Category: Amérique du Nord

  • Kshama Sawant réélue à Seattle malgré les millions dépensés par Amazon et le Big Business

    Kshama Sawant réélue malgré la somme de 4 millions de dollars engagée par les fonds électoraux d’entreprise (PAC) pour acheter le conseil de ville

    L’argent que Jeff Bezos a mis sur la table pour acheter le conseil de ville de Seattle s’est retourné contre lui. Durant ces élections, qui avaient lieu dans 7 districts de la ville, les grandes entreprises ont financièrement appuyé les candidats soutenus par Amazon à des niveaux inédits. Mais les électeurs ont rejeté cette tentative d’ancrer plus à droite dans 5 de ces 7 districts. Dans le district le plus observé, à la campagne la plus chère et le plus polarisé de Seattle depuis des décennies, Kshama Sawant, de Socialist Alternative, semble avoir remporté une victoire serrée.

    Par Ty Moore, Socialist Alternative

    Le soir du deuxième tour, le 5 novembre, Kshama Sawant était de 8 points derrière son concurrent, à 46% contre 54% pour Egan Orion. Mes médias dominants et les grandes entreprises étaient triomphalistes. Mais 60% des bulletins de vote arrivés plus tard se sont dirigés vers Kshama. Vendredi soir, cette dernière avait dépassé Orion de 3,6 % avec une avance de 1.515 voix, et ce chiffre devrait encore augmenter dans les jours à venir.

    Conférence de presse de Kshama:

    Le système de vote par correspondance de l’État de Washington permet aux électeurs d’envoyer leur bulletin de vote par la poste jusqu’à trois semaines avant le jour du scrutin. Les premiers électeurs ont tendance à être plus âgés et plus riches, les électeurs plus tardifs étant plus jeunes, plus issus de la classe des travailleurs et locataires de leur logement; En bref, cette dernière catégorie est plus susceptible de voter pour une socialiste anticapitaliste. Cette année, l’augmentation du nombre de bulletins de vote pour Sawant par rapport aux premiers résultats a été plus importante que jamais. Cela reflète la plus grande participation au vote dans ce district, qui a atteint les 58%. Même nos détracteurs dans les médias locaux ont été forcés de féliciter à la campagne de Socialist Alternative pour pousser les électeurs à se rendre aux urnes.

    Ce taux de participation élevé reflète également la vague d’indignation qui a balayé Seattle les trois dernières semaines de la campagne électorale à la suite de la « bombe d’un million de dollars » lancée sur Seattle par Amazon le 14 octobre. Cela a porté la contribution totale d’Amazon à la Chambre de commerce de Seattle à 1,5 million de dollars. Les dépenses totales des fonds électoraux que représentent les Comités d’action politique (PAC) des entreprises ont été portées à plus de 4,1 millions de dollars. Cela équivaut à près de cinq fois le précédent record !

    Une vague d’indignation a balayé Seattle au cours des trois dernières semaines de l’élection à la suite de la “bombe d’un million de dollars” qu’Amazon a lancée sur Seattle le 14 octobre. La contribution totale d’Amazon au PAC à la Chambre de commerce de Seattle s’est ainsi élevée à 1,5 million de dollars et les dépenses totales d’Amazon s’élèvent à 4,1 millions de dollars.

    Des personnalités politiques nationales se sont prononcées contre Amazon, ce qui a donné lieu à une grande attention nationale. Le comité éditorial du Wall Street Journal s’est ainsi plaint que “Bernie Sanders a tweeté cette semaine que les dépenses d’Amazon à Seattle étaient “un exemple parfait de la cupidité incontrôlable des entreprises à laquelle nous allons mettre fin”. Elizabeth Warren a dénoncé Amazon pour avoir “essayé de faire pencher les élections du conseil de ville de Seattle en sa faveur”, ajoutant que “j’ai un plan éjecter le monde de l’argent hors de la politique “.

    Danny Westneat, du Seattle Times, avait averti que les 1,5 million de dollars du milliardaire et propriétaire d’Amazon Jeff Bezos pour vaincre Sawant et d’autres candidats progressistes s’étaient peut-être retournés contre lui : “La campagne électorale se déroulait comme un référendum sur la performance du conseil de ville.” Un sondage Elway/Crosscut révélait que 67 % des électeurs étaient susceptibles de soutenir “quelqu’un qui veut changer” l’orientation du Conseil. Westneat a continué : “Maintenant [l’élection] pourrait bien devenir un référendum sur Amazon et le pouvoir des entreprises” (23/10/19).

