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  • [ARCHIVES] Iran 1978-79: Une révolution volée à la classe ouvrière

    Des troupes loyales au Shah, Mohammad Reza Pahlavi, essayent de contrôler des manifestants à Tehran, le 4 novembre 19178. (Photo de Kaveh Kazemi/Getty Images)

    Pour comprendre la situation actuelle en Iran, il est important de savoir comment ce régime est arrivé au pouvoir. Le mouvement révolutionnaire iranien de 1978-79 a constitué une force puissante que personne n’attendait et qui a réussi à mettre fin au régime dictatorial et particulièrement répressif du Chah, monarque absolu pro-occidental. La classe ouvrière s’était soulevée, mais faute de direction politique claire, la révolution a été volée aux travailleurs par les forces religieuses conservatrices groupées autour de l’Ayatollah Khomeini, le prédécesseur de Khameini. Revenir sur les évènements révolutionnaires de 1978-79 est aussi d’un immense intérêt pour le mouvement actuel.

    Par Robin Clapp, Socialist Party (section du Comité pour une Internationale Ouvrière en Angleterre et au Pays de Galles), texte initialement publié en 2003.

    Aujourd’hui, l’Iran est une dictature religieuse mais, il y a maintenant 30 ans, un mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière a renversé la monarchie iranienne et aurait pu aller jusqu’à l’instauration d’une république socialiste.

    Quand les experts de la CIA ont rédigé un rapport sur la santé politique du régime monarchiste et pro-occidental iranien e septembre 1978, ils ont conclu qu’en dépit de son régime autocratique, le Chah d’Iran régnait sur une dynastie stable dont le pouvoir pouvait encore s’étendre sur au moins une autre décennie. Quatre mois plus tard seulement, le Chah était toutefois forcé de prendre la poudre d’escampette face à une révolution populaire qui a mis bas un des régimes les vicieux au monde…

    La SAVAK, la police secrète du Chah, forte de 65.000 personnes, avait infiltré chaque couche de la société, avec des méthodes empruntées à la sinistre Gestapo nazie. Ces méthodes avaient d’ailleurs été ‘améliorées’ à tel point que le dictateur chilien Augusto Pinochet avait envoyé ses tortionnaires se former à Téhéran. Mais malgré ces colossaux obstacles, les travailleurs ont renversé le Chah et ont mis en branle un processus révolutionnaire qui a terrifié tant les régimes réactionnaires du Moyen-Orient que les puissances impérialistes occidentales. De plus, et ce n’est pas le moindre, ce soulèvement populaire a également alarmé la bureaucratie stalinienne d’Union Soviétique, alors engagée dans un commerce lucratif avec l’Iran.

    Hélas, au final, les travailleurs ne devaient pas pouvoir profiter des fruits de leur révolution. Le pouvoir est passé des mains du Chah à celles des de l’Islam politique de droite dirigé par l’Ayatollah Khomeini.

    Trois ans après, toutes les lois laïques avaient été annulées et les femmes s’étaient vues imposées des codes vestimentaires tirés d’une interprétation stricte de la tradition islamique. 60.000 professeurs ont à ce moment été renvoyés et des milliers d’opposants défendant les intérêts de la classe ouvrière ont été assassinés ou emprisonnés. Le parti communiste iranien, le Toudeh (Parti des Masses d’Iran), qui avait accueilli avec enthousiasme le retour d’exil de Khomeini en 1979, a lui-même été interdit en 1983.
    une atmosphère révolutionnaire

    Un régime totalitaire se maintient par la terreur et l’oppression, mais cela ne fonctionne que tant que les masses demeurent effrayées et inertes. Mais l’horreur éprouvée quotidiennement conduit en définitive à la révolte. Une fois que la classe ouvrière laisse sa peur du régime de côté et entre en action, la police secrète et toutes ses effroyables méthodes s’avèrent souvent impuissants.

    Entre octobre 1977 et février 1978, des manifestations de masse illégales ont déferlé sur l’Iran. Revendiquant des droits démocratiques et leur part de la richesse du pays, les étudiants, puis la classe ouvrière, ont bravé les balles et la répression en occupant les rues.

    En janvier 1978, après que des tirs mortels aient touché plusieurs centaines de manifestants dans la Ville Sainte de Qom, une grève de deux millions de travailleurs s’est étendue de Téhéran à Isphahan, Chiraz et Mashad. Les pancartes tenues par les manifestants et les grévistes clamaient: «Vengeance contre le Chah et ses amis impérialistes américains», d’autres revendiquaient «Une république socialiste basée sur l’Islam». De plus en plus, les soldats ont commencé à fraterniser avec la foule en criant: “Nous sommes avec le peuple!”.

    Même la classe capitaliste dirigée par le Front National d’Iran de Mehdi Bazargan, qui avait tout d’abord limité ses ambitions à un partage du pouvoir avec le Chah, a été forcée par le développement d’une atmosphère ‘rouge’ à adopter un programme ‘semi-socialiste’.

    La révolution iranienne avait suivi les traces de la révolution russe de 1905, mais à un plus haut degré. A l’époque, les masses avaient accordé leur confiance aux ‘démocrates’ en costume qui avaient promis qu’ils arriveraient à faire entendre raison au Tsar. En Iran, partout, on pouvait entendre des cris réclamer que le Shah soit poussé hors du pouvoir.

    Les travailleurs des services publics et des banques ont joué un rôle crucial pour exposer au grand jour la nature particulièrement pourrie du régime. Des employés de banque avaient ainsi ouvert les livres de compte pour révéler que durant les trois derniers mois de 1978 uniquement, un milliard de livres sterlings avaient été détournés du pays pour finir dans les poches de 178 membres de l’élite iranienne. D’autre part, le Chah avait sauvé une somme similaire aux USA. La réponse des masses, furieuses, a été de brûler environ 400 banques.
    Classe, parti et direction

    Quand Mohammed Reza Pahlavi, le Chah d’Iran, a honteusement quitté le pays pour la dernière fois le 16 janvier 1979, la lutte avait largement dépassé le stade de considérer son simple départ comme une victoire. Il était maintenant question de l’abolition de l’Etat absolutiste. Quelle forme devait prendre le nouvel Iran?

    La classe ouvrière avait mené la lutte contre le Chah avec détermination : manifestations de masse, grève générale de quatre mois et, finalement, insurrection (les 10 et 11 février 1979). L’ancien régime avait été abattu pour toujours. Dans cette lutte, la classe ouvrière était devenue bien consciente de son pouvoir, mais hélas pas de la façon de l’organiser pour garder le contrôle de la société en ses mains propres.

    La Révolution teste toutes les classes sociales, et la question clé pour la classe ouvrière est de savoir si elle possède une direction décisive pour être capable de passer d’une insurrection populaire à la construction d’une société socialiste.

    En Iran – malgré le grand héroïsme des travailleurs, des étudiants et de la jeunesse – il manquait une direction marxiste de même qu’un parti de masse capable de tirer les conclusions nécessaires du cours de la révolution. La tâche des marxistes était alors d’expliquer la nécessité pour la classe ouvrière, alliée aux minorités nationales et aux paysans pauvres, de prendre consciemment le pouvoir dans ses mains et de réaliser les tâches d’une révolution socialiste.

    Mais la gauche iranienne n’a pas saisi cette opportunité. Les plus grandes forces de gauche étaient à l’époque le Parti communiste (Toudeh) et les guérillas des Fedayin du Peuple (‘marxiste’) et de l’Organisation des Moudjahiddines du peuple iranien (islamiste).

    Ces organisations avaient beaucoup de membres, jouissaient d’un grand soutien dans la population et possédaient des armes. Mais elles souffraient énormément de leur confusion programmatique. Elles n’ont pas poursuivi de politique de classe indépendante pour les travailleurs, mais se sont au contraire mises à la remorque de Khomeini malgré les tentatives du clergé intégriste d’étouffer chaque mouvement indépendant des travailleurs.

    La chute de l’autocratie avait laissé le pouvoir vide d’occupant. Mais au moment précis où les masses auraient dû prendre en main leur destinée, quand le pouvoir était à elles, le Toudeh a proposé l’instauration d’une ‘république musulmane démocratique’. En réalité, cela signifiait que le Toudeh refusait de prendre la direction de la révolution pour participer à la réalisation des objectifs poursuivis par les Mollahs.

    La montée de l’islam politique de droite

    Les relations entre le Chah et son orientation pro-occidentale et les mosquées islamiques étaient depuis longtemps très tendues. Quand le Chah avait dépossédé les mosquées de leurs terres, le clergé musulman avait furieusement réagi et s’était vertement prononcé contre ce régime athée. Le guide spirituel des chiites iraniens, l’Ayatollah Khomeini, avait d’ailleurs été poussé à l’exil en Turquie et plus tard à Paris à la suite d’une révolte contre les expropriations de terres en 1963. Des douzaines de personnes y avaient rencontré la mort du fait de la répression.

    Marx avait décrit la religion comme “le soupir de la créature opprimée”. A cause de l’interdiction de toutes les organisations opposées au Chah, les adversaires du régime avaient tendance à se rassembler autour des mosquées, où étaient délivrés des sermons radicaux. De plus en plus, ces sermons étaient considérés comme une lutte contre le totalitarisme.

    Les positions de Khomeini, en exil, étaient distribuées par cassettes audio en Iran. Arrivées en nombre restreint, elles étaient ensuite reproduites et diffusées. Khomeini et les autres Mollahs parlaient de liberté et de démocratie, d’un retour à un Islam épuré, débarrassé des influences occidentales et non-islamiques qui avaient, selon eux, corrompus la culture et conduit la société dans une voie sans issue.

    Dans l’Iran économiquement semi-arriéré de l’époque, avec un haut niveau d’illettrisme et environ la moitié de la population vivant dans les campagnes, les paroles des Mollahs étaient une puissante force d’attraction pour les paysans et certaines parties de la classe moyenne, même pour des travailleurs. Alors que le Front National d’Iran voulait faire des compromis avec la dynastie, Khomeini voulait la faire tomber. Quand les masses entendaient les appels pour une République Islamique, elles comprenaient une république ‘du peuple’, pas des riches, où leurs revendications auraient été prises en compte.

    Dès le triomphal retour d’exil de Khomeini le 1er février 1979, le Toudeh a immédiatement accordé son soutien à la formation d’un Conseil Révolutionnaire Islamique et lui a demandé de le rejoindre dans un Front Populaire Unis.

    Révolution et contre-révolution

    Mais ce même mois de février 1979, une situation de double pouvoir s’est développée à Téhéran. Le gouvernement s’était sauvé alors que les travailleurs, qui contrôlaient les usines et les enterprises, organisaient des comités démocratiques de travailleurs et saisissaient les armes des forces armées.

    C’est toutefois Khomeini qui a bénéficié de cette vague révolutionnaire. En mélangeant des intérêts de classe contradictoires et opposés, son mouvement a réussi à obtenir le soutien des forces séculaires et non-religieuses, grâce à une rhétorique populiste radicale: une république islamique favorisant les opprimés contre les tyrans locaux et l’impérialisme américain.

    Les militants religieux ont été aptes à détourner la révolution car ils étaients la seule force dans la société qui avait un objectif politique défini ainsi qu’une organisation et une stratégie pratique pour l’atteindre.

    Le 1er avril, Khomeini a obtenu une victoire à travers tout le pays lors d’un référendum national qui demandait à faire se prononcer face à l’unique choix suivant : République islamique – Oui ou Non.

    Les derniers jours qui ont précédé le référendum, pourtant, il a néanmoins été forcé à être plus prudent. Des confrontations avaient lieu entre les Gardiens de la Révolution Islamique et les travailleurs qui voulaient garder leurs armes récemment acquises. Khomeini dénonçait ceux qui souhaitaient continuer la grève générale comme des “traîtres que nous devons frapper au visage”.

    En essayant de trouver un équilibre entre les classes sociales, il a dans le même temps accordé de grandes concessions aux travailleurs. Les médicaments et les transports gratuits ont été instaurés, des factures d’eau et d’électricité ont été annulées et les produits de première nécessité ont été lourdement subsidiés pour maintenir de bas prix.

    Mais les coffres de l’Etat étaient vides et le chômage atteignait 25%. En juillet, des décrets de nationalisation ont alors été dévoilés, accompagnés de l’établissement de tribunaux spéciaux avec le pouvoir d’imposer de deux à dix ans de prison pour “tactiques perturbatrices dans les usines ou agitation ouvrière”.

    Khomeini n’a cependant été capable d’instaurer la base de son pouvoir que graduellement. Puis, quand l’Irak a envahi l’Iran en 1980, début d’une guerre sanglante de huit années, les masses se sont ralliées en défense de la révolution. A ce moment déjà, les braises révolutionnaires s’étaient refroidies.

    Le Parti Républicain Islamique mis sur pied par le clergé du tout nouveau Conseil révolutionnaire était lié aux vieux petits bourgeois (les petits capitalistes) et aux marchands des bazars qui réclamaient de l’ordre et la défense de la propriété privée. Tout en défendant ces couches conservatrices, Khomeini s’attaqua à l’impérialisme occidental en nationalisant le secteur pétrolier.

    Un régime hybride

    L’Etat islamique iranien est une république capitaliste d’un type particulier – un Etat religieux capitaliste. Dès le début, deux tendances sont apparues dans le clergé.

    Un groupe, autour de Khomeini, défendait que les Imams soient au pouvoir à travers un Etat capitaliste semi-féodal avec de nombreux centres de pouvoir. A leurs yeux, l’impérialisme américain représentait le ‘Grand Satan’ et ils encourageaient l’exportation du fondamentalisme islamique à travers le monde musulman. D’autres figures dirigeantes du régime, avec une aile cléricale plus pragmatique, voulait construire un Etat capitaliste moderne et centralisé. Tout en continuant à dénoncer les USA, ils ont voulu, particulièrement dans la dernière ‘90, renforcer les liens avec les pays occidentaux.

    Les conflits entre ces deux tendances et les crises politiques périodiques qui en résultent n’ont jamais été résolus et ont été à la base des conflits entre l’Ayatollah Khamenei et le président réformiste Khatami, élu avec une grande majorité en 1997.

    Conclusions

    Les évènements d’Iran ont permis la croissance d’un islam politique militant dans le monde musulman. En surface, il s’agit d’une démonstration de la force des masses pour lutter contre l’impérialisme.

    Mais en tant que marxistes, nous devons être clairs. L’Islam n’est pas en soi plus radical ou réactionnaire que toute autre religion au monde, et le fondamentalisme islamique n’est pas un phénomène homogène.

    Les conditions qui ont permis le développement d’un Islam politique de droite ont été créées par la faillite des mouvement nationalistes arabes et par les trahisons des partis ‘communistes’ qui ont refusé de mener une politique de classe indépendante et se sont rangés derrière différentes formes de bourgeoisies nationales. Mais le développement de l’Islam politique de droite reflète également qu’en Iran et ailleurs, le capitalisme est dans une impasse dans la région. Les masses opprimées ont besoin de trouver leur propre voie de sortie.

    Les variantes plus tardives d’Islam politique n’ont qu’une partie du radicalisme que Khomeini a été force d’embrasser au cours des premiers mois de la révolution iranienne.

    Les Talibans et les méthodes terroristes d’Al-Qaïda et d’Oussama Ben Laden n’offrent pas de solution à la lutte des masses opprimées contre le capitalisme et les propriétaires terriens. Au contraire, ces méthodes divisent la classe ouvrière et l’empêchent d’avoir son identité distincte et combative.

    Aujourd’hui, 20% des Iraniens possèdent la moitié de la richesse du pays. La lutte des classes refait régulièrement son apparition. Les édits abrutissants des Imams s’opposent résolumment à la volonté des jeunes de vivre librement leur vie.

    L’avenir de l’Iran est incertain. Un nouveau parti de la classe ouvrière doit être construit sur des bases marxistes solides, un parti qui soit capable d’apprendre pourquoi la révolution a été volée aux travailleurs en 1979.

    Les revenus pétroliers du pays ont diminué de moitié depuis lors, avec de graves conséquences pour la classe ouvrière. Celle-ci reviendra sur le devant de la scène pour finir ce qui avait été initié par la dernière révolution.

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    Le développement du capitalisme avant la révolution

    Avant 1979, l’impérialisme voyait l’Iran comme une ‘ligne de front’ cruciale en tant qu’Etat-tampon contre l’influence de l’Union Soviétique dans le Moyen Orient et l’Asie du Sud. De plus, ces fabuleuses réserves de pétrole étaient vitales pour les intérêts occidentaux.

    En 1953, un mouvement nationaliste radical dirigé par le Premier ministre Mossadegh et le Front National d’Iran avait cherché à nationaliser l’industrie pétrolière du pays, déclenchant des manifestations et des éléments d’insurection pupulaire. Le Chah avait été temporairement forcé de s’exiler suite à la pression du mouvement de masse.

    La réaction de l’impérialisme a été décisive. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont demandé l’arrestation de Mossadegh et ont mis en branle l’oppération Ajax en déployant des forces secrètes en Iran pour forcer l’armée iranienne à agir dans les intérêts des puissances occidentales.

    Le Chah a été réinstallé et a dirigé l’Iran d’une main de fer pendant vingt-cinq ans. Son retour a été synonyme de répression brutale de l’opposition politique organisée et des synidicats, déclarés illégaux. De soncôté, la CIA a accordé son ‘aide’ pour réorganiser les forces de sécurité.

    Après 1953, l’Iran est entré dans une ère frénétique d’industrialisation, largement sur base du programme économique du Front National capitaliste, ce qui a érodé sa popularité. L’idée était de transformer la noblesse en classe capitaliste moderne, une classe dirigeante sur le modèle occidental.

    Des réformes agraires ont été introduites, qui ont enrichi les propriétaires terriens féodaux grâce à des compensations financières énormes. Ils étaient encouragés à investir cet argent dans les nouvelles industries.

    Une rude exploitation

    Les paysans, eux, ont par contre beaucoup souffert de cette situation. Environ 1,2 million d’entre eux ont eu leurs terres volées, avec en conséquences la famine et un exode important vers les villes où ils onstituaient une main d’œuvre extrêmement bon marché pour les nouveaux capitalistes.

    Avant la révolution, 66% des travailleurs dans le secteur des tapis de la ville de Mashad étaient âgés de six à dix ans tandis qu’à Hamadam, une journée de travail était de 18 heures. En 1977, la plupart des travailleurs gagnait 40 livres sterling par an. Même s’il existait formellement un salaire minimum, 73% des travailleurs gagnaient encore moins que cela…

    Les usines iraniennes ressembaient à l’Enfer de Dante, la ressemblance avec la Russie pré-révolutionnaire était frappante. Là aussi, un processus d’industrialisation casse-cou avait été mené par une classe capitaliste très faible essayant de s’extirper elle-même d’un passé féodal en créant, selon les mots de Marx, son ‘fossoyeur’ sous la forme d’une classe ouvrière militante.

    Au fur et à mesure de l’arrivée des paysans dans les villes, la population urbaine a doublé pour atteindre 50%. Téhéran était passé de trois millions d’habitants à cinq millions entre 1968 et 1977, avec 40 bidonvilles autour de ses banlieues.

    En 1947, il n’y avait que 175 grandes entreprises employant 100.000 travailleurs. 25 ans plus tard, 2,5 millions de travailleurs étaient engagés dans les usines, un million dans l’industrie de la construction et presque le même nombre dans le transport et les autres industries.

    L’Iran était en pleine transition, à moitié industrialisée, à moitié coloniale. Une puissante classe ouvrière avait émergé en une seule génération. En Russie, la classe ouvrière avait grimpé jusqu’à 4 millions sur une population totale de 150 millions. Armée du marxisme, cette classe ouvrière avait pu engager la paysannerie derrière elle pour rompre la chaîne du capitalisme à son point le plus faible, en 1917.

    En comparaison, le poids social de la classe ouvrière iranienne était bien plus important – environ quatre millions de travailleurs sur une population de 35 millions.

    Ne jamais envahir une révolution

    L’impérialisme américain a regardé, impuissant, les derniers jours du Chah en Iran. Des voix s’étaient élevées au Pentagone pour envoyer des porte-avions et des marines dans le Golfe, mais des personnes plus avisées au sein de la classe dirigeante américaine avaient estimé :‘on n’envahit pas une révolution populaire’.

    Les Etats-Unis étaient tout juste en train de commencer à lécher leurs plaies suite à la cuisante défaite de la guerre du Vietnam. Là-bas, la lutte sociale des paysans et des travailleurs pour se débarrasser des chaînes de l’oppression avait mis la superpuissance sur les genoux.

    Une invasion de l’Iran dirigée par les USA aurait eu d’incalculables répercussions à une échelle mondiale, particulièrement dans le monde colonial où le Chah d’Iran était aux yeux des masses considéré comme le plus pourri de tous.

    La Révolution iranienne a fait trembler les Etats-Unis. Le président américain Jimmy Carter avait été humilié quand les Ayatollahs avaient organisé des mouvements de foule contre l’embassade américaine à Téhéran, où 66 personnes avaient été prises en otage.

    En 1983, Ronald Reagan avait été forcé de retirer les troupes américaines hors du Liban en raison des pertes causées par le Hezbollah, qui avait le soutien de l’Iran.

    Economie: Un abîme croissant

    L’Iran était le second plus gros exportateur de pétrole en 1978, et le quatrième plus gros producteur. Quand les prix du pétrole ont quadruplé entre 1972 et 1975 suite à la guerre israélo-arabe, le Produit National Brut (PNB) iranien avait augmenté de 34% en une seule année. Des milliards sont alors tombés dans les poches du Chah et de sa clique.

    Mais avec 45 familles contrôlant 85% des grandes et moyennes entreprises et les 10% les plus riches de la population ayant 40% de l’argent du pays, le fossé entre les classes était chaque jour plus important.

    Environ un quart des Iraniens étaient dans une situation de pauvreté absolue. Comme pour illustrer son arrogance en tant que monarque absolu, le Chah avait declaré en 1976, mois de trois avant avant de devoir fuir du pays: “Nous n’avons pas encore demandé au peuple de faire des sacrifices. Au contraire, nous les avons comme couvert d’ouate. Les choses vont maintenant changer. Chacun devra travailler plus et être prêt à faire des sacrifices au service du progrès de la Nation.”

  • Combien de temps encore pour stopper le réchauffement climatique?

    Une récente recherche publiée dans le magazine “Nature GeoScience”, principalement l’oeuvre de chercheurs du Royaume-Uni,  en rapport avec l’éventualité de stabiliser le réchauffement climatique à 1,5°C au dessus du niveau pré-industriel a été saisie par les climatosceptiques pour minimaliser la hausse globale des températures.

    Article de Pete Dickenson publié initialement dans le magasine Socialism Today

    Pour ces derniers, les modèles qu’utilise le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC), un bureau de recherche des Nation Unies, ont exagéré le problème. Dans le Daily Mail nous pouvions lire “Selon ces modèles, la température mondiale devrait être supérieure de 1,3°C à celle du 19ème siècle. Mais le rapport britannique mentionne une hausse comprise entre 0,9°C et 1,0°C.” Si cela s’avérait vrai, il s’agirait d’une diminution de 30% environ. Le Daily Mail a publié par la suite une lettre du député travailliste Graham Stringer dans laquelle il affirme que l’adoption de mesures contre le réchauffement climatique ne nécessitait pas d’empressement.

    Des académiciens du changement climatique tels que l’économiste Nicolas Stern approuvent ce rapport puisqu’il ouvre la possibilité de respecter l’objectif de ne pas dépasser 1,5°C, ce qui semblait précédemment hors de portée. Jusqu’à récemment, limiter le réchauffement climatique à 2°C était considéré suffisant pour éviter un changement climatique catastrophique. Le nombre croissant de preuves liées à la relation entre les événements climatiques extrêmes et le changement climatique lié à la hausse actuelle de 1°C démontre que tout cela doit être réexaminé et le GIEC travaille en ce moment sur un rapport consacré à ce sujet.

