Category: Culture

  • Face aux restructurations et aux pertes d’emploi, inspirons-nous de “l’esprit de Clabecq”

    Le spectre des restructurations et des fermetures d’entreprises est à nouveau revenu hanter les perspectives économiques du pays. Nous n’avons rien à inventer en termes de méthodes de lutte pour y faire face : construire un rapport de forces à l’avantage des travailleur.euse.s grâce à la solidarité active, les manifestations, la grève, l’occupation d’entreprise. En bref, la lutte de classe. C’est le seul langage que les patrons comprennent. Revenons-nous pour cela sur deux conflits emblématiques des années ’90, Clabecq et Renault, et deux stratégies syndicales.

    Le travail syndical est un travail politique

    Les Forges de Clabecq ont été déclarées en faillite en décembre 1996. Les délégations syndicales ont alors occupé l’entreprise et repris la sécurité du site en main. Le combat qui s’annonçait allait exiger l’implication maximale des 1.800 travailleurs, mais, avant même la faillite, la délégation FGTB discutait déjà chaque semaine de l’évolution mondiale du marché de l’acier, de la position des Forges, etc. Cette approche avait permis de politiquement préparer les militants pour ce qui allait survenir et, surtout, comment y faire face. Grâce à ces quelques dizaines de militants, toute l’usine était politiquement prête à se battre.

    Dans une série d’entretiens réalisée en 2019 pour Lutte Socialiste, l’une des figures centrale de ce combat, Silvio Marra, avait expliqué tout le travail préalable pour la construction d’une telle délégation syndicale de combat, qui ne limitait pas son action au “syndicalisme de beefsteak” comme il l’appelait (c’est-à-dire à ne considérer exclusivement que le volet économique), mais essayait de continuer à faire de la politique – lutte contre le racisme, solidarité avec les autres luttes, etc. – pour élever le niveau de conscience des ouvriers de Clabecq. ‘‘Nous avons participé à beaucoup d’actions, y compris en dehors de l’usine. Je pense notamment à la grande manifestation des sidérurgistes en 1982, aux grèves contre le gouvernement Martens-Gol, au soutien à la grève des mineurs anglais. Chaque événement était l’occasion de discuter pour élever le niveau de conscience politique des ouvriers : le rôle de l’Europe et des holdings lors des restructurations, Thatcher-Reagan et le danger de guerre, le rôle des médias, de la gendarmerie et des tribunaux dans les luttes sociales, etc.

    Un syndicalisme de combat démocratique

    À partir de la faillite, le personnel s’est réuni environ toutes les deux semaines dans l’un des halls vides de l’usine, en assemblée générale, pour dresser l’état de lieu de la lutte et lancer des propositions d’actions. Pour faire face à l’usure et au danger de l’isolement de collègues chez eux, les militants de la délégation syndicale veillaient à appeler chacun bien à l’avance et, si nécessaire, à leur rendre visite à la maison.

    Les sympathisants d’autres entreprises et les militants de gauche étaient accueillis à bras ouverts, la distribution des tracts et de journaux des divers courants de gauche était considérée comme une précieuse contribution au débat. La délégation recevait fréquemment des militants dans des réunions régulières spécifiques, pour discuter de la façon dont leur capacité organisationnelle et de mobilisation pouvait être mise à profit dans le combat.

    Très vite, une mobilisation intense a commencé pour une manifestation de solidarité. Des bus de grévistes se sont rendus aux quatre coins du pays pour populariser l’appel. Et c’est une foule de 70.000 manifestants qui s’est concentrée à Clabecq le 2 février 1997 dans une impressionnante Marche multicolore. À la fin du mois de mars, les travailleurs ont été attirés dans un piège de la gendarmerie sur une autoroute. Les ouvriers ne se sont pas laissés faire, à juste titre. L’occasion a été scandaleusement saisie par les dirigeants syndicaux pour démettre la délégation de ses fonctions. À partir de là, les dirigeants de la délégation ont été poursuivis en justice. Mais après cinq ans, les 13 accusés ont été acquittés sur toute la ligne. Entre-temps, ils avaient réussi à imposer une reprise, un petit miracle. Le redémarrage de l’usine est entièrement dû à la lutte acharnée des travailleurs ainsi qu’au soutien actif de milliers de travailleurs dans tout le pays.

    Silvio explique : ‘‘On ne retient souvent de la lutte des travailleurs des Forges que quelques images spectaculaires : la manifestation avec bulldozers à l’entrée de l’autoroute où quelques véhicules de gendarmerie ont été endommagés, ou la marche multicolore de février 1997 où nous avons rassemblé plus de 70.000 manifestants à Clabecq. Mais l’essentiel selon moi a été le combat obstiné pour rassembler un large noyau d’ouvriers politiquement éduqués et combatifs.

    Renault, le contre-exemple

    À la même époque, le 27 février 1997, le groupe automobile Renault a annoncé la fermeture du site de Vilvorde. Mais là, au lieu de développer la lutte autour de l’usine, la colère des ouvriers les plus combatifs a été canalisée vers des actions spectaculaires en France au lieu de mobiliser en Belgique, pour une grève nationale de tout le secteur automobile.

    Finalement, les secrétaires syndicaux, Karel Gacoms pour la FGTB et Jacquemyn pour la CSC ont fait voter par référendum – et sans donner la parole aux travailleurs en assemblée – la reprise du travail « pour continuer la lutte autrement ». Un tiers des travailleurs ont voté contre la reprise. Karel Gacoms avait alors expliqué : « Nous ne voulons pas d’une longue grève qui épuise les gens. Nous pensons qu’il est nécessaire de reprendre le travail, tout en maintenant l’occupation ». Résultat ? L’usine a complètement fermé, et 400 travailleurs (13% de l’effectif de départ), ont été repris dans des activités annexes. Il avait également défendu qu’il favorisait « de mobiliser tous les moyens pour maintenir Renault ouvert, pas la grève classique, mais des actions orientées vers les médias. Cela devrait obliger les politiciens à reprendre nos mots d’ordre ».

    Les décideurs politiques en question ont élaboré la “loi Renault”, censée renforcer l’information et la consultation des travailleurs en cas de licenciement collectif, dont l’efficacité a souvent été remise en cause. Elle a fréquemment été utilisée comme une façon d’occuper les ouvriers en leur imposant de participer à des “consultations” et “séances d’information” qui déviaient l’attention de la construction du rapport de force.

  • Archives de la lutte des classes. Les luttes dans les foyers SONACOTRA à Paris

    En 1956, en pleine guerre d’Algérie, les autorités françaises ont créé la SONACOTRAL (Société Nationale de Construction de logements pour les Travailleurs Algériens) pour tenter de régler le problème de l’habitat insalubre des travailleurs originaires d’Algérie (environ 150.000 tra¬vailleurs) qui vivaient dans des bidonvilles autour de Paris.

    Par Guy Van Sinoy

    Loger, mais aussi surveiller…

    L’objectif n’était pas seulement de loger ces travailleurs, mais aussi de les surveiller de près, car une lutte sanglante (près de 4.000 morts) opposait les militants du MNA(1) à ceux du FLN(2). L’enjeu de cette lutte fratricide portait surtout sur la récolte des cotisations destinées à l’achat d’armes pour les maquis en Algérie. En 1962, à l’indépendance de l’Algérie, la SONACOTRAL change de nom et devient la SONACOTRA qui s’est occupée de loger non seulement des travailleurs algériens, mais aussi de nombreux travailleurs venus de l’ex-empire colonial français(3).

    Mai 68 a boosté la combativité et la conscience politique dans les foyers

    La grève générale spontanée de Mai 1968, qui a paralysé la France pendant plusieurs semaines, a constitué un puissant accélérateur de la prise de conscience politique dans la jeunesse mais aussi chez les travailleurs immigrés qui vivaient dans les foyers. En 1974, 4.000 sans-papiers se réunirent dans la salle de la Mutualité pour dénoncer les mesures répressives du ministre de l’intérieur Raymond Marcellin. De 1975 à 1980, de nombreuses grèves des loyers sont menées par les résidents SONACOTRA contre les hausses de loyer (30% de hausse !).

    Élever la conscience politique des travailleurs africains

    La grève générale spontanée de Mai 1968, qui a paralysé la France pendant plusieurs semaines, a constitué un puissant accélérateur de la prise de conscience politique dans la jeunesse mais aussi chez les travailleurs immigrés qui vivaient dans les foyers. En 1974, 4.000 sans-papiers se réunirent dans la salle de la Mutualité pour dénoncer les mesures répressives du ministre de l’intérieur Raymond Marcellin. De 1975 à 1980, de nombreuses grèves des loyers sont menées par les résidents SONACOTRA contre les hausses de loyer (30% de hausse !).

    Plusieurs organisations révolutionnaires nées au lendemain de l’année 1968 se sont tournées vers un travail d’agitation politique dans les foyers SONACOTRA. Les maoïstes de La Cause du Peuple, par exemple, pensaient que la combativité et la conscience politique étaient plus élevées chez les travailleurs les plus exploités, c’est-à-dire les immigrés. Fausse piste, car, d’une manière générale, le niveau de conscience n’est pas directement lié au taux d’exploitation.

    Comment échapper au contrôle policier ?

    La police française travaillait (et travaille encore) main dans la main avec la police de ses anciennes colonies en Afrique subsaharienne. Il était donc vital d’échapper aux contrôles policiers à Paris. Pour diffuser les tracts, plusieurs techniques étaient utilisées. Choisir, par exemple, des cinémas habituellement fréquentés par les travailleurs africains, se lever un peu avant la fin du film et profiter de la semi-obscurité pour balancer dans la salle, depuis le balcon, des poignées de tracts. A la sortie du cinéma, il était impossible de distinguer les militants diffuseurs de tracts des autres spectateurs qui sortaient avec un tract à la main.

    Dans les métros, la diffusion se déroulait de la façon suivante. Trois militants montaient dans une voiture de la rame de métro : l’un à l’avant, l’autre à l’arrière et le troisième au milieu. Pendant que le troisième surveillait ce qui se passait dans la voiture, les deux premiers distribuaient les tracts aux voyageurs africains. À chaque station, le trio changeait de voiture et, au bout de quelques stations, tous les voyageurs africains de la rame de métro avaient reçu le tract. Toutes ces péripéties sont relatées dans le livre « Mamadou m’a dit, les luttes des foyers, Révolution Afrique, Africa Fête. » (4)

    L’expérience de cette lutte a eu un impact sur les mouvements ultérieurs tels que ceux des personnes sans-papiers, en particulier concernant leur auto-organisation. La lutte de 1975 à 1980 a abouti à des concessions limitées. La société de logement subsiste toujours, sans plus être réservée aux travailleurs d’origine africaine.

    1) MNA : Mouvement national algérien, fondé par le dirigeant historique indépendantiste Messali Hadj.
    2) FLN : Front de Libération nationale, qui a déclenché le lutte armée en 1954.
    3) Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Gabon, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal, Togo,
    4) Ed. Syllepse, Paris 2008.

  • “Résistance antinazie, ouvrière et internationaliste” Un livre fascinant sur la résistance trotskiste en Bretagne

    Les ouvrages concernant la Seconde Guerre mondiale sont innombrables et le rôle de la résistance antifasciste bénéficie régulièrement d’un regain d’intérêt. La plupart du temps, les diverses tendances que celles-ci recouvraient sont jetées dans le même sac, alors qu’il existait des différences politiques majeures en son sein. Le livre “Résistance antinazie ouvrière et internationaliste : De Nantes à Brest, les trotskistes dans la guerre (1939-1945)”  de Robert Hirsch, Henri Le Dem et François Preneau (publié aux éditions Syllepse) présente une perspective politique spécifique au sein de la résistance : une perspective résolument révolutionnaire et internationaliste.

    Par Geert Cool

    La résistance menée par les trotskistes en Bretagne se démarquait par sa volonté de viser la classe ouvrière jusqu’à chercher activement à atteindre de simples soldats allemands du rang qui devaient cacher leur antifascisme. À la fin de la guerre, un noyau de soldats allemands antifascistes militait autour de la revue clandestine “Arbeiter und Soldat” (Ouvrier et soldat) ainsi qu’aux quatre numéros de “Arbeiter im westen” (Travailleurs de l’Ouest) diffusés à Brest à raison de 150 à 200 exemplaires chacun.

    De juillet 1943 à décembre 1944, une vingtaine de numéros du journal “Front ouvrier” ont également été diffusés dans les usines et ateliers de Brest, Nantes et de la région. “Front ouvrier” traitait des problèmes directs des travailleurs pour les relier à la nécessité d’une action collective contre le patronat, y compris les capitalistes français qui collaboraient volontiers avec les autorités allemandes. Le journal avertissait : la résistance ne devait pas simplement avoir pour but de transférer le pouvoir à d’autres capitalistes à l’exploitation “démocratique”. “Nous ne nous laisserons pas imposer des chefs au service des bourgeoisie de Londres ou de Washington, qui luttent pour la ‘libération’ en maintenant dans les camps de concentration nord-africain, des milliers de militants ouvriers et anticolonialistes. Nous luttons contre l’oppression nazie sur l’Europa, mais à notre compte”, soulignait le “Front Ouvrier”.

