Category: Amérique Latine

  • Venezuela. Ni la bureaucratie ni la bourgeoisie n’offrent d’issue

    Les élections présidentielles vénézuéliennes du 28 juillet dernier ont une nouvelle fois donné Nicolás Maduro vainqueur. Elles se sont déroulées dans un contexte de profonde crise économique, en raison non seulement des sanctions imposées par l’impérialisme américain, mais aussi de la faiblesse des ventes de pétrole et du sabotage continu de l’économie par la bourgeoisie vénézuélienne. La victoire de Maduro est contestée par la droite vénézuélienne et l’impérialisme étasunien, mais aussi par les gouvernements de gauche du Mexique et de Colombie.

    Par Mauro Espínola

    En un peu plus d’une décennie, le Venezuela est passé du statut de référence pour la gauche latino-américaine et mondiale à celui d’épine dans le pied. En juin 2024, selon les données de l’ONU, pas moins de 7,77 millions de Vénézuélien.ne.s avaient fui le pays. Parmi eux, 6,5 millions se trouvent dans d’autres pays d’Amérique latine et des Caraïbes, tels que la Colombie, le Pérou, l’Équateur, le Brésil et le Chili. Cela explique en partie la pression croissante exercée par les gouvernements de ces pays sur le gouvernement de Nicolás Maduro pour qu’il trouve une issue à la crise migratoire.

    Une économie en récession

    L’économie vénézuélienne va de mal en pis. Les sanctions économiques imposées par les États-Unis ont entraîné une baisse des exportations de pétrole du pays caribéen vers les États-Unis. Entre 1999 et 2014, le Venezuela a perçu 960 milliards de dollars de revenus pétroliers. La rente pétrolière représentait environ 56,5 milliards de dollars par an. Le prix du baril est passé de 16 dollars en 1999 à 88 dollars en 2008, pour chuter ensuite drastiquement en raison de la crise économique mondiale et ne remonter à 100 dollars le baril qu’en 2012. En revanche, en 2023, le Venezuela n’a tiré que 6,23 milliards de dollars des ventes de pétrole. Cela ne représente que 11% des recettes pétrolières annuelles perçues entre 1999 et 2014, soit une baisse nette de 89% de ses recettes pétrolières.

    La levée des sanctions en octobre 2023 pour les mesures imposées en novembre 2022 a entraîné une augmentation de 49% des exportations de pétrole du Venezuela vers les États-Unis de janvier à avril de cette année. Les sanctions avaient été abrogées à la suite d’accords entre l’opposition et le gouvernement Maduro en 2023 pour mener à bien les élections de juillet dernier. Mais en avril, l’administration Biden a réimposé les sanctions sous prétexte qu’elle n’avait pas de garanties que ces élections “seraient libres”. En d’autres termes, l’impérialisme américain utilise ouvertement l’achat d’hydrocarbures comme monnaie d’échange dans sa stratégie visant à positionner l’opposition vénézuélienne et affaiblir le gouvernement Maduro. Ce n’est donc pas un hasard si la région contestée de l’Essequibo, en Guyana, a connu une forte hausse de la production et des exportations de pétrole. Celle-ci est passée de 1.300 barils par jour en 2019 à 640.000 en janvier de cette année. En février, le Guyana a exporté 621.000 barils de pétrole, dépassant ainsi les 604.000 barils exportés par le Venezuela.

    Les sanctions économiques n’expliquent toutefois pas tout. Même si 80% des échanges commerciaux du Venezuela sont constitués de pétrole, aux mains du gouvernement Maduro par l’intermédiaire de l’entreprise publique PDVSA, le commerce intérieur reste aux mains de la classe capitaliste vénézuélienne. Cela explique la politique de pénurie menée depuis des années dans le but d’intimider et de saper la base sociale du régime chaviste. Cela explique également le taux d’inflation de cette dernière décennie, qui a dépassé les 100%. Selon les données de la Banque mondiale, l’inflation au Venezuela était déjà de 40% en 2013. En 2016, la hausse des prix a atteint 62%. En d’autres termes, l’inflation causée par la pénurie de biens était déjà un problème dans l’économie vénézuélienne lorsqu’elle connaissait encore une croissance économique significative issue des ventes de pétrole. Cela s’explique essentiellement par le contrôle qu’exerce la classe capitaliste sur l’offre de détail dans les centres commerciaux.

    Entre la bureaucratie et la bourgeoisie

    C’est dans cette situation de crise économique, exacerbée par les sanctions économiques et la chute des exportations de pétrole, que la colère s’est développée dans des couches de la population vénézuélienne, excitée par la faim et le désespoir. Les médias dominants ont tenté de présenter ce mécontentement comme plus important que le soutien au gouvernement de Maduro. Il peut sembler raisonnable de douter d’une victoire de Maduro avec 51% des voix. Mais prétendre que le candidat de l’opposition, Edmundo González, a remporté 70% des voix est totalement invraisemblable. González refuse d’ailleurs avec obstination de présenter les documents officiels qui prouveraient son triomphe.

    Maduro représente la bureaucratie bolivarienne. Edmundo Gonzalez ou Maria Corina Machado représentent la bourgeoisie vénézuélienne, avec le soutien de la bourgeoisie à l’échelle internationale. Aucun de ces camps ne représente une véritable issue pour la classe travailleuse et les pauvres du Venezuela. Ils sont au contraire tous deux responsables de la terrible situation qui frappe les masses vénézuéliennes. La classe travailleuse ne doit compter que sur ses propres forces. Une des tâches urgentes aujourd’hui est la construction d’une organisation démocratique reposant sur celle-ci pour défendre un programme de rupture anticapitaliste et socialiste.

  • Argentine : Javier Milei et sa politique d’austérité rencontrent une résistance immédiate

    Les forces de la réaction se sont sans aucun doute senties renforcées lorsque Javier Milei a remporté les élections présidentielles en Argentine en novembre dernier. Se décrivant comme un “anarcho-capitaliste”, l’ancien animateur de télévision a promis de passer à la tronçonneuse le secteur public avec une série de privatisations chocs et de mesures d’austérité.

    Par Darragh O’Dwyer, Alternative Socialiste Internationale

    Trois mois après le début de sa présidence, l’assaut de Milei contre les masses a déclenché des vagues de protestations et une grève générale. Ce n’est encore qu’un avant-goût des confrontations majeures qui se profilent à l’horizon.

    La faillite du péronisme et l’ascenssion de Milei

    Comment un tel personnage a-t-il pu devenir le président ayant reçu le plus de votes de l’histoire de l’Argentine ? Milei est en définitive le produit des crises économiques, sociales et politiques du capitalisme. Comme beaucoup de monstres d’extrême droite vomis par le système au cours de la période récente, il s’est appuyé sur une rhétorique anti-élite, s’en prenant à “la caste” qui constitue l’establishment politique. Il a même arboré avec cynisme le slogan “que se vayan todos !” (débarrassez-vous d’eux tous), le cri de ralliement de l’Argentinazo, une révolte de masse des travailleurs, des jeunes et des opprimés qui a secoué le pays sud-américain en 2001.

    Durant sa campagne, ses principales cibles étaient les forces du péronisme. Le gouvernement réformateur de centre-gauche d’Alberto Fernandez, élu en 2019, s’est contenté de gérer un capitalisme argentin en pleine déliquescence et a assisté à l’appauvrissement total des masses. À la fin de son mandat, le taux de pauvreté avait grimpé à 40 %, l’inflation atteignait 160 % et la dette extérieure s’élevait à 400 milliards de dollars (dont 110 milliards de dollars dus au seul FMI). À l’image des tendances observées ailleurs, l’échec du réformisme a créé un terrain propice au développement de l’extrême droite.

    L’opposant péroniste de Milei, Sergio Massa, a été ministre de l’économie de 2022 à 2023. Il a été considéré à juste titre comme responsable de la crise actuelle. En fait, une grande partie des quelque 11,5 millions de personnes qui ont voté pour Massa l’ont fait en se bouchant le nez, en choisissant le “moindre mal”. Si la base sociale la plus solide de Milei est constituée par les sections les plus réactionnaires de la classe moyenne, il a également obtenu un soutien important de la part d’une couche de travailleurs et de jeunes désireux de porter un coup au statu quo. Malheureusement, l’absence d’une alternative de gauche de masse capable de canaliser leur rage dans une lutte organisée contre le capitalisme a permis à “El Loco” de s’engouffrer dans la brèche.

    Cependant, la victoire de Milei ne représente pas une défaite totale pour la classe ouvrière et les opprimés. Au contraire, l’offensive sociale réactionnaire de Milei et l’intensification de la répression étatique peuvent être considérées comme une réponse aux mouvements titanesques qui ont ébranlé les fondements mêmes du capitalisme argentin au cours des deux dernières décennies. Après tout, l’Argentine est le berceau de la lutte héroïque “ni una menos” contre la violence machiste, le premier pays d’Amérique latine à avoir obtenu l’égalité en matière de mariage et également la patrie de la très combative “marea verde” (marée verte) qui s’est battue bec et ongles pour finalement obtenir le droit à l’avortement en 2020. Sans parler du mouvement radical “piquetero”, un mouvement de chômeurs, et des traditions combatives qui existent plus largement au sein du mouvement ouvrier.

    Non seulement Milei veut détourner la colère des véritables causes de la misère sociale, mais en s’attaquant au droit à l’avortement, en réduisant l’aide aux survivant.e.s de violence de genre et en lançant des tirades transphobes contre “l’idéologie du genre”, il veut soumettre et démoraliser les couches les plus radicales de la société argentine. Cela permettrait de créer les conditions politiques nécessaires à la mise en œuvre de son programme économique.

    Les contradictions au sein de la classe dirigeante

    Néanmoins, Milei est confronté à de multiples défis pour consolider ce qui ressemble à un régime stable. Son parti, Libertad Avanza, créé en 2021, ne dispose que de 38 sièges au Congrès, ce qui l’oblige à rechercher l’alliance avec la droite traditionnelle. La candidate à la présidence Patricia Bullrich, qui a soutenu Milei après l’avoir perdu au premier tour, a été récompensée par le poste de ministre de la sécurité et dirige avec enthousiasme la répression des droits démocratiques. Luis “Toto” Caputo, ministre des finances sous le gouvernement de droite détesté de Marcio Macri, est désormais ministre de l’économie. Le fait que Milei ait composé son cabinet avec une grande partie de la “casta” traditionnelle a mis à mal toute prétention de légitimité “anti-establishment”.

    Certains secteurs de la bourgeoisie ont été mis mal à l’aise par l’instabilité potentielle que les politiques économiques radicales de Milei pourraient provoquer. En effet, pour gagner la confiance du plus modéré Caputo, il a mis en veilleuse ses projets de dollarisation de l’économie, perdant ainsi le soutien de ses conseillers les plus intransigeants. De même, la décision de Milei de se retirer des BRICS et de poursuivre un alignement stratégique sur Washington est un casse-tête pour les capitalistes de l’agro-business qui ont intensifié leurs échanges avec le Brésil et la Chine. D’un autre côté, le FMI a applaudi les mesures de Milei, les qualifiant “d’audacieuses” et de “bien plus ambitieuses” que celles de ses prédécesseurs.

    Premier revers pour Milei, mais la bataille continue

    Dans son discours d’investiture du 10 décembre, Milei a clairement indiqué qu’il “n’y a pas d’alternative possible à l’austérité”. Le 20 décembre, il a tenu ses promesses et est allé de l’avant avec son “mégadécret”, qui modifie plus de 300 lois, en s’attaquant au droit de grève, en réformant le travail et en interdisant le contrôle des loyers. Il a également présenté au congrès sa loi “omnibus”, un ensemble de plus de 600 nouveaux textes législatifs qui font partie du plan d’austérité de choc de Milei.

    Le jour même où Milei a annoncé le décret, les masses ont immédiatement répondu par un cacerolazo : les coups de casseroles ont résonné dans les quartiers ouvriers de Buenos Aires et des villes du pays. Alors que l’économie continue de s’enfoncer, Milei perd 1 % de soutien par jour. La demande de la fédération syndicale CGT d’appeler à une grève nationale a commencé à circuler et à gagner du terrain. Finalement, la pression de la base a contraint les dirigeants syndicaux à convoquer une journée de grève générale le 24 janvier. 1,5 million de personnes y ont participé dans tout le pays, les travailleurs étant rejoints par les piqueteros, les groupes féministes et les assemblées de quartier.

    La grève générale, associée à des manifestations, a contraint à l’abandon du projet de loi omnibus. Il s’agit d’une première victoire significative contre le gouvernement, mais qui doit être consolidée dans le cadre d’un plan de bataille global visant à vaincre Milei. Un tel mouvement doit être contrôlé démocratiquement par la base et non géré d’en haut par les partis péronistes et la bureaucratie syndicale. De cette manière, de nombreux partisans de Milei issus de la classe ouvrière pourront être libérés de son influence et leur colère pourra être canalisée dans une lutte qui s’attaquera réellement à l’élite capitaliste.

    La gauche trotskiste organisée au sein du Front de Gauche des Travailleurs – Unité (FIT-U) doit fournir une direction active – il ne suffit pas d’avoir des députés ou de participer à la lutte. La crise du péronisme et l’intensification de la lutte des classes offrent l’opportunité de construire un outil politique de gauche qui aille au-delà de la simple unité électorale et qui serve à offrir une alternative politique à la crise avec un programme socialiste. Cet outil doit se battre pour inclure non seulement les militants de gauche, mais aussi les milliers de personnes qui sont actives dans la lutte, mais en dehors des rangs de la gauche organisée.

    Une occasion majeure de mener à bien cette tâche se présente ces semaines-ci. Suite à la défaite du projet de loi omnibus, l’attaque contre le droit à l’avortement s’est intensifiée. La Journée internationale de lutte pour les droits des femmes du 8 mars sera donc une journée de lutte cruciale pour résister à l’offensive de Milei.

    Les assemblées féministes qui se tiennent pour préparer le 8M sont très nombreuses et impliquent même la participation de certains syndicats. Mais il est nécessaire que les confédérations syndicales appellent à une grève générale le 8M pour donner une continuité à la lutte contre les mesures d’austérité du gouvernement. Alternative Socialiste Internationale – Argentine est active dans ce mouvement, soutenant que la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes de cette année doit pleinement embrasser ses traditions socialistes et ouvrières dans le cadre du combat contre Milei et le système capitaliste qui l’a engendré.

  • ¡Ya Basta! 30 ans après le soulèvement zapatiste au Mexique

    Il y a trente ans, le 1er janvier 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) a capté l’attention de la communauté internationale. Masqués de passe-montagne et réclamant des droits pour la population indigène du Mexique, ils ont déclenché un soulèvement de 12 jours dans l’État du Chiapas au Mexique. Ce fut la première grande lutte anticapitaliste après l’effondrement du stalinisme, ravivant l’espoir qu’une alternative était possible après que les commentateurs capitalistes eurent déclaré que la lutte pour le socialisme était “terminée”.

    Par Hannah Swoboda, Alternativa Socialista (ASI-Mexique)

    La rébellion de 1994 a expulsé les grands propriétaires terriens des haciendas, promis plus de droits aux femmes et ouvert la voie à la création d’écoles, de dispensaires et d’autres institutions gérées par la communauté dans certaines parties de l’État d’origine des zapatistes, le Chiapas. Ces établissements continuent de desservir les communautés rurales pauvres auxquelles l’État mexicain a longtemps refusé l’accès aux infrastructures de première nécessité.

