Category: Dossier

  • Programme de transition et nationalisations (1) – Introduction

    La crise capitaliste mondiale est la confirmation de la justesse de l’analyse des marxistes, mais elle nous place directement devant de nouveaux enjeux. Les changements dramatiques qui se déroulent sur le plan sociétal vont influencer la conscience des masses et les contradictions entre les classes, ce qui signifie que le fait de proposer et de formuler un programme socialiste par l’agitation et la propagande nous place devant de nouveaux problèmes.

    Par Sascha Stanicic (juin 2009)

    Lorsque que le monde arrive dans une nouvelle époque – et c’est cela qui se produit aujourd’hui devant nos yeux – le plus grand ennemi du mouvement révolutionnaire est la routine, l’immobilité, le maintien des vieilles formules. Pour une organisation marxiste, les grands changements doivent avoir comme conséquence la remise en question de la méthode de travail et du programme, afin de les adapter aux nouveaux enjeux.

    C’est pour ça que depuis quelque temps, au sein du SAV (Sozialistische Alternative, notre section-soeur en Allemagne), un débat se déroule sur la manière d’introduire la question du socialisme dans la classe ouvrière et la lutte de classe de façon compréhensible. Quels slogans et quelles revendications peuvent être mis en avant, et comment les présenter? Ces discussions ne sont pas l’expression de divergences politiques, même si la discussion se passe de façon vive et parfois même controversielle. C’est un élement crucial de la vie dans une organisation marxiste, essentiel pour son développement et celui de son programme. Ces débats doivent, et c’est encore plus vrai dans des périodes de grands changements, former un élément essentiel de la vie et de l’activité d’une organisation marxiste révolutionnaire.

    Quand on parle de la continuation du développement d’un programme marxiste, nous ne parlons pas de la base de ce programme. Cette base peut être résumée en un seul mot : socialisme. La crise du capitalisme et tous les problèmes qui en découlent – du chômage massif à la pollution en passant par les guerres – ne peuvent pas être résolus dans le contexte du capitalisme. Sur base de la propriété privée des moyens de production, du marché, et de la production dans le but de maximaliser le profit, aucun développement harmonieux de la société sur le plan international n’est possible, et les contradictions de classes croissantes ne peuvent êtres dépassées. Le socialisme est devenu une nécessité, comme le disait déjà Rosa Luxembourg au début du 20e siècle.

    Néanmoins, un programme marxiste ne se compose pas que de la revendication du socialisme. Il est constitué de toute une série de revendications, d’objectifs de lutte, de stratégies et de tactiques qui, ensemble, montrent le chemin vers le socialisme – et qui sont formulés de telle façon qu’il peuvent trouver du soutien parmi les travailleurs et les jeunes, et ainsi devenir une force matérielle. Un programme marxiste est alors tout à fait lié avec la méthode sur base de laquelle il est rédigé. Cette méthode est la «méthode transitoire», et nous élaborons un «programme de transition». Avec le programme de transition, nous ne parlons pas d’un texte – pas même du document de fondation de la Quatrième Internationale en 1938, qui porte ce nom. La méthode qui est utilisée dans ce document et qui est expliquée par Trotsky était déjà développée et en utilisation dans le mouvement marxiste révolutionnaire avant Trotsky. La contribution de Trotsky a été le développement d’une formulation générale du concept des revendications transitoires.

    Déjà dans le Manifeste du Parti Communiste, nous trouvons à la fin de la deuxième partie une série de revendications, qui décrivent les tâches de la classe ouvrière après la conquête du pouvoir politique. Ces revendications sont souvent considérées comme des exemples de revendications transitoires, mêmes si elles sont décrites comme des tâches à accomplir après la conquête du pouvoir, plutôt que des tâches en route vers cette prise de pouvoir.

    Le texte de Lénine «La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer» de l’année révolutionnaire de 1917 est un autre document qui a le caractère d’un programme de transition.

    C’est surtout lors des troisième et quatrième congrès mondiaux de l’Internationale Communiste (Comintern), que s’est développé un débat intense sur le programme. Celui-ci a abouti à la question pour toutes les sections d’élaborer des programmes nationaux dans lesquels les revendications transitoires joueraient un rôle central.

    Le débat dans le Comintern

    Un programme de transition n’est pas synonyme de programme pour le socialisme, dans le sens qu’il ne met pas en avant les principes qui sont à la base du marxisme et d’une société socialiste.

    Un programme de transition formule les tâches qui peuvent conduire à la prise de pouvoir par la classe des travailleurs, la classe ouvrière. Il reconnait la contradiction entre d’un côté la maturité des conditions objectives pour le socialisme et, de l’autre, l’immaturité de la classe ouvrière.

    Après la défaite des révolutions en Allemagne, en Hongrie et en Italie, juste après la Première Guerre Mondiale, le Comintern a discuté de la nécessité de gagner d’abord les masses pour le Parti Communiste, avant de pouvoir gagner le pouvoir. Cette discussion a conduit ensuite à la méthode du front unique et des revendications transitoires.

    En général, les revendications transitoires font le pont entre la conscience de la classe ouvrière et l’objectif de la prise du pouvoir lors de l’effondrement contre le capitalisme. Le point de départ de la formulation d’une revendication n’est pas la conscience de la classe, mais la nécessité objective du socialisme et des possibilités materielles objectives pour y parvenir. Une revendication doit donc toujours être claire quant à la question de savoir dans quelle direction la transition nous mène: le socialisme ne peut pas être mis de côté sous prétexte qu’il n’y a pas une conscience socialiste massivement présente. Mais comment faire le pont entre le socialisme et la conscience existante? Le programme de transition transcende la scission entre le programme minimal et maximal, contrairement à ce que faisait l’ancienne social-démocratie d’avant la Première Guerre Mondiale.

    Il est évident que ces discussions au sein du Comintern et la Quatrième Internationale prenaient place dans des périodes historiques différentes, pendant des situations révolutionnaires ou pré-révolutionnaires.

    Trotsky a écrit en 1938 la célèbre phrase: “La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire.” Le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO), dont le SAV est la section allemande, a au cours des vingt dernières années affirmé que cette crise a reçu une connotation plus générale et plus profonde dans la période actuelle. Tant la direction que la conscience et l’organisation de la classe ouvrière sont aujourd’hui atteintes par cette crise. Sur cette base, nous avons développé comme conclusion la «double tâche» des marxistes: la construction d’une organisation révolutionnaire-marxiste d’un côté, l’élargissement de la conscience socialiste et la construction d’organisations larges de la classe ouvrière, telles que des nouveaux partis de travailleurs, de l’autre.

    Revendications minimales

    Un programme transitoire ne doit pas mettre de côté les revendications minimales, les revendications directes. Il ne s’agit pas de mener la discussion sur la caractère d’une revendication en particulier. Faire d’une revendication une véritable revendication transitoire découle de l’ensemble du programme de revendications.

    Ceci devient plus clair avec la citation suivante. Une résolution du troisième congrès mondial du Comintern établit que: «Ni la capacité de survie ou de compétition de l’industrie capitaliste, ni la capacité du secteur financier capitaliste ne doivent être prises en considération par les partis communistes, mais uniquement les limites des tourments que la classe ouvrière peut endurer. Lorsque les revendications découlent des besoins vivants de la classe ouvrière au sens large, lorsque les masses sont remplies du sentiment qu’elles ne peuvent pas vivre plus longtemps sans la réalisation de cette revendication, la lutte pour ces revendications devient le point de départ de la lutte pour le pouvoir. Au lieu du programme minimal des réformistes et des centristes, l’Internationale Communiste met en avant la lutte pour les besoins concrets du prolétariat, à travers un système de revendications, qui dans leur totalité annihileront le pouvoir de la bourgeoisie, qui organisent le prolétariat et forment des étapes dans la lutte pour la dictature du prolétariat, un système dans lequel chacune de ces revendications donne l’expression d’une nécessité des larges masses, même si ces masses ne se mettent pas encore consciemment sur la position de la dictature du prolétariat.»

    Dans le «Programme de transition» de 1938, Trotsky écrivait ceci: «La IV° Internationale ne repousse pas les revendications du vieux programme “minimum”, dans la mesure où elles ont conservé quelque force de vie. Elle défend inlassablement les droits démocratiques des ouvriers et leurs conquêtes sociales. Mais elle mène ce travail de tous les jours dans le cadre d’une perspective correcte, réelle, c’est-à-dire révolutionnaire. Dans la mesure où les vieilles revendications partielles “minimum” des masses se heurtent aux tendances destructives et dégradantes du capitalisme décadent – et cela se produit à chaque pas -, la IV° Internationale met en avant un système de revendications transitoires dont le sens est de se diriger de plus en plus ouvertement et résolument contre les bases mêmes du régime bourgeois. Le vieux “programme minimum” est constamment dépassé par le programme de transition dont la tâche consiste en une mobilisation systématique des masses pour la révolution prolétarienne.»

    Aujourd’hui, nous sommes aussi dans le cas où les revendications même partielles ne sont accessibles que sur base d’une mobilisation massive, et amènent rapidement la question du système et du pouvoir. Ceci non pas parce que les possibilités materielles ne sont pas présentes pour les concrétiser, mais parce que les capitalistes refusent ces revendications sur base de leur logique de profit. Selon Marx, les revendications minimales de la social-démocratie sont «applicables dans la société capitaliste, et c’est pour cela qu’elles jouent un rôle révolutionnaire, parce que la société capitaliste refuse encore et encore ces revendications tout à fait réalisables et même nécessaires pour la classe ouvrière».

    Programme de transition

    Qu’est-ce qu’une revendication transitoire? Le sous-titre du «Programme de transition» l’explique: «La mobilisation des masses à travers des revendications transitoires en guise de préparation à la prise du pouvoir». Les notions les plus importantes dans cette phrase sont: mobilisation et prise du pouvoir.

    Une revendication transitoire n’est pas seulement en première instance une revendication matérielle, dont la réalisation n’est possible qu’après la mise à bas du capitalisme. Ceci est certes un élément important, qui vaut pour des revendications telles que l’échelle mobile des salaires, une diminution radicale du temps de travail, un salaire minimum et une rente minimum. D’autres éléments fondamentaux des revendications transitoires sont la remise en cause de la propriété, telle que la revendication de l’expropriation de certaines entreprises (par exemple celles qui prévoient des licenciements massifs), l’annulation des privatisations ainsi que la mise sous domaine public des banques et des grosses entreprises. Nous allons bien entendu constamment avancer ces revendications en tant qu’instruments nécessaires afin de défendre les emplois, les services, etc.

    Mais pour des revendications transitoires et pour un programme de transition, ce qui est également déterminant, c’est le caractère mobilisateur de ces revendications. Cela signifie aussi que ces revendications doivent répondre à la question de la lutte de classe, d’organes de lutte, d’activités et d’organisations ouvrières indépendantes. Cela signifie encore que les revendications matérielles doivent être rédigées en relation les unes avec les autres, et que la manière de poser ces revendications ne doit pas non plus être perdue de vue. Un programme de transition est donc là pour faire en sorte que la classe ouvrière développe une conscience de classe, passe d’une classe “en soi” à une classe “pour soi”, et devienne donc un sujet historique.

    Cela signifie aussi que les revendications ne sont pas orientées à quelqu’un de manière passive. Elles ne sont là ni pour l’Etat bourgeois, ni pour la bureaucratie syndicale, même si cela ne veut évidemment pas dire que l’on ne doit pas développer de revendication vers ces personnes.

    Les titres du premier chapitre du programme de fondation de la IVème Internationale sont:

    1. Echelle mobile des salaires et du temps de travail
    2. Syndicats
    3. Comités d’entreprise
    4. Contrôle ouvrier
    5. Expropriations
    6. Piquets de grève, milices ouvrières, etc.

    Ces titres expriment l’orientation vers la création d’organes de lutte et de bastions de pouvoir pour la classe ouvrière. Le but est que la classe ouvrière prenne son sort entre ses propres mains.

    Mais ces revendications doivent également trouver une connexion auprès de la conscience de la classe ouvrière et de la phase de lutte ouvrière du moment. La position et l’approche des marxistes quant à la question des syndicats et des comités d’usine se sont par exemple modifiées au fil des années.

    Lénine et Trotsky pensaient que les syndicats ne seraient pas en état d’organiser la majorité de la classe ouvrière. Le rôle des comités d’usine serait donc, à une époque de lutte de classe exacerbée, d’organiser les plus larges couches de la classe ouvrière. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’impact des syndicats réformistes a été tel que le taux de syndicalisation dans certains pays a pu s’élever à plus de 50%, et même dans certains cas à plus de 80%. Par conséquent, la revendication de former des comités d’usine a été en partie mise de côté. Dans un texte du milieu des années ‘90 où il parle du programme de transition, Peter Taaffe a écrit qu’au Royaume-Uni, les délégations syndicales ont repris dans la pratique la fonction des comités d’usine. Aujourd’hui, la question se pose de nouveau, dans un contexte de changements au sein de la classe ouvrière, d’affaiblissement des syndicats dans de nombreux pays et de développement de nouvelles industries et sociétés avec un bas niveau d’organisation. Lors des derniers mois, nous avons à de nombreuses reprises mis en avant la question de comités de grève indépendants. Cette revendication n’est certainement pas adaptée à chaque grève et à chaque instant mais, fondamentalement, nous devons trouver une manière d’avancer des slogans qui aident les travailleurs à obtenir le contrôle de leur propre lutte. En même temps, nous devons y ajouter la revendication cruciale d’un syndicat combatif et démocratique. Notre revendication pour un nouveau parti des travailleurs est une partie centrale de notre programme dans de nombreux pays. En 1938, cette revendication était correcte pour les Etats-Unis, mais elle ne présentait aucun intérêt ailleurs, étant donné l’existence de grands partis ouvriers social-démocrates ou communistes (staliniens).

    La revendication de milices ouvrières, reprise en toutes circonstances par certains groupes ultra-gauchistes, ne correspond pas à la conscience de la classe ouvrière, ni à la phase actuelle de la lutte de classe. Sous les conditions actuelles, cette revendication est même un obstacle à ce que les travailleurs empruntent le pont en direction du socialisme. Nous pouvons seulement en dire ceci: à chaque légume sa saison. La question des milices ouvrières se pose aujourd’hui dans le processus révolutionnaire au Vénézuéla, et nos camarades y présentent des slogans qui vont dans ce sens. Dans les pays capitalistes développés, cela n’est pas le cas. Nous expliquons cependant ces idées dans des articles historiques et dans des textes qui expliquent par exemple notre programme en ce qui concerne le Vénézuéla. Avec cela, nous clarifions que nous sommes en essence d’accord avec l’idée de milices ouvrières.

    Lorsque nous désirons vérifier si un programme a un caractère transitoire, il est crucial que avant tout il fasse une liaison avec la lutte actuelle et la conscience existante. En deuxième lieu, il doit poser la question de la propriété, et en troisième lieu assurer la mobilisation, la lutte et le développement de la conscience de classe. Notre brochure “Qui nous sommes et ce que nous voulons” contient de nombreuses revendications concrètes mais remplit certainement aussi les conditions d’un programme de transition. Elle mène par conséquent à la conclusion de la relation de propriété et de pouvoir et à l’auto-organisation de la classe ouvrière.

    Mais nous pouvons certainement encore améliorer notre méthode pour lier les revendications matérielles à la question du pouvoir ouvrier. Ceci vaut certainement pour la question importante du contrôle ouvrier.

    Par exemple, la revendication d’une réduction du temps de travail sans perte de salaire et avec embauche compensatoire pose la question de qui décide de ces embauches compensatoires et donc de comment une stimulation du rythme de travail peut être empêchée. Par conséquent, nous pouvons mettre en avant la mise sur pied de comités de contrôle élus par le personnel et qui a un droit de véto y compris vis-à-vis des clauses du contrat de travail.