    Les dépenses massives d’Amazon lui ont aliéné de nombreux électeurs, mais cette somme a également permis d’acheter un torrent de publicités, d’envois postaux et de personnes payées pour faire du porte-à-porte. Tout cela a influencé des électeurs en faveur de l’opposant de Sawant soutenu par Amazon. Nos membres et nos bénévoles ont été confrontés à maintes reprises aux arguments de cette offensive financées par les ultra-riches.

    Si les dépenses des entreprises étaient sans précédent, l’implacable propagande médiatique fut elle aussi inédite. Le Seattle Times a été à l’avant-garde d’une campagne de longue haleine qui visait à rendre Kshama Sawant et d’autres “idéologues de gauche” responsables de l’échec de du conseil de ville concernant la lutte contre le sans-abrisme à Seattle et la crise du logement, les principales préoccupations des électeurs. Le journal a appuyé les candidats soutenus par les entreprises dans les sept courses au conseil en les présentant comme s’ils étaient les candidats du “changement”.

    En réalité, la crise du logement de Seattle s’inscrit dans le cadre de l’échec mondial du capitalisme, qui traite le logement comme une marchandise destinée à enrichir les spéculateurs milliardnaires plutôt que comme un droit humain fondamental. Les travailleurs ont raison d’être en colère contre l’inaction des autorités de la ville, de l’Etat pour du fédéral face à cette crise. Mais la faute en incombe à l’establishment politique complice du pouvoir des entreprises. De son côté, Kshama Sawant mène campagne pour un contrôle universel des loyers et une taxation des grandes entreprises afin de permettre de construire des logements sociaux de qualité en masse.

    L’adversaire choisi par les dirigeants d’Amazon pour faire face à Kshama était Egan Orion, un candidat entièrement aux mains des grandes entreprises qui s’est présenté comme un “progressiste” pour gagner des voix. Orion placardé toute la ville d’affiches qui affirmaient qu’il refuserait l’argent des PAC pro-entreprise, ce qui était faux. Il les a même ouvertement remerciés quand il a obtenu leur soutien. Son équipe de campagne a envoyé des mails mensongers sur Kshama à chaque foyer. Ces mensonges ont été le fil rouge des 20 mails de masse envoyés par Egan Orion ou par ses partisans tout au long de la campagne.

    Les partisans d’Orion ont arraché plus de 1.000 enseignes de la campagne de Kshama Sawant dans tout le district et, au cours des deux dernières semaines, ils en ont vandalisées plus de 200. Cette tentative d’intimidation des électeurs a dégoutté de nombreux résidents du District 3 et n’a pas empêché la campagne de Sawant d’organiser une campagne de masse.

    Pour surmonter les mensonges et les attaques contre notre campagne, il était essentiel de sensibiliser le public à cette tentative d’acheter l’élection par le biais de milliers de conversations aux portes et aux coins des rues.

    La plupart des jeunes et des travailleurs sont parvenus à percer ce rideau de calomnies. Mais les premiers résultats indiquent une participation historique dans les quartiers les plus riches de Seattle. Cela reflète également l’évolution rapide de la composition sociale du District 3 et de Seattle dans son ensemble. De nombreux travailleurs et des personnes de couleur ont dû déménager en raison de l’augmentation vertigineuse des loyers depuis notre dernière campagne électorale.

    Généralement, les électeurs républicains ne participent pas aux élections locales et les candidats ouvertement républicains ne se donnent même pas la peine de se présenter à Seattle, mais cela a changé cette année. Le parti républicain a soutenu la liste des candidats soutenus par Amazon et la Chambre de commerce, malgré le fait que ces candidats se disent tous démocrates !

