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  • 25 ans du génocide au Rwanda (5). Les contradictions actuelles du Rwanda et la réponse des marxistes

    Kagame. Photo de Wikimedia

    Comment le capitalisme a engendré la barbarie dans la région des Grands Lacs (Cinquième partie)

    Il y a 25 ans, un événement historique d’une horreur inouïe a eu lieu en Afrique de l’Est : le génocide des Tutsis et le massacre des Hutus modérés. Cet événement qui fut médiatisé sidéra le monde entier. La barbarie à l’échelle industrielle entraina la mort de 800.000 à 1.000.000 personnes en 3 petits mois. 25 ans plus tard, c’est l’occasion de revenir sur les causes et les conséquences de ce massacre pour le Rwanda et toute la région. Nous publions cette analyse en plusieurs parties, de la période précédant la colonisation à la situation actuelle, en passant par la colonisation, la décolonisation et la période du génocide elle-même. Place maintenant à la dernière partie.

    Par Alain Mandiki

    Le Rwanda post-génocide voit l’arrivée au pouvoir du Front patriotique rwandais (FPR). Afin de maintenir la stabilité de son régime, le FPR lutta contre les divisions ethniques héritées de l’ancien régime. La mention de l’ethnie fut retirée de la carte d’identité, les écoles furent ouvertes à tous et les orphelins furent dispensés de minerval. Mais les contradictions du régime capitaliste ont rendu bancale la reconstruction de la société. L’aide internationale n’est pas arrivée jusqu’aux victimes dans les villes et villages. La mémoire politique du génocide a été confisquée par le régime. D’une part pour faire taire toute opposition en interne et d’autre part pour discréditer la communauté internationale lorsque celle-ci se met en tête de critiquer le régime : celui-ci peut à tout moment agiter le spectre de l’implication impérialiste ou de l’inaction d’autres durant le génocide.

    La détribalisation de la société n’a pas abouti à un partage démocratique du pouvoir. En fait, de nouvelles contradictions ont émergé. Les batutsi autour de Kagame qui avaient émigré en Ouganda ont repris le pouvoir. Et afin d’établir leur pouvoir sur une autre base que l’ethnisme, ils ont transformé la société. Cela a abouti en 2009 à l’adhésion du pays au Commonwealth (1). Alors que la langue parlée par la majorité des rwandais, outre le kinyarwanda, était le français, tout a été fait pour que l’anglais devienne la langue de l’enseignement supérieur et de l’administration. Cela a permis de favoriser les réfugiés tutsi anglophones proches du régime.

    Paul Kagame, l’homme fort du Rwanda

    Directement après la fin du génocide, sur base des accords d’Arusha, un gouvernement d’union nationale est créé autour du président Pasteur Bizimungu (2), avec Faustin Twagiramungu (3) comme Premier ministre et Paul Kagame comme ministre de la défense et vice-président. Malgré ce soi-disant partage du pouvoir, c’est bien le FPR et Kagame qui tenait les rênes. En 2000, après la démission de Pasteur Bizimungu, Kagame deviendra président de la république.

    Paul Kagame est, depuis, le dirigeant inamovible du Rwanda. Il a réussi à stabiliser le nouveau régime et à s’attirer les bonnes grâces des dirigeants états-uniens, canadiens et britanniques dans un premier temps. Cela lui a permis de bénéficier de l’afflux d’investissements directs étrangers mais aussi de fonds d’aide au développement colossaux. Kagame a réussi à se présenter comme “l’homme de la situation”. Il a réussi à donner une image d’un Rwanda moderne et réconcilié : la parité hommes-femmes est respectée à la Chambre des députés ; la lutte contre la corruption est intraitable, surtout contre les ennemis du régime ; la capitale Kigali est bien entretenue et sécurisée ; la lutte contre les déchets et l’interdiction du plastique datent de 2004 (4).

    Ce statut d’homme fort, Paul Kagame le doit aussi et surtout à la manière dont il traite toute opposition. Il n’hésite pas à liquider ses opposants au Rwanda même, mais aussi à l’extérieur du pays et notamment en Afrique du Sud où se sont réfugiés une partie des récents opposants à son régime (5). Une journaliste canadienne a dû être placée sous la protection de la Sûreté de l’État belge car elle était menacée par des mercenaires rwandais pour ses enquêtes (6). Après l’accession de Kagame à la présidence de la République, l’ancien président Bizimungu sera emprisonné par le régime entre 2004 et 2007 “pour considérations politiques” et ne devra sa libération qu’à une grâce présidentielle (7). L’ancien Premier ministre Twagiramungu deviendra lui aussi un opposant au régime, dont il dénoncera l’hégémonie du “parti unique FPR” (8). Cette hégémonie, Kagame a su manœuvrer pour la construire, comme en témoigne la modification de la Constitution en 2015, basée sur un référendum largement remporté par le régime. Cela lui a permis de se présenter aux élections présidentielles au-delà des deux mandats jusqu’alors autorisés, qui allaient se terminer en 2017. Dès lors, s’il est élu, Kagame pourra ainsi rester à la fonction suprême jusqu’en 2034, après cinq mandats consécutifs… (9)

    La manière dont Kagame a stabilisé le régime est aussi parlante. Afin que les ex-génocidaires ne reprennent pas pieds au Rwanda, le FPR a été mener la guerre au Congo voisin en appuyant le changement de régime lors de la chute de Mobutu en 1997. Prenant pieds dans l’Est du Congo, il a profité de sa situation militaire pour exploiter les minerais et les terres congolaises, avec les multinationales états-uniennes, britanniques et canadiennes. Cela a contribué aux deux guerres dans l’Est du Congo et aux massacres qui y ont pris place. Cela a aussi contribué à la déstabilisation de l’ensemble de la région dont l’Ouganda et le Rwanda se disputent l’hégémonie (10).

    Le Rwanda, élève modèle du FMI

    Grâce à la stabilité retrouvée et au développement économique, le Rwanda est considéré actuellement comme l’élève modèle du Fonds monétaire international (FMI), ce qui se solde par des lignes de crédit qui sont renouvelées pour le pays (11). Les chiffres de l’économie Rwandaises impressionnent, avec un taux de croissance à 7% sur base annuelle. Le Rwanda de Kagame sait très bien vendre son image et arrive même à investir dans le “softpower”, par exemple en achetant un encart publicitaire sur la manche du maillot de l’Arsenal Football Club (12).

    Mais cela ne doit pas masquer les contradictions qui dorment sous la surface de l’économie rwandaise. Il est vrai que le Rwanda a connu en 2018 une croissance du PIB de 8,6% et près de 8% en moyenne depuis le début du siècle, selon les chiffres du FMI. Il s’agit d’une croissance élevée, en partie due à un phénomène de rattrapage, après des années de difficultés profondes. Mais c’est aussi une croissance stimulée par de gros investissements étrangers, et par l’exploitation des “minerais du sang” dans l’Est du Congo (13). Il faut en outre nuancer : en 2018, le PIB du pays était de 9,5 milliards de dollars pour une population de plus de 12 millions d’habitants, ce qui pousse le PIB par habitant à près de 800 dollars par personne, et donc un revenu d’environ 2,2 dollars par jour (14). Et ce n’est qu’une moyenne, calculée mécaniquement. On le voit : tout reste à faire, d’autant plus que la répartition des richesses reste fondamentalement inégalitaire.

    Il y a eu tout un tas de discussions sur la réduction de la pauvreté constatée sous le régime Kagame. En août 2019, le Financial Times annonçait que le Rwanda avait en 2015, année de modification constitutionnelle, manipulé ses statistiques sur la pauvreté (15). Et les chiffres récents tendent à penser que les inégalités ne se sont pas réduites, mais ont augmentées. Il semble même que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ait dû procéder à des distributions alimentaires dans certaines régions du pays afin d’éviter la famine (16). 37% des enfants Rwandais souffrent de malnutritions chroniques. Dans les campagnes, la “révolution verte” préconisée par le FMI se révèle être catastrophique (17). 70% des parcelles sont de moins de 1 hectare (18), ce qui ne permet pas d’assurer la subsistance d’une famille.

    Cela illustre un processus de morcellement des terres qui ne fait que s’accroitre au fil de l’évolution du nombre de la population. Les contradictions de la propriété privée sur les terres agissent dans les deux sens : d’une part la concentration et d’autre part le morcellement. La combinaison des deux processus entraîne des conflits fonciers qui augmentent les tensions parmi la population rurale.

    D’un autre côté, on assiste à une urbanisation importante de la société. Le phénomène a été jusqu’ici sous-évalué. Il semble que la part de la population urbaine soit de 26,5% en 2015, contre 15,8% en 2002 (19).

    Quelle couche sociale et quel système pour régler les contradictions ?

    On le voit, les contradictions sociales n’ont pas disparu dans la société rwandaise. Le nouveau régime ne peut pas jouer sur les questions “ethniques” pour maintenir son pouvoir, comme cela a pu être fait auparavant. Le régime d’Habyarimana basait sa légitimité sur le fait qu’il représentait le “peuple majoritaire hutu”. Cette division ethnique de la société avait pour but d’écarter les batutsi des postes de pouvoir sans répondre réellement aux critères de représentations démocratiques de base. Le régime de Kagame, qui est issu des couches aristocratiques d’ancien régime, n’a aucun intérêt à reprendre ces théories pour se maintenir.

    L’embrigadement de la population dans la haine ethnique ne semble pas être à l’ordre du jour au Rwanda. Cela ne veut pas dire que cette question est réglée à tout jamais. L’ancien régime de Habyarimana a été vaincu mais pas éliminé. Grâce au soutien militaire de la France et du régime de Mobutu, ils se sont installés dans l’Est du Congo. Ils sont encore organisés, principalement au sein des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), et disposent de ressources importantes via l’exploitation des minerais tels que coltan, wolframite et tungstène. Au Rwanda, à court terme, le risque de retourner dans les conflits ethniques est faible mais, sur base des contradictions de la société rwandaise et de l’ensemble de la région, il ne peut être écarté. Les FDLR sont une des sources de déstabilisation dans la région. Pour les affaiblir, la nationalisation et le contrôle démocratique des richesses minières par la majorité sociale est la seule alternative.

    Nous pensons tout de même qu’une catastrophe de l’ampleur de 1994 n’est pas le scénario le plus probable à court terme, dans le Rwanda d’aujourd’hui. D’une part parce que les rapports de forces actuels ne le permettent pas, d’autre part parce qu’après le génocide de 1994, les bourgeoisies nationales et internationales ne permettront pas de jeter leur autorité aux abîmes comme ce fut le cas en 1994. Néanmoins, des contradictions sont toujours présentes sous la stabilité affichée en surface. Les conflits fonciers font rage dans toute la région : au Rwanda, au Burundi, au Congo dans la province d’Ituri et en Ouganda. Cela sur fond d’inégalités sociales et de maintien de régimes dictatoriaux. Dans ce genre de situation, les forces centrifuges et les divisions sur bases ethniques peuvent trouver un terreau fertile.

    Reste les deux questions essentielles : quelle couche sociale peut faire face à la situation, et avec quel programme ? Il faut bien sûr placer ceci dans le contexte de nouvelles vagues de crises économiques sur le plan mondial. Dans une récente étude sur la désindustrialisation dans le monde néocolonial, le Centre tricontinental (CETRI) (20) nous livre quelques éléments de réflexion intéressants : « (…) la part de l’industrie dans l’emploi global comme dans le revenu national commence à diminuer à des niveaux de revenu par habitant beaucoup plus bas que pour les pays riches : 700 dollars par habitant en Afrique ou en Inde, contre 14 000 dollars en Europe occidentale. (…) « de nombreux pays, sans être sortis d’un sous-développement industriel, deviennent des économies de services bas de gamme ou de qualité moyenne à faible productivité, via l’explosion des activités dites informelles »” (21).

    Les auteurs poursuivent, dans la préface de leur analyse, concernant les conséquences de cette désindustrialisation au niveau social et démocratique : “Donc oui, la désindustrialisation précoce apparaît à nos auteurs comme une évolution négative (…). Au-delà des considérations économiques (…), le « développement » sans industrie présente généralement des caractéristiques régressives sur les plans social, démocratique et environnemental. (…) Le travail dans les manufactures est par ailleurs plus propice au développement du syndicalisme et de la capacité d’action collective des secteurs populaires face aux oligarchies économiques et politiques.” (22).

    Ces conclusions sont très importantes pour la présente discussion car elles tirent des leçons politiques sérieuses :

    • La crise mondiale du capitalisme est liée au fait qu’il a cessé de développer les forces productives de l’humanité. Empêtré dans ses contradictions, il continue d’exploiter de manière délétère les deux seules sources de richesse : le travail humain et la nature.
    • Sous le capitalisme, les régions qui sont sous-développées en terme industriel ne pourront pas arriver à établir des régimes politiques où les normes démocratiques de bases sont respectées. Dans beaucoup de pays en Afrique, des élections sont organisées de manières régulières. Ces périodes sont souvent des périodes d’instabilités et le fait même d’organiser le scrutin est une victoire du mouvement social. Mais l’organisation d’élections à elle seule ne garantit pas forcément la démocratie. En fait, seule la maîtrise de la politique économique peut garantir une réelle démocratie. Comment peut-on parler de démocratie dans une zone où l’accès à l’eau, l’alimentation, l’électricité, le logement et la formation n’est pas garanti. Pour arriver à réaliser cela, le mouvement social doit pouvoir s’organiser et mener des actions collectives. Beaucoup de droits démocratiques de base manquent dans les pays néocoloniaux : liberté d’opinion, liberté de presse, droit d’association, droit de mener des actions collectives, reconnaissance du fait syndical, inviolabilité du domicile, droit à ne pas être détenu sans motif, droit à un procès équitable. Cela entrave la capacité de résistance et d’action collective.
    • Seule la classe ayant un caractère ouvrier constitue la couche capable de répondre à ces défis. Elle peut le faire du fait de sa position dans le système de production. Le mouvement ouvrier ne possède pas de capital et, pour survivre, ne peut que vendre sa force de travail à des propriétaires de capitaux qui en retirent une plus-value. La position unique occupée par les ouvriers dans la chaîne de production leur confère la capacité de bloquer le processus de production lors d’un bras de fer avec leur patron ou avec les autorités. En partageant cette condition commune d’exploitation et cette capacité d’impact sur l’économie, les prolétaires développent des pratiques de solidarité et de luttes collectives contre leur exploitation. En Angleterre, à partir de 1830, le mouvement “chartiste” mettait en avant des revendications démocratiques pour résoudre les problèmes socio-économiques auxquels la classe ouvrière faisait face. La bourgeoisie a durement réprimé ces mouvements, révélant ainsi son caractère anti-démocratique. C’est aussi une leçon qui illustre que les revendications socio-économiques et démocratiques sont inextricablement liées. C’est sur base de ce genre d’expériences que la théorie et le programme socialiste ce sont développés.
    • Concernant la nature, la désindustrialisation entraîne une re-primarisation de l’économie qui a des conséquences économiques et écologiques tragiques. La position de l’Afrique dans la chaîne de valeur mondiale en fait une zone qui produit des matières premières et se base surtout sur le secteur primaire. Ce sont des secteurs tels que le pétrole, les mines, l’agriculture qui sont exploités de manière capitaliste, c’est-à-dire sans vision à long terme et de manière prédatrice sur l’environnement. Le but est de générer des profits en vendant les matières premières aux bourgeoisies des pays capitalistes avancés qui vont tirer la plus grande partie de la plus-value. Les exemples actuels les plus tragiques concernent la déforestation et les feux de forêts. La concentration des terres agricoles productives dans ce secteur et le morcellement des terres entraîne une pression énorme sur le foncier. Cela conduit à une déforestation qui se fait sur base d’abattis-brûlis, une méthode agricole qui, dans ce contexte, se révèle tragique pour l’environnement. Afin de répondre aux besoins sociaux, il faudrait un plan d’investissement et de production qui nécessite une infrastructure industrielle, quoiqu’en pensent certains écologistes qui aujourd’hui se prononcent contre ce genre d’approche.

    Les tâches du mouvement ouvrier et des socialistes

    Une partie du mouvement ouvrier essaye de maintenir les leçons de l’expérience des luttes collectives. La théorie socialiste, qui est le résumé de 200 ans de luttes de la classe ouvrière contre son exploitation, est riche d’enseignement pour tout qui cherche des alternatives au régime capitaliste. Malgré les bonnes conclusions des auteurs précédemment cités, force est de constater qu’elles ne vont pas assez loin. En effet, quel est l’intérêt pour la bourgeoisie locale au Rwanda et dans la région de développer un secteur d’activité économique qui sera son propre fossoyeur, si ce n’est qu’elle soit poussée par la concurrence ?

    On se retrouve en fait à l’étape de la discussion dans laquelle se sont retrouvés les militants du mouvement ouvrier socialiste en Russie avant la révolution de 1917. Pour la plupart des marxistes à cette époque, la révolution ouvrière en Russie n’était pas possible du fait de l’arriération économique du pays. La révolution devait “obligatoirement” débuter dans un pays industriellement avancé. Une révolution bourgeoise devait “obligatoirement” avoir lieu au préalable en Russie, pour accomplir les tâches nécessaires afin de pouvoir réaliser le développement des forces productives qui installent les bases d’une future société socialiste.

    Trotsky avait répondu à cela dès 1905 avec sa théorie de la “révolution permanente” (23). Au niveau international, les conditions sont mûres pour une révolution socialiste. Le mouvement ouvrier dans les pays arriérés industriellement doit donc prendre sur ses épaules les tâches “bourgeoises” et “ouvrières” de la révolution, dans le même mouvement. Mais ce type de révolution ne peut réussir que si elle commence sur l’arène nationale et se termine sur l’arène internationale. Pour ce faire, la classe des travailleurs et des opprimés a besoin de partis ouvriers organisés nationalement mais aussi internationalement, pour l’aider dans sa prise de pouvoir.

    Le développement d’une classe ouvrière jeune et urbaine au Rwanda est une opportunité qu’il faut saisir pour construire ce genre d’organisation de classe dans la région. Évidemment ce processus de construction de forces révolutionnaires n’est pas linéaire et dépend dans une certaine mesure de la préexistence de forces révolutionnaires qui se donnent ces tâches et se construisent elles-mêmes. C’est dans ce sens que le PSL, avec son organisation internationale, veut contribuer à la lutte dans la région.

    Notes :
    (1) http://www.rfi.fr/contenu/20091129-le-rwanda-le-commonwealth.
    (2) Membre du FPR. Son oncle, colonel des Forces armées rwandaises (FAR), avait été assassiné par le régime Habyarimana suite à des luttes de fractions.
    (3) Membre du Mouvement démocratique républicain (MDR) et beau-fils du président de la première République Grégoire Kayibanda, qui avait été déposé par le régime de Habyarimana.
    (4) https://www.nouvelobs.com/planete/20180525.OBS7239/comment-le-rwanda-est-devenu-le-premier-pays-d-afrique-a-se-debarrasser-du-plastique.html.
    (5) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/21/assassinat-de-l-ex-chef-des-renseignements-rwandais-des-liens-entre-les-suspects-et-kigali_5412364_3212.html.
    (6) https://www.rtl.be/info/monde/international/menacee-par-des-agents-rwandais-une-journaliste-canadienne-a-beneficie-de-la-protection-de-la-surete-de-l-etat-en-belgique-745142.aspx.
    (7) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/04/06/l-ancien-president-rwandais-pasteur-bizimungu-a-ete-libere_892928_3212.html.
    (8) https://www.jeuneafrique.com/58929/archives-thematique/faustin-twagiramungu/.
    (9) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/12/19/le-rwanda-vote-la-revision-de-la-constitution-permettant-un-nouveau-mandat-pour-kagame_4835071_3212.html.
    (10) https://www.liberation.fr/planete/2000/07/21/kisangani-ville-martyre-de-l-occupation-etrangere_330760.
    (11) https://afrique.latribune.fr/economie/conjoncture/2017-01-09/le-rwanda-eleve-modele-selon-le-fmi.html.
    (12) https://www.jeuneafrique.com/563591/politique/polemique-sur-le-sponsoring-darsenal-par-le-rwanda-londres-reagit/.
    (13) “En 2010, les exportations d’or, de coltan et de cassitérite par le Rwanda ont atteint plus de 30 % de ses exportations, derrière le thé et le café. Le Rwanda ne possède pourtant ces minerais qu’en infime quantité.” Lu dans : https://www.lepoint.fr/monde/les-minerais-du-sang-passent-par-le-rwanda-05-01-2011-126866_24.php. A lire également : https://www.franceinter.fr/emissions/geopolitique/geopolitique-03-aout-2018.
    (14) https://donnees.banquemondiale.org/pays/rwanda.
    (15) Financial Times, “Rwanda: where even poverty data must toe Kagame’s line”, 12/08/2019, https://www.ft.com/content/683047ac-b857-11e9-96bd-8e884d3ea203. A lire en français sur : https://www.france24.com/fr/20190813-rwanda-manipulation-statistiques-pauvrete-economiques-financial-times?fbclid=IwAR1NgeOeX7g9Kfyx_c5MRQv3LFLLekbQ8HgSBskNESgHWpJE83h0cFVZnU0&ref=fb_i.
    (16) http://www.rfi.fr/afrique/20180606-miracle-mirage-rwandais-chiffres-economie-pauvrete-kagame.
    (17) https://www.alimenterre.org/rwanda-bilan-mitige-pour-la-revolution-verte.
    (18) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/06/14/au-rwanda-une-revolution-verte-a-marche-forcee_5315138_3212.html.
    (19) https://www.banquemondiale.org/fr/country/rwanda/publication/leveraging-urbanization-for-rwandas-economic-transformation.
    (20) Fondé en 1976 et basé à Louvain-la-Neuve (Belgique), le Centre tricontinental est un “centre d’étude, de publication, de documentation et d’éducation permanente sur le développement et les rapports Nord-Sud” (cetri.be).
    (21) CETRI, “Quêtes d’industrialisation au Sud”, coll. Industrialisation – Alternatives Sud, coord. François Polet, XXVI – 2019 n°2, 06/2019, p. 9.
    (22) Idem, p. 11.
    (23) “(…) 2. Pour les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes. (…) 10. La révolution socialiste ne peut être achevée dans les limites nationales. Une des causes essentielles de la crise de la société bourgeoise vient de ce que les forces productives qu’elle a créées tendent à sortir du cadre de l’Etat national. D’où les guerres impérialistes d’une part, et l’utopie des Etats-Unis bourgeois d’Europe d’autre part. La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale et s’achève sur l’arène mondiale. Ainsi la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme: elle ne s’achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète. (…)” Dans : Léon Trotsky, La révolution permanente, “Qu’est-ce que la révolution permanente (thèses)”. A lire sur : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revperm/rp10.html.

  • “Défense du marxisme”, 80 ans plus tard

    Le livre de Trotsky ‘‘Défense du marxisme’’ est un ouvrage que chaque marxiste devrait étudier. Il s’agit d’un recueil de lettres et de documents clés, issus d’un débat animé au sein du Socialist Workers Party aux États-Unis en 1939 et 1940.

    Par Per-Åke Westerlund (Rättvisepartiet Socialisterna, CIO-Suède)

    C’est un livre très riche quant à l’application de la théorie marxiste à un monde en rapide mutation confronté au stalinisme en Union soviétique, au fascisme au pouvoir en Italie et en Allemagne et à la Seconde Guerre mondiale. En parallèle, il traite concrètement de la construction d’un parti révolutionnaire : l’orientation vers la classe ouvrière, la démocratie de parti et l’internationalisme. Une chose est évidente tout au long du livre: Trotsky n’était pas un «marxiste» qui se contentait de répéter de vieilles formules et il n’avait pas peur d’admettre ses erreurs.

    La Seconde Guerre mondiale a bien sûr représenté un test pour chaque organisation et chaque individu. Au niveau international, les politiciens bourgeois avaient déjà massivement capitulé devant le fascisme, qu’ils considéraient comme leur seul moyen d’écraser la classe ouvrière et de se venger de la révolution russe.

    En août 1939, juste avant le déclenchement de la guerre, les travailleurs et l’ensemble de la population étaient abasourdis par l’annonce du pacte germano-soviétique. C’était une décision désespérée de Staline, qui n’avait pas réussi à obtenir l’alliance qu’il souhaitait avec la France et la Grande-Bretagne afin d’éviter une attaque immédiate de l’Allemagne nazie. Lorsque cet assaut militaire inévitable eut lieu, en juin 1941, Staline a tout d’abord refusé de croire à la nouvelle.

    Le pacte a changé la propagande de l’Internationale communiste en mettant l’accent sur la critique de l’impérialisme britannique et français au lieu de celui de l’Allemagne nazie. Militairement, le pacte a signifié que l’armée allemande a envahi la Pologne occidentale le 1er septembre tandis que suivit l’invasion de l’Est du pays par l’Union soviétique à la mi-septembre. Les troupes soviétiques ont également attaqué les États baltes et la Finlande.

    À la suite de ces événements, une partie du SWP (Socialist Workers Party) trotskyste aux États-Unis, y compris une partie de la direction, a changé d’avis concernant le caractère de l’Union soviétique. Ils ont capitulé devant la forte pression de l’opinion démocratique bourgeoise dans les médias et les «cercles de gauche», qui assimilaient la dictature stalinienne en Union soviétique à celle de Hitler en Allemagne.

    A partir de là, l’opposition qui s’est développée au sein du SWP a rapidement abandonné la théorie marxiste et la nécessité d’un parti révolutionnaire. Pour cela, « Défense du marxisme » devrait être étudié avec soin afin de comprendre la nécessité de combiner une base théorique solide avec une analyse concrète.

    Qu’est-ce que le stalinisme?

    Lénine et Trotsky étaient les dirigeants de la révolution russe de 1917. Ils ont assuré que la classe ouvrière, avec le soutien de la paysannerie, puisse prendre le pouvoir pour la première fois de l’Histoire. Ils ont également été les premiers à reconnaître les faiblesses et les dangers du nouvel État, en particulier suite à son isolement à la suite de la défaite des révolutions en Allemagne et dans d’autres pays.

    Une bureaucratie s’est développée dans le pays avec Staline comme chef de file. La défense du statu quo et de la «stabilité» était sa première priorité, ce à quoi s’est progressivement ajoutée sa propre soif de privilèges et de pouvoir. Staline, qui n’a joué aucun rôle de premier plan en 1917, s’est montré incapable de donner des conseils judicieux à la révolution allemande de 1923 et à la révolution chinoise de 1925-1927. Ces révolutions ont toutes deux été vaincues par les forces contre-révolutionnaires.

    Dans les années 1920, la bureaucratie constituait un frein inconscient aux révolutions, mais elle devint plus tard un facteur qui a consciemment mis fin aux révolutions et aux luttes des travailleurs, tout particulièrement en Espagne en 1936-1939. En Union soviétique, cela a conduit à une véritable guerre contre tous les vestiges du bolchevisme, celui-là même qui avait conduit les travailleurs au pouvoir en 1917. Le régime stalinien a recouru aux purges, aux camps de prisonniers, aux procès et aux exécutions contre toute forme d’opposition, notamment contre les véritables marxistes.

    Durant le processus d’émergence du stalinisme, Trotsky a maintes fois fait référence au «Thermidor», évoquant ainsi la contre-révolution française en 1794. Au début, Trotsky pensait qu’un Thermidor en Russie signifierait la destruction de l’État ouvrier. Au début des années 1930, cependant, il s’est rendu compte que cette position était erronée : Thermidor était une contre-révolution politique, et non sociale. En France, Thermidor avait bien signifié un changement de régime contre-révolutionnaire, mais le nouveau régime a conservé le nouveau système économique capitaliste-bourgeois que la révolution avait mis en place et n’est pas retourné au féodalisme.

    Tout comme l’économie capitaliste peut prendre différentes formes, du fascisme à la démocratie bourgeoise, le règne de Staline représentait une contre-révolution politique, mais sans restauration du capitalisme. L’économie planifiée a survécu. Mais une dictature bureaucratique a remplacé le régime de démocratie ouvrière au cours d’une sanglante bataille prolongée. Ce développement fut possible en raison du retard et de l’isolement de la Russie, ainsi qu’à cause de l’environnement impérialiste agressif.

    Trotsky avait conclu que la Russie était devenue un État ouvrier bureaucratiquement dégénéré. Ce caractère ouvrier s’expliquait par l’existence d’une économie planifiée reposant sur la propriété de l’État. Le capitalisme avait véritablement été aboli.

    Sur cette base, la IVe Internationale fondée par Trotsky en 1938 défendait sans réserve l’Union soviétique contre les guerres impérialistes, sans toutefois apporter aucun soutien au régime de Staline. Le programme de la Quatrième Internationale et de ses partis consistait à appeler à la révolution politique en vue d’instaurer un régime de démocratie ouvrière dans l’économie planifiée et de construire une société socialiste qui suivrait les décisions démocratiques de la révolution de 1917. Ces dernières avaient toutes été abolies par le stalinisme. Dans une lettre à Max Shachtman, Trotsky souligna que « les idées de la bureaucratie sont maintenant presque à l’opposé des idées de la révolution d’Octobre ».

    Hésitation et débat

    L’opposition minoritaire qui est apparue au sein du SWP américain a changé de position sur cet aspect, en défendant que l’attaque contre la Finlande et le pacte conclu avec Hitler avaient fondamentalement modifié le caractère de l’Union soviétique.

    Trotsky, à qui on avait accordé l’asile au Mexique mais qui n’était pas autorisé à entrer aux États-Unis, a s’est impliqué dans ce débat par écrit, en demandant à cette opposition d’expliquer comment les marxistes devaient décrire l’Union soviétique sinon en tant qu’État ouvrier.

    Certains d’entre eux ont répondu que la bureaucratie constituait une nouvelle classe sociale, d’autres ont déclaré que l’Union soviétique était devenue capitaliste. D’autres encore ont fait valoir que le fascisme en Europe, le New Deal aux États-Unis et le stalinisme faisaient partie du même processus tendu vers des dictatures d’État bureaucratiques. En cela, ils ne faisaient pas de différence entre révolution et contre-révolution. Le fascisme, en tant qu’outil du capital financier, n’a bien sûr pas exproprié les capitalistes.

    Trotsky a montré que la bureaucratie stalinienne était un phénomène temporaire, dépourvu de mission historique, tandis qu’une nouvelle classe dirigeante serait indispensable. La forte croissance économique en Union soviétique n’est pas due à la bureaucratie, mais à l’économie planifiée et à l’importation de nouvelles techniques. La bureaucratie fut un frein au développement de l’économie planifiée.

    Le stalinisme était une dictature totalitaire, mais pas un régime stable. Trotsky avait prédit 50 ans à l’avance les conséquences négatives de l’effondrement du stalinisme et de la restauration du capitalisme : un affaiblissement du prolétariat mondial et un renforcement de l’impérialisme. Ce processus avait été retardé en raison de l’issue de la Deuxième guerre mondiale.

    Trotsky avait donc pris position pour la défense de l’Union soviétique, malgré la politique de Moscou qui «conserve complètement son caractère réactionnaire» et constitue «un obstacle majeur à la révolution mondiale». Il a comparé cette approche avec le fait que les socialistes révolutionnaires soutiennent toujours les syndicats qui soutiennent leurs gouvernements, en les considérants comme des syndicats réactionnaires mais néanmoins nécessaires pour se défendre contre l’ennemi de classe. L’opposition du SWP a proposé que le parti adopte une position de «révolution contre Hitler et Staline», car leurs armées respectives s’étaient partagé la Pologne.

    En répondant, Trotsky développa la situation réelle en Pologne. En Occident, les révolutionnaires, les juifs et les démocrates fuyaient l’armée allemande ; à l’Est, c’étaient des propriétaires fonciers et des capitalistes qui tentaient de s’échapper. Trotsky prédit que l’invasion de l’Armée rouge serait suivie d’une expropriation des terres et des usines. Cela fut confirmé par les médias capitalistes et même par les journaux mencheviks en exil, relatant une «vague révolutionnaire» dans l’est de la Pologne.

    Trotsky avait averti qu’Hitler retournerait ses armes contre l’Union soviétique pour établir un régime fasciste et restaurer la propriété capitaliste. Lorsque l’Allemagne nazie attaquerait, la tâche la plus urgente serait de vaincre ses troupes.

    Que devaient donc dire les marxistes au sujet de l’avancée de l’Armée rouge ? La « préoccupation première pour nous », écrivit Trotsky, n’est pas le changement des relations de propriété, bien que ce dernier soit progressiste, mais la conscience du prolétariat mondial. La IVe Internationale était opposée à la conquête de nouveaux territoires et aux «missionnaires à baïonnette». Une révolution doit avoir une base solide parmi la classe ouvrière et les pauvres pour réussir. Là où l’invasion a déjà eu lieu, Trotsky a plaidé pour une expropriation indépendante des capitalistes et des propriétaires par la classe ouvrière.

