Category: Moyen-Orient et Afrique du Nord

  • Une nouvelle manifestation de 100.000 personnes à Moscou contre Poutine : comment continuer ?

    Le 4 février à Moscou, par des températures proches de -20ºC, a eu lieu une nouvelle manifestation massive, regroupant sans doute plus de 100.000 personnes, afin de protester contre la fraude lors des élections parlementaires de décembre en Russie, et contre la victoire déjà annoncée de Vladimir Vladimirovitch Poutine aux présidentielles du 4 mars. Des manifestations semblables, bien que plus petites, se sont déroulées dans d’autres villes un peu partout en Russie. Pendant ce temps, à Moscou, Poutine et ses partisans ont organisé une contre-manifestation. Jennia Otto, de la section moscovite du Komitiét za rabotchi internatsional (KRI, CIO-Russie), décrit dans cet article ce qu’elle a vu pendant la manif de l’opposition.

    Jennia Otto, Komitiét za rabotchi internatsional (CIO-Russie)

    La manifestation du 4 février était très organisée. Elle était menée par une foule de “sans-partis”, qui composait plus de la moitié du cortège. Puis, suivaient les partis politiques. Les libéraux en tête, suivis des nationalistes et des fascistes, puis, tout au fond, la “coalition de gauche” et le “bloc rouge et noir” (anarchistes). Les organisateurs ont de la sorte isolé les militants de gauche – avec le consentement de beaucoup de ces mêmes militants – du gros des manifestants.

    Le KRI était présent à la manifestation du bloc de gauche, avec des pancartes sur lesquelles étaient écrites : ‘‘À bas le président : pour une assemblée constitutionnelle de tous les travailleurs !’’, ‘‘Aucune confiance dans les candidats du patronat et de la bureaucratie – pour un boycott actif des élections !’’, et ‘‘Non au nazisme et à la xénophobie – pour l’unité de tous les travailleurs !’’ Nous essayons de trouver des gens qui soient d’accord avec notre position, selon laquelle dans les élections présidentielles du 4 mars, il est nécessaire d’organiser un boycott actif, plutôt que de soutenir la “gauche” officielle existante que déclarent être le très chauviniste Parti communiste (KPRF) et le candidat pro-Kremlin du parti “Juste Russie” (SR).

    Mais la principale raison pour laquelle nous sommes venus à la manifestation était que nous voulions dialoguer avec les militants sociaux, les simples gens qui étaient venus sur la place pour connaitre leur position politique et pour discuter de comment porter le mouvement de l’avant. Par conséquent, la majorité de nos militants se trouvait dans le gros de la manifestation, dans sa partie “civile”, avec nos banderoles et nos tracts. Il y avait là toutes sortes de gens : des étudiants de l’université de Moscou, des petits actionnaires floués, des écologistes, et autres militants citoyens. Bon nombre d’entre eux portait simplement des ballons blancs. Nos banderoles disaient : ‘‘Faisons payer la crise au patronat – non aux coupes budgétaires ! – Nationalisation de l’industrie et des banques’’, ‘‘Le pouvoir aux millions, pas aux millionnaires !’’, et ‘‘Ils sont tous d’accord. Boycottons les élections ! Votons par la grève’’. C’est cette dernière banderole qui a obtenu le plus d’attention. Des jeunes sont venus pour dire qu’il n’y avait personne pour qui ils voulaient voter dans ces élections ; beaucoup ont ensuite commencé à parler de l’Égypte. Les manifestants plus âgés n’étaient pas aussi chauds ; ils se disaient prêts à voter pour n’importe qui sauf Poutine.

    La revendication de la nationalisation a provoqué des discussions. Certaines personnes disaient que ‘‘S’il n’y a pas de patron, les gens ne travailleront pas’’. Ils ont même tenté de nous convaincre que cela avait été scientifiquement prouvé. Nos militants ont répondu en disant que lorsqu’un patron capitaliste décide d’investir pour répondre à un besoin social, c’est toujours dans le but d’augmenter ses profits. Nous avons aussi discuté de la différence entre le contrôle bureaucratique de l’industrie et de la société qui existait du temps de l’Union soviétique et la nécessité d’une nationalisation sous contrôle et gestion démocratique par les travailleurs. Par contre, il était amusant de constater que nombre de personnes qui se disaient contre l’idée de nationalisation acceptaient par contre l’idée de réquisitionner les palais de Poutine pour en faire des orphelinats ou des écoles – donc le problème n’est pas l’expropriation.

    ‘‘Poutine – vor !’’

    Parmi la foule des militants sociaux, certains slogans naissaient pour mourir aussitôt. D’autres étaient rapidement repris en chœur. Le plus populaire de ces slogans reste de loin ‘‘Poutine – vor !’’ (Poutine – voleur !). Lorsqu’on discutait de ce slogan avec les gens, il était clair qu’ils étaient conscients que Poutine n’est pas le seul voleur dans le pays, ni le seul responsable de la crise. Personne n’était chaud pour soutenir les autres candidats lors des prochaines élections. Nos slogans les plus populaires étaient ‘‘Narod – nié skot ! vyboram boïkot !’’, et ‘‘Vlast – millionam ! a nié millioniéram !’’ (‘‘Le peuple n’est pas un troupeau – boycottons les élections’’ ; ‘‘Le pouvoir aux millions, pas aux millionnaires’’).

    La tribune jouait de la musique, alternant entre des chansons romantiques et de la musique pop. Les organisateurs prenaient de temps en temps le micro pour demander aux gens d’attendre que la fin de la manif arrive. La musique a en tout duré une heure. Un des manifestants a crié : ‘‘A politika boudiét ?’’ (La politique c’est pour quand ?). Puis, lorsque les politiciens sont finalement arrivés sur la tribune, ils ont eux aussi mis la patience des manifestants à rude épreuve. Aucun d’entre eux n’a de nouveau tenté de donner la moindre ébauche de plan d’actions.

    La majorité des discours suivaient le même schéma : les orateurs remerciaient les gens d’être passés, ont raconté une ou deux histoires sur la manière dont les élections ont été truquées, et ont critiqué les autorités pour le manque de liberté politique. Puis, ils ont demandé des nouvelles élections, et la démission de Tchourov, le chef de la commission électorale centrale. Ils ont appelé les gens à ne pas voter pour Poutine, mais de s’enregistrer en tant qu’observateurs le jour des élections pour contrôler le comptage des votes. Ils ont demandé la libération des prisonniers politiques, non seulement pour ceux qui ont été arrêtés lors des manifestations, mais aussi de toute une série d’hommes d’affaires qui sont en prison pour diverses raisons. Les problèmes sociaux, tels que la hausse du prix de l’électricité et la commercialisation des services d’État, n’ont été mentionnés qu’une seule fois – dans la chanson “Chute libre” chantée sur la tribune par un groupe de soldats. Les personnalités politiques ont complètement ignoré toutes ces questions. De plus, deux personnes qui étaient pourtant sur la liste des intervenants votée lors du “forum d’organisation” avant la manifestation se sont finalement vu refuser l’accès au podium ; il s’agissait des représentants du syndicat indépendant de l’enseignement “Outchitel” (“Instit”) et de l’organisation “Grajdanine izbiratel” (“Citoyen électeur”).

    Les discours de l’intelligentsia pro-capitaliste ne méritent pas le moindre commentaire – ils étaient dégoulinants de bon sentiments, mais sans aucun contenu. L’écrivain Loudmila Oulitskaïa a limité son intervention au commentaire suivant ‘‘Aujourd’hui, c’est une nouvelle, très bonne histoire qui commence’’. La journaliste Irina Iassina a appelé les manifestants à être attentifs à développer leur propre honnêteté et conscience, de sorte que nous puissions avoir au pouvoir des gens avec de hautes valeurs morales. Le journaliste de la télévision Léonid Parfionov a profité de l’occasion pour faire la publicité de son projet de “télévision sociale”, concluant par un appel du type ‘‘Réveillez-vous !’’

    Les personnes présentes sur la place ont réservé un accueil plutôt froid à tous ces orateurs. Une des premières personnes à parler était le meneur d’extrême-droite Aleksandr Biélov. Il a essayé de chauffer la foule en criant ‘‘Rossiya biez Poutina !’’ et ‘‘Kto obvoroval Rossiyou ?’’ (‘‘Russie sans Poutine’’, ‘‘Qui a dévalisé la Russie ?’’), mais la foule a simplement répondu ‘‘Dégage !’’. Le représentant de “Juste Russie” (le parti pseudo-social-démocrate pro-Kremlin) a tenté de nous dire qu’il faudrait une Russie démocratique et que les autorités devraient être contrôlées par la population. Mais lorsqu’il a crié ‘‘La Russie sera libre !’’ (‘‘Rossiya boudiét svobodnoï !’’) , il s’est vu rétorquer ‘‘Rends ton mandat !’’ et ‘‘À bas tous !’’ (‘‘Doloï ikh vsiekh !’’).

    Ilia Iachine du mouvement “Solidarnost” (Solidarité) s’est émerveillé de l’unité de la plate-forme de l’opposition. ‘‘L’essence de nos revendications est simple : à bas l’autocratie, vive la république, rendez au peuple ses élections !’’ Il a aussi appelé les enseignants à ne pas céder à la pression du gouvernement et à ne pas participer à la falsification des élections ni aux meetings pro-gouvernement (auxquels ils sont souvent obligés d’aller par ordre de leur direction). Cependant, tant que les fonctionnaires et autres travailleurs ne possèdent pas leur propre parti politique, alors leur intransigeance, dans le meilleur des cas ne fera que contribuer aux querelles entre les divers secteurs de la bourgeoisie. Mais 99% des gens resteront comme avant dépourvus de leur propre voix.

    Le dirigeant du parti libéral “Iabloko”, Grigori Iavlinski, a déclaré que : ‘‘Ils veulent nous tous nous écarter des élections’’. Selon toute apparence, sous “nous tous”, il voulait dire lui-même. Le libéral a répété encore le même discours sur l’unité : ‘‘Malgré que toutes les personnes ici présentes soient différentes, nous sommes tous d’une seule couleur – celle du drapeau tricolore russe’’. Mais en parlant de la création ‘‘d’une réelle unité politique’’, il a promis de ne pas rendre le pouvoir ‘‘Ni aux voleurs, ni aux fascistes, ni aux stalinistes et autres parasites’’. La base de la politique pour lui, doit être l’éthique et la morale.

    Le “dirigeant des forces de gauche”, Sergueï Oudaltsov, a vivement critiqué le pouvoir pour ses “mensonges et ses provocations” : « Ils nous accusent du fait que nous agirions en réalité dans l’intérêt des États-Unis », a-t-il déclaré, avant de s’écrier que lui-même avait personnellement été « lancer de la merde sur l’ambassade américaine » en 1999, et même « jusqu’au quatrième étage ». Mais où étaient Poutine et Medvedev ce jour-là ? s’est-il demandé. Après cela, il a récusé l’argument comme quoi nous faisons partie d’une “révolution des manteaux de vison” – à ce qu’il dit, lui-même porte le même blouson depuis déjà trois ans. ‘‘C’est chez vous au Kremlin qu’on voit toutes ces fourrures, ces milliards, ces villas. Mais nous sommes ici dans les intérêts de la majorité, qui aujourd’hui est indignée, humiliée, et vit dans la misère’’. Mais son seul conseil pour les élections du 4 mars était d’aller se faire inscrire comme observateur et de demander les résultats des comptages à chaque commission électorale. En conclusion, Oudaltsov a “symboliquement” déchiré un portrait de Poutine en scandant à nouveau ‘‘Rossiya biez Poutina !’’

    Les “forces de gauche”

    Le fait que ce “dirigeant des forces de gauche” ait reçu la parole n’était pas un accident. La majorité des organisations de gauche de Moscou se sont unies en un “Front de Gauche”, qui a donné à Oudaltsov le droit de parler en son nom. C’est exactement ce que les libéraux désiraient – être capables de s’appuyer sur la gauche pour gagner encore plus de légitimité pour la direction du mouvement. Oudaltsov venait de signer un accord avec Guénnadi Ziouganov, le dirigeant du soi-disant Parti “communiste”. Ainsi, non seulement il n’a pas appelé au boycott des élections, mais il n’a rien dit du fait que c’est le système capitaliste et non pas Poutine qui est responsable de la crise, et n’a rien dit au sujet de supprimer la position présidentielle en tant qu’institution.

    Bien sûr, afin de maintenir l’“unité” du comité d’organisation, Oudaltsov n’a pas dit le moindre mot contre la xénophobie, appelant à l’“unité” (dans les faits, des travailleurs avec les patrons et leurs politiciens fantoches), tandis que l’extrême-droite se promenait parmi la foule avec ses slogans pour diviser la population sur base de nationalité, de genre, et d’orientation sexuelle, afin d’empêcher tout développement d’une réelle solidarité. Ce “dirigeant de la gauche” a également évité de soulever la moindre revendication sociale, de peur de se faire mal voir des libéraux. Un discours contre la commercialisation de l’éducation et pour la nationalisation des banques et de l’industrie aurait été contraire aux droits à la propriété privée et au libre marché tels que propagés par les libéraux. Le programme d’Oudaltsov est aujourd’hui à peine différent de celui des libéraux. Le seul élément de “gauche” dans son discours a été la référence à sa propre pauvreté.

    Pas un des candidats enregistrés pour les élections présidentielles n’est venu parler, démontrant une fois de plus à quel point ils sont liés au Kremlin. Il est donc impossible de comprendre pourquoi la gauche s’est unie pour soutenir la candidature des Communistes ou de Juste Russie. Enfin, nous devons nous corriger – la coalition de gauche à Moscou, afin d’échapper aux critiques, a mis sur pied d’habiles formulations du type : ‘‘Aucun vote pour Poutine ni pour la droite’’. D’autres militants se justifient même en disant que le KPRF ou SR sont tout aussi à droite, mais cela signifie que ce slogan ne peut être interprété qu’en tant que non-appel au boycott. Les militants de province, qui ne sont, eux, pas experts en matière de technique moderne d’herméneutique, ont tout compris de travers, ajoutant entre parenthèses, sur le tract qui leur était venu de la capitale, la précision : ‘‘Pour le KPRF ou pour Juste Russie’’.

    Dans la foule, on entendait la blague ‘‘Et si on foutait le feu à la place ?’’ Vu la réaction froide face aux interventions des orateurs, il faut entendre par-là un sous-entendu politique. À la fin du meeting, les organisateurs ont appelé les gens à revenir. Mais plus tard, sur les blogs on a vu partout reprise la photo d’une des pancartes d’un des manifestants : ‘‘Bon voilà on est venus, et après ?’’

    Des élections illégitimes

    Les élections présidentielles sont prévues pour le 4 mars. Elles ne seront pas plus légitimes que celles des élections parlementaires de décembre. Il n’y a que cinq candidats : Poutine, Ziouganov (le “communiste”, de plus en plus nationaliste de droite), Mironov (le dirigeant du parti “social-démocrate” Juste Russie, un parti monté de toutes pièces par les politologues du Kremlin pour tenter de neutraliser l’opposition), Prokhorov (un oligarque néolibéral, dont la revendication la plus célèbre est son appel à la semaine des 60 heures, là aussi calculé pour donner une image de “gauche” à Russie unie), et Jirinovski, le clown de droite nationaliste. Même Grigori Iavlinski, libéral plutôt “sage” et qui n’aurait de toute façon eu aucune chance de gagner, s’est vu refuser sa candidature. Les même méthodes de fixation de quotas de votes et de fraude qui ont été utilisées en décembre sont aujourd’hui en train d’être préparées pour les présidentielles de mars. Des ordres ont déjà été envoyés aux dirigeants régionaux pour leur communiquer quel est le pourcentage de voix pour Poutine qu’ils doivent obtenir. Une nouvelle manifestation est d’ores et déjà prévue pour le 5 mars.

    Le KRI, section russe du CIO, appelle à un boycott des élections présidentielles. Ceci ne signifie pas rester sans rien faire, mais au contraire, nous trouvons que l’opposition devrait mobiliser ses partisans pour mener une campagne active dans les entreprises, dans les établissements d’enseignement, dans les cités, avec des tracts, meetings, etc., pour organiser de véritables comités d’action en opposition à la fraude. Les députés de la soi-disant “opposition”, qu’ils soient “communistes” ou “socio-démocrates”, qui ont élus à la suite des élections frauduleuses de décembre, ne boycottent pas le travail de la Douma, mais ont à la place reconnu la “légitimité” des élections. Le CIO appelle à l’abolition du poste de Président de la Fédération, pas seulement pour établir une “république parlementaire”, mais afin de permettre la convocation d’une assemblée constituante véritablement démocratique à laquelle la classe ouvrière et les opprimés pourrait envoyer leurs représentants afin de décider de la manière dont la société devrait être organisée. Outre cela, le CIO appelle la classe ouvrière à s’organiser en syndicats indépendants et à fonder un parti des travailleurs véritablement de gauche et capable de remettre en question l’hégémonie des hommes d’affaires et de leurs représentants au Kremlin, ainsi que de lutter pour la formation d’un gouvernement qui représente les travailleurs et les masses opprimées, avec un programme socialiste audacieux.

  • Égypte : Une année de révolution et de contre-révolution

    Alors que la crise économique empire, de nouveaux conflits de classes apparaissent

    A la suite de sa récente visite au Caire, afin d’y discuter avec des militants et des ouvriers en lutte contre le pouvoir de la junte militaire, David Johnson livre ici un bilan des événements révolutionnaires de l’année 2011 en Égypte, et examine les perspectives pour 2012 après les récentes élections qui ont vu la victoire des Frères Musulmans. Cet article a initialement été publié le 18 janvier sur www.socialistworld.net, le site du Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO).

    David Johnson, Socialist Party (CIO-Angleterre et Pays de Galles)

    ”L’Égypte est comme une maison où les rideaux ont été changés mais où tout le reste est resté identique” a récemment déclaré un militant révolutionnaire aux correspondants du CIO. La manifestation du 25 janvier 2011 a lancé un mouvement révolutionnaire qui a fait tomber le dictateur Moubarak 18 jours plus tard. Le mouvement de masse a continué sur sa lancée jusqu’à la démission d’Ahmed Shafik, le premier ministre désigné par Moubarak le 29 janvier, le 3 mars.

