qui en découlent. Au contraire, ils continuent de donner 28 milliards de dollars par an à l’industrie des hydrocarbures, tant au pays qu’à l’étranger, sous la forme de subventions, de réductions d’impôt et d’autres aides financières.

    Un certain nombre de directeurs de multinationales, qui ont formé un groupe appelé la « B Team », prétendent également soutenir les grèves pour le climat et travailler sur des solutions et politiques durables dans leurs entreprises. Cependant, si l’on examine de plus près les propositions et les politiques « durables » de ces grands patrons, on s’aperçoit qu’il s’agit soit de pseudo-solutions, soit d’un simple « greenwashing ».

    Par exemple, Sir Richard Branson, le cofondateur de la « B Team » et propriétaire du groupe Virgin, a déclaré que Virgin Airlines utilise des biocarburants dans un certain nombre de vols. Cependant, les biocarburants ne sont ni une solution écologique, ni une solution durable. Il y a un an, le même Sir Branson célébrait l’utilisation sur un vol commercial d’un autre type de kérosène prétendument « durable ». Encore une fois, le carburant ne provenait pas de sources d’énergie renouvelables, de la technologie de l’hydrogène ou de toute autre technologie écologique, mais de « gaz industriels recyclés riches en carbone ». Virgin affirme que le carburant produit par le recyclage des gaz industriels émet beaucoup moins de gaz à effet de serre. Bien que cela reste à prouver par des scientifiques qui ne travaillent pas pour Virgin, il est clair qu’il est toujours question de combustible fossile, que le processus de « recyclage » ne rend pas plus « vert ».

    On ne peut pas faire confiance aux grands patrons et aux politiciens des partis pro-capitalistes qui prétendent être du côté du mouvement. Depuis le début des années 1960, les scientifiques mettent en garde contre les effets des émissions de gaz à effet de serre sur la planète. Cependant, le premier sommet sur le climat, à Genève, n’a eu lieu que près de 20 ans plus tard, en 1979 ! C’est à peu près au même moment que les grandes entreprises pétrolières comme Exxon sont arrivées à la conclusion que la combustion de combustibles fossiles affecte le climat de la Terre et que dans les décennies à venir, la température allait augmenter de +1 à +2 °C. Quarante ans plus tard, les gouvernements du monde entier n’ont toujours pas pris la moindre mesure substantielle pour arrêter ou du moins ralentir le réchauffement planétaire et le changement climatique.

    Face à une crise climatique qui menace la vie sur terre telle que nous la connaissons, les gouvernements capitalistes ne sont toujours pas prêts à prendre les mesures radicales qui s’imposent pour faire face au réchauffement climatique. La raison en est qu’ils ne sont pas prêts à entrer en conflit avec certains des « membres » les plus éminents de la classe dont ils représentent les intérêts, à savoir les grandes sociétés pétrolières, gazières et charbonnières et d’autres industries qui dépendent absolument du pétrole et du gaz pour leurs produits et leurs profits, telles que l’industrie plastique.

    L’industrie des combustibles fossiles produit 86 % de l’énergie de la planète (électricité, chauffage, combustibles, etc.) et, selon l’une des dernières études du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), « l’utilisation des énergies fossiles est responsable d’environ 85 % des émissions anthropiques de CO2 produites chaque année ». Il n’y a donc pas d’autre moyen d’enrayer le réchauffement de la planète et les changements climatiques que de cesser d’extraire et de bruler du pétrole, du gaz et du charbon et de se tourner vers les sources d’énergie renouvelables et d’autres technologies véritablement écologiques.

    Renforcer le mouvement de grève de la jeunesse pour le climat

    Les grèves climatiques doivent donc se poursuivre et s’amplifier, tant du point de vue du nombre de jeunes qui y participent et du nombre de pays où elles ont lieu, que du point de vue de leur extension vers des grèves des travailleurs, notamment des grèves générales capables de paralyser la production capitaliste et de menacer les profits des élites capitalistes. Et, bien sûr, ces actions de grève doivent être organisées de façon plus démocratique et plus efficace.

