Category: Dossier

  • Comment éviter que la rhétorique martiale et la surenchère militaire ne conduisent à une confrontation directe entre grandes puissances ?

    Avril 2018 – Donald Trump: “Tiens-toi prête, Russie, car ils [les missiles] arrivent, beaux, nouveaux et intelligents!”
    Avril 1954 – Dwight Eisenhower: “Dites-moi comment tout cela va finir”

    Cela fait un an à peine que Donald Trump a été élu président des Etats-Unis mais cela ne l’a pas empêché, par deux fois déjà, d’effrayer le monde entier. En août 2017 en menaçant ‘‘l’homme aux missiles’’ nord-coréen Kim Jong-un avec ‘‘son plus grand et plus puissant bouton nucléaire’’ et une nouvelle fois en avril 2018 en avertissant la Russie que ses missiles ‘‘beaux, nouveaux et intelligents’’ arrivaient. Les grandes puissances ne sont pas tentées par une confrontation directe, l’enjeu est bien trop grand et il manque un soutien social pour pareille aventure. Il n’empêche que la tension monte, que les conflits locaux augmentent et les ripostes aussi. La seule manière de s’opposer à cela est de construire un mouvement anti-guerre international puissant.

    Par Eric Byl

    Les leaders occidentaux sont conscients du potentiel d’un tel mouvement. Ils se souviennent encore des mobilisations de masse à l’échelle mondiale contre la guerre en Irak en 2003. Cela n’a pas stoppé la guerre. Mais, nous sommes 15 ans plus tard. La démocratisation promise du pays n’est pas venue et le pays nage toujours en plein chaos, tout comme la Somalie (attaquée en 1993), l’Afghanistan (2001) et la Libye (2011). Avec cela à l’esprit, ils ont essayé de diaboliser leurs opposants dans l’opinion publique. Il faut dire que cela aide que Kim Jong-un soit un dictateur et Assad un meurtrier brutal.

    Trump, Macron et May ont vendu le tir de 105 missiles sur trois objectifs à proximité de Homs et Damas le 14 avril dernier comme des représailles suite à une attaque aux gaz toxiques la semaine précédente à Douma. Ils accusent les troupes d’Assad et voulaient, avec ces représailles, faire passer le message que l’utilisation d’armes chimiques est la ligne rouge à ne pas franchir. Ils se sont gardés de faire des victimes et surtout pas des russes. Ils prétendent avoir détruit un laboratoire où d’éventuelles armes chimiques sont développées, un bunker et un dépôt d’armes chimiques.

    Assad a déjà prouvé qu’il n’était pas très regardant quant à une attaque aux gaz toxiques. Mais il est clair aussi que les Etats-Unis, la France et le Royaume pratiquent le ‘‘deux poids, deux mesures’’. Les Etats-Unis ont eux-mêmes utilisé du phosphore blanc à Mossoul et Raqqa lors des combats contre l’Etat islamique. L’Arabie Saoudite, leur alliée, s’est livrée à un bain de sang au Yémen et a affamé la population. Au conseil de sécurité des Nations Unies, les Etats-Unis ont bloqué une condamnation pour l’implication de tireurs d’élite israéliens contre des Palestiniens désarmés à Gaza.

    Assad et ses alliés russes prétendent que les rebelles ont lancé l’attaque aux gaz toxiques. Ce ne serait pas leur premier mensonge. Mais les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni ne sont pas trop émus face aux fake news eux non plus. Nous nous souvenons de l’indignation face aux troupes de Saddam Hussein qui, en 1990, lors de leur occupation du Qatar, avaient pillé une maternité. Bush Sr. s’était servi de ce prétexte, en 1991, pour lancer l’opération Tempête du Désert en Irak. Par la suite, il s’est avéré qu’il s’agissait d’une mise en scène. Est-ce à nouveau le cas ? Nous n’en savons rien. Etant donné que Douma était presque reprise, il aurait été vraiment stupide de la part d’Assad d’utiliser des armes chimiques.

    La guerre n’est qu’un prolongement de la politique par d’autres moyens

    La tentation peut être grande de déclarer la guerre en se servant de politiciens fous et sanguinaires. En réalité, la guerre est la continuité de la politique par d’autres moyens, un reflet des intérêts nationaux et des contradictions de classes tant au niveau national qu’international. Cela peut donner l’impression que les politiciens saisis de démence ou incapables de faire leur job sont remplacés par d’autres ‘‘plus appropriés’’.

    La grande récession de 2007-2009 a mené, au niveau mondial, à une énorme offensive des capitalistes contre les conditions de vie et de travail des travailleurs et des jeunes. Après un moment de paralysie, de grands mouvements sociaux ont ensuite émergé dans différents pays. Le mécontentement face à la catastrophe sociale a mené en Tunisie à la révolution du jasmin en 2011. Cela a provoqué une onde de révolutions en Afrique du Nord et au Moyen Orient. Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Egypte ont été forcés d’abdiquer. Le mouvement ouvrier ne disposait malheureusement pas d’un parti révolutionnaire prêt à pousser ces révolutions vers le socialisme, ce qui a permis aux anciens régimes de se restaurer après un certain temps.

    Contrairement à Moubarak et Ben Ali, Khadafi et Assad disposaient du soutien d’une petite minorité armée jusqu’aux dents, suffisante pour faire s’enliser ces révolutions dans une guerre civile. La Libye a été bombardée par l’OTAN et livrée à des chefs militaires rivaux. Il se serait passé la même chose en Syrie si la Russie, l’Iran et le Hesbollah n’avaient pas maintenu Assad en selle. La Russie veut ainsi maintenir son dernier allié au Moyen Orient et prouver qu’elle reste une puissance militaire malgré sa faiblesse économique. L’Iran veut un corridor de Téhéran à Damas. Le Hesbollah espère se renforcer avec la proximité de son allié iranien.

    Pour les régimes sunnites autour de l’Arabie Saoudite, le renforcement de l’Iran est inacceptable, ce qui explique aussi la guerre contre les houthis au Yémen, eux aussi chiites. Un Iran plus fort ne fait pas les affaires de Netanyahu en Israël non plus. Cela lui permet, en outre, de détourner l’attention du scandale de corruption dans lequel il est impliqué. L’affaiblissement d’Assad a servi à Erdogan qui a joué un rôle ambigu dans le conflit contre l’Etat islamique. Tant que l’Etat islamique représentait un danger, les rivalités impérialistes restaient à l’arrière-plan. Même les Kurdes ont été impliqués, dans leur cas comme chair à canon.

    La fin de Daesh ne conduit pas à la paix

    Maintenant que l’ennemi commun est chassé, toutes les parties impliquées ont essayé de garantir leurs intérêts. Assad en reprenant autant de territoire possible pour devenir incontournable, avec le soutien de la Russie et de l’Iran. La Turquie en négociant le champ libre avec la Russie et Assad pour régler leur compte aux Kurdes du Rojava. Mais la France et le Royaume-Uni, anciennes puissances coloniales de la région, et l’impérialisme américain, qui a perdu en influence au Moyen Orient après la guerre en Irak, ne veulent pas non plus être en reste. Ceci aussi explique la pluie de missiles du 14 avril. De plus, tant Trump que May et Macron peuvent utiliser cet événement de politique extérieure comme diversion face aux problèmes internes dans leur pays respectif.

    Ceux qui estiment qu’une période de paix allait débuter après l’Etat islamique se trompent. Sur base capitaliste, il n’existe aucune issue à l’impasse dans la région. La population syrienne est paralysée par la contre-révolution et la guerre. Mais des pays tels que l’Iran, la Turquie et l’Egypte comptent une puissante classe ouvrière. Avec les pauvres et les opprimés de la région et le soutien indispensable du mouvement anti-guerre dans les pays occidentaux, cette force pourrait offrir une issue au cauchemar en Syrie et dans tout le Moyen Orient grâce à un programme socialiste démocratique.

  • Mai 1968 en France : un mois de révolution

    En France, le programme pro-patronal d’Emmanuel Macron provoque aujourd’hui des manifestations massives d’étudiants et de travailleurs. Les événements survenus il y a cinquante ans reviennent inévitablement en mémoire. Les nouvelles générations seront-elles capables de remplir la tâche de changer la société française en une société socialiste ?

    Dossier de Clare Doyle

    Il n’est pas exagéré de dire que la situation qui s’est développée au mois de mai 1968 en France a rendu très réelle la perspective d’une révolution socialiste dans un pays européen industriellement développé. La victoire de la classe ouvrière française aurait pu entrainer l’effondrement des gouvernements capitalistes de toute l’Europe à la manière de dominos. En Belgique aussi se sont fait ressentir les effets de la lutte des classes faisant rage en France.

    Comment tout a commencé

    Après la Seconde Guerre mondiale, la production industrielle a rapidement augmenté en France, en Italie et ailleurs en Europe. Mais les travailleurs vivaient dans des bidonvilles et gagnaient des salaires qui ne leur permettaient pas d’acheter les autos, les machines à laver, les réfrigérateurs et les cuisinières qu’ils produisaient. En France, la Ve République instaurée par le général de Gaulle en 1958 reposait sur un ‘‘État fort’’ qui avait – et a toujours – le pouvoir bonapartiste de dissoudre le Parlement lorsque le président l’estime nécessaire et de faire descendre les troupes dans la rue.

    Parmi les étudiants, la colère grondait face aux salles de cours surpeuplées, aux logements étudiants non-mixtes, à la guerre du Vietnam et à l’apartheid en Afrique du Sud. Les universités vivaient au rythme des sit-in et des débats tenus jours et nuits. Actions et manifestations déferlaient dans les rues, brutalement réprimées par les forces de l’État, dont les CRS si détestés. Des campus universitaires ont été fermés et certains dirigeants étudiants traduits en justice et emprisonnés. Des centaines de personnes ont été arrêtées et des milliers blessées par la répression violente.

    L’élite dirigeante, particulièrement le gouvernement, était divisé quant à savoir s’il fallait poursuivre la répression ou au contraire accorder quelques concessions. C’est là une caractéristique typique du développement de toute situation révolutionnaire. À Paris, au début du mois de mai, les concessions ont enhardi les étudiants. Le nombre de manifestations allait croissant, de même que celui des blessés, avec un soutien toujours plus large.

    Les syndicats ont alors commencé à organiser des manifestations de solidarité à l’extérieur de la capitale. Dans des centaines de lycées, les élèves se sont mis en grève et ont occupé leurs écoles. De jeunes travailleurs ont commencé à rejoindre les batailles de rue : ‘‘S’ils se permettent de faire ça aux fils et aux filles du ‘‘sommet’’ de la société, que nous feront ils quand nous descendrons dans les rues avec nos propres revendications ?’’ Les slogans commençaient à ouvertement réclamer la démission de de Gaulle : ‘‘Hé, Charlie, dix ans, c’est assez !’’

    Au début, les dirigeants du Parti communiste français (PCF) ont condamné les étudiants, ces ‘‘anarchistes’’, ‘‘trotskystes’’ et ‘‘maoïstes’’ ‘‘jouant à la révolution’’. Mais la pression exercée par la base en faveur d’actions de solidarité avec les étudiants a forcé la CGT (la fédération syndicale dirigée par le PCF) ainsi que la CFDT plus ‘‘modérée’’ et la Fédération de l’Éducation nationale (FEN) à appeler à une grève générale de 24 heures le lundi 13 mai.

    L’escalade

    Ce jour-là, il y eut plus de cinq millions de grévistes. Un million de personnes ont manifesté à Paris et des dizaines de milliers dans d’autres villes. Les dirigeants syndicaux espéraient que les choses se calment ensuite et que les travailleurs s’inclinent une nouvelle fois sous le joug de l’exploitation capitaliste. Ce fut le seul appel officiel à la grève tout au long de ce ‘‘mois de révolution’’ qui, à son apogée, a atteint les 10 millions de grévistes.

    Quelques ouvriers de l’usine Sud-Aviation à Nantes, influencés par les trotskystes du courant ‘‘lambertiste’’, ont décidé de rester en grève et d’occuper leur usine. Ce sont eux qui ont lancé le mouvement. Usines automobiles, chantiers navals, hôpitaux, mines, dépôts, bureaux de poste, magasins, théâtres, écoles,… sont partis en grève les uns à la suite des autres et ont été occupés. Les travailleurs agricoles ont lancé des sit-in tandis que leurs syndicats lançaient un appel pour une manifestation nationale le 24 mai.

    Le 18 mai, le pays était presque totalement paralysé. L’organisation fasciste Occident ne parvenait quant à elle pas à réunir plus de 2.000 personnes pour une manifestation visant à briser la grève !

    Le lundi 20, six millions de grévistes occupaient leurs lieux de travail à l’aide de comités de grève et de rotations pour assurer la garde et l’entretien des machines et de l’équipement. Dans certains cas, des patrons furent enfermés dans leurs bureaux. Partout, on hissait des drapeaux rouges et l’Internationale était chantée. À l’extérieur de certaines usines, les effigies des patrons étaient suspendues à des gibets !

    Avocats, architectes, fonctionnaires, enseignants, employés de banque, des grands magasins, des centrales nucléaires,… tous étaient impliqués. Même les danseuses des Folies Bergères ont rejoint le mouvement en dénonçant leurs conditions de travail et en exprimant leur désir d’une vie différente ! Le festival de Cannes a été interrompu, les travailleurs de la radio et de la télévision d’État ont pris le contrôle des programmes et des informations et même les footballeurs professionnels sont entrés en grève. Les ports étaient paralysés. Dans la marine et la police, la mutinerie couvait.

    Au Conseil national du patronat français (CNPF, l’ancêtre du Medef), les employés ont occupé la salle du conseil d’administration. Les comités de grève étaient animés de débats intenses sur le fonctionnement d’une autre société, souvent en termes de démocratie socialiste ou communiste. Le principal parti ouvrier de l’époque, le Parti communiste pro-stalinien, craquelait de toutes parts en tentant de maintenir sa ligne politique selon laquelle il ne s’agissait en rien d’une grève politique.

    Le vendredi 24, 10 millions de personnes étaient en grève, soit plus de la moitié de la force de travail du pays. De violentes batailles faisaient rage dans les rues de Paris où des barricades avaient été érigées pour la première fois depuis les combats de la Libération contre l’occupation fasciste.

    Le 25 mai, des pourparlers tripartites ont débuté entre le gouvernement, les patrons et les dirigeants syndicaux. Après trois jours et trois nuits de pourparlers, un très généreux paquet de réformes sociales fut conclu (les accords de Grenelle), portant sur les salaires, les vacances, le temps de travail, etc. Les réformes proposées – produits d’événements révolutionnaires – étaient pourtant insuffisantes pour étancher la soif des millions de travailleurs qui occupaient leur lieu de travail. Le lendemain, dans les gigantesques usines automobiles et ailleurs, lorsque les dirigeants syndicaux ont présenté l’accord, il a été rejeté sans cérémonie. Les travailleurs voulaient tout autre chose, quelque chose qui n’avait encore été articulé par aucun des dirigeants ‘‘traditionnels’’.

    Et maintenant ?

    Le 27 mai, 50.000 personnes ont rempli le stade Charléty à l’occasion d’un rassemblement organisé par la gauche non communiste pour discuter d’une alternative politique au gaullisme et au capitalisme. La CGT avait appelé à une manifestation le 29 mai et un demi-million de grévistes défilèrent dans la capitale ce jour-là. Au même moment, De Gaulle faisait ses valises pour s’envoler hors du pays, expliquant à l’ambassadeur américain que l’avenir ‘‘dépend maintenant de Dieu’’.

    Mais les dirigeants ouvriers n’avaient aucun programme visant à prendre le pouvoir qui gisait pourtant au sol, dans la rue. Ceux qui avaient une idée des tâches nécessaires à accomplir ne disposaient pas d’une voix suffisamment forte. Les travailleurs attendaient des ‘‘communistes’’ qu’ils annoncent un programme alternatif. En vain. Plus tard, les dirigeants du PCF diront que l’État était trop fort. Mais l’État était en pleine désintégration.

    Une situation révolutionnaire

    Une situation classique de double pouvoir existait – une situation révolutionnaire avec la couche dirigeante en lambeaux, la classe moyenne du côté de la classe ouvrière et adoptant ses méthodes de lutte (occupations, manifestations) et la classe ouvrière en mouvement et prête à se battre jusqu’au bout. Les travailleurs des pays voisins comme la Belgique avaient déjà manifesté leur solidarité tant en paroles qu’en actes, en refusant notamment de reprendre du travail des ouvriers français en grève (impression de documents gouvernementaux, transport de marchandises à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, etc.).

    Qu’est-ce qu’une direction révolutionnaire disposant d’une assise de masse aurait bien pu faire pour mener la révolution à son terme ? L’idée de relier entre eux les comités de grève aux niveaux local, régional et national afin de constituer un gouvernement alternatif a bien été avancée, mais par des personnes à la voix trop faible et sans avoir de base au sein du mouvement ouvrier.

    Jusque-là, les trotskystes de la Quatrième Internationale, dont s’était politiquement séparé le groupe Militant (qui lança plus tard le Comité pour une Internationale Ouvrière, dont le PSL/LSP est la section belge), faisaient montre de pessimisme face à la classe ouvrière européenne, y compris française, arguant en 1965 qu’elle ne passerait pas à l’action avant au moins 20 ans ! En France, ils s’étaient concentrés sur le mouvement étudiant et sur la révolte contre la domination coloniale. Lorsque l’un de leurs dirigeants, Ernest Mandel, a défendu son point de vue à Londres en 1968 lors d’un meeting public un mois à peine avant l’explosion de mai, il a été interpellé par le rédacteur en chef du journal Militant, Peter Taaffe, qui a au contraire défendu que la classe ouvrière conservait sa capacité de révolte et pouvait assez rapidement confronter le capitalisme français. Mandel a repoussé l’idée, mais la classe ouvrière française lui a répondu à sa manière peu après… Il ne faudra pas longtemps avant que les ouvriers français se mettent à nouveau en mouvement avec leurs traditions révolutionnaires !