    Moubarak a été forcé par ses propres chefs militaires à démissionner. En prenant lui-même le pouvoir, le Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) a en fait effectué un coup d’Etat militaire. Ses membres ont compris qu’en essayant de s’accrocher au pouvoir plus longtemps, ils auraient poussés le mouvement révolutionnaire – et en particulier la vague de grèves qui se développait alors rapidement – à balayer toute la classe dominante.

    Depuis lors, l’Egypte s’est retrouvé entre les feux de la révolution et de la contre-révolution, souvent d’ailleurs avec des mouvements allant dans les deux directions au même moment. C’est une réflexion de la faiblesse de la classe capitaliste égyptienne et de son incapacité à stabiliser sa domination alors que, à ce stade, la classe ouvrière est sans parti de masse ou parti révolutionnaire capable de conduire au succès du renversement du capitalisme.

    La crise économique s’approfondit, le gouvernement blâme les travailleurs

    Le premier ministre Kamal el-Ganzouri, le quatrième à tenir ce poste cette année, a déclaré, larmoyant, dans une récente conférence de presse que l’économie égyptienne était ”plus mauvaise que n’importe qui peut se l’imaginer.” On s’attend à ce que la croissance économique pour 2011 tourne autour de 1.2%, contre 5% en 2010. Le chômage s’élève maintenant à presque 12%, comparé à 9% il y a un an.

    Le tourisme représentait plus de 10% du PIB en 2010, soit un huitième de la force de travail globale du pays, mais le nombre de touristes a diminué d’un tiers durant l’année 2011. L’occupation des hôtels du Caire n’était que de 40% en juillet et de 70% en août dans les stations de la Mer Rouge. La crise économique mondiale a contribué à cette chute brutale, de même que les scènes de violences montrées dans les médias. Le gouvernement et ses partisans, cependant, blâment surtout les protestations des travailleurs, qui ‘placent leurs propres agendas avant l’intérêt général’. Le ministre des finances Samir Radwan a d’ailleurs clamé que ces protestations ouvrières étaient en grande partie responsables du déficit budgétaire et des chutes de l’investissement étranger et du tourisme.

    L’investissement direct étranger a chuté de 93% dans les neuf premiers mois de 2011 (376 millions de dollars). Selon la Banque Centrale, les réserves étrangères sont tombées à 18 milliards de dollars, contre 36 milliards début 2011. Les coûts d’emprunt du gouvernement atteignent niveau record, après que les investisseurs étrangers aient réduit leurs possessions des bons du trésor de 7,5 milliards de dollars durant les neuf premiers mois de 2011, à comparer aux achats nets de 8,6 milliards de dollars dans la même période une année plus tôt. Le gouvernement a reçu une aide financière peu commune : les forces armées lui ont prêté 1 milliard de dollars en décembre !

    L’inflation a atteint les 10% en décembre, tandis que 40% de la population lutte quotidiennement pour vivre avec moins de 2 dollars. Le gouvernement est sous pression des grandes compagnies pour s’attaquer au déficit budgétaire. Le 5 janvier, il a annoncé des coupes budgétaires dans les dépenses publiques de 14,3 milliards de LE (livres égyptiennes, soit 2,37 milliards de dollars), et veut des réductions à hauteurs de 20 à 23 milliards de LE en tout. L’austérité annoncée s’attaque aux salaires du secteur public et aux subventions énergétiques. Le gouvernement est en ce moment en pourparlers avec le Fonds Monétaire International (FMI) pour un prêt qui sera probablement conditionné à des coupes à opérer dans les subventions alimentaires, ce qui frappera les plus pauvres.

    Les travailleurs et les pauvres ont toutefois pu ressentir la puissance qui est la leur lorsque le soulèvement de masse a permis de faire dégager le dictateur. La classe dirigeante se rappelle également craintivement de la tentative du prédécesseur de Moubarak, Anwar Sadat, de couper dans les subventions du pain, ce qui avait conduit à un soulèvement de masse en 1977. N’importe quel gouvernement essayant de s’en prendre aux subventions aura besoin d’un bon réservoir de soutien, et il en aura bien besoin.

    La popularité en chute du Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA)

    La junte du CSFA a perdu une grande partie du soutien qu’il avait su s’attacher tout juste après que Moubarak ait été évincé en février 2011, lorsque l’armée était largement considérée comme ayant refusé de suivre les ordres de Moubarak et avait refusé de commettre un massacre place Tahrir du type de celui de la Place Tiananmen, à Pékin, en 1989. Les manifestants chantaient alors ”l’armée et le peuple sont ensemble.” Au cours des mois suivants, il est devenu plus clair pour la plupart des activistes que la poigne du CSFA devenait de plus en plus agrippée au pouvoir. Le SCAF et son chef, le maréchal Hussein Tantawi, peuvent cependant encore jouir d’un certain appui, principalement chez les plus âgés voient l’armée comme un garant de la stabilité.

    Après la chute de Moubarak, suite au mouvement de grève, 150 nouveaux syndicats ont été constitués, avec 1,6 millions de membres. Ceux-ci sont indépendants de la Fédération Egyptienne des Syndicats, dont les dirigeants étaient désignés par l’ancien régime. Une loi a été présentée en mars pour interdire les grèves mais – en dépit du nombre impressionnant de grèves – elle n’a pas été utilisée jusqu’à juillet, quand cinq ouvriers ont été emprisonnés. Une enquête en juillet a compté 22 sit-ings, 20 manifestations, 10 protestations et 4 rassemblements de protestations. Ce total se situe légèrement en retrait vis-à-vis du mois de juin, le nombre de grèves était plus important. Celles-ci ne visaient pas qu’à obtenir des salaires plus élevés ou de meilleures conditions de travail, elles avaient aussi pour objectif de libérer les syndicats de leur direction de bouffons précédemment à la solde de Moubarak.

    Réformes et répression

    Durant l’été dernier, les manifestations du vendredi se sont encore développées. Le gouvernement a augmenté sensiblement le salaire minimum (mais seulement à LE700 par mois – pas LE1200 comme exigé par les syndicalistes, et juste pour les travailleurs du secteur public). Il a annoncé des dépenses plus grandes pour l’éducation et les soins de santé. Des privatisations supplémentaires ont été stoppées. Reflétant la vision d’une fraction de la classe dirigeante, un ministre, Ahmed Hassan al-Borai a averti ‘‘Avant la révolution du 25 janvier, l’Egypte s’attendait à une révolution sociale et non politique. Donc maintenant il faut effectuer de réelles réformes, sinon une autre révolution sociale pourrait se produire.’’

    La frustration au sein des activistes a augmenté à cause de l’absence de changement politique, conduisant à une réoccupation de la place Tahrir le 8 juillet. Beaucoup de groupes d’activistes, y compris des Islamistes, se sont mis d’accord pour faire une manifestation commune le 29 juillet, exigeant la fin de la loi exceptionnelle de Moubarak, des jugements publiques pour Moubarak et ses acolytes, la poursuite des officiers de police et des soldats accusés d’avoir attaqués les protestataires durant la révolution et plus de pouvoir pour le gouvernement civil.

    Cependant, quand il est clairement apparu que les organisations islamistes étaient en train de mobiliser fortement pour cette manifestation, avec beaucoup de formateurs venant de l’extérieur du Caire, la plupart des jeunes et des groupes révolutionnaires l’ont boycotté, retournant à la place par après.

    Un million de personnes ont participé à la manifestation dans ce qui est devenu le ‘jour de Kandahar’, reflétant les visions religieuses conservatrices de beaucoup des participants. Il y avait des chants en soutien à Tantawi. Il y avait également une couche croissante de la population devenant lasse des manifestations et des perturbations, qui a aspiré à une certaine stabilité. Assurément, il y a eu des connivences en coulisses entre les chefs du CSFA et des leaders des MB/FM pendant une bonne partie de 2011. Encouragées par ce signe de support, les forces de sécurité ont attaqué les occupants quelques jours plus tard et ont nettoyé la place.

    Le procès de Moubarak commence

    Au même moment, le 3 août, le procès de Hosni Moubarak, de ses deux fils, de l’ex-ministre de l’intérieur et de certains proches a commencé. Les charges incluaient l’ordre de tirer, qui avait conduit à la mort de 840 manifestants, et la corruption. Le voir derrière des barreaux dans l’auditoire du tribunal a eu un effet électrifiant dans toute la région. Le procès a juste recommencé après un ajournement de trois mois. Cependant, le procès ne donne pas une réelle occasion d’examiner le parcours de son régime, y compris les liens de corruption avec de grandes entreprises, soutenues par des régimes impérialistes et la torture et l’emprisonnement des opposants. Un type différent de procès est nécessaire, devant un tribunal démocratiquement élu et responsable, des travailleurs et des pauvres.

    Les avocats de l’accusation ont réclamé la peine de mort. Il semble peu probable que le CSFA permette que leur ancien commandant soit exécuté, en raison du précédent que cela créerait si ils se trouvent eux-mêmes dans le boxe à l’avenir. (Les Frères Musulmans offrent maintenant au CSFA un accord dans lequel ils seraient exempts de futures poursuites s’ils cèdent le pouvoir à un gouvernement mené par les Frères Musulmans). Mais si l’élite en place estime que la seule manière de sauver leur régime, ou le système capitaliste, est de sacrifier quelques-uns des leurs, elle le fera certainement.

    Le 19 août, la Force de Défense Israélienne a tué cinq gardes-frontière égyptiens dans une attaque ratée. Le 6 septembre, les forces de sécurité ont attaqués les fans du club de football Ahly après un match. Plus de 130 personnes ont été blessées et beaucoup ont été arrêtées. Un grand nombre de fans de trois des plus grands clubs de football du Caire se sont unis dans une manifestation contre la police trois jours plus tard. Un large groupe s’est détaché pour attaquer l’ambassade israélienne. Les forces de sécurité ont laissé cela avoir lieu sans intervention jusqu’à ce que les bureaux aient été pris d’assaut et mis à feu. Le 16 septembre, le CSFA a annoncé que l’état d’urgence de Moubarak serait réintroduit, permettant l’arrestation et l’emprisonnement des opposants. Et, comme souvent dans la région, la question Israelo-Plaestinienne est utilisée pour détourner l’attention des attaques du gouvernement sur sa propre classe ouvrière.

    Plus tard en septembre les grèves se sont accentuées, passant au niveau industriel, y compris les ouvriers postaux, une grève nationale des professeurs durant une semaine et 62.000 ouvriers des transports publics du Caire pendant 17 jours. ‘‘Ils disent que le pays et le ministère n’ont pas d’argent, mais nous savons tous combien d’argent ils ont et ce qu’ils en font’’ disait un professeur de maths. (Ahram 20.9.11)

    En octobre, 12.000 policiers ont fait grève pour une augmentation de salaire et pour balayer des éléments de l’ancien régime parmi les officiers. Ceci illustre l’effet potentiel qu’aurait sur les rangs inférieurs des soldats et de la police appel de classe clair, issu d’un mouvement ouvrier de masse, mobilisé pour balayer complètement le régime protégeant les intérêts des grandes entreprises.

    Sectarisme

    Une église a été attaquée à Aswan, déclenchant une marche de protestation au centre de la TV d’état de Maspero au Caire le 9 octobre. Avec un contraste marqué par rapport à la manifestation de l’ambassade israélienne, la foule, pour la plupart chrétienne, a été violemment attaquée par les forces de sécurité. Autour de 27 personnes ont été tuées, plusieurs écrasées par les blindés délibérément conduits dans la foule. Malgré tout, la TV contrôlée par l’état a appelé la population a prendre la rue pour aider à protéger les forces armées ! Après cette attaque, un blogger bien connu, Alaa Abd El-Fattah, a été arrêté et accusé d’incitation à la violence envers les forces de sécurité et de sabotage. Il a été par la suite libéré après dix semaines, ayant refusé l’interrogatoire par des militaires, mais fait toujours face aux accusations. Les procès militaires de civils et la torture continuent toujours, comme sous Moubarak, avec des milliers de personnes emprisonnées.

    Le CSFA a annoncé qu’ils garderaient la main sur le budget des forces armées, plutôt que le nouveau parlement une fois élu. Ils se sont également réservés le droit de nommer un comité constitutionnel pour rédiger une nouvelle constitution. Ces changements ont déclenché une manifestation massive à la place Tahrir le 18 novembre, à laquelle les Frères Musulmans et les Salafistes ont participé – le premier vrai défi que leurs dirigeants aient fait au CSFA. Depuis lors, les déclarations des leaders des Frères Musulmans sont devenues plus critiques envers le CSFA, bien que n’appelant pas à une fin immédiate du régime militaire. C’est un signe de futures tensions, en dépit de la coopération entre les leaders islamistes et le Conseil Suprême des Forces Armées durant 2011.

    Les islamistes ont quitté la place à la fin de l’après-midi du 18. Les activistes l’ont réoccupée exigeant une fin au règne militaire. Ils ont subi des attaques sanglantes les cinq jours suivants par l’armée et les forces de sécurité, laissant 70 tués, certains ayant suffoqués de gaz lacrymogènes exceptionnellement fort. Des centaines furent blessés. Montrant la force potentielle d’action des ouvriers, cinq agents douaniers ont bloqué l’importation de sept tonnes de gaz lacrymogènes provenant des Etats-Unis.

    Le Premier ministre Essam Sharaf démissionnaire a été remplacé par Ganzouri, premier ministre entre 1996-99. Un sit-in en dehors du Bureau du Cabinet s’est développé contre ce représentant du vieux régime.

    D’autres attaques brutales de militaires et des forces de sécurité sur ces manifestants ont encore fait au moins 17 morts le 16 décembre. Parmi les scènes les plus choquantes, celle d’une manifestante traînée sur le sol et recevant à plusieurs reprises des coups de pied par le personnel de sécurité. Une marche de 10.000 femmes en colères a eu lieu quelques jours plus tard – la plus grande manifestation de femmes dans l’histoire de l’Egypte. Il y a un long registre de manifestantes harcelées par les forces de sécurité. Il est de notoriété publique qu’en février et mars passé, certaines manifestantes ont été soumises à des ‘tests de virginité’ après leur arrestation.

    L’Institut d’Egypte a proximité, logeant des milliers de livres historiques, a été incendiés. Cet incendie a une origine incertaine mais cela a été utilisé pour décrire les manifestants comme des vandales souhaitant détruire l’héritage de l’Egypte. Un professeur l’Université Américaine du Caire – de l’autre côté de la route – a quant à lui écrit qu’il ne savait même pas que ces livres existaient et qu’il avait peine à croire que n’importe qui ait eu accès à eux. Il semble que peu de mesures anti-incendie aient été installées et les sapeurs-pompiers ont été maintenus à distance au commencement de l’incendie.

    Mais en réponse, le Major Général pensionné Abdel-Moniem Kato, qui conseille les forces armées sur l’éthique et la morale, a dit que les ‘‘protestataires devraient être brûlés dans les fours d’Hitler’’ – cette référence étant destinée à dire, de façon à peine voilée, que les manifestants servent l’agenda israélien. Le CSFA tente d’accuser tous les militants – et implicitement, la révolution elle-même – de servir des intérêts étrangers. Les incursions policières dans les locaux de 17 ONG des droits de l’homme fin décembre ont renforcé ce message, certaines étant financées par les gouvernements allemand et américains ou par des partis politiques américains (naturellement, les forces armées égyptiennes reçoivent aussi 1,3 milliards de dollars par an du gouvernement américain, mais cela ne pose pas de problèmes !)

    Comme dans toutes les périodes révolutionnaires, de grandes peurs soufflent sur la société. Beaucoup de personnes craignent de plus en plus le pouvoir croissant du Conseil Suprême des Forces Armées et la restauration des restes du vieux régime. Le CSFA vise à détourner l’attention en blâmant des étrangers d’incitation à la violence et d’instabilité. L’histoire du Moyen-Orient, faite d’occupation coloniale et d’exploitation impérialiste, est un terrain fertile pour que de telles accusations.

    Boycott des élections

    Ces attaques du régime – le fouet de la contre-révolution – ont servi à radicaliser encore plus les militants. Cependant, l’écart entre eux et les masses moins actives s’élargit, comme vu pendant les élections ayant eu lieu depuis fin novembre. Après les attaques place Tahrir, la plupart des activistes ont privilégié un boycott des élections. Ils ont correctement argumenté que la procédure électorale était sous le contrôle des militaires et que le nouveau parlement n’a pas eu de réels pouvoirs. Certains ont indiqué que si l’Alliance Socialiste Populaire avait annoncé qu’elle boycottait les élections, au lieu de juste suspendre leur campagne, ils auraient immédiatement gagné 15.000 nouveaux membres.

    Mais bien que ceci ait pu se produire, une tâche vitale est de diriger les activistes vers le grand nombre, qui a vu cela comme leur première occasion de participer à des élections relativement libres. Beaucoup d’ouvriers et de pauvres moins actifs ont eu l’intention de voter aux élections. Beaucoup se sont également abstenus, certains repoussés par le procédé délibérément confus. Le taux de participation au premier tour, couvrant un tiers du pays y compris le Caire, était de 52%, bien qu’il ait diminué lors des tours suivants. Il y avait une menace d’une amende de LE500 pour les non-votants.

    Beaucoup d’ouvriers et de jeunes plus avancés politiquement, en particulier dans les villes, étaient fortement sceptiques, sinon cyniques, au sujet d’ ‘élections’ appelées sous le contrôle et la gestion des militaires. Ceci a également contribué à avoir un taux d’abstention élevé. Mais même si les militants n’avaient pas l’intention de participer au vote, construire le soutien pour une alternative nécessite d’intervenir dans les meetings électoraux et de tester les candidats devant leur audience. De tels débats aident également les militants à mieux comprendre comment gagner le soutien parmi les masses. Les partis islamistes n’ont pas participé aux protestations de fin novembre et de décembre, se concentrant sur leur campagne électorale.

    Résultats des élections

    De nombreux incidents d’irrégularités de scrutin et de trucages ont été rapportés (augmentant dans les tours suivants, particulièrement dans les zones rurales), mais en général les élections n’étaient pas les choses les mieux organisées sous Moubarak. En novembre 2010, son Parti Démocratique National (NDP) avait gagné 97% des sièges – quelques semaines avant que le soulèvement de masse l’ait mis dehors !