    Les médias sociaux et les initiatives personnelles ont largement contribué à construire ce mouvement et à organiser les journées de grève mondiale, mais ils ont aussi ouvert la voie aux « leaders » autoproclamés, qui se font souvent concurrence les uns les autres. Pareil fonctionnement empêche aussi de mener un véritable débat sur les revendications à présenter au nom du mouvement, puisque n’importe qui est libre de parler en notre nom, et laisse de la place aux représentants des multinationales et des partis pro-capitalistes, qui n’ont pas honte de se joindre à nos actions, prétendant soutenir le mouvement et sa cause.

    Si des réunions sur le climat se tenaient dans toutes les écoles chaque semaine ou chaque mois, et si chaque école élisait un comité ou un groupe de représentants pour discuter des revendications, et pour planifier et coordonner les actions de grève avec les comités des autres écoles, ce serait un grand pas vers une organisation plus efficace et plus démocratique du mouvement, pour mobiliser encore plus de monde. De plus, si les comités de jeunes se coordonnaient de la même manière avec des comités de travailleurs élus sur le lieu de travail ou dans les quartiers, on pourrait voir l’émergence d’un mouvement extrêmement puissant unissant les jeunes et la classe des travailleurs.

    Les élèves ne peuvent à eux seuls contraindre les capitalistes qui contrôlent l’économie et prennent toutes les décisions politiques à prendre les mesures radicales coordonnées qui s’imposent à l’échelle mondiale pour sauver la planète.

    Le mouvement pour le climat peut croître en nombre et en force en s’associant à d’autres mouvements et luttes pour l’environnement implantés « localement », comme la lutte contre l’extraction du lignite (charbon) en Allemagne, contre les mines d’or hyperpolluantes en Grèce, en Turquie et en Roumanie, contre l’extraction des gaz de schiste, contre le forage en haute mer, contre les nouveaux oléoducs au Canada, en Angleterre, aux Etats-Unis et ailleurs. Il est également important d’agir de concert avec les peuples autochtones des Amériques qui se battent pour préserver leurs terres et leurs réserves d’eau, ou contre la destruction de la forêt en Indonésie, au Brésil et en Afrique, comme la lutte menée contre Shell par le peuple Ogoni au Nigeria.

    Il faut également nouer des liens en vue d’actions communes avec d’autres campagnes et mouvements tels que le mouvement mondial de lutte pour les droits des femmes (qui a organisé des mobilisations incroyables ces dernières années et remporté un certain nombre d’importantes victoires), le mouvement pour les droits des LGBTQ+, et le mouvement antiraciste et antifasciste – n’oublions pas que les partis et groupes d’extrême-droite nient pratiquement tous la réalité du changement climatique ou, dans le meilleur cas, nient le fait que le changement climatique soit causé par les émissions de gaz à effet de serre provoquées par l’homme.

    Plus important encore, les grèves des jeunes pour le climat doivent être associées au mouvement des travailleurs et travailler à un mouvement unifié et consolidé des travailleurs et des jeunes. Les grèves des travailleurs ont le pouvoir de renverser les gouvernements, d’imposer des changements radicaux dans la société et, sous certaines conditions, de provoquer des révolutions. Ils ont ce pouvoir parce que les travailleurs sont ceux qui produisent tous les biens et services de la société : ce sont eux qui produisent toutes les richesses, y compris les profits qui font les riches.

    Construire un tel mouvement ne sera pas une tâche facile. À une époque où la grande majorité des dirigeants syndicaux ont atteint un nouveau niveau de bureaucratie et de dégénérescence et n’appellent même pas à faire grève pour lutter contre les licenciements, les fermetures d’entreprise, les réductions de salaires ou les mauvaises conditions de travail, il est très peu probable qu’ils appellent à une action réelle sur l’environnement. La majorité des responsables syndicaux ferment les yeux sur le mouvement de grève pour le climat et, dans les rares cas où ils le soutiennent en parole, ils ne sont pas prêts à prendre l’initiative. Par exemple, Verdi, qui est le syndicat allemand des travailleurs des services, fort de 2 millions de membres, en cherchant à se présenter comme luttant contre le changement climatique, a appelé ses membres à se joindre, s’ils le pouvaient, aux grèves pour le climat, mais tout en indiquant clairement qu’il n’appellerait pas à une grève officielle.

