Category: Moyen-Orient et Afrique du Nord

  • Syrie : L’horreur à Alep

    La Syrie subit une terrible guerre civile causant d’innombrables souffrances humaines depuis cinq années. Il s’agit partiellement d’un conflit sectaire alimenté par les puissances européennes, américaines et russes, toutes en compétition pour gagner en influence dans la région. A cela s’ajoute encore l’intervention de puissances régionales, à l’instar de l’Iran et ses alliés du Hezbollah du côté du régime d’Assad. L’Arabie Saoudite et la Turquie interviennent quant à elles du côté des factions rebelles majoritairement sunnites.

    Par Sami El-Sayed. Article initialement publié en octobre de cette année sur socialistworld.net

    Le nombre de décès va croissant

    A ce jour, le nombre de morts est estimé à plus de 400.000 personnes, des pertes essentiellement civiles tombées en conséquence des impitoyables tactiques du régime d’Assad soutenues par la puissance militaire russe, des frappes des puissances occidentales et des exactions des forces islamistes réactionnaires, dont l’État islamique. L’attention médiatique internationale concentrée sur les exécutions massives et les tactiques terroristes de l’Etat islamique évite de mentionner le soutien financier et logistique fourni aux groupes terroristes islamiques par le gouvernement turc d’Erdo?an de même que leur financement et leur armement par l’Arabie saoudite et d’autres États du Golfe.

    La guerre syrienne, qui a débordé dans l’Irak voisin, de même que l’incapacité des États-Unis à s’imposer chez ses alliés de Turquie et d’Arabie saoudite illustrent l’affaiblissement croissant de l’impérialisme américain. Les rebelles prétendument «modérés» soutenus par l’impérialisme américain n’ont pas réussi à s’imposer. Il n’a fallu que peu de temps après le déclenchement de la guerre pour que le Front al-Nosra (organisation liée à Al-Quaïda) et l’Etat Islamique parviennent à poser le pied en Syrie et en Irak.

    L’histoire selon laquelle l’effondrement du régime d’Assad était imminent a vécu. L’intervention militaire directe de la Russie a beaucoup contribué à soutenir le régime et à consolider la position de l’armée syrienne, ce qui lui a donné du temps. Cela a donné plus de marge à la possibilité qu’Assad reste au pouvoir, sous une forme ou l’autre, dans le nouvel ordre qui émergera. Certains continuent à louer la nature dite «laïque» du régime d’Assad. Mais ce dernier a simplement continué la tactique utilisée par l’impérialisme français avant lui, celle de «diviser pour régner», en s’appuyant sur les minorités religieuses contre la majorité sunnite.

    La destruction d’Alep

    Rien ne dépeint la brutalité de la guerre autant que l’offensive actuelle du régime d’Assad contre les forces rebelles à l’est d’Alep. Actuellement, le régime a l’avantage militaire grâce au soutien de l’armée de l’air russe qui appuie ses propres attaques aériennes. Cela a conduit au bombardement d’écoles, d’hôpitaux et d’autres cibles civiles afin d’affaiblir le moral des défenseurs. Selon l’ONU, près de 400 civils ont été tués dans l’offensive d’Assad en septembre uniquement. La contre-offensive des rebelles pour soulager les forces assiégées à l’est de la ville a largement cessé. On s’attend à une sérieuse offensive contre les rebelles, bien que ce ne soit pas la première fois que de telles prédictions aient été faites sans par la suite être confirmées par les événements.

    Ce conflit sanglant ne peut être résolu sur la seule base de la force militaire. Si l’un ou l’autre des deux camps parvient à pousser militairement l’autre à la défaite, pourra-t-il vraiment s’accrocher à son territoire? La possibilité est réelle que la guerre aboutisse à une impasse sectaire où certains territoires dominés par les chiites et d’autres groupes religieux minoritaires seraient contrôlés par le régime tandis que le reste du territoire serait contrôlé par diverses factions sunnites rebelles.

    Aucune solution n’existe à ce conflit sur base de la domination de l’impérialisme, du capitalisme et du système des grands propriétaires terriens dans la région. Cet ordre économique et social ne peut que conduire à un futur conflit et à une pauvreté et une division sectaires plus profondes encore.

    Une classe ouvrière puissante existe dans des pays tels que l’Iran, la Turquie et l’Egypte. Elle peut jouer un rôle décisif pour contester le règne des régimes capitalistes de la région, comme ceux d’Assad, d’Erdo?an et d’autres dictatures pourries. Allié aux pauvres et aux opprimés, un tel mouvement a la capacité de mener une lutte pour que les vastes ressources et richesses de la région soient sous propriété publique et que l’économie soit démocratiquement planifiées afin de répondre aux besoins de tous. Une forte alternative de la classe ouvrière doit être construite pour qu’une telle vision socialiste du Moyen-Orient puisse se réaliser.

  • Rassemblement de solidarité avec la révolte au Maroc

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    ra_ouLe choc et l’effroi provoqués par la mort du jeune marchand de poisson Mohsen Fikri à Al Hoceima ce vendredi 28 octobre a franchi les frontières du Maroc. Ce ne sont du reste pas les seules choses qui nous sont parvenues : aujourd’hui, ce sont les protestations de masse qui nous frappent et parlent à notre imagination. Des dizaines de milliers de personnes se sont soulevées dans le pays à partir du Rif pour s’opposer aux causes profondes qui se cachent derrière sa mort. (En savoir plus) Face à la répression, à l’arbitraire et à l’oppression, la résistance collective est la meilleure riposte à offrir !

    Hier en fin d’après-midi, un rassemblement combatif a eu lieu place de la Monnaie à Bruxelles. Sur les deux heures qu’a duré l’action, quelque 150 personnes sont venues exprimer leur colère contre le régime mais aussi leur solidarité avec les manifestations qui se développent actuellement au Maroc, en dépit de la campagne des organisations islamistes selon lesquelles ce mouvement pousse à déstabiliser le pays et à faire du Maroc une nouvelle Libye ou Syrie.

    Le ton du rassemblent était très clair, à l’instar de celui des mobilisations du Maroc. Les slogans ciblaient le régime sans la moindre ambiguïté, ce qui est une première depuis des années : ‘‘Peuple, révolte-toi, contre le régime dictatorial’’, ‘‘Soit aujourd’hui, soit demain, la révolution continue’’ ou encore ‘‘Martyr, repose en paix, on va continuer la lutte.’’

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    Différents orateurs ont pu prendre la parole, dont nos camarades Oumayma et Rachid, qui étaient à l’initiative de l’appel. Oumayma a lancé les prises de parole par la lecture du poème ‘‘Mohamed l’immigré’’ d’Abdalah Baroudi, un écrivain marocain et opposant au régime en exil en France depuis 1964. Ce texte, qui aborde les thèmes de l’exil et de la migration, a beaucoup touché les manifestants. Par la suite, Rachid est intervenu pour décrire la barbarie et le système mafieux de la monarchie. Des représentants de la Voix des Sans Papiers, du Collectif des Progressistes Marocains ou encore du PSL se sont aussi succédé entre les chants et les slogans de lutte. Le Comité de suivi du dossier de Mohsen Fikri a également rejoint le rassemblement et pris la parole.

    Nicolas Croes est intervenu pour le PSL en saluant le soulèvement de tous ceux qui refusent le règne de l’élite capitaliste ainsi qu’en faisant notamment référence aux deux grèves générales qui ont secoué le Maroc en février et en mai dernier. L’appel à une nouvelle grève générale serait une excellente prochaine étape pour la lutte contre le régime de Mohammed VI, de même que la création de comités de lutte démocratiques pour définir le cahier de revendications à défendre et discuter de la stratégie à suivre pour éviter de reproduire les erreurs du Mouvement du 20 février 2011. Cette intervention fut chaleureusement accueillie et applaudie par les participants.

    Nous sommes tous des Mohsen Fikri ! Non à la répression ! Non à l’impunité ! Pas touche aux libertés individuelles ! A bas l’oppression sociale et culturelle ! Grève générale ! C’est tout le régime qui doit dégager ! Contre la ‘‘hogra’’, le pouvoir aux travailleurs !

    Photos : Liesbeth

    Photos : PPICS

    Rassemblement de solidarité avec la révolte au Maroc

  • Retour sur la crise de Suez de 1956

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    Le 5 novembre 1956, les paras britanniques et français descendent sur Port Saïd, en Égypte, afin de prendre contrôle de l’accès au canal de Suez. Deux mois plutôt, devant une foule enthousiaste, le président égyptien Gamal Abdel Nasser avait déclaré : ‘‘nous défendrons notre liberté. J’annonce la nationalisation du canal de Suez.’’ Il est bien entendu utile de revenir sur la crise de Suez et sur le Nassérisme, particulièrement au vu du processus de révolution et de contre-révolution qui s’est enclenché au Moyen Orient et en Afrique du Nord en 2011.

    Par Dave Carr, Socialist Party (CIO-Angleterre et Pays de Galles)

    La Grande-Bretagne, la France et les Etats-Unis avaient refusé d’accorder à l’Égypte un emprunt pour la construction du barrage d’Assouan, un projet qui avait pour objectif de rendre l’eau disponible toute l’année, d’étendre les surfaces irriguées, d’améliorer la navigation sur le fleuve et de produire de l’électricité. Nasser a répliqué qu’il prendrait les 100 millions de dollars de revenus du canal de Suez afin de financer le projet.

    Cette nationalisation a, bien entendu, glacé le sang de l’impérialisme britannique et français. Nasser avait maintenant le contrôle d’un passage stratégique par où défilaient les stocks de pétrole arabe vers l’occident. De plus, il commençait à obtenir de plus en plus de soutien de la part des ouvriers et paysans pauvres dans toute la région. Ces mouvements menaçaient directement les régimes fantoches de différents du Moyen-Orient.

    Après 1945, les ouvriers et paysans du monde colonial étaient entrés dans un nouveau stade de leur lutte anti-impérialiste et pour la libération nationale et sociale. Les jours de la domination directe des vieilles puissances coloniales étaient désormais comptés.

    Le Premier ministre britannique Anthony Eden avait été encouragé par son gouvernement conservateur pour tenter de remettre le royaume britannique plus fortement en avant sur la scène internationale. Malgré le déclin économique et politique grandissant de l’impérialisme britannique consécutif à la seconde guerre mondiale, Eden pensait que la Grande-Bretagne pouvait jouer un rôle de premier plan dans le cours des grands évènements mondiaux. La classe dirigeante française pensait elle aussi qu’il était possible de redorer le blason de la gloire coloniale du pays. Mais l’approche brutale de l’impérialisme français au cours des guerres coloniales avait conduit à la défaite de la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie, déjà entamée, allait elle-aussi bientôt se solder par une cuisante défaite conduisant au retrait du pays.

    Réaction occidentale

    ‘‘Nous bâtirons ce barrage avec les crânes des 120.000 ouvriers égyptiens qui ont donné leur vie pour la construction du canal’’. Cette déclaration de Nasser avait constitué, pour les ouvriers et les chômeurs des bidonvilles du Caire et d’Alexandrie ainsi que pour la population de la région entière, une attraction énorme.

    La réaction de l’occident était prévisible. Tant au Parlement britannique qu’au Parlement français, Nasser a été comparé à Mussolini et Hitler. En Grande –Bretagne, les médias bourgeois et les parlementaires conservateurs n’avaient de cesse de parler de ‘‘Nasser-Hitler’’, tandis que les parlementaires travaillistes ou libéraux demandaient eux-aussi des mesures contre l’Égypte. Le Premier Ministre Eden ne le désirait que trop, et les avoirs du canal de Suez ont été immédiatement gelé dans les banques britanniques. Il s’agissait de presque deux tiers des revenus du canal.