    La procédure électorale était très compliquée, avec des listes de partis, des listes individuelles (certaines avec plus de 200 noms sur le bulletin de vote), des sièges réservés pour des ‘ouvriers’ et des ‘fermiers’. Au moins dix candidats ont été empêchés de se présenter, ayant été nommés pour des sièges d’ouvriers par de nouveaux syndicats indépendants et non par la Fédération Egyptienne des Syndicats, menée par des défenseurs de Moubarak. L’infraction de la loi électorale la plus ordinaire furent ces 20-30 membres de partis islamistes qui ont fait campagne juste à l’extérieur des bureaux de vote. Les partis sans adhésion massive de membres n’ont pas pu faire cela, même s’ils avaient voulu. Il n’y a aucun doute que quelques électeurs ont été influencés au dernier moment et ont voté pour les islamistes, mais c’est insuffisant pour expliquer les résultats.

    Avec les résultats connus jusqu’ici pour 427 sièges, les Frères Musulmans en ont obtenu 193 pour leur Parti de la Liberté et de la Justice (FJP) (45% des sièges). Les Salafistes en ont 78 pour Al-Nour (‘Lumière’) (25% des sièges).. Les deux plus grands blocs libéraux en ont 68 entre eux. Le sixième plus grand groupe, avec dix sièges, est La Révolution Continue, le bloc de gauche, dont l’Alliance Socialiste Populaire est la plus grande composante. Ses votes varient entre 1 et 19%. Dans les zones rurales, quelques anciens membres du NDP ont été élus avec de nouvelles étiquettes de partis.

    Ces résultats ne reflètent pas le véritable rapport de forces observé dans les mouvements révolutionnaires de masse et dans les grèves d’été et automne derniers. Un sondage d’opinion d’août 2011 a montré que 69% de la population ne faisait confiance à aucun parti politique. Sans parti ouvrier de masse à ce stade, la classe ouvrière n’a pas pu s’exprimer dans cette élection en tant que classe. Les syndicats véritablement indépendants doivent développer une voix politique et pourraient jouer un rôle principal en aidant à établir un tel parti, avec les socialistes et d’autres activistes révolutionnaires.

    Le succès des Islamistes

    Le Parti de la Liberté et de la Justice des Frères Musulmans s’inspire du parti du premier ministre turque Erdogan du même nom (AKP), essayant de présenter une image modérée et moderne. Ils avaient 46 candidats féminins sur leurs listes et étaient dans une alliance avec quelques petits partis, dont deux candidats Coptes. Le long parcours d’opposition des Frères Musulmans à Moubarak, leurs programmes d’assistance sociale et de charité, et leur image relativement épargnée par la corruption aident à expliquer leurs résultats. Cependant, leur programme vise à charmer le monde du business, avec la réduction du déficit budgétaire et des coupes dans les subventions. Plusieurs de leurs dirigeants proviennent d’un parcours lié au milieu des affaires, tel que le ‘guide suprême’ Khairat El-Shater, un riche homme d’affaire. Ils décevront inévitablement ceux qui ont voté pour eux avec de grands espoirs d’amélioration de leurs conditions de vie.

    Les Islamistes plus orthodoxes, les Salafistes, ont gagnés plus ou moins 27% des voix. Leur soutien était le plus haut dans les secteurs les plus pauvres, négligés par les autres partis. Un plombier de 26 ans a dit au Financial Times (Londres) ”Nour va nettoyer le pays, se débarrasser de toute la corruption et récupérer tout l’argent qui est parti, qui est allé aux personnes riches tandis que nous n’obtenions rien. Les Frères Musulmans sont OK. Mais ils sont vieux, et ils ont déjà essayé pendant des années et n’ont fait rien pour nous.” (9.12.11)

    Mohammad Nourallah, un porte-parole de Nour a dit, ”Le vieux régime n’était constitué que de criminels. Et ils se sont entourés d’une classe qui a obtenu beaucoup d’avantages… Nos supporters sont les gens que vous voyez dans la rue, pas les gens qui vivent dans les quartiers que vous n’avez jamais vus ou dont vous n’avez jamais entendu parler.” (Financial Times 29.12.11)

    Les Frères Musulmans cherchent la coalition plutôt qu’à gouverner seul. ”Ce sera un parlement de compromis à coup sûr parce que nous ne nous joindrons pas au parti Al-Nour et que nous sommes pleins d’espoir pour établir de bons rapports,” a dit Essam al-Erian, chef adjoint du FJP. Ses associés préférés seraient de petits partis libéraux, donnant au régime une certaine prétention à être lié aux événements révolutionnaires, évènements desquels les leaders des Frères Musulmans se sont tenus à l’écart jusqu’à ce qu’il se soit avéré que les jours de Moubarak étaient comptés. De tels partenaires rendraient également un gouvernement des FM plus acceptable pour les gouvernements capitalistes du monde entier (et pour le FMI), à qui il cherchera l’appui économique. Les Salafistes seront le plus grand parti d’opposition.

    Autant les Frères Musulmans que les Salafistes ont en leur sein différentes tendances et orientations. Les sections de la jeunesse des Frères Musulmans avaient déjà créé une scission en désaccord avec la politique des leaders de se tenir hors de la confrontation directe avec Moubarak ou le CSFA. Maintenant que les élections pour l’assemblée inférieure sont finies, la demande de la fin immédiate du règne du CSFA pourrait recevoir un appui massif, bien que les dirigeants des Frères Musulmans soient plus enclins à continuer à chercher le compromis avec eux.

    Décalage croissant entre les activistes et les masses

    Beaucoup de gens des masses pauvres perçoivent les activistes libéraux de la classe moyenne comme provenant des ”quartiers que vous n’avez jamais vu”. La concentration des libéraux presque exclusivement sur des demandes démocratiques et sur le sécularisme a trouvé peu d’écho parmi ceux qui luttent quotidiennement pour nourrir leurs familles.

    Dans un sondage d’opinion fin avril 2011, 65% disait ne pas savoir pour quel parti ils voteraient si une élection devait avoir lieu la semaine suivante. Seulement 2% précisaient qu’ils voteraient pour les Frères Musulmans. Bien que ce résultat doive être regardé avec prudence, il est clair que le fossé entre les visions des activistes de Tahrir et les masses des zones pauvres du Caire et d’ailleurs s’est agrandit depuis lors. Organiser les protestations du vendredi sur le thème de ”Constitution d’abord”, par exemple, n’a pas attiré la majorité de ceux qui ont participé aux mouvements révolutionnaires de janvier et de février 2011. Les deux tiers de ceux qui l’ont fait ont indiqué au même sondage d’opinion que les raisons principales pour lesquelles ils y avaient pris part étaient les bas standards de vie et le manque de travail.

    Cet isolement croissant des activistes a encouragé l’Etat et les Frères Musulmans à lancer des attaques ces récentes semaines contre les ONG et les Socialistes Révolutionnaires, la section égyptienne de la Tendance Socialiste Internationale. Fin décembre, un principal avocat des Frères Musulmans s’est plaint aux services de sécurité de l’Etat disant que les SR projetaient de renverser l’Etat par des moyens violents. Trois membres principaux des SR ont été arrêtés et les forces de sécurité en ont interrogé un autre.

    C’est une menace sérieuse envers la gauche en général – pas simplement les SR – incluant la plupart des syndicalistes militants et des étudiants activistes. Le SR a travaillé  avec les Frères Musulmans il y a quelques années. Maintenant, ils se plaignent que les Frères soient utilisés comme un « outil de l’Etat » et les appellent à se souvenir qu’ils ont été opprimés par cette même machine d’état.

    Il est essentiel que le mouvement socialiste amoindrisse le soutien pour les Frères comme pour les Salafistes. Ceci ne peut pas être fait en faisant appel à la hiérarchie de ces organisations, ou en tombant dans le piège de débattre Islamisme et sécularisme (considéré comme de l’athéisme pour beaucoup de musulmans pratiquants).

    Au lieu de cela, un programme visant les pauvres et les travailleurs de la classe ouvrière qui supportent les Islamistes, exigeant des jobs, des salaires décents, des logements, une bonne éducation et des soins de santés gratuits est nécessaire. Un mouvement ouvrier de masse est nécessaire, il pourrait combattre pour ce programme et unir Musulmans et Coptes, hommes et femmes, jeune et vieux. Les partis islamistes rompraient le long des lignes de classe s’ils étaient construits avec une direction révolutionnaire expliquant la nécessité de balayer le système capitaliste responsable de la pauvreté et de l’oppression.

    Nécessité d’une révolution socialiste

    La nécessité d’une deuxième révolution devient plus clair pour beaucoup de ceux qui ont participé au soulèvement du 25 janvier 2011, et aux nombreuses manifestations et batailles depuis lors. Mais quelle sorte de révolution est nécessaire, et comment cela peut-il être atteint ? La première révolution a seulement ‘changé les rideaux’ – les représentants politiques de la classe régnante, qui a gardé sa richesse et puissance.

    Une deuxième révolution est nécessaire pour faire devenir propriété publique sous contrôle démocratique des travailleurs toutes les grandes compagnies, banques et grands domaines. L’économie pourrait alors être planifiée pour l’avantage de la majorité au lieu de l’élite minuscule qui est devenue plus riche sous Moubarak et continue à maintenir sa richesse sous le CSFA.

    La puissance de la classe ouvrière dans la vague de grèves en février 2011 a mis fin au combat de Moubarak pour s’accrocher au pouvoir. Une partie de cette puissance a été vue dans l’année depuis lors, bien qu’aucun parti ouvrier n’ait encore pu réunir les activistes des syndicats, les socialistes et les masses. Un programme qui rencontre les besoins des masses sur les questions pressantes de travail, des bas salaires, du manque de logements accessibles de bonne qualité, des soins de santé gratuits et de l’éducation pourrait rapidement recevoir l’appui. Une économie planifiée socialiste et démocratique emploierait la richesse produite par la majorité au profit de tous, au lieu d’être volée par les capitalistes et leurs défenseurs militaires et politiques.

    Une société véritablement socialiste démocratique n’aurait rien en commun avec le régime autoritaire bureaucratique qui a produit Moubarak. Les comités populaires de voisinage qui ont commencé à se développer après le 25 janvier, ainsi que les comités démocratiques sur les lieux de travail, pourraient se redévelopper et s’étendre sur la base de nouvelles recrudescences révolutionnaires et servir de base pour une véritable démocratie, les liant ensemble au niveau local, régional et national. Une assemblée constituante démocratiquement élue pourrait élaborer une constitution qui défendrait les droits de tous, y compris des minorités religieuses et nationales.

    Au cours du combat pour un tel programme socialiste, la balance des forces dans la société changerait. Tous les défenseurs de l’ordre existant seraient de plus en plus poussés ensemble vers l’opposition au mouvement grandissant des masses, mené par la classe ouvrière. Un tel mouvement surmonterait les divisions sectaires et résulterait en une assemblée complètement différente que celle qui vient juste d’être élue. Un gouvernement de majorité, d’ouvriers et pauvres, agirait dans l’intérêt de la majorité dans la société.

    En même temps, la crise économique globale grandissante mine le soutien au capitalisme autour du monde. Si la classe ouvrière développe une direction socialiste révolutionnaire décisive, luttant sérieusement pour prendre le pouvoir en Egypte, elle enflammerait d’autres mouvements révolutionnaires, posant les bases pour un Moyen-Orient, une Afrique du Nord et un monde socialiste.

  • Révolution et contre-révolution en Afrique du Nord et au Moyen Orient : leçons des premières vagues de mouvements révolutionnaires

    Le Comité Exécutif International (CEI) du Comité pour une Internationale ouvrière (CIO) s’est réuni du 17 au 22 janvier 2011 en Belgique, avec plus de 33 pays représentés, d’Europe, Asie, Amérique Latine et Afrique. Daniel Waldron fait dans ce texte un rapport de la session consacrée aux mouvements révolutionnaires en Afrique du nord et au Moyen-Orient.

    Daniel Waldron, Socialist Party (CIO Irlande)

    L’onde de choc des mouvements révolutionnaires qui ont commencé en Tunisie en janvier 2011 s’est répercutée dans toute l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient et à travers le monde. Cette vague de soulèvements a conduit au renversement de dictateurs dont certains dirigeaient leur État depuis des décennies, et a atteint presque tous les pays de la région. Les travailleurs et les jeunes du monde entier ont été inspirés par l’héroïsme et la détermination des masses et se sont identifiés à leur mouvement, du Wisconsin (aux Etats-Unis) au Nigéria. Un an après, le mouvement surnommé "Printemps Arabe" connaît une nouvelle phase.

    Cela a constitué la trame de l’excellente discussion, introduite par Niall Mulholland et conclue par Robert Bechert du Secrétariat International, que nous avons eu au Comité Exécutif International du Comité pour une Internationale Ouvrière. On a pu voir parmi les contributeurs des camarades de pays d’Afrique du Nord et Moyen-Orient, et également des camarades du CIO qui se sont rendus en Egypte au moment des événements révolutionnaires en 2011.

    Les représentants du capitalisme ont été pris de court par les mouvements révolutionnaires en Tunisie et en Égypte. Quelques mois à peine avant son renversement, le journal The Economist saluait encore Moubarak pour avoir apporté la "stabilité" dans la région. En d’autres termes, pour avoir agi en tant qu’agent fiable de l’impérialisme. Alors que Ben Ali avait déjà été renversé en Tunisie et que les masses égyptiennes avaient commencé leur révolte, ce torchon du capitalisme international clamait toujours qu’il ne tomberait pas. Mais il est bel et bien tombé. Les forces de l’impérialisme occidental n’étaient pas préparées et furent abasourdies alors que leurs alliés furent renversés, ne sachant rien faire d’autre que d’exprimer leur "soutien" tardif aux révoltes tout en essayant désespérément de garder le contrôle.

    Le CIO n’a toutefois pas été surpris par les évènements bouleversants qui ont balayé la région. Dans les documents que nous avions adoptés suite à notre Congrès Mondial de décembre 2010, nous mettions en lumière la possibilité de mouvements convulsifs en Afrique du Nord et au Moyen Orient ; la région était telle une boîte d’allumettes, prête à s’embraser.

    Ben Ali – le premier domino d’une longue rangée

    Nous avions insisté sur le fait que sa population particulièrement jeune et appauvrie, opprimée par des régimes autoritaires incapables de leur offrir un meilleur avenir, pourrait être le déclencheur d’explosions sociales dans ce contexte de crise mondiale du capitalisme. Ces soulèvements n’ont pas été provoqués uniquement par une colère contre les dictatures ; ils étaient aussi le reflet du fait que les masses n’acceptaient plus l’existence misérable que le capitalisme est la seule à pouvoir leur apporter. Le dirigeant tunisien Ben Ali, représentant féru du capitalisme néolibéral, fut le premier de la liste à ressentir la force des mouvements de masse et à tomber.

    Ben Ali s’est fait dégager 28 jours après le suicide tragique par immolation du jeune vendeur de rue Mohamed Bouazizi. Le dictateur a rapidement été suivi par son ancien premier ministre, Ghannouchi. Une semaine plus tard, le règne trentenaire de Hosni Moubarak en Egypte s’est lui aussi effondré. Alors que les images des manifestations sauvagement attaquées par la police d’Etat encore fidèle à l’ancien régime étaient diffusées autour du monde, on aurait pu croire que le renversement de ces dictatures était en fait un processus assez simple et linéaire : les masses prenaient la rue et refusaient de la lâcher tant que leurs revendications contre la dictature ne seraient pas satisfaites. L’occupation de la place Tahrir au Caire, par exemple, est devenue un véritable symbole et a directement inspiré les mouvements Démocratie Réelle ou Occupy.

    Les manifestations massives et les occupations ont évidemment joué un rôle clé ; mais le facteur décisif dans le succès des révolutions égyptienne et tunisienne a été l’implication de la classe ouvrière organisée. Malgré le fait que les dirigeants de la confédération syndicale UGTT étaient fortement incorporés au régime de Ben Ali, un degré important d’action indépendante et d’opposition à la dictature existait localement et nationalement. La classe ouvrière égyptienne, la plus nombreuse de la région, a une vraie tradition de mouvements puissants et indépendants.

    Dans ces deux pays, des comités de travailleurs ont émergé dans les lieux de travail et les usines. Cette méthode d’auto-organisation s’est étendue aux places, aux villes et aux villages, donnant une cohésion au mouvement et lui apportant tant une base organisationnelle qu’une capacité à répondre efficacement aux attaques du régime. Par exemple, lorsque des gros bras pro-Moubarak armés ont essayé de reprendre la place Tahrir début février 2011, cela a déclenché une grève générale dans tout le pays, paralysant le régime, renforçant le mouvement, et qui a rapidement mené au départ de Moubarak.

    A l’inverse de l’Egypte et de la Tunisie, l’absence de mouvements massifs de la classe ouvrière a été une faiblesse des soulèvements révolutionnaires dans les autres pays ; et a notamment amené à des affrontements avec le régime qui se sont révélés beaucoup plus longs, compliqués et sanglants. En Libye, le mouvement contre le régime de Mouammar Kadhafi a commencé dans la ville de Benghazi. Au début, il avait l’allure d’un soulèvement populaire. Des comités du peuple émergeaient dans la ville. Pourtant, l’absence d’organisations indépendantes des travailleurs (torpillées par le régime brutal de Kadhafi) ont affaibli la capacité du mouvement à surmonter les profondes divisions ethniques et tribales existant dans le pays. Même si la révolte s’est étendue à Misrata et à d’autres villes, elle est restée relativement isolée et divisée.

    Le rôle de l’impérialisme en Libye

    Les forces de l’impérialisme se sont vite regroupées et ont utilisé le blocage de la révolution libyenne comme moyen pour intervenir afin de s’assurer qu’elle se développerait sans menace pour leurs intérêts dans la région. Kadhafi avait été inclus dans les petits papiers des pouvoirs occidentaux, en échange d’un accès aux ressources en pétrole du pays, mais l’impérialisme pouvait bien voir que sa capacité à apporter la "stabilité" à la région était à l’agonie. Ils s’unirent alors pour promouvoir une opposition pro capitaliste autour de Benghazi, comprenant de récents détracteurs du régime, sous la forme du Conseil National de Transition.

    Alors que les masses à Benghazi, dans la phase initiale de la révolution, étaient clairement opposées à une intervention impérialiste, le CNT a supplié les forces occidentales d’intervenir. Leurs médias, notamment par la voix d’Al Jazeera (messager du régime qatari pro impérialiste), ont mené une campagne de propagande pour exagérer la menace posée pas l’armée de Kadhafi et augmenter la popularité de l’intervention occidentale.