    Un autre exemple est la lutte dans les entreprises, comme à Berlin, en 2006, à Bosch-Siemens-Hausgerätewerk (BSH). Lors de cette lutte, nous avons proposé l’occupation de l’entreprise. Dans des luttes similaires, il peut être sensé de propager l’idée d’une continuation de la production sous la gestion autonome du personnel. Mais cela doit alors également être lié à la revendication de la nationalisation de l’entreprise et de la nécessité d’une économie planifiée, afin de contrer les illusions dans des solutions coopératives au sein du capitalisme.

    Nationalisation sous contrôle et gestion ouvriers

    Dans le cadre de la nouvelle situation mondiale, la question se pose aussi de savoir comment présenter nos revendications concernant la nationalisation des besoins de production et en faveur du contrôle ouvrier et de la gestion ouvrière. Avant que nous ne parlions de la présentation de notre programme, il est nécessaire de s’assurer que le contenu de notre programme est clair. Aujourd’hui il y a parmi la Gauche beaucoup de discussions et de confusion quant à cette revendication. Certains, sur base d’une opposition abstraite contre le “public/étatique” de façon générale, sont contre les nationalisations. Ces personnes parlent plutôt de socialisation, de coopération, ou de prise en charge par la collectivité. Certains donnent l’impression qu’ils ne veulent poser la question de la propriété des moyens de production qu’après la victoire sur le capitalisme, d’autres parlent de formes de propriété mixtes.

    Les marxistes sont en faveur de la nationalisation des moyens de production, y compris ici et maintenant, à l’intérieur du cadre de la société capitaliste encore existante, donc, et aussi après une révolution socialiste victorieuse, dans le cadre de l’Etat ouvrier alors en construction. Seul un Etat – au moins aussi longtemps que les structures d’Etat ne sont pas encore détruites – est capable de prendre en compte les intérêts de l’ensemble de la collectivité dans l’économie, d’organiser l’équilibre financier entre différentes branches de l’économie, de planifier les investissements de manière sensée, de désactiver les lois du marché et de s’occuper de la répartition des biens de consommation qui ont été produits. L’ancienne Poste publique était (avec ses limites) un exemple des possibilités d’un Etat. Les parties non rentables de la Poste étaient financées avec les moyens des parties plus rentables, afin de maintenir un service abordable pour les masses.

    Le terme “nationalisation” entraîne des connotations négatives chez une grosse partie de la classe ouvrière au souvenir de la nationalisation stalino-bureaucratique, comme en Allemagne de l’Est, ou des nationalisations bureaucratiques capitalistes, et donc orientées vers le profit, que l’on a vues en Occident. Nous ne pouvons pas faire comme si cela n’existait pas, nous pouvons seulement tenter de trouver une manière de souligner le contenu de notre revendication et de le placer au coeur du débat. Cela, nous l’avons fait dans le passé en recourant à d’autres notions dans le but de pouvoir entrer en dialogue avec la classe ouvrière: passage sous propriété publique et entre les mains de la collectivité. Nous avons encore utilisé des slogans tels que “Opel au mains des travailleurs”.

    Il est absolument nécessaire d’être flexible dans de tels débats, mais nous ne devons jamais mettre de côté notre contenu. La notion de “propriété collective” peut aussi vouloir dire propriété sous forme de coopérative. L’expropriation signifie seulement que l’on veut dépouiller le propriétaire actuel de sa propriété, mais ne dit encore rien à propos de la nouvelle forme de propriété. La notion de “socialisation”, en revanche, est avant tout une forme théorique et erronée en tant que revendication transitoire, parce qu’elle peut conférer l’impression qu’il est possible dans la situation actuelle d’avoir une société qui ne fonctionnerait pas sur base d’un Etat. Nous préférons ne pas utiliser ces termes car ils ne sont pas clairs. Ceci ne signifie toutefois pas que nous devons argumenter contre l’usage de ces notions au cas où elles seraient utilisées lors d’assemblées de travailleurs. Mais nous devons chercher une manière de donner un contenu marxiste correct à ces concepts.

    Limitations par le capitalisme et le stalinisme

    Il est important de faire une distinction claire entre notre revendication de nationalisation et sa version stalinienne, de même qu’avec les formes de plus en plus nombreuses de nationalisations capitalistes. C’est pourquoi y ajouter la question du contrôle démocratique par les travailleurs et de la gestion ouvrière est un argument clé. Cet argument doit lui aussi être employé de manière flexible dans différentes situations concrètes. Nos formulations sont aussi à regarder en fonction du lieu où nous allons les utiliser, auprès de travailleurs dont l’usine est menacée de fermeture ou dans un tract à un congrès de Die Linke pour commenter les propositions de programme, par esemple. Il peut être nécessaire d’employer des formulations plus courtes et plus pointues. Par exemple: “Nationalisations dans l’intérêt des travailleurs” ou “Nationalisations, pas pour sauver leurs profits, mais pour sauver l’emploi”. Dans notre programme général, il peut être judicieux d’utiliser “Nationalisations socialistes, pas capitalistes”. Cela n’est par contre certainement pas valable dans un discours agitationnel à la porte du chantier naval de Rostock (en ancienne Allemagne de l’Est). Cela peut bien clarifier un discours lors d’un congrès régional de Die Linke. En même temps, nous devons être clair sur le fait que nous ne sommes contre certaines nationalisations, comme le fait de nationaliser uniquement des secteurs économiques non-rentables.

    Nous devons également concrétiser la question de l’indemnisation. Dans le passé, nous avons formulé cette revendication ainsi: “indemnisation seulement sur base de besoins prouvés”. Cette formulation était plutôt rhétorique, parce que les capitalistes et les grands actionnaires n’étaient pas vraiment des miséreux. Vu le fait qu’il y a une plus grande part de travailleurs qui possèdent des actions, nous devons aujourd’hui revendiquer le fait que l’indemnisation soit prévue seulement pour les petits actionnaires jusqu’à un montant qui reste à fixer.

    La revendication de la nationalisation sous contrôle et gestion ouvriers est une revendication transitoire. Ceci signifie que nous ne devons pas les placer uniquement dans le cadre d’un Etat ouvrier ou d’une société socialiste. Nous disons cela aussi pour la situation concrète où nous revendiquons, ici et maintenant, la nationalisation de certaines entreprises et secteurs. Avec la crise actuelle, on va voir apparaître des situations où la nationalisation d’une entreprise bien définie va devenir la revendication principale dans certaines luttes. En même temps, il n’est pas exclu que l’Etat capitaliste se voie poussé à nationaliser. Dans de tels cas, nous allons devoir répondre de manière concrète à la question de savoir comment nous envisageons le contrôle et la gestion par les travailleurs de cette entreprise une fois nationalisée.

    Lorsque l’on parle de la revendication générale de la nationalisation des 150 plus grandes banques et entreprises, il est suffisant d’utiliser la formulation générale de contrôle et gestion ouvriers. Dans notre brochure “Qui nous sommes et ce que nous voulons”, nous écrivons “à travers des représentants élus du personnel et de la classe ouvrière”. La revendication de nationalisation renvoie directement à la nécessité de la transformation socialiste de la société, lance la question de la planification de l’économie, de la reconversion de l’économie dans certains secteurs, etc. Mais que disons-nous aux ouvriers d’Opel en lutte lorsque nous leur proposons de lutter pour la nationalisation de leur entreprise ici et maintenant – c’est à dire, sans que la révolution socialiste ne soit en vue ? Il y a des gens de gauche, comme Ernest Mandel, qui refusaient chaque participation à la gestion des entreprises nationalisées dans le cadre du capitalisme. Ils sortaient de là que cela ne pouvait mener chez les représentants des travailleurs dans les organes de gestion qu’à l’acceptation de la logique de profit et à former des gestions mixtes telles que nous les connaissons aujourd’hui en Europe. Mandel argumentait qu’on ne doit pas compter sur le contrôle ouvrier dans le cadre du capitalisme.

    Nous disons qu’une opinion si négative des travailleurs est difficile à justifier dans une situation concrète dans la lutte pour la nationalisation ou dans le cas de la nationalisation. Une telle attitude ne fait justement que pousser les travailleurs dans les bras de modèles réformistes de gestion mixte.

    Comme il est expliqué dans les textes de cette brochure, il n’existe pas de gigantesque fossé entre la question du contrôle ouvrier et celle de la gestion démocratiques par les travailleurs. La thèse valable et générale selon laquelle le contrôle ouvrier est une phase de la lutte de classe dans le cadre du capitalisme tandis que la gestion ouvrière n’est possible qu’après la prise de pouvoir par la classe ouvrière ne peut pas être appliquée de façon mécanique. Comme cela s’est vu dans le passé, on peut voir apparaître des situations où, dans les entreprises nationalisées, la lutte est menée pour la gestion ouvrière, et même parfois avec succès.

    Cette question se pose sans aucun doute ainsi dans certaines entreprises nationalisées au Vénézuéla, et s’est posée dans le passé au Royaume-Uni après la Deuxième Guerre mondiale, de même que dans le Mexique des années ‘30. C’est sur cette question que se penchent les textes de cette brochure. Dans de pareilles situations, les révolutionnaires ne peuvent pas lancer la nécessité de la mise sur pied de conseils ouvriers en tant qu’organes de pouvoir ouvrier et de gestion lorsque la phase de la lutte de classe n’y répond pas. Trotsky a, sur base des expériences mexicaines, attiré l’attention que la tâche des organisations révolutionnaires consistait alors à utiliser leurs positions au sein des conseils de gestion en tant que plate-forme de propagande révolutionnaire, et à refuser chaque forme de collaboration de classe. Cette approche clarifie que cette question est étroitement liée à la lutte pour l’indépendance et la démocratisation des organisations ouvrières et à la lutte pour la construction d’un parti révolutionnaire.

    Enfin, aujourd’hui, la lutte pour le contrôle ouvrier est indossociable du contrôle de ses propres organisations et de sa propre lutte. C’est un slogan crucial dans notre politique. Nous partons de la lutte pour la démocratisation des syndicats, continuons vers la construction de comités de grève et d’occupation, et amenons ensuite la question du contrôle ouvrier de la production dans les entreprises éventuellement occupées.

    Triple parité

    Sur base de ces réflexions, nous avons dans le passé basé la revendication pour la gestion des entreprises nationalisées selon la formule: un tiers de représentants du personnel, un tiers de représentants du mouvement syndical au sens large, et un tiers de représentants du gouvernement. Cette formule garantit qu’il y ait une majorité de travailleurs présente dans les organes de gestion et qu’en même temps, à travers les représentants du mouvement syndical au sens large, les intérêts des employés dans le secteur entier et même de l’ensemble de la classe ouvrière soient représentés. Via les représentants de l’Etat, c’est ensuite l’ensemble de la société qui est représentée.

    Nous n’avons plus utilisé cette formule dans les années ‘90 car la question de la nationalisation ne s’y posait presque jamais de manière concrète, et par conséquent cette revendication est devenue purement propagandiste. Maintenant, suite au virage à droite des directions syndicales, le doute existe de savoir si avec un tel modèle on aurait encore une majorité qui défendrait effectivement les intérêts de la classe ouvrière. Vis-à-vis de la représentation de l’Etat, il était auparavant plus facile de donner l’image que les intérêts des travailleurs pourraient également être défendus avec un gouvernement, lorsque la social-démocratie était encore un parti des travailleurs, même avec une direction bourgeoise. Nous devons tenir compte de ces limites lorsque nous rédigeons aujourd’hui des revendications concrètes concernant la gestion des entreprises nationalisées, mais les points de départ restent les mêmes. Ainsi, la réponse concrète peut varier d’une entreprise à l’autre: une usine de vélos n’est pas la banque KBC, et une brasserie n’est pas Opel.

    En principe, nous devons retenir la proposition d’une gestion paritaire, à laquelle participeraient les travailleurs de l’entreprise, le secteur, le gouvernement, mais aussi des représentants d’autres groupes de la population concernée. Le fait que des représentants ouvriers constituent une majorité demeure central. On peut résoudre le problème de la méfiance légitime envers les représentants syndicaux imposés d’en haut.

    Nous devons revendiquer de manière explicite que les représentants syndicaux soient élus de manière démocratique par en-bas, avec des représentants du personnel, eux aussi démocratiquement élus. Cela signifie que la question de la démocratie et de la combativité des syndicats est posée. Formellement, de telles élections peuvent prendre place lors d’assemblées spéciales de délégués. Les délégués auprès de tels congrès doivent être élus lors de réunions générales de l’entreprise, être révocables à tout moment et continuer à recevoir uniquement leur salaire habituel.

    Les représentants du gouvernement doivent eux aussi être représentés parce que l’Etat, en tant que propriétaire, doit respecter ses engagements. Il faut que de l’argent soit disponible, l’acquisition des biens produits doit être garantie et une répartition des moyens judicieuse pour la société doit être organisée. Parmi les masses de la population, il ne serait pas accepté – sauf lors de périodes révolutionnaires – que le gouvernement élu n’aurait aucune participation dans les entreprises d’Etat.

    Nous adhérons volontiers à la critique à laquelle il faut s’attendre de la part des ultra-gauche, que nous défendons sur cette base l’idée des nationalisations dans le cadre du capitalisme: nous ne postposons effectivement pas la lutte pour le maintien de l’emploi et des entreprises pour après la révolution socialiste. En même temps, nous devons expliquer que la transformation socialiste de la société ne se produira pas par une extension systématique de l’industrie nationalisée. Nous sommes cependant partisans des nationalisations dans le cadre du capitalisme et proposons une forme pour celles-ci qui en même temps rompe avec le cadre capitaliste. C’est la méthode dynamique du programme de transition.

    Cette revendication est utilisée en dialogue avec les travailleurs qui luttent pour cela, en tant que point de départ pour une discussion sur la nécessité d’un autre gouvernement et d’un autre Etat.

    Ainsi, nous approchons la question de la triple parité de manière flexible et n’en faisons aucun fétiche. Dans les sociétés de logement ce sont les locataires qui doivent être représentés, dans l’industrie chimique et automobile il est sensé d’impliquer des associations environnementales, et dans les brasseries et la grande distribution, des représentants des petits-commerçants peuvent être présents.

    Cette collection de textes doit pour cela faire en sorte qu’une discussion sur notre méthode ait lieu dans notre organisation, et que nous soyons en état, en tant que socialistes révolutionnaires, d’appliquer cette méthode de manière autonome lors des mouvements de lutte à venir. Des contributions à cette discussion sont expressément encouragées.

  • L’échec de la gestion stalinienne – Economie de la pérestroïka

    Abel Aganbéguiane était le principal conseiller économique de Gorbatchev. En 1988, son livre : Le Défi : L’Economie de la Pérestroïka, a été publié en Occident par les éditions Hutchinson. Lynn Walsh l’a commenté dans la Revue Internationale de Militant (n°37, été 1988). Ce commentaire est réédité ici.

    Par Lynn Walsh (1988)

    > Nous avons déjà précédemment publié l’introduction à la réédition de cet article

    Jusqu’il y a peu, les économistes soviétiques officiels niaient tout problème fondamental : il n’était question que de « perfectionner » le socialisme. Une telle complaisance est balayée par Aganbéguiane. Son objectif principal est bien entendu d’expliquer la politique économique maintenant promue par Gorbatchev. Mais en justifiant la nouvelle ligne politique, Aganbéguiane, qui a visiblement accès à toute l’information nécessaire, a produit un diagnostic dévastateur quant au véritable cancer terminal qui afflige l’économie soviétique.

    La vérité est que l’économie soviétique a ralenti tout au long de ces 15 dernières années. Au cours des cinq années du 11ème Plan quinquennal, de 1981 à 1985, le revenu national ne s’est accru que de +16,5%. Ceci contraste avec les hausses de +41% obtenue grâce au 8ème Plan quinquennal, de 1966 à 1970, de +28% entre 1971 et 1975, et de +21% entre 1976 et 1980.