    Le dirigeant du Parti Travailliste Hugh Gaitskell a soutenu le gouvernement conservateur auprès des Nations Unies, et a même déclaré qu’une intervention armée n’était pas à exclure contre Nasser. Le Premier Ministre français Guy Mollet promettait lui aussi une sévère riposte.

    Le gouvernement britannique a tout d’abord voulu montrer qu’il désirait résoudre la crise de façon diplomatique. Une conférence de 24 pays maritimes a été convoquée à Londres afin de discuter de la ‘‘menace contre la libre navigation internationale’’. Pendant ce temps, l’armée appelait les réservistes, et une grande force navale a commencé à se rassembler.

    En réponse, Nasser a lancé un appel pour une grève internationale de solidarité à l’occasion du début de la conférence. Le 16 août, des grèves massives ont donc eu lieu en Libye, en Égypte, en Syrie, en Jordanie et au Liban, ainsi que de plus petites actions de solidarité au Soudan, en Irak, en Tunisie et au Maroc. Partout, les ambassades britanniques et françaises étaient assaillies par des manifestants.
    La conspiration

    Le président américain Eisenhower, en pleine campagne électorale, a refusé de soutenir toute intervention militaire franco-britannique. L’impérialisme américain était en fait engagé dans un bras de fer avec les impérialismes français et britanniques pour gagner de l’influence dans le Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

    Le prétexte servant à intervenir en Égypte a été une intervention israélienne armée dans le Sinaï, négociée au préalable avec les gouvernements français et britanniques. Les troupes britanniques et françaises sont ensuite venues s’interposer entre les troupes israéliennes et égyptiennes pour ‘‘protéger’’ le canal de Suez.

    Les représentants des gouvernements israéliens, français et britanniques s’étaient réunis secrètement le 24 octobre dans le voisinage de Paris, à Sèvres, et un pacte avait été conclu lors de cette réunion. Le Ministre des Affaires étrangères britannique, Anthony Nutting, a plus tard ouvertement expliqué que l’intervention britannique faisait partie d’une ‘‘conspiration commune avec les Français et les Israélien’’. Les Protocoles de Sèvres stipulaient que ‘‘L’État hébreu attaquera l’Égypte le 29 octobre 1956 dans la soirée et foncera vers le canal de Suez. Profitant de cette agression ‘surprise’, Londres et Paris lanceront le lendemain un ultimatum aux deux belligérants pour qu’ils se retirent de la zone du canal. Si l’Égypte ne se plie pas aux injonctions, les troupes franco-britanniques entreront en action le 31 octobre.’’

    Israël a utilisé le prétexte d’attaques transfrontalières de Palestiniens et du fait que le port d’Eilat avait été fermé par Égyptiens, et sont donc passé à l’offensive le 29 octobre. Le lendemain, comme convenu, les Français et les Britanniques lançaient un ultimatum commun pour imposé aux deux pays de se retirer à une quinzaine de kilomètres du canal.

    L’Égypte a bien entendu refusé cet ultimatum hypocrite. Les troupes britanniques et françaises sont donc intervenues. Les aéroports égyptiens ont été attaqués et, le 5 novembre, la zone de canal a été envahie. 1.000 Égyptiens, principalement des civils, sont décédés lors de l’invasion de Port Saïd.

    La défaite

    Le mouvement ouvrier s’est mobilisé contre cette intervention et, à Londres, une grande manifestation s’est tenue à Trafalgar Square. Lorsque les manifestants sont parvenus aux environs de Downing Street, où réside le Premier Ministre, des confrontations avec la police ont eu lieu.

    Au même moment, une révolte ouvrière éclatait en Hongrie, contre la dictature stalinienne, et cette révolte a été écrasée par les tanks soviétiques. Le même jour, l’Égypte était envahie.

    Les conséquences internationales ont été extrêmes. Les plupart des pays arabes ont rompu leurs relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne et la France. Le pipeline britannique de Syrie a été saboté et l’Arabie Saoudite a bloqué les exportations pétrolières destinées à la Grande-Bretagne tandis que les USA exigeaient un retrait d’Égypte. L’Union Soviétique menaçait elle aussi de représailles.
    La faiblesse économique et politique de l’impérialisme britannique a été révélé au grand jour à la lumière de ces événements. Le canal de Suez a été bloqué, des navires coulés. Très vite, l’essence a dû être rationnée en Grande Bretagne. De leur côté, les Etats-Unis ont refusé d’accorder un emprunt au pays, et ont empêché le gouvernement britannique d’en avoir un de la part du FMI. La Livre britannique a chuté, et ses réserves de monnaie étrangères ont rapidement été épuisées.

    Après six semaines, les troupes britanniques et françaises ont dû quitter l’Egypte, en pleine déroute, de même que les troupes israéliennes. Nasser est apparu comme le grand vainqueur qui avait humilié l’impérialisme. En Grande Bretagne, le Premier Ministre Eden a été brisé politiquement et moralement, et a dû démissionner.

    Après la crise de Suez, le processus révolutionnaire dans la région a connu un nouveau dynamisme.

    Qu’est ce que le nassérisme?

    Nasser est parvenu au pouvoir après un coup d’Etat militaire contre le monarque corrompu Farouk, renversé en 1952. Le Roi Farouk était une marionnette de l’occident, et plus particulièrement de l’impérialisme britannique.

    A ce moment, 6% de la population du pays détenait 65% des terres cultivables tandis que 72% de la population devait se contenter de seulement 13% de la terre. Il y avait des millions de paysans sans terre ou de chômeurs, obligés de vivre dans les bidonvilles du Caire et d’Alexandrie. Les occupations de terres et les grèves s sont développées, mais aucune formation politique des travailleurs n’était en mesure de conduire les ouvriers et les paysans dans la lutte pour le pouvoir. Le colonel Nasser a profité de ce vide politique.

    Ce dernier a opéré diverses réformes, tout en laissant le capitalisme intact. Il recourait à une rhétorique socialiste afin d’obtenir le soutien des ouvriers, mais n’a en même temps pas hésité à arrêter et à faire fusiller des dirigeants de grève. Il désirait recevoir l’appui des puissances occidentales, mais s’est finalement appuyé sur la bureaucratie soviétique en contrepoids contre l’impérialisme. Cet exercice d’équilibre dans son propre pays et face aux pouvoirs étrangers a assuré qu’il devienne un dictateur avec des caractéristiques de type bonapartiste.

    => Pour en savoir plus: Nasser et le nationalisme arabe

  • Maroc. Protestations de masse suite à l’assassinat d’un marchand de poisson

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    Bruxelles: rassemblement de solidarité avec Mohsen Fikri

    Ce samedi à 17:00, Place De La Monnaie.

    Dans la soirée de ce vendredi 28 octobre, un marchand de poisson, Mohsen Fikri, a été assassiné à Al Hoceima (dans la région du Rif) à la suite d’un contrôle policier. Les effroyables images de sa mort diffusées en ligne ont provoqué un émoi immense, son corps ayant été broyé par une benne à ordure. L’un des plus vastes mouvements de protestation depuis le Mouvement du 20 Février 2011 a déferlé sur le pays.

    Mouhcine Fikri avait 31 ans. Alors qu’il vendait du poisson pour tenter de joindre les deux bouts, il fut victime d’un contrôle de la police judiciaire et de l’office national de la pêche. Sur leur ordre, ses espadons lui ont été confisqués et jetés dans un camion poubelle après qu’un PV ait été dressé. Le pauvre vendeur, qui n’avait que cela pour faire vivre sa famille, a alors tenté de récupérer sa marchandise en s’introduisant à l’intérieur du camion. Selon les témoins, la police aurait ordonné au chauffeur d’activer le mécanisme. Il fut broyé et tué sur-le-champ.

    Ses funérailles ont eu lieu ce dimanche 30 octobre à Imzouren, sa ville natale, en présence de plusieurs milliers de personnes en colère. Les travailleurs du port d’Al Hoceima étaient en grève ce jour-là pour dénoncer cet assassinat symptomatique de l’attitude des autorités envers le peuple. Parmi les slogans criés, on pouvait notamment entendre : ‘‘Broyez-nous ou respectez-nous !’’ ou encore ‘‘Arrêtez la hogra!’’ (terme qui signifie mépris mais par lequel les Algériens désignent aussi l’arbitraire des décisions officielles et les abus d’autorité).

    Des manifestations de moindre ampleur ont également eu lieu lundi soir, dans la ville d’Al-Hoceima toujours, mais également dans d’autres villes dont la capitale Rabat, Casablanca, Marrakech, Oujda (à l’Est) ou encore Settat (au centre), mais aussi dans de petits villages. A Rabat, plus d’un millier de personnes ont défilé en criant ‘‘Nous sommes tous Mouhcine !’’ On a également pu voir sur les photos une pancarte portant l’inscription ‘‘Bienvenue à la COP22, ici on broie les gens’’, puisque Marrakesh accueille actuellement une Conférence de l’ONU sur les changements climatiques (la COP22). Beaucoup de slogans visaient directement la monarchie, ce qui est peu commun. Ces mobilisations se sont poursuivies jusqu’à aujourd’hui. Une journée de mobilisation nationale serait également en préparation.

    Un air de déjà-vu

    Ce tragique événement fait immédiatement penser à la mort violente de Mohammed Bouazizi, ce jeune vendeur tunisien dont la mort à la fin de l’année 2010 avait initié le processus de révolution et de contre-révolution au Moyen Orient et en Afrique du Nord. A l’époque, l’extraordinaire répression des régimes de Ben Ali (en Tunisie) et de Moubarak (en Egypte) n’étaient parvenues à sauver le règne de ces dictateurs.

    Le régime du ‘‘maghzen’’ (terme qui désigne la clique autour du roi) adopte toutefois une approche plus sensible, conscient que la répression ne parviendra pas à elle seule à briser les protestations. Le roi Mohamed VI a ainsi ouvertement exigé du ministre de l’intérieur qu’il se rende auprès de la famille de la victime pour lui ‘‘présenter les condoléances et la compassion du souverain’’ tout en affirmant avoir donné des instructions ‘‘pour qu’une enquête minutieuse et approfondie soit diligentée et pour que des poursuites soient engagées contre quiconque dont la responsabilité serait établie dans cet incident’’, selon un communiqué du ministère.

    En 2011 déjà, alors que le Mouvement du 20 Février impliquait des dizaines de milliers de personnes, le régime avait promis l’arrivée d’une nouvelle Constitution et la tenue d’élections anticipées. En dépit de la nouvelle Constitution et de nombreuses autres promesses, rien n’a depuis lors fondamentalement changé au Maroc, que ce soit par rapport au droit d’expression ou de liberté individuelle et culturelle en passant par les libertés syndicales et sociales. Ce n’est pas dans l’intérêt du régime de les mettre en pratique, ni dans celui des puissances occidentales dont les entreprises veulent profiter d’une main d’œuvre marocaine bon-marché et docile.

    Les organisations de défense des droits humains affirment que plus de 300 personnes ont été emprisonnées pour raisons politiques sous de fausses accusations de droit commun depuisq 2011. Les mouvements sociaux sont toujours criminalisés. Concernant la culture et la langue Amazighs (Berbères), elles sont mises de côté malgré leur constitutionnalisation en 2011. Une grande régression dans l’enseignement est constatée, les lois organiques qui doivent intégrer cette langue à la vie active n’ont toujours pas été votées.