    Seattle connaît sa propre variante locale de la vague populiste de droite qui a propulsé Trump au pouvoir. L’anxiété de la classe moyenne face à l’insécurité économique croissante et à la dégradation sociale est exploitée par les grandes entreprises et les riches, qui mènent une lutte féroce contre la croissance des idées et des mouvements socialistes qui veulent imposer des limites à leurs richesses et à leur pouvoir. Des groupes comme “Speak Out Seattle” et “Safe Seattle” sont apparus au cours de l’année écoulée comme l’expression d’une minorité conservatrice férocement opposée aux camps de sans-abri, à la criminalité, à la drogue et aux “idéologues de gauche” tels que Kshama Sawant.

    Comme nous l’expliquions dans un article paru en mai dernier “ces groupes ont été indirectement soutenus et financés par Amazon et les grandes entreprises en tant que bélier populiste pour repousser le mouvement progressiste en matière de logement et vaincre la “taxe Amazon” (qui visait à imposer les grandes entreprises pour payer la construction de logements pour sans-abris, NdT) l’an dernier. (…) En 2017, Jeff Bezos a dépensé 350.000 $ pour un PAC pour l’élection de la maire Durkan. Six mois plus tard, en juin 2018, sous la pression énorme des grandes entreprises, elle et la majorité du conseil de ville ont abrogé la taxe Amazon (en savoir plus à ce sujet). Cette capitulation, surtout de l’aile la plus libérale du conseil, démoralise la gauche et enhardi les grandes entreprises et les forces de droite se mobilisent derrière elles.”

    La gauche en débat

    Au lendemain de la défaite de la taxe Amazon, une alliance de fait entre les grandes entreprises, une section de dirigeants syndicaux et la plupart des politiciens locaux du Parti démocrate se sont unis pour tenter de vaincre Sawant et bloquer l’élection de Shaun Scott, le candidat des Democratic Socialists of America dans le District 4.

    La large coalition construite autour de la campagne pour la taxe Amazon, dans laquelle Kshama Sawant et Socialist Alternative ont joué un rôle central, a d’abord obtenu l’adoption à l’unanimité de la taxe sur les 3% des entreprises les plus importantes de Seattle pour financer le logement abordable et les services aux sans-abri. Cependant, face à la pression intense des grandes entreprises et à une campagne bien financée, cette coalition a été brisée et le conseil de ville a abrogé la taxe par un vote de 7 à 2 un mois plus tard seulement.

    Pour la gauche libérale et favorable aux entreprises, cette défaite provenait de l’approche “diviseuse” de Kshama Sawant et de Socialist Alternative. En dépit du soutien d’un certain nombre de syndicats, un groupe de dirigeants syndicaux conservateurs métallurgistes et d’autres corps de métier de la construction ont dénoncé avec colère cette campagne comme une “taxe sur les emplois”, en craignant que la colère d’Amazon ne ralentisse le boom du bâtiment à Seattle.

    Lors du premier tour de ces élections, le 6 août dernier, alors que le mouvement des travailleurs était ouvertement divisé, Kshama Sawant a récolté 37% des voix sans le soutien de ses collègues membres du conseil de Ville ou d’autres politiciens importants du Parti démocrate. Dans le Seattle Times, Danny Westneat a écrit : “Aucun titulaire, de mémoire récente, n’a survécu à une primaire avec un si bas niveau ” (8/7/19).

    Si Kshama Sawant et Socialist Alternative avaient adopté l’approche de la plupart des dirigeants libéraux et syndicaux pour essayer d’éviter toute confrontation directe avec Amazon, il est probable que la stratégie d’intimidation de Jeff Bezos et sa tentative d’acheter le conseil de ville auraient été bien plus efficaces.

    Organiser en une riposte cohérente la méfiance généralisée de la classe des travailleurs à l’égard du pouvoir des entreprises n’avait rien d’automatique. En fait, la plupart des élections aux États-Unis ne comprennent aucun défi audacieux pour la classe ouvrière tant est importante la domination des entreprises sur le Parti démocrate. Même à Seattle, où les organisations locales du Parti démocrate ont évolué vers la gauche sous l’influence de Bernie Sanders et d’autres opposants de gauche, cela ne s’est pas traduit par l’arrivée de nombreux candidats combattifs déterminés à lutter en faveur de la classe ouvrière.