    La situation était plus que mûre pour une prise de pouvoir révolutionnaire à l’époque, avec notamment des exemples de comités de grève mixtes composés d’ouvriers, d’étudiants et de petits agriculteurs qui prenaient le relais des anciennes forces de l’État.

    À Nantes, berceau de Sud-Aviation, là où la grève a tout d’abord pris son envol, un tel comité s’est constitué très tôt. Il a pris le contrôle de la région Loire Atlantique sur tous les aspects de la société : la production, la distribution et l’échange. De petits agriculteurs apportaient leur production aux villes à des prix plus bas, la police a été remplacée par des patrouilles de quartier composées d’étudiants et de travailleurs tandis que les autres secteurs étaient invités à faire de même.

    Si des organes représentatifs similaires s’étaient développés dans chaque région et que des délégués y avaient été élus pour un conseil national, ces comités de lutte seraient devenus des organes du pouvoir des travailleurs. Tout comme en Russie en octobre 1917, une direction révolutionnaire dans laquelle les masses avaient confiance aurait pris toutes les mesures nécessaires pour amener les forces étatiques existantes du côté d’un gouvernement socialiste. Elle aurait lancé un appel aux travailleurs de tous les autres pays pour qu’ils fassent de même et paralysent la possibilité d’une intervention militaire de l’étranger.

    Mais les dirigeants des grandes fédérations syndicales et du PCF étaient les derniers à vouloir d’une révolution victorieuse. Si les travailleurs pouvaient prendre le pouvoir dans une économie industrielle développée, ils savaient que cela aurait inspiré les travailleurs d’Union soviétique à se débarrasser de leur bureaucratie parasitaire pour reconstruire une véritable démocratie ouvrière. La Guerre froide aurait fondu comme neige au soleil ! Ces dirigeants ont littéralement trahi la révolution.

    La fin

    Ils ont exhorté les travailleurs à retourner au travail, mais un plus grand nombre d’entre eux se sont joints à la grève, cherchant un moyen de changer la société à jamais. Aucune issue n’a été donnée par les forces politiques qu’ils connaissaient. De Gaulle a ainsi pu revenir en France et convoquer des élections anticipées en mobilisant les forces de la réaction dans la rue. La police et l’armée sont intervenues contre les grévistes et les organisations de gauche. Des centaines d’ouvriers ont été licenciés ; certaines organisations de gauche ont été mises hors la loi.

    Les gaullistes ont remporté les élections législatives de juin tandis que le PCF perdait des voix. Son slogan ne parlait pas d’une nouvelle société socialiste, mais de ‘‘la loi et l’ordre’’. Pourtant, moins d’un an plus tard, De Gaulle disparaissait de la scène, remplacé par Georges Pompidou, ancien banquier chez Rothschild, tout comme Macron.

    Les gains initiaux des accords de Grenelle ont été sapés par l’inflation et la poursuite de l’exploitation capitaliste en général. Mais les syndicats se sont renforcés et le Parti socialiste est né trois ans plus tard. Il est arrivé au pouvoir en 1981 en remportant 55 % des voix.

    Sans appliquer un programme complet de nationalisations sous contrôle et gestion démocratiques des travailleurs, un gouvernement ‘‘socialiste’’ introduisant des réformes sociales finit toujours par devoir mettre en œuvre une politique en faveur de la classe capitaliste. C’est la grande leçon de l’époque de Mitterrand et de la présidence de François Hollande et de son Parti ‘‘socialiste’’ sorti si affaibli des élections de l’an dernier.

    Néanmoins, la plus grande grève générale de l’Histoire, celle de mai 1968 en France, peut inspirer à une nouvelle génération la confiance qu’une société véritablement socialiste peut être obtenue, non seulement dans un pays, mais dans le monde entier.

    LIVRE : Mai 68, un mois de révolution

    Mai-Juin 1968. Répression policière brutale des manifestations étudiantes. En l’espace de quelques jours, dix millions de travailleurs français se mettent en grève. Les usines sont occupées, les drapeaux rouges brandis, et l’Internationale est chantée dans les rues de Paris. Même les forces armées sont infectées par l’esprit révolutionnaire. L’avenir du capitalisme français ne tient plus qu’à un fil. Des comités d’action ouvriers et étudiants discutent constamment sur la poursuite du mouvement ; pourtant, après quelques semaines les grèves se terminent et l’‘ordre’ est restauré.

    Dans ‘Un Mois de Révolution’ (publié pour la première fois en Mai 1988), Clare Doyle analyse les cause de cette puissante explosion de la colère des travailleurs et des étudiants, ainsi que les raisons de son incapacité à avoir pu en finir avec le capitalisme. Elle explique que la classe ouvrière française avait le pouvoir à portée de la main. Avec une direction révolutionnaire clairvoyante, le capitalisme aurait pu être aboli, et un véritable gouvernement socialiste aurait pu voir le jour. L’histoire aurait ainsi pris un tout autre cours.

    Dans une nouvelle introduction, l’auteur revient également sur les luttes de classes en France et internationalement dans la période post-68. Alors que se développe aujourd’hui une colère grandissante contre le capitalisme et l’impérialisme, et qu’une nouvelle génération de jeunes et de travailleurs sont à la recherche d’une alternative, les événements décrits dans ‘Un Mois de Révolution’ peuvent servir de source inspiratrice, démontrant comment une révolution socialiste peut éclater au plein coeur de l’Europe, comme d’ailleurs dans n’importe quel coin du globe.

    A propos de l’auteur

    Clare Doyle est membre du Secrétariat International du Comité pour une Internationale Ouvrière – une organisation socialiste présente dans 40 pays sur les cinq continents. Elle s’est rendue en France en diverses occasions, y compris en 1968. Son travail l’a amené à voyager dans une série de pays et à vivre pour un temps en Russie. Clare Doyle a écrit beaucoup d’articles et de brochures, et demeure une socialiste active et convaincue. ? Commandez ce livre

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  • 1818-2018 : la pensée de Karl Marx n’a pas perdu de sa fraîcheur

    Des sourcils ont dû sérieusement froncer à la City de Londres à la lecture du journal The Independant et de l’interview du gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, réalisée à la mi-avril. Celui-ci avertissait ses pairs : “Marx et Engels peuvent devenir à nouveau pertinents”. 200 ans après la naissance de Karl Marx, pourquoi donc ses idées suscitent-elles toujours autant d’intérêt et même de craintes ?

    Par Nicolas Croes

    Il poursuivait : “Si vous substituez les plates-formes aux usines textiles, Twitter au télégraphe, vous avez exactement la même dynamique qu’il y a 150 ans – quand Karl Marx gribouillait le Manifeste communiste.” Selon lui, les années de faible croissance des salaires depuis la Grande récession de 2008 suggèrent que l’expérience du 19e siècle est déjà en train d’être répétée. Quelques jours plus tard à peine, le tabloïd The Sun révélait que les cadences infernales en vigueur dans un dépôt britannique d’Amazon poussaient les travailleurs à uriner dans des bouteilles et à éviter de boire pour ne pas devoir quitter leur poste de travail…

    Ces dix dernières années, de nombreux économistes et analystes capitalistes se sont vus forcés de plonger dans les pages du Capital de Marx, non pas sans ressentir une certaine frustration à aller ainsi chercher des clés de compréhension auprès d’un révolutionnaire qui a dédié sa vie à la lutte contre ce système d’exploitation. Ainsi, le fameux économiste Nouriel Roubini (l’un des rares économistes capitalistes à avoir anticipé la crise économique de 2007-08) a-t-il déclaré à l’époque : ‘‘Marx avait raison, il est possible que le capitalisme lui-même se détruise à un certain moment. Vous ne pouvez pas transférer des revenus du travail vers le capital sans créer une surproduction et une rupture de la demande.’’

    Que des académiciens et des économistes partisans du capitalisme s’intéressent à Marx en se pinçant le nez, c’est une chose. Mais que les travailleurs et les jeunes regardent aussi de plus en plus de ce côté, c’en est une autre ! Et c’est précisément ce qui effraye Mark Carney et d’autres.

    Le capitalisme, un système qui a la crise inscrite dans son ADN

    Marx fut le premier à comprendre la logique de fonctionnement du système capitaliste, à en fournir une analyse scientifique et ainsi à expliquer ses crises récurrentes. Avec leur force de travail, les travailleurs créent une nouvelle valeur. Cependant, en retour, leur salaire ne représente qu’une partie de cette dernière. Le reste de cette valeur, les capitalistes la gardent jalousement pour eux et cherchent, de plus, continuellement à rogner sur les conditions de travail et de salaire des travailleurs dans le but de sauvegarder leurs profits à court terme face à la concurrence féroce sur le marché. C’est cette concurrence qui pose la base d’une nouvelle crise puisque les travailleurs disposent d’un salaire moindre pour acheter ce qu’ils ont produit. Ce système conduit donc systématiquement à une crise de surproduction.

    Une crise de surproduction implique un accroissement du chômage, une pression à la baisse sur les salaires et des économies dans les dépenses publiques. A partir de la fin des années ‘70, la bourgeoisie a différé une partie de la crise par le biais d’une accumulation historique des dettes publiques ainsi qu’en encourageant la classe ouvrière à recourir au crédit. Le manque de rentabilité de la production industrielle a conduit la classe capitaliste à concentrer son capital sur des investissements financiers de plus en plus sophistiqués et risqués. La classe ouvrière a elle aussi été poussée à rejoindre le casino du capitalisme, où les profits ont atteint des niveaux record. Les bulles spéculatives ont éclaté en 2007-2008, entraînant avec elles une vague de crises, de mesures d’austérité et d’appauvrissement de la population.

    Le responsable des gros patrimoines chez UBS, Josef Stadler, a publié l’an dernier un rapport sur les grosses fortunes qu’il a commenté comme suit: ‘‘Nous sommes à un tournant. La concentration des richesses n’a jamais été aussi haute depuis 1905’’. Le phénomène n’est pas neuf. Karl Marx expliquait ainsi dans Le Capital qu’il y a: ‘‘corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même.’’ Pour Josef Stadler, ‘‘La véritable question, c’est : jusqu’à quel point cette situation est-elle viable et à quel moment la société interviendra et se rebellera ?’’

    Comprendre le monde pour le changer

    Le ‘‘matérialisme dialectique’’ (que l’on appelle communément le marxisme, ou le socialisme scientifique) est né non pas comme une nouvelle philosophie, mais comme une méthode pour rechercher comment changer le monde. C’est une grille d’analyse pour l’action. Comme le disait Marx : ‘‘les philosophes n’ont jusqu’ici fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de le transformer.’’

    Sa conclusion était qu’il fallait renverser le système capitaliste pour le remplacer par une société socialiste où les moyens de production et d’échange seraient libérés de la dictature des patrons et de la concurrence pour permettre d’harmonieusement répondre aux besoins de tous. Pour Marx, le capitalisme, tout en développant les forces productives et en socialisant la production (de petits ateliers vers les grandes multinationales), a crée les conditions matérielles du socialisme et engendre ‘‘son fossoyeur’’ : la classe ouvrière. Marx et son compagnon de lutte Engels se sont ainsi également investis avec passion et dévouement dans la construction des organisations du mouvement ouvrier.

    Tout cela est-il toujours bien pertinent ?

    Nous avons aujourd’hui derrière nous plus de 150 ans de lutte de classes. De nombreuses victoires passées ont arraché des conquêtes sociales et ont contrarié la soif de profits des capitalistes. Mais, suite aux lourdes défaites subies par la classe des travailleurs dans les années ’90 à la suite de l’effondrement du Bloc de l’Est et à la bourgeoisification des anciens partis ouvriers, un vide politique s’est développé pour la classe ouvrière tandis que les directions syndicales ont adopté le syndicalisme de concertation et délaissé le syndicalisme de combat. En conséquence, la classe ouvrière a peu eu recours à sa force.

    Et les capitalistes ont repris du terrain, au point où le milliardaire Warren Buffet a eu l’arrogance de déclarer sur CNN en 2005 : ‘‘Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner.’’ Parallèlement, la classe ouvrière a beaucoup changé en termes de taille, de location et de composition. Pour certains, cela suffit à dire qu’il serait ‘‘passéiste’’ de continuer à faire référence à la classe ouvrière comme force fondamentale de changement.

    Pourtant, même si certains anciens bastions de la classe ouvrière industrielle sont affaiblis dans les pays occidentaux, la classe ouvrière n’a pas disparu, elle est même numériquement et relativement beaucoup plus forte qu’à l’époque de Marx et Engels. La définition marxiste de la classe ouvrière – qui comprend tous ceux qui produisent une plus-value en vendant leur force de travail en échange d’un salaire pour pouvoir vivre – regroupe à l’heure actuelle la majorité de la force de travail active de la planète. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), il s’agit aujourd’hui de 3,4 milliards de personnes. La classe ouvrière n’a jamais été aussi grande et elle continue de croître, particulièrement dans les pays du monde néocolonial où l’urbanisation et l’industrialisation ont été menées au pas de charge ces 30 dernières années.

    Marx expliquait que le capitalisme tout d’abord créait la classe ouvrière, ensuite la rendait révolutionnaire. La classe en soi devient ainsi une classe pour soi, expliquait-il : quand les travailleurs prennent conscience de leur force potentielle, cette classe sociale devient toute-puissante. Elle peut bloquer toute l’économie par la grève, et se rendre ainsi compte que c’est elle la véritable créatrice de richesse. C’est ce que les commentateurs capitalistes expriment à leur propre manière en parlant de ce que ‘‘coûte’’ une grève. Sans travailleurs, pas de profits ! Et si les patrons ont absolument besoin des travailleurs, ces derniers, eux, peuvent très bien se passer de patrons…

    Le grand soir et les petites victoires

    L’échec du capitalisme sur le plan économique, écologique et social ; l’inégalité extrême, la brutalité de l’austérité, etc. poussent naturellement les gens à chercher une issue. Il est naturel que cette recherche s’oriente dans un premier temps vers ce qui semble ‘‘le plus facile’’ ou ‘‘le plus acceptable’’ au sein du système actuel.

    Le rôle des marxistes aujourd’hui n’est pas de commémorer la mémoire de Marx et de parler du socialisme en de grandes occasions pour ensuite limiter leur activité à ce qui serait permis dans la camisole de force d’un État capitaliste et alors que l’establishment fait tout pour démontrer qu’il n’existe pas d’alternative à l’austérité. Il est au contraire nécessaire d’aider les masses à trouver le pont qui existe entre leurs préoccupations quotidiennes et la nécessité de renverser le capitalisme pour le remplacer par une société socialiste.

    Pour cela, il faut un programme qui repose sur ce qui est nécessaire pour répondre aux besoins sociaux (combien de logements sociaux nous faut-il ou encore comment organiser une répartition collective du temps de travail pour en finir avec le chômage ?). En mobilisant activement le plus grand nombre autour de celui-ci, de manière inclusive, il sera possible d’illustrer que le système actuel est un obstacle pour rencontrer nos besoins, mais qu’il peut être surmonté en s’organisant de façon conséquente autour du bon programme, avec la stratégie et les tactiques qui en découlent. À partir de là, pour reprendre une dernière fois les mots de Marx, il sera possible de ‘‘partir à l’assaut du ciel’’.

  • Quelles sont les origines du 1° mai ? – Par Rosa Luxemburg

    Rosa Luxembourg (1871-1919) est une révolutionnaire marxiste cofondatrice de la Ligue spartakiste, puis du Parti communiste d’Allemagne. Elle fut assassinée à Berlin en janvier 1919 pendant la révolution allemande, lors de la répression de la révolte spartakiste.

    L’heureuse idée d’utiliser la célébration d’une journée de repos prolétarienne comme un moyen d’obtenir la journée de travail de 8 heures [1], est née tout d’abord en Australie. Les travailleurs y décidèrent en 1856 d’organiser une journée d’arrêt total du travail, avec des réunions et des distractions, afin de manifester pour la journée de 8 heures. La date de cette manifestation devait être le 21 avril. Au début, les travailleurs australiens avaient prévu cela uniquement pour l’année 1856. Mais cette première manifestation eut une telle répercussion sur les masses prolétariennes d’Australie, les stimulant et les amenant à de nouvelles campagnes, qu’il fut décidé de renouveler cette manifestation tous les ans.

    De fait, qu’est-ce qui pourrait donner aux travailleurs plus de courage et plus de confiance dans leurs propres forces qu’un blocage du travail massif qu’ils ont décidé eux-mêmes ? Qu’est-ce qui pourrait donner plus de courage aux esclaves éternels des usines et des ateliers que le rassemblement de leurs propres troupes ? Donc, l’idée d’une fête prolétarienne fût rapidement acceptée et, d’Australie, commença à se répandre à d’autres pays jusqu’à conquérir l’ensemble du prolétariat du monde.

    Les premiers à suivre l’exemple des australiens furent les états-uniens. En 1886 ils décidèrent que le 1° mai serait une journée universelle d’arrêt du travail. Ce jour-là, 200.000 d’entre eux quittèrent leur travail et revendiquèrent la journée de 8 heures. Plus tard, la police et le harcèlement légal empêchèrent pendant des années les travailleurs de renouveler des manifestations de cette ampleur. Cependant, en 1888 ils renouvelèrent leur décision en prévoyant que la prochaine manifestation serait le 1° mai 1890.

    Entre temps, le mouvement ouvrier en Europe s’était renforcé et animé. La plus forte expression de ce mouvement intervint au Congrès de l’Internationale Ouvrière en 1889 [2]. A ce Congrès, constitué de 400 délégués, il fût décidé que la journée de 8 heures devait être la première revendication. Sur ce, le délégué des syndicats français, le travailleur Lavigne [3] de Bordeaux, proposa que cette revendication s’exprime dans tous les pays par un arrêt de travail universel. Le délégué des travailleurs américains attira l’attention sur la décision de ses camarades de faire grève le 1° mai 1890, et le Congrès arrêta pour cette date la fête prolétarienne universelle.

