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  • Inde. Modi s’apprête à entamer un nouveau mandat marqué par de nouvelles tensions communautaires et sociales

    L’establishment indien aime présenter le pays comme la plus grande démocratie du monde. Avec 1,4 milliard d’habitants, c’est effectivement le pays le plus peuplé et des élections sont prévues début mai. Le parti au pouvoir, le BJP (Bharatiya Janata Party, “Parti indien du Peuple”), un parti nationaliste hindou d’extrême droite qui compte 180 millions de membres, semble se diriger vers une nouvelle victoire. Non pas par enthousiasme pour ce que le parti du Premier ministre Modi a à offrir à la population, mais en raison de la faillite totale de l’opposition et d’un sectarisme religieux de plus en plus brutal.

    Modi, le nouveau dieu hindou

    Dans sa course au chauvinisme hindou, Modi a récemment ouvert un nouveau temple à Ayodhya, en faisant office de sorte de grand prêtre. Il ne s’agit pas de n’importe quel temple : la mosquée historique d’Ayodhya a été prise d’assaut et détruite en 1992 par des partisans du BJP qui voulaient construire un temple au même endroit pour honorer Ram. L’attaque avait été suivie de violences communautaires dans toute l’Inde. 2.000 personnes y ont trouvé la mort. Pour les nationalistes, Ram est “la personnification de notre concept de nationalisme culturel”, comme l’a déclaré l’ancien dirigeant du BJP Advani. Le nouveau temple, situé sur les ruines de l’ancienne mosquée, a été inauguré par Modi lors d’un spectacle particulièrement coûteux, avant même d’être entièrement achevé. Les députés du BJP ont alors parlé de Modi comme du “Roi des Dieux”. Ram n’est de toute évidence pas le seul à être vénéré dans ce temple…

    Ces événements ont donné un nouvel élan à la violence nationaliste principalement dirigée contre les musulmans. Des mosquées sont attaquées et tandis que nouvelles mesures sont avancées afin de refuser l’accès à la citoyenneté pour toute une partie de la population indienne. Des initiatives similaires avaient été précédemment repoussées par des mobilisations de masse. L’animosité envers le Pakistan voisin est également à nouveau alimentée, en particulier autour de la question du Cachemire, partagé entre l’Inde et le Pakistan.

    Ce nationalisme exacerbé sert à détourner l’attention de la crise sociale. Au cours d’une décennie, la politique du BJP et de Modi n’a délivré aucune amélioration pour la majorité de la population. Seuls les plus riches félicitent l’action gouvernementale, symbolisée par l’essor de Gautam Adani et Mukesh Ambani, deux milliardaires indiens qui figurent parmi les 20 personnes les plus riches au monde. Le pourcent le plus riche du pays détient 40,6% de l’ensemble des richesses. Le revers de la médaille, c’est que l’Inde compte le plus grand nombre de pauvres au monde : 228,9 millions de personnes.

    Tapis rouge pour les richissimes

    Le fossé obscène entre cette masse considérable de gens qui peinent à survivre et la richesse écœurante au sommet a une fois de plus été souligné début mars, à l’occasion de la grande célébration pré-mariage du plus jeune fils de Mukesh Ambani. L’élite capitaliste mondiale s’y était donnée rendez-vous, dont Bill Gates, Ivanka Trump, Rihanna, Mark Zuckerberg et un grand nombre des stars les plus en vue de “Bollywood”, le Hollywood indien. Ambani a choisi d’organiser cette fête à 140 millions d’euros dans l’État du Gujarat, dont Modi avait été nommé chef du gouvernement en 2001.

    Avec l’aide de l’élite économique, dont Ambani, le BJP et Modi dominent aujourd’hui la scène médiatique. Les règles électorales ont été opportunément modifiée afin d’autoriser les donations de millions de dollars aux campagnes électorales, principalement à l’avantage du BJP. Ce n’est aucunement un hasard si Ambani a décrit Modi comme “le premier ministre le plus prospère de l’histoire de l’Inde”, son succès ayant largement profité à son propre portefeuille et sa soif de prestige. L’autre figure de proue du capitalisme indien, Gautam Adani, a été brièvement sous le feu des critiques pour fraude, mais la clémence de la justice indienne a conduit l’enquête dans un cul-de-sac.

    Sans surprise, l’extrême droite indienne déroule le tapis rouge à la voracité de la classe capitaliste tandis que la grande majorité de la population continue de subir la misère. De grandes mobilisations ont toutefois eu lieu à plusieurs reprises, parmi lesquelles les plus grandes grèves générales de l’histoire de l’humanité ou encore les protestations de masse des agriculteurs qui ont partiellement stoppé la libéralisation du secteur agricole. La contestation paysanne se poursuit d’ailleurs toujours, en dépit d’une sévère répression de la part des autorités qui entendent offrir toute l’agriculture à l’agrobusiness. Mais, et c’est bien entendu crucial, la vaste protestation des agriculteurs, soutenue par le mouvement ouvrier, a imposé des concessions significatives à Modi. Une lutte acharnée de par le monde d’en bas, voilà la solution.

    La faillite de l’opposition

    Malheureusement, on ne peut pas compter sur l’opposition officielle. Le plus grand parti d’opposition est le Parti du Congrès, lui-même responsable de l’introduction des mesures néolibérales et qui, depuis 1980, n’est pas étranger à l’entrée du nationalisme hindou dans la politique. Malgré l’alliance des partis d’opposition, il ne semble pas que le BJP puisse être vaincu. La gauche s’est constamment affaiblie ces dernières années, essentiellement en raison des politiques antisociales qu’elle a elle-même appliqué, notamment au Bengale occidental. Résultat : la tradition d’un parti communiste autrefois puissant a largement disparu et le BJP a pu y faire une percée inédite. Aujourd’hui encore, les divers partis communistes du pays continuent de s’aligner sur le Pari du Congrès sur base de calculs électoraux au lieu de s’engager dans l’organisation de la lutte. Au niveau local, les partis d’opposition appliquent eux-mêmes des politiques antisociales et instrumentalisent les discriminations et l’oppression de castes. La faillite de l’opposition a élargi le champ des attaques antidémocratiques du BJP, telles que la suspension de plus de 140 députés en décembre et l’arrestation de dirigeants de partis d’opposition.

    Le maintien du BJP au pouvoir ne fera qu’accroître les tensions sectaires. Parallèlement, la discrimination fondée sur le système de castes s’intensifie. Sur la scène internationale, Modi s’aligne sur les intérêts de l’impérialisme américain et espère que son ami Trump sera réélu. Le régime indien veut faire entrer les investissements qui migrent hors de Chine, même si les infrastructures et les conditions générales offertes par l’Inde posent de nombreux obstacles. Les liens avec l’impérialisme américain sont utilisés dans sa concurrence face à l’impérialisme chinois. En dépit de la coopération officielle dans le cadre des pays BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), les tensions entre l’Inde et la Chine restent vives. La frontière entre la Chine et l’Arunachal Pradesh, au nord-est de l’Inde, fait l’objet de litiges, mais c’est surtout la concurrence régionale qui importe. Dans le même temps, Modi tente de préserver une sorte de semi-indépendance où subsistent de bonnes relations avec la Russie. Son régime n’a pas hésité à assassiner un séparatiste sikh de droite au Canada pour tendre les relations avec ce pays. Néanmoins, tout indique que les liens avec le bloc qui entoure l’impérialisme américain se renforcent et détermineront la position géopolitique de l’Inde.

    La période à venir sera marquée par de nouvelles tensions. En se limitant aux étroites limites du capitalisme, l’opposition indienne ne parviendra pas à enrayer la montée des divisions sociales, de la misère et de la violence communautaire. La riposte contre l’extrême droite passe par une stratégie de rupture de système reposant sur une classe ouvrière jeune et dynamique et une paysannerie pauvre unies dans la lutte contre toutes les formes d’oppression et d’exploitation. Alternative Socialiste – Inde (ASI) veut jouer un rôle à cet égard.

    Construire une alternative socialiste révolutionnaire

    Alternative Socialiste Internationale a commencé à construire une nouvelle section en Inde en 2020, en pleine pandémie. Il n’est pas évident d’entamer une tâche aussi importante que la construction d’une force révolutionnaire sur un sous-continent. Entre-temps, grâce à des réunions hebdomadaires visant à jeter les bases politiques de notre organisation, des progrès notables ont été réalisés. Les premières éditions d’un journal ont été publiées et notre section-soeur a participé à diverses actions, notamment contre le massacre à Gaza.

    Le 8 mars, Journée Internationale de lutte pour les Droits des Femmes, a été célébré avec le lancement de la campagne ROSA en Inde, lors d’une réunion où 18 personnes ont écouté Laura Fitzgerald de ROSA Irlande, Moumita d’ASI-Inde et Meena Kandasamy, écrivaine et activiste indienne bien connue. Le lien entre les différentes formes d’oppression sous le capitalisme a occupé une place prépondérante lors de cette réunion, qui a également mis l’accent sur la nécessité de lutter sans relâche contre l’oppression des castes. ASI en Inde aborde l’histoire et la réalité de la discrimination de caste afin d’affiner son analyse marxiste, une nécessité absolue dans un pays où le système de caste est si important. Le fait qu’un terme comme “paria” ait été adopté en français directement à partir du système de castes indien montre à quel point cette oppression est puissante.

    Il existe également des contacts avec la campagne PAPA (Project Affected People’s Association) qui s’est opposée au projet de construction de la mine à ciel ouvert Deucha Panchami à Birhbum, dans le Bengale occidental, qui serait la deuxième plus grande mine de ce type au monde. Pour cette mine, 21.000 personnes devront être déplacées, dont 9.000 Adivasis (un peuple autochtone) et 4.000 Dalits (les soi-disant “intouchables” qui sont exclus du système des castes). L’ensemble du projet est désastreux pour les populations locales, mais aussi pour l’environnement. Les seuls gagnants sont les propriétaires super-riches de la société minière et leurs marionnettes politiques. En collaboration avec la PAPA, ASI souhaite faire connaître la lutte contre ce projet minier au niveau international.

    Plus d’informations via socialistindia.org

  • Rwanda 1994. Comment le capitalisme a engendré la barbarie dans la région des Grands Lacs

    Il y a 30 ans, un événement d’une horreur inouïe et historique a eu lieu en Afrique de l’Est : le génocide des Tutsis et le massacre des Hutus modérés. Cet événement qui fut médiatisé sidéra le monde entier. La barbarie à l’échelle industrielle entraina la mort de 800.000 à 1.000.000 de personnes en 3 petits mois.

    Par Alain Mandiki (écrit en 2019)

    https://boutique.socialisme.be/produit/1994-genocide-au-rwanda-une-analyse-marxiste

    (1) Le Rwanda avant la colonisation

    On dit souvent que l’histoire est écrite par les vainqueurs. C’est une autre manière d’exprimer le fait que les sociétés humaines sont traversées par des rapports de forces entre classes antagonistes qui s’affrontent. Ceci constitue le moteur de l’histoire. Pour ceux qui veulent voir la société se transformer dans l’intérêt de la majorité sociale, ce que nous appelons une société socialiste démocratique, il est important d’étudier l’histoire en relation avec cette lutte de classe. C’est ainsi que nous pouvons tirer les leçons pour les combats politiques actuels.

    Le Rwanda est situé en Afrique de l’Est dans ce que l’on a dénommé la région des Grands Lacs. C’est une région qui a une histoire riche, variée et complexe, à l’origine des sources du Nil. Un des éléments qui rend complexe l’analyse historique, c’est que la dynamique des relations sociales dans la région a souvent été fixée pour pouvoir défendre idéologiquement un régime politique particulier. Certains historiens de la région, comme l’Abbé Kagame Alexis, ont établi des éléments qui étaient vrais à une période historique dans une région géographique précise pour justifier et perpétuer la domination de leur couche sociale. Il en est de même pour les colons qui ont, eux, surtout assis leur autorité sur un récit national et une vision des relations sociales qui correspondaient à la nécessité de diviser pour régner, sur base notamment des théories racistes de Gobineau (1). Lors de la période coloniale, cela prendra la forme de l’indirect rule (2). Pour cela, il fallait jouer sur les contradictions qui étaient présentes dans le Rwanda précolonial, amplifier les antagonismes, en créer de nouveaux et les fixer comme s’ils étaient là de tout temps. C’est ainsi qu’est née l’idéologie génocidaire selon laquelle les Tutsis, peuple de pasteurs (3) hamitiques (4), aurait colonisé le Rwanda, un pays peuplé d’Hutus, peuple de cultivateurs Bantous.

    Une des autres difficultés est de pouvoir étudier les processus historiques dans leur développements et leurs contextes. L’histoire de la région des Grands Lacs connait des similarités avec des périodes que nous avons connu en Europe occidentale, mais il y a surtout des différences. On ne peut pas tout simplement parler du Rwanda précolonial comme étant médiéval et tirer un parallèle complet avec notre Moyen-Âge. Malgré certains points communs, la temporalité des faits et les spécificités liées aux différents royaumes qui se sont établis dans la région doivent nous éviter de tirer des raccourcis hâtifs. Il reste aux scientifiques à faire leur travail pour nous donner une image de ce que fut l’histoire précoloniale de cette région, depuis son peuplement qui remonte à l’expansion du premier homo sapiens sapiens de la vallée du Grand Rift (Afrique de l’Est). Différents auteurs, qu’ils soient de la région ou originaire de pays impliqués dans le processus colonial, s’intéressent à ce vaste sujet. Au-delà des nuances et des débats contradictoires propres à l’immensité de la tâche, des consensus scientifiques se dégagent et établissent des faits historiques sur certains points d’importance.

    Des Etats monarchiques centralisés

    Dans la région des Grands Lacs, de manière spéculative à partir du 15e siècle, mais de manière plus sûre au 18e siècle, il existait plusieurs petits Etats monarchiques centralisés comme le Bunyro, le Buganda, le Nkore, le Burundi et le Rwanda. Ces Etats étaient parcourus de luttes pour le pouvoir interne entre les différents clans de la noblesse, et de contradictions sociales propres à l’exploitation d’un surproduit social sur lequel vivait la couche supérieure de la société. Il y existait également une volonté propre à chaque royaume de s’étendre au détriment de ses voisins.

    Cela se faisait en fonction du potentiel des forces productives et du développement de celles-ci. L’ensemble de la société, et en particulier les couches dominantes, était organisée sur une base patrilinéaire clanique. Les clans pouvaient se composer d’un mélange Hutu – Tutsi ou Bairu – Bahima. D’autres groupes de populations existaient, comme les Twas. Un peuplement très anciens de la région vit de la culture maraichère et céréalière et de l’élevage pastoral. Il faut bien comprendre que la relation qui lie l’agriculture et l’élevage dans la région est autant complémentaire que contradictoire. Les troupeaux ont besoin de pâture pour se produire et se reproduire, et les pâtures ont besoin de troupeaux pour le travail du sol et le fumier qui permet la fertilisation du sol. Les grands propriétaires terriens s’élèvent au-dessus de la société, comme les propriétaires de grands troupeaux. En dessous d’eux se trouvent ceux qui doivent entretenir le bétail, le travailler, et de même pour les cultures. Il y avait au Rwanda ceux qui sont devenus des Hutus, qui parfois possédaient du bétail, et ceux qui sont devenus des Tutsis, qui étaient parfois agriculteurs, au contraire de ce que les colons ont pu écrire. Ceci étant dit, la vache représentait un capital important : par exemple, un grenier de 300 kg de haricots achetait une génisse de 100 kg ; une peau de vache non tannée achetait 30 kg de haricots, ou une houe, ou une jeune chèvre (5). ‘‘Rien ne surpasse la vache’’ dit un dicton rwandais. Cela reflète le statut primordial de la vache dans les échanges commerciaux. Les pasteurs, majoritairement Tutsis, ont donc eu tendanciellement une position de force plus importante en possédant ce capital.

    La question ethnique – Les idées vraies, comme les idées fausses peuvent devenir une force matérielle quand elles sont reprises en masses

    Le racisme est un ensemble d’idées né dans un contexte économique et social bien particulier. Cependant, une fois que ce contexte a déterminé l’idéologie qui la reflète, celle-ci prend sa dynamique propre et influe sur le développement du contexte lui-même. Ainsi, l’idéologie des races avait pour contexte l’esclavage dans le cadre de l’accumulation primitive capitaliste. Alors que ce contexte sous cette forme particulière a disparu, l’idéologie des races a resurgi à plusieurs reprises dans l’histoire avec les diverses conséquences funestes que nous connaissons. Nous pensons que si nous comprenons le contexte qui a pu faire émerger un tel ensemble d’idées, nous serons plus à même de le combattre. C’est ce que nous appelons la théorie de l’action.

    L’ethnisme dans la région a toujours été un outil idéologique qui permet de diviser pour mieux régner. Mettre en avant un antagonisme ethnique permet de masquer le conflit de classes et d’éviter de répondre par exemple à la question agraire. Ainsi, les historiens, fonctionnaires et missionnaires coloniaux allemands puis belges ont inventé l’idée selon laquelle les Tutsis étaient des Hamitiques venus d’Abyssinie (6) et qu’ils étaient plus aptes au commandement. Cela a justifié le retrait de plusieurs chefs locaux (mwami) qui s’opposaient aux colons et leur remplacement par des chefs Tutsis acquis à la cause coloniale. Lors de la lutte pour l’indépendance, cet antagonisme a été joué dans l’autre sens, notamment par la démocratie chrétienne belge, pour maintenir la domination coloniale puis néocoloniale. Cette idéologie raciste a été promue par des pseudoscientifiques qui, sur base de l’anthropologie physique, ont installé un antagonisme permettant d’asseoir la domination impérialiste, et générant par là même les bases de l’idéologie génocidaire.

    La production du surproduit social

    Le Rwanda précolonial était une société inégalitaire. La soudure (7), les accidents de cultures, les épizooties (8) entrainaient des famines qui pouvaient jeter des familles ou des clans dans la pauvreté et les faire entrer dans des relations de dépendance. Un riche était défini par le nombre de personnes qu’il faisait travailler sur ses propriétés (cultures ou élevages). Une partie de ce qui était produit par le paysan moyen allait au chef qui lui avait concédé la parcelle. Ceux ne possédant pas de terre travaillaient donc comme journaliers sur des terres possédées par d’autres contre rétribution en marchandise (haricots, sorgho, bière, beurre,..) leur permettant d’acquérir d’autres biens. Ce statut, considéré comme indigent, était en marge de la société. À côté de cela s’établissaient des relations de clientèle propres à la société féodale rwandaise entre un riche et son corvéable, renforcées et valorisées par l’idéologie.

    Lors de l’émergence de la dynastie des Banyiginya au Rwanda fin du 18e siècle, on a vu un renforcement du pastoralisme dans la structure sociale. Un système que l’on peut rapprocher du servage s’est développé, par lequel le paysan devait travailler sur les terres du seigneur un certain nombre de jours (2 jours d’akazi), sur une semaine de 5 jours. Le régime de l’ubuhake, une relation de clientèle et d’obligation qui fonctionnait en milieu pastoral, a été étendu et a recoupé les nouvelles structures de pouvoir. Néanmoins, ce ne sont pas les Tutsis dans leur totalités qui ont constitué la classe dominante, mais bien une minorité d’entre eux. On estime entre 10.000 et 50.000 le nombre de Tutsis de clan noble qui ont été impliqués dans le pouvoir colonial sur un total de plusieurs centaines de milliers de Tutsis au 18e siècle.

    On le voit : les contradictions et les lignes de failles de la société rwandaise étaient nombreuses. Cela entraînait des luttes et des résistances. L’entrée en jeu des puissances impérialistes viendra modifier les rapports de forces internes à la région et fera entrer de plain-pied l’Afrique de l’Est dans les contradictions capitalistes.

    Notes :
    (1) Homme politique et écrivain français du 19e siècle.
    (2) Méthode d’administration d’une colonie se basant sur des relais locaux.
    (3) Eleveurs de bétails.
    (4) Terme d’origine biblique attribué péjorativement à des populations africaines qui descendraient de personnages du Premier Testament.
    (5) Claudine Vidal, Économie de la société féodale rwandaise, Cahiers d’Études africaines, 1974.
    (6) Région de la Corne de l’Afrique.
    (7) Période entre deux récoltes.
    (8) Maladie frappant un groupe d’animaux.

    (2) La colonisation et la décolonisation du Rwanda

    Les puissances impérialistes se disputent le gâteau Africain

    L’Allemagne, nouvelle puissance impérialiste

    Aucun Etat africain n’a l’allemand comme langue issue de la colonisation occidentale. Cette situation est due aux rapports de forces internationaux qui ont fait perdre à l’Allemagne toute leurs colonies sur le continent. L’Allemagne était déjà arrivée tardivement dans la « course aux colonies ». La cause était le retard qu’avait pris la bourgeoisie allemande pour réaliser son unité nationale. Alors que l’Angleterre, La France, la Belgique, l’Espagne, le Portugal et les Pays-Bas menaient des explorations depuis des dizaines d’années, l’Allemagne se lança tardivement dans la conquête coloniale.

    Ce retard accumulé dans l’unification nationale explique aussi le fait que le jeune Etat allemand se focalisa en 1871 sur le renforcement de son Etat en interne et ne se lança pas directement dans la guerre de conquête coloniale que menèrent ses rivaux. Dans un premier temps, c’est du capital privé qui bénéficia de la protection de l’Etat allemand qui se lança dans les explorations, les conquêtes et les investissements. La conférence de Berlin de 1885 consacra les rapports de forces militaires entre les différents puissantes qui verront émerger l’Afrique Orientale Allemande dont fera partie le Ruanda-Urundi.

    Parallèlement aux rivalités inter-impérialistes, les contradictions de la société monarchique rwandaise étaient remontées à la surface, entraînant une grave crise de régime. Après la mort de Kigeli IV Rwabugiri, son successeur a dû faire face à des incursions militaires belges sur son territoire et fut renversé suite à une défaite militaire et un complot ourdi en interne. Yuhi Musinga arriva ensuite à la tête du royaume. Très vite, le jeune roi s’allia avec les allemands pour stabiliser son pouvoir. Comme l’exprime très bien l’historien français Jean-Pierre Chrétien : « manifestement l’aristocratie rwandaise a joué la carte d’un camp européen contre l’autre, elle cherche l’appui de ceux qui lui semble les moins dangereux ou les plus respectueux… »(2) Cette alliance permit à l’Allemagne de stabiliser son empire colonial et de le gérer de manière économique avec des relais sur place ; et cela permit à la famille royale régnante de s’assurer le pouvoir.

    La Première Guerre mondiale redistribue les cartes

    Les puissances impérialistes tenteront de résoudre leurs différends coloniaux de manière pacifique à travers plusieurs conférences internationales. Finalement, la logique intraitable de concurrence entre les différentes bourgeoisies nationales conduira à la Première Guerre mondiale. Cette guerre fut menée pour redistribuée les cartes au niveau mondial, chaque Etat capitaliste voulant augmenter sa part du gâteau et assurer son hégémonie. La défaite de la Triple alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie), se soldera par la perte de l’AOF pour l’Allemagne.

    La tutelle du Ruanda-Urundi fut confiée à la Belgique qui réussit par un jeu d’équilibre à récupérer cette région-clé. En effet, la rivalité entre le Royaume-Uni et la France en Afrique de l’Est était permanente à l’époque, comme l’avait par exemple illustré l’incident de 1898 à Fachoda, dans l’actuel Soudan du Sud. Le territoire occupé par le Ruanda-Urundi est stratégique à plusieurs égards car il constitue une porte d’entrée au Congo, il est à la source du Nil et c’est aussi une porte d’entrée vers le Tanganyika et le Kenya qui ont des côtes sur l’océan Indien.

    La colonisation des esprits

    Afin d’assurer son pouvoir, le colonisateur belge comme l’allemand auparavant ne pouvait pas compter que sur la force ou la coercition. Ils se sont basés sur la famille royale, qui était le pouvoir précédent, pour avoir une base dans la société. Mais ils ont aussi eu besoin de casser toutes les résistances qui pouvaient être une barrière à l’exploitation coloniale. Ils ont donc figé la société qu’ils ont trouvée et ont créé de toutes pièces une division ethnique dans la population. Au Rwanda, l’ensemble de la population partageait la même culture, parlait la même langue, vénérait le même dieu « Imana ». Les colonisateurs ont institué le fait que ce peuple était divisé en deux ethnies totalement distinctes. Les Batutsi : race supérieure Hamito-sémites ou nilo-hamitique constituant 5% de la population, éleveur naturellement apte à diriger, couche de seigneurs proche de la race blanche. En dessous d’eux, les Bahutu : paysans bantous, race inférieure qui devait être commandée. Les Pères blancs (3) considéraient que seuls les Batutsi pouvaient bénéficier d’une instruction essentiellement primaire qui permettait d’avoir des postes dans l’administration coloniale. Une petite élite tutsi se constitua alors, mais qui ne représentait pas l’ensemble de la population décrite comme étant tutsi. Celle-ci était, dans sa majorité, exploitée comme les Bahutu.

