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  • Coronavirus. Le capitalisme pousse l’Afrique dans l’abîme

    Le capitalisme et l’impérialisme au banc des accusés

    La pandémie de COVID-19 a mis en évidence les profondes inégalités sociales qui prévalent dans le capitalisme moderne. Nulle part ailleurs qu’en Afrique.

    Par Serge Jordan, Alternative Socialiste Internationale

    L’indice de sécurité sanitaire mondiale (Global Health Security) est une évaluation de la capacité de 195 pays à faire face à des épidémies de maladies infectieuses. La majorité des pays classés comme “les moins préparés” sont situés en Afrique, la Somalie et la Guinée équatoriale se trouvant tout en bas de la liste. Seule l’Afrique du Sud, déjà en proie à une crise sanitaire et économique de grande ampleur, occupe un rang relativement élevé. Cela permet d’ailleurs de souligner à quel point la situation est catastrophique dans le reste du continent.

    Il est impossible de disposer d’une évaluation réaliste de l’ampleur actuelle de la pandémie de COVID-19 en Afrique en raison du manque d’équipements de test dans la plupart des pays. Si l’Afrique du Sud compte actuellement le plus grand nombre de cas confirmés en Afrique subsaharienne, c’est qu’il s’agit du pays où le plus grand nombre de tests a été effectué. Certains pays, comme la Somalie, ne disposent d’aucun kit de dépistage. Cela signifie que le virus a déjà fait son chemin, hors des radars, de part et d’autre du continent.

    Le mot “inadéquation” pour décrire l’état des infrastructures de santé en Afrique serait un euphémisme grotesque. Une récente étude du magazine scientifique britannique Lancet concernant le COVID-19 en Afrique de l’Ouest a constaté que les pays de la région ont “des systèmes de santé mal dotés en moyens, ce qui les rend incapables d’intensifier rapidement une réponse à l’épidémie”, et qu’”une accélération rapide du nombre de cas pourrait rapidement submerger” lesdits systèmes. Le Malawi, par exemple, dispose de 25 lits en soins intensifs pour une population de 17 millions de personnes ; en Somalie, 15 lits en soins intensifs sont disponibles pour 15 millions de personnes. Le Zimbabwe dispose de 7 respirateurs pour une population de 16 millions de personnes, tandis que la République centrafricaine dispose d’un total de trois respirateurs pour 5 millions de personnes. Le Sierra Leone et ses 7,5 millions d’habitants, un seul.

    Les conditions de vie de la classe ouvrière et des communautés pauvres rend inaccessible l’adoption de précautions de base pour prévenir la propagation de la pandémie. La moitié des citadins africains vivent dans des maisons de fortune surpeuplées, des bidonvilles et des townships où l’approvisionnement en eau et l’infrastructure sanitaires sont insuffisants.

    Les millions de réfugiés, de demandeurs d’asile et de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays qui vivent dans des camps, des campements informels et des centres de détention – victimes de guerres, de persécutions et de catastrophes environnementales – dans la région du Sahel, la Corne de l’Afrique, la RDC et d’autres endroits sont particulièrement vulnérables au risque d’infection. Le Sud-Soudan a récemment signalé ses premiers cas de COVID-19. Dans ce pays, plus de la moitié de la population est confrontée à une grave insécurité alimentaire, des années de guerre civile ont forcé des millions de personnes à quitter leur foyer. Seuls 22 % des établissements de santé y sont fonctionnels. La Libye et le Burkina Faso ont tous deux été ravagés par des guerres qui ont déplacé respectivement 200.000 et 700.000 personnes au cours de l’année dernière uniquement. L’infrastructure sanitaire des deux pays a subi des dégâts considérables ; 135 hôpitaux ont fermé en raison de la violence au Burkina Faso.

    La malnutrition et les maladies infectieuses sont déjà courantes dans de grandes parties du continent. L’Afrique connaît des taux d’infection parmi les plus élevés concernant le VIH, la tuberculose et la paludisme. Compte tenu du manque de ressources allouées à la santé dans la plupart des pays africains, les moyens limités déployés pour lutter contre le COVID-19 auront un effet paralysant sur la lutte contre d’autres épidémies mortelles. C’est déjà ce qui ressort de différentes études concernant les maladies infectieuses et les campagnes de vaccination dans de nombreuses régions.

    Le capitalisme et l’impérialisme sont responsables

    Les horreurs que le développement de la pandémie réserve aux masses africaines ne sont en aucun cas la manifestation d’une catastrophe naturelle inévitable. Elles proviennent de décennies de pillage et d’exploitation extrêmes du continent par les puissances impérialistes coloniales puis néocoloniales, avec l’implication directe et la complicité d’élites dirigeantes locales impuissantes et corrompues. Cela s’est traduit, entre autres, par un délabrement généralisé des systèmes de santé et par des niveaux endémiques de pauvreté.

    En réalité, les moyens ne manquent pas pour faire face à cette crise, mais ils ont simplement été pillés par les multinationales et les banques, les bourgeois africains et les dirigeants despotiques. L’an dernier, pour souligner cette réalité, Oxfam a écrit que “les pays de la CEDEAO [les États d’Afrique de l’Ouest] perdent environ 9,6 milliards de dollars en raison des incitations fiscales accordées aux multinationales. Cela suffirait pour construire chaque année une centaine d’hôpitaux modernes et bien équipés dans la région”.

    Alors que les pays africains ont un besoin urgent d’investissements colossaux pour s’attaquer de front à cette pandémie, une fuite de capitaux colossale hors du continent est en cours, dépassant déjà de loin celle qui a eu lieu lors de la crise mondiale de 2008 – tant en vitesse qu’en volume. Les sorties de capitaux des économies dites émergentes ont totalisé plus de 83 milliards de dollars en mars, selon l’Institut international de la finance. Il ne s’agit pas d’une erreur anecdotique, mais d’un exemple du fonctionnement de l’ensemble du système capitaliste, qui illustre l’incapacité du “marché libre” à mettre en œuvre la riposte nécessaire à l’urgence humanitaire actuelle. Seules la planification économique et la coordination des ressources à l’échelle mondiale pourraient rendre une telle réponse possible.

    Mettre un terme au pillage du continent, et exproprier les immenses richesses siphonnées par les super riches, est une question de vie ou de mort pour des millions de gens. Cela permettrait de réorienter les ressources vers le financement de services de santé d’urgence, d’installations de dépistage, de centres de quarantaine et d’isolement, d’équipements médicaux et de personnel qualifié à l’échelle que la situation actuelle exige.

    Cela pourrait certainement commencer par l’imposition de contrôles étatiques sur les flux de capitaux, et par l’annulation de l’énorme fardeau de la dette sous lequel s’effondrent de nombreux États africains. Le Nigeria, par exemple, consacre près des deux tiers de ses revenus au remboursement de la dette. Dans 17 pays africains, les frais d’intérêt sur la dette représentent à eux seuls 10 % ou plus des recettes publiques. Un certain nombre d’États africains, comme la Zambie et l’Angola, ne sont qu’à un pas du défaut de paiement, et d’autres suivront probablement.

    Sous la pression, les gouvernements occidentaux ont injecté des billions de dollars pour amortir partiellement les effets économiques de la crise dans leurs propres pays et éviter l’effondrement de leur système. Les gouvernements africains n’ont pas la marge de manœuvre budgétaire nécessaire pour déployer des programmes de sauvetage similaires. Ils ont volontairement contribué à l’immense racket de la dette orchestré par les nations impérialistes les plus puissantes. D’énormes portions de revenus des États africains ont été transférées dans les coffres des créanciers financiers internationaux au lieu d’être investies dans les soins de santé, l’enseignement, le logement, les transports publics, les infrastructures et le bien-être des populations en général.

    Craignant la révolte des masses, ces mêmes dirigeants africains appellent maintenant à l’aide et à la suspension du paiement de la dette, de moratoires, etc. David Malpass, le directeur de la Banque mondiale, a déclaré qu’il était favorable à une “suspension” de tous les paiements de la dette pour les pays les plus pauvres – mais a ajouté que ces pays devraient en échange appliquer des politiques favorables au libre marché comme l’annulation de certaines réglementations et subventions publiques. Le FMI, pour sa part, a accordé des prêts d’urgence à un certain nombre de gouvernements africains. Ces prêts s’accompagnent d’une mise en garde : une fois la crise sanitaire passée, “l’ajustement fiscal”, la limitation de la masse salariale publique, la réduction supplémentaire des subventions publiques et d’autres mesures d’austérité devront être à l’ordre du jour.

    Cette tentative de continuer à rançonner des populations entières au beau milieu d’une pandémie mortelle met à nu ces institutions rapaces et les révèlent pour ce qu’elles ont toujours été. N’oublions pas que l’une des conséquences directes des “plans d’ajustement structurel” imposés par le FMI et la Banque mondiale à la suite de la crise de la dette des années 1980 a été la mise à sac des services de santé existants dans un pays africain après l’autre. La situation actuelle souligne également combien le sort des masses de toute la région est lié à une lutte résolue contre la domination de l’impérialisme mondial et de ses agents locaux sur le continent. Cette lutte devrait exiger rien de moins que l’annulation immédiate et inconditionnelle de tous les remboursements de la dette, ainsi que la nationalisation, sous contrôle et gestion démocratiques des travailleurs, des multinationales et des banques. Ces dernières ont extrait une quantité stupéfiante de richesses des classes ouvrières africaines tout en laissant derrière elles la ruine humaine et écologique.

    Ces politiques s’avéreront d’autant plus nécessaires, et trouveront un écho accru, qu’un scénario de dévastation économique se dessine pour l’ensemble du continent. La récession économique mondiale qui s’accélère rapidement devrait en effet avoir des conséquences particulièrement dévastatrices pour les masses africaines. La Banque mondiale a récemment prédit que l’Afrique subsaharienne serait confrontée à sa première récession en 25 ans. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a lancé un avertissement selon lequel près de la moitié des emplois en Afrique pourraient être anéantis dans ce contexte. La contraction de l’économie chinoise et l’effondrement des prix du pétrole et des matières premières risquent de précipiter l’effondrement économique d’une série de pays, avec les plus grandes économies exportatrices de pétrole comme le Nigeria et l’Angola dans le champ de tir immédiat.

    La chute soudaine du tourisme résultant des mesures d’endiguement, des interdictions de voyage et des fermetures de frontières vient s’ajouter à un mélange déjà explosif. Environ 24 millions d’emplois dépendent des activités touristiques en Afrique, qui, ces dernières années, a été l’une des régions du monde où la croissance du tourisme a été la plus rapide. Ce processus est aujourd’hui brutalement inversé. L’Organisation mondiale du tourisme prévoit une chute du tourisme international de 20 à 30 % (lors de la crise de 2008, la chute du secteur était d’environ 4 %). Pour de nombreux pays africains, cela se traduira par un tsunami de pertes d’emplois.

    Le confinement

    Dans la plupart des pays africains, des réglementations de confinement ont été imposées pour lutter contre la propagation du virus. En l’absence d’un plan clair pour traiter tous les problèmes sociaux, économiques et sanitaires hérités d’années de mauvaise gestion capitaliste et de politiques anti-pauvres, ces mesures de confinement ne sont que des pansements sur des plaies ouvertes. C’est une façon pour les gouvernements de paraître forts, tout en blâmant les gens ordinaires pour la propagation de l’infection.

    En raison du grand nombre de travailleurs qui dépendent entièrement du travail informel pour leur survie quotidienne (plus de 80 % des adultes africains travaillent dans le secteur informel), et de l’absence de mesures d’aide bien planifiées pour les personnes dans le besoin, les fermetures ont privé des millions de personnes de leur source de revenus pendant la nuit. À Kinshasa, la capitale de la RDC, un dicton populaire résume le dilemme auquel sont confrontés de nombreux travailleurs et pauvres en Afrique : “si vous ne sortez pas, vous ne mangez pas”. Des centaines de manifestants tunisiens dont la colère a éclaté dans les rues des quartiers pauvres d’Ettadhamen et de Mnilha après une semaine de confinement à la fin du mois de mars, n’ont rien exprimé de différent : “Laissez-moi apporter du pain à mes enfants, peu importe si je meurs” ont été les mots rapportés par un travailleur du bâtiment occasionnel parmi eux. Cela laisse présager les explosions sociales que cette crise entraînera sur son chemin.

    L’ordre d’”auto-isolement” empêche pratiquement les vendeurs de rue, les chauffeurs de transport informels, les travailleurs domestiques et bien d’autres de gagner leur pain quotidien, et les contraint à mourir de faim chez eux. Il empêche souvent les gens de se rendre sur les marchés pour s’approvisionner en produits vitaux et, dans certains cas, même d’accéder aux points d’eau.

    Pour éviter d’être pris au piège de cette situation cruelle, de nombreux travailleurs migrants désespérés ont tenté de quitter les grandes villes pour retourner dans les zones rurales d’où ils proviennent, en espérant y avoir une vie moins chère et bénéficier de leurs liens familiaux dans leur village ou leur ville natale. L’agence de presse Reuters a rapporté le 26 mars que “les voyageurs des villes africaines – de Nairobi à Kampala, Johannesburg et Rabat – se dirigent vers la campagne, inquiétant les fonctionnaires qui disent que cela a contribué à la propagation de maladies comme le virus Ebola dans d’autres foyers”. Cet exode a sans aucun doute propagé l’infection dans des endroits où l’offre de soins est encore pire que dans les centres urbains – si tant est qu’elle existe. Mais la responsabilité de cette situation devrait être imputée aux classes dominantes et à leur mépris impitoyable pour la vie et la santé des gens ordinaires.

    Rien n’illustre mieux cette situation que la brutalité avec laquelle les forces de l’État ont imposé le confinement et le couvre-feu. Au fil des jours, le nombre de morts dans les assassinats liés au confinement et les exemples d’abus et de traitements humiliants de la part de la police et de l’armée s’accumulent.

    Bloomberg a rapporté que deux jeunes hommes ont été abattus par la police rwandaise pour avoir violé l’ordre de rester chez soi pendant 14 jours donné par le président Paul Kagame. En Afrique du Sud, huit personnes ont été tuées à la suite d’actions policières au cours de la première semaine de confinement national ; lorsqu’il a été rapporté, ce chiffre était supérieur au nombre de décès liés au COVID-19. Au Kenya, un garçon de 13 ans jouant sur son balcon a été tué par la police dans la capitale Nairobi, et au moins trois autres personnes ont été tuées dans des incidents distincts. Un Nigérian a été abattu par un soldat dans la ville de Warri, dans le sud du pays, pour avoir refusé de rester chez lui et avoir voulu acheter des médicaments à sa partenaire enceinte. Au Zimbabwe, près de 2 000 personnes ont été arrêtées au cours de la première semaine de confinement. Et la liste continue.

    Dans ce contexte, la violence de genre exercée par les forces de l’État a également augmenté, avec des cas de viols signalés concernant des soldats rwandais et des dizaines de personnes LGBTQ+ rassemblées par la police en Ouganda sous le couvert de la prévention du coronavirus.

    Les gouvernements de toute l’Afrique ont réaffirmé les frontières arbitraires post-coloniales de leurs États en fermant rapidement les ports d’entrée dans une nouvelle poussée de nationalisme réactionnaire. L’Afrique du Sud a alloué 2,1 millions de dollars à l’érection d’une clôture de 40 km le long de sa frontière avec le Zimbabwe, avant même que des cas de COVID-19 n’y soient signalés, pour empêcher les “personnes sans papiers ou infectées” de passer la frontière sans être dépistées pour le coronavirus. Des sentiments xénophobes ont également fait surface au sein de la police, qui a harcelé les propriétaires immigrés de boutiques après qu’un ministre ait faussement annoncé que seules les boutiques appartenant à des Sud-Africains seraient autorisées à rester ouvertes. En outre, seules les petites entreprises détenues à 100 % par des Sud-Africains peuvent bénéficier de l’aide financière mise en place par l’État, et les travailleurs sans papiers ne peuvent pas prétendre à l’assurance chômage pour perte de revenus.

    Dans de nombreux autres pays africains, des cas de racisme à l’encontre des Asiatiques ont été signalés. Une vidéo largement partagée a montré un couple de Chinois au Kenya être harcelés par une foule. Cette vidéo a reçu le soutien d’un député pour qui la lapidation de tout visiteur chinois est envisageable si le gouvernement ne fait pas assez pour lutter contre le COVID-19. En République centrafricaine, les menaces et la violence à l’encontre des étrangers et de la minorité musulmane du pays auraient augmenté ces dernières semaines, alimentées par les tabloïdes réactionnaires locaux qui les accusent d’être responsables de l’infection.

    Comme partout ailleurs, les classes dirigeantes d’Afrique exploitent sans vergogne la propagation du coronavirus pour renforcer leurs machines étatiques et pour rapidement éroder les droits démocratiques. Au Burkina Faso, une fois que le coronavirus a été officiellement déclaré dans le pays, la première cible des mesures gouvernementales a été les manifestations syndicales, qui ont culminé par une grève générale de 120 heures à la mi-mars. Pendant ce temps, les ministres et hauts fonctionnaires infectés ont continué à organiser de grands rassemblements dans le cadre de leur campagne pour les élections présidentielles prévues en novembre ! En Algérie, la clique au pouvoir a exploité à la hâte une période où les gens ne peuvent pas facilement remplir les rues afin de régler ses comptes avec le mouvement révolutionnaire. Malgré la pandémie, les tribunaux travaillent 24 heures sur 24 pour condamner les militants politiques et les journalistes qui critiquent le régime.

    Un plan d’action socialiste pour résister à la crise

    La classe ouvrière et le mouvement syndical à travers l’Afrique doivent s’organiser sans délai contre ce harcèlement, cette répression et ces abus de l’État, et résister à toute tentative d’utiliser le confinement pour miner les droits démocratiques et syndicaux, la liberté d’expression, etc. Il faut s’opposer aux arrestations arbitraires et aux licenciements de travailleurs pour des motifs politiques, et libérer tous les militants détenus.

    Mais en dernier lieu, la violence croissante de l’État est une protubérance des divisions de classe qui s’accentuent. Si les passages à tabac et les assassinats sont un moyen de “persuasion”, c’est parce que le système capitaliste auquel s’accrochent les élites dirigeantes africaines et leurs régimes corrompus a lamentablement échoué pour l’écrasante majorité de la société. Les intérêts de cette majorité doivent être placés au centre de la réponse à la catastrophe qui menace le continent.

    Les paroles du milliardaire égyptien Naguib Sawiris, qui a exhorté les autorités à ordonner le retour au travail des gens “quelles qu’en soient les conséquences”, nous donnent un aperçu de l’avenir si on le laisse aux mains de la classe capitaliste. En Afrique, comme ailleurs, cette oligarchie parasitaire est prête à envisager la mort de centaines de milliers de personnes à condition que leurs profits priment. “Même si les gens tombent malades, ils se rétabliront”, a-t-il déclaré. “Elle ne tue qu’un pour cent des patients, qui sont pour la plupart des personnes âgées”.

    Au-delà de la misère économique qu’ils infligent aux pauvres, les mesures de confinement et d’auto-isolement n’ont aucun sens si, dans des secteurs non essentiels pour le contrôle de la pandémie, les travailleurs sont obligés (ou contraints) de travailler dur sans qu’aucune mesure sérieuse de sécurité ou d’éloignement social ne soit en place, comme c’est le cas dans les mines d’or du Mali, alors que le nombre d’infections augmente de manière exponentielle sur tout le continent. Le droit des travailleurs d’arrêter la production dans tous les secteurs non essentiels, avec un revenu garanti, devrait donc être proclamé, ainsi que leur droit de décider démocratiquement quand et dans quelles conditions la production devrait reprendre. Toute perte d’emploi ou réduction de salaire due à l’épidémie de COVID-19 devrait être combattue, et toutes les entreprises qui réduisent leurs effectifs, ne paient pas leurs travailleurs ou menacent de fermer devraient être nationalisées.

    Dans les secteurs de première ligne essentiels à la lutte contre la pandémie, les travailleurs devraient exiger des équipements et des procédures sanitaires optimaux, une couverture d’assurance vie et une rémunération spéciale pour tous ceux qui continuent à travailler. Des milliers d’infirmières, de médecins et d’autres travailleurs de la santé ont déjà montré la voie en faisant grève pour exiger la fourniture d’équipements médicaux et de protection individuelle indispensables dans plusieurs pays africains, notamment au Zimbabwe et au Kenya, où les grèves pour obtenir du personnel et des équipements adéquats dans ce secteur ont été nombreuses au cours des dernières années.