    Après la controverse autour de la publication de “Nature GeoScience”, le site web “Carbon Brief” a publié une analyse détaillée des données utilisées, avec participation des auteurs eux-mêmes, qui a démontré que le Daily Mail avait mal interprété les conclusions de l’étude, qui n’avait pas pour but de remettre en cause les modèles  actuels. L’étude comparait les données actuelles sur le réchauffement (en 2015) avec un modèle de prévision pour l’année 2020. Cette comparaison a été faite pour les besoins spécifiques de la recherche, mais ici on compare des pommes avec des poires, car les températures entre ces deux dates vont aussi augmenter. Quand ils ont fait les corrections, la marge d’erreur entre les prédictions et les températures a été réduite de moitié jusqu’à 0,17°C en 2015.

    Un autre facteur est le fait que les modèles de prédiction dépendent énormément des données utilisées. La différence de l’ensemble des données disponibles donne une grande différence dans les résultats. Les données que les chercheurs britanniques utilisent (celles du “Met Office”) retournent dans le passé jusqu’à 1860. Mais la précision des données les plus anciennes n’est pas comparable à celle des plus récentes. De larges parts de l’Arctique sont également absentes des données du “Met Office”. En adoptant les données de la NASA, qui remontent à l’année 1880, alors la température en 2015 était plus élevée de 0,06°C par rapport aux prédictions. Des résultats similaires peuvent être obtenus avec d’autres données.

    Des erreurs ont déjà été faites dans les modèles de prédictions, pour comme cela fut le cas en surestimant les températures attendues dues aux effets des volcans El Chichon en 1982 et Pinatuba en 1991. Les cendres que ces éruptions volcaniques ont entraînés peuvent provoquer une baisse globale des températures. Ce sont cependant des coïncidences qui ne peuvent pas être traitées statistiquement.

    Les analyses de carbon brief utilisent 5 catégories de données sur la température globale entre 1880 et 2016 épousent pratiquement les modèles du GIEC. Les données de Berkeley Earth montrent que le réchauffement intervient 11% plus rapidement que la moyenne prévue, le “Met Office”, lui, annonce que le réchauffement avance 6% moins vite. La réelle amplitude du réchauffement se trouve quelque part entre les deux. Les observations réalisées depuis 1970 nous montrent que les modèles prédisent une plus grande hausse des températures que prévu, mais la différence de températures s’élève à seulement de 0,01 à 0,02°C. Le réchauffement de la température de l’air a augmenté moins vite de 1999 à 2014 en raison d’effets cycliques naturels. Cela a assuré que les courants de l’Océan Atlantique s’accéléraient et qu’ils ont accumulé plus de chaleur dans les océans à la place de la laisser dans l’atmosphère. Cela est maintenant arrivé à sa fin.

    Il n’y a donc aucune raison d’estimer que la problématique du climat a été exagérée à cause d’une mauvaise utilisation des données. Même si l’on met de coté les modèles de prévision, il n’y pas de doute possible que 2014, 2015 et 2016 ont été les années les plus chaudes jamais enregistrées. Les températures ont augmenté d’1°C pour la première fois au dessus des températures préindustrielles. Les preuves de cela arrivent sur nous de plus en plus vite. Les événement météorologiques extrêmes de sécheresses, d’inondations, de tsunami, etc. sont clairement liés à cette hausse.

    Cela signifie qu’il est urgent et nécessaire de contrer le problème climatique et de trouver des solutions. Il nous faut parvenir à limiter l’augmentation des températures à 1,5°C. L’un des auteurs de la recherche de Nature GeoScience, le professeur Piers Foster, a ainsi déclaré :  “Notre étude confirme l’urgence d’agir pour limiter la hausse des températures à 1,5°C.”

    Un autre co-auteur, le professeur Michael Grubb, estime qu’il est encore possible de limiter la progression à 1,5°C en réagissant dès maintenant. Mais il a aussi déclaré que cela était incompatible avec la démocratie actuelle car l’élimination requise des émissions de CO2 doit avoir été effectuée d’ici 7 ans. Il souligne que pareille diminution ne s’est opérée que trois fois dans l’histoire récente : durant la dépression des années 30, durant la Seconde Guerre Mondiale et après la chute de l’Union Soviétique. Son pessimisme est compréhensible lorsqu’on regarde les “mesures” prisent par les grand joueurs capitalistes durant les trente dernières années.

    L’idée la plus optimiste part du principe qu’il faudra 20 ans avant d’atteindre la hausse de 1,5°C. Cet espace fait suite aux conclusion de ce rapport, ainsi qu’au plateau inattendu des émissions en Chine et à la chute des prix des énergies solaires et éoliennes. Si nous supposons avoir 20 ans de marge de manœuvre, ce qui serait le bienvenu, il n’y a encore que trop peu de chances que les grands pays capitalistes adoptent des mesures décisives. Cela vient surtout du mécanisme actuel, négocié par les Nations-Unies durant le sommet climatique de 2015 à Paris, qui était déjà obsolète avant même que Donald Trump décide de ne pas y faire participer les États Unis.

    Malheureusement, cette marge de manoeuvre optimiste suscite de grands doutes. Mais l’idée qu’il faut entreprendre une action directe reste totalement valide. La perspective la plus réaliste est que le temps dont nous disposons pour limiter la hausse à 1,5°C est plus faible que ces 2à années. Il n’y a aucune chance que cela survienne avec l’approche des grandes dirigeants capitalistes actuels. Seul un rapidement renversement de cette économie capitaliste prédatrice pour la remplacer par une économie planifiée socialiste démocratique peut poser les bases pour sauver notre planète des scénarios catastrophes qui concernent le réchauffement climatique.

  • Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (4e partie)

    Le développement historique du marxisme

    Tout au long des précédentes parties de ce document, le marxisme a été expliqué en tant qu’argument raisonné (c’est-à-dire abstrait). Nous avons fait cela afin de simplifier les idées du marxisme, pour pouvoir mieux les expliquer. Mais le marxisme, comme toute autre idée, n’est que le produit du développement historique. Les avancées dans la pensée qui ont culminé aujourd’hui avec le marxisme se sont produites au fur et à mesure des transformations des conditions sociales.

    Dans cette quatrième partie, nous nous penchons sur l’histoire de l’évolution de la pensée philosophique qui a abouti au marxisme à l’époque capitaliste moderne.

    – Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)

    L’idéalisme religieux

    Les premières tentatives d’expliquer le monde ont pris la forme des religions primitives, avec la croyance selon laquelle des esprits ou des génies existent qui contrôlent la nature. Pour pouvoir expliquer d’où viennent les rêves, les hommes primitifs ont développé l’idée d’une « âme » capable de quitter le corps. Comme ils n’avaient aucune connaissance du cerveau ou du subconscient, cette théorie expliquait apparemment pourquoi les hommes se réveillaient toujours au même endroit que là où ils s’étaient endormis, alors qu’ils avaient rêvé qu’ils étaient en train de se promener.

    Dans les rêves, on peut voir vivantes des personnes décédées, ce qui a mené à l’idée selon laquelle toute personne possède une « âme » immortelle (qui ne peut mourir). À partir de là, est apparue l’idée selon laquelle d’autres « âmes », qui nous sont invisibles lorsque nous sommes éveillés, sont la cause de tous les phénomènes inexplicables dans le monde réel. C’est de là qu’on a fini par imaginer l’existence de dieux, ou d’un seul dieu, qui, comme les âmes, était éternel (avait toujours existé).

    Le développement de l’idée du dieu éternel a joué le rôle d’un gros caillou coincé entre les ciseaux de la connaissance humaine. À partir du moment où on envisageait que certaines choses sont « éternelles » dans le monde, il n’y avait plus besoin de rechercher des explications objectives. Si quelque chose a toujours existé de toute éternité, il n’y a pas besoin de l’expliquer ! Mais l’« éternité » est une idée abstraite : on ne voit pas d’« éternité » nulle part dans le monde ! Cette idée n’est rien d’autre qu’un produit des conditions sociales qui lui ont donné naissance. Mais ce genre d’idées abstraites a pu s’élever au-dessus de la société, comme un dogme, un acte de « foi ». La conséquence en a été que pendant des siècles entiers, il est devenu impossible de développer l’idée que des explications objectives pourraient être trouvées aux phénomènes observés dans la nature ou dans la société.

    Toute religion est donc une forme d’idéalisme. Toutes les religions affirment qu’il y a une limite aux explications objectives, parce que selon elles, il existe « quelque chose » « en-dehors » du monde : que ce soit un au-delà, une âme, un dieu, ou une « énergie cosmique ». Au lieu de comprendre que ces idées n’étaient qu’un produit de la société, on a commencé à dire que la société elle-même était un produit de Dieu, alors que Dieu n’est rien d’autre qu’une idée humaine. Marx expliquait ainsi que :

    « L’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde… »
    (Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)

    Mais cette situation était inévitable dans les sociétés primitives qui avaient très peu de connaissances ou une très faible compréhension du monde. Le fait que la religion existe encore aujourd’hui, à une époque où la science est beaucoup plus avancée, ne peut s’expliquer que par une explication objective tenant compte des conditions sociales actuelles : les hommes n’arrivent toujours pas à expliquer leurs conditions de vie. Dans la société capitaliste, cela revient à se poser la question de comprendre pourquoi certains sont tellement riches, alors que d’autres n’ont rien.

    Sans une compréhension scientifique de la société (une compréhension qui est en permanence combattue avec acharnement par tout l’arsenal idéologique de la bourgeoisie), cette situation est présentée comme étant simplement le résultat de « la chance ». Pour la classe capitaliste, la religion explique leur « chance » par le fait que ces personnes sont « bénies ». Pour la classe prolétaire, la religion explique que leur « malchance » constitue une « épreuve pour leur foi » ou que cela fait partie du « plan de Dieu » ; dans tous les cas, il s’agit d’une situation qu’elle doit accepter et tolérer. La moindre petite amélioration des conditions de vie des prolétaires est interprétée comme provenant de la volonté de Dieu, et non pas des sacrifices de la lutte de classe. Au point où même un bon président serait envoyé par Dieu, et non pas le fruit de certaines conditions sociales ayant mené à sa prise de pouvoir… Marx expliquait ainsi que :

    « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. Elle est l’opium du peuple.

    Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes dont la religion n’est que l’auréole. »
    (Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)

    Les critiques du capitalisme données par certains guides religieux opérant dans des congrégations prolétaires sont bien entendu relativement progressistes. Mais au final, tout le cadre philosophique de la religion, avec son idée d’un dieu « éternel », maintient la classe prolétaire et les pauvres dans une « illusion concernant leur propre situation ». Ce mode de pensée empêche la classe prolétaire d’arriver à une véritable compréhension des causes de sa souffrance. Or, ces causes ne peuvent être découvertes que par l’examen des conditions sociales objectives de la société capitaliste. Et ce n’est que sur cette base que l’on peut obtenir une véritable compréhension de ce qui est nécessaire pour transformer la société.

    La philosophie antique

    Il y a plus de 2500 ans, le développement des cités-États de la Grèce antique et des autres nations de la mer Méditerranée rendait la société de plus en plus complexe. C’est alors que sont apparues pour la première fois la plupart des idées philosophiques fondamentales qui sont réapparues par la suite tout au long des siècles sous des formes nouvelles. C’est dans le monde antique qu’est apparue la logique formelle, développée par le philosophe grec Aristote.

    D’autre part, les troubles révolutionnaires qui ont ébranlé la ville grecque de Milet (qui se trouve aujourd’hui en Turquie) ont donné naissance à l’idée que des bouleversements profonds étaient possibles, dont les causes pouvaient être découvertes (une idée notamment développée par le philosophe Anaximandre). C’est de cette conclusion que tirent leurs racines à la fois le matérialisme et la dialectique modernes. Mais ces anticipations sont restées très limitées en raison des conditions sociales de l’époque et de la faiblesse des connaissances sur la nature et sur la société. Matérialisme et dialectique sont restés deux idées isolées l’une de l’autre. Mais le fait qu’elles soient nées a tout de même joué un rôle en repoussant les limites de la pensée de l’époque.

    Cependant, avec l’effondrement de la société antique, ces idées ont été perdues pendant des siècles. La nouvelle religion chrétienne catholique, qui a dominé l’Europe à partir du 4e siècle, a cherché à limiter toutes les tentatives de comprendre le monde dans le cadre de la société féodale qui venait de s’établir.

    La scolastique

    Au 12e siècle, les œuvres du philosophe grec Aristote ont été redécouvertes par l’Europe. Beaucoup de ses théories étaient potentiellement très utiles et suscitaient beaucoup d’enthousiasme chez les intellectuels. Aristote était un pionnier qui avait établi une méthode qui annonçait la méthode scientifique. Il effectuait des observations (même si ses observations étaient pour la plupart superficielles et erronées) pour en tirer des conclusions qui servaient de base à ses théories.

    L’Église catholique a perçu cette méthode comme une menace, parce qu’elle suggérait que la connaissance pouvait être acquise par des moyens autres que la révélation divine (sans même parler du fait qu’Aristote était un païen qui croyait en l’existence de plusieurs dieux !). Thomas d’Aquin, un seigneur féodal italien et intellectuel catholique, a alors entrepris de « christianiser » les idées d’Aristote, créant ainsi une nouvelle philosophie appelée la scolastique. Il s’agissait d’un mélange d’idéalisme religieux et des étiquettes statiques de la logique formelle. Cette nouvelle doctrine est devenue une arme très efficace entre les mains de la classe féodale pour légitimer son règne.

    Ayant décrété que la « cause première » d’Aristote était identique au dieu chrétien, la scolastique enseignait que les choses ne doivent pas être découvertes mais interprétées. Tout pouvait être révélé à travers les textes chrétiens. Ainsi, pour comprendre le monde, il n’était pas nécessaire d’aller faire des observations sur le terrain : le seul « outil » requis était un bon fauteuil moelleux entre les quatre murs d’une salle de lecture. Et si la réalité du monde en-dehors de ces quatre murs contredisait ce que la scolastique avait « interprété » par la lecture des textes et la contemplation de Dieu, ces observations étaient rejetées : c’était le monde qui était « erroné ». C’est un peu la même chose qu’on voit aujourd’hui, quand on entend des gens répéter que « L’homme est égoïste de nature », même après qu’on leur montre des centaines d’exemples d’entraide, de générosité et de solidarité entre les hommes. La relation entre le monde et les pensées reste donc « la tête en-bas ».

    La révolution scientifique

    La révolution scientifique qui a éclaté en Europe au 17e siècle a commencé à remettre en cause cette façon de voir le monde. Tout comme à Milet deux mille ans auparavant, l’Europe connaissait alors une période de profonds bouleversements sociaux. La classe bourgeoise, l’ancêtre de la classe capitaliste, commençait à devenir une force importante dans la société, mais entrait de ce fait en conflit avec la classe féodale. Au cours du 17e siècle, on a vu des révolutions et des contrerévolutions entre ces deux classes, qui ont pris la forme de guerres de religion, comme la Guerre civile anglaise et la guerre des Trente Ans qui a ensanglanté toute l’Europe.

    Déjà, la classe bourgeoise avait réinventé le christianisme en créant la religion protestante, qui remettait en cause la domination de l’Église catholique et sa légitimation du règne de la classe féodale, « voulu par Dieu ». À la place, le protestantisme insistait sur la possibilité d’un lien direct et personnel avec Dieu, sans devoir forcément passer par l’intermédiaire de la hiérarchie catholique. Cette brèche dans les défenses idéologiques de la société féodale a commencé à s’élargir : il n’en fallait pas plus pour que tout ce qui était enseigné par l’Église catholique soit remis en question. Même si les penseurs à l’origine de la révolution scientifique n’ont jamais remis en doute l’idée de l’existence d’un dieu (du moins, d’un dieu réinventé), ils n’acceptaient plus ni les dogmes catholiques, ni la scolastique en tant que seule manière de comprendre le monde.

    Le matérialisme est réapparu au cours de la révolution scientifique, mais en y ajoutant l’idée que les observations pouvaient nous donner des informations sur le monde que la simple « interprétation » des textes dans une salle de lecture ne pouvait nous donner. L’invention du télescope et du microscope, ainsi que d’autres instruments scientifiques, ont permis d’effectuer des observations plus détaillées, voire inédites, de la nature. C’est ainsi qu’on a découvert la place de la Terre dans le système solaire ; c’est ainsi qu’on a découvert les microbes, ces petits êtres vivants minuscules qui sont responsables des maladies.

    Beaucoup de ces premiers scientifiques à l’origine de ces découvertes étaient aussi, par nécessité, des philosophes. Au 17e siècle, alors que la logique formelle héritée de la scolastique demeurait le mode de pensée dominant, les nouvelles observations ne pouvaient plus être expliquées par les vieilles façons de penser. À moins de rejeter ces observations comme « erronées », ces premiers scientifiques étaient contraints de proposer de nouvelles idées sur la nature de la connaissance et de la compréhension humaines. C’est un peu le même problème auquel est confronté le marxisme aujourd’hui, comme nous l’avons expliqué dans la première partie de ce document.

    Toutefois, le matérialisme qui est né au cours de la révolution scientifique, même s’il constituait une avancée, restait limité. Il conservait certaines limites issues de l’ancienne façon de penser. Par exemple, les premiers scientifiques rejetaient avec force toute tentative d’émettre des théories. Ils ne pensaient pas qu’il était possible de relier entre elles leurs nouvelles observations pour en tirer un tableau plus large. Ils étudiaient des phénomènes, mais pas les connexions entre ces phénomènes.

    Cette première forme de matérialisme affirmait qu’il était possible de trouver des explications objectives aux phénomènes naturels. Mais elle ne pouvait toujours pas vraiment expliquer les processus de changement qui se produisent dans le monde. On ne remettait pas en cause le fait que certains changements se produisaient à un certain niveau, mais ce changement était considéré de façon mécanique.

    Par exemple, on a conçu un modèle du système solaire où le soleil, les planètes, les lunes tournaient les unes autour des autres comme si elles étaient montées sur des rouages mécaniques, comme les cadrans d’une montre. On ne comprenait toujours pas que le système solaire s’était formé il y a des milliards d’années à partir d’un conglomérat de gaz et de poussières en rotation. On ne comprenait pas non plus que le système solaire finira un jour par disparaitre dans des milliards d’années, après que le soleil ait fini de bruler toutes ses réserves d’énergie. Ce matérialisme mécanique concevait des changements dans l’espace, mais pas dans le temps. Il ne décrivait donc que des formes de changement très superficielles.

    Dieu avait toujours un rôle à jouer dans ce nouveau matérialisme mécanique. Dieu était maintenant le « grand horloger ». Dieu avait conçu un plan pour le monde, avait assemblé les rouages et mécanismes, puis l’avait mis en marche. On retrouve toujours des traces de ce mode de pensée dans la théorie du « dessein intelligent », l’idée (erronée) selon laquelle Dieu aurait guidé le processus d’évolution dans la nature pour « aboutir » à la création de l’homme. Mais c’est ce matérialisme qui a jeté les bases de la révolution scientifique. Même s’il était limité, il était déjà révolutionnaire.

    C’est lors du 18e siècle, où la puissance de la classe bourgeoise croissait de plus en plus, que les nouvelles façons de concevoir la nature ont commencé à être appliquées à la société. On appelle cette période l’âge des « Lumières ». Bien évidemment, la classe bourgeoise a alors découvert qu’une société « objective » serait une société qui serait organisée conformément à ses intérêts. Le « point de vue » de ces philosophes bourgeois (Rousseau, Voltaire, Jefferson, Hobbes…) concernant les concepts de liberté, d’égalité, de démocratie, a été transformé en une série d’idées abstraites qui ont été élevées au-dessus de la société, formant ainsi un nouvel idéalisme philosophique.

    Kant et Hegel

    Au fur et à mesure que de nouvelles observations étaient effectuées, la science continuait à repousser les limites du matérialisme mécanique. C’est ainsi que le philosophe allemand Kant, ayant observé des nébuleuses dans l’espace (de gigantesques nuages de gaz dans l’espace) a rompu avec le modèle mécanique du système solaire, en développant une théorie selon laquelle ces nuages de gaz, en se condensant, finissent par donner naissance à des étoiles et à des planètes.

    En 1789, la classe bourgeoise française a renversé sa classe féodale. C’était la révolution française, qui a ouvert la voie à des décennies de révolutions et de contrerévolutions dans toute l’Europe. C’est au cours de cette période de transformations révolutionnaires que le philosophe allemand Hegel a réintroduit l’ancien concept grec de la dialectique. Le monde était en effet en train d’être bouleversé : il fallait une explication à tout ce changement.

    Malheureusement pour Hegel, même s’il a redécouvert la dialectique, il n’était pas un matérialiste. Il a renversé les étiquettes fixes de la scolastique en introduisant des lois dialectiques qui pouvaient décrire le changement. Mais il n’a pas cherché une explication objective des idées en observant les processus qui ont lieu dans la nature et dans la société. Hegel était convaincu que c’étaient les idées qui étaient la cause du changement. En d’autres termes, la dialectique de Hegel était idéaliste. Il a remplacé Dieu par « l’Idée », qui existait quelque part « au-delà » du monde réel.

    Marx et Engels

    Dans sa jeunesse, Marx était un « jeune hégélien », un partisans des idées de Hegel. Mais il a fini par se rendre compte des limites de la philosophie de Hegel. La principale avancée réalisée par Marx et par son ami Engels a été de prendre la dialectique de Hegel et de la « remettre sur ses pieds ». En d’autres termes, Marx et Engels ont rendu la dialectique matérialiste. Marx et Engels ont expliqué que le rôle de la pensée dialectique devrait être de décrire les changements en cours dans le monde, pour nous aider à mieux le comprendre. Marx et Engels ont combiné le matérialisme et la dialectique pour développer le matérialisme dialectique.

    Tant qu’elles étaient isolées, ces deux idées étaient assez faibles. Mais regroupées, elles devenaient beaucoup plus fortes. C’est à partir de cette nouvelle philosophie, de cette nouvelle méthode d’analyse, que Marx et Engels ont pu développer l’analyse scientifique de la société dont nous parlions dans la première partie de ce document.

    Cette avancée n’a pas été rendue possible uniquement par le « génie » de Marx et d’Engels (même si on ne peut pas dire qu’ils n’étaient pas brillants). Depuis le début de la révolution scientifique, les avancées dans la compréhension de la nature s’étaient poursuivies, ce qui permettait d’obtenir des explications objectives pour de plus en plus de phénomènes dans le monde. Par exemple, la théorie de l’évolution de Charles Darwin permettait d’expliquer les changements en cours dans le monde animal, renversant l’idée scolastique selon laquelle les « formes » animales étaient éternelles. Il devenait de plus en plus évident que la nature pouvait être décrite de manière exacte par la dialectique.

    Tout comme les périodes de l’histoire qui avaient précédé, Marx et Engels vivaient dans une période de révolutions et de contrerévolutions. Après la révolution française, de plus en plus de gens étaient déçus de constater que la « liberté » dont on avait tant parlé n’était en réalité que la « liberté » pour les capitalistes. Les prolétaires, les pauvres, les femmes, les esclaves noirs restaient exclus. C’est ainsi qu’est apparu le courant des « socialistes utopistes » en France et au Royaume-Uni. Tout comme les philosophes bourgeois des Lumières croyaient qu’une société organisée de manière « objective » ne pouvait être qu’une société organisée selon les intérêts de la classe capitaliste, ces premiers socialistes croyaient qu’une société « objective » serait une société organisée selon les intérêts de la classe prolétaire. Ils pensaient pouvoir convaincre les capitalistes de leurs erreurs et leur faire entendre « raison ». Mais ils ont été surpris lorsque le « point de vue » de la classe capitaliste s’est avéré non négociable ! On voit toujours cette attitude aujourd’hui chez les réformistes petits-bourgeois qui pensent que la classe capitaliste pourrait être convaincue de traiter les travailleurs de façon plus juste, simplement parce que « c’est ça qui est moral ».

    Mais la réponse à cette « idéalisme socialiste » a été fournie par l’émergence de la classe prolétaire en tant que force politique indépendante dans la société. Les prolétaires pouvaient parler pour eux-mêmes ! Au Royaume-Uni, le mouvement chartiste s’est développé à partir des années ‘1830 pour demander des droits politiques pour la classe prolétaire. En France, on voyait des grèves se déclarer dans les grandes villes industrielles.