    Ces taux de croissance, toutefois, sont basés sur des données officielles, qu’Aganbéguiane estime « inadéquates », et qui en réalité surestiment la croissance réelle. Selon ses propres calculs, « au cours de la période allant de 1981 à 1985, il n’a pratiquement eu aucune croissance économique ».

    Des détails considérables et quelques exemples forts éclairants des symptômes de la stagnation sont donnés dans ce livre. Aganbéguiane résume ainsi la situation : « Une stagnation et une crise sans précédent se sont produites au cours de la période de 1979 à 1982, avec une chute de la production dans 40% des secteurs industriels. L’agriculture a décliné (au cours de cette période, elle n’est pas parvenue à atteindre les niveaux de 1978). L’utilisation des ressources productives a fortement décru et le taux de croissance de tous les indicateurs d’efficacité dans la production sociale ont ralenti : en fait, la productivité du travail ne s’est pas accrue, et le retour sur investissement des capitaux a chuté, aggravant la chute du rapport capital/production. »

    Vers la fin de la période 1981-85, dit-il, la situation ne s’est que peu améliorée. « Mais surtout, il est apparu que le plan de 1981-85 n’avait pas été accompli, et que le pays tombait dans une grave situation économique ».

    C’est à ce moment que Gorbatchev est devenu Secrétaire Général. Il représentait l’aile de la bureaucratie qui reconnaissait la menace d’une catastrophe économique et avait conclu que seules des réformes radicales pourraient éviter un désastre.

    Aganbéguiane a tenté d’analyser les raisons du malaise économique, mais n’a pas été bien loin. Il ne renie pas les acquis de l’économie planifiée. Dans un chapitre intitulé « Les leçons de l’Histoire », il souligne l’ampleur gigantesque de ses réussites. Le coût, en termes de sang et de sueur humaine, en a été immense. Mais à l’aube de la Première Guerre mondiale, la Russie tsariste ne comptait que pour quelques 4% de la production industrielle mondiale. Aujourd’hui, l’URSS en produit 20%.

    Mais l’impulsion venant d’en haut et qui visait à transformer une société arriérée et essentiellement rurale en une puissance industrielle moderne a mené à ce que Gorbatchev décrit comme étant l « ‘impulsion brute de production ». La structure de commandement – ou « bureaucratie », comme l’admet Aganbéguiane à un moment (page 194) – s’est concentrée dans l’édification de l’industrie lourde, tablant sur les vastes ressources naturelles dont bénéficie le pays et mobilisant de massives réserves de main d’œuvre. C’est ce qui est décrit comme étant la phase « extensive » du développement de la production, qui s’est poursuivie même après que les fondations de l’industrie lourde aient été posées. Au cours des dernières 15 années, il y avait toujours une « prédominance des facteurs extensifs comparés aux facteurs intensifs : les deux tiers de la croissance économique qui ont été réalisés l’ont été par l’accroissement des ressources, et seul un tiers a été obtenu par une hausse de l’efficacité ».

    L’épreuve de la productivité

    Les réformateurs dans la direction autour de Gorbatchev ont reconnu que ce mode d’accroissement avait maintenant atteint ses limites. Les réserves facilement exploitables de charbon, de pétrole et d’autres minerais ont été épuisées, et le coût de l’extraction, en particulier celui de l’énergie, est maintenant bien plus grand. L’Union Soviétique produit plus d’acier que les Etats-Unis, mais ne peut plus se permettre de dilapider ses ressources dans l’utilisation extravagante de produits métallurgiques.

    L’approvisionnement en main d’œuvre est encore plus critique. Dans la période de croissance d’après-guerre, la main d’œuvre s’est accrue d’environ 10 millions de personnes par an. Dans la prochaine période, à cause de l’effet démographique de la guerre (au cours de laquelle 20 millions de personnes sont décédées), l’accroissement de la main d’œuvre ne sera plus que de 2,5 millions de personnes par an. En même temps, l’amélioration du niveau de vie va requérir plus de travailleurs dans la santé, dans l’éducation, et dans les services. On pourrait sans doute attirer encore plus de main d’œuvre de la campagne, mais seulement si on améliore l’efficience dans l’agriculture.

    Désormais, la croissance économique ne peut provenir que de l’accroissement de la productivité du travail, par des facteurs intensifs plutôt qu’extensifs, par la qualité plutôt que la quantité.

    L’ancien système de gestion économique est incapable de diriger un tel changement radical. Les critiques d’Aganbéguiane à l’encontre de ce qu’il nomme le « style de gestion d’administration de commandement » sont très acerbes. Les plans étaient basés sur des objectifs, les objectifs étaient exprimés en termes de volumes ou d’agrégats physiques de produits. Tout a été ajusté afin d’accomplir, voire de dépasser le plan en termes quantitatifs. Cela fait longtemps que les prix de l’équipement en capital ou des biens de consommation ont cessé d’être un étalon permettant de mesurer l’efficience. Une large gamme de prix n’a que peu ou pas du tout de lien avec le coût réel de la production. Ils ne reflètent pas l’offre et la demande, mais ne sont pas non plus un outil fiable pour la planification.

    Loin d’encourager l’innovation et l’efficience, le système de commandement tend à pénaliser les gérants (et par conséquent les travailleurs) qui « perturberaient » le plan en introduisant de nouvelles technologies ou en réorganisant les procédés de production. Aganbéguiane donne plusieurs exemples de machines ou de procédés techniquement avancés qui ont été développés en URSS, mais qui ont été mis en pratique bien plus rapidement aux Etats-Unis et au Japon, et à une bien plus grande échelle.

    Il donne aussi des exemples dévastateurs des bourdes économiques (coûtant dans de nombreux cas l’équivalent d’années entières de production) qui ont été faites par la structure de gestion hautement centralisée, laquelle n’a forcément aucune vision concrète des nombreux membres de l’économie continentale de l’URSS. Aganbéguiane fait aussi référence au gaspillage et à la corruption, mais seulement en passant. Il ne va pas jusqu’à révéler sa véritable ampleur. C’est véritablement une maladie organique, qui constitue un facteur important dans la stagnation économique du pays. Il se limite (page 194) à dire que « le réseau administratif lui-même s’est de plus en plus détérioré pour devenir un système auto-agrandissant ». Ceci sonne de la même manière que les vagues références de Gorbatchev à un « système de frein » qui retient en arrière le développement du pays. Aganbéguiane dit : « Un corollaire inévitable de ce système administratif de gestion était la bureaucratie – au pôle opposé de la démocratie ».

    L’analyse d’Aganbéguiane, toutefois, est purement « économique ». A partir de sa critique de l’ancien système, il conclut qu’il est nécessaire de tout transformer afin d’obtenir « un système de gestion fondamentalement différent, basé sur l’utilisation de leviers et d’incitants économiques ». Mais pour les marxistes, l’économie ne suffit pas. Marx lui-même ne considérait pas sa théorie comme étant une théorie politico-économique. L’économie est inséparable des relations sociales. Les développements économiques sont toujours liés aux relations de classe et aux développements politiques. C’est cette analyse qui doit être appliquée à l’Union Soviétique et aux pays d’Europe de l’Est, autant qu’aux sociétés capitalistes.

    Un frein absolu

    Mais Aganbéguiane ne fait aucune tentative d’examiner la base sociale du « système de gestion économique » qu’il condamne. Apparemment, elle ne serait que le produit des différentes politiques économiques implémentées dans le passé. De nouvelles conditions économiques requièrent de nouvelles mesures politiques. Il reconnaît que les vieux gérants ont un point de vue conservateur, mais semble croire que ceci peut être surmonté par une nouvelle campagne vigoureuse en faveur de la nouvelle politique, couplée au « développement de la démocratie ». En fait, le vieux « système de gestion économique » a une base sociale distincte, qui est maintenant un puissant élément dans la société. L’isolation de la révolution dans un pays relativement sous développé n’a pas seulement mené à une « tendance à la production brute ».

    Sous la direction des bolchéviks, la classe ouvrière, qui n’était alors qu’une minorité de la population, a été capable de prendre le pouvoir. Mais coupée du prolétariat des pays avancés du capitalisme, dont la base économique était bien plus développée, la classe ouvrière de l’Union Soviétique n’était pas assez forte que pour maintenir le contrôle politique de la société. Son pouvoir a été usurpé par celui de la bureaucratie, qui était une couche sociale privilégiée qui, via les sanglantes purges staliniennes, a établi un monopole du pouvoir politique et de l’administration économique. La bureaucratie a préservé les principaux acquis sociaux de la Révolution, tels que l’économie nationalisée et la production planifiée, mais les considérait comme étant la base de ses propres privilèges, puissance et prestige.

    Dans des conditions arriérées, la bureaucratie, en développant la base industrielle de la société, a joué un rôle relativement progressiste. Mais son caractère social a déterminé les méthodes de gestion qu’elle a employées : la coercition, la direction d’en haut, la centralisation rigide, des objectifs rigides exprimé en tant qu’agrégats physiques, et un système de primes lié au volume produit. La bureaucratie a inévitablement reposé sur des méthodes totalitaires. La seule chose que la caste dirigeante ne pouvait tolérer, était l’implication de la classe ouvrière dans la gestion de l’économie et de l’Etat.

    Lorsque la tâche primordiale était de poser la fondation de l’industrie lourde, la bureaucratie, étant donné l’abondance de ressources à la disposition de l’URSS, a pu accomplir des succès retentissants. Mais sa force, comme l’a lui-même montré Aganbéguiane, s’est transformée en sa faiblesse fatale. Les méthodes bureaucratiques, qui sont toujours grossières et maladroites, sont totalement obsolètes dans le cadre d’une économie moderne sophistiquée.

    Pour Aganbéguiane, il faut chercher la responsabilité de la crise du côté des méthodes de gestion dépassées. Il ne se confronte jamais à la raison fondamentale : le fait que le règne de la bureaucratie se poursuive au-delà du rôle relativement progressiste qu’elle a joué durant la phase d’industrialisation de base. Maintenant, la caste dirigeante est devenue un frein absolu au développement.

    La crise actuelle qui vit en URSS – et dans les autres pays staliniens d’Europe de l’Est – n’est plus due à son arriération historique. Les bases de l’industrie moderne ont été établies. Il n’y a pas de réelle pénurie de ressources. La classe ouvrière est maintenant la classe dominante au sein de la société soviétique, et elle forme le prolétariat le plus éduqué et le mieux formé du monde. La crise économique actuelle est le produit de la distorsion bureaucratique de la société soviétique.

    C’est dans cette lumière que doit être évaluée la politique proposée par Aganbéguiane. Tout en se référant constamment à la nécessité de plus de démocratie, au besoin de consulter les travailleurs, et à l’implication accrue de la classe ouvrière, il rejette néanmoins implicitement la seule véritable solution face à la crise : la restauration de la démocratie ouvrière. C’est pourtant là l’oxygène requis par ce système atrophié. Une planification réussie requiert l’implication consciente de la classe ouvrière à tous les niveaux de contrôle politique et de la planification économique. Ceci signifierait l’établissement du contrôle et de la gestion ouvriers, avec la mise en œuvre des conditions définies par Lénine au moment de la Révolution. Tous les cadres doivent être élus et révocables, avec des limitations strictes sur la différenciation sociale et des garanties contre les privilèges.

    Sur la base économique maintenant établie en Union Soviétique, il serait aisément possible de drastiquement réduire la durée de la journée de travail et de l’année de travail, ce qui accorderait aux travailleurs le temps de participer à la gestion de la société. Les technologies de communication basées sur les ordinateurs et les systèmes de contrôle basés sur les microprocesseurs offrent tous les moyens nécessaires à la mise en place du contrôle conscient sur une économie moderne complexe. Une priorité serait l’intégration planifiée de l’URSS, de l’Europe de l’Est et de la Chine.

    Ceci, bien entendu, impliquerait la mise à bas de la bureaucratie. Il n’est donc alors que peu surprenant qu’Aganbéguiane se maintienne bien à l’écart d’un tel écueil. Gorbatchev peut soutenir les mesures politiques proposées dans Le Défi ou non, et il reste à voir s’il pourra faire passer ses propositions contre l’opposition de la bureaucratie. Mais Aganbéguiane ne fait sans aucun doute que définir le point de vue de la bureaucratie, qui ne considère la nécessité de réformes par en haut que pour éviter une révolution par en bas. Par conséquent, dans les propositions d’Aganbéguiane, rien, absolument rien, ne menace l’existence de la bureaucratie. Au contraire, en attaquant la politique dépassée de l’aile conservatrice, il espère assurer l’adaptation victorieuse de la bureaucratie et sa survie elle-même.

    Les mécanismes de marché et la planification bureaucratique

    Quelles sont les mesures politiques préconisées par Aganbéguiane, et quelles sont leurs chances de succès dans la prochaine période ? Ces mesures se basent sur une transition, de méthodes « administratives » à des méthodes « économiques » de planification. On entend par là que les entreprises de certains secteurs deviendraient autonomes sur le plan financier, et auraient le droit de faire leur propre plan. Il y aurait un marché pour les équipements de production, pour les matériaux et pour les biens de consommation. Ceci serait censé forcer les entreprises à faire des économies sur les matériaux et sur la main d’œuvre et à donner plus de choix aux consommateurs. Un système de primes serait introduit afin de récompenser l’efficience et d’encourager l’application des nouvelles technologies. En d’autres termes, un bien plus grand élément de mécanisme de marché serait introduit dans l’économie.

    Bien qu’Aganbéguiane défend le fait que les méthodes « économiques » doivent être appliquées à l’ensemble du système – la « péréstroïka » totale – il semble plutôt prudent quant à l’ampleur et à l’étendue à accorder aux relations de marché. Que cela soit une prudence toute diplomatique face à l’opposition bureaucratique, ou qu’il ait tiré les leçons des expériences désastreuses de marché libre en Europe de l’Est (et en particulier en Yougoslavie), cela n’est pas très clair. Les sommets dirigeants de l’économie resteraient sous un contrôle d’Etat centralisé, et les entreprises collectives « autonomes » devraient donner la priorité à l’obtention de contrats avec des industries et organisations d’Etat. Malgré les propositions et arguments détaillés mis en avant par Aganbéguiane, le type de relation qu’il envisage entre le marché et le plan reste flou. Ceci souligne la faille dans ses propositions.

    Au départ, les méthodes de marché peuvent sans aucun doute améliorer l’efficience et augmenter la production dans certains secteurs. Si on les applique largement, comme l’a proposé Gorbatchev, elles pourraient avoir un important effet sur l’économie pendant toute une période. Mais la leçon claire qu’il faut tirer des tentatives qui ont été faites dans ce sens en Europe de l’Est et dans l’Union Soviétique elle-même, est que les pressions du marché, qui sont par nature non planifiées, mènent à de nouveaux déséquilibres. ceci est particulièrement le cas en ce qui concerne la production de biens, où la demande et les spécifications dépendent de manière décisive sur le développement global de l’industrie.

    Des avancées dans certains secteurs mènent à des pénuries dans d’autres. Les autorités de planification centrale doivent alors de nouveau intervenir avec des mesures « administratives » afin de tenter de surmonter la dislocation et la crise. Ceci est encore plus le cas lorsque les fonctionnaires des organes de planification centrale ont un intérêt particulier dans la préservation de la base bureaucratique de leur pouvoir et de leurs privilèges.

    Le recours à des méthodes de marché représente un pas en arrière du point de vue du développement social. Les problèmes de l’utilisation efficiente des ressources, de l’application de la science et de la technologie, de l’évaluation des besoins sociaux, et des véritables préférences des consommateurs, pourraient tous être résolus par le développement d’une planification démocratique. Les méthodes de marché, d’un autre côté, vont inévitablement mêler les problèmes du gaspillage et de l’inefficience bureaucratique à ceux de l’anarchie des relations économiques.