    Socialist Alternative a fait reposer sa stratégie sur sa confiance que, pour peu que l’on offre une perspective de lutte, la classe ouvrière et les jeunes de Seattle seraient capables de vaincre Amazon et les grandes entreprises. Un élément crucial de cette stratégie était le potentiel que la base mette pression sur les dirigeants progressistes et syndicaux afin de les forcer à se prononcer avec nous contre l’establishment capitaliste de Seattle.

    Les membres de Socialist Alternative ont fourni l’épine dorsale marxiste de cette stratégie. Leur énergie, leur abnégation et leurs compétences politiques ont permis de mener à bien la campagne électorale populaire la plus puissante de l’histoire de Seattle. Plus de 1.000 bénévoles nous ont aidés à frapper à plus de 225.000 portes et à faire 200.000 appels téléphoniques. Un nombre record de 7.500 travailleurs et travailleuses ont réalisé des sacrifices financiers pour contribuer à notre campagne.

    La lutte pour l’unité contre Amazon

    Lors du premier tour du 6 août, les candidats soutenus par Amazon et les grandes entreprises se sont présentés aux élections générales dans les sept courses en affrontant des candidats plus progressistes. Avec la menace imminente d’une prise de contrôle totale de l’hôtel de ville par la Chambre de commerce, notre appel à l’unité maximale contre les grandes entreprises a rapidement gagné du terrain parmi les activistes de la base, ce qui a exercé une pression sur de plus grands acteurs politiques.

    D’autres soutiens en faveur de Kshama Sawant et de Shaun Scott ont commencé à se manifester de la part de figures et groupes progressistes qui étaient restés sur la touche pendant le premier tour. Les scandaleuses tentatives de dirigeants syndicaux conservateurs pour qu’Egan Orion obtienne le soutien du Conseil du travail ont été vaincus lorsque plus de 300 syndicalistes ont signé une lettre ouverte de protestation. Au cours de ces dernières semaines, 22 syndicats ont soutenu Kshama Sawant, soit une majorité des sections locales qui ont donné des consignes de vote dans le District 3. Un meeting conjoint faisant la promotion d’un New Deal vert pour Seattle a été organisé avec Sawant, Morales et Scott. Ce fut une importante manifestation unitaire qui manquait lors du premier tour.

    Des groupes locaux du Parti démocrates ont, eux aussi, soutenu Shaun Scott et Kshama Sawant, ce qui représente une cuisante défaite pour l’establishment démocrate qui a si longtemps dominé la politique de Seattle. Cette victoire, le fruit d’un effort énergique de la base, a été liée à l’adoption de résolutions condamnant les dépenses des PAC par l’entremise de quatre organisations du Parti démocrate.

    Tout cela a posé les bases qui ont fait de notre campagne la force motrice centrale d’une riposte de gauche unifiée lorsqu’Amazon a largué sa bombe à 1 million de dollars le 14 octobre. Aux côtés des groupes du Parti démocrate, nous avons organisé une conférence de presse deux jours plus tard devant le siège d’Amazon, suivie d’un rassemblement convoqué par les travailleurs d’Amazon une semaine plus tard.

    Cela a rompu les digues. Une vague de couverture médiatique nationale a suivi. Fait significatif, même Lorena Gonzalez et Teresa Mosqueda – les membres du conseil libéral qui avaient publiquement appelé à la défaite de Sawant au premier tour – se sont senties obligées de parler au rassemblement contre Amazon et d’annoncer leur soutien en faveur de Sawant et Scott. Une vague d’autres dirigeants progressistes du Parti démocrate a suivi.

    Il est clair que la tentative ouverte de Jeff Bezos d’acheter le conseil de ville de Seattle aura des répercussions à plus long terme. Nous y avons fait face avec une stratégie de front unique bien préparée visant à mobiliser toute la colère des travailleurs en une seule force unificatrice, ce qui a poussé même quelques dirigeants syndicaux réticents à s’allier aux marxistes pour combattre les grandes entreprises. Cette unité rapportera d’encore plus grands bénéfices à la classe ouvrière de Seattle dans les mois et années à venir. Le rôle de Socialist Alternative – avec son analyse claire, sa stratégie et ses membres politiquement sûrs d’eux – était absolument vital pour amener toutes ces forces à agir de concert.