    En 1942 est instauré le Service du Travail Obligatoire (STO). Des rafles ont alors lieu pour déporter les travailleurs français et les soumettre au travail forcé en Allemagne afin d’y nourrir la machine de guerre nazie. Cela soulève une très vive opposition. Dans un tract, les trotskystes de Brest écrivent : “Chaque jour, les hitlériens clament victoire dans leurs journaux pourris, mais après trois ans de “triomphe”, ils en sont réduits à transformer en forçat les ouvriers de toute l’Europe (…) Partout où cela est possible, il faut organiser la résistance collective, dans les usines, sur les chantiers, dans les gares. Il faut que les nazis sachent partout que la masse ouvrière est solidaire des travailleurs désignés. Il faut que les nazis sachent que les prolétaires français en Allemagne ne feront rien contre leurs frères soviétiques mais tout pour saboter la machine de guerre hitlérienne. Nous ne retrouverons pas notre liberté par la soumission mais par la lutte.”Ce texte et d’autres soulignaient que les travailleurs les plus politiquement conscients savaient qu’ils partageaient un ennemi commun : le capitalisme international.

    Les réquisitions de travailleurs ont entraîné des grèves et lorsque finalement un groupe de travailleurs est embarqué dans un train, la combativité reste de mise. Le poing levé, ils chantent l’Internationale tandis qu’un train les embarque à faible allure en raisons des arrêtés répétés causés par des cheminots solidaires. Le train met trois heures pour parcourir 16 kilomètres. “La Vérité”, le journal clandestin des trotskystes français, note que des protestations ont également éclaté en Allemagne. “Les travailleurs allemands veulent la paix. Les femmes allemandes le manifestent en se couchant sur les rails à l’arrivée des trains, peut-on lire. Au cours de l’été 1943, “Front Ouvrier” indique que seuls 12 % du quota d’ouvriers exigés pour Nantes sont effectivement partis. Les jeunes ouvriers se révoltent, se cachent, beaucoup rejoignent la résistance.

    Des grèves éclatent, comme celle du 11 novembre 1943 pour commémorer l’armistice de 1918. Des milliers d’ouvriers cessent le travail. Un tract de Front Ouvrier à l’arsenal d’Indret annonce que le directeur reçoit 1.000 francs par travailleur déporté. Cela provoque un tel émoi que le directeur, dès lors surnommé “amiral négrier”, est muté.

    “Front Ouvrier” a toujours cherché à mettre en évidence la distinction de classe qui prévalait toujours même au plus fort de la guerre. Alors que les Français les plus riches pouvaient s’abriter en toute sécurité, les ouvriers étaient victimes des bombardements alliés qui faisaient des ravages à Nantes et dans ses environs. “Front Ouvrier” soulignait que la population civile n’était absolument pas prise en compte. Sous prétexte de détruire des objectifs militaires ou pour chasser les Allemands de Nantes, il faut massacrer 3.000 Nantais et raser la ville. Non! Churchill et Roosevelt ne font pas la guerre pour libérer les travailleurs français de la misère et de l’esclavage. (…) Ils font la guerre pour museler les requins de la finance allemande qui menaçaient l’hégémonie financière de Londres et de Washington sur l’Europe et le monde. Ils font la guerre pour savoir qui sera le maître du monde : le capitalisme anglo-saxon ou le capitalisme allemand. Alors, puisque c’est une guerre de capitaux, pourquoi se gêner avec les travailleurs? (…) Les travailleurs veulent du pain, la paix et la liberté. Ils ne doivent compter que sur eux-mêmes pour les obtenir dans une lutte sans merci contre les capitalistes fauteurs de misère et de massacre”. L’exemple italien était particulièrement souligné, une puissante vague de grève ayant été déterminante pour la fin du régime de Mussolini en 1943, afin de défendre l’unité de la classe ouvrièredes mineurs américains aux ouvriers grecs, des travailleurs portugais aux métallurgustes anglais. Des revendications concrètes étaient formulées, telles que des abris en béton, des cantines pour les travailleurs dont le logement avait été détruit et le doublement des salaires. “Qu’on prélève l’argent sur les bénéfices de guerre, précisait “Front Ouvrier”.

    Le pain, la paix et la liberté étaient inlassablement défendus en soulignant la nécessité d’un contrôle des ressources et de la production par les travailleurs eux-mêmes, en tant que tremplin vers la libération de la classe ouvrière. Cela se traduisait souvent par des revendications très directes, telles que le contrôle de la cantine afin d’améliorer la qualité de la nourriture, voire l’attribution de l’ensemble des fournitures aux travailleurs. Lorsque la cantine des Batignolles recevait 680 litres de vin alors que les 600 usagers n’avaient droit qu’à un quart de litre chacun, “Front Ouvrier” demandait où étaient passés les 530 litres restants… “Ce ne sont évidemment pas les cuisiniers qui sont responsables de cette situation. C’est le gérant.” Les nombreuses citations tirées des tracts et journaux illustrent le caractère de classe de la résistance trotskiste. Elles indiquent également la grande influence de ce petit groupe d’activistes révolutionnaires.

    L’approche internationaliste renforçait la résistance. Cela peut sembler aujourd’hui évident, mais les tendances nationalistes (en ce compris les staliniens) regroupaient tous les Allemands sous le même parapluie nazi. Cependant, “Front Ouvrier” note que la résistance a bénéficié d’une attitude antifasciste passive, voire de plus en plus active, de la part de simples soldats allemands : Ne les considérez pas comme de ‘sales boches’, nous luttons contre le même oppresseur commun : Hitler. À son apogée, 27 soldats allemands étaient impliqués dans le réseau trotskyste français de Bretagne, et une douzaine d’entre eux assistaient régulièrement aux réunions. Le matériel politique destiné aux soldats allemands appelait à aider les jeunes travailleurs dans leur résistance aux déportations ou traitait de la situation critique des travailleurs français. La répression meurtrière de la machine nazie a mis fin à l’opération : plusieurs soldats sont exécutés, et le militant juif allemand Martin Monath, qui faisait partie de la direction de la IVe Internationale et collaborait activement à la rédaction du matériel à destination des soldats allemands, a, lui aussi, été arrêté et assassiné par la Gestapo en 1944.

    Ce livre montre clairement que les nazis se sont heurtés à une forte résistance ouvrière dans les territoires occupés. Ils avaient écrasé le mouvement ouvrier en Allemagne, mais en France, en Belgique, aux Pays-Bas et ailleurs, celui-ci a continué ses activités dans la clandestinité, y compris par le moyen de grèves. Les militants révolutionnaires y ont pris une part active. Pensons à la “grève des 100.000”  en Belgique en 1941 ou encore à la grève des mineurs de Charleroi en 1942, menée par des trotskistes qui s’étaient forgés une solide position lors de la grande grève des mineurs de 1932 et de la grève générale de 1936. La grève de 1942 était de faible ampleur, mais elle a démontré l’impact que pouvaient avoir des marxistes révolutionnaires.

    Ce compte-rendu détaillé de la résistance ouvrière des trotskystes français de Bretagne offre une image non seulement de son organisation, mais aussi de son approche politique. Ce livre raconte l’histoire de la Seconde Guerre mondiale comme vous ne la lirez nulle part ailleurs, du point de vue de la classe ouvrière, des luttes ouvrières et de l’approche politique des marxistes révolutionnaires. Il met en lumière toute l’importance de la lutte de classe concrète dans la résistance révolutionnaire à la guerre.  

    Résistance antinazie ouvrière et internationaliste : De Nantes à Brest, les trotskistes dans la guerre (1939-1945)  par Robert Hirsch, Henri Le Dem et François Preneau, éditions Syllepse,septembre 2023.

  • Biographie de Lénine (1870-1924), par Léon Trotsky

    Texte écrit par Léon Trotsky à destination de l’Encyclopædia Brittanica (1930). Cette version est extraite du site marxists.org, nous la publions ici dans le cadre du 100e anniversaire de la mort de Lénine. Nous souhaitons attirer l’attention sur la vie et l’œuvre de ce révolutionnaire russe dont nous défendons l’héritage politique.

    Lénine, Vladimir Iliitch Oulianov (1870-1924) fondateur et guide spirituel des républiques Soviétiques et de l’Internationale Communiste, disciple de Marx, chef du Parti Bolchevik et organisateur de la révolution d’octobre en Russie, naquit le 9/21 avril 1870 à Simbirsk, maintenant Oulianovsk. Son père, Ilia Nicolaevitch, était maître d’école. Sa mère, Maria Alexandrovna, était la fille d’un médecin nommé Berg.. Son frère aîné (né en 1866), faisait partie du groupe des Narodovoltzy (société révolutionnaire terroriste) et prit part à l’attentat  manqué contre Alexandre III. Il fut exécuté. Cet événement fut décisif dans la vie de Lénine.

    JEUNESSE

    Troisième d’une famille de six enfants, Lénine termina ses études au lycée de Simbirsk en 1887, obtenant la médaille d’or ; il entra à l’université de Kazan pour faire ses études de droit, mais fut renvoyé en décembre de la même année et banni du pays pour avoir pris part à une réunion d’étudiants. Il n’eut la permission de rentrer à Kazan qu’en automne 1889. Il commença alors l’étude méthodique de Marx et se lia avec les membres du cercle marxiste local. En 1891, il passa ses examens de droit à l’université de Saint-Pétersbourg, et débuta en 1892 comme avocat stagiaire au barreau de Samara, plaidant même dans plusieurs procès. Mais sa vie était surtout consacrée à l’étude du marxisme et à son application au développement économique et politique de la Russie et du monde entier. En 1894 il se rendit à Saint-Pétersbourg et s’adonna à la propagande. De cette période datent ses premières polémiques contre le parti populiste, qui circulaient en manuscrit de main en main. Peu après, Lénine commença dans la presse une lutte théorique contre les falsificateurs de Marx. En avril 1895, il fit son premier voyage à l’étranger pour rencontrer Plékhanov, Zassoulitch, Axelrod et le groupe marxiste “Osvobojdénié Trouda” (Libération du Travail). A son retour à Saint-Pétersbourg, il organisa le groupe illégal de “l’Union pour la libération de la classe ouvrière”, qui devint rapidement une organisation importante, menant une active propagande parmi les ouvriers. En décembre 1895, Lénine fut arrêté ainsi que ses plus proches collaborateurs. Il passa l’année 1896 en prison, fut exilé, en février 1897, pour trois ans dans la province de l’Iénisséi, en Sibérie orientale.

    En I898, il épousa N. K. Kroupskaïa, une camarade de l’”Union” de Saint-Pétersbourg et sa fidèle compagne pendant les 26 dernières années de sa vie. Durant son exil, il termine son ouvrage économique le plus important : Le développement du capitalisme en Russie, basé sur une documentation statistique considérable (I899).

    En 1900, Lénine se rendit en Suisse pour organiser, avec le groupe Libération du Travail, la publication d’un journal révolutionnaire destiné à la Russie. A la fin de l’année, le premier numéro de l’Iskra (l’Etincelle) parut à Münich, portant la devise “De l’étincelle jaillira la flamme”. Le but en était de donner, avec une interprétation marxiste des problèmes de la révolution, des mots d’ordres de luttes, et de former un parti révolutionnaire “souterrain” de Social-démocrates, qui, à la tête du prolétariat, mènerait la lutte contre le tsarisme. L’idée d’un parti organisé, avant-garde dans la lutte du prolétariat sous toutes les formes et manifestations, est une des idées centrales du Léninisme, intimement liée à la notion d’hégémonie de la classe ouvrière dans le mouvement démocratique du pays. Cette idée trouvera son expression achevée dans le programme de la dictature du prolétariat quand le développement du mouvement révolutionnaire aura préparé les conditions de la révolution d’octobre.

    BOLCHEVIKS et MENCHEVIKS

    Le 2ème congrès du parti Social-démocrate de Russie (Bruxelles, Londres) en juillet 1903, accepta le programme élaboré par Plékhanov et Lénine mais se termina par la scission historique du parti entre Bolcheviks et Mencheviks. A partir de ce moment, Lénine commença à appliquer ses propres conceptions comme chef du groupe Bolchevik qui devint plus tard le parti Bolchevik.

    La scission entre les deux fractions se produisit sur 1a question de la tactique et, finalement, sur le programme du parti. Les Mencheviks tendaient à concilier la politique du prolétariat russe avec celle de la bourgeoisie libérale. Lénine voyait dans la paysannerie la plus sûre alliée du prolétariat. Des accords occasionnels et des relations très proche avec les mencheviks ne purent enrayer les divergences constantes des deux lignes : révolutionnaire et opportuniste, prolétarienne et bourgeoise. La lutte contre les mencheviks fut le point de départ de la politique qui conduisit à la rupture avec la 2ème Internationale (1914), à la révolution d’octobre (1917), et au changement de nom du Parti Social-Démocrate en celui de Parti Communiste (1918).

    La défaite sur terre et sur mer, pendant la guerre Russo-Japonaise, la fusillade des ouvriers le 9/22 Janvier 1905, les émeutes paysannes et les grèves politiques créèrent une situation révolutionnaire. Le programme de Lénine était : préparation d’une insurrection armée des masses et création d’un gouvernement provisoire organisant la dictature démocratique révolutionnaire des ouvriers et des paysans pour délivrer le pays du tsarisme et de la servitude. Le troisième congrès du parti, comprenant seulement les bolcheviks, le compléta par un nouveau programme agraire prescrivant la confiscation de la grande propriété foncière. En octobre 1905 eut lieu une grève générale dans toute la Russie. Le 17 du même mois, le tsar lança son Manifeste “constitutionnel”. Au début de novembre, Lénine arriva de Genève et appela les Bolcheviks à faire, dans le parti, une large place aux ouvriers, tout en conservant leur organisation illégale en prévision de coups de force contre-révolutionnaires.