    Comment Trotsky a abordé le débat

    Trotsky s’est engagé dans ce débat en polémiquant de manière politique et aiguë tout en insistant toujours sur la nécessité de l’unité. Il a souligné la manière dont les membres et les dirigeants du SWP s’étaient jusqu’alors mis d’accord sur la question cruciale du caractère de l’Union soviétique. Le débat, disait-il, était nécessaire, mais il serait « monstrueusement illogique de se séparer des camarades (…) il serait préjudiciable, voire fatal, de lier le combat idéologique à la perspective d’une scission, d’une purge, d’une expulsion. » Il était en faveur d’une « censure ou d’un avertissement sévère si un membre de la majorité » faisait de telles menaces. Sinon, «l’autorité des dirigeants serait compromise».

    Trotsky a proposé que le débat soit mené de telle sorte que les deux parties refusent de menacer leurs adversaires. Dans le cas contraire, il défendait qu’une enquête soit menée par le Comité national ou une commission spéciale. Trotsky argumentait en faveur d’une collaboration loyale des deux côtés. James P. Cannon, proche de Trotsky et membre de la majorité, accepta et défendu cette position à la direction du parti.

    Bien entendu, Trotsky ne manquait pas d’expérience avec les débats qui avaient pris place parmi la social-démocratie russe et les bolcheviks. « Même s’il y avait eu deux positions irréconciliables, cela ne signifierait pas un « désastre », mais soulignerait la nécessité de mener à terme la lutte politique.»

    En conseillant Max Shachtman (mentionné plus haut), un dirigeant du parti qui était parmi ceux qui avaient changé de position, Trotsky a proposé que de nouvelles études soient faites afin de soulever la question au sein de la direction, mais sans rechercher immédiatement à adopter une position fixe.

    Une opposition petite-bourgeoise

    Trotsky et la majorité du SWP ont qualifié le nouveau groupe minoritaire « d’opposition petite-bourgeoise ». Qu’est-ce que cela signifie ?

    Au lieu de développer leurs positions et leurs analyses, l’opposition diffusait «des histoires et des anecdotes qui se comptent par centaines de milliers dans chaque parti», dans le but de trouver des erreurs et des fautes. À l’intérieur du parti, ils avaient «presque le caractère d’une famille» ou d’une clique.

    Trotsky a souligné certains traits de cette minorité. Ils avaient un manque de respect pour les traditions de leur propre organisation et une attitude dédaigneuse envers la théorie. C’était notamment le cas de James Burnham, un professeur de philosophie de 34 ans qui avait rejoint le parti en 1935 et avait été nommé rédacteur en chef du magazine théorique du parti, New International.

    Burnham était opposé au matérialisme dialectique – la philosophie du marxisme – en le comparant à une religion. Mais les autres dirigeants de la minorité n’entendaient pas débattre de cette position. Avant même que ce débat ne soit lancé, en janvier 1939, Trotsky avait critiqué Schachtman pour un article qu’il avait écrit avec Burnham dans New International dans lequel on pouvait lire «l’un de nous est pour la dialectique, l’autre est contre». Le contenu de l’article était une bonne critique d’anciens-marxistes, comme Max Eastman, qui s’étaient déjà retournés contre le socialisme parce qu’ils ne pouvaient supporter la pression dans la société.

    Trotsky avait prévenu que ne pas ‘engager dans un débat sur la dialectique avec Burnham était une grave erreur. Dans ce livre, la défense du matérialisme dialectique explique la philosophie mieux que dans la plupart des autres travaux marxistes. La dialectique explique que tout dans la société de même que la nature sont en état de changement perpétuel, au prise avec des processus dont le développement repose sur contradictions, des changements quantitatifs et qualitatifs et des sauts soudains. Politiquement, la dialectique est une loi générale pour le développement de la société et la lutte des classes, a résumé Trotsky.

    Au lieu de cela, l’opposition, sous la forte influence de Burnham, a utilisé des abstractions figées. Ils avaient conclu que l’Union soviétique n’était plus un État ouvrier, mais ne pouvaient pas répondre à ce qui avait changé en quantité ou en qualité. D’où ces processus avaient-ils émergés et jusqu’où ? L’opposition manquait de théorie et d’analyse concrète.

    Burnham a également souligné son «indépendance personnelle» et le fait qu’il n’était pas prêt à devenir un permanent du parti, alors que des permanent à temps plein étaient absolument nécessaires à la construction du parti. Cela a également mis en évidence un manque de compréhension du centralisme révolutionnaire.

    Parmi les autres traits de l’opposition petite-bourgeoise, il y avait la nervosité politique et l’habitude de sauter d’une position à l’autre, y compris concernant ces choix d’alliés, et de mener le combat de fraction à la légère.

    Unité et fractions

    Trotsky décrivit globalement l’évolution du débat: « L’opposition a engagé une dure lutte de fraction qui paralyse le parti à un moment extrêmement critique. Pour qu’une telle lutte de fraction soit justifiée, et non impitoyablement condamnée, il faudrait des raisons très graves et très profondes. Pour un marxiste de telles raisons ne peuvent avoir qu’un caractère de classe. »

    Il était clair que la minorité avait entamé un combat vicieux en créant une fraction sans fondement politique sérieux. La majorité s’est montrée ferme concernant le programme et les perspectives de la IVe Internationale : c’était une position reposant sur la classe ouvrière, alors que l’opposition s’éloignait de plus en plus du socialisme révolutionnaire, devenant de ce fait petite-bourgeoise. Trotsky n’a pas découvert cette tendance petite-bourgeoise pour la première fois en 1939, mais a donné de nombreux exemples où il avait lancé des avertissements au cours des années précédentes. Par exemple, lorsque Shachtman, trois ans plus tôt, estimait que le parti socialiste des États-Unis (un parti plus large dans lequel les trotskystes travaillaient, avant d’en être expulsés en 1937) devenait un parti révolutionnaire.

    Malgré cette analyse, Trotsky prônait l’unité, contrairement à Martin Abern, un chef de l’opposition, qui a utilisé la menace de scission pour effrayer ses membres. D’autres leaders de l’opposition ont voulu ouvrir le débat au public.

    Quelques semaines seulement avant la scission de la minorité, en avril 1940, Trotsky avait insisté sur la nécessité de respecter les droits démocratiques internes. « Mais si l’unité est préservée, on ne peut avoir un secrétariat composé des seuls représentants de la majorité. On pourrait même envisager un secrétariat de cinq membres -trois majoritaires et deux minoritaires. »

    Lorsque Trotsky a souligné les contradictions internes de la fraction minoritaire, Shachtman a répondu en donnant des exemples historiques de « blocs » impliquant Trotsky et les Bolcheviks. Trotsky a répondu en montrant comment, par exemple, le bloc avec Kamenev et Zinoviev contre le stalinisme en 1926, était correct : ce bloc n’a pas masqué les différences politiques existant entre ses membres derrière des programmes communs, et il était clair que les partisans de Trotsky constituaient la force la plus puissante du bloc.

    Aux États-Unis, en 1939-1940, Shachtman forma une fraction, mais il s’agissait en réalité d’un bloc de forces divergentes, dirigé contre la majorité du SWP. Et au sein de la fraction, les forces dominantes étaient Burnham et Abern, tandis que Shachtman n’était que leur alibi politique à court terme pour quitter le marxisme.

    Même à ce stade, Trotsky a adopté une attitude patiente, écrivant que les événements peuvent changer les individus, qui peuvent ensuite revenir au parti révolutionnaire. Il s’est donné lui-même comme exemple : Trotsky n’a rejoint les bolcheviks qu’en 1917, mais en jouant immédiatement un rôle décisif. Cinq ans plus tôt, en 1912, il avait tenté d’unir toutes les tendances différentes de la social-démocratie russe: «En dépit de ma conception de la révolution permanente qui, sans aucun doute, dessinait la perspective juste, je ne m’étais pas encore affranchi à cette époque, en particulier dans le domaine de l’organisation, des traits caractéristiques du révolutionnaire petit-bourgeois. Je souffrais de “conciliationnisme” envers les mencheviks et de méfiance envers le centralisme de Lénine.»

    Clarté politique

    Politiquement, le débat s’est étendu à davantage de questions. Bien entendu, Trotsky a compris que tous les articles et textes ne devaient pas nécessairement tirer toutes les conclusions, mais il a souligné la nécessité pour les membres qui rédigent ces documents de comprendre l’ensemble du programme et de l’analyse.

    La minorité est allée dans la direction inverse. Ils voulaient réduire le programme du parti à des « problèmes concrets », ce qui a conduit Trotsky à faire des comparaisons avec les débats en Russie, contre les économistes et les narodniks, qui ont tous deux évité les problèmes politiques plus généraux. En 1939-1940, la minorité du SWP estimait que la guerre était concrète, mais pas l’État ouvrier.

    Shachtman a cité Lénine qui, dans un débat avec Trotsky en 1920, avait déclaré que «l’État ouvrier est une abstraction» et que la Russie n’était pas un État ouvrier, mais un État ouvrier et paysan. Cependant, Shachtman n’avait pas compris que Lénine, quelques semaines plus tard, avait conclu qu’il avait eu tort. La Russie était un « État ouvrier avec des caractéristiques particulières », ces caractéristiques étant une population paysanne majoritaire et des vices bureaucratiques.

    Shachtman a utilisé l’expression «un degré» de dégénérescence en Russie. Pourtant, il était allié à Burnham qui, bien que ne croyant pas en la dialectique, avait conclu à un changement qualitatif de l’Union soviétique, l’assimilant à l’Allemagne nazie. La minorité n’était pas unie et peu après, elle s’est scindée et a formé le nouveau «Parti des travailleurs». Burnham est parti et est devenu un réactionnaire de premier plan.

    Ce livre contient de nombreux autres événements concrets analysés: les événements survenus en Finlande au début de la guerre, la manière dont les marxistes doivent agir dans la guerre civile espagnole et la position de Marx sur les guerres bourgeoises.

    L’avis général de Trotsky aux membres de la Quatrième Internationale était d’orienter et d’aider la classe ouvrière, les grèves et les syndicats, tout en prévenant qu’il y avait toujours des «déviations opportunistes» dans les syndicats.

    Trotsky a montré il y a 80 ans que la crise de la direction révolutionnaire, qui avait éclaté avec la capitulation social-démocrate pour la guerre mondiale de 1914, n’avait pas encore été résolue. Certains socialistes en ont accusé le prolétariat, comme certains l’ont fait en Russie après la défaite de la révolution en 1905.

    La réponse est survenue en 1917, lorsque les bolcheviks ont pu créer une telle direction. Les marxistes sont aujourd’hui aux prises avec une situation objective bien différente de celle d’il y a 80 ans. D’une part, la classe ouvrière s’est agrandie, ce qui limite l’espace de la réaction. D’autre part, le mouvement syndical doit être reconstruit dans la plupart des endroits. Cela a entraîné des mouvements explosifs en provenance de la base dans de nombreux pays.

    La nécessité de construire des partis et une internationale marxistes révolutionnaires est aussi urgente qu’à l’époque de Trotsky, sinon davantage, face à l’aggravation de la crise climatique, de la crise économique, de la crise sociale et de la crise politique. Étudier et utiliser « Défense du marxisme » est important, sinon nécessaire, car il est crucial de tirer des leçons de la nécessité d’une base théorique solide, d’analyses concrètes et de méthodes correctes pour la formation de partis et la tenue de débats.

  • Retour sur l’échec du gouvernement de gauche PS-PCF sous la présidence de François Mitterrand

    France, 1981-1984 : de l’espoir au ‘‘tournant de la rigueur’’

    10 mai 1981. A Paris, 200.000 personnes se rassemblent à la Bastille et crient leur joie. Des scènes de liesse éclatent dans toutes les villes du pays. François Mitterrand vient de remporter le 2e tour du scrutin présidentiel avec 52% des voix. Pour la première fois de l’histoire de la Ve République (instaurée en 1958), c’est un président de gauche qui est élu. Exprimant l’effroi patronal, le quotidien de droite Le Figaro écrivait au lendemain des élections : “Le collectivisme d’inspiration marxiste est désormais à nos portes”. Et pourtant…

    Par Boris (Bruxelles)

    La conquête du pouvoir

    François Mitterrand avait été ministre à 11 reprises sous la IVe république (1946-58), il n’avait rien d’un révolutionnaire, mais avait bien remarqué à quel point les événements de Mai 68 avaient profondément radicalisé les travailleurs. Lorsqu’il prend la tête du tout nouveau Parti Socialiste (PS) en 1971, il l’engage sur la voie d’une alliance électorale avec le Parti Communiste Français (PCF) qui, en freinant les grèves de ’68, avait démontré qu’il savait rester dans les limites du système.

    En 1972, l’Union de la Gauche est constituée autour d’un programme commun réunissant le PS, le PCF et le Mouvement des radicaux de gauche (MRG) et reposant sur des réformes sociales et la nationalisation de neufs grands groupes industriels ainsi que du crédit. Chez les patrons et les riches, on craint le pire, d’autant plus qu’éclate peu après la crise économique de 1973-74. Les fermetures d’usine et les licenciements massifs s’enchaînent, un nouveau phénomène fait son apparition : le chômage de masse. Entre 1974 et 1981, le nombre de chômeurs triple et atteint le million et demi.

    Le programme commun n’est hélas pas utilisé pour aider à construire une relation de force pour la lutte. Le PS, le PCF et les directions syndicales détournent au contraire celle-ci pour tout miser sur une victoire électorale de la gauche. Ainsi, en 1978-79, lorsqu’éclate une révolte ouvrière de quatre mois en Lorraine et au Nord-Pas-de-Calais contre le licenciement de 21.000 sidérurgistes, Mitterrand promet simplement, une fois élu, de rouvrir les bassins sidérurgiques fermés. Les sidérurgistes payeront chèrement la désorganisation de la lutte.

    Aux élections de 1976 et 1977, le PCF est devancé par le PS. Désireux de regagner sa position de première force de gauche, le parti quitte l’Union de la Gauche et justifie son départ en raison du nombre insuffisant de nationalisations prévues. Dans les rangs du mouvement ouvrier, où l’on aspire à un changement de politique, la politique de zigzags du PCF est mal perçue alors que le PS est considéré comme le parti unitaire à gauche.

    1981-1982. Une politique de relance keynésienne et le sabotage des capitalistes

    Le programme électoral de Mitterrand en 1981 ressemble au programme électoral du PTB en 2019. On y trouve un programme de relance économique grâce aux investissements publics (création de 150.000 emplois dans les services publics, politique de grands travaux publics, construction de logement sociaux,…), à l’augmentation du pouvoir d’achat, à l’instauration de la semaine des 35 heures pour combattre le chômage et à la redistribution des richesses via l’introduction d’un impôt sur les fortunes des plus riches. Le PS de l’époque va même plus loin en défendant la nationalisation de neuf grands groupes industriels, du crédit et des assurances. Il n’est cependant pas question d’une transformation socialiste de la société.

    Finalement, c’est la victoire au second tour de l’élection présidentielle et un gouvernement comprenant 4 ministres du PCF initie une batterie de réformes : embauche de 55.000 fonctionnaires ; augmentation du salaire minimum de 10%, des allocations familiales et logement de 25%, de l’allocation pour les personnes handicapées de 20% ; abolition de la peine de mort; abrogation de la loi ‘‘anti-casseurs’’ ; régularisation de 130.000 sans-papiers par le travail ; création de l’impôt sur les grandes fortunes ; augmentation de 40% à 500% des budgets pour le logement, la culture, l’emploi et la recherche ; blocage des prix ; nationalisation des 36 premières banques de dépôt ainsi que de Paribas, de Suez et de 5 grands groupes industriels (CGE, PUK, Rhône-Poulenc, Saint-Gobain, Thomson) ; introduction de la semaine des 39 heures, de la 5e semaine de congés payés, de la pension à 60 ans et d’une nouvelle législation du travail ; encadrement et plafonnement des loyers ; abrogation du délit d’homosexualité.

    Le gouvernement lance une politique de relance keynésienne – par la consommation et les investissements – mais l’exceptionnelle période de croissance économique prolongée d’après-guerre était terminée. Depuis la moitié des années ’70, le capitalisme était en crise. Les États-Unis étaient entrés en récession et le ralentissement économique de l’Allemagne, avait un profond impact sur l’économie française. Le pays était en pleine stagflation : une récession économique combinée à une inflation galopante.

    Le gouvernement va alors tout faire pour convaincre le patronat du bienfondé de sa politique de relance afin de restructurer le capitalisme français et de renforcer sa position concurrentielle. Mais les capitalistes veulent écraser les espoirs des travailleurs et organisent donc le sabotage de la politique du gouvernement.

    Puisqu’avec la crise, les capitalistes perdent confiance en leur propre système économique, ils préfèrent placer leur argent dans les investissements spéculatifs qui explosent à l’époque. L’État doit donc les remplacer dans les entreprises nationalisées. Le gouvernement ayant voulu respecter le cadre légal plutôt que s’appuyer sur l’action du mouvement ouvrier, la droite et les patrons saisissent le conseil constitutionnel, font valoir le droit de propriété privée et arrachent 39 milliards de francs de l’État en compensation pour l’ensemble des nationalisations. Certains patrons se frottent les mains : avec la crise, ce sont aussi des pertes qui ont été nationalisées à grands frais.

    Les banques nationalisées sont vite confrontées aux limites d’un fonctionnement qui respecte les lois du marché privé. La politique de crédit bon marché échoue à relancer les investissements privés tandis que le Franc est attaqué par les marchés. La Banque de France tente de maintenir ce dernier à flot en utilisant les réserves de devises, qui s’effondrent. Entre 1981 et 1983, le franc est dévalué 3 fois. L’inflation mine l’efficacité des mesures en faveur du pouvoir d’achat. Le déficit sur la balance commerciale (les importations dépassent les exportations) se creuse fortement. La Banque de France bloque la mise à disposition de plus de liquidités et force le gouvernement à emprunter sur le marché privé. Tout cela s’accompagne d’une fuite de capitaux d’ampleur inédite : les grandes fortunes fuient l’impôt.

    De nombreux riches franchissent la frontière suisse avec des valises ou des sacs poubelles remplis d’argent et de l’or planqué dans les roues de secours. Les capitaux étrangers quittent également le navire. Le contrôle de taux de change sera instauré ainsi qu’un renforcement des contrôles à la frontière, mais les transferts de fonds vers le Suisse se poursuivront.

    Le ‘‘tournant de la rigueur’’

    Très vite, le gouvernement PS-PCF recule. Un blocage salarial de 4 mois prend place en juin 1982, suivi de la suppression de l’indexation automatique des salaires. Le PCF dénonce, mais ses ministres ne remettent pas en cause leur soutien au gouvernement. Le patronat applaudit : la gauche vient de réussir sans la moindre résistance ce que la droite n’avait jamais pu qu’espérer.

    Le 21 mars 1983, c’est le ‘‘tournant de la rigueur’’, c’est-à-dire l’abandon des politiques économiques keynésiennes pour embrasser le monétarisme néolibéral. PS et PCF décident que la France reste dans le Système monétaire européen (SME). Pour résorber les déficits, le ‘‘plan Delors’’ d’austérité est mis en place.

    En mars 1984, les ministres du PCF participent à une dernière attaque d’envergure : la suppression de 21.000 emplois dans la sidérurgie d’Etat, soit le même nombre que la droite en 1978-1979. 150.000 travailleurs manifestent en Lorraine, mais la marche vers Paris organisée par les directions syndicales prend des allures d’enterrement. L’échec du gouvernement PS-PCF qui devait combattre le chômage et sauver la sidérurgie est total. Aux élections de juin 1984, le Front National obtient 11% et réalise sa première percée au niveau national. Le PS chute à 21% et le PCF à 11%. Le PCF quitte le gouvernement, mais jamais plus il ne regagnera ses bastions ouvriers perdus.

    L’échec du réformisme, pas du socialisme

    Cet échec se déroule au moment où Thatcher au Royaume-Uni et Reagan aux États-Unis affrontent la classe ouvrière pour durablement modifier les relations de force en faveur du capital. La voie est ouverte pour quatre décennies de politiques néolibérales dramatiques. A partir du ‘‘tournant de la rigueur’’ de mars 1983, la participation du PS au pouvoir en France, mais aussi en Belgique et ailleurs en Europe, se limitera à l’application de la politique néolibérale. Mais cet échec, ce n’est pas celui du socialisme, il s’agit de celui du réformisme.

    En 1986, Henri Emmanuelli (secrétaire d’État du gouvernement de 1981 à 1984) a résumé son avis sur le virage de mars 1983 en ces termes : ‘‘Les socialistes ont longtemps rêvé d’une troisième voie entre le socialisme et le capitalisme. À l’évidence, elle n’est plus possible. La solution, c’est de choisir clairement l’un des deux systèmes et d’en corriger les excès. Nous avons choisi l’économie de marché.’’ Il aura manqué en France un parti révolutionnaire implanté dans le mouvement des travailleurs qui ne se limite pas à un programme de réformes mais qui lie celui-ci à la perspective du renversement du capitalisme et du remplacement de l’économie de marché par une économie démocratiquement planifiée.

  • Le Comité exécutif international du CIO évalue les perspectives mondiales

    Une réunion historique du Comité exécutif international (CEI) du Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) s’est tenue en Belgique du 12 au 16 août.

    Cette réunion confiante et dynamique était chargée de faire le point à la suite d’une crise historique survenue au sein du CIO et de lancer un processus de discussion et de débat menant à un Congrès mondial au début de l’année 2020.

    Divers rapports aborderont prochainement sur worldsocialist.net les discussions politiques et les conclusions de cette réunion. Voici ci-dessous le premier d’entre eux, consacré à la session d’ouverture de la réunion, couvrant les perspectives mondiales.

    Par Danny Byrne, Comité provisoire du CIO

    Le Comité exécutif international a commencé par une discussion animée et éclairante au sujet des perspectives mondiales. Deux camarades du Comité provisoire du CIO, Vincent Kolo et Cédric Gérome, ont introduit la discussion, Tom Crean de Socialist Alternative (CIO – Etats-Unis) se chargeant de la conclusion. Pendant une journée et demie, des camarades d’Autriche, d’Australie, de Belgique, du Brésil, de Grande-Bretagne, de Chine, de Hong Kong, de Taïwan, de Grèce, d’Allemagne, d’Irlande, d’Italie, d’Israël/Palestine, du Mexique, de Pologne, du Québec, de Russie, du Canada, de Suède, de Tunisie, de Turquie et des États-Unis sont intervenus pour contribuer au débat.

    Trois éléments centraux de la conjoncture mondiale actuelle constituaient le fil rouge de cette discussion : l’avènement d’une nouvelle récession qui menace l’économie mondiale, l’escalade dramatique des rivalités inter-impérialistes qui s’exprime surtout dans la nouvelle “guerre froide” entre la Chine et les Etats-Unis, et les bouleversements de masse en cours dans le monde, surtout en Afrique du Nord, à Hong Kong et à Porto-Rico.

    Le développement de ces processus de même que leur énorme impact sur la politique mondiale et les vies de millions de personnes seront le facteur décisif dans le développement de la lutte des classes dans les mois et années à venir.

    Tout au long de la discussion, il a été souligné que la “révolution politique” menée par les sections et les membres du CIO au cours de la dernière période afin de sauver notre organisation internationale d’une dégénérescence sectaire, dogmatique et bureaucratique (voir notre article à ce sujet) était un élément crucial de la préparation politique nécessaire pour que nos forces soient en mesure d’intervenir dans cette nouvelle période stimulante et difficile.

    Un nouveau ralentissement économique mondial

    La discussion a révélé qu’à bien des égards, un nouveau ralentissement économique mondial a déjà commencé. C’est ce qu’indiquent tous les derniers chiffres, qui montrent que la Chine connaît sa croissance la plus lente depuis 30 ans, et qu’en Europe, l’Allemagne, l’Italie et la Grande-Bretagne sont toutes proches de récessions officielles ou déjà en récession.

    Cette nouvelle vague de crise économique sera unique dans l’histoire, en ce sens qu’elle sera la première crise de mémoire vivante à avoir été déclenchée principalement par des facteurs géopolitiques. L’impact accablant que le conflit commercial entre les États-Unis et la Chine, ainsi que des facteurs moins importants comme Brexit, ont sur la croissance économique mondiale est une illustration du lien dialectique étroit qui existe entre la politique et l’économie. C’est aussi une confirmation brutale de la manière dont les contradictions inhérentes au capitalisme, au cœur desquelles se trouvent les tensions et les conflits entre les classes dirigeantes nationales, font obstacle au progrès économique.

    La réunion du CEI a donné lieu à de nombreuses discussions sur la nature du ralentissement économique à venir et son impact. Si les facteurs géopolitiques ont été le déclencheur décisif, le moteur sous-jacent de cette crise est identique à celle de 2007/8 : la crise fondamentale de production et de rentabilité du capitalisme mondial. Cela se reflète dans le problème colossal de l’endettement, qui s’est aggravé depuis 2008, et dans le manque chronique d’investissements productifs qui alimente les bulles spéculatives.

    Il a également été souligné qu’une nouvelle crise frapperait une économie mondiale qui ne s’est pas fondamentalement remise de la dernière crise. De nombreuses cartes jouées par les classes dirigeantes internationales pour lutter contre le krach de 2007/8 – y compris les baisses de taux d’intérêt et une intervention coordonnée à l’échelle internationale – sont beaucoup moins à leur portée pour faire face à la récession à venir.

    L’impact d’une nouvelle crise sur les perspectives de la classe ouvrière, des jeunes et de tous les opprimés sera également différent de 2007/8. L’expérience de ces dix dernières années d’attaques, d’appauvrissement et de lutte ne sera pas oubliée. Alors qu’une nouvelle crise économique, le chômage et l’insécurité pourraient temporairement réduire à néant la volonté de lutter dans les entreprises, l’impact politique et idéologique d’une nouvelle récession aggravera sans aucun doute la radicalisation qui a eu lieu au cours de la dernière décennie. Cela mettra à l’ordre du jour des explosions sociales encore plus révolutionnaires.

    Une nouvelle “guerre froide” entre la Chine et les Etats-Unis

    Dans le domaine des relations mondiales, le conflit entre les deux grandes puissances mondiales gagne en intensité. Ce conflit historique, qui va bien au-delà d’une “guerre commerciale”, se fraie un chemin vers le centre des événements politiques et économiques mondiaux. En ce sens se dessine une tendance au “découplage” économique, politique et technologique de la planète, les deux parties cherchant à consolider et à développer leurs sphères de pouvoir et d’influence.

    Le discussion a fourni divers exemple de cette situation en Europe, en Amérique latine, en Australie et en Afrique. La crise autour du géant chinois de la technologie Huawei en est l’un des exemples les plus frappants, en relation avec le développement de la technologie clé 5G aux implications productives et militaires cruciales.

    Il ne s’agit pas d’une répétition de la dernière “guerre froide”, qui était à la base un affrontement entre deux systèmes politiques et économiques fondamentalement antagonistes. La “guerre froide” entre les Etats-Unis et la Chine représente aujourd’hui un affrontement historique entre la puissance impérialiste dominante du monde (les Etats-Unis) et son rival impérialiste croissant (la Chine). Cependant, comme lors de la dernière guerre froide, elle tend à diviser le monde en blocs opposés et constitue de plus en plus l’axe central de toutes les relations mondiales.

    Plusieurs camarades ont commenté comment la nature “froide” du conflit ne doit pas masquer sa gravité. Ce conflit aurait très probablement déjà abouti à une guerre militaire “chaude” dans toute période historique antérieure. Mais avec la prolifération des armes nucléaires, une nouvelle guerre mondiale est une option impensable pour la classe dirigeante sous ces conditions.

    L’intensité de ce conflit fluctuera au cours des prochaines années, mais les contradictions fondamentales qui le sous-tendent ne seront surmontées par aucun accord ou aucune résolutions de manière durable.

    Son développement reflète également l’évolution de la situation intérieure au sein des deux puissances. Les camarades américains ont expliqué que si la faible croissance de l’économie américaine se poursuit bien encore, elle s’essouffle toutefois clairement, alors que le pays connaît une renaissance des grèves et que la vague de radicalisation “socialiste” se poursuit, comme en témoigne la nouvelle campagne électorale de Bernie Sanders pour les primaires démocrates. A Seattle, Socialist Alternative (CIO – Etats-Unis) est engagé dans une campagne de réélection pour assurer la position de Kshama Sawant au conseil municipal, face à l’homme le plus riche du monde, le dirigeant d’Amazon Jeff Bezos. Cette bataille est absolument cruciale pour les forces du socialisme mondial.

    Le mouvement historique à Hong Kong, prélude à la révolution chinoise

    Des camarades de Hong Kong et de Taïwan ont abordé en profondeur les racines et implications du mouvement de masse historique qui secoue atuellement Hong Kong. Depuis plus de 10 semaines, les masses sont en mouvement presque constant, avec une manifestation d’au moins plusieurs centaines de milliers de personnes chaque semaine. Le week-end dernier encore, 1,7 million de personnes sont descendues dans la rue !

    Les représentants de la classe dirigeante internationale discutent ouvertement de la possibilité d’une intervention armée de la part du régime chinois, ce qui ferait de Hong Kong un “nouveau Tian’anmen”. Les camarades ont expliqué que si cela est peu probable à court terme, cela illustre cependant la profondeur de la crise et ce qu’elle représente pour le régime chinois, qui craint énormément les bouleversements révolutionnaires.

    Les membres de Socialist Action (CIO – Hong Kong) sont quotidiennement actifs au sein du mouvement et encouragent actuellement une initiative cruciale de grève étudiante. Dans un mouvement largement “sans leader” et décentralisé – ce qui reflète le manque de confiance des masses dans l’opposition bourgeoise “pan-démocrate” de Hong Kong – nos camarades défendent la nécessité d’une entrée en action massive de la classe ouvrière au coeur du mouvement tout en insistant sur la nécessité de l’extension du mouvement au continent chinois.

    Ce mouvement de masse représente, à bien des égards, le début d’une nouvelle révolution chinoise et coïncide avec une vague de lutte et de radicalisation sur le continent. En Chine, où sévissent le contrôle et la censure des médias de même que la désinformation systématique, le mouvement à Hong Kong est dépeint comme un complot réactionnaire occidental pour miner le potentiel de manifestations de solidarité de masse sur le continent. Cependant, il est tout à fait possible que l’escalade des nombreux mouvements sociaux et luttes dans les entreprises qui sont monnaie courante en Chine coïncide et s’unisse avec le mouvement de masse en cours à Hong Kong.

    Les bouleversements révolutionnaires en Afrique

    Alors que les camarades soudanais du CIO n’ont pas pu obtenir de visa pour assister à la réunion, les événements du mouvement révolutionnaire de masse qui s’y est développé ont été discutés en profondeur, tout comme les événements d’Algérie.

    Les luttes révolutionnaires de masse ont secoué les deux pays cette année, jusqu’à la chute de deux dictateurs. Ces mouvements ont surpris de nombreux commentateurs capitalistes et effrayé les élites dirigeantes de la région, mais ils ont aussi inspiré des millions de travailleurs et de jeunes. La brutalité de la contre-révolution qui s’est abattue sur certaines régions du Moyen-Orient ces dernières années rend ces poussées révolutionnaires d’autant plus significatives.

    La lutte au Soudan, en particulier, est l’une des luttes révolutionnaires les plus avancées du XXIe siècle. Elle a été témoin de l’émergence généralisée de comités de résistance de base, qui ont été au cœur des mobilisations de masse. Le massacre perpétré par le Conseil militaire au pouvoir et par ses milices le 3 juin, plutôt que d’en finir avec la révolution, a provoqué une contre-offensive encore plus massive, avec une grève générale de trois jours et une “marche des millions” le 30 juin.

    Malheureusement, l’énergie révolutionnaire déployée par les masses soudanaises n’a pas été accompagnée d’une résolution similaire de la part des dirigeants du mouvement. Les forces de la déclaration de liberté et de changement (FDFC), dont l’épine dorsale est l’”Association des professionnels soudanais” (SPA) ont maintenant signé un accord de partage du pouvoir avec le Conseil militaire contre-révolutionnaire. Cet accord est combattu par un nombre croissant de personnes et risque de s’effondrer sous la pression des événements. La clique dirigeante corrompue exerce une emprise encore plus forte sur l’économie et a augmenté le déploiement militaire des forces soudanaises dans la guerre menée par l’Arabie saoudite au Yémen, alors que les masses souffrent le plus de la hausse des prix et de la pénurie de nourriture, de carburant et de médicaments. Dans ces conditions, de nouvelles confrontations révolutionnaires se préparent.

    Pas de stabilité politique pour le capitalisme

    La probabilité croissante d’un Brexit sans accord dans les mois à venir est la manifestation la plus aiguë de l’instabilité sans fin qui secoue le capitalisme européen. Celui-ci s’est révélé totalement incapable de rétablir un équilibre politique après la crise de 2008. Des camarades de tout le continent ont parlé de l’instabilité politique et de la polarisation qui touchent tous les pays, jusqu’aux pays “noyaux” que sont l’Allemagne, la France, l’Autriche, etc.

    Alors que le capitalisme britannique et européen s’oppose à un Brexit désordonné, des considérations politiques poussent inexorablement les événements dans cette direction. Avec Boris Johnson au pouvoir et les partis travailliste et conservateur en crise profonde, le capitalisme britannique manque de représentants politiques viables capables de trouver une solution conforme à ses intérêts. L’establishment de l’UE, inquiet de la crise existentielle de l’UE, se sent également obligé de “jouer au dur” avec la Grande-Bretagne.