    En outre, des aides au revenu viables devraient être accordées aux travailleurs précaires et informels, aux chômeurs et à toutes les personnes contraintes de rester chez elles et dans le besoin, ainsi que la fourniture gratuite de nourriture, de médicaments et d’autres produits essentiels pour ceux qui sont confrontés à la faim et à la misère. Le paiement des loyers, des factures d’eau, d’électricité et de téléphone devrait être suspendu et toutes les expulsions de logements devraient être arrêtées. Les hausses de prix sur le dos des plus pauvres ne devraient pas non plus être autorisées. Dans la capitale soudanaise Khartoum, par exemple, on rapporte que le prix des masques faciaux a été multiplié par dix. Pour contrer les profits tirés de la pandémie de COVID-19, des contrôles de prix devraient être imposés sur tous les produits de première nécessité. La distribution gratuite de masques faciaux, de désinfectants pour les mains et de savon devrait être exigée dans tous les espaces publics, les lieux de travail et les communautés.

    Les hôpitaux privés et autres établissements de soins de santé, ainsi que ceux qui appartiennent aux hauts responsables de l’armée et de l’État, devraient être placés sous la propriété publique et le contrôle démocratique des représentants élus des travailleurs, et la gratuité des soins de santé devrait être garantie pour tous – y compris pour les réfugiés, les demandeurs d’asile, les personnes déplacées et les sans-abri. Des plans ambitieux d’investissement public dans les infrastructures médicales, y compris la construction de cliniques locales et de centres de dépistage dans toutes les régions qui en ont besoin, devraient être immédiatement lancés. Les unités d’usines concernées devraient être réquisitionnées et leurs outils convertis pour produire des kits de test, des équipements médicaux et des équipements de protection. Les compagnies privées d’eau et d’électricité devraient être nationalisées et l’eau propre devrait être fournie gratuitement à tous les ménages. Des programmes de logement à grande échelle devraient être mis en place pour répondre aux besoins de logement énormes et désastreux, et pour éliminer le surpeuplement – un facteur important pour augmenter la probabilité d’infection.

    L’auto-organisation démocratique

    En réalité, la lutte contre la catastrophe imminente de COVID-19 exige un plan d’action d’urgence coordonné au niveau international que les élites capitalistes africaines et leurs homologues occidentaux sont totalement incapables et peu disposés à mettre en œuvre. Malheureusement, dans de nombreux cas, les dirigeants des syndicats sont loin de ce que les travailleurs sont en droit d’attendre dans une crise d’une telle ampleur historique. Tout en faisant pression pour que les syndicats, les organisations d’étudiants, les organisations sociales et communautaires fassent campagne pour une lutte commune contre la crise, il sera souvent laissé aux travailleurs et aux jeunes d’engager la lutte pour obtenir ce dont ils ont besoin. À cet effet, des comités démocratiques pourraient être mis en place au niveau des quartiers et du lieu de travail pour s’organiser et lutter pour le type de revendications décrites ci-dessus – car elles ne tomberont tout simplement pas du ciel.

    En Algérie et au Soudan, pays qui ont été secoués par des luttes révolutionnaires de masse depuis l’année dernière, des mesures ont été prises dans ce sens : certains comités populaires et de résistance ont recalibré leur intervention pour lutter contre la pandémie COVID-19, la crise économique et ses conséquences. Au Soudan, les comités de résistance locaux, qui sont apparus l’année dernière comme les principaux moteurs du mouvement révolutionnaire, interviennent pour tenter de combler le vide laissé par les inepties de l’État capitaliste : campagnes de sensibilisation du public au virus, assainissement des marchés, des boulangeries, des mosquées, des cafés… Des exemples similaires ont été observés en Algérie, où des comités ont été formés dans certains quartiers ouvriers pour organiser l’approvisionnement alimentaire des pauvres, centraliser et distribuer des masques de protection, etc. S’ils sont coordonnés et si leurs prérogatives sont étendues, ces comités peuvent devenir un pilier central d’une future résistance de masse contre les dirigeants capitalistes corrompus, les patrons et les propriétaires, qui feront inévitablement payer à la majorité de la population le maintien de leur système pourri et en crise.

    En travaillant main dans la main avec les travailleurs de la santé et les professionnels de la santé, ces comités peuvent également mener des campagnes pour éduquer les gens sur le COVID-19, et repousser la désinformation généralisée, les mythes et les théories du complot sur la pandémie, comme cette idée qui ne repose sur rien selon laquelle les personnes à la peau foncée ne meurent pas du virus, que le virus ne survit pas par temps chaud, que les kits de test propagent l’infection, et autres “fake news”. La colère qui couve contre l’impérialisme occidental et les dirigeants locaux à travers l’Afrique a ouvert la voie à ces théories, se nourrissant de la méfiance établie de longue date à l’égard des autorités au pouvoir et du récit “officiel”. En Côte d’Ivoire, un centre de dépistage de COVID-19 récemment construit dans la capitale Abidjan a même été saccagé le 6 avril par les habitants locaux, paniqués à l’idée que la maladie puisse être introduite dans leurs communautés.

    Dans certains cas, les gouvernements africains eux-mêmes ont encouragé pénalement des mensonges similaires, notamment en utilisant l’obscurantisme religieux pour compenser leurs propres échecs politiques. Une déclaration du gouvernement du Burundi a déclaré que le pays “est une exception car c’est un pays qui a fait passer Dieu en premier”. Le président de la Tanzanie, John Magufuli, a encouragé les gens à s’entasser dans les églises, car “le coronavirus ne peut pas survivre dans une église”. Selon le ministre de la défense du Zimbabwe, son pays avait été exempt du virus car la maladie était une punition divine contre l’Occident pour avoir imposé des sanctions à son gouvernement…

    Ces idées régressives sont propagées par des couches des classes dominantes africaines pour manipuler les craintes des populations désespérées par la misère et la barbarie déclenchées par la société capitaliste. Cependant, la pandémie COVID-19 livre un nouveau réquisitoire contre cette société.

    Elle pose de manière plus aiguë que jamais aux masses de tout le continent l’urgence de lutter pour “mettre le capitalisme en quarantaine”, comme le dit le Workers and Socialist Party (section d’Alternative Socialiste Internationale en Afrique du Sud) et pour une refonte radicale de la manière dont la société humaine est gérée. Alors que cette maladie va précipiter des pays entiers dans des niveaux de misère, de maladie, de violence et de mort indicibles, elle réaffirmera également aux yeux de millions de personnes la nécessité critique de s’organiser et de lutter pour une société socialiste : une société où les ressources naturelles, humaines et technologiques du monde seraient détenues par l’État et planifiées démocratiquement pour satisfaire les besoins de la grande majorité des habitants de la planète.

  • Zimbabwé : Mort du dictateur Robert Mugabé

    Les funérailles du dictateur zimbabwéen Robert Mugabé, décédé à l’âge de 95 ans, ont eu lieu ce 14 septembre 2019, devant une foule de ses partisans et de plusieurs dirigeants africains. Mugabé laisse derrière lui ses immensément riches parents et amis, et une population qui a souffert pendant près de 40 ans de la misère et de la brutalité de son régime. Il nous laisse pour seul héritage un pays en ruines, d’autant plus que le régime de la ZANU-PF est toujours au pouvoir malgré son rejet par les masses du Zimbabwe et le départ forcé du dictateur. Ils ne sont même pas parvenus à remplir la moitié du stade pour les funérailles de leur « grand dirigeant ».

    Par Leonard Chiwoniso Mhute, CIO – Zimbabwe

    Au pouvoir pendant 37 ans, Mugabé n’a jamais rompu avec le capitalisme ; au contraire, il a lui-même mis en place de nombreux plans économiques néolibéraux. Certes, son régime avait introduit des réformes radicales dans l’enseignement et la santé immédiatement après l’indépendance, en 1980, mais ces réformes ne pouvaient être maintenues sans s’en prendre frontalement au capitalisme et à l’impérialisme. Mugabé a refusé de le faire et a préféré signer des accords avec la monarchie anglaise pour garantir le maintien du capitalisme au Zimbabwé, sous le contrôle politique de la nouvelle élite noire.

    Le régime de Mugabé s’est rapidement changé en une dictature brutale, utilisant la structure de commandement de la ZANU-PF (Union nationale africaine du Zimbabwé – Front patriotique). Sous Mugabé, le Zimbabwé a progressivement adopté toute une série de politiques économiques néolibérales connues sous le nom de « plans d’ajustement structurel économique » qui ont anéanti presque du jour au lendemain l’ensemble des acquis de l’indépendance du pays par rapport au régime colonial britannique.

    Mugabé a ensuite passé le reste de sa vie à réprimer les protestations et les grèves des travailleurs ainsi que toute révolte populaire contre les effets dévastateurs de sa politique capitaliste sur la vie des travailleurs et des pauvres. Alors qu’il avait été acclamé comme un combattant pour la libération des peuples africains, Mugabé est vite devenu un dictateur impitoyable, oppresseur des masses du Zimbabwé. D’ailleurs, déjà avant que Mugabé ne réoriente le Zimbabwé sur la voie de la ruine néolibérale, dix ans après sa prise du pouvoir, le peuple du Matebeleland l’avait déjà reconnu comme un meurtrier de masse, responsable du massacre de 20.000 personnes au début des années 1980.

    Mugabé a dirigé le Zimbabwé avec d’une main de fer en érigeant un véritable culte de la personnalité pour soutenir son règne même au-delà du handicap physique imposé par sa vieillesse.

    Dès les années 1990, le mouvement étudiant et le mouvement des travailleurs ont mené l’opposition au régime de Mugabé. On a alors eu de nombreuses grèves contre les coupes d’austérité dans les services publics découlant du plan d’ajustement structurel. Au lieu de répondre aux exigences et aux questions soulevées par ces grèves, Mugabé a systématiquement recouru à la force. Les enfermements, la torture, les enlèvements, les meurtres et les viols sont devenus la marque de fabrique de Mugabé face à la résistance de masse et aux grèves générales.

    Lorsque l’économie du Zimbabwé s’est effondrée à la fin des années 1990, la résistance à son règne a commencé à prendre de nouvelles formes, tandis que ses propres aventures militaires impérialistes au Congo et ses demandes de « réparations coloniales » n’ont fait qu’encore plus aggraver la faillite de l’État.

    Après l’indépendance, Mugabé avait promis de redistribuer aux pauvres les terres cultivées par les riches planteurs blancs. Or, cette politique a mis des décennies avant d’être appliquée, le régime ayant refusé de nationaliser les terres en raison des accords passés avec l’impérialisme britannique. Les masses rurales du Zimbabwé qui exigeaient la redistribution des terres ont été réprimées. Finalement, face à cette pression, Mugabé a fini par adopter une série de mesures populistes qui se sont révélées inefficaces, en excluant des milliers de travailleurs agricoles et en contribuant à la désindustrialisation d’une grande partie du pays.

    Mugabé reste souvent loué pour son programme de réforme agraire, qui est considéré comme un point fort de son règne. Il ne s’agissait en réalité que d’une tentative de faire taire les protestations contre l’échec total de son régime à mettre en place une politique équitable après l’indépendance. Mugabé et ses acolytes (les soi-disant « vétérans de la guerre ») ont été les premières personnes à bénéficier de ce programme chaotique qui leur a permis de mettre la main sur les meilleures terres du pays au détriment des masses rurales.

    Mugabé et ses acolytes ont également pillé et repillé les structures publiques du Zimbabwé et décimé la classe ouvrière zimbabwéenne par leur mauvaise gestion généralisée de l’économie. Mugabé a toujours affirmé que la mauvaise situation économique du pays était due aux sanctions imposées contre son régime par l’Occident ; or, le fait demeure que le pillage de l’État par lui et ses proches a commencé bien avant cela, dès leur conversion à la politique néolibérale procapitaliste. Alors que ces « réformes » capitalistes avaient systématiquement reçu l’approbation du Fonds monétaire international et de l’impérialisme, ces mêmes structures ont jugé que Mugabé avait franchi une ligne de trop en violant le caractère sacré (pour eux) de la propriété privée.

    S’il est vrai que les sanctions occidentales imposées en réponse à son programme de réforme agraire ont accéléré le déclin économique du pays, le sort du Zimbabwé était déjà scellé bien avant cela, du fait de la poursuite sans faille d’une politique de développement capitaliste qui a conduit l’économie dans l’impasse, au point que les manœuvres autodestructrices sont finalement restées la seule option pour le régime.

    Mais alors que le régime de Mugabé avait déjà pris un tournant monstrueux, sa propagande a énormément profité des erreurs des partis de l’opposition, notamment le MDC (Mouvement pour le changement démocratique) qui a appelé à plus de sanctions économiques extérieures. Cela a permis à Mugabé de se faire passer pour le défenseur de la souveraineté du Zimbabwé.

    Cependant, tandis que la crise au Zimbabwé s’aggravait, Mugabé a de plus en plus joué le rôle de médiateur entre les différentes factions en conflit au sein de son parti et de son régime.

    Le monopole du pouvoir de Mugabé a parfois été contesté avec succès, notamment par le MDC de Morgan Tsvangirai qui lui a infligé plusieurs défaites électorales. Mais bien entendu, Mugabé utilisait toute la puissance de l’appareil d’État pour fausser les élections et s’accrocher au pouvoir malgré tout.

    En fin de compte, il aura fallu un coup d’État militaire, en novembre 2017, pour chasser celui qui se voyait mourir au pouvoir. Face à la hausse constante de la contestation populaire, les militaires de son propre camp se sont vus contraints d’agir afin de sauver leur régime, en sacrifiant le vieux pour sauver leur propre peau.

    L’héritage de Mugabé plane toujours sur le Zimbabwé comme de grands nuages noirs ; l’ampleur de sa destruction est évidente aux yeux de tous. Le successeur de Mugabé, Emmerson Mnangagwa, est à présent décrit comme pire que Mugabé, étant donné que la crise du pays s’est encore intensifiée depuis.

    Mnangagwa parait de plus en plus désespéré de jour en jour. Il est absolument incapable de résoudre les crises nées du régime de Mugabé depuis trois décennies. Mais les successeurs de Mugabé se sont avérés être de bons élèves du maitre en ce qui concerne la répression ! La politique néolibérale de l’ère Mugabé a reçu un nouveau nom, mais n’a changé dans la pratique. Le nouveau slogan du régime, qui dit que « Le Zimbabwé est ouvert aux affaires » ressemble à s’y méprendre aux plans d’ajustements structurels, avec la même austérité à l’ordre du jour. Le MDC, parti d’opposition, n’offre aucune d’alternative réelle : son seul objectif est de former une coalition avec le régime actuel.

    C’est aux travailleurs, aux pauvres et aux jeunes de résoudre la crise. Il y a un besoin urgent d’une organisation de masse pour renverser le régime et le système capitaliste, en luttant pour un Zimbabwé socialiste, une Afrique socialiste et un monde socialiste.

  • Afrique du Sud. Luttons pour un monde libéré de la violence de genre et de la xénophobie !

    Manifestation à Tshwane à la suite du viol et du meurtre d’une étudiante de 19 ans, Uyinene Mretywana.

    Le texte ci-dessous est issu d’un tract distribué par nos camarades du WASP (Workers and Socialist Party, section du CIO en Afrique du Sud).

    L’Afrique du Sud est, une fois de plus, ravagée par d’horribles attaques xénophobes contre des migrants venus de toute l’Afrique – dix d’entre eux ont été tués la semaine dernière au cours d’actes de violences collectives. Au même moment, le viol et le meurtre d’Uyinene Mretywana constituent un nouvel appel à lutter contre la violence sexiste – contre la violence infligée aux femmes, aux LGBTQI+ et aux enfants. La liste des victimes de crimes de haine s’allonge de jour en jour. Pendant que la population cherche des réponses, le gouvernement dîne avec les riches au Forum économique mondial et se contente de twitter que les femmes doivent « s’exprimer pour ne pas être des victimes de leur silence ».

    Le gouvernement n’a-t-il donc pas entendu les voix du puissant mouvement dirigé par des femmes qui a émergé ces dernières années pour s’opposer aux violences sexistes ? Nous sommes allés dans la rue et devant les tribunaux pour exiger d’être entendues ! Partout dans le monde, des femmes ont manifesté sous les bannières de #MeToo, #NotOneMore, #TheTotalShutdown. Toutes sortes de plateformes militent sans relâche contre la violence sexiste. Le président Ramaphosa a convoqué des conventions sur cette thématique. Pourtant, on nous dit à présent que c’est le silence des femmes qui permet leur victimisation ? Cette remontrance à l’égard des victimes est un des principaux éléments du problème, que l’on retrouve d’ailleurs dans la réponse du gouvernement aux meurtres et pillages xénophobes : ainsi, le ministre de l’Intérieur M. Bheki Cele a déclaré que la police « ne s’excusera pas » pour ses propres descentes xénophobes sur les petites entreprises dirigées par des étrangers.

    Le gouvernement affirme également que la prévention est la clé pour renverser cette vague de violence sexiste. Il promet des peines plus sévères. Pourtant, ces peines ne mettront pas fin à cette violence qui est systémique. Le gouvernement prévoit également une réduction générale de 10 % des salaires dans le secteur public, en plus d’autres compressions budgétaires : c’est cette politique qui condamne la population, et notamment les femmes, à la pauvreté, ce qui encourage la violence et l’oppression.

    Ne nous limitons pas à la prévention : nous voulons l’éradication des violences !

    Pour éradiquer la violence sexiste, il faudrait un renforcement considérable des services publics, la création d’emplois décents et de logements. Sans revenu, sans accès aux services essentiels, sans foyer où se sentir en sécurité, comment une femme victime de violence pourrait-elle envisager de « s’exprimer » ? Et quand la société toute entière ne cesse de confirmer le mythe selon lequel les femmes sont des êtres humains de seconde classe, qui ne perçoivent qu’un salaire de seconde classe, dont la plus grande partie du travail est non rémunéré, tandis que leur corps et leur sexualité souffrent de la marchandisation et du contrôle exercé par autrui, est-il étonnant que de nombreux hommes croient avoir droit de décision sur chaque aspect de notre corps et de notre vie ?

    Quand le gouvernement traite les migrants comme des criminels en refusant l’asile aux réfugiés, par le biais du harcèlement policier et des contrôles des passeports qui rappellent l’apartheid ; quand il empêche les migrants d’accéder au logement, à l’emploi, aux services ; quand les soi-disant «dirigeants » comme M.. Mashaba (DA), M. Ramaphosa (ANC) et même le roi des Zoulous, M. Zwelithini, accusent les étrangers d’être la cause du chômage et de la pauvreté ; quand les patrons exploitent cette situation en n’offrant aux étrangers que des emplois précaires et mal rémunérés, de même que les fonctionnaires corrompus qui leur vendent des services et des logements « gratuits », n’est-il pas clair que les élites dirigeantes renforcent consciemment les divisions qui entrainent les violences dans la rue ?

    Nous devons tous être en colère

    Beaucoup de gens sont fâchés, et il y a de quoi ! Nous voyons devant nous se dérouler une véritable guerre contre les femmes, dans une situation où règnent le chômage de masse, le manque de logements, le dysfonctionnement de nos écoles, le manque de ressources pour les soins de santé, la faim et le désespoir, une épidémie de drogue, le racisme toujours latent et la corruption de fonctionnaires qui détruisent notre planète et jouent avec notre avenir. Nous devrions tous être fâchés que l’Afrique du Sud soit le pays le plus inégal au monde, fâchés de ne toujours pas nous être libérés de ce système capitaliste défaillant. La solution n’est pas de nous en prendre à nos frères et sœurs d’Afrique qui ont été forcés de fuir la guerre et la faim à cause de l’échec du même système capitaliste mondial. La solution, c’est une grève générale, pour nous attaquer aux cause de tous ces manquements. Aucun pauvre autochtone d’Afrique du Sud ne gagnera quoi que ce soit à tuer ou à chasser des travailleurs migrants. Tous les travailleurs, résidents, petits commerçants et étudiants doivent au contraire s’unir pour lutter pour des salaires décents, des emplois, un logement et l’éducation pour tous. Afin de remplacer ce système capitaliste par une société où les richesses du pays appartiendront à nous tous, seront contrôlées démocratiquement et utilisées pour répondre aux besoins de la majorité.

    La violence n’est qu’un symptôme : la maladie, c’est le capitalisme !