    A cette occasion, comme trente ans plus tôt en Australie, les travailleurs pensaient véritablement à une seule manifestation. Le Congrès décida que les travailleurs de tous les pays manifesteraient ensemble pour la journée de 8 heures le 1° mai 1890. Personne ne parla de la répétition de la journée sans travail pour les années suivantes. Naturellement, personne ne pouvait prévoir le succès brillant que cette idée allait remporter et la vitesse à laquelle elle serait adoptée par les classes laborieuses. Cependant, ce fût suffisant de manifester le 1° mai une seule fois pour que tout le monde comprenne que le 1° mai devait être une institution annuelle et pérenne.

    Le 1° mai revendiquait l’instauration de la journée de 8 heures. Mais même après que ce but fût atteint, le 1° mai ne fût pas abandonné. Aussi longtemps que la lutte des travailleurs contre la bourgeoisie et les classes dominantes continuera, aussi longtemps que toutes les revendications ne seront pas satisfaites, le 1° mai sera l’expression annuelle de ces revendications. Et, quand des jours meilleurs se lèveront, quand la classe ouvrière du monde aura gagné sa délivrance, alors aussi l’humanité fêtera probablement le 1° mai, en l’honneur des luttes acharnées et des nombreuses souffrances du passé.

    Notes :
    [1] L’usage était alors une journée de travail d’au moins 10 à 12 heures par jour.
    [2] Il s’agit du premier congrès de la II° internationale.
    [3] Raymond Lavigne (1851- ?), militant politique et syndicaliste.

  • [INTERVIEW] MAI 68, un mois de révolution. Quelles leçons en tirer aujourd’hui ?

    Les commémorations des grandes luttes ouvrières du passé sont toujours l’occasion pour la classe dominante de revisiter les événements à sa façon. C’était le cas l’an dernier avec le centenaire de la Révolution russe. Cette année, c’est le cinquantième anniversaire de Mai ’68. Les dossiers, articles et émissions spéciales ne vont pas manquer. Au travers des médias aux mains des capitalistes, l’objectif sera de réduire la plus grande grève générale française à un événement folklorique d’étudiants utopistes. Le PSL organisera une série de meetings / débats en avril et en mai pour tirer les leçons d’un mois révolutionnaire en plein cœur de l’Europe.

    Ce sera notamment le cas le 25 avril à Bruxelles, à l’ULB. Nous y inviterons notamment Christian Dehon, un membre du PSL qui était présent à Paris au cours des premières journées de Mai ‘68 et Guy Van Sinoy, qui a assisté à la mobilisation étudiante à l’ULB où il était étudiant. En leur compagnie, nous avons discuté des éléments les plus importants et fondamentaux de Mai ‘68 pour les jeunes et les travailleurs en lutte contre un système en crise et aux inégalités plus profondes que jamais.

    Propos recueillis par Nicolas M. (Bruxelles)

    L’année 1968 est celle d’une révolte étudiante et ouvrière en France. Mais pas seulement…

    Christian : ‘‘L’année 1968 a effectivement eu une réelle dimension mondiale qui ne se résume pas à la Sorbonne. La contestation est alors beaucoup plus large, notamment sur le front de la lutte contre la guerre. Les premières manifestations à Paris prennent d’ailleurs place dans le cadre de la lutte contre la guerre du Vietnam sous le slogan ‘‘A bas l’impérialisme US’’.’’

    Guy : ‘‘La guerre était présente tous les jours au journal TV grâce aux nombreux photographes et correspondants de presse envoyés sur place. Les innombrables crimes commis par l’armée US (bombardements massifs avec utilisation fréquente de napalm, de bombes à fragmentation et de défoliants chimiques, les massacres de civils par les GI’s) soulevaient l’indignation. Quotidiennement c’était l’image d’une superpuissance moderne massacrant un peuple pauvre luttant pour son indépendance.’’

    On peut aussi parler, entre autres, de la lutte pour les droits civiques aux USA. Martin Luther King est d’ailleurs assassiné le 4 avril 1968. En France, comment le mouvement étudiant se met-il en branle début mai ?

    Guy : ‘‘A cette époque, le nombre d’étudiants augmente. Le capitalisme a besoin de cadres et une partie des enfants du baby-boom de l’après-guerre arrive aux études. Mais les infrastructures universitaires ne suivent pas : les logements manquent, de même que les places dans les auditoires et les restaurants universitaires.’’

    Christian : ‘‘Le mouvement va aussi reposer sur des revendications exigeant un enseignement moins élitiste et ouvert à tous. Les difficultés que connaissent aujourd’hui les étudiants: coûts des études, ingérence des multinationales dans l’enseignement, c’est précisément cela qui était combattu en 1968.’’

    Guy : ‘‘Le contenu des cours est aussi critiqué. Se développe alors la prise de conscience que l’université reproduit les valeurs bourgeoises, les idées du mouvement ouvrier ne sont pas du tout reprises. Par exemple, je me souviens d’un cours, à l’époque, sur la Théorie générale de l’Etat où le prof n’évoquait même pas l’ouvrage de Lénine L’Etat et la révolution.’’

    Christian : ‘‘En mai, j’ai saisi l’occasion d’un congé au travail pour rejoindre Paris. Après une première occupation à Nanterre, les étudiants ont subi la répression de la police et des autorités de l’université. Mais la solidarité se renforce parmi les étudiants, qui vont ensuite affronter les CRS pour exiger la libération de leurs camarades. Les slogans se radicalisent et ciblent plus largement la société.’’

    Guy : ‘‘Après la nuit des barricades, le 10 mai, le premier ministre Pompidou accèdera aux revendications des étudiants : réouverture de la Sorbonne, départ des forces de l’ordre et libération des étudiants condamnés et emprisonnés. Le mouvement étudiant a ainsi démontré la capacité d’un rapport de forces pour faire reculer le pouvoir.’’

    Le mouvement ouvrier entre alors en scène.

    Christian : ‘‘Sur place, j’ai expérimenté une ambiance que je n’avais jamais connue. A côté des scènes d’émeutes dans les rues et de la violence de la répression, il y avait beaucoup de débats dans la ville, on discutait largement des événements.’’

    Guy : ‘‘Le lundi 13 mai, bon gré malgré, les syndicats, (CGT et CFDT) sont contraints d’organiser une manifestation de protestation contre la violente répression policière des manifestations étudiantes. Il faut dire que 6 ans auparavant, les CRS avaient chargé une manifestation contre la guerre d’Algérie et fait 9 morts. Le 14 mai, la grève avec occupation démarre spontanément dans un chapelet d’usines. Le 13 mai 1968, c’était aussi l’anniversaire de l’arrivée au pouvoir de Gaulle, imposée par les généraux pendant la guerre Algérie. Durant son mandat, il avait pris une série de mesures contre les travailleurs, notamment les ordonnances sur la sécurité sociale. A l’époque, on travaillait 46 h en moyenne et, dans certaines usines, jusque 54 h. Les salaires avaient été bloqués. Des revendications ouvrières mijotaient depuis lors. Mais il ne faut pas perdre de vue que la CGT a organisé en fait la manif et la grève pour éviter de perdre le contrôle d’un mouvement qu’elle sentait partir. Certainement pas pour lancer la grève générale. Une fois cette dernière lancée, elle a couru après pour essayer de l’arrêter.’’

    Christian : ‘‘Le mouvement grandit à une vitesse incroyable : le 16 mai, 50 usines sont occupées. Le 17 mai, il y a 200.00 grévistes. Le 18, ils sont 2 millions. Ils seront jusqu’à 10 millions le 22 mai. Même le Festival de Cannes sera arrêté par le jury en solidarité avec les grèves !’’

    Guy : ‘‘A l’époque, le Parti communiste français (PCF), c’est 350.000 membres et la CGT 1,4 million. Leur direction jouera pourtant un rôle de frein. Dans un premier temps, Georges Marchais attaque ‘‘de faux révolutionnaires à démasquer’’. Il dénonce de manière chauvine ‘‘l’anarchiste allemand Cohn-Bendit’’ influencé par le philosophe ‘‘allemand Marcuse qui enseigne aux Etats-Unis’’.’’

    En parallèle en Belgique comment le mouvement se déroule ?

    Guy : ‘‘Après la nuit des barricades, quelques centaines d’étudiants se rassemblent en Assemblée Libre à l’ULB le 13 mai. Rentrés de Paris où ils étaient allés en délégation (tant que les trains roulaient encore), les étudiants bruxellois témoignent d’un Quartier latin en état de siège. L’auditorium Janson de l’ULB est occupé. Au moment où la grève culmine en France, l’Assemblée Libre au Janson, qui regroupe 1.500 personnes, décide d’occuper les bâtiments centraux, le Conseil d’administration (CA), composé de représentants du patronat à l’époque, fuit par les fenêtres. Le standard téléphonique de l’ULB est occupé, les tracts sont imprimés sur le papier à en-tête du recteur, les murs recouverts d’affiches.

    ‘‘Les autorités belges craignent de faire intervenir la police comme en France de peur de lancer le même type de mouvement. Mais en Belgique la classe ouvrière ne débraye pas, marquée notamment par les lois antigrèves votées par le Parti socialiste après la grève générale de l’hiver 60-61. Certains militants ouvriers viendront parler à l’université mais, généralement, les étudiants restent isolés. En Belgique aussi, le mouvement étudiant commence à remettre en en cause le contenu des cours. Le noyau à l’ULB se politise très vite dans le mouvement, et moi-même par la même occasion.’’

    Christian : ‘‘A l’époque par exemple, les cités universitaires où logent les étudiants ne sont pas mixtes. A l’ULB, les étudiantes vont occuper la cité des garçons et, le 1er juin, le CA change le règlement des cités universitaires en légalisant une situation de fait, c’est une leçon importante de toute cette période : le rapport de forces peut tout changer.’’

    Guy : ‘‘Les références à Mai ‘68 vont généralement souligner la révolte étudiante et gommer au maximum la grève générale qui en est en fait l’élément le plus fondamental. Ce mois révolutionnaire va illustrer qu’une révolution est possible dans un pays capitaliste avancé.

    ‘‘Fin mai, De Gaule disparaît en Allemagne pour s’assurer le soutien de l’armée. Avec le vide du pouvoir qu’il laisse pendant quelques jours, un moment révolutionnaire se concrétise, la bourgeoisie est apeurée et ne réussit pas à imposer ses instruments politiques : elle vacille.

    ‘‘Ce qui manque alors, c’est une structure de double pouvoir. Des comités de grève existent, bien sûr, dans quelques usines, mais il manque une structuration nationale de ces comités. Bien entendu, le PCF et la CGT y sont opposés. Par la suite, la dissolution de l’Assemblée Nationale et les élections seront saisies par le PCF pour en finir avec les grèves sous prétexte qu’on ne peut organiser le vote sous le régime de grève générale.

    ‘‘La grande leçon de Mai 68 est que la révolution est possible dans les pays capitalistes avancés, malgré toutes les sottises que journalistes ou sociologues écrivent sur le prétendu ‘‘embourgeoisement’’ du prolétariat. Le capitalisme, de par son fonctionnement, génère tellement d’oppressions et d’exploitation que tôt ou tard la marmite finit par exploser. Reste aux révolutionnaires à saisir cet instant pour l’orienter vers le renversement de la société bourgeoise.’’

    Christian : ‘‘Mai ‘68 a illustré la force de la classe ouvrière, mais aussi le fait que sans direction politique claire pour faire avancer le mouvement vers ses conclusions, les occasions disparaissent et la contre révolution s’organise. Mai ‘68 a lancé une génération de rebelles, l’essai révolutionnaire n’a pas été transformé, mais les conditions pour de nouveaux soulèvements sont présents aujourd’hui.

    ‘‘Assurons-nous de construire ensemble l’organisation politique nécessaire pour balayer le système capitaliste et organiser la réorganisation de la société par la prise du pouvoir par les travailleurs !’’

    MEETINGS :  Mai 68 les leçons d’un mois de révolution pour aujourd’hui

    ULB

    Les Etudiants de Gauche Actifs, le Parti Socialiste de Lutte et la campagne ROSA organisent, à l’occasion du cinquantenaire des événements de mai 68, un grand meeting à l’ULB : Mai 68 en France et en Belgique, les leçons d’un mois de révolution pour aujourd’hui.

    Plusieurs orateurs y prendront la parole. Christian Dehon, membre du PSL était présent à Paris en mai 1968 et Guy Van Sinoy, militant FGTB, a participé en tant qu’étudiant à l’occupation de l’ULB pendant 47 jours en mai 1968. A leur côté, Anja Deschoemacker, auteur d’un livre sur la question nationale en Belgique, reviendra quant à elle sur le mouvement en Flandres à cette époque et notamment à Leuven. Brune Goguillon, militante de la campagne ROSA à Bruxelles discutera des questions relatives aux acquis de la libération sexuelle qui prirent place dans le cadre des luttes de masses en 68, à la lumière de la remontée internationale des luttes féministes ou encore du #Metoo aujourd’hui. Pour les Etudiants de Gauche Actifs, Julien Englebert poursuivra notamment avec les nécessaires questions que nous voulons nous poser : quelles leçons pour les luttes actuelles, pour les défis auxquels font face les jeunes et les travailleurs face au système capitaliste en crise, à l’explosion des inégalités. Quelles conclusions pouvons-nous sortir de mai 68 pour la gauche, le mouvement ouvrier et ses organisations telles la France Insoumise.

    Bienvenu à toutes et tous le mercredi 25 avril à l’ULB, auditoire H1301 à 19h30.

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    UMons

    Les Étudiants de Gauche Actifs – Mons et la section montoise du Parti Socialiste de Lutte organisent, à l’occasion du cinquantenaire des événements de mai 68, un meeting à l’UMons : Mai 68 en France et en Belgique, les leçons d’un mois de révolution pour aujourd’hui.

    Avec
    • Guy Van Sinoy, militant FGTB. Il reviendra sur l’occupation de l’ULB pendant 47 jours en mai 1968 auquel il a participé en tant qu’étudiant.
    • Benjamin Dusaussois, responsable des Etudiants de Gauche Actifs – Mons. Il poursuivra notamment avec les leçons que l’on peut tirer de mai 68 pour les luttes actuelles, pour les défis auxquels font face les jeunes et les travailleurs face au système capitaliste en crise, à l’exploitation et aux inégalités.

    Mardi 8 mai 18h30, Auditoire hotyat (1er étage), 17 place Waroqué.

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  • 1949 – La révolution chinoise

    Dirigeant communiste s’adressant aux survivants de la Longue Marche.

    Le capitalisme et l’impérialisme ont été chassés du pays, mais le pouvoir politique est resté entre les mains d’un parti unique stalinien

    En cette année du 60e anniversaire de la République populaire de Chine (c’est article a initialement été publié en 2009), le régime du Parti communiste chinois est particulièrement nerveux. Il dépend de plus en plus de campagnes de propagande prestigieuses, du style Jeux olympiques, pour s’assurer une certaine base de soutien ; en effet, malgré des décennies de croissance économique record, il est à présent confronté au mécontentement des travailleurs, des paysans et de la jeunesse.

    Ma?o Tsé-Tou?ng (Mao Zedong), l’homme à la tête du Parti communiste chinois au moment de la fondation de la République populaire chinoise il y a 60 ans, a beau être crédité d’être le père fondateur de la nation, le point de vue officiel du régime actuel est que sa politique était une vision d’« ultragauche », qui a dû être « corrigée » par le retour à la loi du marché sous son successeur Te?ng Hsia?o-P’i?ng (Deng Xiaoping) en 1978. Pour en savoir plus sur la véritable histoire révolutionnaire de la Chine, nous devons tout d’abord nous pencher sur ses origines.

    Par Vincent Kolo du groupe « Ouvrier chinois » (section chinoise du CIO), 2009

    Le PCC (Parti communiste chinois) n’est pas arrivé au pouvoir à la tête d’un mouvement des travailleurs. Étant donné son orientation stalinienne et ses méthodes de même type, le PCC était à l’origine en faveur d’un programme limité, l’établissement d’une « nouvelle démocratie », dans le cadre d’une économie capitaliste. Mais, presque malgré lui, le PCC s’est retrouvé hissé à la tête d’une des plus puissantes vagues révolutionnaires de l’histoire mondiale.

    C’est cette véritable fièvre révolutionnaire de masse, dans le cadre du contexte international qui se mettait en place après la Seconde Guerre mondiale, qui a poussé le régime de Mao à introduire les changements qui ont transformé la Chine de fond en comble.

    Cela faisait longtemps que la Chine était connue comme « le grand malade » du continent asiatique ; c’était un pays pauvre, même par rapport au reste de l’Asie à cette époque. Avec son immense population (près de 500 millions d’habitants en 1949), la Chine était le plus grand « État failli » du monde et ce, depuis près de 50 ans.

    De 1911 à 1949, la Chine était un territoire déchiré, partagé entre différents chefs de guerre, avec un gouvernement central corrompu, à la merci des interventions des puissances étrangères. Mais mettre une terme à la domination des comptoirs coloniaux et à l’occupation par des armées impérialistes étrangères n’a été qu’un des gains de la révolution parmi d’autres. Le régime de Mao a également introduit une des réformes foncières les plus importantes de l’histoire mondiale – même si elle n’était pas aussi étendue que la réforme foncière mise en place par la révolution russe, la population rurale concernée était quatre fois plus grande.

    La révolution paysanne

    Cette révolution paysanne a, comme le disait l’historien Maurice Meisner, « annihilé la classe féodale chinoise en tant que classe sociale (en lui ôtant toutes les terres qui constituaient la base de son pouvoir), éliminant ainsi pour de bon une des classes dirigeantes qui avait eu avait eu le règne le plus long de l’histoire mondiale, une classe qui avait pendant très longtemps représenté un obstacle majeur à la modernisation et au retour de la Chine sur la scène mondiale. »

    En 1950, le gouvernement de Mao a également signé une loi sur le mariage qui interdisait les mariages arrangés, le concubinage et la polygamie, tout en facilitant l’obtention de divorces pour les hommes comme pour les femmes. C’était un des bouleversements les plus importants jamais vus dans l’histoire des relations familiales et maritales.