    Alors que la vague de campagnes électorales socialistes à travers le pays continue de s’étendre, notre expérience à Seattle devrait constituer un avertissement au sujet du caractère impitoyable des grandes entreprises. Mais il y a également de riches leçons à tirer sur la manière dont nous avons riposté, dont nous avons posé les bases d’autres victoires pour notre classe, et peut-être même sur la manière dont nous sommes parvenus à remporter une victoire sur l’homme le plus riche du monde.

  • Seattle. Amazon contre Sawant : un résultat encore indécis

    La réélection de notre camarade Kshama Sawant (Socialist Alternative) est en jeu après que 4,1 millions de dollars aient été dépensés pour battre les candidats socialistes et progressistes dans cette ville.

    Par Ty Moore

    La lutte pour la réélection de Kshama Sawant fut une campagne populaire puissante et sans nulle autre pareille. Bien qu’Amazon ait dirigé plus de puissance de feu financière contre Kshama Sawant et Socialist Alternative que contre tout autre candidat – contribuant à en faire la course au conseil de ville la plus chère, la plus polarisée et la plus regardée de l’histoire de Seattle – les résultats de la soirée électorale étaient trop serrés que pour donner un vainqueur. Nous nous sommes heurtés à une tentative inédite des milliardaires pour prendre le contrôle du conseil de ville de Seattle, où ne siègent que 9 élus. Emmenés par les 1,5 million de dollars d’Amazon, l’ensemble des PAC pro-entreprise (des fonds électoraux) a dépensé plus de 4,1 millions de dollars pour tenter de remporter les sept courses du conseil de ville : presque cinq fois la somme précédente, qui était déjà un record !

    Les premiers résultats accordent 46% des voix à Kshama Sawant et 54% à Egan Orion, le candidat de la multinationale Amazon dont le siège est à Seattle. Mais puisque seule la moitié des bulletins sont comptés, nous nous attendons à ce que le nombre obtenu par Kshama augmente considérablement à mesure que les votes tardifs seront comptabilisés ces prochains jours. Après le premier tour du 6 août (en savoir plus), les suffrages accordés à Kshama ont augmenté de 4 pourcents une fois les bulletins tardifs dépouillés. Toutes les indications en notre possession laissent présager une hausse encore plus marquée pour cette élection générale. Lors de la première victoire de Sawant, en 2013, les bulletins de vote tardifs lui ont permis de gagner plus de 4,5 points, ce qui lui avait permis de remporter la victoire. Lors de la soirée électorale de ce 5 novembre, les bénévoles et partisans de la campagne demeuraient optimistes.

    Le système de vote par correspondance de l’État de Washington permet aux électeurs d’envoyer leur bulletin de vote par la poste à partir de trois semaines avant le jour du scrutin, et les envois les plus rapides sont disproportionnés parmi les électeurs plus riches et âgés. Le décompte du soir de l’élection ne tient pas compte des bulletins de vote soumis ces derniers jours, qui proviennent de façon disproportionnée de la classe ouvrière, des gens de couleur et des jeunes électeurs.

    Cette année, la dernière vague de votes tardifs pourrait être particulièrement importante car alimentée par la colère contre Amazon et notre spectaculaire campagne pour inciter les gens à voter. Le jour-même des élections, les urnes étaient si souvent remplies que les électeurs étaient forcés d’attendre que les travailleurs du comté se précipitent pour vider les urnes !

    Seuls 20.926 votes ont été comptabilisés sur un total de 74.772 inscrits dans le district 3 de Seattle où Kshama affrontait Egan Orion, soit 28 %. Avec un taux de participation prévu estimé à 50 % environ, nous aurions besoin d’environ 55 à 56 % (selon le taux de participation exact) de ces votes tardifs pour que Sawant puisse remporter la course. Cela ne tient pas encore compte de nos efforts pour “guérir” les bulletins de vote annulés. A chaque élection, environ 2% des bulletins de vote ne sont pas pris en compte parce que les électeurs ne les ont pas signés correctement ou que d’autres erreurs ont été commises. Nous avons de bonnes chances de gagner environ 1 % de plus en demandant à nos partisans de nous faire parvenir les bulletins de vote annulés pour qu’ils soumettent à nouveau leurs signatures correctes.