    Les élections européennes ont été marquées par une polarisation toujours plus forte et par un plus grand soutien aux partis verts dans de nombreux pays. Elles ont illustré que la classe dirigeante n’a absolument pas réussi à restaurer la confiance dans ses représentants politiques privilégiés. C’est dans cette situation que la classe dirigeante va entrer dans une nouvelle phase de turbulence économique.

    Il en va de même pour l’Amérique latine, où plusieurs gouvernements de droite ont été élus dans des pays clés au cours de ces dernières années. Qu’il s’agisse de néolibéraux classiques (comme Macri en Argentine) ou de populistes de droite (comme Bolsonaro au Brésil), aucun n’a bénéficié d’une “lune de miel” de stabilité, malgré l’espoir des grandes entreprises.

    Bolsonaro est confronté à la pire cote d’approbation de tous les nouveaux présidents depuis la chute de la dictature, et son gouvernement est embourbé dans des contradictions internes entre les “familles” conservatrices, néolibérales et militaires. Macri a été confronté à une vague de luttes ouvrières et féministes, et a en effet reçu une claque lors des élections primaires en Argentine, avec 15% de retard sur son principal adversaire, Alberto Fernandez.

    La réunion du CEI a abordé le Mexique, qui a connu un tremblement de terre politique il y a un an de cela avec l’élection du président de gauche Lopez Obrador (AMLO). Le pays a connu une vague de luttes de la part d’une classe ouvrière enhardie après son élection.

    La période à venir mettra à l’épreuve les gouvernements de toutes les couleurs politiques. La tâche du CIO est de souligner le pouvoir du mouvement uni des travailleurs et des opprimés. Seul un programme socialiste visant à mettre fin aux crises chroniques, aux inégalités, à l’oppression et au chaos du capitalisme offre une issue pour développer l’économie, la vie et le niveau de vie de l’écrasante majorité de la population mondiale tout en protégeant la planète dans ce processus.

    Des discussions séparées ont eu lieu durant cette semaine de discussion au sujet de l’oppression des femmes et du féminisme socialiste ainsi que concernant l’environnement, reflétant l’importance politique de ces thèmes de même que les projets ambitieux pour des initiatives dynamiques de la part de notre internationale. Mais cette discussion a souligné que ces questions constituent des éléments clés de toute discussion sur les perspectives mondiales à notre époque. Les mouvements de masse des femmes ont stimulé la lutte de la classe ouvrière dans le monde entier, les camarades du CIO jouant souvent des rôles de premier plan dans ceux-ci, et les travailleuses et les jeunes ont été à l’avant-garde des luttes de classe de toutes parts.

    La révolte mondiale des jeunes contre le changement climatique, avec de plus en plus de sympathie et de soutien de la part de la classe ouvrière au sens large, verra un nouveau point culminant atteint pendant les “grèves climatiques” du 20 au 27 septembre, auxquelles le CIO interviendra de manière audacieuse à l’échelle mondiale.

    Cette discussion électrisante a montré la force politique, la détermination et l’optimisme révolutionnaire qui demeurent dans l’ADN du CIO, une internationale socialiste révolutionnaire en pleine forme et pleine de vitalité.

  • Le socialisme écologique de Karl Marx est un guide pour la lutte d’aujourd’hui

    Par Arne Johansson. Première publication le 18 juillet dans Offensiv, hebdomadaire de Rättvisepartiet Socialisterna (CIO Suède)

    Trop de socialistes, même parmi ceux qui se considèrent comme des marxistes révolutionnaires, ont malheureusement tardé à découvrir et à comprendre l’analyse écologique de la rupture métabolique irréparable du capitalisme avec la planète et la nature, sur laquelle Karl Marx et Friedrich Engels ont commencé à travailler au XIXème siècle.

    Dans son livre Karl Marx’s Ecosocialism: Capital, Nature and the Unfinished Critique of Political Economy (“L’écosocialisme de Karl Marx : le capital, la nature et la critique inachevée de l’économie politique»), Kohei Saito, un chercheur marxiste japonais, a apporté une nouvelle contribution importante pour remédier à cette lacune, à un moment où l’attitude prédatrice du capitalisme envers les personnes et la nature approche des points de basculement qui menacent de rendre inhabitables de grandes parties de la planète.

    Saito, professeur agrégé d’économie politique à l’Université d’Osaka, s’appuie en grande partie sur les nombreuses notes inédites de Marx. sur lesquelles il travaille en tant qu’éditeur du Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA), un projet encore inachevé qui vise à rassembler les œuvres de ces deux pionniers.

    Un compte rendu détaillé de la façon dont Marx a développé son immense intérêt pour les recherches les plus récentes en sciences naturelles, et dans des sujets tels que la biologie, la chimie, la géologie et la minéralogie, vient de s’ajouter à ce matériel. Son point de départ a été la crise créée par l’industrialisation de l’agriculture par le capitalisme, et le clivage qu’il a décrit dans le métabolisme entre l’homme et la nature, ce qu’on appelle aujourd’hui le cycle écologique. Saito montre comment ces questions ont énormément intéressé Marx au cours de son travail inachevé sur le Capital, après la publication de sa première partie en 1867.

    Même si Friedrich Engels est, à ce jour, le plus connu du duo Marx-Engels en matière d’écrits scientifiques comme “Anti-Dühring” et “Dialectique de la nature”, son ouvrage inachevé, mais publié à titre posthume, Saito souligne que Marx était tout aussi intéressé par ces questions – toujours en contact étroit avec Engels.

    Pas moins d’un tiers des carnets de Marx – remplis de fragments, d’extraits et de commentaires – ont été écrits au cours des 15 dernières années de sa vie et, de ce nombre, près de la moitié traitent de sujets scientifiques. Cela réfute la position des soi-disant “marxistes occidentaux” (l’Ecole de Francfort, entre autres), qui critiquent depuis longtemps le fait qu’Engels tire les lois dialectiques du mouvement de la nature comme une distorsion non marxiste, et qui ont soutenu que le matérialisme historique de Marx ne peut être appliqué qu’à la société humaine.

    Dans la préface, Saito loue les efforts importants pour redécouvrir l’analyse de Marx de l’irréparable rupture métabolique du capitalisme, auxquels les professeurs socialistes Paul Burkett et John Bellamy Foster ont ouvert la voie depuis Marx and Nature de Burkett (1999) et Marx’s Ecology (2000) de Foster.

    Avec l’aide de la revue Monthly Review, dont Foster est le rédacteur en chef, tous les deux ont, de manière efficace, combattu la vision illusoire d’un Marx partisan de la croissance industrielle (“prométhéisme”) écologiquement naïf, vision qui a longtemps prospéré tant chez les théoriciens verts que chez les “éco-socialistes de première vague” tels Ted Benton, André Gorz, Michael Löwy, James O’Connor et Alain Lipietz.

    Le fait que Marx inspire aujourd’hui la recherche écologique dans le monde entier est une victoire importante pour cette lutte théorique, de même que les échos qui apparaissent de plus en plus dans les travaux des chercheurs en environnement et des débatteurs tels que This changes everything – capitalism versus the climate (“Ça change tout – le capitalisme contre le climat”) de Naomi Klein.

    Dans “L’écosocialisme de Karl Marx”, Saito montre comment Marx a progressivement développé son analyse de la “rupture métabolique” du capitalisme. Saito admet que la fascination du jeune Marx pour l’énorme développement des forces productives par le capitalisme peut parfois être perçue comme “productiviste”, même si dans ses “Cahiers de Paris” et les “Manuscrits économiques et philosophiques” de 1844, il décrit la division croissante du capitalisme (aliénation) entre ouvriers et fruits de la production, entre hommes et hommes, et entre les travailleurs et la nature, lorsque durant l’industrialisation, les ouvriers ont été séparés de la terre.

    A ce stade, Marx avait déjà formulé la tâche du communisme de restaurer une unité complète et rationnellement régulée entre l’humanité et la nature à un niveau supérieur. Mais ce n’est qu’après que Marx ait tourné le dos à la philosophie abstraite des Jeunes Hégéliens, avec Misère de la philosophie en 1847 par exemple, et connu la défaite des révolutions de 1848, qu’il commence sérieusement à approfondir ses études matérialistes sur le fonctionnement du capitalisme.

    Une partie centrale de la critique de Marx à l’égard de certaines théories classiques des économistes bourgeois sur les valeurs était que celles-ci considéraient le travail comme la source de toute valeur, alors que Marx démontrait minutieusement qu’ils regardaient aveuglément les valeurs d’échange du marché fournies par la force de travail. L’une des conclusions que Marx en tirera au cours de ses études économiques est qu’ils oublient alors les valeurs d’usage de la nature qu’ils considèrent comme “un don gratuit au capital”. Cela signifie que le capital, avec son accumulation compétitive, sape à la fois les travailleurs et la Terre, “les sources originelles de toute richesse”.

    Il semble que c’est par le contact avec son ami le physicien socialiste Roland Daniel et son intérêt pour l’écocycle entre animaux et plantes que Marx a noté pour la première fois le concept du métabolisme. L’homme existe, comme l’expliquerait Marx, dans “le métabolisme universel de la nature”, où il peut extraire de la nature des valeurs d’usage, dans le cadre du “métabolisme social”.

    Mais c’est quelques années plus tard, lors de ses recherches préliminaires pour le Capital et dans le contexte de la crise croissante de l’agriculture britannique, que Marx commence à s’intéresser sérieusement aux critiques du pillage industriel de la Terre, développées par l’agrochimiste allemand Justus von Liebig.

    Ici, Marx a également trouvé un appui à ses critiques de la méthode d’analyse non-historique de la rente foncière par l’économiste David Ricardo et de la question démographique par Thomas Malthus. Le rapport de l’homme à la nature a changé avec le développement de nouvelles méthodes de production. Mais c’est sous le capitalisme que se produisent les fractures les plus radicales dans la relation entre l’homme et la nature.

    Et c’est surtout sous l’influence de Liebig que Marx, en 1865-66, commença à réviser sa croyance antérieure, plus optimiste, dans les progrès technologiques contemporains et à comprendre comment les approches à court terme du capitalisme pour contrer la baisse de fertilité de la terre tendaient seulement à créer de nouvelles “fractures métaboliques irréparables” à un niveau plus élevé, et même à un niveau mondial.

    Saito explique comment Liebig, dans son livre pionnier, “Agricultural Chemistry”, a décrit comment la forte croissance urbaine des villes britanniques pendant l’industrialisation a considérablement augmenté la demande des produits agricoles des campagnes dépeuplées, alors qu’en même temps, les minéraux des aliments n’étaient pas retournés à la terre comme engrais mais, via les nouvelles toilettes de Londres et des autres villes, étaient rejetés avec les eaux usées dans les rivières et les mers polluées.

    Ainsi, non seulement la fertilité des champs britanniques a été épuisée, mais aussi celle des pays dont le guano (fèces d’oiseaux marins d’Amérique du Sud) et les os ont été importés comme engrais : “La Grande-Bretagne prive tous les pays des conditions de leur fertilité ; elle a déjà ratissé les champs de bataille de Leipzig, Waterloo et la Crimée à la recherche d’ossements, et consommé plusieurs générations de squelettes des catacombes siciliennes. […] On peut dire qu’elle est accrochée comme un vampire au cou de l’Europe”, écrit Liebig.

    Dans le Capital, Marx résume : “tout progrès dans l’agriculture capitaliste est un progrès dans l’art, non seulement de voler l’ouvrier, mais de voler le sol ; tout progrès dans l’augmentation de la fertilité du sol pendant un temps donné est un progrès vers la destruction des sources plus durables de cette fertilité” et : “la production capitaliste, par conséquent, ne développe les techniques et le degré de combinaison du processus social de production qu’en sapant simultanément les sources originelles de toute richesse – le sol et le travailleur”.

    La recherche désespérée du guano et du salpêtre par l’Angleterre et les États-Unis pour leur sol appauvri a poussé les États-Unis à annexer des dizaines d’îles riches en guano en 1856. Elle a également conduit, comme le souligne Saito, à la violente répression des peuples autochtones de la côte ouest de l’Amérique du Sud, ainsi qu’à la Guerre du Guano de 1865-66 et à la Guerre du Pacifique de 1879-84 pour le salpêtre.

    Dans le Capital, Marx montre aussi comment la nécessité sociale d’essayer de contrôler et d’apprivoiser une ressource naturelle tout en essayant de la protéger contre son exploitation a joué un rôle crucial dans l’histoire. Les travaux d’irrigation en Egypte, en Lombardie et en Hollande et les canaux artificiels comme en Inde et en Perse ont non seulement arrosé le sol, mais l’ont également fertilisé avec des minéraux apportés des collines comme sédiments. “Le secret de l’essor de l’industrie en Espagne et en Sicile sous la domination des Arabes réside dans leurs travaux d’irrigation”.

    Si Marx avait pu auparavant parler occasionnellement du rôle civilisateur du capitalisme pendant le colonialisme, il voyait maintenant, sans idéaliser les sociétés précapitalistes, principalement la souffrance et la misère après la dissolution des communautés locales traditionnelles, qui avait rompu la relation intime entre les hommes et la nature. Lorsqu’en 1856, le régime britannique de l’époque coloniale en Inde, selon Marx, “introduisit une caricature des grandes propriétés foncières anglaises” et abandonna le système de barrages et de drains précédemment contrôlé par l’Etat, il en résulta une sécheresse et une famine terribles qui causèrent un million de morts.

    Selon Marx, dans toutes les sociétés et tous les modes de production, l’homme doit faire face à la nature pour satisfaire ses besoins : “La liberté dans ce domaine ne peut consister qu’en ce que l’homme socialisé, les producteurs associés, régulent rationellement leurs échanges avec la Nature, les mettant sous leur contrôle commun, au lieu d’être dirigés par eux comme par les forces aveugles de la Nature ; et que cela se fasse avec le moins de dépense d’énergie et dans les conditions les plus favorables à, et les plus dignes de, leur nature humaine. »

    Dans son “Manuscrit économique de 1864-1865”, Marx avertit qu’avec le capitalisme, “au lieu d’un traitement conscient et rationnel de la Terre comme propriété collective permanente, comme condition inaliénable de l’existence et de la reproduction de la chaîne des générations humaines, nous avons l’exploitation et le gaspillage des pouvoirs de la Terre”.

    Dans un chapitre sur l’écologie de Marx après 1868, Saito souligne le grand intérêt de Marx pour les débats entre différents experts agricoles, par exemple ceux des écoles “physique” et “chimique”, sur les substances les plus importantes à ajouter pour augmenter la fertilité du sol, les minéraux ou les nitrates. Il note, par exemple, l’impression significative qui semble avoir été faite sur Marx par le chimiste James Johnston et, en particulier, par l’agronome allemand Karl Fraas, qui, en partie dans une polémique avec Liebig, a souligné le grand rôle que joue le changement climatique lorsque la déforestation réduit l’humidité du sol et l’approvisionnement naturel du sol en nutriments.

    Dans une lettre à Engels en 1868, Marx écrit que Fraas a “une tendance socialiste inconsciente”. Selon Marx, dans son livre Climate and the Vegetable World throughout the Ages, a History of Both (« Le climat et le monde végétal à travers les âges»), Fraas a montré comment “la culture, quand elle progresse de manière primitive et n’est pas consciemment contrôlée (en tant que bourgeois, bien sûr, il n’y arrive pas), laisse derrière elle des déserts, Perse, Mésopotamie, Grèce”.

    Fraas a été alerté des conséquences de la déforestation rapide dans des pays comme l’Angleterre, la France et l’Italie, même en altitude, dans des zones montagneuses auparavant inaccessibles, ce qui, selon lui, a soulevé la nécessité d’une réglementation. Par sa lecture de Fraas et d’un certain nombre d’autres chercheurs tels que John Tuckett et Friedrich Krichhof, Marx avait également noté dans ses manuscrits du troisième volume du Capital (les deuxième et troisième volumes ont été publiés après la mort de Marx par Engels sur la base des manuscrits incomplets de Marx) que ni l’agriculture ni la foresterie capitaliste ne pouvaient être durables et que la rupture irrémédiable entre société et nature n’était donc pas limitée à la dégradation des terres.

    “Le développement de la culture et de l’industrie en général s’est manifesté par une telle destruction énergétique de la forêt que tout ce qui est fait pour sa préservation et sa restauration semble infinitésimal “, note aussi Marx dans le manuscrit du volume deux du Capital.

    Cette tendance capitaliste à exploiter violemment la nature jusqu’à ses limites, qu’il voyait dans la sylviculture non durable, il la voyait également d’une manière qu’il trouvait “abominable” dans l’élevage des animaux. Dans un commentaire sur un extrait de l’éloge de Wilhelm Hamm à l’égard de l’élevage intensif de viande, Marx se demandait également si ce “système de prison cellulaire” et l’élevage grotesque d’animaux anormaux pouvaient finalement aboutir à “un affaiblissement grave de la force vitale”.

    Saito explique comment le grand intérêt de Marx pour les polémiques entre Liebig et Fraas et le développement rapide de la science et de la technologie l’a amené à la conclusion que des études approfondies étaient nécessaires pour voir combien de temps le capitalisme pouvait résister à sa crise écologique et que ce sont des questions qu’il estimait nécessaires de développer, ce qui, selon Saito, retarda le travail de Marx sur le deuxième et troisième volumes incomplets du capital.

    Même dans les études de l’historien Georg Ludwig von Maurer sur les sociétés précapitalistes égales et la nécessité d’essayer de réguler le métabolisme entre l’homme et la nature, dans ses “Cahiers ethnologiques” ultérieurs, Marx a vu “une tendance socialiste inconsciente”. Marx a été impressionné par la “vitalité naturelle” et la durabilité écologique des villages allemands autosuffisants qui, selon lui, étaient au Moyen Âge “uniquement axés sur la liberté et la vie publique”.

    Dans une lettre adressée à la Narodnik Russe Vera Zasulich, Marx n’exclut pas qu’une révolution socialiste en Russie puisse se baser sur des communes villageoises similaires et explique que le système capitaliste en Europe occidentale et aux Etats-Unis est “en conflit avec les masses ouvrières, avec la science et avec les forces très productives qu’il génère – bref, dans une crise qui va se résoudre par son élimination, par le retour des sociétés modernes à une forme supérieure de propriété et de production collectives “archaïque”.”

    Saito souligne qu’il est impossible de comprendre pleinement la critique inachevée de Marx sur l’économie politique si l’on ignore sa dimension écologique. Selon Saito, le manuscrit original de Marx pour le volume trois du Capital montre quelques différences par rapport à ceux publiés par Engels après la mort de Marx, avec des exemples dans une note de bas de page concernant l’analyse du système de crédit. En dehors de (petites) clarifications sur ce que Marx a exprimé par rapport à ce qu’Engels a publié par ses écrits, Saito affirme que la quatrième partie des nouvelles œuvres rassemblées comprendra des cahiers d’autant plus importants que le Capital est incomplet.

    Selon Saito, la lecture de ces sources originales en parallèle avec ce qui a été publié jusqu’à présent dans le Capital convaincra les chercheurs que l’écologie de Marx est un élément fondamental de sa critique de l’économie politique. Il croit même que “Marx aurait plus fortement insisté sur le problème de la crise écologique comme contradiction centrale du mode de production capitaliste s’il avait pu compléter les volumes 2 et 3 du Capital”.

    L’écosocialisme de Karl Marx de Saito parle très peu des contributions importantes d’Engels pour généraliser leurs conclusions communes. Dans son ingénieux petit pamphlet, Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme, Engels explique que l’animal utilise simplement sa nature environnante tandis que l’homme la contrôle, mais ajoute une longue liste d’exemples frappants :

    “Mais ne nous flattons pas trop de nos victoires humaines sur la nature. Pour chacune de ces victoires, la nature se venge de nous. Chaque victoire, c’est vrai, apporte d’abord les résultats escomptés, mais en deuxième et troisième position, elle a des effets tout à fait différents, imprévisibles, qui annulent trop souvent la première. [….] “Ainsi, à chaque pas, il nous est rappelé que nous ne régnons pas sur la nature comme un conquérant sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui se tient à l’extérieur de la nature, mais que nous, avec notre chair, notre sang et notre cerveau, appartenons à la nature, et que nous existons en son sein et que toute notre maîtrise consiste dans le fait que nous avons l’avantage, sur toute autre créature, de pouvoir apprendre ses lois et les appliquer correctement”.

    Ce qu’il faut pour réparer cette rupture métabolique, qui a été poussée à son paroxysme sous le capitalisme, et pour établir ce qu’on appelle aujourd’hui une société durable, c’est, d’après Marx dans Capital, une société supérieure, c’est-à-dire le socialisme :
    “Du point de vue d’une formation socio-économique supérieure, la propriété privée de certains individus sur la Terre apparaîtra aussi absurde que la propriété privée d’Hommes par un autre Homme. Même une société entière, une nation, ou toutes les sociétés existantes simultanément, prises ensemble, ne sont pas propriétaires de la Terre. Ils en sont simplement les administrateurs, les bénéficiaires, et doivent la léguer dans un état amélioré aux générations futures”.

    Il est certain que si Marx et Engels étaient encore en vie aujourd’hui – alors que la rupture métabolique irréparable du capitalisme est devenue une menace existentielle pour toute vie civilisée – ils porteraient une attention décisive à suivre et à comprendre les toutes dernières recherches actuelles sur le climat et le système terrestre.

    Une tâche centrale pour les marxistes d’aujourd’hui est de renouer le fil rouge avec les études des pionniers de l’écologie et, comme eux, de comprendre le socialisme comme la clé vitale pour une régulation rationnelle du métabolisme entre l’homme et la nature.

  • 25 ans du génocide au Rwanda (4). Le rôle de l’impérialisme et la situation post-génocide

    Bureaux du Tribunal pénal international pour le Rwanda à Arusha

    Comment le capitalisme a engendré la barbarie dans la région des Grands Lacs (Quatrième partie)

    Il y a 25 ans, un événement historique d’une horreur inouïe a eu lieu en Afrique de l’Est : le génocide des Tutsis et le massacre des Hutus modérés. Cet événement qui fut médiatisé sidéra le monde entier. La barbarie à l’échelle industrielle entraina la mort de 800.000 à 1.000.000 personnes en 3 petits mois. 25 ans plus tard, c’est l’occasion de revenir sur les causes et les conséquences de ce massacre pour le Rwanda et toute la région. Nous publions cette analyse en plusieurs parties, de la période précédant la colonisation à la situation actuelle, en passant par la colonisation, la décolonisation et la période du génocide elle-même.

    Par Alain Mandiki

    Impérialisme = barbarie

    En 2011, un mouvement révolutionnaire a parcouru l’Afrique du Nord et le Moyen Orient. Les difficultés dans le processus ont conduit une partie de l’opinion publique européenne à soutenir des interventions “humanitaires”, notamment en Libye. L’illusion répandue et entretenue alors était que nos Etats avaient un rôle à jouer pour faire advenir la démocratie et le progrès social dans ces régions. Dans les sondages d’opinions de l’époque, une grande majorité soutenait le fait que les pays occidentaux devaient intervenir pour protéger la ville de Benghazi de la répression sanglante de Kadhafi. Une majorité de la social-démocratie et des verts, ainsi que des figures de gauche comme Jean-Luc Mélenchon, se sont rangés derrière une intervention à l’initiative de la France. Même une partie de la gauche marxiste révolutionnaire a abandonné la position internationaliste pour soutenir une intervention impérialiste.

    Aujourd’hui, la Libye est enfoncée dans la guerre civile et la France, contre l’avis même de l’Union Européenne, soutient le général Haftar, un seigneur de guerre barbare, pour défendre ses propres intérêts. La Libye est, dans les faits, démantelée. Et ce n’est pas seulement elle qui est en proie aux forces centrifuges, mais même l’ensemble du Sahel qui a été déstructuré par ces interventions impérialistes. Des groupes terroristes comme AQMI (1) ont créé le chaos pour la population. L’Union européenne, quant à elle, est touchée par la vague de migration issue de la région. Et en son sein, l’incapacité des politiques néolibérales à régler la question de l’accueil de ces réfugiés est instrumentalisée par les populistes de droite et d’extrême droite.

    De manière générale, les aspects humanitaires d’une opération militaire ne sont que de la poudre aux yeux qui masquent le calcul froid et brutal des intérêts d’une petite minorité qui a le pouvoir. La lutte des classes ne se pose pas comme une question morale, mais comme un rapport de force. L’impérialisme ne se soucie pas de la vie humaine ou de la nature. Il se soucie de son approvisionnement, de ses débouchés, de ses zones d’influences et, en dernière analyse, de son taux de profit. Et, cela, quel que soit le coût pour l’humanité et la nature. Pour s’en convaincre, l’étude du génocide rwandais est un cas d’école.

    Au Rwanda, l’impérialisme français a subi une énorme défaite. Mais ça n’a pas été une défaite sans combattre. L’impérialisme a fait tout ce qu’il pouvait pour protéger ses relais sur place. Avant d’entrer en détail dans le développement, il est important de rappeler que si l’impérialisme français a joué un rôle réactionnaire dans ce cas, cela ne veut pas dire que les impérialismes américain et britannique y ont joué un rôle progressiste. Ils avaient juste des intérêts contradictoires. Dans la même période, l’impérialisme américain a notamment mené l’opération Tempête du désert qui sera le prélude à la déstructuration de l’ensemble de la région du Golfe Persique après 10 ans de guerre Iran-Irak. De plus, suite à l’installation du régime de Kagame au Rwanda et la déstabilisation de l’ensemble de la région suivront les deux guerres du Congo (2). Celles-ci verront mourir plusieurs millions de personnes avec notamment le phénomène de viols de guerre massifs. Les USA n’ont pas voulu participer directement à la mission de l’ONU après l’échec de l’opération “Restore Hope” de la Force d’intervention unifiée (UNITAF) en Somalie.

    Le “nouveau Fachoda” : de la Françafrique au Commonwealth

    Les faits datent de 25 ans, mais ça n’est que depuis récemment que du matériel commence à s’accumuler et que certaines langues commencent à se délier. Cela permet de se faire une idée de l’implication de l’Etat français dans la guerre civile et le génocide. Mais énormément de travail reste à faire, dont l’essentiel : se débarrasser de ce système d’exploitation capitaliste qui, pour couvrir ses crimes, travestit la vérité. L’armée française a son honneur couvert de sang par le génocide de 1994. Plusieurs journalistes et militaires en témoignent, comme le lieutenant-colonel Guillaume Ancel qui a récemment sorti un livre, le général Jean Varret qui avait dès les années ’90 avertit sa hiérarchie que les extrémistes du régime voulaient “liquider” les Batutsi, le journaliste Jacques Morel qui a déclaré que “la France a couvé le génocide comme une poule couve ses poussins” (3). Pour avoir une idée de l’implication générale de la France, les documentaires “Rwanda, chronique d’un génocide annoncé” (3) et “Tuez-les tous !” (4) sont à conseiller.

    En 1990, la France a envoyé un millier soldats sur place pour former, armer et même commander certaines unités opérationnelles des Forces armées rwandaises. Le but étant de maintenir en place un régime avec lequel la coopération avait débuté dès 1973. Jusqu’au bout, l’armée française jouera sa carte. La mission des Nations Unies pour le Rwanda (la MINUAR), avec à sa tête le canadien Roméo Dallaire, avait pour mission de faire tampon entre les deux camps soutenus par des Etats impérialistes différents. Celle-ci avait averti des mois auparavant de la préparation imminente d’un génocide sur base d’informateurs au sein des milices interahamwe (5). Mais, dès que la situation d’affrontement entre les deux factions en présence est montée à son point critique avec l’assassinat de 10 casques bleus belges, la MINUAR s’est retrouvée bloquée par les contradictions de son mandat, laissant le rapport de force déterminer quelle faction l’emportera et la population aux mains des génocidaires. En juin 1994, la France lançait sa fameuse “opération Turquoise”, dont faisait notamment partie l’actuel chef d’Etat-major des armées françaises, le général Lecointre. Selon Ancel et d’autres, cette opération militaire française, conçue à la base comme une tentative de sauver in extremis le régime, s’est mué en opération humanitaire face à la médiatisation du massacre et la déliquescence du régime. Cependant, l’armée française a exfiltré tous les hauts dignitaires et responsables vers le Congo voisin (6).

    Certains en tirent la conclusion qu’il faut donner plus de pouvoir aux institutions supranationales et sont, du coup, pour un monde multilatéral et multipolaire. C’est une illusion complète. Quand les puissances impérialistes jugent dans leur intérêt d’adopter une approche multilatérale, elles le font. Si cela contrarie leur intérêt, ils passent outre. L’exemple de la Libye est très parlant. Et si vraiment les institutions supranationales gênent et que les intérêts sont jugés comme étant de vie ou de mort par les puissances impérialistes, alors, s’il faut les sacrifier, elles n’hésitent pas non plus. La récente relance de l’enquête sur la mort de Dag Hammarskjöld en route vers le Congo illustre ce point (7).

    Déchirée par le génocide, une société à reconstruire

    Malgré le soutien de l’impérialisme français, le régime de Habyarimina a perdu la guerre civile. La victoire du FPR a permis de mettre fin au génocide des Batutsi. Cette victoire militaire et l’arrêt de la barbarie meurtrière du Hutu Power a conféré au nouveau régime un crédit et une autorité nationale et internationale importante. D’autant plus que les opposants organisés étaient défaits et en dehors des frontières nationales.

    La prise du pouvoir du FPR n’est cependant pas dénuée de contradictions. Tout d’abord, lors de la campagne militaire, plusieurs membres de l’APR ce sont livrés à des massacres, des représailles voire des actes de crimes de guerres plus classiques (8). Ces massacres auraient continué une fois la victoire militaire établie pour sécuriser le pouvoir récemment acquis et pour permettre l’installation d’anciens réfugiés Batutsi dans certaines régions comme Byumba et Kibungo (9). Ces massacres sont à la base de deux récits réactionnaires : l’un purement négationniste qui nie la réalité du génocide des batutsi et des bahutu modéré ; l’autre qui, sur base de ces massacres, avance la théorie du “double génocide”. Selon cette dernière, des massacres “équivalents” ont été perpétrés par les deux ethnies. Et en mélangeant l’histoire du Rwanda et du Burundi, la confusion peut être créée. Au Burundi, les puissances capitalistes néocoloniales ont misé sur une minorité tutsi pour diriger le pays. Suite à une rébellion de la population et en particulier des bahutu, le régime de Micombero a organisé des massacres de nature génocidaire en 1972. Et en 1993, la crise au Burundi a dégénéré en guerre civile où se sont perpétrés des massacres à caractère génocidaire.

    Même si une partie de ces massacres étaient conditionnés par la haine ethnique, la plupart d’entre eux sont le fait de lutte pour le pouvoir et révèlent l’incapacité de réponse aux besoins sociaux sur base d’un système capitaliste en proie à ses contradictions. La propriété privée des moyens de productions, les terres agricoles en premier lieu, implique que les conflits se soldent en luttes politiques et armées, pour pouvoir disposer de ressources.

    La situation post génocidaire était catastrophique. Le Rwanda est un pays pauvre qui a connu, entre 1989 et 1994 : une crise économique ; un programme d’austérité imposé par le FMI et la banque mondiale ; des épisodes de famines, une guerre civile où différents impérialistes s’affrontent par procuration ; et un génocide. On se trouvait dans une société avec un million de personnes massacrées, des centaines de milliers d’orphelins, et des milliers de femmes contaminées par le sida suite aux viols subis durant la guerre. Et une société qui s’apprêtait à juger plusieurs centaines de milliers de personnes suspectées d’avoir participé aux massacres. Tout devait être reconstruit avec peu de moyen. L’aide internationale se concentra dans un premier temps sur les camps de réfugiés et une grosse partie de cette aide n’arriva même pas directement au Rwanda mais dans la caisse des banques, en remboursement de prêts concédés par la Banque mondiale et la Banque africaine de développement (BAD) (10).

    Les Gacaca, une tentative de réconcilier la société minée par les contradictions de l’Etat en régime capitaliste

    Afin de démasquer les responsables de la préparation et de l’organisation du génocide, et aussi de juger les nombreux suspects, plusieurs instruments ont été mis en place. Au niveau international, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a étudié le cas de près de 100 personnes à Arusha (11). Sur base de sa Loi de compétence universelle de 1993, la Belgique a jugé 4 personnes du Hutu Power (12). Mais la faiblesse de ces institutions est multiple. Tout d’abord, elle ne se concentre que sur des “gros poissons”, laissant de côté la masse de suspects pourrissants dans les prisons. Et puis, tout cela a un coût. Le Procès des “quatre de Butare” en Belgique a ainsi coûté plus de 3 millions d’euros. D’autre part, les institutions internationales ne jugent que ce que le rapport de force leur permet de juger. À ce jour, aucun membre du FPR ayant perpétré des actes de crime de guerre n’a été jugé. De plus, très vite, la Belgique a abrogé la version forte de sa Loi de compétence universelle, sous pression américaine, suite au conflit en Irak (13). Du coup, cela fait dire à certains observateurs que la justice internationale ne jugent que des Africains, ce qui affaibli son autorité. C’est évidemment une mauvaise formulation, mais dans le fond la justice que nous connaissons est tributaire des contradictions de classe de la société et donc dépendantes des rapports de forces entre les classes. Cela limite le potentiel de rendre une justice qui permette une vrai réconciliation.