    Marx et Engels en ont tiré la conclusion que le socialisme ne pourrait advenir que suite à la lutte de la classe prolétaire contre la classe capitaliste, pas à force de chercher à convaincre certains capitalistes « de bonne volonté ». Comme Marx et Engels l’ont écrit dans la première ligne du Manifeste du Parti communiste, « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte de classes ». La même année où le Manifeste a été publié, les révolutions européennes de 1848 ont confirmé cette prédiction. La classe prolétaire allait de plus en plus tendre à se battre pour elle-même, sans devoir forcément suivre la classe capitaliste dans sa lutte contre la classe féodale.

    Ce sont tous ces développements dans la société qui ont permis à Marx et Engels d’accomplir cette avancée philosophique pour la première fois de l’histoire de l’humanité.

  • Engels et la libération des femmes

    Longtemps considéré par les marxistes comme un texte important concernant l’origine de l’oppression des femmes, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, par Friedrich Engels, a été critiqué par ceux qui tentent d’expliquer autrement le statut de ‘seconde zone’ de la femme dans la société. CHRISTINE THOMAS remet en avant la pertinence du livre pour les luttes des femmes aujourd’hui.

    Dans la préface de la première édition de « l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État », Friedrich Engels décrit modestement son travail comme «un maigre substitut à ce que mon ami défunt [Karl Marx] a déjà accompli». Dans ses dernières années, Marx s’était particulièrement intéressé à l’étude des premières sociétés dans le cadre de son analyse du fonctionnement et du développement historique du capitalisme. Engels a puisé dans les notes inédites de Marx. Il a également reconnu que son livre devait une dette énorme à « Ancient Society », le travail révolutionnaire de l’avocat américain et anthropologue amateur, Lewis Henry Morgan, publié sept ans auparavant.

    Selon Engels, le point de départ pour comprendre le développement historique de la société se trouve dans le processus de production et de reproduction. Les changements dans la manière dont nous vivons modifient la production et les relations sociales –par un entrelacement complexe de forces économiques et sociales. Les institutions sociales, telles que l’État, la famille et son lien avec l’oppression de la femme, sont spécifiques selon le cours de l’Histoire et sujettes à changement. Se basant principalement sur l’étude de Morgan sur les Iroquois nord-américains et sur la société polynésienne, Engels a tenté de montrer comment existaient autrefois des sociétés égalitaires dépourvues de propriété privée, d’État, d’oppression systématique des femmes et où la famille n’était pas l’institution sociale principale.

    À la lumière de plus de 100 ans de recherches archéologiques et anthropologiques, nous pouvons dire que l’argument général d’Engels conserve sa validité. Cependant, « l’Origine » doit être considéré comme un produit de son temps: révolutionnaire et explosif. Engels a cherché à défier l’idéologie dominante en refusant l’argument que les institutions de la société capitaliste étaient universelles et naturelles. Dans le même temps, ce travail était entravé par le peu de preuves scientifiques disponibles dans les années 1880. En conséquence, « l’Origine » inclut inévitablement des erreurs factuelles concernant les détails des sociétés anciennes et leur évolution. Engels a reconnu que son livre aurait besoin d’être revu à mesure que de nouvelles preuves étaient découvertes.

    Suivant de près Morgan, Engels a identifié la «gens» communale et égalitaire comme l’unité sociale de base des sociétés sans classe. Les anthropologues d’aujourd’hui reconnaissent l’existence historique de la «gens», mais pas la terminologie, en se référant plutôt au «groupe de parenté». Il y a aussi un accord général sur le fait que des groupes sociaux sans classes sans propriété privée (au sens de la propriété privée des moyens de production), et sans structure étatique, ont existé durant une part importante de l’Histoire.

    Ce qui est réfuté toutefois, c’est la séquence évolutionniste d’Engels sur la façon dont la «gens» a vu le jour. Il n’y a aucune évidence concernant les différentes étapes qu’il a décrites : de la «promiscuité» sans restriction à «l’appariement» (excluant ainsi les relations sexuelles entre générations d’une même gens), ou au «mariage de groupe» (entraînant l’interdiction de mariage entre descendants). C’était une simple spéculation. Comme Morgan avant lui, Engels pensait à tort que les termes de parenté dominants – la façon dont les gens s’adressaient : sœur, père, épouse – dans les sociétés étudiées reproduisaient des relations et des systèmes matrimoniaux d’un passé lointain. En réalité, ils reflétaient des relations sociales et économiques relativement contemporaines à Engels.

    Les «gens» étudiées par Morgan et Engels étaient des organisations sociales de base de sociétés basées sur l’agriculture simple (horticulture). Il s’agissait souvent de sociétés matrilinéaires (ascendance tracée par la mère) dans lesquelles les femmes pouvaient avoir une autorité considérable. Eleanor Burke Leacock (1) explique comment, chez les Iroquois, les femmes contrôlent le magasin de légumes, de viande et d’autres produits, organisent des mariages, nominent et déposent les sachems (chefs en temps de paix). Certains lecteurs de « l’Origine » ont supposé qu’une période de «matriarcat», régie par les femmes, précédait le patriarcat, le contrôle institutionnalisé des femmes par les hommes. En fait, il n’y a aucune preuve de cela, et quand Engels parlait de «droit de la mère», il entendait la matrilinéarité et non le matriarcat. Engels croyait que la matrilinéarité dans tous les cas précédait la patrilinéarité. Leacock semble être d’accord avec cela quand elle déclare qu’il y a de nombreux exemples de sociétés matrilinéaires devenant patrilinéaires mais pas vice versa. Cependant, nous n’avons aucune preuve de ce fait, alors cela reste une question ouverte.

    De plus, les premières sociétés connues n’étaient pas horticoles mais reposaient sur la technologie plus simple de la chasse / pêche et de la cueillette. Des anthropologues tels que Leacock et Richard Lee (2) ont étudié les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Ils l’ont fait grâce à l’expérience directe de peuples toujours existants et à l’analyse des récits historiques ; y compris les écrits des Jésuites du 17e siècle sur les Canadiens autochtones Montagnais-Naskapis, dans la péninsule du Labrador. Il est clair que chaque société a ses propres caractéristiques spécifiques, qui peuvent être façonnées par des différences de géographie, d’environnement, etc., mais cela n’empêche pas de pouvoir décrire les caractéristiques générales partagées par toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs.

    Evidemment, il y aura toujours des exceptions et il est important de savoir si, par exemple, un groupe de chasseurs-cueilleurs a eu des contacts avec des sociétés basées sur des modes de production alternatifs ou s’il est revenu à un système chasseur/cueilleur alors qu’il était déjà plus avancé technologiquement. Il est également nécessaire d’être conscient des préjugés et des hypothèses possibles de l’auteur / chercheur original lorsqu’il fonde une analyse sur des récits de seconde main. Mais avec ces mises en garde à l’esprit, quelques points généraux peuvent être faits sur les principes d’organisation de ces sociétés de chasseurs-cueilleurs.

    Différent mais égalitaire

    Bien que la taille puisse varier en fonction de l’environnement et de l’approvisionnement alimentaire disponible, les chasseurs-cueilleurs vivaient normalement dans de petits groupes sociaux basés sur la parenté. Un nombre de 30-40 personnes était généralement considéré comme optimal. Un groupe pouvait être changeant avec une composition fluide et une interprétation souple de la «famille» – des enfants pas nécessairement élevé par des « parents de sang ». Les groupes étaient mobiles pour la recherche de nourriture, se réunissant à diverses occasions pour coopérer, socialiser, etc. La production et la distribution de biens étaient sociales et coopératives et les moyens de production très basiques. Bien qu’il y ait eu quelques possessions privées personnelles, les moyens de production étaient la propriété collective, avec peu d’accumulation étant donné que le groupe était continuellement en mouvement. Bien que l’échange de cadeaux ait eu lieu entre les gens, la production était principalement destinée à un usage direct.

    Tous les adultes aptes au travail étaient directement impliqués dans la production et la distribution de nourriture. La principale division du travail était fondée sur le sexe. En général, les hommes étaient responsables de la chasse et les femmes étaient principalement engagées dans la cueillette de fruits, de noix, de baies, etc., les biens des deux sexes étant collectivement partagés par la bande. Parce que les sources d’Engels provenaient principalement des sociétés horticoles, il ne se référait pas au rôle des femmes en tant que cueilleuses, se concentrant, au contraire, sur leur responsabilité en matière de garde d’enfants et de gestion du ménage. Néanmoins, Engels a eu raison de souligner la nature «publique» du rôle des femmes dans les gens. Le soin des enfants était un rôle social joué au profit de tout le groupe. Il n’y avait pas de division artificielle entre le rôle privé d’une femme dans un ménage et son rôle public dans la société en général, comme cela est le cas sous le capitalisme et d’autres sociétés de classe.

    Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les relations personnelles entre hommes et femmes pouvaient être à la fois stables et fluides, tout comme le mariage matrilocal (dans le groupe de parenté de l’épouse) ou patrilocal (le mari), selon ce qui convenait le mieux. Mais, en raison de la nature coopérative de la bande, la séparation n’entraînait pas nécessairement des difficultés économiques pour les femmes ou les enfants. L’unité sociale principale était le groupe collectif, pas la famille ou le ménage, et cela était basé sur l’interdépendance économique de l’ensemble de la bande et non des femmes individuelles dépendantes des partenaires masculins.

    Leacock, Stephanie Coontz, Peta Henderson (3), et Christine Ward Gaitley (4), mettent toutes en garde contre les dangers de faire des suppositions sur le rôle des femmes dans les sociétés pré-classes à partir du modèle des relations sociales inégales qui dominent le capitalisme. Une division du travail entre hommes et femmes n’implique pas nécessairement une inégalité. La contribution économique des femmes dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs fournissait normalement l’essentiel des besoins nutritionnels du groupe. Alors que les rôles des hommes et des femmes variaient et pouvaient être interchangeables, ils n’étaient ni supérieurs ni inférieurs, mais à la fois estimés et nécessaires pour le groupe.

    Leacock a montré comment les femmes contrôlaient leur propre production, prenant des décisions autonomes sur les activités dont elles étaient responsables. Bien que les femmes soient celles qui enfantent et que leur rôle reproductif limite normalement leur capacité de chasse (manifestement dangereux pour les femmes enceintes et allaitantes), cela ne leur confère pas un statut social inférieur. En réalité, la division du travail était souvent assez flexible, avec des femmes qui chassaient le petit gibier ou accompagnaient les hommes à la chasse si elles n’étaient pas enceintes ou allaitantes. De la même manière, les hommes s’occupaient souvent des enfants quand cela était nécessaire.

    Par conséquent, le statut social inégal des femmes ne peut pas être simplement expliqué par le rôle reproductif des femmes, abstraction faite des relations sociales et économiques, comme certaines féministes radicales (et non féministes) ont tenté de le faire. Les théories de la suprématie masculine étant dues à une plus grande force ou à la violence sont également montrées comme intenables. Bien que la violence et même des guerres sporadiques se soient parfois produites dans les sociétés sans classe précoces, elles étaient toutes deux assez rares. Les études de Leacock l’ont amenée à énumérer les valeurs principales des groupes communautaires comme étant la coopération, la réciprocité, la solidarité, la générosité, la patience et le respect. Même la chasse était normalement une activité basée sur la coopération entre les hommes, et parfois les femmes, contrairement à la description déterministe stéréotypée, brute et biologique de l’agressif «homme chasseur».

    Les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient marquées par des relations économiques et sociales non stratifiées, non hiérarchiques, sans différenciation sociale fondée sur la richesse. Il n’y avait pas d’Etat. La prise de décision et la résolution des conflits étaient généralement menées de manière informelle sur la base de discussions et de consensus. Lorsque le conflit ne pouvait pas être résolu, il est probable que la personne doive quitter le groupe. La gens était peut-être plus encline à écouter les opinions de certains membres du groupe, mais cette «autorité» était basée sur les atouts personnels ou l’âge de ces personnes particulières et ne découlait pas de relations de propriété. Ils pouvaient persuader et convaincre, mais n’avaient pas le pouvoir d’imposer leurs opinions ou d’obliger les autres à agir ou à se comporter d’une manière particulière.

    Révolution néolithique

    Pour Engels, l’effondrement des «gens» et le processus d’ascension de la propriété privée, des classes, de la famille en tant qu’institution sociale et de l’Etat étaient enracinés dans le développement de la technologie et des forces productives. En parallèle, il en va de même de l’oppression des femmes. Dans le premier chapitre de « l’Origine », Engels esquisse un schéma évolutif utilisant la terminologie du 19ème siècle – sauvagerie, barbarie, civilisation – qui, de toute évidence, serait inacceptable aujourd’hui. Les anthropologues parlent maintenant de chasseurs-cueilleurs / pêcheurs, de sociétés agricoles et urbaines. Certains des détails avancés par Engels sur la façon dont les sociétés ont changées sont également remis en question par les preuves accumulées depuis lors. Néanmoins, le consensus est général : il y a environ 8-10 000 ans, une révolution de la production a eu lieu – généralement appelée «révolution néolithique», un terme utilisé pour la première fois par l’archéologue V Gordon Childe. Cela signifia le début des inégalités avec la différenciation de classe, engendrant pouvoir, richesse et oppression de genre.

    Cette transformation radicale était enracinée dans la nouvelle capacité des sociétés à domestiquer les plantes et les animaux. Engels pensait, à tort, que le pastoralisme ou l’élevage précédaient la plantation et la récolte. Au contraire, les documents historiques montrent qu’ils sont apparus étroitement ensemble (dans des échelles de temps historiques) probablement, initialement, dans le Croissant fertile de l’Asie du Sud-Ouest et au «Proche-Orient». L’agriculture simple est apparue indépendamment dans au moins cinq régions du monde, et probablement plus, se répandant dans d’autres régions à travers la migration des agriculteurs, la diffusion de nouvelles techniques ou par la conquête. L’agriculture est arrivée en Europe de l’Asie occidentale entre 3 500 et 6 000 avant notre ère.

    Cela ne s’est pas fait par des processus unilinéaires. Certaines sociétés n’ont pas commencé à produire de la nourriture avant le contact colonial, d’autres ont même résisté, continuant leur mode de production de chasseurs-cueilleurs jusqu’à des temps relativement récents. Engels est souvent critiqué pour avoir préconisé une vision unilinéaire du développement social dans « l’Origine ». Mais si c’était le cas, cela serait en contradiction avec ses écrits généraux et ceux de Marx sur le développement historique. De telles critiques sembleraient se fonder sur le manque d’information disponible pour Engels au sujet de différentes sociétés, ainsi que sur les erreurs de ses «interprètes» et de ses «suiveurs», plutôt que sur la position d’Engels lui-même.

    Pourquoi les peuples anciens sont passés de la chasse/cueillette à l’agriculture simple, la raison est probablement différente d’une région à l’autre. Des facteurs environnementaux, tels qu’une réduction de l’approvisionnement en nourriture disponible ou une augmentation des plantes domestiques, auraient probablement joué un rôle. Quelques sociétés de chasseurs-cueilleurs ont vécu dans des régions particulièrement riches sur le plan environnemental (la côte nord-ouest du Pacifique, par exemple). Ils ont pu mener une vie relativement sédentaire, mais la plupart étaient nomades et se déplaçaient pour exploiter les ressources alimentaires.

    Avec une production basée sur de simples techniques agricoles (culture sur brûlis, houe et bâton), la sédentarité s’est installée. Le sol devait être préparé et les cultures semées et récoltées, nécessitant une attention plus constante de la part des cultivateurs. Au fil du temps, certaines gens sont devenues plus stables, formant de petits villages permanents et finalement abandonnant leur mode de vie nomade. Un mode de vie sédentaire et une productivité accrue ont jeté les bases d’une augmentation de la fécondité féminine et de la densité de la population.

    La taille des groupes de chasseurs-cueilleurs était normalement restreinte pour tenir compte de la nécessité d’être en mouvement et des ressources alimentaires disponibles. Les femmes ne voulant pas porter plus d’un bébé, elles ont essayé de contrôler l’enfantement en l’espaçant (jusqu’à quatre ans) par la lactation et l’abstinence. Mais aussi, si nécessaire, par l’avortement et l’infanticide. Dans les communautés sédentaires, ces restrictions ont diminué, les femmes donnant naissance plus régulièrement (avec un écart moyen de deux ans). Les populations ont commencé à se développer lentement.

    Dans les sociétés agricoles simples, la production était souvent, mais pas toujours, assurée par des ménages individuels ou étendus. Toutefois, la terre était «possédée» collectivement par la gens. La distribution de la nourriture était communale et, en général, les relations économiques et sociales étaient organisées sur la base des liens de groupe. A mesure que la société s’est développée, les relations ont commencé à se formaliser davantage. Les normes socialement acceptées concernant l’accès aux ressources ont commencé à changer. Autour notamment des bases sur lesquelles la production était organisée, la division du travail, comment les produits étaient distribués et échangés au sein des groupes et entre les groupes, quelles personnes pouvaient se marier, etc – Tout cela devenait progressivement plus réglementé et structuré. Egalement, la base de la gens et des valeurs communes de la coopération, de la réciprocité, des obligations et responsabilités mutuelles convenues par le groupe ont graduellement changées.

    L’émergence de la société de classe

    Ainsi, les nouvelles forces économiques et sociales issues des nouvelles méthodes de production contenaient les germes d’un conflit potentiel au sein et entre les gens. Cela a miné les principes d’organisation égalitaires et communautaires sur lesquels le groupe était basé. Ce processus n’était cependant pas inévitable ou unilinéaire et chaque société avait sa propre dynamique. Dans certains cas, les processus internes ont progressé jusqu’à la différenciation des classes. Dans d’autres, ils s’arrêtaient à des stades intermédiaires de développement, parfois s’effondraient avant que le processus puisse être achevé. Pour beaucoup, la société de classe ne s’est pas développée de façon interne mais par l’imposition externe des puissances coloniales. De plus, ce sont des processus qui, dans la plupart des cas, se sont déroulés progressivement sur des milliers d’années.

    La production dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs était principalement utilisée directement par les membres de la bande. Il y a eu ensuite le développement et l’amélioration technologique agricole. D’autres techniques telles que la poterie et le travail des métaux, et plus tard des techniques de production plus intensives basées sur la charrue et l’irrigation sont aussi apparues. Il est ainsi devenu possible au fil du temps de produire au-delà des besoins immédiats du groupe. Un stock de céréales excédentaires ou d’autres denrées alimentaires pouvait alors être utilisé en période de difficultés causées par les mauvaises récoltes dues aux tempêtes, à la sécheresse, aux ravageurs, etc.

    Un excédent croissant a également permis à certains individus et groupes de se retirer de la production alimentaire, tels que les artisans, les commerçants, les guerriers et les prêtres. Dans certaines sociétés, un membre particulier du groupe qui avait acquis un certain prestige (ancien du village, «grand homme», etc.) s’est chargé de rassembler et de distribuer le surplus, souvent au moyen de fêtes cérémonielles. Pour commencer, ce rôle, exercé pour le compte et au profit du groupe dans son ensemble, ne conférait aucun privilège. La personne n’avait aucun moyen de contrôle car, selon les coutumes de réciprocité et de générosité, elle devait normalement donner plus que reçu. Le socle pour le développement des sociétés de classes était toutefois établi. Les différences ont peu à peu émergées et la concurrence entre les lignées (groupes de descendance de parenté) et les ménages se sont développées, avec le plus productif qui gagne en prestige.

    Dans certains cas, la position du chef de la lignée est devenue héréditaire et les chefs ont gagné, dans les sociétés les plus stratifiées, un accès privilégié aux ressources. Le classement, la hiérarchie et l’inégalité d’accès aux ressources se sont développés parallèlement et en contradiction avec les principes d’organisation communaux horizontaux du groupe. Dans ces sociétés où la lignée dominante, le groupe, le chef, etc., s’est éloigné de l’obligation de réciprocité le chemin était pavé vers la société de classe. Un ou plusieurs groupes se sont ainsi emparés d’une partie ou de l’entièreté de la production, sans se conformer à l’obligation du retour équivalent.

    Consolidation de l’état

    Avec les inégalités croissantes et la différenciation entre classes, le besoin d’institutions et de forces coercitives pour administrer des sociétés de plus en plus complexes à pris forme. Il fallait contraindre les producteurs à augmenter leur production et leur main d’œuvre ainsi qu’à extraire des impôts. Ces forces servaient à protéger, légitimer, renforcer et maintenir la position privilégiée des groupes dirigeants. Bien sûr, il y eu des épisodes de résistance et de rébellion contre ces règles de classe naissantes. Mais les élites dirigeantes en développement reposaient souvent sur des relations de parenté issues des gens qui continuaient à exister même lorsque les relations de classe dominaient. L’idéologie des sociétés-gens a joué un rôle crucial dans la justification de l’exploitation, et leur acceptation par le groupe social plus large.

    Les lignées les plus réussies étaient normalement considérées comme les plus proches des ancêtres et des dieux du groupe. C’est cette proximité qui expliquait leur capacité à augmenter la production, la fertilité, etc., et à justifier leur maintien en tant qu’élément essentiel pour le bien-être de l’ensemble du groupe. Le rôle des prêtres et des castes sacerdotales était étroitement lié à la légitimation idéologique du pouvoir économique et politique de la couche dirigeante. Et dans certains cas (par exemple, en Mésopotamie), les groupes dirigeants émergèrent eux-mêmes de ces couches religieuses. Là où les processus se développaient le plus loin, l’idéologie devenait institutionnalisée en tant que religion d’État.

    La manière dont les relations de classe se déroulaient variait beaucoup d’une société à l’autre. Cela pouvait être un processus changeant avec des luttes émergeantes entre différents groupes d’élites. Dans « l’Origine », Engels décrit les processus impliqués dans la formation de l’esclavage dans la Grèce classique et à Rome. Les premières sociétés de classes connues se fondaient sur ce que Marx appelait le mode de production asiatique. C’est une faute de langage car ces sociétés sont également apparues en dehors de l’Asie. Bien que l’esclavage ait pu exister, il n’était pas le mode de production dominant. La terre n’était pas une propriété privée, comme c’était le cas dans la société féodale, mais était considérée comme la «propriété» de l’État. Celui-ci exploitait les paysans et autres groupes subalternes par l’expropriation des impôts et le travail collectif sur les grandes œuvres communautaires. Par exemple, ce fut le cas de la construction de routes, de l’irrigation, temples et les lieux de sépulture au profit de l’élite dirigeante. Les premiers États-Villes sont probablement apparus en Mésopotamie autour de 3700 avant Jésus-Christ. Là, la redistribution économique, la religion, l’artisanat, l’écriture, le commerce, etc., étaient organisés à travers et autour du temple. L’Etat fournit aux paysans les moyens de production et expropriait le surplus.

    Le déclin du statut des femmes dans la société était inextricablement lié à ces processus économiques et sociaux qui ont donné lieu aux inégalités de classe et à l’État. Par conséquent, il ne s’agissait pas d’un événement soudain, comme semblent le suggérer certains «interprètes» d’Engels. Il s’agit d’un long développement contradictoire se déroulant sur des milliers d’années avec différents niveaux de subordination existant dans différentes sociétés à différents stades de développement. Engels n’a jamais entièrement expliqué pourquoi ce sont les hommes qui sont devenus le sexe dominant et non les femmes. Mais les preuves disponibles indiquent que, en raison de la division du travail existant entre les hommes et les femmes dans les gens, l’accumulation, le stockage et la distribution du surplus étaient normalement détenus par des hommes.

    Bien qu’il existe des preuves que les femmes aient été des chefs, commerçants et chamanes, en particulier dans les sociétés africaines, ce sont généralement les hommes qui occupaient ces postes. Ils faisaient aussi office de guerriers chargés de défendre et d’accumuler le surplus de nourriture. Dans les sociétés où les techniques agricoles sont devenues plus lourdes et plus intensives, ce sont les hommes qui ont eu la responsabilité de la charrue et de l’irrigation. Une division du travail dans les rapports égalitaires, économiques et sociaux, n’impliquait aucune hiérarchie des relations de genre. Dès l’apparition des classes cette division devint la base d’un prestige et d’un pouvoir croissants des hommes dans la société, et de leur contrôle du surplus croissant.