    La violence d’aujourd’hui est la conséquence directe du déclin du système capitaliste. Ce système encourage des rapports de domination entre les différentes couches des travailleurs afin de masquer les siècles de violence perpétrés par les détenteurs du pouvoir. Cette violence est l’héritage de la colonisation, de l’impérialisme et du néocolonialisme. Encore aujourd’hui, les divisions au sein de la population permettent aux 1 % les plus riches de poursuivre leur extraction du profit par l’exploitation de la force de travail des 99 % de la population. L’État de l’apartheid a tenté de diviser les travailleurs selon l’ethnie, l’origine et la tradition. Aujourd’hui encore, les politiciens capitalistes essaient de survivre à la crise de leur système en continuant à nous diviser. Ils attisent les flammes de la xénophobie et du sexisme, de sorte que beaucoup d’entre nous vivent dans un climat de peur. Nous devons refuser cette logique de “diviser pour mieux régner”. Nous devons lutter ensemble pour mettre fin aux viols et aux meurtres, pour mettre fin au sexisme, au racisme et au capitalisme.

    Les patrons ne nous sauveront pas !

    Nous n’avons rien à attendre du gouvernement. Ce n’est pourtant pas le travail qui manque : il faut construire des maisons, des écoles, des cliniques, des routes, des moyens de transport ; il faut produire de la nourriture. Cependant, les ressources qui devraient nous permettre de répondre à ces besoins humains restent bloquées dans les grandes banques et dans les entreprises privées. Personne n’a besoin d’être au chômage ou d’avoir faim dans ce pays. Nous devons nous battre pour prendre le contrôle de l’économie.

    Prendre le contrôle de l’économie, ça ne veut pas dire lutter pour chaque boutique ou logement social, mais confisquer les mines, les banques, les grandes plantations et les grandes entreprises, nationalisées sous le contrôle démocratique des travailleurs et de la population. Ainsi, on dégagerait enfin les moyens pour mettre en place un véritable programme de travaux publics à grande échelle, offrant des salaires décents et sans appel d’offres. Il est temps que toutes les femmes et tous les hommes de la classe des travailleurs s’unissent autour d’un programme qui s’attaque à la racine de la crise. Nous devons nous battre pour que notre combat, qui s’inscrit en définitive dans une tendance mondiale à lutter contre l’oppression des femmes et la violence de genre, ébranle jusqu’aux fondements du système qui cautionne et perpétue cette oppression et cette violence.

    C’est à nous qu’il revient de forger l’unité de la classe des travailleurs dans un même parti de lutte de masse, en reliant entre elles toutes les luttes menées dans les entreprises et la fonction publique, dans les quartiers et parmi la jeunesse, au moyen d’un même programme de lutte socialiste. Notre objectif doit être une Afrique du Sud socialiste, une Afrique socialiste et un monde socialiste. Seul un changement fondamental de système nous permettra de nous débarrasser de toute oppression et de toute violence.

    En menant ce combat de masse, nous repousserons à la fois la xénophobie et la violence sexiste, en démontrant clairement que l’unité et la solidarité sont notre seule force pour changer réellement cette société malade et en forçant les 1 % de superriches à des concessions.

    LE WASP MILITE POUR :

    • Des manifestations de masse pour unir les travailleurs, les populations et les étudiants dans la lutte contre les crimes haineux tels que la xénophobie et les violences de genre.
    • Renforcer les services publics pour assurer un abri et des soins de santé gratuits et surs aux victimes des violences ; investir dans des soins de santé spécialisés pour les victimes et les auteurs de violences liées au genre.
    • Tolérance zéro contre la violence sexiste, le harcèlement sexuel et la violence xénophobe : créer des comités de surveillance dans les rues et les quartiers pour prévenir, condamner et faire cesser la violence.
    • Formation sur les violences sexistes pour tous les agents des forces de l’ordre et des tribunaux, investissement dans des tribunaux spéciaux et purge de la police de tous les auteurs d’actes de victimisation secondaire.
    • À travail égal, salaire égal ! Non à la baisse de 10 % des salaires et à la course vers le bas. Les syndicats doivent organiser les femmes et les travailleurs migrants et agir contre les patrons qui abusent des travailleurs migrants vulnérables.
    • Pour un véritable programme de travaux publics à grande échelle et un salaire minimum de 12.500 rands.
    • Mettre fin au harcèlement policier des commerçants de rue et des immigrés ; amnistie pour les « clandestins ».
    • Assurer le droit d’asile, réformer les systèmes d’immigration du ministère de l’Intérieur sous le contrôle démocratique des travailleurs et des communautés, y compris les réfugiés et les migrants ; chasser les fonctionnaires corrompus.
    • Un enseignement gratuit et de haute qualité pour tous, du préscolaire à l’enseignement supérieur. Congé parental rémunéré et garde d’enfants gratuite et de qualité pour tous.
    • Nationaliser les secteurs stratégiques de l’économie sous le contrôle et la gestion démocratiques par les travailleurs et les populations ; utiliser les ressources ainsi dégagées pour mettre fin au chômage, au sans-abrisme, à la pauvreté, au sexisme, au racisme et à la xénophobie.
    • Un monde socialiste sans division de genre, de nationalité, de « race » ou d’ethnie, débarrassé de la guerre, de la persécution et de la pauvreté.
  • 25 ans du génocide au Rwanda (5). Les contradictions actuelles du Rwanda et la réponse des marxistes

    Kagame. Photo de Wikimedia

    Comment le capitalisme a engendré la barbarie dans la région des Grands Lacs (Cinquième partie)

    Il y a 25 ans, un événement historique d’une horreur inouïe a eu lieu en Afrique de l’Est : le génocide des Tutsis et le massacre des Hutus modérés. Cet événement qui fut médiatisé sidéra le monde entier. La barbarie à l’échelle industrielle entraina la mort de 800.000 à 1.000.000 personnes en 3 petits mois. 25 ans plus tard, c’est l’occasion de revenir sur les causes et les conséquences de ce massacre pour le Rwanda et toute la région. Nous publions cette analyse en plusieurs parties, de la période précédant la colonisation à la situation actuelle, en passant par la colonisation, la décolonisation et la période du génocide elle-même. Place maintenant à la dernière partie.

    Par Alain Mandiki

    Le Rwanda post-génocide voit l’arrivée au pouvoir du Front patriotique rwandais (FPR). Afin de maintenir la stabilité de son régime, le FPR lutta contre les divisions ethniques héritées de l’ancien régime. La mention de l’ethnie fut retirée de la carte d’identité, les écoles furent ouvertes à tous et les orphelins furent dispensés de minerval. Mais les contradictions du régime capitaliste ont rendu bancale la reconstruction de la société. L’aide internationale n’est pas arrivée jusqu’aux victimes dans les villes et villages. La mémoire politique du génocide a été confisquée par le régime. D’une part pour faire taire toute opposition en interne et d’autre part pour discréditer la communauté internationale lorsque celle-ci se met en tête de critiquer le régime : celui-ci peut à tout moment agiter le spectre de l’implication impérialiste ou de l’inaction d’autres durant le génocide.

    La détribalisation de la société n’a pas abouti à un partage démocratique du pouvoir. En fait, de nouvelles contradictions ont émergé. Les batutsi autour de Kagame qui avaient émigré en Ouganda ont repris le pouvoir. Et afin d’établir leur pouvoir sur une autre base que l’ethnisme, ils ont transformé la société. Cela a abouti en 2009 à l’adhésion du pays au Commonwealth (1). Alors que la langue parlée par la majorité des rwandais, outre le kinyarwanda, était le français, tout a été fait pour que l’anglais devienne la langue de l’enseignement supérieur et de l’administration. Cela a permis de favoriser les réfugiés tutsi anglophones proches du régime.

    Paul Kagame, l’homme fort du Rwanda

    Directement après la fin du génocide, sur base des accords d’Arusha, un gouvernement d’union nationale est créé autour du président Pasteur Bizimungu (2), avec Faustin Twagiramungu (3) comme Premier ministre et Paul Kagame comme ministre de la défense et vice-président. Malgré ce soi-disant partage du pouvoir, c’est bien le FPR et Kagame qui tenait les rênes. En 2000, après la démission de Pasteur Bizimungu, Kagame deviendra président de la république.

    Paul Kagame est, depuis, le dirigeant inamovible du Rwanda. Il a réussi à stabiliser le nouveau régime et à s’attirer les bonnes grâces des dirigeants états-uniens, canadiens et britanniques dans un premier temps. Cela lui a permis de bénéficier de l’afflux d’investissements directs étrangers mais aussi de fonds d’aide au développement colossaux. Kagame a réussi à se présenter comme “l’homme de la situation”. Il a réussi à donner une image d’un Rwanda moderne et réconcilié : la parité hommes-femmes est respectée à la Chambre des députés ; la lutte contre la corruption est intraitable, surtout contre les ennemis du régime ; la capitale Kigali est bien entretenue et sécurisée ; la lutte contre les déchets et l’interdiction du plastique datent de 2004 (4).

    Ce statut d’homme fort, Paul Kagame le doit aussi et surtout à la manière dont il traite toute opposition. Il n’hésite pas à liquider ses opposants au Rwanda même, mais aussi à l’extérieur du pays et notamment en Afrique du Sud où se sont réfugiés une partie des récents opposants à son régime (5). Une journaliste canadienne a dû être placée sous la protection de la Sûreté de l’État belge car elle était menacée par des mercenaires rwandais pour ses enquêtes (6). Après l’accession de Kagame à la présidence de la République, l’ancien président Bizimungu sera emprisonné par le régime entre 2004 et 2007 “pour considérations politiques” et ne devra sa libération qu’à une grâce présidentielle (7). L’ancien Premier ministre Twagiramungu deviendra lui aussi un opposant au régime, dont il dénoncera l’hégémonie du “parti unique FPR” (8). Cette hégémonie, Kagame a su manœuvrer pour la construire, comme en témoigne la modification de la Constitution en 2015, basée sur un référendum largement remporté par le régime. Cela lui a permis de se présenter aux élections présidentielles au-delà des deux mandats jusqu’alors autorisés, qui allaient se terminer en 2017. Dès lors, s’il est élu, Kagame pourra ainsi rester à la fonction suprême jusqu’en 2034, après cinq mandats consécutifs… (9)

    La manière dont Kagame a stabilisé le régime est aussi parlante. Afin que les ex-génocidaires ne reprennent pas pieds au Rwanda, le FPR a été mener la guerre au Congo voisin en appuyant le changement de régime lors de la chute de Mobutu en 1997. Prenant pieds dans l’Est du Congo, il a profité de sa situation militaire pour exploiter les minerais et les terres congolaises, avec les multinationales états-uniennes, britanniques et canadiennes. Cela a contribué aux deux guerres dans l’Est du Congo et aux massacres qui y ont pris place. Cela a aussi contribué à la déstabilisation de l’ensemble de la région dont l’Ouganda et le Rwanda se disputent l’hégémonie (10).

    Le Rwanda, élève modèle du FMI

    Grâce à la stabilité retrouvée et au développement économique, le Rwanda est considéré actuellement comme l’élève modèle du Fonds monétaire international (FMI), ce qui se solde par des lignes de crédit qui sont renouvelées pour le pays (11). Les chiffres de l’économie Rwandaises impressionnent, avec un taux de croissance à 7% sur base annuelle. Le Rwanda de Kagame sait très bien vendre son image et arrive même à investir dans le “softpower”, par exemple en achetant un encart publicitaire sur la manche du maillot de l’Arsenal Football Club (12).

    Mais cela ne doit pas masquer les contradictions qui dorment sous la surface de l’économie rwandaise. Il est vrai que le Rwanda a connu en 2018 une croissance du PIB de 8,6% et près de 8% en moyenne depuis le début du siècle, selon les chiffres du FMI. Il s’agit d’une croissance élevée, en partie due à un phénomène de rattrapage, après des années de difficultés profondes. Mais c’est aussi une croissance stimulée par de gros investissements étrangers, et par l’exploitation des “minerais du sang” dans l’Est du Congo (13). Il faut en outre nuancer : en 2018, le PIB du pays était de 9,5 milliards de dollars pour une population de plus de 12 millions d’habitants, ce qui pousse le PIB par habitant à près de 800 dollars par personne, et donc un revenu d’environ 2,2 dollars par jour (14). Et ce n’est qu’une moyenne, calculée mécaniquement. On le voit : tout reste à faire, d’autant plus que la répartition des richesses reste fondamentalement inégalitaire.

    Il y a eu tout un tas de discussions sur la réduction de la pauvreté constatée sous le régime Kagame. En août 2019, le Financial Times annonçait que le Rwanda avait en 2015, année de modification constitutionnelle, manipulé ses statistiques sur la pauvreté (15). Et les chiffres récents tendent à penser que les inégalités ne se sont pas réduites, mais ont augmentées. Il semble même que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ait dû procéder à des distributions alimentaires dans certaines régions du pays afin d’éviter la famine (16). 37% des enfants Rwandais souffrent de malnutritions chroniques. Dans les campagnes, la “révolution verte” préconisée par le FMI se révèle être catastrophique (17). 70% des parcelles sont de moins de 1 hectare (18), ce qui ne permet pas d’assurer la subsistance d’une famille.

    Cela illustre un processus de morcellement des terres qui ne fait que s’accroitre au fil de l’évolution du nombre de la population. Les contradictions de la propriété privée sur les terres agissent dans les deux sens : d’une part la concentration et d’autre part le morcellement. La combinaison des deux processus entraîne des conflits fonciers qui augmentent les tensions parmi la population rurale.

    D’un autre côté, on assiste à une urbanisation importante de la société. Le phénomène a été jusqu’ici sous-évalué. Il semble que la part de la population urbaine soit de 26,5% en 2015, contre 15,8% en 2002 (19).

    Quelle couche sociale et quel système pour régler les contradictions ?

    On le voit, les contradictions sociales n’ont pas disparu dans la société rwandaise. Le nouveau régime ne peut pas jouer sur les questions “ethniques” pour maintenir son pouvoir, comme cela a pu être fait auparavant. Le régime d’Habyarimana basait sa légitimité sur le fait qu’il représentait le “peuple majoritaire hutu”. Cette division ethnique de la société avait pour but d’écarter les batutsi des postes de pouvoir sans répondre réellement aux critères de représentations démocratiques de base. Le régime de Kagame, qui est issu des couches aristocratiques d’ancien régime, n’a aucun intérêt à reprendre ces théories pour se maintenir.

    L’embrigadement de la population dans la haine ethnique ne semble pas être à l’ordre du jour au Rwanda. Cela ne veut pas dire que cette question est réglée à tout jamais. L’ancien régime de Habyarimana a été vaincu mais pas éliminé. Grâce au soutien militaire de la France et du régime de Mobutu, ils se sont installés dans l’Est du Congo. Ils sont encore organisés, principalement au sein des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), et disposent de ressources importantes via l’exploitation des minerais tels que coltan, wolframite et tungstène. Au Rwanda, à court terme, le risque de retourner dans les conflits ethniques est faible mais, sur base des contradictions de la société rwandaise et de l’ensemble de la région, il ne peut être écarté. Les FDLR sont une des sources de déstabilisation dans la région. Pour les affaiblir, la nationalisation et le contrôle démocratique des richesses minières par la majorité sociale est la seule alternative.

    Nous pensons tout de même qu’une catastrophe de l’ampleur de 1994 n’est pas le scénario le plus probable à court terme, dans le Rwanda d’aujourd’hui. D’une part parce que les rapports de forces actuels ne le permettent pas, d’autre part parce qu’après le génocide de 1994, les bourgeoisies nationales et internationales ne permettront pas de jeter leur autorité aux abîmes comme ce fut le cas en 1994. Néanmoins, des contradictions sont toujours présentes sous la stabilité affichée en surface. Les conflits fonciers font rage dans toute la région : au Rwanda, au Burundi, au Congo dans la province d’Ituri et en Ouganda. Cela sur fond d’inégalités sociales et de maintien de régimes dictatoriaux. Dans ce genre de situation, les forces centrifuges et les divisions sur bases ethniques peuvent trouver un terreau fertile.

    Reste les deux questions essentielles : quelle couche sociale peut faire face à la situation, et avec quel programme ? Il faut bien sûr placer ceci dans le contexte de nouvelles vagues de crises économiques sur le plan mondial. Dans une récente étude sur la désindustrialisation dans le monde néocolonial, le Centre tricontinental (CETRI) (20) nous livre quelques éléments de réflexion intéressants : « (…) la part de l’industrie dans l’emploi global comme dans le revenu national commence à diminuer à des niveaux de revenu par habitant beaucoup plus bas que pour les pays riches : 700 dollars par habitant en Afrique ou en Inde, contre 14 000 dollars en Europe occidentale. (…) « de nombreux pays, sans être sortis d’un sous-développement industriel, deviennent des économies de services bas de gamme ou de qualité moyenne à faible productivité, via l’explosion des activités dites informelles »” (21).

    Les auteurs poursuivent, dans la préface de leur analyse, concernant les conséquences de cette désindustrialisation au niveau social et démocratique : “Donc oui, la désindustrialisation précoce apparaît à nos auteurs comme une évolution négative (…). Au-delà des considérations économiques (…), le « développement » sans industrie présente généralement des caractéristiques régressives sur les plans social, démocratique et environnemental. (…) Le travail dans les manufactures est par ailleurs plus propice au développement du syndicalisme et de la capacité d’action collective des secteurs populaires face aux oligarchies économiques et politiques.” (22).

    Ces conclusions sont très importantes pour la présente discussion car elles tirent des leçons politiques sérieuses :

    • La crise mondiale du capitalisme est liée au fait qu’il a cessé de développer les forces productives de l’humanité. Empêtré dans ses contradictions, il continue d’exploiter de manière délétère les deux seules sources de richesse : le travail humain et la nature.
    • Sous le capitalisme, les régions qui sont sous-développées en terme industriel ne pourront pas arriver à établir des régimes politiques où les normes démocratiques de bases sont respectées. Dans beaucoup de pays en Afrique, des élections sont organisées de manières régulières. Ces périodes sont souvent des périodes d’instabilités et le fait même d’organiser le scrutin est une victoire du mouvement social. Mais l’organisation d’élections à elle seule ne garantit pas forcément la démocratie. En fait, seule la maîtrise de la politique économique peut garantir une réelle démocratie. Comment peut-on parler de démocratie dans une zone où l’accès à l’eau, l’alimentation, l’électricité, le logement et la formation n’est pas garanti. Pour arriver à réaliser cela, le mouvement social doit pouvoir s’organiser et mener des actions collectives. Beaucoup de droits démocratiques de base manquent dans les pays néocoloniaux : liberté d’opinion, liberté de presse, droit d’association, droit de mener des actions collectives, reconnaissance du fait syndical, inviolabilité du domicile, droit à ne pas être détenu sans motif, droit à un procès équitable. Cela entrave la capacité de résistance et d’action collective.
    • Seule la classe ayant un caractère ouvrier constitue la couche capable de répondre à ces défis. Elle peut le faire du fait de sa position dans le système de production. Le mouvement ouvrier ne possède pas de capital et, pour survivre, ne peut que vendre sa force de travail à des propriétaires de capitaux qui en retirent une plus-value. La position unique occupée par les ouvriers dans la chaîne de production leur confère la capacité de bloquer le processus de production lors d’un bras de fer avec leur patron ou avec les autorités. En partageant cette condition commune d’exploitation et cette capacité d’impact sur l’économie, les prolétaires développent des pratiques de solidarité et de luttes collectives contre leur exploitation. En Angleterre, à partir de 1830, le mouvement “chartiste” mettait en avant des revendications démocratiques pour résoudre les problèmes socio-économiques auxquels la classe ouvrière faisait face. La bourgeoisie a durement réprimé ces mouvements, révélant ainsi son caractère anti-démocratique. C’est aussi une leçon qui illustre que les revendications socio-économiques et démocratiques sont inextricablement liées. C’est sur base de ce genre d’expériences que la théorie et le programme socialiste ce sont développés.
    • Concernant la nature, la désindustrialisation entraîne une re-primarisation de l’économie qui a des conséquences économiques et écologiques tragiques. La position de l’Afrique dans la chaîne de valeur mondiale en fait une zone qui produit des matières premières et se base surtout sur le secteur primaire. Ce sont des secteurs tels que le pétrole, les mines, l’agriculture qui sont exploités de manière capitaliste, c’est-à-dire sans vision à long terme et de manière prédatrice sur l’environnement. Le but est de générer des profits en vendant les matières premières aux bourgeoisies des pays capitalistes avancés qui vont tirer la plus grande partie de la plus-value. Les exemples actuels les plus tragiques concernent la déforestation et les feux de forêts. La concentration des terres agricoles productives dans ce secteur et le morcellement des terres entraîne une pression énorme sur le foncier. Cela conduit à une déforestation qui se fait sur base d’abattis-brûlis, une méthode agricole qui, dans ce contexte, se révèle tragique pour l’environnement. Afin de répondre aux besoins sociaux, il faudrait un plan d’investissement et de production qui nécessite une infrastructure industrielle, quoiqu’en pensent certains écologistes qui aujourd’hui se prononcent contre ce genre d’approche.