    Le CIO n’a pas succombé à la pression, comme tous les marxistes auraient dû l’analyser, mais a justement expliqué que l’impérialisme ne pouvait pas jouer de rôle progressiste dans la situation. Leur seul but était d’installer un régime clientéliste suffisamment fiable pour ne pas apporter une quelconque liberté ou améliorer le quotidien des masses libyennes. Seul un mouvement massif des travailleurs et des pauvres libyens pouvait apporter un véritable changement.

    Et ce que nous avions dit s’est révélé être juste. La campagne de bombardement qu’a mené l’OTAN a freiné le mouvement. Pire encore, de nombreux éléments de guerre civile se sont développés ; avec des caractéristiques raciales et tribales. Des atrocités ont été commises, tant d’un côté que de l’autre. Kadhafi a été destitué, au bonheur de beaucoup. Mais il a été remplacé par un « gouvernement » du CNT non représentatif. Les tensions ethniques dans le pays se sont aggravées, notamment avec l’émergence de milices tribales. Il se pourrait qu’on assiste à une partition sanglante du pays autour de conflits sur les ressources naturelles, à moins qu’une alternative basée sur les intérêts communs des travailleurs et des masses pauvres soit construite.

    La Syrie

    De manière similaire en Syrie, le mouvement contre le régime d’Assad a été freiné par l’absence d’organisations unifiées de la classe ouvrière et des pauvres. Non content de réprimer brutalement le mouvement (on reporte plus de 5000 tués par les forces de l’Etat et un usage répandu de la torture), Assad a invoqué des chimères de bain de sang sectaire pour décourager les minorités alawites et chrétiennes de s’engager dans le soulèvement.

    L’impérialisme occidental et les élites sunnites qu’ils sponsorisent dans la région aimeraient assister à la destitution d’Assad ; car cela affaiblirait l’influence et le pouvoir du régime Iranien. Cela a notamment été reflété dans l’appel fait à Assad pour qu’il se retire de la Ligue Arabe (d’habitude impuissante), mais aussi dans les sanctions économiques qui ont été prises et qui auraient coûté au régime deux milliards de dollar, selon les estimations. Comme en Égypte, une opposition pro-occidentale est en train d’être préparée pour prendre le pouvoir ; en l’occurrence sous la forme du Conseil National Syrien. Toutefois, le déclenchement de conflits sectaires une fois Assad tombé pourrait avoir de sérieuses conséquences pour les intérêts de l’impérialisme dans la région, et une forme de compromis avec Assad n’est pas à exclure.

    Les derniers mouvements des masses tunisienne et égyptienne les ont vues revenir sur la scène de l’Histoire dans une tentative de changer fondamentalement la société. Les emblèmes des dicatures qu’étaient Ben Ali et Moubarak, ainsi que tellement d’autres de leurs alliés, ont été balayés. Cependant, même si les anciens régimes ont été ébranlés jusque dans leurs fondements, ils n’ont pas encore été détruits. Les vieilles élites qui soutenaient ces régimes restent intactes dans leur large majorité, malgré la détermination des masses.

    En Tunisie, l’élite a offert Ben Ali et par la suite Ghannouchi en sacrifice pour pacifier les mouvements révolutionnaires et les empêcher de menacer la position même de la classe capitaliste. En Égypte, les dirigeants de l’armée, un des piliers de l’Etat, ont été incapables d’étouffer la révolte ; et sont de fait intervenus pour prendre le pouvoir « au nom du peuple ». Parmi de larges couches des masses révolutionnaires, il n’y avait que peu de confiance dans les intentions des élites et un véritable désir d’aller vers un changement complet de la société. Mais en l’absence d’un parti de masse de la classe ouvrière avec un programme clair pour une transformation révolutionnaire de la société, l’énergie des masses épuisées a été dissipée, et les classes dirigeantes furent en capacité de regagner un certain degré de contrôle.

    Malheureusement, la vague révolutionnaire n’a trouvé que des forces défaillantes dans la gauche socialiste. Les maoïstes de l’UGTT, dont l’influence est considérable, ont adopté une approche dite étapiste, clamant qu’un capitalisme libre et une démocratie bourgeoise devaient être développés avant que des revendications pour la classe ouvrière et le socialisme soient mises en avant. Ce qui ne correspondait en rien à l’attitude des travailleurs tunisiens, dont les revendications portaient sur de meilleurs salaires et conditions de travail, la nationalisation de l’énergie ; ainsi que des éléments de contrôle ouvrier. Plutôt que d’appeler à une coordination des conseils des travailleurs et des pauvres pour former la base d’un gouvernement révolutionnaire, les maoïstes ont filé le train à l’opposition libérale.

    La gauche en Égypte

    En Égypte, une majeure partie de la gauche se traînait aussi derrière le mouvement. Ils tendaient à suivre la direction imposée pas les Frères Musulmans et d’autres forces d’opposition pro capitaliste, dont certains dirigeants appelaient à la formation d’un « gouvernement de salut national » au lieu d’un gouvernement révolutionnaire qui représenterait les intérêts des masses. Mais les dirigeants des Frères Musulmans se sont continuellement dirigés contre la gauche.

    Les élections parlementaires dans les deux pays ont vu la victoire de forces religieuses de droite (Ennahda en Tunisie et les Frères Musulmans en Égypte). Le parti salafiste Al Nour en Égypte a aussi gagné des voix. Ce n’était en rien une issue inévitable. Au moins au début, Ennahda et les Frères Musulmans se sont tenus à l’écart des mouvements. Il y un an, Ennahda ne pesait que 4% dans les sondages et leurs slogans religieux ne rencontraient pas d’écho parmi les masses. La montée de ces forces reflète le vide politique énorme qui existe, et qui pourrait potentiellement être rempli par un parti de la classe ouvrière doté d’un programme pour un changement socialiste.

    Alors que les médias occidentaux agitaient le spectre de la menace de l’« Islam politique » pendant les soulèvements révolutionnaires, il est clair que ces forces ne représentent pas une menace mortelle face aux intérêts de l’impérialisme. D’ailleurs les deux partis ont adopté des positions pro-occidentales. Le régime qatari a joué un rôle direct dans la sélection du gouvernent Ennahda. Les Frères Musulmans ont annoncé qu’ils voulaient modeler la « nouvelle » Égypte comme le régime pro-capitaliste de l’AKP en Turquie.

    L’élection de ces gouvernements ne mettra pas fin au processus révolutionnaire engagé en Afrique du Nord. Au contraire, il est clair qu’on assiste à un renouveau des luttes de la classe ouvrière et des pauvres. La souffrance quotidienne des masses n’a fait que s’approfondir depuis la chute des dictateurs ; le coût de la vie et le chômage ayant augmenté. Les travailleurs et les jeunes n’accepteront pas calmement que la vie continue ainsi, dans la pauvreté, même avec de nouveaux dirigeants. Le sentiment que la révolution a été « volée », qu’il en faudrait une deuxième ou une troisième, grandit.

    La tentative de l’élite militaire égyptienne de contrôler les élections et la nouvelle Constitution afin qu’elle leur soit favorable a provoqué de gigantesques conflits avec les travailleurs et jeunes révolutionnaires. Malgré une répression massive avec des milliers d’arrestations, ils furent forcés de faire des concessions. Après les élections, il y a eu encore plus de conflits avec le régime pendant l’anniversaire de la révolte. Les illusions qui existaient dans le caractère « pro-populaire » des dirigeants de l’armée ont volé en éclats chez de plus en plus d’Egyptiens. L’organisation indépendante de la classe ouvrière et les actions dans les usines se développent.

    L’élection du nouveau gouvernement tunisien a été suivie de manifestations massives pour de meilleures conditions de vie. Une grève générale se prépare dans une importante région minière, où des éléments de pouvoir ouvrier existent aujourd’hui. Les travailleurs continuent de se battre obstinément pour des améliorations concrètes et immédiates dans la santé, l’éducation et toute une série d’autres domaines ; et ce malgré la forte désapprobation des dirigeants de l’UGTT.

    Le rapport de forces régional

    La vague révolutionnaire a terrorisé le régime d’Israël, menaçant de déstabiliser le rapport de forces régional, déjà fragile. Le mouvement des masses égyptiennes en particulier a posé la possibilité de développer des liens de solidarité avec le peuple palestinien – malgré l’approche conciliante des Frères Musulmans et de l’armée envers Israël. Netanyahou a tenté de soulever les questions nationalistes et la peur des masses arabes parmi la population juive pour essayer de dompter l’agitation qui régnait en Israël et de préparer la population à la possibilité d’excursions militaires pour défendre l’élite nationale. Mais en vain.

    Le mouvement des tentes qui a balayé Israël pendant l’été était une preuve remarquable de la capacité qu’ont les mouvements révolutionnaires à dépasser les divisions ethniques, religieuses, sectaires et nationales. Le mouvement a englobé une énorme proportion de la population et beaucoup de ceux qui se sont retrouvés directement impliqués ont naturellement connecté leur lutte avec celle des masses à travers la région. Alors que les dirigeants n’apportaient ni objectifs clairs ni stratégie, le mouvement exprimait le rage que les travailleurs et les jeunes juifs ressentent par rapport à la minuscule élite corrompue qui dirige le pays. Dans des endroits comme Haifa, le mouvement a eu beaucoup de soutien de la part des Palestiniens. Ceci montre la possibilité de construire un mouvement unifié des travailleurs à travers la région et de trouver une solution socialiste et démocratique à la question nationale.

    L’expérience de la première vague de mouvements révolutionnaires a augmenté la conscience politique des travailleurs et des jeunes en Égypte et en Tunisie et peut paver la route pour de nouveaux soulèvements. Cela donnerait une nouvelle vigueur aux mouvements en Syrie, au Yémen, en Iran et dans toute la région. De plus en plus de personnes tireront la conclusion que pour avoir un futur décent et une vraie démocratie, la classe ouvrière et les masses pauvres doivent prendre le pouvoir en leurs propres mains, rompre avec l’impérialisme et briser le système capitaliste lui-même. Si l’immense richesse et toutes les ressources de la région étaient reprises des mains des élites corrompues et parasitaires et planifiées démocratiquement par les travailleurs et les pauvres, les conditions de vie des masses pourrait être rapidement transformées.

    La construction de partis de travailleurs qui unifieraient les masses pauvres autour d’un programme pour un changement socialiste et révolutionnaire de la société est une nécessité urgente. Les forces du CIO et les marxistes dans la région travaillent à cet objectif ; et peuvent croître pendant la prochaine période de défis auxquels la classe ouvrière et les jeunes se trouveront confrontés.

  • [INTERVIEW] Tunisie : Un an après la chute de Ben Ali “Les masses continuent la lutte”

    Le 14 janvier dernier marquait le premier anniversaire de la chute du dictateur détesté Zine El Abidine Ben Ali, suite à la révolution Tunisienne. Nous avons eu la chance de pouvoir discuter avec deux socialistes authentiques qui militent en Tunisie et qui sympathisent avec les idées politiques du Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO).

    Par Nico M. (Bruxelles)

    Socialisme.be : Pouvez vous décrire la situation aujourd’hui en Tunisie ?

    La Révolution n’est pas un simple acte isolé, c’est un processus. Ce processus continue aujourd’hui, ce qu’on peut d’ailleurs voir avoir la nouvelle vague de protestations qui prennent place en Tunisie et spécialement depuis ce début d’année. Chaque jour se déroulent à travers le pays de nouvelles protestations contre les autorités, de nouvelles grèves pour de meilleures conditions sociales, des sit-ins pour exprimer les plaintes.

    L’anniversaire de la Révolution a débouché sur ce qui semble être la plus grosse vague de mobilisations depuis un an, avec à certains endroits un caractère presque insurrectionnel. Dans la région minière autour de Gafsa, la situation est explosive, avec des grèves et des manifestations régulières et certaines villes autogérées par les habitants.

    Une grève générale régionale a également pris place pendant 5 jours dans le gouvernorat (région) de Siliana, dans le sud, entre le 13 et le 18 janvier, afin de protester contre la pauvreté et la marginalisation sociale de la région.

    ”Révolution”, en arabe, ça signifie une rupture complète, fondamentale avec le passé; mais cela ne s’est pas encore produit. Les conditions pour la majorité n’ont pas fondamentalement changé. Toutes ces protestations illustrent que la population doit continuer à lutter. Les conditions objectives dans la société qui ont causées cette poussée révolutionnaire sont toujours d’actualité. Dans beaucoup d’aspects de la vie quotidienne de la majorité, elles sont mêmes actuellement pires. Le chômage a littéralement explosé, ce qui fait que ce thème est en première ligne des revendications de la population.

    Depuis le 14 janvier de l’année passée, il y a eu 107 cas d’immolation à travers le pays, dont 6 au moins durant les premières semaines de 2012. La plupart d’entre eux sont des chômeurs, désespérés et prêts à tout pour trouver un emploi.

    Il n’y a pas eu de rupture fondamentale avec l’ancien système. En conséquence il est clairement prévisible que les gens continuent de lutter. Il est clair que la révolution – lorsque les gens cherchent des changements réels et font éruption sur la scène politique pour les imposer – est toujours vivante.

    Socialisme.be : Après la première étape de la révolution, pouvez vous dresser un bilan de ce qui a été gagné et de ce qui reste à gagner ?

    La première chose à noter est que la classe capitaliste se fondait sur l’ancien régime du président Ben Ali pour défendre ses intérêts. Quand Ben Ali a été éjecté, les capitalistes ont été initialement déstabilisés. Faisant face à une révolution qui mettait à mal leur existence sociale, ils ont dû concéder d’importantes revendications, plus particulièrement vis-à-vis de la sphère politique, afin de restaurer un certain contrôle.

    Sous la pression des mobilisations, un grand nombre de figures dirigeantes de l’appareil d’Etat ont été virées, l’ex-parti dirigeant – le RCD de Ben Ali – a été dissout, etc. Le mouvement était si puissant que même les commentateurs des médias capitalistes ont été forcés d’admettre qu’il s’agissait d’une révolution.

    Cependant, depuis la première vague révolutionnaire, il y a eu une tentative consciente des capitalistes, de concentrer l’attention sur les seules questions de démocratie, de représentation politique, et de ne rien concéder à propos des fondations sociales fondamentales du capitalisme. Il y a également eu une grosse campagne idéologique présentant les élections comme une réussite. La campagne de propagande de la part de la bourgeoisie fut incroyable autour de ces élections, afin de les présenter comme un aboutissement. L’establishment a tenté de pervertir l’opinion publique en parlant notamment d’un taux de participation de 90% dans tous les médias. Ces chiffres ont été inventés, parce qu’ils avaient besoin d’illustrer un angouement pour ces élections. La réalité est qu’une partie de la population ne croyait pas en ces élections, même si le sentiment de pouvoir voter pour la première fois sans la pression du régime était bien présent.

    Avec ces différents éléments, la classe capitaliste a déployé ses efforts pour faire dérailler le processus révolutionnaire vers les voies sécurisées de la ”légalité”, vers la constitution et les institutions existantes sous l’ancien régime. Ce furent les jeunes et les travailleurs révolutionnaires qui ont imposé les élections pour une nouvelle Assemblée Constituante après la deuxième occupation massive de la place Kasbah.

    La majorité n’a pas d’objectifs clairs quant à la direction que doit prendre la société, la conscience politique est assez mitigée. Les masses tentent de naviguer à travers la pauvreté quotidienne et la bureaucratie d’Etat corrompue qui pèse sur eux. Cependant, beaucoup réalisent qu’en éjectant seulement les leaders de l’ancien régime, leurs conditions de vie n’ont pas amélioré et ne vont pas fondamentalement le faire.

    Les gens sont en colère et frustrés par l’absence de progrès. Beaucoup ont perdu des proches dans la révolution et voient que ces sacrifices ont été détournés par la classe dirigeante. Même les familles des martyres n’ont pas eu droit à une réelle justice. Un grand nombre d’assassins sont toujours libres, dont l’identité de certains est clairement connue.

    Les personnes blessées par la répression d’Etat au début de l’année se sont vues refuser l’accès à une assistance médicale adéquate. 90% des gens qui se sont fait tirer dessus ont toujours les balles dans leurs corps à cause du manque de traitement médical sérieux! Beaucoup ont depuis perdu leur emploi, voire même leur vie. Dans certains cas, la police a même était envoyée contre eux lorsqu’ils protestaient.

    Socialisme.be: La presse a fait couler beaucoup d’encre à propos de la victoire électorale des partis islamistes. Quel est le regard des socialistes authentiques à ce propos?

    Le parti religieux ”modéré” Ennahda est le principal vainqueur des élections parlementaires de décembre dernier. Il a fait des gains au détriment d’autres partis en exploitant les questions sociales urgentes de la majorité : pauvreté, chômage, etc.

    Ennahda a aussi été capable de convaincre beaucoup d’électeurs que les autres partis ”laïques” étaient ”anti-religieux” et voulaient attaquer l’islam. Cela a été possible car la plupart des partis ”laïques” ont poussé à ce que le débat se focalise sur ce sujet, si bien que les questions sociales n’ont pas été réellement abordées.

    Ennahda a aussi acheté des votes avec l’argent du régime du Quatar ou d’autres pays. Les membres d’Ennahda ont promis aux électeurs des cadeaux de toutes sortes, comme des moutons pour les sacrifices de la fête ‘Aid al-Adha’. Quand ces promesses ne se sont pas matérialisées, elles ont déclenché des protestations.

    Ce n’est pas qu’Ennahda est une force importante dans la société, c’est d’avantage le fait que les autres partis d’opposition sont très faibles. Ainsi Ennahda a été capable de remplir le vide politique.

    Cependant, Ennadha risque de perdre son soutien s’il s’avère incapable d’améliorer les conditions sociales des pauvres. Et il ne peut pas en être autrement, vu que la politique d’Ennahda n’est rien d’autre qu’une nouvelle version de la politique de l’ancien régime. Beaucoup de gens sont en train de tirer de telles conclusions. En janvier, Ennahda a tenté d’installer des figures associées à l’ancien régime à la tête des médias publics. Cela a provoqué un tel tollé qu’ils ont du reculer.

    Ennahda a d’ailleurs déjà fait l’expérience de la chute de soutien dans les sondages, passant de 41% à 28%. Une certaine couche du soutien électoral à Ennahda se retrouve d’ailleurs dans les rues pour protester contre le parti pour lequel ils ont voté. Cela ne signifie pas un effondrement automatique du soutien à l’aile droite de l’islam en général – des ailes plus fondamentalistes essayent également de se positionner – par contre, cela illustre qu’une partie significative des électeurs d’Ennahda n’est pas construite sur une base solide.