    Ainsi, là où les syndicats sont contrôlés par des directions bureaucratiques et dégénérées, les militants environnementaux doivent s’adresser à la base syndicale, aux délégués et aux larges fronts de gauche, pour les rallier au mouvement de grève pour le climat et essayer de créer des comités de grève dans les syndicats qui organiseront la base et feront pression sur les directions syndicales pour lutter activement contre le changement climatique. D’ailleurs, cela renforcera du même coup la capacité de résistance des travailleurs face à toutes les attaques contre leurs droits, leur salaire et leur emploi.

    Les luttes pour l’environnement et les luttes des travailleurs ne sont pas opposées l’une à l’autre. Dans de nombreux pays, les capitalistes et les bureaucrates syndicaux s’opposent à ces deux formes de lutte, en les divisant. Ils affirment qu’une politique environnementale, la transition des énergies fossiles à l’énergie verte, etc. mèneront forcément à des pertes d’emplois et à une hausse des taxes.

    Cependant, si les syndicats et les comités des travailleurs, des jeunes, des communautés locales, etc. élus démocratiquement prenaient le contrôle du processus de transition à une économie verte et durable, ils pourraient garantir qu’aucun emploi ne serait perdu, que les travailleurs seraient au besoin réorientés vers d’autres secteurs de l’économie, sans perdre leur salaire au cours de ce processus de transition. D’ailleurs, dans de nombreux cas, le passage aux technologies vertes est justement la solution idéale pour garantir l’emploi des travailleurs. Prenons l’exemple des travailleurs du chantier naval emblématique Harland & Wolff en Irlande du Nord, qui luttent pour sauver leur emploi : ces travailleurs exigent que le gouvernement nationalise le chantier naval pour sauver son avenir. Ils expliquent qu’avec leur savoir-faire et leur équipement, ils pourraient produire des éoliennes pour jouer un rôle important dans la transition de l’Irlande vers l’énergie verte et une économie verte.

    Se battre pour l’avenir

    L’ONU a averti que nous ne disposons que d’à peine dix ans pour prendre les mesures qui s’imposent pour maintenir l’augmentation de la température mondiale à 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle entre 2030 et 2052.

    Si nous parvenons à maintenir l’augmentation de la température mondiale à 1,5 °C, la prochaine génération aura encore la possibilité de revenir à « l’Holocène » – l’ère de l’homme moderne – ou du moins à une époque proche de celle-ci – l’ère où la civilisation humaine s’est développée, et qu’elle risque à présent de quitter. Certes, une hausse de température de plus de 1,5 °C ne signifiera pas la fin de la vie sur Terre. Mais elle signifiera bel et bien la fin de la vie sur Terre telle que nous la connaissons. La vie de centaines de millions, voire de milliards de personnes sera gravement menacée, des millions d’espèces vivantes seront perdues et une grande partie de notre planète deviendra inhabitable.

    Les jeunes et les travailleurs, les mouvements de lutte pour l’environnement, pour les droits des femmes, pour les droits des LGBTQ+ et antifasciste doivent lutter ensemble contre le réchauffement climatique et le changement climatique. Et nous devons être conscients qu’il s’agit d’un combat qui remet en question le système capitaliste lui-même, parce que les mesures et les actions nécessaires pour sauver la planète sont incompatibles avec le fonctionnement de ce système.