    Pour faciliter ce processus, il a fallu réduire le pouvoir du roi et autoriser la liberté de religion afin d’imposer le catholicisme. Ce processus aboutira à la destitution de Musinga et à la mise en place d’un roi catholique proche de l’administration coloniale, Mutara III Rudahigwa. L’élite tutsi en constitution autour de lui aura sa place seulement si elle fait la jonction avec les intérêts coloniaux, comme le rappella le colonel Jungers aux élèves du groupe scolaire Astrida des Frères de la charité de Gand, qui formait les futures élites : « restez modestes. Le diplôme de sortie qui vous sera attribué, n’est pas une preuve de compétence. Il ne constitue que la preuve que vous êtes aptes à devenir des auxiliaires compétents. »(4)

    Dans les années 1930, l’administration coloniale fera renseigner, sur les papiers d’identité, la race à laquelle appartenait chaque rwandais. Selon l’historien français Yves Ternon, à cette époque, 15% se déclarèrent Tutsi, 84% Hutu et 1% Twa.(5)

    Après la guerre, la Belgique a été mise sous pression suite aux terribles famines qui ont eu lieu à cause du manque d’investissement agricole et en infrastructures. La Belgique a été forcée, par exemple, d’ouvrir l’enseignement aux Bahutu. Mais, encore en 1948, la revue des anciens élèves d’Astrida disait : « de race caucasique aussi bien que les Sémites et les indo-Européens, les peuples hamitiques n’ont à l’ origine rien de commun avec les nègres… Physiquement ces races sont superbes : malgré les inévitables métissages résultant d’un contact prolongé avec les nègres, la prépondérance du type caucasique est resté nettement marquée chez les Batutsi… »(6)

    L’Arabica, base du revenu de la colonie

    Au-delà de sa situation géostratégique, une des richesses du Rwanda réside dans ses terres agricoles. Le colonisateur Allemand, d’abord, puis Belge, a fait du Rwanda une terre de caféiculture. Ce processus a vu le remplacement de cultures maraîchères et vivrières par des cultures d’exportations dépendantes des prix sur les bourses mondiales. Pour acheminer ces marchandises, il a fallu construire et entretenir un réseau de routes carrossables. Cela s’est fait par le travail forcé, qui en 1930 représentait presque 2 mois par an.(7) Ces deux éléments ne pouvaient que renforcer les contradictions sociales, puisque la population était écartée du travail des champs pour entretenir l’infrastructure coloniale, mais devait en plus cultiver du café pour pouvoir payer les impôts à l’Etat. Cela entraînera des famines et des fuites de population vers les pays voisins.

    Edmond Leplae, Directeur de l’Agriculture au Ministère des Colonies de 1910 à 1933, mis en place un système de culture obligatoire qu’il copia du modèle Hollandais à Java. À cette époque, il y eu de 1 à 4 millions de plants de café planté par an. De 11 tonnes en 1930, la production grimpera à 10.000 tonnes en 1942 et 50.000 en 1959.

    La « révolution coloniale » : les populations opprimées commencent à se libérer de leurs chaînes

    Les marxistes ont toujours expliqué que la révolution entraîne la guerre et que la guerre entraîne les révolutions. Après la Seconde Guerre mondiale, un processus révolutionnaire a pris place partout à travers le monde. Les Etats alliés objectifs de ce processus ne pouvaient être que les pays dans lesquels la base sociale de l’Etat était différente et où le système de production représentait une alternative au système capitaliste. C’est donc l’URSS dans un premier temps puis la Chine en 1949 qui vont inspirer les révolutionnaires. À cette époque, la dégénérescence bureaucratique en URSS était déjà un frein relatif, mais l’économie bureaucratiquement planifiée (même avec ses limites) et la victoire face aux nazis vont conférer à la bureaucratie stalinienne une immense autorité. En effet, l’existence d’une alternative au système capitaliste permettra d’installer un rapport de force international favorable qui obligera la bourgeoisie dans les pays capitalistes avancés à offrir d’énormes concessions économiques, démocratiques et sociales à la classe ouvrière dans leur pays, et démocratiques dans les pays qui subissaient l’oppression coloniale. Par ailleurs, la bureaucratie qui s’est installée au pouvoir en URSS au cours des années 1920 a tout fait pour que n’émerge pas une révolution socialiste démocratique dans un autre pays. Cela aurait pu relancer le processus de lutte en URSS-même pour une véritable démocratie ouvrière et pour une planification économique démocratique. Malgré ces limites, c’est donc un modèle de révolution dirigée par le haut et une économie planifiée bureaucratiquement qui a été prise comme modèle alternatif dans tout un tas de pays lors des révoltes contre l’oppression coloniale.

    Dans la lutte contre l’impérialisme sur le continent asiatique, la victoire de l’armée populaire de Mao et la constitution d’un Etat ouvrier déformé par la bureaucratie dès son début sera le modèle que beaucoup de nationalistes dans les pays qui subissait encore le joug colonial utiliseront. Il ne se base pas sur la méthode et le programme du parti bolchevik durant la révolution russe qui s’est basée sur la combativité et le sens d’initiative de la classe ouvrière russe. Partant des contradictions propres au régime colonial, ce modèle se base sur la petite-bourgeoisie nationaliste, la couche supérieure de la société (officiers supérieurs, intelligentsia, …) et des éléments progressistes radicalisés qui luttent contre le pouvoir impérialiste. La stratégie utilisée n’est donc pas la mobilisation systématique de l’ensemble de la société à travers les actions collectives de masse telles que les manifestations et les grèves d’où émergent une situation de double pouvoir, mais bien la guerre de guérilla dirigée par ces couches. Dans une situation internationale et nationale favorable, cela mena à des victoires et à un recul temporaire des puissances impérialistes.

    Ce sera le cas par exemple en Indochine avec la défaite de l’armée française à Diên Biên Phu. De manière générale, un processus révolutionnaire dans un pays inspire les masses en lutte et les révolutions dans d’autres pays. En Afrique et en Amérique centrale et du Sud, ces exemples ont inspiré les couches qui cherchaient à vaincre l’impérialisme. Cela s’est traduit par la vague de luttes sur base des méthodes de guerres de guérilla qui prendra place entre autres à Cuba et en Algérie. À la fin des années ‘50, la plupart des combattants pour l’indépendance dans les pays colonisés sont gagnés par le nationalisme ; certaines couches de la petite-bourgeoisie sont touchées par les idées socialistes mais sur base du modèle de l’armée populaire de Mao. Le rôle dirigeant dans la révolution n’y est pas dévolu à la classe ouvrière et ses organisations indépendantes, mais bien à une couche supérieure de la société qui s’appuie sur une guérilla paysanne pour prendre le pouvoir.

    Au Rwanda, les élites nationales sont aussi touchées par ce processus. Mais la division ethnique de la société divise l’élite en deux camps qui tirent des conclusions différentes sur la manière de voir l’oppression coloniale. Dès 1957 se fonde l’Association pour la promotion sociale de la masse (APROSOMA). Celle-ci ne s’organise malheureusement pas sur une base de classe mais bien sur une base ethnique. En 1957 aussi, le Manifeste des Bahutu est écrit par 9 intellectuels hutu dont le futur président de la République Grégoire Kayibanda. Il dénonce non pas la colonisation mais bien le pouvoir tutsi. Pour eux, la question de l’indépendance est secondaire par rapport à la question de l’élimination de la domination économique, politique et culturelle des Batutsi.

    Les bases de l’idéologie génocidaires sont présentes dans ce manifeste. Il reprend la division en catégories créées par l’administration coloniale pour en déduire la nécessite d’une passation de pouvoir à la majorité hutu. Sur base de cette idéologie se crée le Parti du mouvement de l’émancipation hutu (PARMEHUTU). Pour l’élite tutsi regroupée autour de l’Union Nationale Rwandaise (UNAR), il faut l’indépendance et le départ de l’administration coloniale, ainsi que la remise en place d’une monarchie constitutionnelle au Rwanda. À côté de cela, un parti favorable aux intérêts occidentaux émerge : le Rassemblement démocratique rwandais (RADER), qui regroupe des anciens « astridiens » (8) et des Bahutu.

    Le pouvoir colonial, voyant le danger de la perte de contrôle, changea alors ses alliances et utilisa la petite-bourgeoisie hutu en promouvant l’idée du « peuple majoritaire ». Celle-ci fut portée en grande partie par la démocratie-chrétienne, principalement flamande, et l’élite de l’Eglise catholique sur place. Des élections furent organisées et remportés par le PARMEHUTU. La première république fut installée. Grégoire Kayibanda en était le président. Une politique de discrimination systématique vis-à-vis des Batutsi se mit en place, appuyée par des violences et des pogroms vis-à-vis de ceux identifiés comme tels. Les violences permettront de dévier la colère des masses contre un ennemi identifié et de détourner l’attention des problèmes auxquels faisait face le Rwanda : l’inégalité économique et la question agraire non résolue. La première République durera de 1962 à 1973. Mais le mécontentement populaire se poursuivra. Et sur base de cela, Juvénal Habyarimana, provenant du Nord du pays, utilisera les tensions régionales entre la petite-bourgeoisie hutu du centre et celle du Nord pour s’élever au pouvoir en 1973.

    Notes :

    (1) Dans la région des Grands Lacs, pour les noms des populations, l’accord au pluriel se fait en ajoutant le préfixe ‘Ba-‘ et, au singulier, ‘Mu-‘. Par exemple, pour un ‘Tutsi’ et un ‘Hutu’, on dira ‘Mututsi’ et ‘Muhutu’.
    (2) Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Aubier, 2000, p. 188.
    (3) Ordre religieux missionnaire fondé par le Cardinal Lavigerie.
    (4) Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs…, p. 240.
    (5) Yves Ternon, Rwanda 1994. Analyse d’un processus génocidaire, dans « Revue d’Histoire de la Shoah » 2009/1 (N°190).
    (6) Citation reprise dans : Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs…, p. 247.
    (7) Ibidem, p. 245.
    (8) Anciens du groupe scolaire de Butare (ex-Astrida).

    (3) La Deuxième République, la guerre civile et le génocide de 1994

    Dans les 2 premières parties, nous avons retracé de manière chronologique les éléments d’histoire qui permettent selon nous d’analyser les causes du génocide. Dans cette troisième partie, nous ne suivrons plus chronologiquement les événements, mais nous voulons entrer directement dans le débat. Au-delà de l’explication, il s’agit surtout de remettre en cause certaines analyses superficielles qui ont été amenées dans le débat public.

    Comment expliquer le génocide ?

    Un des clichés de la propagande coloniale pour justifier la colonisation de l’Afrique par les puissances impérialistes a été “la mission civilisatrice”. La propagande raciste de l’époque dépeignait l’Afrique comme un continent barbare en proie à l’esclavage arabo-musulman et aux guerres ethniques. La mission de l’Occident était d’apporter la paix et le développement économique. Ce qui allait amener la démocratie et le progrès.

    Mais la réalité, c’est qu’après la mise en place du système de production capitaliste et l’intégration au marché mondial, les standards moyens de démocratie ne sont pas présents et la paix est loin d’être garantie dans l’ensemble du continent, et en Afrique de l’Est en particulier. Au lieu de chercher les explications dans les contradictions du capitalisme, beaucoup d’idéologues ont préféré aller reprendre des explications dans la propagande raciste des années coloniales.

    Selon nous, le point culminant des tensions “ethniques” a pour base une classe dominante qui se bat par tous les moyens pour rester aux commandes et profiter des miettes qui tombent des termes des échanges mondiaux. Dans cette lutte, l’élimination physique comme “solution finale” de son challenger et la désignation de l’ennemi en tant que race qui serait la cause de toutes les contradictions a été l’option du Hutu Power, les extrémistes du régime d’Habyarimana. Selon les idéologues précités, il n’en est rien : le génocide serait lié aux luttes ethniques et barbares consubstantielles à l’Afrique et aux africains. C’est une manière ironique de reconnaître l’échec total du projet colonial. Voyant la contradiction argumentative, certains intellectuels poussent l’argument à l’absurde en réclamant une nouvelle colonisation de l’Afrique (1).

    Les deux premières parties ont apporté des éléments de réponses à ce courant réactionnaire qui utilise la distorsion de l’histoire et la racialisation de la société comme moyen de division pour cacher les ambitions impérialistes. Il existe cependant un courant d’idéologues considéré comme “progressistes” et “scientifiques” qu’il convient aussi de démasquer.

    Le néo-malthusianisme à la rescousse du capitalisme

    Analyser le génocide comme un phénomène “moderne” lié aux contradictions du capitalisme est une attitude philosophiquement matérialiste, c’est à dire rationnelle. Mais aujourd’hui, avec la division du travail dans le monde intellectuel et l’absence de remise en cause globale du système capitaliste, ce genre d’approche est beaucoup moins audible. Les experts de chaque discipline abordent une question générale sous l’angle unique de leur expertise et il généralise cela en voulant faire correspondre la réalité à leur analyse. C’est ce que nous appelons une réflexion philosophiquement idéaliste.

    C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre les analyses de Jared Diamond. Ce géographe et biologiste est davantage connu dans le monde anglo-saxon, mais ses thèses sont aussi relayées dans le monde francophone et belge par des académiques comme Jean-Philippe Platteau, de l’Université de Namur. De manière générale, avec la crise environnementale, le néo-malthusianisme fait un retour en force. On entend des dirigeants de premier plan comme le Président français Emmanuel Macron dire que la cause du sous-développement en Afrique est due au ventre des femmes africaines (2). On entend aussi certains courant écologistes réclamer un arrêt de la reproduction pour sauver la planète (3).

    Le marxisme est souvent disqualifié, car il ne serait qu’une “vieille théorie”. Mais en général, les contradicteurs réutilisent des idées tout aussi vieilles qui, déjà à leur époque, ont été battue en brèche. Jared Diamond a été l’un de ceux qui ont remis au goût du jour les idées de Malthus (4). Il a écrit deux livres qui traitent de ce sujet. L’un d’eux : “Guns, Germs, and Steel: The Fates of Human Societies” (“De l’inégalité parmi les sociétés : Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire”). Il y explique comment les occidentaux ont pu coloniser l’Afrique. Les éléments géographiques et biologiques sont mis en avant comme déterminant la supériorité occidentale. Lié au même sujet, son second livre est “Collapse: How Societies Choose to Fail or Survive” (“Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie”). Il y expose le fait que la trop grande pression sur les ressources environnementales est la cause d’effondrement des civilisations. Il prend pour exemple les habitants de l’île de Pâques, les Pascuans, et leurs statues (Moaï). Dans ce même livre, il y a tout un chapitre sur le génocide au Rwanda, s’intitulant “Malthus en Afrique”. Il prend l’exemple du génocide pour développer sa thèse : la surpopulation a été l’un des éléments déterminants les événements.

    Dans l’absolu, il ne faut pas écarter la surpopulation comme élément explicatif. C’est d’ailleurs à prendre en compte pour comprendre les tensions sociales dans la région de manière fine. À ce titre, les analyses de Platteau et consorts sur le Rwanda sont intéressantes à plus d’un titre.

    Mais l’erreur consiste à prendre un élément d’analyse et le généraliser pour en faire l’élément de causalité principale en considérant le système de production capitaliste comme un invariant. Ce faisant, on cache les contradictions sociales et économiques qui sont liées au capitalisme et on le présente comme étant l’horizon indépassable de l’humanité. Dans l’analyse, on oublie donc comment, dans le cadre d’un conflit de classe aigu de revendication foncière non traitée, la question de la démographie approfondit la crise. C’est l’erreur que commet Diamond. Dans le chapitre consacré au génocide, il écrit : “La pression démographique a été l’un des facteurs importants à l’œuvre dans le génocide rwandais. Le scénario catastrophe de Malthus peut parfois se réaliser et le Rwanda en fut un modèle. De graves problèmes de surpopulation, d’impact sur l’environnement et de changement climatique ne peuvent persister indéfiniment : tôt ou tard, ils se résolvent d’eux-mêmes, à la manière du Rwanda ou d’une autre que nous n’imaginons pas, si nous ne parvenons pas à les résoudre par nos propres actions. Des mobiles semblables pourraient œuvrer de nouveau à l’avenir, dans d’autres pays qui, comme le Rwanda, ne parviennent pas à résoudre leurs problèmes environnementaux. Ils pourraient jouer au Rwanda même, où la population augmente aujourd’hui encore de 3 % l’an, où les femmes donnent naissance à leur premier enfant à l’âge de quinze ans, où la famille moyenne compte entre cinq et huit enfants.”

    Dans son “Essai sur le principe de la population”, Malthus avait la même approche. Karl Marx avait réfuté Malthus en remettant l’élément démographique en lien dialectique avec les rapports de production capitaliste. La théorie de Diamond sur l’effondrement a été réfuté dans son ensemble (5). Des intellectuels sont revenus sur son analyse de la société pascuane. Mais très peu a été écrit sur son analyse du génocide.

    L’élément que nous voulons ajouter à cette réfutation concerne donc l’analyse faite par Diamond sur le génocide au Rwanda mais de manière spécifiquement matérialiste. Le capitalisme ne se développe pas de manière linéaire et homogène. C’est ce que les marxistes appellent le “développement inégal et combiné”, cela génère des possibilités de réserves jusqu’au moment où l’ensemble des régions du monde sont soumises aux rapports capitalistes de productions. La manière dont les rapports capitalistes s’imposent à de nouvelles sociétés ne peut être pacifique. Cela est liée d’une part à l’affrontement entre l’ancien et le nouveau rapport de production, et d’autre part à la concurrence impérialiste. Pour établir sa domination, l’impérialisme réutilise l’ancienne organisation sociale en la remodelant en fonction de ses intérêts et donc, ce faisant, il la transforme, créant de nouveau rapports sociaux et ainsi de nouvelles contradictions. C’est ce que nous avons voulu illustrer aussi avec les 2 premières parties. C’est aussi dans ce sens que nous ne suivons pas les analyses soient disant “progressistes” et “scientifiques” comme celles de Diamond.

    L’analyse de la crise de la Deuxième République rwandaise et du génocide illustre bien ce propos.

    La crise de la Deuxième République

    Juvénal Habyarimana a pris le pouvoir en 1973. La fraction de la classe dominante a changé. Une petite minorité hutu du nord du pays a pris le contrôle du pouvoir d’Etat, profitant de celui-ci pour pouvoir s’enrichir sur base de leur rôle d’intermédiaire dans l’exportation des principales ressources du pays, essentiellement agricoles (café, thé). Pour renforcer son pouvoir, le régime s’est appuyé sur l’organisation du pays, avec une population sous contrôle stricte de l’administration. Il y avait ainsi une division du pays en 10 préfectures, elle-même subdivisées en sous-préfectures, et 145 communes divisées en secteur de 5.000 habitants, subdivisés en cellules de 1.000 personnes. Chaque cellule était contrôlée par 5 personnes proches du régime. Tous les samedis, la population devait participer à du travail communautaire et aux réunions d’endoctrinement du régime. Ce contrôle strict de la population servira le régime une fois qu’il mettra en œuvre les plans d’éliminations physiques des Batutsi (6). Le régime de parti unique était soutenu par 7.000 soldats et par une garde prétorienne forte de 1.500 hommes (7). Tout au long de la dictature du régime Habyarimana, il s’est développé une coopération militaire et diplomatique forte avec la France qui a saisi cette opportunité d’affaiblissement de l’ancienne force coloniale belge pour s’implanter dans l’Est de l’Afrique.

    Le Rwanda à l’époque était présenté comme un pays modèle de coopération au développement. L’économie du pays était sous perfusion d’aide internationale. Cela a pu masquer temporairement les faiblesses du régime, mais les contradictions économiques sont remontées à la surface lors de la chute des prix mondiaux des matières premières, et plus particulièrement fin des années 80 quand le thé et le café ont chuté. Cela a obliger les dirigeants rwandais à frapper à la porte du FMI et à s’astreindre aux fameux plans d’ajustement structurels, les ancêtres des plans d’austérités, et autres mémorandums d’aujourd’hui. Cela s’est déroulé alors que la famine frappait fin des années 80 et début 90 suite à une sécheresse dans le Sud du pays. La question agraire n’étant pas réglée, une minorité concentre la majorité des terres : 16% de la population détient 43% des terres et les revenus du café constituent 80% des revenus de l’Etat. Entre 1962 et le début des années 90, la population a augmenté de 2.400.000 à 7.148.000 personnes. Principalement rurale et jeune c’est une population en proie à la famine et à la misère qui doit subir des coupes drastiques imposées par l’extérieur suite au développement de sa dette (7).

    En parallèle à cela, les Batutsi qui avaient dû quitter le pouvoir au tout début de la Première République dans les années 60 se sont organisés dans la diaspora au sein de différentes organisations politico-militaires. Présente dans les pays frontaliers, une partie a pu prospérer et constituer des moyens pour challenger le pouvoir en place au Rwanda. Fin des années 70, l’Ouganda du président Idi Amin Dada est confronté à une guérilla qui conteste son pouvoir. A la suite de luttes de factions, le guérillero Yoheri Museveni, avec la National Resistance Army (NRA), arrivera à s’établir comme chef de l’Etat ougandais. Des guérilleros batutsi combattront dans cette guérilla, dès le début et jusqu’à la prise de pouvoir de Museveni. Fred Rwigema, l’un des fondateurs du Front Patriotique Rwandais (le FPR), mais aussi Paul Kagame, actuel Président du Rwanda, y seront présents et y acquerrons une expérience militaire. Le FPR est issu de la Rwandese Alliance for National Unity (RANU) qui est le regroupement politique de la diaspora tutsi. Une fois au pouvoir, Yoheri Museveni installa ses frères d’armes à des postes-clés. La concurrence pour les postes poussa les proches de Museveni à contester la présence de Batutsi aux postes à responsabilité en Ouganda. Ce dernier chassera donc les Batutsi hors de son régime et les poussera à retourner au Rwanda. Rwigema sera tué dans des circonstances troubles lors de la première attaque et Paul Kagame, en formation militaire aux USA, reviendra pour diriger l’Armée patriotique rwandaise (APR), l’aile militaire du FPR.

    C’est le début de la guerre civile rwandaise qui part de l’Ouganda vers le nord du pays. Les contradictions du régime rwandais sont trop fortes et, très vite, l’APR qui est bien financée, très bien entrainée et disciplinée engrange des victoires militaires. Pour stopper la poussée du FPR, le régime demande l’appui de militaires et diplomatiques de la France qui va, jusqu’à la chute du régime, lui accorder sans faillir. Le but pour la France étant de maintenir dans la région un régime favorable à ses intérêts et éviter un nouveau Fachoda, c’est-à-dire l’émergence d’un régime ou un dominion anglo-saxon en Afrique de l’Est. Face à cette situation, la France propose au régime de mener des négociations vers une transition démocratique (ouverture au multipartisme) et pacifique sous l’égide de l’ONU. Ce seront les Accords d’Arusha qui amèneront une force, la MINUAR, à prendre pied au Rwanda. Ces négociations sont le reflet du rapport de force interne mais aussi international. Il n’y a pas la volonté du régime de concéder une miette de pouvoir. Et dans cette démarche, il se sait soutenu par la France.

    Le régime réagit à cette situation de crise en amplifiant la propagande raciale. Face à la colère et à la misère de la population, lors de ses réunions d’endoctrinement, il désigne le retour de l’ancien ordre féodal “Tutsi”. Cela génère des explosions de colère et des pogroms, mais au fur et à mesure que la situation militaire se résout en faveur du FPR, le régime durci son discours racial. Dès le début des années 90, un courant extrémiste se développe autour de la femme du président, qui vient aussi du Nord du pays. C’est l’idéologie du Hutu Power et de l’élimination physique des opposants. Les préparatifs du génocide se mettent en place par un battage idéologique raciste renforcé par les moyens modernes. Comme dit précédemment, la population devait participer à des réunions hebdomadaires d’endoctrinement. La bourgeoisie hutu du Nord finançait la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) qui diffusait dans tout le pays un climat de haine raciste qui désignera le mututsi comme la cause des problèmes. Il s’agira aussi de déshumaniser le mututsi en le présentant comme un “cafard” venu de l’étranger pour oppresser le muhutu. Dans une situation de crise économique et sociale terrible et d’une sécheresse qui entraîne une famine pour une population nombreuse n’ayant pas accès à la terre de manière égale, à cela s’ajoute une militarisation de la société par l’endoctrinement et les médias de masses, c’est le cocktail qui explique qu’une partie de la population a pu perpétrer et participer à ce massacre de masse.

    Cela illustre que le génocide n’était pas une manifestation de colère spontanée. C’est le résultat d’un processus qui a été soigneusement préparé par une frange de la bourgeoisie comprador (8) aux abois en compétition avec une autre frange de la bourgeoisie. D’ailleurs, dans la première phase du génocide en lui-même, les premières personnes à être exécutées l’ont été sur base d’une liste préétablie de Batutsi considérés comme sympathisants avec le FPR. C’est la garde présidentielle appuyée par les milices extrémistes hutu interahamwe qui ont effectué la “chasse”. C’est seulement dans un deuxième temps que l’élimination physique comme “solution finale” des Batutsi en tant qu’ethnie a été mise en place pour éliminer à tout jamais le danger de restauration. Ce processus a été assisté par la France de François Mitterrand, Hubert Védrine et Bernard Kouchner, qui ont jusqu’au bout soutenu la frange dure du régime et qui l’ont même exfiltrée vers le Congo voisin une fois la guerre perdue.

    Un génocide sous l’œil des médias du monde entier

    Le génocide de 1994 s’est établi alors que, depuis le début de la guerre et très certainement depuis 1992, le double discours du régime lors des accords d’Arusha (9) était limpide : “négocié” en français, “appeler au meurtre” en la langue rwandaise (kanyarwanda). Les médias du monde entier ont suivi les développements, une force des Nations-Unies était présente sur place, mais s’est retirée après le massacre des 10 Casques bleus belges.

    Le génocide des Batusti et le massacre des Bahutu qui s’opposaient au régime au pouvoir a engendré un déchirement de la société rwandaise et a déstructuré toute la sous-région. Plusieurs centaines de milliers de Bahutu issu du régime ou qui ont perpétré des massacres, mais aussi ceux craignant des représailles ou fuyant la misère sont partis en exil, notamment dans le Congo voisin. L’arrivée au pouvoir du FPR a remodelé les rapports de force internes et internationaux dans la région. Le battage médiatique racial a eu un impact sur toute la région de l’Afrique centrale et de l’Est en mettant notamment en danger les Banyamulenge (10) en République démocratique du Congo (RDC).