    Vaincre Kshama était la priorité absolue des grandes entreprises lors de cette élection. Si elles échouent dans le District 3, cela pourrait clore une série de défaites humiliantes pour les milliardaires dans toute la ville. Les candidats soutenus par Amazon semblent être sur le point de perdre dans les autres Districts, à l’exception probable du District 4 où le candidat des Democratic Socialists of America Shaun Scott connait une progression difficile après avoir remporté 42 % des bulletins de vote comptés le soir des élections, après une première campagne impressionnante.

    Une campagne de mensonges et de distorsions

    Une vague d’indignation a balayé Seattle au cours des trois dernières semaines de l’élection à la suite de la “bombe d’un million de dollars” qu’Amazon a lancée sur Seattle le 14 octobre. La contribution totale d’Amazon au PAC à la Chambre de commerce de Seattle s’est ainsi élevée à 1,5 million de dollars et les dépenses totales d’Amazon s’élèvent à 4,1 millions de dollars.

    Des personnalités politiques nationales se sont prononcées contre Amazon, ce qui a donné lieu à une grande attention nationale. Le comité éditorial du Wall Street Journal s’est ainsi plaint que “Bernie Sanders a tweeté cette semaine que les dépenses d’Amazon à Seattle étaient “un exemple parfait de la cupidité incontrôlable des entreprises à laquelle nous allons mettre fin”. Elizabeth Warren a dénoncé Amazon pour avoir “essayé de faire pencher les élections du conseil de ville de Seattle en sa faveur”, ajoutant que “j’ai un plan éjecter le monde de l’argent hors de la politique “.

    Danny Westneat, du Seattle Times, avait averti que les 1,5 million de dollars du milliardaire et propriétaire d’Amazon Jeff Bezos pour vaincre Sawant et d’autres candidats progressistes s’étaient peut-être retournés contre lui : “La campagne électorale se déroulait comme un référendum sur la performance du conseil de ville.” Un sondage Elway/Crosscut révélait que 67 % des électeurs étaient susceptibles de soutenir “quelqu’un qui veut changer” l’orientation du Conseil. Westneat a continué : “Maintenant [l’élection] pourrait bien devenir un référendum sur Amazon et le pouvoir des entreprises” (23/10/19).

    Les dépenses massives d’Amazon lui ont aliéné de nombreux électeurs, mais cette somme a également permis d’acheter un torrent de publicités, d’envois postaux et de personnes payées pour faire du porte-à-porte. Tout cela a influencé des électeurs en faveur de l’opposant de Sawant soutenu par Amazon. Nos membres et nos bénévoles ont été confrontés à maintes reprises aux arguments de cette offensive financées par les ultra-riches.

    Si les dépenses des entreprises étaient sans précédent, l’implacable propagande médiatique fut elle aussi inédite. Le Seattle Times a été à l’avant-garde d’une campagne de longue haleine qui visait à rendre Kshama Sawant et d’autres “idéologues de gauche” responsables de l’échec de du conseil de ville concernant la lutte contre le sans-abrisme à Seattle et la crise du logement, les principales préoccupations des électeurs. Le journal a appuyé les candidats soutenus par les entreprises dans les sept courses au conseil en les présentant comme s’ils étaient les candidats du “changement”.

    En réalité, la crise du logement de Seattle s’inscrit dans le cadre de l’échec mondial du capitalisme, qui traite le logement comme une marchandise destinée à enrichir les spéculateurs milliardnaires plutôt que comme un droit humain fondamental. Les travailleurs ont raison d’être en colère contre l’inaction des autorités de la ville, de l’Etat pour du fédéral face à cette crise. Mais la faute en incombe à l’establishment politique complice du pouvoir des entreprises. De son côté, Kshama Sawant mène campagne pour un contrôle universel des loyers et une taxation des grandes entreprises afin de permettre de construire des logements sociaux de qualité en masse.

    L’adversaire choisi par les dirigeants d’Amazon pour faire face à Kshama était Egan Orion, un candidat entièrement aux mains des grandes entreprises qui s’est présenté comme un “progressiste” pour gagner des voix. Orion placardé toute la ville d’affiches qui affirmaient qu’il refuserait l’argent des PAC pro-entreprise, ce qui était faux. Il les a même ouvertement remerciés quand il a obtenu leur soutien. Son équipe de campagne a envoyé des mails mensongers sur Kshama à chaque foyer. Ces mensonges ont été le fil rouge des 20 mails de masse envoyés par Egan Orion ou par ses partisans tout au long de la campagne.