    Un contexte socio-économique de plus en plus difficile

    S’il y a une chose qui a changé depuis 2011, c’est la situation économique. Déjà fort peu brillante pour les masses à l’époque, elle s’est encore plus dégradée et l’année 2016 menace d’être la pire en vingt années. Selon des études de cabinets internationaux, 200.000 à 250.000 nouveaux demandeurs d’emploi arrivent sur le marché du travail chaque année et, pour simplement absorber ce flux, le Maroc aurait besoin d’une croissance d’au moins 7% par an. Mais la croissance économique de l’année 2016 ne devrait être que de 1%. D’autre part, les scandales d’évasion fiscales des Panama Papers et de Swisleaks ont mis en évidence la détention de comptes offshores par le roi et son entourage.

    Les élections anticipées de 2011 avaient été marquées par un fort taux d’abstention, pour beaucoup de gens il ne s’agissait là que d’un pur jeu de dupes, ainsi que par la victoire du parti islamiste Justice et Développement. Le nouveau Premier Ministre Benkirane avait notamment fait campagne autour de la promesse d’un niveau de croissance d’au moins 6%. Aux dernières élections, il y a moins d’un mois, le taux de participation officiel était de 43%… Le désespoir des masses est profond, comme l’a encore illustré l’immolation par le feu d’un demandeur d’emploi ce 2 novembre devant la préfecture d’El Aaiun

    Offrir une perspective par la résistance collective

    Cette dernière année n’a pas manqué de mouvements sociaux. Les luttes ont atteint un nouveau stade avec l’organisation notamment de deux grèves générales, en février et en mai. Ce sont particulièrement les travailleurs des services publics qui sont à l’offensive, au premier rang desquels les secteurs de la santé et de l’éducation, mais ils ont le potentiel d’attirer à eux l’ensemble de la société, profondément dégoûtée par le luxe dans lequel nage le régime alors que des millions de Marocains vivent dans des bidonvilles.

    En ce moment, les protestations sont plus vives dans la ville d’Al-Hoceima, ville qui fut le cœur de la révolte contre le colonisateur espagnol dans les années 1920 mais aussi le théâtre d’une insurrection populaire en 1958. Longtemps délaissée sous le règne d’Hassan II, le père du roi actuel Mohamed VI, la région du Rif a une réputation de frondeuse et entretient des relations difficiles avec le pouvoir central. Elle fut aussi l’un des principaux foyers de la contestation lors du Mouvement du 20-Février.

    Il importe aujourd’hui d’empêcher l’isolement régional de la lutte et de rechercher un soutien parmi les masses du reste du pays. Les manifestations qui ont pris place dans des centres urbains tels que Rabat et Casablanca démontrent que le potentiel est bien présent et elles illustrent de manière limpide que les questions en jeu dépassent largement les clivages culturels et ethniques. Le pouvoir a toujours cherché à instrumentaliser ces derniers selon le vieux principe de ‘‘diviser pour mieux régner’’.

    Appeler aujourd’hui à l’organisation d’une nouvelle grève générale pourrait unifier la colère en un mouvement de lutte pour exiger : une réelle enquête sur cet événement avec participation de représentants des travailleurs et des associations des droits humains (contrairement aux enquêtes sur les décés survenus en 2011 par exemple, qui ont totalement été dirigés par le régime sans aboutir) ; pour la libération des détenus politiques ; pour la restitution des subsides sur les produits de première nécessité (gaz, carburant, farine, sucre,…) ; pour l’imposition d’un salaire minimum décent ; pour un plan d’investissements massifs pour répondre aux pénuries sociales ; pour un enseignement et des soins de santés gratuits et accessibles à tous; etc.

    L’établissement de comités de luttes locaux dans les entreprises et les quartiers serait l’endroit idéal où discuter du cahier de revendication à défendre par le mouvement mais aussi de son organisation et de sa stratégie pour renverser le régime despotique de Mohammed VI et convoquer une assemblée constituante révolutionnaire où se rendraient les représentants démocratiquement élus de ces divers comités de lutte. Le mouvement qui a déferlé sur toute la région en 2011 a déjà illustré la manière dont un tel processus a les capacités de déboucher sur l’arène internationale. C’est aussi durant cette période que les organisations islamistes réactionnaires s’étaient retrouvées repoussées, provisoirement asphyxiées par l’activité unificatrice des masses.

    Mais il faut bien entendu tirer les leçons du mouvement de l’époque, arrivé dans une impasse qui a laissé l’initiative aux forces réactionnaires impérialistes, despotiques locales ou islamistes réactionnaires. Le mouvement social ne peut pas tout simplement s’arrêter quand une figure dirigeante est renversée : c’est tout le système capitaliste qu’il faut renverser. Seule la collectivisation démocratique des principaux leviers de commande de l’économie permettra d’établir une planification de l’économie qui lui permettra d’être au service de la population, contrairement aux plans ‘‘Émergence’’, ‘‘Émergence II’’ ou ‘‘d’accélération industriel’’ du maghzen qui n’ont eu pour effet que d’enrichir les proches du régime. C’est également sur cette base qu’il sera enfin possible de trouver une solution harmonieuse à la question nationale et à l’oppression des Amazighs basée sur l’auto-détermination des peuples et la solidarité.

    Rassemblement de solidarité : Page de l’événement Facebook

  • Turquie: le durcissement du régime n’amènera de stabilité durable ni à l’intérieur, ni à l’extérieur

    Turkey Attacks Kurd, Government Forces in Syria, Mulls Ground Assault

    La tentative de coup d’État ratée de la nuit du 15 juillet en Turquie, commise par une faction des forces armées, a donné lieu à une purge monumentale dans le pays. Un peu plus d’un mois plus tard, le 24 août, l’armée turque a lancé son opération la plus conséquente dans la Syrie voisine depuis le début du conflit en reprenant à l’État Islamique la ville de Djarabulus. Mais si l’EI était visé, il s’agissait aussi d’une démonstration de force contre les milices kurdes. Quelle voie s’offre aux travailleurs et à la jeunesse révolutionnaire au beau milieu de cette sanglante toile d’araignée où s’entremêlent les intérêts complexes et contradictoires de diverses puissances impérialistes et forces régionales ?

    Par Nicolas Croes, article tiré de l’édition de septembre de Lutte Socialiste

    Aucun soutien ni à Erdogan, ni aux militaires

    La majorité de la population et tous les partis politiques se sont opposés au retour d’un régime militaire. Du côté de l’armée, en majorité composée de conscrits, peu de soldats étaient prêts à mettre leur vie en danger pour les putschistes, des officiers uniquement intéressés par la défense de leurs privilèges. Il manquait au coup d’État une réelle base sociale et politique. Comme l’expliquaient nos camarades de Sosyalist Alternatif (section du Comité pour une Internationale Ouvrière dans l’État turc) : ‘‘Alors qu’il est de la plus haute importance de résister aux attaques d’Erdogan sur les droits sociaux et démocratiques, ce coup d’État illustre le fait que la dictature ne peut être combattue avec des méthodes dictatoriales. Un tel coup d’État implique que plus de mesures répressives imposées aux masses, en cas de victoire ou non. Le coup d’État manqué sera désormais utilisé par Erdogan pour encore plus concentrer le pouvoir entre les mains de ses proches, ainsi que pour réprimer encore plus fortement les droits démocratiques.’’

    Et cela n’a pas manqué. Le gouvernement a décrété un état d’urgence de 3 mois en prévenant que le pays allait temporairement déroger à la Convention européenne des Droits de l’Homme. Au 19 août 2016, pas moins de 25.917 personnes avaient été placées en garde à vue suite à la tentative de coup d’État. 13.419 personnes avaient été mises en détention préventive tandis que les passeports de 74.562 personnes avaient été confisqués. Près de 5.000 fonctionnaires de l’État turc avaient été licenciés de leurs fonctions et 80.000 suspendus (parmi lesquels 21.738 fonctionnaires du ministère de l’Éducation). 4.262 fondations, hôpitaux, institutions éducatives, associations, médias, syndicats et entreprises avaient été fermés.

    Le pays traverse une crise politique croissante dans un contexte de crise économique grandissante. Le gouvernement a utilisé le système judiciaire et l’appareil militaire pour tenter de surmonter cette impasse en imposant le silence à l’opposition à l’intérieur et à l’extérieur du Parlement et en utilisant l’armée (purgée de ses élites kémalistes entre 2007 et 2013 avec le procès Ergenekon) pour écraser dans le sang l’opposition kurde depuis de longs mois.

    L’offensive turque en Syrie

    En Syrie, la prise de Manbij par les milices kurdes le 12 août a sans aucun doute précipité la décision de lancer l’offensive sur Djarabulus pour éviter qu’une nouvelle ville de la région ne tombe entre leurs mains. Cette intervention turque est intervenue dans un contexte d’équilibres régionaux mouvants. Erdogan en veut aux États-Unis pour avoir privilégié leur soutien aux forces kurdes contre l’État Islamique sans tenir compte des intérêts turcs. La Turquie a commencé à normaliser ses relations avec la Russie (avec laquelle elle peut parvenir à des compromis économiques) et a multiplié les rencontres avec l’Iran (qui partage ses préoccupations sur la question kurde), mais elle reste fondamentalement opposée au régime syrien, contrairement à ces deux pays. De là, l’attitude jusqu’il y a peu (très) conciliante du régime turc envers l’État Islamique commence à tourner.

    L’État Islamique est confronté à une énorme pression militaire de même qu’à un mécontentement populaire grandissant dans les territoires qu’il contrôle. Il cherche à compenser ses pertes territoriales en recourant plus systématiquement à des méthodes terroristes plus ‘‘conventionnelles’’ pour impressionner ses ennemis et tenter de consolider son soutien. Le 3 juillet, plus de 300 personnes ont été tuées à Bagdad, l’attentat le plus meurtrier depuis l’invasion de l’Irak en 2003.

    Les militants kurdes au nord de la Syrie (Rojava) ont été loués pour leur héroïsme et leurs succès militaires remportés contre l’État Islamique. Cette détermination sur le champ de bataille est à n’en pas douter alimentée par leur aspiration à construire une autre société à Rojava basée sur la solidarité, l’égalité des genres et le droit du peuple kurde à déterminer lui-même son avenir après des décennies d’oppression. Il est très improbable de pouvoir y parvenir à travers le ‘‘confédéralisme démocratique’’ sans transformation socialiste de la société. Mais le rapprochement des milices kurdes YPG (liées au Parti de l’union démocratique, PYD) avec l’impérialisme américain et la Russie est un danger pour l’avenir de ce combat pour une autre société. En Turquie, dans toute la région, de même qu’ailleurs dans le monde, aucune confiance ne saurait être accordée à des forces dont le seul but est d’assurer la domination de leur élite dirigeante.

    Imposer des défaites militaires à l’État Islamique et éliminer le terreau économique, social et politique sur lequel il a pu se développer sont deux choses fondamentalement différentes. Selon le département américain de la Défense, le coût des opérations militaires liées à l’État Islamique depuis le 8 août 2014 est de 8,4 milliards de dollars. Une somme si colossale pourrait être investie dans l’amélioration profonde des conditions de vie des masses dans la région au lieu d’être consacrée à la destruction. Mais cela nécessite de lutter pour une transformation socialiste de la société et pour une planification démocratique de l’économie afin de répondre aux besoins des travailleurs et des pauvres.