    Mais les mesures politiques d’Aganbéguiane vont-elles améliorer les conditions des travailleurs soviétiques? Afin de surmonter la résistance au sein de la bureaucratie, Gorbatchev est passé par-dessus la tête des bureaucrates, appelant les travailleurs à exercer une pression sur ses adversaires. Mais les travailleurs sont clairement sceptiques quant aux avantages de la « pérestroïka », qui jusqu’ici ne sont pas vraiment évidents. Qui plus est, tous les indices montrent que ce seront aux travailleurs de payer le véritable coût du « développement socio-économique accéléré ».

    L’introduction de prix économiques réalistes, par exemple, signifiera une grosse augmentation du coût de la vie. En particulier, les prix de l’alimentation vont fortement monter si ces mesures sont mises en œuvre. La nourriture est subsidiée à hauteur de 40% du coût de production, donc les prix économiques signifieront des hausses énormes. La réponse explosive des travailleurs face à de telles hausses en Pologne et ailleurs pourrait amener Gorbatchev à hésiter.

    Selon Aganbéguiane, la hausse des prix serait compensée par une hausse des salaires. Mais les hausses salariales devront être compensées par une hausse de la productivité et de la production. Ceci prendra du temps. Au cours de la dernière période, la paye des travailleurs a dans certains cas été réduite via les bonus relatifs à la qualité de la production – avant que les travailleurs ne soient équipés des installations et des machines nécessaires à ces améliorations. Les entreprises seront aussi censées utiliser la main d’œuvre de manière bien plus efficace. Ceci reviendrait à licencier des centaines de milliers de travailleurs. Mais encore une fois, la création de nouveaux emplois prendra très certainement du temps, même si les choses se développent en suivant les plans d’Aganbéguiane. Il dit lui-même que dans les quelques années à venir (lorsque la plupart des investissements consisteront en le remplacement de l’équipement obsolète), la croissance supplémentaire devra être accomplie principalement par la compression des réserves inutilisées ou sous-utilisées de l’économie. Ce ne sera qu’au cours de la période suivante que de nouveaux investissements massifs dans la sécurité sociale et dans l’industrie des services seront possibles.

    Un obstacle insurmontable

    Entretemps, le renforcement des primes proposé ira de manière prédominante aux gérants, aux ingénieurs, aux employés techniques de l’industrie. Les travailleurs manuels ne recevront que très peu au cours des prochaines années – à part la promesse d’une vie meilleure plus tard, une histoire qu’ils ont déjà entendue à maintes et maintes reprises. La grève d’octobre dernier dans l’immense usine de bus Likino de Moscou, et d’autres grèves, indiquent la nature de la réponse qui sera donnée par les travailleurs si Gorbatchev tente d’accomplir ses réformes à leurs dépens.

    A travers tout son livre, Aganbéguiane a constamment affirmé la nécessité de la démocratie, et un chapitre tout entier est dévolu à « Glasnost, Démocratie, Autogestion en tant que Dynamique de la Péréstroïka ». Malgré ses critiques sévères de la bureaucratie, toutefois, ses propositions quant à l’autogestion des travailleurs sont extrêmement limitées. Les travailleurs dans les entreprises devraient être capables d’élire leurs gérants, dit-il. L’expérience de la Yougoslavie, cependant, où des mesures plutôt larges d’autogestion ont été introduites à un certain moment, a démontré les limitations de telles réformes. A moins que la classe ouvrière, par ses syndicats et par d’authentiques organisations de décision tels que de vrais soviets, ne contrôle les organes de planification centrale de l’État, des droits de participation limités dans des entreprises individuelles ne reviennent qu’à peu de choses. En fait, lorsque l’entreprise est restreinte par la combinaison du plan étatique et des lois du marché qui échappent à son contrôle, une telle participation peut piéger les travailleurs dans des processus décisionnels desquels ils ne tirent aucun bénéfice. Une précondition pour une véritable autogestion serait des syndicats indépendants, démocratiques, à travers lesquels les travailleurs pourraient défendre leurs intérêts. Aganbéguiane ne parle que de consulter les syndicats officiels, qui ne sont qu’un autre instrument de la bureaucratie.

    Même avec l’élection des gérants, ce sera toujours la bureaucratie qui, via ses strates dirigeantes privilégiées et son appareil politique, le Parti Communiste, détiendra le contrôle décisif. Le fait d’avoir le choix entre les différents candidats du parti, promu par Gorbatchev et par Aganbéguiane, ne sapera pas le pouvoir de la direction du Parti.

    En même temps, la politique économique avancée par Aganbéguiane, si elle est accomplie, produira une différenciation accrue entre les travailleurs et l’élite dirigeante. Les groupes de bureaucrates dans des branches obsolètes de l’appareil pourraient être menacés. Mais les fonctionnaires, gérants, experts techniques, et les éléments marchands naissants gagneront d’encore plus grands privilèges matériels, une croissance qui sera inévitablement accompagnée par de nouvelles formes de corruption.

    Si la politique définie par Aganbéguiane est mise en œuvre de manière énergique, comme Gorbatchev tente clairement de le faire, elle pourrait bien donner un nouvel élan à l’économie soviétique pendant toute une période. Mais, malgré les déclarations forcées d’Aganbéguiane, elle ne fera pas progresser la socialisation des relations économiques et ne fournira aucune issue à la crise. De même, la pérestroïka ne mènera pas non plus à une démocratisation progressive de la société soviétique. La bureaucratie au pouvoir, avec sa base matérielle dans les privilèges et son intérêt particulier dans le pouvoir, reste un obstacle insurmontable. Pour faire progresser l’Union Soviétique et lui faire réaliser l’énorme potentiel économique, scientifique et culturel de l’économie planifiée, les successeurs de Staline doivent être renversés par les véritables héritiers d’Octobre rouge, les travailleurs. Toutes les conditions pour cette révolution politique sont maintenant en train de se préparer. Au mieux, Gorbatchev, qui est assurément un dirigeant astucieux, ne pourra que faire gagner du temps à la bureaucratie.

  • Khrouchtchev: Le stalinien qui a dénoncé Staline

    En février 1956, lors de la 20ème conférence du Parti Communiste d’Union Soviétique, le premier secrétaire Nikita Khrouchtchev a dénoncé les crimes de Staline (mort en 1953). Cependant, comme les événements révolutionnaires de 1956 l’ont démontré, cette dénonciation de Staline n’entrainait pas de rejet du stalinisme.

    Après la défaite des nazis, l’armée soviétique a occupé l’Europe de l’Est. Graduellement, par une série de gouvernements de «front populaire» et grâce à une poigne de fer sur l’armée, la police et la justice, des régimes staliniens – copies de l’Union Soviétique – ont été installés.

    Les conditions de vies étaient rudes. Les dommages de guerre ont entraîné le dépeçage des usines et des machines, emportés en Union Soviétique. Un système d’organisation du travail sévère, impliquant le travail à la pièce et des objectifs très élevés de production sous gestion autoritaire, (connu sous le nom de «Stakhanovisme") a été imposé. Des milliers de militants ouvriers ont été expulsés des partis communistes au fur et à mesure que la société était purgée de tous les potentiels adversaires politiques par l’appareil policier stalinien.

    Les partisans du révolutionnaire russe Léon Trotsky (un adversaire implacable du stalinisme) avaient expliqué que malgré le fait que l’occupation de l’Europe de l’Est avait temporairement renforcé le régime stalinien, le rôle parasitaire de la bureaucratie allait inévitablement entrer en conflit avec le fonctionnement de l’économie planifiée. Cela provoquerait un conflit entre la classe ouvrière et la bureaucratie. La revendication de démocratie ouvrière ne pouvait être réalisée que par une «révolution politique».

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    Sur les évènements de 1956 en Hongrie

    A l’occasion du 50e anniversaire du soulèvement de 1956, nous avions publié un dossier détaillé sur ces évènements.

    >Hongrie 1956 : quand les conseils ouvriers ont fait trembler la bureaucratie soviétique et la bourgeoisie du monde entier

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    L’expression la plus claire de cette révolution politique nécessaire s’est produite en Hongrie, également en 1956 (bien qu’une brève vague de grève en Pologne avait eu lieu plus tôt dans l’année et avait pris le caractère d’un soulèvement ouvrier).

    Cet évènement avait commencé par un développement de la dissidence parmi les intellectuels (le “cercle Petofi") et parmi les étudiants ainsi que par des scissions au sein du parti communiste hongrois, ce qui avait ouvert la voie pour que l’opposition de la classe ouvrière puisse elle aussi se développer. Au mois d’octobre, une révolution politique était était à l’ordre du jour. Rapidement, les travailleurs ont embrassé le programme de Lénine de 1919 contre la bureaucratisation.

    Dans la capitale, Budapest, des conseils ouvriers (c-à-d des soviets), ont été établis avec l’élection de représentants et avec le droit de révoquer ces derniers. Leurs salaires ont été limités et l’armée a été remplacée par des milices ouvrières. La liberté d’expression a aussi été établie, à l’exception des contre-révolutionnaires capitalistes. Pour réaliser tout cela, deux grèves générales et deux soulèvements avaient été nécessaires de la part de la classe ouvrière dans l’ensemble de la Hongrie.

    Les troupes soviétiques d’occupation ont été contaminées par cette atmosphère révolutionnaire et elles ont été retirées à la hâte, pour être remplacées par des troupes plus dignes de confiance pour le régime.

    Khrouchtchev, qui avait plus tôt dénoncé Staline, a en fait recouru aux mêmes méthodes brutales pour écraser la révolution. En conséquences, les partis communistes occidentaux ont connu des scissions et de nombreuses défections de masse. Khrouchtchev a survécu et le système répressif stalinien a été préservé pour plusieurs décennies, mais la révolution des ouvriers de 1956 a prouvé que les déclarations du XXe Congrès du PCUS étaient hypocrites.

  • La révolution espagnole 1931-1939: Avant-propos

    Avant d’entrer dans le vif du sujet, il importe d’amener une clarification concernant ce qui pourrait aisément passer pour un malentendu ou une incompréhension de la part de l’auteur. D’emblée, certains se demanderont effectivement pourquoi nous parlons de “révolution” espagnole. Il est vrai que lorsque nous parcourons les manuels d’histoire officiels, ces événements sont le plus souvent évoqués sous le terme de “guerre d’Espagne” ou de “guerre civile espagnole”. Il ne s’agit pourtant pas d’une simple querelle de termes; loin de nous l’idée de vouloir jouer avec les mots. Simplement, l’utilisation répétée de ces deux expressions fait partie d’une déformation consciente de l’idéologie dominante visant à éluder tout le caractère de classe de ce conflit. Marx affirmait que “L’idéologie dominante dans une société donnée n’est rien d’autre que l’idéologie de la classe dominante”. Dans le cadre de l’étude de la révolution espagnole, nous ne pouvons que réaffirmer cette vérité : l’histoire officielle n’est rien d’autre que l’histoire vue à travers les yeux de la bourgeoisie. Celle-ci n’a donc aucun intérêt à mettre en lumière le rôle -peu glorieux- qu’elle a joué dans de tels événements. Quant à nous, nous préférons utiliser le mot “révolution”. Ce mot a le mérite d’éviter toute ambiguïté et de mieux cerner ces événements dans leurs justes proportions.

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    “Des hommes et des femmes ont lutté pour une espérance: une société où la terre et les moyens de production seraient un bien commun, un monde où les classes sociales seraient abolies. Au cours de rares moments et en quelques lieux, cet espoir est devenu réalité.” Ken Loach, cinéaste anglais.

    “Il faut dire au peuple et au monde entier: le peuple espagnol n’est pas en état d’accomplir la révolution prolétarienne. La situation intérieure et surtout internationale n’y est pas favorable.” Joseph Staline, torpilleur de la révolution mondiale.
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    Bien entendu, il ne s’agit en aucun cas de nier le caractère de guerre civile que prit la lutte en Espagne au lendemain du -mal nommé, lui aussi- “putsch des généraux” (mal nommé, dans le sens où ce n’était pas une poignée de généraux, mais bien la classe dirigeante dans son ensemble qui lançait ses forces armées à l’assaut des organisations de la classe ouvrière). Il s’agit simplement de comprendre cette guerre civile comme partie intégrante d’un processus révolutionnaire amorcé par les travailleurs. Car comme le disait très justement Luis Araquistain, député du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol, en août 1936, “Quelques-uns disent : écrasons le fascisme d’abord, finissons victorieusement la guerre et il sera temps alors de parler de révolution et de la rendre nécessaire. Ceux qui expriment cette idée n’ont, de toute évidence, pas réfléchi au formidable processus dialectique qui nous entraîne. La guerre et la révolution sont la même chose. La guerre a besoin de la révolution pour vaincre, comme la révolution a eu besoin de la guerre pour éclater.” (1)

    Léon Trotsky n’avait pas peur de dire que l’héroïsme des travailleurs espagnols était tel qu’il eût été possible d’avoir dix révolutions victorieuses dans la période comprise entre 1931 et 1937. Si certains ne manqueront pas de voir dans cette affirmation une certaine exagération, l’idée essentielle n’en reste pas moins vraie : jamais l’histoire n’avait fourni d’exemple plus frappant de la détermination des masses opprimées à se débarrasser de leurs chaînes. Pour exemple, on a dénombré pas moins de 113 grèves générales et 228 grèves partielles en Espagne rien qu’entre février et juillet 1936. (2) Durant la même période, toute ville ou province d’une certaine importance connut au moins une grève générale. De plus, la lutte des travailleurs espagnols n’a pas manqué de provoquer un grand courant de solidarité dans le prolétariat du monde entier, illustré notamment par les nombreux étrangers qui ont choisi de se rendre en Espagne pour lutter aux côtés de leurs camarades. Cet élan de solidarité sera endigué dans bien des cas par les dirigeants ouvriers eux-mêmes, comme ce fut le cas en France où le gouvernement du “socialiste“ Léon Blum – ce même Léon Blum qui affirmait avec tant de vigueur que son coeur “saignait pour l’Espagne”- s’efforcera de cacher aux travailleurs français le caractère social de la lutte qui se menait de l’autre côté des Pyrénées, et sera l’initiateur du fameux “pacte de non-intervention“, utilisé comme justification au refus de livrer des armes aux travailleurs espagnols et au blocage des frontières pour empêcher tout soutien humain ou logistique à la révolution.

    Par le manque d’une direction révolutionnaire à même d’amener le mouvement à ses conclusions logiques, et par les erreurs répétées des dirigeants du POUM comme de la CNT, la grande tromperie du “Frente Popular“ savamment orchestrée par les staliniens et les réformistes n’aura d’autre effet que de débroussailler le chemin menant tout droit au fascisme. Tout comme en France, le Front Populaire en Espagne s’efforcera de faire accepter à la classe ouvrière l’union sacrée avec sa propre bourgeoisie (ou plutôt avec “l’ombre de la bourgeoisie”, pour reprendre l’expression de Trotsky, voulant souligner qu’à ce moment l’essentiel des classes dominantes s’était déjà rangé derrière Franco et ses sbires).

    “Notre but reste le pouvoir des soviets, mais ce n’est pas pour ce soir ni pour demain matin…Alors il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction est obtenue” avait déclaré Maurice Thorez, secrétaire général du Parti Communiste Français, à propos de la grandiose grève de masse qui traversa la France en mai-juin 1936, montrant par là mieux que personne la volonté affichée de la part des staliniens d’aboutir à un compromis capitulard avec le régime bourgeois sur le dos des travailleurs français. Dans la même logique, en Espagne, les staliniens nous démontreront, avec un souci scrupuleux du détail, comment terminer…une révolution.