    Dans les événements de 1905, Lénine distingua trois traits principaux :

    1. La conquête temporaire par le peuple d’une certaine liberté politique ;

    2. La création virtuelle d’un nouveau pouvoir révolutionnaire sous la forme des Soviets de députés ouvriers, soldats et paysans ;

    3. L’emploi par le peuple de la force envers ceux qui l’avait employée contre lui. Ces conclusions tirées des événements de 1905 devinrent les principes directeurs de la politique de Lénine en 1917 et conduisirent à la dictature du prolétariat personnifiée par l’état Soviétique.

    La révolte de fin décembre à Moscou fut vite écrasée, faute d’être soutenue par l’armée et les autres villes. La bourgeoisie libérale se trouva portée au premier plan. L’époque de la première Douma commençait. C’est alors que Lénine formula les principes de l’utilisation des méthodes parlementaires comme nouveau moyen de combattre.

    En décembre I907, Lénine quitta la Russie. II ne devait y rentrer qu’en 1917. En 1907 s’ouvrit une période de contre-révolution victorieuse, de persécution, de déportation, d’exécution et d’émigration. Lénine combattit les mencheviks qui se faisaient les avocats de la liquidation du parti illégal – de là leur surnom de liquidateurs – et demandaient de substituer aux méthodes de combat une action légale dans le cadre du régime existant. De nouveau, apparurent les “conciliateurs” qui essayaient de prendre une position. intermédiaire entre Bolcheviks et Mencheviks ;  Socialistes-Révolutionnaires qui voulaient suppléer à l’inertie des masses par le terrorisme individuel ; enfin ceux que l’on a appelé les “Otzovistes” qui réclamaient le rappel immédiats des députés Sociaux-Démocrates de la Douma, au nom de l’activité révolutionnaire. Tous se dressaient contre les Bolcheviks.

    A la même époque Lénine poursuivait une campagne intense contre la tentative de réviser  la base théorique du marxisme sur laquelle sa politique était établie. En 1908, il écrivit un important traité dirigé contre la philosophie essentiellement idéaliste de Mach, d’Avénarius et de leurs suiveurs russes, qui tentaient de concilier l’empiriocriticisme et le marxisme. Lénine prouva que la méthode du matérialisme dialectique formulée par Marx et Engels se trouvait confirmée par le développement de la pensée scientifique en général et de l’histoire naturelle en particulier. Ainsi la lutte révolutionnaire constante que menait Lénine allait de pair avec ses controverses théoriques.

    Les années 1912-14 furent marquées par un regain d’activité du mouvement ouvrier russe. Des fissures apparurent dans le régime contre-révolutionnaire. Au début de 1912, Lénine convoqua à Prague une conférence secrète des organisations bolcheviques. Les liquidateurs furent exclus du parti. La rupture avec les mencheviks était complète. Un nouveau Comité central fut élu. De l’étranger, Lénine faisait paraître a Saint-Pétersbourg le journal légal Pravda, qui, constamment en conflit avec la censure, exerçait une influence prépondérante sur l’avant-garde de la classe ouvrière. En juillet 1912, il se transporta avec ses plus proches collaborateurs, de Paris à Cracovie, pour se rapprocher de la Russie. Le mouvement révolutionnaire grandissait et, par cela même  les .bolcheviks prenaient de l’ascendant. Sous différents pseudonymes, Lénine collaborait journellement à la presse légale et illégale des Bolcheviks. Alors, comme avant et après, N. K. Kroupskaïa était au centre du travail d’organisation. Elle recevait les camarades venant de Russie, donnait des instructions à ceux qui s’y rendaient, établissaient des liaisons souterraines, écrivait, chiffrait et déchiffrait la correspondance.

    La déclaration de guerre trouva Lénine au village de Poronine, en Galicie. La police autrichienne, le soupçonnant d’être un espion russe, l’arrêta ; une quinzaine de jours après, il fut expulsé en Suisse.

    L’INTERNATIONALISME

    Une nouvelle phase de travail, d’ordre international s’ouvrait maintenant pour Lénine. Son Manifeste publié au nom du parti, le 1.11.1914, dénonçait le caractère impérialiste de la guerre et le forfait de toutes les grandes puissances qui préparaient depuis longtemps cette lutte sanglante dans le but d’élargir leurs marchés et d’abattre leur rivaux. Il montra que l’agitation patriotique de la bourgeoisie dans les deux camps, chacun rejetant le blâme sur l’adversaire, n’était qu’une manœuvre destinée à tromper les ouvriers. Le manifeste démontrait que presque tous les chefs Social-Démocrates étaient du côté de la bourgeoisie de leur propre pays, violant ainsi les résolutions des congrès de l’internationale socialiste, et que cela devait entraîner la déchéance de la 2ème Internationale. La défaite de leur gouvernement devait être le mot d’ordre des social-démocrates de tous les pays. Lénine soumit à une critique impitoyable, non seulement le patriotisme socialiste, mais le socialisme platonique détaché de la lutte révolutionnaire contre l’impérialisme. La lutte contre le pacifisme était une lutte de grande envergure contre des éléments de la classe ouvrière restés à mi-chemin entre les Social-Démocrates et les communistes et qui soutiennent pratiquement les premiers.

    Les politiciens et les théoriciens de la 2ème Internationale redoublèrent les accusations d’anarchisme qu’ils avaient déjà portées contre Lénine. En fait, Lénine menait une lutte sur deux fronts : d’une part contre les réformistes qui, depuis le début de la guerre soutenaient la politique impérialiste des classes possédantes et, d’autre part, contre les anarchistes et toutes les sortes d’aventuriers révolutionnaires.

    Le 01.11.1914, Lénine fit paraître le projet de création d’une nouvelle internationale, dont le but était l’organisation du prolétariat pour le combat révolutionnaire contre les gouvernements capitalistes, pour la guerre civile contre la bourgeoisie de tous les pays, pour la conquête du pouvoir politique et la victoire du socialisme. Du 5 au 8.9.1915 se tint la première conférence de Zimmerwald, réunissant les socialistes européens opposés à la guerre. 31 délégués étaient présents. L’aile gauche de Zimmerwald et, plus tard, de Kienthal, adoptèrent la motion de Lénine pour la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. Cette gauche devint le noyau de la future internationale. La 2ème conférence établit son programme de tactique et d’organisation sous la direction de Lénine. C’est lui encore qui inspira directement les quatre premiers congrès de l’Internationale Communiste.

    Lénine était préparé à la lutte sur une échelle internationale, non seulement par sa profonde connaissance du marxisme et son expérience de l’organisation révolutionnaire du parti russe, mais aussi par sa remarquable connaissance du mouvenent ouvrier du monde entier. Il parlait couramment l’anglais, l’allemand et le français, et pouvait lire l’italien, le suédois et le polonais. Il  était fermement opposé à l’application mécanique des méthodes d’un pays à un autre. Il étudiait et résolvait les questions du mouvement révolutionnaire non seulement dans leur réactions internationales, mais aussi dans leur forme nationale et concrète.

    LA RÉVOLUTION de 1917

    La révolution de 1917 trouva Lénine en Suisse. Ses tentatives pour rentrer en Russie rencontrèrent l’opposition du gouvernement Anglais et il décida de passer par l’Allemagne. La réussite de son plan déchaîna parmi ses ennemis une tempête de calomnies, d’ailleurs impuissante à l’empêcher d’assumer la direction de son parti et, peu après, de la révolution !

    Dans la nuit du 4 avril, au sortir du train, Lénine prononça à la gare de Finlande, à Pétrograd, un grand discours dont les idées directrices furent le thème de sa politique des jours suivants. La chute du tzarisme, disait-il, était seulement le  premier stade de la révolution. La révolution bourgeoise ne pouvait pas longtemps satisfaire les masses. Le devoir du prolétariat était de s’armer, de fortifier le pouvoir des soviets, de réveiller la campagne et de se préparer à la conquête du pouvoir suprême, au nom de la reconstruction de la société sur une base socialiste. Ce programme à longue portée fut  non seulement très mal accueilli par les socialistes patriotes, mais créa des dissentiments chez les bolcheviks eux-mêmes. Plékhanov trouvait ce programme délirant. Mais Lénine prévoyait que la méfiance envers la bourgeoisie grandirait de jour en jour, que le parti Bolchevik obtiendrait la majorité aux “Soviets” et que. le . pouvoir suprême passerait dans ses mains. Le petit quotidien PRAVDA devint dans ses mains une arme puissante pour le renversement de la bourgeoisie.

    La politique de coalition avec la bourgeoisie, poursuivie par les social-Patriotes ainsi que les attaques désespérées que les alliés exigèrent de l’armée russe, éveillèrent les masses et conduisirent dans les premiers jours de juillet à des démonstrations armées à Pétrograd. La lutte contre les Bolcheviks s’intensifia. Le 5 juillet, le service secret contre-révolutionnaire publia de faux documents soi-disant pour prouver que Lénine agissait sous les ordres de l’état-major allemand. Dans la soirée, des détachements “sûrs” ramenés du front par Kérensky et des junkers des districts environnant Pétrograd, occupèrent la ville. Le mouvement POPULAIRE fut écrasé. La “chasse” aux Bolcheviks atteignit son paroxysme. De nouveau, Lénine dut reprendre sa vie souterraine, se cachant d’abord dans une famille d’ouvriers de Pétrograd, puis en Finlande.

    Après les journées de juillet et les tentatives contre-révolutionnaires du général Kornilov, les distributions d’ armes qui suivirent suscitèrent une explosion d’énergie dans les masses. Les Bolcheviks obtinrent la majorité dans les soviets de Pétrograd et de Moscou. Lénine préconisait l’action décisive pour prendre le pouvoir: “Maintenant  ou jamais” répétait-il passionnément, dans ses articles, ses lettres et ses entrevues avec des camarades.

    LE CONSEIL des COMMISSAIRES du PEUPLE

    La révolte contre le gouvernement provisoire coïncida avec l’ouverture du 2ème congrès des soviets, le 25.10. Lénine, après avoir vécu caché pendant trois mois et demi, apparut à Smolny et dirigea la lutte. Dans la séance de la nuit du 27.10, il proposa un décret sur la paix, voté à I’unanimité et un autre sur la terre voté a l’unanimité moins une voix et huit abstentions. La majorité bolchevique, soutenue par l’aile gauche des Socialistes-Révolutionnaires, décida la transmission du pouvoir au soviets. Le conseil des commissaires du peuple fut élu avec à sa tête Lénine.

    Ayant obtenu la terre, les paysans soutinrent les Bolcheviks. Les soviets étaient maîtres de la révolution. L’assemblée constituante, élue en novembre et qui se réunit le 5.1 n’était plus qu’un anachronisme. Le conflit entre les deux stades de la révolution était à terme. Lénine n’hésita pas un instant : sur sa proposition, le comité exécutif central pan-russe décréta la dissolution de l’assemblée constituante. La dictature du prolétariat, disait Lénine, signifiait le plus haut degré de démocratie pour les majorités travailleuses du peuple, donnant aux travailleurs tous les biens matériels (salles de réunions, imprimerie, etc.) sans lesquels la liberté n’est qu’une illusion. La dictature du prolétariat est une étape nécessaire conduisant à l’abolition des classes dans la société.

    La question de la guerre et de la paix provoqua une nouvelle crise. Une fraction considérable du parti demandait une guerre révolutionnaire contre le Hollenzollern, oubliant et la situation économique de la Russie et la mentalité de la paysannerie. Lénine se rendait compte que, dans un but de propagande, il était nécessaire de faire traîner en longueur les négociations avec les allemands. Mais il demandait qu’en cas d’ultimatum, paix soit signée, même au prix de territoires ou d’ indemnités. La révolution qui s’éveillait en occident devait tôt ou tard, anéantir les dures conditions de paix. Le réalisme politique de Lénine s’affirma dans toute sa force en cette occasion. La majorité du Comité Central, en oppositon avec Lénine, tenta une dernière fois d’empêcher la soumission à l’impérialisme allemand en déclarant la fin de la guerre tout en refusant de signer une paix impérialiste. Il en résulta une nouvelle offensive.

    Après des débats passionnés au Comité Central le 18.2, Lénine ayant proposé de reprendre immédiatement les négociations et de signer les conditions allemandes, plus défavorables que jamais, rallia la majorité. Le Gouvernement soviétique, sur l’initiative de Lénine, se transporta à Moscou. La paix conclue, Lénine posait maintenant, devant le parti et devant le pays, la question de l’organisation économique et culturelle. Mais les plus grandes épreuves n’étaient pas encore venues. A la fin de l’été 18, la Russie centrale se trouva entourée d’un cercle de feu. En accord avec les contre-révolutionnaires russes éclata la révolte des Tchécoslovaques sur la Volga, au nord et au sud, ce fut l’intervention anglaise (Arkhangel, 2.8, Bakou 14.8). Le ravitaillement n’était plus assuré.

    Lénine ne cessa pas un instant de diriger parti et le gouvernement. Il menait de front, la propagande, l’agitation dans les masses, l’organisation des convois de blé, observait les mouvements de l’ennemi, se tenait en communication directe avec l’armée rouge. Il suivait la situation internationale, les dissensions entre impérialistes lui suggérant la conduite à suivre. Il trouvait le temps pour des entrevues avec les militants étrangers et avec les ingénieurs et économistes soviétiques.