    Inégalité de genre institutionnalisée

    En même temps que l’évolution des techniques de production, l’importance du ménage individuel en tant qu’unité économique aux côtés et en concurrence avec la gens a accru. Dans les premières sociétés de classes, l’État, en s’appropriant une partie de la production familiale, comptait sur les chefs de famille pour remettre l’hommage. Cela renforçait ainsi le contrôle exercé par les hommes sur la production des femmes au sein d’une famille individuelle. En conséquence, les femmes sont devenues de plus en plus économiquement dépendantes d’un seul chef de famille, perdant leur autonomie relative dans la société. Dans le même temps, leur travail, qui avait été auparavant réalisé comme un rôle social pour la gens, est progressivement devenu une activité privée au sein de l’unité de ménage individuelle. Les femmes qui faisaient partie des groupes économiquement dominants perdaient aussi normalement leur autonomie économique, sous le contrôle des hommes. Elles conservaient toutefois un certain pouvoir social à l’égard des classes subalternes dont le travail était exploité pour produire le surplus.

    Dans les gens, l’apparition de l’exogamie («se marier» en dehors du groupe) n’excluait pas principalement, comme Engels l’a supposé, le mariage entre parents-enfants (inceste), mais était en fait lié à la coopération entre différents groupes. Ce ne sont pas non plus les hommes qui ont «échangé» les femmes comme des marchandises, comme le soutiennent les anthropologues structuralistes (5) et certaines féministes. C’est la gens dans son ensemble, y compris les femmes, qui participe à ces décisions (6). Avec l’augmentation des inégalités de classe, le mariage entre l’élite dirigeante a commencé à prendre un rôle politique visant à accroître la richesse, le pouvoir et le prestige.

    Alors que les groupes économiquement dominants cherchaient à garder le contrôle au sein des lignées et des ménages au pouvoir, l’héritage prit une importance croissante, aidant à généraliser la patrilocalité et la patrilinéarité. Dans le même temps, le contrôle de la reproduction et de la sexualité des femmes s’est intensifié, donnant lieu à de sévères châtiments pour l’adultère commis par des femmes. Au fil du temps, la famille patriarcale monogame dont parlait Engels (dans laquelle un homme avait le contrôle total de tous les membres de la famille, y compris le droit de recourir à la violence physique), devint la principale forme de cellule familiale. Toutefois cela fut bien plus tardif que ce qu’Engels soupçonnait. Avec la consolidation du pouvoir de classe, ces inégalités entre les sexes se sont progressivement institutionnalisées, inscrites dans la loi, perpétuées par l’idéologie et la religion de l’État.

    Réelle libération

    Engels a situé l’oppression des femmes dans les processus historiques, en montrant que la domination masculine et l’oppression systématique des femmes n’étaient pas universelles. « l’Origine » d’Engels reste un livre puissant, malgré ses inexactitudes. Il a en fait montré que les changements économiques et sociaux passés ont modifié le statut des femmes dans la société. Il a également démontré que les changements futurs peuvent jeter les bases d’une transformation de la vie des femmes et d’une fin à l’oppression de celles-ci. “La première condition pour la libération des femmes”, a déclaré Engels, “est de ramener l’ensemble du sexe féminin dans l’industrie publique”.

    Au cours des dernières décennies les changements structurels dans le capitalisme ont conduit à une augmentation de la participation des femmes à la main-d’œuvre dans de nombreux pays à travers le monde. Cela a eu un effet positif sur les idées et les aspirations des femmes elles-mêmes. Cela a également influençé plus largement les attitudes sociales, l’autonomie économique, sociale et personnelle des femmes mais cela restait limité par les besoins du capitalisme. Engels a expliqué que «ceci exige à son tour l’abolition de la famille monogame comme étant l’unité économique de la société». La famille en tant qu’institution et le rôle des femmes en son sein ont clairement subi des changements importants depuis qu’Engels a écrit « L’origine de la famille, la propriété privée et l’État ». Néanmoins, il conserve une pertinence économique et idéologique concernant le capitalisme du 21ème siècle, qui souffre d’une crise systémique et est déchiré par ses contradictions. C’est un système qui exploite les femmes comme main-d’œuvre bon marché sur les lieux de travail tout en dépendant de leur rôle traditionnel de soignantes non rémunérées au sein du foyer.

    L’idéologie capitaliste, concernant le rôle et le statut des femmes dans la société, a également évoluée depuis la fin du XIXe siècle. Mais les idées et les valeurs d’un système basé sur la production marchande pour le profit, les inégalités de richesse et de pouvoir se perpétuent et perdurent. Les idées d’autorité et de suprématie masculines qui ont leurs racines dans les sociétés de classe antérieures également. En conséquence, les femmes continuent d’être victimes de violences, d’abus sexuels. Elles continuent à être réprimées sur leur sexualité et leurs droits en matière de procréation ; à être confrontées au sexisme, à la discrimination, aux stéréotypes sexistes et au double standard.

    Pour Engels, la solution des problèmes auxquels les femmes sont confrontées implique «le transfert des moyens de production en propriété commune». De cette façon, “la famille monogame cesse d’être l’unité économique de la société. Le ménage privé est transformé en industrie sociale. Les soins et l’éducation des enfants deviennent une affaire publique. La société s’occupe de tous les enfants … ” Dans une société socialiste, les relations personnelles seront libérées des contraintes économiques et sociales qui continuent de les limiter encore aujourd’hui. La base de la vraie libération sera posée. Cent trente-trois ans après leur première écriture, les mots d’Engels concernant la fin de l’oppression des femmes conservent toute leur force.
    Notes:
    1. Leacock: “Myths of Male Dominance”, Monthly Review Press.
    2. Leacock et Lee: “Politics and History in Band Societies”, Cambridge University Press, 1982; Lee, The Kung San, Cambridge, 1979.
    3. Coontz et Henderson: “Women’s Work, Men’s Property”, Verso, 1986.
    4. Gaitley: “Kinship to Kingship, Gender Hierarchy and State Formation”, University of Texas Press, 1987.
    5. Voir en particulier Levi-Strauss.
    6. Voir Leacock, Gaitley, Coontz and Henderson, op cit.

  • [DOSSIER] L’ascension et la chute de Syriza

    Photo: Wikipedia

    Le 5 juillet 2015, un référendum historique eut lieu en Grèce contre le mémorandum d’austérité de la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international), avec une majorité écrasante de 61,5% en faveur du « non » (OXI). Plus de deux ans plus tard – comme le rapporte ici ANDROS PAYIATOS, membre de Xekinima (section grecque du Comité pour une Internationale Ouvrière) – dirigée par un gouvernement Syriza, la société grecque est confrontée à la poursuite des mêmes politiques qui furent appliquées précédemment par les partis traditionnels de la classe dirigeante, le parti social-démocrate Pasok et le parti conservateur Nouvelle démocratie (ND). Que s’est-il passé ?

    Les attaques contre le niveau de vie et les droits du peuple grec se renforcent sous le gouvernement Syriza. Celui-ci essaie de cacher cela en parlant de « négociations difficiles » et de « faire tout son possible » contre les « Institutions », le nouveau nom de la troïka qu’est la Commission européenne, la Banque centrale européenne (BCE) et le Fonds monétaire international (FMI) ). Mais ce n’est que de la poudre aux yeux. Le dernier accord du 15 juin a libéré 8,5 milliards d’euros pour la Grèce (dont 8,2 milliards € seront utilisés immédiatement pour rembourser les prêts). Rien n’a été ajouté aux propositions des institutions faites lors de la réunion de l’Eurogroupe le 22 mai.

    Le Premier ministre de Syriza, Alexis Tsipras, n’utilisa ce moment que pour faire beaucoup de bruit, en interne, en proclamant qu’il n’y aurait pas de franchissement de ce qu’il appelle (très souvent) des “lignes rouges”. Le résultat est toujours le même : les institutions indiquent qu’elles ne reculeront pas ; menaçant que si le gouvernement grec ne calme pas ses ardeurs, il sera expulsé de la zone euro ; Les lignes rouges de Syriza s’amenuisent.

    Le dernier accord impose des fardeaux supplémentaires d’environ 5 milliards d’euros aux masses entre 2019 et 2022. De manière plus générale, de l’année prochaine jusqu’à la fin de 2022, la Grèce versera des intérêts de la dette à hauteur de 3,5% du PIB – avec l’engagement du gouvernement de dégager un « surplus primaire » annuel de 3,5% des recettes fiscales par rapport aux dépenses avant intérêts. Les prêts seront remboursés par de nouveaux prêts. À partir de 2022, les intérêts payés annuellement (excédents primaires) représenteront en moyenne de 2% du PIB. Et ce jusqu’en 2060. C’est le scénario le plus « optimiste ». Sur cette base, la dette souveraine représentera environ 60% du PIB en 2060. Cependant, toutes les institutions ne sont pas d’accord : le FMI affirme que ces excédents primaires sont irréalisables et que la dette sera incontrôlable.

    Jusqu’à ce que les créanciers soient payés, toute politique de tout gouvernement grec doit être approuvée par les institutions. Le gouvernement soi-disant de « gauche » de Syriza adhère à cette clause et impose une nouvelle vague d’austérité.

    Il a encore augmenté l’impôt sur le revenu pour toutes les couches de la population, même celles qui gagnent environ 400 € par mois – le seuil était d’environ 700 € sous le précédent gouvernement ND. Il a augmenté la fiscalité indirecte (de 20%) sur tout, y compris les produits les plus élémentaires comme le café grec et les traditionnels souvlakis. En moyenne, il a réduit les pensions de 9% supplémentaires. Il applique des mesures que la ND et le Pasok avaient ??jugées impossibles à réaliser, avec le plus grand programme de privatisation jamais réalisé. Le marché du travail reste une jungle où l’immense majorité des travailleurs du secteur privé travaillent des mois sans être payés et où l’exploitation atteint des conditions indescriptibles.

    Par conséquence, les sentiments qui dominent parmi les travailleurs sont une colère de masse et, en même temps, une démoralisation massive. L’idée que les politiciens sont des escrocs et des menteurs domine. Dans le passé, les partis traditionnels, ND et Pasok, qui ont gouverné le pays depuis 1981, étaient principalement visés. Aujourd’hui, cela s’applique également à Syriza. Il est passé d’un petit parti avec environ 3% de soutien électoral à une force de masse en remportant plus de 36% en janvier et septembre 2015. Cette croissance spectaculaire fut le résultat des énormes convulsions qui ont parcouru la société grecque qui, face aux attaques de Pasok et ND, s’est tournée vers le petit parti de gauche et l’a transformé en une force de masse, pour le voir ensuite se retourner contre les masses et continuer la même politique.

    Les raisons historiques

    L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 créa une situation objective entièrement nouvelle à l’échelle mondiale. Entre autres choses, un énorme vide à gauche se développa après l’effondrement des partis « communistes » staliniens et l’embourgeoisement des partis sociaux-démocrates qui embrassèrent pleinement les idées du « libre marché ». Le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) et ses sections nationales avaient prédit que cela donnerait lieu à des tentatives de créer de nouvelles formations de gauche, de nouveaux partis de travailleurs, afin de fournir une représentation politique à la classe des travailleurs et de jouer un rôle dans le développement de ses luttes.

    Le Parti communiste grec (KKE) connut des divisions majeures, sa section des Jeunesses communistes (KNE) quitta en masse. Une autre nouvelle formation était Synaspismos (SYN – signifiant « alliance » ou « collaboration »), créée par les petites forces de l’ancien parti eurocommuniste de Grèce s’unissant à une section du Parti communiste. Avec le Pasok se déplaçant rapidement vers la droite, la gauche fut confrontée à une contraction massive de ses forces. Le KKE descendait à 4 à 5% aux élections, mais conservait encore des racines au sein de la classe des travailleurs, en particulier chez les cols bleus du secteur privé. SYN luttait d’élection en l’élection pour obtenir le minimum de 3% des votes pour entrer au Parlement – pas toujours avec succès.

    Les choses commencèrent à changer vers la fin des années 1990. SYN était la seule formation de gauche semi-massive qui n’était pas sectaire et était capable d’intervenir dans les mouvements altermondialistes et anti-guerre au tournant de ce siècle. Ouvert à la collaboration et aux alliances, il commença à attirer un certain nombre d’autres forces plus petites. Ensemble, ils créèrent un espace de dialogue et d’action unie qui se développa pour former Syriza en 2004. Xekinima, la section grecque du (CIO), prit part à la procédure spatiale, mais refusa de rejoindre Syriza en 2004 car cette plateforme avait été formée à la hâte pour des raisons électorales et avec un programme réformiste de droite qui n’était en aucun cas radical.

    Syriza s’en est très mal sorti aux élections de 2004 et la direction de la droite de SYN décida de tuer le projet. Toutefois, il réapparût en 2007, toujours pour se présenter aux élections. La différence était qu’il y avait eu un changement de direction, avec Alekos Alavanos à la tête du parti qui lançait un processus de gauche. Syriza progressa, obtenant 5% aux élections. Ce fut le début de changements majeurs car la crise mondiale frappait la Grèce en 2009 et creusait le fossé à gauche. Le Pasok fut élu à l’automne 2009 avec une grande majorité, mais il devint l’année suivante l’agent de la troïka et mit en place le premier mémorandum. En juin 2012, la ND remporta les élections et commença à mettre en œuvre le deuxième mémorandum.

    Les attaques massives de ces partis traditionnels, combinées aux énormes luttes sociales qui balayèrent la Grèce, en particulier à partir de 2010-12, jetèrent les bases de la montée de Syriza pour combler l’énorme vide qui avait été créé. À partir du printemps 2010, les confédérations syndicales (GSEE dans le secteur privé et les services publics, et ADEDY dans les services publics) commencèrent à déclencher des grèves générales. Au total, environ 40 grèves générales furent lancées entre 2010 et la victoire de Syriza en 2015.

    Celles-ci étaient couplées avec des occupations et des grèves sectorielles quelques mois durant. À l’automne 2011, il restait peu de bâtiments d’administration qui n’était pas couverts de bannières disant « sous occupation ». En parallèle, de nombreux autres mouvements sociaux et locaux extrêmement importants prirent place, comme la lutte de la population de Keratea contre un site d’enfouissement des déchets ou contre les mines d’or de Skouries à Chalkidiki dans le nord de la Grèce, le mouvement de désobéissance civile contre les péages routier durant l’hiver 2010 et le mouvement Occupy de 2011.

    Bien que des signes de fatigue se soient manifesté au milieu de l’année 2012 après de sérieuses défaites, des luttes d’importance historique subsistent, comme les travailleurs de l’ERT (Télévision publique d’état) en 2013 et les travailleurs de VIOME qui continuaient de garder leur usine en marche : ERT et VIOME fournirent tous deux d’excellents exemples de la façon dont les travailleurs pouvaient gérer la production de manière démocratique sans avoir besoin d’un patron ou de directeurs nommés.

    Pourquoi Syriza?

    À cette époque, seule la gauche pouvait offrir un moyen de sortir de la crise – même si les mêmes conditions favorisèrent la montée de l’extrême droite, qui se développa sous la forme de l’Aube dorée néo-nazie. Mais pourquoi est-ce Syriza qui s’éleva et pas un autre parti ? Avant le début de la crise et dans sa période initiale, le parti de gauche qui suscitait le plus grand intérêt était le KKE. Le front de gauche anticapitaliste, Antarsya, stagnait autour des 1% dans les sondages. Syriza montrait des signes de soutien important, mais avec de grandes fluctuations, alors que le KKE était plus stable, passant de son traditionnel 7-8% à 10-12%.

    L’une des principales différences (pas la seule, bien sûr) entre les trois formations, résidait dans le fait que le KKE et Antarsya étaient sectaires. Ils rejetaient, au nom de « l’authenticité révolutionnaire », l’idée d’un front uni de toute la gauche et des forces du mouvement de masse alors que Syriza était très favorable à l’idée d’une action commune. Le KKE suivit un chemin extrêmement sectaire de de rejet de collaboration avec qui que ce soit – jusqu’à refuser de participer aux mêmes manifestations !

    La percée de Syriza survint lors des élections de 2012, en mai et en juin. En mai, Syriza gagna environ 17% des voix et le KKE 8,5%. Mais en juin, Syriza atteignit 27%, juste derrière la ND et ses 29,7%, alors que le KKE était tombé à 4,5%. Ce qui est important, c’est la façon dont la force relative des partis évoluait avant et au cours des élections. À partir de décembre 2011, les sondages donnaient des pourcentages similaires à Syriza et au KKE – environ 12%. Dans les premières étapes de la campagne électorale – en fait, jusqu’à trois semaines avant le vote du 6 mai 2012 – les deux partis flirtaient chacun avec les 12%.

    Puis, Tsipras lança un appel ouvert au KKE pour un gouvernement commun de gauche. Auparavant, il refusait de lancer ce slogan malgré la pression des sections de la gauche. Sections qui comprenaient Xekinima, qui collaborait étroitement avec Syriza, dont une partie de nos membres faisaient également partie, faisant campagne pour un gouvernement des partis de gauche sur base d’un programme socialiste. L’impact de l’appel était clair. La direction stalinienne du KKE rejeta immédiatement tout type de gouvernement de gauche commun avec Syriza par principe ! Ils déclarèrent même que si Syriza était en mesure de former un gouvernement minoritaire, le KKE ne lui donnerait pas un vote de confiance au Parlement. En d’autres termes, ils le feraient tomber.

    Ce débat à l’intérieur de la gauche fit automatiquement pencher la balance. Syriza gagna et le KKE perdit. Le vote total de gauche en mai 2012 (17% + 8%) était semblable à celui enregistré dans les sondages dans les semaines et les mois précédents (12% + 12%) – sauf que Syriza passa en tête. Cela montre l’importance de l’approche du front uni pour les larges masses, ce qui, malheureusement, est bien au-delà de ce que pouvait concevoir la direction du KKE et de la plupart des organisations de la gauche grecque. Il n’y a pas de chiffres officiels mais, d’après les informations fournies par des membres du KKE, environ un tiers des membres quittèrent délibérément ou furent rejetés parce qu’ils s’opposaient au refus de KKE de répondre positivement à l’appel de Syriza.

    La capitulation était-elle inévitable ?

    La capitulation de Syriza à la troïka n’était pas inévitable. C’était le résultat du manque de compréhension par la direction des processus réels de la perception naïve, sinon criminelle, qu’ils « changeraient la Grèce et l’ensemble de l’Europe », comme Tsipras s’en vantait. C’était le manque de compréhension de la nature de classe de l’Union Européenne et un manque total de confiance dans la classe des travailleurs et sa capacité à changer la société. Lorsque Tsipras se retrouva face à ce que signifiait vraiment de se heurter à la classe dirigeante, il tomba dans le désespoir et capitula, faute d’un manque complet de préparation.

    Toute l’approche était emprunte d’amateurisme. Immédiatement après la victoire électorale de Syriza en janvier 2015, des centaines de millions d’euros commencèrent à s’échapper quotidiennement du pays. Tsipras et son ministre de l’économie, Yanis Varoufakis, n’avaient pas pris les mesures de bases : imposer des contrôles pour arrêter les sorties de capitaux. Ils avaient eu l’exemple à Chypre, en 2013 – où la troïka elle-même avait appliqué un contrôle des capitaux – pourtant, ils n’osèrent pas agir.

    Ensuite, ils firent quelque chose d’encore plus scandaleux. Ils continuèrent à rembourser la dette bien que la troïka ait cessé de fournir de nouveau financement de la dette ! Ils drainèrent l’économie, confisquant chaque euro des mains d’institutions publiques tels que les universités, les hôpitaux et les gouvernements locaux – pour montrer à l’UE qu’ils étaient de « bons garçons ». Ensuite, la BCE intervint pour geler les liquidités des banques et donc les forcer à fermer. L’économie était à genoux.

    Tsipras eut un choix à faire : abandonner et accepter tous les termes des vainqueurs vindicatifs, ou changer de cap et passer à l’offensive. Les masses grecques lui envoyèrent le message lors du référendum historique de juillet 2015 : ripostez et nous serons de votre côté. Mais Tsipras avait déjà décidé. Il céderait à la troïka. Il avait effectivement appelé le référendum dans le but de le perdre. Le résultat le choqua profondément ; Il ne s’attendait pas à une si écrasante victoire. Varoufakis le confirma lors d’une interview récente, disant qu’il avait déclaré à Tsipras “de ne pas faire sortir le peuple” s’il avait déjà décidé de concéder face aux exigences de la troïka.

    Une alternative existe, développée en détail par des organisations de gauche comme Xekinima: imposer un contrôle des capitaux; refuser de payer la dette; nationaliser les banques; passer rapidement vers une monnaie nationale (drachme); utiliser les liquidités fournies par cette monnaie pour financer des travaux publics majeurs, afin d’arrêter la contraction continue de l’économie et de la remettre sur le chemin de la croissance; annuler les dettes des petites entreprises écrasées par la crise et accorder des prêts sous des conditions favorables afin qu’elles puissent se remettre en activité et relancer rapidement l’économie.

    Nationaliser les secteurs clés de l’économie ; planifier l’économie, y compris par un monopole d’État sur le commerce extérieur, dans le but d’acquérir une croissance soutenue qui ne sert pas les bénéfices d’une poignée de propriétaires de navires, d’industriels et de banquiers, mais qui est au service des 99%. Créer des comités spécifiques de planification dans tous les secteurs de l’industrie et de l’exploitation minière, et accorder une attention particulière à l’agriculture et au tourisme qui sont essentiels à l’économie et ont un énorme potentiel. Etablir une économie démocratique, par le contrôle et la gestion par les travailleurs dans tous les domaines et à tous les niveaux. Lancer un appel au soutien et à la solidarité des travailleurs du reste de l’Europe, en les appelant à lancer une lutte commune contre l’Union européenne des patrons et des multinationales. Pour une union volontaire, démocratique et socialiste des peuples d’Europe. En bref, une offensive anticapitaliste et anti-Union Européenne sur base d’un programme socialiste et d’une solidarité de classe internationale aurait dû être la réponse au chantage de la troïka.

    C’était complètement au-delà de ce que pouvait imaginer Tsipras et Co, y compris Varoufakis. Même s’il faut lui reconnaître de ne pas s’être incliné devant les maîtres de l’UE, il n’en demeure pas moins que les politiques économiques appliquées entre janvier et juillet 2015 furent catastrophiques et Varoufakis en est directement responsable. Il nourrissait, et nourrit malheureusement toujours, des illusions sur le fait qu’il pouvait convaincre l’UE de changer ses politiques et se réformer.

    Qu’en est-il du reste de la gauche ?

    La capitulation de la direction de Syriza est un aspect des problèmes rencontrés par les masses des travailleurs grecs. L’autre, dans un certain sens plus important, est l’incapacité des forces de gauche à profiter de la capitulation de Syriza pour fournir une alternative. C’est particulièrement le cas pour les deux principales formations de gauche, le KKE et Antarsya, parlent toutes les deux au nom de l’anticapitalisme et de la révolution socialiste. La plupart de la gauche grecque souffre d’un certain nombre de « péchés éternels » en raison de l’influence massive du stalinisme sur son histoire et son développement. Avec des conséquences tragiques car le KKE et Antarsya ont des forces suffisantes, une masse critique, pour servir de catalyseurs de changements majeurs et de retournement de situation.

    Premièrement, il y a peu de compréhension du programme de transition, de la nécessité d’avoir un lien, un pont, entre les luttes d’aujourd’hui et la transformation socialiste de demain afin que les deux tâches s’entremêlent en un ensemble dialectique. En conséquence, le KKE parle de la nécessité du socialisme, mais ne le présente que comme un but à atteindre dans un avenir lointain qui se produira d’une manière ou d’une autre si et quand le KKE obtient une force suffisante. Le KKE refuse donc de soutenir des revendications telles que la nationalisation ou même la sortie de l’UE, avec pour argument que cela est « dénué de sens sous le capitalisme ».