    Lorsque le PCC a pris le pouvoir, 80 % de la population était analphabète. En 1976, à la mort de Mao, l’analphabétisme était tombé à 10 %. En 1949, l’année où Mao a pris le pouvoir, il n’y avait que 83 bibliothèques publiques dans tout le pays, et 80.000 lits d’hôpitaux – une situation d’arriération. En 1975, on y trouvait 1250 bibliothèques et 1.600.000 lits d’hôpitaux.

    L’espérance de vie est passée de 35 ans en 1949 à 65 ans en 1975. Les innovations dans la santé publique et le système d’enseignement, la réforme de l’alphabet (simplification des caractères chinois), le réseau de « docteurs aux pieds nus » mis en place pour couvrir la plupart des villages ont en effet transformé les conditions des populations rurales pauvres. Toutes ces réalisations, à une époque où la Chine était bien plus pauvre qu’aujourd’hui, démontrent la faillite du nouveau système de marché libre et de privatisation qui a amené la crise dans les systèmes de santé et d’enseignement.

    L’abolition du féodalisme était une précondition cruciale pour le lancement de la Chine sur la voie du développement industriel moderne. Le régime de Mao avait tout d’abord espéré pouvoir conclure une alliance avec certaines sections de la classe capitaliste et a laissé des pans entiers de l’économie entre les mains du privé. Mais il s’est rapidement retrouvé contraint d’aller beaucoup plus loin qu’initialement prévu, en expropriant même les « capitalistes patriotes » pour incorporer leurs entreprises dans un plan étatique sur le modèle du système bureaucratique en vigueur en Union soviétique.

    Comparé à un véritable système de démocratie ouvrière, le plan maoïste-stalinien était un outil assez rudimentaire et brutal, mais un outil néanmoins, incomparablement plus vital que le capitalisme chinois corrompu et anémique qui l’avait précédé.

    Au vu du caractère relativement primitif de l’économie chinoise au début de la révolution, le niveau d’industrialisation obtenue tout au long de cette phase d’économie planifiée est absolument époustouflant. De 1952 à 1978, la part de l’industrie dans le produit national brut est passée de 10 % à 35 % (données de l’OCDE). Il s’agit d’un des taux d’industrialisation les plus rapides jamais vus, supérieur au taux d’industrialisation du Royaume-Uni à l’ère de la révolution industrielle de 1801-1841 ou à celui du Japon lors de sa période de transition au capitalisme de 1882 à 1927 (ères Meiji et Taïsh?). Au cours de cette période, la Chine a bâti des industries nucléaires, aéronautiques, maritimes, automobiles et de machinerie. Le PIB mesuré en pouvoir d’achat s’est augmenté de 200 %, tandis que le revenu par habitant augmentait de 80 %.

    Une révolution n’est pas l’autre

    Les deux grandes révolutions du 20e siècle, la révolution russe de 1917 et la révolution chinoise de 1949, ont plus contribué à changer le monde que n’importe quel autre évènement au cours de l’histoire mondiale. L’une comme l’autre ont été la conséquence de l’incapacité du capitalisme et de l’impérialisme à résoudre les problèmes fondamentaux de l’humanité. L’une comme l’autre ont été des mouvements de masse d’une ampleur épique, et non pas de simples coups d’État militaires comme les politiciens bourgeois aiment le raconter. Ayant dit ceci, il faut cependant noter des différences fondamentales et cruciales entre ces deux révolutions.

    Le système social établi par Mao n’était pas le socialisme, mais le stalinisme. C’est l’isolement de la révolution russe à la suite de la défaite des mouvements révolutionnaires en Europe et ailleurs au cours des années 1920 et 1930 qui a fait arriver au pouvoir une bureaucratie conservatrice en Russie sous Staline, qui tirait son pouvoir et ses privilèges de l’économie étatique.

    Tous les éléments de démocratie ouvrière – la gestion et le contrôle de l’économie et de la politique par des représentants élus et dépourvus de privilèges – avaient été anéantis.

    Cependant, comme l’a expliqué Léon Trotsky, une économie planifiée a tout autant besoin de démocratie pour vivre que le corps humain a besoin d’oxygène. Sans cela, sous un régime de dictature bureaucratique, le potentiel de l’économie planifiée peut être dilapidé et au final, comme cela a été démontré il y a maintenant un peu plus de vingt ans, l’ensemble de l’édifice se voit menacé de destruction.

    Mais c’est le modèle stalinien qui a été adopté par le PCC lorsqu’il a pris le pouvoir en 1949. Car même si l’URSS stalinienne était loin d’être un véritable système socialiste, l’existence d’un système économique alternatif au capitalisme et les gains visibles que cela représentait pour la grande masse de la population exerçaient un puissant pouvoir d’attraction et de radicalisation dans la politique mondiale.

    La Chine et la Russie, en raison de leurs économies étatiques, ont joué un rôle important dans la politique mondiale en contraignant le capitalisme et l’impérialisme à faire toute une série de concessions, notamment en Europe et en Asie.

    La révolution chinoise a accru la pression sur les impérialistes européens qui ont fini par évacuer leurs colonies dans l’hémisphère sud. Elle a aussi contraint l’impérialisme états-unien, craignant de voir ces pays suivre l’exemple chinois, à financer la reconstruction et l’industrialisation rapides du Japon, de Taïwan, de Hong Kong et de la Corée du Sud afin de pouvoir utiliser ces États en tant que satellites et zones-tampons pour contrer l’influence de la révolution chinoise.

    Si tant la révolution chinoise que la révolution russe étaient dirigées par des partis communistes de masse, il existait des différences fondamentales entre ces deux partis tant en terme de programme que de méthode et avant tout en terme de base sociale. La révolution russe de 1917, dirigée par le parti bolchévique, avait un caractère avant tout ouvrier, un facteur d’une importance cruciale. C’est ce facteur qui a doté la révolution russe d’une indépendance politique et d’une audace historique qui a permis à tout un pays de s’engager sur une route qui n’avait jamais été ouverte auparavant. Les dirigeants de cette révolution, notamment Lénine et Trotsky, étaient des internationalistes qui considéraient leur révolution comme le début de la révolution socialiste mondiale.

    Au contraire, les dirigeants du PCC étaient en réalité des nationalistes avec seulement un fin vernis d’internationalisme. Cela correspondait à la base paysanne de la révolution chinoise. Lénine a toujours dit que la paysannerie est la moins internationaliste de toutes les classes sociales. Ses conditions de vie, son isolement et sa dispersion, lui donnent une mentalité de village qui lui rend bien souvent difficile même le développement d’une perspective nationale.

    Plutôt qu’un mouvement ouvrier de masse basé sur des conseils avec des dirigeants élus par la base (ces conseils, appelés en russe « soviets », étant le véritable moteur de la révolution russe) dirigé par un parti prolétarien marxiste démocratique (le parti bolchévique), en Chine, le pouvoir a été pris par une armée, l’Armée de libération du peuple chinois (ALP). La classe ouvrière n’a pas joué le moindre rôle dans la révolution chinoise – au contraire, elle a même reçu des ordres pendant la révolution de ne pas faire grève ni manifester mais d’attendre l’arrivée de l’ALP dans les villes.

    La paysannerie est capable d’un grand héroïsme révolutionnaire, comme toute l’histoire de lutte de l’Armée rouge en Russie ou de l’Armée de libération du peuple en Chine l’a montré, que ce soit dans la lutte contre le Japon ou contre le régime dictatorial de Tchang Kaï-chek (Jiang Jieshi). Cependant, elle est incapable de jouer le moindre rôle politique indépendant. Tout comme les villages suivent toujours la ville, la paysannerie, sur le plan politique, est condamnée à toujours suivre l’une ou l’autre des classes urbaines : soit la classe prolétaire, soit la classe capitaliste.

    En Chine, au lieu de voir les villes se tourner vers la campagne, le PCC est arrivé au pouvoir en construisant une base de masse parmi la paysannerie avant d’occuper les villes qui étaient essentiellement passives, fatiguées par des années de guerre. La base sociale de la révolution a eu pour résultat qu’elle a pu copier un modèle social existant (celui de l’URSS), mais pas en créer un nouveau.

    La théorie de la « révolution par étapes »

    L’orientation du PCC envers la paysannerie a été élaborée à la suite de la terrible défaite de la révolution chinoise de 1925-1927, une défaite causée par la théorie de la « révolution par étapes » promue par l’Internationale communiste sous la direction de Staline. Selon cette théorie, la Chine n’était encore qu’à l’étape « nationaliste-bourgeoise » de la révolution (avec un territoire national sous la coupe de différents chefs de guerre), et donc les communistes devaient soutenir et servir le Parti nationaliste (le Kouoo-mi?n tang / Guomin dang) bourgeois de Tchang Kaï-chek. L’impressionnante base jeune et ouvrière du PCC a été brutalement massacrée lors de la prise du pouvoir par le Parti nationaliste.

    Mais si une importante minorité trotskiste s’est formée peu après cette défaite, tirant à juste titre la conclusion que la révolution chinoise devait être guidée par la classe ouvrière et non pas par les bourgeois, la majorité des dirigeants du PCC s’en sont tenus à la conception stalinienne de la « révolution par étapes », même si, ironiquement, ils ont eux-mêmes fini par comprendre qu’il fallait abandonner cette idée après leur prise du pouvoir en 1949.

    Par conséquent, à la fin des années 1920, le principal groupe de cadres du PCC (pour la plupart issus de la petite-bourgeoisie intellectuelle), conservant ces idées erronées et pseudo-marxistes, est passé à la conception d’une lutte armée à partir du village. Tch’e?n Tou?-hsie?ou (Chen Duxiu), le fondateur du PCC, qui deviendra plus tard trotskiste et sera chassé du parti pour cette raison, avait averti du fait que le PCC risquait de dégénérer au rang de la « conscience paysanne », un jugement qu’on peut qualifier de prophétique. Alors que le parti comptait 58 % d’ouvriers en 1927, il n’en comptait plus que 2 % en 1930.

    Cette composition de classe est restée pratiquement inchangée jusqu’à la prise de pouvoir en 1949, étant donné que la direction ne se focalisait plus que sur la paysannerie et rejetait les villes en tant que centres de la lutte.

    On assistait en même temps à une bureaucratisation croissante du parti, au remplacement du débat et de la démocratie internes par un régime de décrets et de purges, avec le culte de la personnalité autour de Mao – toutes ces méthodes étant copiées de celles de Staline.

    Un environnement paysan, une lutte principalement militaire, sont beaucoup plus enclins à donner naissance à une bureaucratie qu’un parti immergé dans les luttes du prolétariat. Par conséquent, alors que la révolution russe a dégénéré en raison d’un contexte historique défavorable, la révolution chinoise était bureaucratiquement déformée dès le début. C’est ce qui explique la nature contradictoire du maoïsme, d’importants gans sociaux accompagnés d’une féroce répression et d’un régime dictatorial.

    La guerre d’occupation

    Lorsque la guerre d’occupation japonaise a pris fin en 1945, l’impérialisme états-unien a été incapable d’imposer de façon directe sa propre solution pour la Chine. L’opinion publique avait en effet un fort désir de voir les soldats rentrer au pays. Les États-Unis n’ont donc pas eu d’autre option que de soutenir le régime corrompu et incroyablement incompétent de Tchang Kaï-chek en lui envoyant des quantités massives d’armement et de soutien financier.

    Les États-Unis n’avaient cependant que peu de confiance dans le régime du Parti nationaliste chinois, comme l’exprimait le président Truman quelques années plus tard : « Ce sont des voleurs, il n’y en a pas un pour racheter l’autre. Sur les milliards que nous avons envoyé à Tchang, ils en ont volé 750 millions ».

    Pour les masses, le régime « nationaliste » a été une véritable catastrophe. Ce fait est en grande partie oublié aujourd’hui, sans quoi nous n’assisterions pas au phénomène grotesque du regain de popularité de ce parti aujourd’hui en Chine parmi la jeunesse et les classes moyennes.

    Au cours des dernières années du règne du Parti nationaliste, plusieurs villes étaient réputées être remplies de « personnes en train de mourir de faim dans les rues et abandonnées là ». Les usines et les ateliers fermaient en raison du manque de matières premières ou parce que leurs travailleurs étaient trop faibles pour pouvoir accomplir leur travail, tant ils avaient faim. Les exécutions sommaires par les agents du gouvernement, le crime omniprésent sous la tutelle des gangs mafieux, tout cela était la norme dans les grandes villes.

    En plus de la redistribution des terres qu’il opérait dans les zones qu’il avait libérées, la plus grande force du Parti communiste était la haine de la population pour le Parti nationaliste. C’est également ce facteur qui a favorisé des désertions massives des soldats de Tchang Kaï-chek qui passaient à l’Armée de libération du peuple. À partir de l’automne 1948, à quelques exceptions près, les armées de Mao avançaient la plupart du temps sans aucune opposition sérieuse.

    Dans une ville après l’autre, partout dans le pays, les forces du Parti nationaliste se rendaient, désertaient, ou se mutinaient pour rejoindre l’ALP. Dans les faits, le régime de Tchang qui pourrissait de l’intérieur présentait au Parti communiste des circonstances extrêmement favorables. Les autres mouvements de guérilla maoïste qui ont tenté de reproduire chez eux la victoire de Mao (en Malaisie, aux Philippines, au Pérou, au Népal) n’ont pas eu autant de chance que lui.

    Les grèves des travailleurs

    Avec une véritable stratégie marxiste, le Parti nationaliste aurait certainement pu être dégagé beaucoup plus rapidement et à bien moindres frais.

    Dès septembre 1945, à la suite de la débandade militaire du Japon, jusqu’à la fin 1946, les travailleurs de toutes les grandes villes ont organisé une vague de grèves splendide, avec 200.000 grévistes rien qu’à Shanghaï. Les étudiants marchaient en masse dans les rues, dans le cadre d’un mouvement de masse qui reflétait la radicalisation des couches moyennes de la société.

    Les étudiants exigeaient la démocratie et rejetaient la mobilisation militaire du Parti nationaliste dans le cadre de la guerre civile contre le Parti communiste. Les travailleurs exigeaient des droits syndicaux et des hausses de salaire après des années de blocage salarial.

    Au lieu de donner une direction à ce mouvement prolétarien, le PCC a cherché à le freiner, appelant les masses à ne pas recourir à des « extrémités » dans le cadre de leur lutte. À ce moment-là, Mao était toujours convaincu de la nécessité d’un « front uni » avec la bourgeoisie nationale, qu’il ne fallait pas effrayer en soutenant les mouvements des travailleurs.

    Les étudiants ont été utilisés par le PCC en tant qu’objet de marchandage afin de faire pression sur Tchang Kaï-chek, pour le convaincre de se rendre à la table des négociations. Le PCC a tout fait pour maintenir séparées les luttes des étudiants et les luttes des travailleurs.

    Les lois inévitables de la lutte de classe sont ainsi faites qu’en s’efforçant de limiter ce mouvement, le PCC a automatiquement entrainé sa défaite et sa démoralisation. De nombreux militants étudiants et travailleurs se sont retrouvés pris par la vague de répression qui a ensuite été lancée par le régime nationaliste. Bon nombre ont été exécutés.

    Une occasion en or a été ratée, ce qui a permis à la dictature du Kouo-min tang de prolonger sa vie d’autant d’années, tout en rendant les masses urbaines passives, simples spectatrices de la guerre civile qui se jouait dans le pays.

    Après la révolution

    Toujours aussi fidèle à la théorie stalinienne de la « révolution par étapes », Mao écrivait ceci en 1940 : « La révolution chinoise à son étape actuelle n’est pas encore une révolution socialiste pour le renversement du capitalisme mais une révolution démocratique bourgeoise, dont la tâche centrale est de combattre l’impérialisme étranger et le féodalisme national » (Mao Zedong, De la Nouvelle Démocratie, janvier 1940).

    Afin d’accomplir ce bloc avec les capitalistes « progressistes » ou « patriotes », Mao a tout d’abord limité sa redistribution des terres (en automne 1950, elle ne concernait encore qu’un tiers du pays). De même, alors que les entreprises appartenant aux « capitalistes bureaucratiques » (les cadres du Parti nationaliste) avaient été nationalisées directement, les capitalistes privés ont conservé le contrôle de leurs entreprises, lesquelles, en 1953, comptaient toujours pour 37 % du PIB.

    La situation a beaucoup changé avec le début de la guerre de Corée qui a éclaté en juin 1950. Cette guerre, qui s’est soldée par la division de la Corée entre une Corée du Nord, « communiste » (stalinienne) et une Corée du Sud capitaliste (sous protectorat états-unien), a fortement intensifié la pression des États-Unis, avec toute une série de sanctions économiques et même la menace d’un bombardement nucléaire sur la Chine.

    Cette guerre, et la brusque intensification de la situation mondiale qui l’a accompagnée (c’était le début de la « guerre froide » entre l’Union soviétique et les États-Unis) a eu pour conséquence que le régime de Mao, pour pouvoir rester au pouvoir, n’a pas eu d’autre choix que d’accomplir la transformation complète de la société, accélérant le repartage des terres et étendant son contrôle sur l’ensemble de l’économie.

    La révolution chinoise a donc été une révolution paradoxale, en partie inachevée, qui a permis d’obtenir d’énormes avancées sociales mais tout en créant une dictature bureaucratique monstrueuse dont le pouvoir et les privilèges ont de plus en plus sapé le potentiel de l’économie planifiée.

    Au moment de la mort de Mao, le régime était profondément divisé et en crise, craignant que de nouveaux troubles de masse ne lui fassent perdre le pouvoir.