    Malgré les avancées concrètes dues soulèvement, la qualité de vie des Chiapanèques reste l’une des pires du pays. Les données de 2022 du Conseil national mexicain pour l’évaluation de la politique de développement social montrent que 67 % des habitants du Chiapas vivent dans la pauvreté – le taux le plus élevé de tout le Mexique – contre 36 % pour l’ensemble de la population mexicaine. Au Chiapas, 28 % des habitants répondent à la définition gouvernementale de l’”extrême pauvreté”, ce qui signifie qu’ils gagnent si peu d’argent que même s’ils le dépensaient entièrement en nourriture, leur régime alimentaire manquerait encore d’éléments nutritifs essentiels.

    Pour ne rien arranger, la violence des cartels s’est intensifiée dans la région ces dernières années, les deux plus grandes organisations criminelles du Mexique se disputant les principaux itinéraires de contrebande reliant le Guatemala au Mexique. Des civils ont été pris entre deux feux et des incursions ont eu lieu en territoire zapatiste. En 2021, l’EZLN a prévenu que la récente escalade de la violence, tant de la part des cartels que de l’État qui collabore étroitement avec eux, avait placé le Chiapas “au bord d’une guerre civile”. En réponse à cette situation désastreuse, l’EZLN a annoncé la dissolution et la réorganisation de ses structures d’auto-gouvernement en novembre dernier.

    Trente ans après le soulèvement zapatiste, quelle est la voie à suivre pour mettre fin à la pauvreté et à la violence qui frappent encore les communautés indigènes et, plus généralement, les travailleurs du Chiapas ? Considérant le bilan du zapatisme, nous ne devons pas nous contenter d’exalter l’héroïsme de ce mouvement, mais également porter un regard critique sur ses limites et les leçons à la fois de ce qu’il a accompli et de ce pour quoi il doit encore se battre.

    Le contexte de la rébellion

    Dans les années 1980, après la défaite de luttes ouvrières décisives dans plusieurs pays clés, le néolibéralisme est devenu le modèle dominant de la classe capitaliste dans le monde entier. Les économistes et les politiciens prétendaient que le libre-échange et la mondialisation élimineraient les inégalités. En réalité, le néolibéralisme s’est traduit par une nouvelle politique de privatisations et de réduction des services sociaux qui a considérablement accru la pauvreté au sein de la classe ouvrière.

    L’Amérique latine a été le principal terrain d’essai de la politique néolibérale, et le Mexique a conduit cette offensive en ouvrant les marchés aux investissements étrangers. De 1990 à 1993, le Mexique a attiré la plupart des capitaux entrant en Amérique latine – 92 milliards de dollars -, des investisseurs milliardaires s’emparant des industries d’État et spéculant sur les marchés financiers pour faire de l’argent rapidement. Le Mexique a également été un pays précurseur des privatisations massives. Il est passé de 1 200 entreprises publiques en 1982 à un peu plus de 200 en 1994. Il a aussi procédé à des coupes sombres dans les budgets publics. En 1995, l’aide aux zones rurales représentait moins d’un quart de ce qu’elle était en 1980. La déréglementation favorable aux entreprises s’est traduite par la suppression du salaire minimum et des lois sur la sécurité au travail.

    Le président mexicain en exercice de 1988 à 1994, Carlos Salinas de Gortari, affirmait que ces politiques allaient permettre au Mexique de sortir du tiers-monde et de devenir un pays dséveloppé. C’ela s’est avéré vrai pour les super riches, mais pas pour les travailleurs. Avant Salinas, le Mexique ne comptait que deux milliardaires. Lorsqu’il a quitté ses fonctions, il en comptait 26. Dans le même temps, le salaire minimum a chuté de 58 %. La classe ouvrière n’a rien obtenu d’autre de la main invisible du marché que des conditions de plus en plus difficiles.

    Salinas a ensuite signé l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui devait entrer en vigueur le 1er janvier 1994. En établissant une zone de libre-échange entre les États-Unis, le Mexique et le Canada, l’accord commercial promettait la poursuite de la mondialisation néolibérale qui avait déjà fait des ravages sur les moyens d’existence des gens ordinaires. L’ALENA a aboli l’article 27 de la constitution mexicaine, un héritage de la révolution mexicaine qui promettait des terres à tous les groupes de travailleurs qui en faisaient la demande. La réduction des droits de douane de l’ALENA signifiait que les petits agriculteurs allaient être écrasés par l’agro-industrie dominée par les États-Unis.

    Dans ce contexte économique, l’EZLN a préparé clandestinement son insurrection dans les jungles du Chiapas pour qu’elle ait lieu le jour de l’entrée en vigueur de l’ALENA. Si le soulèvement était en partie une réponse à l’ALENA, il s’agissait également d’une lutte plus large visant à améliorer les conditions de vie des communautés indigènes qui avaient été continuellement dépossédées de leurs terres, à la fois par le colonialisme et par les privatisations modernes. Comme le résume la déclaration fondatrice de l’EZLN : “Nous sommes le produit de 500 ans de luttes”. Ils ont appelé les paysans à rejoindre l’insurrection et à revendiquer les droits qui leur ont été historiquement refusés : “le travail, la terre, le logement, l’alimentation, la santé, l’éducation, l’indépendance, la liberté, la démocratie, la justice et la paix”.

    Les rangs de l’armée zapatiste étaient composés principalement de paysans mayas pauvres. En 1994, 33 % des foyers du Chiapas n’avaient pas d’électricité, 59 % n’avaient pas d’égouts et 41 % n’avaient pas d’eau courante. La malnutrition était endémique. 55% de la population indigène du Chiapas était analphabète, avec une espérance de vie de 44 ans. Largement négligée par l’État dans cette région géographiquement isolée du pays, la population avait le sentiment qu’elle devait prendre les choses en main. Avant même l’arrivée de l’EZLN au Chiapas, les paysans indigènes s’étaient organisés pour réclamer une réforme agraire, une éducation dans les langues indigènes, des soins de santé et des droits sociaux, faisant souvent face à une répression meurtrière de la part de l’État. 

    Le lancement de l’insurrection

    Sous la bannière de l’EZLN, quelque 3 000 soldats de la guérilla ont pris les armes et se sont emparés de six villes du Chiapas le 1er janvier. Ils réclamaient l’annulation de l’ALENA, le renversement du gouvernement mexicain et la création d’une assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle constitution mexicaine. Certains ont déclaré aux journalistes qu’ils se battaient pour le socialisme.

    Salinas a rapidement envoyé l’armée pour écraser la rébellion. Des tirs ont été échangés entre l’EZLN et environ 12 000 soldats mexicains, qui ont largement dominé les soldats sous-équipés de la guérilla. En l’espace de quatre jours, l’armée mexicaine a forcé l’EZLN à battre en retraite et a commencé à abattre  les personnes qu’elle avait faites prisonnières.

    Cependant, les tentatives du gouvernement d’écraser purement et simplement la rébellion ont échoué sous la pression des manifestations de solidarité à l’échelle nationale. La lutte des zapatistes bénéficiait d’un large soutien dans la société mexicaine, qui y voyait une réponse nécessaire aux ravages des attaques néolibérales. La brutalité exercée contre l’EZLN a également rappelé la repression d’état utilisée de longue date contre les mouvements étudiants et ouvriers. Ce sentiment de solidarité s’est matérialisé par des manifestations de dizaines de milliers de personnes dans les centres-villes de tout le pays. Le jour de ces manifestations, Salinas a annoncé un cessez-le-feu, 12 jours après le début du soulèvement, et des négociations ont été entamées entre le gouvernement et l’EZLN.

    Pourparlers de paix et crise économique

    Les pourparlers de paix se sont déroulés par intermittence. Malgré le cessez-le-feu, l’armée maintient un siège autour des zones d’influence des Zapatistes. Les intrusions et les attaques constantes ont finalement conduit à l’apparition de groupes paramilitaires et à une vague de violence qui a provoqué le déplacement forcé de milliers de personnes. Fin 1994, l’EZLN a rompu tout dialogue avec le gouvernement fédéral, invoquant la poursuite de la répression et de la militarisation du pourtour de son territoire. Ils ont également soumis les résultats des pourparlers de paix à un référendum populaire, organisé au sein des communautés zapatistes mais également ouvert à la société dans son ensemble. Près de 98 % des votants ont rejeté l’accord de paix proposé par le gouvernement. Dans le même temps, seuls 3 % des votants ont souhaité que l’EZLN reprenne les armes, ce qui a conduit à la décision de maintenir le cessez-le-feu. L’EZLN a lancé une nouvelle offensive militaire, mais cette fois sans tirer un seul coup de feu. Du jour au lendemain, ils ont déclaré plus de la moitié du Chiapas “territoire rebelle”, avec la formation de 38 “municipalités autonomes rebelles zapatistes”.

    Ce fut l’élément de trop pour les capitalistes étrangers qui cessèrent d’investir dans l’économie mexicaine, déclenchant une grave crise financière. Malgré les promesses de Salinas de transformer l’économie mexicaine, la croissance économique réelle s’était en fait réduite et la dette de l’état s’était envolée, menaçant les profits des investisseurs. Une année entière de rébellion armée au Chiapas renforça les inquiétudes des capitalistes et les conduit finalement à désinvestir massivement. Le peso mexicain s’est effondré et le gouvernement a annoncé qu’il ne rembourserait pas les prêts accordés par le Fonds monétaire international. Le PIB a chuté de 6,9 % en 1995 et un million d’emplois ont été perdus. Cette crise a provoqué une onde de choc dans le monde entier.

    Le marché boursier mexicain a été temporairement stabilisé grâce à un prêt de 50 milliards de dollars accordé par les États-Unis. Toutefois, ce genre de prêt n’est jamais accordé sans conditions. Le remboursement de la dette a grevé le budget mexicain, poussant les législateurs à imposer un nouveau plan d’austérité massif aux travailleurs.

    Une autre condition du prêt était que la classe dirigeante mexicaine mette de l’ordre dans ses affaires et écrase la rébellion zapatiste. Le gouvernement fédéral a lancé une offensive militaire contre l’EZLN et ses partisans. Des mandats d’arrêt pour terrorisme ont été émis à l’encontre des dirigeants de l’insurrection, dont le célèbre porte-parole du mouvement, le sous-commandant Marcos. En réponse à la répression contre les communautés zapatistes, une autre manifestation de dizaines de milliers de personnes à Mexico a exigé l’arrêt de la militarisation et l’abandon des poursuites contre les zapatistes.

    La stratégie du gouvernement mexicain consistait à séparer l’EZLN du reste des paysans. Les militaires, avec le soutien des conseillers américains, ont cherché à créer un fossé entre les guérilleros et les paysans en ruinant économiquement les villages, en détruisant les outils et en empoisonnant les réserves d’eau. Les paysans ont ainsi été contraints de dépendre des aides gouvernementales, ce qui a contribué à briser leur indépendance et à rompre leurs liens avec la guérilla. Ils ont également soudoyé et contraint les villageois à former des brigades de “défense”, dont les armes étaient fournies par l’armée. Cependant, l’enracinement des zapatistes dans les communautés locales et le soutien massif dont ils bénéficiaient dans tout le Mexique et au-delà ont fait échouer les efforts du gouvernement.

    L’impasse

    Les négociations ultérieures ont finalement abouti à la rédaction des accords de San Andrés sur les droits et la culture indigènes en 1996, un document qui aurait accordé à 800 municipalités à majorité indigène le contrôle local de leur propre territoire, y compris le droit d’administrer leurs propres systèmes financiers, judiciaires et éducatifs. Mais ces accords n’ont pas duré longtemps : Le nouveau président du Mexique, Ernesto Zedillo, a opposé son veto aux accords sept mois après leur signature, ce qui a coduit les négociations dans l’impasse. En 2003, les zapatistes ont pris des mesures pour appliquer eux-mêmes les accords de San Andrés dans les territoires qu’ils contrôlaient, que le gouvernement le reconnaisse ou non. L’EZLN a annoncé la création d’une nouvelle structure de gouvernance sous la forme de cinq caracoles, chacun doté de son propre “Conseil de bon gouvernement” regroupant les plus de trente municipalités rebelles autonomes. Cette restructuration marque le retrait total de l’EZLN de l’activité militaire.

    En créant ces institutions d’auto-gouvernement, les zapatistes ont déclaré une autonomie totale vis-à-vis de l’État mexicain, mais cette autonomie était à bien des égards symbolique. Si les zapatistes ont créé leurs propres écoles, systèmes de santé, systèmes judiciaires et autres ressources, l’emprise du gouvernement mexicain sur la région n’a pas été fondamentalement remise en cause. Il continue de réprimer leur mouvement, d’empiéter sur le territoire zapatiste, de déplacer les paysans indigènes et d’empêcher ces communautés d’obtenir véritablement satisfaction sur les revendications qu’elles avaient formulées en 1994. Le pouvoir n’a pas été arraché des mains des politiciens, qui travaillent main dans la main avec les groupes paramilitaires et les cartels, et, en définitive, des milliardaires qui cherchent à maintenir leur système violent aux dépens des gens ordinaires, non seulement au Chiapas, mais dans le monde entier.

    Marxisme et guérilla

    Quel type de mouvement aurait pu faire tomber le gouvernement et satisfaire les revendications des paysans ? Les marxistes estiment que la classe ouvrière organisée est la seule force capable de renverser le système capitaliste dans son ensemble et de le remplacer par une véritable démocratie basée sur les besoins des gens ordinaires : le socialisme. Comment cela se compare-t-il à l’approche de la guérilla des  zapatistes?

    Les Zapatistes ne sont pas nés au Chiapas, mais dans le nord du pays. Ils ont été fondés en 1983 par un petit groupe d’activistes. Ils ont vu le jour en même temps que d’autres groupes de guérilla au Mexique et dans toute l’Amérique latine, qui s’inspiraient de la révolution cubaine et de Che Guevara, ainsi que du maoïsme. La pensée de Che Guevara était elle-même fortement influencée par les mouvements de libération nationale antérieurs, tels que les révolutions bolivarienne et mexicaine. La révolution russe de 1917, qui a renversé le régime tsariste et l’a remplacé par un État contrôlé par les ouvriers et les paysans, a également incité Che Guevara et d’autres guérilleros à lutter pour le socialisme.

    Mais Guevara n’a pas compris le rôle central joué par la classe ouvrière dans la révolution russe, concluant au contraire que le rôle révolutionnaire principal dans les pays coloniaux devait être joué par la paysannerie engagée dans la lutte de guérilla. Cette approche n’a malheureusement jamais abouti à un véritable État ouvrier démocratique, comme l’a connu la Russie avant la contre-révolution bureaucratique de Staline. En Chine et à Cuba, les armées de guérilla ont été en mesure de renverser le capitalisme mais, sans la participation active de la classe ouvrière, elles ont mis en place des gouvernements bureaucratiques dès le départ. Les tentatives de reproduire l’expérience cubaine ailleurs en Amérique latine n’ont même jamais abouti. Au moment où les zapatistes sont entrés en scène, les autres luttes de guérilla de la région, du Nicaragua au Guatemala et au Salvador, se trouvaient dans des impasses aux conséquences tragiques.

