Category: Culture

  • 100e anniversaire de l’Opposition de gauche

    Les premiers pas du combat ouvert entre marxistes révolutionnaires et forces bureaucratiques antirévolutionnaires

    15 octobre 1923, un groupe de 46 importants dirigeants soviétiques envoie une déclaration à la direction du Parti communiste d’Union soviétique. Ils y critiquent les manquements de cette dernière en matière économique et appellent à restaurer la démocratie interne du parti. L’évènement marque les premiers pas de l’organisation d’une résistance à la fraction stalinienne totalitaire, autour de Léon Trotsky. Trotsky et «les 46» rassemblaient nombre de figures essentielles de la révolution russe de 1917 qui, aux côtés de Lénine, avaient porté les masses exploitées au pouvoir.

    Par Nicolas Croes

    L’isolement de la révolution, berceau de la bureaucratie émergente

    Tout a été fait pour travestir cette lutte titanesque en un simple conflit de personnalités entre Trotsky et Staline. Or il s’agissait en réalité d’un conflit social dans lequel les représentants politiques des nouveaux privilégiés de l’État se hâtaient de consolider leurs positions et, dans ce cadre, se heurtaient aux communistes qui reflétaient le mécontentement de la classe ouvrière. Le débat portait finalement sur le destin de l’État ouvrier lui-même.

    La jeune république soviétique avait hérité d’une économie arriérée issue de l’ancien régime tsariste (il suffit de mentionner que le servage n’avait été aboli qu’en 1861…) et ravagée tout à la fois par la Première Guerre mondiale et par la guerre civile. Les gouvernements anglais, français, américain, canadien, japonais, roumain, polonais, grec, tchécoslovaque, italien… avaient engagé des moyens considérables pour assister les armées russes contre-révolutionnaires (les « Blancs ») et renverser le régime issu de la révolution (les « Rouges »). La révolution était sortie victorieuse du conflit, mais dramatiquement isolée. Dans les autres pays, faute d’un parti révolutionnaire forgé de longue date à l’image du parti bolchevik, les révolutions et soulèvements ouvriers avaient abouti à l’impasse.

    Trotsky expliquait que la bureaucratie soviétique était devenue « d’autant plus puissante que des coups plus durs se sont abattus sur la classe ouvrière mondiale. Les défaites des mouvements révolutionnaires en Europe et en Asie ont peu à peu miné la confiance des ouvriers soviétiques dans leur allié international. À l’intérieur du pays régnait toujours une misère aiguë. Les représentants les plus hardis et les plus dévoués de la classe ouvrière soit avaient péri dans la guerre civile, soit s’étaient élevés de quelques degrés plus hauts, et, dans leur majorité, avaient été assimilés dans les rangs de la bureaucratie ayant perdu l’esprit révolutionnaire. Lassée par les terribles efforts des années révolutionnaires, privée de perspectives, empoisonnée d’amertume par une série de déceptions, la grande masse est tombée dans la passivité. »(1)

    L’année 1923, un point charnière

    Les problèmes de bureaucratisation dans l’État et dans le parti n’étaient pas neufs et avaient préoccupé Lénine dès 1922. Il avait proposé à Trotsky de constituer un bloc pour combattre le bureaucratisme, mais la réalisation de ces plans fut contrarié par la terrible maladie qui frappa Lénine en décembre 1922.(2) Parallèlement, le système soviétique était en train de subir une crise profonde. À l’été et l’automne de 1923, les centres industriels furent atteints par un large mouvement de grève. Le nombre de grévistes atteignit les 165.000 en octobre (à Moscou, Petrograd, Saratov, dans les mines Donbass et de Kharkov, etc.). Le mécontentement portait essentiellement les salaires, mais aussi sur l’arbitraire administratif. 

    Le 8 octobre 1923, Trotsky envoya une lettre au Comité central du parti. Dans cette lettre, il dénonce que « le régime qui s’est instauré (…) est bien plus éloigné de la démocratie ouvrière que le régime des temps  les plus durs du communisme de guerre. » Une semaine plus tard, la « Déclaration des 46 » va dans le même sens. La première réaction de la direction du parti autour de Staline, Zinoviev et Kamenev sera d’affirmer… que la crise économique, la crise sociopolitique et la crise interne du parti sont des inventions de Trotsky ! Les manœuvres qui ont suivi pour étouffer la discussion n’ont pas résisté à la pression des cellules du parti, où la confiance envers les organes dirigeants du parti était en chute libre.

    « Vous ne pouvez que vous taper la tête contre les murs »

    Pris de panique et conscient que la discussion n’était pas à son avantage, l’appareil réprima bien vite toute position critique et voulut enterrer la contestation au 13e Congrès du parti de janvier 1924, congrès dont les participants furent sélectionnés. L’Opposition avait réuni un grand nombre de voix, voire même une majorité, dans les organisations du parti à Tcheliabinsk, Tchita, Khabarovsk, Vladivostok, en Crimée, à Kiev, Kazan, Riazan, Simbirsk, Kalouga et de nombreux autres endroits. Mais elle ne parvint à avoir pour ainsi dire aucun délégué. Le régime bureaucratique n’avait pas encore développé sa forme totalitaire la plus achevée à Moscou ou Petrograd, mais dans les provinces, la bureaucratie du parti régnait déjà presque sans limites. Un communiste de Koursk résumait les choses ainsi : « La presse est entre leurs mains, la police, et vous ne pouvez que vous taper la tête contre les murs. Où que vous regardiez, partout, c’est l’indignation, mais en même temps la peur. »(3)

    Le filtrage des délégués était accompagné de falsifications. Dans leurs mémoires, d’anciens assistants de Staline ont expliqué comment celui-ci a dit à un moment « À présent, ça n’a pas d’importance qui vote et comment dans le parti, mais ce qui est extrêmement important, c’est qui va compter les votes et comment. »(4). Boukharine a d’ailleurs écrit à cette époque à Zinoviev, alors qu’ils étaient encore dans les bonnes grâces de Staline : « Je vous demande de ne pas surestimer l’ampleur, ni le caractère, ni la force de la victoire. Nous avons réellement gagné à Moscou. Nous avions entre les mains tout l’appareil. Nous avions la presse, etc. (…) Mais il est apparu que l’Opposition à Moscou était tout à fait considérable, pour ne pas dire la majorité. »(5)

    Mais pour que cette victoire passe, il ne fallait pas seulement toutes ces manœuvres bureaucratiques, il fallait aussi faire accepter le résultat aux masses et à la base du parti. Or, l’année 1923 sonne également le glas de la révolution en Allemagne après la grève générale de juillet qui avait balayé le gouvernement. En suivant les ordres de Moscou, le Parti communiste allemand avait organisé une véritable débâcle. Le parti russe, qui attendait depuis 6 ans l’extension de la révolution, en avait été profondément atteint et était gagné par le découragement et l’apathie. Un an plus tard, Staline donné à sa première victoire contre l’Opposition un contenu idéologique avec l’idée de la possibilité de construire le « socialisme dans un seul pays ».

    Il ne s’agit là que d’un chapitre dans le combat acharné que les marxistes révolutionnaires ont mené contre la dictature bureaucratique. Nous invitons bien entendu nos lecteurs à s’y intéresser avec la plus grande attention afin de passer à travers le brouillard des commentaires qui considèrent que le stalinisme découle « naturellement » de Lénine et de la révolution. Et à nous rejoindre dans la poursuite du combat de Trotsky et des « 46 » en faveur du socialisme démocratique.

    1) Léon Trotsky « Pourquoi Staline l’a-t-il emporté ? » dans « Trotsky, Textes et débats », présentés par Jean-Jacques Marie, Librairie générale française, Paris, 1984.

    2) A ce titre, lire « Le dernier combat de Lénine », l’ouvrage de référence de Moshe Lewin initialement publié en 1967 et réédité en 2015 par les éditions Syllepse (Paris) et Page 2 (Lausanne).

    3, 4 & 5) Cahiers Léon Trotsky n°54, « Naissance de l’Opposition de gauche », décembre 1994.

  • Juin 1953: soulèvement ouvrier en RDA

    Quelques mois après la mort de Staline (survenue le 5 mars 1953), en Allemagne de l’Est, le Parti socialiste uni­fié (SED, Sozialistische Einheitspartei Deutschlands) tient le 13 et 14 mai une réunion de son comité central au cours duquel Walter Ulbricht, secré­taire général, renforce sa position au sein de l’appareil du parti. Ce comité central décide aussi d’augmenter de 10 % les normes de travail, ce qui revient dans les faits à baisser les salaires d’au­tant.

    Par Guy Van Sinoy

    Premières protestations

    Les premières réactions contre l’augmentation des cadences de travail commencent le 16 juin. À l’initiative des ouvriers du bâtiment de la Stalinallee (à 75 % membres du SED), une manifestation éclate à Berlin-Est. Une quarantaine de maçons se dirigent vers le siège du gouvernement pour dé­poser une pétition réclamant le retour aux anciennes normes. À l’arrivée, le cortège compte déjà 2.000 manifestants. Le ministre Selbmann essaie de calmer les manifestants par ces paroles : « Cama­rades, je suis aussi un ouvrier, un communiste… ». Les manifestants répondent « Tu ne l’es plus ! Les vrais communistes c’est nous ! »

    La grève s’étend comme une traînée de poudre

    Pendant la nuit des centaines de milliers de travailleurs descendent dans les rues des principales villes : Leipzig, Magdebourg, Dresde. De grandes usines partent en grève : le chantier naval Neptun à Rostock, les usines Zeiss à Iéna, Lowa à Görlitz, Olympia à Erfurt, Buna à Halle, les usines de locomo­tives de Babelsberg. Les ouvriers de Reichsbahn-Bau-Union viennent de Velten (à 2l km de Berlin!) à 30.000 au Walter Ulbricht Stadium où ils discutent du renversement du gouvernement et son rempla­cement par un «gouvernement de métallurgistes», c’est-à-dire un gouvernement de forme sovié­tique.

    Les travailleurs de l’usine Leuna à Mersebourg (à 180 km au sud-ouest de Berlin) ont une tradition hé­roïque: forteresse du jeune Parti com­muniste alle­mand en 1921, centre de résistance ouvrière sous Hitler. Le 17 juin 1953, quand la grève éclate, les ouvriers saisissent le micro et donnent des instruc­tions d’organisation et de résistance par radio. Une délégation de 1.500 ouvriers part vers Berlin soutenir le mouvement.

    Isolement et répression

    Mais aucune grève de solidarité n’est déclenchée en République fédérale (Allemagne de l’Ouest). Les grévistes de l’Allemagne de l’Est restent donc isolés. Par désespoir 60.000 manifestants at­taquent les locaux de la police politique (la Stasi). La répression est menée conjointement par la police est-allemande (Volkspolizei – VOPO) et les troupes d’occupation soviétique : 3.000 personnes sont arrêtées par les troupes soviétiques et 13.000 par les autorités de la RDA.

    Malgré la répression, 50 % des grévistes de Berlin n’ont pas repris le travail le 18 juin. L’intervention d’une colonne de chars soviétiques se solde par la mort d’une cinquantaine de manifestants et de nombreux blessés, les soldats tirant à vue sur les grévistes désarmés. Une quarantaine de soldats de l’armée rouge sont tués.

    Après avoir frappé, les bureaucrates staliniens cajolent : Ul­bricht se déplace à Leuna pour appeler les ouvriers à reprendre le travail. Les grévistes décident de saboter la réunion : sur 22.000 ouvriers seuls 1.300 se rendent au meeting. Le 23 juin la grève de Leu­na dure toujours.

    Nombreux départs vers la RFA

    En l’absence d’une issue politique capable de mettre en échec la bureaucratie est-allemande, beau­coup de travailleurs, de techniciens et de cadres cherchent une solution individuelle vers la RFA. Sur 19 millions d’habitants de la RDA 3 millions s’enfuient vers la RFA. Pour mettre fin à cet exode de tra­vailleurs qualifiés, les bureaucrates de la RDA décideront en 1961 d’ériger le Mur de Berlin.

    (Source : Quatrième Internationale, juillet 1953)

  • Médine déprogrammé du festival Les Solidarités, ou comment reculer face à la droite

    Il y a quelques jours, nous apprenions la déprogrammation du rappeur Médine du Festival “Les solidarités”, décidée par les organisateurs et encouragée par le bourgmestre de Namur, Maxime Prévot. Cette déprogrammation fait suite à une polémique menée tambour battant par la droite et l’extrême droite française, et reprise en chœur par leurs relais belges, Georges-Louis Bouchez et Nadia Geerts en tête. On y retrouve les habituelles accusations de “complaisance vis-à-vis de l’islamisme”, d’opposition à la laïcité, de sympathie envers Dieudonné et d’homophobie, auxquelles vient désormais s’ajouter l’accusation d’antisémitisme.

    Par Odile, Clément C. et Alain

    En effet, en réponse à un tweet lui demandant de s’expliquer sur l’utilisation qu’il faisait du terme « rescapé », Médine a répondu en critiquant le parcours politique de la conseillère politique Rachel Khan, proche de Macron, de cette manière: “ResKHANpée: personne ayant été jetée par la place Hip-Hop, dérivant chez les social traîtres et bouffant au sens propre à la table de l’extrême-droite”. Jeu de mot douteux, étant donné les origines juives de Rachel Khan et l’expérience de la déportation de sa famille. Par après, le rappeur s’est excusé et a reconnu avoir fait une erreur. Soyons clairs : être actif dans la lutte contre les oppressions ne permet pas de pouvoir tenir des propos discriminants sans en subir de conséquences. L’antisémitisme doit être combattu partout. 

    Ce qui est dégoûtant ici, c’est l’hypocrisie des politiciens de droite qui s’insurgent pour un tweet très rapidement suivi d’excuses et qui restent silencieux sur des sujets et des faits bien plus graves.

    Médine subit une campagne de diabolisation par la droite et l’extrême droite française pour un tweet dont il s’est excusé à plusieurs reprises. Mais où étaient les politiciens qui versent des larmes de crocodile lorsque Rammstein a joué en concert à Bruxelles, les 3, 4 et 5 août ? Qu’ont-ils dit, ces grands défenseurs de la lutte contre les discriminations, lorsque plusieurs femmes ont accusé le chanteur du groupe Till Lindermann d’agressions sexuelles ?

    https://fr.socialisme.be/96203/metoo-metal-rammstein-et-la-violence-sexiste-et-sexuelle

    Qu’ont-ils dit, ces défenseurs de la lutte contre l’antisémitisme, lorsqu’une librairie liée au NPA (Nouveau parti anticapitaliste) en France a été recouverte de tags antisémites et sexistes par des groupuscules d’extrême droite (GUD et les zouaves Paris) ? 