    Une organisation marxiste révolutionnaire comme le Comité pour une Internationale Ouvrière (=l’Internationale à laquelle le Mouvement pour une Alternative Socialiste est affilié), qui se veut un instrument destiné à organiser la lutte pour l’instauration d’une société socialiste mondiale, se doit de pourvoir au rôle de ”mémoire collective” : perpétuer, de génération en génération, les meilleures traditions et expériences que le mouvement ouvrier a emmagasinées pendant des décennies. Car l’intérêt de l’étude de la lutte des classes dépasse le cadre historique abstrait ; bien entendu, l’histoire ne se répète pas exactement dans les mêmes termes, et le monde a changé énormément depuis 70 ans. Si des luttes d’une ampleur massive, remettant drastiquement en question les fondements mêmes du régime capitaliste, telles que l’a été la révolution espagnole de 1936, ne sonnent pas encore à nos portes en Europe aujourd’hui, il serait cependant erroné d’en conclure pour autant que ce type de luttes appartiennent définitivement au passé. Le vent qui souffle actuellement en Amérique Latine est un indicateur du vent qui soufflera demain sur notre continent. Nous sommes convaincus que les contradictions objectives du capitalisme, loin d’avoir disparues, vont aboutir à de nouvelles explosions de la lutte des classes, d’une ampleur similaire au mouvement révolutionnaire espagnol de 1936, et vont remettre les idées du socialisme à l’ordre du jour à une large échelle. C’est pourquoi étudier la révolution espagnole n’est pas un simple exercice de gymnastique intellectuelle, mais met au contraire en évidence des leçons absolument vitales pour la lutte au temps présent. Assimiler les enseignements des luttes passées est un chemin obligé afin de s’armer pour les batailles de demain.

    Si l’histoire ne se répète pas, le passé d’un pays conditionne lourdement son présent et son avenir. Le jeudi 12 janvier 2006, le journal bourgeois ”La Libre Belgique” publiait un article titré ”Les démons du franquisme toujours présents en Espagne”. Dans cet article, Emilio Silva, auteur d’un livre intitulé ”Les fosses du franquisme”, explique : ”Pendant 40 ans, tout le système éducatif a été mis en place pour contraindre à l’oubli.” Mais Silva sous-entend clairement le fait que ce travail de ”sape historique” se poursuit après la fin du régime de Franco en affirmant : ”Mon fils a quinze ans ; c’est la première fois, depuis qu’il va à l’école, qu’il aborde la question de la guerre civile. Il y a quatre pages à ce sujet dans son livre d’histoire. Deux pages pour des chansons, les deux autres pour des photos et des cartes (…) ”. Mais plus que d’un simple travail de sape, c’est d’une véritable complaisance dont bénéficient les vestiges et les idéaux du régime franquiste dans l’Espagne d’aujourd’hui. Silva poursuit : ”Dans les villages où nous faisons les exhumations des cadavres des ‘vaincus’ de la guerre civile, peu de choses ont changé. Les vainqueurs, et donc souvent les assassins, qui occupaient des fonctions sociales importantes, continuent de les occuper (…) Le gouvernement Zapatero pourrait changer des choses, mais il fait aussi preuve d’une certaine timidité en raison d’une peur de l’extrême-droite (…) Il pourrait aussi faire aboutir une revendication essentielle : la disparition des rues et des monuments au nom de Franco. Il y en a encore des centaines…”. Plus loin, illustrant l’étroite connivence, voire la sympathie délibérée, des hautes instances de l’Eglise catholique espagnole avec le franquisme : ”A l’entrée de toutes les églises en Espagne, existe toujours cette fameuse plaque avec les noms de ceux qui sont ‘morts pour Dieu et pour la patrie’, les morts du côté franquiste. Notre association demande régulièrement de retirer ces plaques ou de les remplacer par d’autres recensant tous les morts de la guerre civile. L’Eglise refuse et répond : ‘Non, non, ça ce sont nos morts’.”

    Il est indéniable que le passé franquiste de l’Espagne a laissé de lourdes traces derrière lui. En témoigne par exemple cette phrase tranchante prononcée par Paco Urbano, conseiller municipal à Santaella : ”Ici, la démocratie ne sera effective que lorsque nous pourrons parler sereinement de ce régime assassin et fasciste qui a continué les exactions après la guerre civile.” (3) Autre exemple : début janvier 2006, un général espagnol entré dans l’armée au moment de la dictature franquiste avait été relevé de ses fonctions pour avoir exprimé publiquement ses velléités putschistes dans le cas où un statut d’autonomie élargie serait reconnu à la Catalogne. Une cinquantaine d’officiers à la retraite s’étaient alors empressés de lui apporter leur soutien, assurant que les propos ainsi que les sympathies politiques du général Mena (c’est son nom) devaient être interprétés, je cite, comme ”le reflet fidèle de l’opinion, de l’inquiétude et du sentiment partagés par nombre d’officiers (…)” (4)

    Il ne fait aucun doute que de tels faits, touchant à l’actualité politique de l’Espagne contemporaine, pourront être mieux cernés à travers l’étude de l’histoire de ce pays ; plus encore, nous dirions même que c’est seulement à travers l’étude de l’histoire de l’Espagne sous l’angle de la lutte des classes et du marxisme révolutionnaire que ces faits actuels prennent tout leur sens. Dans cette histoire de l’Espagne, il est évident que l’explosion révolutionnaire des années ’30, à laquelle cette brochure est consacrée, occupe une place privilégiée.

    La révolution espagnole est une expérience historique extrêmement riche en leçons, dans le sens où elle fut un véritable terrain d’essai pour toutes les formations politiques, une sorte de laboratoire grandeur nature qui permit de tester la validité pratique des programmes, des idées, des organisations, sous le feu d’un combat qui fit à lui seul quelques 700.000 morts. La révolution espagnole est tout en même temps une confirmation éclatante de la théorie de la révolution permanente développée par Trotsky -les ouvriers espagnols ne s’étant pas seulement contentés d’objectifs démocratiques, mais ayant poussé le processus révolutionnaire jusqu’aux tâches socialistes- ; d’un témoignage accablant (un de plus…et probablement le plus éloquent) de la faillite des méthodes anarchistes dans la lutte du mouvement ouvrier -de par le refus principiel des ”libertaires” de prendre le pouvoir- ; d’un exemple parmi tant d’autres du rôle de ”fossoyeur de la révolution” qu’a joué le stalinisme dans la lutte des classes -via non seulement une campagne d’intoxication de l’opinion ouvrière mondiale mais aussi et surtout via le déploiement de moyens physiques considérables pour arrêter la vague révolutionnaire- ; d’événements à la lumière desquels il y a lieu de tirer des enseignements cruciaux pour tous ceux qui mènent le combat contre l’extrême-droite -la révolution espagnole ayant indubitablement offert la possibilité d’ébranler les fondements des régimes fascistes, en ”déplaçant le méridien de la révolution de Moscou à Madrid”, pour reprendre l’expression d’un membre du POUM catalan, Joan Farré. (5) Ce point n’est pas sans importance : il est évident en effet qu’une débouchée victorieuse de la révolution espagnole – accompagnée de la vague de grèves générales qui déferlaient sur la France et la Belgique au même moment- aurait provoqué un écho puissant pour la classe ouvrière d’Italie et d’Allemagne, aurait ainsi pu barrer la route à Hitler et, par là même, renverser le cours de l’histoire, rien de moins. Certes, le visage de l’extrême-droite contemporaine est sensiblement différent de celui qu’elle présentait dans les années ’30. Mais la leçon essentielle à tirer de cette dernière conserve toute sa validité et doit rester gravée dans les mémoires : le fascisme n’est rien d’autre qu’un produit de la putréfaction du capitalisme. En conséquence, vouloir s’attaquer au fascisme sans s’en prendre aux fondements même du régime capitaliste, c’est comme couper une mauvaise herbe sans en enlever la racine : elle finira toujours par repousser. Enfin, la révolution espagnole est une illustration saisissante du rôle perfide joué par le Front Populaire en tant que ”cheval de troie” de la bourgeoisie et de la réaction, fasciste en l’occurence. En 2004 est paru un roman intitulé ”Les cahiers de Justo García”, dont le contenu est basé sur la découverte des écrits d’un militant de l’UGT (syndicat socialiste) pendant la guerre civile. García évoque cette dernière idée d’une manière on ne peut plus claire : ”Beaucoup de gens du peuple ont pris notre parti, mais les autorités ont pris celui des fascistes”. (6)

    Si l’assaisonnement de la sauce Front Populaire diffère quelque peu des années ’30, celle-ci nous est et nous sera encore resservie, avec le même goût amer qu’on lui connaît, et, potentiellement, des conséquences tout aussi dramatiques. Lorsqu’un groupe qui se prétend trotskiste comme le ”Vonk” prétend démontrer, à travers les résultats des dernières élections communales en Belgique, que le SP.a reste le meilleur outil pour les travailleurs et les progressistes afin de combattre l’extrême-droite, qu’est-ce d’autre, sinon une prolongation de la théorie du Front Populaire ? Lorsque le Parti Communiste Chilien appelait, lors des dernières élections présidentielles, à voter pour la candidate de la sociale-démocratie Michèle Bachelet afin de contrer le candidat de la droite Sebastian Piñera ; ou lorsque le PRC italien se rallie à Romano Prodi pour combattre la coalition de droite emmenée par Berlusconi, ne sont-ce pas là encore des exemples de l’application actuelle des méthodes du Front Populaire ? Lorsque le Parti Communiste Népalais troque le désarmement de ses milices contre cinq postes au gouvernement, qu’est-ce d’autre qu’une nouvelle illustration de l’actualité du Front Populaire ?

    Le mouvement révolutionnaire du prolétariat espagnol regorge d’enseignements cruciaux. Ce mouvement est survenu dans une période où la situation politique internationale évoluait de plus en plus rapidement vers une nouvelle guerre impérialiste. Si cette issue n’était pas irréversible, il est pourtant clair que l’ombre gigantesque de ce conflit a largement occulté le déroulement et la signification du jeu politique mené en Espagne. Cette brochure a pour but premier de faire davantage connaître ce tragique événement qui, noyé sous le poids de la seconde boucherie mondiale, n’est finalement que très peu connu du grand public. J’espère que le texte qui suit pourra, en partie du moins, répondre à cette exigence et redonner à la révolution espagnole la place qu’elle mérite dans l’histoire de la lutte que le mouvement ouvrier a mené, et mène toujours, pour son émancipation.

    Cédric Gérôme, décembre 2006.

    Avant d’entrer dans le vif du sujet, trois remarques méritent encore d’être faites :

    1. Ceux qui pensent trouver ici une analyse plus ou moins ”neutre” de la guerre d’Espagne seront fort déçus. A ceux-là, je conseille directement de refermer cette brochure et d’aller -vainement- chercher ailleurs. Car comme l’a confirmé tout le déroulement du conflit espagnol, la neutralité, dans une société de classe, n’existe pas et ne peut exister.
    2. Cette analyse de la révolution espagnole n’a pas pour but d’être exhaustive. Dans l’écriture de ce texte, la volonté de dégager les grandes conclusions politiques a prévalu sur l’idée d’aborder en détail toutes les facettes du conflit. Il est dès lors évident qu’une brochure traitant d’un sujet aussi vaste que la révolution espagnole passe au-dessus de certains événements ou aspects du conflit, ou ne fait que les effleurer (ex : la question du Maroc espagnol, le rôle des femmes dans la révolution, les journées de mai 1937 à Barcelone, le rôle des Brigades Internationales,…). C’est pourquoi, à la fin de cette brochure, vous trouverez une liste de livres et brochures auxquelles je renvoie qui permettront, pour ceux qui le souhaitent, d’approfondir le sujet par des lectures complémentaires.
    3. Le lecteur constatera vite que le texte qui suit est parcouru de nombreuses citations d’historiens, de militants, de politiciens, d’acteurs du conflit. Certains estimeront peut-être que cela contribue à alourdir le texte. Je pense au contraire que le fait d’incorporer ces citations de personnes qui, de près ou de loin, ont joué un rôle dans ces événements et/ou dans le riche débat idéologique qu’ils ont suscité, permet d’appréhender la réalité de la révolution espagnole dans un cadre plus vivant.

    1. “La guerre d’Espagne“, de Hugh Thomas
    2. “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.37
    3. “Le Monde diplomatique“ – décembre 2006, “Des romans contre l’oubli de la guerre d’Espagne“, p.22-23
    4. “La Libre Belgique” – 12/01/2006
    5. “Trotsky“, de Pierre Broué, chap.57 “L’anti-modèle d’Espagne“, p.894
    6. “Le Monde diplomatique“ – décembre 2006
  • 1. La révolution espagnole 1931-1939: L’Espagne: le maillon faible

    Se référant à la révolution russe d’octobre 1917, Lénine avait expliqué que la chaîne du capitalisme s’était rompue “à son maillon le plus faible”. Dans les années ’30, c’est au tour de l’Espagne. La péninsule ibérique est incontestablement le “maillon faible” de la chaîne du capitalisme européen.

    Le capitalisme espagnol est largement tributaire des capitaux étrangers : l’Angleterre, la France, les Etats-Unis, la Belgique, contrôlent de nombreuses entreprises industrielles et minières, des compagnies de chemin de fer, des banques, etc. Simple exemple parmi tant d’autres : la compagnie américaine “Traction Light and Electric Power” contrôle les 9/10 de la production d’énergie électrique de Catalogne. (1)

    L’Espagne reste à cette époque un pays arriéré, majoritairement agricole, où 70% de la population vit dans les campagnes, usant de méthodes de production archaïques. Dans l’ensemble du pays, la terre appartient essentiellement à la classe des propriétaires fonciers : 50.000 d’entre eux possèdent la moitié du sol, pendant que deux millions de travailleurs agricoles n’ont pas de terre. A Séville, 72% des terres sont aux mains de 5% de gros propriétaires. Pendant que ces derniers détiennent parfois des terres recouvrant la moitié d’une province, les paysans, quant à eux, crèvent littéralement de faim. De l’aveu d’un fonctionnaire stalinien, “Il y a des villages, dans les Hurdes, dans la Mancha, où les paysans réduits au désespoir absolu ont cessé de se révolter. Ils mangent des racines et des fruits.” (2)

    L’Eglise catholique espagnole constitue, avec la caste des officiers, un des deux grands piliers de la réaction héritée du passé : alors que le nombre d’illettrés tourne autour des 12 millions -la moitié de la population, donc-, on dénombre plus de 35.000 prêtres, 20.000 moines et 60.000 religieuses, ce qui, additionné, équivaut au nombre d’élèves des écoles secondaires et dépasse de deux fois et demi le nombre d’étudiants…Cependant, comme le fait remarquer l’historien Hugh Thomas, si le poids de la religion catholique dans l’Espagne de l’époque est considérable, les deux tiers des Espagnols ne sont pas pratiquants, et les autorités épiscopales symbolisent aux yeux de beaucoup la barrière à tout progrès social. “En Andalousie, 1% seulement des hommes allait à l’église (…) Il existait des localités où le prêtre disait la messe tout seul.” (3) Cet élément permet de mieux comprendre pourquoi, lors de l’explosion révolutionnaire de juillet 1936, nombre d’églises et de couvents auront à subir les effets de la colère ouvrière et paysanne.