    Quelle est la spécificité de la classe ouvrière et pourquoi a-t-elle pu mener une révolution réussie en Russie ? La réponse réside dans le rôle de la classe ouvrière dans la société capitaliste. Dans leur recherche de profits toujours plus importants, les capitalistes ont semé les graines de leur propre disparition en centralisant la production. Le capitalisme a regroupé les travailleurs dans de vastes lieux de travail où ils doivent travailler ensemble pour produire des marchandises et des services, ce qui leur donne non seulement un grand pouvoir pour arrêter ces processus de production massifs, mais les met également en contact étroit les uns avec les autres, ce qui leur permet de discuter de leurs conditions de travail et de s’organiser.

    Cette situation est très différente de celle des paysans et des petits agriculteurs, qui sont généralement plus isolés les uns des autres, travaillant pour produire de quoi vivre (après que les propriétaires fonciers aient prélevé leur part) plutôt que de travailler pour un salaire dans le cadre d’un collectif. Les conditions des paysans les amènent généralement à aspirer à posséder la terre qu’ils travaillent. Les conditions de la classe ouvrière lui laissent entrevoir des aspirations plus lointaines, à savoir la propriété collective des moyens de production. Cet isolement a alimenté l’impasse dans laquelle se trouvait l’ELZN face à l’État mexicain.

    Dans la Russie de 1917, les paysans ont joué un rôle essentiel dans le renversement du régime tsariste, aux côtés des travailleurs, mais, en raison de leur rôle dans la production, ils n’ont pas dirigé la révolution. L’approche de la guérilla inverse cette formule, en posant que la classe ouvrière doit jouer un rôle auxiliaire dans la lutte des paysans. Sa stratégie centrale consiste à créer une force paysanne armée dans les campagnes, l’armée de guérilla s’emparant du pouvoir et prenant ensuite le contrôle des villes ouvrières de l’extérieur.

    La classe ouvrière est la force motrice décisive de la révolution socialiste, mais cela ne signifie pas que c’est elle qui va l’initier. Les luttes de la paysannerie peuvent donner une impulsion importante à la classe ouvrière en l’absence d’une direction combative à la tête du mouvement ouvrier. Mais une transformation socialiste de la société exige en fin de compte que la classe ouvrière prenne le contrôle des usines, des hôpitaux, des écoles et de tous les autres lieux de travail afin d’y établir un contrôle démocratique. La guérilla seule ne peut jamais aboutir à une démocratie ouvrière. C’est précisément là où la stratégie zapatiste de lutte contre le système capitaliste a échoué.

    La guérilla de l’ELZN s’est limitée aux zones paysannes indigènes, à la périphérie de la société mexicaine. Pour renverser réellement le capitalisme, il fallait lier sa lutte à celle de la classe ouvrière mexicaine. Au moment du soulèvement, 73 % de la population mexicaine vivait dans les villes. Les zapatistes bénéficiaient d’un soutien considérable de la part de la classe ouvrière, une opportunité qu’ils auraient dû mettre à profit en appelant à de nouvelles manifestations et actions de grève, en liant les revendications des paysans à celles des travailleurs des villes qui souffraient également de la crise économique et de la répression de l’État. L’establishment politique avait été gravement ébranlé par la crise et les scandales de 1994 et n’a pu s’accrocher au pouvoir qu’en commettant des fraudes électorales. La situation était mûre pour porter de sérieux coups à l’État mexicain. Malheureusement, le véritable potentiel de la classe ouvrière, celui d’arrêter la production et de rompre avec le statu quo, n’a pas été pleinement exploité dans le cadre de la lutte de guérilla de l’EZLN.

    Un nouveau type de lutte ?

    Le mouvement zapatiste a non seulement incité la classe ouvrière mexicaine à mener des actions de masse  mais a également servi de référence à un mouvement international de protestation grandissant contre le néolibéralisme. Ce nouveau mouvement antimondialisation a débuté dans les années 1990 et a culminé avec la bataille de Seattle, une manifestation qui a réuni des travailleurs, des écologistes et des jeunes contre l’Organisation mondiale du commerce en 1999. Dans le sillage de l’effondrement du stalinisme, de nombreux participants à ce mouvement ont vu dans le zapatisme non seulement un renouveau de la lutte contre le capitalisme, mais aussi un type de lutte nouveau qui éviterait les échecs de la génération précédente.

    Pour les travailleurs et les jeunes qui s’opposaient au capitalisme mais étaient devenus sceptiques quant à la capacité d’une révolution ouvrière à transformer la société, les zapatistes parassaient construire une alternative au capitalisme, un village à la fois. Ils ont évoqué l’image d’escargots construisant lentement mais sûrement une nouvelle forme de société, en nommant les centres de ressources de leurs communautés “caracoles”, du mot espagnol pour “escargots”.

    Le mouvement antimondialisation est apparu à un moment où les syndicats et les partis de travailleurs avaient été mis sur la défensive par les politiques néolibérales. La désorientation des organisations ouvrières traditionnelles a donné au mouvement un caractère décentralisé. Les idéologues du mouvement altermondialiste, prenant les zapatistes en exemple, ont présenté cette décentralisation comme un modèle d’organisation supérieure à l’approche léniniste des générations précédentes. En réalité, la décentralisation du mouvement a été une faiblesse qui a empêché son développement en une puissante force internationale. En fin de compte, il a été complètement stopé après l’attentat du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center, qui a ébranlé le monde et fait basculer la politique américaine vers la droite.

    La décentralisation est souvent associée à la démocratie, mais nos mouvements sont en fait moins démocratiques lorsqu’ils ne disposent pas de forums de discussion et de débat centralisés. Pour mener une lutte unie qui réponde aux besoins de tous les travailleurs et de toutes les personnes opprimées, et qui ait finalement le pouvoir de renverser le capitalisme, nous avons besoin de structures de prise de décision collective, non seulement au sein des groupes militants individuels, mais aussi de structures qui rassemblent les travailleurs au niveau national et international au sein de mouvements sociaux plus larges. Le mouvement altermondialiste a manqué de ce type d’approche qui l’aurait aidé à coordonner l’action autour d’un programme unifié de revendications.

    Alors que l’EZLN souligne l’importance de longues périodes de discussion et de prise de décision par consensus au sein des communautés zapatistes, celle-ci n’a pas utilisé cette approche pour organiser un mouvement social plus large afin de remettre véritablement en question le capitalisme, que les zapatistes identifient à juste titre comme la cause première de la pauvreté et de la violence, non seulement au Chiapas, mais dans le monde entier. Plus grave, l’EZLN a refusé de collaborer avec  les syndicats qui, malgré leurs limites, sont un outil essentiel pour permettre à la classe ouvrière de s’organiser sous le capitalisme. Au lieu de cela, ils ont tenté de mettre en place leur propre organisation ouvrière zapatiste, coupant ainsi le dialogue avec le mouvement ouvrier.

    Les appels lancés aux travailleurs dans les villes et au niveau international visaient principalement à soutenir le mouvement au Chiapas, notamment en faisant connaître les atrocités commises par le gouvernement et en collectant des fonds. Il en est résulté une sorte de solidarité diffuse: Les militants hors du Chiapas qui s’inspiraient des zapatistes considéraient que leur rôle n’était pas de décider démocratiquement d’un programme, d’une stratégie et d’une tactique de lutte globale, mais de soutenir passivement le programme, la stratégie et la tactique déjà utilisés par l’ELZN.

    Bien que les zapatistes aient lancé plusieurs initiatives pour impliquer les travailleurs en dehors du Chiapas, ces initiatives ont été des auxiliaires de la construction de leur autonomie. Le mouvement s’est concentré sur la construction d’une alternative au niveau local en se bornant à espérer que leur exemple se répande. L’absence d’un débat plus large sur les tactiques et les stratégies de lutte contre le système capitaliste mondial a paradoxalement rendue centrale l’approche politique “décentralisée” de l’EZLN. Pendant des années, ils ont assumé la direction des luttes indigènes au Mexique. Et alors que le mouvement altermondialiste voyait les modes de fonctionnement des zapatistes comme une nouvelle façon de s’organiser,  leur consèquence a finalement été d’affaiblir la démocratie au sein du mouvement.

    La marée rose

    Après le recul du mouvement antimondialisation dans les années 2000, un nouveau pôle d’attraction anticapitaliste en Amérique latine a vu le jour. un phénomène électoral connu sous le nom de  “vague rose”. Alors que les politiques néolibérales continuaient à faire des ravages dans toute la région, les travailleurs ont répondu par des vagues de protestation. Grâce à ces mobilisations de masse, près d’une douzaine de gouvernements réformistes de gauche sont arrivés au pouvoir en Amérique latine entre 1998 et 2008, promettant d’améliorer la vie des gens ordinaires en mettant fin à l’austérité. Là où l’EZLN mettait en avant la destruction de l’état capitaliste pour mettre fin aux inégalités, la vague rose proposait plutôt de le réformer.

    En réalité, les réformistes de la vague rose ne pouvaient guère faire plus que de l’aménager légèrement et temporairement. Le capitalisme est un modèle économique conçu pour concentrer la grande majorité des richesses entre les mains d’une poignée de personnes et assurer des marges bénéficiaires toujours plus importantes aux actionnaires en dépouillant la classe ouvrière. L’inégalité est inscrite dans l’ADN du système. Bien que les capitalistes et leurs politiciens accordent souvent des concessions à la classe ouvrière lorsqu’ils le jugent nécessaire pour préserver l’existence du système, ces concessions sont toujours minimales et temporaires. Tout au long de l’existence du capitalisme, le fossé entre les riches et les pauvres n’a cessé de se creuser. Des événements ont pu ralentir, voire inverser temporairement cette tendance mais au fil du temps, le fossé est devenu un gouffre.

    Appuyés par des mobilisations de masse, les gouvernements de la vague rose ont pu obtenir des concessions significatives pour les travailleurs et les pauvres pendant l’explosion du prix des matières premières des années 2000. Cependant, lorsque l’économie s’est dégradée, les limites de leur stratégie sont apparues au grand jour. Les gouvernements réformistes ont refusé de s’attaquer de front à la classe capitaliste pour lui faire payer sa crise, préférant en rejeter le coût sur la classe ouvrière et mettre eux-mêmes en œuvre des politiques néolibérales.

    En définitive, la vague rose a permis de détourner les masses des stratégies de mobilisation, là où la classe ouvrière peut le mieux exprimmer son potentiel révolutionnaire, vers des voies électorales moins dangereuses pour les capitalistes. En même temps, elle matérialisait le désir des travailleurs d’avoir une véritable représentation politique, indépendante des partis de l’establishment. Les travailleurs ne peuvent pas éspérer sortir du capitalisme par la seule voie électorale, mais participer aux élections en présentant des candidats indépendants, basés sur des partis ouvriers de masse et d’autres mouvements de la classe ouvrière, est une stratégie importante pour gagner des réformes sous le capitalisme et pour tracer une voie vers le renversement du système capitaliste.

    L’EZLN a refusé toute participation aux élections. Elle a émis des critiques légitimes sur le réformisme et l’électoralisme de la vague rose, mais a adopté une approche sectaire en refusant de considérer la volonté de la classe ouvrière de disposer d’une alternative politique. Lorsque le Mexique a eu la possibilité de connaître sa propre vague rose en 2006, l’EZLN a boycotté l’élection, lançant à la place son “Autre campagne” propagandiste en parallèle. Elle a refusé d’apporter un soutien, même critique, à la campagne d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO), qui représente jusqu’à aujourd’hui le défi le plus important auquel les partis de l’establishment politique aient eu à faire face au cours d’une dominatiin de plus de 80 ans.

    La campagne d’AMLO présentait les mêmes défauts que les gouvernements de la vague rose : il promettait une transformation radicale de la société qui permettrait d’améliorer la situation des classes populaires mais sans rompre avec le capitalisme, en lui donnant simplement “un visage humain”. Il a proposé de financer des programmes sociaux non pas en taxant les riches et en renationalisant les industries d’État, mais simplement en réduisant la corruption du gouvernement. Malgré tous ses défauts, le message de la campagne d’AMLO a séduit de larges pans de la société mexicaine. C’était un pôle d’attraction pour la classe ouvrière mexicaine, que l’EZLN n’avait pas été en mesure d’atteindre pleinement par le biais de ses communiqués au style allégorique et de sa guérilla isolée.

    A cette période, le gouvernement mexicain s’apprêtait à pratiquer des fraudes massives aux élections afin de conserver la mainmise des grandes entreprises sur la société mexicaine, comme il l’avait fait lors des élections de 1999. Un énorme mouvement de protestation a vu le jour pour empêcher le vol des élections au détriment d’AMLO. Même si certains groupes participant à l’Autre Campagne de l’EZLN ont choisi de se joindre à ces manifestations, l’EZLN s’en est abstenu. Cette attitude sectaire à l’égard de ce mouvement a énormément nui à sa réputation et lui a fait perdre une grande partie de l’autorité qu’elle avait conservée depuis le soulèvement de 1994.

    L’establishment politique mexicain a maintenu son emprise sur la société pendant les deux mandats présidentiels suivants, mais les choses ont changé en 2018 lorsque AMLO a mené sa deuxième campagne présidentielle. La lutte de classes ayant atteint un niveau inégalé depuis les années 1980 et la campagne d’AMLO ayant bénéficié d’un soutien record, l’establishment s’est trouvé dans l’incapacité de voler l’élection et AMLO l’a remportée avec 53 % des voix, soit le score le plus élevé de toute l’histoire du Mexique. Montrant à quel point ils étaient déconnectés des masses, en 2018, l’EZLN est revenu sur sa politique d’abstentionnisme mais a redoublé de sectarisme envers AMLO, appelant à un voter pour le candidat du Congrès national indigène, Marichuy.

    L’EZLN avait cependant raison de mettre en lumière les limites d’AMLO. Arrivé presque à la fin de son mandat, AMLO n’a pas été en mesure de faire passer un grand nombre des réformes clés qu’il avait promises pour la “quatrième transformation du Mexique”. Ses tentatives pour trouver un équilibre entre les besoins des travailleurs et les intérêts des grandes entreprises, ainsi que son insistance sur le fait que le chemin de la victoire passe par des négociations avec les partis de l’establishment plutôt que par la mobilisation du soutien massif qu’il conserve, ont paralysé la quatrième transformation promise. Dans le même temps, il a suscité des attentes de la part de la classe ouvrière. De la vague de grèves de 2019 à Matamoros au mouvement féministe qui vient d’obtenir la dépénalisation de l’avortement au niveau national, lorsque AMLO n’a pas été en mesure de concrétiser ses promesses, les travailleurs ont obtenu satisfaction par la lutte de classes.

    Plutôt que d’ignorer AMLO, les révolutionnaires devraient poser des exigences à son gouvernement et se joindre à la lutte pour les obtenir. Il est juste de dire que nous devons sortir des limites du réformisme, mais ces conclusions sont le plus souvent tirées par les travailleurs grâce à leur expérience concrète forgée dans le feu de la lutte. Les masses qui se sont mobilisées dans le cadre de la campagne d’AMLO sont la force la mieux équipée pour s’attaquer aux erreurs et aux trahisons découlant du réformisme d’AMLO. Ce sont ces forces dont l’ELZN s’est isolée en raison de son sectarisme. Nous pensons que les révolutionnaires doivent se tenir aux côtés des travailleurs qui souhaitent que la quatrième transformation d’AMLO devienne une réalité, en luttant pour toutes les réformes possibles dans le cadre du capitalisme comme moyen de construire la lutte pour un changement de système plus large.