    Qu’ont-ils dit, lorsque Nahel M. a été tué par des policiers? Comme bien d’autres dont le meurtre raciste n’a pas été filmés ? 

    Rien du tout. Car ces politiciens se servent de ce tweet comme d’une excuse pour déverser leur haine islamophobe et raciste en se cachant derrière de grands principes de laïcité et, comble de l’ironie, de lutte contre l’antisémitisme. 

    Car des actes antisémites venant de leur courant politique, il y en a de manière systématique. Emmanuel Macron lui-même a rendu hommage en 2018 au maréchal Pétain, chef du gouvernement collaborateur de Vichy lors de la seconde guerre mondiale, qui a organisé la déportation de 76.000 juifs, dont seulement 2.500 sont revenus. 

    La droite ne se met un vernis progressiste que si cela lui permet d’utiliser la division pour opposer des catégories de population les unes contre les autres. Ça lui a permis de critiquer les partis EELV (Europe écologie les verts) et LFI (la France Insoumise) qui avait invité le rappeur à leur université d’été. 

    EnBelgique, cela a permis à George-Louis Bouchez, président du MR, de critiquer la gauche ; de s’offusquer de la présence de Médine au Festival Les Solidarités, organisé par une mutualité proche du PS et qui comporte un village associatif avec plus de quarante organisations.

    Ce même George Louis Bouchez qui a débattu avec le Vlaams Belang à la VRT, dans une tentative d’enterrer définitivement la stratégie du « cordon sanitaire » (imparfaite, mais qui a le mérite d’exister) selon laquelle les partis démocratiques refusent de discuter avec l’extrême droite. Ce même George Louis Bouchez président du MR, parti qui a tenu un stand à la Pride de Bruxelles en y présentant une brochure dénonçant le « totalitarisme woke ». Un personnage comme celui-là serait notre allié dans la lutte contre l’antisémitisme et les discriminations ? 

    https://fr.socialisme.be/96057/reponse-au-non-sens-anti-woke-du-mr-centre-jean-gol

    Comme la grande majorité des artistes engagés, Médine n’est certes pas exempt de contradictions. Ce qui en revanche fait sa force, c’est sa capacité à se remettre en question et à évoluer. Ce n’est pas un hasard si la plupart des éléments polémiques qui lui sont reprochés sont assez datés. Ainsi, l’insulte homophobe qui lui est reprochée, si elle ne doit pas être effacée ou excusée, date de 2007. Bien avant ses prises de positions publiques ultérieures en faveur des personnes LGBTQIA+, et notablement en faveur du mariage pour tous. Voici comment il définissait sa position à l’époque: « Evidemment le mariage gay n’est pas compatible avec l’islam mais en tant que citoyen français je suis pour l’égalité donc ils devraient avoir le droit de se marier sans discrimination. » Une vision bien plus proche de l’idée laïque de « l’Église chez elle, l’État chez lui » que celle défendue par les « laïcs » qui utilisent la laïcité pour attiser l’islamophobie et le racisme – ceux-là même qui sont visés par le titre « Don’t Laik ». De la même manière, le soutien éphémère qu’il a apporté en 2014 à Dieudonné, lorsque la nature de ses objectifs politiques étaient encore floue pour de nombreuses personnes, a rapidement été suivi d’une désolidarisation de la part de l’artiste. 

    https://fr.socialisme.be/7576/dieudonne

    Les attaques de la droite et de l’extrême droite contre des artistes rap engagés ont déjà une longue tradition derrière elles (rappelons-nous parmi de nombreux exemples, les procès faits à Sniper par Nicolas Sarkozy ou à Youssoupha par Eric Zemmour). C’est dans ce cadre qu’il faut situer la « polémique » qui vise Médine. Ce qui les dérange, c’est son combat, dans sa musique et dans ses apparitions publiques, contre les discriminations.

    Médine écrit des morceaux engagés qui critiquent la colonisation française, le racisme et l’islamophobie. Il s’est également impliqué dans plusieurs initiatives en soutien au mouvement social dans les raffineries, en solidarité avec les dockers du Havre ou contre la réforme des retraites. Il figure aussi parmi les soutiens officiels au mariage pour tous, contrairement à nombre de ses détracteurs qui aujourd’hui se plaignent d’une insulte homophobe mais qui, hier, s’opposaient publiquement au mariage homosexuel. Médine, c’est une figure qui les hérisse, car c’est une figure de gauche combative. A nouveau, ces actes-là n’effacent pas le jeu de mot douteux, ni la quenelle ni l’insulte homophobe. Mais soyons lucides : ce n’est pas pour cela que la droite l’attaque aujourd’hui. 

    Mais qu’a fait la gauche face à cette offensive de la droite ? En France, ELLV et LFI ont maintenu la présence de Médine à leur université d’été et lui ont publiquement accordé leur soutien. Le journal L’Humanité, proche du PCF, en a fait sa « une » et sa présence est maintenue à la fête de l’Huma (malgré le fait que le président du PCF, Fabien Roussel, a publié un tweet annonçant son soutien à Rachel Khan). Le président du PS français a récemment insisté sur RMC que la polémique sur Médine n’est rien comparée aux vrais sujets de la rentrée : les inégalités en matière de pouvoir d’achat.

    Ce soutien de la part de la gauche est relativement assumé, plus que les réactions des partis les années précédentes en matière d’islamophobie (on se rappelle du soutien du PS de Manuel Valls au printemps républicain). Les partis sont fermes à présent : c’est le résultat d’une lutte de masse et de plusieurs mois d’opposition à la réforme des retraites, mais aussi de la lutte constante des militantes et militants des quartiers populaires et de la colère qui a suivi l’assassinat de Nahel M. 

    Ce soutien n’a visiblement pas dépassé la frontière, puisque Médine a été déprogrammé du festival quelques jours après l’attaque de George Louis Bouchez. Nous déplorons cette décision qui envoie un message clair, à un an des élections : face à la droite, on ne riposte pas, on se couche. Quand on voit la montée en puissance du Vlaams Belang et de la N-VA, le glissement vers les thèmes de l’extrême droite au MR, cette réaction fait peur pour l’avenir. 

    Le bourgmestre de Namur Maxime Prévot (Les Engagés, anciennement cdH) approuve la déprogrammation de Médine. Attitude étonnante, après la polémique suscitée par la condamnation de l’artiste Jean Fabre pour harcèlement sexuel au travail, où il a défendu l’idée qu’il fallait distinguer l’homme de l’artiste. Il semble que cela ne s’applique pas à Médine qui est pourtant excusé et qui a ces dernières années un engagement constant pour l’égalité et contre les discriminations. De plus, lors de la polémique à Namur concernant la statue de Léopold II, ou celle portant sur le musée africain, le bourgmestre n’a pas voulu effacer les hommages rendus aux responsables de crimes de masse.

    Le festival des solidarités lui-même présentait Médine en ces mots : «Un timbre rocailleux pour mettre en relief la finesse de ses textes, une musicalité débordante qui ferait pâlir les plus élitistes : c’est la signature artistique du rappeur havrais Médine depuis maintenant huit albums. Naviguant aisément entre punchlines incisives, storytelling et messages intimes, le rappeur havrais n’a jamais hésité à utiliser sa musique pour se livrer et dévoiler ses failles. En filigrane de tout ce qu’il a proposé depuis plus de 15 ans de carrière, Médine conte des histoires de luttes éternelles qui se jouent dans le cœur de tout être humain : entre l’instinct et la raison, les principes et les pulsions, la logique et l’émotion. Ses textes se veulent originaux et percutants pour ne laisser aucun auditeur indifférent. Et ses combats qui valent la peine d’être écoutés et… soutenus ! »

    Quel beau soutien que cette déprogrammation à cause d’une polémique portée par George Louis-Bouchez, dont le parti utilise l’opposition entre différentes catégories de la population pour justifier sa politique néolibérale et antisociale !

    On ne lutte pas contre l’antisémitisme en cédant face à la droite opportuniste et hypocrite, mais via une lutte unifiée contre celle-ci. Le Festival Les Solidarités aurait dû maintenir la programmation de Médine et afficher un soutien clair à la lutte contre l’islamophobie, contre le racisme et contre les discriminations de manière générale. Mais maintenant que le mal est fait, ne baissons pas les bras : en mai 2022, une manifestation a eu lieu pour maintenir la venue de Médine au festival Libertad, alors que des figures de la politique locale s’y opposaient. Ensemble, nous avons la capacité de contester ces décisions, et d’avoir un poids.

    Nous avons été heureux de lire le communiqué de presse critiquant la déprogrammation par l’association belgo-palestinienne, et également leur décision de maintenir un stand dans le village associatif, où ont pu avoir lieu des discussions plus profondes au sujet de cette déprogrammation et des stratégies à adopter contre la droite et l’extrême-droite.

  • Victor Serge (1890-1947), compagnon de route de la Révolution 

    Victor Kibaltchitch naît à Ixelles le 30 décembre 1890. Son père, étudiant en médecine, pauvre et sympathisant du mouvement populiste russe a dû fuir la Russie tsariste. Victor connaît une enfance difficile en raison de la désunion de ses parents et des conditions de pauvreté familiale. Son jeune frère, Raoul, meurt à 9 ans de tuberculose et de faim. Victor n’ira jamais à l’école mais recevra une solide éducation littéraire de sa mère et une formation générale solide (histoire, géographie, sciences) de son père.

    Par Guy Van Sinoy

    À 15 ans, apprenti photographe, il commence à militer à la Jeune garde socialiste d’Ixelles. Ce groupe d’Ixelles proteste contre l’annexion du Congo par la Belgique(1) et quitte le POB pour fonder le Groupe Révolutionnaire de Bruxelles et rejoindre une colonie anarchiste à Stockel.

    Anarchiste à Paris

    En 1909,  Serge part pour Paris où il est appelé à diriger le journal L’Anarchie, où il signe ses articles du pseudonyme Le Rétif. Il participe aux manifestations de protestation contre l’exécution de Francisco Ferrer(2). Pendant quelques mois il cohabite avec son ami Raymond Callemin qui fait déjà partie de la «bande à Bonnot»(3). Il les voit devenir des tueurs mais refuse de les dénoncer. Lors de l’arrestation des membres du groupe Bonnot, en 1912, Victor Serge est inculpé de complicité. La Cour d’Assises de Paris le condamne à 5 ans de détention à la prison de Melun où il remplit les fonctions d’imprimeur et de correcteur. Il en profite pour améliorer sa connaissance des langues étrangères(4).

    Barcelone, Nin et la CNT

    À sa sortie de prison, il est expulsé vers la Catalogne où il milite à la CNT anarcho-syndicaliste et se lie d’amitié avec son principal animateur : Andres Nin. Il écrit dans Tierra y Libertad deux articles qu’il signe du nom de Victor Serge : l’un pour défendre le socialiste autrichien Fritz Adler qui vient d’abattre Karl Stürgkh (ministre président autrichien), l’autre pour saluer la révolution russe qui vient d’éclater. 

    La grève générale espagnole de l’été 1917  est cependant un échec et Nin doit revenir en France où il est interné pour ne pas avoir respecté une interdiction de séjour. Après de longues tractations, il est finalement échangé avec des officiers blancs détenus en Russie. 

    Au service de la Révolution

    À peine arrivé à Petrograd, Victor Serge se met au service du Komintern où ses connaissances linguistiques pourront servir la révolution. Il entre dans l’équipe de Zinoviev, président de l’Internationale communiste. Au cours des années suivantes, il est responsable de l’édition française d’Inprekorr.  En plus de ses qualités de journaliste, il devient un auteur talentueux C’est à cette époque qu’il se rapproche d’Andres Nin qui vient, à travers l’Internationale syndicale rouge (ISR), d’adhérer au Komintern.

    Il assiste à l’échec de la révolution allemande en automne 1923. Dès la même année, il suit avec attention le conflit au sein du parti bolchevik qui se développe entre Trotsky et Staline. Victor Serge rejoint l’opposition de gauche animée par Trotsky. Il dénonce la dégénérescence stalinienne de l’État soviétique et du Komintern ainsi que ses  conséquences désastreuses pour la révolution chinoise de 1927. 

    Déporté puis libéré

    En 1928 il est exclu du Parti communiste d’Union soviétique pour « activité fractionnelle » et placé sous surveillance. En 1933 il est condamné à 3 ans de déportation à Orenbourg, dans l’Oural. Une campagne internationale pour sa libération se développe en France dans les milieux littéraires, où il est devenu un auteur connu. 

    Depuis Prinkipo, où il est en exil, Trotsky participe à la campagne pour la libération de Victor Serge. Il est libéré en avril 1936. Expulsé d’URSS il revient en Belgique où il s’établit à Uccle. Il collabore au quotidien liégeois La Wallonie où il écrit plus de 200 articles sur l’URSS, l’Allemagne et l’Espagne.

    Le POUM et la révolution espagnole

    Attaché à l’Espagne qu’il connaît depuis 1917, Serge soutient son ami Andres Nin qui dirige le Parti Ouvrier d’Unification marxiste (POUM), un parti implanté en Catalogne issu de la fusion en 1935 entre la Gauche communiste d’Espagne et le Bloc ouvrier et paysan. Trotsky est en complet désaccord avec le POUM  qui participe au gouvernement de Front populaire en Catalogne (Nin est ministre de la Justice !) À partir de cet instant, les ponts sur le plan politique sont rompus en Nin et Trotsky.

    Marseille, Mexico

    L’invasion de la Belgique et de la France par les troupes nazies oblige Victor Serge à fuir vers Marseille (en zone non occupée). De Marseille il parvient à prendre un bateau vers le Mexique où il arrive en 1941, après l’assassinat de Trotsky. Victor Serge continue son activité littéraire et meurt d’un accident cardiaque en 1947.

    Quels que soient les désaccords tactiques – parfois profonds – avec Victor Serge, il demeure un auteur indispensable à lire par toutes celles et ceux qui luttent pour la révolution…

    1. Au congrès du Parti Ouvrier Belge de 1909, lors de la discussion sur le transfert de l’État du Congo à la Belgique, 5 délégués JGS d’Ixelles quittent le congrès en scandant : « Le Congo aux Congolais ! »
    2. Francisco Ferrer, pédagogue catalan fondateur d’une école moderne rationaliste.  En 1909, une manifestation de masse de protestation contre l’envoi de troupes espagnoles au Maroc, tourne à l’émeute à Barcelone (76 morts). Dénoncé par le clergé catholique comme l’instigateur de la manifestation, Ferrer est condamné à mort et fusillé à l’issue d’un procès bâclé .
    3.   « Bande à Bonnot » : groupe d’anarchistes spécialisé dans l’attaque à main armée des transporteurs de fonds.
    4. En plus du français et du russe, Victor Serge apprend l’allemand, l’espagnol, le polonais, l’italien, le portugais et l’anglais.