  • Moyen-Orient: Le «califat» de Daesh en déclin

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    Les « solutions » de l’impérialisme ne sont pas des solutions du tout

    Cela fera bientôt deux ans que les États-Unis ont lancé leur opération « Détermination absolue » contre Daesh en Irak et en Syrie. Le président des États-Unis, Barack Obama, s’est d’ailleurs récemment vanté du soi-disant succès de sa campagne. Même s’il n’y a pas vraiment moyen de vérifier les données avancées par le Pentagone et d’autres sources gouvernementales, il est indéniable que Daesh a perdu d’importants territoires de son pseudo-califat au cours de ces derniers mois, ainsi qu’un grand nombre de combattants, d’armes et d’argent.

    Par Serge Jordan, Comité pour une Internationale Ouvrière

    La coalition dirigée par les États-Unis a chassé Daesh de la ville syrienne de Manbij, les coupant ainsi d’une de leurs plus importantes routes d’approvisionnement. Des scènes de liesse parmi la population locale ont fait la une des médias : des hommes coupant leurs barbes, des femmes brûlant leurs niqabs. Cette nouvelle perte pour Daesh vient compléter une série de plus en plus longue de défaites imposées à ce groupe en Syrie comme en Irak.

    Mais le discours d’Obama ne va certainement pas susciter l’enthousiasme parmi les très nombreux Irakiens et Syriens qui ont vu leurs familles, leurs amis ou leurs voisins perdre la vie ou être mutilés suite aux « dégâts collatéraux » de la campagne intensive de bombardements. L’hypocrisie de l’impérialisme est évidente lorsque les dirigeants occidentaux prétendent se soucier des pertes de vie infligées par les attaques de Daesh, mais imposent en même temps un mur de silence face au bilan croissant du nombre de morts civiles provoquées par les milliers de bombes qu’ils larguent au Moyen-Orient.

    Bien entendu, très peu de gens regretteront la fin du régime ultra-réactionnaire de Daesh à Manbij. Mais le siège de cette ville a eu aussi des conséquences dramatiques pour la population locale. Le 19 juillet, loin des caméras, des dizaines de civils étaient tués par les bombardements étasuniens sur la ville et dans un village adjacent, avec un bilan allant jusqu’à 117 morts, selon certaines estimations.

    Pendant ce temps, des centaines de gens continuent à mourir, victimes d’attaques terroristes perpétrées ou inspirées par Daesh partout dans le monde. Ce groupe bénéficie toujours en effet d’un large réseau de partisans au Moyen-Orient mais aussi en Afrique, en Asie du Sud-Est, en Europe et ailleurs. Il tente de compenser ses pertes territoriales en se reconvertissant dans des méthodes terroristes plus « conventionnelles », employant des actions particulièrement meurtrières calculées pour impressionner ses ennemis tout en renforçant sa base de sympathisants.

    Le 3 juillet, plus de 300 personnes ont été tuées à Bagdad suite à l’attentat le plus meurtrier en Irak depuis 2003. En Occident aussi, les attaques terroristes ne font que s’intensifier, ce qui contredit l’argument favori des classes dirigeantes comme quoi la répression et la restriction des droits démocratiques est une méthode efficace pour résoudre le problème du terrorisme.

    Ceci est particulièrement vrai lorsqu’on tient compte que cette répression s’accompagne des plans d’austérité incessants (qui sont autant d’attaques antisociales ayant pour effet d’étendre largement le champ de marginalisation sociale et économique), du soutien de l’Occident aux monarchies du Golfe (qui propagent activement l’idéologie wahhabite aux quatre coins de la planète) et des attaques militaires incessantes sur des pays à majorité musulmane (ce qui ne fait qu’accréditer le discours empoisonné de Daesh). Tout cela crée un climat qui rend la population de plus en plus vulnérable à des actes de revanche sous la forme d’attentats terroristes.

    Un califat en déclin

    Il était clair dès le début que Daesh aurait beaucoup de difficultés à administrer d’importants centres urbains par le seul règne de la terreur. L’image d’invincibilité que le groupe cherchait à se donner a été rapidement remise en question par l’énorme pression militaire venue de l’extérieur mais aussi du discrédit et mécontentement croissants à l’intérieur de ses frontières,. En mai 2016, un porte-parole de Daesh, Abu Muhammad al-Adnani, a déclaré que son groupe « ne combat pas pour du territoire » : le groupe cherche sans aucun doute à préparer ses partisans à accepter le fait qu’ils pourraient perdre le contrôle sur le plan géographique.

    Ceci dit, vaincre Daesh militairement est une chose, mais éliminer le terreau sur lequel il pousse en est une autre. Ce n’est d’ailleurs certainement pas la première fois que des grands discours sont proclamés par l’impérialisme occidental suite à une victoire militaire imposée à un groupe d’extrême-droite islamiste, avant que l’on constate que la réalité sur le terrain est tout autre. Prenons simplement l’exemple de la soi-disant défaite des talibans en Afghanistan en 2001. Aujourd’hui, les talibans contrôlent plus de territoire dans ce pays qu’ils ne l’avaient jamais fait depuis 2001.

    Dans un article publié sur le site du Comité pour une Internationale Ouvrière (socialistworld.net) en juin 2015, nous écrivions : «Nous ne pouvons bien entendu pas exclure le fait que la coalition occidentale parvienne finalement à imposer une série de défaites décisives à Daesh et à chasser les djihadistes des territoires stratégiques qui sont sous leur contrôle. Mais quand bien même cela se produirait, tant que personne ne cherchera à résoudre les nombreux problèmes sociaux et économiques sous-jacents qui ont permis l’émergence de Daesh, il faut s’attendre à ce que de nouvelles organisations tout aussi si pas plus violentes encore, émergent à sa place.»

    Certaines sections de Daesh pourraient former un nouveau mouvement. Les forces sociales qui ont encouragé sa formation ne vont pas disparaitre tant qu’on n’aura pas connu une véritable transformation à la base de la société. Les observateurs les plus avertis du terrain Syrien, comme Robert Fisk, un célèbre journaliste indépendant d’origine britannique, attirent l’attention sur le groupe fondamentaliste Jabhat al-Nosra (récemment rebaptisé Jabhat Fatah, signifiant «Front de la conquête»), décrit comme «de loin supérieur à Daesh en termes de tactique, de recrues et d’armement». Ce groupe mène une contre-offensive contre les forces du régime de Bachar el-Assad à Alep, tout en bénéficiant d’un très important soutien financier et militaire de la part de l’Arabie saoudite et du Qatar (qui sont les deux plus importants acheteurs d’armes aux Américains).

    Des victoires militaires sur le court terme n’empêchent donc en rien une catastrophe sur le long terme. En 2007 déjà, on avait entendu célébrer la fin d’al-Qaïda en Irak, soi-disant écrasé par le mouvement de l’« Éveil d’Anbar », une coalition de tribus arabes sunnites armées par les États-Unis pour chasser al-Qaïda de la province d’Anbar (ouest de l’Irak). Pourtant, il n’a fallu que quelques années pour voir Daesh émerger : en quelque sorte, une résurrection d’al-Qaïda sous une forme encore plus monstrueuse. Cela démontre bien que les puissances impérialistes peuvent effectivement remporter des victoires militaires, mais tant que les conditions économiques, sociales et politiques qui ont donné naissance à Daesh resteront les mêmes voire pire, tout cela ne fera que semer les graines pour de nouveaux désastres.

    Compétition entre les différents puissantes impérialistes

    Il ne fait aucun doute que les stratèges de l’impérialisme désirent affaiblir Daesh. Parmi les enjeux de leur point de vue, on trouve des questions de prestige, mais aussi de stabilité pour les investissements des multinationales dans la sous-région, en plus de considérations d’ordre stratégique. Le Moyen-Orient continue à jouer un rôle de premier plan dans les calculs géopolitiques des principales puissances capitalistes de la planète. Le contrôle et l’influence politique sur cette région du monde restent en effet cruciaux pour l’accès aux marchés et aux ressources énergétiques.

    Derrière la lutte contre Daesh se cachent donc bel et bien de plus vastes intérêts stratégiques. C’est pour cette raison que « la lutte contre Daesh et contre le terrorisme » sert de parfait prétexte derrière lequel chaque puissance cache ses propres objectifs impérialistes. C’est pour cela que toute la soi-disant unité et coopération dans la lutte globale contre Daesh n’est en fait qu’une vue de l’esprit ; sur le terrain et en coulisses, d’innombrables agendas opposés sont à l’œuvre entre les différentes puissances, sans parler des petites rivalités entre leurs nombreux relais locaux.

    Maintenant que les préparatifs s’accélèrent afin de libérer le cœur même du pseudo-califat de Daesh, centré autour de la ville irakienne de Mossoul et de la ville syrienne de Raqqa (toutes deux bombardées sans arrêt depuis des semaines par les forces russes, syriennes, américaines, britanniques, françaises et jordaniennes), on va certainement voir éclater ces contradictions au grand jour.

    La course est lancée pour voir qui sera le premier à contrôler les zones desquelles les djihadistes auront été chassés. C’est ce qui explique aussi l’intensification de la présence américaine. Le président Obama a envoyé 250 « forces spéciales » dans le nord de la Syrie en avril, qui ont rejoint les cinquante soldats états-uniens déjà sur le terrain. Même si cette force reste petite, il n’en reste pas moins qu’il s’agit de la plus grande extension des forces américaines présentes en Syrie depuis le début de la guerre.

    Des photos publiées récemment par la BBC suggèrent de plus que des forces spéciales britanniques seraient elles aussi secrètement impliquées dans les combats en Syrie. L’utilisation de «forces spéciales» devient de plus en plus employée par les puissances impérialistes pour envoyer des troupes à l’étranger sans devoir passer par l’approbation du parlement. La mort de trois soldats français en Libye le mois passé a elle aussi confirmé que la France accomplit en secret des opérations militaires dans ce pays depuis des mois via ses «forces spéciales».

    560 soldats étatsuniens ont été déployés en Irak en juillet, officiellement pour aider à libérer Mossoul. Cela fait passer à près de 5000 le nombre de soldats américains en Irak.

    Alors qu’Obama avait été élu président des États-Unis en promettant qu’il ramènerait tous les soldats au pays, il termine son mandat en renforçant les effectifs aussi bien en Syrie qu’en Irak. Même si d’importantes pertes ont été infligées à Daesh par les bombardements, les États-Unis sont bien conscients qu’ils ne pourront tirer aucun avantage de ces victoires s’ils ne disposent pas de leurs propres troupes au sol. En même temps, pour des raisons politiques, ils ne peuvent concevoir aujourd’hui de se lancer dans une véritable intervention militaire en Syrie, et encore moins en Irak.

    L’Irak

    En Irak, l’impérialisme américain a laissé derrière lui un héritage effroyable dont le pays ne s’est toujours pas remis. Malgré la propagande répugnante de Daesh et son déchainement de violence barbare (qui ont forcément eu un impact sur la conscience des populations en Occident), tous les sondages montrent qu’une partie très importante de la population des États-Unis reste opposée à l’envoi de troupes en Iraq et en Syrie pour combattre Daesh. La majorité de la population reste également convaincue du fait que l’invasion de l’Iraq était une erreur.