    Au niveau du Rwanda, l’autorité judiciaire c’est concentrée sur les organisateurs, ceux qui ont tués des enfants et ceux qui ont commis des viols. Les moyens dévolus à la justice ne permettaient pas de faire beaucoup plus. Mais l’élément limitant principal est que si l’on veut retracer l’histoire du génocide on doit pouvoir raconter l’histoire récente du Rwanda de manière libre. Or, on le sait, l’histoire est écrite par les vainqueurs. Ces derniers n’ont pas d’intérêt à ce que leur règne de classe soit dévoilé.

    Pour les présumés coupables de crime de génocide des autres catégories, une institution originale s’est mise sur pieds : les Gacaca. Ces juridictions communautaires sont la version moderne d’une vieille tradition et institution de règlement des conflits dans la société rwandaise avant la période de colonisation. Les Gacaca ont jugé plus de 1,2 millions d’affaires et 2 millions de personnes de 2005 à 2012. Le bilan de ces jugements est mitigé (14). Le président Kagame a présenté ces tribunaux communautaires comme étant des “solutions africaines à des problèmes africains”. Cette manière de formuler les choses est souvent une justification pseudo-panafricaine de l’injustice et de la dictature. En effet, comme nous avons pu le montrer plus haut, ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 et avant cela ne relève pas d’une problématique “strictement” africaine mais bien d’une situation où les rapports de forces internationaux et nationaux sont intrinsèquement liés.

    Au-delà des critiques, force est de reconnaître qu’après un tel déchirement, au sein d’un système capitaliste qui se nourrit de la division et qui n’est prêt à sortir les budgets que lorsque c’est profitable pour les élites économiques et politiques, ou lorsque la pression de mouvements de masse le leur impose, réconcilier la société est impossible. Il aurait fallu mettre les moyens nécessaires pour assurer une prise en charge matérielle et psychologique des victimes et mettre en place des institutions qui forment adéquatement les personnes impliquées dans la justice communautaire, ce qui implique d’investir dans l’enseignement et l’éducation populaire. Il aurait aussi fallu réparer les dégâts de la guerre civile et du génocide en reconstruisant tout ce que cette période avait détruit. Seul un plan démocratiquement discuté par l’ensemble de la population pouvait y faire face. Un plan faisant un état des lieux des besoins sociaux, répartissant de manière égalitaire les terres et orientant les moyens économiques vers la réponse aux besoins et non vers le remboursement des bailleurs. Et seul le cadre d’une société socialiste démocratique permettrait la mise en place de ces éléments.

    > La cinquième et dernière partie de ce dossier abordera la situation actuelle du Rwanda post-génocide et la conclusion générale de cette analyse.

    Notes :
    (1) Al-Qaïda au Maghreb islamique, anciennement GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat).
    (2) 1996-1997 et 1998-2003.
    (3) “Rwanda, chronique d’un génocide annoncé”, Reporters, reportage long format de France 24, 5 avril 2019.
    (4) “Tuez-les tous ! (Rwanda : Histoire d’un génocide « sans importance »)”, Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette, 27 novembre 2004.
    (5) Milice créée en 1992 par le régime de Habyarimana. Celle-ci a pris part aux massacres qui ont eu lieu au cours du génocide. Une partie de leurs forces ont été exfiltrées par la France dans l’Est du Congo, où elles résident toujours.
    (6) https://www.lemonde.fr/international/article/2018/03/15/guillaume-ancel-nous-devons-exiger-un-reel-controle-democratique-sur-les-operations-militaires-menees-au-nom-de-la-france_5271448_3210.html.
    (7) Ancien secrétaire général de l’ONU dont l’avion s’est écrasé dans des circonstances suspectes. https://www.lalibre.be/actu/international/un-pilote-belge-m-a-confie-avoir-tue-le-secretaire-general-de-l-onu-hammarskjold-5c3b54ccd8ad5878f0fc194d.
    (8) https://www.liberation.fr/evenement/1996/02/27/rwanda-executions-massives-de-hutus-dans-l-ombre-du-genocide-des-tutsis_161810.
    (9) Colette Braeckman, Les Nouveaux prédateurs: Politique des puissances en Afrique centrale, Aden Belgique, 2009, p.235.
    (10) Idem, p.238.
    (11) Pour en savoir plus à ce sujet : http://unictr.irmct.org/fr/tribunal.
    (12) https://www.liberation.fr/planete/2001/04/17/la-belgique-juge-quatre-genocideurs-rwandais_361579.
    (13) https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_il-y-a-15-ans-la-belgique-abrogeait-sa-loi-de-competence-universelle?id=9988443.
    (14) https://www.hrw.org/fr/report/2011/05/31/justice-compromise/lheritage-des-tribunaux-communautaires-gacaca-du-rwanda.

  • Allemagne. La révolution de 1923

    Par Wolfram Klein

    En 1923, l’occupation de la Ruhr par les troupes belges et françaises a conduit à une crise économique profonde en Allemagne. Le renversement révolutionnaire du capitalisme était à portée de main.

    Beaucoup, même à gauche, estiment qu’Allemagne et révolution ne font pas bon ménage. La révolution de 1848 est déjà loin derrière nous et n’a, de plus, pas été couronnée de succès. La révolution de 1918 est souvent considérée comme un incident causé par la Première guerre mondiale. Juste avant la guerre, des marxistes comme Rosa Luxemburg analysaient encore que les contradictions politiques et économiques du pays étaient tellement aigües qu’une situation prérévolutionnaire était à l’ordre du jour. Pour les classes dirigeantes aussi, la guerre constituait une échappatoire aux contradictions politiques intérieures. La révolution ne s’est pas terminée avec l’élection du parlement national en janvier 1919. Jusqu’en 1920, il y avait des mouvements révolutionnaires avec, entre autres, la grève générale de mars 1920 contre le coup d’Etat de Kapp. Lors du soulèvement contre le coup d’Etat réactionnaire, une armée rouge de 50.000 ouvriers armés a été montée dans la Ruhr. Cette vague révolutionnaire ne s’est pas arrêtée là. En 1923, l’occupation de la Ruhr en a déclenchée une nouvelle.

    L’occupation de la Ruhr

    Le 11 janvier 1923, des troupes françaises (et belges) ont envahi le territoire de la Ruhr. La raison officielle en était que l’Allemagne n’avait payé que partiellement les réparations qui lui avaient été imposées après sa défaite lors de la Première guerre mondiale. La véritable raison était que l’impérialisme français, sous le premier ministre Poincaré, voulait consolider sa position dominante en Europe après avoir conquis cette position par le Traité de Versailles en 1919.

    Le gouvernement allemand dirigé par Wilhelm Cuno, un ancien directeur de la compagnie maritime HAPAG et défenseur des intérêts du capital, a appelé à une ‘‘opposition passive”. Toute collaboration avec les occupants français était interdite, le paiement des réparations de guerre a été stoppé, la production et le transport étaient en grande partie à l’arrêt. Des actions terroristes par des militants d’extrême-droite avaient lieu, partiellement soutenus officiellement. Les autorités françaises ont réagi par des extraditions, des arrestations et des exécutions.

    Tous les partis présents au parlement allemand ont soutenu le gouvernement à l’exception du Parti Communiste (KPD). Ce parti a rejeté l’occupation de la Ruhr et l’ensemble de la politique de l’impérialisme français qui, après la Première guerre mondiale, s’érigeait en gendarme du continent européen. Le capitalisme allemand n’en restait pas moins leur ennemi principal et les communistes français leur allié principal. “Combattez Poincaré dans la Ruhr et Cuno sur la Spree” était l’un de leurs slogans. Juste avant l’invasion, le KPD tenait une conférence les 6 et 7 janvier à Essen avec des orateurs d’autres partis de l’Internationale communiste (Komintern) mise sur pied en 1919. Des communistes français ont diffusé sur le territoire de la Ruhr des affiches qui visaient les forces d’occupation et ont formé des divisions parmi les soldats qui avaient été engagés dans l’occupation. Il y avait des publications pour les soldats et des tracts en français et en “marocain” (en arabe – un nombre considérable des soldats d’occupation provenait des colonies françaises d’Afrique du Nord). Les presses communistes françaises et allemandes ont dénoncé le manque de nourriture et le fait que les soldats étaient mal logés de même que les intimidations des officiers. La justice française a condamné les participants à la conférence d’Essen pour haute trahison. La résistance passive s’est vite révélé n’être qu’une farce. Les capitalistes sont prêts à sacrifier des travailleurs au nom du patriotisme, mais pas à renoncer à leurs profits. Dans la pratique, cela signifiait que les mines de la Ruhr empilaient de grands tas de charbon que les Français saisissaient et emportaient. Ensuite, les propriétaires des mines se faisaient indemniser pour la saisie du charbon. La proposition communiste de vendre le charbon à la population a été rejetée.

    Face à l’énorme pression de la classe ouvrière et à la course aux profits effrenée et ininterrompue des patrons, l’opposition des masses contre l’occupation a augmenté. La colère s’est également dirigée vers les capitalistes et le gouvernement Cuno, qui voulait restaurer la journée des dix heures.

    Vague de grèves dans la Ruhr

    L’inflation, qui avait commencé avec la première guerre mondiale, a connu une croissance spectaculaire après la grève. En janvier 1923, l’inflation a explosé. Pour une livre britannique, il fallait désormais payer 50.000 à 250.000 marks. Grâce à des actions de soutien au mark (vente d’or et de devises pour maintenir le cours du change face au dollar américain à environ 21.000 contre 1), la hausse de l’inflation a été provisoirement stoppée. Mais le financement public de la “bataille de la Ruhr” avec le soutien aux entreprises et le paiement des salaires des grévistes ou chômeurs et fonctionnaires a impliqué un retour de l’inflation à partir du 18 avril 1923. En juin, 500.000 marks devaient déjà être payés pour une livre. L’historien français marxiste Pierre Broué écrivait à ce sujet : “Le travailleur privilégié, c’est-à-dire celui qui a du travail, a besoin de deux jours du salaire moyen d’un ouvrier qualifié pour acheter une livre de beurre et cinq mois de salaire pour un nouveau costume. L’inflation n’a, cependant, pas signifié la misère pour tout le monde. Les propriétaires d’or ou de devises étrangères ont amassé des bénéfices extraordinaires. Des industriels et des entrepreneurs qui ne devaient presque plus rien dépenser en salaires et cotisations sociales ont pu baisser leurs prix et vendre à l’étranger pour des devises.” (Pierre Broué, La révolution allemande 1918-1923, Berlin, 1973).

    Dans la Ruhr, l’augmentation des prix des produits alimentaires a été particulièrement forte. Le 16 mai, une mine de charbon proche de Dortmund a entamé une grève spontanée pour des augmentations de salaire. Quelques jours plus tard, la grève a été suivie par au moins 300.000 mineurs et métallurgistes. Etant donné que les occupants français avaient jeté la police allemande hors de la Ruhr, à de nombreux endroits des “centuries prolétariennes” (où souvent des travailleurs communistes, sociaux-démocrates et non-partisans étaient actifs) veillaient au maintien de l’ordre. Des soldats français saluaient les grévistes à Bochum par des : “A bas Poincaré! A bas Stinnes!” (Stinnes était propriétaire d’un grand empire commercial et était le réel dirigeant en Allemagne). Les soldats ont donné leurs mitrailleuses aux travailleurs avant qu’elles ne soient retirées par les officiers. Le gouvernement patriotique allemand a demandé l’autorisation à l’ennemi français de réprimer militairement le mouvement de grève de la Ruhr. En fin de compte, l’Allemagne avait également soutenu la France en 1871 lors du massacre de la Commune de Paris. Le KPD, qui avait pris la direction du mouvement, craignait une répression commune de l’Allemagne et de la France. Le parti a appelé à la fin des grèves après l’obtention de hausses de salaires.

    La petite bourgeoisie et le nationalisme

    La révolution russe de 1917 a été victoirieuse grâce à l’alliance de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie (surtout les paysans). En Allemagne, la contradiction entre les paysans et les grands propriétaires terriens n’a pas joué un rôle aussi central qu’en Russie. Le SPD avait, longtemps déjà avant la première guerre mondiale, défendu les intérêts de la classe ouvrière dans le cadre du capitalisme. Mais la petite bourgeoisie avait largement été laissée aux nationalistes et militaristes qui s’organisaient dans des cercles de vétérans, entre autres.

    Le nationalisme petit-bourgeois a reçu une douche froide après la défaite de la première guerre mondiale. Beaucoup de petits bourgeois soutenaient la révolution de 1918-19. Mais l’espoir a fait place à l’amertume. L’inflation a fait fondre l’épargne des classes moyennes. Les salaires de “nouvelles classes moyennes” parmi les travailleurs qui se considéraient plus qu’à peine membres de la classe ouvrière sont tombés à un niveau de misère. Des pans entiers de la petite bourgeoisie ont développé une haine folle contre les Français (qui ont utilisé la victoire lors de la guerre mondiale pour imposer de lourdes réparations via le Traité de Versailles), le mouvement des travailleurs et les “Juifs” (accusés par les nationalistes d’avoir, avec la révolution de novembre, attaqué dans le dos l’armée invaincue sur le terrain et associés à la république honnie de Weimar).

    Pour mener à bien la révolution commencée en 1918 en Allemagne en reversant le capitalisme, le KPD aurait non seulement dû avoir la majorité de classe ouvrière derrière lui mais aussi avoir le soutien de pans de la petite bourgeoisie ou à tout le moins la neutraliser partiellement. Le KPD indiquait à juste titre que la haine contre les Français était une expression de l’appauvrissement social de la classe moyenne par la guerre et la période qui a suivi. Le parti essayait de transformer cette haine en mettant l’accent sur les contradictions de classe entre les ouvriers et paysans français, d’une part et les capitalistes français, d’autre part. En même temps, des preuves de la collaboration entre capitalistes français et allemands ont également été publiées.

    Les erreurs du KPD

    Le KDP a, cependant, fait une erreur en ne faisant parfois pas de distinction entre les pays opprimés par l’impérialisme (comme les colonies) et l’impérialisme allemand vaincu. Il n’était pas correct non plus de reprocher à la classe dirigeante allemande une capitulation face à la France. Avec le recul, il est clair que la classe dirigeante a manœuvré. Les capitalistes ont utilisé la constitution de Weimar et ont laissé le SPD diriger avec eux jusqu’en 1930, l’occupation de la Rhénanie prévue dans le Traité de Versailles a, en effet, stoppé à ce moment-là. En 1933, ils ont placé Hitler au pouvoir pour écraser le mouvement ouvrier, pour réarmer le pays et préparer une nouvelle guerre mondiale. Ils n’ont pris leurs distances vis-à-vis d’Hitler que lorsqu’il était clair qu’ils perdraient la guerre.

    Le KPD ne pouvait promettre une guerre de vengeance contre la France à la petite bourgeoisie nationaliste. Le parti a déclaré à juste titre qu’un gouvernement ouvrier allemand révolutionnaire respecterait les obligations du Traité de Versailles mais prendrait l’argent nécessaire chez les riches plutôt que chez les travailleurs. Il y avait en Allemagne non seulement des nationalistes belliqueux mais aussi des millions de travailleurs et de petits bourgeois qui se souvenaient des horreurs de la première guerre mondiale et avaient peur d’une nouvelle guerre. En 1917, la paix avait été l’une des revendications les plus mobilisatrices de la révolution russe. En 1923, la population allemande savait que la révolution russe avait été suivie d’une intervention militaire impérialiste et de trois années de guerre civile sanglante. La peur d’une intervention et d’une nouvelle guerre était présente. Mais la réussite de la révolution allemande était la seule voie pour éviter la deuxième guerre mondiale et ses 60 millions de morts.

    Apparemment l’impérialisme français se serait opposé militairement à une révolution ouvrière allemande. Le renversement du capitalisme en Allemagne aurait à tel point perturbé le rapport de forces entre capitalisme et socialisme en Europe que les capitalistes des pays voisins auraient mis le paquet dans la bagarre. Mais la vague de grèves en mai dans la Ruhr a également montré que de nombreux soldats français éprouvaient de la sympathie pour les travailleurs allemands. Le moral des troupes françaises et l’état d’esprit parmi la population française auraient pu faire la différence entre une intervention militaire contre une révolution ouvrière allemande et une “guerre de défense” contre des actions de vengeance allemande. En 1918, les soldats allemands revenus d’Ukraine comptaient parmi les combattants les plus féroces de la révolution allemande de novembre. Une intervention militaire française contre une révolution ouvrière allemande n’aurait pas stoppé la révolution en Allemagne mais aurait peut-être rapproché un peu plus la révolution française – et mis ainsi fin à tout ce qui avait provoqué le mécontentement justifié contre le Traité de Versailles.

    Le révolutionnaire russe Léon Trotsky proposait dans un article du 30 juin 1923 de lier la revendication communiste d’un mouvement ouvrier (ou de gouvernement ouvrier et paysans,…) à celle des Etats-Unis d’Europe. Lors de la première guerre mondiale, l’impéralisme allemand avait essayé de lier le charbon de la Ruhr avec le minerai de fer de Lotharingie, l’impérialisme français a essayé de faire la même chose avec l’occupation de la Ruhr. Dans les deux cas, les conséquences ont été désastreuses. Le slogan des Etats-Unis d’Europe offre une solution révolutionnaire au problème que l’impéralisme n’a pu résoudre (et aussi au problème des réparations). Malheureusement, la direction du Komintern n’a repris cette revendication qu’en octobre. Dans le travail agitationnel du KPD, ce n’était pas présent non plus.

    Les tentatives de rallier les petits bourgeois nationalistes n’ont pas été très fructueuses. Leur haine du mouvement ouvrier et des “juifs” assurait qu’ils ne voyaient pas un allié en le KPD qui comptait plusieurs dirigeants juifs et ce, pas même quand le parti a reproché au gouvernement la capitulation face à l’impérialisme français. Le KPD a probablement repoussé dix travailleurs sociaux-démocrates pour chaque petit bourgeois ‘‘sensible sur le point national’’ qui a été gagné.

    Malgré de telles erreurs, les reproches des sociaux-démocrates au KPD de collaborer avec les fascistes n’étaient que de la pure démagogie de bas étage. A chaque tentative de réagir à l’indignation nationale face à l’occupation de la Ruhr, le KPD exigeait que tout allié potentiel se prononce contre les fascistes. Il était correct de tendre la main à d’anciens fascistes qui avaient rompu avec le fascisme. Il n’y a pas eu d’alliance avec les fascistes, mais le KPD a été tenté de compléter le combat physique par le combat idéologique. En juillet 1923, l’attitude du KPD et du SPD face au fascisme est devenue claire : le KPD a mobilisé pour une journée d’action anti-fasciste le 29 juillet. Le Ministre prusse des Affaires intérieures Severing (du SPD !) a interdit toute manifestation de rue de sorte que le KPD a dû en grande partie se contenter de meetings dans des salles. La force de mobilisation du KPD et l’ambiance survoltée ressort de la participation à cette journée d’action anti-fasciste : selon le KPD, il y avait 250.000 participants rien qu’à Berlin (selon des estimations bourgeoises, il est question de 160.000 à 180.000 personnes), plus de 100.000 à Saxe, plus de 100.000 à Württemburg, …

    La grève Cuno

    A partir de juin 1923, il y avait plus de grèves revendiquant des salaires plus élevés en adéquation avec la montée des prix astronomique, en dehors de la Ruhr aussi. Ainsi, des ouvriers qui auparavant n’étaient pas à la pointe de la lutte ont fait grève aussi, comme plus de 100.000 ouvriers agricoles en Silésie. Au total, en 1923, il y a eu plus d’1,8 million de grévistes et plus de 14 milions de jours de travail perdus par la grève. C’était moins qu’en 1922 (l’année comptant le plus grand nombre de grèves de l’histoire allemande : plus de deux millions de grévistes et 29 millions de jours de travail perdus). Mais dans les premiers mois de 1923, il y a eu peu de grèves (du fait de la stabilisation du Mark et du “cessez-le-feu” appelé par les dirigeants syndicaux après l’occupation de la Ruhr). De plus, les statistiques s’amélioraient de sorte qu’il y avait moins de doubles comptages. Enfin, la grève générale contre le gouvernement Cuno n’a manifestement pas été prise en compte alors que lors de cette grève, 3,5 millions de travailleurs ont arrêté le travail.

    Lorsque début août, le Reichstag est revenu de vacances parlementaires, les délégations d’usines berlinoises se sont rendues devant le bâtiment du parlement pour réclamer la démission du gouvernement. Le samedi 11 août, les conseils d’usines berlinoises se sont réunis.

    Comme il y avait 15.000 participants, ils ont dû se répartir en quatre salles. Ils exigeaient, entre autres, la démission immédiate du gouvernement Cuno et l’instauration d’un salaire minimum. Une grève devait débuter le midi et durer jusqu’au mardi soir. Un comité de grève a été formé. Le matin suivant, il a été décidé d’une grève générale dans toute l’Allemagne. Mais le soir-même, Cuno a démissionné et, le lendemain, un nouveau gouvernement a été formé sous la direction de Stresemann, le SPD participait ainsi aussi à ce gouvernement.

    En dehors de Berlin, beaucoup de travailleurs n’ont entendu l’appel à la grève que le lundi et n’ont donc fait grève qu’à partir du lundi soir ou du mardi. Mais entre-temps, la revendication principale s’était déjà imposée. Ainsi, une échelle mobile des salaires qui lie les salaires à l’inflation a été instaurée. A Berlin, le personnel des transports publics et des imprimeries a été tenu hors de la grève de sorte que les trams puissent rouler, les journaux paraître et – last but not least – que les billets de banque puissent être imprimés. Pour éviter un lent dépérissement du mouvement, les conseils d’usines berlinoises ont décidé de ne pas étendre la grève à partir du mardi. Le KPD était à l’avant du mouvement mais ne comprenait pas que le mouvement spontané de la base pouvait se poursuivre après le chute du gouvernement jusqu’à la chute du capitalisme.

    Le front unique

    La grève Cuno avait montré à quel point l’influence du KPD avait grandi au sein du mouvement ouvrier. A l’été 1923, le KPD avait rattrapé le SPD et avait clairement un soutien majoritaire parmi la classe ouvrière. Même dans la région rurale de Mecklenburg-Strelitz (la seule région où il y avait des élections à ce moment), le KPD a pu se maintenir au niveau du SPD. Ce soutien croissant était partiellement dû à la politique de front unique menée depuis 1921. Simultanément et pour la première fois depuis la révolution de novembre 1918, une aile gauche qui s’opposait à la direction du parti a fait sa réapparition au sein du SPD.

    En décembre 1920, suite à une fusion avec l’aile gauche de l’USPD, le KPD était devenu un parti de masse comptant des centaines de milliers de membres. Les membres débordaient d’énergie mais hélas, la vague révolutionnaire d’après guerre était passée. Le KPD ne le reconnaissait pas et s’est lancé dans des aventures révolutionnaires (comme l’action de mars en 1921). Le parti s’est fameusement fait taper sur les doigts par Lénine, Trotsky et la direction de l’Internationale communiste à ce sujet qui indiquaient que le KPD devait d’abord gagner la majorité de la classe ouvrière avant de mettre la question du pouvoir à l’agenda.

    Ainsi, on est passé à la politique du front unique. L’idée centrale en était que les opinions des ouvriers révolutionnaires et réformistes peuvent différer quant à la nécessité d’une révolution, mais que cela ne peut constituer une entrave à la lutte commune contre les diminutions de salaires, les mauvaises conditions de travail et la violence fasciste. Si elle est correctement appliquée, la méthode du front unique offre aux révolutionnaires une situation ‘‘win-win’’ : si le parti réformiste et les dirigeants syndicaux refusent une proposition de lutte commune, cela les discrédite parmi leurs propres membres qui deviendront plus critiques et plus ouverts aux idées communistes. Si les dirigeants acceptent l’offre d’un front unique, cela mène à des conditions avantageuses dans lesquelles les ouvriers peuvent empêcher un recul et même imposer des améliorations, ce qui augmente la confiance en soi et la combativité. Au travers de chaque étape de la lutte, les travailleurs peuvent, de plus, voir de près la pratique des organisations communistes et réformistes et prendre conscience du fait que les révolutionnaires sont les meilleurs défenseurs des réformes. Dans ce cas aussi, les travailleurs réformistes peuvent être attirés par le parti communiste. La politique du front unique visait à ancrer le KPD dans la classe ouvrière après la défaite de l’action de mars en 1921.

    La profonde division au sein du KPD constituait un grand problème. Il y avait une opposition de “gauche” (menée par Ruth Fischer, Ernst Thälmann et Arkadi Maslow) surtout forte à Berlin, Hambourg et dans la Ruhr. Cette opposition était en théorie favorable au front unique, mais elle soupçonnait la direction du parti (autour d’Heinrich Brandler) de vouloir en fait réunifier le KPD et le SPD. Plusieurs données peuvent expliquer d’où venait cette méfiance : lors des élections parlementaires de 1920, le KPD a obtenu 2 sièges et l’USPD 81. Au congrès de l’USPD à Halle en octobre 1920, une majorité claire a décidé une fusion avec le KPD. Seuls 22 parlementaires ont suivi cette décision de sorte que le parti communiste unifié comptait 24 sièges. Le reste des 59 sièges restants a continué de former une fraction USPD. Dans les mois qui ont suivi l’action de mars, une majorité de la fraction KPD a adhéré à une scission à droite, la Kommunistische Arbeidsgemeinschaft (la communauté ouvrière communiste). Ainsi, il restait 11 élus de la fraction KPD. Après quelques transferts, ils sont repassés à 15. La plupart des parlementaires de l’USPD et de la KAG se sont joints, fin 1922, à la fraction SPD, ce qui a fait passer le nombre de sièges de 113 à 178 (le point d’orgue de la fraction SPD dans la république de Weimar a alors été atteint). Il y a eu des développements identiques à la direction du parti, dans les fractions USPD, dans les régions, dans les rédactions des journaux de parti de l’USPD,… Il est compréhensible qu’après ces expériences avec les représentants élus, la base du parti ait conçu une certaine méfiance et qu’elle en soit venue à soupçonner la direction de vouloir se rapprocher du SPD.

    De plus, la direction du parti avait commis pas mal de fautes politiques, ce qui donnait du grain à moudre à l’opposition. Ainsi, après le meurtre du ministre des Affaires étrangères Rathenau en juin 1922, des protestations de masse ont eu lieu. Le KPD a décidé à juste titre de participer à ces actions mais n’est pas vraiment parvenu à mettre en avant ses propres revendications de manière offensive. Lors du congrès de Leipzig en janvier 1923, le leitmotiv de la direction est qu’il fallait essayer de coller aux illlusions et préjugés des travailleurs. Le Komintern a déclaré que cette formulation était “assurément fausse”. Le KPD devait plutôt coller aux préoccupations et aux intérêts des travailleurs et les aider à dépasser leurs illusions au travers d’une lutte et d’une pratique communes.

    De l’autre côté, l’opposition soulignait que le SPD ne pouvait défendre les intérêts des travailleurs et que l’offre d’un front unique ne pouvait être destinée qu’à démasquer la social-démocratie. Avec une telle position, l’opposition donnait à la direction du SPD, la meilleure excuse qui soit pour ne pas accéder à l’offre d’un front unique du KPD et faire passer la proposition pour un tour de passe-passe. Il aurait été plus objectivement correct et donc plus convaincant d’expliquer que même lorsque la direction du SPD se bat, elle limite les buts et les méthodes de la lutte d’une manière qui affaiblit celle-ci.

    Les organisations du front unique

    Le front unique signifiait que des engagements soient pris entre les directions de partis à différents niveaux, par exemple pour des manifestations communes. Cela signifiait donc la collaboration de communistes dans des syndicats, des conseils d’usines ou des coopérations dominés par les sociaux-démocrates avec, à la clé, une lutte pour la majorité. Le succès de la politique du front unique est très clair à ce titre. Lors des élections des délégués du syndicat du métal Deutschen Metallarbeiterverband (prédécesseur d’IG Metall) en juillet 1923, le KPD a obtenu une majorité dans la plupart des grandes villes (et parfois des majorités très claires : à Berlin, par exemple, 54.000 voix contre 22.000 pour le SPD). L’influence écrasante du KPD dans le mouvement des conseils d’usines berlinoises a été déterminante pour la grève Cuno en août.

    En même temps, les syndicats étaient, cependant, affaiblis par l’inflation. Face à la forte hausse des prix, les conventions collectives perdaient de leur intérêt. Les caisses de grève étaient vides. Les salaires des organisateurs à plein temps, les permanents, se réduisaient aussi.

    Entre l’été 1922 et celui de 1923, les syndicats ont perdu deux millions de membres. Le contrôle de l’appareil syndical central sur les sections locales et d’entreprises a diminué. Ce développement a approfondi la crise au sein du SPD. Le KPD a cependant pu étendre son influence dans les syndicats, mettre sur pied des comités dans différentes entreprises et développer de nouvelles organisations de masse dans lesquelles des travailleurs communistes, sociaux-démocrates et non-partisans collaboraient, à savoir les Comités de contrôle et d’organisation de défense prolétarienne (ou encore “Centuries prolétariennes”). Les Comités de Contrôle devaient mettre les commerçants sous pression pour ne pas qu’ils fassent monter les prix de manière irraisonnable et pour ne pas qu’ils retiennent des stocks de marchandises pour faire grimper les prix.

    Après que le Komintern ait indiqué qu’un soulèvement révolutionnaire soit à l’ordre du jour en Allemagne, les Centuries prolétariennes ont gagné en intérêt. Cela ressort des chiffres. Rien qu’entre mi-mai et mi-juin, 900 centuries ont été mises sur pied, 192 purement communistes et 712 mixtes. La moitié des membres étaient communistes, 30 à 35% non-partisans, 15 à 20 % sociaux-démocrates. Les sociaux-démocrates étaient actifs dans quelques organisations interdites par leur propre parti en la personne du ministre prussien des Affaires étrangères Severing, le 12 mai 1923 ! Les membres étaient surtout d’anciens soldats de la première guerre mondiale et âgés de 25 à 30 ans. Le problème central des “Centuries prolétariennes” était leur armement insuffisant. Il y a beaucoup d’exemples historiques de révolutions à mains nues et au cours desquelles les armes n’ont été acquises que pendant le combat. Mais en Allemagne, en 1923, les ouvriers révolutionnaires avaient derrière eux plusieurs années de conflits armés avec la police, l’armée, les Freikorpses (les corps-francs) et d’autres bandes contre-révolutionnaires. Peu d’entre eux étaient prêts à se battre sans armes.

    Le mouvement ouvrier

    En 1922, le Komintern a lancé le slogan d’un “gouvernement ouvrier” comme couronnement d’une politique de front unique. Il a été offert aux ouvriers sociaux-démocrates de lutter ensemble non seulement en entreprise et en rue mais aussi de constituer ensemble un gouvernement – à condition toutefois que les sociaux-démocrates (ou en tout cas, certains d’entre eux) soient prêts à rompre avec le capitalisme (exproprier les capitalistes, désarmer l’appareil d’Etat capitaliste, armer les ouvriers,…).

    Les avis par rapport à ce slogan étaient partagés y compris au sein du KPD. L’opposition accusait la direction du parti de vouloir former une coalition gouvernementale dans le cadre d’un Etat bourgeois et ce, sur base de la constitution de Weimar. Le congrès de Leipzig a décidé qu’un gouvernement ouvrier “mènerait le combat sur base des moyens existants de l’état bourgeois”, ce qui a bien entendu renforcé la méfiance. Le Komintern a refusé cette formulation à juste titre et déclaré qu’un gouvernement ouvrier peut effectivement partir des institutions bourgeoises existantes mais dès que ce gouvernement commence à mener son programme, il doit rompre avec les moyens de l’Etat bourgeois et construire ses propres moyens de pression.

    L’opposition ne voulait du slogan d’un gouvernement ouvrier que comme synonyme à la ‘dictature du prolétariat’ (aujourd’hui, ce terme fait souvent penser aux dictatures staliniennes mais alors, cela signifiait seulement le pouvoir aux travailleurs. Une traduction actuelle de ce terme pourrait donc plutôt être “démocratie ouvrière”, la classe ouvrière prenant le pouvoir d’Etat sur base de structures démocratiques.) L’interprétation-pseudonyme avait également été préconisée par le président du Komintern Zinoviev, mais le quatrième Congrès mondial du Komintern, en 1922, qui avait adopté le slogan du gouvernement ouvrier, ne l’avait pas suivi. Il considérait le gouvernement ouvrier comme une possible étape intermédiaire de la révolution.