    Les contradictions liées au capitalisme n’ont pas disparues mais se sont transformées, générant une nouvelle situation et un nouveau rapport de force. Nous reviendrons dans la dernière partie sur la nouvelle situation post-génocide. Nous voulons ajouter que, sur le déroulement du massacre en lui-même et sur le génocide en général, il existe énormément de documents, analyses, documentaires, livres, … Il est nécessaire de les consulter pour avoir une idée précise de la situation et aussi de tenter de s’imaginer à quelle point la violence à déchiré la région. C’est aussi nécessaire pour tordre le cou aux idées révisionnistes et négationnistes qui ne manquent pas d’émerger chez les nostalgiques du régime de 73.

    Enfin, pour conclure cette partie, nous trouvions nécessaire de publier une analyse conséquente, à l’occasion des 25 ans du génocide, pour pouvoir indiquer la manière dont les marxistes veulent répondre à la situation actuelle en Afrique de l’Est. Comme nous l’avons indiqué dans la première partie, la lutte des classes détermine le cours de l’évolution historique. Dans cette lutte, nous nous basons sur la majorité sociale qui lutte contre l’oppression de la minorité pour répondre aux problèmes et aux contradictions capitalistes. Cette approche exclu donc toute division raciale de la société. Elle met en avant un programme qui vise à l’unité de toute les couches exploitées et oppressées et établit que seule la majorité sociale peut construire une société où les besoins de l’ensemble de la population seront assouvis. Nous appelons cette société le socialisme démocratique.

    Notes :
    (1) http://www.slate.fr/story/152360/article-bienfaits-colonisation-revue-scientifique.
    (2) https://www.nouvelobs.com/politique/20180706.OBS9286/7-ou-8-enfants-par-femme-en-afrique-le-refrain-demographique-de-macron.html.
    (3) https://www.lalibre.be/actu/planete/ne-pas-faire-d-enfant-pour-sauver-la-planete-5bbc5ececd70a16d814e8a16.
    (4) Intellectuel du 19e siècle qui a développé la théorie de la surpopulation.
    (5) https://www.scienceshumaines.com/la-theorie-de-l-effondrement-s-effondre_fr_24958.html.
    (6) Dans la région des Grands Lacs, pour les noms des populations, l’accord au pluriel se fait en ajoutant le préfixe ‘Ba-‘ et, au singulier, ‘Mu-‘. Par exemple, pour un ‘Tutsi’ et un ‘Hutu’, on dira ‘Mututsi’ et ‘Muhutu’.
    (7) Yves Ternon, Rwanda 1994. Analyse d’un processus génocidaire, dans « Revue d’Histoire de la Shoah » 2009/1 (N°190).
    (8) Intermédiaires locaux de l’impérialisme.
    (9) Négociations mises en place sous l’égide de la France dont le motif officiel était de trouver une solution politique à la guerre civile.
    (10) Populations de l’Est de la RDC provenant historiquement de la région qui deviendra l’actuel Rwanda.

    (4) Le rôle de l’impérialisme et la situation post-génocide

    Impérialisme = barbarie

    En 2011, un mouvement révolutionnaire a parcouru l’Afrique du Nord et le Moyen Orient. Les difficultés dans le processus ont conduit une partie de l’opinion publique européenne à soutenir des interventions « humanitaires », notamment en Libye. L’illusion répandue et entretenue alors était que nos Etats avaient un rôle à jouer pour faire advenir la démocratie et le progrès social dans ces régions. Dans les sondages d’opinions de l’époque, une grande majorité soutenait le fait que les pays occidentaux devaient intervenir pour protéger la ville de Benghazi de la répression sanglante de Kadhafi. Une majorité de la social-démocratie et des verts, ainsi que des figures de gauche comme Jean-Luc Mélenchon, se sont rangés derrière une intervention à l’initiative de la France. Même une partie de la gauche marxiste révolutionnaire a abandonné la position internationaliste pour soutenir une intervention impérialiste.

    Aujourd’hui, la Libye est enfoncée dans la guerre civile et la France, contre l’avis même de l’Union Européenne, soutient le général Haftar, un seigneur de guerre barbare, pour défendre ses propres intérêts. La Libye est, dans les faits, démantelée. Et ce n’est pas seulement elle qui est en proie aux forces centrifuges, mais même l’ensemble du Sahel qui a été déstructuré par ces interventions impérialistes. Des groupes terroristes comme AQMI (1) ont créé le chaos pour la population. L’Union européenne, quant à elle, est touchée par la vague de migration issue de la région. Et en son sein, l’incapacité des politiques néolibérales à régler la question de l’accueil de ces réfugiés est instrumentalisée par les populistes de droite et d’extrême droite.

    De manière générale, les aspects humanitaires d’une opération militaire ne sont que de la poudre aux yeux qui masquent le calcul froid et brutal des intérêts d’une petite minorité qui a le pouvoir. La lutte des classes ne se pose pas comme une question morale, mais comme un rapport de force. L’impérialisme ne se soucie pas de la vie humaine ou de la nature. Il se soucie de son approvisionnement, de ses débouchés, de ses zones d’influences et, en dernière analyse, de son taux de profit. Et, cela, quel que soit le coût pour l’humanité et la nature. Pour s’en convaincre, l’étude du génocide rwandais est un cas d’école.

    Au Rwanda, l’impérialisme français a subi une énorme défaite. Mais ça n’a pas été une défaite sans combattre. L’impérialisme a fait tout ce qu’il pouvait pour protéger ses relais sur place. Avant d’entrer en détail dans le développement, il est important de rappeler que si l’impérialisme français a joué un rôle réactionnaire dans ce cas, cela ne veut pas dire que les impérialismes américain et britannique y ont joué un rôle progressiste. Ils avaient juste des intérêts contradictoires. Dans la même période, l’impérialisme américain a notamment mené l’opération Tempête du désert qui sera le prélude à la déstructuration de l’ensemble de la région du Golfe Persique après 10 ans de guerre Iran-Irak. De plus, suite à l’installation du régime de Kagame au Rwanda et la déstabilisation de l’ensemble de la région suivront les deux guerres du Congo (2). Celles-ci verront mourir plusieurs millions de personnes avec notamment le phénomène de viols de guerre massifs. Les USA n’ont pas voulu participer directement à la mission de l’ONU après l’échec de l’opération « Restore Hope » de la Force d’intervention unifiée (UNITAF) en Somalie.

    Le « nouveau Fachoda » : de la Françafrique au Commonwealth

    Les faits datent de 25 ans, mais ça n’est que depuis récemment que du matériel commence à s’accumuler et que certaines langues commencent à se délier. Cela permet de se faire une idée de l’implication de l’Etat français dans la guerre civile et le génocide. Mais énormément de travail reste à faire, dont l’essentiel : se débarrasser de ce système d’exploitation capitaliste qui, pour couvrir ses crimes, travestit la vérité. L’armée française a son honneur couvert de sang par le génocide de 1994. Plusieurs journalistes et militaires en témoignent, comme le lieutenant-colonel Guillaume Ancel qui a récemment sorti un livre, le général Jean Varret qui avait dès les années ’90 avertit sa hiérarchie que les extrémistes du régime voulaient « liquider » les Batutsi, le journaliste Jacques Morel qui a déclaré que « la France a couvé le génocide comme une poule couve ses poussins » (3). Pour avoir une idée de l’implication générale de la France, les documentaires « Rwanda, chronique d’un génocide annoncé » (3) et « Tuez-les tous ! » (4) sont à conseiller.

    En 1990, la France a envoyé un millier soldats sur place pour former, armer et même commander certaines unités opérationnelles des Forces armées rwandaises. Le but étant de maintenir en place un régime avec lequel la coopération avait débuté dès 1973. Jusqu’au bout, l’armée française jouera sa carte. La mission des Nations Unies pour le Rwanda (la MINUAR), avec à sa tête le canadien Roméo Dallaire, avait pour mission de faire tampon entre les deux camps soutenus par des Etats impérialistes différents. Celle-ci avait averti des mois auparavant de la préparation imminente d’un génocide sur base d’informateurs au sein des milices interahamwe (5). Mais, dès que la situation d’affrontement entre les deux factions en présence est montée à son point critique avec l’assassinat de 10 casques bleus belges, la MINUAR s’est retrouvée bloquée par les contradictions de son mandat, laissant le rapport de force déterminer quelle faction l’emportera et la population aux mains des génocidaires. En juin 1994, la France lançait sa fameuse « opération Turquoise », dont faisait notamment partie l’actuel chef d’Etat-major des armées françaises, le général Lecointre. Selon Ancel et d’autres, cette opération militaire française, conçue à la base comme une tentative de sauver in extremis le régime, s’est mué en opération humanitaire face à la médiatisation du massacre et la déliquescence du régime. Cependant, l’armée française a exfiltré tous les hauts dignitaires et responsables vers le Congo voisin (6).

    Certains en tirent la conclusion qu’il faut donner plus de pouvoir aux institutions supranationales et sont, du coup, pour un monde multilatéral et multipolaire. C’est une illusion complète. Quand les puissances impérialistes jugent dans leur intérêt d’adopter une approche multilatérale, elles le font. Si cela contrarie leur intérêt, ils passent outre. L’exemple de la Libye est très parlant. Et si vraiment les institutions supranationales gênent et que les intérêts sont jugés comme étant de vie ou de mort par les puissances impérialistes, alors, s’il faut les sacrifier, elles n’hésitent pas non plus. La récente relance de l’enquête sur la mort de Dag Hammarskjöld en route vers le Congo illustre ce point (7).

    Déchirée par le génocide, une société à reconstruire

    Malgré le soutien de l’impérialisme français, le régime de Habyarimina a perdu la guerre civile. La victoire du FPR a permis de mettre fin au génocide des Batutsi. Cette victoire militaire et l’arrêt de la barbarie meurtrière du Hutu Power a conféré au nouveau régime un crédit et une autorité nationale et internationale importante. D’autant plus que les opposants organisés étaient défaits et en dehors des frontières nationales.

    La prise du pouvoir du FPR n’est cependant pas dénuée de contradictions. Tout d’abord, lors de la campagne militaire, plusieurs membres de l’APR ce sont livrés à des massacres, des représailles voire des actes de crimes de guerres plus classiques (8). Ces massacres auraient continué une fois la victoire militaire établie pour sécuriser le pouvoir récemment acquis et pour permettre l’installation d’anciens réfugiés Batutsi dans certaines régions comme Byumba et Kibungo (9). Ces massacres sont à la base de deux récits réactionnaires : l’un purement négationniste qui nie la réalité du génocide des batutsi et des bahutu modéré ; l’autre qui, sur base de ces massacres, avance la théorie du « double génocide ». Selon cette dernière, des massacres « équivalents » ont été perpétrés par les deux ethnies. Et en mélangeant l’histoire du Rwanda et du Burundi, la confusion peut être créée. Au Burundi, les puissances capitalistes néocoloniales ont misé sur une minorité tutsi pour diriger le pays. Suite à une rébellion de la population et en particulier des bahutu, le régime de Micombero a organisé des massacres de nature génocidaire en 1972. Et en 1993, la crise au Burundi a dégénéré en guerre civile où se sont perpétrés des massacres à caractère génocidaire.

    Même si une partie de ces massacres étaient conditionnés par la haine ethnique, la plupart d’entre eux sont le fait de lutte pour le pouvoir et révèlent l’incapacité de réponse aux besoins sociaux sur base d’un système capitaliste en proie à ses contradictions. La propriété privée des moyens de productions, les terres agricoles en premier lieu, implique que les conflits se soldent en luttes politiques et armées, pour pouvoir disposer de ressources.

    La situation post génocidaire était catastrophique. Le Rwanda est un pays pauvre qui a connu, entre 1989 et 1994 : une crise économique ; un programme d’austérité imposé par le FMI et la banque mondiale ; des épisodes de famines, une guerre civile où différents impérialistes s’affrontent par procuration ; et un génocide. On se trouvait dans une société avec un million de personnes massacrées, des centaines de milliers d’orphelins, et des milliers de femmes contaminées par le sida suite aux viols subis durant la guerre. Et une société qui s’apprêtait à juger plusieurs centaines de milliers de personnes suspectées d’avoir participé aux massacres. Tout devait être reconstruit avec peu de moyen. L’aide internationale se concentra dans un premier temps sur les camps de réfugiés et une grosse partie de cette aide n’arriva même pas directement au Rwanda mais dans la caisse des banques, en remboursement de prêts concédés par la Banque mondiale et la Banque africaine de développement (BAD) (10).

    Les Gacaca, une tentative de réconcilier la société minée par les contradictions de l’Etat en régime capitaliste

    Afin de démasquer les responsables de la préparation et de l’organisation du génocide, et aussi de juger les nombreux suspects, plusieurs instruments ont été mis en place. Au niveau international, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a étudié le cas de près de 100 personnes à Arusha (11). Sur base de sa Loi de compétence universelle de 1993, la Belgique a jugé 4 personnes du Hutu Power (12). Mais la faiblesse de ces institutions est multiple. Tout d’abord, elle ne se concentre que sur des « gros poissons », laissant de côté la masse de suspects pourrissants dans les prisons. Et puis, tout cela a un coût. Le Procès des « quatre de Butare » en Belgique a ainsi coûté plus de 3 millions d’euros. D’autre part, les institutions internationales ne jugent que ce que le rapport de force leur permet de juger. À ce jour, aucun membre du FPR ayant perpétré des actes de crime de guerre n’a été jugé. De plus, très vite, la Belgique a abrogé la version forte de sa Loi de compétence universelle, sous pression américaine, suite au conflit en Irak (13). Du coup, cela fait dire à certains observateurs que la justice internationale ne jugent que des Africains, ce qui affaibli son autorité. C’est évidemment une mauvaise formulation, mais dans le fond la justice que nous connaissons est tributaire des contradictions de classe de la société et donc dépendantes des rapports de forces entre les classes. Cela limite le potentiel de rendre une justice qui permette une vrai réconciliation.

    Au niveau du Rwanda, l’autorité judiciaire c’est concentrée sur les organisateurs, ceux qui ont tués des enfants et ceux qui ont commis des viols. Les moyens dévolus à la justice ne permettaient pas de faire beaucoup plus. Mais l’élément limitant principal est que si l’on veut retracer l’histoire du génocide on doit pouvoir raconter l’histoire récente du Rwanda de manière libre. Or, on le sait, l’histoire est écrite par les vainqueurs. Ces derniers n’ont pas d’intérêt à ce que leur règne de classe soit dévoilé.

    Pour les présumés coupables de crime de génocide des autres catégories, une institution originale s’est mise sur pieds : les Gacaca. Ces juridictions communautaires sont la version moderne d’une vieille tradition et institution de règlement des conflits dans la société rwandaise avant la période de colonisation. Les Gacaca ont jugé plus de 1,2 millions d’affaires et 2 millions de personnes de 2005 à 2012. Le bilan de ces jugements est mitigé (14). Le président Kagame a présenté ces tribunaux communautaires comme étant des « solutions africaines à des problèmes africains ». Cette manière de formuler les choses est souvent une justification pseudo-panafricaine de l’injustice et de la dictature. En effet, comme nous avons pu le montrer plus haut, ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 et avant cela ne relève pas d’une problématique « strictement » africaine mais bien d’une situation où les rapports de forces internationaux et nationaux sont intrinsèquement liés.

    Au-delà des critiques, force est de reconnaître qu’après un tel déchirement, au sein d’un système capitaliste qui se nourrit de la division et qui n’est prêt à sortir les budgets que lorsque c’est profitable pour les élites économiques et politiques, ou lorsque la pression de mouvements de masse le leur impose, réconcilier la société est impossible. Il aurait fallu mettre les moyens nécessaires pour assurer une prise en charge matérielle et psychologique des victimes et mettre en place des institutions qui forment adéquatement les personnes impliquées dans la justice communautaire, ce qui implique d’investir dans l’enseignement et l’éducation populaire. Il aurait aussi fallu réparer les dégâts de la guerre civile et du génocide en reconstruisant tout ce que cette période avait détruit. Seul un plan démocratiquement discuté par l’ensemble de la population pouvait y faire face. Un plan faisant un état des lieux des besoins sociaux, répartissant de manière égalitaire les terres et orientant les moyens économiques vers la réponse aux besoins et non vers le remboursement des bailleurs. Et seul le cadre d’une société socialiste démocratique permettrait la mise en place de ces éléments.

    Notes :
    (1) Al-Qaïda au Maghreb islamique, anciennement GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat).
    (2) 1996-1997 et 1998-2003.
    (3) « Rwanda, chronique d’un génocide annoncé », Reporters, reportage long format de France 24, 5 avril 2019.
    (4) « Tuez-les tous ! (Rwanda : Histoire d’un génocide « sans importance ») », Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette, 27 novembre 2004.
    (5) Milice créée en 1992 par le régime de Habyarimana. Celle-ci a pris part aux massacres qui ont eu lieu au cours du génocide. Une partie de leurs forces ont été exfiltrées par la France dans l’Est du Congo, où elles résident toujours.
    (6) https://www.lemonde.fr/international/article/2018/03/15/guillaume-ancel-nous-devons-exiger-un-reel-controle-democratique-sur-les-operations-militaires-menees-au-nom-de-la-france_5271448_3210.html.
    (7) Ancien secrétaire général de l’ONU dont l’avion s’est écrasé dans des circonstances suspectes. https://www.lalibre.be/actu/international/un-pilote-belge-m-a-confie-avoir-tue-le-secretaire-general-de-l-onu-hammarskjold-5c3b54ccd8ad5878f0fc194d.
    (8) https://www.liberation.fr/evenement/1996/02/27/rwanda-executions-massives-de-hutus-dans-l-ombre-du-genocide-des-tutsis_161810.
    (9) Colette Braeckman, Les Nouveaux prédateurs: Politique des puissances en Afrique centrale, Aden Belgique, 2009, p.235.
    (10) Idem, p.238.
    (11) Pour en savoir plus à ce sujet : http://unictr.irmct.org/fr/tribunal.
    (12) https://www.liberation.fr/planete/2001/04/17/la-belgique-juge-quatre-genocideurs-rwandais_361579.
    (13) https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_il-y-a-15-ans-la-belgique-abrogeait-sa-loi-de-competence-universelle?id=9988443.
    (14) https://www.hrw.org/fr/report/2011/05/31/justice-compromise/lheritage-des-tribunaux-communautaires-gacaca-du-rwanda.

    (5) Les contradictions actuelles du Rwanda et la réponse des marxistes

    Le Rwanda post-génocide voit l’arrivée au pouvoir du Front patriotique rwandais (FPR). Afin de maintenir la stabilité de son régime, le FPR lutta contre les divisions ethniques héritées de l’ancien régime. La mention de l’ethnie fut retirée de la carte d’identité, les écoles furent ouvertes à tous et les orphelins furent dispensés de minerval. Mais les contradictions du régime capitaliste ont rendu bancale la reconstruction de la société. L’aide internationale n’est pas arrivée jusqu’aux victimes dans les villes et villages. La mémoire politique du génocide a été confisquée par le régime. D’une part pour faire taire toute opposition en interne et d’autre part pour discréditer la communauté internationale lorsque celle-ci se met en tête de critiquer le régime : celui-ci peut à tout moment agiter le spectre de l’implication impérialiste ou de l’inaction d’autres durant le génocide.

    La détribalisation de la société n’a pas abouti à un partage démocratique du pouvoir. En fait, de nouvelles contradictions ont émergé. Les batutsi autour de Kagame qui avaient émigré en Ouganda ont repris le pouvoir. Et afin d’établir leur pouvoir sur une autre base que l’ethnisme, ils ont transformé la société. Cela a abouti en 2009 à l’adhésion du pays au Commonwealth (1). Alors que la langue parlée par la majorité des rwandais, outre le kinyarwanda, était le français, tout a été fait pour que l’anglais devienne la langue de l’enseignement supérieur et de l’administration. Cela a permis de favoriser les réfugiés tutsi anglophones proches du régime.

    Paul Kagame, l’homme fort du Rwanda

    Directement après la fin du génocide, sur base des accords d’Arusha, un gouvernement d’union nationale est créé autour du président Pasteur Bizimungu (2), avec Faustin Twagiramungu (3) comme Premier ministre et Paul Kagame comme ministre de la défense et vice-président. Malgré ce soi-disant partage du pouvoir, c’est bien le FPR et Kagame qui tenait les rênes. En 2000, après la démission de Pasteur Bizimungu, Kagame deviendra président de la république.

    Paul Kagame est, depuis, le dirigeant inamovible du Rwanda. Il a réussi à stabiliser le nouveau régime et à s’attirer les bonnes grâces des dirigeants états-uniens, canadiens et britanniques dans un premier temps. Cela lui a permis de bénéficier de l’afflux d’investissements directs étrangers mais aussi de fonds d’aide au développement colossaux. Kagame a réussi à se présenter comme « l’homme de la situation ». Il a réussi à donner une image d’un Rwanda moderne et réconcilié : la parité hommes-femmes est respectée à la Chambre des députés ; la lutte contre la corruption est intraitable, surtout contre les ennemis du régime ; la capitale Kigali est bien entretenue et sécurisée ; la lutte contre les déchets et l’interdiction du plastique datent de 2004 (4).

    Ce statut d’homme fort, Paul Kagame le doit aussi et surtout à la manière dont il traite toute opposition. Il n’hésite pas à liquider ses opposants au Rwanda même, mais aussi à l’extérieur du pays et notamment en Afrique du Sud où se sont réfugiés une partie des récents opposants à son régime (5). Une journaliste canadienne a dû être placée sous la protection de la Sûreté de l’État belge car elle était menacée par des mercenaires rwandais pour ses enquêtes (6). Après l’accession de Kagame à la présidence de la République, l’ancien président Bizimungu sera emprisonné par le régime entre 2004 et 2007 « pour considérations politiques » et ne devra sa libération qu’à une grâce présidentielle (7). L’ancien Premier ministre Twagiramungu deviendra lui aussi un opposant au régime, dont il dénoncera l’hégémonie du « parti unique FPR » (8). Cette hégémonie, Kagame a su manœuvrer pour la construire, comme en témoigne la modification de la Constitution en 2015, basée sur un référendum largement remporté par le régime. Cela lui a permis de se présenter aux élections présidentielles au-delà des deux mandats jusqu’alors autorisés, qui allaient se terminer en 2017. Dès lors, s’il est élu, Kagame pourra ainsi rester à la fonction suprême jusqu’en 2034, après cinq mandats consécutifs… (9)

    La manière dont Kagame a stabilisé le régime est aussi parlante. Afin que les ex-génocidaires ne reprennent pas pieds au Rwanda, le FPR a été mener la guerre au Congo voisin en appuyant le changement de régime lors de la chute de Mobutu en 1997. Prenant pieds dans l’Est du Congo, il a profité de sa situation militaire pour exploiter les minerais et les terres congolaises, avec les multinationales états-uniennes, britanniques et canadiennes. Cela a contribué aux deux guerres dans l’Est du Congo et aux massacres qui y ont pris place. Cela a aussi contribué à la déstabilisation de l’ensemble de la région dont l’Ouganda et le Rwanda se disputent l’hégémonie (10).

    Le Rwanda, élève modèle du FMI

    Grâce à la stabilité retrouvée et au développement économique, le Rwanda est considéré actuellement comme l’élève modèle du Fonds monétaire international (FMI), ce qui se solde par des lignes de crédit qui sont renouvelées pour le pays (11). Les chiffres de l’économie Rwandaises impressionnent, avec un taux de croissance à 7% sur base annuelle. Le Rwanda de Kagame sait très bien vendre son image et arrive même à investir dans le « softpower », par exemple en achetant un encart publicitaire sur la manche du maillot de l’Arsenal Football Club (12).

    Mais cela ne doit pas masquer les contradictions qui dorment sous la surface de l’économie rwandaise. Il est vrai que le Rwanda a connu en 2018 une croissance du PIB de 8,6% et près de 8% en moyenne depuis le début du siècle, selon les chiffres du FMI. Il s’agit d’une croissance élevée, en partie due à un phénomène de rattrapage, après des années de difficultés profondes. Mais c’est aussi une croissance stimulée par de gros investissements étrangers, et par l’exploitation des « minerais du sang » dans l’Est du Congo (13). Il faut en outre nuancer : en 2018, le PIB du pays était de 9,5 milliards de dollars pour une population de plus de 12 millions d’habitants, ce qui pousse le PIB par habitant à près de 800 dollars par personne, et donc un revenu d’environ 2,2 dollars par jour (14). Et ce n’est qu’une moyenne, calculée mécaniquement. On le voit : tout reste à faire, d’autant plus que la répartition des richesses reste fondamentalement inégalitaire.

    Il y a eu tout un tas de discussions sur la réduction de la pauvreté constatée sous le régime Kagame. En août 2019, le Financial Times annonçait que le Rwanda avait en 2015, année de modification constitutionnelle, manipulé ses statistiques sur la pauvreté (15). Et les chiffres récents tendent à penser que les inégalités ne se sont pas réduites, mais ont augmentées. Il semble même que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ait dû procéder à des distributions alimentaires dans certaines régions du pays afin d’éviter la famine (16). 37% des enfants Rwandais souffrent de malnutritions chroniques. Dans les campagnes, la « révolution verte » préconisée par le FMI se révèle être catastrophique (17). 70% des parcelles sont de moins de 1 hectare (18), ce qui ne permet pas d’assurer la subsistance d’une famille.

    Cela illustre un processus de morcellement des terres qui ne fait que s’accroitre au fil de l’évolution du nombre de la population. Les contradictions de la propriété privée sur les terres agissent dans les deux sens : d’une part la concentration et d’autre part le morcellement. La combinaison des deux processus entraîne des conflits fonciers qui augmentent les tensions parmi la population rurale.

    D’un autre côté, on assiste à une urbanisation importante de la société. Le phénomène a été jusqu’ici sous-évalué. Il semble que la part de la population urbaine soit de 26,5% en 2015, contre 15,8% en 2002 (19).

    Quelle couche sociale et quel système pour régler les contradictions ?