    Œuvres de Victor Serge

    • Les Anarchistes et l’Expérience de la Révolution russe (1921)
    • La Ville en Danger (1924)
    • Lénine 1917 (1925)
    • Les Coulisses d’uns Sûreté générale : l’Okhrana (1925)
    • Le Tournant obscur (1926)
    • La Lutte de Classes dans la Révolution chinoise (1927)
    • L’An I de la révolution russe (1930)
    • Les hommes dans la prison (1930)
    • Naissance de notre force (1931)
    • Littérature et Révolution (1932)
    • Ville conquise (1932)
    • Notes d’Allemagne (1933)
    • Destin d’une Révolution, URSS 1917-1937 (1937)
    • S’il est Minuit dans le Siècle (1938)
    • Portrait de Staline (1940)
    • Retour à l’Ouest (1940)
    • Mémoires d’un Révolutionnaire (1941)
    • L’Extermination des Juifs de Varsovie (1944)
    • Les Derniers Temps (1946)
    • Les Années sans Pardon (1946)
    • Carnets (1947)
    • L’Affaire Toulaev (1948)
    • Vie et mort de Léon Trotsky (1951)

  • Entretien – L’héritage radical de Franz Fanon et C.L.R. James au service de l’unité des luttes actuelles

    Koen Bogaert enseigne l’histoire coloniale et la résistance décoloniale à l’Université de Gand. Nous lui avons parlé de son livre « In het spoor van Fanon » (Sur les traces de Fanon, non traduit actuellement), qui traite notamment des origines du racisme pour les relier à la colonisation, à l’esclavage et au capitalisme. L’ouvrage fait notamment référence à l’historien Ira Berlin : « Si l’esclavage a produit la ‘race’ dans les colonies américaines, c’était dans le but de développer et de perpétuer la domination de classe (…) La race a permis de dissimuler le caractère de classe marqué des nouvelles sociétés coloniales du Nouveau Monde derrière un prétendu ‘ordre hiérarchique naturel’ que la classe dirigeante avait elle-même créé et imposé. »

    Interview réalisée par Bart Vandersteene

    Bart : Félicitations pour ce livre très précieux qui souligne à quel point l’esclavage, le colonialisme et le racisme sont inextricablement liés au système capitaliste. Aviez-vous le sentiment qu’une telle analyse manquait ? 

    Koen : Cette conclusion a mis longtemps à être admise. Ce genre d’évolution arrive par vagues. Pendant longtemps, il s’agissait d’un élément central du débat, dans les années 30 et 40, alors que les mouvements décoloniaux se développaient et se renforçaient les uns les autres. Le lien entre colonialisme et capitalisme a ensuite définitivement été établi, une conclusion entretenue par les mouvements radicaux qui ont assuré la décolonisation dans les années 1950. Alors qu’il était Premier ministre du Ghana (1957-1960), Kwame Nkrumah a écrit un livre consacré au néocolonialisme où il affirmait que l’indépendance formelle ne permettait pas à elle seule de garantir l’autodétermination et l’autosuffisance. L’indépendance nationale n’était pas considérée comme un objectif en soi, mais comme un moyen pour aboutir à une société différente. Ils considéraient que colonialisme et capitalisme ne faisaient qu’un. 

    J’ai écrit ce livre à destination d’un public néerlandophone car s’il existe de bons ouvrages avec une analyse intéressante, ils partent souvent du principe que l’histoire du colonialisme et du racisme est connue. J’ai trouvé intéressant de commencer par la genèse de ce phénomènes pour souligner la pertinence de la tradition de pensée radicale. Et pouvoir en apprendre. 

    Il faut revenir aux classiques, aux vieilles discussions, nous en avons toujours beaucoup à apprendre. A gauche, on sous-estime parfois la façon dont des penseurs radicaux comme Franz Fanon et C.L.R. James ont enrichi les idées de gauche avec une dimension anticoloniale. Cette tradition est importante pour envisager l’unité des mouvements décoloniaux, de la gauche et des mouvements écologiques en regardant l’histoire et en considérant comment les questions clés – en l’occurrence le racisme, le climat et le capitalisme – sont intrinsèquement liées au monde créé, qu’il s’agisse du monde colonial ou blanc, du capitalisme ou de l’anthropocène. Ces trois concepts sont très étroitement liés et, et avec ce livre, je veux raconter cette histoire commune. 

    Bart : Black Lives Matter a-t-il joué un rôle dans l’écriture de ce livre? Ce mouvement a suscité des remous dans le monde entier et soulevé de nombreuses questions, notamment sur les origines de la théorie de la race.

    Koen : BLM n’a pas été l’élément déclencheur. Je travaillais sur le thème de la décolonisation depuis bien plus longtemps. Mais ce qui me motive, c’est la façon dont BLM est parfois mal compris. L’élément déclencheur du livre est la révolution arabe de 2011. En tant que chercheur, je suis vraiment un enfant de ces événements et de leur impact mondial. Ce qui a captivé mon imagination, c’est la façon dont les protestations en Égypte, en Tunisie et dans d’autres pays se sont d’abord répandues dans la région, puis dans le reste du monde. Cela m’a amené à m’interroger sur la manière dont les idées se propagent et dont les mouvements de résistance s’inspirent les uns des autres. Pour moi, les révolutions de 2011 et de 2019 n’ont été ni un point de départ ni un point d’arrivée. Elles ont été les points culminants d’un processus qui durait depuis bien plus longtemps. 

    Dans le cadre de mon doctorat, j’avais suivi la résistance au Maroc pendant des années, dans la période 2007-2011. Je me suis alors posé la question : quand tout cela va-t-il se mettre en place et pourquoi n’est-ce pas encore le cas? Ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’un moment comme 2011 ne pouvait se produire que grâce à toutes les formes de résistance qui avaient eu lieu avant lui. Cette résistance s’est parfois déroulée dans un certain isolement, mais elle a fourni les connexions nécessaires pour que les masses se rassemblent en 2011. Bien sûr, il y avait une grande forme de spontanéité et un élément déclencheur était nécessaire, mais parallèlement, il existait derrière une énorme structure organisationnelle. C’est le lien que je veux faire avec BLM. 

    Pour rendre BLM possible, il a fallu un élément déclencheur en juin 2020, le meurtre de George Floyd. Mais il ne faut pas sous-estimer la capacité organisationnelle qui a précédé la mobilisation de masse. Nous ne devrions pas non plus sous-estimer le nombre de structures organisationnelles locales qui sont restées sur le terrain après cette mobilisation de masse mondiale. En Amérique, de nombreuses victoires locales ont été remportées depuis lors, avec des formes de redistribution sociale, où les fonds destinés à la police ont été retirés au profit de programmes sociaux.

    Le deuxième point est que nous sous-estimons parfois la radicalité d’un programme de «démantèlement de la police» ou d’abolition des prisons. Le modèle de société actuel nécessite des prisons et la police en tant qu’institution fondamentale de la loi et de l’ordre, du contrôle politique. Dans un monde aussi inégalitaire, on ne peut pas vivre sans prison et sans police. La criminalité est liée aux inégalités, aux discriminations, au racisme et à la marginalisation. Exiger l’abolition de la prison et de la police oblige à penser un autre modèle de société. 

    Cela ne signifie pas que l’alternative existe immédiatement. La pensée radicale doit être liée à des expériences réelles. Dénoncer le pouvoir de la Réserve fédérale et des institutions financières est nécessaire, mais cela ne permet pas de construire le même type de pouvoir de mobilisation. Je pense qu’il y a des éléments très radicaux dans ce type de mouvement avec lesquels il faut travailler. Il ne suffit pas de dire que nous sommes contre le racisme. Le racisme et le capital ont toujours été liés. La période de domination européenne et de quête de croissance, d’expansion, de pouvoir et de domination s’est faite par le biais de l’expansion coloniale. Cela a permis de développer le système industriel. Mais cela nécessitait une approche centrée sur l’être humain. C’est ce qui est abordé dans le quatrième chapitre, intitulé «(in)humain». Les gens tendent spontanément vers la sympathie et l’empathie. Maintenir certains rapports de force nécessite de transformer certaines catégories en non-humains. 

    Bart: Une conséquence importante des mouvements de masse comme BLM est la remise en question de l’idéologie dominante. C’est aussi une partie importante de votre livre, où vous soulignez l’importance de la lutte grâce à laquelle les récits dominants sont remis en question et un espace est créé pour un récit différent. 

    Koen: C’est précisément la raison pour laquelle j’ai voulu revenir à l’histoire, y compris à la révolution haïtienne. Les faiseurs ou les moteurs de l’histoire sont les personnes qui résistent. Celles-ci ne changent pas seulement l’histoire en termes de changements matériels. Elles modifient également la manière dont le monde est perçu. L’abolition de l’esclavage ne s’est pas produite grâce à une compréhension graduelle des détenteurs du pouvoir. Nous sommes passés d’un racisme biologique manifeste vers un système où nous sommes tous égaux sur le papier et c’est la lutte qui a imposé aux dirigeants d’accepter ce nouveau consensus.

    La raison pour laquelle j’ai voulu revenir au mouvement mondial contre l’esclavage, c’est que les mouvements sociaux d’aujourd’hui considèrent trop souvent leurs luttes isolément des autres. Certains luttent contre le racisme, d’autres contre le capitalisme. Ce qui est intéressant dans la lutte pour l’abolition de l’esclavage, c’est que de nombreux groupes différents y ont participé. Bien sûr, il s’agissait avant tout du combat des esclaves des plantations. Mais les femmes et les travailleurs se sont engagés dans la lutte. Et ils ont également commencé à réfléchir à leur propre sort. Dans mon livre, je fais référence à un historien qui conclut que dans l’Angleterre industrialisée, les régions où la lutte contre l’esclavage a été la plus forte sont aussi celles où le mouvement féministe et le mouvement ouvrier sont devenus les plus puissants. Ces mouvements se sont renforcés mutuellement. 

    La résistance, c’est le terreau des nouvelles idées. C’est pourquoi le mouvement ouvrier doit aujourd’hui se rallier à BLM et au mouvement féministe. Et BLM et le mouvement féministe doivent se rallier au mouvement ouvrier. Les idées racistes et patriarcales sont utilisées pour séparer ces mouvements et les opposer. Le livre donne l’exemple de la création du concept de «blanchité» dans les plantations. La blanchité a été créée pour contrer la solidarité de classe et donner aux travailleurs «blancs» l’idée qu’ils appartenaient au groupe sociologique des dirigeants.

    Lors de l’abolition de l’esclavage, d’énormes compensations ont été versées aux planteurs. Cela a conduit à une dette publique gigantesque. Les populistes fulminaient que les travailleurs anglais aient à payer des impôts pour dédommager les riches propriétaires de plantations. Ce discours était également utilisé pour jouer les esclaves contre les travailleurs. L’ironie de la chose, c’est que tous deux étaient des victimes. Les esclaves n’ont reçu aucune compensation, bien au contraire. Leurs nouveaux contrats de travail étaient quasiment de l’esclavage. Quant aux travailleurs industriels, ils ont reçu une dette nationale colossale qu’ils ont dû rembourser par l’impôt, sans aucune compensation. Robert Redderburn est un personnage qui, dans la lutte contre l’esclavage, a aussi défendu des revendications de redistribution sociale et prônait le socialisme «avant la lettre». Ces gens-là étaient les plus dangereux car ils réunissaient les intérêts de différents groupes d’opprimés.

  • MeToo Metal : Rammstein et la violence sexiste et sexuelle

    Le groupe allemand Rammstein était programmé pour trois concerts à Bruxelles ces 3, 4 et 5 août alors que son chanteur Till Lindemann est mis en cause pour agressions sexuelles par de multiples femmes.

    TW : violence sexuelle, violence physique

    Le scandale a commencé lorsqu’une jeune fan d’Irlande du Nord, Shelby Lynn, a accusé Lindemann de l’avoir droguée à son insu et d’agression sexuelle en marge du premier concert de la tournée, à Vilnius, le 20 mai. Depuis, cela a pris de l’ampleur, avec un nouveau témoignage d’une jeune fan autrichienne, Beate H. (nom d’emprunt) qui a été frappée par Lindemann après avoir refusé ses avances.

    Le système Rammstein

    Le « système Rammstein » mis en place par Lindemann mais soutenu et facilité également par son entourage sont des ‘after-party’ où drogue et alcool sont proposées à des jeunes fans pendant les concerts, notamment par une ‘rabatteuse’ mais également via les réseaux sociaux. Elles sont invitées à venir rencontrer Lindemann dans une pièce VIP backstage, séparée du reste du lieu.

    Tout est mis en place pour que les personnes invitées ne puissent pas dire ‘non’ une fois dans la pièce : des témoignages ont rapporté l’utilisation de la méthode du ‘spiking’ (mettre de la drogue dans le verre d’une personne à son insu) afin de réduire les capacités cognitives, la présence également de personnel de sécurité empêchant les personnes de quitter la pièce, la pression de groupe, l’isolation des jeunes victimes qui se retrouvent sans leurs ami.e.s…etc. Pour beaucoup des témoignages, ce qui devait être un moment de rencontre avec leur idole se transforme alors en cauchemar absolu.

    Une culture de violence et de misogynie

    Lindemann n’est pas le seul à avoir un comportement de prédateur : Dans une interview publiée par les journaux allemands NDR et Süddeutsche Zeitung, deux femmes ont accusé le claviériste du groupe, Christian «Flake» Lorenz d’agressions sexuelles. Ces témoignages parlent de faits remontants aux années 90 et début 2000.

    Rammstein en tant que groupe est également connu pour son goût pour la provocation depuis déjà sa création : utilisation de la violence, du sexe/porno et de références aux nazis dans leurs clips, ce qui a créé de nombreuses controverses au fil des années.

    Egalement, des poèmes/chansons de Lindemann comme ‘Wenn du schlafst’ (When you sleep 2020), Platz Eins (2020), Ach so gern (2019) dépeignent des scènes de violence sexuelle et montrent un portrait très sombre du chanteur, où le consentement est inexistant. Dans When you sleep : « I like to sleep with you when you sleep And when you don’t move at all (…) Some Rohypnol in the wine And you can’t move anymore (…) ». Traduction : « J’aime dormir avec toi quand tu dors et quand tu ne bouges plus du tout (…) Un peu de Rohypnol dans le vin et tu ne peux plus bouger (…) « .