    Le 30.8, la Socialiste-Révolutionnaire Kaplan tira deux coups de révolver sur Lénine, alors qu’il se rendait à un meeting ouvrier. Cet attentat intensifia la guerre civile.

    La forte constitution de Lénine résista aux blessures. Pendant sa convalescence il écrivit un pamphlet : LA REVOLUTION PROLETARIENNE ET LE RENEGAT KAUTSKY dirigé contre le théoricien le plus éminent de la 2ème Internationale. Le 22.10 il prenait de nouveau la parole en public.

    LA NOUVELLE POLITIQUE ECONOMIQUE

    La guerre sur les fronts intérieurs demeurait sa principale préoccupation. Les problèmes économiques et  administratifs devaient nécessairement passer au second plan. La guerre civile soutenue par l’étranger était a soin apogée. La lutte prit fin au début de 1921 par la défaite complète de la contre-révolution et le gouvernement en fut renforcé. Le fait que la guerre n’avait pas amené une révolution prolétarienne en Europe avait considérablement aggravé les difficultés de la construction socialiste, impossible sans un accord entre le prolétariat et la paysannerie. Il fallait remplacer le système des réquisitions chez les  paysans par un impôt correctement établi, rétablir le commerce privé.

    Ces mesures ouvrirent une nouvelle phase de la révolution. Ce fut la “Nouvelle Politique Economique”. A l’intérieur de la fédération soviétique. Lénine essayait de toutes les manières de donner aux nationalités opprimées sous le tzarisme les conditions d’un libre développement national. Il fit une guerre implacable à toute les tendances impérialistes, spécialement à l’intérieur du parti, dont il défendait très strictement les principes. L’accusation portée contre Lénine et son parti d’opprimer les nationalités, accusation basée sur les événements de Géorgie, etc. était due à l’âpre lutte de classe à l’intérieur du pays. Lénine insistait pour que le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes fût appliqué dans toute sa rigueur aux peuples coloniaux. Il avait pour doctrine que le  prolétariat occidental ne devait pas se contenter de simples déclarations de sympathie vis-à-vis des nationalités opprimées, mais devait lutter avec elles contre l’impérialisme.

    Au 8ème congrès des Soviets (1920), Lénine fit un rapport sur le plan d’électrification du pays dû à son initiative. L’effort progressif vers un haut degré de développement technique indique le succès de la transformation de l’économie paysanne morcelée et peu coordonnée en un large système de production socialiste, basé sur un vaste plan unique. “Le Socialisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification”.

    SA MORT

    Epuisée par un travail intensif, la santé de Lénine s’altéra en quelques années. La sclérose attaqua ses artères cérébrales au début de 1922, les médecins lui interdirent le travail quotidien. De juin à août le mal fit des progrès rapides. Une première fois, Lénine perdit l’usage de la parole, et en décembre, fut paralysé de la jambe du bras droits. Il mourut le 21 janvier 1924 à 6h 30 à Gorky, prés de Moscou. Ses funérailles furent l’occasion d’une manifestation sans exemple d’amour et de douleur de la part de millions de personnes.


    Dans son apparence extérieure, Lénine se distinguait par la simplicité et la force : taille un peu inférieure à la moyenne, visage aux traits du type populaire slave, éclairé d’yeux perçants, large front et tête puissante lui donnaient une allure remarquable, infatiguable au travail à un degré inconcevable, il mettait la même conscience exemplaire à faire une conférence dans un petit cercle ouvrier de Zurich qu’à organiser le premier état socialiste du monde. Il appréciait et aimait par dessus tout la science, l’art et la culture, sans jamais oublier que ces biens ne sont encore que la propriété d’une infime minorité. Sa façon de vivre au Kremlin différait peu de celle d’un proscrit. La simplicité de ces habitudes provenait de ce que le travail intellectuel et la lutte, non seulement absorbait tout son intérêt et ses passions, mais lui procurait les joies les plus intenses. Toutes ses pensées étaient tendues vers l’œuvre de l’émancipation des travailleurs.

  • [Conseil lecture] “Un détail mineur”, par Adania Shibli

    En octobre dernier, “Un détail mineur” a fait la une des journaux et des cercles créatifs après l’annulation d’une cérémonie de remise de prix à l’auteure palestinienne à la Foire du livre de Francfort. Les organisateurs ont invoqué les actions du Hamas comme pitoyable prétexte, une excuse répétée à l’envi pour réduire au silence et censurer de nombreux artistes et activistes palestiniens au cours des derniers mois.

    Par Amy Ferguson, Socialist Party (ASI-Irlande)

    L’attaque aveugle lancée par le Hamas le 7 octobre n’est évidemment pas de la responsabilité D’Adania Shibli ou de tout autre personne de Palestine qui cherche à s’exprimer et à s’opposer à la violence et événements bouleversants subis des mains de l’État israélien. Heureusement, la communauté des écrivains a réagi et plus de 1.300 d’entre elles et eux ont signé une lettre ouverte condamnant la décision de la foire du livre. Le précédent est important. La solidarité avec les victimes de la censure et de la partialité de l’impérialisme est la meilleure riposte, des cartes blanche aux manifestations, actions de grèves et autres formes d’action collective.

    “Un détail mineur” se divise en deux parties. La première partie suit un général de l’armée israélienne et ses troupes en mission dans le désert du Néguev en 1948, dans le but de poser les fondations d’une nouvelle colonie israélienne, dans le cadre de ce qui est connu aujourd’hui comme la “Nakba”, la catastrophe. Les journées des soldats sont faites d’exercices militaires, de creusement de tranchées et d’observation des environs à la recherche des populations locales. Lorsqu’ils trouvent un petit groupe d’Arabes, les soldats tirent pour tuer. Mais ils font une prisonnière. Après l’avoir gardée en otage plusieurs jours durant, les soldats la violent et l’assassinent.

    La seconde partie du roman suit les pas d’une Palestinienne de Cisjordanie qui prend connaissance du drame et d’un “détail mineur” : le fait qu’il se soit produit vingt-cinq ans jour pour jour avant sa naissance. La quête d’informations dans laquelle elle se lance n’est toutefois pas évidente. Pour quitter son village, désormais sous contrôle de l’Etat israélien, elle doit emprunter une carte d’identité qui l’autorise à traverser plus de zones. Sans poser de questions, deux de ses collègues l’aident à obtenir ce dont elle a besoin pour pouvoir quitter la zone qui lui a été attribuée.

    Suit alors l’angoisse liée aux divers postes de contrôle tenus par des soldats qu’elle doit franchir. Elle affronte par après l’extrême réticence de la classe dirigeante israélienne et de son régime colonial et impérialiste à divulguer des informations de nature à exposer sa brutalité et à ébranler sa position.

    “Un détail mineur” est un roman fantastique dont les 112 pages contiennent un message politique poignant et incisif. Il est tout à la fois désorientant, horrible mais plein d’espoir, et nous met au défi de regarder en face ce à quoi ressemble l’horrible normalisation de la violence et du contrôle quotidiens que subissent les masses palestiniennes. Une lecture recommandée pour toutes celles et ceux qui veulent en savoir plus sur la réalité de la vie des Palestiniens en Cisjordanie et au-delà.

    ADANIA SHIBLI. « Un détail mineur ». Roman traduit de l’arabe (Palestine) par Stéphanie Dujols. Sindbad. Actes Sud. 126p.16€

  • Lénine. 100 ans après sa mort, un héritage toujours vivant

    Lénine est mort le 21 janvier 1924. S’il reste une figure extrêmement contestée, on ne peut mettre en doute sa place de premier plan parmi les plus grands personnages du siècle dernier. Le fait qu’il ait été transformé en mythe et en icône par le régime stalinien, qui était précisément l’antithèse des idées de Lénine à tous égards, a fait et fait toujours l’affaire des puisssances pro capitalistes et des idéologues bourgeois. Dans les articles marquant le centenaire de sa mort, des termes tels que “impitoyable” et “autoritaire” ne manqueront certes pas. Sans viser l’exhaustivité, nous tentons ici de rétablir qui était véritablement Lénine.

    Par Anja Deschoemacker, article tiré de l’édition de décembre-janvier de Lutte Socialiste

    Le fondateur du seul parti ouvrier qui ait réussi à mener la classe ouvrière au pouvoir

    La plus grande contribution de Lénine au marxisme et à la lutte de la classe ouvrière internationale concerne sans aucun doute le développement du parti révolutionnaire, c’est-à-dire le passage de la théorie révolutionnaire élaborée par Marx et Engels à la pratique révolutionnaire.

    Dans un article publié à l’occasion du 50e anniversaire de Lénine, Léon Trotsky comparait ce dernier à Karl Marx : “Le Marx complet est contenu dans le “Manifeste du parti communiste”, dans la préface de sa “Critique” et dans le “Capital”. Même s’il n’avait pas été le fondateur de la Première Internationale, il resterait toujours ce qu’il est. Lénine, en revanche, passe immédiatement à l’action révolutionnaire. Son travail intellectuel n’est qu’une préparation à l’action. S’il n’avait jamais publié un seul livre dans le passé, il entrerait quand même dans l’histoire comme le dirigeant de la révolution prolétarienne, le fondateur de la Troisième Internationale.”

    Bien sûr, Lénine a apporté des éclairages théoriques importants et indispensables à l’action avec, entre autres, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916) et L’État et la révolution (1917). Mais le génie de Lénine et ce qui l’a distingué des autres dirigeants marxistes de son époque sont mieux saisis dans des ouvrages tels que Que faire? (1902) et ses Thèses d’avril (avril 1917) – des idées précises et intuitives sur ce qui était, en pratique, nécessaire pour que la classe ouvrière progresse dans son combat contre le capitalisme.

    Le partisan de la démocratie la plus profonde possible

    Dans le sillage de Marx et Engels, Lénine s’est dès le début opposé à une vision étriquée et limitée au cadre national de la politique ouvrière. A l’opposé des “économistes” qui considéraient que la lutte des classes se limite à la lutte économique de la classe ouvrière contre les patrons et qui, de ce point de vue, présupposent une affiliation très souple à un parti, Lénine défendait que les marxistes doivent élever la politique de la classe ouvrière au point d’être capable d’emmener toutes les couches opprimées dans une lutte commune pour le changement social.

    Au lieu de se limiter à des luttes économiques directes, il défendait que les marxistes soient des “tribuns du peuple” et luttent pour une démocratie cohérente dans tous les domaines, sans attendre la bourgeoisie libérale à l’ère de l’émergence de son opposé et adversaire que constitue la classe ouvrière.

    Son approche du parti révolutionnaire en est également imprégnée: un parti qui parvient à l’unité d’action grâce à la discussion démocratique. Pour examiner honnêtement les idées et les actes, il faut évidemment les replacer dans leur époque et leur réalité concrètes. La démocratie au sein d’un parti était très compliquée dans une situation où ce parti devait oeuvrer clandestinement sous la menace constante de la répression d’État.

    Réduire Lénine au “communisme de guerre”, un régime imposé au jeune État ouvrier par des années d’attaques militaires de la classe dirigeante russe avec l’aide de troupes étrangères, relève de la malhonnêteté intellectuelle. Bien sûr, des erreurs ont été commises, mais l’approche des bolcheviques reposait sur une évaluation réaliste de ce qui était nécessaire pour défendre la révolution. Il n’existe aucun texte de Lénine défendant l’État à parti unique ou un parti monolithique, des caractéristiques qui appartiennent au stalinisme, qui a perpétué des mesures temporaires imposées par des circonstances concrètes et en a fait des dogmes prétendument “léninistes”.

    L’adaptation constante des structures du parti et de l’équilibre entre démocratie et centralisme à la réalité du terrain constitue un fil rouge dans l’œuvre de Lénine (on en trouvera un bon aperçu dans l’ouvrage de Marcel Liebman “Le Léninisme sous Lénine”). Lorsque les masses entrent en action, il s’y réfère encore et encore. À plusieurs reprises, il s’adresse directement aux travailleurs de la base du parti pour imposer à une direction conservatrice inadaptée aux nouvelles réalités une politique correcte. Il se révèle être un éminent dirigeant tactique, dont la tactique repose entièrement sur l’évaluation de la situation, les perspectives de lutte et les objectifs à court et à long terme.

    Sa dernière bataille

    À la fin de sa vie, alors qu’il est cloué au lit par la maladie, Lénine concentre son attention et ses écrits sur les questions démocratiques, en particulier la question nationale, ainsi que sur la lutte contre la bureaucratie croissante qui étouffe la démocratie dans le parti et dans le pays. Cette période est relatée dans le livre de Moshe Lewin “Le dernier combat de Lénine”.

    Le 31 décembre 1922, il écrit : “Il faut nécessairement faire une distinction entre le nationalisme d’une nation oppressive et celui d’une nation opprimée, entre le nationalisme d’une grande nation et celui d’une petite nation. Face au second type de nationalisme, nous, nationaux d’une grande nation, avons, dans la pratique historique, presque toujours été coupables d’un nombre infini d’actes de violence ; de plus, nous commettons un nombre infini d’actes de violence et d’insultes sans nous en apercevoir. (…) Par conséquent, à cause des nations oppressives ou “grandes”, comme on les appelle (bien qu’elles ne soient grandes que par leur violence, qu’elles ne soient grandes que comme brutes), l’internationalisme doit consister non seulement dans l’observation de l’égalité formelle des nations, mais même dans une inégalité, par laquelle la nation oppressive, la grande nation, compense l’inégalité qui existe dans la vie réelle. (…)”

    “Pour le prolétariat, il n’est pas seulement important, mais absolument essentiel d’être assuré que les non-Russes ont la plus grande confiance dans la lutte de classe prolétarienne. Que faut-il pour cela ? Pas seulement une égalité formelle. D’une manière ou d’une autre, par l’attitude adoptée ou par des concessions, il est nécessaire de compenser les non-Russes pour le manque de confiance, pour la méfiance et les insultes que le gouvernement de la nation “dominante” leur a fait subir dans le passé.” Par ce texte, il s’en prend à Staline et à sa clique, qui refusaient l’égalité et le droit à l’autodétermination à la république soviétique de Géorgie. Il qualifie alors Staline de “brutal argousin grand-russe”.