    La lutte aujourd’hui

    La situation mondiale actuelle est très différente de la période de mondialisation ou du boom du prix des matières premières pendant la vague rose. L’ère néolibérale s’est achevée pour laisser place à une ère de désordre, caractérisée par des crises incessantes, des rivalités inter-impérialistes accrues, des guerres, des phénomènes d’inflation et des dettes publiques vertigineuses.

    Cette caractérisation d’ère du désordre correspond particulièrement bien à la situation actuelle au Chiapas. En raison de la présence accrue des cartels, des attaques paramilitaires continuelles, de l’accélération de la militarisation et de la destruction de l’environnement alimentée par des mégaprojets comme le  “Mayan Train” d’AMLO, les habitants du Chiapas connaissent une recrudescence des massacres, des féminicides, des violences sexuelles, des enlèvements, des disparitions et des déplacements forcés.

    L’armée américaine et la garde nationale ont été déployées dans la région pour mettre cette situation sous contrôle, mais ne font rien pour mettre fin à la violence des cartels. En réalité, le rôle de l’armée est de renforcer la politique migratoire américaine, de criminaliser les migrants et de fermer les yeux sur la violence des cartels qui est une des causes de l’immigration en provenance d’Amérique centrale. Alors que les républicains américains tentent de négocier des accords avec Biden et les démocrates pour autoriser le financement américain des armées israélienne et ukrainienne en échange d’une augmentation du financement pour la “sécurité des frontières”, nous pouvons nous attendre à la poursuite de la politique d’AMLO. Celle-ci consistant se faire le supplétif de la politique migratoire américaine au Mexique en mobilisant la Garde nationale au Chiapas afin d’empêcher l’immigration. Entre-temps, AMLO a minimisé l’ampleur de la violence au Chiapas, affirmant que la mise en œuvre de programmes sociaux et la présence de la Garde nationale sont des solutions appropriées. Sa politique d’amnistie pour les narcotrafiquants, “des accolades et non des balles”, a échoué à réduire la violence des cartels à l’encontre des communautés mexicaines.

    Dans le contexte de cette escalade de la violence, l’EZLN a dissous ses municipalités rebelles autonomes et ses conseils de bon gouvernement, les remplaçant par une nouvelle structure basée sur des assemblées communautaires qui promettent une démocratie plus directe. Contrairement à ce qu’affirment de nombreux médias, les zapatistes maintiennent que cela ne signifie pas un recul, mais un changement de stratégie pour faire face à la violence. L’amélioration de la participation démocratique des communautés zapatistes peut jouer un rôle positif, mais n’aura qu’un effet limité sur la spirale de la violence dans la région aux mains de bandes criminelles massives qui opèrent en collusion avec les autorités locales.

    Pour garantir la sécurité des communautés, la classe ouvrière et les paysans doivent s’unir dans la lutte autour d’un programme qui s’attaque aux racines économiques de la participation au crime organisé. Les programmes d’aide sociale d’AMLO ont profité aux travailleurs de tout le pays, mais ils ne vont pas assez loin. Une autre stratégie d’AMLO a consisté à “stimuler l’investissement” et la création d’emplois dans le sud du Mexique par le biais de mégaprojets tels que la ligne ferroviaire Mayan. Cependant, les grands projets d’infrastructure profiteront en fin de compte surtout aux patrons des chemins de fer et de la construction, sans changer véritablement les conditions de vie de la classe ouvrière et des pauvres. Les travailleurs mexicains ont besoin d’une éducation gratuite et de qualité pour tous, de soins de santé universels et gratuits et de logements abordables, le tout financé par la taxation des riches. La lutte pour mettre fin à la violence et garantir un meilleur niveau de vie aux Chiapanèques dans les territoires zapatistes et les autres zones rurales, ainsi que dans les villes, nécessitera la mobilisation de l’ensemble de la classe ouvrière mexicaine, en lien avec des mouvements similaires à l’échelle internationale, dans la lutte pour un monde nouveau organisé dans l’intérêt des gens ordinaires, et non des milliardaires.

  • Les sœurs Mirabal et les origines de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes

    La journée du 25 novembre, Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, fut instituée par une résolution des Nations Unies en 1999. Toutefois cette journée avait déjà une importance régionale bien auparavant, ayant été établie lors de la première rencontre féministe continentale d’Amérique Latine et des Caraïbes à Bogota en 1981.(1)

    Par Christian (Louvain)

    Le 25 novembre rappelle la date de l’assassinat des sœurs Mirabal, tuées en 1960 par la dictature de Trujillo en République Dominicaine. Aujourd’hui méconnue, cette dictature était à l’époque réputée parmi les plus ignobles des Amériques. Au début des années ‘80, à une époque où de nombreux pays de la région subissaient le joug de dictatures militaires, ce choix n’est pas fortuit. Les sœurs Mirabal ne peuvent être réduites à de simples victimes d’un crime abominable : c’étaient des militantes politiques en lutte pour les droits démocratiques.

    Il est particulièrement intéressant de se pencher sur cet épisode dans son contexte historique compte tenu du rôle moteur et des grands sacrifices faits par les jeunes femmes dans des mouvements de masses actuels tel qu’au Myanmar ou en Iran. Dans l’Amérique latine d’aujourd’hui, des militantes sont également encore souvent la cible de féminicides.

    Impérialisme et dictature

    Pour assurer le remboursement de la dette nationale, les États-Unis occupèrent la République dominicaine de 1916 à 1924. Haïti, voisine, subit une occupation des marines pour le même motif de 1915 à 1934. Cuba, le Nicaragua et le Honduras connurent également des interventions similaires. Les États-Unis maintinrent un contrôle direct sur les finances et les douanes de la République dominicaine jusqu’en 1940. Ils laissèrent le pays dans de bonnes mains. Trujillo, qui avait pris le pouvoir au début de la crise économique mondiale était l’homme qu’il fallait pour garantir la stabilité politique, l’équilibre budgétaire et les intérêts économiques américains.

    Tout comme le fondateur de la dynastie Somoza au Nicaragua, Rafael Leónidas Trujillo Molina (1891-1961), d’origine modeste, reçut une formation militaire des marines états-uniens lors de leur occupation du pays. Devenu chef de la garde nationale, Trujillo prit le pouvoir par un coup d’Etat lors des élections de 1930. Seulement deux fois officiellement président durant ses 31 années au pouvoir, Trujillo gouverna la plupart du temps en tant que figure militaire imposante derrière des présidents fantoches ; notamment son propre frère ainsi que l’intellectuel Joaquín Balaguer (1906-2002).

    Le ‘Generalissimo’ établit un culte de la personnalité à son profit. Reconstruite après un tremblement de terre, la capitale Santo Domingo fut rebaptisée Ciudad Trujillo. Une province et le plus haut sommet du pays furent également renommés en son honneur. Son règne, celui d’un caudillo aux tendances fascistes, fut marqué par la terreur. Son service secret, le Servicio de Inteligencia Militar (SIM), était connu pour traquer ses opposants jusque dans leur exil. Le bilan de ses 31 années au pouvoir pourrait s’élever à 50.000 morts.

    La pire atrocité orchestrée par Trujillo fut le massacre des migrant.e.s haïtiens en 1937. La quasi-totalité de la population d’origine haïtienne fut soit tuée (entre 17.000 et 35.000 personnes) ou forcée de fuir. Dans le contexte de la crise économique, la main d’œuvre haïtienne était moins recherchée. De plus, Trujillo voulait consolider son contrôle sur la région frontalière. Trujillo justifia le bain de sang ultérieurement par la thèse d’un antagonisme national (voir racial) entre les deux peuples, une thèse basée entre autres sur le fait que Haïti avait occupé son voisin durant la première moitié du 19ème siècle.(2)

    En revanche, pour améliorer sa mauvaise réputation et surtout afin de « blanchir » la population dominicaine Trujillo se montrât ouvert aux migrant.e.s venus d’Europe et même du Japon. La République Dominicaine fut un des rares pays à accepter des réfugié.e.s juif.ve.s. Des milliers de réfugié.e.s espagnol.e.s furent également accueilli.e.s. Nombre d’entre elles et eux finirent toutefois à leur tour assassiné.e.s par le régime dominicain.(3)

    Les sœurs Mirabal

    Propriétaire d’une ferme et de plusieurs commerces, la famille Mirabal était de classe moyenne aisée et habitait une région côtière au nord du pays. Elle comptait quatre filles : Patria (1924-1960), Bélgica Adela « Dede » (1925-2014), Minerva (1926-1960) et Maria Teresia (1936-1960). Dede s’est tenue à l’écart de la politique et fut la seule à voir de vieux jours. Elle s’occupa des orphelin.ne.s et a défendu la mémoire de ses sœurs. Chose exceptionnelle à l’époque, Minerva et Maria Teresia eurent l’opportunité de poursuivre des études universitaires. Minerva, la plus politiquement engagée, fut la première femme du pays à terminer des études de droit.

    A l’université, Minerva rencontra son futur mari Manolo Tavárez Justo (1931-1963). Fils d’un riziculteur de taille moyenne et étudiant en droit il était un fervent ennemi de l’impérialisme américain. Le couple vint à admirer Fidel Castro. Il est à noter que jusqu’en 1961, Fidel Castro poursuivit essentiellement une politique de démocrate radical qui envisageait certes des réformes sociales mais aucunement des bouleversements plus profonds.

    En 1949, Minerva fut personnellement confrontée à Trujillo. Lors d’une fête à laquelle sa famille (et surtout elle) fut contrainte d’assister elle refusa les avances sexuelles du tyran. La famille quitta les lieux. Cet affront à Trujillo, machiste et prédateur sexuel notoire, ne fut pas sans conséquences pour Minerva et sa famille. Son père fut emprisonné et Minerva ne put jamais exercer son métier d’avocate.

    En juin 1959 une expédition armée composée majoritairement d’exilés dominicains fut envoyée par Fidel Castro qui avait renversé le dictateur Batista seulement quatre mois plus tôt à Cuba. L’aventure s’est terminée en moins d’une semaine par une déroute totale. Les quelques survivants furent torturés puis fusillés. Le Mouvement du 14 Juin (MJ14), mouvement dédié à mettre fin à la dictature de Trujillo, fut établi en honneur de ces martyrs. Le mari de Minerva devint le président du mouvement et le mari de Maria Teresia son trésorier. Dès le début, les sœurs ont occupé une place de premier plan dans la lutte clandestine sous le nom de code « mariposas » (papillons). Patria offrit sa maison pour des réunions, tandis que Minerva et Maria Teresa cachèrent des armes et fournirent abri et nourriture à ceux qui fuyaient la répression. Plus que cela, ces dernières étaient activement impliquées dans la planification de la lutte. Aussi, toute la famille fut-elle mobilisée dans la distribution de tracts dénonçant les crimes du régime. Le mouvement attira ainsi de nombreux.ses jeunes dominicain.ne.s issu.e.s de la classe moyenne y compris des étudiant.e.s.

    Plus d’une centaine de membres du MJ14 finirent par être arrêté.e.s y compris Minerva, Maria Teresia, leurs maris respectifs, ainsi que le mari et le fils de Patria. Leurs propriétés furent confisquées et la maison de Patria incendiée. Torturées et condamnées à cinq ans de prison pour « atteinte à la sécurité de l’État » Minerva et Maria Teresia furent toutefois relâchées. Fort conscientes du danger qu’elles courraient, les trois sœurs continuèrent néanmoins à tenir tête au régime.

    Trujillo ne pouvait admettre que des femmes lui soient dangereuses, d’où leur sortie de prison. Toutefois, leur refus obstiné de se soumettre était un défi particulièrement cinglant. Elles représentaient une subversion des rôles de genre dans une société encore profondément traditionnelle et machiste.(4)

    Le dictateur finit par faire recours à un traquenard pour se débarrasser des Mariposas. Deux des trois maris détenus furent transférés à une prison plus lointaine. La route pour aller leur rendre visite était longue et peu fréquentée. Le 25 novembre 1960, des agents du SIM interceptèrent les trois femmes et leur chauffeur. Tou.te.s furent battu.e.s à mort. Le SIM a tenté de simuler les assassinats par un accident de voiture, ce qui n’a trompé personne. Ce crime odieux ne fit qu’alimenter l’indignation contre Trujillo.

    La fin de Trujillo et la défaite de la gauche

    Au moment de l’assassinat des sœurs Mirabal, les choses allaient déjà mal pour Trujillo. En juin 1960, Trujillo avait tenté de faire assassiner le président vénézuélien Betancourt. Celui-ci avait oser accueillir des opposant.e.s dominicain.ne.s. Par la suite, le Venezuela obtint des sanctions contre Trujillo via l’Organisation des États américains (OEA). Alors que Washington résistait aux pressions visant à imposer des sanctions économiques (notamment concernant l’importation de pétrole) sur la République dominicaine, Trujillo devint un obstacle diplomatique aux efforts américains visant à obtenir un consensus autour de l’isolement de Cuba. L’emprise personnelle croissante du dictateur sur l’économie dominicaine (par exemple 60% de la culture sucrière) devenait également un obstacle aux investisseurs États-uniens. Tant donné le mécontentement croissant, les autorités américaines s’inquiétaient aussi concernant le type d’opposition qui pourrait prendre le pouvoir.(5) Il fallait absolument éviter à tout prix un autre Cuba.

    Le 30 mai 1961, Trujillo mourut dans une embuscade sous une pluie de balles. Ses assassins appartenaient à son propre appareil de sécurité et avaient reçu des armes de la CIA. Ramfis, le fils du dictateur, massacra les conspirateurs presque jusqu’au dernier. Une lutte pour le pouvoir opposa Ramfis à ses oncles. Finalement, tous furent forcés de quitter le pays et le pouvoir tomba aux mains de Joaquín Balaguer, président jusque-là fantoche. Une grève générale de 12 jours en novembre-décembre 1961, grève reprise janvier 1962, força la démission du Président Balaguer du pouvoir et la tenue d’élections démocratiques en décembre 1962.(6)

    Juan Bosch (1909-2001) et son parti de centre-gauche, le Parti Révolutionnaire Dominicains (PRD), remportèrent aisément les élections avec près de 60% des votes. Une nouvelle constitution libérale devait garantir les droits démocratiques et syndicaux. Il était question de séparation entre l’Eglise et l’Etat, d’une forte restriction du rôle politique des forces armées, de droits civils et d’une restriction des droits de propriété par rapport aux droits individuels, de réforme agraire. Le danger pour l’ordre établi ne résidait pas dans la radicalité du gouvernement de Bosch mais dans l’espoir qu’il risquait de produire au sein des masses. La droite dominicaine et les USA accusèrent Bosch de complaisance envers le communisme.

    Le 25 septembre 1963, après seulement 7 mois au pouvoir, Bosch fut renversé par un coup d’État et remplacé par une junte. Manolo Tavárez Justo, veuf de Minerva, relâché de prison en 1961, avait apporté un soutien critique au gouvernement Bosch. Son Mouvement Révolutionnaire du 14 Juin ouvrit plusieurs fronts de guérilla pour résister au putsch. Ce recours à la lutte armée fut assez désastreux. Tavárez Justo fut exécuté en décembre 1963 ensemble avec plusieurs compagnons après s’être rendu. En avril 1965, il y eut un soulèvement plus large de civils et militaires, dit «constitutionnalistes», en soutien à Bosch. Cette fois, les combats ne furent pas confinés à de lointains maquis mais furent concentrés dans les rues de la capitale. Le soulèvement connu un certain succès ce qui entraîna une intervention des marines. Il s’agissait de la première intervention militaire directe des États-Unis dans l’hémisphère depuis 30 ans.