    Les tâches du mouvement ouvrier et des socialistes

    Une partie du mouvement ouvrier essaye de maintenir les leçons de l’expérience des luttes collectives. La théorie socialiste, qui est le résumé de 200 ans de luttes de la classe ouvrière contre son exploitation, est riche d’enseignement pour tout qui cherche des alternatives au régime capitaliste. Malgré les bonnes conclusions des auteurs précédemment cités, force est de constater qu’elles ne vont pas assez loin. En effet, quel est l’intérêt pour la bourgeoisie locale au Rwanda et dans la région de développer un secteur d’activité économique qui sera son propre fossoyeur, si ce n’est qu’elle soit poussée par la concurrence ?

    On se retrouve en fait à l’étape de la discussion dans laquelle se sont retrouvés les militants du mouvement ouvrier socialiste en Russie avant la révolution de 1917. Pour la plupart des marxistes à cette époque, la révolution ouvrière en Russie n’était pas possible du fait de l’arriération économique du pays. La révolution devait “obligatoirement” débuter dans un pays industriellement avancé. Une révolution bourgeoise devait “obligatoirement” avoir lieu au préalable en Russie, pour accomplir les tâches nécessaires afin de pouvoir réaliser le développement des forces productives qui installent les bases d’une future société socialiste.

    Trotsky avait répondu à cela dès 1905 avec sa théorie de la “révolution permanente” (23). Au niveau international, les conditions sont mûres pour une révolution socialiste. Le mouvement ouvrier dans les pays arriérés industriellement doit donc prendre sur ses épaules les tâches “bourgeoises” et “ouvrières” de la révolution, dans le même mouvement. Mais ce type de révolution ne peut réussir que si elle commence sur l’arène nationale et se termine sur l’arène internationale. Pour ce faire, la classe des travailleurs et des opprimés a besoin de partis ouvriers organisés nationalement mais aussi internationalement, pour l’aider dans sa prise de pouvoir.

    Le développement d’une classe ouvrière jeune et urbaine au Rwanda est une opportunité qu’il faut saisir pour construire ce genre d’organisation de classe dans la région. Évidemment ce processus de construction de forces révolutionnaires n’est pas linéaire et dépend dans une certaine mesure de la préexistence de forces révolutionnaires qui se donnent ces tâches et se construisent elles-mêmes. C’est dans ce sens que le PSL, avec son organisation internationale, veut contribuer à la lutte dans la région.

    Notes :
    (1) http://www.rfi.fr/contenu/20091129-le-rwanda-le-commonwealth.
    (2) Membre du FPR. Son oncle, colonel des Forces armées rwandaises (FAR), avait été assassiné par le régime Habyarimana suite à des luttes de fractions.
    (3) Membre du Mouvement démocratique républicain (MDR) et beau-fils du président de la première République Grégoire Kayibanda, qui avait été déposé par le régime de Habyarimana.
    (4) https://www.nouvelobs.com/planete/20180525.OBS7239/comment-le-rwanda-est-devenu-le-premier-pays-d-afrique-a-se-debarrasser-du-plastique.html.
    (5) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/21/assassinat-de-l-ex-chef-des-renseignements-rwandais-des-liens-entre-les-suspects-et-kigali_5412364_3212.html.
    (6) https://www.rtl.be/info/monde/international/menacee-par-des-agents-rwandais-une-journaliste-canadienne-a-beneficie-de-la-protection-de-la-surete-de-l-etat-en-belgique-745142.aspx.
    (7) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/04/06/l-ancien-president-rwandais-pasteur-bizimungu-a-ete-libere_892928_3212.html.
    (8) https://www.jeuneafrique.com/58929/archives-thematique/faustin-twagiramungu/.
    (9) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/12/19/le-rwanda-vote-la-revision-de-la-constitution-permettant-un-nouveau-mandat-pour-kagame_4835071_3212.html.
    (10) https://www.liberation.fr/planete/2000/07/21/kisangani-ville-martyre-de-l-occupation-etrangere_330760.
    (11) https://afrique.latribune.fr/economie/conjoncture/2017-01-09/le-rwanda-eleve-modele-selon-le-fmi.html.
    (12) https://www.jeuneafrique.com/563591/politique/polemique-sur-le-sponsoring-darsenal-par-le-rwanda-londres-reagit/.
    (13) “En 2010, les exportations d’or, de coltan et de cassitérite par le Rwanda ont atteint plus de 30 % de ses exportations, derrière le thé et le café. Le Rwanda ne possède pourtant ces minerais qu’en infime quantité.” Lu dans : https://www.lepoint.fr/monde/les-minerais-du-sang-passent-par-le-rwanda-05-01-2011-126866_24.php. A lire également : https://www.franceinter.fr/emissions/geopolitique/geopolitique-03-aout-2018.
    (14) https://donnees.banquemondiale.org/pays/rwanda.
    (15) Financial Times, “Rwanda: where even poverty data must toe Kagame’s line”, 12/08/2019, https://www.ft.com/content/683047ac-b857-11e9-96bd-8e884d3ea203. A lire en français sur : https://www.france24.com/fr/20190813-rwanda-manipulation-statistiques-pauvrete-economiques-financial-times?fbclid=IwAR1NgeOeX7g9Kfyx_c5MRQv3LFLLekbQ8HgSBskNESgHWpJE83h0cFVZnU0&ref=fb_i.
    (16) http://www.rfi.fr/afrique/20180606-miracle-mirage-rwandais-chiffres-economie-pauvrete-kagame.
    (17) https://www.alimenterre.org/rwanda-bilan-mitige-pour-la-revolution-verte.
    (18) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/06/14/au-rwanda-une-revolution-verte-a-marche-forcee_5315138_3212.html.
    (19) https://www.banquemondiale.org/fr/country/rwanda/publication/leveraging-urbanization-for-rwandas-economic-transformation.
    (20) Fondé en 1976 et basé à Louvain-la-Neuve (Belgique), le Centre tricontinental est un “centre d’étude, de publication, de documentation et d’éducation permanente sur le développement et les rapports Nord-Sud” (cetri.be).
    (21) CETRI, “Quêtes d’industrialisation au Sud”, coll. Industrialisation – Alternatives Sud, coord. François Polet, XXVI – 2019 n°2, 06/2019, p. 9.
    (22) Idem, p. 11.
    (23) “(…) 2. Pour les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes. (…) 10. La révolution socialiste ne peut être achevée dans les limites nationales. Une des causes essentielles de la crise de la société bourgeoise vient de ce que les forces productives qu’elle a créées tendent à sortir du cadre de l’Etat national. D’où les guerres impérialistes d’une part, et l’utopie des Etats-Unis bourgeois d’Europe d’autre part. La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale et s’achève sur l’arène mondiale. Ainsi la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme: elle ne s’achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète. (…)” Dans : Léon Trotsky, La révolution permanente, “Qu’est-ce que la révolution permanente (thèses)”. A lire sur : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revperm/rp10.html.

  • 25 ans du génocide au Rwanda (4). Le rôle de l’impérialisme et la situation post-génocide

    Bureaux du Tribunal pénal international pour le Rwanda à Arusha

    Comment le capitalisme a engendré la barbarie dans la région des Grands Lacs (Quatrième partie)

    Il y a 25 ans, un événement historique d’une horreur inouïe a eu lieu en Afrique de l’Est : le génocide des Tutsis et le massacre des Hutus modérés. Cet événement qui fut médiatisé sidéra le monde entier. La barbarie à l’échelle industrielle entraina la mort de 800.000 à 1.000.000 personnes en 3 petits mois. 25 ans plus tard, c’est l’occasion de revenir sur les causes et les conséquences de ce massacre pour le Rwanda et toute la région. Nous publions cette analyse en plusieurs parties, de la période précédant la colonisation à la situation actuelle, en passant par la colonisation, la décolonisation et la période du génocide elle-même.

    Par Alain Mandiki

    Impérialisme = barbarie

    En 2011, un mouvement révolutionnaire a parcouru l’Afrique du Nord et le Moyen Orient. Les difficultés dans le processus ont conduit une partie de l’opinion publique européenne à soutenir des interventions “humanitaires”, notamment en Libye. L’illusion répandue et entretenue alors était que nos Etats avaient un rôle à jouer pour faire advenir la démocratie et le progrès social dans ces régions. Dans les sondages d’opinions de l’époque, une grande majorité soutenait le fait que les pays occidentaux devaient intervenir pour protéger la ville de Benghazi de la répression sanglante de Kadhafi. Une majorité de la social-démocratie et des verts, ainsi que des figures de gauche comme Jean-Luc Mélenchon, se sont rangés derrière une intervention à l’initiative de la France. Même une partie de la gauche marxiste révolutionnaire a abandonné la position internationaliste pour soutenir une intervention impérialiste.

    Aujourd’hui, la Libye est enfoncée dans la guerre civile et la France, contre l’avis même de l’Union Européenne, soutient le général Haftar, un seigneur de guerre barbare, pour défendre ses propres intérêts. La Libye est, dans les faits, démantelée. Et ce n’est pas seulement elle qui est en proie aux forces centrifuges, mais même l’ensemble du Sahel qui a été déstructuré par ces interventions impérialistes. Des groupes terroristes comme AQMI (1) ont créé le chaos pour la population. L’Union européenne, quant à elle, est touchée par la vague de migration issue de la région. Et en son sein, l’incapacité des politiques néolibérales à régler la question de l’accueil de ces réfugiés est instrumentalisée par les populistes de droite et d’extrême droite.

    De manière générale, les aspects humanitaires d’une opération militaire ne sont que de la poudre aux yeux qui masquent le calcul froid et brutal des intérêts d’une petite minorité qui a le pouvoir. La lutte des classes ne se pose pas comme une question morale, mais comme un rapport de force. L’impérialisme ne se soucie pas de la vie humaine ou de la nature. Il se soucie de son approvisionnement, de ses débouchés, de ses zones d’influences et, en dernière analyse, de son taux de profit. Et, cela, quel que soit le coût pour l’humanité et la nature. Pour s’en convaincre, l’étude du génocide rwandais est un cas d’école.

    Au Rwanda, l’impérialisme français a subi une énorme défaite. Mais ça n’a pas été une défaite sans combattre. L’impérialisme a fait tout ce qu’il pouvait pour protéger ses relais sur place. Avant d’entrer en détail dans le développement, il est important de rappeler que si l’impérialisme français a joué un rôle réactionnaire dans ce cas, cela ne veut pas dire que les impérialismes américain et britannique y ont joué un rôle progressiste. Ils avaient juste des intérêts contradictoires. Dans la même période, l’impérialisme américain a notamment mené l’opération Tempête du désert qui sera le prélude à la déstructuration de l’ensemble de la région du Golfe Persique après 10 ans de guerre Iran-Irak. De plus, suite à l’installation du régime de Kagame au Rwanda et la déstabilisation de l’ensemble de la région suivront les deux guerres du Congo (2). Celles-ci verront mourir plusieurs millions de personnes avec notamment le phénomène de viols de guerre massifs. Les USA n’ont pas voulu participer directement à la mission de l’ONU après l’échec de l’opération “Restore Hope” de la Force d’intervention unifiée (UNITAF) en Somalie.

    Le “nouveau Fachoda” : de la Françafrique au Commonwealth

    Les faits datent de 25 ans, mais ça n’est que depuis récemment que du matériel commence à s’accumuler et que certaines langues commencent à se délier. Cela permet de se faire une idée de l’implication de l’Etat français dans la guerre civile et le génocide. Mais énormément de travail reste à faire, dont l’essentiel : se débarrasser de ce système d’exploitation capitaliste qui, pour couvrir ses crimes, travestit la vérité. L’armée française a son honneur couvert de sang par le génocide de 1994. Plusieurs journalistes et militaires en témoignent, comme le lieutenant-colonel Guillaume Ancel qui a récemment sorti un livre, le général Jean Varret qui avait dès les années ’90 avertit sa hiérarchie que les extrémistes du régime voulaient “liquider” les Batutsi, le journaliste Jacques Morel qui a déclaré que “la France a couvé le génocide comme une poule couve ses poussins” (3). Pour avoir une idée de l’implication générale de la France, les documentaires “Rwanda, chronique d’un génocide annoncé” (3) et “Tuez-les tous !” (4) sont à conseiller.

    En 1990, la France a envoyé un millier soldats sur place pour former, armer et même commander certaines unités opérationnelles des Forces armées rwandaises. Le but étant de maintenir en place un régime avec lequel la coopération avait débuté dès 1973. Jusqu’au bout, l’armée française jouera sa carte. La mission des Nations Unies pour le Rwanda (la MINUAR), avec à sa tête le canadien Roméo Dallaire, avait pour mission de faire tampon entre les deux camps soutenus par des Etats impérialistes différents. Celle-ci avait averti des mois auparavant de la préparation imminente d’un génocide sur base d’informateurs au sein des milices interahamwe (5). Mais, dès que la situation d’affrontement entre les deux factions en présence est montée à son point critique avec l’assassinat de 10 casques bleus belges, la MINUAR s’est retrouvée bloquée par les contradictions de son mandat, laissant le rapport de force déterminer quelle faction l’emportera et la population aux mains des génocidaires. En juin 1994, la France lançait sa fameuse “opération Turquoise”, dont faisait notamment partie l’actuel chef d’Etat-major des armées françaises, le général Lecointre. Selon Ancel et d’autres, cette opération militaire française, conçue à la base comme une tentative de sauver in extremis le régime, s’est mué en opération humanitaire face à la médiatisation du massacre et la déliquescence du régime. Cependant, l’armée française a exfiltré tous les hauts dignitaires et responsables vers le Congo voisin (6).

    Certains en tirent la conclusion qu’il faut donner plus de pouvoir aux institutions supranationales et sont, du coup, pour un monde multilatéral et multipolaire. C’est une illusion complète. Quand les puissances impérialistes jugent dans leur intérêt d’adopter une approche multilatérale, elles le font. Si cela contrarie leur intérêt, ils passent outre. L’exemple de la Libye est très parlant. Et si vraiment les institutions supranationales gênent et que les intérêts sont jugés comme étant de vie ou de mort par les puissances impérialistes, alors, s’il faut les sacrifier, elles n’hésitent pas non plus. La récente relance de l’enquête sur la mort de Dag Hammarskjöld en route vers le Congo illustre ce point (7).

    Déchirée par le génocide, une société à reconstruire

    Malgré le soutien de l’impérialisme français, le régime de Habyarimina a perdu la guerre civile. La victoire du FPR a permis de mettre fin au génocide des Batutsi. Cette victoire militaire et l’arrêt de la barbarie meurtrière du Hutu Power a conféré au nouveau régime un crédit et une autorité nationale et internationale importante. D’autant plus que les opposants organisés étaient défaits et en dehors des frontières nationales.

    La prise du pouvoir du FPR n’est cependant pas dénuée de contradictions. Tout d’abord, lors de la campagne militaire, plusieurs membres de l’APR ce sont livrés à des massacres, des représailles voire des actes de crimes de guerres plus classiques (8). Ces massacres auraient continué une fois la victoire militaire établie pour sécuriser le pouvoir récemment acquis et pour permettre l’installation d’anciens réfugiés Batutsi dans certaines régions comme Byumba et Kibungo (9). Ces massacres sont à la base de deux récits réactionnaires : l’un purement négationniste qui nie la réalité du génocide des batutsi et des bahutu modéré ; l’autre qui, sur base de ces massacres, avance la théorie du “double génocide”. Selon cette dernière, des massacres “équivalents” ont été perpétrés par les deux ethnies. Et en mélangeant l’histoire du Rwanda et du Burundi, la confusion peut être créée. Au Burundi, les puissances capitalistes néocoloniales ont misé sur une minorité tutsi pour diriger le pays. Suite à une rébellion de la population et en particulier des bahutu, le régime de Micombero a organisé des massacres de nature génocidaire en 1972. Et en 1993, la crise au Burundi a dégénéré en guerre civile où se sont perpétrés des massacres à caractère génocidaire.

    Même si une partie de ces massacres étaient conditionnés par la haine ethnique, la plupart d’entre eux sont le fait de lutte pour le pouvoir et révèlent l’incapacité de réponse aux besoins sociaux sur base d’un système capitaliste en proie à ses contradictions. La propriété privée des moyens de productions, les terres agricoles en premier lieu, implique que les conflits se soldent en luttes politiques et armées, pour pouvoir disposer de ressources.

    La situation post génocidaire était catastrophique. Le Rwanda est un pays pauvre qui a connu, entre 1989 et 1994 : une crise économique ; un programme d’austérité imposé par le FMI et la banque mondiale ; des épisodes de famines, une guerre civile où différents impérialistes s’affrontent par procuration ; et un génocide. On se trouvait dans une société avec un million de personnes massacrées, des centaines de milliers d’orphelins, et des milliers de femmes contaminées par le sida suite aux viols subis durant la guerre. Et une société qui s’apprêtait à juger plusieurs centaines de milliers de personnes suspectées d’avoir participé aux massacres. Tout devait être reconstruit avec peu de moyen. L’aide internationale se concentra dans un premier temps sur les camps de réfugiés et une grosse partie de cette aide n’arriva même pas directement au Rwanda mais dans la caisse des banques, en remboursement de prêts concédés par la Banque mondiale et la Banque africaine de développement (BAD) (10).

    Les Gacaca, une tentative de réconcilier la société minée par les contradictions de l’Etat en régime capitaliste

    Afin de démasquer les responsables de la préparation et de l’organisation du génocide, et aussi de juger les nombreux suspects, plusieurs instruments ont été mis en place. Au niveau international, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a étudié le cas de près de 100 personnes à Arusha (11). Sur base de sa Loi de compétence universelle de 1993, la Belgique a jugé 4 personnes du Hutu Power (12). Mais la faiblesse de ces institutions est multiple. Tout d’abord, elle ne se concentre que sur des “gros poissons”, laissant de côté la masse de suspects pourrissants dans les prisons. Et puis, tout cela a un coût. Le Procès des “quatre de Butare” en Belgique a ainsi coûté plus de 3 millions d’euros. D’autre part, les institutions internationales ne jugent que ce que le rapport de force leur permet de juger. À ce jour, aucun membre du FPR ayant perpétré des actes de crime de guerre n’a été jugé. De plus, très vite, la Belgique a abrogé la version forte de sa Loi de compétence universelle, sous pression américaine, suite au conflit en Irak (13). Du coup, cela fait dire à certains observateurs que la justice internationale ne jugent que des Africains, ce qui affaibli son autorité. C’est évidemment une mauvaise formulation, mais dans le fond la justice que nous connaissons est tributaire des contradictions de classe de la société et donc dépendantes des rapports de forces entre les classes. Cela limite le potentiel de rendre une justice qui permette une vrai réconciliation.

    Au niveau du Rwanda, l’autorité judiciaire c’est concentrée sur les organisateurs, ceux qui ont tués des enfants et ceux qui ont commis des viols. Les moyens dévolus à la justice ne permettaient pas de faire beaucoup plus. Mais l’élément limitant principal est que si l’on veut retracer l’histoire du génocide on doit pouvoir raconter l’histoire récente du Rwanda de manière libre. Or, on le sait, l’histoire est écrite par les vainqueurs. Ces derniers n’ont pas d’intérêt à ce que leur règne de classe soit dévoilé.

    Pour les présumés coupables de crime de génocide des autres catégories, une institution originale s’est mise sur pieds : les Gacaca. Ces juridictions communautaires sont la version moderne d’une vieille tradition et institution de règlement des conflits dans la société rwandaise avant la période de colonisation. Les Gacaca ont jugé plus de 1,2 millions d’affaires et 2 millions de personnes de 2005 à 2012. Le bilan de ces jugements est mitigé (14). Le président Kagame a présenté ces tribunaux communautaires comme étant des “solutions africaines à des problèmes africains”. Cette manière de formuler les choses est souvent une justification pseudo-panafricaine de l’injustice et de la dictature. En effet, comme nous avons pu le montrer plus haut, ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 et avant cela ne relève pas d’une problématique “strictement” africaine mais bien d’une situation où les rapports de forces internationaux et nationaux sont intrinsèquement liés.