    Pendant la bataille pour la recapture de Ramadi et de Falloujah, les stratèges américains ont été forcés d’accepter le fait que, bien que leurs avions apporteraient un soutien aérien, le gros des combats au sol serait essentiellement mené par des milices chiites soutenues par l’Iran. Beaucoup de ces milices chiites se sont distinguées par des atrocités perpétrées à l’encontre des populations sunnites. Plusieurs organisations des droits de l’homme ont établi des rapports crédibles faisant état de cas d’exécutions sommaires, de tortures, de bastonnades, de disparitions et de mutilations par les membres de ces groupes. Toute cette violence ne fera que renforcer les éléments de conflit intercommunautaires qui au final profitent aux groupes comme Daesh, qui se présentent comme les défenseurs des sunnites contre la persécution chiite.

    En envoyant des troupes en Irak, l’impérialisme américain tente de récupérer une certaine forme de contrôle et d’influence politique sur le terrain, afin de contrebalancer la présence croissante de l’Iran ; mais tout en prenant garde à ne pas envoyer de forces telles que leur ampleur provoquerait d’importants troubles politiques, aux États-Unis comme au Moyen-Orient.

    Au mois de juillet, le dirigeant chiite radical irakien Moqtada al-Sadr a appelé ses partisans à cibler les soldats américains stationnés en Iraq dans le cadre de la campagne militaire contre Daesh. Des déclarations du même genre ont été émises par d’autres milices chiites. «Ils nous détestent autant qu’ils détestent Daesh», avouait un ancien responsable des renseignements américain. Tout cela montre bien que les États-Unis sont contraints à un véritable jeu d’équilibriste.

    Mais ce sont les Irakiens eux-mêmes qui paient le prix le plus lourd tribut de toute cette situation. Le remplacement des milices sunnites de Daesh par d’autres milices, chiites cette fois-ci, n’entrainera certainement pas une amélioration notable de leurs conditions de vie. Beaucoup d’Irakiens qui ont fui les zones désormais «libérées» craignent de rentrer chez eux, de peur des représailles (ou parce que leurs maisons ont été détruites durant les combats). Plusieurs rapports indiquent que l’ensemble des minorités culturelles (yézidis, turkmènes, chrétiens) ont également peur de rentrer chez elles pour les mêmes raisons. Plus de 3,3 millions d’Irakiens sont en ce moment réfugiés dans leur propre pays, et ce nombre ne va faire qu’augmenter dans les mois qui viennent. Et les Nations-Unies ont déjà prévenu que la bataille pour Mossoul engendrera des «pertes civiles en masse» et «la crise humanitaire la plus grande et la plus tragique au monde».

    La Syrie

    En ce qui concerne la Syrie, la plupart des tentatives des États-Unis de s’y créer une base sure en soutenant, armant et entrainant différents groupes rebelles s’y sont soldées par autant de fiascos plus embarrassants les uns que les autres. L’exception étant la coopération étroite entre les combattants kurdes des YPG (Unités de protection populaire, Yekîneyên Parastina Gel) liées au PYD (Parti de l’Union démocratique, Partiya Yekîtiya Demokrat).

    Le PYD a établi une enclave kurde dans le nord de la Syrie (Rojava) et a été à juste titre acclamé pour son héroïsme et ses succès dans la lutte contre Daesh. Il ne fait aucun doute que la détermination de ses combattants est essentiellement alimentée par l’espoir de pouvoir bâtir un autre type de société au Rojava, reposant sur la solidarité, l’égalité des sexes et le droit pour les Kurdes de disposer de leur propre futur après des décennies d’oppression.

    Mais son succès n’a pas échappé aux grandes puissances impérialistes, qui ont décidé de soutenir les YPG par pur opportunisme. C’est ainsi qu’ont été créées l’alliance des « Forces démocratiques syriennes » l’an passé, une large coalition soutenue par les États-Unis, regroupant diverses tribus arabes mais dans lesquelles les unités YPG constituent la colonne vertébrale. Les FDS sont la force à l’origine de la récente libération de Manbij, qui fut accompagnée d’un puissant soutien aérien de la part de la coalition américaine.

    Même si des arrangements temporaires tels des échanges d’armes ou d’informations peuvent à certains moments s’avérer nécessaires pour combattre les bandes meurtrières de Daesh, le CIO est d’avis que le PYD et les YPG devraient maintenir une indépendance complète dans leur action et dans leur programme et mettre leur base en garde contre les manœuvres des forces impérialistes. Lorsque les États-Unis cherchent à influencer le mode d’action des YPG, cela a autant à voir avec la lutte contre Daesh qu’avec leur propre désir d’éliminer les aspects les plus radicaux et les plus progressistes du programme des Kurdes de Syrie.

    Malheureusement, les derniers événements tendent à confirmer les premières appréhensions du CIO, selon lesquelles les troupes des YPG soient de plus en plus utilisées comme une force répondant aux objectifs de guerre tracées par l’impérialisme américain. C’est ainsi qu’on a vu au mois de mai des soldats américains se prendre en photo avec des insignes des YPG cousus sur leurs uniformes.

    En même temps, les dirigeants du PYD ont aussi noué d’étroites relations avec les dirigeants russes, notamment en ouvrant un bureau à Moscou cette année et en coordonnant certaines de leurs offensives avec les bombardements russes dans le nord d’Alep. Cela malgré les effets dévastateurs des raids aériens russes sur les populations locales, qui ont engendré des centaines de morts et la destruction d’infrastructure sur une large échelle.

    «Le PYD a soutenu la campagne russe en Syrie dès le premier jour», déclarait en février M. Adb Salam Muhammad Ali, un représentant du PYD. Cependant, les puissances impérialistes ne se sont jamais distinguées par leur gratitude envers les Kurdes. Il ne peut ainsi pas être exclu que le récent rapprochement entre Erdo?an et Poutine puisse provoquer un revirement de la politique russe envers les Kurdes, et que le Kremlin ne finisse par rompre ses liens avec le PYD en conséquence. Le 18 août, les avions du régime syrien ont attaqué la ville de Hasaka (nord-est) pour la première fois depuis le début de la guerre : c’est la première fois qu’une zone sous contrôle des YPG est ciblée ainsi par les forces d’Assad. Cela montre l’importance de tenir compte de la multiplicité des revirements en tous sens inhérente aux manœuvres militaires des différentes puissances régionales et internationales, mais aussi par la même occasion l’importance d’adopter une attitude d’indépendance de classe, sans accorder la moindre confiance aux régimes capitalistes dont les seuls intérêts sont le profit, le pouvoir et le prestige.

    Les combattants des YPG doivent tout faire pour éviter d’être identifiés avec tel ou tel camp impérialiste, pour qu’il soit clair qu’ils n’ont rien à voir avec la destruction et les massacres résultant des bombardements états-uniens ou russes. Car c’est justement ce genre de crimes qui encourage les djihadistes de tout poil en leur fournissant leurs arguments et de nouvelles recrues. S’ils refusent de se distancier de l’impérialisme, les YPG risquent de voir leur soutien populaire compromis et d’être perçus comme des conquérants par les populations des territoires à majorité arabe qu’ils veulent libérer de Daesh.

    Il s’agit d’une question critique, car le Rojava est encerclé de tous côtés, avec le régime turc au nord, Daesh au sud, et le gouvernement kurde-irakien pro-capitaliste à l’est, lui aussi hostile. La seule manière de briser ce siège une bonne fois pour toutes est de gagner le soutien actif de la classe ouvrière et des pauvres au-delà du Rojava, par-delà les divisions ethniques ou religieuses.

    La lutte de masse

    S’attirer le soutien des masses populaires ne peut se faire qu’en adoptant un programme qui garantisse les droits de tous les groupes ethniques et religieux, tout en proposant un plan pour que les vastes richesses de la région soient contrôlées démocratiquement afin de garantir la prospérité et un cadre de vie décent pour chaque citoyen.

    Selon le département de la Défense des États-Unis, le cout total des opérations militaires contre Daesh depuis le 8 aout 2014 jusqu’au 15 juillet 2016 s’élevait à 8,4 milliards de dollars. Est-ce qu’on n’aurait pas pu consacrer une telle somme pour améliorer la vie des gens, plutôt que de la détruire ? Seule une planification socialiste démocratique de l’économie sur le plan international nous mettra à l’abri de gaspillages matériels aussi absurdes dans le futur.

    La majorité de la population du Moyen-Orient aspire à une vie loin des conditions moyenâgeuse qui leur sont imposées par Daesh, mais elle rêve en même temps d’une vie libérée de la pauvreté, de l’exploitation, des divisions sectaires, des interventions impérialistes et de la dictature. La plupart des villes d’où Daesh a été chassé ne sont que des champs de ruines, tandis que le nombre de réfugiés atteint chaque jour de nouveaux records, sous les coups répétés des impérialistes mais aussi de l’armée d’Assad. Cela montre les coûts d’une «libération» qui se fait à coups de bombes plutôt que par une insurrection générale de la population d’Irak et de Syrie.

    De plus, après que DaeshI ait été chassé, il restera à répondre à la question de « que faire maintenant ? » pour reconstruire le pays. Ni les puissances impérialistes, ni les régimes capitalistes locaux avec leurs milices sectaires ne sont le moins du monde intéressés par la mise en place d’une politique qui améliorerait les conditions de vie pour les masses dans la région. C’est-à-dire les conditions mêmes qui, en l’absence d’une alternative claire, ont donné naissance à Daesh et aux autres groupes djihadistes réactionnaires. Et bombarder les populations nuit et jour ne fera rien pour remédier à cette situation.

    C’est pourquoi les zones libérées de Daesh ne peuvent être laissées entre les mains d’officiers corrompus, de conseillers militaires impérialistes, ou des diverses milices sectaires et autres mafieux qui viendront s’enrichir sur base du butin de guerre. Ces zones doivent être placées sous le contrôle démocratique des populations locales via des comités et conseils élus, composés des travailleurs et des pauvres des diverses ethnies et religions. Ces comités devront assurer l’autodéfense contre les milices réactionnaires et les armées d’occupation, et pourraient servir de levier pour reconstruire une lutte unie pour désarmer les forces féodales et capitalistes responsables de la misère et de l’enfer quotidien vécus par les peuples de la région.

  • La révolution permanente, hier et aujourd’hui

    0605tunisieL’expérience des processus de révolutions et de contre-révolutions au Moyen-Orient et au Maghreb dans les cinq dernières années nourrissent le débat sur le caractère de ces révolutions ainsi que sur l’orientation à donner au travail des militants de gauche dans la région. Il n’est donc pas inutile de revenir sur certaines analyses théoriques, afin de les confronter à la réalité d’aujourd’hui. En particulier, la théorie de la révolution permanente, une des contributions les plus essentielles du révolutionnaire russe Léon Trotsky au marxisme.

    Article tiré du journal de nos camarades tunisiens // Journal en version PDF

    journal_tunisieA partir de 1905, Trotsky élaborait la première ébauche de cette théorie. L’idée prédominante dans le mouvement marxiste de l’époque était qu’une révolution socialiste ne pouvait avoir lieu que dans les pays hautement industrialisés, là où le prolétariat avait un poids numérique prépondérant, et que les mouvements révolutionnaires dans les pays économiquement retardataires se cantonneraient purement à des tâches dites “démocratiques”: l’élimination des vestiges du féodalisme, l’introduction de libertés fondamentales, la réforme agraire et le développement industriel sur la base du capitalisme.

    Le point de départ original de Trotsky était celui d’un “développement inégal et combiné”: le système capitaliste a pénétré l’ensemble de la planète, mais ce processus ne s’est pas fait d’une manière homogène, suivant un schéma évolutionniste rigide. Au contraire, dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, l’héritage de stades pré-capitalistes de développement s’est vu entremêlé avec l’introduction de techniques modernes de production et d’échange. Ainsi la Russie du début du siècle dernier était un pays majoritairement rural, mais où était concentrée dans de grands centres industriels une classe ouvrière certes numériquement minoritaire mais dont le poids économique et politique sera déterminant pour la révolution de 1917.