    Le KPD se prépare à la lutte décisive

    Les dirigeants du Komintern n’ont compris qu’après la grève générale contre Cuno qu’une situation révolutionnaire objective se développait en Allemagne. Les membres dirigeants du KPD et du Komintern avaient discuté à Moscou de la situation et de son développement. Le réticent dirigeant du parti, Heinrich Brandler était convaincu qu’il s’agissait d’une situation révolutionnaire mûre. Trotsky a appelé à une préparation soignée et mis en garde contre un “accouchement prématuré à huit mois”. D’autres se sont laissés entraîner par l’euphorie et pensaient que la victoire était presque assurée. La direction du KPD est partie de la supposition erronée que la crise ne ferait que croître dans les mois suivants et que les conditions objectives pour une révolution ne feraient que s’améliorer. Dans la pratique, les conditions étaient les meilleures en août. Le 26 septembre, le gouvernement Stresemann a mis fin à la résistance passive dans la Ruhr et a commencé à stabiliser la monnaie. Cela ne signifiait pas la fin de la misère pour les travailleurs mais elle prenait d’autres formes. En période de forte inflation, l’économie allemande croissait et pouvait mettre des produits sur le marché mondial fabriqués sur base de salaires de misère. La stabilisation de la monnaie a provoqué une lourde crise économique. Des licenciements massifs avaient lieu et, en quelques mois, entre juillet et décembre 1923, le chômage est passé de 3,5% à 28,2%. Dans les usines, la peur du licenciement (qui touchait naturellement particulièrement les travailleurs actifs politiquement) se mêlait à l’espoir d’une issue sur base capitaliste après une période de transition. Il n’y a donc eu qu’une courte période pendant laquelle une révolution en Allemagne était possible. Au cours de cette courte période, le KPD aurait dû procéder à un changement d’orientation fondamental.

    En Saxe, où l’aile gauche du SPD avait une majorité, il y avait depuis quelques mois déjà, un gouvernement minoritaire SPD soutenu par le KPD. Il y était discuté de savoir si le soutien au gouvernement devait être retiré étant donné qu’en Saxe, la police tirait sur les manifestants. Les représentants du KPD et du Komintern étaient cependant d’accord sur le fait que le KPD devait proposer au SPD de former ensemble un gouvernement ouvrier.

    La Bavière était un laboratoire pour les forces fascistes. Il ne s’agissait pas seulement des nazis mais aussi de toutes sortes de monarchistes, militaristes, paramilitaires de droite (Freikorps),… qui voulaient remplacer la république de Weimar par une dictature réactionnaire. Les nazis au sens strict du terme étaient alors généralement appelés “Völkische”. Le KPD s’attendait à ce que les fascistes marchent sur Berlin au printemps pour établir une dictature de droite suivant l’exemple de la “Marche sur Rome” de Mussolini.

    Des gouvernements ouvriers à Saxe et à Thuringe

    C’est pourquoi le KPD devrait rejoindre le gouvernement en Saxe et en Thuringe afin de transformer ces régions en remparts rouges contre l’avancée fasciste. Le renversement du capitalisme se réaliserait dans la défense contre le fascisme. Sur insistance de Trotsky, une date de référence a été mise en avant pour le soulèvement : le 9 novembre, un congrès des conseils d’usines devait se réunir pour prendre les décisions nécessaires.

    Ce plan a complètement échoué. Un gouvernement de coalition a été formé en Saxe, l’accord de gouvernement prévoyait l’armement de 50.000 à 60.000 ouvriers. Mais dans la pratique, la formation du gouvernement ne s’est pas accompagnée d’une mobilisation et de l’armement des masses. Des pans de la classe ouvrière étaient même étonnés de voir le KPD entrer dans une coalition avec la social-démocratie et ne considéraient pas cela comme un pas vers l’offensive révolutionnaire. Au lieu de cela, la contre-révolution est passée à l’offensive.

    Plus tôt déjà, le 26 septembre, le gouvernement avait officiellement abandonné la résistance passive dans la Ruhr et décrété l’état d’urgence. L’initiative de la violence et de la répression est passée aux mains du ministre de la Reichswehr, Gessler et de la direction de la Reichswehr. Le général Müller était le plus haut commandant de Saxe et reprit le haut commandement. Le 29 septembre, il annonça un “état de siège renforcé”. Le 5 octobre, il a interdit toutes les publications communistes en Saxe. Lorsque, le 10 octobre, le KPD est entré dans le gouvernement de Saxe, il ne lui restait que peu de compétences. Le 13 octobre, Müller a interdit les Centuries prolétariennes et a placé la police sous son commandement. Le 16 octobre, un gouvernement ouvrier était mis sur pied à Thuringe. Quelques jours plus tard, le gouvernement national décrétait la ‘Rijksexecutie’ (le pouvoir national s’impose aux régions) contre la Saxe. Le SPD a fait comprendre à ses membres que l’arrivée de la Reichswehr à Saxe était nécessaire comme réponse à la contre-révolution bavaroise. Dans la pratique, le président du SPD Ebert et le gouvernement national sous direction du SPD ont décidé de balayer le gouvernement régional SPD.

    Chemnitz et Hamburg

    Face à cette escalade, le KPD voulait avancer la date de l’insurrection. Un congrès économique et socio-politique d’organisations ouvrières prévu par hasard le 21 octobre à Chemnitz devait décider d’une grève générale, qui allait devenir le signal de départ du soulèvement. Lorsque les délégués du SPD ont menacé de quitter le congrès, le KPD a renoncé. La direction du parti supposait encore à ce moment que les conditions objectives pour une révolution seraient plus fortes dans les semaines suivantes et que quelques semaines ou mois plus tard, une révolution serait possible avec peu de victimes.

    Ce n’est qu’à Hambourg qu’un soulèvement a commencé le 22 octobre, qui a été interrompu après deux jours. Plusieurs théories tentent d’expliquer comment cela s’est passé – la plupart partent du principe que la section hambourgeoise du KPD n’a tout simplement pas été prévenue à temps. Il est intéressant de se pencher sur l’expérience hambourgeoise : des quelques 14.000 membres du KPD dans cette ville, seules quelques centaines ont pris part à la lutte armée. En outre, environ 1.000 hommes et femmes ont dressé les barricades, mis en place des postes médicaux pour les combattants et diffusé des informations sur les actions de police. Il y a des indications d’une large sympathie pour ceux qui se soulevaient, y compris dans la classe moyenne. Cela indique que la raison du peu de participation au soulèvement tient au manque de préparation pour mener un combat à la vie à la mort sans beaucoup d’armes et dans un isolement local. Ce n’était cependant pas un rejet de la révolution même.

    Néanmoins, ce fut une erreur de négliger les questions politiques à l’automne 1923, en plus de la préparation technique de la lutte. Le KPD voulait garder toute sa force pour la lutte décisive, permettant à la réaction de passer à l’offensive sans que les travailleurs n’organisent même une protestation digne de ce nom contre la restriction de leurs droits démocratiques.

    La défaite de Hambourg, sans réel combat, a provoqué une grande démoralisation. De plus, le chômage croissant limitait la combativité. Au lieu de lutter pour la révolution, les masses ont avalé un allongement du temps de travail de 8 à 10 heures par jour, sans aucune opposition.

    Un tournant historique

    La défaite allemande a eu un grand impact en Union soviétique. Les développements révolutionnaires en Allemagne avaient suscité là-bas l’espoir de sortir de leur propre isolement. Les matières premières et les produits agricoles d’Union soviétique et l’industrie allemande se seraient parfaitement complétés. Le développement du socialisme aurait difficilement pu être stoppé au niveau international. La déception des travailleurs face à la révolution allemande qui se faisait attendre a largemelnt joué en faveur du renforcement de la bureaucratie autour de Staline. Si, en octobre 1923, le capitalisme en Allemagne avait été renversé, cela aurait non seulement étouffé le fascisme allemand dans l’oeuf mais aussi le stalinisme. Autrement dit, l’Humanité n’aurait pas connu la deuxième guerre mondiale et vivrait depuis longtemps sous le socialisme. Les noms d’Hitler et de Staline ne seraient connus que par les historiens professionnels. Il y a peu d’évènements dans l’histoire qui ont eu des conséquences aussi inouïes que cette révolution qui s’est fait attendre.

  • Le Putsch de Kapp (1920): 12 millions de grévistes stoppent un coup d’état militaire de droite

    Le 13 mars 1920, le parlementaire monarchiste Wolfgang Kapp a pris le pouvoir avec le soutien de militaires influants tels que Lüttwitz et Ludendorf. Il s’agissait d’une première tentative des forces réactionnaires en Allemagne non seulement de stopper le processus révolutionnaire après la révolution de novembre mais aussi de passer à l’offensive contre le mouvement ouvrier et les acquis de la révolution. Ce premier essai de contre-révolution s’est heurté à une réponse vigoureuse de la classe ouvrière qui a gagné le soutien de larges couches de la classe moyenne et certains éléments de l’appareil d’Etat. Les travailleurs continuaient à se radicaliser, ce qui poussa à la coopération les socialistes de la majorité (SPD), les socialistes indépendants (USPD) et les travailleurs spartakistes au travers d’une grande grève générale nationale dans le cadre de laquelle de nouveaux conseils ouvriers ont été mis sur pied.

    Par Stephan Kimmerle

    Aujourd’hui encore, la question se pose : comment vaincre le fascisme et la réaction ? Comment une victoire du fascisme hitlérien a-t-elle été possible ? Les événements entourant le putsch de Kapp montrent comment la résistance de masse à la contre-révolution peut être couronnée de succès – et quelles faiblesses étaient présentes en 1920.

    Pour le Parti Communiste (KPD) et le beaucoup plus grand USPD, fortement influencé par le KPD, le coup d’état de Kapp a mis à l’ordre du jour, quelques questions importantes sur la stratégie et la tactique. Que faire contre le coup d’Etat réactionnaire ? Peut-il être question de défendre en quoi que ce soit le gouvernement honni d’Ebert et Noske, les meurtriers de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht ? Comment gagner la majorité de la classe ouvrière pour une révolution socialiste ?

    Si des grèves générales ont lieu aujourd’hui, elles sont l’expression de la colère contre le capitalisme. Mais il n’y a pas d’organisations de masse et de partis socialises ou une conscience socialiste parmi la classe ouvrière comparable à celle des années 1920. Cela a pour conséquence que les grèves générales rapportent souvent peu aujourd’hui et qu’elles posent rarement la question d’un changement de société.

    La plus grande grève générale de l’histoire allemande a commencé par une grève politique contre ce coup d’Etat. Une vague de grèves locales et générales a suivi. Outre le caractère politique général de la grève, un appel croissant à la “socialisation” (nationalisation) des secteurs-clé de l’économie était présent. La situation a soulevé la question du pouvoir dans la société, à qui il appartient et comment se l’approprier.

    Guerre civile en Allemagne

    Le coup d’Etat de Kapp faisait partie du processus de révolution et de contre-révolution initié en novembre 1918. La classe ouvrière a sans cesse essayé de casser le pouvoir du capital et d’installer une démocratie socialiste. Ce processus allait s’arrêter en 1923.

    Le 9 novembre 1918, les ouvriers armés, les marins et les soldats en rebellion dominaient les rues après quatre ans de guerre, de faim et de misère. Karl Liebknecht a proclamé la république socialiste d’Allemagne. La large majorité de la population voulait la fin de la guerre, de l’exploitation et du capitalisme. Mais beaucoup de choses ne changeaient pas.

    Le gouvernement “révolutionnaire” d’Ebert est devenu la nouvelle vitrine d’un appareil d’Etat capitaliste resté complètement intact. Les ministères avec leurs fonctionnaires impériaux étaient-ils désormais dirigés par de nouveaux ministres ou les nouveaux ministres étaient-ils dirigés par les mêmes anciens fonctionnaires ? L’armée vacillait mais les anciens officiers tenaient bon malgré la protestation des soldats qui se mutinaient.

    Il y avait aussi un deuxième bastion beaucoup plus fort contre la révolution : la direction du mouvement ouvrier était aux mains des socialistes de la majorité et des appareils syndicaux liés au SPD. A leur tête, le nouveau chancelier Ebert qui, selon ses propres dires, abhorrait la révolution. Les travailleurs soutenaient encore massivement le SPD, même si les doutes à son égard augmentaient. La politique catastrophique du SPD envers les travailleurs et les sans-emploi poussait ces derniers vers la gauche, sans toutefois encore rompre avec l’ancien parti et ses dirigeants. Ces travailleurs essayaient encore d’utiliser le SPD comme un instrument dans le but de voir leurs propres revendications réalisées. Mais la direction du SPD s’était ouvertement prononcée contre la révolution. C’est ce qui caractérisait le SPD à ce moment-là. Il s’agissait alors d’un tout autre parti que le SPD actuel, un parti embourgeoisé qui n’est plus considéré comme un instrument pour défendre les intérêts de la classe des travailleurs.

    Léon Trotsky, l’un des dirigeants de la Révolution russe de 1917 avec Lénine, a décrit de la façon suivante, les tâches de la classe ouvrière allemande dans la Pravda du 23 avril 1919 : “La classe ouvrière russe qui a mené à bien la révolution d’octobre a hérité de la période précédente, une valeur inestimable sous la forme d’un parti révolutionnaire centralisé (…) L’histoire n’a pas donné cela à la classe ouvrière allemande. Il est nécessaire de lutter non seulement pour le pouvoir mais aussi, au travers de cette lutte, pour mettre sur pied une organisation et former les futurs dirigeants. Il est vrai qu’en période révolutionnaire, cette formation se fait à un rythme fébrile mais son accomplissement exige du temps. Faute d’un parti révolutionnaire centralisé avec une direction dont l’autorité soit reconnue par les masses des travailleurs, les dirigeants des différentes régions et les centres du mouvement ouvrier et faute d’un noyau dirigéant testé dans l’acion dans les différentes régions et centres du mouvement ouvrier, le mouvement prend un caractère éposidique et chaotique.”

    Les classes dirigeantes sont parvenues à résister à l’attaque de fin 1918 et voulaient ensuite faire reculer la révolution pas à pas. Toute l’année 1919, il y eut des vagues de protestation, des grèves et des soulèvements régionaux qui étaient réprimés toujours plus brutalement par l’armée et les Freikorps (corps francs). Des milliers de travailleurs et les dirigeants les plus célèbres et plus doués du KPD ont été assassinés, parmi lesquels Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. La classe ouvrière s’est radicalisée et s’est défendue, malgré de nombreuses pertes. De plus en plus de conseils ont été formés, ce qui reflétait une radicalisation croissante. Mais il manquait une direction centralisée disposant d’une même approche. Il y a eu lutte, mais elle a été perdue parce qu’une région après l’autre était confrontée à la pleine force de l’armée et des corps francs.

    C’était le point de départ du coup d’Etat de Kapp. La réaction s’était sentie encouragée. Elle ne voulait pas se soumettre au Traité de Versailles qui entrait en vigueur début 1920 et prévoyait, entre autres, de limiter l’effectif de l’armée allemand à 100.000 hommes. D’autre part, la réaction voulait en terminer brutalement avec la menace constante de la poursuite du développement de la révolution.

    Le coup d’Etat de Kapp

    La nuit du 13 mars, des unités armées sous la direction militaire du général Walther Freiherr von Lüttwitz, qui avait été démis de ses fonctions juste avant, ont marché sur Berlin. Beaucoup de soldats portaient des croix gammées blanches sur leur casque, un symbole de l’état d’esprit nationaliste. Le matin du 13 mars, la brigade marine Erhardt occupait Berlin. L’hymne de la brigade: “Croix gammée sur le casque / bandeau noir blanc rouge / Brigade Erhardt est notre nom / travailleur, travailleur, quoi que tu veuilles / si la Brigade Erhardt est là, nous démolirons tout / ohé, ohé, toi, crapule d’ouvrier.”

    Le gouverneur de Prusse orientale Wolfgang Kapp et Lüttwitz ont déclaré que le gouvernement présidé par Ebert (SPD) était démis de ses fonctions.

    L’aventure a été financée par des capitalistes influants. Mais dans les rangs de la classe dominante allemande, l’inquiétude régnait. On craignait qu’un coup d’Etat de droite ne redonne vie à la révolution de novembre mise sur une voie de garage. Le ministre de l’intérieur Erich Koch-Weser, un politicien bourgeois du DDP (Parti démocratique allemand), a fui dès le matin à Dresde. “Je crains surtout une contre-attaque de la gauche. L’unité de tous les socialistes peut mener à une confrontation entre armée rouge et blanche. Comme je l’ai déjà dit à la droite, lors d’une réunion nationale : “on peut secouer le jeune arbre de la république mais ce n’est pas vous qui récolterez les fruits.” (…) Si tout va bien, qui deviendra le nouvel homme fort ? Qui remplacera Noske dont la position est intenable après ces évènements ?”

    Du point de vue d’une partie croissante de la classe dirigeante, le SPD avait rempli son devoir en évitant le renversement du capitalisme. Maintenant, les capitalistes voulaient inverser le cours de l’histoire. Le Capitaine Waldemar Pabst, l’un des principaux responsables du meurtre de Luxemburg et Liebknecht, a déclaré : “Nous devions parvenir avec les sociaux-démocrates à réprimer notre ennemi commun, les Spartakistes. Une fois que ce serait accompli, nous présenterions la note de novembre 1918 à notre ancien allié.”

    Le Général Hans von Seeckt, le commandant suprême de l’armée, a refusé de défendre le gouvernement contre Kapp et Lüttwitz. Son excuse était : “Des soldats ne tirent pas sur des soldats”. L’état-major soutenait le coup d’Etat. Quelques généraux ont adopté une position “passive” sous pression de la protestation et se montraient “réticents” tant envers les putschistes qu’envers la grève générale. Un petit nombre de dirigeants militaires soutenait l’ancien gouvernement. Dans beaucoup de garnisons et de bases navales, les soldats et les sous-officiers refusaient de collaborer au renversement du gouvernement.

    Le gouvernement s’est réuni dans la nuit du 12 au 13 mars après la nouvelle de l’arrivée de la Brigade Erhardt. Un fonctionnaire a annoncé : “Le chancelier Bauer et le vice-secrétaire d’Etat Albert ont ouvert la réunion dans la stricte confidentialité en annonçant que le chancelier partirait à Dresde.” Par devoir, l’heure de départ a été ajoutée : 6h15. Mais, selon le même fonctionnaire, d’autres mesures ont été prises : “les sceaux administratifs ont été mis en sécurité, à l’exception d’un qui a, ensuite, été utilisé par les envahisseurs.” Ebert et le chancelier Gustav Bauer (également du SPD) se sont d’abord rendus à Dresde et ensuite, à Stuttgart. Berlin est tombée sans combat contre les putschistes.

    La réponse de la classe ouvrière

    Dès que la nouvelle du coup d’Etat a atteint les travailleurs et les activistes, des réunions se sont tenues pour discuter de la situation. Les travailleurs sont directement passés à la lutte contre le coup d’Etat de Kapp et Lüttwitz. Le jour-même, la commission générale des syndicats a lancé un appel à la grève générale. Des comités d’action et des conseils ouvriers ont pris les choses en main afin d’organiser la vie quotidienne. Des milices ouvrières ont été constituées.

    Le journal Brandenburger Zeitung a publié le rapport d’un discours lors de la manifestation centrale du 15 mars : “Aujourd’hui, la classe ouvrière est à nouveau réunie dans une organisation avec une conscience de classe commune. Nous savons quel pouvoir nous avons. Tous les rouages s’arrêtent si notre bras vigoureux le veut. Nous continuerons le combat. Nous serons disciplinés et ne commettrons pas d’imprudences. Les mots d’ordre du comité d’action doivent en tout cas être suivis.” Ces comités d’action se composaient de la “direction des syndicats et des partis socialistes.” Le journal Märkische Stadt- und Landbote indiquait que 28 ouvriers armés avaient démis la police de ses fonctions et repris ses tâches.

    Le 13 mars, à Chemnitz, figurait la déclaration commune du SPD, KPD et USPD suivante : “un comité d’action a été mis en place par les trois partis : sociaux-démocrates, communistes et indépendants. Ce comité a repris le pouvoir dans la ville de Chemnitz et les alentours. Toute autre autorité est soumise à ce comité d’action (…) L’Aide d’urgence technique [un organe gouvernemental contre les grèves] et le conseil des citoyens sont dissous. L’armée est transformée en une armée ouvrière. Celle-ci vaut comme organe d’ordre public et ses ordres doivent être suivis. (…) Le lundi [15 mars], avant-midi, les travailleurs se réuniront dans les entreprises pour élire une nouvelle délégation. (…) Chaque entreprise de 50 à 100 travailleurs élit un représentant et ensuite, un délégué supplémentaire par 100 travailleurs. Les entreprises de moins de 50 ouvriers doivent coopérer. (…) Les élus se réuniront lundi à 15 heures.”

    A Dresde, une bataille a été menée pour le contrôle du bureau télégraphique, soldée par 46 morts et 200 blessés. Dans beaucoup de ville de Saxe, des comités d’action ont été mis en place.

    Le 18 mars, les conseils ouvriers se sont réunis à Saxe et ont décidé de mettre une armée ouvrière sur pied, la coopération des conseils ouvriers locaux et la construction d’un comité exécutif central.

    A Halle et Dessau, des comités d’action ont pris le contrôle des villes le 14 mars. Le conseil exécutif du Gotha a déclaré le 14 mars: “Ce n’est pas pour Ebert, Bauer et leurs camarades, nous faisons appel à la force révolutionnaire du prolériat urbain et rural du prolétariat du Gotha qui s’est déjà illustrée à plusieurs reprises. Il est temps d’ouvrir la voie au socialisme en écrasant complètement la réaction.”

    A Hannovre, un comité d’action du SPD, de l’USPD et des syndicats a été mis sur peid. L’USPD, le KPD et le SPD ont soutenu, à Braunschweig le 14 mars, un appel commun à “la lutte pour le socialisme révolutionnaire.” A Hamburg, les syndicats ont appelé à la grève générale et les délégués syndicaux ont été réunis le matin du 15 mars. Le syndicat allemand du métal a appelé le 13 mars depuis Stuttgart à entrer en action “pour le socialisme !” Le témoin des faits Karl Rezlaw résume en ces termes : “Entourées d’une foule hostile, magasins fermés, pas de lumière le soir et pas de visite au café, la confiance en soi des troupes s’est rapidement étiolée.”

    Le ministre bourgeois de l’intérieur Erich Koch-Weser déclarait : “L’armée a été maîtrisée à de nombreuses reprises par les travailleurs (Hagen, Gera, Altenburg, Dresde). Maintenant, ils ont pansé leurs blessures et sont à nouveau habitués à la violence. A Hagen, les indépendants ont quatre canons. Maintenant, nous pouvons à nouveau nettoyer la porcherie.” Son souci principal pour “nettoyer la porcherie” était : “Sommes-nous face à une république de conseils ? Le déclin de l’Allemagne. Nous ne pouvons faire confiance aux soldats qui se sont mutinés.” Koch-Weser écrit ailleurs : “Le danger existe que les communistes arrivent et ce, à un moment où l’armée est complètement démantelée.”

    Le lundi 15 mars, l’Allemagne était complètement à l’arrêt. La grève générale avait pris le pays en tenaille.

    Kapp a d’abord voulu combiner une répression aigüe à une rhétorique bonapartiste plus douce (“tout favoritisme de classe doit cesser, qu’il soit de droite ou de gauche”) pour reprendre le contrôle de la situation. Ensuite, il a entamé des négociations avec l’ancien gouvernement. Des services d’ordre lourdement armés ont tenté de briser la grève. Tous les grévistes ont été menacés de mort. Mais le pouvoir de la classe ouvrière a mis les dictateurs sur les genoux. Au troisième jour de la grève générale, le coup d’Etat avait vécu. Kapp a fui en Allemagne. Lüttwitz s’est auto-proclamé chancelier mais a dû quitter la chancelerie quelques heures plus tard avec Ludendorff. Lors de son départ, la Brigade Erhardt a encore tué 12 personnes à la porte de Brandebourg. Des officiers ont assassiné sept personnes à Steglitz.
    A Köpenick, cinq personnes ont été tuées par des soldats.

    La grève générale se poursuit

    Kapp a démissionné en raison de la peur que la classe dirigeante face à la riposte de la classe ouvrière. Il a déclaré dans son avis de démission que “le plus grand besoin de la patrie était de tous s’unir contre le danger du bolchévisme.”

    La fraction parlementaire sociale-démocrate déclarait quant à elle : “Si la grève générale dure plus longtemps, elle touchera non seulement les coupables de haute trahison mais aussi notre propre front. Nous avons besoin de pain et de charbon pour notre difficile combat contre l’ancien pouvoir. Aussi, stoppez la grève populaire !” La direction du SPD à Berlin a déclaré : “L’appel en faveur d’un gouvernement des conseils ne fera que nous pousser d’une crise à l’autre.”

    Le gouvernement, à peine sauvé, a tenté de calmer les choses le plus vite possible. L’attention a immédiatement été fixée sur le fait que les protestations incessantes des travailleurs devaient cesser et – si nécessaire – même être réprimées. Le gouvernement a nommé le général von Seeckt comme commandant suprême de l’armée, un général qui, lors du coup d’Etat, avait refusé de soutenir le gouvernement.

    La loi martiale et de nombreuses mesures prises sous Kapp-Lüttwitz ont plus tard été considérées comme justes et respectant la légalité de la république de Weimar. Les auteurs du putsch n’ont pas eu à se justifier devant le tribunal. Les troupes qui soutenaient le coup d’Etat ont immédiatement été impliquées dans la répression de la protestation ouvrière incessante. En ce compris, la Brigade Erhardt.

    La classe ouvrière ne se satisfaisait pas d’avoir chassé les putschistes. Le 18 mars, les fédérations syndicales ADGB (le prédécesseur de l’actuelle fédération DGB) et AfA ont appelé à poursuivre la grève : “La grève générale a mené au départ de Kapp et Lüttwitz. La lutte ne s’arrête pas là.” L’appel se référait au fait que les rues de Berlin étaient toujours dominées par les soldats. Le retour de Noske comme commandant suprême des troupes était “exclus” et l’appel demandait que “toutes les troupes non fiables soient complètement disloquées et désarmées.” Les fédérations syndicales ont établi un programme en neuf points dans lequel étaient notamment revendiqués la nationalisation des mines et du secteur de l’énergie outre le désarmement des forces contre-révolutionnaires et une implication décisive des syndicats dans la politique économique et sociale.

    Un rapport des négociations sur ce programme entre les membres du gouvernement et les représentants syndicaux décrit l’argumentation des syndicats : “Il y a quelques jours, les ouvriers berlinois ont été réquisitionnés comme ultime moyen de combat par l’ancien gouvernement. L’ancien gouvernement a fait sortir le génie de la bouteille. Et maintenant, plus moyen de l’y faire rentrer. Dans les organisations, il y a une certaine méfiance quant à la question de savoir si le gouvernement sera capable de mener les réformes nécessaires seul. (…) La classe ouvrière a été cruciale pour nous sortir de la misère. (…) Tout et tous dépendent de la classe ouvrière. (…) Ce ne sera pas facile pour les syndicats de stoppper la classe ouvrière. (…) A Berlin, les travailleurs sont fortement radicalisés. Derrière l’appel à casser la protestation, il doit y avoir quelque chose de positif, sans quoi, il n’y aura pas de confiance.” Le leader syndical Carl Legien a insisté pour que des concessions soient faites parce sans ces concessions, “il y aura une guerre civile en Allemagne. Nous ne pouvons demander aux travailleurs d’arrêter leur combat si nous n’avons rien à leur offrir.”

    La grève générale continuerait résolument.

    Le KPD et le putsch de Kapp

    Tôt dans l’après-midi du 13 mars, quarante dirigeants du KPD se sont réunis à Berlin. Ils venaient de recevoir l’appel de Legien à une grève générale. Karl Retzlaw, qui était présent a écrit : “Frisland [nom d’emprunt d’Ernst Reuter, alors membre de gauche du KPD, ensuite bourgmestre SPD de Berlin-Est] déclare : ‘Ebert, Noske et Bauer sont tombés sans résistance dans le trou qu’ils ont eux-mêmes creusé. Les travailleurs ne doivent pas lever le petit doigt pour le gouvernement tombé dans la honte et le déshonneur, meutriers de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg.’’ Budich, qui était le plus méfiant, se souvient avec ironie de ce qu’avait dit Legien: ‘‘La grève générale, c’est le non-sens général.” Il trouvait qu’il valait mieux attendre et émettait l’hypothèse que le coup d’Etat militaire était un piège conçu entre Noske et l’armée pour se retourner contre l’USPD et les syndicats. Budich a été le plus applaudi quand il a déclaré : ‘Le choix entre Ebert et les gens d’Erhardt, c’est comme choisir entre la peste et le choléra. Nous devons nous montrer réticents et entreprendre nous-mêmes des actions.’ Les conceptions de Friesland et Budich ont été soutenues pour toutes les personnes présentes.

    Fin d’après-midi, la session se poursuivait à Berlin avec les membres présents de la direction du KPD et il a été décidé d’un appel aux travailleurs reprenant textuellement les formulations de Friesland et Budich. L’appel a été publié le lendemain, dimanche, dans le ‘Rote Fahne’.”

    Entre autres choses, cet appel déclarait : ‘‘La classe ouvrière qui a été attaquée hier par Ebert-Noske est aujourd’hui désarmée et incapable d’agir sous la forte pression des patrons.’’ Mais dans les entreprises et dans la rue, la situation était différente : la classe ouvrière était en effet prête à riposter. Les jeunes se sont révoltés. Le KPD a dû revoir sa position. Le 14 mars 1920, le parti se prononce en faveur de la grève, mais pas en faveur de l’armement des travailleurs.

    Dans un tract distribué le 15 mars, les communistes écrivaient : ‘‘Pour la grève générale ! Assez de la dictature militaire, assez de la démocratie bourgeoise : tout le pouvoir aux conseils ouvriers. Les communistes sont contre le gouvernement Ebert-Noske-Bauer, contre un nouveau gouvernement avec des fondations bourgeoises, avec le parlement et la bureaucratie d’Etat, contre de nouvelles élections au parlement. Travailleurs des villes et des campagnes ! Votre prochain défi est partout : travailler ensemble dans toutes les entreprises pour élire de nouveaux conseils d’entreprise. Ces conseils doivent s’unir, prendre la direction de la lutte et décider des prochaines étapes à suivre. Dans ces conseils, les communistes défendront le pouvoir ouvrier et la république des conseils. Travailleurs, ne sortez pas dans la rue, mais rassemblez-vous tous les jours dans les entreprises. Ne laissez pas les gardes blancs vous provoquer.’’

    Le président du KPD, Paul Levi, a essayé de corriger le cours du parti depuis la prison. Au lieu de prendre de bonnes positions abstraites – pour une république des conseils et le renversement de la démocratie bourgeoise – la tâche d’une direction marxiste était de prendre la défense des acquis démocratiques et, à partir de là, de défendre la mise en œuvre des nationalisations et l’établissement de comités d’action comme précurseurs de l’armement des travailleurs. Quand les communistes parlaient de la ‘‘dictature du prolétariat’’, ils ne parlaient pas d’une dictature politique, mais du remplacement de la dictature des grandes entreprises et des banques par un régime démocratique de la majorité de la population sous la forme de la démocratie ouvrière. Cette question s’est posée. Mais proclamer une position marxiste correcte de manière générale comme le KPD le faisait signifiait que les travailleurs qui voulaient lutter contre Kapp et pour le socialisme restaient sceptiques quant au programme du KPD. Cela a rendu plus difficile que les propositions du KPD soient testées dans la pratique d’une résistance conjointe.

    La direction du KPD s’est défendue contre Levi le 15 ou le 16 mars : ‘‘Dans ce cas, le Comité central est d’avis que les slogans avancés samedi étaient basés sur une mauvaise évaluation de la situation. Mais le Comité central, dans sa rédaction ultérieure, a corrigé l’erreur initiale. (….) Selon le Comité central, les slogans que vous avez donnés sont largement corrects, mais nous n’avons pas jugé opportun de les mettre en avant immédiatement dans les premiers jours. Une partie importante de vos critiques à l’égard du Comité central est incorrecte. En particulier, le Bureau central a considéré qu’il était impératif de lancer le slogan des conseils ouvriers et de la dictature des conseils comme slogan général (et non, bien sûr, comme objectifs immédiats de lutte) dans le mouvement dès le début afin de le pousser au-delà du point de départ, la lutte pour défendre la République Ebert.’’

    L’art des revendications transitoires, des revendications qui partent de la véritable lutte des travailleurs pour les pousser à aller plus loin et souligner la nécessité d’une révolution socialiste, a été complètement inversé dans ce cas-ci : la déclaration abstraite de l’objectif du KPD est devenu le point de départ de l’approche.

    La direction du PDK a été davantage été guidée par le mouvement au lieu de donner une orientation à ce dernier. Elle a adopté une position différente selon les régions. Karl Retzlaw a décrit la situation comme suit : ‘‘Comme presque tous les membres du KPD étaient également actifs dans le syndicat, ils ont suivi les slogans des dirigeants syndicaux pour ne pas aller à l’encontre de l’écrasante majorité des travailleurs. En conséquence, le premier slogan attentiste du KPD à Berlin n’a pratiquement pas eu d’impact sur le déroulement de la lutte. (…) Dans les jours qui ont suivi, il a été rapporté que dans les autres régions, en particulier dans la région de la Ruhr et en Saxe, le KPD s’était prononcé dès le premier jour en faveur de la grève générale et que des membres du KPD étaient presque partout à la direction de la grève.’’