    Un mécontentement grandissant face aux successeurs de Mao

    Lorsque les dirigeants actuels de la Chine contemplent la gigantesque parade militaire du 1er octobre, sans doute pensent-ils en même temps aux problèmes croissants auxquels ils sont confrontés au fur et à mesure que la crise du capitalisme mondial s’approfondit. Les centres d’analyses du gouvernement ont déclaré que le pays a perdu 41 millions d’emplois en 2008 en raison de la baisse des exportations (-23 % cette année). En même temps, le nombre de grève se serait accru de 30 %.

    Le gouvernement est agité. Ça se voit par sa décision de limiter à 200.000 le nombre de participants à la grande parade de la Fête nationale à Pékin – il y a 20 ans encore, on s’accommodait sans difficultés d’un million de participants. Le régime a également prohibé les cérémonies et parades dans les autres villes. Pour quelle raison ? Parce qu’il est terrifié que ces évènements pourraient être exploités pour en faire des marches contre son gouvernement. Partout dans le pays, le régime fait face à une opposition massive de la part de la population, pas seulement dans les régions d’ethnies non chinoises (comme l’Ouïghouristan à majorité turco-musulmane dans l’ouest, où d’ailleurs les Ouïghours n’étaient pas les seuls à marcher contre le régime, les Chinois aussi y étaient).

    Les étudiants de deux universités de Pékin se sont mis en grève contre leur programme d’entraînement trop rigoureux qui leur est imposé avant la cérémonie du 1er octobre, certains allant même jusqu’à brûler leurs uniformes de cérémonie. Sur de nombreux réseaux, on voit les gens commenter « C’est votre anniversaire, maintenant moi j’ai quoi à voir dans ça ? ». Beaucoup de jeunes sont devenus de fervents anticommunistes, qui soutiennent le capitalisme mondial en pensant à tort qu’il s’agirait d’une alternative au régime actuel. D’autres préfèrent se tourner vers l’héritage de Mao, qui a été selon eux complètement trahi par ses héritiers politiques. Au vu de toutes les turbulences sociales et politiques dans le pays, les marxistes tentent, via leur site et leurs publications, de gagner l’adhésion de ces jeunes au socialisme démocratique mondial en tant que seule alternative viable.

  • Cameroun : une approche marxiste de la crise anglophone

    Question nationale. L’austérité et la répression attisent les tensions

    Après la Première guerre mondiale, le territoire de l’ancienne colonie allemande du Kamerun a été mis sous mandat de la Société des Nations et son administration divisée entre la France et le Royaume-Uni. La carte ci-dessus indique grossièrement les frontières de 1961, lorsque la partie méridionale de l’ancien Cameroun britannique, le Southern Cameroons, a été rattachée au Cameroun, qui venait de gagner son indépendance l’année précédente. Ce territoire est depuis lors divisé entre les deux régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.

    Un dossier de Stéphane Delcros

    Il y a dix ans éclatait la crise économique. La vie de nombreux jeunes et travailleurs a alors basculé. Pour maintenir le taux de profit de l’élite économique, les politiques néolibérales se sont faites plus brutales. Même là où une relative croissance économique est de retour, elle ne bénéficie qu’à cette même infime minorité. Les inégalités sont croissantes, tout comme la colère massivement ressentie contre l’establishment capitaliste et ses institutions. Les jeunes et les travailleurs n’ont pas quitté le chemin de la lutte, mais ils ont besoin d’une alternative pour aller de l’avant.

    Là où des discriminations existent – sur base nationale, ethnique, religieuse, linguistique ou autre -, la colère contre la politique antisociale vient s’ajouter à celle contre les discriminations de leurs droits, à des degrés souvent très divers mais en aucun cas négligeables. La volonté d’autonomie accrue, voire d’indépendance, est alors considérée par une couche grandissante de la population comme une solution aux problèmes de son quotidien. La répression de ces tendances de la part des Etats centraux ne fait que renforcer ce sentiment. A côté de l’exemple de la Catalogne, beaucoup d’autres existent. Cette résurgence de la question nationale et des forces centrifuges est un processus qui puise ses racines dans les contradictions du système capitaliste.

    Le PSL est depuis quelques temps en discussion avec un groupe d’expatriés camerounais marxistes. En tant qu’internationalistes, nous sommes bien sûr solidaires des populations qui émigrent dans notre pays. Mais pas seulement : nous nous préoccupons de la situation existante dans leur pays d’origine. Notre parti-frère suédois, par exemple, est également en contact avec des expatriés camerounais et se plonge régulièrement dans l’analyse de la situation au Cameroun et des réponses à défendre, tout en impliquant des expatriés dans les luttes concernant la situation suédoise. Notre combat est un combat politique d’ensemble. L’analyse ci-dessous va nous permettre d’approfondir notre connaissance et nos perspectives sur ce pays, particulièrement au regard de la lutte des populations anglophones.

    Après la Deuxième guerre mondiale, le territoire de l’ancienne colonie allemande du Kamerun a été mis sous mandat de la Société des Nations et son administration divisée entre la France et le Royaume-Uni. La carte ci-dessus indique grossièrement les frontières de 1961, lorsque la partie méridionale de l’ancien Cameroun britannique, le Southern Cameroons, a été rattachée au Cameroun, qui venait de gagner son indépendance l’année précédente. Ce territoire est depuis lors divisé entre les deux régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.

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    Des mobilisations massives de travailleurs et de pauvres pour davantage d’investissements et de considération ont lieu depuis fin 2016 dans les deux régions anglophones du Cameroun, à l’Ouest du pays. Depuis quelques semaines, la répression brutale et meurtrière de la part de l’Etat camerounais a redoublé, entrainant une hausse du sentiment séparatiste.

    Les anglophones, estimés à près de 20% de la population du Cameroun, sont habituellement marginalisés par l’Etat central : sous-représentation dans les institutions, l’administration voire l’éducation, où ils subissent des discriminations linguistiques. Depuis le rattachement de l’ex-Southern Cameroons au Cameroun en 1961, et particulièrement après l’abandon du fédéralisme en 1972, ces populations ont le sentiment d’être des citoyens de seconde zone.

    Comme dans de nombreux autres Etats africains, le Fonds Monétaire International met pression pour diminuer les dépenses publiques. Au pouvoir depuis 1982, Paul Biya a l’habitude d’appliquer avec autorité les politiques néolibérales notamment exigées par les puissances impérialistes européennes. Ça ne l’a d’ailleurs jamais empêché de se servir au passage. Les décennies de coupes budgétaires et de sous-investissement ont créé des pénuries dans tout le pays, particulièrement dans les régions moins importantes aux yeux des autorités, comme l’Extrême-Nord, en proie au terrorisme de factions de Boko Haram.

    Une des principales revendications de la lutte des anglophones est l’exigence de davantage d’infrastructures (hôpitaux, routes,…). Ce sous-investissement pour les besoins de la population contraste fortement avec l’accaparement par l’Etat des nombreuses richesses naturelles, notamment issues de l’extraction pétrolière dans le Golfe de Guinée, au large de la région anglophone du Sud-Ouest. Le mouvement pour davantage d’autonomie voire pour la sécession des régions anglophones est indissociable de la lutte contre le sous-investissement et l’austérité budgétaire.

    Répression brutale

    Dès le début, Paul Biya et les autorités, y compris une partie de l’élite anglophone avec notamment le Premier Ministre Philémon Yang, ont tenté d’imposer le silence au mouvement (coupures d’internet, couvre-feux, fermeture de stations de radio, interdiction de rassemblements de plus de 4 personnes, etc.). Les manifestations sont réprimées dans le sang tandis que des rafles sont organisées dans des villages.
    La tension avait augmenté fin de l’été dernier, lorsque des dirigeants du mouvement sécessionniste, réunis devant des assemblées, avaient symboliquement déclaré l’indépendance (1er octobre) de la République d’Ambazonie couvrant ces deux régions. Mais il est difficile d’avoir des rapports exacts de la situation ; les ONG ont été interdites et rares sont les journalistes qui ont pu s’y aventurer. Ce qui est certain, c’est que la répression a déjà entrainé la mort de centaines de personnes et le déplacement d’au moins 40.000 réfugiés au Nigeria voisin.

    Les autorités nigérianes, elles aussi confrontées à un important mouvement sécessionniste au Biafra qu’elles répriment sévèrement, collaborent depuis janvier avec les forces camerounaises. Une cinquantaine de dirigeants séparatistes ont ainsi récemment été arrêtés et extradés vers le Cameroun, dont le principal leader Julius Sisuku Ayuk Tabe. En prison, c’est au minimum la torture et potentiellement la mort qui attend les opposants, qui n’ont d’ailleurs plus donné de nouvelles depuis leur arrestation.

    Le manque de considération pour les revendications socio-économiques, couplé à l’arrogance et la répression du régime a poussé de plus en plus d’anglophones à se saisir de la cause indépendantiste. Mais le laissez-faire et l’indifférence des partis et figures d’opposition francophone face au droit à l’indépendance, voire leur refus, notamment parmi la gauche, a aussi appuyé cette tendance.

    L’absence d’alternative et de perspective politique donne l’espace à Paul Biya et ses amis pour utiliser la division sectaire, pour tenter d’isoler le ‘‘problème anglophone’’. Quand il n’y a rien d’autre à présenter, l’arme de la division est la seule qui reste, à côté de la répression, et Biya en a besoin : il compte bien se faire réélire une 7e fois lors des élections présidentielles fin 2018…

    Garantir le droit à l’autodétermination

    La seule option pour le mouvement des travailleurs et des pauvres au Cameroun est de s’opposer à chaque forme d’oppression et de division qui serve les intérêts de l’élite dirigeante. Pour éviter que les bolcheviks soient vus juste comme une continuation de la domination Grand Russe sous une autre forme, Lenine avait garanti le droit à l’autodétermination aux nombreuses populations minoritaires dans l’ancien Empire tsariste, y compris jusqu’au droit à la séparation. C’était la seule façon d’assurer l’unité de la classe des travailleurs et des pauvres des communautés opprimées avec la classe des travailleurs et des pauvres du reste de l’ancien Empire. Au Cameroun aussi, comme les bolcheviks, il faudra se comporter en ‘‘démocrates véritables et conséquents’’ afin de souder l’unité des travailleurs et des pauvres dans toutes les régions du pays.

    Organiser la lutte et la doter d’instruments

    Certaines tentatives d’organisation du mouvement ont mené à davantage de coordination, menant notamment à de réels suivis de l’appel pour des journées ‘‘ville morte’’, forme de grèves du travail généralisées, dans les régions anglophones. Mais ces réussites ne cachent pas le manque général d’organisation et de perspectives pour le mouvement, ce qui pousse aussi différents groupuscules sécessionnistes à user de violence, tuant notamment plusieurs policiers et militaires ces dernières semaines.

    Il est crucial que le mouvement de lutte réussisse à organiser son combat, notamment en se dotant des instruments pour canaliser la colère. Des exemples récents ont montré le potentiel en termes d’organisation et de coordination de la lutte, avec des assemblées régulières permettant une implication la plus large possible : Le Balai citoyen au Burkina Faso, Y’en a marre au Sénégal, ou encore Lutte pour le changement (Lucha) en RDC et, plus récemment, Togo Debout qui tente d’organiser la lutte pour une réelle démocratie.

    Ces sont des sources d’inspiration, mais elles sont souvent marquées par l’absence ou le manque de volonté de challenger le pouvoir, de se transformer en outil politique doté d’un programme pour un changement profond de la société. C’est ce qui explique que, malgré les luttes exemplaires, au final, l’Ancien régime battu a pu se rétablir, comme au Burkina Faso.

    Construire l’unité de classe avec les Camerounais francophones

    La population anglophone en lutte aura bien besoin de l’appui des couches les plus combattives de la classe des travailleurs francophone. Cela exige de la direction du mouvement qu’elle garantisse d’ores et déjà des droits pour les minorités en cas de sécession, et construise l’unité de classe : un ‘‘pont’’ unitaire vers la population francophone, également victime du despotisme du clan Biya et de la pauvreté engendrée par l’exploitation capitaliste.

    Rompre avec le système et étendre la lutte

    Il est important de comprendre qu’une indépendance de l’ex-Southern Cameroons dans le cadre du système d’exploitation capitaliste ne résoudra pas en soi les problèmes. Le système capitaliste est incapable de résoudre une question nationale. C’est pourquoi les travailleurs et les pauvres ne pourront compter sur les élites anglophones qui n’accepteront pas que le combat soit orienté vers ce qui constitue la seule issue favorable : une rupture avec ce système et l’instauration d’une société socialiste démocratiquement gérée par et pour les intérêts des travailleurs et des pauvres.

    La lutte courageuse des populations anglophones du Cameroun pourrait alors très vite servir de moteur pour les luttes des populations dans le reste du pays et au Nigeria. Cela pourrait alors être un levier stimulant pour avancer dans la mise sur pieds d’une Confédération d’Etats socialistes démocratiques sur base volontaire du Golfe de Guinée et de la région, comme étape vers un monde débarrassé de la pauvreté, de la politique néolibérale, des pénuries, de la corruption et des divisions et violences sectaires. Un tel changement de système est la base nécessaire pour que les populations organisent elles-mêmes leur futur.

  • USA. Une approche socialiste du contrôle des armes à feu

    17 personnes ont été tuées lors d’une fusillade dans une école de Floride le 14 février dernier. L’incident est loin d’être unique : il y en a presque un par jour aux États-Unis comprenant plus de quatre décès et/ou blessés à la suite de la fusillade. En 2014, 33.954 décès ont été causés par des armes à feu aux États-Unis, parmi lesquels un grand nombre de suicides. Le problème des fusillades dans les écoles a déjà été discuté il y a des années dans le documentaire ‘‘Bowling for Columbine’’ de Michael Moore, en 2002.

    L’élément neuf, c’est la riposte de la jeunesse qui s’organise contre la violence contre la violence et les politiciens financés par l’industrie de l’armement et les lobbys qui l’accompagnent. Le 21 février, des manifestations locales ont eu lieu, suivies par d’autres actions : des manifestations étudiantes sont prévues le 14 mars et une marche nationale contre la violence à l’école à Washington aura lieu le 24 mars. L’effet de la protestation de masse contre Trump n’a clairement pas disparu et établit une tradition de protestation politique de la jeunesse.

    L’industrie de l’armement est importante aux États-Unis. On estime à plus de 300 millions le nombre d’armes en circulation dans ce pays pour une population de 320 millions d’habitants. Au cours des dernières années, le secteur a connu une forte croissance : la production a augmenté de 158% en dix ans et le nombre d’emplois dans le secteur a doublé pour atteindre plus de 300.000 emplois.

    L’article suivant a été écrit par Tom Crean, qui figure parmi nos camarades de Socialist Alternative. Ce texte avait initialement été rédigé à la suite de la tuerie de l’école de Sandy Hook en décembre 2012, lors de laquelle un jeune homme avait massacré 20 enfants et 6 de leurs maîtresses, après avoir également abattu sa propre mère et avant de se suicider lui-même. Cet article avait été rédigé pour servir de base de discussion pour un débat au sein du Comité exécutif national de Socialist Alternative. Après discussion, le texte a été amendé et publié ensuite en tant que position officielle de l’organisation.


    Les politiciens libéraux appellent à plus de restrictions sur le port des armes. Même l’Association nationale des armes à feu (NRA), le tout-puissant lobby des fabricants et vendeurs d’armes (qui regroupe aussi de nombreux « usagers »), a récemment accepté que des limitations soient placées sur la vente des chargeurs de mitrailleuses qui permettent à des meurtriers comme Stephen Paddock, l’auteur de la tuerie de Las Vegas, de transformer un simple fusil en une véritable machine à tuer, capable de projeter plus d’un millier de balles sur une foule en à peine dix minutes.

    Si les tueries de masse sont évidemment le genre d’événement qui attire le plus d’attention et suscite le plus d’horreur, ces actes, aussi terribles soient-ils, ne comptent toutefois que pour une infime fraction du nombre de morts par balles aux États-Unis. Un rapport récemment publié révèle en effet que plus de citoyens des États-Unis sont morts victimes des armes à feu dans leur propre pays au cours des 50 dernières années qu’au cours de toutes les guerres auxquelles ont participé les États-Unis partout dans le monde depuis leur indépendance !

    La question que nous nous posons est donc de savoir si une telle situation, où la société est virtuellement submergée par le nombre d’armes à feu en circulation, est intéressante pour la classe des travailleurs. Nous voulons également dans cet article expliquer pourquoi nous nous opposons tant au « droit de se défendre par les armes » défendu par la droite qu’aux propositions de restreindre le port d’arme défendues par les libéraux.

    Nous devons également remarquer que malgré toutes ces horribles tueries de masse qui tendent à battre des records (celle de Las Vegas était la plus meurtrière tuerie commise par un homme seul de l’histoire des États-Unis et celle de Sutherland Springs était la plus meurtrière perpétrée dans un lieu de culte), on ne voit finalement que peu de gens défendre les restrictions au port d’arme à feu. Un sondage mené en octobre 2017 révélait qu’à peine 64 % de la population était pour plus de restrictions (une hausse d’à peine 3 % sur les dernières années). De plus, très peu de gens soutiennent une interdiction totale et parmi les 64 % de personnes qui se déclarent en faveur de plus de mesures, les avis divergent fortement sur les mesures à prendre ou non.

    En fait, quand on regarde l’évolution à long terme, au cours des 20 dernières années par exemple, on se rend compte que la tendance dans l’opinion publique va en sens inverse : selon un sondage réalisé par Gallup, alors que seule 57 % de la population était pour l’interdiction de la vente libre de fusils d’assaut en 1996, cette proportion a diminué à 46 % en 2012 et à 36 % en 2016.

    Parmi les mesures de restriction qui sont toutefois soutenues par une grande partie de la population, on peut citer un examen du vécu de la personne (casier judiciaire, etc.) ; la plupart des gens s’accordent aussi à dire que les personnes souffrant de maladies mentales et certaines personnes inscrites sur des listes noires gouvernementales ne devraient pas y avoir accès ; enfin, la majorité de la population convient aussi de la nécessité de mettre en place une base de données des ventes d’armes centralisée au niveau nationale.