    La première chose qu’a dit le premier ministre ne concernait ni les chômeurs, ni les problèmes sociaux. Il a déclaré en premier lieu qu’il allait renforcer l’amitié et les accords de la Tunisie avec l’Union Européenne et les USA, que les nouveaux dirigeants seraient des alliés de l’OTAN dans la région. Ensuite, le premier ministre s’est rendu à la Bourse afin de rassurer le monde de la finance et de la spéculation. Le gouvernment ne remet pas en cause la mainmise des firmes étrangère sur l’économie.

    Le programme d’Ennahda, c’est le plan du jasmin concoté par le G8, un programme tout fait, discuté dans les salons de Washington avant même la création d’Ennahda et que ce parti a repris tel quel, point par point, chiffre par chiffre. Nous pensons qu’Ennahda est une carte jouée par la bourgeoisie tunisienne et l’impérialisme étranger. Dans l’Histoire, dans différents pays, l’islamisme politique a été l’instrument destiné à contrer une percée de la gauche. Cette carte de l’islmamisme politique se résume à “qui va prendre le pouvoir sans remettre en cause les intérêts du capitalisme dans la région”. Ce n’est pas anodin qu’un parti qui n’existait pas le 14 janvier, qui n’a pas pris part au processus révolutionnaire, remporte les élections avec 40%.

    Socialisme.be : Les travailleurs, au travers d’actions de grèves, ont joué un rôle décisif dans la révolution. Quelle est la situation maintenant dans le mouvement ouvrier ?

    En décembre 2011, un nouveau bureau national a été élu à l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail). C’est important car cette nouvelle direction se trouve aujourd’hui en ”guerre froide” avec le gouvernement. Parmi les 13 membres de ce nouveau bureau, 9 prétendent être issus des traditions marxistes.

    L’UGTT est potentiellement plus puissant que n’importe quel parti du pays et, dans une certaine mesure, la nouvelle direction comprend cela. Bien que cette nouvelle direction ne soit pas révolutionnaire, même si elle provient d’une tradition marxiste, qu’elle ne fait pas référence dans ses activités quotidiennes ou sa propagande à la transformation socialiste de la société, elle est néanmoins beaucoup plus à gauche que l’ancienne direction et n’est pas directement associée à l’ancien régime, comme c’était le cas de l’ancienne direction.

    Un certain nombre de ces nouveaux dirigeants viennent d’un milieu militant, ils savent que la crise du système capitaliste aggrave les attaques contre la classe ouvrière et sont plus sensibles aux sentiments des travailleurs de la base. Ils sont du coup sous pression pour adopter le langage de la lutte des classes et adopter une position plus radicale vis-à-vis du nouveau gouvernement.

    Aujourd’hui, des luttes de travailleurs explosent un peu partout en Tunisie, y compris dans les secteurs clés de la classe ouvrière, par exemple dans l’industrie du gaz où un blocage du port de Gabès a pris place. Le secteur pétrolier a aussi été frappé par des actions de grèves. Les travailleurs et les pauvres ont été impliqués dans des blocages de voies ferrées, de routes. Les chiffres indiquent qu’il y a quatre blocages routiers par jour en moyenne. Il y a eu des sit-in et dans certains cas des grèves de la faim pour améliorer les conditions de travail et revendiquer plus d’emplois.

    Ça fait un an que les revendications ont été mises en avant, des manifestations ont pris place, la classe ouvrière a tout fait pour se faire entendre, sans résultats. Aujourd’hui, il est normal que la tension augmente, que les situations se crispent. A Gafsa par exemple, pendant un mois, aucun véhicule ou personne liée à l’Etat n’a pu entrer. La classe ouvrière sent l’anarque, voit que la transparence n’est toujours pas de mise.

    Plusieurs luttes ont abouti. Par exemple, dans le secteur universitaire, il y a eu une confrontation sur la question de la légalisation du Niqab à l’université, une demande des salafistes. Les syndicats étudiants et ceux des enseignants se sont mobilisés et ont bloqué cette revendication. Dans son budget, le gouvernement a aussi tenté de couper 4 jours de salaires chez les fonctionnaires, la lutte a permis de les faire reculer sur cela aussi. Ce dernier point démontre aussi clairement quel est le caractère réel du programme d’Ennahda.

    Ces grèves ne portent pas seulement sur des revendications sociales ou économiques mais ont un caractère politique également, revendiquant l’éviction des fonctionnaires corrompus ou des dirigeants liés à l’ancien régime, ciblant l’impuissance du nouveau gouvernement à répondre à leurs revendications.

    Le principal défi est de transformer l’UGTT en un organe combatif et démocratique pour l’organisation de la classe ouvrière, ce qui implique aussi de l’orienter vers les masses de chômeurs en colère, et d’adopter un programme offensif capable de contester la domination du capitalisme.

    Bien sûr nous ne sommes pas utopiques. Sans un parti de masse des travailleurs capable de constituer un levier pour parvenir à une révolution socialiste, toutes sortes de perspectives peuvent prendre place. C’est pourquoi construire un tel parti est aujourd’hui la tâche la plus importante pour les révolutionnaires.

    Les puissances impérialistes veulent présenter la Tunisie comme un modèle démocratique d’une transition contrôlée par les capitalistes. L’impérialisme serait paniqué si un mouvement des travailleurs se dirigeait vers le contrôle de l’économie. C’est un scénario qu’ils veulent éviter à tout prix avec les conséquences que cela aurait pour toute la région. C’est pourquoi il y a une telle campagne médiatique idéologique agressive pour attaquer les travailleurs en grève, une campagne qui vise à effrayer la population, expliquant que les grèves et les sit-in repoussent les investisseurs et détruisent des emplois, etc.

    Ceci dit, cette campagne semble n’avoir qu’un impact limité sur la classe ouvrière. Les capitalistes ont cru qu’avec un nouveau gouvernement élu, ils auraient suffisamment d’autorité pour amener la paix sociale. L’appel du nouveau Président de la République pour une ”trêve sociale de 6 mois” reflète cela. Mais ça ne prend pas. La pression mise sur le gouvernement par les luttes et les grèves se poursuit et pourrait déboucher sur une aide financière impérialiste au gouvernement tunisien avec l’objectif de calmer la situation. Mais la conjoncture économique générale réduit leurs marges de manœuvres.

    Socialisme.be : Quel rôle ont joué les forces de gauche en Tunisie ?

    Dans l’Histoire, la gauche a joué un rôle central dans beaucoup de luttes importantes de la classe ouvrière et pour les acquis sociaux, y compris pour les droits des femmes et pour fournir un système de santé public.

    Il y a maintenant beaucoup d’organisations à gauche. Cependant, le test décisif aujourd’hui en Tunisie est l’application d’un programme socialiste pour faire avancer les luttes des travailleurs.

    Le pays pourrait connaître une période ”à la grecque” de luttes prolongées en raison de l’absence d’un parti de masse des travailleurs armé d’un programme socialiste, afin de diriger le mouvement vers une contestation du système capitaliste.

    Il ne peut y avoir de solution permanente aux problèmes de la société sous le capitalisme. Les forces de gauche qui soutiennent qu’une étape préliminaire de ”capitalisme démocratique” est nécessaire avant de parler de socialisme, trompent la classe ouvrière. Le capitalisme est uniquement intéressé par l’exploitation des travailleurs, et non par la mise en place d’une réelle démocratie. La seule issue à cette impasse pour les travailleurs est l’instauration du socialisme. Concrètement, un programme socialiste se base sur le plein emploi avec le partage du travail, sur des investissements publics massifs dans l’infrastructure, sur l’obtention de conditions de vie décentes pour tous, sur le contrôle ouvrier dans l’industrie et les banques,… Malheureusement, la gauche ne met pas en avant un programme clair sur ces questions.

    Pour répondre à ces questions, le groupe qui sympathise avec le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) en Tunisie revendique le non-paiement des dettes nationales contractées par l’ancien régime, la nationalisation des banques et de l’entièreté des richesses de l’ancienne classe dirigeante sous le contrôle démocratique de la classe ouvrière et de la population qui a fait la révolution. Actuellement, nous militons pour l’organisation d’une grève générale comme premier pas pour unifier tous ceux qui luttent dans les différentes parties du pays en une seule illustration de leur puissante force.

    Socialisme.be: Quel message voulez-vous donner aux travailleurs qui combattent les mesures d’austérité et la crise du capitalisme dans les autres pays ?

    Après la révolution, les médias se sont ouverts un peu en Tunisie. A la place des traditionnels matchs de foot, nous avons également pu voir à la TV les luttes des travailleurs en Europe, comme en Grèce. La Grèce est en Europe ce qu’a été la Tunisie dans le Maghreb et la région, dans le sens que les luttes des travailleurs ont été une énorme source d’inspiration.

    En Angleterre, par exemple, il y a eu récemment un recrue des grèves des travailleurs et des syndicats après une relative longue période de calme. C’est très significatif, cela illustre aussi les limites de la propagande dominante et à quel point la situation peut tourner si les travailleurs s’organisent et prennent leur destin en main.

  • Iran : exacerbation des tensions, sanctions et exercices militaires

    L’impérialisme américain et / ou Israël préparent-ils une attaque militaire contre l’Iran ? Comment la dictature islamiste à Téhéran va-t-elle riposter ? Ces questions sont à nouveaux parvenues sur le devant de la scène, avec les nouvelles sanctions annoncées par les Etats-Unis et les exercices effectués par la marine iranienne.

    Par Per-Åke Westerlund, Rättvisepartiet Socialisterna (CIO-Suède)

    Tant le régime iranien que la Maison Blanche ont des raisons internes qui justifient cette escalade dans la guerre des mots. La profonde crainte du régime iranien face à des protestations de masses – à l’instar de celles qui avaient suivi les ‘‘élections’’ de 2009 – a été renforcée par les révolutions en Afrique du Nord et au Moyen Orient. De nouvelles ‘‘élections’’ antidémocratiques se tiendront en mars prochain, dans un contexte de crise économique de plus en plus aigu. Le régime tente de mettre uniquement l’accent sur la responsabilité de l’impérialisme américain, qui a maintenu un blocus long de plus de 30 ans contre l’Iran. Aux Etats-Unis, le président Barack Obama trouve bien pratique de pouvoir dévier l’attention de l’opinion vers l’étranger après le mécontentement grandissant qui s’est exprimé dans le pays durant l’année 2011, notamment avec le mouvement Occupy. En outre, le président est sous la pression des Républicains pour être plus dur concernant les affaires étrangères, en particulier à l’égard de l’Iran.

    Tout acte guerrier contre l’Iran aurait des conséquences désastreuses. La région est l’une des plus militarisées au monde. Les Etats-Unis ont leur Cinquième Flotte stationnée au Bahreïn et tous les pays du golfe Persique ont participé à la course régionale aux armements qui a marqué ces dernières années. Une attaque contre l’Iran ferait face à une opposition de masse au Moyen-Orient, notamment bien entendu de la part d’organisations soutenues par l’Iran comme le Hamas et le Hezbollah.

    Les rumeurs et les inquiétudes à ce sujet ont déjà fait bondir les prix du pétrole de 6% durant la première semaine de janvier. Un conflit militaire qui risquerait d’affecter les exportations de pétrole du golfe Persique pourrait menacer l’économie mondiale tout entière. 40% des exportations mondiales de pétrole passent par l’étroit détroit d’Ormuz.

    L’évènement qui a déclenché ces dernières évolutions est le rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique de novembre qui, une fois encore, laisse supposer que l’Iran est secrètement en train de préparer une production d’armes nucléaires. Depuis 10 ans, les installations nucléaires iraniennes conduisent à des crises et à de nombreuses spéculations concernant son arsenal militaire. Le projet nucléaire iranien est devenu public en 2002, mais l’enrichissement d’uranium a été suspendu, pour reprendre un peu plus tard lorsqu’Ahmadinejad est devenu président, en 2005.

    L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et le Conseil de sécurité des Nations Unies ont depuis lors lancé différents ultimatums au régime de Téhéran et ont adopté quatre séries de sanctions. Téhéran a toujours maintenu que l’enrichissement d’uranium était uniquement orienté vers la production d’énergie atomique et également à des fins médicales. Mais Ahmadinejad n’a jamais perdu une occasion de vanter la capacité de l’Iran à produire du combustible nucléaire avec l’aide de leur 8000 centrifugeuses. L’AIEA et même la Maison Blanche, depuis l’accession d’Obama au pouvoir, admettent que l’Iran n’est toujours pas capable de produire des armes nucléaires, mais ils avertissent que le risque a augmenté. Le traitement de l’uranium a été, pendant longtemps, un enrichissement de 3,5%, mais il a augmenté à près de 20% en 2010 (l’uranium nécessaire à la production d’armes nucléaires nécessite un enrichissement de 90%).

    Les sanctions ont jusqu’à présent eu un effet sur l’économie iranienne, mais n’ont par contre eu aucun impact sur les projets nourris par le régime concernant l’enrichissement d’uranium. Depuis qu’Israël a ouvert la possibilité d’une attaque militaire contre l’Iran, la pression s’est accrue sur Obama. Les Etats-Unis et Israël mènent aussi une guerre d’espionnage, avec notamment le meurtre de scientifiques, contre le programme nucléaire iranien. Le soir du réveillon de Nouvel An, Obama a lancé de nouvelles sanctions contre l’Iran, plus sévères encore que les précédentes.

    Ces nouvelles sanctions visent directement les recettes pétrolières du régime, le secteur pétrolier représentant 60% de l’économie iranienne. L’objectif de ces sanctions est de stopper toute affaire avec la Banque Centrale Iranienne, la banque qui est en charge du commerce extérieur et du commerce de devises. Le blocus précédent était limité aux échanges avec les États-Unis, mais maintenant les entreprises et gouvernements européens sont également obligés d’arrêter de commercer avec l’Iran. Cela implique l’extraction de pétrole, mais aussi son raffinage et bien entendu son exportation hors de l’Iran.

    Sous pression, l’Union Européenne a en principe accepté l’embargo pétrolier. Mais les pays de l’UE comptent sur le pétrole iranien, particulièrement dans le sud de l’Europe. Les pays européens importent 450.000 barils de pétrole iranien par jour (pour une exportation totale de 2,6 millions de barils par jour). Même la Grèce a été pressée de ne pas protester contre le blocus à venir.

    Les nouvelles sanctions d’Obama vont prendre effet d’ici six mois, mais il est encore possible que le président annule cette décision ou la reporte avant qu’elle ne prenne effet, surtout si les prix du pétrole continuent de monter. Le régime iranien a répondu qu’il lui est facile de remplacer les consommateurs qui lui tournent le dos. Le régime place de grands espoirs dans la Chine, qui est déjà actuellement le plus gros importateur de pétrole iranien, et l’Inde.

    L’Iran est confronté à une crise économique sévère, avec une forte inflation et un taux de chômage grandissant. La monnaie nationale a perdu 40% de sa valeur face au dollar entre décembre et début janvier. Parallèlement, la menace de nouvelles manifestations de masse et de grèves a augmenté. Cela explique la rhétorique de guerre en provenance de Téhéran, destinée à dévier l’attention des problèmes internes. ‘‘Pas une goutte de pétrole ne va passer le détroit d’Ormuz’’ si les sanctions sont appliquées, a ainsi déclaré le vice-président Mohammad Reza Rahimi.

    Lors d’un exercice naval de 10 jours, l’Iran a testé deux nouveaux missiles à longue portée, Ghadr et Nour, avec une portée de plus de 200 kilomètres. Mais le pays avait testé des missiles Sejil-2 il y a quelques temps, dont la portée est dix fois plus longue.

    Durant cet exercice, les commandants iraniens ont averti que le porte-avions américain USS John C. Stennis, basé au Bahreïn, ne pouvait pas passer devant les navires de guerre iraniens, ce qui s’est toutefois bel et bien produit sans déclencher d’incident. Washington a répondu qu’un blocage du détroit d’Ormuz "ne serait pas toléré’’, en faisant référence à la défense des intérêts stratégiques américains. Même au cours de la guerre entre l’Iran et l’Irak, de 1980 à 1988, le détroit a toujours été ouvert aux navires pétroliers. Le pétrole iranien en route vers la Chine et d’autres pays passe également par ce passage.

    L’Iran a également annoncé que l’enrichissement d’uranium se déroule aussi à Fordo, en dehors de la ville sainte de Qom, en plus des équipements déjà disponibles à Natanz. Cette nouvelle usine disposerait d’une protection spéciale contre les frappes aériennes.

    Une éventuelle guerre contre l’Iran serait plus susceptible de prendre la forme de frappes aériennes et non pas d’une invasion terrestre. Israël a signalé qu’une attaque militaire contre l’Iran n’est pas à exclure. Le Ministre de la Défense Ehud Barak a récemment déclaré que ‘‘l’Iran pourrait atteindre un stade, dans les neuf mois, où rien ne pourra être fait pour stopper ses capacités à construire des armes nucléaires’’ a rapporté le quotidien Daily News. Les Etats-Unis ont publiquement critiqué et mis en garde les projets israéliens. Une attaque d’Israël, plus encore qu’une attaque des Etats-Unis, déclencherait immédiatement d’énormes manifestations au Moyen-Orient et dans le monde.

    Le risque d’une guerre ou de conflits a augmenté, et un tel cas de figure n’est pas du tout à exclure. Mais il est toutefois fort probable que de nouvelles tentatives de négociations auront lieu avant que ces menaces ne sont concrétisées.

    Les marxistes en Iran, aux Etats-Unis et dans le monde doivent lutter contre tout acte de guerre des États-Unis et / ou d’Israël contre l’Iran. Washington et Jérusalem agissent à seule fin de protéger leur pouvoir, leur influence et leurs profits, et non pas par souci du bien-être du peuple iranien. Les conséquences d’une intervention militaire impérialiste peuvent être aujourd’hui observées en Irak. Cependant, cette opposition à la guerre ne signifie en aucun cas de soutenir le régime dictatorial iranien. Pour garantir la paix et l’obtention des droits démocratiques pour les travailleurs et les pauvres du pays, ce régime doit être renversé par les travailleurs, les jeunes et tous les opprimés d’Iran. Aux Etats-Unis, la résistance contre cette guerre doit aussi s’attaquer aux profiteurs, à Wall Street et aux politiciens corrompus par le Grand Capital. En définitive, lutter de façon conséquente contre la guerre signifie de lutter pour une démocratie des travailleurs, contre le capitalisme et l’impérialisme.