    Le dirigeant du KPD Brandler a rapporté depuis Chemnitz que le parti y avait été le premier à appeler à une grève générale, au désarmement des capitalistes, à l’armement des travailleurs et à de nouvelles élections aux conseils ouvriers. Selon Brandler, la force du KPD a fait de Chemnitz la première ville à organiser de nouvelles élections effectives aux conseils ouvriers. Le KPD était également mieux positionné dans d’autres régions. Cela souligne ce qui aurait été possible de faire si le KPD avait pleinement soutenu la grève générale dès le début.

    Pour un front unique

    La position de la direction du KPD était ultra-gauche. C’est-à-dire que le parti s’est limité à des déclarations révolutionnaires sans chercher à impliquer activement la majorité de la classe ouvrière de sorte que celle-ci puisse être convaincue des positions du KPD pour arracher un véritable changement au travers d’une lutte commune. Cette attitude n’était pas seulement l’expression de l’inexpérience de la direction du KPD dans la lutte de masse, c’était aussi l’expression du fait qu’une partie importante de la classe ouvrière allemande attribuait au SPD le meurtre de Luxembourg et Liebknecht de même que la persécution et la mort de milliers des militants syndicaux et socialistes parmi les plus actifs. Elle préconisait une rupture radicale avec le capitalisme sans voir encore un rôle pour les travailleurs qui n’avaient pas encore rompu avec le SPD.

    C’était la tâche d’une direction révolutionnaire d’orienter les travailleurs les plus actifs vers la majorité des travailleurs – y compris ceux qui n’avaient pas encore rompu avec le SPD – pour convaincre cette majorité de passer à l’étape suivante de la lutte grâce à une activité commune de tous les travailleurs pour la défense des intérêts de la classe. Le KPD était trop inexpérimenté et trop peu ancré dans des couches plus larges de la classe ouvrière pour jouer ce rôle. La direction du KPD n’a changé sa position que parce qu’une grande partie de ses membres et de ses partisans ont pris part à la lutte commune contre Kapp.

    La direction du KPD avait du mal à défendre les meurtriers de Luxembourg et Liebknecht, le gouvernement détesté d’Ebert. Contrairement aux dirigeants du KPD, cependant, des millions de travailleurs ont compris que l’attaque de Kapp et Lüttwitz n’était pas principalement dirigée contre le gouvernement, mais contre les acquis de la révolution de novembre, notamment la journée des huit heures et les droits syndicaux. Ces droits ont été défendus sans faire confiance à l’ancien gouvernement.

    L’Internationale communiste (Komintern) a discuté de ces expériences lors de son Congrès de 1921 et a conclu qu’une stratégie de ‘‘front unique’’ était nécessaire pour convaincre une majorité de la classe ouvrière avec les partis communistes. Ce n’est qu’en dirigeant et en donnant l’exemple dans la lutte concrète de la classe ouvrière que les communistes pouvaient convaincre les masses ouvrières, qui étaient encore sceptiques au sujet des communistes, de la justesse de leurs positions. Malgré le fait que la direction sociale-démocrate menait une politique dans l’intérêt du capital, de nombreux travailleurs considéraient encore les partis socialistes comme leurs partis. À l’époque, les travailleurs constrituaient la base de ces partis. Les partis ouvrirs – le SPD, l’USPD et le KPD – étaient vigoureusement appelés à lutter ensemble pour défendre les intérêts de la classe ouvrière et pour mener la meilleure politique possible en faveur des travailleurs. Le SPD s’est caché derrière ses partenaires de coalition bourgeois. Une politique qui n’était soutenue que par les partis ouvriers – un front unique de tous les travailleurs et de leurs organisations et partis – n’offrait pas de telles excuses. Dans la lutte concrète – par exemple contre la réaction de Kapp – il était possible de démontrer qui était réellement capable d’offrir une issue et une manière d’aller de l’avant.

    Les syndicats et le gouvernement ouvrier

    La grève générale a chassé le coup d’Etat en à peine 100 heures. La grève s’est ensuite poursuivie pour faire respecter les revendications sociales des travailleurs. Elle avait illustré la puissance de la classe ouvrière et avait renforcé la confiance de cette dernière. C’est à Chemnitz et dans la région de la Ruhr que le mouvement est allé le plus loin avec une nouvelle vague de conseils ouvrier qui commencent également à mettre en place une coordination entre eux. Partout en Allemagne, la grève générale a posé la question de savoir qui organise la vie quotidienne, qui décide et qui dirige. Il existait un vaste réseau de conseils exécutifs, de comités d’action et d’organes similaires constitués à partir des syndicats et des partis ouvriers et qui étaient des centres révolutionnaires. Cela a rendu très concrète la question du pouvoir en général et a rapidement conduit à la question de savoir qui formerait le gouvernement. Il est dans la nature d’une grève générale de soulever ces questions, surtout dans le cas d’une grève générale à durée indéterminée.

    Les dirigeants syndicaux avaient appelé au soulèvement tandis que Noske et Ebert s’étaient enfuis. Cela avait attiré beaucoup de regards sur ces dirigeants syndicaux et suscité de grandes attentes. Carl Legien savait que les ouvriers n’avaient pas risqué leur vie pour se retrouver à nouveau avec Ebert et Noske.

    Depuis 1890, Carl Legien était le président de la ‘‘Commission générale des syndicats allemands’’. Il était l’un des principaux représentants de la droite au sein du SPD, avait mené de nombreuses batailles contre la gauche, été un adversaire important de celle-ci dans le débat sur la ‘‘grève de masse’’ en 1905/06 et, en novembre 1918, il a contribué au sauvetage du capitalisme. Et là, il menait une grève générale d’une durée indéterminée et exigeait la nationalisation des secteurs clés de l’économie de même que la formation d’un gouvernement ouvrier socialiste dans lequel les syndicats joueraient un rôle majeur.

    Legien n’avait pas changé sa propre position d’un millimètre mais, sous la pression de la lutte des classes, la direction syndicale a dû changer son discours. Sa peur de perdre le contrôle des membres du syndicat était plus grande que sa peur de l’action radicale, à laquelle il continuait nessentiellement de résiter. Son principal argument en faveur de l’unité des ‘‘partis ouvriers’’ était l’espoir qu’avec celle-ci, il serait possible de ralentir et d’arrêter le mouvement des travailleurs.

    Le 17 mars, Legien a proposé à l’USPD de constituer un gouvernement ouvrier composé des syndicats, de l’USPD et du SPD. Il a justifié cette proposition par le fait que personne ne pourrait désormais se prononcer contre les syndicats.

    Crispien, le dirigeant de l’aile droite de l’USPD, a rejeté la proposition, arguant qu’il ne voulait pas s’asseoir autour de la table avec des gens qui avaient tué des travailleurs – une critique portée contre le SPD – et avec des gens qui avaient trompé la classe ouvrière – une réaction face aux dirigeants syndicaux. Däumig, de l’aile gauche de l’USPD, soutenait par contre la proposition de Crispien. En dépit de quelques voix en cette direction, la majorité de la direction de l’USPD s’est prononcée contre la proposition, par peur de ne pas être comprise par les millions de grévistes.

    La proposition du 17 mars de Legien pour un gouvernement ouvrier s’opposait principalement à l’attitude de la gauche de l’USPD sous la direction de Däumig (qui était en faveur de l’adhésion de l’USPD au Komintern). Une position similaire a été exprimée dans les slogans du KPD du 17 mars : ‘‘Pas de gouvernement purement socialiste basé sur le parlement’’.

    Le débat a d’abord été discuté auprès d’un public plus large au Comité de grève de Berlin. Ce n’est qu’alors que Däumig a expliqué sa position sur le gouvernement ouvrier. Les membres du KPD ont déclaré qu’ils entendaient pour la première fois la proposition de Legien et qu’ils ne pouvaient y répondre qu’en tant qu’individus. Jacob Walcher (KPD) a déclaré qu’un gouvernement tel que proposé par les syndicats serait un ‘‘gouvernement socialiste contre Ebert et Haase’’ qui n’aurait pas à se déclarer officiellement pour la dictature du prolétariat afin de représenter – par son existence même – un pas en avant, une victoire du mouvement ouvrier. Il a demandé aux représentants syndicaux s’ils étaient réellement prêts à armer les travailleurs, à désarmer la contre-révolution et à purger les administrations réactionnaires, même si cela devait entraîner une guerre civile. Dans ce cas, selon Walcher, il était évident que le KPD soutiendrait un tel gouvernement et se battrait au premier rang. Mais si le gouvernement trahissait le programme des syndicats, le KPD – avec le soutien des syndicalistes – irait à l’encontre de ce gouvernement par tous les moyens possibles.

    Le SPD a fait tout ce qui était en son pouvoir pour éloigner l’USPD du KPD. Avec une position ferme et déterminée, le KPD aurait pu avoir un impact majeur sur l’USPD. La position de l’USPD était également cruciale au sujet de la fin de la grève. Malheureusement, des interventions comme celle de Walcher sont restées l’exception plutôt que la règle. La direction du KPD était dans un état de confusion et de paralysie : le 22 mars, une position officielle a finalement été adoptée au sujet de la question d’un gouvernement ouvrier : la proposition d’une coalition avec les syndicats et l’USPD était rejetée.

    La fin de la grève et le massacre dans la région de la Ruhr

    Pour les masses en grève, il s’aigssait d’un signal fatal : un gouvernement qui défendait les intérêts des travailleurs n’était pas à portée de main. Il ne semblait donc pas y avoir d’autre option que le retour de l’ancien gouvernement. À ce moment, l’USPD avait un grand impact sur le mouvement ouvrier. Et l’USPD lui-même était fortement influencé par le KPD. L’hésitation de l’USPD et du KPD a offert au gouvernement du temps pour se rétablir et a également semé la confusion parmi les travailleurs.

    Après des négociations entre les fédérations syndicales ADGB, AfA, la Commission syndicale de Berlin, l’USPD et le SPD, il a été décidé le 22 mars de mettre fin à la grève générale en promettant en termes vagues de soutenir les positions syndicales. Le KPD a effectué quelques grands changements d’orientation : le 23 mars, la position précédement adoptée a été révoquée et le parti s’est aligné sur celle de Walcher, également soutenue par Wilhelm Pieck. Le parti a déclaré que le putsh de Kapp avait conduit à la fin de la coalition entre la social-démocratie et la bourgeoisie et que la lutte contre la dictature militaire avait mis l’objectif de la prise du pouvoir par la classe ouvrière à l’ordre du jour. Il était toutefois trop tard. L’occasion avait été gaspillée.

    Le 26 mars, Ebert a offert à Legien la fonction de chancelier avec la tâche de constituer un gouvernement. Les dirigeants syndicaux ont rejeté l’offre et ont déclaré que les syndicats eux-mêmes ne pouvaient pas assumer la responsabilité du gouvernement, surtout à un moment où les médias établis – réapparus après la fin de la grève – accusaient les syndicats de former un ‘‘contre-gouvernement’’. C’en était fini de l’opportunité. Ebert a accepté la démission de Noske à la Défense, sacrifié comme un pion. Il a ensuite nommé Hermann Müller, membre du SPD, au poste de chancelier.

    L’hésitation entourant la question gouvernementale avait ouvert la voie à la restauration et la stabilisation de l’ancien gouvernement. Ebert et l’armée en ont immédiatement profité pour s’attaquer aux travailleurs toujours en lutte. De nombreuses villes allemandes connaissaient l’existence de milices ouvrières sous le contrôle des conseils et comités d’action. Tout particulièrement dans la région de la Ruhr, des conseils étaient résolument prêts à s’engager dans la confrontation militaire avec la contre-révolution. Une ‘‘Armée rouge de la Ruhr’’ a été constituée en réaction immédiate au coup d’Etat. Cependant, les travailleurs de la région de la Ruhr étaient tellement en avance sur leurs collègues du reste du pays qu’ils étaient complètement isolés. Le 23 mars, des négociations entre le gouvernement et les conseils ouvriers ont eu lieu à Bielefeld. Un jour plus tard, l’accord de Bielefeld a été conclu. Il y était dit que les putschistes seraient livrés aux tribunaux, que les travailleurs exerceraient une influence décisive sur la politique économique et sociale par le biais de leurs syndicats si la grève générale était interrompue et que les travailleurs étaient désarmés. Mais, pour le gouvernement, les négociations ne servent que l’objectif de diviser les travailleurs rebelles tout en rassemblant ses propres forces. Le 25 mars, l’armée avait déjà rompu l’accord en avançant vers Lünen et Dortmund. Le 28 mars, le gouvernement national a lancé un ultimatum : les travailleurs devaient être complètement désarmés pour le 30 mars et l’Armée rouge devaient être dissoute. Si ces conditions étaient acceptées, ‘‘le gouvernement du Reich s’abstiendra d’attaquer. Dans le cas contraire, le détenteur du pouvoir exécutif [Général von Watter] a droit à la ‘‘liberté d’action’’.’’ Les dirigeants syndicaux ont donné carte blanche à l’armée moins de deux semaines après le débat sur le gouvernement ouvrier. Le 31 mars, les dirigeants syndicaux et le gouvernement national sont parvenus à un accord sur l’entrée de l’armée dans la région de la Ruhr, en vertu duquel l’armée pouvait agir contre tous les travailleurs armés et que des tribunaux seraient créés seulement là où les armes étaient déposées. ‘‘L’accord est complet entre le gouvernement et les syndicats à ce sujet’’, précisait l’accord. Mais l’armée n’a pas respecté les termes de l’Accord de Bielefeld et les travailleurs ont été brutalement persécutés. ‘‘Comme d’habitude dans une guerre allemande, deux fois plus d’ouvriers ont été tués après la défaite que pendant la bataille elle-même.’’ (Karl Retzlaw, “Spartakus – Aufstieg und Niedergang. Erinnerungen eines Parteiarbeiters”).

    ‘‘L’Armée rouge de la Ruhr a été vaincue parce qu’elle était isolée de tous les autres travailleurs alors que l’armée et la police étaient entièrement concentrées dans la région de la Ruhr.’’ (Oskar Hippe “And Red is the Colour of Our Flag”). La défaite est également due à un manque de coordination et de direction. Certains conseils ont reconnu l’accord de Bielefeld, d’autres non. De nombreux comités militaires révolutionnaires furent mis en place, qui agissaient indépendamment les uns des autres et les uns contre les autres.

    Le Komintern et le gouvernement ouvrier

    L’expérience allemande a montré que la question d’un ‘‘gouvernement ouvrier’’ était aussi régulièrement discutée aux Congrès de l’Internationale Communiste. Léon Trotsky résume ainsi la discussion du quatrième congrès du Komintern en 1922 : ‘‘Le front unique est le slogan d’un gouvernement ouvrier. Nous, communistes, savons bien sûr qu’un véritable gouvernement ouvrier ne sera pas mis en place en Europe tant que la classe ouvrière n’aura pas renversé la bourgeoisie et sa machinerie démocratique afin d’instaurer une domination ouvrière dirigée par le Parti communiste. Mais pour y parvenir, il est nécessaire que la majorité des travailleurs européens soutiennent le Parti communiste. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Ainsi, à chaque fois que l’occasion se présente, nos Partis communistes disent : ‘‘travailleurs sociaux-démocrates, syndicalistes, anarchistes et travailleurs sans parti, les salaires sont réduits, il reste de moins en moins de journées de huit heures, le coût de la vie monte en flèche. Cela ne se produirait pas si, malgré leurs différences, tous les travailleurs s’unissaient et formaient leur propre gouvernement ouvrier’’. Ainsi, le slogan d’un gouvernement ouvrier devient un fossé entre la classe ouvrière et toutes les autres classes, creusé par les communistes. Dans la mesure où les principaux cercles sociaux-démocrates, les réformistes, sont liés à la bourgeoisie, ce clivage conduira de plus en plus à la séparation entre les travailleurs sociaux-démocrates de gauche et leurs dirigeants, et ils le font déjà.’’

    Au début de l’année 1923, le KPD a adopté la position suivante : ‘‘Un gouvernement ouvrier n’est ni la dictature du prolétariat ni une participation parlementaire pacifique au pouvoir. C’est une tentative de la classe ouvrière, dans le cadre et pour l’instant au moyen de la démocratie bourgeoise, soutenue par des organes ouvriers et les mouvements de masse, de poursuivre une politique ouvrière, tandis que la dictature prolétarienne brise délibérément le cadre de la démocratie bourgeoise, détruit l’appareil étatique bourgeois pour le remplacer par des organes de la classe ouvrière. Le gouvernement ouvrier est un gouvernement des partis ouvriers qui tentent d’aller à l’encontre de la bourgeoisie avec une politique ouvrière dont les coûts sont supportés par la bourgeoisie, alors que les coalitions précédentes avec le SPD ont transmis ceux-ci à la classe ouvrière. Un gouvernement ouvrier ne peut mener une politique dans l’intérêt de la classe ouvrière et mettre en œuvre le programme du front unique ouvrier que s’il repose sur de larges masses de la classe et leurs organisations créées par le mouvement du front unique (conseils d’entreprise, comités de surveillance, conseils ouvriers, etc.), ainsi que sur les travailleurs armés.’’

    La radicalisation de gauche se poursuit

    Le putsh de Kapp a illustrée quelle est la force de la classe ouvrière. Hélas, la direction de l’USPD, et derrière elle celle du KPD, n’a pas été en mesure de développer une stratégie nationale pour aller vers la victoire avec la majorité de la classe ouvrière. C’est ce qui était nécessaire pour éradiquer la contre-révolution à sa racine en allant à l’encontre de la domination capitaliste.

    Une fois de plus, des milliers de personnes ont été tuées. Les Freikorps contre-révolutionnaires ont labouré la région de la Ruhr. Des pogroms antisémites ont été organisés pour canaliser la colère et la frustration accumulées et donner libre cours à la frénésie de la réaction.

    Mais il était encore temps pour les dirigeants du mouvement ouvrier de tirer les leçons nécessaires. La classe ouvrière n’a pas arrêté de s’orienter vers la gauche. Lors des élections législatives nationales du 6 juin 1920, le SPD a perdu 17 pourcents par rapport aux élections de janvier 1919, soit 21,7 %. L’USPD a reçu 7,6% de pluys, passant à 17,9% et 4,9 millions de voix. Le KPD participait pour la première fois à ces élections et a obtenu 2,1% des voix.

    La majorité de l’USPD a accepté les 21 conditions d’adhésion au Komintern en octobre de la même année, permettant ainsi une fusion avec le KPD. En novembre, une conférence conjointe a eu lieu, au cours de laquelle une nette majorité de l’USPD et du KPD ont fusionné. Avec les 3.000 à 4.000 membres du KPD et les 300.000 membres de gauche de l’USPD, après le putsch de Kapp, le Parti communiste unifié d’Allemagne (VKPD) était un parti de masse de 375.000 membres. De nouvelles vagues révolutionnaires ne tarderaient pas à arriver.

    Pourquoi n’y a-t-il pas eu de bataille similaire contre Hitler en 1933 ?

    Karl Retzlaw, militant du KPD, a décrit le putsch de Kapp comme une ‘‘prise de pouvoir hâtive des généraux’’. Il a déclaré : ‘‘Dans l’ensemble, ce coup d’Etat a été une tentative prématurée de la part de la réaction qui n’avait pas encore de base de masse dans la population. Ce que les combattants du coup d’Etat Kapp et Lüttwitz voulaient, et bien plus encore, ne serait mis en œuvre que 13 ans plus tard : la suppression de l’ensemble du mouvement ouvrier, le réarmement, l’extermination des Juifs européens et une guerre revancharde.’’

    En 1933, le capital allemand a tout misé sur une seule carte pour mettre fin au danger imminent de révolution : le mouvement de masse petit-bourgeois fasciste a été utilisé pour écraser toute forme de démocratie et d’auto-organisation du mouvement ouvrier.

    La petite bourgeoisie était opprimée par la concurrence de la grande bourgeoisie et menaçait de sombrer dans les masses de la classe ouvrière. Elle a cherché une solution radicale à ce problème. La déception de l’absence d’une révolution de la classe ouvrière amena de plus en plus la classe moyenne à Hitler. Les couches les plus appauvries à la lisière de la classe ouvrière complétaient les rangs des fascistes.

    Kapp & Co ne disposaient d’aucune base sociale sous la forme d’un mouvement de masse. Le putsch de Kapp ne peut donc pas être qualifié de fasciste, même si, s’il avait été couronné de succès, il aurait sans aucun doute conduit à une sanglante répression des travailleurs et de leurs organisations.

    En 1933 également, la classe ouvrière, y compris les formations armées du KPD, des syndicats et du SPD, ont résisté. Quand Hitler est arrivé au pouvoir, des grèves régionales ont éclaté. Au début de la révolution en 1920, la désillusion à l’égard de la politique du SPD a conduit à soutenir davantage les solutions de gauche, en prenant l’exemple de la Révolution russe. La déception causée par l’échec du KPD en 1923 et la stalinisation du parti a entraîné une démoralisation. Avant 1933, le KPD défendait une politique d’ultra-gauche pour éclipser les erreurs des années ’20. Le SPD était assimilé aux nazis, Staline a déclaré que le fascisme et la social-démocratie étaient des frères jumeaux. En conséquence, la possibilité d’un front unique ouvrier a disparu. Ce n’est qu’avec un tel front unique que le KPD aurait pu se battre avec la majorité de la classe ouvrière et sortir ces travailleurs des griffes de la direction du SPD. La direction du SPD a quant à elle qualifié le KPD de ‘‘nazis peints en rouge’’ et a fait tout son possible pour empêcher l’unité de classe.

    Une direction marxiste déterminée aurait pu unir la classe ouvrière dans la bataille contre Hitler et ramener les classes moyennes qui doutaient du côté des ouvriers. Sans une telle politique de la part du mouvement ouvrier et après des années de tensions révolutionnaires sous les coups renouvelés de la contre-révolution, une occasion révolutionnaire a été manquée.

  • Janvier 1919 : assassinat de Rosa Luxemburg

    Ce texte a été initialement publié dans le magazine ‘‘Socialism Today’’ en février 2008 et est publié ici pour la première fois en français. Par Peter Taaffe

    Le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les plus brillants cerveaux de la classe ouvrière allemande ainsi que ses figures les plus héroïques, furent brutalement assassinés par les militaires allemands vaincus, assoiffés de sang, soutenus jusqu’au bout par les lâches dirigeants sociaux-démocrates du SPD.

    Les meurtres de Luxemburg et Liebknecht ont joué un rôle décisif dans la défaite de la révolution allemande. Ils sont également à mettre en lien avec la victoire d’Adolf Hitler et des nazis en 1933. Wilhelm Canaris, l’officier de marine qui participa à l’évasion de l’un des assassins de Rosa Luxemburg, devait par la suite commander l’Abwehr, le service de renseignement de l’état-major allemand, à partir de 1935. D’autres futures sommités du régime nazi furent pareillement couvertes de sang à cette époque. Wilhelm von Faupel, l’officier qui dupa les délégués aux conseils d’ouvriers et de soldats alors récemment formés, devint l’ambassadeur d’Hitler dans l’Espagne franquiste 20 ans plus tard. Le pouvoir politique derrière le trône était alors détenu par le major Kurt von Schleicher, qui sera chancelier allemand en 1932 et qui a ouvert la voie aux nazis. Selon toute probabilité, si la révolution allemande avait triomphé, l’histoire n’aurait ni connu ces protagonistes, ni les horreurs du fascisme. La dirigeante et théoricienne marxiste Rosa Luxemburg aurait pu jouer un rôle crucial, voire décisif, dans les événements révolutionnaires jusqu’en 1923 si elle n’avait pas été cruellement éliminée.

    Karl Liebknecht est associé à Luxemburg en tant que figure héroïque aux yeux des masses. Il s’est opposé à la machine de guerre allemande et symbolisait pour les troupes massées dans les tranchées maculées de sang – non seulement celles des Allemands, mais aussi celles des Français et d’autres – un adversaire infatigable, ouvrier et internationaliste de la première guerre mondiale. Son célèbre appel – ‘‘L’ennemi principal est dans notre pays !’’ – a su saisir les imaginations, en particulier au fur et à mesure que la montagne de cadavres grandissait.

    Mais Rosa Luxemburg mérite une attention particulière en raison de la contribution colossale qu’elle apporta à la compréhension des idées marxistes et à leur application aux mouvements de la classe ouvrière. Nombreux sont ceux qui ont attaqué Rosa Luxemburg pour ses ‘‘mauvaises méthodes’’, en particulier sa prétendue incompréhension de la nécessité d’un parti et d’une organisation révolutionnaire. On trouvait parmi eux Joseph Staline et les staliniens d’antan. D’autres se la sont appropriée en raison de l’accent qu’elle a mis sur le rôle spontané de la classe ouvrière. Cela semble correspondre à une attitude antiparti qui trouve un écho tout particulier parmi la jeune génération en raison de la répugnance qu’inspirent l’héritage bureaucratique du stalinisme et les anciens partis sociaux-démocrates. Mais une analyse globale des idées de Rosa Luxemburg, en tenant compte de la situation historique dans laquelle elles se sont développées, démontre que les affirmations de ces deux camps sont erronées.

    Bien sûr, elle a commis des erreurs : ‘‘Montrez-moi quelqu’un qui ne fait jamais une erreur et je vous montrerais un imbécile’’. Et pourtant, un grand nombre de ses œuvres restent actuelles et pertinentes, en particulier si on les compare aux idées obsolètes des dirigeants du mouvement ouvrier d’aujourd’hui. Par exemple, son pamphlet Réforme sociale ou Révolution (1899) ne se limite pas à exposer les idées générales du marxisme en opposition au changement réformiste et graduel visant à provoquer un tournant socialiste. Il fut en fait rédigé en opposition au théoricien principal du ‘‘révisionnisme’’, Eduard Bernstein. À l’instar des dirigeants ouvriers et syndicaux d’aujourd’hui – bien qu’il fut à l’origine marxiste, ainsi qu’ami du cofondateur du socialisme scientifique, Friedrich Engels – Bernstein, sous la pression du développement économique de la fin des années 1890 et du début du XXe siècle, tenta de reconsidérer les idées du marxisme. En effet, cette évolution économique aurait eu, selon lui, pour effet de rendre ces idées caduques. Son célèbre aphorisme, ‘‘Le but final, quel qu’il soit, n’est rien, le mouvement est tout’’, représentait une tentative de réconcilier le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) avec ce qui était alors un capitalisme en expansion.

    Rosa Luxemburg – à l’instar de Vladimir Lénine et de Léon Trotsky – réfuta ses idées en enrichissant notre compréhension du capitalisme d’alors (et, dans une certaine mesure, l’actuel également) en analysant la relation entre réforme et révolution (qui ne devrait pas être opposées l’une à l’autre, d’un point de vue marxiste) ainsi que beaucoup d’autres questions. Elle écrivit : ‘‘Ce qui prouve le mieux la fausseté de la théorie de Bernstein est sans doute que ce sont les pays ayant le développement le plus avancé des fameux ‘moyens d’adaptation’ – crédit, communications perfectionnées et trusts – que la dernière crise [1907-08] fut la plus violente’’. Ne s’agit-il pas de reflets de la crise économique mondiale actuelle qui frappe les économies les plus touchées par l’endettement comme les États-Unis et la Grande-Bretagne ?

    La social-démocratie soutient la guerre

    Rosa Luxemburg fut l’une des rares à reconnaitre l’atrophie idéologique de la social-démocratie allemande avant la première guerre mondiale. Ce processus atteignit son point culminant lorsque les députés du SPD votèrent en faveur des crédits de guerre destinés à l’impérialisme allemand au Reichstag (parlement), à l’exception de Karl Liebknecht, rejoint plus tard par Otto Rühle. Le SPD et les dirigeants syndicaux avaient pris l’habitude des négociations et des concessions dans le contexte d’une croissance du capitalisme. Dans leur esprit, la perspective du socialisme, tout particulièrement celle de la révolution socialiste, fut reléguée aux calendes grecques.

    Cette tendance fut renforcée par le poids social grandissant du SPD. Le parti en était quasiment arrivé à être un État au sein de l’État. Il comptait plus d’un million de membres en 1914, publiait 90 journaux quotidiens, disposait de 267 journalistes à temps plein et de 3.000 permanents. Il comptait plus de 110 députés au Reichstag, avait 220 députés dans les Landtags (les parlements des États régionaux) et près de 3.000 conseillers municipaux.

    Le SPD paraissait progresser sans répit au niveau électoral. C’était, selon les mots de Ruth Fischer, qui deviendra plus tard une dirigeante du Parti communiste allemand (KPD), un ‘‘mode de vie […] L’ouvrier en tant qu’individu vivait dans son parti, le parti pénétrait les habitudes quotidiennes de l’ouvrier. Ses idées, ses réactions, ses attitudes résultaient de l’intégration de sa personne dans cette collectivité’’. Ce qui représentait une force et une faiblesse. Le pouvoir croissant de la classe ouvrière se reflétait aussi bien dans le SPD que dans les syndicats. Mais ce phénomène se conjugua avec l’étouffement et la sous-estimation de ce pouvoir par les dirigeants du SPD, et même avec une hostilité croissante vis-à-vis des possibilités révolutionnaires qui se manifesteraient inévitablement dans un avenir proche.

    Rosa Luxemburg se heurta de plus en plus à la machine du SPD, dont elle distingua l’effet abrutissant face aux explosions sociales de la première révolution russe de 1905-07. Luxemburg était une véritable internationaliste qui participait aux mouvements révolutionnaires de trois pays. D’origine polonaise, elle fut l’une des fondatrices de la Social-démocratie du royaume de Pologne (SDKP), une membre du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) et une Allemande naturalisée et membre éminente du SPD. Elle compara le style et l’énergie de la base militante en Russie, dont elle fut personnellement témoin, à la machine de plus en plus bureaucratique du parti et des syndicats en Allemagne. Elle expliqua que cette situation pourrait devenir un obstacle colossal à la prise du pouvoir par la classe ouvrière si une éruption révolutionnaire se produisait.

    En ce sens, elle s’est montrée plus clairvoyante que Lénine lui-même, qui était passionnément absorbé par les affaires russes et considérait le SPD comme un exemple pour les partis de la Deuxième Internationale – et ses dirigeants, notamment Karl Kautsky, comme des enseignants. Trotsky écrivit : ‘‘Lénine considérait Kautsky comme son professeur et le répétait partout où il le pouvait. Dans l’œuvre de Lénine de cette période et pour un certain nombre des années qui suivirent, on ne trouve aucune trace de critique de principe dirigée contre la tendance Bebel-Kautsky’’.

    En effet, Lénine estimait que les critiques croissantes de Luxemburg à l’égard de Kautsky et de la direction du SPD étaient excessives. En fait, dans Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique (1905), Lénine déclara : ‘‘Quand et où ai-je qualifié le révolutionnisme de Bebel et de Kautsky ‘d’opportunisme’ ? […] Quand et où a-t-on fait apparaître des différences entre moi, d’une part, et Bebel et Kautsky, d’autre part ? L’unanimité totale de la social-démocratie révolutionnaire internationale sur toutes les questions majeures de programme et de tactique est un fait des plus incontestables.’’

    Lénine reconnut qu’il y aurait des tendances opportunistes au sein des partis de masse de la classe ouvrière, mais il compara les menchéviques en Russie au révisionnisme de droite de Bernstein, et non au kautskysme. Cette situation perdurera jusqu’au vote du SPD en faveur des crédits de guerre le 4 août 1914. Lorsque Lénine aperçut un numéro du journal du SPD, Vorwärts, justifiant les crédits de guerre, il considéra tout d’abord que ce journal était un faux réalisée par l’état-major général allemand. Rosa Luxemburg ne s’était finalement pas si mal préparée à cette trahison puisqu’elle avait mené une longue lutte avec non seulement les dirigeants de la droite du SPD, mais aussi avec des éléments ‘‘de gauche’’ ainsi que des ‘‘centristes’’ du style de Kautsky.

    Trotsky, dans Bilan et perspectives (1906), document dans lequel la théorie de la révolution permanente fut esquissée pour la première fois, avait également une idée de ce qui pourrait survenir : ‘‘Les partis socialistes européens, en particulier le plus grand d’entre eux, le Parti social-démocrate allemand, ont renforcé leur conservatisme à mesure que les grandes masses embrassaient le socialisme et que ces masses s’organisaient et se disciplinaient […] La social-démocratie comme organisation incarnant l’expérience politique du prolétariat est susceptible, à tout moment, de constituer un obstacle direct au conflit ouvert entre les travailleurs et la réaction bourgeoise.’’ Dans son autobiographie, Ma Vie (1930), il écrivit : ‘‘Je ne m’attendais pas à trouver, en cas de guerre, les leaders officiels de l’Internationale capables de prendre une sérieuse initiative révolutionnaire. Mais je n’aurais pas cru que la social-démocratie pût tout simplement ramper à plat ventre devant le militarisme national.’’