    Alors que la polarisation politique ne cesse de s’intensifier aux États-Unis, le « droit à une arme » est aujourd’hui devenu un véritable enjeu politique. Il est également clair que les arguments des libéraux, qui se prononcent en faveur de mesures de restriction beaucoup plus strictes pour le port d’arme, échouent à convaincre une grande partie de la population. C’est sans doute malheureux, mais il faut bien reconnaître que l’argument de la NRA, selon lequel « la meilleure manière d’empêcher les criminels et les fous de tuer les simples citoyens, est d’armer les simples citoyens » a clairement eu bien plus de succès parmi toute une couche de la population (un argument d’ailleurs repris par Donald Trump avec sa proposition d’armer les enseignants eux-mêmes, NDT) : ce fait doit absolument être pris en compte par la gauche si elle veut pouvoir formuler une position appropriée quant à la meilleure manière de combattre l’épidémie de violence armée dans notre société.

    Quelle position adopter suite aux tueries dans les écoles aux États-Unis ? La restriction du port d’arme est-elle la solution à la violence des armes ?

    (article de 2012)

    Le meurtre de 20 élèves de CP1 et de 7 adultes à l’école primaire de Newtown, Connecticut, en décembre 2012 par un jeune homme mentalement dérangé a réouvert le débat sur le contrôle des ventes d’armes à feu aux États-Unis. C’est ainsi que l’administration Obama a annoncé en janvier 2013 vouloir mettre en place des mesures qui rendraient obligatoire un examen du vécu pour toute personne désireuse d’acheter une arme, l’interdiction de la vente d’armes de guerre du type armes semi-automatiques, et des restrictions sur les chargeurs de plus de 10 balles. Cette proposition de mesures fort limitées visant à restreindre le port d’arme a été vertement décriée par l’Association nationale des armes à feu (NRA), même si certains sondages indiquent qu’une part croissante de la population serait en faveur de telles mesures.

    Néanmoins, les tentatives de renforcer les lois sur le port d’arme au niveau fédéral sont maintenant bel et bien mortes, puisque le projet de loi d’examen du vécu de l’acheteur d’armes n’a pas pu obtenir les 60 voix requises au Sénat pour éviter l’obstruction – quand bien même cela peut sembler étrange dans un pays où cette proposition serait soutenue par près de 90 % de la population. Il faut cependant insister sur le fait que ce vote et l’abandon temporaire de ce projet de loi ne signifient pas que le débat sur le contrôle des armes est terminé. D’autres mesures ont été votées et appliquées au niveau régional, tandis que le débat sera forcément relancé par les prochaines tueries qui surviendront encore à l’avenir puisque cela semble inévitable à l’heure actuelle. Il est également clair qu’une importante fraction de la classe dirigeante désire, – pour des raisons qui lui sont propres –, mettre au pas le syndicat des armes.

    En tant qu’organisation marxiste devenant de plus en plus connue au niveau national et international, il est important que nous puissions adopter une position claire au sein de ce débat. Pour ce faire, il nous faut tout d’abord nous pencher sur le contexte historique du « droit à se défendre par les armes » et des mesures de contrôle sur les armes aux États-Unis et ailleurs dans le monde. Il nous faut analyser les causes complexes qui expliquent l’énorme niveau de violence armée dans la société états-unienne. Nous devons également comprendre les motivations réelles derrière les arguments des deux camps bourgeois qui s’opposent sur cette question – celui qui veut plus d’armes en circulation et celui qui en veut moins. Ce n’est qu’ensuite que nous pourrons envisager des revendications et des solutions socialistes à ce fléau.

    L’aspect fondamental de notre questionnement est sans doute de nous poser ces deux questions :

    1. le fait d’armer une grande partie de la population états-unienne, dans le contexte du 21e siècle et au vu de l’idéologie individualiste réactionnaire qui promeut cet armement, est-il ou non un avantage pour la classe des travailleurs ?
    2. Comment réagir dans une situation où l’État a de plus en plus de pouvoirs, ce qui représente clairement une menace pour toute couche de la société états-unienne qui déciderait de s’opposer aux dictats de la classe dirigeante ?

    Il est évident qu’on ne peut trouver une réponse à ces deux questions hautement complexes en quelques phrases désinvoltes.

    Le contexte historique

    Selon le Deuxième Amendement de la Constitution des États-Unis, « Une milice bien organisée étant nécessaire pour la sécurité d’un État libre, il ne sera pas contrevenu au droit du peuple à détenir et à porter des armes ». Le contexte de cet amendement, qui date de l’année 1791, était celui de la guerre d’indépendance révolutionnaire que les Treize Colonies qui allaient ensuite former les États-Unis d’Amérique ont menée contre la Grande-Bretagne. À l’époque, les Pères fondateurs des États-Unis étaient convaincus que la lutte contre la Couronne britannique n’était certainement pas terminée – comme l’histoire l’a d’ailleurs prouvé plus tard, lorsque les Britanniques ont pris et incendié la ville de Washington lors de la guerre anglo-américaine de 1812. Il y avait alors une forte opposition à l’idée d’une armée de métier, vu l’expérience historique de l’Europe et la récente expérience de l’armée britannique. Les armées de métier étaient correctement identifiées par les révolutionnaires américains comme autant d’instruments de répression entre les mains des tyrans.

    Par conséquent, dans la jeune république américaine, une large couche de la population blanche masculine était armée, principalement pour des raisons militaires. Il n’était évidemment pas question pour la classe dirigeante d’autoriser les Noirs, libres ou esclaves, à porter des armes. De nombreux États exigeaient des propriétaires d’armes qu’ils se fassent inscrire, et interdisaient le port d’armes dissimulées (c’est-à-dire que toute personne portant une arme devait afficher cette arme en permanence en la portant à sa ceinture, on ne pouvait pas la garder cachée dans la poche de sa veste par exemple).

    De manière générale donc, le Deuxième Amendement et la Déclaration des droits dont elle fait partie font bel et bien partie intégrante de l’héritage progressiste de la révolution bourgeoise américaine contre le féodalisme britannique. Mais au fur et à mesure du développement du capitalisme, la question du contrôle des armes est devenue inséparable de la lutte de classe du Capital contre le Travail, et notamment du désir de la classe dirigeante de maintenir soumise la population afro-américaine.

    Il y a eu, au cours de l’histoire des États-Unis, de nombreux exemples d’horribles massacres de travailleurs en lutte pour leurs droits. En 1914, durant une grève des mineurs dans le Colorado, 21 hommes, femmes et enfants ont été tués à Ludlow par la milice étatique armée de mitrailleuses. En 1937, la police a ouvert le feu à Chicago sur une marche pacifique de travailleurs de l’acier et leurs familles : dix travailleurs ont été tués et 40 blessés – tous par des balles tirées dans leur dos.

    D’un autre côté, il y a également eu de nombreux cas de travailleurs qui se sont armés pour organiser leur autodéfense face aux attaques de l’État et/ou des badauds engagés par leurs patrons afin de briser leurs grèves. Dans les années 1880, le mouvement ouvrier de Chicago (Nord), très militant (notamment parce qu’il comptait alors de nombreux membres originaires d’Allemagne où le Parti socialiste était alors très fort et combattif), a été jusqu’à créer une milice ouvrière. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de quelque chose relégué à un lointain passé. Encore dans les années 1970, certaines grèves de mineurs se sont armées pour organiser leur autodéfense.

    De même, pendant le grand mouvement pour les droits civiques des années 1960, l’organisation des Diacres pour la défense et la justice a été formée en Louisiane (Sud) par d’anciens combattants noirs pour protéger les militants des droits civiques contre les attaques des forces étatiques et des associations d’extrême-droite comme le Ku Klux Klan. Cette organisation a été très efficace et a joué un important rôle auxiliaire pour les mouvements de masse qui étaient au cœur de la lutte.

    Le parti des Panthères noires (BPP, Black Panther Party) pour l’autodéfense a poursuivi cette tradition, même si son expérience a aussi démontré les conséquences fatales d’une approche d’« ultragauche » sur cette question. Au début, certaines actions menées par les Panthères noires ont bel et bien permis de démasquer au grand jour la véritable nature de la police, ce qui a donné le courage à de nombreuses personnes de se lever pour résister à l’État. Sur le plan politique, les Panthères noires avaient généralement raison d’appeler à une révolution et à l’autodéfense et de s’opposer au pacifisme ; elles ont d’ailleurs mené à bien des actions défensives qui étaient comprises par de plus larges couches (non encore révolutionnaires) de la communauté noire et de la classe des travailleurs comme des actes concrets de résistance contre les attaques violentes des forces racistes.

    Cependant, le fait que leurs militants posent en permanence avec leurs armes, même si cela pouvait attirer une minorité de jeunes noirs révolutionnaires, était une grave erreur qui a contribué à isoler les Panthères noires des larges couches de la classe des travailleurs, qui, si elles les considéraient avec sympathie, n’étaient pas prêtes à rejoindre une organisation révolutionnaire explicitement armée. Tout ceci a facilité la tâche à l’État capitaliste qui a pu briser cette organisation en recourant à sa même violence habituelle.

    D’importants militants comme Huey Newton et Bobby Seale qui dirigeaient le mouvement ont, bien après, admis s’être trompés. Comme Huey Newton l’écrit dans son livre Le suicide révolutionnaire : « Nous avons bientôt découvert que les armes et les uniformes que nous portions nous mettaient à part de la communauté. Nous étions considérés comme un groupe militaire ad hoc, agissant hors du tissu communautaire, trop radical pour en faire partie. Peut-être que la tactique que nous employions à l’époque était trop extrême ; peut-être que nous mettions trop l’accent sur l’action militaire ».

    Même dans une situation ouvertement révolutionnaire, l’enjeu fondamental n’est pas la mobilisation militaire mais bien la mobilisation politique de la classe des travailleurs et de tous les opprimés à partir d’un appel défensif et démocratique de résister afin de vaincre toute tentative de la part de l’élite dirigeante, peu nombreuse malgré ses immenses richesses, de recourir à la violence pour soumettre la majorité. C’est précisément ce qui a été réalisé par les bolchéviks en octobre 1917, lors de la révolution la plus démocratique de l’histoire. Les bolchéviks avaient émis un appel de classe envers les simples soldats de l’armée de l’empereur, neutralisant du même coup les forces de l’ancien État qui ne pouvait plus les employer en tant qu’arme au service de son régime autocratique.

    Bien entendu, l’histoire est remplie d’exemples négatifs, lors desquels la classe des travailleurs a manqué d’une direction suffisamment déterminée pour faire face à la menace que posait l’ancien régime, qui a alors pu librement déchaîner sa violence contre-révolutionnaire. Les tentatives d’aventuriers qui ont « pris le pouvoir » de façon prématurée au nom de la « révolution » ont elles aussi mené à des défaites sanglantes pour la population.

    La classe dirigeante cherche toujours à décrire ses adversaires comme des gens violents. Les marxistes ont justement la tâche de démontrer à la masse de la population que la principale source de la violence dans la société moderne est le capitalisme et la classe capitaliste dominante. Cela est particulièrement vrai aux États-Unis, où la classe dirigeante a pour habitude d’organiser elle-même toute une série d’interventions impérialistes sanglantes partout dans le monde afin de défendre le règne du profit.

    C’est dans ce contexte que nous devons envisager le contrôle sur les armes. Les tentatives de restreindre le port d’arme par la population font partie de l’histoire des États-Unis comme des autres sociétés capitalistes. En Europe, la classe dirigeante a fait de grands efforts pour désarmer les forces révolutionnaires et prolétariennes à la suite des troubles révolutionnaires de 1848, et plus tard pour désarmer la Résistance après la Deuxième Guerre mondiale, alors qu’elle avait vaillamment combattu les nazis pendant que les capitalistes avaient pris la fuite ou collaboraient avec l’occupant.

    De manière générale, quels que soient les prétextes employés à ce moment-là, la plupart des tentatives de contrôle des armes ont été au moins en partie motivées par le désir de la classe dirigeante de désarmer ses potentiels adversaires, dont le plus important est la classe des travailleurs. C’est ainsi que la Loi Mulford, votée en Californie en 1967 et dont l’objet était d’interdire le port en public d’une arme à feu chargée, était une réponse directe à l’émergence des Panthères noires. La Loi fédérale de 1968 sur le contrôle des armes était elle aussi en partie motivée par la crainte de voir la population noire prendre les armes, surtout après les troubles de 1967.

    Les marxistes se sont toujours opposés à ces tentatives de la classe capitaliste de s’assurer le monopole des armes et de la violence. Nous nous opposons à l’idée selon laquelle l’État seul devrait être armé, en tant qu’arbitre « neutre » entre les classes. En effet, toute l’expérience historique montre encore et encore que les forces armées au service de l’État ne sont pas neutres, mais servent uniquement les intérêts de la classe dirigeante.

    La police, toujours au service du peuple. Ou pas. Comment le débat sur le port d’arme a changé de nature

    Pendant la plus grande partie du 20e siècle, les mesures visant à contrôler les armes au niveau fédéral avaient le soutien des Démocrates comme des Républicains. Mais après la défaite de l’aile radicale du mouvement des droits civiques, l’effondrement du stalinisme, l’affaiblissement drastique du mouvement ouvrier et de toute véritable menace interne au règne du capitalisme étasunien, la classe dirigeante a commencé à se désintéresser de l’idée de désarmer ses adversaires potentiels.

    On a pu voir ce revirement dès la présidence de Ronald Reagan (au pouvoir de 1981 à 1989), avec le développement de la « Nouvelle Droite », pour qui toute restriction au « droit de porter une arme » était une atteinte au Deuxième Amendement. Cela faisait partie d’une évolution plus générale du Parti républicain, qui amorçait alors son tournant vers une approche plus populiste et plus orientée vers la religion.

    L’enjeu du port d’arme s’est retrouvé lié au populisme de droite et aux discours de « lutte contre la criminalité » avec des arguments au racisme à peine voilé pour mobiliser certaines couches de la classe des travailleurs et de la classe moyenne blanches. L’objectif des Républicains ce faisant était de se doter d’une base électorale et politique plus large pour pouvoir en même temps rendre plus acceptable leur programme capitaliste néolibéral dont le caractère se faisait de plus en plus agressif.

    La NRA a vu ses pouvoirs s’accroitre. Malgré quelques déconvenues comme l’interdiction de la vente de fusils d’assaut entre 1994 et 2004, son influence a continué à s’accroitre. Aux niveaux local et régional, elle a connu toute une série de petites victoires en vue de la suppression des restrictions au « droit » de porter des armes dissimulées. Ainsi, selon David Frum du journal L’Atlantique, « Depuis la tuerie de Newtown, une vingtaine d’États ont étendu le droit de porter des armes à des lieux où elles étaient jusque là interdites : bars, églises, écoles, universités, etc. » Même si nous ne sommes pas d’avis que ce que les Pères fondateurs avaient à l’esprit lorsqu’ils ont rédigé la Déclaration des droits en 1789 représente forcément un argument encore à l’heure actuelle, il nous semble toutefois intéressant de souligner que ces mêmes Pères fondateurs n’auraient jamais autorisé le port d’armes dissimulées dans des bars !

    D’où la NRA tire-t-elle donc son importance, quels sont les facteurs à l’origine de cette campagne contre les mesures de contrôle sur les armes à feu ?

    Tout d’abord, il est évident que la NRA dispose de moyens conséquents. Il s’agit en effet du syndicat d’une industrie incroyablement profitable, dont les ventes en 2012 ont été estimées par le Washington Post à 12 milliards de dollars (6000 milliards de FCFA), avec près d’un milliard de dollars de profits (500 milliards de FCFA). En 2015, ces ventes s’étaient élevées à 13,5 milliards de dollars, tandis que les profits connaissaient une hausse de 50 %, à 1,5 milliard de dollars. À la suite de la tuerie de Newtown, il a été révélé que Cerberus Capital, une des plus importantes sociétés d’investissement de Wall Street, détenait le Groupe « Liberté », qui est le fabricant du fusil utilisé par le tueur lors de ce massacre, le fusil d’assaut Bushmaster 15 (« Maitre de la brousse »). Les fabricants ne sont pas les seuls à se faire beaucoup d’argent grâce à la vente des armes : le plus grand revendeur d’armes à feu et de munitions aux États-Unis aujourd’hui n’est autre que la chaine de supermarchés Walmart !

    Mais la NRA est aussi poussée par une idéologie libertaire de droite qui promeut une version d’individualisme particulièrement réactionnaire. Ce point de vue se combine avec le mythe selon lequel sans un héros, un citoyen armé (et à peau blanche bien entendu), la Constitution risque à tout moment d’être renversée pour être remplacée par une tyrannie.

    Certes, il est vrai que l’État a connu un énorme accroissement de ses pouvoirs au cours des dernières années, justifiant le renforcement de son arsenal sécuritaire d’abord par sa soi-disant « guerre contre la drogue », puis par sa soi-disant « guerre contre le terrorisme », violant au passage les clauses du Quatrième Amendement de la Constitution destinées à protéger le citoyen contre toute « fouille ou confiscation déraisonnable ». Ce n’est pas un hasard si les ventes d’armes sont devenues encore plus importantes depuis qu’Obama a pris le pouvoir en 2008, et se sont encore élevées après que le même Obama, suite à la tuerie de Newtown, ait annoncé vouloir faire du contrôle des armes une priorité.

    Comme nous l’avons fait remarquer, si le score obtenu par Obama pour sa réélection en 2012 restait élevé, il ne pouvait être considéré comme remarquable. Parmi les électeurs du Parti républicain, une grande partie a été influencée par les fantasmagories de l’extrême-droite, notamment par l’idée selon laquelle Obama serait une sorte de tyran pro-musulman communiste et anti-américain. Il semble que les milices de droite et autres groupes d’extrême-droite connaissent une croissance depuis 2008, même si aucun de ces groupes ne dispose encore d’une audience de masse. Le Tea Party a beaucoup joué dans cette évolution, même si lui-même a subi un revers à partir de 2011.