  • Syrie : Huit mois de protestation de masses font face à une brutalité sanglante

    Les assauts à la grenade, lancés par des déserteurs de l’armée syrienne sur le QG du parti au pouvoir de Baath à Damas, et quelques jours plus tôt sur le centre de renseignements de l’armée de l’air, marquent une nouvelle étape dans la rébellion syrienne. Ils indiquent le début d’une contre-attaque armée, après huit mois de manifestations antigouvernementales pacifiques entravées par la brutalité des forces armées syriennes.

    Judy Beishon, (CIO-Angleterre et pays de Galles)

    La contrebande d’armes a augmenté drastiquement le long des frontières de la Syrie, particulièrement celles jouxtant l’Irak et le Liban. Bien que les déserteurs soient en minorité face au reste des forces du régime, un groupe de volontaires organise comme il le peut ”l’armée libre de Syrie”. Certains d’entre eux ont déclaré ne pas rencontrer d’opposition de la part des troupes du régime, qui leur ont même offert de l’aide. (Guardian 19.11.11).

    La plupart des bains de sang perpétrés dans le pays par la police gouvernementale et les forces armées visent les protestataires qui, inspirés par le processus révolutionnaire au Moyen Orient et en Afrique du Nord, réclament à corps et à cri l’abolition du régime autoritaire et répressif. Les estimations du nombre de victimes varient entre 3500 selon les Nations Unies, et des chiffres beaucoup plus élevés. Un rapport indique que 5000 civils ont été tués rien que dans la ville de Homs, la troisième de pays en terme de superficie.

    Homs est maintenant sous ”occupation” militaire constante, et 150 personnes ont été abattues ce mois-ci. Mais malgré le risque énorme qu’engendre le fait de protester, les courageuses manifestations anti-gouvernement dans les banlieues continuent, non sans danger pour le mouvement d’opposition: la brutalité et les provocations des forces de sécurité de l’état ont créé des clivages dans certaines zones du pays, particulièrement à Homs, entre les membres d’ethnies et de religions différentes dans la population.

    Les médias du monde entiers spéculent actuellement sur la naissance d’un sanglant conflit sectaire. Bien qu’un tel scénario puisse se vérifier si les masses syriennes n’entament pas la création de leurs propres organisations démocratiques et non-sectaires, la pierre angulaire de la situation actuelle est le large mouvement contestataire quasi omniprésent contre le régime, rassemblant aussi bien les travailleurs que les pauvres provenant de nombreuses couches minoritaires de la société, ainsi qu’une grande majorité de la population sunnite.

    Un mouvement mené par une classe ouvrière unie détient le potentiel nécessaire pour mettre fin aux divisions, en organisant des corps de défense non sectaires à la base de la population et en adoptant un programme qui pourrait mener à un ”changement de régime” qui profiterait à la majorité de la population plutôt qu’à la classe capitalise syrienne et à l’impérialisme étranger.

    La Ligue Arabe

    Les institutions régionales et mondiales craignent la situation qui en en train de se développer mais en tirent aussi des bénéfices. La Ligue Arabe a appelé à la fin de l’intolérable répression en Syrie et a voulu impose 500 ”observateurs”. Cette interférence rejetée par le régime syrien, la Ligue a voté des sanctions à l’encontre de la Syrie et a suspendu son adhésion.

    Le fait que les membres à la tête du gouvernement autocrate et moyenâgeux n’agissent pas en prenant en compte les droits de l’homme crève les yeux au vu de leur propre histoire, sans oublier la répression menée par le régime en Arabie Saoudite et l’aide militaire apportée pour écraser la révolution à Bahreïn. Leur critique du président Assad en Syrie vient en partie de leur désir de se protéger de l’indignation de la population quant aux massacres en Syrie, et aussi de la sympathie de cette même population pour les révoltes de masse en Tunisie et en Egypte, qui ont éjecté leurs confrères dictateurs. Mais ils ont aussi leurs propres intérêts géostratégiques, et se différencient de ce qui est, pour eux, un régime ”maladroit” en relation avec l’Iran. Ils craignent également les conséquences dans la région si Assad ne faisait pas de concessions suffisantes ou se résignait à un transfert du pouvoir – les tensions et les conflits qui pourraient en résulter se répandraient dans tout le Moyen-Orient.

    Le roi Abdullah de Cisjordanie a déclaré que s’il était à la place de son ami de longue date Assad, il se résignerait. Il a également émis un avertissement quand au remplacement du leader autoritaire par un autre membre haut placé du parti Baath, ajoutant qu’il y a peu de chance que cela apporte une once de stabilité. Le renouvellement des protestations de masse en Egypte prouve la véracité de ses propos vis-à-vis de la classe dominante du moyen-orient.

    L’Union Européenne (UE) a imposé des sanctions aux leaders Syriens: un embargo sur les armes et l’interdiction d’importer leur pétrole. De telles mesures, en plus de celles des USA, vont inévitablement affaiblir le régime d’Assad. En 2010 l’UE était le plus grand partenaire commercial de la Syrie, et représentait 22,5% de son chiffre d’affaire.

    Le secteur du tourisme, qui contribuait à hauteur de 12% aux revenus du pays avant 2011, a aussi été touché. Résultat, le chômage augmente et la pauvreté s’intensifie; dans certains cas, les salaires ne sont même plus versés.

    La balance des forces

    Combien de temps Assad va-t-il pouvoir tenir dans de telles circonstances? L’élite nationale, dominée par la minorité alawite mais comprenant les élites d’autres secteurs de la population telles que la majorité sunnite et la minorité chrétienne, le supporte toujours, tout comme l’armée.

    La Syrie dispose d’un important stock d’armes en provenance de Russie – la valeur des contrats actuels entre les deux pays dépasse les 2.5 milliards de dollars. Les élites ont également réussi à rassembler des centaines de milliers de ‘supporters’ du règne d’Assad dans une récente manifestation à Damas, mais de nombreuses personnes se sont vue contraintes d’y assister sous peine de représailles. Le Times (15.11.11) rapporte que le 13 novembre, un élève de 14 ans a été abattu pour avoir mené un refus massif contre la présence de son école à une manifestation en faveur du régime en place.

    De plus, les organisations politiques faisant office de défenseurs de l’opposition sont elles-mêmes très divisées sur presque tous les sujets, que ce soit sur le fait d’encourager l’intervention étrangère ou bien de tenter d’enter en pourparlers avec le régime, ou sur la question de l’armement des manifestants. Les exilés de l’opposition au Conseil National de Syrie (CNS) – basé à Istanbul – réclament une intervention internationale pour protéger les civils. Cependant, en accord avec sa direction pro-capitaliste, bien que le CNS désire le départ d’Assad, il soutient la préservation des institutions étatiques, et principalement de l’armée. En Syrie, le Comité de Coordination Locale, la Commission Générale Révolutionnaire Syrienne, et la Fraternité Musulmane comptent parmi les organisations qui adhèrent au CNS.

    Le Comité de Coordination Nationale (CCN), qui regroupe d’autres organes d’opposition, rejette de but en blanc l’intervention étrangère, mais demande la poursuite des manifestations pour mettre la pression sur l’armée afin de mettre fin à ses méthodes brutales, et préconise de dialoguer avec le régime afin de le réformer plutôt que de le remplacer.

    Un programme socialiste est nécessaire

    Pour faire court, l’opposition est désorientée et manque d’un programme qui pourrait unir les classes ouvrière et moyenne et leur fournir une stratégie de lutte de masse et de grève générale – entraînant avec elles les grandes ville de Damas et Alep entre autres – pour mettre fin au règne d’Assad. Elle doit aussi proposer une alternative viable, qui, pour mettre fin à la pauvreté et à la division, doit être un système socialiste basé sur une véritable démocratie ouvrière et une nationalisation des ressources-clés du pays.

    L’état actuel de la révolution n’est pas surprenant au vu des décennies de répression des partis politiques et du contrôle exercé sur les syndicats. Mais des bases démocratiques pourraient êtres bâties très rapidement, de manière urgente dans les mois et semaines à venir.

    Le rejet de l’assistance des pouvoirs régionaux et internationaux est justifié, en particulier dans le cas de la Turquie, membre de l’OTAN – encore un régime qui a persécuté ses propres opposants, mais qui prétend soutenir les opposants syriens. Les interventions impérialistes en Irak, en Afghanistan et en Libye ont démontré que leur véritable objectif est le prestige, l’influence, le commerce, et l’acquisition du marché et des ressources naturelles. Les travailleurs syriens ne peuvent compter que sur la solidarité et l’aide d’organisation ouvrières internationales.

    En ce qui concerne la ”non-violence” et les armes, le seul moyen d’en finir avec les bains de sang le plus vite possible est de supporter le droit d’organiser des corps de défense armés de manière démocratique à la base de chaque communauté et de chaque lieu de travail. Les tanks et les missiles ne peuvent être contrés à mains nues sans une hécatombe – une défense armée et non sectaire s’impose donc.

    Intervention militaire extérieure

    Les puissances occidentales ont jusqu’à présent rejeté toute intervention militaire, même de petite ampleur, telles qu’un embargo aériens le long des zones frontalières. Bien qu’elles considèrent leur opération en Libye comme une réussite , elles ont failli s’enliser dans un combat sans fin, et sans garantie de gains réels. L’intervention militaire en Syrie serait bien plus risquée au vu des différences essentielles entre la Syrie et la Libye. En plus de son assemblage bien plus complexe d’ethnies, de religions et de nationalités, la Syrie se trouve à une position charnière du Moyen-Orient, les répercussions régionales seraient donc potentiellement bien plus graves.

    L’éditeur diplomatique du Times, Roger Boyes, commente: “Un dictateur brutal du Moyen-Orient, c’est une chose; un pouvoir en train de s’écrouler, aux frontière d’Israël et de l’OTAN, c’en est une autre”.

    Mais cette prudence ne les empêche pas de se mêler des affaires syriennes autrement, sans pour autant apporter le moindre soutien aux luttes de la population. Au lieu de cela, elles se préparent à la chute d’Assad, en discutant avec de soi-disant ”leaders” de l’opposition, espérant ainsi pouvoir les utiliser pour mettre en avant leurs intérêts occidentaux, comme ils l’ont fait lors de la chute de Kadhafi.

    "Cela fait plusieurs mois que nous sommes en contact avec des membres de l’opposition. Nous sommes maintenant en train de consolider ces contacts", a déclaré une porte-parole anglaise du bureau des affaires étrangères, alors que le secrétaire des affaires étrangères William Hague a organisé des rendez-vous avec le CNS et le CCN à Londres le 21 novembre.

    Bien que les puissances voient une opportunité dans la chute d’Assad – par exemple l’affaiblissement de son influence dans la région du Hezbollah au Liban, et surtout en Iran, elles craignent le chaos qui pourrait résulter. Comme le fait que l’Iran mette en avant ses intérêts en Irak plutôt que ceux de l’impérialisme occidental.

    La classe ouvrière syrienne ne doit se fier qu’à ses propres forces – qui sont immenses – pour avancer. Le chemin ne sera pas aisé. Malgré sa détermination à se battre jusqu’au bout, Assad pourrait fuir ou se voir retirer le pouvoir, et alors la classe ouvrière devra être prête à imposer sa vision d’un nouveau gouvernement. L’expérience des travailleurs en Tunisie, en Egypte et en Libye est un exemple flagrant que nulle confiance ne doit être placée dans les mains d’autres régimes, des généraux de l’armée, ou celles d’autres politiciens pro-capitalistes. Il faut au contraire proposer une solution socialiste comme seul moyen d’enrayer le chômage, de mettre fin à la pauvreté et aux carnages, et de garantir des droits démocratiques pour tous.

    • Une lutte unie contre le régime menée par la classe ouvrière et les démunis en Syrie, quelles que soient leurs origines ou leur religion.
    • Bâtir des comités démocratiques sur les lieux de travail, et des organes de défense anti-répression pour continuer la lutte.
    • Refus net de toute ingérence étrangère de la part des capitalistes.
    • Pour des syndicats unifiés et un parti ouvrier de masse.
    • Pour une assemblée constituante révolutionnaire.
    • Pour un gouvernement ouvrier et démocratique, avec une politique socialiste, garantissant l’ensemble des droits démocratiques pour toutes les minorités.
  • Tunisie: La révolution est-elle terminée?

    Les élections pour l’Assemblée Constituante qui se sont tenues le 23 octobre dernier en Tunisie avaient été conquises de haute lutte par les mobilisations révolutionnaires de masse du début d’année, en particulier suite à la deuxième occupation de la place de la Kasbah. Pourtant, l’immense majorité des élus à l’assemblée Constituante sortie des urnes n’ont pas joué le moindre rôle dans la révolution, quand ils ne s’y sont pas même opposés jusqu’à la dernière minute.

    Un militant du CIO récemment en Tunisie

    En fait, l’enthousiasme des masses à l’égard des élections était plutôt limité, et ce alors qu’elles avaient la possibilité de voter “réellement” pour la première fois dans le cadre d’élections qui soient autre chose qu’une pure mascarade trafiquée aux résultats grotesques connus d’avance.

    ‘‘Transparentes’’, ces élections l’étaient sans aucun doute davantage que ce que la population tunisienne avait connu durant ces dernières décennies, ce qui n’est pas vraiment difficile. Pour autant, le pouvoir de l’argent, le soutien des milieux d’affaire, les pratiques d’achats de voix, l’activité des réseaux de l’ancien parti mafieux et des médias toujours dans les mains de proches de l’ancien régime ont accompagné cette campagne électorale.

    Ces élections ont été l’occasion d’une surenchère de la part des médias occidentaux, vantant une supposée participation “spectaculaire”. Pour l’occasion, les dirigeants impérialistes – qui en début d’année s’étaient fort bien accommodés de la répression meurtrière contre les manifestants tunisiens, voire qui lui avaient offert leurs services – ont tous applaudi en cœur ce “festival de la démocratie”. Des chiffres farfelus parlant de plus de 90% de votants ont même circulé.

    Toute cette propagande a un but évident: elle vise à présenter ces élections comme l’épisode qui clôture pour de bon le chapitre révolutionnaire, ouvrant la voie à un pouvoir “légitime” et “démocratique”. Les masses ont maintenant eu ce qu’elles voulaient, tout le monde doit retourner au travail, et arrêter la “dégage mania”…Mais qu’en est-il réellement?

    Un taux de participation pas si spectaculaire

    S’il est vrai qu’une frange non négligeable des électeurs avait décidé de se rendre aux urnes pour se réapproprier un droit dont ils avaient été privés toute leur vie, une analyse sérieuse des résultats montre cependant qu’une partie tout aussi importante de la population n’a même pas considéré utile d’aller voter.

    Le taux de participation global n’est que de 52%. Quand on sait que 31,8% de ceux qui ont voté (près d’un million 300 mille personnes) ont eu leurs voix “perdues” (car ayant voté pour des listes qui n’ont pas récolté suffisamment de suffrages pour obtenir un siège à l’Assemblée), cela relativise sérieusement l’assise sociale de l’Assemblée Constituante, et du gouvernement qui en sortira. Au plus on s’approche des couches qui ont été au cœur des mobilisations révolutionnaires (dans la jeunesse et dans les régions plus pauvres de l’intérieur du pays en particulier), au plus le taux d’abstention s’envole, traduisant une profonde méfiance à l’égard de l’establishment politique dans son ensemble.

    Ennahda, un parti fait de contradictions

    Le parti islamiste Ennahda a remporté 41% des voix, et 89 sièges a l’Assemblée sur 217. La victoire de ce parti s’est appuyée sur un travail méthodique d’intervention dans les quartiers populaires et les mosquées. Auréolé de l’image de martyr dû à leur persécution sous l’ancien régime (le secrétaire général du parti, Hamadi Jebali, futur premier ministre, a passé 14 ans dans les geôles de Ben Ali), vu comme un parti “de rupture” face a la myriade de partis issus de l’ancien parti unique le RCD (jusqu’à 40 des partis en lice), Ennahda a su se construire une base certaine de soutien, profitant aussi de la faiblesse et des erreurs nombreuses de la gauche.

    Arrosé d’aides financières provenant, entre autres, du riche régime Qatari, le parti a déployé tout un réseau d’organisations caritatives actives parmi la population pauvre, et a fait du clientélisme une véritable méthode de campagne. Il faut y ajouter l’exploitation des sentiments religieux d’une partie de la population, aidée en cela par une campagne centrée sur ‘‘l’identité’’ dans laquelle les partis bourgeois laïcs se sont mordus les doigts, la laïcité – dont le terme n’existe même pas en arabe – étant pour beaucoup associée aux élites de la dictature, aux mesures répressives du pouvoir de Bourguiba et de Ben Ali, ainsi qu’aux campagnes racistes contre les musulmans dans la France de Sarkozy.

    Bien que la direction du parti soit maintenant engagée dans une opération de séduction vis-à-vis des grandes puissances impérialistes, montrant “patte blanche” quant à leur politique en matière de mœurs et de droits des femmes, Ennahda demeure sous la pression de courants islamistes plus radicaux qui, encouragés par la victoire électorale de ce parti, ont augmenté leur visibilité et leurs activités au cours de la période récente. Au début du mois de novembre, une grève du personnel de la fac de Tunis a eu lieu, afin de protester contre le harcèlement et les agressions dont certaines enseignantes et étudiantes font l’objet du fait qu’elles ne portent pas le voile.

    Les dirigeants d’Ennahda vont être amenés à jouer sur plusieurs tableaux. Alors que Rached Ghannouchi, principal dirigeant d’Ennahda, s’est récemment lancé dans une diatribe contre la langue française assimilée à une “pollution”, la direction du parti caresse les capitalistes français dans le sens du poil. D’un côté, le parti se profile comme un parti “du peuple”, de l’autre il s’appuie sur le modèle turc ultralibéral, fait de privatisations et d’attaques systématiques contre les droits de la classe ouvrière.