    On le voit, les contradictions sociales n’ont pas disparu dans la société rwandaise. Le nouveau régime ne peut pas jouer sur les questions « ethniques » pour maintenir son pouvoir, comme cela a pu être fait auparavant. Le régime d’Habyarimana basait sa légitimité sur le fait qu’il représentait le « peuple majoritaire hutu ». Cette division ethnique de la société avait pour but d’écarter les batutsi des postes de pouvoir sans répondre réellement aux critères de représentations démocratiques de base. Le régime de Kagame, qui est issu des couches aristocratiques d’ancien régime, n’a aucun intérêt à reprendre ces théories pour se maintenir.

    L’embrigadement de la population dans la haine ethnique ne semble pas être à l’ordre du jour au Rwanda. Cela ne veut pas dire que cette question est réglée à tout jamais. L’ancien régime de Habyarimana a été vaincu mais pas éliminé. Grâce au soutien militaire de la France et du régime de Mobutu, ils se sont installés dans l’Est du Congo. Ils sont encore organisés, principalement au sein des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), et disposent de ressources importantes via l’exploitation des minerais tels que coltan, wolframite et tungstène. Au Rwanda, à court terme, le risque de retourner dans les conflits ethniques est faible mais, sur base des contradictions de la société rwandaise et de l’ensemble de la région, il ne peut être écarté. Les FDLR sont une des sources de déstabilisation dans la région. Pour les affaiblir, la nationalisation et le contrôle démocratique des richesses minières par la majorité sociale est la seule alternative.

    Nous pensons tout de même qu’une catastrophe de l’ampleur de 1994 n’est pas le scénario le plus probable à court terme, dans le Rwanda d’aujourd’hui. D’une part parce que les rapports de forces actuels ne le permettent pas, d’autre part parce qu’après le génocide de 1994, les bourgeoisies nationales et internationales ne permettront pas de jeter leur autorité aux abîmes comme ce fut le cas en 1994. Néanmoins, des contradictions sont toujours présentes sous la stabilité affichée en surface. Les conflits fonciers font rage dans toute la région : au Rwanda, au Burundi, au Congo dans la province d’Ituri et en Ouganda. Cela sur fond d’inégalités sociales et de maintien de régimes dictatoriaux. Dans ce genre de situation, les forces centrifuges et les divisions sur bases ethniques peuvent trouver un terreau fertile.

    Reste les deux questions essentielles : quelle couche sociale peut faire face à la situation, et avec quel programme ? Il faut bien sûr placer ceci dans le contexte de nouvelles vagues de crises économiques sur le plan mondial. Dans une récente étude sur la désindustrialisation dans le monde néocolonial, le Centre tricontinental (CETRI) (20) nous livre quelques éléments de réflexion intéressants : « (…) la part de l’industrie dans l’emploi global comme dans le revenu national commence à diminuer à des niveaux de revenu par habitant beaucoup plus bas que pour les pays riches : 700 dollars par habitant en Afrique ou en Inde, contre 14 000 dollars en Europe occidentale. (…) « de nombreux pays, sans être sortis d’un sous-développement industriel, deviennent des économies de services bas de gamme ou de qualité moyenne à faible productivité, via l’explosion des activités dites informelles » » (21).

    Les auteurs poursuivent, dans la préface de leur analyse, concernant les conséquences de cette désindustrialisation au niveau social et démocratique : « Donc oui, la désindustrialisation précoce apparaît à nos auteurs comme une évolution négative (…). Au-delà des considérations économiques (…), le « développement » sans industrie présente généralement des caractéristiques régressives sur les plans social, démocratique et environnemental. (…) Le travail dans les manufactures est par ailleurs plus propice au développement du syndicalisme et de la capacité d’action collective des secteurs populaires face aux oligarchies économiques et politiques. » (22).

    Ces conclusions sont très importantes pour la présente discussion car elles tirent des leçons politiques sérieuses :

    • La crise mondiale du capitalisme est liée au fait qu’il a cessé de développer les forces productives de l’humanité. Empêtré dans ses contradictions, il continue d’exploiter de manière délétère les deux seules sources de richesse : le travail humain et la nature.
    • Sous le capitalisme, les régions qui sont sous-développées en terme industriel ne pourront pas arriver à établir des régimes politiques où les normes démocratiques de bases sont respectées. Dans beaucoup de pays en Afrique, des élections sont organisées de manières régulières. Ces périodes sont souvent des périodes d’instabilités et le fait même d’organiser le scrutin est une victoire du mouvement social. Mais l’organisation d’élections à elle seule ne garantit pas forcément la démocratie. En fait, seule la maîtrise de la politique économique peut garantir une réelle démocratie. Comment peut-on parler de démocratie dans une zone où l’accès à l’eau, l’alimentation, l’électricité, le logement et la formation n’est pas garanti. Pour arriver à réaliser cela, le mouvement social doit pouvoir s’organiser et mener des actions collectives. Beaucoup de droits démocratiques de base manquent dans les pays néocoloniaux : liberté d’opinion, liberté de presse, droit d’association, droit de mener des actions collectives, reconnaissance du fait syndical, inviolabilité du domicile, droit à ne pas être détenu sans motif, droit à un procès équitable. Cela entrave la capacité de résistance et d’action collective.
    • Seule la classe ayant un caractère ouvrier constitue la couche capable de répondre à ces défis. Elle peut le faire du fait de sa position dans le système de production. Le mouvement ouvrier ne possède pas de capital et, pour survivre, ne peut que vendre sa force de travail à des propriétaires de capitaux qui en retirent une plus-value. La position unique occupée par les ouvriers dans la chaîne de production leur confère la capacité de bloquer le processus de production lors d’un bras de fer avec leur patron ou avec les autorités. En partageant cette condition commune d’exploitation et cette capacité d’impact sur l’économie, les prolétaires développent des pratiques de solidarité et de luttes collectives contre leur exploitation. En Angleterre, à partir de 1830, le mouvement « chartiste » mettait en avant des revendications démocratiques pour résoudre les problèmes socio-économiques auxquels la classe ouvrière faisait face. La bourgeoisie a durement réprimé ces mouvements, révélant ainsi son caractère anti-démocratique. C’est aussi une leçon qui illustre que les revendications socio-économiques et démocratiques sont inextricablement liées. C’est sur base de ce genre d’expériences que la théorie et le programme socialiste ce sont développés.
    • Concernant la nature, la désindustrialisation entraîne une re-primarisation de l’économie qui a des conséquences économiques et écologiques tragiques. La position de l’Afrique dans la chaîne de valeur mondiale en fait une zone qui produit des matières premières et se base surtout sur le secteur primaire. Ce sont des secteurs tels que le pétrole, les mines, l’agriculture qui sont exploités de manière capitaliste, c’est-à-dire sans vision à long terme et de manière prédatrice sur l’environnement. Le but est de générer des profits en vendant les matières premières aux bourgeoisies des pays capitalistes avancés qui vont tirer la plus grande partie de la plus-value. Les exemples actuels les plus tragiques concernent la déforestation et les feux de forêts. La concentration des terres agricoles productives dans ce secteur et le morcellement des terres entraîne une pression énorme sur le foncier. Cela conduit à une déforestation qui se fait sur base d’abattis-brûlis, une méthode agricole qui, dans ce contexte, se révèle tragique pour l’environnement. Afin de répondre aux besoins sociaux, il faudrait un plan d’investissement et de production qui nécessite une infrastructure industrielle, quoiqu’en pensent certains écologistes qui aujourd’hui se prononcent contre ce genre d’approche.

    Les tâches du mouvement ouvrier et des socialistes

    Une partie du mouvement ouvrier essaye de maintenir les leçons de l’expérience des luttes collectives. La théorie socialiste, qui est le résumé de 200 ans de luttes de la classe ouvrière contre son exploitation, est riche d’enseignement pour tout qui cherche des alternatives au régime capitaliste. Malgré les bonnes conclusions des auteurs précédemment cités, force est de constater qu’elles ne vont pas assez loin. En effet, quel est l’intérêt pour la bourgeoisie locale au Rwanda et dans la région de développer un secteur d’activité économique qui sera son propre fossoyeur, si ce n’est qu’elle soit poussée par la concurrence ?

    On se retrouve en fait à l’étape de la discussion dans laquelle se sont retrouvés les militants du mouvement ouvrier socialiste en Russie avant la révolution de 1917. Pour la plupart des marxistes à cette époque, la révolution ouvrière en Russie n’était pas possible du fait de l’arriération économique du pays. La révolution devait « obligatoirement » débuter dans un pays industriellement avancé. Une révolution bourgeoise devait « obligatoirement » avoir lieu au préalable en Russie, pour accomplir les tâches nécessaires afin de pouvoir réaliser le développement des forces productives qui installent les bases d’une future société socialiste.

    Trotsky avait répondu à cela dès 1905 avec sa théorie de la « révolution permanente » (23). Au niveau international, les conditions sont mûres pour une révolution socialiste. Le mouvement ouvrier dans les pays arriérés industriellement doit donc prendre sur ses épaules les tâches « bourgeoises » et « ouvrières » de la révolution, dans le même mouvement. Mais ce type de révolution ne peut réussir que si elle commence sur l’arène nationale et se termine sur l’arène internationale. Pour ce faire, la classe des travailleurs et des opprimés a besoin de partis ouvriers organisés nationalement mais aussi internationalement, pour l’aider dans sa prise de pouvoir.

    Le développement d’une classe ouvrière jeune et urbaine au Rwanda est une opportunité qu’il faut saisir pour construire ce genre d’organisation de classe dans la région. Évidemment ce processus de construction de forces révolutionnaires n’est pas linéaire et dépend dans une certaine mesure de la préexistence de forces révolutionnaires qui se donnent ces tâches et se construisent elles-mêmes. C’est dans ce sens que le PSL, avec son organisation internationale, veut contribuer à la lutte dans la région.

    Notes :
    (1) http://www.rfi.fr/contenu/20091129-le-rwanda-le-commonwealth.
    (2) Membre du FPR. Son oncle, colonel des Forces armées rwandaises (FAR), avait été assassiné par le régime Habyarimana suite à des luttes de fractions.
    (3) Membre du Mouvement démocratique républicain (MDR) et beau-fils du président de la première République Grégoire Kayibanda, qui avait été déposé par le régime de Habyarimana.
    (4) https://www.nouvelobs.com/planete/20180525.OBS7239/comment-le-rwanda-est-devenu-le-premier-pays-d-afrique-a-se-debarrasser-du-plastique.html.
    (5) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/21/assassinat-de-l-ex-chef-des-renseignements-rwandais-des-liens-entre-les-suspects-et-kigali_5412364_3212.html.
    (6) https://www.rtl.be/info/monde/international/menacee-par-des-agents-rwandais-une-journaliste-canadienne-a-beneficie-de-la-protection-de-la-surete-de-l-etat-en-belgique-745142.aspx.
    (7) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/04/06/l-ancien-president-rwandais-pasteur-bizimungu-a-ete-libere_892928_3212.html.
    (8) https://www.jeuneafrique.com/58929/archives-thematique/faustin-twagiramungu/.
    (9) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/12/19/le-rwanda-vote-la-revision-de-la-constitution-permettant-un-nouveau-mandat-pour-kagame_4835071_3212.html.
    (10) https://www.liberation.fr/planete/2000/07/21/kisangani-ville-martyre-de-l-occupation-etrangere_330760.
    (11) https://afrique.latribune.fr/economie/conjoncture/2017-01-09/le-rwanda-eleve-modele-selon-le-fmi.html.
    (12) https://www.jeuneafrique.com/563591/politique/polemique-sur-le-sponsoring-darsenal-par-le-rwanda-londres-reagit/.
    (13) « En 2010, les exportations d’or, de coltan et de cassitérite par le Rwanda ont atteint plus de 30 % de ses exportations, derrière le thé et le café. Le Rwanda ne possède pourtant ces minerais qu’en infime quantité. » Lu dans : https://www.lepoint.fr/monde/les-minerais-du-sang-passent-par-le-rwanda-05-01-2011-126866_24.php. A lire également : https://www.franceinter.fr/emissions/geopolitique/geopolitique-03-aout-2018.
    (14) https://donnees.banquemondiale.org/pays/rwanda.
    (15) Financial Times, « Rwanda: where even poverty data must toe Kagame’s line », 12/08/2019, https://www.ft.com/content/683047ac-b857-11e9-96bd-8e884d3ea203. A lire en français sur : https://www.france24.com/fr/20190813-rwanda-manipulation-statistiques-pauvrete-economiques-financial-times?fbclid=IwAR1NgeOeX7g9Kfyx_c5MRQv3LFLLekbQ8HgSBskNESgHWpJE83h0cFVZnU0&ref=fb_i.
    (16) http://www.rfi.fr/afrique/20180606-miracle-mirage-rwandais-chiffres-economie-pauvrete-kagame.
    (17) https://www.alimenterre.org/rwanda-bilan-mitige-pour-la-revolution-verte.
    (18) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/06/14/au-rwanda-une-revolution-verte-a-marche-forcee_5315138_3212.html.
    (19) https://www.banquemondiale.org/fr/country/rwanda/publication/leveraging-urbanization-for-rwandas-economic-transformation.
    (20) Fondé en 1976 et basé à Louvain-la-Neuve (Belgique), le Centre tricontinental est un « centre d’étude, de publication, de documentation et d’éducation permanente sur le développement et les rapports Nord-Sud » (cetri.be).
    (21) CETRI, « Quêtes d’industrialisation au Sud », coll. Industrialisation – Alternatives Sud, coord. François Polet, XXVI – 2019 n°2, 06/2019, p. 9.
    (22) Idem, p. 11.
    (23) « (…) 2. Pour les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes. (…) 10. La révolution socialiste ne peut être achevée dans les limites nationales. Une des causes essentielles de la crise de la société bourgeoise vient de ce que les forces productives qu’elle a créées tendent à sortir du cadre de l’Etat national. D’où les guerres impérialistes d’une part, et l’utopie des Etats-Unis bourgeois d’Europe d’autre part. La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale et s’achève sur l’arène mondiale. Ainsi la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme: elle ne s’achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète. (…) » Dans : Léon Trotsky, La révolution permanente, « Qu’est-ce que la révolution permanente (thèses) ». A lire sur : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revperm/rp10.html.

  • Les féministes anticapitalistes socialistes contre le massacre génocidaire à Gaza : intensifions la modilisation internationale!

    Féministes socialistes contre la guerre, l’impérialisme et le capitalisme : pour la libération nationale et sociale de la Palestine, pour la fin de toutes les formes d’oppression et de “diviser pour régner”

    Cette année, à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, nous nous mobilisons pour intensifier la lutte contre la guerre génocidaire contre Gaza, contre l’armement et le soutien impérialiste au capitalisme israélien ainsi que contre le siège de Gaza et l’occupation. 

    À l’heure où nous écrivons ces lignes, même l’étape insuffisante d’un cessez-le-feu temporaire n’a pas encore été franchie. Au contraire, les menaces d’extension de l’invasion à Rafah et d’escalade de l’offensive en une guerre régionale continuent de souligner les dangers de catastrophes encore plus horribles. Les attaques génocidaires du régime israélien ont déjà massacré plus de 30.000 personnes à Gaza – dont une majorité de femmes et d’enfants – et des milliers de personnes sont portées disparues sous les décombres. Le régime israélien impose des conditions de famine, les mères n’ayant plus de lait pour nourrir leurs enfants, des centaines de milliers de femmes menstruées et enceintes ayant été contraintes d’accoucher dans les décombres, tandis que des familles et des communautés entières ont été décimées ou déplacées dans des tentes, dans le froid, exposées à la propagation rapide de maladies. 

    L’assaut génocidaire contre Gaza se développe parallèlement à l’escalade de l’agression militaire et coloniale en Cisjordanie et à Jérusalem-Est occupée, à l’accélération du nettoyage ethnique dans cette région – ainsi que dans le Naqab/Negev – et à la discrimination et la répression politique suffocantes dans les territoires de 1948, y compris la chasse aux sorcières nationaliste à laquelle sont confrontés les Palestinien.ne.s. Tout cela fait partie d’un pic historique d’oppression nationale brutale et d’expropriation du peuple palestinien. Simultanément, la lutte pour mettre fin à l’assaut sanglant et à l’oppression des Palestinien.ne.s fait également partie intégrante de la lutte internationale pour la libération contre l’oppression de genre. 

    Ce n’est pas seulement parce que la catastrophe actuelle tue, blesse et pousse femmes et jeunes filles dans des conditions de survie horribles, ou parce que l’occupation met en danger la vie et le bien-être de centaines de milliers de femmes et de jeunes filles, mais aussi parce que, de manière générale, le même système qui a engendré le désastre historique actuel est responsable de la perpétuation et de l’aggravation de l’oppression de genre et des difficultés de vie des femmes de la classe travailleuse et des femmes pauvres à l’échelle mondiale. Le féminisme socialiste repose sur la lutte contre l’oppression et l’exploitation partout de même que sur la lutte de la classe travailleuse en faveur d’une alternative socialiste au système en crise des classes dirigeantes. La lutte contre l’assaut israélien sur Gaza et l’occupation ainsi que contre ses soutiens impérialistes fait partie intégrante de la lutte contre le système capitaliste impérialiste mondial qui perpétue violence, guerres et domination.

    L’oppression nationale, le colonialisme et l’impérialisme engendrent et normalisent la violence sociale et la misogynie. Nous nous opposons à toute utilisation du viol et des agressions sexuelles comme arme de guerre. Des rapports font état de soldats de l’occupation israélienne et de gardiens de prison agressant sexuellement des Palestinien.ne.s, ainsi que de colons et de soldats israéliens attaquant des Palestinien.ne.s en Cisjordanie. Les violences sexuelles commises par le Hamas et d’autres milices lors de l’attaque du 7 octobre ont été cyniquement exploitées de manière démagogique et manipulatrice par les représentants de l’État israélien pour justifier les horreurs que l’attaque génocidaire de l’État israélien a infligées au cours des cinq derniers mois. Le rapport scandaleux du New York Times n’a pas été publié par empathie pour les victimes israéliennes d’abus sexuels, mais plutôt pour justifier le soutien du Times à la guerre génocidaire, alimentant potentiellement aussi des tropes islamophobes et racistes. 

    Cependant, comme l’ont souligné les organisations féministes palestiniennes opérant dans les territoires de 1948, il convient de croire les rapports crédibles (tels que celui de Physcians for Human Rights) faisant état de violences sexuelles à l’encontre de femmes et de jeunes filles israéliennes le 7 octobre et de s’opposer sans équivoque aux actions décrites, parallèlement à d’autres méthodes réactionnaires, telles que le meurtre et l’enlèvement de femmes, de jeunes filles et d’autres personnes. Cela est également nécessaire du point de vue de la lutte de libération palestinienne face au terrorisme d’État israélien. Ces méthodes et programmes réactionnaires ne peuvent pas ébranler l’occupation israélienne. Cela le renforce au contraire dans son assaut sanglant contre les Palestinien.ne.s. Les féministes ne doivent pas ignorer les autres oppressions, mais doivent s’opposer partout au terrorisme d’État israélien, à la destruction, au déplacement de population, aux meurtres, à la torture, à la violence sexuelle ainsi qu’à la violence d’État et des colons de toutes sortes.

    Dans le monde entier, les femmes ont joué un rôle de premier plan dans la lutte contre l’oppression nationale, le colonialisme et l’impérialisme. Les femmes font partie intégrante de la lutte pour la libération nationale palestinienne depuis ses débuts dans la Palestine d’avant 1948, au fil des décennies, et surtout pendant la première Intifada. Les femmes palestiniennes se sont organisées, ont manifesté et se sont battues contre l’oppression du régime israélien. Ces dernières années, les femmes palestiniennes ont été au premier plan des Marches du retour de 2018 à Gaza, ainsi que de la manifestation de masse intercommunautaire et de la grève des femmes contre le féminicide dans les territoires de 1948, auxquelles ont participé des femmes palestiniennes-arabes et israéliennes-juives. La grève de la dignité de 2021 fut une démonstration de force puissante qui a vu la participation de Palestinien.ne.s de tous les genres.

    Aujourd’hui, dans le cadre de cette guerre génocidaire, de ce nettoyage ethnique et de cette oppression nationale, des femmes de Gaza et des Palestiniennes de tous âges ont héroïquement survécu à ce qui ne peut être décrit que comme l’enfer sur Terre. À l’échelle internationale, des millions de personnes sont descendues dans les rues pour manifester leur solidarité. Ces dernières années, au niveau mondial et dans l’ensemble du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, les femmes ont pris la tête de manifestations et de révoltes contre l’oppression, qu’il s’agisse du soulèvement “Femmes, vie, liberté” en Iran qui a éclaté à la suite du meurtre brutal de Jina Mahsa Amini, une jeune femme kurde, par la “police de la moralité”, ou des mouvements en Tunisie, au Soudan, au Liban et dans d’autres pays encore. La région est particulièrement touchée par la crise capitaliste, l’inflation et l’explosion des prix des denrées alimentaires, ainsi que par la catastrophe climatique.

    Comment mettre fin à la guerre génocidaire

    Nous appelons les syndicats à travers le monde à reprendre à leur compte la demande des syndicats palestiniens du 16 octobre de mettre fin à toute complicité, d’arrêter d’armer Israël et d’aller plus loin dans l’action de solidarité de masse. 

    Au cours des derniers mois, nous avons assisté à des manifestations et des protestations de masse dans le monde entier :

    • Des mobilisations de masse ont vu le jour du Royaume-Uni au Yémen en passant par l’Afrique du Sud.
    • Des structures syndicales belges ont appelé leurs membres à refuser de manutentionner du matériel militaire à destination d’Israël.
    • Aux États-Unis et au Canada, les manifestations ont bloqué l’expédition de matériel militaire vers Israël. 
    • En Inde, une fédération syndicale représentant les travailleurs de 11 grands ports du pays a déclaré qu’elle refusait de manutentionner des armes à destination d’Israël.
    • Plusieurs manifestations ont eu lieu en Egypte, y compris tout récemment de la part de centaines de journalistes, demandant l’arrêt de l’offensive et du siège de Gaza, de même que l’ouverture du point de passage de Rafah. Des manifestations de milliers de personnes, ainsi que des marches vers la frontière, ont également été organisées en Jordanie. Ces régimes, qui craignent pour leur stabilité et leurs intérêts dans le cadre de leurs collaborations stratégiques avec l’occupation israélienne et l’impérialisme américain, ont répondu par une répression brutale des manifestations et aussi sur les réseaux sociaux.

    Ces actions des travailleurs doivent être organisées de manière plus systématique afin de bloquer efficacement la machine de guerre israélienne. Tous les syndicats doivent intensifier cette lutte ! Ne laissons pas les régimes impérialistes qui soutiennent les attaques génocidaires d’Israël s’en tirer en faisant comme si de rien n’était. 

    Organisons-nous pour mettre fin à la guerre génocidaire, à l’impérialisme et au colonialisme, un combat lié à la lutte anticapitaliste et en faveur des droits des femmes et des personnes LGBTQIA+.  Nous luttons pour la vie, la libération et le bien-être des gens ordinaires dans le monde entier, pour mettre fin à l’occupation, au siège et à l’oppression nationale du peuple palestinien, et pour stopper l’intervention impérialiste au Moyen-Orient et la menace d’une guerre régionale.

    Pour mettre fin à la guerre génocidaire à Gaza et obtenir une véritable libération palestinienne, la solidarité régionale et internationale est nécessaire. Cependant, nos véritables alliés dans la région sont les travailleurs, les pauvres et les opprimés et non les tribunaux internationaux, l’ONU ou les gouvernements réactionnaires de la région.

    Une action de masse dans toute la région est nécessaire pour mener à bien ce projet, ainsi qu’une solidarité et une action internationales de masse. C’est pourquoi nous appelons à faire de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes une journée d’action contre l’offensive et l’occupation israéliennes, une lutte également à poursuivre après le 8 mars.

    Ce que nous défendons

    Les institutions internationales et les gouvernements capitalistes occidentaux ont une fois de plus illustré qu’ils acceptent les attaques génocidaires afin de préserver les intérêts de leurs classes dirigeantes. De Milei en Argentine à l’AfD en Allemagne, l’extrême droite ainsi que divers gouvernements exploitent la situation pour attiser criminellement le racisme et l’islamophobie et justifier l’horrible massacre. La lutte féministe socialiste contre l’impérialisme doit prendre en charge la lutte contre l’islamophobie, l’antisémitisme et toute forme de racisme et de division afin de construire une résistance tangible contre la menace de l’extrême droite.

    Les féministes socialistes n’ont aucune confiance envers les institutions internationales telles que la Cour internationale de Justice, l’ONU ou les puissances capitalistes occidentales. En laissant les attaques génocidaires se poursuivre, en réduisant le financement de l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) et en armant activement la machine de guerre israélienne, les gouvernements et les institutions capitalistes ont prouvé à maintes reprises que leur façade de démocratie est creuse lorsque leurs intérêts économiques et stratégiques sont en jeu. Dans le meilleur des cas, certains se contentent d’un soutien symbolique. Quoi qu’il en soit, ils ne mettront pas fin à l’occupation et à l’oppression profondément enracinée des Palestinien.ne.s et continueront à s’en prendre aux femmes et à la classe travailleuse, poussant le monde vers de nouvelles catastrophes.

    La complicité continue des régimes arabes bourgeois face au carnage incessant du peuple palestinien souligne, une fois de plus, qu’aucune consolation ni solution ne peut venir de ces régimes oppressifs, autoritaires et corrompus. Les paroles creuses des élites dirigeantes de la région à l’encontre du régime israélien ne font que refléter la pression sociale qu’elles subissent – elles s’inquiètent de l’effet que cela aura sur leur propre stabilité. 

    Ces régimes ne sont pas les amis des opprimé.e.s. De nombreux pays du Moyen-Orient et du Golfe appliquent encore des lois qui imposent l’obéissance des femmes à leur mari, les empêchent de se déplacer librement, de voyager à l’étranger ou de travailler sans l’autorisation d’un tuteur masculin. Les Houthis au Yémen, qui prétendent défendre le peuple palestinien par leurs attaques en mer Rouge, étouffent également les droits des femmes dans leur pays, notamment en renforçant les lois sur la tutelle masculine, mais aussi par des politiques de droite pro-capitalistes désastreuses. 