    Antarsya, ce n’est pas la même chose, il règne cependant toujours une grande confusion dans ses rangs. Certaines sections soutiennent un « programme de transition » mais l’interprètent comme un programme minimum, en le séparant de la question de la prise du pouvoir par les travailleurs et de la transformation socialiste. Antarsya est connue pour sa caractéristique générale de faire de « grands appels à la révolution » sans propositions concrètes sur la façon d’y parvenir.

    Deuxièmement, il n’y a pas de compréhension de la tactique de front uni, expliquée et appliquée par les bolcheviks sous Lénine et par Léon Trotsky dans les années 1930, qu’il résumait comme la possibilité de « marcher séparément mais de frapper ensemble » dans l’action. Le KKE et Antarsya n’ont jamais eu une approche de front uni vers les masses de Syriza. Bien qu’ils aient compris qu’à un certain stade, Tsipras et Co capituleraient aux exigences des capitalistes, ils croyaient que, comme par magie, les masses déçues se tourneraient tout simplement vers eux. Néanmoins, les masses autour de Syriza, ne se joignirent pas à des forces qui les traitèrent avec mépris dans la période précédente. Ils rentrèrent juste chez eux.

    Troisièmement, c’est l’ultimatisme. Aujourd’hui, le KKE agit comme une copie de l’internationale communiste durant la « troisième période » stalinienne. Il accuse ses adversaires d’être des agents de la classe dirigeante et même des collaborateurs du l’Aube dorée néo-nazie. Récemment, à Kefalonia (une île de la mer Ionienne), le KKE distribua un tract contre Xekinima après que nos sympathisants aient remporté des élections pour le syndicat local des professionnels et petits commerçants. Ils affirmèrent que « l’extrême gauche » (Xekinima) collaborait avec les grandes entreprises, le Pasok, la ND, Syriza et Aube Dorée (tous ensemble !) pour vaincre la faction syndicale soutenue par le KKE. Il ne nous reste que nos yeux pour pleurer.

    Enfin, il y a un refus de faire face à la réalité. Après le référendum de juillet 2015 et les élections de septembre, que Tsipras présenta hâtivement aux masses afin de leur faire réaliser ce que signifiait sa capitulation, Xekinima déclara ouvertement que ces événements représentaient une défaite majeure. Nous avons expliqué que cela allait sûrement avoir un impact sérieux sur les mouvements et la gauche en général, bien que cela aiderait une minorité de militants à arriver à des conclusions révolutionnaires.

    La majorité de la gauche, cependant, refusait d’accepter cela. Ils appelèrent à un mouvement de masse pour faire tomber le gouvernement, ce qui ne pouvait tout simplement pas se produire. Ensuite, dans une réponse particulièrement caractéristique du KKE, si les masses ne vinrent pas se battre « c’est parce qu’elles ne comprennent pas ». En d’autres termes, c’est la faute des masses. Une deuxième réponse consistait à amplifier les dimensions d’un mouvement, à rapporter des chiffres erronés sur le nombre de participants aux manifestations, etc. Inutile de dire que ces approches ne pouvaient que conduire la gauche dans une impasse.

    Si ces failles majeures expliquent pourquoi les masses refusèrent de se tourner vers le KKE et Antarsya après la capitulation de Tsipras, qu’en est-il de la gauche interne à Syriza ? La principale opposition, la plateforme de gauche, avait le soutien d’environ un tiers du parti. Elle se scinda en août 2015 et créa l’Unité Populaire (PU) pour se présenter aux élections anticipées de septembre. Au début, les sondages lui donnèrent environ 10% – un soutien de masse significatif – mais ces chiffres retombèrent progressivement jusqu’à moins de 3%. Aujourd’hui, ils tournent autour de 1 à 1,5% dans la plupart des sondages.

    La direction de l’Unité Populaire commit un certain nombre d’erreurs cruciales. Tout d’abord, leur campagne se concentrait sur le passage à une monnaie nationale – son « programme » était non seulement trop limité mais également incohérent. Il défendait l’idée de quitter la zone euro et de refuser de payer la dette, tout en restant dans l’UE ! Sans à supprimer parler du fait qu’on était loin d’un programme radical, anticapitaliste et socialiste, il représentait surtout une combinaison impossible de revendications.

    Le deuxième facteur majeur fut l’arrogance de la direction et son approche bureaucratique top-down. Des milliers d’activistes de gauche, principalement non alignés, s’approchaient de l’Unité Populaire au moment de sa formation, dans l’espoir qu’elle pourrait offrir une issue. Mais ils furent déçus et s’en détournèrent. Ils l’avaient déjà auparavant et n’avaient déjà pas aimé : une direction établie (locale et nationale) qui n’acceptait aucune remise en question ; un programme préétabli qui ne devait pas être discuté ; et une campagne pour élire des députés désignés et pas élus par la base ! Peu avant le jour de l’élection, les responsables de l’Unité Populaire réalisèrent que les choses ne se passaient pas bien et ils tentèrent un virage démocratique de dernière minute, mais il était trop tard.

    Perspectives et tâches

    Vers la fin des années 1990, il était possible de voir d’où viendrait l’initiative pour la création d’une nouvelle formation de gauche en Grèce (laquelle devint Syriza). Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. La phase de défaite que traverse la classe des travailleurs grecs est sérieuse. Cependant, elle n’est pas du tout comparable à la défaite de la guerre civile de 1945-1949 ou à la victoire de la junte militaire de 1967 à 1974. La classe des travailleurs avec ses traditions militantes et d’abnégation seront de retour sur le devant de la scène, il n’y a aucun doute là-dessus. Bien sûr, le calendrier, l’ampleur et les caractéristiques précises de ce retour ne peuvent être prédits à l’avance. Ce processus se déroulera parallèlement à la tentative de construire de nouvelles formations qui pourront représenter politiquement le mouvement des masses et assurer la direction de ses luttes.

    Les activistes de la classe des travailleurs sont confrontés à une double tâche. D’une part, tirer la conclusion politique principale qui découle de la capitulation de Syriza : qu’il n’y a pas de solution dans le cadre du système capitaliste, qu’un programme socialiste révolutionnaire est le seul moyen de sortir de la crise. D’autre part, qu’il faut réunir, dans un large fleuve d’actions, de lutte et de résistance communes, tous les différents courants des mouvements grecs avec l’objectif supplémentaire de galvaniser ceux-ci au sein d’une nouvelle formation élargie avec des caractéristiques de front unique. Un large front uni est nécessaire pour rendre les luttes plus efficaces, tout comme un noyau de révolutionnaires est nécessaire pour lutter pour un programme socialiste au sein de la classe des travailleurs, des mouvements sociaux et de la société.

    Objectivement, il y a un terreau fertile à ces idées. Le problème est subjectif et est lié aux déficiences des forces principales de la gauche. Par conséquent, nous pouvons seulement nous battre pour ces idées et prendre des initiatives lorsqu’il est possible de montrer la voie à suivre. Xekinima fait campagne dans le mouvement de masse et la société pour ces propositions et, prend, en même temps, des initiatives qui nous indiquent le chemin à suivre. Des initiatives telles que des alliances locales de gauche, des « centres sociaux » locaux avec d’autres militants de gauche, des campagnes communes avec d’autres groupes, en particulier sur des questions qui touchent la classe des travailleurs, etc.

    Il y a une retraite dans le mouvement de masse et il y a de la démoralisation. Il y a très peu de luttes majeures, « centrales », mais beaucoup de petites et d’importantes. Parallèlement, de nombreux activistes ont soif d’idées. La phase d’accalmie actuelle prendra fin, tôt ou tard, et de nouveaux soulèvements sont à prévoir. Les forces du socialisme révolutionnaire s’appuient sur cette perspective.

  • 2018 : 170e anniversaire du Manifeste du Parti Communiste

    L’année 2018 sera l’occasion de célébrer divers événements cruciaux de l’histoire du mouvement des travailleurs. Ce sera notamment le 170e anniversaire du Manifeste du Parti Communiste. Vous trouverez ci-dessous un texte écrit par Trotsky à l’occasion du 90e anniversaire de cet ouvrage monumental. Ce texte est issu du site marxists.org.

    On a peine à croire que dix années seulement nous séparent du centenaire du Manifeste du parti communiste ! Ce manifeste, le plus génial de tous ceux de la littérature mondiale, surprend aujourd’hui encore par sa fraîcheur. Les parties principales semble avoir été écrites hier. Vraiment, les jeunes auteurs (Marx avait vingt-neuf ans, Engels vingt-sept) ont su regarder vers l’avenir comme personne avant eux et, peut-être bien, après.

    Déjà, dans la préface à l’édition de 1872, Marx et Engels ont indiqué que, bien que quelques parties secondaires du Manifeste eussent vieilli, ils ne se croyaient pas en droit de modifier le texte primitif, car, au cours des vingt-cinq années écoulées, le Manifeste était devenu un document historique. Depuis, soixante-cinq années se sont écoulées. Certaines parties isolées du Manifeste ont glissé plus profondément encore le passé. Nous nous efforcerons de présenter dans cette préface, sous une forme résumée, à la fois les idées du Manifeste qui ont intégralement conservé leur force jusqu’à nos jours, et celles qui ont aujourd’hui besoin de modifications sérieuses ou de compléments.

    1. La conception matérialiste de l’histoire, découverte par Marx peu de temps seulement avant la publication du Manifeste et qui y est appliquée avec une parfaite maîtrise, a tout à fait résisté à l’épreuve des événements et des coups de la critique hostile : elle constitue aujourd’hui l’un des instruments les plus précieux de la pensée humaine. Toutes les autres interprétations du processus historique ont perdu toute valeur scientifique. On peut dire avec assurance qu’actuellement il est impossible non seulement d’être un militant révolutionnaire, mais tout simplement d’être un homme politiquement instruit sans s’être approprié la conception matérialiste de l’Histoire.

    2. Le premier chapitre du Manifeste débute par la phrase suivante: “L’histoire de toute société passée est l’histoire de la lutte de classes.”

    Cette thèse, qui constitue la conclusion la plus importante de la conception matérialiste de l’Histoire, n’a pas tardé à devenir elle-même un objet de la lutte des classes. La théorie, qui remplaçait le “bien-être commun”, “l’unité nationale” et les “vérités éternelles de la morale” par la lutte des intérêts matériels considérés comme la force motrice, a subi des attaques particulièrement acharnées de la part des hypocrites réactionnaires, des doctrinaires libéraux et des démocrates idéalistes. Vinrent s’ajouter à eux, plus tard, cette fois au sein du mouvement ouvrier lui-même, ceux qu’on appelait les révisionnistes; c’est-à-dire les partisans de la révision du marxisme dans l’esprit de collaboration et de réconciliation entre les classes. Enfin, à notre époque, les méprisables épigones de l’Internationale Communiste (les “staliniens”) ont pris le même chemin : la politique de ce qu’on appelle les “fronts populaires” découle entièrement de la négation des lois de la lutte de classes. C’est pourtant l’époque de l’impérialisme qui, en poussant à l’extrême toutes les contradictions sociales, constitue le triomphe historique du Manifeste communiste.

    3. L’anatomie du capitalisme en tant que stade déterminé de l’évolution économique de la société économique de la société a été expliquée par Marx dans son Capital sous une forme achevée (1867). Mais, déjà dans le Manifeste communiste, les lignes fondamentales de sa future analyse ont été tracées d’un ciseau ferme : la rétribution du travail dans la mesure indispensable à la production; l’appropriation de la plus value; la concurrence comme loi fondamentale des rapports sociaux; la ruine des classes moyennes, c’est-à-dire de la petite bourgeoisie des villes et de la paysannerie; la concentration des richesses entre les mains d’un nombre toujours plus réduit de possédants, à un pôle et l’augmentation numérique du prolétariat à l’autre; la préparation des conditions matérielles et politiques du régime socialiste.

    4. La thèse du Manifeste sur la tendance du capitalisme à abaisser le niveau de vie des ouvriers et même à les paupériser, a subi un feu violent. Les prêtres, les professeurs, les ministres, les journalistes, les théoriciens social-démocrates et les chefs syndicaux se sont élevés contre la théorie de la “paupérisation” progressive. Ils ont invariablement découvert le bien-être croissant des travailleurs en faisant passer l’aristocratie ouvrière pour le prolétariat ou en prenant une tendance temporaire pour une tendance générale. En même temps, l’évolution même du capitalisme le plus puissant, celui d’Amérique du Nord, a transformé des millions d’ouvriers en pauvres, entretenus aux frais de la charité étatique, municipale ou privée.

    5. Par opposition au Manifeste qui décrivait les crises commerciales-industrielles comme une série de catastrophes croissantes, les révisionnistes affirmaient que le développement national et international des trusts garantit le contrôle du marché et mène graduellement à la domination des crises. Il est vrai que la fin du siècle dernier et le début de ce siècle se sont distingués par un développement tellement impétueux que les crises ne semblaient être que des accalmies “accidentelles”. Mais cette époque est irrémédiablement révolue. En dernière analyse, dans cette question également, la vérité s’est trouvée du côté du Manifeste.

    6. “Le gouvernement moderne n’est qu’une délégation qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise.” Dans cette formule concentrée qui paraissait aux chefs social-démocrates un paradoxe journalistique, se trouve en réalité contenue la seule théorie scientifique de l’Etat. La démocratie créée par la bourgeoisie n’est pas une coquille vide que l’on peut, ainsi que le pensaient à la fois Bernstein [1] et Kautsky [2] , remplir paisiblement du contenu de classe que l’on veut. La démocratie bourgeoise ne peut servir que la bourgeoisie. Le gouvernement de “Front populaire”, qu’il soit dirigé par Blum ou Chautemps, [Largo] Caballero ou Negrin, n’est “qu’une délégation qui gère les affaires communes de toute la classes bourgeoise”. Quand cette “délégation” se tire mal d’affaire, la bourgeoisie la chasse d’un coup de pied.

    7. “Toute lutte de classes est une lutte politique.” “L’organisation des prolétaires en classe et, par suite, en parti politique.” A la compréhension de ces lois historiques, les syndicalistes d’un côté, les anarcho-syndicaliste de l’autre se sont longtemps dérobés et essaient aujourd’hui encore de se dérober. Le syndicalisme “pur” reçoit aujourd’hui un coup terrible dans son principal refuge, les Etats-Unis. L’anarcho-syndicalisme a subi une défaite irréparable dans son dernier bastion, l’Espagne. Dans cette question également le Manifeste a eu raison.

    8. Le prolétariat ne peut conquérir le pouvoir dans le cadre des lois édictées par la bourgeoisie. “Les communistes proclament ouvertement que leur buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social traditionnel.” Le réformiste a essayé d’expliquer cette thèse du Manifeste par la non maturité du mouvement de l’époque et l’insuffisance du développement de la démocratie. Le sort des “démocraties” italienne, allemande et d’une longue série d’autres, démontre que, si quelque chose n’était pas mûr, il s’agissait des idées réformistes elles-mêmes.

    9. Pour opérer la transformation socialiste de la société, il faut que la classe ouvrière concentre dans ses mains le pouvoir capable de briser tous les obstacles politiques sur la voie de l’ordre nouveau. Le “prolétariat organisé en classe dominante”, c’est la dictature. En même temps, c’est la seule démocratie prolétarienne. Son envergure et sa profondeur dépendent des conditions historiques concrètes. Plus est grand le nombre des états qui s’engagent dans la révolution socialiste, plus les formes de dictature seront libres et souples, et plus la démocratie ouvrière sera large et profonde.

    10. Le développement international du capitalisme implique le caractère international de la révolution prolétarienne. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation. Le développement ultérieur du capitalisme a si étroitement lié les unes aux autres toutes les parties de notre planète, “civilisées” et “non-civilisées”, que le problème de la révolution socialiste a complètement et définitivement pris un caractère mondial. La bureaucratie soviétique a essayé de liquider le Manifeste dans cette question fondamentale. La dégénérescence bonapartiste de l’Etat soviétique a été l’illustration meurtrière du mensonge de la théorie du socialisme dans un seul pays.

    11. “Une fois que, dans le cours du développement, les différences de classe ont disparu et que toute la production est concentrée aux mains des individus associés, le pouvoir public perd son caractère politique.” Autrement dit l’Etat dépérit. Il reste la société, libérée de sa camisole de force. C’est cela le socialisme. Le théorème inverse, la monstrueuse croissance de la contrainte d’Etat en U.R.S.S. démontre que la société s’éloigne du socialisme.

    12. “Les ouvriers n’ont pas de patrie.” Cette phrase du Manifeste a été souvent jugée par les philistins comme une boutade bonne pour l’agitation. En réalité, elle donnait au prolétariat la seule directive raisonnée sur le problème de la “patrie” socialiste. La suppression de cette directive par la II° internationale a entraîné non seulement la destruction de l’Europe pendant quatre années, mais encore la stagnation actuelle de la culture mondiale. Devant l’approche de la nouvelle guerre, le Manifeste demeure aujourd’hui encore le conseiller le plus sûr dans la question de la “patrie” capitaliste.

    Nous voyons ainsi que le petit ouvrage des deux jeunes auteurs continue à fournir des indications irremplaçables dans les questions fondamentales et les plus brûlantes de la lutte de libération. Quel autre livre pourrait se mesurer, même de loin, avec le Manifeste communiste ? Cela ne signifie nullement, cependant, qu’après quatre-vingt-dix années de développement sans précédent des forces productives et de grandioses luttes sociales, le Manifeste n’ait pas besoin de corrections et de compléments. La pensée révolutionnaire n’a rien de commun avec l’idolâtrie. Les programmes et les pronostics se vérifient et se corrigent à la lumière de l’expérience, qui est pour la pensée humaine l’instance suprême. Des corrections et des compléments, ainsi qu’en témoigne l’expérience historique même, ne peuvent être apportés avec succès qu’en partant de la méthode qui se trouve à la base du Manifeste. Nous essaierons de le montrer en nous aidant des exemples les plus importants.

    1. Marx enseignait qu’aucun ordre social n’abandonne la scène avant d’avoir épuisé ses possibilités créatrices. Le Manifeste flétrit le capitalisme parce qu’il entrave le développement des forces productrices. A son époque cependant, ainsi qu’au cours des décennies suivantes, cette entrave n’était que relative: si, dans la seconde moitié du XIX° siècle, l’économie avait pu être organisée sur les fondements socialistes, le rythme de sa croissance aurait été incomparablement plus rapide. Cette thèse, théoriquement incontestable, ne change rien au fait que les forces productives ont continué à croître, à l’échelle mondiale, sans interruption jusqu’à la guerre mondiale. Ce n’est qu’au cours des vingt dernières années qu’en dépit des découvertes les plus modernes de la science et de la technique, s’est ouverte la période de la stagnation directe et même du déclin de l’économie mondiale. L’humanité commence à vivre sur le capital accumulé et la prochaine guerre menace de détruire pour longtemps les bases même de la civilisation. Les auteurs du Manifeste escomptaient que le Capital se briserait longtemps avant de transformer, de régime relativement réactionnaire en un régime absolument réactionnaire. Cette transformation ne s’est précisée qu’aux yeux de la génération actuelle et elle a fait de notre époque celle des guerres, des révolutions et du fascisme.

    2. L’erreur de Marx-Engels quant aux délais historiques découlait d’une part de la sous-estimation des possibilités ultérieures inhérentes au capitalisme et d’autre part de la surestimation de la maturité révolutionnaire du prolétariat. La révolution de 1848 ne s’est pas transformée en révolution socialiste, comme le Manifeste l’avait escompté, mais ouvrit par la suite à l’Allemagne la possibilité d’un épanouissement formidable. La Commune de Paris démontra que le prolétariat ne peut arracher le pouvoir à la bourgeoisie sans avoir à sa tête un parti révolutionnaire éprouvé. Or la longue période d’essor capitaliste qui suivit entraîna, non l’éducation d’une avant-garde révolutionnaire, mais au contraire, la dégénérescence bourgeoise de la bureaucratie ouvrière, qui devint à son tour le frein principal de la révolution prolétarienne. Cette “dialectique”, les auteurs du Manifeste ne pouvaient la prévoir eux-mêmes.

    3. Le capitalisme, c’est, pour le Manifeste, le règne de la libre concurrence. Parlant de la concentration croissante du Capital, le Manifeste n’en tire pas encore la nécessaire conclusion au sujet du monopole qui est devenu la forme dominante du Capital à notre époque et la prémisse la plus importante de l’économie socialiste. Ce n’est que plus tard que Marx constata que dans son Capital la tendance à la transformation en monopole de la libre concurrence. La caractéristique scientifique du capitalisme de monopole a été donnée par Lénine dans son Impérialisme.

    4. Se référant surtout à l’exemple de la “révolution industrielle” anglaise, les auteur du Manifeste se représentaient de façon trop rectiligne le processus de liquidation des classes intermédiaires sous la forme d’une prolétarisation totale de l’artisanat, du petit commerce et de la paysannerie. En réalité, les forces élémentaires de la concurrence sont loin d’avoir achevé cette œuvre à la fois progressiste et barbare. Le Capital a ruiné la petite bourgeoisie beaucoup plus vite qu’il ne l’a prolétarisée. En outre, la politique consciente de l’Etat bourgeois vise depuis longtemps à conserver artificiellement les couches petites bourgeoises. Le développement de la technique et la rationalisation de la grande production, tout en engendrant un chômage organique, freinent, à l’opposé, la prolétarisation de la petite bourgeoisie. En même temps, le développement du capitalisme a accru de façon extraordinaire l’armée des techniciens, des administrateurs, des employés de commerce, en un mot de tout ce qu’on appelle “la nouvelle classe moyenne”. Le résultat en est que les classes moyennes, dont le Manifeste prévoit de façon si catégorique la disparition, constituent, même dans un pays aussi industrialisé que l’Allemagne, à peu près la moitié de la population. La conservation artificielle des couches petites-bourgeoises depuis longtemps périmées n’atténue cependant en rien les contradictions sociales. Au contraire, elle les rend particulièrement morbides. S’ajoutant à l’armée permanente des chômeurs, elle est l’expression la plus malfaisante du pourrissement du capitalisme.

    5. Le Manifeste, conçu pour une époque révolutionnaire contient (à la fin de son second chapitre) dix revendications qui correspondent à la période de la transition immédiate du capitalisme au socialisme. Dans leur préface de 1872 Marx et Engels indiquèrent que ces revendications étaient en partie vieillies et qu’elles n’avaient plus en tout cas qu’une signification secondaire. Les réformistes se sont emparés de cette appréciation; ils l’on interprétée dans le sens que les mots d’ordre révolutionnaires transitoires cédaient définitivement la place au “programme minimum” de la social-démocratie qui, lui, comme on le sait, ne sortait pas du cadre de la démocratie bourgeoise.

    En réalité, les auteurs du Manifeste ont indiqué de façon très précise la principale correction à apporter à leur programme de transition, à savoir : “Il ne suffit par que la classe ouvrière s’empare de la machine d’état pour la faire servir à sa propre fin”. Autrement dit, la correction visait le fétichisme de la démocratie bourgeoise. A l’Etat capitaliste, Marx opposa plus l’état de type de la Commune. Ce “type” a pris, par la suite, la forme beaucoup plus précise des soviets. Il ne peut y avoir aujourd’hui de programme révolutionnaire sans soviets et sans contrôle ouvrier. Quant à tout le reste, aux dix revendications du Manifeste, qui, à l’époque de la paisible activité parlementaire, apparaissaient “archaïques”, elle ont jusqu’à présent revêtu toute leur importance. Ce qui est, en revanche, vieilli sans espoir, c’est le “programme minimum” social-démocrate.