    La principale contribution de Lénine à la compréhension de l’oppression en tant que facteur spécifique dialectiquement lié à la société de classe et à la lutte des classes est centrée sur la question nationale. Sans le principe démocratique selon lequel les nations opprimées devraient être en charge de leur propre destin et de leur propre vie, la révolution russe n’aurait pas pu être couronnée de succès.

    Il a beaucoup moins écrit sur l’oppression des femmes – et, à ma connaissance, rien sur les personnes au genre non conforme – mais la première législation de l’État soviétique a garanti l’égalité juridique totale pour les femmes – le premier État au monde depuis l’émergence des sociétés de classes – et l’homosexualité a été enlevée du droit pénal. Avec les ressources limitées d’une société économiquement et culturellement arriérée, tout a été fait pour mettre en place des services permettant aux femmes ayant des enfants de jouer un rôle dans la gestion de la société en dehors du foyer, des ressources ont été libérées pour la recherche sur la transsexualité et il était possible d’officiellement changer de sexe.

    Son dernier combat montre la profondeur et l’ampleur de ses idées socialistes, qui ne recherchaient pas une démocratie bourgeoise et formelle, mais une démocratie réelle et vivante construite à partir de la base dans tous les domaines et contre toutes les formes d’oppression et d’exploitation. Il s’agissait d’une nécessité brûlante et d’une rupture profonde avec les dirigeants réformistes de son époque, et c’est encore le cas aujourd’hui.

  • ¡Ya Basta! 30 ans après le soulèvement zapatiste au Mexique

    Il y a trente ans, le 1er janvier 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) a capté l’attention de la communauté internationale. Masqués de passe-montagne et réclamant des droits pour la population indigène du Mexique, ils ont déclenché un soulèvement de 12 jours dans l’État du Chiapas au Mexique. Ce fut la première grande lutte anticapitaliste après l’effondrement du stalinisme, ravivant l’espoir qu’une alternative était possible après que les commentateurs capitalistes eurent déclaré que la lutte pour le socialisme était “terminée”.

    Par Hannah Swoboda, Alternativa Socialista (ASI-Mexique)

    La rébellion de 1994 a expulsé les grands propriétaires terriens des haciendas, promis plus de droits aux femmes et ouvert la voie à la création d’écoles, de dispensaires et d’autres institutions gérées par la communauté dans certaines parties de l’État d’origine des zapatistes, le Chiapas. Ces établissements continuent de desservir les communautés rurales pauvres auxquelles l’État mexicain a longtemps refusé l’accès aux infrastructures de première nécessité.

    Malgré les avancées concrètes dues soulèvement, la qualité de vie des Chiapanèques reste l’une des pires du pays. Les données de 2022 du Conseil national mexicain pour l’évaluation de la politique de développement social montrent que 67 % des habitants du Chiapas vivent dans la pauvreté – le taux le plus élevé de tout le Mexique – contre 36 % pour l’ensemble de la population mexicaine. Au Chiapas, 28 % des habitants répondent à la définition gouvernementale de l’”extrême pauvreté”, ce qui signifie qu’ils gagnent si peu d’argent que même s’ils le dépensaient entièrement en nourriture, leur régime alimentaire manquerait encore d’éléments nutritifs essentiels.

    Pour ne rien arranger, la violence des cartels s’est intensifiée dans la région ces dernières années, les deux plus grandes organisations criminelles du Mexique se disputant les principaux itinéraires de contrebande reliant le Guatemala au Mexique. Des civils ont été pris entre deux feux et des incursions ont eu lieu en territoire zapatiste. En 2021, l’EZLN a prévenu que la récente escalade de la violence, tant de la part des cartels que de l’État qui collabore étroitement avec eux, avait placé le Chiapas “au bord d’une guerre civile”. En réponse à cette situation désastreuse, l’EZLN a annoncé la dissolution et la réorganisation de ses structures d’auto-gouvernement en novembre dernier.

    Trente ans après le soulèvement zapatiste, quelle est la voie à suivre pour mettre fin à la pauvreté et à la violence qui frappent encore les communautés indigènes et, plus généralement, les travailleurs du Chiapas ? Considérant le bilan du zapatisme, nous ne devons pas nous contenter d’exalter l’héroïsme de ce mouvement, mais également porter un regard critique sur ses limites et les leçons à la fois de ce qu’il a accompli et de ce pour quoi il doit encore se battre.

    Le contexte de la rébellion

    Dans les années 1980, après la défaite de luttes ouvrières décisives dans plusieurs pays clés, le néolibéralisme est devenu le modèle dominant de la classe capitaliste dans le monde entier. Les économistes et les politiciens prétendaient que le libre-échange et la mondialisation élimineraient les inégalités. En réalité, le néolibéralisme s’est traduit par une nouvelle politique de privatisations et de réduction des services sociaux qui a considérablement accru la pauvreté au sein de la classe ouvrière.

    L’Amérique latine a été le principal terrain d’essai de la politique néolibérale, et le Mexique a conduit cette offensive en ouvrant les marchés aux investissements étrangers. De 1990 à 1993, le Mexique a attiré la plupart des capitaux entrant en Amérique latine – 92 milliards de dollars -, des investisseurs milliardaires s’emparant des industries d’État et spéculant sur les marchés financiers pour faire de l’argent rapidement. Le Mexique a également été un pays précurseur des privatisations massives. Il est passé de 1 200 entreprises publiques en 1982 à un peu plus de 200 en 1994. Il a aussi procédé à des coupes sombres dans les budgets publics. En 1995, l’aide aux zones rurales représentait moins d’un quart de ce qu’elle était en 1980. La déréglementation favorable aux entreprises s’est traduite par la suppression du salaire minimum et des lois sur la sécurité au travail.

    Le président mexicain en exercice de 1988 à 1994, Carlos Salinas de Gortari, affirmait que ces politiques allaient permettre au Mexique de sortir du tiers-monde et de devenir un pays dséveloppé. C’ela s’est avéré vrai pour les super riches, mais pas pour les travailleurs. Avant Salinas, le Mexique ne comptait que deux milliardaires. Lorsqu’il a quitté ses fonctions, il en comptait 26. Dans le même temps, le salaire minimum a chuté de 58 %. La classe ouvrière n’a rien obtenu d’autre de la main invisible du marché que des conditions de plus en plus difficiles.

    Salinas a ensuite signé l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui devait entrer en vigueur le 1er janvier 1994. En établissant une zone de libre-échange entre les États-Unis, le Mexique et le Canada, l’accord commercial promettait la poursuite de la mondialisation néolibérale qui avait déjà fait des ravages sur les moyens d’existence des gens ordinaires. L’ALENA a aboli l’article 27 de la constitution mexicaine, un héritage de la révolution mexicaine qui promettait des terres à tous les groupes de travailleurs qui en faisaient la demande. La réduction des droits de douane de l’ALENA signifiait que les petits agriculteurs allaient être écrasés par l’agro-industrie dominée par les États-Unis.

    Dans ce contexte économique, l’EZLN a préparé clandestinement son insurrection dans les jungles du Chiapas pour qu’elle ait lieu le jour de l’entrée en vigueur de l’ALENA. Si le soulèvement était en partie une réponse à l’ALENA, il s’agissait également d’une lutte plus large visant à améliorer les conditions de vie des communautés indigènes qui avaient été continuellement dépossédées de leurs terres, à la fois par le colonialisme et par les privatisations modernes. Comme le résume la déclaration fondatrice de l’EZLN : “Nous sommes le produit de 500 ans de luttes”. Ils ont appelé les paysans à rejoindre l’insurrection et à revendiquer les droits qui leur ont été historiquement refusés : “le travail, la terre, le logement, l’alimentation, la santé, l’éducation, l’indépendance, la liberté, la démocratie, la justice et la paix”.

    Les rangs de l’armée zapatiste étaient composés principalement de paysans mayas pauvres. En 1994, 33 % des foyers du Chiapas n’avaient pas d’électricité, 59 % n’avaient pas d’égouts et 41 % n’avaient pas d’eau courante. La malnutrition était endémique. 55% de la population indigène du Chiapas était analphabète, avec une espérance de vie de 44 ans. Largement négligée par l’État dans cette région géographiquement isolée du pays, la population avait le sentiment qu’elle devait prendre les choses en main. Avant même l’arrivée de l’EZLN au Chiapas, les paysans indigènes s’étaient organisés pour réclamer une réforme agraire, une éducation dans les langues indigènes, des soins de santé et des droits sociaux, faisant souvent face à une répression meurtrière de la part de l’État. 

    Le lancement de l’insurrection

    Sous la bannière de l’EZLN, quelque 3 000 soldats de la guérilla ont pris les armes et se sont emparés de six villes du Chiapas le 1er janvier. Ils réclamaient l’annulation de l’ALENA, le renversement du gouvernement mexicain et la création d’une assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle constitution mexicaine. Certains ont déclaré aux journalistes qu’ils se battaient pour le socialisme.

    Salinas a rapidement envoyé l’armée pour écraser la rébellion. Des tirs ont été échangés entre l’EZLN et environ 12 000 soldats mexicains, qui ont largement dominé les soldats sous-équipés de la guérilla. En l’espace de quatre jours, l’armée mexicaine a forcé l’EZLN à battre en retraite et a commencé à abattre  les personnes qu’elle avait faites prisonnières.

    Cependant, les tentatives du gouvernement d’écraser purement et simplement la rébellion ont échoué sous la pression des manifestations de solidarité à l’échelle nationale. La lutte des zapatistes bénéficiait d’un large soutien dans la société mexicaine, qui y voyait une réponse nécessaire aux ravages des attaques néolibérales. La brutalité exercée contre l’EZLN a également rappelé la repression d’état utilisée de longue date contre les mouvements étudiants et ouvriers. Ce sentiment de solidarité s’est matérialisé par des manifestations de dizaines de milliers de personnes dans les centres-villes de tout le pays. Le jour de ces manifestations, Salinas a annoncé un cessez-le-feu, 12 jours après le début du soulèvement, et des négociations ont été entamées entre le gouvernement et l’EZLN.

    Pourparlers de paix et crise économique

    Les pourparlers de paix se sont déroulés par intermittence. Malgré le cessez-le-feu, l’armée maintient un siège autour des zones d’influence des Zapatistes. Les intrusions et les attaques constantes ont finalement conduit à l’apparition de groupes paramilitaires et à une vague de violence qui a provoqué le déplacement forcé de milliers de personnes. Fin 1994, l’EZLN a rompu tout dialogue avec le gouvernement fédéral, invoquant la poursuite de la répression et de la militarisation du pourtour de son territoire. Ils ont également soumis les résultats des pourparlers de paix à un référendum populaire, organisé au sein des communautés zapatistes mais également ouvert à la société dans son ensemble. Près de 98 % des votants ont rejeté l’accord de paix proposé par le gouvernement. Dans le même temps, seuls 3 % des votants ont souhaité que l’EZLN reprenne les armes, ce qui a conduit à la décision de maintenir le cessez-le-feu. L’EZLN a lancé une nouvelle offensive militaire, mais cette fois sans tirer un seul coup de feu. Du jour au lendemain, ils ont déclaré plus de la moitié du Chiapas “territoire rebelle”, avec la formation de 38 “municipalités autonomes rebelles zapatistes”.

    Ce fut l’élément de trop pour les capitalistes étrangers qui cessèrent d’investir dans l’économie mexicaine, déclenchant une grave crise financière. Malgré les promesses de Salinas de transformer l’économie mexicaine, la croissance économique réelle s’était en fait réduite et la dette de l’état s’était envolée, menaçant les profits des investisseurs. Une année entière de rébellion armée au Chiapas renforça les inquiétudes des capitalistes et les conduit finalement à désinvestir massivement. Le peso mexicain s’est effondré et le gouvernement a annoncé qu’il ne rembourserait pas les prêts accordés par le Fonds monétaire international. Le PIB a chuté de 6,9 % en 1995 et un million d’emplois ont été perdus. Cette crise a provoqué une onde de choc dans le monde entier.

    Le marché boursier mexicain a été temporairement stabilisé grâce à un prêt de 50 milliards de dollars accordé par les États-Unis. Toutefois, ce genre de prêt n’est jamais accordé sans conditions. Le remboursement de la dette a grevé le budget mexicain, poussant les législateurs à imposer un nouveau plan d’austérité massif aux travailleurs.

    Une autre condition du prêt était que la classe dirigeante mexicaine mette de l’ordre dans ses affaires et écrase la rébellion zapatiste. Le gouvernement fédéral a lancé une offensive militaire contre l’EZLN et ses partisans. Des mandats d’arrêt pour terrorisme ont été émis à l’encontre des dirigeants de l’insurrection, dont le célèbre porte-parole du mouvement, le sous-commandant Marcos. En réponse à la répression contre les communautés zapatistes, une autre manifestation de dizaines de milliers de personnes à Mexico a exigé l’arrêt de la militarisation et l’abandon des poursuites contre les zapatistes.