    Réactions

    Le batteur de Rammstein Christoph Schneider s’est distancié du chanteur dans un post Instagram. Il admet que « des choses pas correctes » ont eu lieu autour de Lindemann mais que « Je ne pense pas qu’il se soit passé quoi que ce soit d’interdit, ou en tout cas je ne l’ai pas remarqué ». Les autres membres tentent de dire qu’ils n’étaient pas au courant, ou que c’est seulement Lindemann le problème, alors que tout le monde savait ce qu’il se passait, et cela depuis des décennies.

    A côté de ça, des voix dans le Métal s’élèvent pour dénoncer le comportement de Lindemann et de Rammstein : par exemple le bassiste de Brutus s’est prononcé contre le fait que Rammstein puisse jouer 3 fois sans aucun problème. Clairement, il s’agit d’une question d’argent, les enjeux financiers autour de cette tournée étant énormes.

    Le parquet de Berlin a ouvert une enquête « pour des faits présumés relevant du domaine des délits sexuels et de la distribution de stupéfiants ». Soi-disant, plus aucune fête n’est organisée après les concerts, mais est-ce vrai ? Selon des témoins, la rabatteuse de Lindemann continue à chercher des jeunes filles pour lui.

    Actions

    Rammstein termine sa tournée à Bruxelles, mais chaque concert s’accompagne d’appels au boycott et de manifestations.

    Une action de protestation a rassemblé 300 personnes à Berlin samedi dernier pour protester contre l’organisation de concerts du groupe dans la capitale allemande.

    Avec la Campagne ROSA à Vienne en Autriche (voir photo) nous avons participé à une action de plus de 2000 personnes.

    #Metoo Metal

    Ce n’est pas la première fois qu’un scandale comme celui-ci éclate dans le monde du métal.  L’affaire Marylin Manson il y a deux ans a déclenché une vague de reactions misogynes concernant les victimes des abus sur les réseaux sociaux.

    Le lundi 1er février 2021, l’actrice Evan Rachel Wood a rompu des années de silence et a publiquement accusé son ancien partenaire Brian Warner – alias Marilyn Manson – de l’avoir maltraitée pendant leur relation à la fin des années 00. Presque immédiatement, plusieurs autres femmes ont partagé leurs propres expériences d’abus aux mains du chanteur, tandis que le post original de Wood sur Instagram a suscité une vague de soutien et de solidarité de la part de personnes comme l’ex-fiancée de Warner, Rose McGowan, et le guitariste de Limp Bizkit, Wes Borland.

    Mais il y a eu aussi un revers à tout cela. Le post de Wood a déclenché un récit tout à fait différent, allant de la désinformation à la misogynie pure et simple. Lorsque Metal Hammer a posté à l’époque l’histoire sur ses médias sociaux, les réactions ont inclus des soupçons sur la véracité des déclarations, des reproches aux victimes et une quantité inquiétante de « rires », tandis que d’autres ont souligné le fait que Manson a nié les allégations dans une déclaration.

    L’affaire Depp/Heard a également déclenché une misogynie sans précédent, cette fois-ci dans l’industrie du cinéma (bien que Depp soit également connu dans le monde de la musique avec son groupe Hollywood Vampires). La méthode DARVO (Deny, Attack, and Reverse Victim and Offender = nier, attaquer et inverser la victime et l’agresseur) employée par Depp semble être le chemin que Lindemann souhaite prendre pour se défendre, niant toute accusation et jouant à la victime.

    Sex drugs and Rock & Roll = libération sexuelle ?

    C’est l’adage des ‘rock stars’, particulièrement des années 60 et 70. Les Rolling Stones, Led Zeppelin, Bob Dylan, David Bowie, Aerosmith….Des affaires qui ressortent aujourd’hui et qui passent mal : la fameuse libération sexuelle de l’époque n’a pas voulu dire la même chose pour tout le monde. Pour certains cela voulait dire pouvoir avoir des relations avec des mineur.e.s sans avoir de problème avec la loi (qui était pourtant déjà punitive à l’époque). Pour de très jeunes filles (parfois 12, 13 ans) cela voulait dire avoir accès à leurs idoles, tout en se faisant passer pour ’emancipées’.

    Or, dans une société structurée sur les classes, le pouvoir et la hierarchie, l’émancipation réelle n’existe pas, surtout pour les personnes les plus vulnérables. Le consentement réel étant remplacé par de fausses idées de libération sexuelle (le ‘droit’ de dire oui, mais pas le droit de dire non), qui reste un concept flou, à mettre sous le tapis quand cela ne convient pas aux clichés véhiculés par ces rock stars.

    Le réel consentement passe par une émancipation économique, et donc sociale. Dire non, c’est avoir le pouvoir de dire non. On y était clairement pas à l’époque et toujours pas aujourd’hui vu les scandales récents, bien qu’au moins la problématique soit dénoncée par le mouvement féministe en cours. Les Lindemann, Manson, Depp et Polanski de ce monde sont dénoncés pour ce qu’ils sont, des abuseurs systémiques.

    Abus de pouvoir = système capitaliste

    Evan Rachel Wood a eu raison de dénoncer la misogynie rampante dans les industries qui lui ont permis et continuent de permettre à d’innombrables autres hommes prédateurs de se comporter comme tel. Le sexisme et les comportements abusifs sont répandus dans toute la société, en particulier chez les riches, les puissants et les célébrités, et plus particulièrement à l’égard des femmes, des jeunes filles et des personnes LGBTQIA+ jeunes et vulnérables.

    Comment peut-on mettre fin à la violence sexiste dans une société si scandaleusement inégale, et où la place de la femme est d’être objectifiée ?

    Derrière cette violence sexiste se cache le capitalisme : Les droits des femmes et des personnes LGBTQIA+ sont sous pression dans le monde. Aux États-Unis, le droit à l’avortement a été limité. Des sexistes et abuseurs comme Jeff Hoeyberghs et Johnny Depp retrouvent la bienveillance des médias. Continuons la lutte ! Les crises alimentent les oppressions. Il faut passer de la visibilisation du problème à la lutte contre ses racines !

    Pas de capitalisme sans sexisme ! Le féminisme socialiste, plus nécessaire que jamais ! #webelieveher


    Video Youtube : The End of Rammstein ? Serious Accusations against Till Lindemann

  • La bravoure de l’Orchestre rouge illustre toute la force d’un antifascisme armé d’une alternative politique

    A l’occasion de la sortie du livre “Sophia Poznanska. L’histoire d’une héroïne de la Résistance antinazie”, notre camarade Geert Cool avait écrit une préface qui soulignait le rôle de ces héros et héroïnes de la résistance antifasciste qui peuvent servir aujourd’hui d’inspiration à celles et ceux qui se dressent contre l’extrême droite, contre l’oppression et pour une société socialiste. Nous la publions ci-dessous suite au décès de Gilles Perrault, auteur d’un ouvrage de référence sur “L’Orchestre rouge”.

    https://fr.socialisme.be/59411/sophia-poznanska-lhistoire-dune-heroine-de-la-resistance-antinazie
    https://fr.socialisme.be/96182/deces-gilles-perrault-1931-2023

    L’Orchestre Rouge occupe une place remarquable dans les diverses résistances qui ont combattu le nazisme. Ce réseau d’espionnage héroïque recueillait des informations auprès des échelons les plus élevés de l’appareil nazi pour les transmettre à Moscou. C’est par son intermédiaire que l’URSS a par exemple été avertie de l’imminence de l’invasion allemande. Malheureusement, le réseau s’est heurté non seulement à la persécution impitoyable des nazis, mais aussi aux intérêts à court terme de la bureaucratie stalinienne soviétique qui empêchaient toute perspective plus large et qui étaient en contradiction avec les intérêts de la classe ouvrière. La tragédie fut complète lorsque le principal pionnier de l’Orchestre rouge, Leopold Trepper, a été emprisonné plusieurs années dans les goulags russes après la guerre.

    Le pouvoir de la conviction politique dans la lutte antifasciste

    Plusieurs écoles de pensée se retrouvent dans la littérature consacrée à l’Orchestre Rouge. Certains présentent les choses comme une simple histoire d’espionnage sensationnel dans laquelle le contexte politique n’occupe qu’une place négligeable.1 Mais l’essence même de l’Orchestre Rouge, c’est l’inébranlable conviction politique antifasciste de ses membres. Sans cela, jamais le réseau n’aurait pu être aussi fort. Il n’aurait peut-être même pas pu voir le jour. Pourtant, le stalinisme, dont se réclamaient les militants de l’Orchestre Rouge, a commis erreur sur erreur concernant l’estimation du danger fasciste.

    À l’été 1939, alors que la menace du fascisme était évidente, Staline conclut un pacte avec Hitler dans l’espoir d’éviter une invasion nazie de la Russie. Une partie secrète du pacte abordait toutefois la partition de la Pologne entre l’Allemagne et la Russie. Cela explique pourquoi, de nombreux dirigeants du parti communiste polonais avaient auparavant été éliminés. Jamais ces derniers n’auraient accepté une telle division. Jusqu’à l’invasion allemande de juin 1941, l’opération Barbarossa, l’Union soviétique a continué d’exporter des céréales, du pétrole, du caoutchouc et des minerais vers l’Allemagne nazie.2 Le stalinisme était bien mal préparé à affronter le fascisme. Au début des années 1930, sa politique d’ultragauche de la “troisième période”3 signifiait de qualifier quasiment tout le monde de fasciste. Le stalinisme a sous-estimé la menace réelle et s’est activement opposé à toute évolution vers un front uni des travailleurs à la base. Après la prise de pouvoir d’Hitler, qui, contre les attentes de Staline, n’a pas été de courte durée et n’a pas préparé la voie à une révolution communiste, le stalinisme a adopté un tournant avec la politique opportuniste du Front populaire. Ce n’était pas un front uni au sein de la classe ouvrière, mais un front de tous les antifascistes, y compris les courants bourgeois et petits-bourgeois. En pratique, cela signifiait de subordonner la politique de la classe ouvrière à celle de la bourgeoisie.

    Le pacte Hitler-Staline de 1939 a semé la confusion parmi les militants communistes en Europe. Staline voulait tout faire pour ne pas provoquer l’Allemagne nazie. Il espérait que la guerre se limiterait au front occidental et que le pacte maintiendrait l’Union soviétique hors de celle-ci. Le corollaire de cette politique dans les faits était que le réseau d’espionnage visant l’Allemagne nazie était relativement faible.4 Si l’Orchestre Rouge a finalement pu livrer une contribution si significative, c’est en grande partie dû aux efforts héroïques de ses membres.

    L’Orchestre Rouge était composé de militants déterminés qui avaient su correctement apprécier la menace du fascisme. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si nombre d’entre eux étaient d’origine juive, à la suite de la radicalisation de la jeunesse d’origine juive qui a eu lieu dans les années 1920 et 1930. Beaucoup se sont orientés vers le mouvement ouvrier et se sont engagés dans les partis communistes en rompant avec le “sionisme de gauche” dans lequel ils ont fait leurs premiers pas politiques. Mais parallèlement, ils ressentaient quel danger le fascisme représentait pour eux-mêmes et leur famille. Beaucoup sont allés combattre en Espagne contre les troupes de Franco à partir du milieu des années 1930. Sur les 2.400 militants qui ont quitté notre pays pour l’Espagne, 800 étaient d’origine étrangère, dont 200 Juifs.5 Il leur était logique de résister aux nazis.

    Leopold Trepper ne savait que trop bien que la conviction politique est un facteur important pour accroître la persévérance et le courage. Dans son livre ‘Le grand jeu’, Trepper décrit comment les trotskystes ont été les seuls à s’opposer au stalinisme avec dignité et exemple. « Les lueurs d’Octobre s’éteignaient dans les crépuscules carcellaires. La Révolution dégénérée avait donné naissance à un système de terreur et d’horreur où les idéaux du socialisme étaient bafoués au nom d’un dogme fossilisé que les bourreaux avaient encore le front d’appeler marxisme. Et pourtant nous avons suivi, déchirés mais dociles, broyés par l’engrenage que nous avions mis en marche de nos propres mains. (…) Mais qui donc à cette époque protesta ? Qui se leva pour crier son dégoût ? Les trotskystes peuvent revendiquer cet honneur. À l’instar de leur leader, qui paya son opiniâtreté d’un coup de piolet, ils combattirent totalement le stalinisme, et ils furent les seuls. À l’époque des grandes purges, ils ne pouvaient plus crier leur révolte que dans les immensités glacées où on les avait traînés pour mieux les exterminer. Dans les camps, leur conduite fut digne et même exemplaire. Mais leur voix se perdit dans la toundra. Aujourd’hui, les trotskystes ont le droit d’accuser ceux qui jadis hurlèrent à la mort avec les loups. Qu’ils n’oublient pas toutefois qu’ils possédaient sur nous l’avantage immense d’avoir un système politique cohérent, susceptible de remplacer le stalinisme, et auquel ils pouvaient se raccrocher dans la détresse profonde de la Révolution Trahie. Eux n’ « avouaient » pas, car ils savaient que leurs aveux ne servaient ni le parti ni le socialisme. »6

    Cette déclaration est loin d’être anecdotique de la part de quelqu’un qui a commencé à travailler pour les services secrets russes à la fin des années 30. Si la lutte contre le fascisme n’a guère été préparée par Staline, ses services secrets avaient par contre été très actifs dans la répression des trotskystes. En février 1938, Léon Sedov, fils et soutien politique de Léon Trotsky, est assassiné à Paris. Un agent russe était actif dans son entourage immédiat : Mark Zborowski, alias Étienne. Les services secrets russes avaient procédé auparavant au vol des archives de Trotsky et Sedov à Paris.7 Des collaborateurs de Trotsky comme Erwin Wolf et Rudolf Klement ont été tués par les staliniens en 1937-38. Trotsky lui-même a été assassiné par un agent de Staline au Mexique en 1940. Ceux qui ont menacé de quitter l’appareil stalinien ont subi le même sort que Sedov ou Trotsky. Ignace Reiss, par exemple, a démissionné de son poste d’agent secret russe et a annoncé qu’il allait rejoindre Trotsky. Sa lettre au Comité central du PC russe est datée du 17 juillet 1937. Le 4 septembre 1937, il fut assassiné à Lausanne, en Suisse, avant de partir pour Reims, en France, où il avait convenu de rencontrer son vieux camarade Henk Sneevliet.