    6. Pour justifier l’espoir que la “révolution bourgeoise allemande ne peut être que le prélude de la révolution prolétarienne”, le Manifeste invoque les conditions générales beaucoup plus avancées de la civilisation européenne par rapport à l’Angleterre du XVI° siècle et à la France au XVII°, et le développement bien supérieur du prolétariat. L’erreur de ce pronostic ne consiste pas seulement dans l’erreur sur le délai. Quelques mois plus tard, la révolution de 1848 montra précisément que, dans la situation d’une évolution plus avancée, aucune des classes bourgeoises n’est capable de mener jusqu’au bout la révolution : la grande et moyenne bourgeoisie est trop liée aux propriétaires fonciers et trop soudée par la peur des masses; la petite bourgeoisie est trop dispersée et trop dépendante, par l’intermédiaire de ses dirigeant de la grande bourgeoisie. Comme l’a démontré l’évolution ultérieure en Europe et en Asie, la révolution bourgeoise, prise isolément, ne peut plus du tout se réaliser. La purification de la société des défroques féodales n’est possible que si le prolétariat, libéré de l’influence des partis bourgeois, est capable de se placer à la tête de la paysannerie et d’établir sa dictature révolutionnaire. Par là-même, la révolution socialiste pour s’y dissoudre ensuite. La révolution internationale devient ainsi un chaînon de la révolution internationale. La transformation des fondements économiques et de tous les rapports de la société prend un caractère permanent.

    La claire compréhension du rapport organique entre la révolution démocratique et la dictature du prolétariat et, par conséquent, avec la révolution socialiste internationale, constitue, pour les partis révolutionnaires des pays arriérés d’Asie, d’Amérique latine, d’Afrique, une question de vie ou de mort.

    7. En montrant comment le capitalisme entraîne dans son tourbillon les pays arriérés et barbares, le Manifeste ne mentionne pas la lutte des peuples coloniaux et semi-coloniaux pour leur indépendance. Dans la mesure où Marx et Engels pensaient que la révolution socialiste, “dans les pays civilisés tout au moins”, était l’affaire des années prochaines, la question des colonies était, à leur yeux, résolue, non comme résultat d’un mouvement autonome des peuples opprimés, mais comme résultat de la victoire du prolétariat dans les métropoles du capitalisme. C’est pourquoi les questions de la stratégie révolutionnaire dans les pays coloniaux et semi-coloniaux ne sont même pas effleurées dans le Manifeste. Mais ces question exigent des solution particulières. Ainsi, par exemple, il est bien évident que si la “patrie nationale” est devenu le pire frein historique dans les pays capitalistes développés, elle reste encore un facteur relativement progressiste dans les pays arriérés qui sont obligés de lutter pour leur existence et leur indépendance. “Les communistes, déclare le Manifeste, appuient dans tous les pays tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre politique et social existant.” Le mouvement des race de couleur contre les oppresseurs impérialistes est l’un des mouvement les plus puissants et les plus important contre l’ordre existant et c’est pourquoi il lui faut le soutient complet, sans réticence, du prolétariat de race blanche. Le mérite d’avoir développé la stratégie révolutionnaire des peuples opprimés revient surtout à Lénine.

    8. La partie la plus vieillie du Manifeste – non quant à la méthode, mais quant à l’objet – est la critique de la littérature “socialiste” de la première moitié du XIX° siècle, et la définition de la position des communistes vis-à-vis des différents partis d’opposition. Les tendances et partis énumérés dans le Manifeste ont été balayés si radicalement par la révolution de 1848 ou par la contre-révolution qui suivit, que l’histoire ne les mentionne même plus. Cependant, dans cette partie également le Manifeste nous est peut être aujourd’hui plus proche qu’à la génération précédente. A l’époque de la prospérité de la II° internationale, lorsque le marxisme semblait régner sans conteste, les idées du socialisme d’avant Marx pouvaient être considérées comme définitivement révolues. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La décadence de la social-démocratie et de l’Internationale Communiste engendre à chaque pas de monstrueuses récidives idéologiques. La pensée sénile retombe pour ainsi dire dans l’enfance. A la recherche des formules de salut, les prophètes de l’époque du déclin redécouvrent les doctrines depuis longtemps enterrées par le socialisme scientifique. En ce qui concerne la question des partis d’opposition, les décennies écoulées y ont apporté les plus profonds changements : non seulement les vieux partis ont été remplacés depuis longtemps par de nouveaux, mais encore le caractère même des partis et de leurs rapports mutuels s’est radicalement modifié dans les conditions de l’époque impérialiste. Le Manifeste doit donc être complété par les principaux documents des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, par le littérature fondamentale du bolchevisme et les décisions de conférences de la IV° internationale.

    Nous avons rappelé ci-dessus que, pour Marx, aucun ordre social ne quitte la scène avant d’avoir épuise ses possibilités. Cependant l’ordre social, même périmé, ne cède pas la place à un ordre nouveau sans résistance. La succession des régimes sociaux suppose la lutte de classe le plus âpre, c’est-à-dire la révolution. Si le prolétariat, pour une raison ou pour une autre, s’avère incapable de renverser l’ordre bourgeois qui se survit, il ne reste au capital financier, dans sa lutte pour maintenir sa domination ébranlée, qu’à transformer la petite bourgeoisie, qu’il a conduite au désespoir et à la démoralisation, en une armée de pogrome du fascisme. La dégénérescence bourgeoise de la social-démocratie et la dégénérescence fasciste de la petite bourgeoisie sont entrelacées comme cause et effet.

    Aujourd’hui, la III° internationale mène dans tous les pays avec une licence plus effrénée encore, son œuvre de tromperie et de démoralisation des travailleurs. En frappant l’avant-garde du prolétariat espagnol, les mercenaires sans scrupules de Moscou non seulement, fraient la voie au fascisme, mais encore réalisent une bonne partie de sa besogne. La longue crise de la culture humaine, se ramène au fond à la crise de la direction révolutionnaire.

    Héritière de la grande tradition dont le Manifeste du parti communiste est le chaînon le plus précieux, la IV° Internationale éduque de nouveaux cadres pour résoudre les tâches anciennes. La théorie est la réalité généralisée. La volonté passionnée de refondre la structure de la réalité sociale s’exprime dans une attitude honnête à l’égard de la théorie révolutionnaire. Le fait qu’au sud du continent noir, nos camarades d’idées aient traduit pour la première fois le Manifeste dans la langue des Africains Boers constitue une confirmation éclatante du fait que la pensée marxiste n’est aujourd’hui vivante que sous le drapeau de la IV° internationale. L’avenir lui appartient. Au centenaire du Manifeste communiste, la IV° Internationale sera la force révolutionnaire déterminante sur notre planète.

    30 octobre 1937.
    Notes

    [1] Edouard Bernstein (1850-1932) avait été rédacteur du Sozialdemokrat en exil au temps des lois antisocialistes et exécuteur testamentaire d’Engels. Il pose les fondements théoriques de son “révisionnisme” dès 1899. Pendant la guerre il rejoint l’U.S.P.D.

    [2] Karl Kautsky (1854-1838), autrichien d’origine, leader des social-démocrates allemands, émigré au temps des lois antisocialistes, avait été le principal défenseur du marxisme contre le révisionnisme au temps de la “bernsteiniade”. Il fut à la fois le “pape” de la social-démocratie et le théoricien du “centre”. Comme Bernstein il rejoignit l’U.S.P.D. en 1917 mais, très antibolchevick, revint rapidement au parti social-démocrate.

  • Révolte des masses contre l’oppression nationale et sociale en Catalogne

    Photo : Mario

    Ces derniers temps, nous avons vu des mobilisations massives se développer en Catalogne pour le droit de décider, ainsi qu’en défense du référendum sur l’indépendance et de la République catalane, suivies par une contre-offensive autoritaire et répressive de la part du gouvernement espagnol. Ces événements ont pris d’énormes proportions, à une vitesse extraordinaire, tandis que ses répercussions atteignaient toute l’Union européenne. Dans ce dossier, notre camarade Marisa revient quelques années en arrière afin de correctement contextualiser la crise sociale et politique autour de la question nationale qui traverse la Catalogne, pour mettre en lumière les éléments sous-jacents qui l’ont stimulée.

    Le lien entre la question sociale et la question nationale

    2010. La crise économique touche déjà de plein fouet les travailleurs et les jeunes en Catalogne et dans tout l’Etat espagnol. C’est aussi l’année où CiU (Convergence et Union, dont une aile deviendra par la suite le PDeCAT, Parti démocrate européen catalan, le parti indépendantiste libéral de Carles Puigdemont) gouverne à nouveau la Généralité de Catalogne, comme il l’avait fait de 1980 à 2003. Ce gouvernement dirigé par Artur Mas applique une politique semblable à celle du Parti Populaire (PP, conservateur) dans le reste de l’Etat : les budgets sociaux sont réduits de 17% entre 2010 et 2015, celui de l’enseignement diminue de 15%, celui des soins de santé de 14%. Le fond pour les logements est carrément amputé de 60%.

    En Catalogne, la mobilisation contre l’austérité devient l’une des plus fortes de tout l’Etat espagnol. Lors de la grève générale de 2012, toute l’industrie et tous les transports sont paralysés. Toute une série de plateformes voient le jour en défense des services publics. C’est d’ailleurs en Catalogne que naît la PAH (la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire, qui milite contre les expulsions des logements), dont était porte-parole l’actuelle maire de Barcelone, Ada Colau. En juin 2011, dans le cadre du mouvement des Indignés, le parlement catalan a été encerclé pour empêcher la tenue du vote d’un nouveau budget d’austérité. Artur Mas a alors dû être déposé à la Chambre en hélicoptère.

    L’austérité est aussi brutalement appliquée par le gouvernement central du PP. Dire que le PP est une usine à fabriquer des indépendantistes est devenu une sorte de dicton populaire. Il faut comprendre que parallèlement à sa politique d’austérité sauvage, le PP était à la manœuvre d’une offensive contre les droits démocratiques des nationalités historiques, dont le Pays Basque, la Galice et plus particulièrement la Catalogne. Les provocations sont permanentes au travers des médias, de l’armée, de la police et du système judiciaire. Loin d’être un élément anecdotique, l’accumulation de ces provocations est un ingrédient déterminant de l’atmosphère politique en Catalogne.

    Afin de consolider sa base électorale, le PP s’en est particulièrement pris à la question linguistique, en créant par là-même plus de divisions et de tensions. Sa réforme de l’enseignement avait notamment dans ses principaux objectifs ‘‘d’espagnoliser les élèves catalans’’. En 2013, le gouvernement PP des Îles Baléares (une des régions autonomes de l’Etat espagnol où est parlé le catalan), en plus de supprimer des heures de cours données en catalan, tente d’utiliser l’anti-catalanisme contre la grève illimitée des enseignants de l’enseignement public. Toujours aux Îles Baléares, les autorités ont approuvé une loi permettant de réprimer les bâtiments publics arborant des drapeaux catalans avec des amendes pouvant atteindre les 10.000 €.

    Au milieu de ce cycle de mobilisations contre l’austérité, la question nationale éclate en 2012 avec une manifestation massive le jour de la fête nationale de Catalogne. Selon les forces de police, entre 1,5 million et 2 millions de personnes battent le pavé ce 11 septembre. Dans plusieurs sondages, l’augmentation du pourcentage de gens favorables au droit à décider et à l’indépendance était alors notable. Ce n’est qu’après cette démonstration de force massive que le prédécesseur du PDeCAT décide de prendre en main le drapeau de l’indépendance et de se placer à la tête du mouvement. Essentiellement, il s’agissait d’une fuite en avant visant à sauver sa peau, sa propre politique d’austérité ayant fortement miné son soutien.

    Cette austérité, les travailleurs et les jeunes ne l’ont pas oubliée. La Catalogne représente plus de 20% du PIB et des exportations de l’Etat espagnol mais cette richesse ne bénéficie pas à tout le monde… Le revenu moyen des ménages catalans a chuté de 20% depuis le début de la crise. Le taux de chômage est de 13,7%, ce qui reste en dessous de la moyenne de 17,2% dans le reste de l’Espagne, mais représente tout de même un pourcentage très élevé en comparaison de la moyenne européenne. C’est la région qui comprend le plus de pauvreté infantile, les frais d’inscriptions les plus élevés pour les études supérieures et le plus grand nombre d’expulsions de logements pour défaut de payement du loyer ou d’une hypothèque.

    Seulement la force des masses a été capable de défendre le droit à l’autodétermination

    Certaines couches de travailleurs étaient réticentes à rejoindre les mobilisations en faveur du droit à l’autodétermination en raison de la direction exercée par le PDeCAT. Mais, cela a changé avec le référendum du 1er octobre 2017. La tension avait déjà commencé à augmenter quelques jours avant, avec la décision de la Cour Constitutionnelle et les actions de la police et de la garde civile qui essayaient d’empêcher la tenue du référendum. Tous ceux qui se demandaient ce qu’était l’oppression nationale en Catalogne en avaient une illustration concrète : confiscation du matériel de propagande, perquisitions des imprimeries, arrestations de jeunes qui collaient des affiches en faveur du ‘‘oui’’, menaces de sanctions pénales contre plus d’une centaine de maires, arrestation de 14 hauts responsables du gouvernement et mise sous tutelle des finances de la Généralité de Catalogne.

    En dépit des menaces, le courage des gens pour défendre leur droit à voter a été impressionnant. Les Comités de Défense du Référendum ont organisé l’occupation d’écoles où devait se tenir le vote afin de bloquer l’intervention de la police. Face aux perquisitions, des gens ont caché des urnes chez eux. Réunis en assemblée, les dockers ont décidé de ne pas s’occuper des ferries sur lesquels logeaient des milliers de membres de la police nationale et de la garde civile dans le port de Barcelone. Les pompiers ont annoncé qu’ils défendraient la population face à la répression policière, de même que les agriculteurs avec leurs tracteurs. Les vendeurs de rue sans-papiers ont proposé d’aller imprimer les bulletins de vote, puisqu’ils sont déjà eux-mêmes des ‘‘illégaux’’ !

    Le jour de la tenue du référendum, les mobilisations furent extraordinaires. Face à la violence brutale de la police, les gens ont gardé les écoles ouvertes, ont défendu les urnes, ont repoussé la police et ont résisté aux coups de matraque de façon pacifique. Ce jour-là, l’état réel des relations de forces entre le mouvement des masses et la force répressive de l’Etat est devenu très clair. C’est le mouvement de masse qui a défendu le droit de décider grâce à ses propres forces. Plus de 2.200.000 personnes ont participé au référendum malgré la présence de dizaines de milliers de policiers et de gardes civils. Le pourcentage de participation a même dépassé celui des élections européennes de 2014 ! Le nombre de suffrages exprimés en faveur de la république catalane, 90% du total, a été supérieur aux voix favorables au statut d’autonomie lors du référendum de 2006. La légitimité de ce vote est incontestable. Nous savons du reste très bien que la ‘‘démocratie’’ ne fonctionne que lorsque le résultat épouse les souhaits de la classe dominante. Lors du référendum grec de 2015, plus du 61% des électeurs s’étaient prononcés contre le mémorandum austéritaire de la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international). Le gouvernement a cependant trahi ce mandat populaire.

    Mais au-delà des chiffres, ce qui nous intéresse spécialement, c’est la capacité des travailleurs et des jeunes à défendre leurs droits fondamentaux et c’est cela qui fait du 1er octobre beaucoup plus qu’un exercice d’autodétermination. Des couches non indépendantistes, qui hésitaient à entrer en action, ont ce jour-là décidé de sortir dans les rues pour défendre les droits du peuple contre la répression. Un changement qualitatif de la lutte des classes en Catalogne a été confirmé, de manière encore plus limpide, par la grève générale historique du 3 octobre. La possibilité de parvenir à une République catalane par le biais de la mobilisation révolutionnaire des masses ainsi que le rôle décisif joué par le mouvement des travailleurs a provoqué une panique générale au sein du PP et de la classe dominante. Leur objectif initial était de faire de l’humiliation de la Catalogne un exemple, tout comme la Troïka exigeait de punir la Grèce pour avoir élu un gouvernement dont l’ambition première était d’en finir avec l’austérité.

    Le réveil des souvenirs du franquisme

    La riposte n’a pas tardé. Quelques jours après la grève générale du 3 octobre, une manifestation organisée par les couches les plus à droite de la société – soutenue par le PP, Ciudadanos (Parti de la Citoyenneté, de droite) et plusieurs groupuscules fascistes – a eu lieu à Barcelone. Environ 350.000 personnes étaient ainsi réunies, un chiffre plus restreint que ceux du 1er et du 3 octobre, alors que beaucoup de participants venaient de l’extérieur de la Catalogne. Des dirigeants du PSOE (parti social-démocrate espagnol) et du PSC (parti social-démocrate catalan) ont pris part à cette manifestation réactionnaire qui exaltait le recours à la brutalité policière contre les droits démocratiques et nationaux du peuple catalan.

    Le bloc réactionnaire de Mariano Rajoy (PP, chef du gouvernement espagnol) a utilisé tous les moyens à sa disposition pour lancer une campagne d’intimidation sans précédent. La bourgeoisie catalane a rajouté de la pression avec le transfert de plus de 2.000 sièges d’entreprises hors de Catalogne, des déménagements facilités par le pouvoir central espagnol grâce à une simplification de la législation concernée. Malgré cela, la réaction espagnoliste – qui défend avant tout les intérêts capitalistes – n’a pas été en mesure de gagner à elle la majorité de la population, ni celle des travailleurs.

    La décision de mettre en prison sans caution les dirigeants de l’ANC et d’Ómnium (les deux plateformes du mouvement indépendantiste catalan) pour leur participation à une mobilisation spontanée contre la répression avant la tenue du référendum a marqué le début d’une brutale escalade répressive. Cette mesure est une attaque directe contre la liberté d’expression, de manifestation et de réunion qui pourrait bien être utilisée par la suite contre n’importe quel dirigeant syndical, d’un mouvement de jeunesse ou d’un mouvement social contre les expulsions de logements ou toute autre injustice sociale.

    Le 21 octobre, Rajoy a décidé d’utiliser son arme ultime, l’article 155 de la constitution, un coup d’Etat anti-démocratique qui a aboli l’autonomie de la Catalogne et avec lequel il a destitué le gouvernement catalan. Ensuite, une juge a placé huit ministres du gouvernement catalan en prison, là aussi une attaque majeure. La stratégie de Rajoy bénéficie du soutien de la monarchie et de Ciudadanos, ce à quoi il faut encore ajouter les dirigeants du PSOE. C’est-à-dire le régime de 1978, le régime de Transition instauré après la dictature de Franco. Aujourd’hui, ils essayent de canaliser le conflit vers les élections convoquées par Rajoy le 21 décembre en Catalogne dans l’espoir de donner un air plus démocratique à la situation. Mais les méthodes et la violence utilisées jusqu’à aujourd’hui rappellent directement à la mémoire collective les méthodes du franquisme.

    Des vestiges du franquisme existent encore sans aucun doute. Après la mort de Franco, le développement de la conscience socialiste de millions de travailleurs et des jeunes a ouvert la perspective d’une lutte révolutionnaire en faveur d’une société où la classe capitaliste n’était plus nécessaire pour diriger la société. Cependant, des ministres franquistes devenus ‘‘démocrates’’ sont parvenus à conclure un accord avec les dirigeants de la gauche de l’époque, le PCE (parti communiste) et le PSOE. Le PCE a préféré trahir le potentiel révolutionnaire en échange de réformes démocratiques et en laissant la bourgeoisie occuper le pouvoir. Il s’agissait d’un pacte conclu en coulisse, sans participation des masses, qui n’a pas exigé des franquistes de devoir rendre des comptes. La Constitution de 1978 est toujours son expression légale.

    Celle-ci a reconnu des libertés et droits démocratiques qui avaient déjà été conquis par la mobilisation populaire. En échange, une ‘‘monarchie parlementaire’’ a été instaurée, avec un roi imposé par Franco et une loi d’amnistie offrant une impunité totale aux crimes du franquisme. Il n’y a eu de purges ni de l’appareil d’Etat, ni du système judiciaire, ni des forces policières, ni des forces armées. Le droit à l’autodétermination de la Catalogne, du Pays Basque et la Galice ont été niés en reprenant la devise de la dictature : ‘‘L’Espagne est une, grande et libre’’. Ils se sont assuré que des mesures d’exception, comme l’article 155 de la constitution, puissent permettre de recourir à la violence d’Etat dans le cas où cela était remis en cause.

    Le rôle des marxistes dans la question nationale

    Ce pacte avait déjà subi quelques sérieux revers avec le mouvement des Indignés en 2011, un mouvement large qui a dénoncé l’autorité des représentants politiques et des institutions. Dès son apparition en 2014, Podemos a largement défendu de rompre avec le régime de 1978. Cela a généré un grand enthousiasme lors des précédentes élections législatives. C’était la première fois qu’un parti de gauche défendait le droit à l’autodétermination dans son programme. Il est sorti des élections en tant que première force politique en Catalogne et au Pays Basque. Aujourd’hui, ce point de leur programme est confronté à la pratique.

    Podemos défend l’organisation d’un référendum légal, ce qui implique de disposer d’un gouvernement espagnol, dont Podemos ferait partie, qui modifierait la Constitution pour ouvrir la possibilité d’un référendum avec garanties. Selon Podemos, ce serait alors aux Espagnols de décider si les Catalans ont droit ou non à l’autodétermination. Tout cela au lieu faire reposer l’acquisition de ce droit sur le mouvement de masse. Dans la pratique, Podemos met sur un pied d’égalité l’utilisation de l’article 155 et la déclaration d’indépendance de la République catalane. Malheureusement, pareille attitude est incapable de freiner la campagne chauviniste espagnole, elle laisse le champ libre à l’injection de haine et de divisions. Des divergences sur cette question sont visibles au sein de Podemos. En Catalogne, une scission a déjà eu lieu autour de l’ancien secrétaire général, Albano-Dante Fachin, qui a adopté une nettement meilleure position en défense d’un véritable droit à l’autodétermination.

    Une des seules organisations de gauche qui a pris des initiatives concrètes pour organiser le mouvement a été la CUP (Candidature d’unité populaire). Ses membres ont joué un rôle important dans les Comités de Défense du Référendum, devenus plus tard les Comités de Défense de la République, et se sont impliqués dans l’organisation de la grève du 8 novembre pour la libération des prisonniers politiques et contre l’article 155. Nous estimons toutefois que quand la CUP donne la primauté à la question nationale face à la question sociale, cela conduit à des situations dangereuses. La CUP a ainsi, dans le passé, accordé son soutien au PDeCAT de droite et aux budgets d’austérité de Puigdemont, cela au nom de l’indépendance. Cela suscite une grande méfiance et empêche toute une couche de travailleurs à entrer en action. D’ailleurs, quand Puigdemont remercie ses amis de la N-VA lors d’un meeting à Bruxelles, il mine la solidarité que peuvent exprimer des travailleurs en Belgique envers le mouvement en Catalogne.

    La défense de la République catalane exige de construire ses propres organes de décisions, à l’instar des Comités de Défense. Pour y impliquer un maximum de travailleurs et de jeunes, il est essentiel de donner un contenu social à la république. Cette dernière doit être synonyme de pas en avant pour les conditions de vie de la majorité, en arrêtant toutes les expulsions et en investissant massivement dans des logements de qualité accessibles à tous, dans l’extension des services publics, pour offrir à chacun un emploi décent et de qualité, etc.

    L’organisation-sœur du PSL en Catalogne (Esquerra Revolucionària) et dans l’Etat espagnol (Izquierda Revolucionaria) a défendu avec justesse le droit du peuple catalan à décider de son propre avenir. Elle a défendu l’instauration d’une République catalane socialiste capable de riposter à la fuite des entreprises par la nationalisation des banques et des secteurs-clés de l’économie sous le contrôle démocratique de la collectivité. Avec le Sindicat d’Estudiants, elle a assisté le mouvement pour aller de l’avant et pour éviter l’isolement.

    De larges couches de la population sont toujours prêtes à se mobiliser, comme nous avons pu le voir lors de la manifestation du 11 novembre dernier (qui a réuni plus d’un million de personnes). Pour cette raison, Esquerra Revolucionària appelle les organisations de gauche, dont la CUP, Podem, Catalunya en Comú et Som Alternativa (l’initiative de Fachin) à créer un front uni qui se base sur les Comités de Défense de la République et élabore un plan d’action pour une mobilisation massive et soutenue. La mobilisation active est la meilleure façon de vaincre le bloc réactionnaire lors des élections du 21 décembre.