    Au-delà des critiques, force est de reconnaître qu’après un tel déchirement, au sein d’un système capitaliste qui se nourrit de la division et qui n’est prêt à sortir les budgets que lorsque c’est profitable pour les élites économiques et politiques, ou lorsque la pression de mouvements de masse le leur impose, réconcilier la société est impossible. Il aurait fallu mettre les moyens nécessaires pour assurer une prise en charge matérielle et psychologique des victimes et mettre en place des institutions qui forment adéquatement les personnes impliquées dans la justice communautaire, ce qui implique d’investir dans l’enseignement et l’éducation populaire. Il aurait aussi fallu réparer les dégâts de la guerre civile et du génocide en reconstruisant tout ce que cette période avait détruit. Seul un plan démocratiquement discuté par l’ensemble de la population pouvait y faire face. Un plan faisant un état des lieux des besoins sociaux, répartissant de manière égalitaire les terres et orientant les moyens économiques vers la réponse aux besoins et non vers le remboursement des bailleurs. Et seul le cadre d’une société socialiste démocratique permettrait la mise en place de ces éléments.

    > La cinquième et dernière partie de ce dossier abordera la situation actuelle du Rwanda post-génocide et la conclusion générale de cette analyse.

    Notes :
    (1) Al-Qaïda au Maghreb islamique, anciennement GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat).
    (2) 1996-1997 et 1998-2003.
    (3) “Rwanda, chronique d’un génocide annoncé”, Reporters, reportage long format de France 24, 5 avril 2019.
    (4) “Tuez-les tous ! (Rwanda : Histoire d’un génocide « sans importance »)”, Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette, 27 novembre 2004.
    (5) Milice créée en 1992 par le régime de Habyarimana. Celle-ci a pris part aux massacres qui ont eu lieu au cours du génocide. Une partie de leurs forces ont été exfiltrées par la France dans l’Est du Congo, où elles résident toujours.
    (6) https://www.lemonde.fr/international/article/2018/03/15/guillaume-ancel-nous-devons-exiger-un-reel-controle-democratique-sur-les-operations-militaires-menees-au-nom-de-la-france_5271448_3210.html.
    (7) Ancien secrétaire général de l’ONU dont l’avion s’est écrasé dans des circonstances suspectes. https://www.lalibre.be/actu/international/un-pilote-belge-m-a-confie-avoir-tue-le-secretaire-general-de-l-onu-hammarskjold-5c3b54ccd8ad5878f0fc194d.
    (8) https://www.liberation.fr/evenement/1996/02/27/rwanda-executions-massives-de-hutus-dans-l-ombre-du-genocide-des-tutsis_161810.
    (9) Colette Braeckman, Les Nouveaux prédateurs: Politique des puissances en Afrique centrale, Aden Belgique, 2009, p.235.
    (10) Idem, p.238.
    (11) Pour en savoir plus à ce sujet : http://unictr.irmct.org/fr/tribunal.
    (12) https://www.liberation.fr/planete/2001/04/17/la-belgique-juge-quatre-genocideurs-rwandais_361579.
    (13) https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_il-y-a-15-ans-la-belgique-abrogeait-sa-loi-de-competence-universelle?id=9988443.
    (14) https://www.hrw.org/fr/report/2011/05/31/justice-compromise/lheritage-des-tribunaux-communautaires-gacaca-du-rwanda.

  • Solidarité internationale : Non à la persécution d’Abbey Trotsky au Nigeria!

    Ce lundi, nous avons mené une action de protestation devant l’ambassade du Nigeria à Bruxelles dans le cadre d’une campagne internationale contre la persécution du militant socialiste nigérian Abiodun Bamigboye, alias Abbey Trotsky. Il devait se présenter devantles tribunaux hier en raison du rôle de premier plan qu’il a joué dans la lutte des travailleurs de la société alimentaire Summal Foods Ltd dans l’État d’Oyo.

    Abbey avait déjà été arrêté et détenu. De nombreuses protestations internationales avaient rapidement conduit à sa libération. Cependant, les accusations restent sur table : l’organisation du personnel de Summal pour la défense de leurs salaires et leurs conditions de travail. Lors de la campagne électorale menée voici quelques mois, on pouvait voir des affiches du Socialist Party of Nigeria (SPN), avec Abbey comme candidat au poste de gouverneur de l’Etat d’Oyo, au sein de l’usine. Cette question a également été soulevée par l’accusation.

    Il est clair qu’il s’agit d’une persécution pour opinions politiques et suite aux campagnes menées en défense des droits des travailleurs. Le procès devait initialement se déroulé il y a deux semaines de cela, mais il a été reporté jusqu’à hier. Tout comme à l’époque, nous nous sommes rendus à l’ambassade du Nigeria à Bruxelles pour exiger l’acquittement complet de Abbey Trotsky. Nous nous opposons également à de nouvelles attaques contre les travailleurs au Nigeria.

    Mise à jour : l’affaire a été reportée au 24 octobre après que le procureur ait porté une série de nouvelles accusations. La tentative de faire à nouveau arrêter Abbey suite à ces nouvelles accusations s’est toutefois révélée infructueuse. La seule décision prise a été de reporter l’affaire.

  • 25 ans du génocide au Rwanda (3) – La Deuxième République, la guerre civile et le génocide de 1994

    Ossements de victimes du génocide. Photo : Wikipédia.

    Comment le capitalisme a engendré la barbarie dans la région des Grands Lacs (Troisième partie)

    Il y a 25 ans, un événement d’une horreur inouïe et historique a eu lieu en Afrique de l’Est : le génocide des Tutsis et le massacre des Hutus modérés. Cet événement qui fut médiatisé sidéra le monde entier. La barbarie à l’échelle industrielle entraina la mort de 800.000 à 1.000.000 de personnes en 3 petits mois. La période d’avril à juin 2019 est l’occasion de revenir sur les causes et les conséquences de ce massacre pour le Rwanda et toute la région. Cette analyse est publiée en plusieurs parties, de la période précédant la colonisation à la situation actuelle, en passant par la colonisation, la décolonisation et la période du génocide elle-même.

    Par Alain Mandiki

    Dans les 2 premières parties, nous avons retracé de manière chronologique les éléments d’histoire qui permettent selon nous d’analyser les causes du génocide. Dans cette troisième partie, nous ne suivrons plus chronologiquement les événements, mais nous voulons entrer directement dans le débat. Au-delà de l’explication, il s’agit surtout de remettre en cause certaines analyses superficielles qui ont été amenées dans le débat public.

    Comment expliquer le génocide ?

    Un des clichés de la propagande coloniale pour justifier la colonisation de l’Afrique par les puissances impérialistes a été “la mission civilisatrice”. La propagande raciste de l’époque dépeignait l’Afrique comme un continent barbare en proie à l’esclavage arabo-musulman et aux guerres ethniques. La mission de l’Occident était d’apporter la paix et le développement économique. Ce qui allait amener la démocratie et le progrès.

    Mais la réalité, c’est qu’après la mise en place du système de production capitaliste et l’intégration au marché mondial, les standards moyens de démocratie ne sont pas présents et la paix est loin d’être garantie dans l’ensemble du continent, et en Afrique de l’Est en particulier. Au lieu de chercher les explications dans les contradictions du capitalisme, beaucoup d’idéologues ont préféré aller reprendre des explications dans la propagande raciste des années coloniales.

    Selon nous, le point culminant des tensions “ethniques” a pour base une classe dominante qui se bat par tous les moyens pour rester aux commandes et profiter des miettes qui tombent des termes des échanges mondiaux. Dans cette lutte, l’élimination physique comme “solution finale” de son challenger et la désignation de l’ennemi en tant que race qui serait la cause de toutes les contradictions a été l’option du Hutu Power, les extrémistes du régime d’Habyarimana. Selon les idéologues précités, il n’en est rien : le génocide serait lié aux luttes ethniques et barbares consubstantielles à l’Afrique et aux africains. C’est une manière ironique de reconnaître l’échec total du projet colonial. Voyant la contradiction argumentative, certains intellectuels poussent l’argument à l’absurde en réclamant une nouvelle colonisation de l’Afrique (1).

    Les deux premières parties ont apporté des éléments de réponses à ce courant réactionnaire qui utilise la distorsion de l’histoire et la racialisation de la société comme moyen de division pour cacher les ambitions impérialistes. Il existe cependant un courant d’idéologues considéré comme “progressistes” et “scientifiques” qu’il convient aussi de démasquer.

    Le néo-malthusianisme à la rescousse du capitalisme

    Analyser le génocide comme un phénomène “moderne” lié aux contradictions du capitalisme est une attitude philosophiquement matérialiste, c’est à dire rationnelle. Mais aujourd’hui, avec la division du travail dans le monde intellectuel et l’absence de remise en cause globale du système capitaliste, ce genre d’approche est beaucoup moins audible. Les experts de chaque discipline abordent une question générale sous l’angle unique de leur expertise et il généralise cela en voulant faire correspondre la réalité à leur analyse. C’est ce que nous appelons une réflexion philosophiquement idéaliste.

    C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre les analyses de Jared Diamond. Ce géographe et biologiste est davantage connu dans le monde anglo-saxon, mais ses thèses sont aussi relayées dans le monde francophone et belge par des académiques comme Jean-Philippe Platteau, de l’Université de Namur. De manière générale, avec la crise environnementale, le néo-malthusianisme fait un retour en force. On entend des dirigeants de premier plan comme le Président français Emmanuel Macron dire que la cause du sous-développement en Afrique est due au ventre des femmes africaines (2). On entend aussi certains courant écologistes réclamer un arrêt de la reproduction pour sauver la planète (3).

    Le marxisme est souvent disqualifié, car il ne serait qu’une “vieille théorie”. Mais en général, les contradicteurs réutilisent des idées tout aussi vieilles qui, déjà à leur époque, ont été battue en brèche. Jared Diamond a été l’un de ceux qui ont remis au goût du jour les idées de Malthus (4). Il a écrit deux livres qui traitent de ce sujet. L’un d’eux : “Guns, Germs, and Steel: The Fates of Human Societies” (“De l’inégalité parmi les sociétés : Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire”). Il y explique comment les occidentaux ont pu coloniser l’Afrique. Les éléments géographiques et biologiques sont mis en avant comme déterminant la supériorité occidentale. Lié au même sujet, son second livre est “Collapse: How Societies Choose to Fail or Survive” (“Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie”). Il y expose le fait que la trop grande pression sur les ressources environnementales est la cause d’effondrement des civilisations. Il prend pour exemple les habitants de l’île de Pâques, les Pascuans, et leurs statues (Moaï). Dans ce même livre, il y a tout un chapitre sur le génocide au Rwanda, s’intitulant “Malthus en Afrique”. Il prend l’exemple du génocide pour développer sa thèse : la surpopulation a été l’un des éléments déterminants les événements.

    Dans l’absolu, il ne faut pas écarter la surpopulation comme élément explicatif. C’est d’ailleurs à prendre en compte pour comprendre les tensions sociales dans la région de manière fine. À ce titre, les analyses de Platteau et consorts sur le Rwanda sont intéressantes à plus d’un titre.

    Mais l’erreur consiste à prendre un élément d’analyse et le généraliser pour en faire l’élément de causalité principale en considérant le système de production capitaliste comme un invariant. Ce faisant, on cache les contradictions sociales et économiques qui sont liées au capitalisme et on le présente comme étant l’horizon indépassable de l’humanité. Dans l’analyse, on oublie donc comment, dans le cadre d’un conflit de classe aigu de revendication foncière non traitée, la question de la démographie approfondit la crise. C’est l’erreur que commet Diamond. Dans le chapitre consacré au génocide, il écrit : “La pression démographique a été l’un des facteurs importants à l’œuvre dans le génocide rwandais. Le scénario catastrophe de Malthus peut parfois se réaliser et le Rwanda en fut un modèle. De graves problèmes de surpopulation, d’impact sur l’environnement et de changement climatique ne peuvent persister indéfiniment : tôt ou tard, ils se résolvent d’eux-mêmes, à la manière du Rwanda ou d’une autre que nous n’imaginons pas, si nous ne parvenons pas à les résoudre par nos propres actions. Des mobiles semblables pourraient œuvrer de nouveau à l’avenir, dans d’autres pays qui, comme le Rwanda, ne parviennent pas à résoudre leurs problèmes environnementaux. Ils pourraient jouer au Rwanda même, où la population augmente aujourd’hui encore de 3 % l’an, où les femmes donnent naissance à leur premier enfant à l’âge de quinze ans, où la famille moyenne compte entre cinq et huit enfants.”

    Dans son “Essai sur le principe de la population”, Malthus avait la même approche. Karl Marx avait réfuté Malthus en remettant l’élément démographique en lien dialectique avec les rapports de production capitaliste. La théorie de Diamond sur l’effondrement a été réfuté dans son ensemble (5). Des intellectuels sont revenus sur son analyse de la société pascuane. Mais très peu a été écrit sur son analyse du génocide.

    L’élément que nous voulons ajouter à cette réfutation concerne donc l’analyse faite par Diamond sur le génocide au Rwanda mais de manière spécifiquement matérialiste. Le capitalisme ne se développe pas de manière linéaire et homogène. C’est ce que les marxistes appellent le “développement inégal et combiné”, cela génère des possibilités de réserves jusqu’au moment où l’ensemble des régions du monde sont soumises aux rapports capitalistes de productions. La manière dont les rapports capitalistes s’imposent à de nouvelles sociétés ne peut être pacifique. Cela est liée d’une part à l’affrontement entre l’ancien et le nouveau rapport de production, et d’autre part à la concurrence impérialiste. Pour établir sa domination, l’impérialisme réutilise l’ancienne organisation sociale en la remodelant en fonction de ses intérêts et donc, ce faisant, il la transforme, créant de nouveau rapports sociaux et ainsi de nouvelles contradictions. C’est ce que nous avons voulu illustrer aussi avec les 2 premières parties. C’est aussi dans ce sens que nous ne suivons pas les analyses soient disant “progressistes” et “scientifiques” comme celles de Diamond.

    L’analyse de la crise de la Deuxième République rwandaise et du génocide illustre bien ce propos.

    La crise de la Deuxième République

    Juvénal Habyarimana a pris le pouvoir en 1973. La fraction de la classe dominante a changé. Une petite minorité hutu du nord du pays a pris le contrôle du pouvoir d’Etat, profitant de celui-ci pour pouvoir s’enrichir sur base de leur rôle d’intermédiaire dans l’exportation des principales ressources du pays, essentiellement agricoles (café, thé). Pour renforcer son pouvoir, le régime s’est appuyé sur l’organisation du pays, avec une population sous contrôle stricte de l’administration. Il y avait ainsi une division du pays en 10 préfectures, elle-même subdivisées en sous-préfectures, et 145 communes divisées en secteur de 5.000 habitants, subdivisés en cellules de 1.000 personnes. Chaque cellule était contrôlée par 5 personnes proches du régime. Tous les samedis, la population devait participer à du travail communautaire et aux réunions d’endoctrinement du régime. Ce contrôle strict de la population servira le régime une fois qu’il mettra en œuvre les plans d’éliminations physiques des Batutsi (6). Le régime de parti unique était soutenu par 7.000 soldats et par une garde prétorienne forte de 1.500 hommes (7). Tout au long de la dictature du régime Habyarimana, il s’est développé une coopération militaire et diplomatique forte avec la France qui a saisi cette opportunité d’affaiblissement de l’ancienne force coloniale belge pour s’implanter dans l’Est de l’Afrique.

    Le Rwanda à l’époque était présenté comme un pays modèle de coopération au développement. L’économie du pays était sous perfusion d’aide internationale. Cela a pu masquer temporairement les faiblesses du régime, mais les contradictions économiques sont remontées à la surface lors de la chute des prix mondiaux des matières premières, et plus particulièrement fin des années 80 quand le thé et le café ont chuté. Cela a obliger les dirigeants rwandais à frapper à la porte du FMI et à s’astreindre aux fameux plans d’ajustement structurels, les ancêtres des plans d’austérités, et autres mémorandums d’aujourd’hui. Cela s’est déroulé alors que la famine frappait fin des années 80 et début 90 suite à une sécheresse dans le Sud du pays. La question agraire n’étant pas réglée, une minorité concentre la majorité des terres : 16% de la population détient 43% des terres et les revenus du café constituent 80% des revenus de l’Etat. Entre 1962 et le début des années 90, la population a augmenté de 2.400.000 à 7.148.000 personnes. Principalement rurale et jeune c’est une population en proie à la famine et à la misère qui doit subir des coupes drastiques imposées par l’extérieur suite au développement de sa dette (7).

    En parallèle à cela, les Batutsi qui avaient dû quitter le pouvoir au tout début de la Première République dans les années 60 se sont organisés dans la diaspora au sein de différentes organisations politico-militaires. Présente dans les pays frontaliers, une partie a pu prospérer et constituer des moyens pour challenger le pouvoir en place au Rwanda. Fin des années 70, l’Ouganda du président Idi Amin Dada est confronté à une guérilla qui conteste son pouvoir. A la suite de luttes de factions, le guérillero Yoheri Museveni, avec la National Resistance Army (NRA), arrivera à s’établir comme chef de l’Etat ougandais. Des guérilleros batutsi combattront dans cette guérilla, dès le début et jusqu’à la prise de pouvoir de Museveni. Fred Rwigema, l’un des fondateurs du Front Patriotique Rwandais (le FPR), mais aussi Paul Kagame, actuel Président du Rwanda, y seront présents et y acquerrons une expérience militaire. Le FPR est issu de la Rwandese Alliance for National Unity (RANU) qui est le regroupement politique de la diaspora tutsi. Une fois au pouvoir, Yoheri Museveni installa ses frères d’armes à des postes-clés. La concurrence pour les postes poussa les proches de Museveni à contester la présence de Batutsi aux postes à responsabilité en Ouganda. Ce dernier chassera donc les Batutsi hors de son régime et les poussera à retourner au Rwanda. Rwigema sera tué dans des circonstances troubles lors de la première attaque et Paul Kagame, en formation militaire aux USA, reviendra pour diriger l’Armée patriotique rwandaise (APR), l’aile militaire du FPR.

    C’est le début de la guerre civile rwandaise qui part de l’Ouganda vers le nord du pays. Les contradictions du régime rwandais sont trop fortes et, très vite, l’APR qui est bien financée, très bien entrainée et disciplinée engrange des victoires militaires. Pour stopper la poussée du FPR, le régime demande l’appui de militaires et diplomatiques de la France qui va, jusqu’à la chute du régime, lui accorder sans faillir. Le but pour la France étant de maintenir dans la région un régime favorable à ses intérêts et éviter un nouveau Fachoda, c’est-à-dire l’émergence d’un régime ou un dominion anglo-saxon en Afrique de l’Est. Face à cette situation, la France propose au régime de mener des négociations vers une transition démocratique (ouverture au multipartisme) et pacifique sous l’égide de l’ONU. Ce seront les Accords d’Arusha qui amèneront une force, la MINUAR, à prendre pied au Rwanda. Ces négociations sont le reflet du rapport de force interne mais aussi international. Il n’y a pas la volonté du régime de concéder une miette de pouvoir. Et dans cette démarche, il se sait soutenu par la France.

    Le régime réagit à cette situation de crise en amplifiant la propagande raciale. Face à la colère et à la misère de la population, lors de ses réunions d’endoctrinement, il désigne le retour de l’ancien ordre féodal “Tutsi”. Cela génère des explosions de colère et des pogroms, mais au fur et à mesure que la situation militaire se résout en faveur du FPR, le régime durci son discours racial. Dès le début des années 90, un courant extrémiste se développe autour de la femme du président, qui vient aussi du Nord du pays. C’est l’idéologie du Hutu Power et de l’élimination physique des opposants. Les préparatifs du génocide se mettent en place par un battage idéologique raciste renforcé par les moyens modernes. Comme dit précédemment, la population devait participer à des réunions hebdomadaires d’endoctrinement. La bourgeoisie hutu du Nord finançait la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) qui diffusait dans tout le pays un climat de haine raciste qui désignera le mututsi comme la cause des problèmes. Il s’agira aussi de déshumaniser le mututsi en le présentant comme un “cafard” venu de l’étranger pour oppresser le muhutu. Dans une situation de crise économique et sociale terrible et d’une sécheresse qui entraîne une famine pour une population nombreuse n’ayant pas accès à la terre de manière égale, à cela s’ajoute une militarisation de la société par l’endoctrinement et les médias de masses, c’est le cocktail qui explique qu’une partie de la population a pu perpétrer et participer à ce massacre de masse.