    L’Espagne connut, dès la fin du 15ème siècle, une période de floraison et de supériorité sur le reste de l’Europe et conserva jusqu’au 18ème siècle l’Empire le plus vaste du monde. Cette situation se transformera en son contraire suite à la perte de ses positions mondiales et à la dilapidation des trésors américains. “Le siècle d’or devint de plomb avant même d’avoir atteint son terme”. (4) En effet, la défaite de “l’Invincible Armada” (1588) contre la flotte anglaise prélude déjà au déclin. L’achèvement de cet “âge d’or” espagnol sera en quelque sorte symbolisé au 19ème siècle par la perte des dernières possessions coloniales sur le Nouveau Continent. L’Espagne devient alors la proie d’une “putréfaction lente et sans gloire”, pour reprendre l’expression de Marx. En effet, le retard du développement capitaliste de l’Espagne, cumulé au rétrécissement des rapports économiques, freinent la formation de la Nation, et renforcent les tendances centrifuges et le séparatisme des Provinces. “Le particularisme se manifeste en Espagne avec une exceptionnelle vigueur, surtout en comparaison avec la France voisine où la Grande Révolution a définitivement établi la nation bourgeoise, une et indivisible, sur les ruines des provinces féodales” (5)

    Dans le courant du 19ème siècle et durant le premier tiers du 20ème siècle, on assiste en Espagne à un changement continuel de régimes politiques et à des coups d’état militaires incessants (=les “pronunciamentos“), preuve de l’incapacité aussi bien des anciennes que des nouvelles classes dirigeantes de porter la société espagnole en avant. Comme l’écrit l’historien trotskiste Pierre Broué, “En réalité, la société de l’ancien régime n’avait pas encore fini de se décomposer que déjà la société bourgeoise commençait à ralentir “ (6) : tard venu à maturité, le capitalisme espagnol fut de fait amené à asseoir politiquement sa domination dans une période où le monde capitaliste est entré dans une crise générale de dégénérescence. De là sa difficulté à trouver son équilibre. Trotsky analysait la situation comme suit : “La vie sociale de l’Espagne était condamnée à tourner dans un cercle vicieux tant qu’il n’y avait pas de classe capable de prendre entre ses mains la solution des problèmes révolutionnaires “. (7)

    Cependant, la période de la première guerre mondiale et le rôle de neutralité adopté par l’Espagne vont amener de profonds changements dans l’économie et la structure sociale du pays, créer de nouveaux rapports de force et ouvrir de nouvelles perspectives. Grâce à la demande massive en fer, en textile, en munitions, de la part des pays belligérants, cette période va en effet voir s’amorcer une industrialisation rapide du pays, et son corollaire : l’affirmation et la cristallisation du prolétariat en tant que classe indépendante.

    Pourtant, si l’économie espagnole profite de la guerre, le contrecoup est très douloureux une fois celle-ci terminée. La guerre permettait d’absorber les marchandises : la fin des hostilités ouvre donc une nouvelle période de difficultés économiques, à tel point que la part de l’Espagne dans le marché mondial retombe en-deçà de son niveau d’avant-guerre (1,1% en 1919, pour 1,2% en 1914). C’est pourquoi, “depuis la guerre, l’industrie ne sort plus d’un malaise qui se traduit soit par le chômage chronique, soit par de violentes explosions de la lutte des classes.” (8) Effectivement, le prolétariat industriel, fort à présent d’un million et demi d’ouvriers, n’est pas prêt à encaisser la crise sans broncher : il entre en action.

    Déjà, les années 1909, puis 1916, 1917, 1918 et 1919 sont pour l’Espagne des années caractérisées par de grandes grèves générales. Ces années sont évoquées sous le nom de “bieno bolchevique” ; en effet, la tempête révolutionnaire initiée par la révolution russe, qui se répand comme une traînée de poudre sur l’ensemble du territoire européen, n’épargne pas le pays. A partir de 1919 jusqu’en 1923 s’ouvre une période presqu’ininterrompue de batailles de classe, parfois sanglantes. Leurs défaites successives vont défricher le terrain à la dictature militaire du Général Miguel Primo de Riveira, qui prend le pouvoir par un coup d’Etat en septembre 1923, avec la complicité du roi Alfonso XIII et les larges subsides des industriels catalans. Par l’instauration de ce régime brutal, les classes dominantes veulent mettre un terme à l’agitation sociale de plus en plus menaçante, en s’en prenant aux principales conquêtes ouvrières et aux relatives libertés démocratiques qui permettaient l’organisation des ouvriers et des paysans ; le général proclame qu’il va occuper toutes les villes qui sont des “centres de propagande communiste ou révolutionnaire” et “procéder à la détention des éléments suspects.” (9)

    Cependant, cette dictature n’assure aux classes dominantes qu’un bref répit. L’inflation galopante, qui dévore les salaires et le niveau de vie, puis la crise économique de 1929, qui mine profondément la base du régime, vont obliger le roi, afin de tenter de préserver la monarchie, à se débarrasser de Primo de Riveira en janvier 1930. “Le redoutable Primo de Riveira est tombé sans qu’il fût même besoin d’un nouveau pronunciamento : il a crevé comme un pneu qui passe sur un clou.“ (10) De la même manière, un peu plus d’un an plus tard, en avril 1931, les classes possédantes obligeront le roi Alfonso XIII –largement désavoué par le résultat des élections municipales, qui donne une majorité écrasante aux républicains dans toutes les grandes villes du pays- à faire ses bagages. Elles décident de sacrifier la monarchie dans le but de sauver leur propre peau ; autrement dit, dans le but de ne pas faire courir au pays le risque d’une révolution qui scierait la branche sur laquelle elles sont assises : la propriété capitaliste. Or, ainsi que l’analysait Trotsky, “la monarchie était doublement indispensable aux classes dirigeantes, désunies et décentralisées, incapables de gouverner le pays en leur propre nom.” (11) Contrairement à leurs attentes en effet, la venue de la République ne fait qu’ouvrir les vannes de la révolution…


    1. “La guerre d’Espagne“, de Hugh Thomas
    2. “Révolution et contre-révolution en Espagne“, de Felix Morrow
    3. “La guerre d’Espagne“, de Hugh Thomas
    4. ibidem
    5. “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.6
    6. “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué, chap.1, p.6
    7. “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.12
    8. “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.12
    9. “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.16 “Le grand fiasco“, p.332
    10. “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.10
    11. “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.7
  • 2. La révolution espagnole 1931-1939: La République, portier de la révolution

    Le 14 avril 1931, la République est donc proclamée. Le roi est remplacé par un président. Socialement, rien n’a changé. “Le débordement impétueux de la colère des masses contraignit la bourgeoisie à essayer de faire d’Alfonso, que le peuple avait en horreur, un bouc émissaire” (1) : il ne s’agit en effet que d’un changement “de façade”, d’une opération à laquelle ont recours les classes possédantes afin de bénéficier d’un nouveau sursis et de calmer les ardeurs revendicatives des masses.

    Mais cela provoque l’effet inverse : l’abdication d’Alfonso XIII est plutôt le “faire-part” annoncé de la révolution prochaine. La proclamation de la République nourrit en effet les aspirations des masses et marque le début d’une période de bouillonnement social qui s’étendra sur plusieurs années. Pendant toute cette période cependant, le facteur subjectif (la direction du mouvement ouvrier) restera en retard par rapport aux tâches objectives du mouvement : c’est la faiblesse de ce facteur qui conduira le mouvement à sa perte.

    L’anarchisme dispose à l’époque d’une influence et d’un enracinement beaucoup plus importants en Espagne que dans les pays industrialisés d’Europe Occidentale. La C.N.T. (= Confédération Nationale du Travail), créée en 1910 et de tendance anarcho-syndicaliste, rassemble autour d’elle les éléments les plus combatifs du prolétariat (surtout agricole), même si elle n’a aucune perspective et aucun programme clair à offrir à sa base. En 1918, elle réunit déjà plus d’un million de syndiqués. En 1931, elle disposera d’une majorité écrasante dans tous les centres industriels de Catalogne.

    Cette prépondérance des anarchistes, pour qui le particularisme géographique, le caractère retardataire et les traditions de guérillas paysannes typiques de l’Espagne constitue un véritable terrain de prédilection, est renforcée par plusieurs facteurs :

    • le rôle de premier plan qu’a joué la CNT dans l’organisation de la grève générale insurrectionnelle de 1917 ;
    • la politique résolument réformiste du P.S.O.E. (= Parti Socialiste Ouvrier Espagnol), créé en 1879. Au lendemain de la révolution russe, la fondation de l’Internationale Communiste entraîne une scission au sein de ce parti entre une aile gauche minoritaire, favorable à l’adhésion à l’I.C. (qui sera à la base de la fondation du P.C.E., le Parti Communiste Espagnol) et une majorité qui se prononce contre les 21 conditions d’adhésion à l’Internationale Communiste et évolue dès lors sur une ligne de plus en plus droitière. Pour preuve, en 1923, le PSOE et la centrale syndicale qu’il contrôle, l’U.G.T.(= Union Générale des Travailleurs), se prononcent pour une collaboration avec la dictature militaire. Francisco Largo Caballero, secrétaire général de l’UGT-que d’aucuns qualifieront par la suite avec un peu trop de précipitation de “Lénine espagnol”- devient même conseiller d’Etat sous Primo de Riveira. Autre exemple révélateur : Prieto, un des principaux dirigeants de l’aile droite du parti, est un gros industriel basque à la tête d’une considérable fortune ;
    • et enfin, l’inconsistance du PCE qui sera affaibli tant par la répression systématique qu’il subit sous la dictature que par la politique d’“épuration” qu’il mène au sein de ses propres rangs contre tous les éléments qui ne s’alignent pas inconditionnellement sur la ligne de Moscou. En effet, à partir de 1924, le PCE subit le même sort que tous les Partis Communistes, soumis bureaucratiquement aux ordres et aux louvoiements de la caste stalinienne au pouvoir en URSS. C’est par exemple à Moscou qu’est désignée la direction du parti espagnol. La politique sectaire de ce dernier contribue en outre grandement à l’isoler des masses. Lors de la proclamation de la République, le PCE, suivant la ligne ultra-gauchiste de l’Internationale, reçoit la consigne de lancer le mot d’ordre: “A bas la République bourgeoise ! Tout le pouvoir aux soviets!” dans un pays et à une période où il n’existe pas l’ombre d’un soviet ou d’un organisme semblable. (2) En avril 1931, moment de l’avènement de la République, le tiers des effectifs du parti le quitte après l’exclusion de la fédération catalano-baléare de Joaquín Maurín. Le PCE ne compte alors plus que 800 membres sur l’ensemble du territoire espagnol (il en comptait un peu plus de 6.000 en 1922). (3) La composition sociale du parti révèle en outre que son influence s’exerce surtout parmi la petite bourgeoisie : seul un tiers des membres du parti sont des travailleurs industriels ou agricoles. Le reste étant pour l’essentiel des petites propriétaires, des techniciens hautement qualifiés, des paysans riches et moyens, des intellectuels, etc. En 1938, si le PCE a alors considérablement gonflé ses rangs, il ne comprend que 10.160 syndiqués sur 63.426 membres (4) ;

    Pour résumer, on peut donc affirmer que l’anarcho-syndicalisme parvient à se frayer un chemin à travers l’opportunisme rampant du PSOE et de l’UGT d’un côté, et le sectarisme repoussant du PCE de l’autre.

    Le premier gouvernement de la république est formé d’une coalition entre les Socialistes et les Républicains. Ces derniers sont, à ce stade, les principaux représentants politiques de la bourgeoisie et se caractérisent par un programme social extrêmement conservateur. Trotsky expliquait: “Les républicains espagnols voient leur idéal dans la France réactionnaire d’aujourd’hui, mais ils ne sont nullement disposés à emprunter la voie des Jacobins français, et ils n’en sont même pas capables : leur peur devant les masses est bien plus forte que leur maigre velléité de changement.” (5) Et de fait, cette coalition socialiste-républicaine, à cause de la crise mondiale du capitalisme, est bien incapable de tenir ses promesses et de réaliser les tâches “bourgeoises-démocratiques” qui se posent au pays : la liquidation de la propriété féodale et la réforme agraire, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, ainsi que la résolution de la question nationale. Celle-ci est particulièrement aigüe en Espagne, dans la mesure où, l’unification nationale n’étant pas arrivée à son terme, deux régions –bastions de l’industrie-, la Catalogne et le Pays Basque, manifestent de sérieuses tendances séparatistes. Cet élément ne fait que raviver le contexte déjà explosif de crise générale que traverse la société espagnole.

    C’est du côté du prolétariat -numériquement réduit mais très concentré- soutenu par la paysannerie -accablée par une effroyable misère- que vont se manifester les forces motrices à même de résoudre cette crise…

    Car l’avènement de la république ne tarde pas à décevoir les masses. Les travailleurs qui escomptaient du changement de régime une amélioration sensible de leurs conditions de vie perdent leurs illusions au fur et à mesure que la république démocratique naissante dévoile son vrai visage, à savoir le nouvel instrument de domination du capitalisme espagnol. L’impuissance du nouveau gouvernement face aux problèmes historiques du pays alimente les contradictions sociales et les divergences au sein du mouvement ouvrier. Celui-ci s’engage dans une série de grèves qui sont réprimées sans ménagement. Parallèlement, la paysannerie s’engage dans des tentatives de saisir la terre –promise par le gouvernement- mais là aussi, la seule réponse de celui-ci est d’envoyer les troupes. La CNT, à la tête de laquelle domine le courant aventuriste, putschiste et anti-politique de la F.A.I. (= Fédération Anarchiste Ibérique), s’engage quant à elle dans une série d’insurrections locales, éphémères et désorganisées qui sont violemment réprimées dans le sang.

    Quant au PC, il continue d’appliquer mécaniquement les analyses et les mots d’ordre élaborées dans le cadre de la politique dite “de la 3ème période”, caractérisée par son sectarisme et son refus de l’unité ouvrière. La politique de “scission syndicale” en fait partie : il s’agit, sous les instructions de Moscou, de construire des “syndicats rouges” ne regroupant que des communistes; “partout où ils existent, les syndicats rouges non seulement contribuent à la division des rangs ouvriers, mais constituent en outre un puissant facteur d’isolement des communistes à l’égard des travailleurs sans parti, facilitant en dernière analyse la répression patronale”. (6)

    La définition de la social-démocratie comme “social-fasciste” (“La social-démocratie est objectivement l’aile modérée du fascisme. Ils ne sont pas aux antipodes. Ce sont des jumeaux.”, proclamait brillament Staline), qui aboutira en Allemagne à la victoire sans combat des bandes hitlériennes, est appliquée par le PCE à la situation espagnole. Mais ici, les staliniens vont encore plus loin : ils étendent cette définition aux anarchistes, désormais qualifiés d’ “anarcho-fascistes” ! Suivant cette logique jusqu’au bout, des membres du PC n’hésiteront pas à attaquer physiquement les meetings des autres organisations ouvrières. Inutile de dire que ce type de pratiques ne favorisent guère leur implantation parmi les travailleurs.