    Joaquín Balaguer, l’ancien protégé de Trujillo gagna les élections présidentielles de 1966. Bosch, son adversaire, s’était limité à une campagne discrète par crainte de la répression militaire. Ses trois premiers mandats (1966-1978) furent marqués par la poursuite de la terreur d’État, causant des milliers de morts supplémentaires. Le PRD social-démocrate parvint enfin au pouvoir en 1978 mais finit par trahir la classe travailleuse et imposer des politiques d’austérité.

    Un bilan

    Dans les vies des sœurs Mirabal se retrouvent des éléments féministes tels que le dépassement d’obstacles professionnels ou sociaux ou encore des éléments de « MeToo ». Toutefois, sur l’ensemble, la lutte des sœurs Mirabal s’inscrit moins dans les différentes phases du mouvement féministe mondial que dans la lutte démocratique et par extension anti-impérialiste de l’Amérique latine et des Caraïbes. L’histoire des ‘Mariposas’ est aussi emblématique de l’apparition des femmes comme agents historiques dans une société encore profondément patriarcale et machiste.

    Si elles avaient échappé aux sbires de Trujillo, les sœurs Mirabal seraient-elles allées plus loin dans leur poursuite de l’exemple Castriste? Fidel Castro, poussé par les masses et l’impérialisme américain, finit par adopter le modèle de Moscou, le modèle d’une économie socialisée mais dont la planification était bureaucratique plutôt que démocratique.

    Une des tragédies de l’histoire dominicaine fut l’état relativement moins développé de ses traditions de lutte ouvrière, de ses traditions socialistes. Cuba avait déjà connu la grève générale en 1935, avait un parti communiste depuis 1920, une opposition trotskiste depuis les années ‘30. En contraste, le mouvement ouvrier dominicains ne semble avoir pris son essor qu’après la mort du tyran. Des exilé.e.s espagnol.e.s n’y fondèrent un parti communiste qu’en 1944. Celui-ci fut sévèrement réprimé. Sans une intervention décisive de la classe ouvrière, des luttes démocratiques et anti-impérialistes de type-guérilla avait peu de chance de succès et les réformistes étaient moins contraint à prendre des mesures réellement révolutionnaires.

    Les ‘Mariposas’ restent un exemple de lutte courageuse face à l’oppression dictatoriale et patriarcale. Aujourd’hui les femmes qui rentrent en lutte ont le bénéfice des vagues féministes successives qui les ont précédées et ainsi que d’une classe travailleuse plus forte. Il y a de quoi bâtir un féminisme socialiste et révolutionnaire à la hauteur des défis de notre époque.

    1) https://www.cairn.info/journal-actuel-marx-2007-2-page-36.htm%C3%82%C2%A0

    2) https://clacs.berkeley.edu/dominican-republic-bearing-witness-modern-genocide     

    3) https://albavolunteer.org/2010/07/dominican-republic-commemorates-arrival-of-spanish-refugees/

    4) https://www.csustan.edu/sites/default/files/groups/University%20Honors%20Program/Journals/mendoza.pdf    

     5) https://www.archives.gov/files/research/jfk/releases/2018/176-10033-10152.pdf     

    6) https://nvdatabase.swarthmore.edu/content/dominican-citizens-general-strike-free-democratic-elections-1961-1962

  • Triomphe électoral de l’extrême droite en Argentine

    Ne nous laissons pas paralyser par la peur, organisons-nous et luttons !

    Lorsqu’il a été officiellement confirmé que le candidat d’extrême droite Javier Milei avait remporté les élections primaires ouvertes, simultanées et obligatoires (PASO, qui définissent les partis habilités à se présenter aux élections nationales) avec plus de 30 %, la surprise était grande parmi les analystes politiques. Ceux-ci s’attendaient à ce qu’il soit battu.

    Par Marcos Ariel (ASI-Argentine)

    L’autre grand perdant est le péronisme sous ses différentes formes, ralliés à la candidature de l’actuel ministre de l’économie Sergio Massa. La défaite de la coalition péroniste rebaptisée Unión por la Patria était prévisible, même si Massa aspirait à être le candidat le plus populaire, ce qui n’est clairement pas le cas. Ils sont arrivés en troisième position avec 27,27 %, ce qui en fait l’une des pires élections de l’histoire du péronisme.

    Le Frente de Izquierda y de Trabajadores-Unidad (FIT-U), qui aspirait à occuper une partie de l’espace laissé par la débâcle péroniste en augmentant son nombre de députés, a connu un résultat électoral médiocre, stagnant avec 2,65 %, un pourcentage légèrement inférieur à celui des élections présidentielles de 2019. Dans plusieurs provinces, il n’a pas dépassé le seuil électoral de 1,5 % qui détermine qui pourra présenter des candidats aux élections générales du 22 octobre.

    Ces résultats s’inscrivent par ailleurs dans un contexte de fort absentéisme : seuls 69% des électeurs se sont rendus aux urnes.

    Le résultat de l’élection, à savoir une quasi-égalité entre les trois candidats Milei, Bullrich et Massa, rend l’issue des élections d’octobre incertaine et aggrave la crise politique au sommet. La victoire de Milei soulève beaucoup d’incertitudes pour la bourgeoisie, car il est peu probable qu’il puisse mettre en œuvre son programme réactionnaire sans déclencher une rébellion populaire. Au-delà du résultat d’octobre, ces élections signifieront probablement la fin du bi-collaborationnisme avec lequel les capitalistes ont gouverné le pays au cours des dernières décennies autour du péronisme et de la droite. L’aggravation de l’austérité et l’attaque contre les conditions de vie déjà détériorées de la classe ouvrière seront plus importantes, quel que soit le prochain président.

    La colère canalisée par la droite

    Il ne fait aucun doute que la victoire de Milei suscite beaucoup d’inquiétude parmi les travailleurs et les jeunes les plus impliqués dans la lutte, qui doivent tirer les meilleures conclusions pour interpréter correctement cette situation, se préparer à intervenir dans la lutte de classe qui s’approfondira sans aucun doute au cours de la prochaine période et ne pas céder aux pressions du péronisme qui demandera une fois de plus de voter pour un candidat de droite afin d’éviter qu’un autre candidat de droite ne l’emporte.

    Bien que le vote pour Milei exprime un aspect de soutien programmatique de la part d’un secteur plus conservateur et rétrograde de la société, ce qui est fondamental, c’est qu’il s’agit d’un vote qui exprime la colère et la rage face à la situation sociale critique en vigueur dans le pays. Avec sa rhétorique contre la caste politique, il a été perçu comme un rebelle anti-système par des couches larges de la société, en particulier la jeunesse qui a utilisé son vote pour punir le péronisme et l’opposition de droite qui ont gouverné ces dix dernières années en alternance et qui sont responsables de la crise. Ils sont certains qu’avec l’une ou l’autre des deux coalitions majoritaires, leur vie ne s’améliorera pas et ils considèrent Milei comme l’espoir de quelque chose d’autre, peut-être. Ce n’est pas un hasard si celui-ci s’est approprié habilement le slogan de l’argentinazo, le soulèvement de masse qui a secoué l’Argentine en 2001 : « Qu’ils s’en aillent tous ».

    D’autre part, il apparaît avec une proposition économique concrète : la dollarisation de l’économie. Dans un pays dépendant du dollar américain, sa proposition est interprétée comme synonyme de stabilité, de pouvoir d’achat et de qualité de vie.

    Ce sont les deux thèmes centraux qui lui ont permis d’atteindre une grande partie de la classe ouvrière et de la classe moyenne inférieure, principalement des jeunes âgés de 16 à 30 ans, en majorité des hommes, sans attente de progrès d’aucune sorte, souffrant du manque de travail et de l’instabilité d’emploi.

    La responsabilité de la progression de l’ultra-droite n’incombe toutefois pas aux jeunes, mais à ceux qui leur ont volé leur avenir. Les responsables sont à la Casa Rosada (La Maison rose, le siège du pouvoir exécutif argentin). Le péronisme et ses différents secteurs avait promis en 2019 de revenir au pouvoir pour stopper la droite, enquêter sur la fraude de la dette extérieure et transformer la vie des gens. Au lieu de cela, ce gouvernement « de gauche » co-gouverne avec le FMI avec pour conséquence que 40% de la population vit dans la pauvreté, avec un taux d’inflation de 113% et une dévaluation du dollar à plus de 700 pesos (lorsque Alberto et Cristina Fernández ont pris le pouvoir, le dollar valait 70 pesos).

    Cet aspect est fondamental pour comprendre pourquoi la colère s’est exprimée à droite et non à gauche. Ce n’est pas par hasard que Milei a attaqué le socialisme et la gauche, en identifiant ce gouvernement comme socialiste. Mais si Milei devient finalement président et tente de mettre en œuvre son programme d’austérité brutale et de suppression des droits démocratiques, ces jeunes de la classe travailleuse l’accompagneront-ils sur cette voie ?

    Un glissement vers la droite, oui, mais un glissement électoral

    L’identification du gouvernement kirchneriste à la gauche, au communisme, au socialisme, au féminisme, etc. a permis à Milei et à JxC de débattre des droits sociaux concernant l’avortement, les droits humains, les piquets de grève et les communautés indigènes. Une grande composante idéologique de droite existe aussi dans les votes exprimés en faveur de Milei, mais c’est aussi le cas pour Bullrich. Ils représentent à eux deux  plus de 11 millions de votes. Tous deux veulent mettre fin au droit de grève et mettre en œuvre de nouvelles mesures d’austérité. Et bien qu’il soit clair qu’il y a un changement électoral à droite, cela ne doit pas être automatiquement considéré comme synonyme d’un changement à droite dans la société. Il est difficile de le transmettre dans la lutte des classes et c’est bel et bien cela qui sera en fin de compte déterminant pour l’avenir de la classe ouvrière.

    Le fait que le vote en faveur de Milei soit un moyen de punir la caste dirigeante est illustré par le fait qu’il a gagné non seulement dans 16 des 24 provinces, mais aussi dans celles qui ont connu des luttes sociales d’ampleur. Il a par exemple remporté 40% à Jujuy, où une grande rébellion populaire a affronté le gouverneur de droite Gerardo Morales, candidat à la vice-présidence de Rodriguez Larreta, qui voulait réformer la constitution provinciale pour enlever les terres riches en lithium aux communautés indigènes et les céder à des entreprises étrangères. Lors des récentes élections provinciales, où le vote de Milei n’existait pas, le FIT avait obtenu de très bons résultats en battant même le péronisme.

    Son meilleur résultat a été obtenu dans la province de Salta où il a gagné 50% des voix. Dans cette province, il y a trois mois à peine, une grande grève des enseignants a été brutalement réprimée par le gouverneur Gustavo Saenz, un allié de Sergio Massa.

    Dans le Chubut, où a eu lieu une énorme rébellion pour la défense de l’eau contre l’exploitation minière, l’extrême droite a également gagné.

    Même dans des provinces historiquement péronistes comme Tucumán, où le parti au pouvoir a remporté les élections provinciales il y a un mois, il a également gagné à Santa Cruz, un bastion du kirchnerisme, qui, pour la première fois en 32 ans, a perdu le pouvoir provincial.

    En quelques semaines, dans ces provinces, les enseignants, les travailleurs, les communautés indigènes sont-ils vraiment passés à droite et ont-ils soutenu un programme de privatisation de l’éducation et de la santé publique, de cession du lithium et d’autres biens communs ?

    Il y a sans aucun doute un élément d’opposition réactionnaire à ces luttes qui a été canalisé dans le vote pour deux variantes d’extrême droite que sont Patricia Bullrich et Javier Milei. Mais ce qui est fondamental, c’est que ce dernier a été utilisé comme un outil électoral pour punir le gouvernement national et JxC.

    C’est important pour déterminer qu’au cas où il deviendrait président et mettrait en œuvre son programme d’attaque contre la classe ouvrière, il serait difficile pour ses électeurs de le soutenir. Il ne dispose pas non plus d’une structure de parti nationale pour pouvoir contenir la colère. Contrairement à Trump ou Bolsonaro, il n’a pas de parti ou de secteur comme l’armée pour le soutenir. Il ne compte pas non plus sur la structure des églises évangéliques qui ne font pas partie de son parti. Cette faiblesse s’est constatée lors des premières élections provinciales où il a obtenu des résultats terribles.

    Le péronisme s’enfonce, mais respire encore

    Le péronisme a connu les pires élections de son histoire et se retrouve pour la première fois en troisième position. S’il a été battu au niveau national, il a évité la défaite grâce à sa victoire dans la province stratégique de Buenos Aires. En outre, la mauvaise élection de Juntos por el Cambio, qui n’a qu’un point d’avance, leur donne l’espoir de pouvoir renverser la situation pour le mois d’octobre, d’arriver au second tour et de rester au pouvoir. Pour cela, ils utiliseront toutes les ressources économiques de l’État pour faire voter une partie des 30 % d’électeurs qui se sont absentés et, fondamentalement, ils attiseront la peur du monstre fasciste, comme ils l’ont fait lors des élections de 2019. Il y aura une forte pression pour voter pour le moindre mal, Massa.

    Tous ces calculs sont inutiles si la crise sociale n’est pas abordée, et à cet égard, le péronisme au pouvoir n’apporte aucune réponse. Au contraire, au lendemain des élections primaires, le ministre et candidat Sergio Massa a décrété une dévaluation de 22% du dollar officiel, qui s’est rapidement répercutée sur les prix des produits de première nécessité. Ainsi, par exemple, le prix des médicaments a augmenté de 25 %, celui des carburants de 12 %, celui des aliments de 15 %, celui de la viande de 60 % et celui du pain de 20 %. Ces augmentations de prix s’ajoutent aux augmentations de prix cumulées pour l’année, de sorte qu’à la fin de l’année, l’inflation devrait être supérieure à 200 %. Les services tels que les transports publics, l’électricité et le gaz augmenteront également. Les annonces d’accords de prix stables avec les entreprises alimentaires et les grands supermarchés ne se concrétisent pas.

    C’est la réalité dont souffre la classe ouvrière et la campagne de peur risque de ne pas fonctionner et le second tour se jouera entre Milei et Bullrich.

    Il est évident que Milei risque de l’emporter, mais en même temps, le candidat du péronisme est un homme de droite qui, en plus d’être celui qui applique les mesures d’austérité brutales dont souffre le peuple et qui, dans ses premières déclarations, s’est opposé au droit de grève en critiquant les grèves des enseignants, est également un ancien dirigeant de l’Ucedé (un parti de droite pro-dictature aujourd’hui disparu) et un représentant direct de l’ambassade étatsunienne. Le péronisme demandera à la classe ouvrière de voter pour son propre bourreau.

    La meilleure façon d’empêcher l’ultra-droite d’arriver au pouvoir ou, si elle y arrive, de l’empêcher de mettre en œuvre ses projets, est de lutter dès maintenant contre le FMI et les mesures d’austérité du gouvernement, nous ne pouvons pas attendre octobre comme tentent de le faire les dirigeants syndicaux péronistes ou la gauche populaire qui fait partie d’Unión por la Patria (Union pour la Patrie). La tactique consistant à rejoindre le péronisme pour le “changer de l’intérieur” a échoué avec Alberto et échoue avec Massa qui, dans ses premières déclarations post-électorales, s’est prononcé contre le droit de grève.