    Cela illustre que le génocide n’était pas une manifestation de colère spontanée. C’est le résultat d’un processus qui a été soigneusement préparé par une frange de la bourgeoisie comprador (8) aux abois en compétition avec une autre frange de la bourgeoisie. D’ailleurs, dans la première phase du génocide en lui-même, les premières personnes à être exécutées l’ont été sur base d’une liste préétablie de Batutsi considérés comme sympathisants avec le FPR. C’est la garde présidentielle appuyée par les milices extrémistes hutu interahamwe qui ont effectué la “chasse”. C’est seulement dans un deuxième temps que l’élimination physique comme “solution finale” des Batutsi en tant qu’ethnie a été mise en place pour éliminer à tout jamais le danger de restauration. Ce processus a été assisté par la France de François Mitterrand, Hubert Védrine et Bernard Kouchner, qui ont jusqu’au bout soutenu la frange dure du régime et qui l’ont même exfiltrée vers le Congo voisin une fois la guerre perdue.

    Un génocide sous l’œil des médias du monde entier

    Le génocide de 1994 s’est établi alors que, depuis le début de la guerre et très certainement depuis 1992, le double discours du régime lors des accords d’Arusha (9) était limpide : “négocié” en français, “appeler au meurtre” en la langue rwandaise (kanyarwanda). Les médias du monde entier ont suivi les développements, une force des Nations-Unies était présente sur place, mais s’est retirée après le massacre des 10 Casques bleus belges.

    Le génocide des Batusti et le massacre des Bahutu qui s’opposaient au régime au pouvoir a engendré un déchirement de la société rwandaise et a déstructuré toute la sous-région. Plusieurs centaines de milliers de Bahutu issu du régime ou qui ont perpétré des massacres, mais aussi ceux craignant des représailles ou fuyant la misère sont partis en exil, notamment dans le Congo voisin. L’arrivée au pouvoir du FPR a remodelé les rapports de force internes et internationaux dans la région. Le battage médiatique racial a eu un impact sur toute la région de l’Afrique centrale et de l’Est en mettant notamment en danger les Banyamulenge (10) en République démocratique du Congo (RDC).

    Les contradictions liées au capitalisme n’ont pas disparues mais se sont transformées, générant une nouvelle situation et un nouveau rapport de force. Nous reviendrons dans la dernière partie sur la nouvelle situation post-génocide. Nous voulons ajouter que, sur le déroulement du massacre en lui-même et sur le génocide en général, il existe énormément de documents, analyses, documentaires, livres, … Il est nécessaire de les consulter pour avoir une idée précise de la situation et aussi de tenter de s’imaginer à quelle point la violence à déchiré la région. C’est aussi nécessaire pour tordre le cou aux idées révisionnistes et négationnistes qui ne manquent pas d’émerger chez les nostalgiques du régime de 73.

    Enfin, pour conclure cette partie, nous trouvions nécessaire de publier une analyse conséquente, à l’occasion des 25 ans du génocide, pour pouvoir indiquer la manière dont les marxistes veulent répondre à la situation actuelle en Afrique de l’Est. Comme nous l’avons indiqué dans la première partie, la lutte des classes détermine le cours de l’évolution historique. Dans cette lutte, nous nous basons sur la majorité sociale qui lutte contre l’oppression de la minorité pour répondre aux problèmes et aux contradictions capitalistes. Cette approche exclu donc toute division raciale de la société. Elle met en avant un programme qui vise à l’unité de toute les couches exploitées et oppressées et établit que seule la majorité sociale peut construire une société où les besoins de l’ensemble de la population seront assouvis. Nous appelons cette société le socialisme démocratique.

    > Nous publierons d’ici peu la dernière partie de cette analyse ; elle abordera la situation actuelle du Rwanda post-génocide, ainsi que le rôle joué pour l’impérialisme durant le génocide et actuellement.

    Notes :
    (1) http://www.slate.fr/story/152360/article-bienfaits-colonisation-revue-scientifique.
    (2) https://www.nouvelobs.com/politique/20180706.OBS9286/7-ou-8-enfants-par-femme-en-afrique-le-refrain-demographique-de-macron.html.
    (3) https://www.lalibre.be/actu/planete/ne-pas-faire-d-enfant-pour-sauver-la-planete-5bbc5ececd70a16d814e8a16.
    (4) Intellectuel du 19e siècle qui a développé la théorie de la surpopulation.
    (5) https://www.scienceshumaines.com/la-theorie-de-l-effondrement-s-effondre_fr_24958.html.
    (6) Dans la région des Grands Lacs, pour les noms des populations, l’accord au pluriel se fait en ajoutant le préfixe ‘Ba-‘ et, au singulier, ‘Mu-‘. Par exemple, pour un ‘Tutsi’ et un ‘Hutu’, on dira ‘Mututsi’ et ‘Muhutu’.
    (7) Yves Ternon, Rwanda 1994. Analyse d’un processus génocidaire, dans « Revue d’Histoire de la Shoah » 2009/1 (N°190).
    (8) Intermédiaires locaux de l’impérialisme.
    (9) Négociations mises en place sous l’égide de la France dont le motif officiel était de trouver une solution politique à la guerre civile.
    (10) Populations de l’Est de la RDC provenant historiquement de la région qui deviendra l’actuel Rwanda.

  • Soudan : La contre-révolution lève la tête, le peuple résiste héroïquement

    Le lundi 3 juin, avant l’aube, le régime militaire soudanais et ses chiens de garde ont brutalement dispersé le sit-in qui, depuis le 6 avril, campait devant le quartier général militaire de la capitale soudanaise, Khartoum, et qui avait servi de point central au soulèvement qui a fait tomber le dictateur Omar al-Bashir.

    Par Serge Jordan

    Ce mouvement contre-révolutionnaire a été mené par les forces de sécurité et un ensemble de milices réactionnaires, en particulier les « Forces de Soutien Rapide » (RSF). Ces troupes paramilitaires violentes ont été officiellement créées en 2013 pour devenir la garde prétorienne d’Al-Bashir. Elles sont issues de la milice tribale Janjaweed, qui s’est bâtie une réputation via des massacres, des viols, des pillages et d’innombrables autres atrocités commises pendant la guerre au Darfour il y a plus d’une décennie.

    En important ces méthodes directement au cœur de la capitale, les miliciens des RSF se sont livrés à un carnage meurtrier à travers la ville, en incendiant les tentes au sit-in, en violant des femmes, en rasant les têtes des manifestants, en les fouettant, en poursuivant et en frappant des civils désarmés dans les rues, en tirant à balles réelles dans les salles d’hôpital, en pillant les magasins,… Des violences similaires, bien que de moindre ampleur, se sont produites à Port Soudan, Sinar, Atbara et dans de nombreux autres endroits. Les images vidéo diffusées sur les médias sociaux témoignent de la persistance de la violence utilisée par les RSF à Khartoum et dans d’autres villes.

    Le Comité des Médecins Soudanais a estimé le nombre provisoire de morts à plus d’une centaine de personnes, ce à qui s’ajoute des centaines de blessés. Il est toutefois probable que le chiffre réel de la répression sanglante de lundi soit beaucoup plus élevé. Une source de renseignement crédible ayant des liens avec l’appareil de sécurité a rapporté à un journaliste soudanais que « certaines personnes ont été battues à mort et jetées dans le Nil, d’autres ont été abattues et jetées dans le Nil et d’autres ont été tuées à la machette et jetées dans le Nil. C’était un massacre. » Depuis lors, environ 40 corps de manifestants ont été retirés du fleuve.

    La peur de la révolution

    Par cette répression barbare, la junte militaire qui a usurpé le pouvoir après la chute d’Al-Bachir a tenté de semer la terreur parmi les masses et de porter un coup sérieux à la lutte révolutionnaire qui secoue le pays depuis décembre 2018. Le recours au viol, par exemple, vise à écraser l’esprit de résistance des nombreuses femmes soudanaises qui ont été en première ligne des mobilisations révolutionnaires et qui ont joué un rôle clé en surmontant les humiliations que l’ancien régime leur avait infligées.

    Avant la répression de lundi, le chef du « Conseil militaire de transition » (TMC), le général Abdel Fattah al-Burhan, et son adjoint, le général Mohamed Hamdan Dagalo, chef des RSF, ont visité Le Caire, Riyad et Abu Dhabi, probablement pour recevoir le feu vert, l’assistance et les conseils d’al-Sisi, le boucher de la révolution égyptienne, et des monarques réactionnaires du Golfe. Ces régimes sont les principaux partisans régionaux du TMC. Tous rêvent de rétablir une dictature impitoyable à Khartoum qui pourrait noyer la révolution soudanaise dans le sang, mettre fin aux tentations révolutionnaires qui pourraient faire tâche d’huile, et permettre au Soudan de continuer de fournir de la chair à canon pour la guerre au Yémen.

    Le moment choisi pour ces événements dramatiques n’est en effet pas fortuit. La lutte révolutionnaire des masses soudanaises a atteint la semaine dernière une nouvelle dimension avec une grève générale de deux jours qui a mis le pays à l’arrêt complet.

    Le succès de cette grève, qui a montré l’énorme puissance potentielle de la classe ouvrière, a clairement effrayé les généraux et les classes possédantes à travers la région. Entre autres choses, la révolution a donné un nouvel élan à l’activité indépendante de la classe ouvrière, avec la reconstruction de syndicats indépendants précédemment détruits par le régime d’Al-Bashir. Les travailleurs ont commencé à montrer qu’ils représentent une force sociale sérieuse avec laquelle compter, et qu’ils peuvent menacer tout l’édifice sur lequel le pouvoir politique et économique de la junte est érigé.

    Malheureusement, il y a eu un manque de direction décisive quant à ce qu’il convenait de faire après les deux jours de grève générale, laquelle avait mis le pouvoir des généraux en question. Immédiatement après la fin de la grève générale, les dirigeants militaires ont lancé une contre-offensive, en décidant de s’attaquer à l’expression la plus iconique et la plus vivante de la révolution. Les dirigeants du TMC ont déclaré que le sit-in était devenu une menace pour « la sécurité du pays » et devait cesser. Les médias pro-régime se sont lancés dans une frénésie pour dénoncer le sit-in pacifique comme un nid de trafiquants de drogue, de débauche et de petit banditisme, afin de justifier sa dispersion et le massacre qui a suivi.

    Les restes de l’ancien régime et leurs soutiens internationaux ont méticuleusement planifié leur opération. Les bureaux d’Al Jazeera à Khartoum ont été fermés le 31 mai, et ses journalistes ont été interdits de reportage au Soudan. Afin de limiter la couverture des événements, Internet a ensuite été fermé dans tout le pays lundi et n’a pas été rétabli depuis. Des unités de l’armée régulière ont été consignées dans leurs casernes et beaucoup d’entre elles ont été dépouillées de leurs armes afin de ne pas entraver le sale boulot des mercenaires du RSF. Par la suite, on a rapporté des scènes de soldats en sanglots impuissants pendant que le carnage se déroulait.

    Cela contraste avec les larmes de crocodile versées par les gouvernements occidentaux, lesquelles ne peuvent compenser leur hypocrisie stupéfiante. Au fil des années, l’Union Européenne a injecté des millions d’euros dans les RSF afin de freiner la migration du Soudan vers l’Europe. La Maison-Blanche et de nombreux gouvernements européens ont soutenu et fourni au régime saoudien les armes qui ont été utilisées pour abattre les manifestants et autres civils innocents dans les rues du Soudan.

    Plus aucune négociation avec les généraux assoiffés de sang

    Les leçons politiques de ce qui s’est passé doivent être pleinement tirées, pour s’assurer que le sang des martyrs du 3 juin et des jours suivants n’ait pas été versé en vain. Avant cet épisode, le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) et ses partisans au Soudan n’avaient cessé de s’opposer à l’illusion de conclure un compromis avec les généraux de l’ancien régime, qui s’étaient emparés du pouvoir par la force dans le seul but de couper la voie au flot révolutionnaire.

    Une déclaration de ‘Socialist Alternative Sudan’ du 23 mai expliquait : « Pourquoi une révolution qui s’est débarrassée d’Al Bashir par la sueur, les larmes et le sang de notre peuple finirait-elle par négocier un accord de partage du pouvoir avec une partie de l’appareil oppresseur qui l’a protégé et a bénéficié de son pouvoir pendant si longtemps ? Les dirigeants militaires n’ont aucunement l’intention de renoncer au pouvoir, et ils ne quitteront pas la scène à moins d’y être contraints par la force de l’action révolutionnaire de masse – le seul langage qu’ils comprennent. »

    Début avril, la première réaction de la rue à l’annonce de la création du TMC a été le slogan : « La révolution vient de commencer », montrant que beaucoup de gens n’étaient pas prêts non plus à tomber dans le piège tendu par les auteurs du coup d’Etat militaire. Malheureusement, ce ne fut pas tant le cas des dirigeants qui parlent en leur nom, organisés au sein des Forces pour la Déclaration de la Liberté et du Changement (FDFC), qui ont accepté de négocier avec les généraux d’Al Bashir.

    Le FDFC est une large alliance d’opposition dont la colonne vertébrale est l’Association Professionnelle Soudanaise (SPA, un réseau de syndicats professionnels qui jouit d’une autorité importante parmi les travailleurs et les militants de base pour son rôle organisateur dans le mouvement) mais qui comprend également des partis d’opposition de droite intégrés à l’élite soudanaise bourgeoise, comme le Parti National Umma et le Parti du Congrès soudanais.

    Ces partis ont une longue tradition de concessions et d’ouvertures au régime d’Al-Bashir ; ils n’ont jamais eu confiance dans le mouvement de masse, mais ont voulu l’exploiter afin d’accéder à des carrières politiques lucratives dans une future administration capitaliste. Les dirigeants du parti Umma ont ouvertement rejeté l’appel à la grève générale de la semaine dernière. Maintenant, ils se sont prononcés en faveur de la dernière manœuvre politique du TMC, à savoir l’annonce d’élections dans un délai de neuf mois. Des élections qui se tiendraient dans les conditions actuelles, sous le contrôle de la clique militaire et sécuritaire, ne seraient pourtant évidemment rien d’autre qu’une mascarade autoritaire.

    En essayant d’assurer de manière pragmatique l’unité de l’opposition sous la direction du FDFC, les dirigeants du SPA ont lié leurs mains à une stratégie sans issue, en essayant de concilier les exigences du mouvement révolutionnaire et les ambitions cyniques des dirigeants militaires contre-révolutionnaires. Tous les partisans du SPA devraient exiger que le SPA rompt avec toutes les forces et dirigeants pro-capitalistes qui se montrent disposés à conclure un accord avec les bouchers militaires sur le dos du mouvement révolutionnaire.

    Les négociateurs du FDFC pensaient pouvoir apaiser la junte corrompue et brutale, et convaincre cette dernière d’adopter une position plus « raisonnable » en partageant le pouvoir dans un organe souverain hybride, composé de représentants militaires et civils. Plusieurs semaines ont été perdues en négociations stériles avec le TMC, ce qui a semé la confusion dans le mouvement et mis en colère de nombreux militants. Comme beaucoup de manifestants le savent bien, les généraux se sont assis à la table des négociations non pas pour abandonner généreusement leur pouvoir, mais pour gagner du temps, tromper l’opposition avec de vagues promesses et attendre la bonne occasion de recourir à la violence contre les masses dans les rues.

    Mercredi, le général Burhan a prononcé un discours télévisé dans lequel il a déclaré que le TMC était disposé à reprendre les négociations. Cet appel a été lancé alors que ses hommes de main tiraient, battaient et tuaient dans les rues, et quelques heures avant que les forces de sécurité n’arrêtent un homme politique important de l’opposition, Yasir Arman, chef du Mouvement populaire de libération du Soudan (SPLMN). Les porte-parole du FDFC ont, à juste titre, déclaré qu’ils cesseraient tout contact politique avec le Conseil militaire et suspendaient les négociations, estimant que « la junte n’est plus un interlocuteur valable pour négocier avec le peuple soudanais ». Mais elle ne l’a jamais été auparavant ! Dès le début, sous la pression énorme du mouvement de masse, le TMC n’était rien d’autre que le centre névralgique de la contre-révolution, composée de criminels de guerre notoires et de partisans corrompus de l’ancien régime, qui cherchaient à détourner une révolution qui représentait une menace directe pour leur régime brutal et leur système exploiteur. De leur point de vue, la destitution d’Al-Bashir et d’autres hauts fonctionnaires n’est intervenue que pour tenter de préserver les fondements essentiels de l’ancienne machine d’État et sauvegarder leurs propres positions, dont ils dégagent des privilèges et bénéfices économiques importants.

    Une résistance héroïque

    Malgré l’ampleur de la violence du régime, les manifestants chassés du site lundi devant le ministère de la Défense ont fait preuve d’une résistance héroïque, continuant à manifester, érigeant des barricades dans les rues de Khartoum et d’Omdurman, la ville voisine. Dans les quartiers de la capitale, les gens se sont déversés dans les rues pour protester contre les actions de la junte, barricadant les rues, brûlant des pneus, bloquant les ponts. Mardi, des vidéos ont été diffusées sur les médias sociaux montrant des habitants en train de faire la prière l’Aïd al-Fitr derrière leurs barricades.

    Selon un partisan du CIO vivant à Khartoum, des manifestants ont barricadé la plupart des routes de la ville à partir du mercredi 5 juin, bien que certaines barricades aient depuis été enlevées par la force. De féroces combats de rue opposent régulièrement des jeunes en colère aux patrouilles de la RSF qui rôdent et terrorisent les masses ; des coups de feu continuent d’être entendus et d’autres tueries ont lieu. Mardi soir, les forces de sécurité ont tenté de démanteler le sit-in de Port-Soudan devant la 101e division d’infanterie sans y arriver, tandis que les travailleurs de Port-Soudan ont poursuivi leurs grèves et leurs actes de désobéissance civile. Les manifestants ont fermé la plupart des routes principales et un certain nombre de quartiers à l’aide de barrages routiers et d’incendies de pneus.

    Mardi, mercredi et jeudi, des marches de colère, des manifestations de masse et des barrages routiers ont également éclaté dans diverses parties du pays à mesure que l’ampleur des massacres à Khartoum devenait claire. Mercredi, des manifestations de masse ont éclaté à Zalingei dans le Darfour central, à El Geneina dans le Darfour occidental et à Nyala dans le Darfour-Sud, bravant gaz lacrymogènes et balles réelles et scandant des slogans demandant la chute de la junte militaire.

    Des sections de la classe ouvrière ont stoppé le travail pour protester contre les actions de la junte militaire, comme l’ont fait les ouvriers des champs pétroliers du Kordofan occidental. Lundi, les vols intérieurs et extérieurs se sont arrêtés à l’aéroport international de Khartoum, coïncidant avec l’annonce par l’Association soudanaise des pilotes d’une désobéissance civile totale, sans aucune exception pour aucun vol. En réaction, les milices du régime ont forcé les grévistes à travailler sous la menace. Les travailleurs des aéroports en grève ont été visités à leur domicile et forcés d’aller travailler sous la menace d’armes à feu. Un homme qui a refusé a été abattu devant sa famille.

    La menace d’une contre-révolution aussi brutale doit être contrée par une action collective massive et organisée et par l’autodéfense des masses révolutionnaires. Alors que les milices répandent la terreur, le viol et le massacre, l’organisation de la défense physique de la révolution est devenue une question de vie ou de mort. Des comités de défense devraient être mis en place dans tous les lieux de travail, les communautés et les quartiers, et établir des liens entre eux pour coordonner leur action et centraliser toutes les armes qu’ils peuvent trouver, y compris des armes de fortune.

    Les divisions de classe au sein des forces armées et les sympathies révolutionnaires qui prévalent encore parmi de nombreux soldats du rang devraient également être concrétisées sans délai. Après tout, la mutinerie latente dans les rangs inférieurs de l’armée a été l’une des principales raisons qui ont poussé la junte à se débarrasser d’Omar Al Bashir. Le SPA et les comités révolutionnaires devraient lancer des appels publics aux soldats de base et aux officiers subalternes pour qu’ils refusent tout ordre venant du conseil militaire, se rebellent contre leurs commandants, élisent démocratiquement leurs propres comités et se joignent au peuple révolutionnaire pour les aider à traquer et désarmer toutes les milices, arrêter et juger tous ceux qui ont tué, violé et torturé.