    • La consommation d’énergie fossile est responsable d’environ 85 % des émissions anthropiques de CO2 produites chaque année. Nous devons mettre fin à la combustion d’hydrocarbures pour la production d’énergie et de plastique au cours des prochaines années et nous tourner radicalement vers des technologies qui utilisent des sources d’énergie renouvelables (vent, soleil, vagues, etc.) et l’hydrogène. La technologie pour ce faire est disponible. Ce qui manque au système, c’est la volonté politique de faire la transition.
    • L’industrie des combustibles fossiles et ses produits sont responsables de 91 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre industrielles et d’environ 70 % des émissions de gaz à effet de serre liées à l’activité humaine. Une centaine de multinationales seulement sont responsables à l’échelle mondiale d’environ 71 % des émissions industrielles de gaz à effet de serre et de la moitié des émissions sur la planète liées à l’activité humaine ! Aucune d’entre elles n’abandonnera volontiers les bases sur lesquelles ses profits prospèrent. Nous devons donc faire en sorte que ces entreprises deviennent la propriété de la collectivité pour être contrôlées par elle, en utilisant leurs richesses pour les convertir, sans perte d’emplois, en entreprises qui produiront de l’énergie et du carburant provenant de sources d’énergie renouvelables et de la technologie de l’hydrogène, et pour planifier la production énergétique en fonction des besoins sociaux et non des profits capitalistes.
    • Un très petit nombre d’entreprises contrôlent la grande majorité de la production et du commerce des denrées alimentaires dans le monde. Ces multinationales sont responsables de 75 % de la déforestation dans le monde (qui représente 15 à 20 % des émissions de CO2), de la destruction d’autres écosystèmes précieux et de l’utilisation massive de produits agrochimiques qui affectent la nature et notre santé. L’alimentation et l’agro-industrie sont également les deuxièmes plus importantes sources d’émissions d’autres gaz à effet de serre, tels que le méthane (56 %). Elles sont responsables de 19 à 29 % des émissions totales de gaz à effet de serre liées à l’activité humaine. Nous devons arracher ces entreprises des mains des capitalistes, arrêter la déforestation, organiser un programme de reforestation massive à l’échelle mondiale et planifier la production alimentaire de manière durable et respectueuse de l’environnement, ce qui implique de cultiver davantage notre nourriture localement, en utilisant des variétés traditionnelles de semences et de bétail, et de (re)sensibiliser la population au problème de la consommation excessive de viande et de ses effets négatifs tant sur l’environnement que sur la santé personnelle.
    • Nous devons mettre en œuvre un plan d’investissement public de masse pour construire des logements et moderniser les logements actuels, assurer un service gratuit et efficace de recyclage et de réparation de nos biens plutôt que d’incinérer les déchets et/ou de les envoyer pourrir dans des pays pauvres. Toutes ces mesures seraient plus qu’abordables si les richesses que nous produisons tous n’étaient pas accaparées par une petite élite qui contrôle l’économie et l’élite politique.
    • Toutes ces actions, ainsi que celles qui sont nécessaires pour réparer les dommages environnementaux infligés aux écosystèmes, pourraient créer des millions de nouveaux emplois décents. Les travailleurs des industries et des secteurs touchés par la transition écologique doivent se voir garantir des emplois et une reconversion sans perte de salaire. Investir dans les énergies renouvelables crée beaucoup plus d’emplois : pour chaque emploi créé par un investissement dans les énergies fossiles, le même montant produit 5 à 7 emplois « verts ».
    • Nous avons besoin d’une forte hausse du financement public de la recherche scientifique démocratique et indépendante pour mieux comprendre et combattre le changement climatique, pour développer davantage les technologies de production et de stockage de l’énergie verte, pour développer davantage les matériaux respectueux de l’environnement (par exemple les matériaux qui remplaceront le plastique, tels que le béton écologique et autres matériaux de construction), etc. L’argent du gouvernement qui est actuellement dépensé en subventions, en allègements fiscaux et en mesures incitatives pour les entreprises de combustibles fossiles devrait être consacré à la recherche. Il n’est pas nécessaire de souligner que les résultats de cette recherche doivent appartenir à l’ensemble de la société et être utilisés pour le bien commun : ils ne devraient pas pouvoir être achetés, brevetés et utilisés à des fins lucratives par les multinationales.
    • C’est NOTRE planète : nous devons donc planifier et gérer démocratiquement l’économie, avec pour principe de base le droit de chacun à une vie exempte de pauvreté, d’oppression et de destruction ; une économie fondée sur la durabilité pour assurer que nous ayons tous un avenir sur cette planète. Combattre le capitalisme pour le remplacer par une société aspirant à satisfaire les besoins des gens et non les profits des entreprises, une société qui respecte l’environnement au lieu de le détruire, dirigée par une vraie démocratie et non par les multinationales qui contrôlent notre l’économie et notre vie politique : une société socialiste démocratique !
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