    En réalité, la NRA est elle-même une des plus grandes organisations de droite dans le pays, disposant d’une base de masse : en 2010, elle affirmait avoir 4,3 millions de membres, 5 millions en 2017. Elle sert aujourd’hui à promouvoir les intérêts de l’industrie de l’armement et à mobiliser pour le « droit à porter une arme », cet enjeu étant, tout comme l’immigration et le droit à l’avortement, un de ceux que la classe dirigeante utilise afin de diviser la population et de rallier à sa cause une section de la population à son programme antisocial.

    Mais il nous faut être conscients que si de nos jours la NRA et ses soutiens se contentent de promouvoir le droit à porter des armes pour des individus sans véritablement encourager la formation de milices, dans un futur proche, une importante partie de sa base fortement armée et entrainée pourrait facilement être transformée en une force ouvertement contrerévolutionnaire destinée à terroriser les militants de gauche, les travailleurs en lutte, les personnes de couleur, les immigrés, les personnes homosexuelles, etc. en tant que force paramilitaire au service de l’État capitaliste.

    La violence armée aux États-Unis aujourd’hui

    Il nous faut également nous pencher sur les caractéristiques et causes particulières du niveau extrêmement élevé de violence armée dans la société étasunienne.

    On estime à pas moins de 300 millions le nombre d’armes à feu détenues aux États-Unis par des citoyens qui en sont les propriétaires légaux. En 2004, il y a eu dans ce même pays un taux de 5,5 homicides pour 100.000 habitants, un nombre trois fois plus élevé qu’au Canada (1,9 homicides par 100.000 habitants par an) ou six fois plus élevé qu’en Allemagne. Pour ne citer que l’association Occuper la NRA, une branche du mouvement Occuper Wall Street, « Les États-Unis représentent à peine 5 % de la population mondiale, mais détiennent la moitié de l’ensemble des armes à feu en circulation dans le monde, et comptent à eux seuls pour 80 % des décès par balles des 23 pays les plus riches du monde ».

    Il faut cependant reconnaître que le taux d’homicides a fortement diminué depuis les années 1990. En 2009, le taux d’homicides était à son niveau le plus bas depuis 1964, la moitié de son niveau des années 1980. Même si nous pouvons nous féliciter de cela, le nombre de morts violentes reste ahurissant : 13.000 tués par balles pour la seule année 2015, sans compter toutes les autres personnes assassinées au couteau, etc. Au Japon, le nombre de personnes tuées par balles la même année était de 1.

    Le taux d’homicides a pratiquement doublé de 1965 à 1980. À 1980, il était de 10,2 personnes tuées par 100.000 habitants, avant de diminuer à 7,9 tués par 100.000 habitants en 1984. Il est de nouveau monté dans les années 1991, avec un pic à 9,8 tués par 100.000 habitants en 1991. De 1992 à 2000, le nombre d’homicides avait fortement diminué, mais il est de nouveau en hausse partout dans le pays et ce, de façon particulièrement dramatique dans certaines villes telles que Chicago. Et bien que les taux d’homicides soient aujourd’hui revenus à leur niveau des années 1960, le taux de criminalité violente (qui fait intervenir un grand nombre d’armes) reste à un niveau bien plus élevé que ce qu’il était il y a 50 ans.

    Si l’attention des médias se focalise principalement sur des tueries comme celle de l’université Virginia Tech à Aurora, la violence armée reste essentiellement concentrée dans les quartiers pauvres des grandes villes, où la plupart des victimes sont des personnes de couleur et pauvres. L’exemple le plus extrême est sans doute celui de la Nouvelle-Orléans (Sud), où le taux d’homicides en 2004 était de 52 personnes tuées pour 100.000 habitants, soit dix fois la moyenne nationale.

    La ville de Chicago a récemment connu une forte hausse de la violence armée. Mais, comme l’a fait remarquer le New York Times, sur plus de 500 personnes tuées en 2012 à Chicago, plus de 400 l’ont été dans seulement la moitié des 23 arrondissements de police de la ville, soit les quartiers Sud et Ouest de la ville.

    Les personnes qui s’opposent au contrôle des armes affirment que la forte baisse du taux d’homicides démontre que le taux de violence n’est pas lié au nombre d’armes en circulation ni à la sévérité des réglementations. D’un autre côté, des partisans du contrôle des armes comme l’ancien maire de New York, M. Mike Bloomberg, affirment quant à eux que si le nombre d’homicides dans sa ville a atteint son point le plus bas en 50 ans (334 personnes tuées à New York en 2016, contre 2245 en 1989), cela démontre plutôt l’efficacité d’une force de police devenue beaucoup plus agressive et des mesures prises pour interdire le port d’arme dans les lieux publics.

    En réalité, le contrôle des armes est bien plus strict dans la plupart des grands centres villes qu’il ne l’est dans les banlieues et les zones rurales. D’autre part, si la présence policière massive dans les quartiers pauvres a certainement eu un effet, cela s’est fait aux dépens de la population, contrainte de vivre dans des mini-États policiers où la police oppresse systématiquement les jeunes hommes, en parallèle à la construction à l’échelle nationale d’un véritable « archipel du goulag » à l’américaine.

    Mais il y a clairement d’autres raisons pour la baisse du taux d’homicide, dont la fin de l’épidémie de crack des années 1980. Un facteur plus récent a été l’amélioration de la médecine d’urgence, qui a grandement amélioré les chances de survie des personnes blessées par balles. À ce propos, nous aimerions citer en long et en large un article du Wall Street Journal en date du 8 décembre 2012, qui démontre bien ce point essentiel : l’épidémie de violence est en réalité toujours aussi endémique dans la société états-unienne : « Le nombre d’homicides aux États-Unis diminue depuis vingt ans, mais le pays est toujours aussi violent.”

    Les criminologues qui attribuent la baisse du nombre de meurtres au fait que la police serait plus efficace et la population vieillissante pour dépeindre l’image d’une nation de plus en plus calme oublient souvent cette simple donnée : le nombre de personnes traitées dans les hôpitaux pour blessures par balles s’est accru de 50 % entre 2001 et 2011. Si les importants progrès qu’a connu la médecine ces dernières années n’explique sans doute pas à lui seul la baisse du taux d’homicides, tous les experts s’accordent à dire qu’ils jouent néanmoins un rôle très important.

    Les médecins urgentistes chargés de soigner les personnes ayant subi des attaques par balles ou au couteau disent que de plus en plus de gens survivent aujourd’hui à leurs blessures en raison de la création de nombreux nouveaux centres hospitaliers de traumatologie spécialisés dans le traitement des blessures graves, du recours de plus en plus fréquent à des hélicoptères pour amener les patients à l’ho?pital, d’une meilleure formation des secouristes, ainsi que de l’expérience acquise sur les champs de bataille d’Iraq et d’Afghanistan ».

    En gros donc, le nombre de blessés par balles continue à augmenter, mais les gens meurent moins facilement de leurs blessures qu’avant. Et la violence est toujours aussi omniprésente.

    Pourquoi la société étasunienne est-elle si violente ?

    Il est impossible de mettre en évidence un seul facteur qui expliquerait à lui seul le niveau particulièrement élevé de la violence aux États-Unis. Il est clair que le fait que les États-Unis sont le pays le plus inégalitaire de tous les pays capitalistes « développés » doit jouer un rôle majeur. Rappelons au passage que les États-Unis ont un taux de pauvreté plus élevé (17 % en 2002) que les 22 autres pays développés membres de l’OCDE. Le taux d’inégalité contribue en effet directement au sentiment d’aliénation ressenti par la masse de la population. Mais les énormes inégalités des États-Unis sont aussi la conséquence des conditions spécifiques du développement du capitalisme étasunien.

    Remarquons d’abord que la société états-unienne a été plongée dans la violence dès sa naissance. Historiquement, les États-Unis ont été un pays de pionniers, où la campagne sanglante destinée à arracher leurs terres aux peuples autochtones et qui a duré jusqu’à la fin du 19e siècle a impliqué l’armement d’une grande partie de la population.

    Plus important encore, il y a l’héritage de l’esclavage et la répression violente permanente des communautés afro-américaines, qui perdure encore aujourd’hui. La « guerre contre la drogue » des années 1970 n’était qu’une tentative de plus de criminaliser et d’opprimer la jeunesse noire, considérée par l’État comme la couche la plus radicale de la société, tout en constituant une stratégie électorale et politique pour entretenir le racisme malgré la fin officielle de la ségrégation légale, à la même époque.

    C’est ainsi que les États-Unis sont un des pays qui comptent le plus de prisonniers au monde, ce qui est en soi également une importante source de violence, quand des centaines de milliers de consommateurs ou trafiquants de drogues inoffensifs intègrent le monde extrêmement violent de la prison pour un certain nombre d’années, avant d’en ressortir en voyant leurs droits de citoyen fortement diminués et encore plus socialement aliénés qu’ils ne l’étaient avant d’arriver en prison.

    Dans certaines localités qui comptent parmi les plus déprimées des États-Unis, on voit une combinaison toxique formée d’une pauvreté systématique, d’une aliénation de masse et d’une féroce répression étatique. La violence en est la conséquence inévitable. Le fait qu’il soit si facile de se procurer une arme contribue-t-il à cette violence ? Cela ne fait aucun doute, mais il ne s’agit pas de la cause fondamentale.

    Et même si des petites villes plus aisées comme Newtown connaissent une dynamique sociale fort différente, il reste indéniable que l’anxiété causée par l’incertitude économique et l’aliénation sociale généralisée est omniprésente dans la société états-unienne. Et il semble bien que l’aliénation est encore pire pour les jeunes qui grandissent dans des banlieues résidentielles de villas individuelles qui ne comptent aucun espace de rencontre, parc public, etc. C’est ainsi qu’un auteur d’une étude sur les « fusillades sauvages » aux États-Unis faisait remarquer que « depuis 1970, on n’a connu dans tout le pays qu’un seul cas de fusillade sauvage dans une école située dans un centre-ville » (The Nation, 19 décembre 2012).

    Il faut également ajouter la forte déficience de notre système de santé mentale, conséquence inévitable d’un système de soins de santé où tout est laissé au profit tandis que les budgets des services sociaux et des hôpitaux publics sont systématiquement rabotés. Ces facteurs ne font qu’allonger la série des massacres.

    L’impérialisme états-unien propage de manière très enthousiaste une violence de masse partout dans le monde par ses interventions armées, ce qui contribue aussi directement à la violence aux États-Unis eux-mêmes. Cette politique guerrière, justifiée par la soi-disant « guerre contre le terrorisme », a directement contribué à la gigantesque expansion de l’appareil d’État. Obama et les autres politiciens capitalistes ont beau appeler à « mettre fin à la violence » aux États-Unis, cela ne les empêche curieusement pas d’envoyer des drones bombarder le monde entier, de commettre des assassinats politiques à gauche à droite et de militariser la police partout dans le pays.

    Mais il existe encore d’autres causes indirectes. Comme les marxistes aiment à le répéter, la production culturelle d’un pays tend inévitablement à refléter le point de vue et les valeurs de la classe dominante dans la société. Étant donné que la classe dirigeante a pour habitude de répondre par une violence systématique à toute menace ou ennemi qu’elle croit apercevoir de près ou de loin, nous ne devons pas être surpris de voir cette même tendance à la violence systématique se refléter dans les films, dans les jeux vidéo, et même dans la musique, où partout est idéalisé ce culte des armes et de la mort.

    L’état actuel du début sur le contrôle des armes – et notre position

    Après des années durant lesquelles les mesures de contrôle, surtout au niveau fédéral, étaient perçues par les libéraux comme impossibles à mettre en œuvre en raison de la puissance de la NRA, le débat est revenu à l’avant-plan à la suite de la tuerie de Newtown. C’est alors qu’Obama a décidé de faire de cet enjeu un des principaux points du programme de son second mandat, en même temps que la réforme de l’immigration, la réforme fiscale et le changement climatique.

    Dans les médias capitalistes, le débat sur le contrôle des armes est uniquement représenté par deux camps : d’un côté les principaux cadres du Parti démocrate, les maires des grandes villes et toute une section de la classe capitaliste qui a décidé qu’il est temps de mettre au pas la NRA ; de l’autre, les Républicains de droite, soutenus par la NRA et qui font tout pour résister à toute tentative de renforcer le contrôle sur les armes.

    Le point de départ de notre prise de position concernant cet enjeu est notre sympathie avec le désir de la plupart de nos concitoyens de voir un terme à toute cette violence, et notamment la fin des massacres. Nous rejetons totalement l’idée de la NRA selon laquelle la solution à des tueries comme celle de Newtown serait d’avoir un policier armé dans chaque école du pays, et rejetons encore plus l’idée mise en avant par certaines personnalités de droite, dont le président Trump, d’autoriser les enseignants à porter des armes en classe (le Dakota du Sud a déjà appliqué une loi en ce sens !). Leur argument est que « pour stopper les méchants armés, il faut armer les gentils ». Cela ne va faire qu’entrainer encore plus de violence dans la société, et non moins.

    Bien que nous soyons fermement convaincus du fait que les travailleurs, les minorités raciales et les opprimés doivent avoir le droit de se défendre contre la violence des patrons, de l’État et des groupes réactionnaires, nous estimons que le niveau actuel de violence par balles aux États-Unis représente en réalité aujourd’hui un véritable obstacle au développement de la lutte sociale. Tout en défendant notre position théorique d’ordre général sur l’État, et sans faire la moindre concession aux libéraux pour qui l’État est un « arbitre neutre », il nous faut examiner cette question de façon concrète, en tenant compte des conditions, du rapport de force et du niveau de conscience actuels.

    Peut-on de nos jours affirmer que la large circulation des armes à feu aux États-Unis est un facteur contribuant à renforcer la position de la classe des travailleurs  ? La réalité est que non. En fait, la plus grande libéralisation de l’accès aux armes de ces 30 dernières années a coïncidé avec une large offensive de la part de la classe dirigeante contre les droits démocratiques, avec le renforcement des pouvoirs répressifs de l’État. Les principales forces qui s’opposent au contrôle sur les armes sont aussi celles qui propagent une idéologie de droite sexiste, raciste et individualiste qui affaiblit la classe des travailleurs.

    De plus, c’est justement la menace posée par toute cette violence, que ce soit le risque quotidien de voir se déclencher une fusillade dans toute une série de localités ou le danger d’une attaque terroriste, qui donne à l’État le prétexte tout prêt pour renforcer ses pouvoirs répressifs. Cela ne veut cependant pas dire que nous devons nous aligner sur la position des libéraux qui prêchent le contrôle sur les armes et pour qui la circulation des armes est le problème fondamental alors qu’il n’en est qu’un facteur aggravant. Notre tâche est d’articuler une position prolétarienne indépendante.

    Nous rejetons l’argument de la NRA selon lequel les quelques mesures très limitées proposées par Obama pour restreindre la circulation des armes représentent une atteinte au Deuxième Amendement et au droit à porter une arme. Personne à l’heure actuelle n’a encore sérieusement proposé de tenter de désarmer la population, ne serait-ce qu’en partie. Les seules zones où on voit la police tenter de désarmer la population par la force sont les logements sociaux dans les centres-villes.

    Mais il ne suffit pas de s’opposer aux tentatives faites par la NRA pour encourager la paranoïa collective. Il nous faut aussi être clairs sur le fait qu’il existe bel et bien des raisons légitimes pour lesquelles les citoyens désirent porter une arme. Ainsi, dans les zones rurales, les armes sont couramment utilisées pour la chasse, pour combattre les prédateurs et pour les loisirs. Cela ne mène pas à des niveaux insensés de violence. De même, de nombreux habitants des villes et des banlieues désirent porter des armes pour leur protection personnelle. C’est surtout le cas dans les zones où la violence est endémique. Il ne faut par exemple pas être surpris si de nombreuses femmes cherchent à se procurer une arme pour pouvoir se défendre. En tant que socialistes, nous ne sommes pas des pacifistes ; nous ne nous opposons donc pas à ce que de simples citoyens possèdent une arme ou désirent en posséder une.

    La question que la plupart des gens se posent et à laquelle ils veulent une question dès aujourd’hui est en réalité celle-ci : « Comment diminuer toute cette violence ? ». Les bourgeois qui nous parlent de contrôle sur les armes n’ont en vrai aucune réponse sérieuse à apporter à cette question. Même si toutes les mesures proposées par l’administration Obama étaient votées au parlement, toute notre histoire indique que l’industrie de l’armement, un cartel extrêmement puissant, trouvera des manières de les contourner. C’est ce qui s’est passé après la soi-disant « interdiction » de la vente des armes d’assaut en 1994.

    L’autre raison fondamentale pour laquelle le camp bourgeois du contrôle sur les armes ne parvient pas à trouver une solution à la violence est que, comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, la principale source de toute la violence dans notre société est le capitalisme lui-même, y compris l’État capitaliste.

    Des mesures qui seraient réellement destinées à faire baisser le taux de violence incluraient la fin de la « guerre contre la drogue », la décriminalisation de la plupart des drogues (il faut insister ici sur le fait que « décriminaliser » ne veut pas dire « autoriser » ; ce que nous entendons par là est que le problème de la drogue devrait être considéré avant tout comme un problème de santé publique et non comme quelque chose qu’il faut régler par la force), la libération des centaines de milliers de personnes condamnées à la prison pour faits de drogue alors qu’elles sont parfaitement inoffensives, et le démantèlement du système judiciaire criminel, raciste et hypertrophié en vigueur actuellement. Toutes ces mesures feraient beaucoup plus pour réduire le niveau de violence dans la société que toutes les mesures de contrôle sur les armes que l’on peut imaginer.