    Action de masse spontanée

    Ce fut l’immense pouvoir du SPD et l’inertie de sa lourde bureaucratie face aux changements radicaux qui s’annonçaient en Allemagne et en Europe qui conduisit à l’une des œuvres les plus connues de Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat (1906). Ce document résume la première révolution russe, dont Luxemburg tira des conclusions politiques et organisationnelles. Il s’agit d’une analyse profondément intéressante du rôle des masses en tant que force motrice ainsi que de leur caractère spontané dans le processus de révolution. En mettant l’accent sur le mouvement indépendant et la volonté de la classe ouvrière en opposition à ‘‘la ligne et la marche de la bureaucratie’’, son analyse s’avéra correcte sur un plan historique au sens large.

    De nombreuses révolutions se sont déroulées malgré l’opposition voire le sabotage des dirigeants des organisations ouvrières. Lors des événements révolutionnaires de 1936 en Espagne, alors que les ouvriers de Madrid manifestaient d’abord pour des armes, que leurs dirigeants socialistes refusaient de fournir, les ouvriers de Barcelone se soulevèrent spontanément et écrasèrent les forces franquistes en 48 heures. Ce qui déclencha une révolution sociale qui balaya la Catalogne et l’Aragon jusqu’aux portes de Madrid, les quatre cinquièmes de l’Espagne se trouvant temporairement entre les mains de la classe ouvrière. Par contre, au Chili en 1973, les ouvriers ont écouté leurs dirigeants et sont restés dans leurs usines pendant qu’Augusto Pinochet accomplissait son coup d’Etat. Ils ont été massacrés.

    Nous avons également assisté à une explosion révolutionnaire spontanée en France en 1968, lorsque dix millions de travailleurs ont occupé leurs usines pendant un mois. Les dirigeants du Parti communiste et de la Fédération ‘‘socialiste’’, plutôt que de chercher la victoire par le biais d’un programme révolutionnaire de conseils ouvriers et d’un gouvernement ouvrier et paysan, ont consacré tous leurs efforts à faire dérailler ce magnifique mouvement. Au Portugal, en 1974, la révolution balaya la dictature de Marcelo Caetano et, dans un premier temps, donna la majorité absolue des voix à ceux qui se présentaient sous une bannière socialiste ou communiste. En 1975, il en résulta l’expropriation de la majorité de l’industrie. Le Times déclara : ‘‘Le capitalisme est mort au Portugal’’. Ce qui ne fut pas le cas dans la mesure où les initiatives de la base de la classe ouvrière ainsi que les opportunités qu’elles générèrent furent gaspillées. Ce qui explique cela, c’est l’absence d’un parti et d’une direction de masse cohérente et suffisamment influente, capable de fédérer tous les thèmes et d’établir un Etat ouvrier démocratique. Ces exemples démontrent que le mouvement spontané de la classe ouvrière, seul, est insuffisant pour assurer la victoire dans une lutte brutale contre le capitalisme.

    Le caractère spontané de la révolution allemande était évident en novembre 1918. Cette éruption de masse a fait fi de tout ce que les dirigeants du SPD souhaitaient. Même la création du Parti social-démocrate indépendant (USPD) – issu d’une scission du SPD en 1917 – ne résulta pas d’une politique consciente de ses dirigeants, y compris de Kautsky, Rudolf Hilferding et du révisionniste Bernstein. Ce parti se développa en raison de la révolte de la classe ouvrière face à l’étranglement de toute opposition à la politique de la direction du SPD concernant la guerre. Cette scission n’a été ni préparée ni souhaitée par ces ‘‘oppositionnels’’. Néanmoins, ils ont emporté avec eux 120.000 membres et un certain nombre de journaux.

    La grève générale

    L’accent mis par Rosa Luxemburg sur la spontanéité était lié à la question de la grève générale. Se basant sur les grèves de masse de la révolution russe, elle a néanmoins adopté une certaine approche passive et fataliste. Dans une certaine mesure, les dirigeants du KPD en furent affectés après sa mort. Rosa Luxemburg soulignait à juste titre qu’une révolution ne pouvait se faire artificiellement, en dehors d’une maturation des circonstances objectives qui permettaient cette possibilité.

    Cependant, le rôle de ce que les marxistes décrivent comme le ‘‘facteur subjectif’’, un parti de masse, une direction clairvoyante, etc., est crucial pour transformer une situation révolutionnaire en une révolution victorieuse. Il en va de même pour le timing, car l’opportunité d’un changement social couronné de succès est susceptible de ne durer que peu de temps. Si l’occasion est perdue, elle peut ne pas se reproduire avant longtemps, et la classe ouvrière peut souffrir d’une défaite. Par conséquent, à un moment crucial, avec un calendrier précis, une direction correcte peut aider la classe ouvrière à prendre le pouvoir. Tel était le rôle des bolchéviques dans la révolution russe de 1917.

    C’est le contraire qui se produisit en 1923 en Allemagne. L’opportunité de suivre l’exemple des bolchéviques se présenta mais fut perdue à cause de l’hésitation des dirigeants du KPD soutenus, entre autres, par Staline. Cette situation était en partie conditionnée par l’expérience historique qui, jusque-là, avait comporté des grèves générales partielles au cours des luttes de la classe ouvrière avant la première guerre mondiale. Durant cette période, il y eut des cas où le gouvernement prit peur du déclenchement de la grève générale et fit des concessions pour éviter d’entrainer les masses dans un conflit de classe ouvert. Telle était la situation après la grève générale belge de 1893, déclenchée par le Parti Ouvrier Belge (POB), avec la participation de 300.000 travailleurs, y compris des groupes catholiques de gauche et, à une plus grande échelle, en octobre 1905 en Russie. En effet, sous la pression de la grève, le régime tsariste fit des ‘‘concessions’’ constitutionnelles en 1905.

    La situation au lendemain de la première guerre mondiale, période de révolution et de contre-révolution, était tout à fait différente, la grève générale posant plus fermement la question du pouvoir. La question de la grève générale est d’une importance exceptionnelle pour les marxistes. Dans certains cas, il s’agit d’une arme inappropriée. Lors de la marche du général Kornilov contre Petrograd en août 1917, par exemple, ni les bolchéviques ni les Soviets (conseils ouvriers) ne songèrent à déclarer une grève générale. Au contraire, les cheminots continuèrent à travailler pour que les opposants de Kornilov puissent être transportés afin de faire dérailler ses troupes. Les ouvriers d’usines continuèrent également à travailler, à l’exception de ceux qui partirent affronter Kornilov. Lors de la révolution d’Octobre 1917, il ne fut pas non plus question d’une grève générale. Les bolchéviques jouissaient d’un soutien massif et, dans ces conditions, une grève générale les aurait affaiblis eux-mêmes, plutôt que l’ennemi capitaliste. Sur les chemins de fer, dans les usines et les bureaux, les ouvriers aidèrent le soulèvement pour renverser le capitalisme et établir un Etat ouvrier démocratique.

    De nos jours, une grève générale est le plus souvent une question de choix entre deux forces antagonistes, où un gouvernement ouvrier alternatif fait implicitement partie de la proposition. Lors de la grève générale de 1926 en Grande-Bretagne, la question du pouvoir se posa et le double pouvoir subsista pendant neuf jours. En 1968, en France, la plus grande grève générale de l’histoire souleva la question du pouvoir, mais la classe ouvrière ne parvint pas à s’en emparer.

    La révolution allemande de 1918-1924 fut également le théâtre de grèves générales et de tentatives partielles dans cette direction. Le putsch de Kapp en mars 1920 – lorsque le directeur de l’agriculture de Prusse, qui représentait les junkers et les fonctionnaires impériaux hautement placés, prit le pouvoir avec l’appui des généraux – fut confronté à l’une des grèves générales les plus abouties de l’histoire. Le gouvernement ‘‘n’a pas pu faire imprimer une seule affiche’’, car la classe ouvrière paralysait le gouvernement et l’État. Ce putsch n’a duré qu’un total de 100 heures ! Pourtant, malgré cette étonnante démonstration de force de la classe ouvrière, cela ne conduisit pas à un changement socialiste, précisément à cause de l’absence d’un parti de masse et d’une direction capable de mobiliser les masses et d’établir un Etat ouvrier démocratique alternatif. Les anciens partisans de Luxemburg dans le KPD nouvellement formé commirent des erreurs gauchistes en ne soutenant pas et ne renforçant pas l’action de masse contre Kapp.

    Le rôle d’un parti révolutionnaire

    La question de la direction et de la nécessité d’un parti est au centre de la vie et du travail de Rosa Luxemburg. Il serait tout à fait partial de l’accuser, comme l’ont tenté quelques-uns des détracteurs de Luxemburg et de Trotsky, de sous-estimer la nécessité d’un parti révolutionnaire. Toute sa vie au sein du SPD a été consacrée à sauver le noyau révolutionnaire de cette organisation du réformisme et du centrisme. De plus, elle avait construit une organisation très stricte et indépendante – un parti – avec son collègue Leo Jogiches en Pologne. Cependant, son dégoût pour le caractère ossifié du SPD et son centralisme explique qu’elle ait, parfois, tordu le bâton trop loin dans l’autre sens. Elle était critique à l’égard de la tentative de Lénine de créer un parti démocratique mais centralisé en Russie.

    Lors de la scission entre les bolchéviques et les menchéviques, elle fit office de conciliatrice – tout comme Trotsky (comme en témoigne sa participation au Bloc d’août) – cherchant l’unité entre ces deux groupes en Russie. Mais, après que les bolchéviques eurent gagné à eux les quatre cinquièmes des travailleurs organisés en Russie en 1912, une scission formelle avec les menchéviques eut lieu. Lénine comprit avant les autres que les menchéviques n’étaient pas préparés à une lutte dépassant le cadre du droit foncier russe et du capitalisme. Son approche fut validée par la révolution russe, les menchéviques se retrouvant de l’autre côté des barricades. Après la révolution russe, Rosa Luxemburg se rapprocha du bolchévisme et s’inscrivit dans sa tendance internationale, tout comme Trotsky.

    La principale accusation qui puisse être portée contre Luxemburg est que cette dernière ne s’est pas suffisamment chargée d’organiser une tendance clairement délimitée à l’encontre de la droite du SPD et des centristes autour de Kautsky. Il y eut quelques critiques à l’époque et plus tard, selon lesquelles Luxemburg et ses partisans spartakistes auraient dû se séparer immédiatement des dirigeants du SPD, en tout cas après leur trahison au début de la première guerre mondiale. En effet, Lénine, dès qu’il se sentit convaincu de la trahison de la social-démocratie, appela à une scission immédiate, accompagnée d’un appel en faveur d’une nouvelle Internationale, une Troisième Internationale. Une scission politique s’imposait, tant à droite qu’à gauche du SPD. Luxemburg le fit, caractérisant le SPD de ‘‘cadavre puant’’.

    La conclusion organisationnelle découlant de cette analyse est cependant de nature tactique plutôt que fondée sur des principes. De plus, il est formidable de pouvoir prendre du recul lorsqu’il s’agit de problèmes historiques réels. Rosa Luxemburg fut confrontée à une situation objective différente de celle des bolchéviques en Russie. Passant la plus grande partie de leur histoire dans la clandestinité, avec une organisation de cadres relativement plus petite, les bolchéviques ont nécessairement acquis un haut degré de centralisation, sans pour autant abandonner leurs solides procédures démocratiques. Il y eut aussi l’histoire tumultueuse du mouvement marxiste et ouvrier en Russie, conditionnée par l’expérience de la lutte politique contre Narodya Volya (la Volonté du Peuple), les idées du terrorisme, les révolutions de 1905 et 1917, la scission entre bolchéviques et menchéviques, la première guerre mondiale, etc. Ces éléments préparèrent une couche de travailleurs avancés, trempée à l’acier, pour les temps de révolution. Rosa Luxemburg se trouva dans une situation tout à fait différente en tant que minorité et fut quelque peu isolée dans un parti légal de masse.

    Bien que naturalisée allemande, elle était considérée comme une étrangère, en particulier lorsqu’elle entra en conflit avec la direction du SPD. Malgré cela, son courage transparaît lorsque l’on lit les discours et les critiques qu’elle adressa à la direction du parti au fil des ans. Elle critiqua les ‘‘nourrissons incorrigibles du crétinisme parlementaire’’, ce que nous pourrions qualifier aujourd’hui d’électoralisme. Elle lacéra même August Bebel, le dirigeant du parti qui de plus en plus ‘‘n’entendait que de son oreille droite’’. Accompagnée de Clara Zetkin, elle déclara, ironique, à Bebel : ‘‘Oui, vous auriez pu écrire notre épitaphe : ici reposent les deux derniers hommes de la social-démocratie allemande.’’  Les exploits de Rosa, en particulier dans le domaine des idées, celui de la théorie marxiste, furent remarquables en soi, mais aussi et surtout en tant que femme dans ce qui était encore une société fortement dominée par les hommes, ce qui se répercuta également sur le SPD. Elle blâma le SPD de ramper derrière les dirigeants de la classe moyenne dans un excellent aphorisme approprié à ceux qui soutiennent le coalitionnisme aujourd’hui. Elle écrit alors qu’il était bien plus nécessaire ‘‘d’agir sur les progressistes et peut-être même les libéraux que d’agir avec eux’’.

    Mais un élément vital du marxisme dans le développement de l’influence politique à travers une organisation ou un parti solide ne fut pas suffisamment développé par Rosa Luxemburg ou ses partisans. Cela ne doit pas nécessairement prendre la forme d’un parti distinct dans tous les cas. Mais un noyau bien organisé est essentiel pour préparer l’avenir. Luxemburg n’y est pas parvenue, ce qui devait avoir de graves conséquences lors du déclenchement de la révolution allemande. Rosa Luxemburg et Jogiches se sont correctement opposés aux scissions prématurées. Elle écrivit : ‘‘Il a toujours été possible de quitter de petites sectes ou de petites maisons de campagne et, si l’on ne veut pas y rester, de se consacrer à la construction de nouvelles sectes et de nouvelles maisons de campagne. Mais ce n’est qu’une rêverie irresponsable que de vouloir libérer toute la masse de la classe ouvrière du joug très lourd et dangereux de la bourgeoisie par une simple sortie.’’ 

    Travailler dans des organisations de masse

    Cette approche se justifie lorsqu’une tactique consciente est poursuivie par les marxistes au sein des partis de masse. Telle était l’approche en Grande-Bretagne de Militant, organisation devenue depuis lors le Socialist Party (parti-frère du PSL et section du Comité pour une Internationale Ouvrière, NDT), lorsquelle travaillait au sein du Parti travailliste, dans lequel, dans les années 1980, nous disposions peut-être de la position la plus puissante du trotskysme en Europe occidentale – du moins, probablement depuis l’Opposition de gauche de Trotsky.

    Mais une telle approche, légitimée par une période historique donnée, peut se révéler une erreur monumentale lorsque les conditions changent, en particulier lorsque des bouleversements révolutionnaires abrupts sont en vigueur. Rosa Luxemburg et Jogiches ne pourraient pas être blâmés d’avoir cherché à s’organiser au sein du SPD aussi longtemps que possible et, par la suite, au sein de l’USPD. En effet, Lénine, dans son empressement à créer des partis communistes de masse après la révolution russe, était parfois un peu impatient lorsqu’il suggérait de se séparer des organisations social-démocrates. Il proposa une scission rapide des communistes du Parti socialiste français en 1920, mais il changea d’avis après qu’Alfred Rosmer, qui se trouvait à Moscou à l’époque, suggéra que les marxistes avaient besoin de plus de temps pour amener la majorité à la position de la Troisième Internationale communiste.

    Lénine, en outre, tout en proposant la création de la Troisième Internationale en tant que rupture avec la Deuxième Internationale, était disposé à corriger sa position si les événements ne se déroulaient pas comme il les avait envisagés. Il écrivit : ‘‘Le futur immédiat montrera si les conditions sont déjà mûres pour la formation d’une nouvelle Internationale marxiste (…) Si ce n’est pas le cas, cela montrera qu’une évolution plus ou moins longue est nécessaire en vue de cette purge. Dans ce cas, notre parti sera l’opposition extrême au sein de l’ancienne Internationale – jusqu’à ce qu’une base soit formée dans différents pays en faveur d’une association internationale de travailleurs qui s’appuie sur le marxisme révolutionnaire.’’ Lorsque les vannes de la révolution furent ouvertes en février 1917 en Russie, et que les masses inondèrent l’arène politique, même les bolchéviques – malgré leur histoire passée – obtinrent un soutien d’environ 1% dans les soviets, et de 4% en avril.

    La véritable faiblesse de Luxemburg et de Jogiches ne tenait pas au fait qu’ils refusaient de scissionner mais que, dans la période historique précédente, ils ne furent pas organisés en une tendance clairement définie au sein de la social-démocratie en vue de se préparer aux explosions révolutionnaires qui ont sous-tendu le travail de Rosa Luxemburg pendant plus de dix ans. La même critique – mais avec plus de fondement encore – pourrait être adressée à certains de ces courants de gauche, et même marxistes, qui travaillent ou ont travaillé au sein de larges formations, parfois dans de nouveaux partis. Ceux-ci ont été politiquement indissociables des dirigeants réformistes ou centristes. Ce fut le cas en Italie, au sein du Parti de la refondation communiste (PRC), où les mandelistes du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale, (SUQI, maintenant organisés à l’extérieur, au sein de Sinistra Critica) étaient partisans de la majorité de Fausto Bertinotti jusqu’à ce qu’ils quittent le parti.

    Politiquement, Luxemburg ne se comporta pas ainsi. Toutefois, elle ne parvint pas non plus à tirer toutes les conclusions organisationnelles nécessaires à la préparation d’un cadre solide pour une future organisation de masse, en prévision des événements tumultueux en Allemagne. C’est cet aspect que Lénine critiqua dans ses commentaires sur la ‘‘Brochure de Junius’’ de Rosa Luxemburg (1915). Lénine admit qu’il s’agissait d’une ‘‘splendide œuvre marxiste’’, quoiqu’il jugea confuse l’opposition qu’elle y fit entre la première guerre mondiale, qui était une guerre impérialiste, et les guerres légitimes de libération nationale. Mais Lénine commenta aussi que, dans cette brochure, ‘‘on sent le solitaire [il ne savait pas que Rosa Luxemburg, ayant signé Junius, en était l’auteure], qui n’agit pas au coude à coude avec des camarades au sein d’une organisation illégale habituée à penser les mots d’ordre révolutionnaires jusqu’au bout et à éduquer méthodiquement la masse dans leur esprit’’.

    Lénine a systématiquement formé et organisé les meilleurs travailleurs de Russie dans le but de s’opposer implacablement au capitalisme et à ses ombres au sein du mouvement ouvrier. Cela supposait nécessairement d’organiser clairement un groupe, une faction organisée sur la base de principes politiques fermes, capable de faire face aux affrontements de demain, en ce compris la révolution.

    Rosa Luxemburg fut une figure importante dans tous les congrès de la Deuxième Internationale et remporta généralement les votes du parti social-démocrate polonais en exil. Elle fut également membre du Bureau Socialiste International. Cependant, comme le souligne Pierre Broué : ‘‘Elle n’a jamais été en mesure d’établir une plateforme permanente au sein du SPD, fondée sur le soutien d’un périodique ou d’un journal ou d’un public stable plus large qu’une poignée d’amis et de sympathisants autour d’elle.’’ 

    L’opposition croissante à la guerre a cependant élargi le cercle de soutien et de contacts de Luxemburg et du groupe spartakiste. Trotsky résume ainsi son dilemme : ‘‘Le mieux que l’on puisse dire est que dans son évaluation historico-philosophique du mouvement ouvrier, la sélection préparatoire de l’avant-garde, en comparaison aux actions de masse qui étaient prévisibles, a fait défaut à Rosa ; tandis que Lénine – sans se réconforter dans de potentiels miracles pour les actions à venir – a réuni les travailleurs avancés et les a constamment et sans relâche soudés ensemble en noyaux solides, illégalement ou légalement, au sein d’organisations de masse ou souterraines, à travers un programme bien défini.’’  Après la révolution de novembre 1918, cependant, Rosa commença son ‘‘travail acharné’’ pour réunir un tel cadre.

    Un programme pour une démocratie ouvrière

    Plus encore, Rosa exposait très clairement les tâches idéologiques : ‘‘Le choix ne consiste pas aujourd’hui à choisir entre la démocratie et la dictature. La question mise à l’ordre du jour par l’histoire est la suivante : démocratie bourgeoise ou démocratie socialiste, dans la mesure où la dictature du prolétariat est la démocratie au sens socialiste du terme. La dictature du prolétariat ne signifie pas bombes, putschs, émeutes ou ‘anarchie’ comme le prétendent les agents du capitalisme’’. Ce qui permet de répondre à ceux qui cherchent à détourner l’idée de Karl Marx quand celui-ci parlait de la ‘‘dictature du prolétariat’’. Aujourd’hui, comme l’a souligné Luxemburg, cette expression est synonyme de démocratie ouvrière. Les marxistes doivent essayer d’atteindre les meilleurs travailleurs, et doivent éviter tout langage qui pourrait donner une image erronée de ce que nous avons l’intention de construire pour l’avenir. En raison de ses connivences avec le stalinisme, nous n’utilisons donc plus le terme ‘‘dictature du prolétariat’’. Nous exprimons toutefois la même idée dans notre appel en faveur d’une économie socialiste planifiée, organisée sur le fondement de la démocratie ouvrière.

    La révolution allemande a non seulement renversé l’empereur, mais elle a aussi fait germer ce programme à travers le réseau des conseils ouvriers et militaires inspiré de la révolution russe. Une période de double pouvoir fut initiée et les capitalistes furent contraints de faire d’importantes concessions aux masses, comme par exemple la journée de huit heures. Mais les dirigeants du SPD, à l’instar de Gustav Noske et Philipp Scheidemann, conspirèrent avec les capitalistes et la vermine réactionnaire du Freikorps, prédécesseurs des fascistes, pour se venger. Le général Wilhelm Groener, qui dirigeait l’armée allemande, le reconnut plus tard : ‘‘Le corps des officiers ne pouvait coopérer qu’avec un gouvernement qui entreprenait la lutte contre le bolchévisme […] Ebert [le dirigeant du SPD] avait pris sa décision en la matière […] Nous avons fait une alliance contre le bolchévisme […] Il n’existait aucun autre parti qui avait assez d’influence sur les masses pour permettre le rétablissement d’un pouvoir gouvernemental avec l’aide de l’armée’’. Peu à peu, les concessions aux travailleurs furent sapées et une campagne virulente contre la ‘‘terreur bolchévique’’, le chaos, les Juifs, et en particulier la ‘‘Rosa la sanglante’’, fut déclenchée. La Ligue Anti-Bolchévique organisa son propre service de renseignement et créa, selon les termes de son fondateur, une ‘‘organisation anticommuniste active de contre-espionnage’’.

    En opposition au slogan ‘‘Tout pouvoir aux soviets’’ (de la révolution russe), la réaction menée par le SPD de Noske s’est mobilisée derrière le concept de ‘‘Tout pouvoir au peuple’’. Ce fut leur façon de saper les ‘‘soviets’’ allemands. Une assemblée constituante fut présentée comme une alternative à l’idée de Luxemburg et Liebknecht de créer un conseil national des conseils pour initier un gouvernement ouvrier et paysan. Malheureusement, la gauche centriste, désordonnée, dont le parti USPD grandissait considérablement à mesure que les dirigeants du SPD perdaient leur soutien, laissa échapper l’occasion de créer un mouvement des conseils pour toute l’Allemagne.

    Le mécontentement des masses se refléta dans le soulèvement de janvier 1919. De telles étapes sont atteintes dans toutes les révolutions lorsque la classe ouvrière constate que ses gains sont repris par les capitalistes et descendent dans la rue : les ouvriers russes en juillet 1917, les journées de mai en Catalogne en 1937 pendant la révolution espagnole.

    Les jours de juillet arrivèrent quatre mois après la révolution de Février 1917. En Allemagne, le soulèvement eut lieu deux mois seulement après le tournant révolutionnaire de novembre 1918. Cette information est révélatrice de la vitesse des événements. Étant donné l’isolement de Berlin par rapport au reste du pays, à ce stade, un échec ou une défaite était inévitable. Ce qui devint d’autant plus grave pour la classe ouvrière avec les meurtres de Liebknecht et de Luxemburg. Un peu comme si Lénine et Trotsky avaient été assassinés en juillet 1917, supprimant les deux dirigeants dont les idées et les orientations politiques menèrent au succès de la révolution d’Octobre. Lénine – extrêmement modeste sur le plan personnel – était conscient de son propre rôle politique vital et prit des mesures, en se cachant en Finlande, afin d’éviter de tomber entre les mains de la contre-révolution.

    Malgré l’incitation de Paul Levi à quitter Berlin, Luxemburg et Liebknecht restèrent dans la ville, entraînant les conséquences terribles qui suivirent. Il ne fait aucun doute que l’expérience politique de Luxemburg aurait été un puissant facteur pour prévenir certaines des erreurs – en particulier celles de l’ultra-gauche – qui furent commises par la suite lors de la révolution allemande. Dans les événements bouillonnants de 1923, Rosa Luxemburg, avec son instinct vif quant au mouvement de masse et sa capacité à évoluer avec les circonstances, n’aurait probablement pas fait l’erreur commise par Heinrich Brandler et la direction du KPD tandis que ceux-ci laissèrent filer une des occasions les plus propices de l’histoire pour réaliser une révolution ouvrière et changer le cours de l’histoire du monde.

    Luxemburg et Liebknecht figurent au panthéon des grands marxistes. Ne serait-ce que pour sa contribution théorique, Rosa Luxemburg mérite d’être aux côtés de Marx, Engels, Lénine et Trotsky. Ceux qui prétendent qu’elle est une critique des bolchéviques et de la révolution russe se trompent complètement. Elle critiqua d’abord les politiques des bolchéviques en 1918, isolée dans sa cellule de prison, mais se laissa persuader de ne pas publier ses commentaires par ses plus proches partisans de l’époque. Pourtant, même dans ses travaux les plus erronés, elle écrivit à propos de la révolution russe et des bolchéviques la chose suivante : ‘‘Tout ce qu’un parti peut offrir de courage, de clairvoyance révolutionnaire et de cohérence en une heure historique, Lénine, Trotsky et les autres camarades en ont donné une bonne mesure […] Leur soulèvement d’Octobre fut non seulement le salut véritable de la révolution russe ; ce fut aussi le salut de l’honneur du socialisme international’’. Seuls les adversaires pernicieux des traditions héroïques du parti bolchévique utilisèrent ce matériau après sa mort pour tenter de séparer Luxemburg de Lénine, Trotsky, des bolchéviques et de la révolution russe.

    Elle commit des erreurs sur la question de l’indépendance de la Pologne. Elle se méprit sur les différences entre les bolchéviques et les menchéviques, même en juillet 1914 en soutenant les opportunistes qui défendaient ‘‘l’unité’’ entre ces deux groupes. Comme Lénine le souligna, elle se fourvoyait également sur la théorie économique de l’accumulation de capital. Mais, comme le dit aussi Lénine, ‘‘malgré ses erreurs, elle était – et reste pour nous – un aigle’’. Il en va de même pour les travailleurs et les jeunes les plus avancés d’aujourd’hui qui ont l’occasion d’étudier ses œuvres en vue de préparer la lutte pour le socialisme.

  • La révolution de 1918-1919.

    Ce texte a été initialement publié dans le magazine ‘‘Socialism Today’’ en novembre 2008 et est publié ici pour la première fois en français. Par Robert Bechert

    La Révolution allemande a commencé en novembre 1918. Elle a eu lieu dans ce qui était alors le pays le plus industrialisé du monde en impliquant sa classe ouvrière la plus puissante. Talonnant la révolution russe de 1917, elle avait le potentiel de changer le cours de l’Histoire. Nous revenons ici sur ces événements révolutionnaires incroyables et leur pertinence pour aujourd’hui.

    L’année 1918 est celle du renversement du Kaiser, l’Empereur, et du début de la révolution de 1918-23. Le problème de ‘‘Weimar’’, qui traduit l’histoire et le destin de la première république allemande née en 1918-1919, n’a jamais complètement disparu, pas même dans l’Allemagne d’après 1945. Les célèbres martyrs révolutionnaires du début de la révolution, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, ne sont pas oubliés, ce qui est tout particulièrement le cas de cette dernière.

    Les médias expliquent souvent que l’effondrement économique des années 1930 a presque directement conduit à la victoire d’Hitler. L’hyperinflation de 1923 est parfois également mentionnée pour expliquer la raison du succès des nazis. Ce ne fut toutefois pas le cas, comme Léon Trotsky fut le premier à le faire remarquer et à l’expliquer. Les principales sources immédiates du triomphe d’Hitler résident dans le refus de la direction du Parti social-démocrate allemand (SPD) de rompre avec le capitalisme et, plus tard, dans l’ultra-gauchisme de la direction de l’Internationale Communiste qui a conduit, en pratique, à rejeter un front unique des organisations de travailleurs contre le fascisme.

    Cependant, comme c’est souvent le cas lorsque l’on cherche à induire en erreur, un brin de vérité se trouve dans cette idée qu’une des raisons du succès d’Hitler fut la crise de 1923. Mais les événements de 1923 ne se résument pas à cette fameuse hyperinflation. Fondamentalement, il s’agit de l’histoire d’une opportunité manquée. L’Allemagne de 1923 a marqué la fin de la révolution commencée en 1918 mais aussi jusqu’à présent la seule occasion où une majorité de la classe ouvrière d’un pays industrialisé et impérialiste a soutenu un parti marxiste révolutionnaire, sous la forme du Parti Communiste allemand (KPD).

    Pendant de nombreuses années, les marxistes ont considéré l’Allemagne comme un pays clé, tant en raison de son mouvement ouvrier extrêmement fort dirigé par le marxisme qu’en raison de sa puissance économique. Malgré sa défaite lors de la première guerre mondiale et les réparations subséquentes, l’Allemagne était encore le pays décisif en Europe. Au début des années 1920, Berlin était la quatrième ville la plus peuplée du monde et la plus grande ville industrielle.

    Quand la révolution de novembre a commencé en 1918, presque un an exactement après l’arrivée au pouvoir des bolcheviks en Russie, Vladimir Lénine était en extase. Nadya Kroupskaïa, son épouse, écrivit plus tard que Lénine était ‘‘complètement emporté par les nouvelles’’ et que ‘‘les jours du premier anniversaire de la révolution d’Octobre étaient les plus heureux de sa vie’’. C’était le cas non seulement à cause du renversement du Kaiser et de la fin probable de la première guerre mondiale, mais aussi parce que Lénine, Trotsky et les bolcheviks comprenaient que le sort de la révolution russe était lié au succès de la révolution socialiste dans le reste de l’Europe, en particulier en Allemagne.

    Alors que les révolutions allemandes et austro-hongroises commençaient, Lénine écrivit aux dirigeants soviétiques que ‘‘le prolétariat russe suit les événements avec la plus grande attention et l’enthousiasme le plus vif. Désormais, même les plus aveugles des travailleurs des différents pays verront que les bolcheviks ont raison de baser leurs tactiques entières sur le soutien de la révolution ouvrière mondiale.’’

    Mais, comme nous le savons amèrement, la révolution allemande ne fut pas couronnée de succès et, au lieu de la création d’une société socialiste, le capitalisme a pu poursuivre sa route. Non seulement cet échec a entraîné les horreurs du fascisme et de la seconde guerre mondiale, mais il a aussi ouvert la voie à la victoire du stalinisme dans la Russie soviétique et, finalement, à l’éradication complète des conquêtes de la révolution russe.

    En plus de son importance historique dans l’évolution du XXe siècle, l’histoire de la révolution allemande entre 1918 et 1923 contient de nombreuses leçons importantes pour les marxistes d’aujourd’hui. C’est, jusqu’à présent, le seul exemple d’une révolution se déroulant sur plusieurs années dans un pays industriel moderne. Ces événements peuvent illustrer de nombreuses questions de programme, de stratégie et de tactique auxquelles les marxistes seront confrontés dans les moments les plus orageux. Ces questions se concentrent sur la façon dont un parti marxiste de masse peut se développer, comment il peut gagner le soutien de la majorité dans la classe ouvrière et, finalement, ce qu’il convient de faire lorsqu’il atteint cette position.

    Le tournant

    Au-delà de la force économique de l’Allemagne, un élément clé de cette révolution fut la puissance de son mouvement ouvrier. Avant la guerre de 1914-18, le SPD était internationalement considéré comme un modèle et était le principal parti de la Deuxième Internationale, qui était alors fondamentalement composée de partis marxistes. Le SPD a ouvert la voie à la construction d’organisations ouvrières massives qui, au moins formellement, avaient pour but de renverser le capitalisme. Rejetant les tentatives d’engager formellement le parti à se contenter de réformer le capitalisme, le Congrès SPD de 1901, par exemple, condamna ‘‘les efforts révisionnistes […] pour supplanter la politique de conquête du pouvoir en l’emportant sur nos ennemis par une politique d’accommodement à l’ordre existant.’’ Sur le plan organisationnel, le SPD connut une croissance massive. Après 18 ans d’illégalité en 1890, le nombre de suffrages favorables au SPD s’accrut à chaque élection nationale, atteignant les 4,25 millions (soit 34,7%) en 1912. L’année suivante, son nombre d’adhérents atteignait 1.085.900 personnes.