    Les impérialismes russe et chinois ne constituent pas une alternative. Nous nous trouvons aux côtés des travailleurs, des femmes, des personnes LGBTQIA+ et des luttes de libération nationale qui se battent contre ces régimes brutalement oppressifs. L’occupation israélienne et les régimes impérialistes occidentaux utilisent cyniquement l’idéologie réactionnaire du Hamas pour justifier leurs attaques contre tou.te.s les habitant.e.s de Gaza, y compris les femmes palestiniennes et les personnes LGBTQIA+, parfois même en utilisant hypocritement une rhétorique “pro-femmes”. Mais comme la répression du soulèvement “Femmes, vie, liberté” par le régime iranien brutal l’a montré une fois de plus, les postures des régimes d’oppression barbares en tant que champions des personnes opprimées ne sont rien d’autre que de cyniques paroles en l’air.

    L’Autorité palestinienne, attaquée et en proie à une grave crise financière provoquée par le régime d’occupation, a réprimé les manifestations palestiniennes et s’est révélée être un sous-traitant de l’occupation israélienne. Bien que considéré par certains comme une alternative “militante” à l’AP contrôlée par le Fatah, le Hamas, basé sur une idéologie islamiste de droite pro-capitaliste, a finalement démontré que son programme et ses méthodes constituent une impasse dans la lutte contre le siège de Gaza, l’occupation et l’oppression. Le Hamas ne s’appuye pas sur une lutte indépendante et démocratique des masses palestiniennes et de la classe travailleuse en tant qu’agents du changement social. L’attaque du 7 octobre menée par le Hamas reposait sur un effet de choc visant à mobiliser des puissances capitalistes. Elle ne visait pas la mobilisation de la force révolutionnaire potentielle des masses palestiniennes. Le Hamas aspire à un État autoritaire sur le modèle de la dictature iranienne, ce qui serait désastreux pour le peuple palestinien, en particulier pour les femmes et les personnes LGBTQIA+. La seule voie viable pour la libération nationale et sociale des Palestinien.ne.s passe par une lutte de masse indépendante, organisée démocratiquement, comprenant des comités populaires élus qui pourraient aider à organiser des actions et une défense armée dans le meilleur intérêt du mouvement. Nous sommes en faveur d’une nouvelle intifada populaire et démocratique ainis que pour l’intensification des mobilisations et des actions de solidarité internationale.

    Nous luttons pour mettre fin à la guerre et pour renverser le régime de siège, d’occupation et d’oppression. Nous appelons à un échange “tou.te.s contre tou.te.s” et à la fin des enlèvements et des incarcérations de masse de Palestinien.ne.s. Nous demandons l’arrêt de tout soutien impérialiste à l’occupation et l’arrêt des attaques contre l’UNRWA. Toutes les forces militaires et étatiques israéliennes doivent impérativement quitter Gaza et la Cisjordanie. Il faut mettre un terme aux projets de colonisation ainsi qu’à toutes les politiques discriminatoires et racistes qui soutiennent la logique du nettoyage ethnique de masse de la Nakba de 1948. Nous luttons pour la pleine égalité et la libération pour tou.te.s : pour des investissements publics massifs dans la reconstruction complète des communautés d’une Gaza libre et de toutes les communautés de la région touchée par la crise et la guerre, sur base démocratique. La classe dirigeante israélienne, les riches oligarchies de la région et les classes dirigeantes des puissances impérialistes mondiales doivent en supporter les coûts financiers. 

    Nous sommes pour la libération nationale et sociale du peuple palestinien. Ne prêtons aucune confiance aux discours des impérialistes qui prétendent soutenir un État palestinien alors qu’ils veulent poursuivre l’oppression nationale sous d’autres formes, par le biais d’une Autorité palestinienne “revue”, c’est-à-dire d’un Etat fantoche dans el meilleur des cas.

    Pour lutter efficacement en faveur d’une véritable libération pour tou.te.s, nous devons construire une alternative politique, une lutte révolutionnaire reposant sur un programme politique féministe socialiste. La lutte contre l’oppression fait partie de la lutte nécessaire pour renverser le capitalisme et l’impérialisme et pour construire une société socialiste qui ne laisse personne de côté. Nous luttons pour renverser tous les régimes oppresseurs, dans le cadre d’une lutte pour une transformation socialiste dans la région, afin de permettre l’utilisation démocratique des vastes ressources de la région dans le but de garantir de bonnes conditions de vie et une égalité entre toutes les nations, comprenant donc le droit à l’autodétermination ainsi que le droit au retour. 

    Les femmes de la classe travailleuse ont toujours joué un rôle essentiel dans tous les mouvements anti-guerre de l’histoire. Faisons de cette journée internationale de lutte pour les droits de femmes une démonstration de force dans la lutte contre la guerre génocidaire à Gaza et poursuivons la lutte pour la libération nationale palestinienne après le 8 mars. Nous devons peser de tout notre poids dans la lutte contre la guerre et l’occupation – et contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression !

  • Mobilisation agricole. Qui sème la misère récolte la colère…

    En Belgique et ailleurs en Europe, des actions spectaculaires ont été menées ces dernières semaines par les agriculteur.trices afin d’exiger un revenu décent et un travail décent : blocages de ports, de magasins et de centres industriels. Le monde politique est sous pression, mais ce qui est proposé aujourd’hui est insuffisant. De concert avec l’agro-industrie, les décideurs politiques tentent d’imposer des « solutions » avantageuses à celle-ci, tandis que la majorité des petites exploitations agricoles sont laissées pour compte.

    Par Jeroen (Gand)

    Le travail doit rapporter

    Les agriculteur.trices ont toujours travaillé dur, mais ce travail permet de moins en moins de joindre les deux bouts. En Flandre, le revenu moyen d’un.e agriculteur.trice ne représente que 68,1 % de celui d’un.e salarié.e. Sans surprises, ils et elles sont nombreuses à jeter l’éponge. Dans les années 1980, la Belgique comptait encore plus de 120.000 exploitations agricoles. En 2020, il n’y en avait plus que 36.000. En 2022, une nouvelle baisse de 2,3 % a été enregistrée par rapport à 2021.

    La dynamique s’est accélérée ces dernières années, avec l’envolée des prix des engrais, des pesticides, du carburant, des aliments pour animaux… face au prix à peine plus élevé obtenu pour les récoltes. La seule solution semble être de continuer à produire toujours davantage, avec un horaire intenable et une succession d’emprunts pour investir dans les machines. En Flandre, la superficie moyenne par exploitation a augmenté de moitié entre 2005 et 2022, elle est passée de 18,3 à 27,6 hectares. Le nombre de poulets par exploitation est passé de 31.499 à 67.185, le nombre de porcs de 1.362 à 2.313 et celui de bovins de 87 à 157.

    Qui remporte le jeu des économies d’échelle ?

    Ce n’est pas au bénéfice des consommateur.trices en tout cas. En 2023, le prix des denrées alimentaires a augmenté de 12,7 %, selon l’Observatoire des prix, une augmentation plus forte que dans les pays voisins, mais aussi un record inégalé en Belgique !

    L’agriculture industrielle à grande échelle est désastreuse pour l’environnement et notre santé. L’agriculture hyper-intensive entraîne une sur-fertilisation, une pollution par les pesticides, une réduction de la biodiversité et elle contribue au réchauffement climatique. Le système actuel qui pousse les agriculteur.trices à toujours plus s’agrandir et intensifier l’exploitation est incompatible avec les capacités de notre planète.

    Qui en sort gagnant ? L’agro-industrie (les entreprises d’aliments pour animaux, chimiques, de fabrication de granges et de machines…) et les banques, bien entendu, vers lesquelles les agriculteur.trices doivent se tourner pour être en mesure d’investir. Les grandes entreprises de transformation alimentaire et le secteur de la distribution réalisent par ailleurs de beaux bénéfices. L’économiste Olivier Malay de l’ULB a calculé que les entreprises agroalimentaires belges ont réalisé 33,2 % de bénéfices en plus en 2022 par rapport à l’année précédente. Bien entendu, c’est parmi les plus grands acteurs que la progression est la plus forte : les sept plus grandes entreprises ont vu leurs bénéfices multipliés par six ! Clarebout Potatoes affiche même 167 millions de bénéfices en 2022 contre 1 million en moyenne entre 2018 et 2021 ! Les économies d’échelle sans fin font donc surtout le jeu des actionnaires des très grandes entreprises.

    Les faux amis des agriculteurs

    Pourtant, les groupes d’intérêt des agriculteurs, le Boerenbond (Union des agriculteurs, en Flandre) en tête, ne jurent que par des mesures visant à favoriser davantage les économies d’échelle. Une législation environnementale plus souple devrait permettre de construire plus rapidement des méga-étables et d’épandre sans trop de problèmes des pesticides coûteux ou d’épaisses couches de fumier dans les champs.

    Rien de surprenant. Fin 2022, le magazine Pano (VRT) avait une nouvelle fois mis en évidence les liens étroits entre le Boerenbond et l’agro-industrie. Le holding financier à l’origine du Boerenbond (MRBB, Maatschappij van Roerend Bezit van de Boerenbond) possède 11 % de la banque KBC, qui accorde de nombreux prêts aux agriculteur.trices. Le MRBB dispose d’actifs d’environ 5 milliards d’euros et détient des participations dans plus de 70 entreprises du secteur financier et de l’agroalimentaire. Les intérêts financiers du Boerenbond l’impliquent directement dans l’intensification de l’exploitation agricole.

    Le partenaire traditionnel du Boerenbond, la démocratie chrétienne, a été l’un des principaux architectes de la politique agricole européenne, qui a toujours fortement reposé sur les plus grandes exploitations. 80 % des subventions agricoles européennes vont aux 20 % d’acteurs les plus importants. Pourtant, le président du CD&V, Sammy Mahdi, affirme sans complexe que le problème actuel est de convertir les terres agricoles en terres naturelles.

    Dès qu’il y a un mécontentement, on peut compter sur le Vlaams Belang pour tenter d’en tirer profit. Sous le slogan « Sauvons nos agriculteurs », il cherche à se présenter comme défenseur des agriculteur.trices. Belle hypocrisie. L’extrême droite critique les règles européennes en matière de limitation des émissions d’azote, elle reste silencieuse concernant la domination de l’agro-industrie. Pour le Vlaams Belang, les agriculteur.trices désespéré.e.s ne sont que du bétail électoral.

    Solidarité et lutte offensive pour de vraies solutions

    Les blocages de centres de distribution ont déjà conduit trois grandes chaînes de distribution à promettre des prix plus élevés pour la viande bovine. Il s’agit certes d’une somme dérisoire, environ 250 euros de plus par animal, mais il est tout de même frappant que des concessions aient pu être arrachées. Quelques mois plus tôt, les actions du personnel de Delhaize dans les mêmes centres avaient été bloquées sur ordre d’huissier.

    Le mouvement ouvrier peut tirer quelques enseignements du choix des agriculteur.trices d’utiliser leur matériel de travail, comme les tracteurs, dans leurs mobilisations. On réfléchit à deux fois avant de tenter de briser un blocage bien équipé, avec le risque de voir encore plus de tracteurs arriver le lendemain. Cela démontre le rôle crucial que constituent les centres de distribution pour les patrons de supermarchés. Des grèves bien suivies par le personnel de ces centres peuvent avoir le même effet, surtout en mobilisant des milliers de travailleur.euses du secteur et d’ailleurs en soutien au même endroit.

    Ces actions bénéficient d’un large soutien populaire. Même dans les embouteillages causés par les blocages, les équipes de télévision ont eu peine à trouver une personne dépourvue de sympathie à l’égard des agriculteur.trices. Le patronat et la droite, y compris la N-VA de Bart De Wever, ont marmonné que le blocage du port d’Anvers devait être interdit, sans toutefois oser se lancer dans une bataille rangée à l’aide des forces de police.

    L’agro-industrie et ses représentant.e.s politiques tentent d’affaiblir le soutien populaire en créant une fausse opposition entre agriculteur.trices et consommateur.trices, ou encore entre l’attention portée à notre environnement et celle en faveur d’un revenu décent pour les agriculteur.trices.

    Il est préférable d’entreprendre de nouvelles actions en s’appuyant sur les forces du mouvement et de frapper là où ça fait mal : dans l’économie, avec des blocages de centres de distribution, d’usines de transformation alimentaire et de ports. On peut aussi rendre plus visible le large soutien populaire existant en organisant une solidarité concrète. Pourquoi ne pas organiser une manifestation nationale avec le soutien des syndicats (avec au moins un préavis de grève dans le secteur de la distribution) et des organisations de la société civile (y compris les organisations environnementales) ? Cela changerait vraiment la donne.

    Le mouvement devrait également s’armer de revendications qui font une réelle différence dans la vie quotidienne du monde agricole. La nationalisation du secteur financier permettrait d’annuler les dettes des agriculteur.trices, avec indemnisation uniquement sur base de besoins prouvés, et de créer un fonds public d’investissement agricole pour l’écologisation de l’agriculture.

    Nous pouvons briser le pouvoir de l’agro-industrie et du secteur de la distribution en les plaçant sous contrôle et gestion publics pour assurer une planification reposant sur des quotas et des prix réglementés. Nous pouvons aider les agriculteur.trices en leur apportant un soutien administratif. Nous pouvons instaurer un droit de préemption à la faveur de la collectivité sur toutes les terres agricoles et exproprier les grands propriétaires, les banques et les spéculateurs pour constituer les fondements d’une banque foncière publique qui place les terres à la disposition des agriculteur.trices, en commençant par les plus petites exploitations. Une telle approche s’oppose frontalement à ce système fatal qui appauvrit le sol, la faune, la flore et l’ensemble de la population au profit d’une poignée d’actionnaires.

  • Derrière le mythe des “morts pour la France”… Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon

    Ce 21 février, quatre-vingts ans jour pour jour après sa mise à mort par les nazis, Missak Manouchian et son épouse Mélinée font leur entrée au Panthéon. L’annonce de cette décision ne tenait rien au hasard, elle eut lieu lors des commémorations de l’Appel du 18 juin, le premier discours prononcé par De Gaulle à la radio de Londres en 1940. Pour l’Elysée, Missak, un militant juif communiste arménien, avait choisi “deux fois la France, par sa volonté de jeune homme arménien épris de Baudelaire et de Victor Hugo, puis par son sang versé pour notre pays.” Ce n’est pas faire honneur à sa mémoire que de continuer à imposer cette idée erronée d’une Résistance toute entière unie dans son patriotisme derrière le képi du général De Gaulle.

    Missak et ses camarades sont représentatifs de toute une génération de militants ouvriers juifs de Pologne venus en France à partir des années ’20 et qui a adhéré au stalinisme, persuadée de rejoindre les rangs de la révolution. Leur idéal communiste fut peu à peu mis à rude épreuve par les zigzags de la politique stalinienne ou encore par les procès de Moscou et les grandes purges des années ’30 en URSS.

    Tout d’abord regroupés dans la Main d’Oeuvre Etrangère (M.O.E.) du Parti communiste, qui deviendra la Main d’Oeuvre Immigrée (M.O.I.), ils participent au “nettoyage” des milieux juifs, notamment des influences trotskystes. Mais à mesure que le drapeau rouge est échangé pour le tricolore, tout particulièrement autour du gouvernement de Front populaire, ils n’en deviennent pas moins suspects aux yeux de la direction du parti. La “sous-section juive” est dissoute en 1937, alors que bon nombre de ses membres se battent en Espagne contre l’insurrection fasciste de Franco.

    Le 23 août 1939 est signé le pacte Hitler-Staline. La nouvelle est effroyable pour les communistes juifs. Comme l’explique René Revol : “Tous ces militants, qui ont chassé les trotskystes, approuvé l’élimination de la vieille garde, combattu en Espagne (…) sont ébranlés par le pacte, isolés de leur parti, étonnés, quand ils la lisent, de voir que l’Humanité [le quotidien du Parti communiste] n’attaque pas Hitler. Ils restent fidèles à leur parti, mais en même temps mettent en place des structures clandestines, d’aide, d’assistance, mais aussi de combat pour, le moment venu, se trouver prêts.”(1)

    Les Francs-Tireurs et Partisans – Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI)

    En octobre 1940, sous l’Occupation, ils s’étonnent encore de l’absence de consigne de la part du PCF devant l’obligation faite aux Juifs de se faire recenser au commissariat de leur quartier. Peu à peu, ils passent à la clandestinité. Certains prennent part à la puissante grève des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais de 1941.

    “Le 22 juin 1941, quand tombe la nouvelle de l’attaque de la Wehrmacht [sur l’Union soviétique], on peut affirmer que les hommes du MOI sont prêts au combat, plus que le PCF, plus que Staline, qui refusa d’abord de croire la nouvelle”, souligne René Révol. Quand le PCF lance l’organisation des Francs-Tireurs et Partisans (FTP) fin 1941 sous la direction de Charles Tillon, la plupart des groupes sont en fait des Francs-Tireurs et Partisans – Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI). Ces groupes d’étrangers réalisent en 1942 et 1943 autour de 80% des actions armées et des sabotages des FTP.

    Leur activité a pourtant consciemment été oubliée après-guerre tant par Charles Tillon que par les historiens officiels du PCF. Roger Pannequin, ancien commandant des FTP du Nord, explique les choses ainsi : “C’est véritablement pour des raisons nationalistes étroites que l’on a fait disparaitre les particularités des groupes immigrés. Cela permettait d’ajouter le “F” [français] à FTP pour faire FTPF. Or, il n’y a jamais eu de FTPF. Il faut y insister. Le “F” n’est venu qu’après la Libération, parce qu’il fallait démontrer qu’on était nationalistes bon teint. C’est alors que l’on a fait disparaître les noms de tous les membres qui ont fait les plus gros coups (…). Quand il fallait un communiqué, c’étaient les gars de la MOI qu’on envoyait au casse-pipe (…). C’est pour faire oublier la trahison, la politique de collaboration non avouée, mais réelle, avec les hitlériens que l’on a donné l’ordre de foncer tête baissée en 1942, que l’on a exécuté les missions les plus insensées et avec, en première ligne, les immigrés.”(2)

    Staline et la fin de la guerre

    La victoire sur le nazisme laisse présager une vague de soulèvements populaires et de révolutions. Pour la bureaucratie soviétique, le risque est grand de voir ses privilèges remis en question. Avec Staline à sa tête, elle préfère se partager le gâteau de la victoire à venir avec les puissances alliées, en passant totalement par-dessus la tête des travailleurs des pays concernés. En gage de bonne volonté envers Churchill et Roosevelt, l’Internationale communiste est d’ailleurs dissoute en 1943(3).

    En France, le PCF épouse cette dynamique de collaboration de classes. Il adopte un cours ultranationaliste et cherchera à entrer dans le gouvernement provisoire français mis en place à Alger en 1944. Celles et ceux pour qui la résistance n’avait de sens que comme prémisse de la révolution deviennent des menaces. Ils doivent être écrasés, d’autant plus qu’à côté de militants staliniens se trouvent des combattants aux sensibilités politiques suspectes. Ainsi, au côté de Missak Manouchian se trouvent notamment Arpen Tavitian, un ancien officier de l’Armée rouge au passé trotskyste(4), ou encore quelques anarchistes espagnols.

    Peu à peu, tandis que l’essentiel des unités de FTP sont transférées au “maquis”, les survivants des groupes immigrés se retrouvent seuls dans les villes à affronter la répression alors que les ordres les poussent à enchaîner les actions spectaculaires. A l’été 1943, les quatre détachements FTP-MOI dirigés par Manouchian sont les seuls restants à Paris. Les raisons exactes de leur arrestation font toujours débat. Pour Mélinée Manouchian, le Parti communiste a tout simplement livré son mari et ses camarades à la police. Mais il ne fait aucun doute que leur exécution est la conséquence directe de leur lâchage par le parti.

    La contradiction politique entre le PCF et ces militants internationalistes est crument illustrée par le slogan «À chacun son boche!” qui figurait comme titre de L’Humanité en août 1944. Alors qu’ils allaient être fusillés, nombre de membres du groupe Manouchian ont quant à eux crié “Vive le parti communiste allemand”. Dans sa dernière lettre, Missak Manouchian expliquait: “Je proclame que je n’ai aucune haine envers le peuple allemand”.

    Lui et ses camarades ne sont pas morts “pour la France”. Leur vie était consacrée à la lutte pour le socialisme. Leur engagement sincère s’est retrouvé sacrifié au nom de la défense sordide des intérêts de la bureaucratie stalinienne et c’est aujourd’hui Macron qui veut instrumentaliser leur combat en en limant toute aspérité politique. La meilleure façon de leur rendre hommage, c’est de reprendre et poursuivre leur lutte, jusqu’au jour où, comme ce fut le cas lors de la Commune de Paris en 1871, le drapeau rouge flottera à nouveau sur le Panthéon.

    1. René Revol, “Derrière l’affaire manouchian: le dévoiement d’une génération”, Cahiers Léon Trotsky n°23, septembre 1985.
    2. Maurice Farjus, “L’An prochain, la révolution – Les communistes juifs immigrés dans la tourmente stalinienne 1930-1945”, Editions Mazarine, 1985, cité dans les Cahiers Léon Trotsky n°23
    3. Sans que les partis communistes concernés ne soient consultés!
    4. Guy Van Sinoy, “Arpen Tavitian – De l’Armée Rouge… à l’Affiche Rouge”, Lutte Socialiste n° 247 (décembre 2019-janvier 2020).
  • “Mutinerie” : un réquisitoire virulent contre la pourriture du capitalisme

    Avec Mutinerie” (qui sera disponible en français le 1ᵉʳ mars), Peter Mertens livre un nouveau best-seller de non-fiction. Cela est sans aucun doute dû à son style d’écriture fluide et incisif, mais indépendamment de cela, le livre est hautement recommandé pour les militants de gauche. Il apporte beaucoup d’informations utiles et aborde certains des développements les plus importants qui façonnent la nouvelle ère du désordre d’aujourd’hui. Mais en fin de compte, il est toutefois un peu maigre pour délivrer des réponses fondamentales quant à la façon de combattre le capitalisme à notre époque.

    Par Jeroen (Gand)

    La prise de pouvoir par les multinationales

    De nombreux lecteurs découvriront une série de nouvelles idées et d’arguments bien utiles face au capitalisme. Certains des passages les plus puissants du livre décrivent de manière très vivante l’accumulation sans précédent du capital et du pouvoir qui l’accompagne entre des mains de moins en moins nombreuses.

    Peter Mertens évoque par exemple la concentration dans le secteur alimentaire, où quatre entreprises (les ABCD : ADM, Bunge, Cargill et Dreyfus) contrôlent ensemble environ 70 % de la production céréalière mondiale. Ces quatre entreprises ont ainsi la possibilité d’augmenter arbitrairement les prix pour s’enrichir de manière démesurée. Mertens attire l’attention sur les 245 milliardaires du secteur alimentaire (il y en avait 64 sur la liste des milliardaires du magazine Forbes en 2021) qui ont vu leur fortune augmenter de 45 % au cours des deux dernières années ! Pendant ce temps, les prix des denrées alimentaires pèsent de plus en plus sur les travailleurs du monde entier, provoquant une pauvreté abjecte et la faim pour des centaines de millions d’entre eux. Ainsi, le monde comptera 600 millions de personnes souffrant de sous-alimentation chronique d’ici à 2030 (sans nouvelles guerres, mauvaises récoltes ou pandémies).

    Mais l’environnement et la biodiversité font également les frais de la soif de profits de ces capitalistes prédateurs qui, par le biais des brevets sur les semences, des pratiques agricoles industrielles, de la déforestation et des monocultures, ruinent la planète. “Mutinerie” n’est pas avare d’autres exemples qui mettent en évidence la pourriture de ce système capitaliste.

    La lutte des classes contre la “cupideflation”

    En attendant, ce que font les ABCD a un nom : la cupideflation (traduite de l’anglais “greedflation”), l’inflation causée par la cupidité. Toutefois, si l’on en croit les politiciens et les patrons, le danger n’est pas le prix exorbitant de notre caddie, mais la soi-disant “spirale prix-salaires” par laquelle les augmentations salariales se traduiraient par des augmentations de prix et donc par une inflation toujours plus forte. Leurs arguments sont clairement réfutés et Mertens souligne par ailleurs le moindre écho dont ils bénéficient dans des couches larges de la société. Il laisse par exemple la parole à plusieurs personnes du Royaume-Uni, où l’été du mécontentement a débouché sur une conclusion claire, selon les termes de Mick Lynch, du syndicat ferroviaire RMT : La classe ouvrière est de retour.

    Le livre aurait certainement gagné en profondeur en soulignant plus clairement l’importance de revendications audacieuses et radicales dans la mobilisation de masse. Les syndicalistes belges savent pertinemment qu’il n’est pas toujours évident d’impliquer les collègues dans les luttes. Mais s’engager pour des revendications salariales similaires à celles de l’UAW (le syndicat des travailleurs de l’automobile aux États-Unis), qui demandent 30% d’augmentation, c’est évidemment directement plus mobilisant que la maigre perspective de 0,2% d’augmentation sur deux ans comme c’est le cas dans nos négociations collectives actuelles. Quant au fait que la classe travailleuse n’aura guère d’autre choix, dans la période à venir, que de lutter plus intensément contre le spectre de l’inflation et “l’austérité 2.0” envisagée par les partisans de la ligne dure néolibérale, c’est une conclusion sur laquelle nous nous rejoignons entièrement.

    Les semi-conducteurs, l’IA et un monde sans combustibles fossiles

    Outre le retour de la lutte des classes, la nouvelle “Ère du désordre” dans laquelle nous sommes aujourd’hui plongés est également de plus en plus définie par l’importance accrue de la géopolitique et des changements dans le rapport de force entre grandes puissances. C’est abordé dans le livre. Il souligne par ailleurs certains des développements clés qui alimentent les contradictions.