    Les appels lancés par le SPA en faveur d’une « désobéissance civile totale, de la fermeture de toutes les rues, ponts et ports principaux et d’une grève politique ouverte sur tous les lieux de travail et les installations, dans les secteurs public et privé » vont dans le bon sens. Alors que les appels à cette « grève globale » ont été lancés pour qu’elle débute dès dimanche, certains signes montrent qu’elle se développe déjà – bien qu’il soit difficile d’en évaluer l’ampleur avec les vacances de l’Eid. En tout cas, les masses n’ont pas le luxe d’attendre. Une action immédiate et décisive est nécessaire pour vaincre le déchaînement actuel de la contre-révolution. Barricades dans les rues, actions de grève avec des groupes de défense de travailleurs pour protéger les lieux de travail, occupations d’endroits stratégiques et infrastructures, sont le moyen de paralyser l’offensive actuelle de la junte réactionnaire, de ses milices et des forces de sécurité, et de commencer une contre-offensive révolutionnaire décidée.

    A bas le TMC – le pouvoir aux travailleurs et au peuple révolutionnaire !

    Au cours de la lutte révolutionnaire, un vaste processus d’organisation populaire a pris forme dans les communautés locales et sur les lieux de travail, dans les quartiers et lors des sit-in, développant dans les faits une situation de « double pouvoir » : défiant l’ancienne machine étatique dirigée par les généraux et les restes des anciens régimes, ont émergé les embryons d’une nouvelle société, sous la forme de divers comités révolutionnaires locaux. Avec ces comités locaux comme unité de base, un nouveau pouvoir d’Etat révolutionnaire pourrait être construit, qui pourrait donner défier la clique militaire dans le TMC et ses diverses annexes. Les comités de quartier, de grève etc, s’ils étaient généralisés, pourraient élire des représentants à des conseils locaux, régionaux et nationaux, et se battre pour le pouvoir politique au nom de la révolution.

    Pour qu’une telle lutte mobilise les énergies et le soutien les plus larges, il faut qu’elle inscrive sous sa bannière non seulement les revendications pour une véritable démocratie au Soudan, mais aussi les questions sociales et économiques brûlantes qui soumettent continuellement les masses à la souffrance quotidienne : la lutte pour le pain, l’emploi, des salaires décents, le logement, la terre, l’accès à l’éducation et aux soins, les transports,… Si cela est défendu de façon cohérente, un tel programme pourrait même contribuer à briser les rangs de certains des jeunes les plus opprimés et les plus sous-classés qui sont enrôlés dans les milices du régime et qui sont actuellement utilisés pour réprimer le mouvement.

    Mais ces exigences ne pourront finalement être satisfaites que si les secteurs-clés de l’économie sont retirés des mains de l’élite militaire corrompue et de la classe capitaliste nationale et étrangère, qui les siphonnent pour leur propre enrichissement. Comme l’a commenté ‘The Economist’ le 27 avril, « La junte a beaucoup à perdre. On estime que 65 à 70 % des dépenses de l’État sont consacrées à la sécurité, contre seulement 5 % pour la santé publique et l’éducation. Les familles liées aux secteurs militaires et de sécurité dirigent les entreprises qui dominent l’économie soudanaise. » Ces entreprises devraient appartenir au secteur public, être planifiées et gérées démocratiquement par les travailleurs et les masses révolutionnaires.

    Un gouvernement de travailleurs et de paysans pauvres, mettant en œuvre des politiques socialistes, mettrait fin au pillage de l’économie et à l’océan de misère qu’il entraîne, et désarmerait la contre-révolution tant politiquement que militairement. En appelant les travailleurs, les pauvres et les opprimés d’Afrique et du Moyen-Orient à se joindre à la lutte contre le capitalisme et la dictature, un tel gouvernement serait une énorme source d’inspiration pour les millions de personnes qui, dans le monde entier, suivent avec inquiétude la bataille en cours entre révolution et contre-révolution au Soudan.

    Actuellement, l’avenir de la révolution soudanaise est très incertain. Le vide politique hérité de l’absence d’un parti de masse, qui pourrait unir les travailleurs et le peuple révolutionnaire derrière un programme clair et montrer une voie décisive, pèse lourd sur le mouvement. Les informations faisant état de tensions et d’affrontements entre les Forces armées soudanaises et les RSF indiquent que la situation pourrait devenir très chaotique, des éléments d’une guerre civile prenant forme ou même la possibilité d’un « coup d’État dans le coup d’État », voire des affrontements plus sérieux entre diverses factions armées et milices en lutte pour le pouvoir. Cependant, le mouvement révolutionnaire n’a pas prononcé ses derniers mots, et il est du devoir de tous les socialistes, syndicalistes et militants de gauche du monde entier de soutenir cette lutte par tous les moyens possibles pour la mener à bien.

    Socialist Alternative Sudan exige :

    • La mobilisation immédiate pour la défense de la révolution soudanaise – pour une grève générale à l’échelle du pays contre le Conseil militaire.
    • L’autodéfense massive et démocratiquement organisée de la révolution : mise sur pied de comités de grève et de protection dans tous les lieux de travail, les rues et les quartiers – dissolution et désarmement des RSF et de toutes les milices du régime.
    • La défense de tous les droits démocratiques, la libération de tous les prisonniers politiques et des personnes arrêtées ces derniers jours.
    • La chute du régime militaire, l’arrestation des dirigeants du TMC – pour un gouvernement ouvrier et des pauvres basé sur des comités populaires.
    • Le droit du peuple soudanais de décider de son propre avenir – non à l’ingérence et à l’intervention des puissances internationales et régionales dans les affaires du Soudan.
    • La suppression des budgets militaires et de sécurité – pour un programme d’investissements publics massifs dans l’infrastructure, la santé, l’emploi et l’éducation.
    • La nationalisation sous contrôle ouvrier de toutes les entreprises et biens appartenant aux affairistes liés à l’ancien régime, aux hauts militaires et responsables sécuritaires.
    • La solidarité des travailleurs internationaux avec la révolution soudanaise – aucune confiance dans l’Union africaine, l’Union Européenne et les autres organes et gouvernements impérialistes.
    • A bas le capitalisme, l’exploitation et la guerre. Retour immédiat de toutes les troupes soudanaises du Yémen.
    • Pour un Soudan libre, démocratique et socialiste, reconnaissant le droit à l’autodétermination pour toutes les nationalités et groupes ethniques opprimés.
  • 25 ans du génocide au Rwanda (2) La colonisation et la décolonisation du Rwanda

     

    Comment le capitalisme a engendré la barbarie dans la région des Grands Lacs

    Il y a 25 ans, un événement d’une horreur inouïe et historique a eu lieu en Afrique de l’Est : le génocide des Batutsi (1) et le massacre des Bahutu (1) modérés. Cet événement qui fut médiatisé sidéra le monde entier. La barbarie à l’échelle industrielle entraina la mort de 800.000 à 1.000.000 de personnes en 3 petits mois. La période d’avril à juin 2019 est l’occasion de revenir sur les causes et les conséquences de ce massacre pour le Rwanda et toute la région. Nous publierons cette analyse en plusieurs parties, de la période précédant la colonisation à la situation actuelle, en passant par la colonisation, la décolonisation et la période du génocide elle-même.

    Par Alain Mandiki

    Les puissances impérialistes se disputent le gâteau Africain

    L’Allemagne, nouvelle puissance impérialiste

    Aucun Etat africain n’a l’allemand comme langue issue de la colonisation occidentale. Cette situation est due aux rapports de forces internationaux qui ont fait perdre à l’Allemagne toute leurs colonies sur le continent. L’Allemagne était déjà arrivée tardivement dans la “course aux colonies”. La cause était le retard qu’avait pris la bourgeoisie allemande pour réaliser son unité nationale. Alors que l’Angleterre, La France, la Belgique, l’Espagne, le Portugal et les Pays-Bas menaient des explorations depuis des dizaines d’années, l’Allemagne se lança tardivement dans la conquête coloniale.

    Ce retard accumulé dans l’unification nationale explique aussi le fait que le jeune Etat allemand se focalisa en 1871 sur le renforcement de son Etat en interne et ne se lança pas directement dans la guerre de conquête coloniale que menèrent ses rivaux. Dans un premier temps, c’est du capital privé qui bénéficia de la protection de l’Etat allemand qui se lança dans les explorations, les conquêtes et les investissements. La conférence de Berlin de 1885 consacra les rapports de forces militaires entre les différents puissantes qui verront émerger l’Afrique Orientale Allemande dont fera partie le Ruanda-Urundi.

    Parallèlement aux rivalités inter-impérialistes, les contradictions de la société monarchique rwandaise étaient remontées à la surface, entraînant une grave crise de régime. Après la mort de Kigeli IV Rwabugiri, son successeur a dû faire face à des incursions militaires belges sur son territoire et fut renversé suite à une défaite militaire et un complot ourdi en interne. Yuhi Musinga arriva ensuite à la tête du royaume. Très vite, le jeune roi s’allia avec les allemands pour stabiliser son pouvoir. Comme l’exprime très bien l’historien français Jean-Pierre Chrétien : “manifestement l’aristocratie rwandaise a joué la carte d’un camp européen contre l’autre, elle cherche l’appui de ceux qui lui semble les moins dangereux ou les plus respectueux…”(2) Cette alliance permit à l’Allemagne de stabiliser son empire colonial et de le gérer de manière économique avec des relais sur place ; et cela permit à la famille royale régnante de s’assurer le pouvoir.

    La Première Guerre mondiale redistribue les cartes

    Les puissances impérialistes tenteront de résoudre leurs différends coloniaux de manière pacifique à travers plusieurs conférences internationales. Finalement, la logique intraitable de concurrence entre les différentes bourgeoisies nationales conduira à la Première Guerre mondiale. Cette guerre fut menée pour redistribuée les cartes au niveau mondial, chaque Etat capitaliste voulant augmenter sa part du gâteau et assurer son hégémonie. La défaite de la Triple alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie), se soldera par la perte de l’AOF pour l’Allemagne.

    La tutelle du Ruanda-Urundi fut confiée à la Belgique qui réussit par un jeu d’équilibre à récupérer cette région-clé. En effet, la rivalité entre le Royaume-Uni et la France en Afrique de l’Est était permanente à l’époque, comme l’avait par exemple illustré l’incident de 1898 à Fachoda, dans l’actuel Soudan du Sud. Le territoire occupé par le Ruanda-Urundi est stratégique à plusieurs égards car il constitue une porte d’entrée au Congo, il est à la source du Nil et c’est aussi une porte d’entrée vers le Tanganyika et le Kenya qui ont des côtes sur l’océan Indien.

    La colonisation des esprits

    Afin d’assurer son pouvoir, le colonisateur belge comme l’allemand auparavant ne pouvait pas compter que sur la force ou la coercition. Ils se sont basés sur la famille royale, qui était le pouvoir précédent, pour avoir une base dans la société. Mais ils ont aussi eu besoin de casser toutes les résistances qui pouvaient être une barrière à l’exploitation coloniale. Ils ont donc figé la société qu’ils ont trouvée et ont créé de toutes pièces une division ethnique dans la population. Au Rwanda, l’ensemble de la population partageait la même culture, parlait la même langue, vénérait le même dieu “Imana”. Les colonisateurs ont institué le fait que ce peuple était divisé en deux ethnies totalement distinctes. Les Batutsi : race supérieure Hamito-sémites ou nilo-hamitique constituant 5% de la population, éleveur naturellement apte à diriger, couche de seigneurs proche de la race blanche. En dessous d’eux, les Bahutu : paysans bantous, race inférieure qui devait être commandée. Les Pères blancs (3) considéraient que seuls les Batutsi pouvaient bénéficier d’une instruction essentiellement primaire qui permettait d’avoir des postes dans l’administration coloniale. Une petite élite tutsi se constitua alors, mais qui ne représentait pas l’ensemble de la population décrite comme étant tutsi. Celle-ci était, dans sa majorité, exploitée comme les Bahutu.

    Pour faciliter ce processus, il a fallu réduire le pouvoir du roi et autoriser la liberté de religion afin d’imposer le catholicisme. Ce processus aboutira à la destitution de Musinga et à la mise en place d’un roi catholique proche de l’administration coloniale, Mutara III Rudahigwa. L’élite tutsi en constitution autour de lui aura sa place seulement si elle fait la jonction avec les intérêts coloniaux, comme le rappella le colonel Jungers aux élèves du groupe scolaire Astrida des Frères de la charité de Gand, qui formait les futures élites : “restez modestes. Le diplôme de sortie qui vous sera attribué, n’est pas une preuve de compétence. Il ne constitue que la preuve que vous êtes aptes à devenir des auxiliaires compétents.”(4)

    Dans les années 1930, l’administration coloniale fera renseigner, sur les papiers d’identité, la race à laquelle appartenait chaque rwandais. Selon l’historien français Yves Ternon, à cette époque, 15% se déclarèrent Tutsi, 84% Hutu et 1% Twa.(5)

    Après la guerre, la Belgique a été mise sous pression suite aux terribles famines qui ont eu lieu à cause du manque d’investissement agricole et en infrastructures. La Belgique a été forcée, par exemple, d’ouvrir l’enseignement aux Bahutu. Mais, encore en 1948, la revue des anciens élèves d’Astrida disait : “de race caucasique aussi bien que les Sémites et les indo-Européens, les peuples hamitiques n’ont à l’ origine rien de commun avec les nègres… Physiquement ces races sont superbes : malgré les inévitables métissages résultant d’un contact prolongé avec les nègres, la prépondérance du type caucasique est resté nettement marquée chez les Batutsi…”(6)

    L’Arabica, base du revenu de la colonie

    Au-delà de sa situation géostratégique, une des richesses du Rwanda réside dans ses terres agricoles. Le colonisateur Allemand, d’abord, puis Belge, a fait du Rwanda une terre de caféiculture. Ce processus a vu le remplacement de cultures maraîchères et vivrières par des cultures d’exportations dépendantes des prix sur les bourses mondiales. Pour acheminer ces marchandises, il a fallu construire et entretenir un réseau de routes carrossables. Cela s’est fait par le travail forcé, qui en 1930 représentait presque 2 mois par an.(7) Ces deux éléments ne pouvaient que renforcer les contradictions sociales, puisque la population était écartée du travail des champs pour entretenir l’infrastructure coloniale, mais devait en plus cultiver du café pour pouvoir payer les impôts à l’Etat. Cela entraînera des famines et des fuites de population vers les pays voisins.

    Edmond Leplae, Directeur de l’Agriculture au Ministère des Colonies de 1910 à 1933, mis en place un système de culture obligatoire qu’il copia du modèle Hollandais à Java. À cette époque, il y eu de 1 à 4 millions de plants de café planté par an. De 11 tonnes en 1930, la production grimpera à 10.000 tonnes en 1942 et 50.000 en 1959.

    La “révolution coloniale” : les populations opprimées commencent à se libérer de leurs chaînes

    Les marxistes ont toujours expliqué que la révolution entraîne la guerre et que la guerre entraîne les révolutions. Après la Seconde Guerre mondiale, un processus révolutionnaire a pris place partout à travers le monde. Les Etats alliés objectifs de ce processus ne pouvaient être que les pays dans lesquels la base sociale de l’Etat était différente et où le système de production représentait une alternative au système capitaliste. C’est donc l’URSS dans un premier temps puis la Chine en 1949 qui vont inspirer les révolutionnaires. À cette époque, la dégénérescence bureaucratique en URSS était déjà un frein relatif, mais l’économie bureaucratiquement planifiée (même avec ses limites) et la victoire face aux nazis vont conférer à la bureaucratie stalinienne une immense autorité. En effet, l’existence d’une alternative au système capitaliste permettra d’installer un rapport de force international favorable qui obligera la bourgeoisie dans les pays capitalistes avancés à offrir d’énormes concessions économiques, démocratiques et sociales à la classe ouvrière dans leur pays, et démocratiques dans les pays qui subissaient l’oppression coloniale. Par ailleurs, la bureaucratie qui s’est installée au pouvoir en URSS au cours des années 1920 a tout fait pour que n’émerge pas une révolution socialiste démocratique dans un autre pays. Cela aurait pu relancer le processus de lutte en URSS-même pour une véritable démocratie ouvrière et pour une planification économique démocratique. Malgré ces limites, c’est donc un modèle de révolution dirigée par le haut et une économie planifiée bureaucratiquement qui a été prise comme modèle alternatif dans tout un tas de pays lors des révoltes contre l’oppression coloniale.

    Dans la lutte contre l’impérialisme sur le continent asiatique, la victoire de l’armée populaire de Mao et la constitution d’un Etat ouvrier déformé par la bureaucratie dès son début sera le modèle que beaucoup de nationalistes dans les pays qui subissait encore le joug colonial utiliseront. Il ne se base pas sur la méthode et le programme du parti bolchevik durant la révolution russe qui s’est basée sur la combativité et le sens d’initiative de la classe ouvrière russe. Partant des contradictions propres au régime colonial, ce modèle se base sur la petite-bourgeoisie nationaliste, la couche supérieure de la société (officiers supérieurs, intelligentsia, …) et des éléments progressistes radicalisés qui luttent contre le pouvoir impérialiste. La stratégie utilisée n’est donc pas la mobilisation systématique de l’ensemble de la société à travers les actions collectives de masse telles que les manifestations et les grèves d’où émergent une situation de double pouvoir, mais bien la guerre de guérilla dirigée par ces couches. Dans une situation internationale et nationale favorable, cela mena à des victoires et à un recul temporaire des puissances impérialistes.

    Ce sera le cas par exemple en Indochine avec la défaite de l’armée française à Diên Biên Phu. De manière générale, un processus révolutionnaire dans un pays inspire les masses en lutte et les révolutions dans d’autres pays. En Afrique et en Amérique centrale et du Sud, ces exemples ont inspiré les couches qui cherchaient à vaincre l’impérialisme. Cela s’est traduit par la vague de luttes sur base des méthodes de guerres de guérilla qui prendra place entre autres à Cuba et en Algérie. À la fin des années ‘50, la plupart des combattants pour l’indépendance dans les pays colonisés sont gagnés par le nationalisme ; certaines couches de la petite-bourgeoisie sont touchées par les idées socialistes mais sur base du modèle de l’armée populaire de Mao. Le rôle dirigeant dans la révolution n’y est pas dévolu à la classe ouvrière et ses organisations indépendantes, mais bien à une couche supérieure de la société qui s’appuie sur une guérilla paysanne pour prendre le pouvoir.

    Au Rwanda, les élites nationales sont aussi touchées par ce processus. Mais la division ethnique de la société divise l’élite en deux camps qui tirent des conclusions différentes sur la manière de voir l’oppression coloniale. Dès 1957 se fonde l’Association pour la promotion sociale de la masse (APROSOMA). Celle-ci ne s’organise malheureusement pas sur une base de classe mais bien sur une base ethnique. En 1957 aussi, le Manifeste des Bahutu est écrit par 9 intellectuels hutu dont le futur président de la République Grégoire Kayibanda. Il dénonce non pas la colonisation mais bien le pouvoir tutsi. Pour eux, la question de l’indépendance est secondaire par rapport à la question de l’élimination de la domination économique, politique et culturelle des Batutsi.

    Les bases de l’idéologie génocidaires sont présentes dans ce manifeste. Il reprend la division en catégories créées par l’administration coloniale pour en déduire la nécessite d’une passation de pouvoir à la majorité hutu. Sur base de cette idéologie se crée le Parti du mouvement de l’émancipation hutu (PARMEHUTU). Pour l’élite tutsi regroupée autour de l’Union Nationale Rwandaise (UNAR), il faut l’indépendance et le départ de l’administration coloniale, ainsi que la remise en place d’une monarchie constitutionnelle au Rwanda. À côté de cela, un parti favorable aux intérêts occidentaux émerge : le Rassemblement démocratique rwandais (RADER), qui regroupe des anciens “astridiens” (8) et des Bahutu.