    Les partisans d’Orion ont arraché plus de 1.000 enseignes de la campagne de Kshama Sawant dans tout le district et, au cours des deux dernières semaines, ils en ont vandalisées plus de 200. Cette tentative d’intimidation des électeurs a dégoutté de nombreux résidents du District 3 et n’a pas empêché la campagne de Sawant d’organiser une campagne de masse.

    Pour surmonter les mensonges et les attaques contre notre campagne, il était essentiel de sensibiliser le public à cette tentative d’acheter l’élection par le biais de milliers de conversations aux portes et aux coins des rues.

    La plupart des jeunes et des travailleurs sont parvenus à percer ce rideau de calomnies. Mais les premiers résultats indiquent une participation historique dans les quartiers les plus riches de Seattle. Cela reflète également l’évolution rapide de la composition sociale du District 3 et de Seattle dans son ensemble. De nombreux travailleurs et des personnes de couleur ont dû déménager en raison de l’augmentation vertigineuse des loyers depuis notre dernière campagne électorale.

    Généralement, les électeurs républicains ne participent pas aux élections locales et les candidats ouvertement républicains ne se donnent même pas la peine de se présenter à Seattle, mais cela a changé cette année. Le parti républicain a soutenu la liste des candidats soutenus par Amazon et la Chambre de commerce, malgré le fait que ces candidats se disent tous démocrates !

    Seattle connaît sa propre variante locale de la vague populiste de droite qui a propulsé Trump au pouvoir. L’anxiété de la classe moyenne face à l’insécurité économique croissante et à la dégradation sociale est exploitée par les grandes entreprises et les riches, qui mènent une lutte féroce contre la croissance des idées et des mouvements socialistes qui veulent imposer des limites à leurs richesses et à leur pouvoir. Des groupes comme “Speak Out Seattle” et “Safe Seattle” sont apparus au cours de l’année écoulée comme l’expression d’une minorité conservatrice férocement opposée aux camps de sans-abri, à la criminalité, à la drogue et aux “idéologues de gauche” tels que Kshama Sawant.

    Comme nous l’expliquions dans un article paru en mai dernier “ces groupes ont été indirectement soutenus et financés par Amazon et les grandes entreprises en tant que bélier populiste pour repousser le mouvement progressiste en matière de logement et vaincre la “taxe Amazon” (qui visait à imposer les grandes entreprises pour payer la construction de logements pour sans-abris, NdT) l’an dernier. (…) En 2017, Jeff Bezos a dépensé 350.000 $ pour un PAC pour l’élection de la maire Durkan. Six mois plus tard, en juin 2018, sous la pression énorme des grandes entreprises, elle et la majorité du conseil de ville ont abrogé la taxe Amazon (en savoir plus à ce sujet). Cette capitulation, surtout de l’aile la plus libérale du conseil, démoralise la gauche et enhardi les grandes entreprises et les forces de droite se mobilisent derrière elles.”

    La gauche en débat

    Au lendemain de la défaite de la taxe Amazon, une alliance de fait entre les grandes entreprises, une section de dirigeants syndicaux et la plupart des politiciens locaux du Parti démocrate se sont unis pour tenter de vaincre Sawant et bloquer l’élection de Shaun Scott, le candidat des Democratic Socialists of America dans le District 4.

    La large coalition construite autour de la campagne pour la taxe Amazon, dans laquelle Kshama Sawant et Socialist Alternative ont joué un rôle central, a d’abord obtenu l’adoption à l’unanimité de la taxe sur les 3% des entreprises les plus importantes de Seattle pour financer le logement abordable et les services aux sans-abri. Cependant, face à la pression intense des grandes entreprises et à une campagne bien financée, cette coalition a été brisée et le conseil de ville a abrogé la taxe par un vote de 7 à 2 un mois plus tard seulement.