    Par exemple, lors de la récente COP28, la perspective d’un monde sans combustibles fossiles a été discutée pour la première fois, à contrecœur et à l’encontre des souhaits du pays hôte, Dubaï. La prise de conscience inéluctable que le capitalisme est incapable de dépendre indéfiniment des combustibles fossiles sans menacer sa propre survie et celle de l’humanité tout entière a immédiatement engendré une nouvelle course entre superpuissances. Chacune tente de s’assurer l’accès aux matières premières telles que le lithium pour ses propres entreprises. À l’instar de la concurrence aiguë qui a marqué la guerre pour l’accès au pétrole, les grandes puissances se lancent aujourd’hui à nouveau à corps perdu dans la bataille pour le nouvel “or blanc”.

    L’usine du futur ne sera pas seulement alimentée par d’autres sources d’énergie. Elle sera également encore plus automatisée et reposera sur l’intelligence artificielle. Les données nécessaires à l’entraînement de cette intelligence artificielle et les semi-conducteurs (puces) à la base de leur puissance de calcul sans précédent sont aussi en jeu. Peut-être aurait-il été utile de s’attarder davantage sur les applications militaires de l’intelligence artificielle, d’autant qu’on assiste aujourd’hui à Gaza aux premiers bombardements effectués à l’aide de l’intelligence artificielle. Les grandes puissances tentent de s’interdire l’accès aux données ou aux matières premières pour les semi-conducteurs et se livrent à une véritable guerre de subsides pour favoriser leurs “propres” entreprises.

    Le monde multipolaire qui ne sera pas

    Nous partageons l’indignation de Mertens face aux pratiques des multinationales et des chefs de gouvernements impérialistes. Pour assurer sa position dominante, le capitalisme occidental a derrière lui une longue histoire d’exploitation néocoloniale, de massacres et d’oppression brutale. Mais l’appel de Peter Mertens en faveur d’une approche plus “équitable” et d’un “commerce mondial équitable” ressemblent à de surprenant vœux pieux. Cela rappelle l’approche utopique du mouvement ouvrier à son éveil au 19ᵉ siècle, avant que le marxisme ne développe une compréhension scientifique du capitalisme.

    Frederick Douglas affirmait : S’il n’y a pas de lutte, il n’y a pas de progrès. Dès lors qu’il s’agit d’identifier les acteurs de cette lutte, Mertens se trompe parfois de cible. Il désigne à juste titre la classe travailleuse d’Europe et des États-Unis. Mais il regarde également vers des régimes considérés comme des “mutins” simplement parce qu’ils s’opposent aux intérêts directs de l’impérialisme américain. Ces régimes, en particulier ceux des BRICS (acronyme pour désigner le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du sud), seraient à l’origine d’une tendance vers un monde multipolaire, selon Mertens. Il défend l’idée d’un équilibre entre blocs de puissances pour garantir la paix.

    Il s’agit d’une illusion manifeste. Les “mutins” dont parle Peter Mertens sont pareillement capitalistes et agissent dans l’intérêt de leur propre classe capitaliste nationale. Ce faisant, ils n’hésitent pas à se comporter de manière aussi prédatrice que les “grands” de l’Occident. Le Venezuela, par exemple, a récemment revendiqué environ un tiers de la Guyane voisine (qui se trouve être une région riche en pétrole). Un monde aux multiples petits impérialistes ne constituerait pas une rupture avec l’agressivité, la guerre, les annexions et l’exploitation de quiconque est plus faible que son voisin.

    Le principal problème de son raisonnement est qu’il n’existe aujourd’hui aucune tendance vers un monde multipolaire. Deux blocs hostiles de plus en plus distincts émergent aujourd’hui : l’un autour de l’impérialisme américain et l’autre autour du capitalisme chinois, avec certains des BRICS.

    Cette polarisation se traduit par une guerre aujourd’hui encore largement “froide” entre les deux blocs. Elle alimente une Ere du désordre avec davantage de conflits, chacun d’entre eux ayant en outre le potentiel de déclencher une guerre plus large, comme on le craint aujourd’hui en Palestine.

    Il s’agit d’un danger mortel pour tous les travailleurs à travers le monde. Les travailleurs du monde entier qui mènent de plus en plus les mêmes combats contre la “cupideflation” des multinationales qui affame le monde, contre le réchauffement climatique, contre la guerre, contre l’oppression et les politiques réactionnaires… C’est à peine si cette lutte par en bas est évoquée dans le livre. C’est pourtant cette mutinerie-là qui est essentielle.

    C’est la mutinerie du mouvement révolutionnaire des femmes en Iran, des paysans en grève en Inde, des personnes lésées par la crise immobilière en Chine, du mouvement mondial pour le climat… qui mérite notre solidarité pleine et entière. Ces révoltes seraient grandement renforcées par un programme révolutionnaire visant à mettre fin au capitalisme mondial en amenant les moyens de production centraux sous la propriété et le contrôle démocratiques de la classe travailleuse.

    Ceux qui lisent “Mutinierie” pour y trouver des idées sur la manière d’y parvenir resteront sur leur faim. Ce lecteur disposera cependant d’un ensemble d’arguments supplémentaires qu’il pourra utiliser dans la lutte pour une société socialiste.

  • Palestine/Israël, quelques leçons de l’histoire de l’oppression des masses palestiniennes

    Contre l’impasse de l’impérialisme, l’issue de la classe travailleuse

    C’est un véritable enfer qui continue de s’abattre sur Gaza. En à peine plus de trois mois, approximativement 1,5% de la population a été tuée, pourcentage similaire à celui des personnes qui ont trouvé la mort en France durant les cinq ans qu’a duré la Seconde guerre mondiale. Parmi les morts, environ 75 % de femmes, enfants et vieillards.

    Après 43 jours passés dans les hôpitaux du nord de la bande de Gaza, Ghassan Abu Sitta, un chirurgien britannico-palestinien spécialisé dans les blessures de guerre, a expliqué que l’intensité de l’offensive israélienne dépasse tout ce qu’il a déjà connu précédemment à Gaza, en Irak, en Syrie, au Yémen ou encore au sud-Liban. « C’est la différence entre une inondation et un tsunami, l’ampleur est complètement différente », a-t-il commenté à l’agence de presse AFP.

    Il assure également avoir soigné des brûlures au phosphore blanc, une arme chimique proscrite par le droit international à la blessure très caractéristique puisqu’elle « continue de brûler jusqu’aux parties les plus profondes du corps, jusqu’à atteindre l’os. » L’ONG britannique Save the Children a indiqué qu’en trois mois de bombardement, l’armée israélienne avait tué à Gaza un nombre d’enfants supérieur à celui des enfants tués chaque année depuis 2019 dans toutes les zones de conflit du monde. Le prétexte officiel du gouvernement israélien « d’éradiquer » le Hamas est parfaitement grotesque.

    C’est d’autant plus hypocrite que le Hamas a longtemps été favorisé par les autorités israéliennes et le Mossad, les services secrets extérieurs israéliens, dans le but d’affaiblir le Fatah de Yasser Arafat et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Quand, en 1981, le gouvernement égyptien a expulsé des dizaines de militants islamistes égyptiens après l’assassinat du dictateur El-Sadate (tué notamment en raison de son rapprochement avec Israël), Ariel Sharon, ministre de la Défense de l’époque, les a autorisés à s’installer à Gaza. Nombre d’entre eux seront ensuite dirigeants du Hamas et du Djihad islamique.

    Peu après, Israël a autorisé (il serait même question d’un soutien matériel) la construction de l’immeuble de l’Association islamique dont les membres allaient régulièrement saccager les bureaux du Croissant rouge palestinien, proche du Parti communiste et de l’OLP. Pour le journaliste Charles Enderlin « La bienveillance israélienne ira jusqu’à juguler l’opposition aux islamistes. Les étudiants qui osent leur porter la contradiction au cours de débats publics se retrouveront derrière les barreaux. »(1) Le soutien aux fondamentalistes islamistes afin de saper celui dont disposent les forces de gauche ou nationalistes figurait en bonne place dans les manuels de la CIA et de ses alliés. En Afghanistan, c’est la même logique qui a poussé les États-Unis à soutenir avec enthousiasme le développement des talibans. Des fondamentalistes religieux aux narcotrafiquants, l’impérialisme a créé de nombreux monstres de Frankenstein à travers le monde.

    Dans l’espoir d’obtenir elles-mêmes une part du gâteau, les élites régionales ont accepté l’oppression impérialiste. La Jordanie avait manœuvré pour accaparer la Cisjordnaie, le roi Abdallah payant de sa vie en 1951 sa rivalité avec l’indépendantisme palestinien. Israël a reçu des renseignements cruciaux d’Hassan II du Maroc (avant la guerre des six jours) et d’Hussein de Jordanie (avant la guerre du Kippour). À la suite des accords d’Oslo (1993), la direction de l’OLP a accepté de devenir le sous-traitant de l’occupation israélienne. À l’exception de l’Iran, les régimes de la région ont peu à peu normalisé leurs relations avec l’État israélien tandis que les Nations unies consolidaient l’occupation.

    Le droit du peuple palestinien à l’autodétermination n’était réellement à l’ordre du jour que lorsque la lutte de masse l’imposait. Ce fut le cas lors de la grève générale de 1936 et de la première Intifada (1987-93). À chaque fois, les masses se sont organisées à partir de la base et ont pu compter sur une solidarité régionale et internationale croissante.

    Plus fondamentalement, il est évidemment impossible d’en finir avec les violences sans en finir avec le régime d’occupation et avec l’oppression des masses palestiniennes. La responsabilité en incombe bien sûr à l’État sioniste d’Israël, mais également aux puissances impérialistes ainsi qu’aux régimes dictatoriaux arabes de la région.

    L’autodétermination palestinienne sabotée par les grandes puissances et les élites régionales depuis plus d’un siècle

    Avant même la fin de la Première guerre mondiale, la France et le Royaume-Uni se sont entendus, avec l’aval de la Russie tsariste, sur le dépeçage de l’Empire Ottoman et l’extension de leur domination coloniale. En mai 1916 déjà, les accords secrets Sykes-Picot prévoyaient de découper le Proche-Orient en plusieurs zones d’influence ou d’administration directe, contrairement aux promesses d’indépendance faites au porte-parole de la nation arabe, le chérif Hussein.

    Si ces accords secrets ont été révélés au grand jour, c’est grâce à la révolution russe de 1917. Le premier décret du pouvoir soviétique, le décret sur la paix, avait proclamé l’opposition à toute diplomatie secrète impérialiste. Pour la première fois, une loi proclamait l’égalité de toutes les nations et leur droit à l’autodétermination. Les actes ont suivi avec l’octroi de l’indépendance à la Finlande, à la Pologne et à d’autres pays précédemment intégrés de force dans l’Empire de Russie.

    Les accords Sykes-Picot ont été qualifiés par Lénine de « traité de brigands coloniaux ». Parmi les documents trouvés figurait une carte traversée de traits de crayon à papier : le prélude à la balkanisation impérialiste de toute la région. C’est Trotsky, en sa qualité de Commissaire du Peuple aux Affaires étrangères, qui a publié le traité dans les journaux soviétiques en novembre 1917 avant que la nouvelle ne fasse également grand bruit à l’étranger.

    Les États-nations du Moyen-Orient tels que nous les connaissons aujourd’hui furent dessinés en 1920, à la conférence de San Remo, en fonction des intérêts stratégiques et financiers des impérialismes français et britannique. C’est à cette date que la Palestine s’est retrouvée placée sous mandat britannique. Les terribles bains de sang et horreurs qui affectent toujours aujourd’hui les masses de toute la région découlent directement de là. Les premiers coupables sont à chercher à Londres, Paris et Washington.

    Pour tenter de garder leur contrôle de ce découpage arbitraire, les peuples, notamment juifs et arabes, ont été montés les uns contre les autres, à l’image de l’Inde où les Hindouistes ont été opposés aux Musulmans. C’est de cette façon que l’impérialisme s’est toujours imposé : diviser pour mieux régner.

    La force de la résistance par en bas : la grève générale de 1936

    Hélas, sur place, les dirigeants du mouvement ouvrier sont rentrés dans ce jeu désastreux. En mars 1936, le trotskyste américain Félix Morrow écrivait à ce sujet : « En Palestine aussi, une réorientation décisive du prolétariat juif est nécessaire. Dirigés par le Mapai(2), les travailleurs juifs ont poursuivi la fausse politique de chercher à construire une patrie juive sous le capitalisme. Au nom de cette illusion, ils se sont éloignés de plus en plus de leurs alliés naturels, les paysans et les ouvriers arabes. Dans l’unité permanente au sein de l’Agence juive(3), ces soi-disant dirigeants socialistes-sionistes ont pratiqué la collaboration de classe la plus grossière avec la bourgeoisie juive ; ils se sont prosternés devant l’impérialisme britannique ; ils ont brandi des slogans chauvins de travail juif pour les Juifs seulement et d’achat de produits fabriqués par les Juifs seulement ; ils ont réduit les salaires pour faire face à la concurrence arabe au lieu de s’unir avec les Arabes dans des syndicats uniques ; ils ont dressé des piquets de grève là où les Juifs osaient employer de la main-d’œuvre arabe. Ils ont rendu infiniment plus facile la tâche des classes dirigeantes arabes, qui ont transformé le mécontentement de l’ouvrier arabe pour en faire le vecteur d’émeutes antijuives.

    « Ce qu’il faut, si les masses juives veulent faire un pas réel vers une Palestine libre, si les masses juives ne veulent pas être massacrées par une attaque arabe généralisée, c’est mettre fin à la collaboration avec l’impérialisme britannique et la bourgeoisie juive, et se tourner vers l’unité avec les masses arabes. La lutte des Arabes et des Juifs contre l’impérialisme britannique est un slogan qui sera combattu non seulement par les sionistes, mais également par les propriétaires terriens et la bourgeoisie arabes. »(4)

    Un mois plus tard éclatait la grande grève de 1936, qui dura 6 mois et mobilisa les masses palestiniennes contre la colonisation, mais aussi pour l’arrêt de l’immigration juive. Des soulèvements anticoloniaux se développaient dans toute la région et, en Syrie, une grève générale venait d’arracher au Mandat français des concessions dans le sens de l’accession à l’indépendance. Mais les dirigeants de la société palestinienne désiraient utiliser les masses comme simple moyen de pression sur l’Angleterre pour obtenir des concessions aux classes supérieures arabes. Celles-ci préféraient largement l’éclatement de révoltes armées (comme ce fut le cas en 1921, 1929, 1933 et 1935) qui ne menaçaient pas leur exploitation des masses pauvres.

    La grève prit de court les sionistes, les Britanniques et surtout les chefs palestiniens eux-mêmes. Pendant six mois, les masses palestiniennes ont vécu une organisation et un pouvoir propres, détachés de l’État mandataire. Le mouvement de grève s’est apaisé en octobre et, à partir de là, les éléments de lutte armée ont résolument pris le dessus, y compris entre clans arabes eux-mêmes, jusqu’en 1939, quand l’impérialisme britannique a cédé des concessions limitées pour attirer la population arabe dans son camp dans la guerre contre l’Allemagne nazie.

    Durant toute cette période, le Parti communiste palestinien suivait les ordres de Moscou où, en raison de l’isolement de la révolution dans la seule Russie économiquement arriérée et détruite, la bureaucratie avait usurpé le pouvoir. Dans les colonies, la politique stalinienne dictait de suivre docilement les dirigeants nationalistes. Chaque politicien arabe était considéré comme un “combattant sérieux contre l’impérialisme britannique” même si certains d’entre eux avaient pris contact avec l’Allemagne nazie. Les pogroms commis contre les Juifs en Palestine étaient analysés comme autant de « poussées révolutionnaires ».

    Après la Seconde guerre mondiale, Staline et l’Union soviétique ont opéré un zigzag en soutenant le Plan de partage de la Palestine présenté à l’ONU en novembre 1947, non seulement de façon diplomatique mais aussi via des livraisons d’armes tchécoslovaques ainsi qu’en favorisant l’émigration des Juifs du bloc de l’Est en constitution. La bureaucratie stalinienne estimait alors qu’il s’agissait du plus sûr moyen d’affaiblir la Grande-Bretagne.

    L’impérialisme permet la création de l’État d’Israël

    L’intensification des persécutions contre les juifs, la montée du fascisme et l’horrible massacre industrialisé de l’Holocauste ont eu un impact considérable sur les consciences et le débat sur l’État d’Israël. Une grande contradiction existait entre la nécessité pratique d’émigrer pour des millions de Juifs et le manque d’options en termes de destination.

    Nos prédécesseurs britanniques du Revolutionnary Communist Party (RCP) se sont opposés au projet. Ils expliquaient en août 1946 dans leur journal Socialist Appeal : « cela soulèverait invariablement le violent antagonisme des Arabes en Palestine et dans tout le Moyen-Orient. L’antisémitisme serait simplement transféré de l’Europe vers les pays arabes. (…) Les impérialistes ferment leur porte mais ils veulent à tout prix décider pour les Arabes. »

    A titre d’exemple, entre 1940 et 1948, les États-Unis n’ont accueilli en tout et pour tout que 57.000 Juifs européens. Pourtant, en 1947, un sondage mettait en avant que 50% des survivants des camps de concentration désiraient s’y rendre plutôt qu’en Palestine.(5) Le RCP continuait : « La sainte horreur avec laquelle les puissances alliées ont considéré l’extermination des juifs se révèle totalement hypocrite. Si Staline avait représenté les intérêts véritables du socialisme, il aurait affirmé la volonté de l’URSS d’accueillir les réfugiés désirant trouver un abri en Russie, puisqu’il y a pénurie de main d’œuvre. Mais les frontières de l’URSS restent hermétiquement fermées. De même, la Grande-Bretagne et l’Amérique, malgré leurs énormes richesses et leurs ressources, ne sont pas préparées à donner le droit démocratique d’asile à ceux qui le demandent. Ces pays proposent, au contraire, le palliatif de la Palestine. »(6)

    En novembre 1947, la Palestine historique ne comptait plus qu’un tiers de Juifs, répartis à l’époque sur 14 % du territoire. Le Plan de partage de l’ONU prévoyait que la population juive reçoive 55 % du territoire. Cette solution signifiait évidemment le déplacement forcé de centaines de milliers de Palestiniens. Ce fut la Nakba, en 1948, la « catastrophe » : 85% des villages palestiniens ont été vidés de leurs habitants. Dans de nombreux cas, même après la reddition du village, les habitants ont été tués par balles. Au total, plus de 700.000 Palestiniens ont été chassés de chez eux. Aujourd’hui encore, des familles vivent dans des camps de réfugiés aux conditions épouvantables. Pour survivre, l’État juif devait être surmilitarisé et devenir un instrument de l’impérialisme. C’est ainsi que le crime de l’antisémitisme a conduit au crime du sionisme, un crime contre le peuple palestinien.

    Quelle stratégie pour la libération palestinienne ?

    Nos précurseurs se sont opposés à la création de l’État israélien en Palestine il y a 70 ans, prévoyant qu’il n’apporterait pas la sécurité aux Juifs et qu’il serait synonyme de souffrance pour les Palestiniens. À la veille de la Nakba, une série de grèves avait pourtant transcendé les frontières communautaires, culminant dans une puissante grève générale en 1946 à laquelle ont participé 30.000 travailleurs juifs et arabes. Les grévistes criaient des slogans tels que « L’unité des travailleurs juifs et arabes est la voie de la victoire ». Cette démonstration de force avait mis en évidence le potentiel de développement de la lutte des classes au-delà des tensions nationales.

    Le Plan de partage, la guerre et la nouvelle situation qu’elle a créée ont radicalement coupé court à cette tendance à la lutte commune, comme le souhaitaient d’ailleurs les dirigeants sionistes et arabes qui estimaient que cela menaçait leurs privilèges et leur autorité.
    Au cours des décennies qui ont suivi, une conscience nationale israélienne s’est développée. La grande majorité de la population est désormais née en Israël et il y existe une classe dirigeante disposant de l’une des forces militaires les plus puissantes et les plus lourdement armées du monde. Mais à ses côtés existe également une classe ouvrière israélienne forte de millions de personnes, qui a le pouvoir potentiel de défier et d’éliminer ses exploiteurs capitalistes sionistes.

    La stratégie des organisations palestiniennes a beaucoup reposé sur l’implication des régimes arabes de la région. Quand peu de temps après la création du parti nationaliste et laïc Fatah, l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) a été lancée en 1964, ce fut à l’initiative de la Ligue Arabe et autour du projet panarabiste du président égyptien Nasser. Les organisations à la gauche du Fatah se sont essentiellement retrouvées à sa remorque sans défendre de politique ou de stratégie basée sur une indépendance de classe. Quand la guerre des six jours éclatera en 1967, Israël attaquant l’Égypte avec l’accord des États-Unis, l’objectif des dirigeants israéliens était d’affaiblir cette unité arabe. Les élites dirigeantes arabes étaient toutefois déjà fortement divisées, l’impérialisme avait manœuvré pour les monter les unes contre les autres au point de ne plus partager qu’une condamnation rhétorique d’Israël.

    Peu de temps après, en 1973, la guerre du Kippour a, elle aussi, été perdue par la coalition arabe, l’Égypte reconnaissant même officiellement Israël et s’engageant sur la voie de la collaboration avec Israël. Cela perdure encore aujourd’hui, notamment avec la fermeture de sa frontière avec la bande de Gaza. Ce fut la fin du projet panarabiste. Peu à peu, les régimes autocratiques arabes en sont venus à considérer que leur intérêt propre était lié au statu quo dans lequel Israël poursuit son projet de colonisation tandis que les États arabes ignoraient la cause palestinienne.

    Mais la stratégie des “alliés” régionaux est restée, elle se prolonge encore aujourd’hui avec l’alliance entre l’Iran, pourtant chiite, et le Hamas sunnite. Un des objectifs fondamentaux derrière l’attaque du Hamas du 7 octobre était d’ailleurs de bloquer le processus de normalisation entre Israël et les régimes arabes de la région. Parallèlement à cette stratégie, l’OLP s’est lancé dans une campagne d’attentats, d’actes de piraterie et de prise d’otages, tout particulièrement à partir de la fin des années ‘60.

    Ce qui a véritablement mis en difficulté le régime israélien, ce fut la première Intifada (1987-1993). Notre camarade irlandais Peter Hadden, dont l’approche sur la question nationale a été forgée sur l’expérience des « Troubles » en Irlande du Nord, commentait ainsi les événements : « les manifestations de masse et les grèves ont ébranlé l’État israélien à un degré que 25 années de terrorisme de l’OLP n’ont pas réussi à atteindre. » (La révolte de la jeunesse palestinienne, février 1988) Mais, à l’image de la grève générale de 1936, il manquait au mouvement de masse de 87-93 un programme et une direction orientés vers un changement de système. Cela a ouvert la voie à la mascarade des Accords d’Oslo en 1993, où le Fatah a repris la main par crainte de voir une direction alternative émerger des comités de bases nés de l’Intifada. C’est ce manque qu’il convient de combler aujourd’hui.

    Il est évident que l’action de masse ne va pas venir dans un premier temps de Gaza, noyée sous un déluge de bombes. Mais la résistance internationale a un rôle à jouer. En 1982, durant l’invasion israélienne du Liban pour déloger l’OLP de Beyrouth, qui a notamment conduit au massacre de Sabra et Chatila, les protestations internationales ont mis pression sur le plus proche allié de l’État israélien, les États-Unis, qui ont considéré de stopper la livraison d’armes à Israël.(6) Reagan avait dit au gouvernement israélien que l’opinion était « contre nous ». Le régime israélien n’écoutera pas la colère internationale, mais il est sensible à ce soutien de l’impérialisme étasunien. Cela pourrait redonner un souffle aux masses palestiniennes.

    Le socialisme et la résolution des conflits nationaux

    Sur une base capitaliste, ni un ni deux États n’offrent une solution à l’oppression nationale. Dans le contexte capitaliste du Moyen-Orient, une « solution à deux États » signifie la création d’un État fantoche néocolonial pour les Palestiniens sans véritable indépendance nationale ni solution des problèmes fondamentaux auxquels sont confrontées les masses palestiniennes. La libération nationale est indissolublement liée à la libération sociale.

    La Palestine est minuscule et ne peut exister qu’en tant que partie d’une totalité économique mondiale. L’objectif à viser, c’est la fin du « régime de Sykes-Picot » qui ne servait que les intérêts de l’impérialisme. La lutte de masse de la classe travailleuse et des pauvres doit redessiner toute la région en respectant le droit à l’autodétermination des peuples et les intérêts de chaque communauté (arabes, amazighs, kurdes, juifs,…). C’est pourquoi nous défendons la construction d’une fédération socialiste volontaire du Moyen-Orient reposant sur des structures étatiques démocratiques nées des mobilisations de masse, à partir de comités démocratiques de lutte, pour en finir avec la trahison des aspirations nationales et sociales par des élites autocratiques. Cela devra être lié à la collectivisation des richesses et grands moyens de production de la région afin d’assurer l’épanouissement de chacun et de la société dans son ensemble.

    Au sein de celle-ci, nous défendons de lutter pour deux États palestinien et israélien socialiste, avec droit au retour dans des conditions de vie décente pour les millions de réfugiés qui vivent actuellement en dehors de Palestine, ce qui nécessitera l’extension du territoire de Palestine et e démantèlement des colonies en Cisjordanie. Il s’agit d’une étape nécessaire pour garantir la construction de la confiance nécessaire pour aller plus loin dans la collaboration volontaire. Ce n’est qu’à cette condition que la paix dans la région et la prospérité pour tous seront possibles.