    En tant que marxistes, nous ne restons pas indifférents à l’oppression nationale, nous soutenons le droit à l’autodétermination jusqu’à, et en incluant, l’indépendance. Cependant, le fait de créer de nouveaux Etats capitalistes – avec leur police, leur armée, leur propre bourgeoisie et plus de frontières – ne résoudra pas les problèmes des travailleurs et de la jeunesse. Pour cette raison, notre programme est celui d’une république socialiste catalane et d’une confédération, sur base libre et volontaire, des républiques socialistes, des peuples et des nations qui constituent actuellement l’Etat espagnol.

  • Centenaire de la Révolution Russe : la prise du pouvoir en octobre

    La révolution commencée en février a suivi son cours. La monarchie avait été renversée, une formidable liberté de presse, de réunion, existait comme nulle part ailleurs à cette époque. Les travailleurs, les paysans, les soldats, s’étaient dotés de conseils (les soviets) qui leur permettaient à la fois de développer leurs demandes mais aussi d’organiser en partie la société (contestation du pouvoir absolu des officiers dans l’armée, début de répartition des terres à la campagne, organisation du travail dans les usines…). Mais les aspirations fondamentales et les revendications de base de la révolution restaient : la journée de travail de 8 heures, la paix et la terre aux paysans. Le gouvernement provisoire, pas plus que le comité exécutif issu du congrès des soviets de juin, n’avait fait un pas dans ce sens, renvoyant cela à l’élection d’une Assemblée constituante – que le gouvernement refusait par ailleurs d’organiser. Quant à la guerre, toujours aussi absurde et meurtrière, toutes les forces politiques voulait la continuer, exceptés les bolcheviques et une partie des Socialistes-révolutionnaires de gauche.

    Par un coup de force, le chef du gouvernement provisoire, Kerenski, avait fait arrêter de nombreux dirigeants bolcheviques, dont Trotsky ; Lénine a dû se cacher des mois en Finlande voisine, de crainte (justifiée) d’être assassiné. Le journal bolchevique, la Pravda ainsi que d’autres, avaient été interdits. Et toute la fin août avait été marquée par la tentative conjointe mais concurrente de Kerenski d’un côté, et du général Kornilov de l’autre, d’établir une dictature sanglante et répressive.

    C’est la mobilisation en masse des bolcheviques (sur les mots d’ordre « défense de la révolution, pas de soutien à Kerenski, lutte contre Kornilov ») et de centaines de milliers de travailleurs et de soldats qui avaient fait échouer le coup d’État qui aurait débouché sur un régime de type fasciste s’il avait réussi. Cette défense victorieuse de la révolution et de ses acquis démocratiques changea définitivement l’ambiance. Les prisonniers politiques tels Trotsky et beaucoup d’autres furent libérés par les Gardes rouges (les détachements armés d’ouvriers) qui furent essentiels pour défendre la révolution. Les bolcheviques reçurent un soutien croissant grâce à la constance de leurs mots d’ordre. Leur refus de brader les aspirations de la révolution pour des combinaisons avec des partis hostiles aux travailleurs, aux paysans et au peuple, se sont avérés le seul rempart contre les ambitions dictatoriales des classes dirigeantes. La bourgeoisie, représentée par le parti Cadet, ne faisait plus mystère qu’elle était prête à s’allier avec les restes de l’aristocratie pourtant renversée en février, de même qu’à maintenir les alliances avec la France et la Grande Bretagne pour continuer la boucherie qu’était la Ière guerre mondiale. Incapable de prendre une mesure en faveur de masses ouvrières et paysannes, condamnant les soldats à toujours plus de mort et de sacrifice, et à l’autre bout, son refus de soutenir Kornilov et l’exigence d’une dictature pour asseoir le pouvoir de l’alliance de la bourgeoisie et de l’aristocratie, le gouvernement provisoire n’avait plus aucun soutien réel. Son pouvoir pourrissant ne demandait qu’à tomber, mais il fallait pour cela un autre gouvernement, à la tête d’un nouvel État constitué par les masses et à leur service.

    Le pouvoir des soviets

    Le 31 août 1917, le soviet de Petrograd devient à majorité bolchevique et adopte une résolution demandant le passage du pouvoir aux Soviets. Il sera suivi de plus d’une centaine de soviets de province dont celui de Moscou où pourtant les socialistes révolutionnaires, favorables au gouvernement provisoire et à la poursuite de la guerre, étaient dominants. Chaque élection, durant tout le mois de septembre, voit une victoire des bolcheviques. L’agitation grandit tandis qu’à la campagne, les paysans appliquent le mot d’ordre de répartition des terres sans plus attendre les éternelles promesses du gouvernement. Des organisations de masse se constituent, dans les quartiers populaires, parmi les soldats. Les gardes rouges se structurent et s’organisent à la fois en milice pour l’ordre public et contre les agents provocateurs tsaristes mais également pour défendre les usines et les lieux de la révolution (journaux, sièges des soviets ou des partis). Pour Lénine, les conditions sont mûres et elles risquent de pourrir si on laisse les masses dans l’attente. Kerenski s’est arrogé les quasi pleins pouvoirs en se faisant nommer, le 14 septembre, chef des armées avec pour objectif de continuer la guerre.

    Les mots d’ordre des bolcheviques, « le pain, la terre, la paix, et le pouvoir aux soviets » devient celui des masses, y compris dans la base des deux partis « socialistes » qui soutiennent le gouvernement provisoire, les mencheviques et socialistes révolutionnaires.

    Reflet de ce changement continu, Trotsky est élu président du soviet de Petrograd et celui de Moscou devient à majorité bolchevique le 5 octobre. Lénine écrit alors le 29 septembre « la crise est mûre ». En parfait accord avec Trotsky, il ouvre le débat au sein du parti bolchevique sur la prise du pouvoir et le renversement du gouvernement provisoire.

    Il y a d’un côté le gouvernement provisoire dont seule une minorité de la bourgeoisie et les puissances impérialistes défendent une légitimité, et de l’autre le pouvoir des soviets, représentant des millions de travailleurs, de soldats et de paysans, et dont le comité exécutif se refuse à prendre le pouvoir alors que les masses le demandent. Un tel double pouvoir ne peut durer très longtemps et l’indécision est pire que tout. Un nouveau Kornilov pouvait surgir et les manœuvres de Kerenski pour avancer vers une dictature étaient claires.

    Mais la direction du parti bolchevique est encore indécise. Une minorité (dont Kamenev, futur allié de Staline qui finira par le faire exécuter) reste complètement hostile à la prise du pouvoir, d’autres (dont Staline) tergiversent, proposent de ne pas prendre position mais que les organes du parti en « discutent »… Il faudra une intense bataille démocratique dans le parti, avec des avancées et des reculs, pour que la direction soit enfin résolue à aller de l’avant.

    Car les masses s’impatientaient. Kerenski tenta une dernière manœuvre : faire envoyer au front contre l’armée allemande les régiments cantonnés à Petrograd, ceux-là mêmes qui avaient défendu la révolution contre Kornilov. Cette provocation rencontra une vive résistance et les soviets des soldats votèrent désormais à l’unanimité la défiance contre le gouvernement provisoire.

    Prise du pouvoir

    Sous la pression des masses qui en avaient plus qu’assez de la guerre, le comité central des bolcheviques décide dans la deuxième semaine d’octobre de lancer l’insurrection. Pour Lénine, le parti doit prendre le pouvoir, pour Trotsky, le parti doit donner le pouvoir aux soviets. Une position commune émerge, le parti organise l’insurrection et propose à la séance d’ouverture du 2ème congrès pan-russe des soviets, le 25 octobre (7 novembre pour le calendrier occidental) que les soviets prennent le pouvoir. Un comité révolutionnaire est formé, avec à sa présidence Trotsky, et une vaste campagne d’agitation dans toutes les grandes villes est organisée. Des votes en faveur de la prise du pouvoir par les soviets s’organisent un peu partout, remportant enthousiasme et majorité.

    Souvent peu expérimentés à la tactique militaire, les détachements de Gardes rouges organisent du mieux qu’ils peuvent des plans d’occupation des endroits stratégiques des villes. A Petrograd, le 24 octobre et le matin du 25, des détachements occupent l’ensemble des bâtiments officiels, sans un coup de feu. Seuls le palais du gouvernement provisoire et les détachements d’élèves officiers sont hostiles. Partout ailleurs, les détachements du comité révolutionnaire militaire sont aidés par les travailleurs. Lorsque s’ouvre le 2ème congrès pan-russe des soviets, Trotsky soumet une résolution prononçant la dissolution du gouvernement provisoire et proclamant le pouvoir aux soviets. Celle-ci est largement majoritaire, seuls une partie des mencheviks et des socialistes révolutionnaires votent contre (moins de 100 mandats sur 562 délégués), et quittent la séance. Pourtant, les bolcheviques proposent que le gouvernement issu des soviets intègre l’ensemble des courants politiques présents au congrès pan-russe, mais seuls les SR dits de « gauche » accepteront.

    L’insurrection a été plus difficile à Moscou où des combats de rue dureront quelques jours. À Petrograd, il n’y eut quasiment aucun coup de feu, au contraire de la révolution de février qui avait vu des centaines de morts. En moins de 48 heures, le congrès des soviets va faire ce que le gouvernement provisoire a été incapable de faire en huit mois : un décret donnant la terre aux paysans pauvres, un autre instaurant la journée de 8 heures, et la souveraineté et l’égalité de tous les peuples de Russie. Sur la guerre, la diplomatie secrète est abolie et le congrès propose l’ouverture immédiate de pourparler de paix, en vue d’une paix équitable, sans indemnité ni annexion.

    Construire le socialisme

    De simples ouvriers, soldats et paysans, grâce à la direction du parti bolchevique et la détermination de ses meilleurs dirigeants dont Lénine et Trotsky, avaient osé. Ils avaient osé prendre les affaires du pays en main, ne plus accepter la domination des forces qui ne gouvernent qu’en fonction des intérêts des classes dirigeantes. Très vite, d’autres mesures seront prises : une égalité complète entre hommes et femmes, la nationalisation des banques, le contrôle des travailleurs sur la production… Mais très vite aussi, la bourgeoisie des grands pays capitalistes se déchaîna contre le pouvoir des soviets. Une infâme guerre civile, avec l’envoi de dizaines de milliers de soldats français, anglais, états-uniens, allemands, japonais, pour appuyer les troupes pro-tsaristes (les « blancs »), fut imposée aux peuples de Russie et au pouvoir révolutionnaire des soviets.

    Mais la vague révolutionnaire gagna d’autres pays, et notamment les empires centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie) et le premier résultat international de la révolution d’Octobre fut qu’il a été mis fin à la boucherie qu’était la 1ère guerre mondiale qui aurait certainement encore duré des années sans la révolution d’Octobre.

    La plus grande réalisation humaine de l’histoire allait donner un tournant décisif et dominer tout le 20ème siècle. Des millions de travailleurs, dans les pays dominants comme dans les colonies, allaient se saisir de la victoire d’octobre et menacer l’ordre capitaliste.

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    La mise en place, dans la 2ème partie des années 20, du pouvoir dictatorial de Staline et la bureaucratisation croissante de l’Union soviétique sous sa politique est constamment utilisée aujourd’hui pour dénigrer la révolution d’octobre. C’est évidemment en mettant de côté que les principaux acteurs de la révolution, à commencer par son principal dirigeant, Trotsky, ont justement mené une opposition farouche contre Staline. C’est également en mettant de côté que l’ensemble des pays qui ont vu une période révolutionnaire à la même époque et où les « socialistes » réformistes ont réussi à empêcher que la révolution socialiste triomphe, se sont transformés en pays fascistes : Italie, Allemagne, Espagne, Roumanie… pour aboutir à la terrible 2nde guerre mondiale.

    Le principal dirigeant de la révolution d’Octobre, Trotsky, a montré dans son œuvre magistrale, la Révolution Trahie, quelles sont les bases réelles de la bureaucratie stalinienne. Il a continué inlassablement à défendre les acquis de la révolution d’octobre tout en appelant à ce que les masses se soulèvent contre cette même bureaucratie et que soit repris le chemin vers le socialisme en Union soviétique et dans le monde.

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  • Le marxisme et l’environnement

    Le marxisme est souvent accusé à tort de tenir l’environnement pour acquis — dans la poursuite de la croissance économique requise afin de soulager la pauvreté et le besoin. Pourtant, rien ne pourrait être plus loin de la vérité. S’inspirant des travaux de Marx et de Engels, ainsi que des expériences vécues lors des premières années de la Révolution russe, Per-Åke Westterlund (Membre de la section du CIO en Suède) remet les pendules à l’heure.

    Il y a deux accusations communes portées contre le marxisme au sujet de l’environnement, de la part de la droite et de certains militant·e·s écologistes, ainsi que d’une partie de la gauche. La première est que Karl Marx avait une vision trop positive de l’industrialisation et voyait la nature comme une source infinie à exploiter. La seconde est que le marxisme (URSS) porte la responsabilité pour quelques-unes des pires catastrophes écologiques de l’histoire.

    Contrairement à ces prétentions, la conscience et l’esprit de lutte pour l’environnement ne sont pas nouveaux pour les marxistes. En fait, Marx était un pionnier dans l’analyse et la critique des effets destructeurs de l’industrialisation capitaliste envers la nature ainsi que la société. Autant Marx que Friedrich Engels, auteurs du Manifeste communiste en 1848, ont étudié et suivi de près la science dans tous ses domaines.

    La production industrielle capitaliste, ainsi que la classe ouvrière (le prolétariat) et son travail, venaient de faire leur apparition dans les décennies précédentes, mais ont été comprises immédiatement par Marx en tant qu’éléments clés du développement de la société. Souligner le rôle central de la classe ouvrière ne voulait pas dire ignorer l’environnement et la nature.

    Curieusement, Marx voyait le travail comme étant «?un processus dans lequel l’homme et la nature participent tous les deux?». Ceci est souligné dans la Critique du programme de Gotha — le programme adopté par le congrès fondateur du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) en 1875. Marx conteste l’affirmation inscrite au programme, soit que « ?le travail est la source de toute richesse et de toute culture ». « Le travail n’est pas la source de toute richesse », écrivit Marx. « La nature est autant la source de valeurs d’usage (et c’est sûrement en cela que la richesse matérielle consiste !) que le travail, qui est lui-même la manifestation d’une force de la nature, la force de travail humaine ». L’idée erronée selon laquelle le travail serait la seule source de la richesse provenait de Ferdinand Lassalle, et non de Marx.

    Marx s’inquiétait des effets de la perturbation dans la relation entre l’humanité et la nature. Pour cette raison, il voyait l’aliénation des travailleurs et travailleuses dans la production capitaliste comme faisant partie du même processus que l’aliénation humaine de la nature. À son époque, ceci était particulièrement évident dans l’industrialisation de l’agriculture.

    La classe ouvrière était et continue d’être à la pointe des effets du capitalisme sur l’environnement. Par exemple, les compagnies énergétiques – pétrole, charbon, énergie nucléaire – posent une menace directe envers les travailleurs et travailleuses dans ces industries, ainsi qu’envers les populations et l’environnement naturel dans des régions ou des pays entiers. Les travailleurs et travailleuses dans ces industries sont souvent les plus conscient·e·s de ces dangers. La lutte pour améliorer l’environnement de travail représente une partie importante de la lutte environnementale.

    De plus, la philosophie marxiste (le matérialisme dialectique) offre les moyens d’analyser et d’expliquer la crise climatique d’aujourd’hui. Marx et Engels, au milieu du 19e siècle, ont démontré en quoi la société et la nature se développent via l’accumulation de contradictions menant à une rupture qualitative. Aujourd’hui, la recherche sur le climat fait l’écho de cette méthode en nous avertissant des points de basculement, ces moments où l’environnement passe irréversiblement d’une phase à une autre.

    Parmi ceux et celles qui blâment Marx d’avoir négligé l’environnement, plusieurs n’ont pas étudié ses œuvres, mais plutôt celles de ses prétendu.e.s « disciples » sociaux-démocrates ou staliniens. Les sociétés qu’ils et qu’elles ont construites, en les qualifiant de socialistes, contredisaient complètement Marx en ce qui concernait la démocratie ouvrière, le rôle de l’État, ainsi que le traitement de l’environnement. Par contraste, Marx avait prédit que la « science naturelle… deviendrait la base des sciences humaines, car il s’agit déjà de la base de la vie humaine » (Manuscrits de 1844).

    Marx sur la nature

    Afin de comprendre le marxisme et l’environnement, il faut d’abord comprendre la méthode : Marx considérait toujours le monde et son histoire, dans leur totalité, comme points de départ de son analyse et de son programme. Le fait que Marx voyait le capitalisme comme un système historiquement progressiste a souvent été mal compris et dénaturé. Par exemple, Michael Löwy, du Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale, a écrit que Marx avait « une attitude plutôt non critique envers la civilisation industrielle, particulièrement sa relation destructrice avec la nature ». Löwy réclamait également que « Marx ne possède pas une perspective écologique intégrée » (For a Critical Marxism, Against the Current, novembre et décembre 1997).

    Tout d’abord, si le capitalisme avait un côté progressiste, selon Marx, c’était en comparaison au féodalisme, c’est-à-dire qu’il n’était que temporairement progressiste. La réalisation principale du capitalisme était la création de la première société qui jetait les bases non seulement de son propre anéantissement, mais également de celui de toute société de classe. La prise de pouvoir par la classe ouvrière, supportée par les paysan·ne·s pauvres, amènerait le règne de la majorité et le début d’une évolution vers une société complètement différente. Déjà, dans la Commune de Paris en 1871, où les ouvriers et ouvrières ont pris le pouvoir pendant deux mois, la perspective de Marx fut démontrée.

    Comprendre le rôle du capitalisme ne correspond pas à une défense de ce système. Marx, avant et plus que n’importe qui, voyait dans le capitalisme un système de production de profits grâce au surtravail. La science et les forces naturelles sont adaptées et exploitées à cette fin. La santé des ouvriers et ouvrières est ignorée, tout comme les effets sur la nature. Marx a vu juste et dénonçait les mesures prises afin de d’adapter la nature au capitalisme. Certain.e.s critiques disent que Marx envisageait la nature comme une chose gratuite et illimitée. Mais le point qu’il avançait était que la nature n’avait aucune valeur dans un régime capitaliste. Sa propre conclusion était que la nature non exploitée avait sa propre valeur d’usage, par exemple l’air, la forêt, les poissons.

    Marx étudia le matérialisme non-mécaniste d’Épicure (341-270 av. J.-C.) et la dialectique de GWF Hegel (1770-1831) et développa sa philosophie, le matérialisme dialectique. Ce fut une vision géniale du monde, parfaitement adaptée à son temps. L’événement majeur de l’époque, la Révolution française, était le résultat de la base matérielle – l’économie capitaliste et le dépassement du féodalisme par la société – accompagnée de l’action consciente des masses révolutionnaires.

    Les idées de Marx étaient les plus développées parmi toutes les philosophies faisant rupture avec l’antécédent religieux. Au lieu d’une Terre immuable et au centre de tout, avec l’humanité au centre de la Terre, le marxisme pose un monde mortel et en transformation perpétuelle, en ligne avec le matérialisme classique. La vie serait un produit de la Terre (la nature) et non d’un dieu. L’humanité serait intégrée à la nature, et non en opposition avec elle. De la même manière, Marx se garda de séparer l’histoire dite naturelle et celle dite sociale, les voyant comme deux parties d’un même ensemble. Les lois de la dialectique s’appliqueraient dans la nature comme dans la société, et leurs développements seraient interreliés, l’un affectant l’autre. Marx employa le terme « métabolisme » : une chaîne de processus liés en un corps.

    Marx démontra que l’écart grandissant entre la cité et la région représentait une violation de ce métabolisme, résumé par le terme « rupture du métabolisme » (metabolic rift) de John Bellamy Foster, auteur du livre Marx’s Ecology. Dans le troisième volume du Capital, publié en 1894 après la mort de Marx (1883), l’auteur décrit le capitalisme comme une rupture avec les lois naturelles de la vie : « D’un autre côté, la grande propriété foncière fait décroître la population rurale de façon constante, et la met en opposition avec une population industrielle en croissance constante et concentrée dans les grandes villes. Elle crée ainsi les conditions qui causent une rupture irréparable dans la cohérence des échanges sociaux prescrite par les lois naturelles de la vie ».

    À partir d’une discussion à propos de la dégradation à long terme du sol, suite à l’utilisation d’engrais chimiques dans l’agriculture, Marx écrit que « tout le progrès dans l’agriculture capitaliste est un progrès dans l’art, non seulement de l’exploitation de l’ouvrier, mais aussi de l’exploitation du sol ; tout progrès dans l’amélioration de la fertilité du sol pour un temps donné est une progression vers la ruine des sources durables de cette fertilité ».

    Il expliqua : « La production capitaliste, en concentrant la population dans de grands centres… perturbe la circulation de la matière entre l’Homme et le sol, c’est-à-dire qu’elle empêche le retour au sol de ses éléments consommés par l’Homme dans la forme de nourriture et de vêtements ; elle entre ainsi en violation des conditions nécessaires à la fertilité durable du sol ». Mais encore : « La production capitaliste, ainsi, développe la technologie, et la combinaison de plusieurs processus dans un tout social, et ce en sapant les sources originales de la richesse – le sol et le travailleur ». (Capital, Volume I, 1867) Faisant une prédiction à long terme, Marx signala que la modernisation constante du capitalisme accélérerait ce « processus de destruction ».

    Engels résuma ce besoin d’apprendre de la nature et notre dépendance par rapport à elle ainsi : « à chaque nouvelle étape nous sommes rappelés que nous ne sommes en aucun cas maîtres de la nature tel un conquérant d’un peuple étranger, telle une personne à l’écart de la nature – mais que nous appartenons, notre chair, notre sang et notre cerveau, à la nature, que nous existons en elle, et que toute notre maîtrise d’elle consiste en notre avantage vis-à-vis des autres créatures d’être en mesure d’apprendre ses lois et de les appliquer correctement ». (Le Rôle du travail dans la transformation du singe en Homme, 1876)

    Marx sur le socialisme

    Marx est également critiqué par certains pour ne pas avoir donné un plan plus précis d’une future société socialiste. Ces critiques croient que, chez Marx, la production et le traitement de l’environnement seraient essentiellement identiques à ce qui existait sous le capitalisme. C’est vrai que Marx et Engels se différenciaient des socialistes utopistes qui dessinaient des plans détaillés de la société idéale. Cependant, cela ne signifie aucunement que leurs œuvres soient dépourvues de descriptions de la différence entre le capitalisme et le socialisme.

    Marx et Engels ont pris note du coût immense de la production capitaliste, coût assumé par les travailleurs , les travailleuses, les paysan·ne·s, la nature et la société. Ils ont milité pour un changement complet de la production, le remplaçant par ce que Marx appelait la production coopérative. L’anarchie du système capitaliste serait remplacée par un contrôle social et une possession des moyens de production et de distribution. Le tout serait organisé dans un plan social.

    Que dire des prédictions de Marx selon lesquelles le socialisme représenterait une société avec une production améliorée et une abondance de ressources ? Cela impliquerait-il davantage de catastrophes environnementales ? Premièrement, à l’époque de Marx, tout comme aujourd’hui, il y a un besoin urgent d’offrir une vie décente à tous. Ceci sera le résultat d’une production améliorée de la nourriture, de l’accès au logement, aux soins de santé et à l’éducation, et d’une meilleure diffusion de la technique moderne. Dans les années 1800, la production de telles nécessités aurait été rendue possible aux dépens de la production d’armes, de produits de luxe, etc. Aujourd’hui, c’est d’autant plus le cas avec la quantité énorme de ressources dilapidées par les dépenses militaires et la consommation luxueuse du 1%.