    Les résultats du Frente de Izquierda y de Trabajadores-Unidad sont médiocres

    L’effondrement du péronisme ne s’est pas traduit par une croissance de la gauche. Sur les 6 millions de voix que le péronisme a perdues en quatre ans, aucune n’est allée à la gauche révolutionnaire, principalement regroupée au sein du Frente de Izquierda y de Trabajadores-Unidad (Front de gauche et des travailleurs – Unité). Comme nous l’avons souligné plus haut, le vote punitif, rebelle et anti-système s’est porté sur Milei.

    La crise interne du FIT l’a empêché de voir que le monstre grandissait. L’inévitable conflit entre deux listes, d’une part Myriam Bregman – Nicolás del Caño (tous deux du PTS) qui l’ont emporté sur la liste menée par Solano-Ripoll (Partido Obrero et MST), leur a fait oublier Milei, qu’ils ont minimisé, et d’autre part les différences n’ont pas été clairement expliquées aux électeurs de gauche.

    Mais le facteur décisif de la stagnation et de la régression électorale est dû à l’incapacité des forces qui composent le Front, qui existe depuis 10 ans, à créer une force qui aille au-delà des élections, qui agisse dans l’unité au sein des luttes quotidiennes de la classe ouvrière et qui soit une référence pour les milliers de militants qui ne font partie d’aucune des forces qui composent la FIT-U. Une telle organisation aurait la capacité de s’adapter à l’évolution de la situation et à l’évolution de la société. Une telle organisation aurait la capacité d’affronter Milei et tous les défenseurs du capitalisme.

    Ce débat, qui a été soulevé de manière positive par le PO et le MST. Il s’est reflété dans la plénière de la gauche convoquée à Buenos Aires en juillet et doit être suivi de nouvelles plénières et d’appels à l’organisation de militants dans tout le pays.

    Les bilans faussement optimistes, principalement de la part du PTS, qui voit une “consolidation des électeurs”, des pourcentages élevés dans des endroits spécifiques et une “victoire éclatante” dans les élections internes, ne servent pas la tâche de rassembler dans l’unité tous ceux qui veulent affronter les trois candidats de l’austérité.

    Les membres du FIT-U doivent réfléchir et changer non seulement en vue des élections d’octobre pour essayer de gagner le plus de voix possible, mais fondamentalement pour se préparer à la période qui s’ouvre et qui sera faite d’attaques toujours plus grandes contre la classe ouvrière. Il faut mettre de côté le faux optimisme et le pédantisme et organiser la résistance.

    Milei, Bullrich et Massa passeront, mais la colère et la rage resteront. La gauche sera-t-elle à la hauteur des futures rébellions des masses argentines indignées ?

    L’avenir est à l’organisation et à la lutte

    Quiconque croit qu’une victoire de Milei ou de Bullrich en octobre marquera la fin de l’histoire se trompe. La classe ouvrière argentine a derrière elle une grande tradition de lutte. Elle l’a récemment démontré lors de la manifestation de Jujuy, de la grève des enseignants à Salta ou des immenses mobilisations populaires à Chubut et à Mendoza pour la défense de l’eau.

    Nous sommes le pays du Ni Una Menos et de la marée verte (pour le droit à l’avortement), de la lutte pour le mariage égalitaire et des grandes mobilisations de femmes, du Nunca Más et des procès de féminicides, qui se poursuivent encore aujourd’hui, des mères et des petits-enfants retrouvés, le pays du grand mouvement piquetero (mouvement de masse des chômeurs) et de la classe ouvrière organisée. En bref, nous sommes le pays de l’argentinazo, dont les braises couvent encore et brûleront à nouveau tôt ou tard dans la classe ouvrière et les masses argentines. Cette tradition de lutte et de droits conquis ne sera pas facilement effacée par Milei, Bullrich ou Massa. Notre force réside dans la rue et la lutte.

    La rébellion de Jujuy nous montre l’avenir, quel que soit le vainqueur, nous devrons nous battre pour nos droits et pour avoir une vie digne d’être vécue. Ne vous laissez pas paralyser par la peur de l’avancée de l’ultra-droite, organisez-vous et battez-vous !

    C’est pourquoi nous construisons une organisation révolutionnaire en Argentine dans le cadre d’une organisation internationale qui rassemble des militants du monde entier, appelée Alternative socialiste internationale (ASI). La lutte contre l’extrême droite ne concerne pas seulement notre pays, mais aussi d’autres pays. Nous luttons contre la guerre et le fascisme, pour les droits des personnes LGBTIQ+ et le féminisme socialiste, pour la défense contre le changement climatique. Toujours ensemble avec la classe ouvrière pour organiser une révolution qui détruira ce système capitaliste et amènera au pouvoir ceux qui n’ont jamais gouverné auparavant : les travailleurs.

    Juntos por el Cambio : Coalition de droite formée en 2019, précédemment appelée Cambiemos. Elle comprend PRO, le parti de l’ancien président Macri, qui gouverne la ville de Buenos Aires depuis 2007, l’Union civique radicale, qui était au pouvoir lorsque l’Argentinazo a éclaté, ainsi que des péronistes de droite. C’est en tant que coalition qu’ils ont gouverné le pays entre 2015 et 2019.

    Le péronisme. D’abord appelé Partido Justicialista ou justicialismo, il s’agit du mouvement politique fondé par l’ancien président Juan Domingo Perón dans les années 1940 pour contenir la classe ouvrière en lui concédant divers droits sociaux. Il existe de nombreuses variantes du péronisme, mais on peut le diviser en deux groupes : d’une part, le secteur conservateur pro-patronal et, d’autre part, le secteur progressiste.

    Frente de Izquierda y los Trabajadores – Unidad. (Front de gauche et des travailleurs – Unité.) Formé en 2011 en tant que coalition électorale des quatre plus grands partis trotskystes : le PTS, le Partido Obrero, Izquierda Socialista et le MST (qui les ont rejoint lors des élections de 2019).

    Kirchnerisme. Secteur péroniste fondé par l’ancien président Nestor Kirchner en 2003 après l’explosion du péronisme due à la rébellion de 2001 dite “el argentinazo”. Avec une politique de redistribution des richesses et une rhétorique pro-droits humains et, dans certains cas, anti-impérialiste, le kirchnérisme a réussi à rassembler un large secteur de la classe ouvrière et de l’avant-garde de la jeunesse combative. Il a dirigé le pays de 2003 à 2015 et, depuis 2019, il occupe la vice-présidence du pays avec sa dirigeante Cristina Fernandez.

  • Brésil. Contre les putschistes : mobilisation générale pour nos droits et un changement radical !

    Texte du tract distribué par LSR (Liberdade, Socialismo e Revolução, ASI-Brésil) lors des manifestations anti-coup d’Etat du 9 janvier 2022

    Les violents troubles perpétrés par la horde bolsonariste dimanche à Brasilia doivent être fermement répudiés par toutes et tous. Bolsonaro doit lui-même être tenu pour responsable avant tout, et il doit payer pour sa campagne de coup d’État. Mais ce n’est pas tout.

    Les événements de Brasilia devraient également servir à ouvrir les yeux de celles et ceux qui ont sous-estimé la gravité du moment que nous traversons et la nécessité d’une mobilisation indépendante de la classe ouvrière pour contenir l’extrême droite.

    Ils devraient également convaincre les gens une fois pour toutes que c’est une erreur de compter sur le fonctionnement supposé « normal » des institutions comme moyen de contenir la menace bolsonariste d’extrême droite.

    Ces institutions n’ont pas fonctionné pour contenir des attaques comme celles de dimanche. Ou peut-être vaut-il mieux dire qu’elles ont fonctionné comme elles le font toujours : d’une main de fer contre les travailleurs pauvres, noirs et en lutte et avec inaction, négligence ou connivence lorsqu’il s’agit de la droite et des laquais des grandes entreprises et de l’agrobusiness.

    L’assaut de la place des « trois pouvoirs » (le Palais présidentiel, le Congrès et la Cour suprême) à Brasilia a bénéficié de la collaboration active de la police du district fédéral, de son secrétaire à la sécurité publique (l’ancien ministre de Bolsonaro, Anderson Torres) et même du gouverneur, Ibaneis Rocha, lui-même. Y a-t-il une surprise dans tout cela ?

    Ibaneis et la police du district fédéral avaient déjà démontré auparavant leur connivence avec les putschistes. Leur absence criminelle face aux attentats contre le siège de la police fédérale le jour de la nomination de Lula par la Cour suprême (12 décembre) et la tentative d’attentat terroriste à l’aéroport de Brasília (24 décembre) par des bolsonaristes constituent des exemples frappants.

    Mais il ne s’agit pas seulement de la complicité des autorités proches du mouvement bolsonariste. Il y a également eu de la lenteur, de l’indulgence ou de la négligence de la part des autorités du gouvernement actuel.

    Le ministre de la défense nommé par Lula, José Múcio, avait publiquement défendu le supposé « droit démocratique » de manifester de ceux qui se tenaient devant les casernes pour réclamer un coup d’État militaire, ceux-là mêmes qui ont organisé des actes terroristes et des attentats à Brasilia dimanche. Il en va évidemment de même pour les commandants des forces armées qui ont toléré et fraternisé avec les rassemblements pro-coup d’État devant les casernes. Le président Lula lui-même et son ministre de la Justice et de la Sécurité publique, Flávio Dino, ont sous-estimé le risque plus que prévisible de ce type d’attaque. De même, toute la confiance placée dans la Cour suprême et son chef, Alexandre de Moraes, ne s’est pas avérée suffisante pour contenir les initiatives de coup d’État.

    Même avec l’intervention de la sécurité publique du gouvernement fédéral dans le district fédéral, la suspension temporaire d’Ibaneis Rocha et l’arrestation de centaines de participants aux attentats de Brasilia, la menace bolonariste n’est pas encore terminée.

    Les tentatives de blocage d’avenues, d’autoroutes et de raffineries de pétrole Petrobras auxquelles nous avons assisté après les attentats de Brasilia, même si elles n’ont pas eu de conséquences majeures pour l’instant, montrent que les crapules bolsonaristes resteront actives dans la période à venir. Que faire alors ?

    Nous devons nous préparer à une longue lutte contre l’extrême droite et pour nos droits, sans illusions ni faux espoirs dans les institutions et dans le régime politique actuel !

    Aujourd’hui, il est plus évident que jamais que seule la mobilisation organisée de la classe ouvrière, démontrant sa force dans les rues et sur les lieux de travail, sera en mesure de contrer les coups d’État et les initiatives terroristes de l’extrême droite bolsonariste.

    Nous saluons l’appel aux manifestations qui ont lieu aujourd’hui. Celles-ci auraient toutefois dû être convoquées depuis longtemps, au moins depuis les élections ou lors des premiers blocages de routes par les bolsonaristes pro-coup d’État. Cependant, il a été décidé au sommet du mouvement qu’il ne devait pas y avoir d’activités dans la rue afin de ne pas entraver l’élection et l’investiture de Lula. Voilà le résultat : l’extrême droite a progressé dans les rues sans aucune entrave. Il nous faut l’entrée action de la classe ouvrière en toute indépendance, préparée depuis sa base.

    Ces manifestations doivent représenter un premier jalon dans un parcours de luttes qui doit se poursuivre, toujours en défense des droits démocratiques et sociaux et contre le coup d’État bolsonariste.

    A partir d’aujourd’hui, des réunions et des assemblées doivent être organisées sur les lieux de travail, dans les écoles et les quartiers. Une mobilisation permanente à travers des comités de lutte doit être construite afin que nous ayons une capacité de réponse rapide face à de nouvelles tentatives de coup d’État et autres attaques, y compris l’autodéfense des organisations de la classe ouvrière et des mouvements sociaux.

    Bolsonaro doit être tenu directement responsable des tentatives de coup d’État. Nous devons également exiger la punition des politiciens, des hommes d’affaires et du personnel militaire co-responsables. Des commissions populaires d’enquête et de dénonciation peuvent être organisées pour dénoncer la participation de ces couches aux actions du coup d’État.

    Parallèlement à la lutte contre le coup d’État et contre toute forme d’amnistie pour les crimes de Bolsonaro et de ses complices, nous devons enterrer une fois pour toutes le projet de Bolsonaro et des capitalistes au Brésil. Cela signifie premièrement d’exiger l’abrogation des contre-réformes et des attaques réactionnaires de la dernière période, comme les contre-réformes du travail et de la sécurité sociale, le plafonnement des dépenses, les privatisations, l’indépendance de la Banque centrale, le budget secret, etc. Ces revendications ne seront satisfaites qu’avec une bonne dose de lutte de notre part et non par la bonne volonté du gouvernement.

    Pour sortir le pays de cette crise, il nous faut un programme approfondi orienté vers une rupture anticapitaliste et socialiste, incluant la nationalisation des secteurs clés de l’économie sous le contrôle des travailleuses et des travailleurs. Un mouvement indépendant de la classe ouvrière et de la gauche socialiste, y compris le PSOL, doit défendre ce programme socialiste.

    Seule la force organisée et mobilisée de manière indépendante de la classe ouvrière représente une garantie contre un coup d’État et contre l’extrême droite tout en assurant la concrétisation de l’espoir populaire d’un meilleur avenir. LSR (ISA au Brésil) fait partie de cette lutte ! Rejoignez-nous !

    • Il faut punir tous les responsables des tentatives de coup d’État à Brasilia et dans le reste du pays en commençant par Bolsonaro, les hommes d’affaires, les politiciens et les militaires. Il faut organiser des comités populaires pour dénoncer et enquêter sur les putschistes dans tout le pays.
    • Construisons une journée unitaire de luttes des mouvements syndical, populaire, étudiant, des femmes, des noirs, des LGBTQIA+ et des peuples indigènes contre le coup d’État de Bolsonaro, pour l’abrogation des contre-réformes et des attaques de la dernière période et pour une alternative de la classe ouvrière à la crise.
    • Organisons l’unité de la gauche socialiste, en toute indépendance du gouvernement, pour défendre une stratégie de lutte de la classe ouvrière et un programme socialiste comme alternative au capitalisme.
    https://fr.socialisme.be/93998/elections-au-bresil-bolsonaro-battu
    https://fr.socialisme.be/60795/bresil-stopper-le-coup-detat-par-la-rue-vaincre-bolsonaro-et-construire-une-alternative-socialiste
  • Élections au Brésil. Bolsonaro battu !

    La classe ouvrière doit se mobiliser pour assurer l’investiture de Lula et gagner de nouvelles conquêtes et de nouveaux droits !

    Bolsonaro a été battu lors des élections présidentielles brésiliennes. Cela représente une victoire pour les travailleurs et toutes les personnes pauvres et opprimées. La victoire de Lula, le candidat du Parti des Travailleurs (PT) et de la Coalition « Brésil de l’Espoir », s’est faite par une faible marge dans une dispute électorale dramatique jusqu’au dernier moment. La différence était de moins de 2% du total des votes validés.

    Déclaration de LSR, Liberdade, Socialismo e Revolução (section brésilienne d’ASI)‎

    Bolsonaro a été battu malgré toutes les manœuvres et tous les crimes qu’il a commis dans l’une des campagnes les plus sales de l’histoire du Brésil. Il a utilisé la machine étatique à son propre service d’innombrables façons. L’exemple de la police fédérale de l’autoroute chargée d’empêcher le déplacement des électeurs le jour de l’élection dans les régions où Lula avait un avantage n’en est qu’un exemple. La violence politique et l’intimidation ont été des armes utilisées systématiquement par le bolonarisme au cours de cette campagne. Sans parler de l’avalanche de fake news, de calomnies et de manipulations promues par l’extrême droite.