    L’héritage révolutionnaire du SPD était cependant miné par une combinaison d’illusions semées par la croissance économique de cette période et, paradoxalement, par la croissance année par année du SPD lui-même. La plupart des couches dirigeantes du SPD et des syndicats ont commencé à supposer que le mouvement continuerait à progresser presque automatiquement jusqu’à ce qu’il obtienne la majorité et que des réformes progressives amélioreraient progressivement la vie des travailleurs. Au fil du temps, cela a conduit à l’abandon de facto de l’idée que la crise s’emparerait du système capitaliste, et donc à l’abandon d’une perspective révolutionnaire, car la majorité des dirigeants estimaient que, de manière générale, le capitalisme ne cesserait de se développer.

    C’est le déclenchement de la guerre qui mit en lumière l’adoption d’une position clairement pro-capitaliste par la majorité des dirigeants du SPD, qui s’opposeraient donc, à l’avenir, à une révolution socialiste. Tel était le sens principal du tournant du 4 août 1914, lorsque le SPD vota pour soutenir ‘‘son’’ côté dans cette guerre inter-impérialiste menée par ce qui n’était, au mieux, que des semi-démocraties. L’éventualité d’une guerre fut largement discutée des années durant au sein du mouvement ouvrier. Mais le fait que les partis de la IIe Internationale de la plupart des pays belligérants décidèrent immédiatement de soutenir ‘‘leur propre camp’’, à l’exception de la Russie, de la Serbie et de la Bulgarie, fut un véritable choc. Le SPD décida de soutenir cette guerre, contrairement à ce qui fut le cas en 1870 au sujet de l’occupation de la France par les Prussiens. Le parti collabora avec le gouvernement, ce qui représenta un coup terrible qui marqua la fin de toute prétention révolutionnaire de ce parti. Ce fut un pas décisif vers l’intégration des dirigeants du SPD dans le système capitaliste, un pas qui prépara le terrain pour le rôle ouvertement contre-révolutionnaire joué par ses dirigeants après 1918.

    Développement de l’état d’esprit anti-guerre

    Cette trahison ne fit pas réellement l’effet d’une bombe. Avant 1914 déjà, une lutte politique aigue avait eu lieu au sein du SPD. Pendant cette période, Rosa Luxemburg devint la principale opposante aux tendances réformistes et non révolutionnaires croissantes au sein du parti. En 1914, le SPD était divisé en trois tendances : l’aile ouvertement réformiste ; le soi-disant centre (dirigé par Karl Kautsky) ; et les radicaux (c’est-à-dire la gauche marxiste) dirigés par Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et d’autres. Mais, contrairement aux bolcheviks au cours de leur lutte au sein de la social-démocratie russe entre 1903 et 1912, Luxemburg n’a pas regroupé l’aile marxiste dans une opposition cohérente qui a systématiquement combattu pour ses idées ainsi que pour obtenir du soutien. Cela a tragiquement contribué à leur faiblesse au début de la révolution de 1918 et donc aux défaites et opportunités perdues qui ont suivi.

    Dès 1914, de nombreux activistes défendant la position – jusqu’alors – internationaliste socialiste traditionnelle du parti s’opposèrent à la position pro-guerre des dirigeants du SPD. Tout un temps, ils furent submergés et relativement isolés par la vague patriotique qui a initialement balayé tous les pays belligérants, et ils ont été confrontés à une répression croissante de la part des dirigeants du SPD et des autorités militaires. De plus, les internationalistes n’étaient pas particulièrement bien liés entre eux par une clarté de programme et des activités communes. L’aile anti-guerre du SPD a été confrontée à une toute nouvelle expérience : presque aucun de ses membres ne s’attendait à ce que le SPD soutienne la guerre et. Au pire, de nombreux membres de l’aile gauche estimaient que les dirigeants du parti tenteraient d’être ‘‘neutres’’. Lorsqu’il a pris connaissance du vote du SPD en faveur des crédits de guerre, Lénine a tout d’abord pensé que la nouvelle était fausse. Le manque de cohérence politique et organisationnelle de la gauche du SPD rendit bien plus difficile la mise en place d’une riposte.

    Néanmoins, l’opposition à la guerre a pris son essor comme il devenait clair que la guerre ne serait pas courte, alors que les nouvelles de l’horrible massacre de la guerre des tranchées se propageaient et que les pénuries alimentaires se développaient derrière le front. Des manifestations ont pris les rues relativement tôt. La protestation contre la guerre et ses effets, tout particulièrement concernant les prix et les coupes drastiques dans l’approvisionnement alimentaire, n’a épargné ni les lieux de travail, ni le parlement. En 1916, des grèves eurent lieu concernant la nourriture et les salaires et, après l’arrestation du député de gauche et anti-guerre du SPD Karl Liebknecht le 1er mai, une grève a touché de 55.000 travailleurs à Berlin. En décembre 1914, Liebknecht avait été le premier des 110 députés du SPD à voter contre les crédits de guerre. Un an plus tard, 20 parlementaires s’y opposaient et 24 se sont abstenus.

    L’opposition à la guerre reçut un énorme coup de pouce avec la révolution russe de 1917, à l’occasion à la fois du renversement du tsarisme en février et de la victoire bolchévique d’octobre. Immédiatement pour les travailleurs allemands, la Russie est devenue un exemple du renversement d’une monarchie et de l’établissement d’une république. Les ‘‘soviets’’  (conseils) constitués par les ouvriers, les soldats et les paysans russes parlaient particulièrement à leur imagination. Les grèves d’environ 300.000 travailleurs en avril 1917, notamment à Leipzig, virent la formation des premiers conseils ouvriers (appelés Räte) en Allemagne. Parallèlement à la radicalisation croissante des travailleurs, l’agitation s’est répandue dans l’armée, les marins constituant leur organisation secrète. L’attraction pour la révolution russe grandit énormément après la révolution d’Octobre, quand le pouvoir passa entre les mains des soviets dirigés par les bolchéviques. Un facteur clé dans ce rayonnement fut la politique constante des bolchéviques pour inciter consciemment les travailleurs du reste de l’Europe, en particulier d’Allemagne, à suivre l’exemple des travailleurs russes pour la conquête de leurs droits démocratiques, la fin de la guerre et le renversement du capitalisme.

    Les grèves de janvier 1918 étaient encore plus grandes. Les slogans de ‘‘Paix, Pain, Liberté’’ étaient proches du ‘‘Terre, Pain, Paix’’ des bolchéviques et, à Berlin, un demi-million de travailleurs ont manifesté pendant cinq jours contre les revendications annexionnistes du gouvernement aux pourparlers de paix de Brest-Litovsk entre l’Allemagne et la Russie soviétique. De manière significative, les dirigeants du SPD, tout en disant qu’ils soutenaient les revendications économiques des travailleurs, soutenaient toujours que ceux-ci devraient travailler pour la ‘‘victoire’’ dans la guerre mondiale.

    Organiser la gauche

    Presque dès le début de la guerre, la gauche anti-guerre a fait face à des obstacles. En plus d’avoir été, initialement, largement prise au dépourvu, cette gauche a vu l’Etat et la direction du SPD s’opposer à elle en utilisant la censure, la conscription militaire et la répression de l’Etat et du SPD. Ces dernières avaient une volonté farouche d’imposer le silence à l’opposition. Le SPD s’était transformer d’une arme à employer pour renverser le capitalisme en un instrument visant à sécuriser celui-ci. Quelles leçons et quelles conclusions devaient en être tirées ? Ce fut une nouvelle expérience dans le mouvement ouvrier. Alors qu’il y avait eu dans le passé des exemples d’individus rejetant l’idée de se battre pour une révolution socialiste, et d’autres soutenants ouvertement le capitalisme, cette conversion de la majeure partie des partis de l’Internationale Socialiste était alors sans précédent.

    Ce qu’il fallait, c’était un programme et une approche clairs à l’attention des travailleurs qui soutenaient encore le SPD dans un mélange de loyauté et d’espoir que le parti pourrait encore être un instrument de changement pour la classe ouvrière et de ceux qui ne comprenaient pas parfaitement les problèmes posés par la transformation du SPD.

    Le fait de ne pas avoir précédemment organisé les éléments révolutionnaires au sein du SPD a rendu plus difficile la compréhension des conclusions politiques et organisationnelles nécessaires. La Crise de la social-démocratie, publiée clandestinement en février 1916 par Rosa Luxemburg sous le pseudonyme de Junius, a eu un grand impact sur la gauche anti-guerre en Allemagne. Cependant, dans son commentaire sur la brochure, Lénine, tout en soulignant que ‘‘dans l’ensemble c’est […] une œuvre marxiste splendide’’, nota qu’elle renvoyait ‘‘l’image d’une personne seule’’ qui se débattait et que, malheureusement, la gauche allemande, travaillant dans une semi-dictature, a souffert de ‘‘l’absence d’organisation clandestine structurée’’.

    En janvier 1916, une réunion des partisans de Die Internationale – le journal que Luxemburg avait aidé à lancer – adopta sa thèse sur la guerre et fonda le Gruppe Internationale, connu sous le nom de Ligue spartakistes, d’après la série des Lettres de Spartacus qu’ils publièrent à partir de 1916.

    Luxemburg craignait que la mise sur pied d’une organisation révolutionnaire indépendante puisse conduire à l’isolement des militants face aux larges masses qui se regardaient toujours en direction du SPD (et, plus tard, de l’USPD). Les marxistes doivent éviter de créer une barrière sectaire entre eux et la classe ouvrière, mais ne pas s’organiser n’est pas une solution. Sans organisation, il n’y a pas d’arène où les idées et les expériences peuvent être discutées et les propositions formulées et mises en œuvre de manière concertée. Luxemburg, réagissant à la manière dont l’organisation du SPD était devenue un obstacle bureaucratique à la lutte des travailleurs, estimait que la clarté politique et organisationnelle nécessaire pouvait se développer spontanément parmi les travailleurs lorsqu’ils entrent en lutte.

    Les expulsions du SPD

    L’opposition croissante à la guerre et la colère contre la trahison des dirigeants du SPD s’est reflétée dans les luttes intestines du SPD. Alors que la direction du parti était résolument passée aux côtés de la classe dirigeante, beaucoup de partisans du SPD soutenaient toujours les traditions du marxisme et la politique anti-guerre du parti.

    Ces tensions n’ont pas épargné la fraction parlementaire SPD. Après moins de deux ans de guerre, 20 députés dissidents ont été expulsés de cette dernière. Les divisions au sein du SPD ont continué de croître jusqu’à ce que la scission soit formalisée en avril 1917 avec la création du Parti social-démocrate indépendant (USPD). L’événement fut provoqué par l’expulsion des membres du SPD opposés à la guerre en janvier de la même année, après l’organisation d’une conférence nationale. Le nouveau parti gagna à lui entre un quart et un tiers des membres du SPD. Sa force variait d’une région à l’autre : à Berlin, Leipzig et dans quatre autres régions, c’est l’ensemble de la structure organisationnelle de district du SPD qui a rejoint l’USPD. Le nouveau parti comptait environ la moitié de ses membres concentrés à Berlin, Leipzig et dans la région de Düsseldorf-Elberfeld.

    Politiquement, l’USPD était très hétérogène. Il comprenait des représentants de l’aile réformiste d’avant-guerre, à l’instar d’Eduard Bernstein, qui étaient contre la guerre d’un point de vue purement pacifiste. Kautsky, un des principaux représentants de la deuxième tendance d’avant-guerre (le ‘‘Centre’’), avait également rejoint la nouvelle formation. Parallèlement, on trouvait aussi à l’USPD nombre de militants qui évoluaient vers une approche révolutionnaire, ce qui explique pourquoi Luxemburg, Liebknecht et le Gruppe Internationale l’ont rejoint.

    La situation a très rapidement changé au milieu de l’année 1918. L’échec de l’offensive printanière de l’armée allemande et l’arrivée d’un nombre croissant de troupes américaines avaient convaincu l’état-major que la guerre ne pouvait être gagnée. Le 29 septembre, ils ont demandé au gouvernement de proposer une trêve. Désireux d’utiliser les dirigeants parlementaires comme couverture et de ne pas endosser la responsabilité politique de la défaite, les généraux ont abandonné leur régime dictatorial. Le premier gouvernement allemand formellement responsable devant le parlement et non devant le Kaiser fut formé. À la mi-octobre, il demanda au président américain Woodrow Wilson d’aider à négocier une trêve. Le SPD, en rompant ainsi ouvertement avec son passé, fournit alors deux ministres (l’un d’eux étant également vice-président du mouvement syndical) pour siéger dans cette coalition capitaliste dirigée par le prince Max von Baden.

    La révolution de novembre

    L’étincelle qui déclencha la révolution fut une mutinerie navale à Wilhelmshaven qui s’étendit ensuite à Kiel. Les matelots avaient refusé de s’engager dans une dernière bataille dénuée de sens avec la marine britannique. La mutinerie conduisit à un affrontement à Kiel le 3 novembre au cours duquel sept manifestants trouvèrent la mort tandis que de nombreux autres furent blessés. Les marins envoyèrent alors des émissaires pour aider à propager le bouleversement révolutionnaire. Tout le pays fut gagné en quelques jours. Des conseils d’ouvriers, de soldats et de matelots furent mis sur pied dans de nombreuses villes, villages et ports.

    Les événements évoluèrent rapidement. Le 9 novembre, la république est déclarée par les dirigeants du SPD, à contrecœur. Après la démission de Max von Baden, ils acceptèrent sa proposition prévoyant que le dirigeant du SPD Friedrich Ebert devienne chancelier (Premier ministre). Le SPD cherchait désespérément un moyen de parvenir à contrôler la situation. Comprenant l’état d’esprit révolutionnaire, le parti chercha à apaiser la classe ouvrière et les hommes de troupes révoltés tout en essayant d’assurer le maintien du système capitaliste. Pour se donner une apparence révolutionnaire, le gouvernement dirigé par le SPD formé le lendemain adopta le nom de Rat der Volksbeauftragten (RdV – Conseil des Commissaires du Peuple). Ce nom était la traduction du gouvernement bolchévique de Russie soviétique. Les noms étaient quasiment similaires, mais les réalités derrières ceux-ci étaient fondamentalement différentes. Le gouvernement du SPD travaillait au sauvetage du capitalisme tandis que le gouvernement bolchévique, lui, s’efforçait d’y mettre fin à l’échelle mondiale.

    Le SPD tenta de neutraliser la gauche sous le prétexte de ‘‘l’unité de la classe ouvrière’’ en impliquant l’USPD dans le nouveau gouvernement. L’USPD obtint du SPD trois commissaires du peuple, le même nombre que pour le SPD. Ce dernier laissa entendre que Liebknecht, récemment libéré de prison, serait le ‘‘bienvenu’’ dans ce gouvernement, ce que ce dernier refusa à juste titre. Pour les dirigeants de l’USPD, entrer dans ce gouvernement visait à ‘‘sauvegarder les acquis de la révolution socialiste’’. Dans le meilleur des cas, ils prenaient leurs désirs pour des réalités. Les dirigeants du SPD avaient déjà très clairement indiqué que, s’ils utilisaient encore ci et là une rhétorique socialiste, leur objectif était de sauvegarder le capitalisme en empêchant toute répétition de la révolution russe d’Octobre 1917 en Allemagne.

    La trahison du SPD

    Les dirigeants du SPD adoptaient consciemment une politique visant à empêcher le renversement du capitalisme. À la veille de l’abdication du Kaiser, Ebert se plaignit que ‘‘si le Kaiser n’abdiqu[ait] pas, la révolution sociale [serait] inévitable’’. Il ajouta : ‘‘mais je ne la souhaite pas [la révolution], en fait je lui voue même une profonde haine’’. Utilisant le prestige du SPD, encore considéré par beaucoup de travailleurs allemands comme ‘‘leur’’ parti, ses dirigeants se sont efforcés de gagner du temps pour stabiliser le capitalisme. Dans certaines régions, ce sont les dirigeants locaux du SPD qui ont pris l’initiative de former des conseils afin de s’en assurer le contrôle. Avec la révolution sont venues des demandes de ‘‘socialisation’’ (c’est-à-dire de nationalisation sous contrôle démocratique). A ??la fois comme un pas vers cette revendication et comme moyen de l’écarter, le Rat der Volksbeauftragten décida à la mi-novembre de mettre sur pied un comité dont le but serait de décider quelles industries étaient ‘‘mûres’’ pour la socialisation. Inutile de préciser que rien n’en est sorti… Lorsque le premier Congrès National des Conseils d’ouvriers et de soldats s’ouvrit en décembre, Ebert déclara que ‘‘le prolétariat victorieux n’instituera pas de règne de classe’’.

    En tirant toujours des leçons de l’expérience de la révolution russe, les dirigeants du SPD ont rapidement cherché à marginaliser les conseils. Lors du congrès national des conseils de décembre, le SPD a obtenu 344 voix contre 98, a repoussé la déclaration d’une république socialiste et a convoqué des élections pour une assemblée nationale au mois de janvier 1919, dans le but évident d’écrire une constitution pour une république capitaliste.

    Mais la révolution progressait rapidement, surtout à Berlin et dans d’autres régions. De nombreux travailleurs, soldats et matelots étaient frustrés et irrités que l’ancien régime et le système capitaliste n’aient pas complètement été démantelés. Fin novembre, des manifestants de gauche furent abattus à Berlin. Au début du mois de décembre, 14 autres personnes furent tuées, toujours à Berlin, par des partisans du gouvernement qui tirèrent sur une manifestation de soldats révolutionnaires. Deux jours plus tard, il y eut une attaque contre le quotidien des spartakistes, Die Rote Fahne, et une tentative de s’emparer de Liebknecht, qui conduisit à une puissante manifestation de 150.000 personnes le lendemain.

    Face à cette radicalisation et à un soutien croissant pour la gauche, les dirigeants du SPD tentèrent de reprendre le contrôle de la situation. Le 24 décembre, une attaque fut lancée contre la Volksmarinedivision, une force qui, à l’origine, avait été envoyée à Berlin pour protéger le SPD mais qui s’était progressivement radicalisée. Après que cette division ait participé à une manifestation dirigée par les spartakistes et ait pris en otage Otto Wels, un dirigeant du SPD, le gouvernement ordonna que 80% de ses forces soient renvoyées à la vie civile. Lorsque les marins refusèrent cet ordre, le SPD envoya d’autres unités militaires les attaquer, donnant lieu au fameux ‘‘Noël sanglant’’ durant lequel les marins se défendirent avec succès.

    Ces évènements ont conduit à la crise finale au sein de la coalition SPD-USPD. Les Commissaires du Peuple de l’USPD démissionnèrent le 29 décembre à la suite du ‘‘Noël sanglant’’ et du refus du SPD d’appliquer le ‘‘Programme de Hambourg’’, un programme approuvé par le congrès national des conseils visant à donner les pleins pouvoirs aux conseils d’ouvriers et de soldats. Les commissaires de l’USPD furent remplacés par trois autres représentants du SPD, dont Gustav Noske, qui devint responsable de l’armée et de la marine. Il commença rapidement à organiser les forces militaires de la contre-révolution, les Freikorps (dont beaucoup ont par la suite rejoint les nazis dans les années 1920). Fin 1918, le SPD commença à déployer des unités de Freikorps près de Berlin en vue d’une offensive contre la révolution.

    Espoirs précoces et illusions

    En un sens, les débuts de la révolution allemande furent similaires à ceux de la révolution russe mais à un rythme bien plus rapide dans un premier temps. La révolution de novembre a permis aux conseils de prendre le pouvoir dans un certain nombre de villes comme Hambourg. En Bavière, une ‘‘république des conseils’’ fut proclamée. En Saxe, un manifeste publié conjointement par les conseils de Dresde, de Leipzig et de Chemnitz déclara que le capitalisme s’était effondré et que la classe ouvrière avait pris le pouvoir. Dans certaines régions, des unités d’ouvriers armés avaient été constituées pour protéger la révolution.

    Les révolutions se caractérisent par l’implication des masses au sens large, ce qui fut le cas en Allemagne. Les organisations de travailleurs se sont développées très rapidement, en partie à mesure que les soldats démobilisés rejoignaient celles-ci, mais surtout parce qu’une grande partie de la classe ouvrière entrait en action. Le nombre d’adhérents aux syndicats, de 2,8 millions en 1918, bondit à 7,3 millions l’année suivante. Le SPD passa de 249.400 membres en mars 1918 à plus de 500.000 un an plus tard, tandis que l’USPD de gauche passa de 100.000 à 300.000 entre novembre 1918 et février 1919.

    Au départ, cette augmentation soudaine eut tendance à pousser les couches les plus actives et les plus radicalisées en minorité, les nouveaux actifs ayant tendance à avoir davantage d’illusions et d’espoirs envers le SPD et les dirigeants syndicaux. C’était aussi le cas dans les premiers temps de la révolution russe, quand les bolchéviques, bien qu’étant le plus grand parti ouvrier avant février, devinrent une minorité dans les soviets alors que les menchéviques et les socialistes-révolutionnaires gagnaient à eux le soutien. Mais l’expérience acquise par les ouvriers et les paysans combinée au travail des bolchéviques conduisit ces derniers à retrouver en quelques mois un soutien majoritaire. Ce qui les a permis d’être en mesure de mener à bien la révolution d’Octobre.

    Voilà ce que les dirigeants du SPD voulaient désespérément stopper. Ils ont consciemment agi pour l’échec du renversement du capitalisme. Le mouvement ouvrier n’avait pas été seul à apprendre et tirer des leçons de la révolution russe, la contre-révolution, elle aussi, est devenue plus consciente de la menace révolutionnaire.

    Immédiatement après novembre, l’Allemagne fut confrontée à une situation de double pouvoir. La révolution avait d’une part balayé du pouvoir de larges pans de l’ancien régime. Les conseils d’ouvriers, de soldats et de marins ont détenu le pouvoir durant quelques semaines au moins. Mais cela la situation n’a pas été consolidée et les dirigeants du SPD ont travaillé main dans la main avec les capitalistes pour neutraliser les conseils et installer aux commandes un gouvernement bourgeois normal. Le SPD devait cependant faire très attention, car la marée révolutionnaire n’avait pas baissé. Néanmoins, comme cela arrive dans la plupart des révolutions, il arriva un moment où des couches de travailleurs sentirent que leur pouvoir s’évanouissait et que l’ordre capitaliste était réimposé. Dans de nombreux cas, à l’instar des ‘‘Journées de Juillet’’ de la révolution russe, cette prise de conscience peut conduire à des tentatives spontanées d’arrêter le processus de dislocation de la révolution. Les dirigeants du SPD ont tenté d’inciter les travailleurs les plus radicalisés à prendre des mesures prématurées – prématurées parce que la masse des travailleurs n’avait pas encore tiré les mêmes conclusions que celles qu’eux, radicaux, avaient tirées.

    Lors de la révolution russe, les bolchéviques avaient compris cette difficulté et avaient donc cherché à fournir une direction et une stratégie qui empêcheraient les militants les plus avancés d’être isolés, et ainsi de leur permettre de convaincre la masse de la classe ouvrière et des pauvres des actions nécessaires à adopter pour achever la révolution. A cette époque, en Allemagne, il n’y avait pas de force équivalente capable de jouer le rôle adopté en Russie par les bolchéviques.

    La hâte que le changement s’opère

    La Ligue spartakiste ne fut formée qu’à la mi-novembre 1918. Son orientation n’était pas claire. Elle comptait probablement environ 10.000 sympathisants, mais son nombre initial d’adhérents ne s’élevait qu’à quelques milliers, bien que celui-ci commença à rapidement croître. Dès le début, il y eut des débats en son sein et au sein de la gauche révolutionnaire dans un sens plus large sur la manière de fonctionner.

    Dès la fondation de l’USPD, Luxemburg, Liebknecht et les spartakistes furent actifs dans le nouveau parti tout en conservant leur propre structure et leurs propres publications. Cette indépendance se perpétua pendant la révolution avec, par exemple, un grand débat à Berlin à la mi-décembre sur la question de savoir si l’USPD devait rester dans le gouvernement de coalition.

    Au même moment, il y eut un débat pour savoir si les spartakistes, ainsi que d’autres travaillant en dehors de l’USPD à l’instar de la gauche de Brême, devaient former un parti communiste. Luxemburg penchait vers un maintien de l’activité au sein de l’USPD, toujours en croissance, au moins jusqu’à son prochain congrès, tandis que Liebknecht et d’autres voulaient fonder un parti communiste immédiatement. Un parti révolutionnaire indépendant était clairement nécessaire. Il était également important de prêter attention à ce qui se passait à l’intérieur de l’USPD, qui se radicalisait rapidement. En 1920, le Parti communiste (KPD) devint une véritable force de masse lorsqu’il fusionna avec la majorité de l’USPD.

    Mais, à cette époque, il y avait beaucoup d’impatience parmi de nombreux socialistes révolutionnaires allemands. Cela était dû à plusieurs facteurs, en particulier au besoin urgent d’achever la révolution de novembre et d’aider la Russie soviétique en renversant le capitalisme en Allemagne. De plus, il existait une haine énorme et croissante vis-à-vis des dirigeants du SPD à cause leur activité durant la guerre, de leur rôle dans la révolution et, de plus en plus, de la volonté des dirigeants du SPD de réprimer l’opposition qui se trouvait à leur gauche.

    C’est dans ce contexte que, lorsque le KPD fut fondé à la toute fin de l’année 1918, une majorité décida de s’abstenir aux prochaines élections à l’Assemblée nationale, contre la volonté de Luxemburg, Liebknecht et autres. La majorité du parti ne voyait malheureusement pas encore comment, à cette époque, les élections à l’Assemblée (le premier suffrage entièrement démocratique de l’histoire allemande) bénéficieraient d’un large soutien. Cette majorité ne comprenait pas qu’il était nécessaire que les marxistes utilisent les élections pour expliquer leurs positions aux électeurs. Dans le même temps, la radicalisation à Berlin et dans d’autres régions a conduit à une surestimation du soutien existant alors pour qu’une autre révolution complète celle de novembre. Ainsi, pour illustrer cet état d’esprit, certains spartakistes de Berlin publièrent un article le jour de Noël appelant au renversement immédiat du gouvernement et à son remplacement ‘‘par de vrais socialistes, c’est-à-dire par des communistes’’.

    La révolution allemande s’est déroulée à un rythme différent dans les différentes régions du pays. A certains endroits, les travailleurs tentèrent à plusieurs reprises de prendre le contrôle entre leurs mains. Mais il n’y avait aucune force nationale capable de coordonner ces tentatives, notamment en jugeant quel était le meilleur moment pour ce faire ou comment obtenir consciemment un soutien national. Le gouvernement était trop faible pour écraser tous les mouvements simultanément. Mais la contre-révolution a utilisé les différents rythmes pour se déplacer dans toute l’Allemagne, ville par ville. Mais, au début de l’année 1919, c’était la ville de Berlin qui était la clé de la situation, car la situation de double pouvoir n’y était toujours pas résolue.

    La provocation de Berlin

    En décembre, le gouvernement du SPD décida d’organiser une provocation à Berlin. Ayant rassemblé des troupes contre-révolutionnaires de Freikorps à l’extérieur de la ville, il ordonna le renvoi du préfet de police de Berlin, membre de l’USPD, Emil Eichhorn. L’USPD de Berlin, l’organisation des Délégués révolutionnaires et le KPD organisèrent une manifestation de masse le 5 janvier pour défendre la position d’Eichhorn. Le succès de cette manifestation convainquit certains dirigeants qu’il était possible de renverser le gouvernement et un Comité Révolutionnaire Intérimaire des trois organisations fut créé. Dans ce comité, Liebknecht, soutenu par le dernier dirigeant est-allemand, Wilhelm Pieck, défendit, au mépris de la politique du KPD, qu’il était ‘‘possible et nécessaire’’ désormais de renverser le gouvernement du SPD. Le lendemain, le 6 janvier, une manifestation plus importante d’environ 500.000 ouvriers, dont de nombreux en armes, attendit des heures sous la pluie avant de se disperser, le Comité Révolutionnaire ne pouvant présenter aucune proposition sur ce qu’ils devaient faire.

    Cette tentative de prise de pouvoir était prématurée, en raison de la provocation des dirigeants du SPD. En effet, ils pouvaient dépeindre cette manifestation en tant qu’attaque contre le gouvernement, la majorité du congrès des conseils et les prochaines élections à l’assemblée nationale. Il est probable que lors de la manifestation du 5 janvier, des agents provocateurs aient encouragé l’occupation des bureaux du SPD et des journaux bourgeois, qui n’étaient pas les cibles immédiates les plus importantes pour une révolution réussie, mais qui permettaient d’offrir aux troupes de Freikorps un terrain d’action favorable. Bien que les travailleurs révolutionnaires aient probablement été assez forts pour gouverner Berlin seul, ce n’était pas le cas dans la plupart des autres territoires d’Allemagne, où les illusions et les espoirs existaient encore vis-à-vis du gouvernement du SPD. Comme cela pu être observé dans d’autres villes allemandes les mois qui suivirent, une insurrection victorieuse à Berlin aurait probablement été isolée et aurait ouvert la porte à une attaque contre-révolutionnaire.

    Le 8 janvier, les troupes de Noske entamèrent leur offensive, la déguisant politiquement en tant que lutte contre le ‘‘terrorisme’’. Dans une déclaration, Noske, prétendant défendre l’histoire du SPD, déclara que lui, ‘‘un travailleur, se tenait au sommet du pouvoir dans la république socialiste’’. La réalité était brutalement différente. Noske ne plaisantait pas quand il dit, juste avant cette bataille : ‘‘quelqu’un doit être le limier, et je ne me déroberai pas à cette responsabilité’’. Noske aida à organiser le Freikorps en tant que force contre-révolutionnaire dont l’une des tâches consistait à décapiter la révolution en tuant les communistes les plus connus, Luxemburg et Liebknecht, et en réprimant la révolution dans la capitale. Liebknecht et Luxemburg furent assassinés par des officiers des Freikorps le 15 janvier, trois jours après l’arrêt des combats.

    Cette défaite sanglante fut un coup majeur porté à la révolution. Mais cela n’a pas mis fin à la radicalisation du prolétariat de Berlin. Cela fut reflété aux élections de l’Assemblée nationale seulement une semaine après l’écrasement de la ‘‘révolte spartakiste’’. L’USPD a remporté 27,6% à Berlin contre 7,6% au niveau national, alors que le vote pour le SPD à Berlin s’éleva à 36,4% (37,9% nationalement).

    Alors que les combats à Berlin touchaient à leur fin, une république des conseils fut proclamée à Brême. Après avoir rempli sa tâche à Berlin, Noske ordonna aux unités de Freikorps d’écraser le mouvement là-bas. Cet évènement, à son tour, provoqua des grèves de masse et des combats dans la Ruhr, en Rhénanie et en Saxe et, début mars, une grève générale et davantage de combats à Berlin. Dans d’autres régions, comme Hambourg et Thuringe, la situation était proche de la guerre civile, tandis qu’à Munich, la république des conseils fut l’une des dernières à tomber, début mai.

    La révolution de novembre a montré le pouvoir colossal de la classe ouvrière dans la société moderne. Les ouvriers allemands ont réussi à renverser la quasi dictature militaire qui gouvernait le pays pendant la guerre et le régime impérial. Ils ont créé des conseils d’ouvriers et de soldats à travers le pays, ont rejoint les partis politiques et les syndicats et ont exigé une ‘‘socialisation’’ des moyens de production. Ils avaient la possibilité de prendre le pouvoir de leur propre chef mais ont été bloqués par le rôle du SPD, le parti qui avait été créé à l’origine pour renverser le capitalisme. Le capitalisme allemand a pu survivre en 1918 uniquement grâce aux dirigeants sociaux-démocrates, qui portent une lourde responsabilité dans l’histoire du reste du XXe siècle.

    Cependant, même après sa défaite en 1918-1919, la force du mouvement était suffisante pour empêcher la contre-révolution d’écraser tous les droits démocratiques. La contre-révolution avait été forcée de prendre une forme ‘‘démocratique’’, se couvrant même parfois – pour l’heure – d’une phraséologie ‘‘socialiste’’.

    Le KPD avait encore l’occasion d’apprendre des expériences de la révolution de novembre. Bien que le capitalisme ait survécu à ce premier round, la révolution allemande n’était pas finie, en témoignent les millions de travailleurs qui se tournaient vers la gauche, cessaient de soutenir le SPD et, à la fin de 1920, faisaient du KPD une véritable force de masse. Cependant, la tragédie s’exprima lorsque, après une série de luttes héroïques, et alors que le KDP était capable d’obtenir un soutien majoritaire des travailleurs en 1923, celui-ci laissa l’occasion lui échapper, avec pour conséquences désastreuses non pas la transformation complète du monde, mais la montée du stalinisme et la victoire ultérieure de Hitler, avec tout ce que ces événements signifièrent par la suite pour l’Humanité.

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