    La remarque de Trepper sur les trotskystes contient un élément important pour comprendre le courage de l’Orchestre Rouge : une perspicacité politique reposant sur la nécessité. Cela a donné aux membres du réseau un énorme avantage auquel ils se sont accrochés, même si leurs voix n’étaient pas toujours entendues à Moscou.

    Les femmes en première ligne

    Sophia Poznanska était une figure clé de la section bruxelloise de l’Orchestre Rouge. Elle avait rompu avec son milieu sioniste de gauche de l’Hashomer Hatzair pour rejoindre le parti communiste en Palestine en 1927. Elle habitait au 101 rue Atrebaten à Etterbeek, le centre de l’Orchestre Rouge. Après avoir été arrêtée lors de la rafle de la rue Atrebates en décembre 1941, elle s’est suicidée en septembre 1942 à la prison de Saint-Gilles pour s’assurer qu’elle ne révélerait aucun secret aux nazis. Sophia Poznanska n’était certainement pas la seule figure féminine forte de l’Orchestre rouge.

    Il y a notamment eu Vera Akkerman, qui était partie en Espagne avec ses sœurs comme volontaire dans la lutte contre le fascisme. Elle était issue d’une famille juive ayant fui les violences antisémites en Pologne. De Chrzanów, en Galice occidentale, à peine à 20 kilomètres d’Osewiecin (plus connu sous le nom d’Auschwitz), la famille a déménagé à Anvers où ils ont vécu près de la Dageraadplaats. À Anvers, Vera et ses sœurs ont troqué leur passé sioniste pour le communisme. Rachel Luftig, la sœur de Vera qui a survécu à la guerre, a déclaré plus tard dans une interview : « À Anvers, un monde entier s’est ouvert à nous. C’est là que nous sommes devenus de gauche. En Pologne, ma sœur Vera et moi étions déjà membres du Poale Tsion, les travailleurs de Sion. Mais le Poale Tsion d’Anvers était beaucoup plus à gauche que celui de Pologne. Nous sommes également devenus membres de la Kulturfarein où nous pratiquions le marxisme. Nous étions des révolutionnaires. En fait, là, c’était beaucoup plus ‘Poale’ que ‘Tsion’. » 8 Le Kulturfarein, abrégé de Yidisher Arbeter Kultur Fareyn (Association culturelle des travailleurs juifs), était un club de jeunes militants juifs pour la plupart. À partir de 1931, le Kulturfarein a eu son propre bâtiment dans la Lange Kievitstraat 161.9 Sous un grand portrait de Lénine, le Kulturfarein accueillait non seulement des activités culturelles, mais aussi des conférences et des activités politiques clairement orientées vers la gauche radicale.

    C’est dans ces cercles que Vera Luftig a rencontré son mari Emiel Akkerman et son jeune frère Piet. Les deux frères ont également rompu avec le sionisme de l’Hashomer Hatzair pour devenir des communistes convaincus et des dirigeants syndicaux dans le secteur du diamant. Ils ont joué un rôle actif dans l’expansion la grève générale de 1936 après l’assassinat des militants Pot et Gryp, le mouvement de grève qui a imposé, entre autres, les congés payés pour tous les travailleurs de notre pays. Piet et Emiel Akkerman se sont heurtés à la direction conservatrice des syndicats sociaux-démocrates, mais ils bénéficiaient d’un large soutien parmi les travailleurs. Vers la fin de 1936, ils sont partis en Espagne pour combattre Franco où ils ont trouvé la mort.

    Vera Akkerman a refusé l’offre d’emploi du syndicat général des travailleurs du diamant (ADB) et est partie pour l’Espagne en avril 1937 avec Lya Berger (la compagne de Piet Akkerman), ses sœurs Rachel et Golda et d’autres volontaires juifs d’Anvers et de Bruxelles.10 Ils sont partis de Bruxelles, où ils s’étaient réunis dans l’appartement d’Isidoor Springer, qui allait plus tard introduire Vera dans l’Orchestre Rouge. Partir en Espagne n’était pas facile pour les femmes. Le parti communiste n’envoyait pas de femmes et il n’est pas question non plus de combattre au front. Cela ne leur avait été possible que dans la première phase ascendante de la révolution espagnole. « Après les mois d’euphorie révolutionnaire de l’été 1936, les femmes se retrouvent à nouveau dans les coulisses du champ de bataille », remarque Sven Tuytens.11

    Les femmes se sont retrouvées dans un hôpital, où elles ont soigné les blessés du front. À l’hôpital, elles ont défendu leurs jeunes collègues espagnoles et n’ont pas hésité à aller à l’encontre des règles hiérarchiques en vigueur, selon lesquelles les médecins étaient supérieurs (ou du moins le pensaient-ils) et se croyaient tout permis envers les jeunes femmes. Pour son livre ‘Las mamas belgas’, Sven Tuytens s’est entretenu avec la dernière infirmière survivante de l’hôpital où travaillait Vera Akkerman : « Vera était la chef et aussi celle qui était la mieux habillée. Elle parlait aux médecins comme s’ils étaient des collègues. C’est quelque chose que nous – les infirmières auxiliaires locales – n’avons jamais fait. J’avais à peine quinze ans quand j’ai commencé à travailler dans l’une des trois salles d’opération. Vera m’avait pris sous sa protection et est venue me rendre visite à la maison. » 12

    Vera Akkerman a décrit ses fortes convictions antifascistes dans une lettre adressée au journal du Parti Communiste ‘Het Vlaamsche Volk’ en décembre 1937. Après une garde de nuit au cours de laquelle le fils d’un jeune paysan espagnol avait agonisé, elle écrit : « Depuis que j’ai compris la lutte des classes, les questions sociales et politiques, je suis antifasciste. Depuis que la guerre fait rage en Espagne […], j’ai appris à combattre encore plus le fascisme. Je sais aussi qu’une balle fasciste italienne a pris la vie de mon très cher mari. Une raison suffisante pour haïr le fascisme ! Mais en voyant et en ressentant concrètement ce que font les fascistes, c’est ce que j’ai fait pendant ce service de nuit. » 13

    Vera a joué un rôle important dans l’Orchestre Rouge et, après son démantèlement en 1942, elle a pu fuir à Royat, en France, où elle a survécu à la guerre.14 Sa sœur Golda a été arrêtée par la police de la ville d’Anvers en 1942 et est morte à Auschwitz. Son autre sœur Rachel a été arrêtée en 1944 en tant que coursière et a survécu au camp de Ravensbrück.

    L’origine juive

    Ce n’est pas un hasard si des militants d’origine juive ont joué un rôle important dans l’Orchestre Rouge. La montée du fascisme, mais plus généralement l’échec du capitalisme à apporter une réponse à la question juive, a ouvert la voie à la radicalisation. Nombre d’entre eux sont issus du mouvement de jeunesse Hashomer Hatzair, qui combinait sionisme et socialisme ou, plus exactement, utilisait une rhétorique socialiste tout en subordonnant le changement social à l’objectif premier de la création d’un État juif. Trepper lui-même décrit comment il s’est rendu en Palestine en 1924, mais y a découvert que la bourgeoisie sioniste « voulait perpétuer des rapports sociaux que nous désirions abolir. »15 La lutte des classes a transformé Trepper, Piet et Emiel Akkerman, leurs épouses Lya et Vera, Isidoor “Sabor” Springer, Sophia Poznanska et d’autres en communistes.

    Seuls quelques-uns sont allés creuser plus profondément. L’un d’eux était Abraham Wajnsztok, alias Abraham Léon. Né en Pologne en 1918, il est arrivé en Belgique avec ses parents en 1928 et y a rejoint l’Hashomer Hatzair, sans toutefois y trouver de réponses satisfaisantes concernant les contrastes entre riches et pauvres. Pendant la grève générale de 1936, il est entré en contact avec les luttes des mineurs de Charleroi et de la région du Borinage, où le Parti socialiste révolutionnaire (PSR) de Léon Lesoil et Walter Dauge, trotskiste, disposait de nombreux partisans. En 1937, Abraham Léon s’est installé dans un kibboutz en Palestine, mais il a rejeté l’idée d’une unité de classe pour la cause juive. Il s’est alors lancé dans l’étude de la question juive afin d’étayer de réflexions son intuition première.

    Il a trouvé le fondement de sa démarche chez Marx, qui déclarait que le phénomène originel de la survie de la religion du peuple juif doit être recherché dans la vie sociale des Juifs. Marx disait : « Le judaïsme s’est conservé, non pas malgré l’histoire, mais par l’histoire. »16 Dans son livre intitulé ‘La conception matérialiste de la question juive’, Abraham Léon a fait valoir que, sous l’effet de la montée du capitalisme, le judaïsme avait le choix entre l’isolement et la persécution. Il y a eu une forte émigration, notamment vers les États-Unis, et en même temps une plus grande assimilation. Ce phénomène était plus limité dans les secteurs spécifiques dominés par les Juifs. Il décrit les Juifs comme un peuple-classe, qui se maintient en tant que classe sociale et conserve ainsi ses caractéristiques religieuses, ethniques et linguistiques. En d’autres termes, le « type juif » n’était pas tant un fait racial que le résultat d’une sélection économique et sociale. La montée de l’antisémitisme en Europe centrale et orientale y est étroitement liée : le déclin du capitalisme faisant des commerçants juifs une cible de la haine des paysans et de tous les exclus. En Europe occidentale, cela a également entraîné une croissance de l’antisémitisme : contre les artisans juifs ainsi que contre le capital spéculatif aux mains de capitalistes juifs. Le sionisme n’a offert aucune réponse, observait Abraham Léon. « Les conditions de la décadence du capitalisme qui ont posé d’une façon si aiguë la question juive, rendent aussi impossible sa solution par la voie sioniste. Et il n’y a rien d’étonnant à cela. On ne peut supprimer un mal sans en détruire les causes. Or, le sionisme veut résoudre la question juive sans détruire le capitalisme qui est la source principale des souffrances des Juifs. »17

    Abraham Léon est devenu l’un des principaux dirigeants du Parti socialiste révolutionnaire, rebaptisé Parti communiste révolutionnaire (PCR) pendant la guerre. Le PCR était particulièrement fort dans la région de Charleroi, notamment chez les mineurs.18 C’est au cours du développement d’une structure clandestine du PCR et dans la résistance contre l’occupant nazi qu’Abraham Léon a pris le temps de coucher par écrit ses conclusions au sujet de la question juive. À la veille de la libération, Abraham Léon a été pris suite à une simple négligence: une fenêtre de la maison où il se trouvait n’avait pas été correctement scotchée et la lumière a attiré l’attention d’un contrôle allemand. Une tentative de le libérer en le faisant sortir clandestinement de la prison habillé en soldat allemand avec un geôlier socialiste a échoué parce qu’il avait été trop violemment battu lors d’un interrogatoire par la Gestapo et qu’avec ses deux yeux bleus, il pouvait difficilement passer pour un soldat allemand. Après avoir été torturé, Abraham Léon a été transféré à la caserne de Dossin et finalement à Auschwitz, où il a été gazé. 19

    Les membres de l’Orchestre Rouge d’origine juive n’ont pas fait la même analyse matérialiste et historique approfondie du judaïsme qu’Abram Leon, mais avaient toutefois trouvé dans la lutte des classes une alternative à leurs illusions brisées envers le sionisme. Dans le même temps, leur origine juive allait jouer un rôle en attisant à plusieurs reprises les flammes de l’antifascisme.

    Le courage de l’Orchestre Rouge

    L’Orchestre Rouge était une entreprise impressionnante. Trepper a reçu le feu vert pour cette opération du général Berzin, qui avait été actif en Espagne et était convaincu de l’imminence d’une guerre entre la Russie et l’Allemagne. Berzin a observé avec consternation l’élimination des généraux soviétiques les plus compétents lors des purges qui ont frappé la Russie. En mars 1937, par exemple, Toukhatchevski et plusieurs officiers supérieurs de l’armée ont été arrêtés car ils étaient soupçonnés de collaborer avec l’Allemagne nazie. Berzin subira le même sort à peine un an plus tard : arrestation et exécution. La ligne officielle du parti en 1937 était de ne pas causer trop de problèmes en Allemagne. Staline pensait qu’un accord sincère avec Hitler était possible et qu’il n’attaquerait que sur le front occidental. Trepper, comme Berzin, avait mieux anticipé les choses et ils avaient saisi l’ouverture offerte.

    Pourquoi un tel engagement alors que ses doutes étaient déjà conséquents au sujet du régime stalinien ? Trepper a écrit dans son autobiographie : « Entre le marteau hitlérien et l’enclume stalinienne, la voie était étroite pour nous qui croyions toujours à la Révolution. (…) Citoyen polonais, Juif ayant vécu en Palestine, apatride, journaliste dans un quotidien juif, pour le NKVD [la police secrète], j’étais dix fois suspect. Mon destin était déjà tracé. Il s’achèverait au fond d’un cachot, dans un camp, au mieux contre un mur. Par contre, en combattant, loin de Moscou, au premier rang de la lutte antinazie, je pouvais continuer d’être ce que j’avais toujours été : un militant révolutionnaire. »20

    Avec un minimum de ressources, la société ‘The Foreign Excellent Trench-Coat’ est créée, liée à la société ‘Au Roi du Caoutchouc’ dans laquelle Leo Grossvogel, partisan de Trepper, était actif. L’idée d’une société d’exportation et d’importation était évidemment pertinente : quelle meilleure excuse pour aller dans différents pays et disposer de sources partout ? La société a bien marché et tout le monde ne savait pas qu’elle servait également de couverture pour la collecte et la transmission d’informations. À partir de 1939, les premiers renforts sont arrivés avec deux agents soviétiques qui se sont fait passer pour des Uruguayens. Le pacte Hitler-Staline d’août 1939 a mis le projet sous pression, mais Trepper et Grossvogel ont persévéré. En 1940, l’Orchestre prend son envol, Trepper et Grossvogel travaillant depuis Paris.

    Fin décembre 1940, Moscou est prévenu qu’Hitler prépare une attaque en Russie. L’opération Barbarossa a été révélée par l’agent soviétique Richard Sorge au Japon, par le groupe Schulze-Boysen en Allemagne et par des données précises de l’Orchestre Rouge à Paris concernant le nombre de divisions allemandes retirées de Belgique et de France dans la perspective de la guerre avec la Russie. Roosevelt avait aussi partagé les informations recueillies par ses services secrets avec les Russes. Mais Staline n’y a accordé aucun crédit. « Qui ferme les yeux, fût-ce en pleine lumière, ne verra jamais rien », remarquait Trepper.21 L’erreur de Staline a causé des millions de morts supplémentaires.