    Nous voulons aussi prendre des mesures sérieuses contre les énormes profits de l’industrie de l’armement en interdisant la vente d’armes par ces entreprises ou par le gouvernement aux régimes de droite du monde entier. Nous voulons aussi la fin des aventures militaires de l’impérialisme états-unien partout dans le monde et une réduction drastique du budget de l’armée et du Pentagone. Les ressources ainsi libérées pourraient être utilisées pour créer des emplois, améliorer le système d’enseignement et le système des soins de santé (y compris pour la santé mentale) et les services sociaux, ce qui contribuerait par la même occasion à réduire le taux de violence dans notre pays comme à l’étranger. Enfin, nous sommes pour l’annulation de la loi Patriote et autres lois qui autorisent l’État à espionner les citoyens et à recourir à une violence accrue à leur encontre, sans que cela ne contribue d’aucune manière à leur sécurité.

    Un simple programme de création massive d’emplois, un nouveau salaire minimum de 15 $ de l’heure (8000 FCFA) appliqué au niveau national et d’autres mesures sociales comme une véritable couverture maladie universelle et l’extension des soins de santé mentale peuvent être d’importantes mesures prises en vue d’obtenir une société moins violente et plus saine. Nous défendons toute mesure capable de réduire le taux d’inégalité dans la société états-unienne et destinée à démanteler le racisme institutionnel. Cependant, nous insistons sur le fait que nous ne pourrons jamais obtenir une société véritablement égalitaire et juste tant que nous ne sortons pas du cadre du capitalisme. Car même des réformes très modestes se retrouveront rapidement en contradiction avec les limites de ce système malade et putréfié.

    Une fois de plus, nous voulons insister sur le fait que ces mesures que nous proposons seraient bien plus efficaces pour réduire le niveau de violence que n’importe quelle mesure de « contrôle sur les armes », qui révèlera certainement son inefficacité. Toutefois, dans le contexte de notre mission qui est de renforcer la lutte des travailleurs pour leurs droits, nous acceptons de défendre certaines mesures de contrôle sur les armes telle que l’examen du vécu de la personne pour les ventes d’armes, l’interdiction de la vente d’armes de guerre semi-automatiques et la réduction de la taille des chargeurs en vente, dans la mesure où ces mesures pourraient contribuer à diminuer le taux de violence, ne serait-ce que de manière limitée.

    Nous avons cependant des réserves quant à la plupart des propositions d’examen du vécu. Par exemple, la proposition d’interdire l’achat d’une arme à toute personne ayant déjà été condamnée signifie dans la pratique exclure une importante portion de la classe des travailleurs noire – et les Blancs seraient à nouveau privilégiés pour l’obtention d’armes. Il faudrait dès lors au moins envisager la mise en place d’une procédure d’appel dans le cadre de cet examen du vécu.

    Une fois de plus, à aucun moment nous ne voulons dire que les nombreuses personnes détentrices d’une arme ou désireuses de s’en procurer une n’ont pas une raison légitime et bien fondée pour cela. Cependant, nous ne pensons pas que la situation actuelle soit dans les meilleurs intérêts de la classe des travailleurs. Ce n’est pas toutes les questions auxquelles on peut simplement répondre par « oui » ou par « non ». Notre position recèle des contradictions, nous le reconnaissons, mais nous pensons que cela n’est en définitive que le reflet de la vie sous le capitalisme, un système lui-même rempli de contradictions insurmontables, et que les contradictions de notre position ne sont rien par rapport à celles que nous impose et nous imposera ce système tant que nous vivrons selon ses lois.

  • Combattre les inégalités ? En luttant pour le socialisme !

    En décembre, un rapport publié par le think thank World Wealth and Income Database (WID) a détaillé en long et en large les inégalités de revenus et de richesses à travers le monde selon un grand nombre de critères. En particulier, il met en avant qu’entre 1980 et 2016, le pourcent des ménages les plus riches a capté 27% de la croissance des revenus. Traduction : depuis plus de 35 ans, les plus riches captent l’essentiel de la croissance économique.

    Par Baptiste (Hainaut)

    Tout va bien pour les ultra-riches. Jeff Bezos (Amazon) est passé devant Bill Gates pour devenir la personne la plus fortunée de la planète. En 2017, ses actifs sont passés de 72,8 milliards de dollars à 108,2 milliards. Il a donc gagné 65.000 dollars par minute! Selon Oxfam, cette année-là, les huit personnes les plus riches au monde possédaient plus que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. En 2017, leurs avoirs sont passés de 509,9 milliards de dollars à 637,9 milliards de dollars (voir cadre). Une progression de 25 %.

    En Belgique, les grands dirigeants d’entreprises n’ont pas non plus eu à se plaindre. Leurs revenus ont augmenté de 26 % en un an. On peut toujours rêver pour recevoir autant… En 2016 (les données de 2017 ne sont pas encore disponibles), le salaire moyen d’un travailleur s’élevait à 43.097 euros, selon l’OCDE. Un an plus tôt (en euros de la valeur en 2016), il s’élevait à 43.541 euros. Nous avons perdu 1%.

    Les inégalités sont intrinsèques au capitalisme

    Mais tiens, pourtant, le monde n’a-t-il pas été ébranlé par la crise il y a 10 ans ? Pour les travailleurs, les jeunes et les allocataires sociaux, le coût de la vie augmente, les revenus n’évoluent pas de manière substantielle quand ils ne diminuent pas, les acquis sociaux sont détricotés sur fond de politiques d’austérité… Non seulement il n’y a pas d’augmentation de revenus ni de richesses, mais en plus il y a un risque croissant de sombrer dans la pauvreté. Nous devons nous serrer la ceinture parce que c’est la crise, nous dit-on. Visiblement, cela ne s’applique pas aux ultra-riches.

    Mais si les politiques d’austérité accentuent les inégalités, il ne suffit pas pour autant de les stopper pour mettre fin aux inégalités. Ces dernières trouvent leur source dans le fonctionnement même de l’économie capitaliste. Comment sont créées les richesses ? Quelle partie est redistribuée sous forme de salaires ? D’où sortent les profits ? Ces questions existentielles pour les économistes sont fondamentales pour comprendre comment fonctionne le capitalisme, et comment les inégalités sont créées.

    D’où viennent les inégalités ?

    Lorsqu’un objet ou un bien est élaboré, sa caractéristique première est de répondre à un besoin, d’avoir une finalité, un usage. Mais ce n’est pas cet usage qui détermine sa valeur. Un bien n’aura pas forcément plus de valeur s’il est de bonne qualité, s’il a une utilité commune et non individuelle, s’il est plus durable etc. Sous le capitalisme, la valeur d’un bien est déterminée par la quantité de travail qu’il représente, par le temps de travail qui est nécessaire à sa confection. Il va de soi que si une personne met deux fois plus de temps qu’une autre à produire un objet, celui-ci n’aura pas plus de valeur pour autant. C’est pourquoi on considère le temps de travail socialement nécessaire, qui tient compte du temps nécessaire en moyenne en fonction du niveau de développement des forces de production.

    Cette détermination de la valeur d’un bien offre aux capitalistes un dénominateur commun entre des objets de natures très différentes, ce qui permet d’établir des échanges. Car l’objectif d’un capitaliste n’est pas de répondre aux besoins de la société, mais d’utiliser ces besoins comme un marché pour vendre un maximum de ses biens. La valeur d’usage d’un bien est ainsi supplantée par sa valeur d’échange dans un processus de marchandisation généralisée.

    Une fois que les travailleurs ont créé des richesses en produisant des biens à travers leur travail, en quoi consiste le paiement des salaires ? Dans le capitalisme, le travailleur est lui-même ramené à une marchandise particulière, où le salaire est payé de sorte à ce que le travailleur ait le minimum vital pour assurer une reproduction quotidienne de sa main d’œuvre. La valeur du salaire ne correspond donc pas aux richesses que le travailleur a produites, mais correspond à sa capacité à travailler.

    Cette caractérisation de la valeur d’une marchandise a été théorisée par Marx et représente un des socles sur lequel l’analyse marxiste de l’économie est basée. C’est ainsi qu’il explique qu’à la fin de chaque journée normale de travail, lorsque les marchandises produites sont vendues et que les salaires sont payés, il reste un solde appelé plus-value. Cette plus-value correspond donc à du temps de travail non rémunéré, appropriée par le patron et grâce à laquelle il accroît l’ampleur de l’entreprise mais aussi sa propre fortune.

    Un système malade

    Ce fondement économique fait la distinction entre les deux classes sociales principales dans le capitalisme : les travailleurs, qui vivent de leur travail, et les capitalistes, qui vivent de leur propriété des moyens de production et de l’exploitation des travailleurs. Les intérêts sont antagonistes, et l’importance relative entre salaires et plus-value résulte du rapport de force entre les capitalistes et les travailleurs. Tandis que l’immense majorité de la population cherche à vivre dignement, une infime minorité s’organise pour augmenter le taux d’exploitation pour phagocyter le concurrent et améliorer ses profits. Il ne peut résulter d’un tel système qu’une inégalité croissante, dont l’ampleur ne peut être freinée que par la lutte des classes.

    Mais il faut également noter que le fonctionnement du capitalisme n’entraine pas uniquement des inégalités mais aussi des contradictions et des crises, à commencer par la surproduction. Les travailleurs ne gagnant pas de quoi consommer ce qu’ils produisent, il en résulte inévitablement des surplus qui entraînent faillites et plus largement une crise économique lorsque l’ensemble d’un secteur est concerné ou que le système financier est également contaminé. De telles crises sont évidemment plus violentes pour les travailleurs, qui perdent leur emploi, que pour les capitalistes, qui en général se contentent de se réorienter.

    Comment en finir avec les inégalités ?

    Les inégalités ne résultent pas d’un manque de sensibilité politique, ou même d’une dérive financière de l’économie. Le fonctionnement naturel du capitalisme systématise inévitablement les inégalités, la pauvreté, l’instabilité et le chaos. Une sécurité sociale forte et des contraintes fiscales peuvent atténuer ces inégalités, mais cela ne sera jamais suffisant tant que le pouvoir économique sera laissé aux mains de la classe capitaliste. De fait, elles gardent toujours l’initiative de contourner ces contraintes, et peuvent toujours profiter d’un momentum favorable pour détricoter les acquis.

    Nous avons besoin d’une alternative à ce système. Ce besoin s’est exprimé lors de plusieurs élections récentes, avec la popularité de figures comme Sanders, Mélenchon ou Corbyn. Cette popularité illustre la recherche croissante d’une alternative à gauche au néolibéralisme, et un regain d’attention pour les idées du socialisme.

    Le marxisme fournit non seulement une grille d’analyse permettant une compréhension de la société capitaliste, mais donne également les bases pour un changement révolutionnaire de la société. Car l’organisation même des travailleurs au sein du capitalisme a façonné une force sociale capable de changer le cours de l’Histoire à travers l’élaboration d’une économie planifiée et gérée démocratiquement. Un tel système, que nous appelons une société socialiste, permettrait d’orienter l’économie et la production non plus selon les profits d’une minorité mais en fonction des besoins sociaux, environnementaux… de la majorité de la population. C’est seulement de cette manière que les inégalités peuvent disparaître et que tout un chacun pourra vivre dignement.

  • ‘‘Le système dette – Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation’’

    A l’occasion du week-end ‘‘Socialisme 2017’’ d’octobre dernier, nous avions invité Nathan Legrand, militant du CADTM (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes), pour y animer un atelier de discussion consacré à la répudiation des dettes en Russie suite à la Révolution d’octobre 1917. Son exposé était en grande partie tiré du dernier livre du porte-parole du CADTM, Éric Toussaint ‘‘Le système dette – Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation’’. Nathan avait suivi de près la rédaction de l’ouvrage et nous en avons discuté avec lui.

    Peux-tu nous présenter ce livre en quelques mots ?

    Il s’agit d’une approche historique qui brasse des événements qui se sont déroulés entre 1820 (les indépendances en Amérique latine) et le début du 20e siècle. Les derniers événements relatés sont la révolution russe et un bras de fer entre le Mexique et ses créanciers qui se poursuivra jusque dans les années 1940.

    L’idée était de s’attacher au développement de ce qu’on a pu appeler un ‘‘système dette’’, un système ou l’endettement souverain est généralisé de manière volontaire et agressive sur des pays périphériques où le capitalisme était en train de s’implanter. Ce livre, à mon sens, est intéressant car il aborde l’histoire du développement du capitalisme au 19e siècle et dans sa phase impérialiste sous un angle inédit.

    A qui l’ouvrage est-il destiné ? Aux historiens ? Aux spécialistes de la dette ?

    Pas du tout. L’idée était justement de rendre cette facette du développement capitaliste accessible au plus grand nombre, pour en tirer des leçons à destination des combats actuels. Le livre est vivant, ponctué ici et là d’anecdotes et de comparaisons avec des situations contemporaines, dont l’étranglement de la Grèce par la dette depuis 2010.

    Le livre va à l’encontre d’un préjugé très répandu selon lequel les dettes sont une fatalité et qu’il est impossible d’échapper à leur remboursement. Car ce n’est pas simplement l’imposition des diktats des grandes puissances qui est racontée dans ce livre, mais aussi l’histoire des résistances et le refus de payer des dettes illégitimes. Cela s’est exprimé à de nombreuses reprises depuis le 19e siècle, parfois avec succès. C’est la narration d’une histoire qui peut servir de point d’appui dans nos luttes pour une sortie du système dette et du capitalisme.

    Comment expliquez-vous le fonctionnement de ce ‘‘système dette’’ ?

    Son développement a accompagné celui du capitalisme industriel et son entrée dans sa phase impérialiste, c’est-à-dire sa phase d’expansion à l’échelle de la planète à travers l’exportation de capitaux, de manière agressive. Au 19e siècle commence à se développer la folie financière, dont plusieurs mécanismes existaient déjà auparavant. Le capital financier accompagne le développement du capitalisme industriel, ce qui conduit à la généralisation du crédit et des dettes souveraines. Cela permet aux capitalistes des Etats centraux de disposer d’un nouveau mécanisme d’accumulation que l’on pourrait assimiler à un système d’accumulation par anticipation d’une exploitation à venir, puisque la dette va devoir être remboursée à travers l’exploitation de la force de travail et des ressources naturelles des pays dominés. Si besoin est, le recouvrement des dettes est obtenu par la force.

    Les puissances centrales, notamment la France et le Royaume-Uni, vont recourir à la menace d’interventions militaires. L’intervention militaire de 1861-62 au Mexique fait suite à une convention signée entre la France, le Royaume-Uni, l’Espagne et des conservateurs mexicains qui avaient arraché le pouvoir aux libéraux. Cette convention autorisait les puissances en question à intervenir dans le pays en cas de non paiement des dettes. Ces menaces ont été mises à exécution, dans le cas du Mexique, mais aussi dans ceux de la Tunisie (1881) et de l’Egypte (1882), qui sont ensuite transformés en protectorats respectivement français et anglais. Bien que non abordé dans le livre, un processus similaire a été à l’œuvre au Maroc : une conquête militaire faisant suite à une soumission par la dette.

    Dans ce système dette, on trouve quatre grands acteurs : les banquiers qui représentent une partie de la classe capitaliste des Etats centraux ; les Etats capitalistes et leurs gouvernements qui appuient l’exportation agressive de capitaux et qui défendent leurs banquiers à l’aide de la menace militaire ; les classes dominantes locales – généralement une bourgeoisie commerçante désireuse d’acquérir des devises étrangères pour ses activités et de participer le moins possible au financement de l’État par l’impôt, donc favorable à l’endettement souverain – ; enfin, les gouvernements dans les Etats dominés. À l’inverse des trois premiers, le comportement de ce dernier acteur va fluctuer. Le plus souvent, les gouvernants représentent les intérêts de la classe dominante et sont favorables aux politiques d’endettement, mais leur comportement peut se retourner, traduisant l’évolution des rapports de force dans la lutte des classes de leur pays.

    Il y a donc un cinquième acteur : le mouvement social.

    Tout à fait. Ce qui est intéressant c’est d’observer que la remise en cause des dettes souveraines par les gouvernants des Etat dominés coïncide avec des phases intenses de mobilisations populaires.

    Dans ce livre, on s’attarde longuement sur les exemples du Mexique et de la Russie. Au Mexique, une répudiation des dettes a eu lieu après la victoire sur les troupes coloniales françaises dans les années 1860. Et, au 20e siècle, une autre répudiation a eu lieu pendant la révolution qui commence en 1910, puis un bras de fer avec les créanciers entre les années 1920 et 1940 se solde par une victoire. Même si les forces de la révolution avaient été défaites, il en subsistait encore des traces qui s’exprimaient par des politiques progressistes.

    En Russie, le soviet (conseil) de Saint-Pétersbourg avait fait la promesse de répudier les dettes du tsar durant la révolution de 1905. C’est le gouvernement soviétique issu de la révolution d’octobre 1917 qui a concrétisé cette promesse au début de l’année 1918, ce qui ne s’est pas déroulé sans résistance de la part des créanciers. Les bolcheviks avaient répudié les dettes du régime tsariste et du gouvernement provisoire en argumentant qu’ils participaient à la fondation d’une nouvelle société qui ne pouvait pas être liée aux traités du régime précédent. Ils s’appuyaient juridiquement sur le non paiement des dettes des colonies américaines à la couronne britannique après leur indépendance en 1776 et sur le non paiement par la Convention française des dettes de l’ancien régime après la révolution française de 1789.
    Répudier les dettes, est-ce suffisant pour se libérer de la dictature du capital ?

    Non, très clairement. Comme le conclut le livre : ‘‘La répudiation es dettes illégitimes ne suffit pas : pour être réellement utile à la société, elle doit faire partie d’un ensemble cohérent de mesures politiques, économiques, culturelles et sociales qui permettent au pays d’évoluer vers une société libérée des différentes formes d’oppression et d’exploitation.’’

    L’auteur, Eric Toussaint, est porte-parole du CADTM International (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes). Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages et a notamment coordonné les travaux de la commission pour la vérité sur la dette publique crée en 2015 par la présidente du Parlement grec.

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