    La classe ouvrière et les personnes pauvres et opprimées de ce pays ont le droit de faire la fête. Bolsonaro a représenté une tragédie pour des millions de Brésiliens. Sa gestion de la pandémie et de l’économie a été criminelle, générant des morts, la faim et le désespoir. Sa politique envers l’Amazonie, les peuples indigènes et les quilombolas (communautés rurales d’anciens esclaves) était également criminelle. Son gouvernement représentait une attaque permanente et systématique contre les femmes, les noirs et la population LGBT+. Les libertés démocratiques ont été menacées et attaquées pendant son gouvernement.

    Même en connaissant la capacité de lutte des travailleurs et du peuple, nous savons que sa réélection aurait créé des conditions plus difficiles pour la lutte pour transformer le Brésil dans la direction que nous voulons, de l’égalité sociale, de la fin du racisme, du sexisme et de toutes sortes de discriminations, de la défense de l’environnement, de la démocratie ouvrière, du socialisme.

    Pour tout cela, sa défaite doit être accueillie avec ferveur. Mais nous devons garder à l’esprit que la défaite électorale de Bolsonaro ne met pas fin à nos problèmes. Le bolonarisme, en tant que phénomène politique et social réactionnaire et en tant que menace, continuera d’exister dans la société brésilienne. Il a montré qu’il disposait de racines sociales et d’une force politique et électorale qui ne s’effrite pas d’une heure à l’autre. En outre, ayant remporté des victoires dans des États comme São Paulo, Rio et Minas Gerais, il disposera d’une base importante au sein du Congrès national.

    Une fois les élections terminées, le Brésil s’enfoncera encore plus dans la crise économique et une véritable bombe sociale est sur le point d’exploser. L’extrême droite tentera de tirer parti de cette situation. L’expérience d’autres pays et l’histoire du Brésil lui-même montrent comment ces forces réactionnaires peuvent profiter de situations dans lesquelles des forces considérées comme « progressistes », une fois au pouvoir, ne parviennent pas à satisfaire les demandes populaires et frustrent la majorité de la population.

    Pour éviter cela, il est fondamental de tirer les leçons de l’expérience de la lutte contre le bolonarisme, de ses erreurs et de ses succès, et de tirer des conclusions sur les tâches de la prochaine période.

    Lula n’a pas gagné les élections parce qu’il s’est allié à la droite dite « démocratique » et a formé un front extrêmement large, en sacrifiant un programme de transformations sociales profondes. Le premier tour du scrutin a clairement montré que l’alliance avec la droite – illustrée par son candidat vice-président, le néolibéral Alckmin, par exemple – n’a pas apporté plus de voix, pas même à São Paulo où Alckmin était gouverneur de l’État. En outre, il est déjà clair que cette droite, présente dans un futur gouvernement Lula, représentera un obstacle par rapport aux politiques de changement social et politique.

    La victoire de Lula s’est produite parce qu’elle reflétait le rejet par la majorité du peuple brésilien de ce que représente le bolonarisme. Pour être cohérent avec ce sentiment, Lula doit porter jusqu’aux ultimes conséquences un programme de transformation radicale de la société brésilienne. C’est la seule façon d’attirer la base sociale des travailleurs qui a été trompée par Bolsonaro et d’empêcher le bolonarisme de revenir avec plus de force à l’avenir.

    Lula a gagné les élections bien qu’il ait refusé une stratégie de mobilisation et de lutte de la classe ouvrière, préférant s’appuyer sur les institutions du système politique actuel. Nous avons vu le jour de l’élection comment la timidité et la retenue du TSE (Tribunal suprême électoral) dans la répression des crimes électoraux de Bolsonaro ont presque tout mis en danger. Nous ne pouvons compter que sur la force organisée de la classe ouvrière et du peuple mobilisé.

    À partir de maintenant, la tâche centrale des travailleurs et du peuple, des mouvements sociaux et de la gauche, est d’empêcher toute manœuvre de coup d’État de Bolsonaro jusqu’au jour de l’investiture de Lula. La meilleure façon d’y parvenir est de mobiliser les travailleurs pour exiger la punition immédiate de Bolsonaro pour les crimes qu’il a déjà commis. Bolsonaro ne peut pas rester impuni, cela ne servira qu’à de nouvelles attaques à l’avenir.

    En outre, il est essentiel que les syndicats, les mouvements sociaux et la gauche se préparent à remporter des conquêtes et des droits dans la lutte. Ils ne seront pas transmis par le futur gouvernement. Ils devront être gagnés par la lutte.

    Le gouvernement de Lula doit commencer le 1er janvier sous la pression des mouvements de masse organisés et mobilisés. Une telle lutte ne pourra qu’aider la lutte contre l’opposition d’extrême droite de Bolsonaro. Elle peut à la fois maintenir Bolsonaro contre le mur et combattre l’influence de la droite néolibérale au sein du gouvernement de Lula.

    Pour toutes ces raisons, la lutte est aujourd’hui encore plus nécessaire ! Nous devons vaincre le bolsonarisme dans les rues, remporter de nouvelles victoires et de nouveaux droits et lutter pour une alternative socialiste au Brésil.

  • Brésil. Stopper le coup d’État par la rue ! Vaincre Bolsonaro et construire une alternative socialiste

    • Formons des comités de lutte contre Bolsonaro, la faim et le coup d’État !

    • Construisons un plan d’action national de la classe ouvrière et des mouvements sociaux !

    Le Brésil s’enfonce dans une crise historique

    L’attitude effrontée de Jair Bolsonaro – le président du Brésil – et les délires de Paulo Guedes sur la situation économique ne peuvent cacher la dure réalité. Nous avons 33 millions de Brésiliens et de Brésiliennes qui souffrent de la faim, auxquels s’ajoutent 90 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire.

    Par Liberdade, Socialismo e Revolução (ASI au Brésil)

    Dans notre pays, huit familles sur dix sont endettées. 22 % des Brésiliens et Brésiliennes consacrent plus de la moitié de leurs revenus à rembourser leurs dettes et 30 % des familles ont accumulé des factures impayées.

    Malgré la crise et la misère qui règnent (ou même à cause d’elles), les bénéfices des banques ont augmenté de 49 % en 2021, atteignant 132 milliards de réals (environ 34 milliards de dollars canadiens).

    C’est le Brésil de Bolsonaro, le visage le plus sombre du capitalisme en crise à la périphérie du système. Le Brésil de l’inégalité brutale, de la violence contre les plus pauvres, les personnes noires, les autochtones, les femmes et les personnes LGBT+. Le Brésil de la super exploitation des travailleurs et travailleuses.

    Les récentes mesures adoptées par le gouvernement, qui prolongent notamment «l’Aide Brésil» (Brazil Aid), sont totalement insuffisantes et ne sont valables que jusqu’en décembre. Après cela, nous aurons un scénario encore pire si rien n’est fait. Son seul objectif est d’essayer de minimiser le rejet de Bolsonaro à la veille des élections.

    Tout en jouant le sale jeu du budget secret au Congrès et en s’appuyant sur les méthodes de la vieille politique corrompue pour obtenir un soutien électoral, Bolsonaro combine cela avec une stratégie ouvertement putschiste et perturbatrice.

    Avec un pied bien positionné sur les tapis sales de la corruption au Congrès, Bolsonaro garde l’autre bien planté dans l’agitation de rue à caractère putschiste et réactionnaire.

    Bolsonaro et l’extrême droite se préparent à une démonstration de force dans les rues le 7 septembre. Il a le soutien de segments des forces armées, des forces de police et de groupes civils armés ainsi que le soutien actif des secteurs les plus réactionnaires de la petite bourgeoisie et d’une partie du grand capital.

    Même sans compter aujourd’hui sur le soutien explicite de la majeure partie de la classe dirigeante et de l’impérialisme à un coup d’État, Bolsonaro entend créer les conditions politiques pour que son mouvement d’extrême droite reste vivant et actif dans la période à venir.

    Il accumule des forces pour des actions plus décisives et encore plus graves à l’avenir.

    Prendre une position ferme contre le complot de coup d’État!

    La classe ouvrière et les personnes opprimées ne peuvent pas sous-estimer les risques d’une offensive putschiste. Il est nécessaire de réagir bruyamment!

    Aucune force sociale n’est plus grande que celle de la classe ouvrière en action avec ses méthodes de lutte : grèves, manifestations de masse, organisation et mobilisation de la base.

    Mais jusqu’à présent, la réponse donnée par la majorité des leaderships des mouvements sociaux et de la gauche a été de miser principalement sur les institutions de la démocratie bourgeoise, sur le Tribunal suprême fédéral et le Tribunal supérieur électoral.

    Plutôt que de sensibiliser, d’organiser et de mobiliser les travailleurs et travailleuses de la base, ce que nous avons vu est une attitude centrée sur la tentative de convaincre la bourgeoisie que Bolsonaro n’est pas la meilleure alternative pour elle.

    Cela se fait par le biais d’une coalition électorale autour de Luiz Inácio Lula da Silva (ex-président du Brésil). Elle comprend, en position de force, des représentantes et représentants bien connus de la bourgeoisie et du néolibéralisme au Brésil comme Geraldo Alckmin. Cela se fait également en annonçant des concessions programmatiques au grand capital, comme celles faites par Lula, Alckmin et Mercadante lors d’une réunion avec des hommes d’affaires à la Fédération des industries de l’État de São Paulo (FIESP).

    Même en signant des chartes de défense de la démocratie, comme nous le voyons maintenant, quelqu’un croit-il encore les banquiers, les hommes d’affaires, les politiciens et les juges du Tribunal suprême fédéral qui, il y a peu, ont promu et consolidé le coup d’État institutionnel de 2016 et l’emprisonnement de Lula?

    Sans manquer de tirer parti des divisions au sommet, la gauche, la classe ouvrière et les personnes opprimées ne peuvent compter que sur leur propre force organisée et consciente.

    Une réponse de masse dans les rues contre Bolsonaro, le coup d’État et la faim, avec une tendance à la radicalisation, pourrait contenir les tendances anti-démocratiques structurelles et historiques de la classe dirigeante brésilienne et gagner de fait la garantie des libertés démocratiques.

    La façon d’arrêter le coup d’État et de vaincre Bolsonaro n’est pas d’adopter plus de modération et de déclassement programmatique – c’est exactement le contraire.

    Mobiliser dans les rues et défendre un programme pour la classe ouvrière

    Il est nécessaire de mobiliser la classe ouvrière avec un programme alternatif à la crise qui fasse payer les super-riches et réponde aux demandes légitimes des travailleurs et travailleuses.

    Il faut défendre les emplois, les salaires, les services publics, le contrôle des prix du panier alimentaire de base, la réforme agraire, le droit à la terre pour les peuples autochtones et les quilombos (communautés isolées d’anciennes personnes esclaves ou réfugiées), la lutte contre les changements climatiques en affrontant les intérêts de l’agrobusiness, des compagnies minières, des compagnies forestières et des grandes entreprises! Également le droit à l’avortement et la fin de toute discrimination à l’égard des femmes et des personnes LGBT+, la fin de la violence policière et du racisme structurel à l’égard des personnes noires.

    Il est nécessaire de défendre sans hésitation l’abrogation de toutes les contre-réformes, privatisations et politiques néolibérales mises en œuvre au cours de la dernière période. Il faut mettre fin au plafonnement des dépenses, aux contre-réformes du travail et de la sécurité sociale et restructurer les entreprises qui ont été privatisées et les placer sous le contrôle des travailleurs et travailleuses.

    Il n’y aura pas de sortie définitive de la crise sans un audit et le démantèlement du système actuel de la dette publique qui sert les intérêts des méga-spéculateurs. Il n’y aura pas de sortie définitive de la crise sans le contrôle public du système financier et des secteurs clés de l’économie. Cette perspective anticapitaliste et socialiste doit être à l’horizon de la lutte des travailleurs, des travailleuses et des masses pauvres.

    Le 11 août est la première étape – pour un plan d’action de lutte!

    Le 11 août (journée de mobilisation qui a vu des manifestations dans une cinquantaine de villes du pays, NdT) doit être une première étape dans la reprise des luttes dans les rues contre Bolsonaro et le coup d’État en préparation. Un plan d’action unitaire des centrales syndicales et des mouvements sociaux et de jeunesse doit être construit dès maintenant.

    Elle doit inclure des assemblées de base, la formation de comités de lutte, la construction d’actions régionales et nationales, l’unité des luttes en cours, la préparation des grèves et inclure l’organisation de l’autodéfense des actions de lutte et des organisations de notre classe.

    Ce plan de luttes doit garantir les conditions pour que le résultat électoral soit respecté, mais en même temps il doit aller au-delà des élections elles-mêmes. Il doit être un plan d’action pour arrêter le coup d’État et réussir à créer un rapport de forces capable de gagner nos revendications dans la lutte. Cela sera nécessaire même sous un gouvernement de conciliation de classe de Lula et Alckmin.

    Liberté, Socialisme et Révolution (LSR) est actif au sein du Parti socialisme et liberté (PSOL) et fait partie d’Alternative Socialiste Internationale (ASI). LSR se bat pour vaincre Bolsonaro dans les urnes et dans la rue, en défendant toujours l’indépendance de classe des travailleurs et travailleuses, leurs méthodes de lutte et un programme socialiste.

    Rejoignez les socialistes révolutionnaires dans la lutte contre Bolsonaro, l’extrême droite et le capitalisme. Combattez avec nous!

     

  • “Les Veines ouvertes de l’Amérique latine”

    Ce livre écrit par l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, paru en 1971, est rapidement devenu un classique. En dépit de ses cinquante ans, ce récit détaillé et compact de l’histoire coloniale de l’Amérique latine est toujours d’actualité.

    Par Natalia Medina Rättvisepartiet Socialisterna (ASI-Suède)

    L’ouvrage revient sur cinq siècles d’exploitation exceptionnelle. D’abord l’or, l’argent et les diamants, puis le sucre, le cacao, le coton, le caoutchouc, les fruits et finalement le pétrole. Afin d’extraire ces richesses, les peuples indigènes ont été exploités dans un travail cruel au fond des mines et, lorsqu’ils n’ont plus suffi, les esclaves du continent africain ont été envoyés dans les plantations.

    Il existe une grande différence entre l’histoire de l’Amérique du Nord et celle de l’Amérique latine. Les colonisateurs d’Amérique du Nord sont venus construire une nouvelle vie, bien que sur des terres volées, et se sont ensuite libérés de la couronne britannique. Les colonisateurs d’Amérique latine ont au contraire vidé le continent de ses richesses. Galeano explique les choses ainsi : « Car le nord de l’Amérique n’avait ni or ni argent, ni civilisations indiennes avec des concentrations denses de personnes déjà organisées pour le travail… »

    Alors que l’Amérique du Nord se remplissait d’ouvriers et de paysans devenus obsolètes en Europe, les capitalistes d’Amérique latine disposaient d’une réserve de main-d’œuvre énorme et bon marché sous la forme des peuples indigènes et des esclaves. L’exploitation des richesses de l’Amérique latine était synonyme d’emplois, de développement et de prospérité en Europe et en Amérique du Nord, mais pas pour les peuples d’Amérique latine ni pour les victimes de la traite des esclaves. « L’exploitation des conquérants européens a entraîné non seulement un génocide, mais aussi de nombreux génocides parallèles au cours desquels des civilisations entières ont été anéanties. » En plus de conduire à l’anéantissement horrible et systématique d’êtres humains, cette exploitation a également entraîné une destruction culturelle et scientifique ainsi qu’un désastre écologique.