    La stratégie du gouvernement mexicain consistait à séparer l’EZLN du reste des paysans. Les militaires, avec le soutien des conseillers américains, ont cherché à créer un fossé entre les guérilleros et les paysans en ruinant économiquement les villages, en détruisant les outils et en empoisonnant les réserves d’eau. Les paysans ont ainsi été contraints de dépendre des aides gouvernementales, ce qui a contribué à briser leur indépendance et à rompre leurs liens avec la guérilla. Ils ont également soudoyé et contraint les villageois à former des brigades de “défense”, dont les armes étaient fournies par l’armée. Cependant, l’enracinement des zapatistes dans les communautés locales et le soutien massif dont ils bénéficiaient dans tout le Mexique et au-delà ont fait échouer les efforts du gouvernement.

    L’impasse

    Les négociations ultérieures ont finalement abouti à la rédaction des accords de San Andrés sur les droits et la culture indigènes en 1996, un document qui aurait accordé à 800 municipalités à majorité indigène le contrôle local de leur propre territoire, y compris le droit d’administrer leurs propres systèmes financiers, judiciaires et éducatifs. Mais ces accords n’ont pas duré longtemps : Le nouveau président du Mexique, Ernesto Zedillo, a opposé son veto aux accords sept mois après leur signature, ce qui a coduit les négociations dans l’impasse. En 2003, les zapatistes ont pris des mesures pour appliquer eux-mêmes les accords de San Andrés dans les territoires qu’ils contrôlaient, que le gouvernement le reconnaisse ou non. L’EZLN a annoncé la création d’une nouvelle structure de gouvernance sous la forme de cinq caracoles, chacun doté de son propre “Conseil de bon gouvernement” regroupant les plus de trente municipalités rebelles autonomes. Cette restructuration marque le retrait total de l’EZLN de l’activité militaire.

    En créant ces institutions d’auto-gouvernement, les zapatistes ont déclaré une autonomie totale vis-à-vis de l’État mexicain, mais cette autonomie était à bien des égards symbolique. Si les zapatistes ont créé leurs propres écoles, systèmes de santé, systèmes judiciaires et autres ressources, l’emprise du gouvernement mexicain sur la région n’a pas été fondamentalement remise en cause. Il continue de réprimer leur mouvement, d’empiéter sur le territoire zapatiste, de déplacer les paysans indigènes et d’empêcher ces communautés d’obtenir véritablement satisfaction sur les revendications qu’elles avaient formulées en 1994. Le pouvoir n’a pas été arraché des mains des politiciens, qui travaillent main dans la main avec les groupes paramilitaires et les cartels, et, en définitive, des milliardaires qui cherchent à maintenir leur système violent aux dépens des gens ordinaires, non seulement au Chiapas, mais dans le monde entier.

    Marxisme et guérilla

    Quel type de mouvement aurait pu faire tomber le gouvernement et satisfaire les revendications des paysans ? Les marxistes estiment que la classe ouvrière organisée est la seule force capable de renverser le système capitaliste dans son ensemble et de le remplacer par une véritable démocratie basée sur les besoins des gens ordinaires : le socialisme. Comment cela se compare-t-il à l’approche de la guérilla des  zapatistes?

    Les Zapatistes ne sont pas nés au Chiapas, mais dans le nord du pays. Ils ont été fondés en 1983 par un petit groupe d’activistes. Ils ont vu le jour en même temps que d’autres groupes de guérilla au Mexique et dans toute l’Amérique latine, qui s’inspiraient de la révolution cubaine et de Che Guevara, ainsi que du maoïsme. La pensée de Che Guevara était elle-même fortement influencée par les mouvements de libération nationale antérieurs, tels que les révolutions bolivarienne et mexicaine. La révolution russe de 1917, qui a renversé le régime tsariste et l’a remplacé par un État contrôlé par les ouvriers et les paysans, a également incité Che Guevara et d’autres guérilleros à lutter pour le socialisme.

    Mais Guevara n’a pas compris le rôle central joué par la classe ouvrière dans la révolution russe, concluant au contraire que le rôle révolutionnaire principal dans les pays coloniaux devait être joué par la paysannerie engagée dans la lutte de guérilla. Cette approche n’a malheureusement jamais abouti à un véritable État ouvrier démocratique, comme l’a connu la Russie avant la contre-révolution bureaucratique de Staline. En Chine et à Cuba, les armées de guérilla ont été en mesure de renverser le capitalisme mais, sans la participation active de la classe ouvrière, elles ont mis en place des gouvernements bureaucratiques dès le départ. Les tentatives de reproduire l’expérience cubaine ailleurs en Amérique latine n’ont même jamais abouti. Au moment où les zapatistes sont entrés en scène, les autres luttes de guérilla de la région, du Nicaragua au Guatemala et au Salvador, se trouvaient dans des impasses aux conséquences tragiques.

    Quelle est la spécificité de la classe ouvrière et pourquoi a-t-elle pu mener une révolution réussie en Russie ? La réponse réside dans le rôle de la classe ouvrière dans la société capitaliste. Dans leur recherche de profits toujours plus importants, les capitalistes ont semé les graines de leur propre disparition en centralisant la production. Le capitalisme a regroupé les travailleurs dans de vastes lieux de travail où ils doivent travailler ensemble pour produire des marchandises et des services, ce qui leur donne non seulement un grand pouvoir pour arrêter ces processus de production massifs, mais les met également en contact étroit les uns avec les autres, ce qui leur permet de discuter de leurs conditions de travail et de s’organiser.

    Cette situation est très différente de celle des paysans et des petits agriculteurs, qui sont généralement plus isolés les uns des autres, travaillant pour produire de quoi vivre (après que les propriétaires fonciers aient prélevé leur part) plutôt que de travailler pour un salaire dans le cadre d’un collectif. Les conditions des paysans les amènent généralement à aspirer à posséder la terre qu’ils travaillent. Les conditions de la classe ouvrière lui laissent entrevoir des aspirations plus lointaines, à savoir la propriété collective des moyens de production. Cet isolement a alimenté l’impasse dans laquelle se trouvait l’ELZN face à l’État mexicain.

    Dans la Russie de 1917, les paysans ont joué un rôle essentiel dans le renversement du régime tsariste, aux côtés des travailleurs, mais, en raison de leur rôle dans la production, ils n’ont pas dirigé la révolution. L’approche de la guérilla inverse cette formule, en posant que la classe ouvrière doit jouer un rôle auxiliaire dans la lutte des paysans. Sa stratégie centrale consiste à créer une force paysanne armée dans les campagnes, l’armée de guérilla s’emparant du pouvoir et prenant ensuite le contrôle des villes ouvrières de l’extérieur.

    La classe ouvrière est la force motrice décisive de la révolution socialiste, mais cela ne signifie pas que c’est elle qui va l’initier. Les luttes de la paysannerie peuvent donner une impulsion importante à la classe ouvrière en l’absence d’une direction combative à la tête du mouvement ouvrier. Mais une transformation socialiste de la société exige en fin de compte que la classe ouvrière prenne le contrôle des usines, des hôpitaux, des écoles et de tous les autres lieux de travail afin d’y établir un contrôle démocratique. La guérilla seule ne peut jamais aboutir à une démocratie ouvrière. C’est précisément là où la stratégie zapatiste de lutte contre le système capitaliste a échoué.

    La guérilla de l’ELZN s’est limitée aux zones paysannes indigènes, à la périphérie de la société mexicaine. Pour renverser réellement le capitalisme, il fallait lier sa lutte à celle de la classe ouvrière mexicaine. Au moment du soulèvement, 73 % de la population mexicaine vivait dans les villes. Les zapatistes bénéficiaient d’un soutien considérable de la part de la classe ouvrière, une opportunité qu’ils auraient dû mettre à profit en appelant à de nouvelles manifestations et actions de grève, en liant les revendications des paysans à celles des travailleurs des villes qui souffraient également de la crise économique et de la répression de l’État. L’establishment politique avait été gravement ébranlé par la crise et les scandales de 1994 et n’a pu s’accrocher au pouvoir qu’en commettant des fraudes électorales. La situation était mûre pour porter de sérieux coups à l’État mexicain. Malheureusement, le véritable potentiel de la classe ouvrière, celui d’arrêter la production et de rompre avec le statu quo, n’a pas été pleinement exploité dans le cadre de la lutte de guérilla de l’EZLN.

    Un nouveau type de lutte ?

    Le mouvement zapatiste a non seulement incité la classe ouvrière mexicaine à mener des actions de masse  mais a également servi de référence à un mouvement international de protestation grandissant contre le néolibéralisme. Ce nouveau mouvement antimondialisation a débuté dans les années 1990 et a culminé avec la bataille de Seattle, une manifestation qui a réuni des travailleurs, des écologistes et des jeunes contre l’Organisation mondiale du commerce en 1999. Dans le sillage de l’effondrement du stalinisme, de nombreux participants à ce mouvement ont vu dans le zapatisme non seulement un renouveau de la lutte contre le capitalisme, mais aussi un type de lutte nouveau qui éviterait les échecs de la génération précédente.

    Pour les travailleurs et les jeunes qui s’opposaient au capitalisme mais étaient devenus sceptiques quant à la capacité d’une révolution ouvrière à transformer la société, les zapatistes parassaient construire une alternative au capitalisme, un village à la fois. Ils ont évoqué l’image d’escargots construisant lentement mais sûrement une nouvelle forme de société, en nommant les centres de ressources de leurs communautés “caracoles”, du mot espagnol pour “escargots”.

    Le mouvement antimondialisation est apparu à un moment où les syndicats et les partis de travailleurs avaient été mis sur la défensive par les politiques néolibérales. La désorientation des organisations ouvrières traditionnelles a donné au mouvement un caractère décentralisé. Les idéologues du mouvement altermondialiste, prenant les zapatistes en exemple, ont présenté cette décentralisation comme un modèle d’organisation supérieure à l’approche léniniste des générations précédentes. En réalité, la décentralisation du mouvement a été une faiblesse qui a empêché son développement en une puissante force internationale. En fin de compte, il a été complètement stopé après l’attentat du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center, qui a ébranlé le monde et fait basculer la politique américaine vers la droite.

    La décentralisation est souvent associée à la démocratie, mais nos mouvements sont en fait moins démocratiques lorsqu’ils ne disposent pas de forums de discussion et de débat centralisés. Pour mener une lutte unie qui réponde aux besoins de tous les travailleurs et de toutes les personnes opprimées, et qui ait finalement le pouvoir de renverser le capitalisme, nous avons besoin de structures de prise de décision collective, non seulement au sein des groupes militants individuels, mais aussi de structures qui rassemblent les travailleurs au niveau national et international au sein de mouvements sociaux plus larges. Le mouvement altermondialiste a manqué de ce type d’approche qui l’aurait aidé à coordonner l’action autour d’un programme unifié de revendications.

    Alors que l’EZLN souligne l’importance de longues périodes de discussion et de prise de décision par consensus au sein des communautés zapatistes, celle-ci n’a pas utilisé cette approche pour organiser un mouvement social plus large afin de remettre véritablement en question le capitalisme, que les zapatistes identifient à juste titre comme la cause première de la pauvreté et de la violence, non seulement au Chiapas, mais dans le monde entier. Plus grave, l’EZLN a refusé de collaborer avec  les syndicats qui, malgré leurs limites, sont un outil essentiel pour permettre à la classe ouvrière de s’organiser sous le capitalisme. Au lieu de cela, ils ont tenté de mettre en place leur propre organisation ouvrière zapatiste, coupant ainsi le dialogue avec le mouvement ouvrier.

    Les appels lancés aux travailleurs dans les villes et au niveau international visaient principalement à soutenir le mouvement au Chiapas, notamment en faisant connaître les atrocités commises par le gouvernement et en collectant des fonds. Il en est résulté une sorte de solidarité diffuse: Les militants hors du Chiapas qui s’inspiraient des zapatistes considéraient que leur rôle n’était pas de décider démocratiquement d’un programme, d’une stratégie et d’une tactique de lutte globale, mais de soutenir passivement le programme, la stratégie et la tactique déjà utilisés par l’ELZN.

    Bien que les zapatistes aient lancé plusieurs initiatives pour impliquer les travailleurs en dehors du Chiapas, ces initiatives ont été des auxiliaires de la construction de leur autonomie. Le mouvement s’est concentré sur la construction d’une alternative au niveau local en se bornant à espérer que leur exemple se répande. L’absence d’un débat plus large sur les tactiques et les stratégies de lutte contre le système capitaliste mondial a paradoxalement rendue centrale l’approche politique “décentralisée” de l’EZLN. Pendant des années, ils ont assumé la direction des luttes indigènes au Mexique. Et alors que le mouvement altermondialiste voyait les modes de fonctionnement des zapatistes comme une nouvelle façon de s’organiser,  leur consèquence a finalement été d’affaiblir la démocratie au sein du mouvement.

    La marée rose

    Après le recul du mouvement antimondialisation dans les années 2000, un nouveau pôle d’attraction anticapitaliste en Amérique latine a vu le jour. un phénomène électoral connu sous le nom de  “vague rose”. Alors que les politiques néolibérales continuaient à faire des ravages dans toute la région, les travailleurs ont répondu par des vagues de protestation. Grâce à ces mobilisations de masse, près d’une douzaine de gouvernements réformistes de gauche sont arrivés au pouvoir en Amérique latine entre 1998 et 2008, promettant d’améliorer la vie des gens ordinaires en mettant fin à l’austérité. Là où l’EZLN mettait en avant la destruction de l’état capitaliste pour mettre fin aux inégalités, la vague rose proposait plutôt de le réformer.