    Le pouvoir colonial, voyant le danger de la perte de contrôle, changea alors ses alliances et utilisa la petite-bourgeoisie hutu en promouvant l’idée du “peuple majoritaire”. Celle-ci fut portée en grande partie par la démocratie-chrétienne, principalement flamande, et l’élite de l’Eglise catholique sur place. Des élections furent organisées et remportés par le PARMEHUTU. La première république fut installée. Grégoire Kayibanda en était le président. Une politique de discrimination systématique vis-à-vis des Batutsi se mit en place, appuyée par des violences et des pogroms vis-à-vis de ceux identifiés comme tels. Les violences permettront de dévier la colère des masses contre un ennemi identifié et de détourner l’attention des problèmes auxquels faisait face le Rwanda : l’inégalité économique et la question agraire non résolue. La première République durera de 1962 à 1973. Mais le mécontentement populaire se poursuivra. Et sur base de cela, Juvénal Habyarimana, provenant du Nord du pays, utilisera les tensions régionales entre la petite-bourgeoisie hutu du centre et celle du Nord pour s’élever au pouvoir en 1973.

    > Nous publierons d’ici peu la troisième partie de cette analyse – La deuxième République, la guerre civile et le génocide de 1994.

    Notes :

    (1) Dans la région des Grands Lacs, pour les noms des populations, l’accord au pluriel se fait en ajoutant le préfixe ‘Ba-‘ et, au singulier, ‘Mu-‘. Par exemple, pour un ‘Tutsi’ et un ‘Hutu’, on dira ‘Mututsi’ et ‘Muhutu’.
    (2) Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Aubier, 2000, p. 188.
    (3) Ordre religieux missionnaire fondé par le Cardinal Lavigerie.
    (4) Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs…, p. 240.
    (5) Yves Ternon, Rwanda 1994. Analyse d’un processus génocidaire, dans “Revue d’Histoire de la Shoah” 2009/1 (N°190).
    (6) Citation reprise dans : Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs…, p. 247.
    (7) Ibidem, p. 245.
    (8) Anciens du groupe scolaire de Butare (ex-Astrida).

  • Soudan : Aucun compromis avec l’ancien régime – la révolution doit continuer !

    Quatre mois de lutte de masse dans les rues, avec un flot incessant de manifestations, de grèves, d’occupations et de sit-in, ont abouti à la destitution du dictateur Omar el-Béchir il y a un mois. Depuis lors, la poursuite d’un sit-in de masse devant le quartier général du Commandement général de l’armée soudanaise à Khartoum et des occupations de moindre envergure devant le quartier général de l’armée dans d’autres États résument la bataille en cours entre les forces vives de la révolution soudanaise et le “Conseil militaire transitoire” (TMC) qui s’est approprié le pouvoir politique au nom de la vielle garde et de la classe dirigeante.

    Par des partisans du Comité pour une Internationale Ouvrière au Soudan

    Des changements au sein des syndicats

    La révolution a conquis un certain nombre de choses. La plus importante d’entre elles est la formation, par la lutte, d’une organisation syndicale unifiée qui réunit diverses catégories professionnelles et les travailleurs du secteur public.

    C’est le cas, par exemple, de l’Union démocratique des avocats, qui a apporté un soutien juridique aux révolutionnaires et s’est présentée devant tous les tribunaux d’exception qui ont décidé de casser les manifestations. Elle se bat actuellement pour obtenir la reconnaissance officielle de son existence. C’est aussi le cas du Comité central soudanais des médecins, présent lors de toutes les manifestations et qui organise l’installation de cliniques médicales dans le sit-in. Il a également pris en charge le décompte statistique des morts durant les cinq mois précédents. D’autres secteurs organisés au sein d’organes syndicaux similaires indépendants des syndicats officiels se sont réunis pour constituer ce qu’on appelle l’Association soudanaise des professionnels (SPA), la principale organisation syndicale qui a organisé nombre des manifestations et a également lancé la “Déclaration sur la liberté et le changement”.

    Pourtant, tout en ayant joué un rôle très important dans l’organisation des manifestations, les dirigeants du SPA n’expriment pas clairement par quoi le régime actuel devrait être remplacé. Ils oscillent entre la pression de la rue, qui exige le départ du Conseil militaire transitoire, et leurs propres illusions envers un atterrissage en douceur de l’ancien régime dictatorial et envers leur capacité à convaincre les généraux d’accepter un compromis.

    Diverses organisations luttent également dans les entreprises et sur les lieux de travail pour soustraire les syndicats officiels à l’influence de l’ancien régime. A travers les restes du syndicat de la Kanana Sugar Company – la plus grande entreprise sucrière du pays, située dans l’État du Nil Blanc -, des centaines de travailleurs ont arrêté leur travail et organisé un sit-in devant la garnison militaire de Kenana pour satisfaire leurs revendications contre la corruption et les traitements injustes. Lors d’une assemblée générale du syndicat, les syndicalistes associés au système ont été chassés ; le syndicat a été restructuré de manière plus démocratique et le directeur corrompu du personnel de l’entreprise, responsable du licenciement de près de deux mille travailleurs il y a quelques années, a été expulsé.

    Plusieurs autres secteurs de la classe ouvrière ont commencé à entrer en action, comme les travailleurs temporaires de Port Soudan, les travailleurs pétroliers du Kordofan occidental, les techniciens de laboratoire de l’État de la mer Rouge. Ces actions ne visent pas seulement à exiger un changement radical dans les conditions de travail des travailleurs, mais souvent aussi à s’en prendre aux politiques répressives de l’ancien régime sur les lieux de travail en exigeant la réintégration de travailleurs licenciés pour leur opposition au régime, le renvoi des responsables “syndicaux” qui ont collaboré avec la dictature, etc.

    Les comités de quartier

    Le 11 mai, un “séminaire” sur la situation politique actuelle au Soudan a été organisé par un comité de quartier dans l’un des districts de Khartoum. Pareil événement était encore impensable il y a peu. L’initiative transpirait d’un sentiment révolutionnaire. Jusqu’à présent, le succès des sit-in est le fruit du travail continu d’une multitude de comités de base similaire répartis dans de nombreuses villes et villages à travers le pays.

    Une déclaration du SPA il y a quelques semaines suggérait de changer le nom de ces “Comités de résistance” pour qu’ils deviennent des “Comités de résistance et de changement”. Cela signifie que ces comités seraient chargés non seulement de la résistance à l’ancien régime, mais aussi du “changement”, c’est-à-dire de la construction d’un nouvel Etat et de la construction de ses fondations démocratiques. Il existe déjà des exemples de comités impliqués dans la gestion des affaires locales.

    Il est toutefois important que ces comités ne soient pas simplement utilisés comme un appendice auxiliaire à un arrangement politique conclu au sommet par les dirigeants du SPA. Ce comités doivent être considérés un outil par lequel les masses peuvent s’organiser afin de transformer la société et imposer leur propre volonté révolutionnaire. Pour que ce processus de création de comités prenne tout son sens, Soclialist Alternative Sudan défend qu’ils doivent reposer sur l’élection systématique des délégués et sur la possibilité de les révoquer. Les comités doivent également étendre leur influence jusqu’aux lieux de travail, à l’administration publique, dans les grands domaines agricoles, etc. Coordonnées à tous les niveaux, les comités pourraient constituer la base d’un gouvernement révolutionnaire indépendant composé de représentants des travailleurs et des masses pauvres, ce qui pourrait balayer le régime actuel une bonne fois pour toutes.

    Le discrédit des politiques d’islamisation

    Au Soudan, le régime de Bachir avait militarisé le discours religieux. Les émotions de la population majoritairement musulmane ont été exploitées à des fins personnelles et partisanes totalement étrangères aux croyances de la population. Récemment, un certain nombre de chefs religieux ont été chargés de tenter d’apaiser les manifestations. Mais ces derniers se sont constamment retrouvés défiés et repoussés par les gens. Toutes les tentatives visant à attiser la passion religieuse ont été contrecarrées et exposées comme des manœuvres. De nombreux cheikhs ont été expulsés des mosquées en raison de leur soutien au régime ou de leurs tentatives de diabolisation du mouvement révolutionnaire. Sur les marchés et dans les lieux publics, les gens prennent pour cible tous les symboles de l’ancien régime.

    Depuis son accession au pouvoir en 1989, le régime poursuivait une politique dite de “stabilisation” consistant à exploiter les institutions publiques dans leur propre intérêt en recrutant et en promouvant tous ceux qui appartiennent au Mouvement islamique. En retour, tous les employés qui ne faisaient pas partie du Mouvement islamique ont été retirés des institutions et mis à la retraite. Ainsi, toutes les institutions publiques ont été purgées et placées sous le contrôle direct du régime.

    Dernièrement, des voix se sont élevées pour exiger que toutes les institutions et entreprises publiques soient retirées du contrôle des collaborateurs de l’ancien régime. Les laisser à leurs positions permettrait à la contre-révolution de provoquer le chaos dans l’Etat après avoir réorganisé ses rangs.

    L’élite soudanaise tente l’apaisement

    Depuis l’indépendance du Soudan, l’histoire a été témoin de plusieurs soulèvements révolutionnaires avortés. Les élites dirigeantes capitalistes ont coopéré avec les militaires pour enrayer tout changement démocratique et social et défendre leurs profits et leurs intérêts au détriment de tout développement véritable pour les travailleurs et les pauvres. C’est ce même scénario que veulent suivre le Conseil militaire qui désire garder le pouvoir entre ses mains, mais aussi des dirigeants de l’alliance de l’opposition, les “Forces pour la liberté et le changement”, qui veulent faire des concessions et à trouver un accord au sommet qui assurerait la fin de la lutte révolutionnaire ‘‘par le bas’’.

    Depuis le premier coup d’État du matin du 11 avril jusqu’à aujourd’hui, la question du transfert du pouvoir à un gouvernement civil n’a pas été résolue. Cela s’explique par les limites programmatiques et stratégiques du comité de négociation, par son manque de confiance envers le mouvement de la rue et par la soumission, les tergiversations et les concessions continues des ‘‘Forces pour la liberté et le changement’’. Cela a déjà provoqué plusieurs différends au sein de cette alliance.

    Le conseil militaire tente de gagner du temps pour préserver son emprise sur le pouvoir et s’engage dans un certain nombre d’autres manœuvres (comme de siéger au côté des partis et autres forces politiques qui faisaient partie du gouvernement précédent jusqu’à la chute du régime dans un “gouvernement de réconciliation”). De leur côté, les ‘‘Forces pour la liberté et le changement’’ continuent à s’assoir avec le conseil militaire à la table des négociations pour parvenir à un partage du pouvoir. Cela est source de confusion dans le mouvement. Cela offre également à l’ancien régime et ses cadres plus de temps pour se réorganiser et d’essayer d’entamer la cohésion de la rue.

    Le 14 mai, les usurpateurs militaires ont annoncé un accord avec l’opposition pour une période de transition de trois ans vers une administration civile. Au même moment, les forces avec lesquelles les dirigeants du SPA négociaient tiraient à balles réelles dans les rues, ce qui a tué plus de 10 manifestants les 14 et 15 mai ! Cela illustre de manière évidente que cet arrangement est un compromis pourri. Il s’agit d’une nouvelle manœuvre de la vielle garde militaire pour conserver le pouvoir et briser le mouvement qui doit être catégoriquement rejetée.

    En tout état de cause, un “gouvernement civil”, s’il voit le jour, n’offrirait aucun salut aux millions de Soudanais pauvres, travailleurs, femmes et jeunes qui luttent pour un changement révolutionnaire. Le salut viendra d’une rupture définitive avec le capitalisme, un système basé sur l’exploitation de la majorité du peuple par une petite élite qui ne gère l’économie qu’à son propre profit. C’est pourquoi il est important de construire une organisation de masse des travailleurs et des jeunes indépendante du pouvoir et capable de s’opposer fermement à toute conciliation avec des forces pro-capitalistes.

    Nous soutenons la tenue d’élections libres et démocratiques, mais la réalisation de toutes les revendications démocratiques de la révolution ne peut être réalisée en restant dans les limites du capitalisme. Nous appelons à la formation d’une assemblée constituante révolutionnaire, élue dans tous les secteurs de la société, pour planifier l’avenir du Soudan.

    Le chef du conseil militaire parle d’”achever le soulèvement et la révolution bénie”. Mais ces personnes n’ont aucun mandat ni aucune légitimité pour parler au nom de la révolution… à laquelle elles se sont d’ailleurs opposées de toutes leurs forces !

    La destitution de Bachir ne s’est pas faite par la négociation, mais par le pouvoir irrésistible de l’action de masse. C’est pourquoi Socialist Alternative Sudan exige la suspension immédiate des négociations avec le conseil militaire et défend la poursuite de la révolution dans le but que les masses elles-mêmes prennent le pouvoir !

    Les négociations avec le conseil militaire retarderont ce processus et pourront même le tuer. C’est pourquoi nous nous opposons à toute entente avec le conseil militaire. Au lieu de cela, le SPA devrait appeler à une nouvelle campagne de désobéissance civile de masse comprenant des actions de grève généralisées, pour se débarrasser une fois pour toutes de la junte militaire.

    Dix jours seulement après le renversement de Bachir, face à l’intransigeance du conseil militaire et à l’impasse dans laquelle se trouvaient les négociations, les forces de “Liberté et changement” étaient revenues vers les sit-in en annonçant avoir suspendu toute négociation avec le conseil militaire. L’arrivée d’un grand convoi transportant des milliers de révolutionnaires d’Atbara – la première ville qui a allumé le feu de la révolution en décembre de l’année dernière – jusqu’au lieu du sit-in dans la capitale avait redonné un élan au camp de la révolution. Le conseil militaire a été contraint de reculer et a même publié un communiqué de presse admettant que les forces du SPA étaient la seule force représentant la rue !

    Le 2 mai, des centaines de milliers de personnes ont à nouveau manifesté pour exiger la démission du conseil militaire. Mais au lieu d’utiliser cette dynamique pour que le mouvement aille de l’avant, les dirigeants de l’opposition ont pris peur et se sont précipités pour négocier avec les principaux représentants de la contre-révolution.

    Les ambitions militaires et l’”État profond”

    Les Forces de soutien rapide, des forces armées à l’histoire sombre (une force paramilitaire soudanaise sous le commandement du National Intelligence and Security Service, NdT), ont profité de leur nouvelle position acquise lors du coup d’État pour imposer leur pouvoir et saisir toutes les entreprises qui appartenaient à des parties de l’ancien régime.

    Les journaux ont beaucoup parlé de la remise des entreprises privées de l’ancien régime aux mains de l’armée, prétendument pour tenter de récupérer les fonds pillés dans le pays. Ces entreprises feront-elles partie du Trésor public ou seront-elles finalement rachetées par les Forces de soutien rapide ? Nous pourrions assister à Khartoum à un scénario similaire à celui de l’armée de Sisi en Égypte, où de gros pans de l’économie passent des mains des magnats de l’ancien régime au sommet de l’armée : d’une clique de gangsters pro-capitalistes à une autre. Pendant ce temps, la situation de misère et de chômage massif est restée pratiquement la même pour la population égyptienne.

    Pour éviter cela, Socialist Alternative Sudan défend que tous les actifs, les entreprises et les fonds qui appartenaient auparavant aux escrocs du régime soient ouverts à un audit public, immédiatement nationalisés et gérés démocratiquement par les comités élus des travailleurs et du peuple révolutionnaire. De telles mesures devraient être étendues à toutes les propriétés et entreprises qui menacent de fermeture, de licenciement ou de délocalisation, et être considérées comme les “premières salves” de la chute du capitalisme au Soudan. Faire face au sort des masses exige des mesures socialistes radicales.

    L’armée est aujourd’hui divisée en au moins deux factions : l’armée avec toutes ses forces officielles, puis les Forces de soutien rapide sous la direction de Hamidi. Celle-ci est une faction militaire plus proche d’une force tribale que d’une armée nationale. Elle est responsable de divers crimes commis au Darfour. Au départ, il s’agissait d’une milice tribale soutenue par le gouvernement précédent avec des armes et des fonds pour lutter pour la guerre au Darfour. Cette milice a bénéficié de la guerre et de l’argent qui lui a été versé pour accroître ses effectifs. Elle dispose également d’une importante source de revenus économiques, à commencer par une mine d’or prise de force (ou par un accord avec l’ancien régime – ce n’est pas clair) ainsi que d’un généreux financement des Etats du Golfe pour participer à la guerre au Yémen. Il faut ajouter à cela les fonds de l’Union européenne qui sont versés directement à ces forces, en dehors du Trésor public, pour stopper les migrants à la frontière.

    Ces derniers jours, un certain nombre de scénarios ont fait allusion aux activités contre-révolutionnaires réelles de “l’État profond”. L’approvisionnement en eau et en électricité a été interrompu pendant de longues périodes, et bien que le “soutien” soit arrivé des États du Golfe, il y a eu une pénurie de combustible avec des files d’attente pouvant atteindre une journée entière. La chaîne de télévision soudanaise, la chaîne nationale, a diffusé toutes sortes de rumeurs et de fausses nouvelles contre le sit-in, même après le coup. La violence et les fusillades déclenchées ces dernières nuits sur les manifestants lors du sit-in à Khartoum, qui ont fait des dizaines de morts et de blessés, sont aussi largement considérées comme le fait de bataillons fantômes composés de partisans du régime évincé. Cela prouve que la guerre avec l’ancien régime fait toujours rage et que la contre-révolution est à son apogée.

    Pour Socialist Alternative Sudan, les travailleurs et les masses révolutionnaires doivent entreprendre la dissolution et le désarmement systématique de toutes les milices réactionnaires, organiser la défense du mouvement et la protection et la sécurité des quartiers, tout cela au travers de leurs comités. Nous appelons également les rangs de l’armée qui sympathisent avec le mouvement à élire leurs propres comités et à s’associer aux comités ouvriers et de quartier. Ils devraient se débarrasser des officiers corrompus et réactionnaires et joindre leurs forces à la lutte révolutionnaire.

    Des intérêts régionaux

    Les journaux des pays impérialistes ont brouillé l’image de la situation réelle sur le terrain et donné l’impression que la révolution était réussie et terminée. Au même moment, le scénario du vol de la révolution était tissé dans les coulisses. Avec la junte militaire, une contre-révolution a été préparée avec le soutien des pays impérialistes et leurs alliés du Golfe, en plus de l’État dit profond et de toutes les forces ayant un intérêt commun à vaincre la révolution. Certaines informations ont révélé que le chef adjoint de la sécurité nationale s’était rendu en Égypte quelques jours avant le coup d’État lors d’une visite secrète pour y consulter les dirigeants du Golfe afin de planifier le processus d’isolement de Bachir – ce qui illustre clairement la relation des pays voisins comme l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, par le biais de l’Égypte dans ce cas-ci. Taha Osman, l’ancien vice-président du Soudan, a fui le Soudan pour l’Arabie saoudite après avoir annoncé sa tentative de renverser Bachir avec le soutien des régimes saoudien et émirati.

    Outre la politique étrangère déséquilibrée du régime de Bachir, son soutien au terrorisme et ses alliances fondées sur des intérêts politiques à court terme, c’est le statut géopolitique du Soudan comme point d’entrée en Afrique et ses relations avec les pays arabes qui ont incité de nombreux pays régionaux à intervenir dans le processus de changement de régime.

    Dès les premiers jours du coup d’État, les régimes saoudien et émirati ont offert leur soutien militaire afin de préserver la survie de la junte militaire au pouvoir. Ils s’attendaient à ce que les intérêts de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis au Yémen soient protégés par le maintien des forces militaires soudanaises qui y combattent. Cela contraste fortement avec les exigences des révolutionnaires et des militants de la rue, qui souhaitaient le retour immédiat des troupes du Yémen, et ce sera l’une des premières mesures adoptées par un nouveau gouvernement post-Bashir.

    Cependant, avec la marge étroite dont disposait le conseil militaire pour continuer à gouverner en naviguant entre les pressions de la rue et la pression internationale, l’Union africaine n’ayant donné que deux semaines au conseil militaire pour transférer le pouvoir à un gouvernement civil, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont exploité leur influence par l’Égypte. Cela a accru la colère de la rue et révélé pleinement les intérêts de ces pays, enracinés dans ceux du Conseil militaire. Les manifestants ont organisé deux veillées devant l’ambassade égyptienne pour exprimer le rejet total de l’ingérence égyptienne dans les affaires soudanaises.

    Socialist Alternative Sudan s’oppose à toute forme d’ingérence impérialiste et régionale dans le processus révolutionnaire qui a lieu au Soudan. Nous soutenons la fin de la guerre barbare au Yémen, nous sommes solidaires des luttes des travailleurs et des peuples opprimés dans le monde et nous appelons tous les travailleurs et les jeunes de la région et de la communauté internationale à soutenir la révolution soudanaise en cours et à lutter pour un monde démocratique et socialiste.

     

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