    Dans sa Critique du programme de Gotha, et dans le Capital, Marx discuta du besoin d’équilibrer les ressources entre la consommation individuelle et l’augmentation nécessaire de la consommation sociale, tout en épargnant des ressources à des fins d’investissement et pour constituer une réserve sociale. Ceci inclut également un équilibre entre le temps de travail, qui serait vraisemblablement moindre, et le temps libre. Dans une telle société, tout le monde travaillerait, tout le monde pourrait développer ses propres compétences et son éducation, et tout le monde aurait la possibilité de participer à l’administration de la société.

    Une société socialiste briserait l’aliénation et permettrait à tous et à toutes un développement libéré des contraintes du salariat et du capital. Cela impliquerait également « l’unité complète entre l’Homme et la nature – la véritable résurrection de la nature – le naturalisme cohérent de l’Homme et le naturalisme cohérent de la nature » (Manuscrits de 1844). Une révolution socialiste libérerait non seulement les travailleurs, les travailleuses et l’humanité, mais également la nature. Avec la possession socialisée de la terre, la nature ne serait plus un simple produit d’où l’on retirerait des profits.

    Au sein du programme proposé dans le Manifeste communiste, quelques-unes des mesures clés sont tout aussi importantes aujourd’hui au sujet de l’environnement. La mesure no. 1 stipule : « Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de I’État ». Ceci s’applique à la contestation de l’exploitation minière dangereuse, des champs de pétrole et de la fracturation hydraulique, par exemple. La seconde partie de cette mesure indique que les revenus issus de la terre alimenteraient le secteur public. La mesure no. 6 traite du transport : « Centralisation entre les mains de l’État de tous les moyens de transport ».

    La mesure no. 7 a également de fortes implications pour l’environnement : « Multiplication des usines nationales et des instruments de production ; défrichement et amélioration des terres selon un plan collectif ». Le programme commun serait basé sur la propriété commune au lieu de l’exploitation privée, afin de prendre soin et d’améliorer la terre. En résumé : le changement de direction de la société, incluant son traitement de la nature, serait une question de propriété, de pouvoir et de contrôle.

    Les bolcheviques et l’environnement

    La classe ouvrière russe et les nations opprimées par le tsar ont pris le pouvoir au mois d’octobre 1917. Contrairement aux propos calomnieux contemporains adressés contre le gouvernement bolchevique, celui-ci révolutionna la politique dans tous les domaines de la société. Il s’agit du premier pays à avoir banni le racisme et l’antisémitisme, et à avoir légalisé le droit à l’avortement et au divorce, ainsi que l’homosexualité. D’une façon semblable, les bolcheviques sous Lénine et Léon Trotski ont été des pionniers en matière de politiques environnementales radicales.

    Avant la révolution, la Russie était, dans ce domaine comme dans plusieurs autres, un pays économiquement arriéré. « Les scientifiques de la dynastie Romanov ont été incapables de convaincre les représentants du gouvernement, les gens d’affaires et même leurs propres collègues d’adopter des techniques modernes de gestion scientifique afin de protéger les ressources et de garantir leur disponibilité pour les générations présentes et futures (préservation)… la plupart des projets ont dû attendre la Révolution russe, car le gouvernement du tsar les considérait trop coûteux et croyait possiblement qu’ils étaient inutiles ». (An Environmental History of Russia, Cambridge University Press, 2013)

    Sous la direction des bolcheviques, la classe ouvrière prit le pouvoir dans un pays dévasté par la Première Guerre mondiale, pour ensuite se retrouver face aux agressions militaires des armées envahissantes et des anciens généraux tsaristes. Malgré tout, le gouvernement soviétique agit immédiatement sur les questions environnementales. Deux jours après la prise de pouvoir, le décret « Sur la terre » nationalisa toutes les forêts, les minéraux et l’eau. Une demi-année plus tard, en mai 1918, un autre décret, « Sur les forêts », établit le contrôle centralisé du reboisement et de la protection forestière. Les forêts furent divisées en deux catégories, l’une d’entre elles étant à l’abri de l’exploitation. Ceci fut un sujet important étant donné que plusieurs forêts avaient été coupées à blanc sous le règne tsariste. D’une façon semblable, la chasse fut réglementée et permise seulement durant certaines saisons. « Étonnamment, la Révolution russe permit l’établissement de recherches portant sur l’océanographie et la pêche continentale. » (An Environmental History) Ces décisions furent prises dans une période de turbulences extrêmes. « Au cours de la tourmente de la guerre civile et du communisme de guerre, le gouvernement bolchevique arriva à soutenir les scientifiques, incluant certains œuvrant sur des sujets de préoccupation environnementale. Et les scientifiques, avec ce soutien, ont répandu leurs activités environnementales ». En 1920, Lénine était impliqué dans l’établissement de la première réserve naturelle dans le monde qui était financé par un État et destinée exclusivement à la recherche scientifique, la Il’menskii. En 1924, il existait quatre réserves de ce genre (zapovedniks). Plusieurs nouvelles institutions de recherche furent établies, les scientifiques russes étaient perçu·e·s comme des écologistes de première ligne, et des cours d’écologie furent donnés à l’Université de Moscou. Le scientifique Vladimir Vernadsky devint une célébrité mondiale pour son concept de la « noosphère » : « un nouvel état de la biosphère dans lequel les humains jouent un rôle actif dans le changement qui est basé sur la reconnaissance de l’interconnexion des hommes et des femmes avec la nature » (An Environmental History).

    La révolution provoqua une explosion d’organisations environnementales, un développement qui a été encouragé et adopté par les bolcheviques. Le TsBK (Bureau central pour l’Étude des Traditions Locales) avait 70 000 membres provenant de 2 270 branches. Tout aussi importante était la VOOP (Société panrusse pour la conservation de la nature). Les activistes et scientifiques produisirent des revues comme « Problèmes de l’Écologie et de la Biocénologie ». Ils tinrent également des réunions et organisèrent des groupes pour des études locales afin de stimuler l’intérêt pour la science dans les régions. Certains bolcheviques de premier plan, parmi lesquels figurait Nadezhda Krupskaya, discutèrent de comment améliorer l’environnement dans les cités et les villes, menant à un modèle de cité verte comprenant davantage de parcs et de zones vertes.

    Cependant, ces idées révolutionnaires prirent fin de façon abrupte. La contre-révolution sociale et politique vécue sous le stalinisme comportait également une contre-révolution environnementale. « Après la Révolution russe, la science écologique naissante se développa rapidement au cours des bouleversements sociaux et l’expérimentation politique des années 1920. Des représentant·e·s du gouvernement, scientifiques et ingénieur·e·s établirent un ambitieux programme d’électrification nationale… ?» Mais par la suite, lorsque Staline prit le pouvoir, sa recherche pour les supposés « démolisseurs » « inclut quelques-un·e·s des biologistes, spécialistes de la forêt et de la pêche, agronomes et écologistes les plus important·e·s » (An Environmental History).

    Stalinisme versus nature

    Quelques-unes des pires catastrophes environnementales ont eu lieu sous le régime stalinien : la destruction de la Mer d’Aral entre le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, l’accident nucléaire de Tchernobyl en Ukraine, et l’anéantissement de plusieurs villes par la pollution. Comment était-ce possible, et y avait-il un lien avec les bolcheviques et le socialisme ?

    En réalité,le régime de Staline est responsable du meurtre et de la destruction du parti bolchevique qui avait mené la révolution en 1917. Ceci fut possible dans un contexte de révolutions échouées dans tous les autres pays et de la situation actuelle de la Russie : économie et culture d’autant plus arriérées par la destruction de la Première Guerre mondiale et de la guerre civile.

    Lorsque le régime de Staline se retrouva bien établi, il n’avait aucune idéologie autre que celle de la conservation du pouvoir. Afin d’arriver à ce but, Staline fut contraint de retenir un accomplissement fondamental de la révolution, l’économie nationalisée, assise sur laquelle toute la bureaucratie stalinienne reposait. Or, elle n’était ni socialiste ni communiste. Staline fit un virage de 180 degrés sur le sujet de l’environnement, comme dans plusieurs autres secteurs. Son régime utilisa la force afin de collectiviser l’agriculture, abolit la protection des zapovedniks et réinitialisa les coupes à blanc.

    Les méthodes staliniennes employées contre l’opposition furent brutales : « Des arrestations, des interrogations et de la torture afin d’extorquer de faux aveux et de faux témoignages ont accompagné les accusations d’espionnage, de subversion et de diffamation de l’Union soviétique parmi ceux, incluant les scientifiques, qui semblaient s’opposer aux programmes staliniens ». VOOP et TsBK furent purgés jusqu’à leur disparition. La dictature « a rendu les activités indépendantes et raisonnables à peu près impossibles » (An Environmental History).

    Toute organisation indépendante de travailleurs, de travailleuses et d’activistes furent bannies, ce qui ouvrit la voie à la destruction de l’environnement. De nombreuses lois et règlements, formellement impeccables, ne furent jamais totalement implantées. Le gaspillage et la mauvaise gestion prirent le dessus. La science perdit sa nécessaire liberté d’expression. Trotski avait déjà constaté, dans les années 1930, que l’économie planifiée avait besoin de la démocratie ouvrière tout comme le corps a besoin d’oxygène, sans quoi elle tomberait dans la dégénérescence et la mort. L’opposition à Staline de Trotski, ainsi que son plaidoyer pour une nouvelle révolution contre le régime, fut la manifestation des idées marxistes contre le stalinisme, incluant celles sur l’environnement.

    Le régime de Staline déploya de massifs camps de travaux forcés, incluant de nombreux prisonniers et prisonnières politiques, afin de stimuler une rapide expansion de l’industrialisation. Le camp Vorkuta, où l’on avait emprisonné plusieurs trotskistes, fut fondé en 1932 dans le but d’établir des mines de charbon au nord du cercle arctique. Des millions de prisonniers et prisonnières, sous la surveillance attentive de la police secrète (NKVD), furent exploité·e·s en tant qu’esclaves dans la construction et dans l’extraction minière et forestière. La majorité des immenses projets sous le stalinisme provinrent de la direction centralisée, sans considération pour les différentes circonstances géographiques.

    Après la Deuxième Guerre mondiale, au lieu de pallier à l’énorme dévastation, voire la famine de la Russie, l’orgueil de Staline l’amena à lancer un grandiose « Plan pour la Transformation de la Nature ». Ceci inclut le détournement de rivières et la réorganisation des forêts en zones industrielles. L’idéologue derrière ce plan, Trofim Lysenko, était un charlatan prétendant avoir inventé des techniques de plantation qui, en fait, causèrent la destruction de nombreuses forêts. Sous le stalinisme et le Lyssenkisme, la nature n’avait aucune valeur en soi.

    Le stalinisme en tant que système persista après la mort de Staline en 1953. Quelques années plus tard, l’accident nucléaire de Kyshtym, dans l’Oural, fut gardé secret par le régime de Nikita Khrouchtchev. Aucune force ne pouvait contester la pollution, les grands projets et l’interdiction de tout activisme environnemental.

    Ceci étant dit, les critiques capitalistes du stalinisme – qui amalgament stalinisme et socialisme afin de décrédibiliser ce dernier – ont très peu de raisons de se féliciter. « De plusieurs manières, les démocraties occidentales ont emprunté les mêmes trajets de développement dangereux et l’utilisation éhontée des ressources naturelles, d’écosystèmes ruinés, et de lois et règlements adoptés tardivement afin de régler et de limiter les dégâts présents et futurs… Dans les années 1990, plusieurs observateurs soutenaient que le démantèlement de l’économie centralement planifiée libérerait automatiquement le développement environnemental… La réalité a prouvé être dramatiquement différente. De nouvelles menaces à la durabilité sont apparues, incluant la vente de feu des ressources, la restructuration de l’économie qui réduisit dramatiquement les ressources consacrées à la protection environnementale, et la décision du président Poutine de dissoudre l’Agence de Protection Environnementale de la Fédération russe en 2000 » (An Environmental History).

    Le marxisme aujourd’hui

    Aujourd’hui, le climat et l’environnement attirent un nombre grandissant d’activistes. Partout dans le monde, il existe de nombreuses luttes contre les grandes entreprises pétrolières, la fracturation hydraulique, les déchets industriels, les nouveaux projets spéculatifs de transport et d’exploitation minière, etc., et à cela se rajoute la lutte contre les promesses vides des politicien·ne·s Les marxistes font partie de ces luttes : des manifestations contre le pétrolier Shell à Seattle jusqu’à la lutte qui stoppa le projet East West Link à Melbourne, en Australie, aux mouvements locaux massifs contre les mines d’or en Grèce et contre la fracturation hydraulique en Irlande.

    L’anticapitalisme prend de l’ampleur parmi les activistes climatiques. Dans le livre de Naomi Klein, « This Changes Everything » – qui, et ce n’est pas par accident, porte comme sous-titre « Capitalism Versus the Climate » – l’auteure rapporte comment les activistes de droite de type Tea Party soutiennent que le changement climatique est une fiction « communiste » créée dans le but d’implanter l’économie planifiée. Cette manière de voir les choses démontre en quoi ils comprennent que le capitalisme est incapable de régler une crise aussi énorme. Le système, dans les mots de Klein, est en guerre contre toute forme de vie sur la planète, incluant la vie humaine.

    Bien sûr, le monde a changé depuis l’époque de Marx et Engels. Marx aurait sans doute suivi de près tous les rapports émis par les scientifiques de l’environnement et du changement climatique. L’inadéquation entre les fonctions interdépendantes de la planète s’est gravement empirée, et l’avilissement s’accélère. Les marxistes sont les mieux placés pour offrir une solution porteuse d’avenir dès aujourd’hui. L’amplification des crises sociales et environnementales est causée par le même système, le capitalisme, et les luttes contre lui sont interreliées.

    Les compagnies pétrolières et leurs alliés n’abandonneront jamais de façon volontaire. La seule force en mesure de résoudre la crise environnementale est la force collective la plus puissante, celle de la classe ouvrière en alliance avec les nombreux militant·e·s de l’environnement, notamment les peuples autochtones, les paysans les plus pauvres et la population rurale. Les crises et les luttes s’accumulent en voie d’une révolution sociale: l’abolition du capitalisme.

    Le climat et la crise environnementale se sont développés au point de souligner l’urgente nécessité d’agir. La seule réelle alternative est une planification démocratique et durable des ressources sur une base globale. Une telle société socialiste démocratique améliorera la qualité de vie d’une vaste majorité des gens, tout en posant la nature et l’humanité comme un seul corps interchangeable.

  • Il y a 25 ans – 40.000 personnes à la manifestation européenne contre le racisme et le fascisme

    24 octobre 1992. Des jeunes de toute l’Europe se retrouvent à Bruxelles pour manifester contre le racisme et le fascisme. A l’avant de la manifestation de Youth Against Racism en Europe, des milliers de membres de Blokbuster. Retour sur cet évènement.

    Violence à Rostock, marche contre l’extrême-droite en Europe de l’Ouest

    Fin août 1992, des militants d’extrême-droite ont attaqué à coups de pierres et de bombes artisanales un bâtiment abritant des immigrés vietnamiens à Rostock, en ex-Allemagne de l’Est. Avec la restauration du capitalisme en Europe de l’Est, une petite élite s’est enrichie tandis que la majorité était condamnée au chômage et à la misère. Un sol fertile pour le racisme et l’extrême-droite. En 1991, l’Allemagne comptait pas moins de 40.000 membres d’organisations néo-nazies. Cette année-là, on a relevé 1.300 cas de violence raciste qui ont causé 3 morts et 449 blessés.

    Parallèlement, en Europe de l’Ouest, des partis d’extrême-droite ont commencé à faire une percée, à la suite du Front National. En 1986, le parti alors dirigé par Jean-Marie Le Pen a profité de la représentation proportionnelle introduite par Mitterrand afin de diviser la droite. Mauvais calcul de sa part : le FN a également capté pas mal d’électeurs déçus du PS et a obtenu 10 %. L’enthousiasme pour les réformes initiales du gouvernement Mitterrand est devenu déception lors du ‘‘tournant de la rigueur’’, quand le gouvernement français s’est rangé au néolibéralisme en 1983.

    En Belgique, le Vlaams Blok (l’ancien nom du Vlaams Belang) a fait sa première percée (18%) à Anvers aux élections communales de 1988. Le ‘‘dimanche noir’’ du 24 novembre 1991, le VB obtenait 10% dans toute la Flandre. Du côté francophone, des groupuscules d’extrême-droite atteignaient les 5 % à Liège. En Autriche, un groupe d’extrême-droite autour de Haider a pris le pouvoir au FPÖ en 1986 et est devenu un parti ouvertement raciste. Ce parti a notamment essayé, en vain, de rassembler un million de signatures contre les étrangers en 1992.

    La chute du Mur de Berlin a renforcé l’offensive néolibérale lancée dans les années 1980. Chez les capitalistes, c’était l’euphorie : ‘‘nous avons gagné, il n’y a pas d’alternative’’. La social-démocratie est restée muette et s’est compromise dans la politique d’austérité afin de protéger les bénéfices et la ‘‘position concurrentielle’’ des plus riches. Le mouvement des travailleurs se retrouvait sur la défensive et cela a créé un espace dans lequel l’extrême-droite s’est engouffré.

    Les jeunes contre le racisme

    Cela ne s’est pas fait sans réaction. Beaucoup de gens étaient choqués par la violence raciste et l’essor de l’extrême-droite. Ce sont les jeunes qui ont pris l’initiative.

    La campagne Blokbuster a été lancée au cours de l’été 1991 par les marxistes qui constituent aujourd’hui le PSL. Elle offrait aux jeunes le moyen d’organiser leur colère contre le racisme et le fascisme et débattre des réponses à apporter. Après le fameux ‘‘dimanche noir’’, des grèves d’écoliers et d’étudiants et de nombreuses manifestations spontanées antiracistes ont eu lieu jusque dans les plus petites villes. Très vite, une cinquantaine de comités Blokbuster ont été mis sur pied avec quelque 2000 membres.

    Des mouvements de jeunes antiracistes équivalents existaient dans divers pays européens et ils se sont coordonnés sous le nom de ‘‘Jeunes contre le racisme en Europe’’ (Youth Against Racism in Europe, YRE). L’internationalisme de cette nouvelle génération d’activistes s’est également concrétisé dans la manifestation antiraciste internationale du 24 octobre 1992.

    Blokbuster défendait de mobiliser activement pour ne laisser aucun espace à l’extrême-droite tout en s’en prenant au terreau sur lequel se développait l’extrême droite à l’aide d’un programme socialiste résumé autour du slogan ‘‘des emplois, pas de racisme’’. Ce mouvement de jeunes s’orientait vers le mouvement des travailleurs, même si la lutte des travailleurs était alors limitée à des actions défensives.

    Les marxistes n’ont jamais perdu leur confiance envers le mouvement ouvrier. Cette période difficile d’échecs et de triomphalisme néolibéral allait inévitablement être suivie de nouvelles luttes offensives. Nous ne nous sommes pas limités à émettre des commentaires, nous avons voulu aider la lutte à prendre son envol. La dynamique du mouvement antiraciste du début des années ‘90 a eu un certain effet de contagion sur les éléments de la classe ouvrière les plus tournées vers l’avenir. Renforcer le mouvement antiraciste en les organisant et en leur proposant une alternative politique était dès lors un grand défi. Avec des initiatives audacieuses comme Blokbuster, YRE et la manifestation internationale du 24 octobre 1992, le ton était donné.

    40.000 manifestants

    Le 24 octobre 1992, des jeunes et des travailleurs étaient venus en nombre d’Allemagne (avec notamment 300 jeunes de Rostock) mais aussi de Grande-Bretagne, des Pays-Bas, de Suède, d’Irlande, de France,… Un service d’ordre bien organisé, propre au mouvement qui avait également accompagné les manifestations britanniques contre la Poll Tax, a empêché toute provocation. Les précédentes grandes manifestations, les marches des Jeunes pour l’Emploi de 1982 et 1984, s’étaient malheureusement terminées par des bagarres de sorte que la direction syndicale a décidé de ne plus organiser des marches de jeunes.

    40.000 manifestants ont donc pris part à une manifestation combative et paisible dans les rues de Bruxelles clôturée par un concert antiraciste à Forest National. 100 personnes ont rejoint Blokbuster durant cette manifestation qui a fait la une de huit journaux et figurait parmi les titres principaux des journaux télévisés. Le mensuel ‘‘Militant’’ (le prédécesseur de Lutte Socialiste) soulignait : “La manifestation aurait pu être encore plus grande si la direction syndicale nationale et le PS n’avaient pas fait l’autruche et avaient mobilisé.” Le cortège était particulièrement combatif. “Tout au long de la manifestation et du concert, le fil rouge était que la lutte antiraciste est liée à la lutte contre ce système capitaliste malade et pour une alternative socialiste.”

    25 ans plus tard

    La violence fasciste à Charlottesville (USA) et l’augmentation des crimes racistes depuis l’élection de Trump soulignent que l’extrême-droite représente toujours un danger. En Europe aussi, Marine Le Pen, Geert Wilders (Pays-Bas),… connaissent de bons résultats électoraux.

    Nous devons correctement estimer ces phénomènes. Nous n’avons jamais déclaré que le fascisme était à nouveau à nos portes. Le fascisme classique était un mouvement de masse qui a pu briser le mouvement ouvrier. Aujourd’hui, les forces d’extrême droite parviennent régulièrement à bénéficier d’un important soutien passif aux élections, sans qu’il n’y ait de grande participation active. Pour consolider leur soutien passif, les partis néofascistes doivent même se reposer sur le populisme.

    Ni le FN, ni le Vlaams Belang ne sont parvenus à élargir leur base militante ces 25 dernières années. Dans un contexte de plus grande méfiance à l’égard des institutions et des partis traditionnels, diverses formations d’extrême-droite peuvent cependant enregistrer de plus gros scores électoraux, ce qui accroît le risque de leur participation au pouvoir.

    En l’absence d’une riposte suffisamment forte contre la politique néolibérale, les politiciens établis ont repris systématiquement plus d’éléments du populisme de droite dans l’espoir de gagner en popularité mais aussi afin de ‘‘diviser pour régner’’. Des propositions qui ne pouvaient être défendues que par l’extrême-droite il y a 25 ans sont maintenant adoptées par d’autres partis. Et Theo Francken en remet une couche.

    La conjugaison d’éléments tels que le fait de ne pas trouver tout de suite une réponse à la crise migratoire, les attentats terroristes et le discours islamophobe des politiciens établis et des autorités a repoussé la lutte antiraciste dans une position défensive en comparaison du début des années 1990.

    Nous ne sommes pas pour autant pessimistes. Le triomphalisme néolibéral bat sérieusement de l’aile depuis la Grande Récession de 2007-2008, une différence majeure par rapport aux années ’90. Des luttes offensives sont à nouveau à l’ordre du jour et de nouvelles formations de gauche peuvent compter sur un large enthousiasme. L’ouverture est aussi plus grande aujourd’hui pour l’alternative socialiste que nous défendions déjà il y a 25 ans comme alternative au désespoir de l’extrême-droite.

    Dans le ‘‘Militant’’ d’octobre 1992, nous écrivions: “Le noyau dur des néonazis ne disparaîtra pas, en dernière instance, il faudra lutter pour mettre un terme au chômage et à la crise sociale du capitaliste. C’est la lutte pour une société socialiste qui détruira les nazis.” Nous partions du principe que les travailleurs se manifesteraient à nouveau comme étant la plus grande force de la société. Cette approche se confirme aujourd’hui.

    Mais le retour de la lutte offensive et un intérêt renouvelé pour le socialisme ne conduisent pas automatiquement aux victoires. Nous devons rendre les mouvements de lutte plus massifs, y compris au niveau de la participation concrète, en répondant aux inquiétudes de tous les jours. Des revendications sociales en matière de travail, d’enseignement, de soins de santé,… représentent la meilleure réponse à la politique de diviser pour mieux régner dont le racisme est un élément. Nous n’obtiendrons ces revendications que par un changement de société : les inégalités grandissantes sont propres au capitalisme. Une société socialiste réalisera l’espoir en un meilleur avenir de la majorité de la population et barrera définitivement la route au désespoir réactionnaire.

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