    En même temps, le succès de chaque matière première était de courte durée. Bientôt, un autre continent produisait les mêmes biens moins chers, plus rapidement et plus efficacement, et l’effondrement devint vite un fait. L’Amérique du Nord a repris la production de coton et le Ghana celle de cacao. Parallèlement, toutes les tentatives d’industrie nationale étaient contrecarrées par les marchandises importées. « Des agents commerciaux de Manchester, Glasgow et Liverpool visitèrent l’Argentine et copièrent les ponchos de Santiagan et Córdoban et les articles en cuir de Corrientes, ainsi que les étriers en bois locaux. Les ponchos argentins coûtent sept pesos, ceux des Yorkshire trois. L’industrie textile la plus avancée du monde l’emportait au galop sur les produits des métiers à tisser indigènes, et il en était de même pour les bottes, les éperons, les grilles de fer, les brides et même les clous. »

    Le Paraguay s’est toutefois distingué. Au milieu de l’Amérique du Sud, sans côtes, voici un pays avec ses propres industries sans profiteurs étrangers. Un État fort au lieu d’une bourgeoisie fantoche a posé les bases d’une économie qui a connu un certain développement et une certaine forme de prospérité au lieu d’un libre-échange défavorable avec l’Europe ou les États-Unis. Mais l’exemple n’a pas été de longue durée. Au cours d’une guerre de six ans menée sur trois fronts, le Paraguay a été écrasé à la fin des années 1800 avec l’aide de capitaux venus d’Angleterre. Plus de 60 % de la population y a trouvé la mort et le pays a été laissé en ruines. Aujourd’hui encore, le Paraguay est un pays pauvre caractérisé par l’inégalité, l’instabilité et la corruption.

    Un pays qui base toute son économie sur l’exportation de matières premières sans industries ni raffinage est très sensible aux caprices du marché. Nous l’avons encore constaté en 2016 lorsque les prix des matières premières ont chuté et que des pays comme l’Argentine, le Brésil et le Venezuela ont plongé avec eux. Dans « Les veines ouvertes de l’Amérique latine », Galeano décrit en détail comment le continent reste un producteur de matières premières et n’obtient jamais la plus grande part du gâteau : « Avec le pétrole, comme avec le café ou la viande, les pays riches profitent davantage du travail de consommation que les pays pauvres du travail de production. »

    La hausse du prix du café entraîne une augmentation des profits, mais pas des salaires. La baisse des prix du café réduit les revenus des travailleurs d’un seul coup dévastateur. Les exportations ont été de pair avec la faim. Les enfants mangeaient la terre pour éviter l’anémie, tandis que les bénéfices quittaient librement le continent. Au Salvador, un quart de la population est décédé à cause de carences en vitamines, tandis qu’une poignée de capitalistes faisaient fortune grâce aux exportations de café.

    Le livre de Galeano est rempli d’exemples déchirants, mais il ne tombe jamais dans le sentimentalisme. Il y a un paradoxe ridicule dans le fait que les régions les plus fertiles et les plus riches sont celles qui ont été plongées dans une pauvreté et une famine abyssales. Des terres qui pouvaient nourrir un si grand nombre de personnes ont été vidées de leur substance en y plantant la nouvelle denrée recherchée pour donner naissance à d’immenses monocultures.

    Il n’y a plus eu de place pour la production alimentaire. Il a fallu importer des aliments d’autres endroits moins fertiles pour maximiser les profits à court terme. En novembre de cette année, l’ONU a averti que le nombre de personnes souffrant de la faim en Amérique latine a augmenté de 30 % depuis 2019. Environ 9 % de la population d’Amérique latine et des Caraïbes souffre de la faim, rapporte la chaîne Al Jazeera.

    En plus de la violence directe, du travail forcé et de la famine, les infections virales, importée par les colonisateurs, ont tué de larges pans des peuples indigènes. La pandémie de coronavirus a démontré que, même ces dernières années, les peuples indigènes sont toujours marginalisés en Amérique latine. Nombre d’entre eux travaillent comme femmes de ménage, nounous, concierges, etc. dans les maisons des familles aisées des grandes villes.

    Lorsque la pandémie a frappé de plein fouet, nombre d’entre eux se sont retrouvés sans travail et ont dû retourner dans leurs villages d’origine en emportant l’infection avec eux. Dans des endroits isolés, avec une population vieillissante et de longues distances pour accéder aux hôpitaux et aux médecins, le virus s’est rapidement propagé. L’isolement, qui aurait pu être une aide pour échapper à la pandémie est devenu une condamnation à mort. Le taux de mortalité parmi les personnes ayant reçu le covid-19 chez les peuples indigènes du Brésil est de 9,1 % ; le chiffre correspondant pour le reste de la population est de 5,2 %.

    En même temps, la pandémie a créé une instabilité économique supplémentaire dans la région. L’Amérique latine est l’une des régions les plus inégalitaires du monde. Et ce sont les peuples indigènes et les descendants d’esclaves qui sont de loin les plus mal lotis.

    Si l’exploitation et la colonisation sont ancrées dans les 500 dernières années de l’histoire de l’Amérique latine, il en va de même pour la résistance, comme le montre brillamment Galeano dans son livre. La première grande révolte d’esclaves a eu lieu dès 1522, lorsque les esclaves se sont soulevés contre le fils de Christophe Colomb, Diego Colomb. Cette première révolte fut loin d’être la seule.

    Dans les années 1600, les esclaves qui se sont échappés ont construit leur propre société, Palmares, sur la côte est du Brésil. A Palmares, la faim n’existait pas. On y pratiquait diverses cultures qui permettaient à la communauté d’environ 10.000 personnes de rester autosuffisante, contrairement aux régions où l’on cultivait la canne à sucre.

    Dans plusieurs de ces révoltes, la redistribution des terres était l’une des réformes les plus importantes à l’ordre du jour. La vision d’Artiga d’une Amérique latine unie où les peuples indigènes retrouveraient leur droit à la terre est peut-être la plus ancienne. On y trouve les graines d’un rêve d’une société complètement différente. Une vie sans oppression ni violence, où les richesses sont distribuées équitablement. La lutte de dix ans menée au Mexique en 1910-20 par des paysans indigènes sous la direction d’Emiliano Zapata fut porteuse de leçons d’organisation : nationalisation, expropriation des terres, conseils populaires, juges et policiers élus.
    C’est une histoire brutale que décrit Galeano. La résistance a été noyée dans le sang par des exécutions, la persécution et la torture. La contre-révolution est généralement bien plus sanglante que la révolution, et les capitalistes, qui, même dans les cas ordinaires, n’ont aucun problème à bâtir leur richesse sur des cadavres, n’ont pas hésité à recourir aux armes quand leur pouvoir fut menacé en Amérique latine.

    En 1968, juste avant les Jeux olympiques, le mouvement étudiant en plein essor de Tlatelolco, au Mexique, a manifesté contre la pauvreté et la faim. Les militaires et les paramilitaires ont ouvert le feu sur la manifestation. Lorsqu’il a écrit « Les veines ouvertes de l’Amérique latine », Galeano ne savait pas que les Etats-Unis et la CIA avaient été impliqués dans le massacre de Tlatelolco.

    La violence continue d’être présente dans toute l’Amérique latine. Au Mexique, les proches des 43 étudiants disparus il y a 7 ans recherchent toujours leurs corps. À Rio de Janeiro, au Brésil, près de 60 fusillades ayant fait trois morts ou plus ont été signalées en 2021. La majorité de ces fusillades ont eu lieu lors d’interventions policières qui s’apparentent davantage à de pures exécutions.

    L’histoire n’est pas terminée. Les veines sont encore ouvertes. Aujourd’hui, le nouvel engouement pour les avocats assèche l’eau potable du Chili, les plantations de quinoa épuisent les sols en Bolivie et l’utilisation intensive de pesticides pour les bananes tue prématurément les travailleurs des plantations au Nicaragua. Pendant ce temps, le poumon du monde, l’Amazonie, est ravagée pour faire place au soja, et ainsi la dévastation continue.

    Mais la résistance est bien vivante. Au Brésil, au Paraguay et en Bolivie, les peuples indigènes luttent contre la déforestation et les produits toxiques. Il faudrait rendre compte de 50 autres années d’exploitation, d’impérialisme et de mouvements de lutte, les 50 dernières. Lorsque ce livre a été écrit, le mouvement ouvrier était en plein essor. On était optimiste et on croyait en l’avenir. C’était avant le coup d’Etat d’Augusto Pinochet et l’arrivée au pouvoir des dictatures militaires soutenues par les États-Unis en Amérique du Sud. Le souffle de la gauche est arrivé et est reparti. Des tentatives réformistes visant à abolir, étape par étape, le pouvoir du capital et des propriétaires terriens ont été faites et contrecarrées.

    Eduardo Galeano a vécu la chute de la dictature en Uruguay et aussi la victoire de la gauche. Mais il n’a pas vu comment la droite est revenue aux affaires et comment l’État-providence qui a existé pendant une courte période et qui a donné à la classe ouvrière un répit dont elle avait tant besoin est en train de s’effondrer.

    Le bras de fer entre la classe supérieure capitaliste et les travailleurs prend constamment de nouvelles formes. Les États-Unis continuent d’utiliser l’Amérique latine comme terrain de jeu, sur lequel intervient également la Chine aujourd’hui. Tout a changé, rien n’a changé. Le livre reste une importante contribution historique à l’histoire coloniale de l’Amérique latine et, aujourd’hui, il aurait besoin d’une suite, voire de deux.

    A l’époque de la rédaction de ce livre, l’Union soviétique et un bloc stalinien existaient encore comme contrepoids rival de l’impérialisme américain. Les dictatures militaires en Uruguay, au Chili et en Argentine n’avaient pas encore écrasé le mouvement ouvrier, qui était en plein essor au début des années ‘70. La fleur pourrie du néolibéralisme n’avait pas encore éclos au Chili, ni les énormes manifestations qui ont eu lieu en 2019 en riposte aux politiques néolibérales.

    Si ce livre avait été écrit aujourd’hui, les énormes migrations qui ont lieu actuellement d’Amérique latine et des Caraïbes vers les États-Unis auraient eu leur propre chapitre. Un autre chapitre aurait été consacré à la vague de mobilisations féministes pour le droit à l’avortement et contre la violence à l’égard des femmes qui a déferlé sur l’Amérique latine, et qui a également gagné d’autres continents.

    Beaucoup de choses se sont passées depuis 1971, mais l’exploitation de la nature et des peuples d’Amérique latine persiste. Tout comme la résistance sociale. Ce n’est que lorsque la classe ouvrière quittera l’arène du parlementarisme et du réformisme et s’unira au-delà des frontières nationales pour renverser les esclavagistes que les veines pourront véritablement conduire le sang au cœur et nourrir toute l’Amérique latine.

  • Élections chiliennes : la défaite de l’extrême-droite ouvre la voie à de nouvelles luttes de masse

    Gabriel Boric, de la coalition “Apruebo Dignidad” (Approuver la dignité) a battu le candidat d’extrême-droite Jose Antonio Kast au second tour des élections chiliennes. Boric a obtenu 55,8% des voix, soit près d’un million de plus que Kast.

    Par André Ferrari, Liberdade, Socialismo e Revolução (ASI en Brasil)

    Cela a inversé la situation du premier tour, où Kast avait remporté la première place. À l’époque, une partie importante des électeurs jeunes et ouvriers, déçus par le système politique et peu enthousiasmés par l’approche modérée de Boric, avaient préféré ne pas se rendre aux urnes.

    Les travailleurs et les jeunes participent à la défaite de l’extrême-droite

    Face à la menace d’une victoire “pinochetiste” au second tour (Kast ne cache pas son soutien à la dictature de Pinochet), l’affluence et la participation ont été plus importantes et ont conduit à la défaite de Kast. La victoire électorale de Boric représente un revers pour les plans de l’aile de la classe dirigeante qui avait prévu d’imposer par la force une défaite décisive aux masses en réaction à la grande révolte populaire qui avait éclaté au Chili en octobre 2019.

    Un gouvernement d’extrême droite bénéficiant d’un important soutien électoral serait mieux placé pour intensifier la répression et les attaques déjà menées par l’actuel président Sebastian Piñera, qui se heurtent à une puissante résistance et ne bénéficient d’aucune légitimité populaire. Aujourd’hui, la classe dirigeante compte sur le fait que Boric soit maîtrisé et domestiqué et que son gouvernement convainque les travailleurs, les jeunes, les femmes et les indigènes de ne pas poursuivre et approfondir leurs luttes. Parallèlement, la classe dirigeante, pariant sur la future disparition de Boric, préparera également le terrain pour lâcher ses chiens d’extrême droite enragés.

    La modération politique de Boric n’offre aucune voie d’avenir

    Les célébrations populaires bien méritées de la victoire de Boric ne doivent pas nous faire oublier que la défaite décisive de l’extrême droite chilienne ne peut être obtenue qu’avec la reprise de la lutte de masse et l’organisation à la base de celle-ci dans les différentes régions, sur les lieux de travail ainsi que dans les écoles et les universités. Tout cela pour défendre une transformation radicale de la société chilienne qui enterre une fois pour toutes le néolibéralisme, l’autoritarisme, l’inégalité et le système qui en est à l’origine.

    La modération politique et la position conciliante de Boric et d’une grande partie de la gauche chilienne – ou plutôt du centre-gauche – met presque tout en danger dans un contexte de polarisation politique et sociale et de désir de changement réel. Le soulèvement de masse d’octobre 2019 aurait pu faire tomber Piñera et créer les conditions d’une Assemblée constituante légitime et souveraine. Mais, la signature du “Pacto por la Paz” (le Pacte pour la paix) et l’acceptation d’une Convention constituante aux pouvoirs limités ont permis à Piñera de survivre et ont ouvert l’espace à l’extrême droite pour que celle-ci redresse sa tête hideuse.

    Pas de temps à perdre : il faut approfondir la lutte de la classe ouvrière

    La victoire de Boric représente une opportunité pour les masses chiliennes de relancer la dynamique de lutte de ces dernières années et de construire une véritable alternative pour la classe ouvrière et les personnes opprimées. Nous ne pouvons accepter aucune trêve ou tentative de réconciliation nationale. Nous ne pouvons pas adopter d’attitude attentiste quant aux mesures qui seront adoptées par le nouveau gouvernement.

    Nous devons défendre les revendications de soins de santé et d’enseignement publics, du droit à la retraite, de la nationalisation et du contrôle ouvrier des ressources naturelles et des secteurs clés de l’économie, de la défense des droits des femmes, de la garantie des droits des Mapuches et de tous les autres peuples indigènes. Nous devons renforcer l’organisation de la lutte par le bas, unifier les mouvements et construire une grève générale encore plus puissante que celle de novembre 2019. Nous devons viser la perspective d’un gouvernement des travailleurs et des opprimés avec un programme anticapitaliste et socialiste.

    Ce n’est que de cette manière que les masses chiliennes consolideront leur victoire contre l’extrême droite et gagneront une vie digne. Une fois de plus, le Chili est une référence pour les luttes des travailleurs, des jeunes et des opprimés en Amérique latine et dans le monde. Apprenons de leur expérience, relions nos luttes et gagnons une Amérique latine socialiste et un monde socialiste.

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