    ‘‘Le capital est bienvenu’’

    C’est une chose de remporter des élections, c’en est une autre de satisfaire les revendications d’un peuple qui vient de faire une révolution. Et sur ce plan, Ennahda sera attendu au tournant. La principale préoccupation des dirigeants du parti depuis le 23 octobre n’a été que d’étaler leurs promesses d’allégeance au marché, aux hommes d’affaire et aux investisseurs privés, visant à montrer qu’islamisme et Big business peuvent faire bon ménage. ‘‘Le capital national et étranger est bienvenu’’, a insisté Abdelhamid Jelassi, directeur du bureau exécutif d’Ennahda. Ce souci de défendre les intérêts de la classe capitaliste ne peut qu’entrer en contradiction avec la soif de changement social qui continue d’animer de larges couches de la population.

    Cette soif de changement social s’est clairement illustrée par les émeutes qui ont explosé à Sidi Bouzid, dans les jours qui ont suivi les élections, suite à l’annonce de l’annulation dans six régions de la liste électorale “El Aridha” pour cause d’irrégularités. Cette liste, menée par un arriviste millionnaire, ancien supporter de Ben Ali, qui a mené campagne au travers de sa chaine satellitaire émettant depuis Londres, sans mettre un pied en Tunisie, était encore complètement inconnue il y a quelques mois.

    En parlant pédagogiquement un langage qui s’adresse aux pauvres et à leurs problèmes, il a cependant été capable de rafler 26 sièges à l’Assemblée! Son discours était fait de promesses sociales telles qu’une allocation de chômage de 200 dinars pour tous les chômeurs, des soins de santé gratuits, des transports gratuits pour les personnes âgées, etc.

    Cet exemple démontre par la négative l’espace qui existe pour la gauche radicale, si du moins celle-ci s’efforce de développer un programme qui traduise les aspirations sociales des travailleurs, des chômeurs et des pauvres, et lie ces revendications sociales avec une lutte conséquente pour un changement fondamental de la société. Malheureusement, sur 110 listes présentes aux élections, pas une n’avait un tel programme socialiste clair à proposer. Cela explique en partie pourquoi les partis de la gauche radicale, le PCOT et le Mouvement des Patriotes Démocrates, n’ont récolté que 3 et 2 sièges respectivement.

    Rien n’a vraiment changé

    La colère populaire reste partout latente, du fait que, près d’un an après l’immolation de Mohamed Bouazizi, la situation sociale n’a fait que se dégrader pour la majorité de la population. Côté pile, Bouazizi reçoit à titre posthume le ‘‘prix Sakharov pour la liberté’’ au Parlement européen; côté face, le silence est de mise concernant le fait que la situation de désespoir qui a poussé Bouazizi à s’immoler par le feu reste le lot de la majorité des jeunes Tunisiens. “Des emplois ou la mort” était ainsi le slogan d’un récent sit-in à la raffinerie pétrolière de Bizerte, dans le Nord du pays. Le taux de chômage a explosé, le pays comptant actuellement plus de 700.000 chômeurs officiels, chiffre probablement plus proche du million dans la réalité.

    Les prix de l’alimentation de base sont en forte hausse eux aussi, tandis que la zone euro, principal débouché commercial des exportations tunisiennes, traverse une crise économique sans précédent. Beaucoup des raisons objectives ayant poussé la population tunisienne à faire la révolution sont donc toujours présentes dans leur quotidien.

    Le refrain “rien n’a changé” est de plus en plus audible, celui d’une “deuxième révolution” aussi. Parallèlement, les libertés démocratiques restent très précaires et sont régulièrement remises en question par des accès de violence de la part des forces de sécurité. La torture continue de manière récurrente dans les commissariats, et le gigantesque appareil policier continue de pendre comme une épée de Damoclès au-dessus de la révolution.

    La veille même des élections, la police a chargé violemment un sit-in devant les bâtiments gouvernementaux, sit-in organisé par des jeunes blessés par balles pendant l’insurrection. Ils demandaient simplement que leur assistance médicale soit prise en charge par les autorités. Ces jeunes héros de la révolution sont traités comme des chiens, pendant que les snipers, assassins et autres hommes de main de l’ancien régime continuent de courir en liberté.

    La mobilisation “Occupy Tunis” du 11 novembre dernier, en solidarité avec le mouvement international des Indignés, qui a vu la plus grosse manifestation dans les rues de Tunis depuis le mois d’août, a elle aussi été violemment attaquée par la police sans raison apparente, si ce n’est la volonté d’intimider ceux qui continuent à vouloir “revendiquer”.

    Et ceux-ci sont nombreux: depuis la fin des élections, une nouvelle vague de grèves secouent beaucoup de secteurs. Les travailleurs du secteur touristique, les mineurs de fer du Kef (Nord-Ouest), les travailleurs de la brasserie Celtia, les employés des chemins de fer et ceux de la sécurité sociale, tous ont connu des mouvements de grève successifs et solidement suivis. Malgré la propagande incessante présentant les grévistes comme des “irresponsables”, le récent rapport de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) de septembre 2011 est venu confirmer que “les salaires en Tunisie restent faibles malgré des taux de profit en hausse.”

    Ces mouvements continuent cependant à souffrir d’un manque de coordination, due au refus systématique de la direction exécutive de l’UGTT d’assister ces luttes, de leur donner un caractère plus général et des mots d’ordre précis.

    Les bureaucrates de la centrale, amis d’hier du dictateur Ben Ali, ont été impliqués dans toutes les basses manœuvres du gouvernement transitoire pour faire payer la crise économique et la dette de l’ancien régime aux travailleurs et aux pauvres, et pour tenter de restaurer la situation aux bénéfices des capitalistes et des multinationales.

    Cette manière de poignarder les travailleurs dans le dos de la part de la bureaucratie syndicale corrompue, et le peu d’empressement qu’ont eu les dirigeants de la gauche radicale a contester ouvertement cet état de fait – malgré l’esprit de lutte inconditionnel qui anime beaucoup de leurs militants – ont empêché que tout le poids de l’UGTT soit mis dans la balance. Ceci a incontestablement joué en faveur des Islamistes, qui se sont vus offert un boulevard d’intervention vers les couches les plus pauvres et les chômeurs, dont le sort a été largement ignoré depuis des mois par la direction de l’UGTT.

    Pour un gouvernement des travailleurs et des pauvres

    Si nous comprenons que certaines illusions peuvent exister quant à l’avènement d’un nouveau pouvoir élu, nous devons sobrement reconnaitre que la nouvelle Assemblée Constituante ne représente pas les aspirations du peuple Tunisien, et que tout parti qui s’appuie sur la continuation du système capitaliste pourri n’aura rien de bon à offrir a la masse de la population tunisienne.

    Or, aucun des partis engagés dans les pourparlers pour la formation du nouveau gouvernement (Ennahda, le Congrès pour la République, et Ettakatol) ne remet en question la soumission de l’économie tunisienne aux grands groupes capitalistes, pas plus que le paiement de la dette aux institutions financières internationales. En gros, ils se préparent à continuer la politique économique de l’ancien régime.

    La situation en Tunisie demeure explosive. La combinaison de crises que traversent le pays, et l’expérience accumulée par les masses lors de la dernière année – dont la plus importante est la rupture du mur de la peur – vont inévitablement se cristalliser dans de nouvelles explosions de lutte. Ces luttes doivent pouvoir bénéficier d’un prolongement politique, un parti de masse qui se batte pour un gouvernement des travailleurs, des couches populaires et de la jeunesse.

    Au lieu de proposer la cotation en bourse des entreprises et des actions précédemment détenues par les familles mafieuses, comme le suggère Ennahda, un tel gouvernement prendrait comme mesure immédiate leur nationalisation, sous le contrôle démocratique des travailleurs et de la population, comme point de départ d’un vaste plan visant a réorienter la production et l’économie au service du développement du pays et de l’amélioration du niveau de vie des masses.

    Les graines d’une société socialiste, basée sur la coopération et la solidarité des travailleurs, ou les notions d’exploitation, de profit et de corruption auraient disparu, se sont affirmés au travers du formidable mouvement révolutionnaire tunisien. La priorité est de construire un parti qui puisse organiser les couches qui se retrouvent autour d’un tel objectif, afin de faire germer ces graines, et de prévenir un retour en arrière au profit de la poignée de capitalistes qui profite de la misère et du chômage du plus grand nombre.

  • [DOSSIER] Quel avenir pour la Libye après la mort de Kadhafi ?

    Dans cet article, publié initialement en anglais le 25 novembre, Robert Bechert (du Comité pour une Internationale Ouvrière) fait le point sur la situation après la mort de Kadhafi et développe la nécessité de construire une organisation indépendante des travailleurs, des jeunes et des pauvres de Libye, afin d’éviter le déraillement de la révolution.

    Robert Bechert, CIO

    Tandis que la défaite des dernières véritables forces de défense du régime dictatorial et de plus en plus mégalomane de Kadhafi a été largement acclamée, la manière dont ce régime est tombé signifie que de sombres nuages recouvrent le futur de la révolution libyenne.

    Les masses laborieuses et la jeunesse libyennes sont maintenant confrontées tant à des opportunités qu’à des dangers. L’absence d’un mouvement ouvrier indépendant, l’amertume découlant d’une guerre civile de plus en plus brutale, et en particulier de l’intervention de l’OTAN, se sont combinées à l’histoire et aux caractéristiques propres de la Libye pour produire une situation sociale et politique extrêmement compliquée.

    En aout, juste après la chute de Tripoli, nous écrivions que ‘‘La chute de Tripoli a été accueillie avec joie par un grand nombre de Libyens, mais certainement pas par l’ensemble d’entre eux. Un autre dirigeant autocratique, entouré de sa famille et de ses laquais privilégiés, a à son tour été renversé. Si cela avait été purement le produit d’une lutte de la part des masses laborieuses libyennes, cela aurait été largement acclamé, mais l’implication directe de l’impérialisme porte une ombre fort sombre au tableau du futur de la révolution…

    ‘‘Tandis que de nombreux Libyens font la fête, les socialistes doivent être clairs sur le fait que, contrairement à la chute de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Égypte, la manière dont Kadhafi a été éliminé signifie que ce qui est une victoire pour la population libyenne, en est également une pour l’impérialisme. Sans les soldats, forces aériennes, armes, organisations, et entrainement fournis par l’OTAN et par d’autres pays tels que l’autocratie féodale qatarie, Tripoli ne serait pas tombée aux mains des rebelles de la manière dont cela s’est produit.’’ (“Le régime Kadhafi s’effondre”, 26 aout 2011, www.socialistworld.net).

    Bien entendu, les dirigeants occidentaux célèbrent aujourd’hui la mort de leur récent ami et allié Kadhafi avec un mélange d’hypocrisie et de recherche de profit. Ils ont ressorti du placard les vieux chefs d’accusation selon lesquels Kadhafi soutenait l’IRA en Irlande et, de manière générale, le terrorisme à l’échelle internationale. Toutes ces accusations avaient avaient sombré dans l’oubli après que Kadhafi soit devenu leur allié dans le cadre de la “guerre contre la terreur”. De telles charges pourraient d’ailleurs (et devraient) être dirigées contre le premier ministre britannique Cameron et tous les autres qui ont soutenu la guerre en Irak. Il y a aussi l’exemple des prédécesseurs de la flopée actuelle de dirigeants capitalistes qui, dans un passé pas si lointain, ont financé et armé les rebelles Contras au Nicaragua ou encore les Moudjahidines afghans, si merveilleusement “démocratiques” et “pro-femmes”.

    Tandis que certains dirigeants de l’OTAN ont, après le désastre de l’invasion de l’Irak, utilisé cette guerre comme une tentative de réhabiliter la doctrine de l’“intervention humanitaire”, d’autres sont plus prudents, vu qu’ils ne sont guère confiants concernant l’avenir de la Libye. Les enquêtes menées par les gouvernements occidentaux autour des circonstances exactes de la mort de Kadhafi ne sont qu’une tentative de répondre à une partie du mécontentement public dans les médias. Ces derniers, avec les images du cadavre de Kadhafi, se sont lancés dans une véritable orgie de “death porn”. C’est aussi une manière de se donner une certaine marge pour se distancier des futurs développements en Libye, au cas où ceux-ci ne se dérouleraient pas de la manière dont ils l’espèrent.

    L’administration Obama est complètement hypocrite lorsqu’elle réclame de savoir comment Kadhafi a été tué. Après tout, n’a-t-elle pas elle-même récemment tué Ben Laden plutôt que de le prendre prisonnier ? Nous aurions préféré que Kadhafi soit jugé pour ses crimes devant un tribunal populaire, ce qui aurait permis de révéler au grand jour la corruption de son régime répressif et ses liens avec l’impérialisme. Mais c’est précisément à cause de ces liens que l’impérialisme se réjouit si ouvertement du fait que Kadhafi ait été tué…

    Les multinationales ont déjà commencé à réfléchir à la meilleure manière de tirer profit de la reconstruction de la Libye. Le gouvernement britannique a calculé qu’il y aurait au moins pour plus de 200 millions d’euros de contrat “à saisir” en Libye (London Evening Standard, 21 octobre 2011). Ainsi, dès le lendemain de la mort de Kadhafi, le ministre de la Défense britannique ordonnait aux entreprises britanniques de “faire leurs valises” pour aller en Libye y décrocher des contrats. Il n’a pas été rapporté s’il a précisé ce qu’il fallait mettre exactement dans ces valises, mais on peut d’avance supposer que quelques pots-de-vin seront en jeu. C’est là la manière “normale” de faire leurs affaires pour les compagnies internationales, surtout dans les pays riches en matières premières. À peine deux jours après cela, on apprenait que le même ministère de la Défense allait entamer des procédures légales pour empêcher un lieutenant-colonel britannique à la retraite, Ian Foxely, de publier un livre. Ce livre décrit en détails le paiement de 11,5 millions de livres sterling (13M€) qui auraient été versé à un prince saoudien pour “appuyer” un contrat de livraison de matériel militaire (Sunday Times de Londres, 23 octobre 2011).

    Voilà la norme pour les puissances impérialistes. Elles n’ont jamais eu le moindre scrupule quant à leur soutien à des régimes dictatoriaux tels que l’Arabie saoudite aujourd’hui ou Kadhafi hier, tant que cela peut satisfaire leurs intérêts économiques et/ou stratégiques. Ainsi, ce n’était pas un problème pour le Royaume-Uni ni pour les États-Unis de “livrer” leurs propres prisonniers aux geôles de Kadhafi.

    L’insurrection de masse de février

    Au départ, Kadhafi, ayant tiré les leçons du renversement de Ben Ali et de Moubarak, a lancé une contre-offensive contre Benghazi et les autres centres de la révolution de février. Ceux-ci étaient certainement menacés, mais Benghazi, cité d’un million d’habitants, aurait pu être défendue par une défense populaire de masse, en plus d’un appel révolutionnaire aux travailleurs, aux jeunes et aux pauvres du reste de la Libye. Cela aurait pu mener à une victoire bien plus rapide et aurait évité l’intervention impérialiste.

    À Benghazi en février, au début de la révolution, des affiches écrites en anglais étaient placardées dans la ville, avec le slogan “Non à l’intervention – les Libyens peuvent se débrouiller tout seuls”. Mais la direction auto-proclamée de l’insurrection ne voulait pas entendre parler de cela. Dominé par une clique de renégats du régime et d’éléments ouvertement pro-impérialistes, le Conseil national de transition (CNT), mettant de côté l’élan populaire initial et son attitude opposée à toute intervention étrangère, s’est tourné vers les puissances impérialistes et les États arabes semi-féodaux pour y chercher un soutien.

    Les grandes puissances impérialistes ont sauté sur cette occasion d’intervenir, tout en se justifiant à l’aide d’arguments “humanitaires”, pour ‘‘sauver des vies’’. Elles tentaient ainsi de contenir la révolution, de reconstruire leurs points d’appui dans la région et d’accroitre leur exploitation des ressources naturelles libyennes. D’où leur approche extrêmement sélective en ce qui concerne la défense des civils.

    Ces mêmes puissances impérialistes qui sont accourues à grands cris défendre Benghazi n’ont absolument rien fait pour empêcher l’offensive menée par le gouvernement israélien en 2008-09 contre Gaza. Cette année-ci, l’impérialisme a virtuellement gardé le silence sur la brutalité de ses proches alliés – le régime bahreïni et l’autocratie saoudienne – lorsque ces derniers ont manœuvré afin d’écraser l’opposition de la manière la plus violente qui soit. D’une manière qui n’est pas sans rappeler l’effondrement des régimes staliniens il y a 20 ans, l’impérialisme a tiré parti d’un mouvement spontané qui savait fort bien contre quoi il se battait, mais qui par contre ne possédait pas un programme clair qui lui soit propre. C’est pourquoi les militants du Comité pour une Internationale Ouvrière à travers le monde se sont résolument opposés à l’intervention de l’OTAN et ont constamment prévenu qu’il ne fallait en aucun cas entretenir la moindre illusion envers l’OTAN, insistant sur le fait que les travailleurs et la jeunesse du pays devaient construire ensemble leur propre mouvement démocratique et indépendant s’ils voulaient assurer que cette révolution puisse réellement transformer leurs vies.

    Qui dirige la Libye aujourd’hui ?

    Les puissances impérialistes, le CNT et d’autres affirment que la Libye a connu la plus complète de toutes les révolutions survenues en Afrique du Nord au cours de cette année. Dans un certain sens, c’est vrai puisque, malgré le fait qu’une certaine couche d’ex-cadres de Kadhafi ait décidé de virer de bord, la plupart du vieil État, et en particulier les forces armées et la police, a entièrement été démantelée au cours de la révolution et de la guerre civile. Mais, à la fois, ce n’est pas vrai, dans le sens que les révolutions en Tunisie et en Égypte ont toutes deux été un mouvement de masse qui a terrifié l’impérialisme, malgré le fait que dans ces deux cas, la machine étatique du vieil État soit jusqu’à présent en grande partie parvenue à se préserver en sacrifiant à cet effet le vieux dictateur qui se trouvait à sa tête. En Libye, au contraire, l’impérialisme s’est non seulement accommodé de la révolution mais, dans un certain sens, il en a même tiré profit.