    Pendant ce temps, les communistes oppositionnels s’efforcent de promouvoir une autre politique. Sous l’impulsion d’Andrès Nin, ancien cadre de la CNT et ami personnel de Trotsky, ainsi que d’autres militants trotskistes, l’Opposition de Gauche espagnole, appelée “Izquierda Comunista de España” (=Gauche Communiste d’Espagne) est créée officiellement en 1932. Elle provenait de l’opposition née en 1930 au sein du PCE autour de la plate-forme de l’opposition russe et internationale impulsée par Trotsky (qui fut, dès la première heure, un fervent opposant à la stalinisation de l’Etat ouvrier russe et de l’Internationale Communiste)

    A peu près à la même période se crée également le B.O.C., “Bloque Obrero y Campesino” (=Bloc Ouvrier et Paysan), dirigé par d’anciens membres du PCE, et dont le principal dirigeant, Joacquin Maurin, ne cache pas ses tendances boukhariniennes (=opposition droitière au stalinisme). Ce parti est un rassemblement politiquement hétérogène, qui refuse de prendre position entre trotskistes et staliniens, adopte une ligne très opportuniste sur la question nationale en se déclarant “séparatiste” en Catalogne et en soutenant, sans distinction aucune, tous les mouvements indépendantistes catalans. Trotsky mettait en garde: “Tandis que le séparatisme de la bourgeoisie catalane n’est qu’un moyen pour elle de jouer avec le gouvernement madrilène contre le peuple catalan et espagnol, le séparatisme des ouvriers et paysans n’est que l’enveloppe d’une révolte intime, d’ordre social. Il faut établir une rigoureuse distinction entre ces deux genres de séparatisme.” (7) Surtout, le BOC adhère à la théorie erronée dite “des deux stades”, qui consiste à promouvoir une révolution démocratique artificiellement séparée de la révolution socialiste. En avril 1931, une déclaration émanant du BOC fait ressurgir cette position sans ambiguïté: “Avec un retard historique, nous devons mener à bien la tâche que la France a achevé à la fin du 18ème siècle.” (8)


    1. “La révolution espagnole et les dangers qui la menacent“, dans “La révolution permanente“, de Léon Trotsky, p.317
    2. “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué, chap.2, p.25
    3. “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.26 “L’opposition communiste de droite“, p.561
    4. “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.21
    5. “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.10
    6. “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.23 “La stalinisation de l’Internationale“, p.483
    7. “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.15-16
    8. “La déclaration du Bloc ouvrier et paysan“, de Léon Trotsky
  • 3. La révolution espagnole 1931-1939: Le Bieno Negro – la réaction bourgeoise en marche

    Les élections d’octobre 1933 donnent l’avantage à la droite réactionnaire, qui profite de la faillite de la coalition socialiste-républicaine des deux années précédentes. Pour ce nouveau gouvernement, il ne s’agit plus simplement d’une alternance de pouvoir mais d’un début de contre-attaque en direction du mouvement ouvrier. La fraude massive et la terreur politique utilisées par les classes possédantes pendant la campagne électorale ne constituent qu’un avant-goût de cette dynamique. Les deux années sous la houlette de ce gouvernement (octobre 1933-janvier 1936) sont connues sous le nom de “bieno negro”; en français, les “années noires”…

    Le nouveau gouvernement, présidé par un certain Lerroux, entreprend de réduire à néant les maigres acquis arrachés pendant les deux premières années de la république. Un des premiers actes du gouvernement issu de ces élections est d’amnistier et de remettre en liberté des militaires impliqués en 1932 dans une tentative de pronunciamento du général Sanjurjo. Le gouvernement donne d’exorbitantes subventions au clergé, diminue les crédits de l’école publique, fait dégringoler les salaires journaliers des travailleurs des villes de 10-12 pesetas à 4-5 pesetas, et les salaires agricoles de 8-9 pesetas jusqu’à 1,5 pesetas pour les hommes et 60 centimes pour les femmes, et ce “pour des journées durant du lever au coucher du soleil.” (1) Entre 1933 et 1935, le nombre de chômeurs croît (officiellement) de 536.100 à 780.242. “Dans la pratique, il y a plus d’un million et demi de sans-emploi en Espagne”, selon l’“International Press Correspondence”. (2) Il fait annuler une loi catalane limitant le droit des grands propriétaires, engage massivement dans la police et l’armée. Les groupes d’extrême-droite descendent dans la rue avec la protection ouverte des autorités, et commencent à attaquer locaux et journaux ouvriers. Chiffre révélateur : en septembre 1934, on estimera à quelques 12.000 le nombre de travailleurs emprisonnés pour des raisons politiques ou syndicales. (3)

    Après plusieurs hésitations, le gouvernement Lerroux décide d’intégrer dans son cabinet trois membres de la C.E.D.A. (=Confédération Espagnole des Droites Autonomes, parti catholique monarchiste d’extrême-droite). Ce parti, fondé en 1933 et dirigé par Gil Robles, devient rapidement, avec les Républicains de droite, le pilier de la nouvelle coalition. Son ambition est d’instaurer un Etat national corporatiste, qui combine les traits des Etats de Mussolini, d’Hitler et de Dolfuss (Autriche). Comme le note à l’époque avec justesse Joaquin Maurin, il est alors de plus en plus évident que “la bourgeoisie ne se pourra se maintenir au pouvoir qu’en appliquant implacablement le fer et le feu, c’est-à-dire en évoluant à marches forcées vers le fascisme dont le gouvernement Gil Robles-Lerroux n’est qu’un avant-poste d’observation.” (4)

    Gil Robles se verra néanmoins incapable de faire de son parti une véritable organisation fasciste de masse. La CEDA est sans cesse menacée d’être débordée sur sa droite, soit par sa propre organisation de jeunesse, la J.A.P. “Juventud de Accion Popular” (=Jeunesse d’Action Populaire), que dirige Ramon Serrano Suner, beau-frère de Franco, admirateur d’Hitler et de Mussolini, grand pourfendeur de “juifs, franc-maçons et marxistes” (5) ; soit par la Phalange, au programme et aux méthodes typiquement fascistes, que dirige José Antonio Primo de Riveira, fils de l’ancien dictateur et agent du gouvernement fasciste italien. Créée en octobre 1933, la Phalange s’illustre rapidement dans les combats de rue contre les militants ouvriers. Néanmoins, jusqu’en 1936 le mouvement phalangiste ne regroupera que quelques milliers d’adhérents et demeurera une force d’appoint pour l’oligarchie, celle-ci se montrant encore à maints égards réticente vis-à-vis d’un tel mouvement. Comme les exemples de l’Italie et de l’Allemagne l’avaient démontré en suffisance, lâcher les hordes de fascistes à l’assaut du pouvoir dans le but de liquider le mouvement ouvrier était une solution certes radicale, mais que la bourgeoisie ne prenait pas à la légère. C’est seulement pendant la guerre civile que la Phalange, ayant alors gagné la confiance de l’écrasante majorité des bourgeois et des aristocrates, s’affirmera comme le mouvement politique dominant de la réaction.

    En janvier 1931, dans “La révolution espagnole et les tâches communistes”, Trotsky avait eu ces paroles particulièrement lucides: “Si le prolétariat, au cours de la lutte, ne sentait pas bientôt que les tâches à accomplir et les méthodes à suivre lui deviennent plus claires, que ses rangs se resserrent et se renforcent, il se produirait une fatale dislocation dans son propre milieu. Les masses soulevées pour la première fois par le mouvement actuel retomberaient dans une attitude passive. A l’avant-garde, à mesure que le sol se déroberait sous ses pieds, renaîtraient des tendances aux actions de partisans et, d’une façon générale, le goût de l’aventure. Ni les paysans, ni les citadins pauvres ne trouveraient en ce cas une direction dûment autorisée. Les espérances éveillées se réduiraient bientôt à des désillusions, à de l’exaspération. La situation en Espagne deviendrait, dans une certaine mesure, pareille à celle que nous avons connue en Italie pendant l’automne de 1920. Si la dictature de Primo de Riveira n’a pas été fasciste, si elle a été la dictature typique en Espagne d’une clique militaire appuyée par certains groupes des classes possédantes, il reste que, dans les conditions indiquées ci-dessus –passivité et expectative du parti révolutionnaire, mouvement impulsif des masses-, un véritable fascisme pourrait trouver en Espagne un terrain favorable. La haute bourgeoisie pourrait s’emparer des masses petites-bourgeoises, déséquilibrées, déçues, désespérées, et canaliser leur indignation contre le prolétariat.” (6)

    Mais nous n’en sommes pas encore là. Car la victoire de la droite et l’offensive réactionnaire ne fait qu’enflammer la résistance des travailleurs et des paysans, et laisse entrevoir de belles perspectives de front unique. En outre, depuis la défaite des socialistes aux élections, des voix s’élèvent dans les rangs du PSOE contre la politique de collaboration de classes de la direction, dont la faillite a été illustrée par l’arrivée au pouvoir du gouvernement Lerroux. Au sein du parti, et plus particulièrement de la Fédération de la Jeunesse Socialiste, se dessine un courant qui remet radicalement en question la défense de la démocratie bourgeoise et l’optique réformiste de ses dirigeants, et exige une réorientation de la ligne du parti. Au Vème congrès du parti en avril 1934, un cadre des JS, José Laín, exprime cette idée ; il souligne “la ferme conviction des JS quant aux principes de la révolution prolétarienne. La période actuelle n’offre d’autre issue que l’insurrection armée de la classe ouvrière pour s’emparer complètement du pouvoir politique, instaurer la dictature du prolétariat.” Sa proposition est qu’ “on arrive, dans le plus bref délai possible, à une entente avec les organisations politiques ouvrières de classe sur la base de l’action commune pour ce mouvement insurrectionnel.” (7)


    1. “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.30
    2. ibidem
    3. ibidem
    4. préface à “L’insurrection des Asturies“, de M. Grossi et J. Maurin
    5. “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué, chap.4, p.54
    6. “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.20
    7. “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.24 “La montée ouvrière de 1933-1934“, p.647
  • 4. La révolution espagnole 1931-1939: L’épisode de la “Commune Asturienne”

    Le triomphe de Hitler en Allemagne et ses graves conséquences pour le mouvement ouvrier européen donnent partout un nouveau souffle aux désirs d’unité et à la lutte contre le fascisme, d’autant plus que le nombre de régimes réactionnaires ou fascisants qui détiennent le pouvoir en Europe se multiplie (Allemagne, Italie, Portugal, Pologne, Hongrie, Bulgarie,…).

    Dans un tel contexte, il est clair que la nouvelle composition du gouvernement, comprenant trois ministres d’extrême-droite, ne peut être considérée autrement que comme une déclaration de guerre par le mouvement ouvrier. Elle provoque sa réaction immédiate ; les travailleurs espagnols sont en effet bien décidés à ne pas subir le même sort que leurs camarades allemands et autrichiens qui viennent de succomber sous la botte du régime nazi.

    Le Parti Socialiste avait déclaré qu’il répondrait par les armes à une telle provocation ; dès lors, l’UGT lance le mot d’ordre de grève générale, tandis que la CNT, voyant en celle-ci une force concurrente, ne bouge pas. Finalement, trois foyers insurrectionnels se déclarent : Barcelone, Valence et les Asturies. A Barcelone et à Valence, le gouvernement rétablit facilement son autorité, du fait que la CNT s’est positionné contre la grève et a ainsi brisé le front unique.

    Dans les Asturies en revanche, la CNT, contre l’avis de la direction nationale, rejoint la lutte. La prise de position de la CNT asturienne est sans équivoque: “La réalité du péril fasciste en Espagne a posé sérieusement le problème de l’unification du prolétariat révolutionnaire en vue d’une action d’une portée plus grande et plus radicale que celle qui se limite à des fins purement défensives. L’unique issue politique actuellement possible se réduisant aux seules formules antithétiques de fascisme ou révolution sociale…il est indispensable que les forces ouvrières constituent un bloc de granit.” (1)

    En conséquence, dans cette région, la lutte prend une toute autre envergure. La force du mouvement oblige même le Parti Communiste à s’y rallier en dernière minute, et à mettre au frigo ses slogans sectaires. Dans tous les villages miniers se constituent des comités locaux qui prennent le pouvoir. Pendant 15 jours, les mineurs résistent, les armes à la main, contre des troupes de métier très bien équipées et armées jusqu’aux dents. Le gouverneur civil des Asturies commentait après coup: “Les énormes contingents ouvriers qui peuplent les Asturies –pas moins de 120.000-, tous encadrés dans les organisations, UGT, PSOE, PC et CNT, se mettant d’accord pour une action commune, faisaient de cette province un cas unique en Espagne de dangerosité sociale.” (2)

    Cependant, de par le refus des dirigeants nationaux de la CNT de se joindre au mouvement et d’élargir l’appel à la grève -notamment envers les travailleurs du rail, ce qui aurait permis d’empêcher l’envoi de troupes pour mater l’insurrection- le gouvernement central est sûr de tenir le reste de l’Espagne: “Le mouvement fut une catastrophe d’inorganisation et d’improvisation dans tout le reste de l’Espagne.” (3)

    Dès lors, le gouvernement décide d’employer les grands moyens et finit par écraser dans le sang ce que l’on appellera la “Commune Asturienne”. La répression est féroce : plus de 3000 travailleurs tués, 7000 blessés et plus de 40.000 emprisonnés. L’instigateur de cette répression n’est autre qu’un dénommé…Francisco Franco.


    1. “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.24 “La montée ouvrière de 1933-1934“, p.646
    2. ibidem
    3. ibidem
  • 5. La révolution espagnole 1931-1939: La création du POUM et l’entrée en scène des staliniens

    Après cet épisode, on assiste à des reclassements rapides au sein du mouvement ouvrier. Trotsky préconise l’entrée de la Gauche Communiste dans le PSOE afin d’opérer la jonction avec l’aile gauche des Jeunesses Socialistes en train de se radicaliser. Nin, comme la majorité des dirigeants oppositionnels, refuse le conseil de Trotsky, repousse les multiples invitations et appels de certains dirigeants socialistes à entrer au PSOE et aux Jeunesses Socialistes, et s’oriente vers une fusion sans principe avec le Bloc Ouvrier et Paysan.

    Cette dernière fusion, à laquelle se rallient également plusieurs organisations plus petites, aboutit à la création, en septembre 1935, du P.O.U.M. (=Parti Ouvrier d’Unification Marxiste), qui compte alors quelques 8000 militants, 40.000 sympathisants et une base ouvrière réelle, particulièrement en Catalogne, mais qui ne dispose cependant pas d’une implantation nationale. Le POUM devient rapidement le premier parti ouvrier en Catalogne, et se développe très rapidement dans certaines régions telles que Valence, Madrid, les Asturies, l’Andalousie ou l’Estrémadure.

    C’est pourtant là une lourde faute que prennent sur leurs épaules les dirigeants de l’Opposition de Gauche que de laisser sans perspectives cette Jeunesse Socialiste qui se cherche et qui, comme le disait Trotsky, ”en arrivait spontanément aux idées de la 4ème Internationale” (voir ci-dessous). On peut juger de la réalité de cette évolution à gauche au sein des Jeunesses Socialistes par les déclarations enflammées de leurs dirigeants qui se déclarent ”favorables au bolchévisme”, ”pour la bolchévisation du Parti Socialiste”, ”pour la 4ème Internationale”. (1) Elément qui peut sembler anecdotique mais qui en dit long sur l’atmosphère qui règne dans les JS : certains de leurs dirigeants n’hésitent pas à accrocher le portrait de Trotsky sur les murs de leurs bureaux !

    Il se présentait là une occasion en or de poser les premières pierres vers la construction d’un parti révolutionnaire de masse en Espagne. Felix Morrow, membre de l’Opposition de Gauche et présent en Espagne à l’époque, explique: ”Les membres de la Gauche Communiste était une poignée, et n’avait donc pas réellement atteint le stade d’un parti au sens propre du terme. Un groupe n’est pas un parti. Les dirigeants de la Gauche Communiste, malheureusement, ne l’ont pas compris et n’ont pas suivi Trotsky dans son raisonnement sur la signification profonde du développement vers la gauche dans les rangs socialistes. Par après, les événements vont pourtant confirmer les perspectives de Trotsky : leur gauchisme sera suivi par l’adoption d’une ligne opportuniste menant à la signature du programme du Front Populaire.” (2) C’est ce que nous verrons par la suite.

    Toujours est-il qu’au début de juillet 1936, il n’y aura plus de véritable organisation oppositionnelle en Espagne, les trotskistes internationaux entretenant seulement des contacts personnels avec des militants dans le POUM ou dans les Jeunesses Socialistes et avec quelques isolés (moins d’une dizaine au total, d’après Broué) (3).