    L’Orchestre Rouge a joué un rôle important en relayant des informations sur la production d’armes et les stratégies militaires allemandes. Lorsque Hitler a réuni ses généraux pour discuter du siège de Moscou, le sténographe était membre de l’Orchestre Rouge, plus précisément du groupe Schulze-Boysen. Chaque mouvement de l’armée allemande était immédiatement connu de Moscou, qui pouvait organiser la contre-offensive. C’est de cette façon qu’a été préparée la bataille décisive de Stalingrad.

    Bien sûr, ce ne sont pas les espions qui ont gagné la guerre, mais leur contribution a été importante. L’acharnement avec lequel les nazis ont pourchassé l’Orchestre Rouge a démontré à quel point le réseau leur a fait mal. En décembre 1941, le réseau bruxellois fut démantelé et, en novembre 1942, Trepper fut arrêté. La Gestapo a tenté de faire de Trepper un agent double, ce qui lui a laissé une certaine marge de manœuvre pour lui permettre de s’échapper en 1943. Des militants comme Sophie Poznanska et Isidor Springer se sont suicidés en prison pour éviter de divulguer des informations. D’autres, en revanche, ont été brisés : Efremov a craqué et Kent a rejoint les nazis.

    Un obstacle important au fonctionnement de l’Orchestre Rouge était l’attitude étouffante de la bureaucratie stalinienne à Moscou. Cela a entraîné une sous-utilisation d’informations cruciales, une négligence dans la communication avec les agents et, après la guerre, cela a même conduit à l’arrestation et à la poursuite en justice de Leopold Trepper en Union soviétique. Cela aussi fait partie des terribles crimes du stalinisme. Les révolutionnaires sincères qui ont survécu à la persécution ont souvent été brisés.22 Trepper a conservé ses convictions socialistes. Son autobiographie se termine comme suit : « Je sais que la jeunesse réussira là où nous avons échoué, que le socialisme triomphera, et qu’il n’aura pas la couleur des chars russes écrasant Prague. » Cependant, Trepper n’a pas fait une analyse détaillée de la manière dont le stalinisme a pu se développer et de ce quoi il s’agissait exactement, et encore moins de ce qu’était une alternative à celui-ci.

    Stalinisme : la révolution trahie

    Les historiens bourgeois limitent souvent leur explication du stalinisme à un duel entre Trotsky et Staline pour la succession de Lénine, suggérant que les bases du stalinisme avaient déjà été posées sous Lénine. Le stalinisme, cependant, a marqué une rupture avec la Révolution d’Octobre ; c’était une contre-révolution politique. Le développement bureaucratique, avec Staline à sa tête, n’a été possible qu’en raison de l’échec de la révolution mondiale et de l’isolement de l’Union soviétique qui l’a accompagné. Si l’on ajoute à cela les conséquences d’une guerre civile dévastatrice dans un pays auparavant largement sous-développé et arriéré, il était extrêmement difficile de porter rapidement et significativement les forces productives à un niveau supérieur. Trotsky s’est référé à Marx à cet égard : « Le développement des forces productives est pratiquement la condition première absolument nécessaire [du socialisme] pour cette raison encore que l’on socialiserait sans lui l’indigence et que l’indigence ferait recommencer la lutte pour le nécessaire et par conséquent ressusciter tout le vieux fatras. » Tout le ‘vieux fatras’ a effectivement ressurgi en Union soviétique.

    Staline n’était que l’expression politique de la dégénérescence de la révolution. Comme l’a noté Léon Trotsky dans son analyse du stalinisme, « Il serait naïf de croire que Staline, inconnu des masses, sortit tout à coup des coulisses armé d’un plan stratégique tout fait. Non. Avant qu’il n’ait lui-même entrevu sa voie, la bureaucratie l’avait choisi. Il lui donnait toutes les garanties désirables: le prestige d’un vieux-bolchevik, un caractère ferme, un esprit étroit, une liaison indissoluble avec les bureaux, seule source de son influence personnelle. (…) Figure de second plan pour les masses et la révolution, Staline se révéla le chef incontesté de la bureaucratie thermidorienne, le premier d’entre les thermidoriens. »23

    L’économie planifiée s’est poursuivie, mais dominée par une caste bureaucratique à son sommet. Toutes les conquêtes sociales, de l’engagement démocratique à l’explosion de la créativité en passant par les droits des femmes, ont été brisées. Une petite couche supérieure a aligné de plus en plus de privilèges et y a fait correspondre sa politique. L’internationalisme a cédé place à la théorie du « socialisme dans un seul pays ». La politique étrangère servait les intérêts de la caste bureaucratique autour de Staline à Moscou. Si des informations importantes de l’Orchestre Rouge ont été négligées, ce n’est pas seulement dû aux tâtonnements des bureaucrates, dont l’incompétence avait été accrue par les purges. C’était le résultat d’une politique qui n’avait pas pour but de s’orienter vers des mouvements révolutionnaires partout dans le monde pour mettre fin au capitalisme. Staline est passé des illusions pacifistes avec les nazis à une division du monde reposant sur des accords avec l’impérialisme occidental. Ces positions contradictoires avaient une constante : un manque de confiance dans la classe ouvrière et ses alliés parmi les masses opprimées pour mettre fin au capitalisme par la lutte révolutionnaire. Plus précisément, les privilèges de la bureaucratie stalinienne en Russie étaient diamétralement opposés à la lutte révolutionnaire. En effet, l’expansion de la révolution mettrait immédiatement à l’ordre du jour la nécessité d’une démocratie ouvrière et, avec elle, la question d’une révolution politique en Union soviétique.

    En Union soviétique même, le règne de la caste bureaucratique était imposé par la répression la plus brutale. Cela a été couplé à une rhétorique grotesque sur le socialisme, une expression déformée de l’énorme autorité politique de la Révolution d’Octobre et du soutien durable dont jouissait la politique bolchevique originale. L’Union soviétique avait de plus en plus de similitudes avec une dictature policière.

    Les purges du milieu des années 1930 ont été menées avec des lignes directrices et des objectifs. En 1937, par exemple, il y a eu une directive visant à arrêter un quart de million de personnes, à en condamner 72.000 et à fusiller 10.000 prisonniers dans les camps.24 Vadim Z Rogovin cite un bureaucrate : « Un soir, nous traitions jusqu’à 500 affaires, nous jugions les gens au rythme de plusieurs affaires par minute, avec des décisions de fusiller certains, d’emprisonner d’autres… Nous étions incapables de lire les accusations, sans parler des pièces des dossiers. » Lors de la deuxième opération de masse, en 1938, un grand nombre de personnes d’autres nationalités ont été poursuivies, notamment des Polonais, des Finlandais, des Lettons, des Estoniens et des Lituaniens. Des mesures particulières ont été prises contre les communistes de ces pays. Il ne s’agissait pas d’une politique aléatoire : dans certains cas, il s’agissait d’un calcul, dans d’autres, d’une préparation à la trahison qui allait suivre. En ce qui concerne les communistes polonais, il s’agissait des deux éléments. La répression visait à s’en prendre au large soutien dont bénéficiait l’opposition de gauche au sein du parti polonais et, en même temps, à ouvrir la voie au pacte Hitler-Staline et la division de la Pologne entre les deux puissances. Dix des 16 membres du premier comité central du parti communiste hongrois ont été assassinés, de même que 11 des 20 commissaires du peuple de l’éphémère République soviétique hongroise de 1919. M. Rogovin a noté que davantage de communistes d’Europe de l’Est ont été assassinés en Union soviétique que dans leur propre pays pendant l’occupation nazie.

    La propagande établie tente de faire remonter cette répression aux premières années du régime soviétique, ce que les chiffres contredisent. En 1923, alors que la majeure partie du pays sortait à peine de la guerre civile, l’Union soviétique comptait un peu moins de 80.000 prisonniers, dont environ 4.000 étaient des prisonniers politiques poursuivis pour crimes de guerre, pogroms, etc. Le nombre de prisonniers politiques a commencé à augmenter de manière significative à partir de 1926. Les prisonniers ne sont plus issus des milieux réactionnaires, mais sont des partisans de la révolution. Ce n’est que lorsque le régime stalinien a intensifié la répression politique que le nombre de prisonniers a fortement augmenté : de 175.000 en 1930 à 1.660.000 en 1940. Trotsky a décrit cette situation comme une « guerre civile unilatérale ». Au total, plus d’un million de membres du parti ont été raflés et au moins la moitié d’entre eux ont été tués.25 La génération de la révolution a été humiliée et écrasée. La peur des masses était plus grande que tout pour Staline et il a mobilisé tout l’appareil pour les contrôler.

    Partition pour les orchestres antifascistes d’aujourd’hui

    Les militants n’étudient pas les événements de jadis par simple intérêt historique pour leurs prédécesseurs. Ils le font aussi pour en tirer les leçons pour aujourd’hui. Bien sûr, nous sommes dans une situation différente et la lutte antifasciste d’aujourd’hui exige des méthodes différentes de l’espionnage et des autres formes de résistance sous la dictature et l’occupation nazies. En même temps, nous pouvons nous inspirer des éléments les plus forts de la partition de l’Orchestre Rouge qui n’ont rien perdu de leur actualité.

    Comme nous l’avons souligné plus haut, l’une des caractéristiques les plus puissantes de la plupart des militants de l’Orchestre Rouge était leur conviction politique et leur ferme détermination dans la nécessité et la possibilité de parvenir à une société différente, une société socialiste où les ressources et les richesses disponibles seraient utilisées pour servir les intérêts de la majorité de la population. À cette motivation s’ajoutait une rage contre les campagnes de haine antisémite qui ont finalement envoyé six millions de Juifs à la mort. Quiconque ne ressent pas de colère ou d’indignation à l’égard du nazisme est gravement aliéné de son humanité. La colère, cependant, doit être soutenue par des analyses pour que l’engagement soit maintenu, même dans les moments les plus difficiles. C’est là qu’intervient l’importance d’un programme et d’une alternative de société. Une alternative renforce les mobilisations car elle génère l’enthousiasme et donne une direction à la lutte.

    En Flandre, par exemple, l’extrême droite est particulièrement forte aujourd’hui. Lors des premières percées électorales du Vlaams Blok à la fin des années 1980 et au début des années 1990, leur participation au gouvernement était hors de question. Aujourd’hui, des voix s’élèvent pour cela : après les élections de 2019, Bart De Wever a officiellement reçu son collègue président du parti Vlaams Belang, Tom Van Grieken, dans le cadre des négociations pour former un gouvernement flamand. Ils n’ont pas formé de gouvernement, mais comme le VB et la N-VA ont obtenu ensemble 40 % des voix, la N-VA veut garder toutes les options ouvertes, surtout en vue des élections de 2024. Là où l’extrême droite comme le Vlaams Belang et les populistes de droite comme la N-VA sont forts, ils tentent de dominer le débat public. Cela a évidemment un impact sur les discussions sur les lieux de travail ou entre proches. De nombreux arguments de droite, y compris contre les migrants, sont facilement repris dans celles-ci.

    Mais il est possible de renverser le débat en revenant sur les revendications sociales concrètes nécessaires pour la majorité de la population. Le plan d’action des syndicats de fin 2014, lors de l’arrivée au pouvoir du gouvernement de droite Michel, a montré comment le débat public pouvait être tourné vers les intérêts du mouvement ouvrier. Ajoutons à cela le vote pour le PTB/PVDA plus fort aujourd’hui, cela peut avoir un impact encore plus grand. Cela ne pourra se faire qu’en construisant une relation de force par la lutte. Aucun acquis social n’a été obtenu sur base de la division : c’est la lutte unitaire de tous les opprimés qui nous a apporté des choses comme la sécurité sociale, les congés payés, l’indexation des salaires, la protection au travail, etc. Pour ce faire, nous avons toujours défendu nos intérêts de manière audacieuse et active ; il ne suffit pas de demander gentiment. Des divisions ont toujours été un obstacle dans la lutte pour les acquis sociaux. Pour cette seule raison, la lutte active contre l’extrême droite et toutes les formes de division est importante pour le mouvement ouvrier.

    Le soutien à l’extrême droite est l’expression d’une méfiance et d’une opposition à l’establishment et à ses politiques, qui conduisent à une inégalité croissante. Il n’y a pas de soutien actif à une politique d’extrême-droite consistant en des mesures néolibérales sévères associées à un régime autoritaire. Il est donc nécessaire pour les politiciens d’extrême droite de stimuler la haine et les préjugés à l’égard des réfugiés ou de souligner l’hypocrisie et les limites des politiciens établis. Ce faisant, ils peuvent marquer des points, mais avec leur propre programme antisocial, c’est beaucoup plus difficile. La constitution d’une base de masse active n’est donc pas évidente pour eux dans cette situation. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de tentatives de construire une base plus militante. Lorsque l’extrême droite obtient de bons résultats électoraux, cela entraîne souvent une augmentation des incidents et de la violence, notamment à l’encontre des migrants, mais aussi des antifascistes et du mouvement ouvrier en général. La faiblesse incite à l’agression : la réponse du mouvement ouvrier doit donc être aussi forte que possible.

    Un système en crise crée un espace pour la croissance de l’extrême droite. La mobilisation de masse est la meilleure réponse pour empêcher l’extrême droite de dominer les rues. Si l’extrême droite réussit, c’est pour briser les opposants et le mouvement ouvrier en particulier. Dans notre mobilisation, nous ne pouvons pas compter sur l’establishment ou l’État. Nous devons organiser les travailleurs et les jeunes et utiliser notre force collective. Cela ne suffira pas à stopper l’extrême droite : par nos actions, nous devons offrir une alternative au capitalisme, afin que la méfiance et la haine justifiées vis-à-vis le capitalisme ne puissent pas être détournées par les forces réactionnaires de droite. La seule solution à long terme est de mettre un terme à ce système insensé.

    La classe ouvrière est la force qui peut renverser le capitalisme et commencer à construire une société socialiste. En effet, la classe ouvrière occupe une place essentielle dans le processus de production : sans notre travail, le capital des patrons ne vaut rien. Notre force de travail et la nature sont les sources de toute valeur. Toutes deux sont minées par le capitalisme.

    Pour renverser le capitalisme, il faut l’unité de la classe ouvrière et de tous les opprimés. Tout ce qui nous divise nous affaiblit. D’où l’importance de lutter contre le racisme, le sexisme, l’homophobie et les autres formes de division. La meilleure façon de forger l’unité est de souligner clairement les intérêts communs et de formuler des revendications qui sont généralement considérées comme nécessaires : de bons emplois avec des salaires décents, une réduction collective du temps de travail sans perte de salaire afin de réduire la pression du travail et de répartir le travail disponible, des logements abordables, un nombre suffisant de services publics bien développés comme les soins de santé et l’éducation, des allocations sociales viables, etc. On comprend vite qui est responsable des pénuries et qui ne l’est pas : ce ne sont pas les réfugiés qui provoquent des bains de sang sociaux, mais les actionnaires qui veulent toujours augmenter leurs comptes bancaires dans les paradis fiscaux.