    NOTES
    1) Quand Israël favorisait le Hamas, par Charles Enderlin, Le Monde, 3 février 2006, disponible sur lemonde.fr
    2) Parti des travailleurs de la terre d’Israël, disparu en 1968 par sa fusion avec le Parti travailliste israélien.
    3) Organisation sioniste créée en 1929 sous le nom d’Agence juive pour la Palestine pour être l’exécutif de l’Organisation sioniste mondiale en Palestine mandataire britannique.
    4) Felix Morrow, For a Socialist Policy on Palestine, marxists.org
    5) Alain Gresh et Dominique Vidal, Palestine 47 un partage avorté, Editions complexes, Bruxelles 1987.
    6) When Push Comes to Shove: Israel flouts U.S. diplomacy with an attack on Beirut, TIME Magazine, 16 août 1982

  • Capitalisme et agriculture : qui sème la misère récolte la colère

    En France, l’année 2024 démarre avec un mouvement d’ampleur des agriculteurices qui couvait depuis plusieurs mois. Passant d’actions symboliques comme de retourner les panneaux indicateurs aux blocages d’autoroutes mais aussi de magasins et de centrales d’achat, iels ont rapidement obtenu l’annonce de quelques mesures à leur avantage de la part du nouveau Premier ministre français Gabriel Attal. Celles-ci sont toutefois bien loin de suffire pour répondre aux problèmes auxquels font face les paysan·nes. La mobilisation se poursuit et fait tache d’huile vers la Belgique.

    Par Tiphaine et Jean

    L’étincelle de ce mouvement, c’est le retard des aides de la PAC (Politique Agricole Commune) et la hausse des taxes sur les pesticides et la consommation d’eau. Mais il y a surtout la question de la très faible rémunération des agriculteurices, qui est en train d’empirer sous l’effet de multiples facteurs. Depuis le début de la guerre en Ukraine, le prix du gazole non routier (GNR, le carburant utilisé dans l’agriculture) a flambé, et le budget 2024 (passé à coup de 49.3 au beau milieu d’une nuit…) prévoit l’augmentation de la taxe sur celui-ci. La demande baisse car l’inflation a fait baisser les dépenses alimentaires des ménages (en particulier le bio et la viande). En septembre est apparue en France la maladie hémorragique épizootique (MHE), et les éleveurses doivent supporter les coûts du vaccin. Suite aux intempéries, beaucoup d’agriculteurices ont dû faire des réparations insuffisamment couvertes par les assurances. Et puis encore les sécheresses à répétition… La liste est longue.

    A tout cela s’ajoutent la frustration devant la paperasse, les nombreux contrôles, les réglementations parfois contradictoires, la concurrence avec des pays qui ne sont pas soumis aux mêmes normes, l’endettement pour financer le matériel agricole, et la crise climatique qui rend l’avenir incertain, surtout quand on n’a pas les moyens d’opérer les changements nécessaires pour y adapter son exploitation.

    Tout cela ne fait qu’empirer le lourd impact de leur travail sur la santé des agriculteurices. Iels vivent en moyenne plus longtemps que le reste de la population, mais vivent moins longtemps en bonne santé. Un lien a été montré entre l’exposition aux pesticides et les troubles cognitifs ou les bronchites chroniques. Le taux de cancers de la prostate et de maladies de Parkinson sont plus élevés en milieu agricole. Le travail physique provoque des troubles musculo-squelettiques. A cela s’ajoutent l’isolement dû à la difficulté de trouver un·e conjoint·e qui accepte de partager ces dures conditions et le lourd tribut sur la santé mentale. Les suicides sont nombreux chez les agriculteurices. 

    L’impasse du marché capitaliste

    A un bout de la chaîne, les paysan·nes peinent à survivre. A l’autre, les ménages subissent l’augmentation du prix des denrées. Entre les deux, il y a les industriels et les distributeurs qui savent profiter de la crise. D’après un rapport du Sénat français de juillet 2022, « Certains distributeurs appliquent des hausses de prix de vente dans leurs rayons alors même qu’ils n’ont pas signé de hausse de tarif d’achat du produit avec le fournisseur. Ces pratiques seraient facilitées par le fait que les consommateurs s’attendent, de toute façon, à constater une forte inflation dans les rayons ».

    Bien entendu, les négociations de prix entre producteurs et industriels ou distributeurs n’ont pas le même effet pour les gros exploitants et pour les petits. Les grandes exploitations (gros céréaliers, élevages intensifs…) bénéficient d’économies d’échelles que n’ont pas les paysan·nes. Par la concurrence, l’agrobusiness fait donc baisser les prix en dessous du taux rémunérateur pour les petits exploitants, qui survivent malgré cela grâce aux aides publiques. Les prix du marché reposent sur le temps de travail socialement nécessaire pour les produits, mais au niveau mondial. Cela ne représente pas les coûts de production d’un petit producteur. Il se voit donc obligé de vendre en dessous de son prix de revient. Ces aides, qui permettent à peine aux agriculteurices de vivre, c’est en fait la différence entre ce que le distributeur paie et la valeur des produits – un vrai cadeau à ces derniers.

    Avec les lois Egalim (pour “équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable”), l’État a imposé certaines règles dans les négociations entre industriels, dans le but de protéger le revenu des producteurs. Ces lois sont non seulement vaines, mais également non appliquées. Et d’après le rapport du Sénat cité plus haut, elles ont également l’effet secondaire d’être inflationnistes. Dans le cadre du libre-échange capitaliste, chaque tentative de solution ne fait que déplacer le problème ailleurs…

    Mais comme l’explique la Confédération paysanne, “[cette loi] ne garantit pas une couverture des coûts de production agricoles qui inclut une rémunération paysanne digne et équitable… il faut enfin agir à la racine, c’est-à-dire interdire l’achat des produits agricoles en-dessous de leur prix de revient, au lieu d’attendre un hypothétique ruissellement dans des filières alimentaires opaques. Espérer que l’industrie et la grande distribution s’accordent entre elles pour protéger le revenu paysan est une tartufferie ou le signe d’une méconnaissance complète de la réalité.”

    L’achat des produits agricoles en-dessous de leur prix de revient est la clé du problème de la rémunération. Mais comment pourrait-ce être “interdit”? En économie capitaliste, obliger plusieurs branches d’industrie à s’écarter de la formation des prix ne pourrait être que temporaire. De plus, celles-ci répercuteraient l’augmentation sur le prix à la consommation, ce qui ferait baisser la demande et serait le prétexte à une nouvelle baisse des prix payés au producteur. Pour imposer des prix rémunérateurs sur le long terme, il faudrait prendre le contrôle de l’agro-industrie et des distributeurs, c’est-à-dire les nationaliser.

    Le capitalisme est un système instable qui obéit à ses propres lois basées sur l’anarchie de la production. Dans ce cadre, les dirigeants font des tentatives pour stabiliser les marchés, réguler… Par exemple, les quotas sur le lait, les pommes de terre et les betteraves, que la PAC vient de supprimer, donnaient une certaine stabilité au prix payé au producteur. Mais c’était une forme de planification bureaucratique qui équilibrait les excédents en les revendant à prix cassés. Ce dont nous avons besoin, c’est de sortir de l’anarchie du marché avec une planification démocratique basée sur les besoins réels et à laquelle les agriculteurices prendraient part.

    L’agrobusiness tente de garder la tête du mouvement

    A la tête du mouvement, il y a la FNSEA, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles. Si la force du mouvement, ce sont les petits agriculteurices qui protestent contre les faibles revenus et les difficultés, la FNSEA représente surtout les intérêts de l’agro-business. Ses prises de positions sont productivistes et anti-écologistes, notamment en faveur de l’agriculture intensive, des pesticides et des grandes-bassines. Ayant une forte influence sur le gouvernement, elle a notamment été derrière la tentative de dissolution des Soulèvements de la Terre. Son président, Arnaud Rousseau, est président du conseil d’administration du groupe agro-industriel Avril, quatrième entreprise agroalimentaire française, chiffre d’affaire 9 milliards d’euros en 2022.

    Si la FNSEA est majoritaire chez les agriculteurices, il faut différencier la direction de FNSEA formée d’agro-industriels de ses 212.000 adhérents, dont beaucoup sont de petits exploitant·es. Certains l’ont rejoint pour faire partie du réseau d’agriculteurices et bénéficier des services du syndicat plutôt que par conviction de son programme productiviste et anti-environnemental ou en soutien de ses activités de lobbying. Au niveau départemental, les FDSEA ont une certaine autonomie – le blocage de Paris était à l’initiative de la FDSEA locale, tandis que la FNSEA appelle au calme. Sentent-ils que le mouvement pourrait les déborder? Au sein du mouvement actuel, des voix s’élèvent contre la FNSEA et dénoncent notamment sa proximité avec le gouvernement. Certains, tout en partageant la colère de leurs collègues, se sont abstenus de se joindre au mouvement par rejet de la politique de la FNSEA  – mais cela pourrait changer si la voix des petits exploitants commence à devenir dominante.

    Cette direction de la FNSEA s’appuie sur la juste colère des paysan·nes écrasé·es par l’inflation, la concurrence, les taxes… Pour faire passer son idéologie à la fois libérale et protectionniste, productiviste et anti-environementale. Et pendant qu’ils se concentrent sur l’abrogation de normes et ne vont pas plus loin que la revendication du respect des lois Egalim, ils passent sous silence le rôle des industriels, des distributeurs et des banques dans la situation dramatique des paysan·nes.

    Pour une agriculture écologique et rémunératrice

    Précurseur de l’écologie, Karl Marx avait expliqué comment le capitalisme exploite à la fois la Nature et l’être humain. Le monde paysan se trouve au cœur de cette double exploitation. A présent, la droite et les représentant·es de l’agro-business voudraient que les agriculteurices fassent alliance avec le Capital contre la Nature. Mais c’est évidemment d’une alliance avec la Nature contre le Capital dont l’Humanité a besoin pour sa survie.

    Le message que la FNSEA et la droite veulent nous faire passer, c’est qu’il existe une incompatibilité totale entre normes écologiques et amélioration de la condition paysanne. En fait, dans tous les aspects de la crise écologique actuelle, le mot d’ordre du capitalisme est : en faire payer le coût aux travailleurs et aux plus pauvres, continuer à détruire la planète si on peut se le permettre. Cette logique s’applique aussi à l’agriculture. Les normes sont une menace pour les petits exploitants pendant que les grands céréaliers assèchent les sols avec leurs mégabassines et que l’élevage intensif continue à polluer, avec toutes les horreurs que cela comporte pour les animaux. Cette exploitation inconsidérée de la Terre menace le futur de l’agriculture, et en fait, notre survie même en tant qu’espèce.

    Mais les paysan·nes n’ont aucun intérêt à épuiser la terre dont ils vivent. Si beaucoup de petits exploitants se joignent à la lutte pour l’utilisation des glyphosates et des néonicotinoïdes, ils sont nombreux à militer à des causes écologiques. Ce sont également eux qui expérimentent des manières de produire alternatives comme la permaculture. Il faudrait résolument encourager tou·tes les agriculteurices à prendre cette direction, avec des aides à la transition vers une agriculture écologique à la hauteur des besoins.

    Pour notre survie, c’est ce type d’agriculture qui doit se développer et prendre le dessus. Une série d’organisations écologistes a signé une tribune appelant à l’unité du mouvement écologiste et du mouvement paysan et rappellent que ceux-ci ont convergé dans de nombreuses luttes récentes.

    Les grands distributeurs pris pour cible

    Suite au mouvement de retournement des panneaux, le 5 décembre, Arnaud Rousseau a annoncé avoir obtenu la hausse des taxes sur les pesticides et l’eau a été annulée. Loin de rentrer chez eux, à partir du 18 janvier, les agriculteurices ont continué en élargissant leurs revendications et en organisant des blocages. Les blocages d’autoroute ont fait la Une des journaux, mais la distribution a également été ciblée.

    Dans toute la France, des centrales d’achats et magasins d’Auchan, Carrefour, Leclerc, Aldi…  ont été bloquées, de même qu’une usine de Lactalis. A Carrefour Maubeuge, les agriculteurices se sont emparé·es d’une palette de plaquettes de beurre qu’ils ont distribuées gratuitement aux passants. Ces actions envers les magasins permettent d’engager la discussion entre producteurs et consommateurs au sujet de la question des prix. En 2 ans, le prix des produits alimentaires a augmenté de 21%, et 16% des Français·es disent ne pas manger à leur faim.

    En ciblant la distribution, il y a moyen de créer une solidarité concrète entre la paysannerie et la classe ouvrière. La CGT appelle à faire converger les revendications des salarié·es, des travailleuses et des travailleurs agricoles et des agricultrices et agriculteurs. Elle appelle aussi à multiplier les grèves pour gagner des augmentations de salaires. Un appel à la grève dans les secteurs de la distribution et de l’industrie agro alimentaire, en solidarité avec les paysannes et sur la question des salaires et de leurs revendications propres, serait un formidable moyen de créer un rapport de force en menaçant leurs profits. 

    Des annonces insuffisantes

    Le 26 janvier, Attal a annoncé l’annulation de la hausse de la taxe sur le GNR, 10 mesures de « simplification » des normes, et promis de faire respecter la loi Egalim. C’est loin d’être suffisant. La Confédération paysanne continue à appeler à la mobilisation en demandant « des mesures structurelles » avec des prix minimums rémunérateurs garantis et la régulation des marchés. Pour elle, « le Premier ministre répond à des demandes productivistes et à court terme de la FNSEA qui vont affaiblir les normes et accélérer la mise en concurrence entre paysan·nes. Or la préoccupation première sur le terrain est bien de vivre dignement de son métier. La surcharge administrative doit être allégée sans que cela ne remette en cause les normes protectrices pour notre santé, nos droits sociaux et notre planète. »

    Pour toutes celles et ceux qui ont participé aux récentes luttes en France, il est surprenant de voir avec quelle rapidité certaines des leurs revendications ont été accordées. Il est encore plus surprenant de constater l’absence de répression du mouvement. Le fait que la mobilisation soit dirigée par un puissant lobby n’y est pas pour rien, mais il y a aussi le fait que le gouvernement utilise le deux-poids-deux-mesures pour entretenir la division entre les différentes sections de la classe travailleuse.

    Au moment même où des militants de Sainte-Soline sont jugés, Darmanin a déclaré : « On ne répond pas à la souffrance en envoyant des CRS » et parle de « coups de sang légitimes ». Assez hypocrite quand on repense aux violences policières auxquelles ont fait face des mouvements de colère toute aussi légitime en 2023. Il argue que les paysan·nes ne s’attaquent pas aux bâtiments publics. En fait, il y a bien eu de destructions, notamment une explosion qui a soufflé les vitres de la Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) à Carcassonne – deux tags « CAV » (Comité d’Action Viticole), ont été retrouvés sur place. Quand on pousse à bout des centaines de milliers de personnes, comment ne pas s’attendre à ce genre d’actions ? Et les blocages d’autoroutes et opérations escargots ne sont pas qualifiés de « prises d’otages » comme c’est immanquablement le cas lors des grèves de la SNCF. Pour Darmanin, il ne s’agit pas seulement de montrer sa complaisance pour un mouvement dirigé par la FNSEA, mais aussi de creuser la division entre les agriculteurices et les autres travailleurs en rappelant que ces derniers sont de dangereux vandales.

    Ce qui pèse aussi dans l’attitude du gouvernement envers les paysan·nes, c’est que plus de 80% des Français·es soutiennent le mouvement – mais pas pour les mêmes raisons. Pour la droite, les paysan·nes représentent l’opposition aux normes et aux régulation, et une vision idéalisée de l’entreprenariat et de l’indépendance économique – mais cette indépendance est loin de la réalité, puisque les paysan·nes sont soumis aux banques envers lesquelles ils et elles sont endettés et aux distributeurs qui imposent les prix. 

    Pour l’extrême-droite, c’est l’occasion d’agiter le protectionnisme; mais si celle-ci est prête à dénoncer la concurrence étrangère, elle passe sous silence celle de l’agrobusiness… Et tout ce qu’elle a à dire sur la question de la faim, c’est que les personnes d’origine étrangères ne devraient pas avoir accès aux restos du cœur ni aux aides sociales. Appauvrir l’aile de la classe travailleuse qui ne plaît pas au RN n’aura jamais pour effet d’améliorer la situation des autres couches. 

    Pour la classe travailleuse, les paysan·nes sont des travailleur·euses avec une énorme charge de travail pour des revenus extrêmement faibles, qui loin d’être indépendant·es sont exploité·es par différentes branches du capitalisme. Il est crucial de construire la solidarité entre l’ensemble des travailleur·euses, et que la gauche montre la voie de la sortie du capitalisme pour empêcher l’extrême droite de prendre le volant et de nous emmener droit dans le mur.

    Un programme de transition socialiste pour l’agriculture

    Cette crise souligne l’impasse de l’agriculture sous le capitalisme. En mode « business as usual » l’agriculture est soumise aux fluctuations et aux spéculations du marché mondialisé, ce qui crée régulièrement des situations de crise alimentaire aiguë, surtout lorsque des gros producteurs comme l’Ukraine voient soudainement leur production s’effondrer.

    Dans le contexte du changement climatique et des nouvelles réglementations visant à rendre l’agriculture un peu plus verte (même si on est encore loin de ce qu’il faudrait vraiment faire), la situation devient totalement ingérable. Les agriculteurs se retrouvent face à plusieurs défis simultanés :

    • Des surcoûts liés aux nouvelles règles, et à l’augmentation des prix et des taxes sur certains produits.
    • Des surcoûts liés aux conditions d’exploitation dégradées par le changement climatique, les épidémies etc.
    • Un marché rendu instable par les mêmes causes auxquelles s’additionne l’instabilité géopolitique.
    • Une charge financière écrasante qui les empêche souvent de modifier rapidement leur mode de production.

    Bref, ils se retrouvent entre le marteau du changement climatique et l’enclume de la nécessité de lutter contre ce même changement, en plus de toutes les autres calamités infligées par le capitalisme. 

    Ces contradictions sont encore muselées par la direction du mouvement (aux mains de l’agro-business) mais vont très rapidement éclater au grand jour et poser la question d’un véritable programme de transition verte pour l’agriculture. Parmi les fédérations agricoles qui  sont mobilisées, la Confédération paysanne est sans aucun doute l’organisation qui a la vision de classe la plus affirmée et qui plaide clairement pour une sortie du libre échange, pour une “Sécurité sociale de l’alimentation” et des mesures pour garantir un revenu décent à chaque paysan. C’est sur ce type de fondements que pourra se construire un mouvement paysan capable d’attaquer frontalement le système mortifère qui appauvrit, les sols, la faune, la flore et  toute la population pour le bonheur de quelques poignées d’actionnaires.

    Mais il ne suffira pas de “sortir du libre échange” pour régler tous les problèmes des agriculteurs, il faudra prendre en main les secteurs qui les étouffent en amont et en aval. Le programme socialiste pour l’agriculture passera nécessairement par: 

    • Pour un appel à la grève dans les secteurs de l’industrie agroalimentaire et la grande distribution – Unité des travailleur·euses et des paysan·nes face au capitalisme!
    • Nationalisation de l’agro-industrie et du secteur de la distribution sous contrôle des travailleurs pour permettre une production et une distribution démocratiques des produits alimentaires. Celles-ci débarrassées de la logique capitaliste, la planification permettra par les quotas les prix administrés de garantir à la fois des prix rémunérateurs pour les producteurs et des prix abordables pour les consommateurs
    • Développement des coopératives pour l’achat de matériel agricole en commun avec un soutien technique
    • Annulation de la dette des paysans, nationalisation des banques sous contrôle des travailleurs pour accompagner économiquement les paysans dans la transition agroécologique et les défis posés par le changement climatique
  • Biographie de Lénine (1870-1924), par Léon Trotsky

    Texte écrit par Léon Trotsky à destination de l’Encyclopædia Brittanica (1930). Cette version est extraite du site marxists.org, nous la publions ici dans le cadre du 100e anniversaire de la mort de Lénine. Nous souhaitons attirer l’attention sur la vie et l’œuvre de ce révolutionnaire russe dont nous défendons l’héritage politique.

    Lénine, Vladimir Iliitch Oulianov (1870-1924) fondateur et guide spirituel des républiques Soviétiques et de l’Internationale Communiste, disciple de Marx, chef du Parti Bolchevik et organisateur de la révolution d’octobre en Russie, naquit le 9/21 avril 1870 à Simbirsk, maintenant Oulianovsk. Son père, Ilia Nicolaevitch, était maître d’école. Sa mère, Maria Alexandrovna, était la fille d’un médecin nommé Berg.. Son frère aîné (né en 1866), faisait partie du groupe des Narodovoltzy (société révolutionnaire terroriste) et prit part à l’attentat  manqué contre Alexandre III. Il fut exécuté. Cet événement fut décisif dans la vie de Lénine.

    JEUNESSE

    Troisième d’une famille de six enfants, Lénine termina ses études au lycée de Simbirsk en 1887, obtenant la médaille d’or ; il entra à l’université de Kazan pour faire ses études de droit, mais fut renvoyé en décembre de la même année et banni du pays pour avoir pris part à une réunion d’étudiants. Il n’eut la permission de rentrer à Kazan qu’en automne 1889. Il commença alors l’étude méthodique de Marx et se lia avec les membres du cercle marxiste local. En 1891, il passa ses examens de droit à l’université de Saint-Pétersbourg, et débuta en 1892 comme avocat stagiaire au barreau de Samara, plaidant même dans plusieurs procès. Mais sa vie était surtout consacrée à l’étude du marxisme et à son application au développement économique et politique de la Russie et du monde entier. En 1894 il se rendit à Saint-Pétersbourg et s’adonna à la propagande. De cette période datent ses premières polémiques contre le parti populiste, qui circulaient en manuscrit de main en main. Peu après, Lénine commença dans la presse une lutte théorique contre les falsificateurs de Marx. En avril 1895, il fit son premier voyage à l’étranger pour rencontrer Plékhanov, Zassoulitch, Axelrod et le groupe marxiste “Osvobojdénié Trouda” (Libération du Travail). A son retour à Saint-Pétersbourg, il organisa le groupe illégal de “l’Union pour la libération de la classe ouvrière”, qui devint rapidement une organisation importante, menant une active propagande parmi les ouvriers. En décembre 1895, Lénine fut arrêté ainsi que ses plus proches collaborateurs. Il passa l’année 1896 en prison, fut exilé, en février 1897, pour trois ans dans la province de l’Iénisséi, en Sibérie orientale.

    En I898, il épousa N. K. Kroupskaïa, une camarade de l’”Union” de Saint-Pétersbourg et sa fidèle compagne pendant les 26 dernières années de sa vie. Durant son exil, il termine son ouvrage économique le plus important : Le développement du capitalisme en Russie, basé sur une documentation statistique considérable (I899).

    En 1900, Lénine se rendit en Suisse pour organiser, avec le groupe Libération du Travail, la publication d’un journal révolutionnaire destiné à la Russie. A la fin de l’année, le premier numéro de l’Iskra (l’Etincelle) parut à Münich, portant la devise “De l’étincelle jaillira la flamme”. Le but en était de donner, avec une interprétation marxiste des problèmes de la révolution, des mots d’ordres de luttes, et de former un parti révolutionnaire “souterrain” de Social-démocrates, qui, à la tête du prolétariat, mènerait la lutte contre le tsarisme. L’idée d’un parti organisé, avant-garde dans la lutte du prolétariat sous toutes les formes et manifestations, est une des idées centrales du Léninisme, intimement liée à la notion d’hégémonie de la classe ouvrière dans le mouvement démocratique du pays. Cette idée trouvera son expression achevée dans le programme de la dictature du prolétariat quand le développement du mouvement révolutionnaire aura préparé les conditions de la révolution d’octobre.

    BOLCHEVIKS et MENCHEVIKS

    Le 2ème congrès du parti Social-démocrate de Russie (Bruxelles, Londres) en juillet 1903, accepta le programme élaboré par Plékhanov et Lénine mais se termina par la scission historique du parti entre Bolcheviks et Mencheviks. A partir de ce moment, Lénine commença à appliquer ses propres conceptions comme chef du groupe Bolchevik qui devint plus tard le parti Bolchevik.

    La scission entre les deux fractions se produisit sur 1a question de la tactique et, finalement, sur le programme du parti. Les Mencheviks tendaient à concilier la politique du prolétariat russe avec celle de la bourgeoisie libérale. Lénine voyait dans la paysannerie la plus sûre alliée du prolétariat. Des accords occasionnels et des relations très proche avec les mencheviks ne purent enrayer les divergences constantes des deux lignes : révolutionnaire et opportuniste, prolétarienne et bourgeoise. La lutte contre les mencheviks fut le point de départ de la politique qui conduisit à la rupture avec la 2ème Internationale (1914), à la révolution d’octobre (1917), et au changement de nom du Parti Social-Démocrate en celui de Parti Communiste (1918).

    La défaite sur terre et sur mer, pendant la guerre Russo-Japonaise, la fusillade des ouvriers le 9/22 Janvier 1905, les émeutes paysannes et les grèves politiques créèrent une situation révolutionnaire. Le programme de Lénine était : préparation d’une insurrection armée des masses et création d’un gouvernement provisoire organisant la dictature démocratique révolutionnaire des ouvriers et des paysans pour délivrer le pays du tsarisme et de la servitude. Le troisième congrès du parti, comprenant seulement les bolcheviks, le compléta par un nouveau programme agraire prescrivant la confiscation de la grande propriété foncière. En octobre 1905 eut lieu une grève générale dans toute la Russie. Le 17 du même mois, le tsar lança son Manifeste “constitutionnel”. Au début de novembre, Lénine arriva de Genève et appela les Bolcheviks à faire, dans le parti, une large place aux ouvriers, tout en conservant leur organisation illégale en prévision de coups de force contre-révolutionnaires.

    Dans les événements de 1905, Lénine distingua trois traits principaux :

    1. La conquête temporaire par le peuple d’une certaine liberté politique ;

    2. La création virtuelle d’un nouveau pouvoir révolutionnaire sous la forme des Soviets de députés ouvriers, soldats et paysans ;

    3. L’emploi par le peuple de la force envers ceux qui l’avait employée contre lui. Ces conclusions tirées des événements de 1905 devinrent les principes directeurs de la politique de Lénine en 1917 et conduisirent à la dictature du prolétariat personnifiée par l’état Soviétique.