    En réalité, les réformistes de la vague rose ne pouvaient guère faire plus que de l’aménager légèrement et temporairement. Le capitalisme est un modèle économique conçu pour concentrer la grande majorité des richesses entre les mains d’une poignée de personnes et assurer des marges bénéficiaires toujours plus importantes aux actionnaires en dépouillant la classe ouvrière. L’inégalité est inscrite dans l’ADN du système. Bien que les capitalistes et leurs politiciens accordent souvent des concessions à la classe ouvrière lorsqu’ils le jugent nécessaire pour préserver l’existence du système, ces concessions sont toujours minimales et temporaires. Tout au long de l’existence du capitalisme, le fossé entre les riches et les pauvres n’a cessé de se creuser. Des événements ont pu ralentir, voire inverser temporairement cette tendance mais au fil du temps, le fossé est devenu un gouffre.

    Appuyés par des mobilisations de masse, les gouvernements de la vague rose ont pu obtenir des concessions significatives pour les travailleurs et les pauvres pendant l’explosion du prix des matières premières des années 2000. Cependant, lorsque l’économie s’est dégradée, les limites de leur stratégie sont apparues au grand jour. Les gouvernements réformistes ont refusé de s’attaquer de front à la classe capitaliste pour lui faire payer sa crise, préférant en rejeter le coût sur la classe ouvrière et mettre eux-mêmes en œuvre des politiques néolibérales.

    En définitive, la vague rose a permis de détourner les masses des stratégies de mobilisation, là où la classe ouvrière peut le mieux exprimmer son potentiel révolutionnaire, vers des voies électorales moins dangereuses pour les capitalistes. En même temps, elle matérialisait le désir des travailleurs d’avoir une véritable représentation politique, indépendante des partis de l’establishment. Les travailleurs ne peuvent pas éspérer sortir du capitalisme par la seule voie électorale, mais participer aux élections en présentant des candidats indépendants, basés sur des partis ouvriers de masse et d’autres mouvements de la classe ouvrière, est une stratégie importante pour gagner des réformes sous le capitalisme et pour tracer une voie vers le renversement du système capitaliste.

    L’EZLN a refusé toute participation aux élections. Elle a émis des critiques légitimes sur le réformisme et l’électoralisme de la vague rose, mais a adopté une approche sectaire en refusant de considérer la volonté de la classe ouvrière de disposer d’une alternative politique. Lorsque le Mexique a eu la possibilité de connaître sa propre vague rose en 2006, l’EZLN a boycotté l’élection, lançant à la place son “Autre campagne” propagandiste en parallèle. Elle a refusé d’apporter un soutien, même critique, à la campagne d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO), qui représente jusqu’à aujourd’hui le défi le plus important auquel les partis de l’establishment politique aient eu à faire face au cours d’une dominatiin de plus de 80 ans.

    La campagne d’AMLO présentait les mêmes défauts que les gouvernements de la vague rose : il promettait une transformation radicale de la société qui permettrait d’améliorer la situation des classes populaires mais sans rompre avec le capitalisme, en lui donnant simplement “un visage humain”. Il a proposé de financer des programmes sociaux non pas en taxant les riches et en renationalisant les industries d’État, mais simplement en réduisant la corruption du gouvernement. Malgré tous ses défauts, le message de la campagne d’AMLO a séduit de larges pans de la société mexicaine. C’était un pôle d’attraction pour la classe ouvrière mexicaine, que l’EZLN n’avait pas été en mesure d’atteindre pleinement par le biais de ses communiqués au style allégorique et de sa guérilla isolée.

    A cette période, le gouvernement mexicain s’apprêtait à pratiquer des fraudes massives aux élections afin de conserver la mainmise des grandes entreprises sur la société mexicaine, comme il l’avait fait lors des élections de 1999. Un énorme mouvement de protestation a vu le jour pour empêcher le vol des élections au détriment d’AMLO. Même si certains groupes participant à l’Autre Campagne de l’EZLN ont choisi de se joindre à ces manifestations, l’EZLN s’en est abstenu. Cette attitude sectaire à l’égard de ce mouvement a énormément nui à sa réputation et lui a fait perdre une grande partie de l’autorité qu’elle avait conservée depuis le soulèvement de 1994.

    L’establishment politique mexicain a maintenu son emprise sur la société pendant les deux mandats présidentiels suivants, mais les choses ont changé en 2018 lorsque AMLO a mené sa deuxième campagne présidentielle. La lutte de classes ayant atteint un niveau inégalé depuis les années 1980 et la campagne d’AMLO ayant bénéficié d’un soutien record, l’establishment s’est trouvé dans l’incapacité de voler l’élection et AMLO l’a remportée avec 53 % des voix, soit le score le plus élevé de toute l’histoire du Mexique. Montrant à quel point ils étaient déconnectés des masses, en 2018, l’EZLN est revenu sur sa politique d’abstentionnisme mais a redoublé de sectarisme envers AMLO, appelant à un voter pour le candidat du Congrès national indigène, Marichuy.

    L’EZLN avait cependant raison de mettre en lumière les limites d’AMLO. Arrivé presque à la fin de son mandat, AMLO n’a pas été en mesure de faire passer un grand nombre des réformes clés qu’il avait promises pour la “quatrième transformation du Mexique”. Ses tentatives pour trouver un équilibre entre les besoins des travailleurs et les intérêts des grandes entreprises, ainsi que son insistance sur le fait que le chemin de la victoire passe par des négociations avec les partis de l’establishment plutôt que par la mobilisation du soutien massif qu’il conserve, ont paralysé la quatrième transformation promise. Dans le même temps, il a suscité des attentes de la part de la classe ouvrière. De la vague de grèves de 2019 à Matamoros au mouvement féministe qui vient d’obtenir la dépénalisation de l’avortement au niveau national, lorsque AMLO n’a pas été en mesure de concrétiser ses promesses, les travailleurs ont obtenu satisfaction par la lutte de classes.

    Plutôt que d’ignorer AMLO, les révolutionnaires devraient poser des exigences à son gouvernement et se joindre à la lutte pour les obtenir. Il est juste de dire que nous devons sortir des limites du réformisme, mais ces conclusions sont le plus souvent tirées par les travailleurs grâce à leur expérience concrète forgée dans le feu de la lutte. Les masses qui se sont mobilisées dans le cadre de la campagne d’AMLO sont la force la mieux équipée pour s’attaquer aux erreurs et aux trahisons découlant du réformisme d’AMLO. Ce sont ces forces dont l’ELZN s’est isolée en raison de son sectarisme. Nous pensons que les révolutionnaires doivent se tenir aux côtés des travailleurs qui souhaitent que la quatrième transformation d’AMLO devienne une réalité, en luttant pour toutes les réformes possibles dans le cadre du capitalisme comme moyen de construire la lutte pour un changement de système plus large.

    La lutte aujourd’hui

    La situation mondiale actuelle est très différente de la période de mondialisation ou du boom du prix des matières premières pendant la vague rose. L’ère néolibérale s’est achevée pour laisser place à une ère de désordre, caractérisée par des crises incessantes, des rivalités inter-impérialistes accrues, des guerres, des phénomènes d’inflation et des dettes publiques vertigineuses.

    Cette caractérisation d’ère du désordre correspond particulièrement bien à la situation actuelle au Chiapas. En raison de la présence accrue des cartels, des attaques paramilitaires continuelles, de l’accélération de la militarisation et de la destruction de l’environnement alimentée par des mégaprojets comme le  “Mayan Train” d’AMLO, les habitants du Chiapas connaissent une recrudescence des massacres, des féminicides, des violences sexuelles, des enlèvements, des disparitions et des déplacements forcés.

    L’armée américaine et la garde nationale ont été déployées dans la région pour mettre cette situation sous contrôle, mais ne font rien pour mettre fin à la violence des cartels. En réalité, le rôle de l’armée est de renforcer la politique migratoire américaine, de criminaliser les migrants et de fermer les yeux sur la violence des cartels qui est une des causes de l’immigration en provenance d’Amérique centrale. Alors que les républicains américains tentent de négocier des accords avec Biden et les démocrates pour autoriser le financement américain des armées israélienne et ukrainienne en échange d’une augmentation du financement pour la “sécurité des frontières”, nous pouvons nous attendre à la poursuite de la politique d’AMLO. Celle-ci consistant se faire le supplétif de la politique migratoire américaine au Mexique en mobilisant la Garde nationale au Chiapas afin d’empêcher l’immigration. Entre-temps, AMLO a minimisé l’ampleur de la violence au Chiapas, affirmant que la mise en œuvre de programmes sociaux et la présence de la Garde nationale sont des solutions appropriées. Sa politique d’amnistie pour les narcotrafiquants, “des accolades et non des balles”, a échoué à réduire la violence des cartels à l’encontre des communautés mexicaines.

    Dans le contexte de cette escalade de la violence, l’EZLN a dissous ses municipalités rebelles autonomes et ses conseils de bon gouvernement, les remplaçant par une nouvelle structure basée sur des assemblées communautaires qui promettent une démocratie plus directe. Contrairement à ce qu’affirment de nombreux médias, les zapatistes maintiennent que cela ne signifie pas un recul, mais un changement de stratégie pour faire face à la violence. L’amélioration de la participation démocratique des communautés zapatistes peut jouer un rôle positif, mais n’aura qu’un effet limité sur la spirale de la violence dans la région aux mains de bandes criminelles massives qui opèrent en collusion avec les autorités locales.

    Pour garantir la sécurité des communautés, la classe ouvrière et les paysans doivent s’unir dans la lutte autour d’un programme qui s’attaque aux racines économiques de la participation au crime organisé. Les programmes d’aide sociale d’AMLO ont profité aux travailleurs de tout le pays, mais ils ne vont pas assez loin. Une autre stratégie d’AMLO a consisté à “stimuler l’investissement” et la création d’emplois dans le sud du Mexique par le biais de mégaprojets tels que la ligne ferroviaire Mayan. Cependant, les grands projets d’infrastructure profiteront en fin de compte surtout aux patrons des chemins de fer et de la construction, sans changer véritablement les conditions de vie de la classe ouvrière et des pauvres. Les travailleurs mexicains ont besoin d’une éducation gratuite et de qualité pour tous, de soins de santé universels et gratuits et de logements abordables, le tout financé par la taxation des riches. La lutte pour mettre fin à la violence et garantir un meilleur niveau de vie aux Chiapanèques dans les territoires zapatistes et les autres zones rurales, ainsi que dans les villes, nécessitera la mobilisation de l’ensemble de la classe ouvrière mexicaine, en lien avec des mouvements similaires à l’échelle internationale, dans la lutte pour un monde nouveau organisé dans l’intérêt des gens ordinaires, et non des milliardaires.

  • Podcast “Marx, la lutte et nous” : L’horreur à Gaza, une analyse marxiste

    Le PSL vient de lancer un podcast “Marx, la lutte et nous” pour assister les discussions sur toute l’actualité du marxisme. Après un épisode “zéro” qui reprenait les prises de paroles de Geert Cool et Arne Lepoutre lors du meeting de rentrée des Etudiant.e.s de Gauche en Action (EGA) à Liège consacré à la lutte antifasciste en Flandre, le premier véritable épisode est dorénavant disponible. Il aborde l’offensive israélienne contre Gaza et plus globalement le conflit israélo-palestinien, en compagnie d’Eric Byl, membre de l’Exécutif international d’Alternative Socialiste Internationale.

  • Quand ce n’est pas “Oui”, c’est “Non”! Y compris pour le président de la fédération espagnole de foot!

    Le scandale a fait le tour des médias: lors de la cérémonie de remise des trophées de la coupe du monde féminine de football, le président de la Fédération espagnole Luis Rubiales a embrassé Jenni Hermoso sans son consentement. Il a ensuite démenti le caractère non consenti de ce baiser et a dénoncé une « chasse aux sorcières », un « faux féminisme » qui a pour objectif de « l’anéantir socialement ».

    Par Laura (Bruxelles)

    Une solidarité énorme

    Plus de 80 joueuses de football espagnoles ont signé une déclaration indiquant qu’elles ne reviendraient pas jouer pour l’équipe nationale tant que les dirigeants restaient en place. Les « lionnes » d’Angleterre, la star de l’équipe nationale féminine des États-Unis Alex Morgan, des joueurs de Cadix et Séville ainsi que bien d’autres personnalités ont témoigné leur solidarité.

    Des manifestations ont éclaté dans différentes villes avec pour slogan « Se acabó! » (C’est fini), dénonçant les terribles violences sexuelles que subissent les femmes au quotidien et exigeant également la démission de Rubiales. Sous cette pression de plus en plus forte, 21 jours après son baiser forcé, celui-ci a présenté sa démission. Cela démontre le potentiel que présente l’action collective pour arracher des victoires. Et pas seulement sur le terrain de foot !

    Hypocrisie du gouvernement et des hautes instances du football

    Bien que la FIFA se soit engagée à créer une entité « sport sûr », des plaintes ont été signalées dans pas moins de 16 autres pays. Abus signalés, mais qui attendent toujours d’être résolus. La Real Federación Española de Fútbol est actuellement l’exemple le plus populaire.