    Cet amalgame de formes archaïques avec des formes modernes est visible à de multiples niveaux dans le monde néocolonial aujourd’hui. L’esclavage existe toujours en Mauritanie par exemple, touchant jusqu’à 20% de la population – mais une partie significative du produit intérieur brut du pays est générée par l’industrie minière, où une classe ouvrière revendicative s’est affirmée. Daesh, menant sa guerre à l’aide d’armements dernier cri et d’une utilisation frénétique des réseaux sociaux, tout en se référant à des pratiques et des croyances issues des premiers califats, confirme à sa manière cette loi du développement inégal et combiné.

    Cependant, parler de coexistence de divers rapports de production peut être trompeur, car cette coexistence se manifeste par la subordination de tous les rapports de production existant au mode de production dominant, en l’occurrence le capitalisme. Les relations économiques héritées du passé occupent donc un rôle subalterne, ou s’intègrent comme une roue fonctionnelle dans l’engrenage de la machine capitaliste – à la manière de ces millions de migrants venus d’Asie qui travaillent dans des conditions semi-esclavagistes afin de remplir les comptes en banque des milliardaires du Golfe.

    En Tunisie, bien que la petite production artisanale ou familiale ait encore une place importante dans l’économie, les fruits de la production économique se trouve de manière écrasante dans les mains de gros groupes capitalistes et de banques, dont les bénéfices s’appuient sur le labeur de centaines de milliers de salariés. La particularité se trouve dans le fait qu’une part importante de cette richesse nationale est siphonnée par des capitalistes et actionnaires étrangers, ce qui est dû aux relations de domination imposées par l’impérialisme occidental. La bourgeoisie des nations économiquement les plus avancées a en effet historiquement imposé sa domination au reste de la planète par le partage du monde en sphères d’influence, le colonialisme et le truchement des institutions politiques, les agressions militaires, le pillage des richesses des pays soumis, l’exportation de capitaux visant à la surexploitation de la main d’œuvre indigène, etc.

    Aujourd’hui, bien que les Etats anciennement coloniaux ont acquis une indépendance politique formelle, ils restent pour la plupart soumis aux desiderata des capitalistes les plus forts, ceux des pays impérialistes. La classe dirigeante tunisienne peut bien célé- brer les 60 ans d’indépendance du pays et nous parler d’ unité nationale; dans les faits, ces politiciens rampent à genoux face aux exigences du FMI et de la Banque Mondiale. Les multinationales étrangères agissent en terrain conquis, surexploitant la main d’œuvre tunisienne, bénéficiant de régimes fiscaux et salariaux beaucoup plus avantageux que dans leur pays d’origine, et expatriant des gigantesques sommes d’argent hors du pays : une forme de colonisation qui ne dit pas son nom.

    Le rôle de la classe ouvrière

    Trotsky expliquait que les peuples des nations dominées ne pourraient, pour leur émancipation véritable des griffes des pays impérialistes, s’appuyer sur la bourgeoisie de leur propre pays. Sa position et son arrivée, tardive, sur la scène de l’histoire sont pour une large part dépendante des faveurs qui lui sont octroyées par les grandes puissances. Celles-ci ont toujours été soucieuses de se ménager des alliés locaux capables de garantir le maintien de leur domination. Les capitalistes français ou américains et leurs gouvernements ont ainsi pu s’accommoder des familles Ben Ali et Trabelsi pendant des années, car ces dernières savaient satisfaire leurs exigences, par exemple en privatisant le pays pour leur bénéfice -tout en se servant largement au passage, bien entendu.

    Trotsky mettait en évidence le fait que la moindre lutte sérieuse contre l’impérialisme susciterait les appétits des masses ouvrières et paysannes pour une transformation de leurs conditions de vie: une raison de plus pour la bourgeoisie des pays soumis de préférer le statu quo plutôt que de contester la domination impérialiste. La peur par les capitalistes locaux (aussi “patriotes” qu’ils se présentent) de se faire dépasser par les travailleurs pousserait inévitablement les premiers dans les rangs de la contre-révolution. Cette dynamique s’est confirmée dans toutes les expériences révolutionnaires des cent dernières années. La seule classe avec la cohésion sociale, le pouvoir économique et l’intérêt naturel à diriger les masses opprimées dans une lutte révolutionnaire sans compromission, est la classe des travailleurs. En Tunisie comme en Egypte c’est d’ailleurs l’entrée en scène du salariat dans des grèves de masse qui a commencé à faire basculer la situation au détriment de Ben Ali et de Mubarak. En Iran en 1979, c’est lorsque les travailleurs sont entrés en mouvement en paralysant le pays, notamment l’industrie du pétrole, qu’en l’espace de deux mois la monarchie du Shah fut renversée. La première intifada des Palestiniens, caractérisée entre autres par des grèves de masse, fut capable de faire trembler le régime israélien à un niveau que des décennies de lutte armée n’avaient pu le faire.

    Internationalisme

    L’exemple de la Grèce a donné un aperçu du déchainement de réactions hostiles que susciterait un gouvernement véritablement progressiste dans n’importe quel pays du monde. L’autarcie nationale de la révolution dans ces conditions serait synonyme d’étranglement par les classes capitalistes de tous les pays. C’est pourquoi organiser la solidarité des masses ouvrières et des pauvres à l’échelle internationale est une tâche vitale des marxistes; cela est d’autant plus vrai pour les nations qui jouent un rôle périphérique dans l’économie mondiale, telle que la Tunisie. La nécessité de la révolution mondiale représente l’autre dimension de la “permanence” de la révolution, une nécessité découlant directement du caractère international du capitalisme. Les effets extrêmement contagieux des révolutions de 2010-2011 parmi les peuples du monde arabe ont donné un avant-goût du potentiel pour la lutte révolutionnaire internationale, si cette lutte trouvait une expression politique organisée.

    La “révolution par étapes”

    Les concepts de la révolution permanente furent condamnés comme une hérésie par la bureaucratie dirigée par Staline, laquelle prit le contrôle de l’Internationale Communiste à partir du milieu des années ’20. Celle-ci craignait comme la peste le développement de mouvements révolutionnaires menaçant ses privilèges nouvellement acquis, et s’engagea pour ce faire dans des théorisations douteuses. La dynamique de la révolution permanente avait pourtant été entièrement confirmée par la révolution russe elle-même, et par la pratique politique de Lénine, dont les staliniens, ironiquement, continuent de se revendiquer.

    Il est vrai qu’avant 1917, Lénine croyait encore à une révolution “démocratique” séparée de la lutte pour le socialisme; mais même à cette époque, il n’entretenait aucune illusion sur le fait que la bourgeoisie russe joue le moindre rôle pour la réaliser. Partant du principe que “la domination politique du prolétariat est incompatible avec son esclavage économique”, Trotsky poussait le raisonnement un cran plus loin, expliquant qu’une fois au pouvoir, un gouvernement révolutionnaire ouvrier ne se contenterait pas de mesures “démocratiques”, mais s’attaquerait aux fondements même du système capitaliste, en nationalisant l’industrie, les banques et les terres. Le développement des évènements lui donna raison. En 1919, Lénine parlait d’ailleurs de la “contradiction entre l’état arriéré de la Russie et son saut par-dessus la démocratie bourgeoise vers la plus haute forme de démocratie, vers la démocratie soviétique ou prolétarienne”. Cela ne laisse aucun doute quant au dédain qu’aurait suscité chez lui le schéma d’une “révolution par étapes” dans laquelle la classe ouvrière se contenterait d’apporter son soutien à la bourgeoisie dite nationale en vue d’une révolution démocratique – un dogme pourtant devenu jusqu’à aujourd’hui le cheval de bataille de la plupart des organisations se revendiquant du stalinisme, mais aussi du maoïsme. (“la révolution est dirigée contre l’impérialisme et le féodalisme et non contre le capitalisme et la propriété privée capitaliste”, disait Mao lui-même de la révolution chinoise en décembre 1939).

    A de multiples reprises, les partis communistes stalinisés se sont efforcés de rechercher une bourgeoisie nationale “progressiste” à laquelle s’agripper pour réaliser l’étape “démocratique” de la révolution. Dans la pratique, cela signifiait bien souvent s’abstenir de toute action excessive susceptible d’effrayer les capitalistes nationaux, et freiner la lutte des prolétaires pour leurs revendications propres en subordonnant la lutte pour le socialisme à un illusoire capitalisme national, démocratique et “anti-impérialiste”.

    L’anti-impérialisme n’était d’ailleurs souvent que de pure forme. Dans plusieurs pays, en particulier en Afrique du Nord, les Partis Communistes traditionnels ne sont même jamais parvenus à devenir une force de masse, ayant refusé de s’inscrire dans le combat anticolonial, et laissant ce terrain occupé par des forces politiques de nature petite-bourgeoise, à l’image du néo-Destour en Tunisie.

    Le PC irakien offre un cas d’école de l’échec de l’application d’une politique soumettant la lutte des travailleurs au carcan étroit de la “révolution par étape”. Le principal théoricien de ce parti Amer Abdallah déclarait dans les années 1950: “Notre parti soutient les intérêts économiques de la bourgeoisie nationale comme condition fondamentale pour le développement d’un Etat bourgeois démocratique.” Les efforts du parti ne pas dépasser les tâches de “libération démocratique et nationale” conduisit à une recherche désespérée pour identifier une aile progressiste dans la classe dirigeante. La lutte de classe des ouvriers et des paysans irakiens fut sacrifiée aux besoins, aux ambitions et aux intérêts de dirigeants procapitalistes. Cela conduit le PCI à soutenir le régime du général Kassem de 1958 jusqu’au premier coup d’Etat militaire en 1963- puis à une alliance chancelante avec le parti Baas de Saddam Hussein, qui les utilisa pendant un temps pour mettre en place une façade de gauche à son régime- avant de se retourner contre eux de la manière la plus brutale, ré- compensant la position compromettante du PCI par l’emprisonnement et le massacre de milliers de ses membres et sympathisants. L’entêtement des dirigeants communistes irakiens à s’accrocher à la doctrine stalinienne de la théorie de la révolution par étapes a conduit à l’anéantissement du Parti Communiste le plus puissant du monde arabe.

    L’impasse de la révolution par étapes s’est vérifiée aussi par la faillite de la stratégie du Fatah Palestinien, dont la recherche d’alliances avec les bourgeoisies arabes s’est soldée par un échec retentissant. C’est cette même logique qui entraine certains militants aujourd’hui à se ranger derrière le tyran Assad au nom du combat contre l’impérialisme, contribuant à creuser la tombe du mouvement ouvrier syrien.

    Le cas de la Tunisie

    Il n’en va pas autrement avec la trahison opérée par les dirigeants des grandes organisations de la gauche tunisienne en 2013, lorsqu’elles se sont alliées avec des franges de l’ancien régime au nom de la lutte contre Ennahda et pour un “Etat civil et démocratique”. L’alliance gouvernementale ultérieure entre Nidaa Tounes et Ennahda ont fait s’écrouler les montages théoriques justifiant la collaboration avec les forces de l’ancien régime au nom de la révolution nationale, patriotique, démocratique ou quel que soit le nom qu’on lui donne.