    Malgré la nature modeste de ces revendications, elles ne peuvent être réalisées (ou du moins pas de manière durable) sous le capitalisme. Elles représentent une transition, un pont vers la nécessité d’un changement social et d’une société socialiste où les ressources et les richesses disponibles seront utilisées de manière démocratique et planifiée.

    Les possibilités technologiques sont aujourd’hui énormes, et pourtant, pour la majorité de la population, les pénuries sont de plus en plus nombreuses. L’extrême droite réagit à cela, non pas pour s’opposer à la petite couche supérieure des grands capitalistes, mais pour donner un coup de pied vers le bas. Ce faisant, elle se place dans la logique du système et défend les intérêts des super-riches. Le danger de l’extrême droite est réel, même si une dictature fasciste n’est pas immédiatement à l’ordre du jour. Le désespoir contre-révolutionnaire de l’extrême droite ne peut devenir une plus grande force de masse que si l’espoir révolutionnaire subit de graves défaites. Dans le contexte d’une classe ouvrière de plus en plus à l’offensive dans le monde entier, les antifascistes peuvent aujourd’hui être optimistes. Cela ne change rien au fait que chaque pas de l’extrême droite doit être activement combattu afin qu’il n’y ait pas de place pour ce désespoir contre-révolutionnaire. Nous serons plus forts dans cette lutte grâce à l’inspiration d’exemples antifascistes tels que Sophia Poznanska, Vera Akkerman, Leopold Trepper et les autres héros de l’Orchestre Rouge.

    Notes :

    1 Par exemple, Kent, l’un des principaux personnages de la branche bruxelloise de l’Orchestre rouge, a écrit son histoire en 1995 dans le livre “Un certain monsieur Kent”, sous son véritable nom : Anatoli Gourévitch. C’est à peine si le contexte politique joue un rôle dans son récit ; on n’y trouve pas non plus de trace de ses propres convictions politiques. La controverse entourant la trahison qui lui est attribuée n’est d’ailleurs pas réfutée de manière convaincante, un écran de fumée est dressé pour dissimuler celle-ci.

    2 Antony Beevor, The Second World War

    3 La “troisième période” fait référence à la période de dépression économique qui a suivi le crash de 1929. La “première période” de mouvements révolutionnaires immédiatement après la Première Guerre mondiale a été suivie, à partir de 1924 environ, d’une “deuxième période” de stabilisation capitaliste et de déclin des possibilités révolutionnaires. Au début des années 1930, selon les staliniens, la “troisième période” avait commencé, celle d’une lutte finale pour la mort du capitalisme dans laquelle les communistes devaient émerger comme la seule force capable de mettre fin au capitalisme. Non seulement les dirigeants sociaux-démocrates, mais aussi les travailleurs sociaux-démocrates ont été qualifiés de sociaux-fascistes : un obstacle sur la route du communisme.

    4 Dans son livre « La véritable histoire de l’orchestre rouge » (2015), Guillaume Bourgeois joue sur les faiblesses du réseau pour atténuer l’héroïsme de ses pionniers, en particulier Trepper. Il combine cela avec une lecture des faits basée sur le récit de Kent. Il en profite pour mettre Kent et Trepper sur un pied d’égalité et donc pour présenter Trepper comme un traître. Son livre souffre de la même maladie que celui de Kent : le contexte politique a été absorbé par le décor sans jouer aucun rôle, permettant de pulvériser suffisamment de brouillard dans lequel se perd la véritable histoire de l’orchestre rouge.

    5 Sven Tuytens, ‘Las mamas belgas’, Editions Lannoo, 2017, p.18

    6 Léopold Trepper, ‘Le Grand Jeu’, Editions Albin Michel, 1975, p. 64

    7 Voir : ‘Les cahiers Léon Trotsky’ n°13, Numéro Spécial : Leon Sedov (1906-1938)

    8 Cité dans Sven Tuytens, ‘Vrijwilligsters uit België’, Brood en Rozen 2016/2, p. 35

    9 Rudi Van Doorslaer, ‘Kinderen van het getto. Joodse revolutionairen in België (1925-1940)’, Hadewijch/Amsab, 1995, p. 47

    10 Voir: Rudi Van Doorslaer, ‘Kinderen van het getto. Joodse revolutionairen in België (1925-1940)’. Sven Tuytens et Rudi Van Doorslaer, ‘Israël Piet Akkerman. Van Antwerpse vakbondsleider tot Spanjestrijder’.

    11 Sven Tuytens, ‘Las mamas belgas’, p. 83

    12 Sven Tuytens, ‘Las mamas belgas’, p. 31

    13 Cité dans Sven Tuytens, ‘Vrijwilligsters uit België’, Brood en Rozen 2016/2, p. 51

    14 On ne sait presque rien de sa vie après la guerre. Dans ‘Las mamas belgas’, Sven Tuytens écrit : « Il est étrange que Vera, l’une des survivantes du réseau et une proche collaboratrice de Leopold Trepper, ait disparu dans l’anonymat après la Seconde Guerre mondiale. Et pourquoi Rachela n’a-t-elle pas parlé d’elle lorsque Rudi Van Doorslaer a interviewé la sœur de Vera à Paris en 1986 ? Vera a-t-elle continué à travailler pour les services de renseignement soviétiques pendant les années de guerre froide ? A-t-elle été approchée par les services d’espionnage occidentaux ? »

    15 Leopold Trepper, ‘Le Grand Jeu’, p.30

    16 Karl Marx, La question juive (dans Oeuvres philosophiques, trad. J. Molitor, t. I, Paris, Costes, 1927), pp. 205 et 209.

    17 Abraham Léon, ‘La conception matérialiste de la question juive’, Editions Marxisme.be, 2012, p 181

    18 L’Opposition Communiste de Gauche (OCG), dirigée entre autres par Léon Lesoil, a joué un rôle actif et important dans la grève des mineurs de 1932. Pendant cette grève, Lesoil était le président du comité de grève de Charleroi. Pour en savoir plus sur ce mouvement de grève : Frans Driesen, ‘1932: mijnwerkers in opstand’, publié par Marxisme.be en 2020. Selon son secrétaire Jean Van Heijnoort, Léon Trotsky a toujours été positif à l’égard de l’OCG de Charleroi. « Les deux seuls groupes à propos desquels je l’ai entendu exprimer une admiration sans réserve sont celui de Charleroi, composé de mineurs, et celui de Minneapolis, aux Etats-Unis, formé de camionneurs. »

    19 L’histoire de la fin d’Abraham Léon est couverte dans : Guy Van Sinoy, ‘Une révolutionnaire juive sous la terreur nazie : l’histoire de Claire Prowizur’, série d’articles publiés dans le mensuel Lutte Socialiste en mars et mai 2020.

    20 Leopold Trepper, ‘Le Grand Jeu’, p. 90

    21 Leopold Trepper, ‘Le Grand Jeu’, p. 125

    22 Voir par exemple Joseph Berger, ‘Shipwreck of a generation’. Berger était secrétaire du parti communiste en Palestine et a perdu ses illusions dans les goulags de Russie. Par la suite, il a décrit dans un livre ses conversations dans les camps.

    23 Léon Trotsky, ‘La Révolution Trahie’, chapitre 5 : Le thermidor soviétique

    24 Vadim Z Rogovin, ‘Stalin’s Terror of 1937-1938: political genocide in the USSR’, 2009

    25 George Martin Fellow Brown et Rob Jones, ‘Hoe de Linkse Oppositie zich verzette tegen het stalinisme’, https://nl.marxisme.be/2021/01/02/hoe-de-linkse-oppositie-zich-verzette-zich-tegen-het-stalinisme/

  • Décès. Gilles Perrault (1931-2023)

    Le jeudi 3 août, l’auteur et militant français Gilles Perrault (de son vrai nom Jacques Peyrole) est décédé à l’âge de 92 ans dans sa ville natale de Sainte-Marie-du-Mont. Perrault était un journaliste engagé et l’auteur de nombreux romans d’aventure. Il a participé activement à la lutte contre l’extrême droite en tant que cofondateur de Ras l’front en 1990. Auparavant, il s’était fait connaître comme un opposant actif à la peine de mort avec le livre controversé de 1978 “Le Pull-over rouge” au sujet de Christian Ranucci, l’un des derniers Français condamnés à mort dont la sentence a été effectivement exécutée. En 1990, il a écrit un livre très remarqué sur le rôle brutal du régime du roi Hassan II du Maroc.

    Par Geert Cool

    Nous nous souviendrons surtout de Perrault pour son excellent livre de 1967 “L’Orchestre rouge” sur la vie de Leopold Trepper, un résistant antifasciste qui a organisé un réseau d’espions soviétiques. L’Orchestre rouge était un réseau d’espionnage héroïque qui recueillait des informations jusqu’aux plus hauts échelons de l’appareil nazi et les transmettait à Moscou. Le groupe s’est par exemple assuré que Moscou soit au courant de l’imminence de l’invasion allemande. Malheureusement, le réseau s’est heurté non seulement à la persécution impitoyable des nazis, mais aussi aux intérêts personnels à courte vue de la bureaucratie stalinienne en Union soviétique, un obstacle à une vision plus large et à l’efficacité militaire diamétralement opposé aux intérêts de la classe ouvrière. La tragédie s’est achevée lorsque le principal promoteur de l’Orchestre rouge, Leopold Trepper, a été incarcéré dans les goulags russes pendant des années après la guerre.

    Perrault a le mérite d’avoir sorti l’histoire de Trepper de l’oubli. Trepper n’a été libéré que deux ans après la mort de Staline, à la suite de laquelle il s’est retiré en Pologne. C’est là qu’il a rencontré Gilles Perrault à qui il a raconté son histoire. L’Orchestre rouge est devenu un best-seller et, par la suite, Trepper lui-même a écrit l’histoire de sa vie dans le tout aussi excellent livre “Le grand jeu”.

    Comme beaucoup d’autres activistes de l’Orchestre rouge, Trepper était un militant d’origine juive. Dans les années 1920 et 1930, les jeunes d’origine juive se sont radicalisés et se sont tournés vers le mouvement ouvrier, en s’engageant souvent au sein du mouvement communiste. Ces militants étaient en rupture avec le “sionisme de gauche” qui avait connu leurs premiers pas politiques. En Palestine, ils avaient constaté que l’oppression à laquelle ils s’opposaient se poursuivait simplement contre la population palestinienne locale. Des communistes conscients comme Trepper sont retournés en Europe combattre le fascisme. Nombre d’entre eux se sont rendus en Espagne au milieu des années 1930 pour lutter contre Franco. Parmi eux, les leaders de la grève d’Anvers Piet et Emiel Akkerman, qui étaient également d’origine juive et qui sont morts en Espagne. La femme d’Emiel, Vera Akkerman, a été active avec Trepper au sein du groupe de résistance baptisé “l’Orchestre rouge” par les nazis.

    Trepper et ses camarades étaient des communistes actifs dans les années 1930, à l’apogée du stalinisme, quand toute voix critique était littéralement bâillonnée. Les agents de Staline frappaient partout dans le monde, jusqu’au Mexique où ils ont assassiné le dirigeant révolutionnaire russe Trotsky. Pourtant, avec le recul, Trepper décrira dans son livre comment les trotskistes ont été les seuls à s’opposer au stalinisme avec dignité et exemplarité. « Aujourd’hui, les trotskistes ont le droit d’accuser ceux qui hurlaient avec les loups dans la forêt. Mais qu’ils n’oublient pas qu’ils avaient l’immense avantage sur nous de posséder un système politique cohérent qui pouvait remplacer le stalinisme et auquel ils pouvaient se raccrocher dans la profonde misère de la révolution trahie. »

    Il y a un élément important dans la remarque de Trepper sur les trotskystes pour comprendre le courage de l’Orchestre Rouge : il s’agissait d’une compréhension politique de la nécessité. Cela a donné aux membres de l’Orchestre un énorme avantage auquel ils se sont accrochés, même si leurs voix n’étaient pas toujours entendues à Moscou.

    Cet aspect politique est essentiel pour évaluer l’Orchestre rouge. Ces dernières années, la littérature sur ce groupe de résistance s’est divisée en plusieurs courants. Certains, comme l’auteur français Guillaume Bourgeois, présentent les choses comme une spectaculaire histoire d’espionnage dans laquelle le contexte politique est un détail négligeable. Sur cette base, la confusion règne concernant le rôle exact de Trepper, qui est mis sur un pied d’égalité avec des personnages qui n’ont pas été aussi fermes dans leur résistance au nazisme.

    Lorsque Anne Vanesse a publié en 2021 un livre sur Sophia Poznanska, militante belge de l’Orchestre Rouge, elle m’a demandé d’écrire une préface sur l’Orchestre Rouge. Vous pouvez lire le texte de cette préface via le lien ci-dessous.

    https://fr.socialisme.be/96185/la-bravoure-de-lorchestre-rouge-illustre-toute-la-force-dun-antifascisme-arme-dune-alternative-politique

    Gilles Perrault a lu le livre et s’est montré enthousiaste. Il a écrit une lettre d’éloge à Anne et a déclaré à propos de la préface : « Alors que certains historiens, dont Guillaume Bourgeois est le prototype, font des membres de l’Orchestre rouge des rouages sans âme, de simples robots comme dans les mauvais romans d’espionnage, Geert Cool leur rend leurs convictions, leurs idéaux et leur éminente qualité de militants. »

    Le livre d’Anne Vanesse est disponible en français à l’adresse suivante : https://fr.marxisme.be/produit/anne-vanesse-sophia-poznanska-du-parti-communiste-palestinien-a-lorchestre-rouge/

    Nous nous souviendrons de Gilles Perrault comme d’un écrivain militant qui a défendu la justice et n’a pas eu peur de s’attaquer aux vaches sacrées. Il a mis sur la carte mondiale un épisode courageux de résistance antifasciste à une époque où cela n’était pas évident. En tant que militant, il a reconnu l’importance de l’histoire de Leopold Trepper. Gilles Perrault a veillé à ce que les générations futures d’antifascistes continuent de s’inspirer du courage antifasciste de Trepper et de son “Orchestre rouge”.