    La révolte de fin décembre à Moscou fut vite écrasée, faute d’être soutenue par l’armée et les autres villes. La bourgeoisie libérale se trouva portée au premier plan. L’époque de la première Douma commençait. C’est alors que Lénine formula les principes de l’utilisation des méthodes parlementaires comme nouveau moyen de combattre.

    En décembre I907, Lénine quitta la Russie. II ne devait y rentrer qu’en 1917. En 1907 s’ouvrit une période de contre-révolution victorieuse, de persécution, de déportation, d’exécution et d’émigration. Lénine combattit les mencheviks qui se faisaient les avocats de la liquidation du parti illégal – de là leur surnom de liquidateurs – et demandaient de substituer aux méthodes de combat une action légale dans le cadre du régime existant. De nouveau, apparurent les “conciliateurs” qui essayaient de prendre une position. intermédiaire entre Bolcheviks et Mencheviks ;  Socialistes-Révolutionnaires qui voulaient suppléer à l’inertie des masses par le terrorisme individuel ; enfin ceux que l’on a appelé les “Otzovistes” qui réclamaient le rappel immédiats des députés Sociaux-Démocrates de la Douma, au nom de l’activité révolutionnaire. Tous se dressaient contre les Bolcheviks.

    A la même époque Lénine poursuivait une campagne intense contre la tentative de réviser  la base théorique du marxisme sur laquelle sa politique était établie. En 1908, il écrivit un important traité dirigé contre la philosophie essentiellement idéaliste de Mach, d’Avénarius et de leurs suiveurs russes, qui tentaient de concilier l’empiriocriticisme et le marxisme. Lénine prouva que la méthode du matérialisme dialectique formulée par Marx et Engels se trouvait confirmée par le développement de la pensée scientifique en général et de l’histoire naturelle en particulier. Ainsi la lutte révolutionnaire constante que menait Lénine allait de pair avec ses controverses théoriques.

    Les années 1912-14 furent marquées par un regain d’activité du mouvement ouvrier russe. Des fissures apparurent dans le régime contre-révolutionnaire. Au début de 1912, Lénine convoqua à Prague une conférence secrète des organisations bolcheviques. Les liquidateurs furent exclus du parti. La rupture avec les mencheviks était complète. Un nouveau Comité central fut élu. De l’étranger, Lénine faisait paraître a Saint-Pétersbourg le journal légal Pravda, qui, constamment en conflit avec la censure, exerçait une influence prépondérante sur l’avant-garde de la classe ouvrière. En juillet 1912, il se transporta avec ses plus proches collaborateurs, de Paris à Cracovie, pour se rapprocher de la Russie. Le mouvement révolutionnaire grandissait et, par cela même  les .bolcheviks prenaient de l’ascendant. Sous différents pseudonymes, Lénine collaborait journellement à la presse légale et illégale des Bolcheviks. Alors, comme avant et après, N. K. Kroupskaïa était au centre du travail d’organisation. Elle recevait les camarades venant de Russie, donnait des instructions à ceux qui s’y rendaient, établissaient des liaisons souterraines, écrivait, chiffrait et déchiffrait la correspondance.

    La déclaration de guerre trouva Lénine au village de Poronine, en Galicie. La police autrichienne, le soupçonnant d’être un espion russe, l’arrêta ; une quinzaine de jours après, il fut expulsé en Suisse.

    L’INTERNATIONALISME

    Une nouvelle phase de travail, d’ordre international s’ouvrait maintenant pour Lénine. Son Manifeste publié au nom du parti, le 1.11.1914, dénonçait le caractère impérialiste de la guerre et le forfait de toutes les grandes puissances qui préparaient depuis longtemps cette lutte sanglante dans le but d’élargir leurs marchés et d’abattre leur rivaux. Il montra que l’agitation patriotique de la bourgeoisie dans les deux camps, chacun rejetant le blâme sur l’adversaire, n’était qu’une manœuvre destinée à tromper les ouvriers. Le manifeste démontrait que presque tous les chefs Social-Démocrates étaient du côté de la bourgeoisie de leur propre pays, violant ainsi les résolutions des congrès de l’internationale socialiste, et que cela devait entraîner la déchéance de la 2ème Internationale. La défaite de leur gouvernement devait être le mot d’ordre des social-démocrates de tous les pays. Lénine soumit à une critique impitoyable, non seulement le patriotisme socialiste, mais le socialisme platonique détaché de la lutte révolutionnaire contre l’impérialisme. La lutte contre le pacifisme était une lutte de grande envergure contre des éléments de la classe ouvrière restés à mi-chemin entre les Social-Démocrates et les communistes et qui soutiennent pratiquement les premiers.

    Les politiciens et les théoriciens de la 2ème Internationale redoublèrent les accusations d’anarchisme qu’ils avaient déjà portées contre Lénine. En fait, Lénine menait une lutte sur deux fronts : d’une part contre les réformistes qui, depuis le début de la guerre soutenaient la politique impérialiste des classes possédantes et, d’autre part, contre les anarchistes et toutes les sortes d’aventuriers révolutionnaires.

    Le 01.11.1914, Lénine fit paraître le projet de création d’une nouvelle internationale, dont le but était l’organisation du prolétariat pour le combat révolutionnaire contre les gouvernements capitalistes, pour la guerre civile contre la bourgeoisie de tous les pays, pour la conquête du pouvoir politique et la victoire du socialisme. Du 5 au 8.9.1915 se tint la première conférence de Zimmerwald, réunissant les socialistes européens opposés à la guerre. 31 délégués étaient présents. L’aile gauche de Zimmerwald et, plus tard, de Kienthal, adoptèrent la motion de Lénine pour la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. Cette gauche devint le noyau de la future internationale. La 2ème conférence établit son programme de tactique et d’organisation sous la direction de Lénine. C’est lui encore qui inspira directement les quatre premiers congrès de l’Internationale Communiste.

    Lénine était préparé à la lutte sur une échelle internationale, non seulement par sa profonde connaissance du marxisme et son expérience de l’organisation révolutionnaire du parti russe, mais aussi par sa remarquable connaissance du mouvenent ouvrier du monde entier. Il parlait couramment l’anglais, l’allemand et le français, et pouvait lire l’italien, le suédois et le polonais. Il  était fermement opposé à l’application mécanique des méthodes d’un pays à un autre. Il étudiait et résolvait les questions du mouvement révolutionnaire non seulement dans leur réactions internationales, mais aussi dans leur forme nationale et concrète.

    LA RÉVOLUTION de 1917

    La révolution de 1917 trouva Lénine en Suisse. Ses tentatives pour rentrer en Russie rencontrèrent l’opposition du gouvernement Anglais et il décida de passer par l’Allemagne. La réussite de son plan déchaîna parmi ses ennemis une tempête de calomnies, d’ailleurs impuissante à l’empêcher d’assumer la direction de son parti et, peu après, de la révolution !

    Dans la nuit du 4 avril, au sortir du train, Lénine prononça à la gare de Finlande, à Pétrograd, un grand discours dont les idées directrices furent le thème de sa politique des jours suivants. La chute du tzarisme, disait-il, était seulement le  premier stade de la révolution. La révolution bourgeoise ne pouvait pas longtemps satisfaire les masses. Le devoir du prolétariat était de s’armer, de fortifier le pouvoir des soviets, de réveiller la campagne et de se préparer à la conquête du pouvoir suprême, au nom de la reconstruction de la société sur une base socialiste. Ce programme à longue portée fut  non seulement très mal accueilli par les socialistes patriotes, mais créa des dissentiments chez les bolcheviks eux-mêmes. Plékhanov trouvait ce programme délirant. Mais Lénine prévoyait que la méfiance envers la bourgeoisie grandirait de jour en jour, que le parti Bolchevik obtiendrait la majorité aux “Soviets” et que. le . pouvoir suprême passerait dans ses mains. Le petit quotidien PRAVDA devint dans ses mains une arme puissante pour le renversement de la bourgeoisie.

    La politique de coalition avec la bourgeoisie, poursuivie par les social-Patriotes ainsi que les attaques désespérées que les alliés exigèrent de l’armée russe, éveillèrent les masses et conduisirent dans les premiers jours de juillet à des démonstrations armées à Pétrograd. La lutte contre les Bolcheviks s’intensifia. Le 5 juillet, le service secret contre-révolutionnaire publia de faux documents soi-disant pour prouver que Lénine agissait sous les ordres de l’état-major allemand. Dans la soirée, des détachements “sûrs” ramenés du front par Kérensky et des junkers des districts environnant Pétrograd, occupèrent la ville. Le mouvement POPULAIRE fut écrasé. La “chasse” aux Bolcheviks atteignit son paroxysme. De nouveau, Lénine dut reprendre sa vie souterraine, se cachant d’abord dans une famille d’ouvriers de Pétrograd, puis en Finlande.

    Après les journées de juillet et les tentatives contre-révolutionnaires du général Kornilov, les distributions d’ armes qui suivirent suscitèrent une explosion d’énergie dans les masses. Les Bolcheviks obtinrent la majorité dans les soviets de Pétrograd et de Moscou. Lénine préconisait l’action décisive pour prendre le pouvoir: “Maintenant  ou jamais” répétait-il passionnément, dans ses articles, ses lettres et ses entrevues avec des camarades.

    LE CONSEIL des COMMISSAIRES du PEUPLE

    La révolte contre le gouvernement provisoire coïncida avec l’ouverture du 2ème congrès des soviets, le 25.10. Lénine, après avoir vécu caché pendant trois mois et demi, apparut à Smolny et dirigea la lutte. Dans la séance de la nuit du 27.10, il proposa un décret sur la paix, voté à I’unanimité et un autre sur la terre voté a l’unanimité moins une voix et huit abstentions. La majorité bolchevique, soutenue par l’aile gauche des Socialistes-Révolutionnaires, décida la transmission du pouvoir au soviets. Le conseil des commissaires du peuple fut élu avec à sa tête Lénine.

    Ayant obtenu la terre, les paysans soutinrent les Bolcheviks. Les soviets étaient maîtres de la révolution. L’assemblée constituante, élue en novembre et qui se réunit le 5.1 n’était plus qu’un anachronisme. Le conflit entre les deux stades de la révolution était à terme. Lénine n’hésita pas un instant : sur sa proposition, le comité exécutif central pan-russe décréta la dissolution de l’assemblée constituante. La dictature du prolétariat, disait Lénine, signifiait le plus haut degré de démocratie pour les majorités travailleuses du peuple, donnant aux travailleurs tous les biens matériels (salles de réunions, imprimerie, etc.) sans lesquels la liberté n’est qu’une illusion. La dictature du prolétariat est une étape nécessaire conduisant à l’abolition des classes dans la société.

    La question de la guerre et de la paix provoqua une nouvelle crise. Une fraction considérable du parti demandait une guerre révolutionnaire contre le Hollenzollern, oubliant et la situation économique de la Russie et la mentalité de la paysannerie. Lénine se rendait compte que, dans un but de propagande, il était nécessaire de faire traîner en longueur les négociations avec les allemands. Mais il demandait qu’en cas d’ultimatum, paix soit signée, même au prix de territoires ou d’ indemnités. La révolution qui s’éveillait en occident devait tôt ou tard, anéantir les dures conditions de paix. Le réalisme politique de Lénine s’affirma dans toute sa force en cette occasion. La majorité du Comité Central, en oppositon avec Lénine, tenta une dernière fois d’empêcher la soumission à l’impérialisme allemand en déclarant la fin de la guerre tout en refusant de signer une paix impérialiste. Il en résulta une nouvelle offensive.

    Après des débats passionnés au Comité Central le 18.2, Lénine ayant proposé de reprendre immédiatement les négociations et de signer les conditions allemandes, plus défavorables que jamais, rallia la majorité. Le Gouvernement soviétique, sur l’initiative de Lénine, se transporta à Moscou. La paix conclue, Lénine posait maintenant, devant le parti et devant le pays, la question de l’organisation économique et culturelle. Mais les plus grandes épreuves n’étaient pas encore venues. A la fin de l’été 18, la Russie centrale se trouva entourée d’un cercle de feu. En accord avec les contre-révolutionnaires russes éclata la révolte des Tchécoslovaques sur la Volga, au nord et au sud, ce fut l’intervention anglaise (Arkhangel, 2.8, Bakou 14.8). Le ravitaillement n’était plus assuré.

    Lénine ne cessa pas un instant de diriger parti et le gouvernement. Il menait de front, la propagande, l’agitation dans les masses, l’organisation des convois de blé, observait les mouvements de l’ennemi, se tenait en communication directe avec l’armée rouge. Il suivait la situation internationale, les dissensions entre impérialistes lui suggérant la conduite à suivre. Il trouvait le temps pour des entrevues avec les militants étrangers et avec les ingénieurs et économistes soviétiques.

    Le 30.8, la Socialiste-Révolutionnaire Kaplan tira deux coups de révolver sur Lénine, alors qu’il se rendait à un meeting ouvrier. Cet attentat intensifia la guerre civile.

    La forte constitution de Lénine résista aux blessures. Pendant sa convalescence il écrivit un pamphlet : LA REVOLUTION PROLETARIENNE ET LE RENEGAT KAUTSKY dirigé contre le théoricien le plus éminent de la 2ème Internationale. Le 22.10 il prenait de nouveau la parole en public.

    LA NOUVELLE POLITIQUE ECONOMIQUE

    La guerre sur les fronts intérieurs demeurait sa principale préoccupation. Les problèmes économiques et  administratifs devaient nécessairement passer au second plan. La guerre civile soutenue par l’étranger était a soin apogée. La lutte prit fin au début de 1921 par la défaite complète de la contre-révolution et le gouvernement en fut renforcé. Le fait que la guerre n’avait pas amené une révolution prolétarienne en Europe avait considérablement aggravé les difficultés de la construction socialiste, impossible sans un accord entre le prolétariat et la paysannerie. Il fallait remplacer le système des réquisitions chez les  paysans par un impôt correctement établi, rétablir le commerce privé.

    Ces mesures ouvrirent une nouvelle phase de la révolution. Ce fut la “Nouvelle Politique Economique”. A l’intérieur de la fédération soviétique. Lénine essayait de toutes les manières de donner aux nationalités opprimées sous le tzarisme les conditions d’un libre développement national. Il fit une guerre implacable à toute les tendances impérialistes, spécialement à l’intérieur du parti, dont il défendait très strictement les principes. L’accusation portée contre Lénine et son parti d’opprimer les nationalités, accusation basée sur les événements de Géorgie, etc. était due à l’âpre lutte de classe à l’intérieur du pays. Lénine insistait pour que le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes fût appliqué dans toute sa rigueur aux peuples coloniaux. Il avait pour doctrine que le  prolétariat occidental ne devait pas se contenter de simples déclarations de sympathie vis-à-vis des nationalités opprimées, mais devait lutter avec elles contre l’impérialisme.

    Au 8ème congrès des Soviets (1920), Lénine fit un rapport sur le plan d’électrification du pays dû à son initiative. L’effort progressif vers un haut degré de développement technique indique le succès de la transformation de l’économie paysanne morcelée et peu coordonnée en un large système de production socialiste, basé sur un vaste plan unique. “Le Socialisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification”.

    SA MORT

    Epuisée par un travail intensif, la santé de Lénine s’altéra en quelques années. La sclérose attaqua ses artères cérébrales au début de 1922, les médecins lui interdirent le travail quotidien. De juin à août le mal fit des progrès rapides. Une première fois, Lénine perdit l’usage de la parole, et en décembre, fut paralysé de la jambe du bras droits. Il mourut le 21 janvier 1924 à 6h 30 à Gorky, prés de Moscou. Ses funérailles furent l’occasion d’une manifestation sans exemple d’amour et de douleur de la part de millions de personnes.


    Dans son apparence extérieure, Lénine se distinguait par la simplicité et la force : taille un peu inférieure à la moyenne, visage aux traits du type populaire slave, éclairé d’yeux perçants, large front et tête puissante lui donnaient une allure remarquable, infatiguable au travail à un degré inconcevable, il mettait la même conscience exemplaire à faire une conférence dans un petit cercle ouvrier de Zurich qu’à organiser le premier état socialiste du monde. Il appréciait et aimait par dessus tout la science, l’art et la culture, sans jamais oublier que ces biens ne sont encore que la propriété d’une infime minorité. Sa façon de vivre au Kremlin différait peu de celle d’un proscrit. La simplicité de ces habitudes provenait de ce que le travail intellectuel et la lutte, non seulement absorbait tout son intérêt et ses passions, mais lui procurait les joies les plus intenses. Toutes ses pensées étaient tendues vers l’œuvre de l’émancipation des travailleurs.

  • Retour sur le dernier blocage de Code Rouge : une réussite malgré la répression policière brutale

    « Cette action montre qui sont nos amis et alliés, et qui soutient l’industrie polluante », déclare Philip, l’un des 4000 participants à la troisième occupation réussie organisée par Code Rouge le 17 décembre. La troisième tentative de blocage massif d’un secteur polluant ne s’est pas déroulée sans heurts. La protestation pacifique a été confrontée à une violence policière brutale, à la fois à Anvers et à Liège. Pourtant, les activistes climatiques restent déterminés : « La simple manifestation ne suffit pas. »

    Par Constantin et Arne, deux participants aux actions Code Rouge

    Pour sa troisième édition, le mouvement de désobéissance civile Code Rouge s’est concentré sur le secteur de l’aviation. Des actions ont eu lieu dans les aéroports de Liège et d’Anvers. Code Rouge plaide en faveur d’une reconversion des secteurs polluants et utilise des blocages pacifiques pour accroître la pression. Il est soutenu par de nombreuses organisations, de Greenpeace à des groupes politiques tels que le PSL et les Etudiant.e.s de Gauche en Action (EGA).

    L’industrie de l’aviation est l’un des secteurs les plus polluants qui soient. L’impact d’un vol sur le climat est jusqu’à 80 fois plus important que celui d’un voyage en train sur la même distance. Les émissions du secteur de l’aviation augmentent plus rapidement que celles de tous les autres secteurs de transport. Si nous laissons décider ceux qui sont aujourd’hui à la manœuvre dans le secteur, les émissions y tripleront au moins.

    Abolition des jets privés !

    Constantin, de EGA-Liège, explique : « 1 % des passagers sont responsables de 50 % des émissions du secteur. Ce ne sont pas les travailleurs qui volent deux fois par an en Espagne, mais surtout les utilisateurs de jets privés. Pour donner une idée, un voyage en jet privé émet jusqu’à dix fois plus de gaz à effet de serre qu’un vol en avion de passagers ! De plus, 80 % de la population mondiale n’a jamais pris l’avion. À l’aéroport d’Anvers, les jets privés représentent 76 % des vols. »

    Alors qu’en Flandre, 3.200 arrêts de bus ont été supprimés, il y a de l’argent pour financer les jets privés. Pour chaque euro de bénéfice généré par l’aéroport d’Anvers, trois euros de subventions sont accordés. Sans l’argent du gouvernement, l’aéroport ne fonctionnerait pas. Pour financer le mode de vie écocide des milliardaires, le gouvernement prend directement l’argent dans les poches de la classe travailleuse.

    Justice sociale, justice climatique : même combat !

    Frederik, un syndicaliste membre du PSL qui a participé à Code Rouge, voit une autre raison pour laquelle le secteur pose problème. « Toute l’industrie de l’aviation est célèbre pour son mépris des travailleurs et travailleuses : conditions de travail déplorables, salaires bas et heures supplémentaires constituent la base des profits du secteur. Ces derniers mois, il y a eu plusieurs actions syndicales. Par exemple, des pilotes de l’aéroport de Charleroi ont fait grève contre Ryanair, qui voulait imposer unilatéralement des heures de travail plus longues en violation de la législation belge. »

    Il y a donc de nombreuses raisons de protester contre le secteur de l’aviation. Et nous n’avons pas encore parlé du rôle que le secteur joue dans le transport d’armes pour faciliter la guerre et le génocide. L’action directe massive est plus que justifiée. C’est ce que Code Rouge a tenté de faire avec une occupation de 24 heures de deux sites : l’aéroport de jets privés d’Anvers et l’entreprise Alibaba qui opère depuis l’aéroport de Bierset (Liège).

    Il est temps de choisir son camp

    À Liège, les activistes ont réussi assez facilement dans leur entreprise, mais à Anvers, le mot d’ordre du bourgmestre Bart De Wever (N-VA) était clair : réprimer violemment l’action. La violence policière excessive a ensuite été applaudie par De Wever et le Vlaams Belang. Ceux qui voudront voter en 2024 pour les défenseurs des jets privés savent vers qui ils peuvent se tourner. Ceux qui ne veulent pas voir le monde sombrer dans la décadence d’une petite élite ultrariche feraient mieux de voter pour le PTB, qui a pris parti pour les activistes et a dénoncé la violence policière lors du conseil communal le lendemain.

    Les images parlent d’elles-mêmes : des activistes pacifiques ont été violemment arrêtés. Rebekka, membre du PSL, infirmière et membre de l’équipe médicale de Code Rouge, témoigne : « Plusieurs personnes ont subi des fractures et ont dû être hospitalisées. À Anvers, plus de 750 personnes ont été arrêtées, dont 50 de manière judiciaire. À Liège, 70 arrestations judiciaires ont eu lieu. Les conditions de détention étaient particulièrement scandaleuses. Les activistes n’ont pas reçu d’eau et même les installations sanitaires ont été refusées pendant longtemps, même pour les personnes menstruées, qui peuvent contracter des maladies infectieuses si les pratiques hygiéniques nécessaires ne sont pas suivies. Cela n’a rien à voir avec une prétendue sécurité, c’est de l’intimidation et une répression illégitime. »

    La répression brutale et les arrestations massives montrent une fois de plus la vraie nature de l’État. Ce n’est pas une institution qui est au-dessus des contradictions de la société, mais un instrument de répression d’une classe sur une autre. Celui qui vole en jet privé est protégé. Celui qui voit sa station de bus supprimée est matraqué. Malgré la répression, l’action a été un succès : aucun jet privé n’a décollé à Anvers ou à Courtrai. À Liège, Alibaba a perdu 5 millions d’euros de chiffre d’affaires.

    La répression n’est pas une surprise. L’année dernière, de Saint-Souline en France à Lutzerath en Allemagne, il y a eu de nombreux exemples de violence policière brutale contre des activistes climatiques. Le capitalisme montre qu’il n’a rien d’autre à offrir que l’exploitation, l’oppression et la destruction de l’environnement. Le soutien à ce système s’effrite. Des actions inspirantes comme celles de Code Rouge sont donc perçues comme une véritable menace. Ces actions peuvent en effet montrer l’importance de bloquer le processus de production comme moyen de forcer le changement.

    La solidarité

    Selon Clément, des Etudiant.e.s de Gauche en Action, « les actions de désobéissance civile massive sont une étape importante pour le mouvement. Pour nous organiser contre la répression croissante de l’État et surtout pour imposer des changements, nous devons renforcer les liens avec la classe ouvrière. » L’effet de la solidarité entre les travailleurs et les activistes climatiques peut parfois être très direct. Hugo, lui aussi d’EGA, souligne qu’alors que lui et quelques camarades étaient en train vers la manifestation, la police était également présente, ce dont les a avertis un accompagnateur. La présence de la police a ainsi pu être pris en compte plus rapidement.

    Il aurait été possible d’aller plus loin dans cette direction. Pour emmener les activistes arrêtés, la police a dû réquisitionner des bus et des chauffeurs de sous-traitants de De Lijn (ce qui a entraîné à nouveau l’annulation de quelques trajets ordinaires). Une mobilisation du personnel des transports en commun aurait rendu plus difficile pour l’État de les mobiliser. Si le mouvement se concentre consciemment sur la classe travailleuse, des délégations syndicales peuvent organiser la solidarité en refusant de transporter des activistes arrêtés. Cela s’est produit lors des mobilisations du mouvement Black Lives Matter en 2020 aux États-Unis lorsque les conducteurs de bus à Minneapolis ont refusé de transporter les manifestants arrêtés.

    Rebekka voit également un autre défi : « Il est également nécessaire d’élargir notre mouvement. Ce type d’actions suscite de l’enthousiasme, surtout parmi les jeunes, qui sont très préoccupés par le problème climatique. Mais nous devons être conscients que la répression n’était pas une arme unique. C’est pourquoi nous devons nous défendre contre elle. La meilleure façon de le faire est de descendre dans la rue avec encore plus de manifestants et de mobiliser le soutien dans la société afin que la violence ne puisse simplement plus être justifiée. »

    Il serait bon que tous les participants à l’action de Code Rouge se réunissent pour discuter de la stratégie du mouvement. Comment pouvons-nous rendre la prochaine action encore plus importante ? Comment établir un lien entre Code Rouge et la classe travailleuse ?

    Comment pouvons-nous, avec nos actions, nous joindre aux prochaines grèves, par exemple dans les transports en commun avec la grève des chemins de fer fin janvier ? Cela donnerait l’occasion de discuter de ce que nous revendiquons. Comment relier l’exploitation de l’industrie de l’aviation au fait que c’est un secteur géré selon des intérêts privés ? Comment exiger que l’ensemble du secteur des transports soit public afin que le respect de la planète et des usagers guide l’organisation de tous les transports ? Ce ne sont là que quelques-unes des idées que les militants du PSL présents ont discutées avec d’autres manifestants.

    En ajoutant les discussions sur la stratégie et les revendications aux formations d’action de Code Rouge, nous renforcerions l’engagement démocratique et nous serions plus forts. Le week-end d’action a montré que notre force, c’est notre nombre, et pas nécessairement le caractère mystérieux de l’action dont ne sait pas à l’avance où elle aura. Dans tous les cas : nous continuerons. Le capitalisme et la crise climatique nous obligent à continuer à développer le mouvement pour une transition climatique juste. « Who shut shit down? We shut shit down! »

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