    Dans le même temps, l’Internationale Communiste stalinienne opère un tournant radical à 180 degrés et adopte une ligne complètement nouvelle lors de son 7ème congrès (le premier depuis sept ans, mais aussi le dernier), préconisant la politique du Front Populaire, à savoir une coalition programmatique avec l’aile dite ”progressiste” de la bourgeoisie comme moyen de combattre le fascisme. Trotsky commentait: ”Durant deux années, on a trompé les ouvriers avancés avec cette malheureuse théorie de la ‘troisième période’, qui a affaibli et démoralisé l’Internationale Communiste. Enfin, la direction a battu en retraite. Mais quand ? Précisément au moment où la crise mondiale a marqué un changement radical de la situation et a fait apparaître les premières possibilités d’une offensive révolutionnaire.” (4)

    Pierre Broué explique quant à lui qu’”il faudra du temps, beaucoup de temps, pour que les masses, après la politique étroitement sectaire de la ‘troisième période’ et de la dénonciation du ‘social-fascisme’, dont elles sont enfin libérées, commencent à découvrir que la nouvelle politique est tout simplement l’ancienne retournée, le revers opportuniste de l’ancienne politique sectaire.”(5)

    Rompant d’avec son sectarisme antérieur, paré du prestige et de l’autorité de la révolution russe -non négligeable dans cette période pré-révolutionnaire- et jouant habilement de ses moyens matériels considérables, le PCE va ainsi réussir à poser ses griffes sur les jeunesses socialistes. En attirant vers eux l’aile gauche du Parti Socialiste, les staliniens obtiennent de cette manière, en avril 1936, la fusion entre la minuscule Jeunesse Communiste et la puissante organisation de la Jeunesse Socialiste, donnant naissance à la J.S.U. (=Jeunesse Socialiste Unifiée) qui échappe rapidement à l’autorité du PSOE et constitue dès lors le levier principal de l’influence stalinienne en Espagne. En Catalogne, le PCE et le PSOE fusionnent carrément pour former le P.S.U.C. (=Parti Socialiste Unifié de Catalogne) qui adhère, dès sa fondation, à la 3ème Internationale. De plus, le virage politique de 1935 et les circonstances particulières de l’époque, prémices d’une guerre civile, redonnent au ”communisme” un visage attractif auquel cèderont, au moins dans un premier temps, bien des libertaires endurcis. La ”renaissance” du PC espagnol se révélera alors, aux mains de l’Internationale stalinisée, un puissant instrument de sabotage et de division…


    Qu’est-ce que la 4ème Internationale?

    La défaite capitularde des staliniens devant le fascisme en Allemagne en 1933 révéla dans toute sa gravité la pourriture totale de l’Internationale Communiste stalinisée, et l’impossibilité de la redresser. D’où la nécessité de bâtir une nouvelle Internationale, sur la base des enseignements des trois précédentes. Cette année-là déjà, l’opposition de gauche signa, avec d’autres groupes oppositionnels, une déclaration pour la création d’une nouvelle Internationale: "Les signataires s’engagent à contribuer de toutes leurs forces pour que cette Internationale se forme dans le plus bref délai possible sur les fondements inébranlables des principes théoriques et stratégiques posés par Marx et Lénine. Prêts à collaborer avec toutes les organisations, groupes, fractions qui évoluent réellement du réformisme ou du centrisme bureaucratique (stalinisme) vers la politique du marxisme révolutionnaire, les signataires déclarent en même temps que la nouvelle Internationale ne peut permettre aucune tolérance à l’égard du réformisme ou du centrisme. L’unité nécessaire de la classe ouvrière ne peut être atteinte par une mixture des conceptions réformistes et révolutionnaires, par une adaptation à la politique staliniste, mais seulement en surmontant la politique des deux Internationales banqueroutières." (6) En 1936, une Conférence internationale définit le programme du "mouvement pour la 4ème Internationale", non seulement du point de vue des principes, mais aussi stratégique et tactique. La révolution espagnole et sa défaite confirmeront une fois de plus les enseignements du léninisme : sans un parti ayant assimilé dans sa chair et os les principes qui ont permis à la révolution russe de vaincre, le prolétariat espagnol sera finalement battu. Le Congrès de la fondation de la 4ème Internationale (septembre 1938) sera placé devant la situation résultant de l’agonie de la révolution espagnole – "le danger de guerre et du fascisme". Elle élaborera un programme de transition qui répondait d’une manière précise aux besoins de la lutte de classe du moment. Trente-cinq organisations de tous les continents élaboreront ce programme devant leur servir de base à l’action concrète.

    Malheureusement, en partie décapitée par la mort de Trotsky en 1940 et par la disparition de nombre de ses meilleurs cadres pendant la seconde guerre mondiale (sous les coups tant des staliniens que des fascistes), puis désorientée par les erreurs répétées de ses dirigeants dans la période de l’après-guerre, la 4ème Internationale n’acquérra jamais une base de masse, et suivra un cours de plus en plus opportuniste et réformiste.


    1. “Trotsky“, de Pierre Broué, chap.57 “L’anti-modèle d’Espagne“, p.883
    2. “Révolution et contre-révolution en Espagne“, de Felix Morrow, p.
    3. “Trotsky“, de Pierre Broué, chap.57 “L’anti-modèle d’Espagne“, p.883
    4. “La révolution espagnole et les dangers qui la menacent“, dans “La révolution permanente“, de Léon Trotsky, p.315-316
    5. “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, 3ème partie : “De l’activité politique à l’activité policière“, p.597
    6. “Questions de la 4ème Internationale“, de Barta
  • 6. La révolution espagnole 1931-1939: Le Front Populaire, une combinaison politique pour tromper les travailleurs

    A l’approche des nouvelles élections du 16 février 1936, alors que le danger fasciste se fait de plus en plus menaçant, un pacte d’alliance électorale -le futur Front Populaire- est signé entre les Républicains (regroupés dans quatre organisations : la Gauche Républicaine, l’Union Républicaine, le Parti National Républicain, et l’Esquerra Républicaine de Catalogne), le Parti Socialiste et l’UGT, le Parti Communiste…et le POUM.

    Le programme de cette “coalition des gauches" mentionnait pourtant explicitement le refus de la nationalisation des terres et des banques, le refus du contrôle ouvrier, l’adhésion à la Société des Nations,…bref, un programme qui, en toute logique compte tenu de ses principaux signataires, ne dépassait pas le cadre de la société bourgeoise. Les socialistes le qualifient d’ailleurs sans ambages de “démocratique bourgeois." (1) Quant aux Républicains, ils sont tout aussi clairs: “Les républicains ne doivent ni ne peuvent s’engager à autre chose." (2)

    Sans surprise, les élections voient la victoire du Front Populaire, conséquence de la radicalisation des ouvriers et des paysans, et de leur volonté de se débarasser de la droite au pouvoir depuis deux ans. Dans le respect de l’accord signé par les partis concernés, les Républicains se voient attribuer beaucoup plus de sièges que leur réel soutien dans la population le laisse supposer. “La plate-forme fut rédigée par un républicain modéré et les candidatures furent organisées de façon à donner le pouvoir aux républicains et non aux socialistes : il faudra deux fois plus de voix aux élections pour élire un socialiste que pour élire un républicain." (3) Le Front Populaire ramasse 278 sièges, dont seulement 85 pour le Parti Socialiste et 14 pour le Parti Communiste, le reste des sièges étant dévolus aux partis bourgeois républicains. Quant à la droite, elle s’assure 134 sièges, et les partis dits “du centre", 55. (4)

    Il n’est pas inintéressant de revenir sur le passé de certains dirigeants des formations politiques constituant l’ossature du nouveau gouvernement de Front Populaire, dirigeants explicitement qualifiés par les staliniens comme étant “dignes de confiance". Cela permet de cerner avec une extrême clarté de quel côté de la barrière ceux-ci se positionnent :

    • Azaña, à la tête de la Gauche Républicaine, lorsqu’il était premier ministre sous la coalition de 1931, s’était déjà distingué comme un ennemi des ouvriers et des paysans. “Azaña est le seul homme capable d’offrir au pays la sécurité et d’assurer la défense de tous les droits légaux", avait déclaré un certain Ventosa, au nom…des propriétaires terriens catalans. (5)
    • Martinez Barrio, à la tête de l’Union Républicaine, avait été lieutenant en chef de Lerroux, et l’un des premiers ministres du “bienio negro", qui, entre autres, avait écrasé avec une extrême cruauté un soulèvement anarchiste en décembre 1933.
    • Companys, à la tête de l’Esquerra catalane (qui dirigeait la Catalogne depuis 1931), avait réduit la CNT à un statut semi-légal, en emprisonnant ses dirigeants par centaines…

    Le premier gouvernement républicano-socialiste s’était avéré incapable de résoudre les problèmes auxquels faisaient face la population laborieuse espagnole, pour la bonne et simple raison qu’il s’agissait d’un gouvernement comportant en son sein des représentants du capitalisme et n’ayant aucune intention de dépasser les frontières imposées par la sacro-sainte propriété privée des moyens de production. Pour le gouvernement de Front Populaire nouvellement élu, il n’en allait pas autrement, mis à part qu’il s’assurait une plus large couverture sur sa gauche.

    Inutile de dire que dans de telles conditions, le Front Populaire, présenté comme une alliance nécessaire avec les représentants de la bourgeoisie politique dite “progressiste" pour constituer le front “le plus large" contre le fascisme, va en réalité servir à freiner l’action révolutionnaire des masses, à désarmer la classe ouvrière et ainsi donner un sérieux coup de pouce à la victoire du fascisme. Le rôle pervers du Front Populaire est assez clairement exprimé par cette déclaration du Secrétaire Général du PCE de l’époque, José Diaz: “Nous voulons juste nous battre pour une révolution démocratique avec un contenu social. Il n’est pas question de dictature du prolétariat ou de socialisme mais juste d’une lutte de la démocratie contre le fascisme". (6)

    En réalité, la prétendue bourgeoisie progressiste n’existait que dans la tête des staliniens. La bourgeoisie industrielle de Catalogne avait été le plus fervent soutien à la dictature militaire de Primo de Riveira. La bourgeoisie espagnole était une bourgeoisie largement dépendante des capitaux étrangers, et entretenant mille et un liens avec l’aristocratie et les propriétaires terriens. L’Eglise, par exemple, n’était pas loin d’être à la fois le plus gros propriétaire de terres et le plus gros capitaliste du pays ! Comme l’explique clairement Gérard Rosenthal dans “Avocat de Trostky", “La bourgeoisie espagnole, arrivée trop tard sur l’arène de l’histoire, avait été incapable de devenir le guide de la nation. Les magnats de l’industrie confondaient tant bien que mal leurs personnes et leurs intérêts dans le bloc réactionnaire aux attifements riches ou démodés des banquiers, des propriétaires de latifundia, des évêques, des généraux et des camarillas du trône". (7)

    Certes, parmi les politiciens bourgeois, il s’en trouvait beaucoup qui présentaient une étiquette “anti-fasciste". Mais ces derniers n’étaient, de par leur position sociale, aucunement en mesure de mettre leur vie en jeu pour se battre contre un programme qui, en dernière instance, défendait les mêmes intérêts de classe qu’eux. Quant à la bourgeoisie espagnole en tant que telle, elle comprit assez vite que le fascisme était le seul et ultime rempart contre la montée irrésistible du mouvement ouvrier, son dernier recours afin de préserver un capitalisme aux abois. C’est pourquoi, tandis que le mouvement des travailleurs devient de plus en plus déterminé et menaçant, la bourgeoisie se range, avec de plus en plus de conviction et de résolution, derrière Franco, meilleur garant de l’ordre bourgeois menacé. C’est ce que Trotsky exprime lorsqu’il dit: “La bourgeoisie espagnole a compris, dès le début du mouvement révolutionnaire des masses que, quelque soit son point de départ, ce mouvement était dirigé contre la propriété privée de la terre et des moyens de production et qu’il était absolument impossible de venir à bout de ce mouvement par les mesures de la démocratie." (8)

    De cela, il découle la conclusion suivante : du point de vue de la bourgeoisie et des classes possédantes en général, l’irruption révolutionnaire ne pouvait être véritablement écrasée que par la réaction fasciste. Du point de vue des travailleurs et des masses opprimées, le fascisme ne pouvait être combattu que par la voie d’une lutte révolutionnaire sans merci. “Sans doute la voie légaliste est-elle jugée très difficile à la fois par les masses ouvrières et par les représentants des classes dirigeantes." (9). Celui qui tente de poser l’équation autrement est un aveugle, un démagogue ou quelqu’un qui ignore tout de la structure de classe de la société. Opposer un prétendu barrage “légal" au danger fasciste, main dans la main avec des politiciens issus de la bourgeoisie, ne pouvait servir qu’à endormir les masses et à paralyser leur action ; en définitive, à sauver la peau de la bourgeoisie sur le dos du prolétariat. Et c’est ce qui s’est passé.

    Dès la victoire du Front Populaire en février 1936, la classe ouvrière montre dans la pratique sa détermination à aller plus loin que le programme plus que modéré de celui-ci : elle éclate le cadre trop étroit du succès remporté aux urnes. Sans attendre le décret d’amnistie, les travailleurs espagnols ouvrent les portes des prisons et libèrent les milliers de prisonniers de la Commune Asturienne. Des défilés monstres et des grèves éclatent dans tout le pays, pour la réintégration immédiate des ouvriers licenciés, le paiement d’arriérés de salaires aux travailleurs emprisonnés, contre la discipline du travail, pour l’augmentation des salaires et de meilleures conditions de travail. Les cheminots exigent la nationalisation des chemins de fer. Près d’un million de travailleurs sont en grève le 10 juin ; un demi-million le 20 du même mois ; un million le 24 ; plus d’un million encore durant les premières journées de juillet. (10) A la campagne, les occupations de terre se multiplient, les fermiers refusent de payer leurs fermages. Le gouvernement de Front Populaire, lui, ne fait rien d’autre que de multiplier les appels au calme, qualifie les revendications des travailleurs d’“excessives" et demande à ceux-ci de rester raisonnables pour “éviter de faire le jeu du fascisme." (11)

    De plus, même si quelques généraux suspects de conspiration sont éloignés de la capitale, le gouvernement fait preuve d’une extrême tolérance vis-à-vis des éléments fascistes présents dans l’armée et l’appareil d’état. “Quelles sont les mesures drastiques qui ont été prises contre les provocateurs fascistes et contre les criminels ? Aucune.", reconnaît après coup Jiminez Asua, député socialiste à Madrid en ‘36. (12) Le contraire eût d’ailleurs été étonnant : s’attaquer aux officiers fascistes de l’armée signifiait s’attaquer à la machine d’état sur laquelle se reposait la classe dominante, avec laquelle les représentants du Front Populaire n’étaient nullement prêts à rompre. “La presse socialiste et communiste alertaient du danger d’un soulèvement fasciste ou militaire. Elles exhortaient sans cesse le gouvernement à ‘prendre des initiatives’. Mais cela était impossible, si l’on accepte l’analyse marxiste de la société. Les républicains étaient des représentants du capitalisme, d’une manière ou d’une autre. Le pouvoir des capitalistes repose sur la machine d’état, qui se compose de l’armée, de la police, des tribunaux, des prisons, etc. La classe dominante, que ce soit sous un visage libéral, conservateur, ou même fasciste, dépend du soutien de la caste des généraux et des officiers de l’armée, des officiers de police, et d’un establishment civil qui a été spécialement sélectionné et éduqué pour servir le système capitaliste. ‘Prendre des initiatives’, cela signifiait dans la pratique s’attaquer à la base même de l’Etat capitaliste. Et demander à des politiciens bourgeois de le faire, c’est comme demander à un tigre d’être végétarien : pour des raisons d’intérêts de classe, c’est impossible ! " (13)


    1. “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué, chap.5, p.7
    2. “Memorias“, de Martinez Barrio, cité par Pierre Broué dans “Histoire de l’Internationale Communiste“, chap.31 : “Front populaire : image et réalités “, p.677
    3. “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.31 : “Front populaire : image et réalités “, p.677
    4. ibidem
    5. “Révolution et contre-révolution en Espagne“, de Felix Morrow, chap.2, p.76
    6. “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.13
    7. “Avocat de Trotsky“de Gérard Rosenthal, chap.19, p.198
    8. “Leçons d’Espagne : dernier avertissement“, de Léon Trotsky, p.32
    9. “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.31 : “Front populaire : image et réalités “, p.
    10. “La guerre civile en Espagne“, de Felix Morrow, chap.6, p.45
    11. “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué
    12. “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.33
    13. “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.32
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