  • Réponse au non-sens Anti-Woke du MR (Centre Jean Gol)

    «Le wokisme, ce nouveau totalitarisme dont on ne peut prononcer le nom»

    Stupeur à la Pride ! Le bureau d’études du MR (Centre Jean Gol) était là avec un stand où il exhibait entre autres un nouveau document « Le wokisme: ce nouveau totalitarisme dont on ne peut prononcer le nom », qui s’en prend à la lutte globale contre le sexisme, le racisme et d’autres formes de discrimination.

    Par Sile (Bruxelles)

    Le texte constate que la lutte contre les oppressions, puisqu’elle repose sur la distinction entre oppresseurs et opprimés, finira par diviser le monde. « Nous avons tout à y perdre, et absolument rien à y gagner » conclut le Centre Jean Gol. Il s’agit d’un détournement de l’appel final de Marx et d’Engels dans Le Manifeste du parti communiste « Les travailleurs n’ont rien d’autre à perdre que leurs chaînes et tout un monde à gagner ». Les auteurs de la brochure considèrent d’ailleurs le marxisme et le wokisme comme deux faces d’une même pièce qui font du capitalisme le mal absolu.

    Sans surprise, la brochure suit les traces du livre Over Woke (2023) de Bart De Wever (voir Lutte Socialiste d’avril 2023), sous la direction de Nadia Geerts ancienne responsable de la section Ecolo d’Evere, aujourd’hui conseillère au Centre Jean Gol. Selon elle, le wokisme, bien qu’il ne s’agisse pas d’un mouvement structuré, représente un «cataclysme» qui frappe au cœur de notre démocratie. Rien que ça…

    Au début de la brochure, des termes tels que mégenrer et safe space sont définis de manière sarcastique et avec dérision. Mais ce n’est que plus tard dans le texte que ce volet émotionnel se transforme en argumentation. En parlant d’une « culture de la honte » qui a suivi des mouvements #MeToo et Black Lives Matter, le texte cherche à provoquer la peur et la colère chez le lecteur, puis affirme que la vague de wokisme aboutira à la création d’une nouvelle société, ou d’une nouvelle religion, ou d’un nouvel État totalitaire, selon la partie de la brochure que l’on lit. Sur Twitter, Nadia Geerts a encore évoqué une forme d’inquisition.

    Une caricature forgée de toute pièce

    Pour faire vivre cette affirmation, il fallait créer de toute pièce une caricature de gauche radicale et ensuite attaquer cette caricature en réduisant à quasi rien les revendications concrètes des groupes opprimés. En parlant de l’impact des mouvements tels que #Metoo et #BalanceTonPorc, le texte prétend qu’on punit aujourd’hui aussi durement qu’un violeur l’auteur d’un commentaire sexiste ! C’est évidemment faux ! Comme l’a encore qualifié l’acquittement de Jeff Hoeyberghs (qui avait notamment déclaré lors d’une conférence à l’université de Gand : « Les femmes veulent les privilèges de la protection masculine et de l’argent, mais elles ne veulent plus écarter les jambes »). Mais c’est cette culture de la honte qui pose problème, insiste Geerts, plutôt qu’une culture du viol où les attitudes sexistes, sans être assimilables à des violences sexuelles, peuvent souvent conduire à des infractions plus graves.

    Sans surprise, elle mentionne J.K. Rowling en se demandant pourquoi elle est attaquée pour avoir simplement affirmé que « le sexe biologique est une réalité ». En réalité, Rowling est allée bien plus loin en affirmant que les femmes transgenres ne sont pas des femmes et en dépeignant ces dernières comme de potentielles prédatrices sexuelles. Il est par ailleurs intéressant de noter qu’ailleurs dans le texte, le droit visiblement absolu à la liberté d’expression est tout de même très relatif. Le droit des victimes de discrimination de parler de leurs expériences « subjectives » est écarté au profit de la parole de « spécialistes ».

    Le moment où le texte se rapproche le plus d’une argumentation cohérente, c’est quand il aborde une des faiblesses de ce mouvement général contre l’oppression: la tendance à trop souvent souligner l’importance pour l’individu se débarrasser par lui-même de ses préjugés. Il est vrai que cet accent néglige très souvent toute l’importance de l’action collective d’une part, et celle de changer tout le système d’autre part.

    Un des aspects les plus troublants du texte est sa catégorisation des différentes formes d’oppression en fonction de leur prétendue légitimité. De cette manière, les femmes qui subissent des violences domestiques sont considérées comme de véritables victimes, tandis que les victimes d’«idées blessantes» (y compris, on le suppose, les commentaires homophobes et transphobes) devraient réfléchir à deux fois avant de se dire victime de quoi que ce soit. Cette classification des divers types de victimes illustre le véritable objectif du texte: diviser les groupes opprimés et chercher à les monter les uns contre les autres. Ce n’est pas une surprise de la part du centre d’étude d’un parti de droite qui a tout intérêt à dévier l’attention de l’impact de sa politique antisociale.

    Un texte innocent ?

    Ce type de discours est-il dangereux ? Cela ne fait aucun doute. Le 22 mai, à Tours, en France, un lycéen catholique de 17 ans, armé d’une bouteille explosive, a attaqué un centre LGBTQIA+ «parce qu’il en avait marre de l’idéologie de genre». Mais la Marche des Fiertés à Tours a cette année enregistré une participation record le samedi 17 juin. La lutte de masse reste notre meilleure arme pour combattre ce type de discours, mais les faiblesses du mouvement général contre l’oppression permettent à de tels textes de trouver un écho.

  • Décès d’Esteban (Sieva) Volkov (1926-2023)

    Nos camarades mexicains nous ont informés de la mort d’Esteban Volkov, le petit-fils de Trotsky. Esteban était le fils de Platon Volkov, mort en Sibérie en 1937, et de Zinaida Volkova, suicidée à Berlin en janvier 1933, elle-même fille de Léon Trotsky et d’Alexandra Lvovna Sokolovskaïa, première épouse de Léon Trotsky, tuée en Sibérie en 1937.

    Son enfance avait été marquée par l’exil. Alfred et Marguerite Rosmer l’avaient conduit à Mexico, où il a pu fréquenter son grand-père et Natalia Sedova, seconde épouse de Trotsky, jusqu’à ce soir fatidique d’août 1940, quand Trotsky a été assassiné par un agent de Staline. Il avait lui-même été blessé au cours d’une précédente tentative d’assassiner Trotsky. Toute sa vie, Esteban a fièrement assumé le rôle de “petit-fils de Trotsky” et a tout fait pour entretenir la mémoire de son grand-père et de ses idées. Il a vécu sa vie au Mexique, jusqu’assez tard dans ce qui avait été la maison de Trotsky à Coyoacán, qu’il a ensuite gérée comme musée. Chimiste de réputation internationale, il a contribué de manière importante à la mise au point de la pilule contraceptive et de ses procédés de production.

    En 1988, alors que le régime stalinien s’effondrait au moment de la “perestroïka” et la “glasnost” de Mikhaïl Gorbatchev, Esteban avait pris la parole lors d’un meeting de la tendance Militant (organisé par l’ancienne section britannique d’ASI) à Londres. Son intervention aurait pu se limiter à des souvenirs personnels concernant son grand-père, mais Esteban a fait ce que Trotsky lui-même aurait fait en lançant à l’assistance un défi politique au régime stalinien moribond.

    Esteban avait été heureux de découvrir que, trois ans seulement après son discours, les membres du Comité pour une Internationale Ouvrière (aujourd’hui Alternative Socialiste Internationale) avaient contribué à publier l’ouvrage majeur de Trotsky, « La révolution trahie », pour la première fois en Union soviétique à un tirage de 100.000 exemplaires.

    Pour marquer avec respect la disparition d’Esteban, nous republions ici le discours qu’il a tenu lors de ce meeting de 1988.

    Réhabiliter Léon Trotsky

    « Je voudrais saluer chaleureusement et fraternellement tous ceux qui participent à cette importante rencontre. Nous observons avec intérêt les changements mis en oeuvre par Gorbatchev en Union soviétique, qui ouvrent de nouvelles voies et semblent marquer la fin d’un des chapitres les plus sinistres de l’histoire de ce siècle : l’ère stalinienne.

    En même temps, je voudrais exhorter tous les pays fondés sur la nationalisation des moyens de production à revenir sur la voie d’un véritable socialisme basé sur la liberté et la démocratie ouvrière et à rétablir pleinement la vérité historique.

    Après la grande victoire en Russie, en octobre 1917, de la première révolution socialiste prolétarienne du monde, menée avec succès par le parti bolchevique avec Lénine et Trotsky à sa tête, le processus de progrès historique a été momentanément arrêté, la révolution étant confinée dans les limites de ses frontières nationales. Dans un contexte de pénurie et d’arriération énormes, cette situation a donné naissance à la contre-révolution dirigée par Joseph Staline.

    Celle-ci a engendré l’une des tyrannies les plus barbares des annales de l’histoire qui est devenue un obstacle colossal à l’avènement d’un véritable socialisme sur notre planète. Pour retrouver la voie du socialisme authentique, il est indispensable de dénoncer sans réserve les mensonges, les falsifications, les trahisons, la tyrannie et les crimes du régime stalinien.

    Le silence est synonyme de complicité. Ces méthodes et procédures, plus appropriées à l’inquisition et au tsarisme qu’aux idéaux du marxisme, doivent être éliminées. Parmi les innombrables trahisons et crimes du régime stalinien contre le socialisme et l’humanité, il faut citer les suivants :

    L’abolition de toute liberté d’expression, de la démocratie et du pouvoir politique de la classe ouvrière au sein de l’Union soviétique.

    L’imposition d’un système de mensonges et de calomnies à tous les niveaux, et la falsification de l’histoire comme “méthode générale”.

    L’abandon de l’internationalisme et la trahison de la classe ouvrière, en concluant des accords et des alliances avec ses ennemis les plus vicieux – Tchang Kaï-chek, Hitler, Batista et d’autres.

    L’envoi de dix à quinze millions de citoyens soviétiques comme esclaves dans des camps de travail forcé dans les régions les plus inhospitalières de l’Union soviétique. Ce travail forcé, utilisé pour les grands travaux d’infrastructure du pays, constituait un pilier important de l’économie russe de l’époque.

    L’extermination de tous les camarades bolcheviks de Lénine, ainsi que la destruction de larges pans du parti communiste de l’époque, jugés coupables des accusations les plus absurdes, et l’assassinat des dirigeants les plus célèbres après la farce grotesque des fameux procès de Moscou.

    Le bras meurtrier de Staline s’est étendu jusqu’au Mexique pour faire taire la voix de ce marxiste révolutionnaire, proche collaborateur de Lénine et organisateur de l’Armée rouge : Léon Trotsky.

    Dans sa paranoïa, Staline a même décapité l’Armée rouge en exécutant ses généraux et officiers les plus brillants et les plus expérimentés peu avant l’invasion d’Hitler. Le pays s’est ainsi retrouvé pratiquement sans défense face aux nazis, dont les armées sont parvenues sans grande difficulté à pénétrer au cœur même de la Russie, en arrivant littéralement aux portes de Moscou, infligeant des pertes colossales et des destructions sans limites. En fait, dans cette première phase de la guerre, les nazis n’ont été arrêtés que par des problèmes de logistique, dans l’immensité de la Russie soviétique, et par l’arrivée du “général hiver”. En mettant ainsi en danger la survie de l’URSS, Staline aurait dû être condamné pour crime de haute trahison. Le rôle de Léon Trotsky a été très différent lorsqu’il a créé l’Armée rouge et qu’il a mené avec succès la lutte contre les armées ennemies qui attaquaient les jeunes États soviétiques sur tous les fronts.

    Un autre crime de Staline et du système qu’il incarnait a été d’étouffer l’inépuisable potentiel de créativité humaine suscité par l’enthousiasme d’une véritable société socialiste, qui a été empêchée de voir le jour.

    De nombreux crimes du stalinisme ressemblent davantage à des romans d’horreur qu’à l’histoire du XXe siècle. Ces événements ont laissé derrière eux des millions de victimes innocentes qui réclament d’urgence justice devant le tribunal de l’histoire. Les noms de chacune des victimes doivent être révélés. Il ne faut plus tarder à les laver de toutes les calomnies et fausses accusations ; leurs familles doivent être indemnisées, matériellement ou moralement, pour les préjudices et les souffrances qui leur ont été si injustement infligés.

    L’esprit humain est l’instrument le plus merveilleux que l’humanité possède, mais il ne peut s’épanouir dans un cachot sombre et humide. La motivation, l’information et la communication lui sont indispensables. C’est une chose que Staline n’a jamais comprise – ou peut-être qu’il ne l’a que trop bien comprise ! Pour revenir au socialisme réel, il est vital de pouvoir penser, parler et discuter librement et d’exercer le droit de décider et de voter démocratiquement à tous les niveaux de la vie soviétique.

    La tâche de rétablir la vérité historique sur les protagonistes de ces luttes incombe à l’homme qui fut deux fois président du Soviet de Petrograd, collaborateur intime de Lénine, organisateur de l’Armée rouge, le révolutionnaire russe et théoricien du marxisme, Léon Trotsky.

    Cet indomptable défenseur de la classe ouvrière, l’un des principaux artisans de la victoire de la révolution russe et de la fondation de l’Union soviétique, a été le premier à dénoncer les déviations et les trahisons de Joseph Staline à l’encontre des idées du marxisme et de la révolution d’octobre. Il a mené contre eux une lutte implacable et est devenu pour cela le révolutionnaire le plus persécuté de la planète.

    Pour que la “glasnost” soit crédible et réussisse, il ne peut y avoir de zones interdites. Léon Trotsky doit maintenant être libéré de l’avalanche de fausses accusations, de mensonges, de calomnies et de falsifications déversés sur lui et ses idées en Russie et dans d’autres États ouvriers déformés depuis plus d’un demi-siècle. La justice exige qu’il occupe désormais la place qu’il mérite dans l’histoire de l’Union soviétique. Ses œuvres, ses écrits et ses thèses politiques doivent être publiés, discutés librement et évalués objectivement, tout comme les écrits d’autres personnes qui ont joué un rôle dans la révolution russe et dans la pensée humaine universelle.

    Les idées du marxisme n’ont en aucun cas perdu leur pertinence. La société capitaliste a généré des connaissances et un développement scientifique inimaginables, mais elle n’a pas trouvé, et ne trouvera jamais, la formule pour éradiquer la faim, la misère et l’injustice de notre planète. Au contraire, elle a placé l’humanité au bord d’une conflagration atomique infernale.

    L’alternative serait un système socio-économique où l’homme maîtriserait son propre destin et ne serait pas un simple objet que l’on utilise et dont on se débarrasse. Socialisme réel ou barbarie, tel est le choix qui s’offre à nous.

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