    La majorité des marxistes en Tunisie s’accordent sur le fait qu’une partie des tâches de la révolution, en Tunisie comme au Maghreb et au Moyen-Orient en général, sont formellement d’ordre démocratiques (ou “bourgeoises”): renverser la dictature (ou empêcher son retour), garantir les libertés de base, en finir avec les survivances féodales (notamment au niveau de la répartition des terres), supprimer la dépendance au capital étranger, etc. Le désaccord réside dans la question de savoir si ces tâches peuvent être réalisées en alliance avec la bourgeoisie dite nationale ou contre elle, si la révolution doit se limiter à ces tâches ou bien les combiner à des mots d’ordre sociaux audacieux, et si la révolution doit se cantonner aux frontières nationales ou au contraire chercher activement à construire une dynamique de luttes visant, à terme, au socialisme et au pouvoir des travailleurs à l’échelle internationale.

  • Moyen-Orient. Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaitre

    En Arabie saoudite et dans l’État turc, l’année 2016 a commencé sous le signe d’une sanglante répression qui n’a suscité qu’une très timide indignation dans les médias de masse et parmi les politiciens de l’establishment en Occident. La politique du ‘‘deux poids deux mesures’’ des puissances occidentales face à la barbarie est bien connue dès lors qu’il s’agit de régimes ‘‘amis’’.

    Par Nicolas Croes, article tiré de l’édition de février de Lutte Socialiste

    Répression de l’opposition

    ‘‘Deux poids, deux mesures’’, c’est également l’approche du président Erdogan face au ‘‘terrorisme’’. Sous cet adage, l’État turc a tout d’abord intensivement bombardé des positions détenues par des forces kurdes du nord de la Syrie qui résistent courageusement à Daesh (l’État Islamique), alors que ce dernier était curieusement relativement épargné. Par la suite, la population kurde de l’État turc s’est vu imposer un couvre-feu dans plusieurs localités du sud-est à majorité kurde. Elle subit des humiliations quotidiennes, les arrestations se comptent par milliers et les meurtres arbitraires commis par les forces de l’ordre contre des ‘‘terroristes’’ âgés de 7 à 77 ans sont nombreux. Il en a été légèrement plus question sur la scène internationale lorsqu’une vingtaine d’universitaires ayant signé une pétition réclamant l’arrêt des massacres de l’armée ont été arrêtés en janvier.

    En Arabie saoudite, le régime a récemment procédé à l’exécution de 47 prisonniers pour fait de ‘‘terrorisme’’. Parmi eux se trouvaient divers djihadistes, mais aussi un responsable chiite, le cheikh Nimr al-Nimr Baqr, un adversaire politique de premier plan du régime sunnite saoudien. Il s’était notamment fait remarquer en 2011 dans le cadre des mobilisations de masse qui avaient déferlé sur toute la région du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord et avaient, entre autres, mis fin aux régimes de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Égypte. La clique dirigeante saoudienne, qui a exécuté 151 personnes l’année dernière, est bien connue pour sa chasse aux sorcières contre les dissidents, en particulier parmi la communauté de la minorité chiite.

    Dans les deux pays, cette démonstration de force n’est pas sans lien avec des inquiétudes grandissantes au sujet de la dégradation de la situation économique et des explosions de colère qui peuvent survenir suite aux nouvelles mesures antisociales. L’Arabie saoudite dépend ainsi de la vente du pétrole pour 90% de ses revenus. L’effondrement du prix du pétrole a entrainé une imposante croissance du déficit budgétaire du pays. En réaction, le régime a réduit les dépenses publiques (notamment pour les produits de première nécessité) et augmenté les prix de l’essence, de l’électricité et de l’eau.

    Tensions régionales

    Ces éléments viennent se rajouter à un cocktail de déstabilisation déjà puissant dans la région : guerre en Syrie, chaos irakien, offensives de la Russie et des Occidentaux contre Daesh, crise au Yémen, tensions communautaires au Liban, déferlement de millions de réfugiés en Jordanie, au Liban et dans l’État turc, chute des prix du pétrole,…

    Les dirigeants saoudiens sunnites éprouvent colère et panique face au rapprochement en cours entre les puissances occidentales et la dictature chiite iranienne. L’Iran est le principal rival politique régional de l’Arabie saoudite. Ainsi, depuis les dernières exécutions, l’ambassade d’Arabie saoudite dans la capitale iranienne a été incendiée. Le régime saoudien a ensuite été accusé d’avoir intentionnellement bombardé l’ambassade iranienne à Sanaa, la capitale du Yémen, où les deux pays se livrent une guerre par procuration. Au Yémen, l’Arabie saoudite a engagé une centaine d’avions qui bombardent les chiites du pays, contre une quinzaine d’avions à peine en Irak contre Daesh (pas plus que les Pays-Bas et le Danemark réunis). L’Iran et l’Arabie saoudite sont également engagés dans une confrontation indirecte au Bahreïn ou encore au Liban.

    Quelle issue ?

    Un incontrôlable monstre de Frankenstein a été créé dans la région, notamment en raison des multiples interventions impérialistes au cours des décennies, alors que l’autorité et la capacité d’action de ces puissances occidentales ont depuis fortement pâli. L’avenir est plus qu’incertain. Comment, par exemple, faire face à une extension du chaos vers l’État turc? Si les massacres contre les Kurdes débouchent sur une guerre civile, comment gérer l’afflux de réfugiés actuellement contenu dans le pays ?

    Il y a 5 ans, à partir de la chute de la dictature tunisienne en janvier 2011, une vague de protestations de masse et le début d’un processus de révolution et de contre-révolution ont ébranlé toute la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Même si ce sont les forces de la contre-révolution – qu’elles soient représentées par les régimes réactionnaires de la monarchie saoudienne ou d’Erdogan, par Daesh,… – qui tiennent actuellement le haut du pavé, l’issue de ce combat entre la barbarie et un monde nouveau n’est pas encore déterminée.

    L’État turc a connu de puissantes protestations de masse et grèves ces dernières années, illustrées notamment par l’entrée au Parlement du parti progressiste pro-kurde HDP (le seuil électoral y est de 10%…). En Iran, la récession économique fait aussi poindre pour le régime le péril de nouvelles mobilisations de masse similaires à celles de 2009. Et en Tunisie, le mois de janvier a vu survenir de nouvelles mobilisations imposantes dans le pays suite à une révolte de la jeunesse à Kasserine. Et nous avons pu voir en 2011 à quel point les évènements révolutionnaires pouvaient faire appel les uns aux autres par-delà les frontières pour se renforcer.

    ‘‘Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaitre et dans ce clair-obscur surgissent les monstres’’ disait le révolutionnaire italien Gramsci dans entre-deux-guerres. Un nouvel embrasement de la région sur base des conflits entre classes sociales est inévitable, mais il faudra veiller à ne pas répéter les erreurs des précédents mouvements.

    Les travailleurs et les pauvres de la région doivent s’organiser sur base de leurs propres forces, en toute indépendance de classe, et mener le combat non seulement contre l’impérialisme, mais aussi contre les cliques dirigeantes régionales jusqu’à la fin de ce système de misère, d’exploitation, de terrorisme et de guerre.

  • Tunisie: Le suicide d’un jeune chômeur provoque une nouvelle vague de protestations

    kasserine02Cinq ans après la chute de Ben Ali, les exigences de la révolution restent insatisfaites

    Ceux qui avaient tenté d’enterrer l’esprit du soulèvement révolutionnaire tunisien de 2010-2011, qui à l’époque avait envoyé ses secousses à travers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, se sont trompés une fois de plus. Dans les derniers jours, la Tunisie a été balayée par une nouvelle «intifada» de sa jeunesse pauvre, qui en a marre de la vie de misère et du chômage de masse. Celle-ci prend de plus en plus prend le caractère d’une révolte nationale.

    Par Al-Badil al-Ishtiraki (« Alternative Socialiste »), groupe tunisien en solidarité politique avec le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO)

    Tout a commencé avec un épisode étonnamment similaire à celui qui a déclenché les premières flammes du soi-disant «printemps arabe», il y a cinq ans: un jeune demandeur d’emploi, répondant au nom de Ridha Yahyaoui, s’est tué dimanche en grimpant sur un poteau électrique, après avoir été retiré d’une liste de recrutement pour l’administration publique locale. Cela s’est passé dans la ville de Kasserine, tristement célèbre pour ses niveaux abyssaux de pauvreté et de chômage, plus élevés que partout ailleurs dans le pays.

    Même si le suicide de Ridha a été largement rapporté par les médias, son cas est loin d’être isolé; des centaines de Tunisiens souvent chômeurs et désespérés, ont connu le même sort depuis le renversement du président Ben Ali en janvier 2011.

    Le jour même de l’annonce que la Tunisie recevrait le Prix Nobel de la Paix en octobre dernier, un homme s’était immolé en plein jour à Sfax, soulignant le contraste entre les célébrations sur la « transiton démocratique » en Tunisie dans les médias occidentaux, et la réalité quotidienne vécue sur le terrain par la plupart des Tunisiens.

    Encore une fois ce mercredi après-midi, dans la même ville de Sfax, un autre homme s’est suicidé par le feu, après que les marchandises qu’il vendait ont été confisqués par la police – un écho, encore, de l’immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid en Décembre 2010, qui avair déclenché les premières manifestations contre la dictature de Ben Ali.

    Le manque d’emplois est devenu encore plus criant que sous l’ancien régime. Selon un rapport récent de l’OCDE, 62% des diplômés tunisiens sont sans travail. L’économie informelle est pour beaucoup une voie de secours pour essayer de survivre. Pour les vendeurs de rue qui tentent tant bien que mal de nourrir leurs familles, la vie reste synonyme de descentes de police presque quotidiennes et d’une peur constante d’être arrêtés ou d’avoir ses marchandises confisquées.

    Rien n’a changé

    Le sentiment que rien n’a changé depuis la révolution est très répandue en Tunisie, en particulier dans les régions intérieures marginalisées comme Kasserine. Là, le manque d’infrastructures et d’investissement est énorme, tandis que les taux de chômage et d’analphabétisme sont le double de ceux dans les zones côtières. Les gens sont fatigués des fausses promesses, de la négligence politique, et de la pauvreté qui ne fait que croître.

    La colère est renforcée par le fait qu’à Kasserine, le sang des habitants de la ville a été massivement versé lors de la répression policière pendant la révolution, mais qu’aucune des familles des martyrs n’a obtenu même un semblant de justice pour la perte de leur proches. De plus, Kasserine est limitrophe des régions montagneuses de Chaambi, abritant des jihadistes qui ont régulièrement fait la une pour leurs attaques violentes.

    Traînée de poudre

    Alors que les premiers jeunes descendaient dans les rues de Kasserine pour demander des emplois et le développement de leur région, suite à la mort de Ridha dimanche, le régime a déployé son arme de prédilection pour faire face à ce genre de situations: la répression étatique. Tout au long de 2015, la répression a été la réponse essentielle fournie par le gouvernement aux revendications économiques et sociales des populations en lutte. La « guerre contre le terrorisme » a notamment donné une excuse facile pour intensifier la violence arbitraire contre les mouvements sociaux.

    La police a donc été rapidement déployée dans les quartiers de Kasserine pour essayer d’éteindre le feu. Dans le même temps, le gouvernement a décidé de limoger le premier délégué du gouvernorat de Kasserine, dans l’espoir de calmer la situation, en vain. Mardi, l’hôpital régional était déjà en mesure de confirmer que 246 personnes étaient traitées pour inhalation de gaz lacrymogène, à la suite des affrontements entre les jeunes locaux et la police.