    De son côté, le gouvernement Sanchez (PSOE) se dit solidaire des joueuses, ce qui relève toutefois plus de la posture politique que de la conviction. Récemment, Víctor Francos Díaz, le président du Conseil Supérieur des Sports (qui dépend du gouvernement), a osé déclarer soutenir les joueuses en ignorant cependant la raison du conflit, car « absolument rien n’est parvenu au gouvernement ». Pire, il invoque même une loi menaçant les joueur.euse.s d’une amende pouvant aller jusqu’à 30.000€ ainsi qu’une suspension de 2 à 15 ans en cas de refus de rejoindre la sélection. On est donc loin d’une solidarité sans faille. Cette loi sert de moyen de chantage et de répression pour étouffer tout mouvement de joueur.euse.s qui se battent pour leurs droits. Avec une certaine réussite, puisque certaines joueuses ont accepté de revenir en sélection.

    Démocratisation du sport et investissements massifs

    Cet exemple n’est pourtant que la partie visible de l’iceberg, car la quasi-totalité des femmes subit le harcèlement sexuel que ce soit lors de leur activité sportive, sur leur lieu de travail ou dans la rue. Les centres sportifs et leur fonctionnement ne sont que le reflet de la société dans laquelle ils s’inscrivent: une société capitaliste qui, dans sa course de profits, engendre volontairement des discriminations dans son fonctionnement même.

    Rubiales a beau avoir démissionné, il faut soutenir les joueur.euse.s dans leur lutte et encourager les mobilisations à se poursuivre afin d’aller plus loin pour obtenir des avancées féministes concrètes dans les fédérations sportives du monde entier. Nous devons aussi nous battre pour une démocratisation des instances sportives, un contrôle – par les joueur.euse.s et leur syndicat – de l’embauche et du licenciement de tout employé sexiste, raciste ou LGBTIA+phobe. Des investissements conséquents sont également nécessaires afin d’avoir des infrastructures et du personnel qualifié permettant une pratique de sport de qualité égale à celle de leur pendant masculin en général.

  • Israël-Palestine – «La vérité est l’une des premières victimes de la guerre»

    Entretien avec Ariel Gottlieb, membre du conseil exécutif de l’Union des journalistes en Israël, du Comité uni des journalistes de Ynet et de Yediot Ahronot, et membre du Mouvement de lutte socialiste (section d’ASI en Israël-Palestine).

    Le gouvernement de droite de Netanyahou, Ben-Gvir et Smotrich s’est lancé dans la persécution politique et la censure dès sa création. Avec l’éclatement de la guerre, cette tendance s’est accentuée sous le gouvernement élargi. Le ministre des communications, Shlomo Deri, a pris des mesures visant à emprisonner les «citoyens qui sapent le moral national». Parallèlement, Deri, en collaboration avec le procureur général du gouvernement, a pris des mesures pour fermer Al-Jazeera en Israël. Ces mesures s’inscrivent dans le cadre d’une tentative visant à limiter et censurer les médias qui ne s’alignent pas sur la propagande du gouvernement concernant la guerre.

    Le soutien du gouvernement à l’extrême droite, en particulier en temps de guerre, se traduit par des persécutions publiques et des menaces à l’encontre des voix critiques face à la guerre, y compris les journalistes, qu’ils soient palestiniens ou pas. Le journaliste indépendant Israel Frey et sa famille ont par exemple été menacés d’agression physique. Les éditeurs en chef et propriétaires des grands médias, qui se font eux-mêmes l’écho du nationalisme et du soutien à la guerre, ne sont pas là pour protéger les journalistes des pressions croissantes et des menaces politiques qui pèsent sur certains d’entre eux. Le secteur est également confronté depuis quelques années à une précarité croissante de l’emploi – avec notamment des licenciements au sein du groupe “Yediot” – ce qui, en soi, ajoute à la pression exercée sur les journalistes pour qu’ils s’autocensurent. Nous avons besoin de puissantes organisations syndicales de journalistes pour lutter contre ces attaques.

    Nous nous sommes entretenus avec Ariel Gottlieb, membre du conseil exécutif de l’Union des journalistes en Israël (UJI), du Comité uni des journalistes de Ynet et de Yediot Ahronot, et membre du Mouvement de lutte socialiste (ASI en Israël/Palestine), au sujet de ces développements, du rôle des syndicats dans l’industrie pendant la guerre, ainsi que des licenciements au sein du groupe “Yediot”. Il s’exprime ici à titre personnel.

    Interview effectuée par Neta Most

    Les journalistes se retrouvent souvent en première ligne de la guerre. Nous savons également que certains journalistes avec lesquels vous travaillez ont été assassinés.

    Oui, un photographe de la rédaction d’Ynet, Roee Idan, et sa femme ont été assassinés au kibboutz de Kfar Aza le premier jour de la guerre. Sa petite fille n’a pas été retrouvée. D’autres journalistes ont risqué leur vie, en particulier au cours des premiers jours de la guerre, et d’autres travaillent simplement 24 heures sur 24.

    Quatre autres journalistes ont été tués le premier jour de la guerre lors de l’attaque du Hamas dans le sud. Depuis lors, 21 journalistes ont été tués à Gaza, soit plus que le nombre total de journalistes tués à Gaza depuis 2001. Un photographe de Reuters a également été tué dans un attentat à la bombe au Liban.

    Outre la menace physique immédiate, il règne aujourd’hui une atmosphère de chasse aux sorcières nationaliste sur les lieux de travail et dans les écoles, visant en particulier les travailleurs ou les étudiants arabo-palestiniens. Cette persécution est-elle ressentie dans le domaine du journalisme ?

    Même s’il n’y a pas d’attaque physique contre les journalistes, nous sommes confrontés à des actes d’intimidation et au harcèlement. Le gouvernement a intentionnellement créé une atmosphère publique qui rend très difficile le travail des journalistes et crée une tendance à la surveillance étroite pour s’assurer que les journalistes ne rapportent que la ligne officielle. Nous avons déjà vu ce genre de choses : lors des escalades de guerre passées et lors du mouvement de protestation de masse en Israël cette année. Mais bien sûr, cela se fait maintenant à un niveau beaucoup plus élevé.

    Les médias étrangers, en particulier les médias arabophones qui opèrent encore ici, sont les plus durement traités. L’UJI a envoyé une lettre au département des médias du gouvernement, qui est chargé de veiller à ce que les médias étrangers puissent faire leur travail, pour exiger qu’il protège leurs droits et les défende.

    La situation s’est fortement aggravée avec les tentatives du ministre des communications, M. Deri, de fermer la branche locale d’Al-Jazira.

    Je pense qu’il existe en outre une influence beaucoup plus large : les journalistes réfléchissent à deux fois à ce qu’ils écrivent, à ce qu’ils disent à l’antenne, une sorte d’autocensure qui découle de la reconnaissance de la nouvelle situation. Je suppose que les journalistes palestiniens en Israël ressentent cela beaucoup plus fortement, tout comme les journalistes juifs plus critiques à l’égard des intérêts du gouvernement israélien.

    Pour que les journalistes puissent rendre compte de la guerre de manière plus honnête, sans s’autocensurer, nous avons besoin d’une organisation syndicale forte dans le secteur, d’abord pour garantir l’emploi et les droits des journalistes et des autres travailleurs des médias et, dans ce contexte, défendre également l’environnement de travail des journalistes contre les pressions du gouvernement.

    Dans le cadre des menaces gouvernementales, les militants d’extrême droite menacent également la liberté de la presse. Entre autres, “La Familia” (supporters d’extrême droite du club de football Beitar Jerusalem) a organisé une “manifestation” dans la nuit du samedi 14 octobre, avec des feux d’artifice, devant le journaliste indépendant Israel Frey. Ce dernier a été contraint de fuir avec sa femme et ses enfants et de se cacher dans un endroit secret. L’UJI n’a pas encore commenté cette persécution ou celle d’autres journalistes. Ne s’agit-il pas d’une question sur laquelle l’Union devrait faire une déclaration ?

    Le syndicat n’a pas encore fait de déclaration, le bureau exécutif en discute et je fais partie de ceux qui ont soutenu la publication d’une déclaration publique. L’allégation selon laquelle M. Frey a été persécuté parce qu’il soutenait le Hamas est totalement inacceptable, il a simplement fait un commentaire empathique sur la tragédie à laquelle sont confrontés les enfants des deux camps.

    Il s’agit d’une situation très extrême, où même pour un tel commentaire, vous pouvez être menacé et subir des persécutions qui mettent votre vie en danger. Je pense absolument que nous avons besoin d’une déclaration claire de l’UJI sur ce cas spécifique, en particulier parce que cela constitue un dangereux précédent : Si nous n’essayons pas de protéger Frey maintenant, d’autres journalistes et leurs familles risquent d’être victimes d’agressions physiques de la part de militants d’extrême droite.

    Si le syndicat n’élabore pas de déclaration, comme ce fut le cas pour d’autres questions politiques controversées, nous pourrions alors élaborer une déclaration signée uniquement par certains membres du conseil exécutif afin de garantir qu’il y ait au moins une déclaration claire, même si ce n’est pas sous le nom officiel du syndicat. Il en va de même pour les bombardements israéliens de journalistes tués dans l’exercice de leur métier à Gaza et au Liban.

    Parallèlement aux différentes menaces qui pèsent sur le journal pendant cette guerre, la direction du groupe de presse “Yediot” poursuit-elle en dépit du conflit son plan de consolidation, qui comprend des coupes budgétaire et des licenciements ?

    Les travailleurs travaillent beaucoup plus dur aujourd’hui qu’avant la guerre, qu’il s’agisse des travailleurs en première ligne, des journalistes ou des remplaçants, tout le monde travaille beaucoup plus dur et doit faire de plus grands sacrifices. Mais la direction n’était pas disposée à prendre en compte tout cela, même au niveau le plus élémentaire, en disant “ok, nous ne poursuivrons pas le plan pour l’instant”.

    En fait, une partie du plan a déjà été mise en œuvre, parce qu’ils ont lancé un plan de prétendue auto-retraite. Je dis “prétendu” parce que les gens ne veulent pas partir, mais ils subissent des pressions et reçoivent des compensations insuffisantes.

    La direction a maintenu la pression lors des discussions avec les travailleurs. Elle a encouragé les gens à partir, même si cela n’en valait pas la peine. De nombreuses personnes sont parties ou sont sur le point de partir.

    La direction a programmé deux sessions de négociation avec le syndicat avant la guerre pour préparer les audiences de licenciement, puis nous leur avons demandé de suspendre ce processus jusqu’à ce que la situation soit clarifiée. Ils n’ont même pas accepté la suspension. Lorsque nous avons constaté qu’ils organisaient des auditions sur Zoom au lieu d’organiser des réunions en personne, nous avons fait savoir aux travailleurs que nous avions décidé de ne pas y participer.

    Vous avez dit précédemment que les attaques du gouvernement et de l’extrême droite nuisaient à l’environnement de travail des journalistes. En plus de la ligne officielle présentée par les grands médias et du phénomène des “médias enrôlés” qui déforment déjà ce qui se passe, les journalistes pratiquent l’autocensure, en particulier en temps de guerre et en ce qui concerne ce qui se passe “de l’autre côté de la barrière”.

    C’est exact. C’est vrai en ce qui concerne ce qui est présenté au public israélien et en ce qui concerne ce qui se passera si Al-Jazeera est fermée en Israël. Cela signifie que les téléspectateurs internationaux d’Al-Jazeera ne seront pas exposés à certains aspects de l’impact de la guerre sur la société israélienne. En tout état de cause, il s’agit d’une attaque contre la capacité à recevoir une image plus large et plus honnête des faits. Cela montre une fois de plus que la vérité est la première victime de la guerre.

    Il n’y a pas longtemps, les syndicats palestiniens ont publié une déclaration appelant à mettre fin aux bombardements israéliens sur Gaza, déclaration également signée par l’association des journalistes palestiniens. Un syndicat de journalistes étranger a-t-il contacté l’UJI à ce sujet ?

    Je n’ai pas connaissance d’une quelconque tentative d’approche. S’il y en a eu, ils se sont probablement adressés au président du syndicat, mais nous n’avons reçu aucun message. Quoi qu’il en soit, le développement d’une discussion et d’une collaboration entre l’UJI et d’autres syndicats, au niveau local et international, ne peut qu’être utile, surtout si le syndicat des journalistes palestiniens y est associé.

    Je suis tout à fait d’accord avec les appels à prendre position et à agir contre les attentats dans cette crise difficile. L’UJI a tendance à s’abstenir d’adopter une position officielle claire, même lorsque ses membres sont d’accord sur différentes questions politiques, par volonté de représenter tous les journalistes, y compris ceux qui ont des opinions plus à droite. Je pense que dans cette situation, nous devons trouver des moyens de fournir aux membres de base un moyen de discuter des questions politiques et d’exprimer leur opinion. J’ai dit la même chose à propos de la discussion au sein du syndicat concernant le récent mouvement social contre le “coup d’État judiciaire” du gouvernement.

    Le fait qu’il y ait des désaccords ou des opinions différentes n’est pas une raison pour éviter d’exprimer des opinions ou d’avoir une discussion. Au contraire, c’est précisément la raison pour laquelle il faut avoir cette discussion et former une position qui présente les intérêts des journalistes et des travailleurs en général, en ce qui concerne les questions politiques, telles que la question de la guerre, qui est une question cruciale pour les travailleurs qui vivent ici.

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