    À de nombreux égards, le CNT reste toujours essentiellement une force nationale fictive, sa base de pouvoir demeurant surtout à l’est, autour de Benghazi. C’est d’ailleurs de là aussi qu’a été proclamée la fin de la guerre civile le 23 octobre dernier. Aucune date n’a encore été avancée pour le déménagement du CNT à Tripoli – qui n’est pas seulement la capitale de la Libye, mais aussi la ville où vit un tiers de la population du pays. Les dirigeants du CNT ne sont toujours pas parvenus à nommer un nouveau “cabinet” pour remplacer celui qui a démissionné après le meurtre – toujours inexpliqué – du commandant militaire du CNT, le général Younès, par certains de ses ex-alliés rebelles. Le premier “premier ministre” du CNT, l’infâme Mahmoud Jibril, a été maintenant remplacé par Ali Tarhouni. Tarhouni était l’ancien ministre des Finances du CNT. Jusqu’à la révolution, il était professeur d’économie à l’université de Seattle, aux USA. Sa femme est avocate et travaille pour le Parquet de l’Etat de Washington. Tarhouni a reçu un mois pour nommer un cabinet intérimaire, ce qui montre bien l’ampleur des problèmes auxquels est confronté le CNT, ne serait-ce que pour se constituer lui-même.

    La tragédie de la première étape de la révolution libyenne est le fait que l’insurrection initiale, essentiellement spontanée, n’a pas eu pour résultat le développement d’une auto-organisation démocratique des masses laborieuses et de la jeunesse.

    Malgré l’implication d’un grand nombre de Libyens dans les combats et malgré l’armement de masse de la population, il n’y a jusqu’à présent aucun signe de la moindre tentative de la part des travailleurs, des jeunes et des pauvres libyens d’établir leur propre pouvoir indépendant, démocratique et collectif sur la société. Tandis que des organes locaux, souvent de quartier, ont surgi çà et là, ils ne sont pas connectés ensemble, ni systématiquement démocratiques. Sans organisations fortes, démocratiques et indépendantes dans les quartiers et dans les entreprises, ce sont les milices et les mosquées qui sont en train de prendre la direction de l’organisation de la sécurité et du redémarrage des services publics. Mais ces milices ne sont pas dirigées de manière démocratique et la population n’a aucun contrôle sur elles. Elles sont divisées selon des lignes géographiques, tribales, ethniques ou philosophiques, et leurs dirigeants ont leur propre agenda.

    En l’absence, jusqu’à présent, du développement d’un mouvement ouvrier et de forces de gauche, les groupes islamistes ont commencé à tenter de se constituer un soutien plus large. L’État pétrolier autocratique du Qatar, qui possède le réseau télévisé al-Jazira, joue un rôle crucial par son soutien à des milices ou à des dirigeants individuels.

    Lorsqu’il a proclamé à Benghazi la “Libération de la Libye” et la fin des combats, le président du CNT Jalil – l’ex-ministre de la Justice de Kadhafi – a déclaré : ”En tant que pays islamique, nous avons adopté la charia comme base de notre loi.” Qui au juste a pris cette décision ? Ce n’est pas très clair, mais cela reflète l’influence croissante des forces islamistes. Jalil a annoncé dans la foulée, et de manière complètement inattendue, l’interdiction des intérêts sur les prêts d’argent et l’abolition d’une loi décrétée naguère par Kadhafi qui requérait des hommes une autorisation de la part de leur femme dans le cas où ils voulaient prendre une seconde épouse. Jalil a justifié cela par le fait que : ”Ceci n’est pas notre Coran. Nous considérons le Coran comme étant la première source pour notre Constitution et pour toutes nos règles – pas la seule, mais la principale.”

    L’impérialisme, tout en espérant que le CNT sera capable d’incorporer les différents éléments afin de stabiliser la situation, éprouve également de fortes craintes quant à la manière dont la situation pourrait se développer.

    Paddy Ashdown, l’ex-“haut représentant” de l’OTAN pour la Bosnie-Herzégovine, est d’avis que des élections devraient être organisées ”aussi tard que possible” en Libye. La première priorité, selon Ashdown, est de rétablir le ”règne de la loi – peut-être même la loi martiale dans un premier temps”, et de même, ”le monopole étatique de l’usage de forces mortelles” (The Guardian, Londres, le 22 octobre 2011). Bien entendu, pour des raisons de présentation, Ashdown a refusé de dicter qui devrait selon lui établir cet “État” en premier lieu. Cherchant à ne pas paraitre trop brutal, Ashdown a décidé d’éviter de mentionner le fait que ce qu’il voulait vraiment dire est qu’il faut que la Libye soit dirigée par un gouvernement auto-proclamé, soutenu par l’impérialisme, et que toute implication de la population libyenne soit postposée jusqu’à “aussi tard que possible”. Et m… pour la démocratie !

    La stabilisation ne sera toutefois pas facile. De nombreux Libyens, surtout parmi la jeunesse, sentent maintenant qu’ils ont l’opportunité et le pouvoir de décider de leur propre avenir. Il sera difficile d’immédiatement asseoir l’autorité du CNT ou de tout autre gouvernement. En outre, on voit se dessiner des lignes de rupture parmi les différentes milices, par exemple entre celles de Misrata et de Zintan à l’Ouest, et celles de Benghazi à l’Est. La minorité berbère (qui a joué un rôle crucial dans les combats à l’ouest du pays) a aussi ses propres revendications et il existe encore des tensions entre les diverses milices de Tripoli. En ce moment, l’impérialisme espère que la richesse pétrolière libyenne permettra de maintenir le pays en un seul morceau. Mais cette même richesse pourrait également conduire à des luttes, en particulier entre les différentes élites en compétition pour le partage du butin.

    Bien qu’un certain sentiment d’appartenance nationale libyenne se soit accru au cours des dernières décennies, la révolution et la guerre civile ont de nouveau ouvert des lignes de fracture sur des bases tribales, claniques, ethniques et régionales. Elles pourraient, en l’absence d’un mouvement ouvrier capable d’unifier les masses laborieuses par la lutte, mener à des divisions croissantes à l’avenir. Celles-ci pourraient être encore attisées par les conditions qui vont suivre la fin de la guerre civile. La combinaison de la hausse du niveau de vie depuis 1969 et de la campagne de bombardement de l’OTAN ont poussé toute une série de gens à se battre fermement afin de défendre le régime ou, de leur point de vue, afin de repousser l’envahisseur étranger.

    Mais ce n’est encore que le début ; les travailleurs et la jeunesse libyens n’ont pas encore posé leurs revendications sur la table. Un facteur crucial dans la révolution a été la révolte retentissante de la jeunesse contre la corruption et le népotisme étouffant du régime de Kadhafi. 30% des 6,5 millions de Libyens ont moins de 15 ans, l’âge moyen est de 24 ans, et il y a près d’un quart de million d’étudiants dans le supérieur. Ceux-ci attendent beaucoup de la suite des événements, surtout en ce qui concerne la fin du chômage qui touche aujourd’hui 20% de la population.

    Le pétrole et le gaz ont fait de la Libye un pays riche. La Banque mondiale estime qu’elle possède pour 160 milliards de dollars de réserve en devises étrangères. Ce revenu et cette richesse ont permis à Kadhafi de rehausser le niveau de vie. L’éducation et les soins de santé étaient gratuits, et de nombreuses denrées de base étaient subsidiées. L’espérance de vie était de 51 ans en 1969 (l’année où Kadhafi a pris le pouvoir), et de 74 ans aujourd’hui. Tout cela explique pourquoi son régime a conservé un certain soutien malgré tout. Mais toutes ces mesures dépendent du prix du pétrole. Toute nouvelle rechute de l’économie mondiale transformerait la situation de manière fondamentale et menacerait de plonger le pays dans le désastre. Lorsque les prix du pétrole ont chuté dans les années ’80, le PIB libyen s’est effondré de 40%.

    Maintenant, plus que jamais, la création d’organisations ouvrières démocratiques et indépendantes, y compris un parti des travailleurs, est une question vitale. C’est là la seule manière par laquelle les travailleurs, les opprimés et la jeunesse seront capables de parvenir à une réelle transformation révolutionnaire du pays et de contrer les plans de l’impérialisme, de mettre un terme à la dictature et de transformer les vies de la masse de la population.

    Sans cela, d’autres forces vont venir remplir le vide. Afin de limiter l’influence de celles-ci et de mener à bien ses propres objectifs, le mouvement ouvrier aura besoin de défendre l’ensemble des droits démocratiques, d’impliquer les travailleurs immigrés et de défendre leurs droits, et de s’opposer à la privatisation des richesses de la Libye.

    Il devra également exiger le retrait de toutes les forces militaires étrangères et s’opposer à toute nouvelle intervention de leur part, tout en réclamant l’élection démocratique d’une Assemblée constituante et, avant tout, en rejetant toute participation à un gouvernement avec des forces pro-capitalistes. Au lieu de cela, il devra s’efforcer de bâtir un gouvernement constitué de représentants des travailleurs et des pauvres, basé sur des structures démocratiques ancrées dans les entreprises et dans les quartiers et communautés. Un tel gouvernement utiliserait les ressources de la Libye pour sa population. Cela serait une véritable victoire pour la révolution libyenne, et constituerait un exemple à l’échelle internationale sur la manière de mettre un terme à la fois à la dictature et aux misères du capitalisme.

    Réécrire l’Histoire

    Après l’élimination de Kadhafi, il était inévitable que l’impérialisme et les restes de la vieille élite renversée en 1969 se mettent à réécrire l’histoire de la Libye, de manière complètement exagérée, cherchant à faire passer l’idée qu’il était une fois, avant Kadhafi, où la Libye a connu une période “démocratique”.

    Au cours des 42 ans où il est resté au pouvoir, Kadhafi a effectué de nombreux revirements politiques, parfois de manière fort brusque. En 1971, il a aidé le dictateur soudanais de l’époque, Nimeiry, à écraser un coup d’État de gauche qui avait été organisé en réaction à la répression de la gauche, y compris l’interdiction du parti communiste soudanais qui comptait alors un million de membres. Six ans plus tard, Kadhafi proclamait une “révolution populaire” et changeait le nom officiel du pays de “République arabe libyenne” à “Grande Jamahiriyah arabe libyenne populaire et socialiste”. Malgré le changement de nom et la formation de soi-disant “comités révolutionnaires”, cela n’avait rien à voir du tout avec un véritable socialisme démocratique, et n’était aucunement un pas en avant dans cette direction. Politiquement, le régime était similaire aux anciens régimes staliniens d’Union soviétique et d’ailleurs ; mais la Libye, malgré des nationalisations à tout va, n’avait pas totalement rompu avec le capitalisme. Plus tard, après 2003, Kadhafi avait commencé à privatiser l’économie. Sous Kadhafi, les travailleurs et la jeunesse libyens n’ont jamais dirigé le pays. Kadhafi restait au pouvoir. Cela était souligné par le rôle de plus en plus proéminent qui était joué par bon nombre de ses enfants au sein du régime.

    Mais dire qu’il n’y avait aucune démocratie sous Kadhafi, ne revient pas à dire qu’il y en avait une avant 1969 ! Formellement, il y a eu en Libye cinq élections organisées sous la monarchie soutenue par le Royaume-Uni et par les États-Unis – mais quel était leur véritable caractère ? Après l’indépendance en 1951, les toutes premières élections organisées en Libye, en 1952, n’ont permis la participation que de 140.000 électeurs masculins, “sains d’esprit et solvables”. Le vote n’était secret que dans dix circonscriptions urbaines. Malgré une fraude éhontée à travers tout le pays, l’opposition du Parti du Congrès national a remporté la majorité des sièges à Tripoli. À la suite des protestations contre le trucage des élections, les partis politiques se sont vus frappés d’interdiction et le dirigeant du PCN, Bashir Bey Sadawi, a été expulsé du pays.

    Lors des quatre élections suivantes, seuls des individus, et non des partis, ont eu le droit de se présenter aux élections. Mais en 1964, malgré le harcèlement et les arrestations, toute une série de candidats d’opposition ont tout de même été élus. Le parlement a cependant rapidement été dissout et de nouvelles élections ont été organisées en 1965, avec encore plus de fraudes, souvent de manière extrême, afin d’assurer la victoire des candidats pro-gouvernement dans cette dernière “élection” avant le renversement de la monarchie, en 1969.

    L’impérialisme n’a jamais particulièrement souhaité le maintien de la Libye en tant qu’État uni. Il était alors confronté à la popularité croissante en Libye, et ailleurs au Moyen-Orient, du dirigeant nationaliste radical égyptien, le colonel Nasser. En 1959, les États-Unis discutaient du fait que, au cas d’un coup d’État nassérite en Libye, ”La Tunisie, auparavant renforcée comme il se doit par les États-Unis, devrait se saisir de la Tripolitaine”, c.-à-d. que la Libye devrait être partitionnée.

  • L’eurodéputé Paul Murphy et les autres activistes relâchés

    Les activistes de la Flottille vers Gaza avaient été interpellés dans les eaux internationales et détenus illégalement durant7 jours par l’Etat israélien

    De source officielle issue du bureau du Président de l’Union Européenne, il a été confirmé que Paul Murphy, le député européen du Socialist Party (CIO-Irlande) et les autres activistes emprisonnés par Israël la semaine dernière ont maintenant été relâchés et sont actuellement en route pour l’Irlande. Leurs téléphones et ordinateurs portables ont été confisqués par l’armée israélienne.

    Paul donnera une conférence de presse dès qu’il sera arrivé à Dublin, et expliquera les traitements dont il a été victime avec les autres activistes de la part de l’Etat israélien. Le traitement des activistes de la Flottille de la Liberté ne représentent qu’une partie, fort indicative, de la répression vicieuse et horrible qui frappe le peuple palestinien quotidiennement.

    Cette semaine, différentes actions de protestation ont eu lieu dans plusieurs pays contre la détention des activistes, notamment devant l’ambassade israélienne à Bruxelles, comme cela a déjà été mentionné sur ce site. En Israël également, les militants du Mouvement de Lutte Socialiste (Tnua’t Maavak Sozialisti / Harakat Nidal Eshtaraki, CIO-Israël/Palestine) avaient mené le même une action devant le bâtiment du Ministère de la Sécurité à Tel Aviv.

    En Irlande, le député Joe Higgins était intervenu au Parlement afin de réclamer l’expulsion de l’ambassadeur israélien.

  • Flottille de la Liberté vers Gaza : Libération immédiate de tous les détenus !

    Depuis le 4 novembre, l’eurodéputé du Socialist Party (CIO-Irlande) Paul Murphy est détenu par l’armée israélienne en compagnie d’autres activistes de Flottille de la Liberté. Cette troisième flottille internationale de solidarité composée du navire irlandais MV Saoirse (‘‘liberté’’ en gaélique) et du canadien The Tahrir (‘‘Libération’’ en arabe) tentait de se rendre à Gaza en solidarité avec les souffrances du peuple palestinien et pour délivrer de l’aide humanitaire.

    La marine israélienne a notamment déployé un canon à eau à grande puissance contre le Saoirse (voir la vidéo ci-dessous). Les militants ont par la suite été emmenés face aux autorités policières et chargées de l’immigration, sous l’inculpation du “crime” d’être entré en Israël “illégalement”. Mais en fait, ils ont littéralement été kidnappés dans les eaux internationales sur leur route pour Gaza.

    L’eurodéputé Paul Murphy a été capable de passer un appel téléphonique de trois minutes de la prison de Giv’on où il est détenu en Israël (appel d’ailleurs mis sur écoute par les autorités de la prison). Paul a ainsi pu donner un bref aperçu des traitements dont il a été victime avec ses codétenus : "Notre bateau a presque été coulé suite à la manière dont il a été approché et arraisonné par la marine israélienne. Les gens étaient menottés et privés de tous leurs effets personnels."

    "A la prison de Givon les autorités ont tenté de nous désorienter par des privations de sommeil, le retrait de nos montres et les horloges de la prison indiquant de fausses heures. On ne nous a donné aucun délai sur la durée où nous allons être gardés avant le procès d’expulsion. On nous a dénié le droit, prévu par le droit israélien, de contacter nos familles dans les 24h suivant notre arrestation."

    "Sur la base de l’action que nous avons menée notre condition s’est améliorée et nos livres et matériels d’écriture nous ont été rendus."

    "Nous allons rencontrer l’ambassadeur aujourd’hui et nous avons une aide consulaire. Nous demandons au gouvernement irlandais qu’il exige auprès des autorités israéliennes notre libération immédiate."

    "Nous restons déterminé et engagé dans notre mission qui a une fois de plus montré la nature criminel de l’Etat israélien dans son choix de bloquer l’accès à Gaza à ceux qui souhaitent apporter une aide pour atténuer la pauvreté et la souffrance que les populations sur place endurent."

    Protestations de solidarité en Israël

    Les partisans du Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) en Israël font actuellement campagne pour la libération de Paul et des autres détenus, notamment avec des actions de protestations qui se sont déroulées à Tel-Aviv et à Haïfa. Ils prévoient d’autres actions, ce qui coïncide avec une grève générale de 4 heures dans le pays à l’appel d’Histadrut, la principale centrale syndicale du pays. Les camarades israéliens du CIO ont compris que Paul et les autres activistes devaient être emmenés devant un juge, sans toutefois avoir pu recevoir de plus amples informations. Selon la Loi israélienne, cela doit être fait dans les 72 heures suivant l’arrestation. Paul et les autres seront probablement déportés cette semaine.

    D’autre part, la campagne ‘‘Irish Ship to Gaza’’ a appelé à une manifestation à l’extérieur du Ministère des Affaires étrangères à Dublin.

    Le CIO appelle chaque lecteur à envoyer des lettres de protestations aux ambassades et consulats d’Israël revendiquant la libération immédiate de Paul Murphy et des autres activistes du Saoirse et du Tahrir, ainsi qu’à la prison de Giv’on, en envoyant des fax aux numéros suivants: +972 8 919 3261 et +972 8 919 3260.

    Nous vous demandons aussi demandons d’envoyer des e-mails de protestation à la fois à l’ambassade d’Israël à Bruxelles ainsi qu’aux bureaux du Ministère des Affaires étrangères en Israël aux adresses suivantes: amb-sec@brussels.mfa.gov.il, sar@mfa.gov.il, mankal@mfa.gov.il, pniot@mfa.gov.il

    Voici ci-dessous un exemple de mail à envoyer:

    Mr ambassador, Mr Minister,

    We strongly protest against the illegal detention of 21 activists from the Freedom Flotilla to Gaza. Amongst them is a member of the European Parlaiment, Paul Murphy.

    The Freedom Flotilla was heading to Gaza to deliver humanitarian goods such as medicines. The boats had no intention to enter Israel. The Israeli army has in reality hijacked the boats.

    We demand the immediate release of the activists and will step up protests against the repressive measures of the Israeli regime including the siege of Gaza.

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