    La répression de l’Etat a provoqué l’effet inverse de ce que les autorités avaient imaginé, entraînant la colère des manifestants dans d’autres localités, et provoquant une vague de sympathie pour leurs revendications dans d’autres parties du pays. Partout en effet, les Tunisiens n’en peuvent plus de la flambée du chômage, du coût élevé de la vie, de l’insécurité sociale quotidienne et d’une force de police agressive revenant à pas cadencés vers des pratiques analogues à celles pratiquées par l’ancien régime de Ben Ali.

    Un couvre-feu imposé mardi (qui a maintenant été étendu à l’ensemble du territoire national), visant à « éviter toute escalade », a été superbement ignoré par les manifestants qui sont restés dans les rues pendant la nuit. Et l’escalade est exactement ce que le gouvernement a obtenu, avec, d’abord, la jeunesse des villes voisines du gouvernorat rejoignant le mouvement. A partir de mercredi, des manifestations ont également éclaté dans d’autres régions du pays, notamment grâce à l’appel lancé à cet effet par l’UDC et l’UGET. Tunis, Siliana, Tahla, Feriana, Sousse, Sbeïtla, Meknessi, Menzel Bouzayene, Sidi Bouzid, Kairouan, Gafsa, Redeyef ont toutes été traversées par des manifestations.

    Cela témoigne d’une colère largement enracinée. « Des emplois ou une autre révolution », scandaient des jeunes manifestants à Sidi Bouzid. Les slogans et les revendications de la révolution, tels que « Travail, liberté, dignité », ont été remis sur la table, et le mouvement traduit un rejet politique plus large du gouvernement. « Les événements d’aujourd’hui étaient plus importants que les derniers jours à Kasserine. Il y avait deux fois plus de personnes qu’hier. Cela nous rappelle les événements majeurs de l’année 2011. Les slogans ont évolué vers des questions plus vastes que celle du chômage parmi les manifestants », a rapporté un militant local de Kasserine mercredi.

    Un gouvernement faible

    Une série de facteurs ont contribué à la situation actuelle. L’un d’eux est sans aucun doute la perception que le gouvernement, derrière sa façade de poigne et de brutalité policière, est de plus en plus faible et divisé. Nidaa Tounes a connu une scission majeure au début de l’année, et a été contraint de procéder à un remaniement ministériel dans la foulée. Le parti dirigeant dispose désormais d’un plus petit nombre de sièges au Parlement qu’Ennahda, son partenaire de coalition principal.

    Comme tous les gouvernements post-Ben Ali, le gouvernement de Habib Essid n’a pas seulement échoué à satisfaire les exigences de la révolution; il a continué à consciemment mettre en œuvre les mêmes vieilles recettes économiques néolibérales qui ont infligé la misère à des millions de familles ouvrières et des classes moyennes à travers le pays. Et ce n’est pas la promesse du président Essebsi, faite sous une pression intense mercredi, d’embaucher 6.000 chômeurs à Kasserine, qui changera fondamentalement cette vérité.

    Alors que l’austérité et la réduction des subventions de l’Etat ont été au menu pour la majorité de la population, 70 milliardaires tunisiens ont une fortune équivalente à 37 fois le budget national de l’Etat. Saisir ces actifs et nationaliser les principales industries et banques du pays fourniraient à l’État un énorme robinet financier pour investir massivement dans les infrastructures et les services publics et sociaux. Un plan massif de travaux publics, financés par de telles mesures, pourrait créer des milliers d’emplois socialement utiles, et pourrait rapidement mettre les disparités régionales dans les poubelles de l’histoire. Mais ce genre de mesures nécessiteraient un changement radical dans les priorités politiques, et un gouvernement prêt à s’en prendre aux intérêts des grosses entreprises: un gouvernement composé de représentants des travailleurs et des pauvres, dédié à la satisfaction des exigences de la révolution, de la même façon que le gouvernement actuel est dédié à perpétuer le règne de l’élite capitaliste et à mettre en œuvre les diktats des puissances impérialistes et de leurs institutions financières.

    La classe ouvrière

    La colère sociale est généralisée, et une lutte de masse généralisée est ce dont nous avons besoin, impliquant de larges sections de la population tunisienne, comme en 2010-2011. Mais une conclusion importante que le développement de notre révolution invite à tirer est la suivante: c’est lorsque l’UGTT a mis son poids derrière le mouvement, appelant à des actions de grève de masse dans plusieurs gouvernorats, que le sort de Ben Ali a été scellé.

    C’est de nouveau suite à la menace d’une grève générale que les patrons ont récemment été forcés de concéder une augmentation salariale de 6% dans le secteur privé. Cela montre clairement ce que les capitalistes et leur gouvernement craignent le plus: l’implication de la classe ouvrière, frappant à la source de leurs profits, en cessant le travail et en paralysant les usines, les mines, les transports, les écoles, les administrations et les champs.

    Pour éviter que les jeunes et les chômeurs soient laissés à leur propre sort dans le mouvement actuel, les travailleurs doivent exiger de toute urgence un plan audacieux d’actions de grève. Les manifestations de solidarité sont importantes pour commencer, mais la participation du mouvement syndical pourrait changer radicalement le rapport de forces en faveur de la rue. Par exemple, une grève générale dans le gouvernorat de Kasserine pourrait servir comme première étape d’une série de grèves générales tournantes dans les régions, aboutissant à une grève générale nationale de 24h. C’est le genre de plan que les dirigeants de l’UGTT devraient suggérer, plutôt que de se contenter de gesticulations et d’ »avertissements » au gouvernement quant à la gravité de la situation et d’appels au « dialogue national ».

    Si l’UGTT n’entre pas en jeu, la frustration face à l’absence de perspectives pourrait conduire certains jeunes à voir les émeutes et la violence comme un exutoire pour leur colère. Des comités de défense locaux pourraient être mis sur pied afin d’aider à la protection des manifs, à mettre les éventuels provocateurs hors d’état de nuire, et à assurer que des actions de masse et disciplinées prévalent autant que possible. Plus généralement, l’organisation de comités d’action locaux dans les quartiers, les écoles, les universités et les lieux de travail sera déterminant afin de structurer le mouvement et assurer sa pérennité.

    Les leçons de la lutte révolutionnaire de 2010-2011 doivent être revisitées, et ses meilleures traditions doivent être reprises par les nouvelles générations qui entrent en lutte, en vue des mêmes aspirations: le droit à la liberté, à l’emploi, et à une vie digne.

  • Exécutions de masse en Arabie Saoudite, tensions régionales et troubles sociaux

    President Barack Obama and first lady Michelle Obama stand with new Saudi King Salman bin Abdul Aziz they arrive on Air Force One at King Khalid International Airport, in Riyadh, Saudi Arabia, Tuesday, Jan. 27, 2015. (AP Photo/Carolyn Kaster)

    La récente exécution de 47 prisonniers par le régime saoudien a largement été condamnée comme étant barbare. Ces meurtres ont également intensifié les tensions avec le principal rival politique régional de l’Etat pétrolier ; l’Iran. Le régime des mollahs avait mis en garde contre l’exécution du responsable chiite le cheikh Nimr al-Nimr Baqr, un adversaire politique de premier plan du régime sunnite saoudien.

    Par Simon Carter, Socialist Party (section du Comité pour une Internationale Ouvrière en Angleterre et au Pays de Galles)

    La clique dirigeante saoudienne, qui a exécuté 151 personnes l’année dernière (essentiellement pour des infractions non-violentes liées aux drogues), a déclaré que les exécutions concernaient des «terroristes». Mais le système judiciaire répressif du pays est bien connu pour sa chasse aux sorcières contre les dissidents, en particulier parmi la communauté de la minorité chiite. L’Iran, de son côté, est également un pays bien connu pour ses régulières exécutions d’opposants politiques depuis la révolution de 1979 (voir notre dossier sur ce sujet). Les deux puissances régionales étaient déjà en conflit de par leurs guerres par procuration en Syrie et au Yémen.

    Depuis ces exécutions, l’ambassade d’Arabie saoudite à Téhéran, en Iran, a été incendiée, alors que Téhéran a accusé l’Arabie saoudite “d’intentionnellement” bombarder son ambassade à Sanaa, la capitale du Yémen. Ce développement des antagonismes a eu un effet polarisant sur les classes dirigeantes de la région.

    En dépit du fait que les dirigeants féodaux d’Arabie saoudite ont à leur actif l’un des pires records de tous les pays du globe concernant les droits humains, les critiques se font entendre du bout des lèvres. Les condamnations sont très prudentes. Le Foreign Office britannique, suivant en cela l’attitude du premier ministre conservateur David Cameron, a simplement exprimé sa “préoccupation”. Le Ministre des Affaires étrangères Philip Hammond a laissé entendre qu’il y avait peu d’intérêt à condamner ses exécutions puisque cela ne suffirait pas à changer l’état d’esprit des dirigeants saoudiens.

    Il y a un an à peine, David Cameron de même qu’une foule d’autres dirigeants occidentaux prétendument «démocratiques» s’étaient rendus en Arabie saoudite afin d’assister aux funérailles du monarque absolu le roi Abdallah et d’approuver l’arrivée au trône de son demi-frère le prince Salman.
    La réticence des gouvernements occidentaux à critiquer la Maison des Saoud a beaucoup à voir avec les armes et les autres contrats lucratifs conclus avec le régime ainsi qu’avec les vastes réserves de pétrole de l’Arabie saoudite. Le régime est aussi une puissance régionale-clé qui est vitale pour la défense des intérêts géopolitiques des gouvernements occidentaux au Moyen-Orient.

    En octobre dernier, sur Channel 4 News, David Cameron avait refusé à plusieurs reprises de répondre aux questions concernant le pacte de sécurité secret conclu entre la Grande-Bretagne et l’Arabie Saoudite (qui a vu les deux pays être élus au Conseil des droits de l’homme des Nations unies).

    Finalement Cameron a bien dû reconnaitre que le gouvernement britannique entretient « une relation avec l’Arabie saoudite » ce qui signifie « que nous recevons de leur part d’importantes informations aux niveaux des renseignements et de la sécurité. »

    Cameron a également admis qu’il n’était pas personnellement intervenu dans le cas largement médiatisée du jeune opposant de 17 ans Ali Mohammed al-Nimr (le neveu du cheikh Nimr Baqr al-Nimr) arrêté durant les manifestations de 2011 et qui est menacé d’exécution.

    L’Arabie Saoudite dépend de la vente du pétrole pour 90% de ses revenus. Mais l’effondrement des prix du pétrole a entraîné une croissance imposante du déficit budgétaire du pays, qui a atteint les 15% du PIB l’an dernier, crevant de 100 milliards de dollars sa réserve de changes de 650 milliards de dollars.

    En retour, cela a suscité des réductions des dépenses publiques et des hausses des prix de l’essence, de l’électricité et de l’eau. Cette combinaison de réduction des subventions et d’augmentation des taxes ne va qu’approfondir le mécontentement de la population du royaume.

    On retrouve sans aucun doute partiellement la peur du développement des tensions internes derrière les récentes exécutions de masse et la répression du régime contre le «terrorisme». Ces exécutions reflètent également la colère des dirigeants saoudiens contre les puissances occidentales et le rapprochement en cours avec l’Iran suite à l’accord conclu sur le nucléaire iranien, en négligeant le fait que c’est le soutien sans faille des puissances occidentales qui a gardé la Maison des Saoud au pouvoir.

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