    Pour la gauche libérale et favorable aux entreprises, cette défaite provenait de l’approche “diviseuse” de Kshama Sawant et de Socialist Alternative. En dépit du soutien d’un certain nombre de syndicats, un groupe de dirigeants syndicaux conservateurs métallurgistes et d’autres corps de métier de la construction ont dénoncé avec colère cette campagne comme une “taxe sur les emplois”, en craignant que la colère d’Amazon ne ralentisse le boom du bâtiment à Seattle.

    Lors du premier tour de ces élections, le 6 août dernier, alors que le mouvement des travailleurs était ouvertement divisé, Kshama Sawant a récolté 37% des voix sans le soutien de ses collègues membres du conseil de Ville ou d’autres politiciens importants du Parti démocrate. Dans le Seattle Times, Danny Westneat a écrit : “Aucun titulaire, de mémoire récente, n’a survécu à une primaire avec un si bas niveau ” (8/7/19).

    Si Kshama Sawant et Socialist Alternative avaient adopté l’approche de la plupart des dirigeants libéraux et syndicaux pour essayer d’éviter toute confrontation directe avec Amazon, il est probable que la stratégie d’intimidation de Jeff Bezos et sa tentative d’acheter le conseil de ville auraient été bien plus efficaces.

    Organiser en une riposte cohérente la méfiance généralisée de la classe des travailleurs à l’égard du pouvoir des entreprises n’avait rien d’automatique. En fait, la plupart des élections aux États-Unis ne comprennent aucun défi audacieux pour la classe ouvrière tant est importante la domination des entreprises sur le Parti démocrate. Même à Seattle, où les organisations locales du Parti démocrate ont évolué vers la gauche sous l’influence de Bernie Sanders et d’autres opposants de gauche, cela ne s’est pas traduit par l’arrivée de nombreux candidats combattifs déterminés à lutter en faveur de la classe ouvrière.

    Socialist Alternative a fait reposer sa stratégie sur sa confiance que, pour peu que l’on offre une perspective de lutte, la classe ouvrière et les jeunes de Seattle seraient capables de vaincre Amazon et les grandes entreprises. Un élément crucial de cette stratégie était le potentiel que la base mette pression sur les dirigeants progressistes et syndicaux afin de les forcer à se prononcer avec nous contre l’establishment capitaliste de Seattle.

    Les membres de Socialist Alternative ont fourni l’épine dorsale marxiste de cette stratégie. Leur énergie, leur abnégation et leurs compétences politiques ont permis de mener à bien la campagne électorale populaire la plus puissante de l’histoire de Seattle. Plus de 1.000 bénévoles nous ont aidés à frapper à plus de 225.000 portes et à faire 200.000 appels téléphoniques. Un nombre record de 7.500 travailleurs et travailleuses ont réalisé des sacrifices financiers pour contribuer à notre campagne.

    La lutte pour l’unité contre Amazon

    Lors du premier tour du 6 août, les candidats soutenus par Amazon et les grandes entreprises se sont présentés aux élections générales dans les sept courses en affrontant des candidats plus progressistes. Avec la menace imminente d’une prise de contrôle totale de l’hôtel de ville par la Chambre de commerce, notre appel à l’unité maximale contre les grandes entreprises a rapidement gagné du terrain parmi les activistes de la base, ce qui a exercé une pression sur de plus grands acteurs politiques.

    D’autres soutiens en faveur de Kshama Sawant et de Shaun Scott ont commencé à se manifester de la part de figures et groupes progressistes qui étaient restés sur la touche pendant le premier tour. Les scandaleuses tentatives de dirigeants syndicaux conservateurs pour qu’Egan Orion obtienne le soutien du Conseil du travail ont été vaincus lorsque plus de 300 syndicalistes ont signé une lettre ouverte de protestation. Au cours de ces dernières semaines, 22 syndicats ont soutenu Kshama Sawant, soit une majorité des sections locales qui ont donné des consignes de vote dans le District 3. Un meeting conjoint faisant la promotion d’un New Deal vert pour Seattle a été organisé avec Sawant, Morales et Scott. Ce fut une importante manifestation unitaire qui manquait lors du premier tour.

    Des groupes locaux du Parti démocrates ont, eux aussi, soutenu Shaun Scott et Kshama Sawant, ce qui représente une cuisante défaite pour l’establishment démocrate qui a si longtemps dominé la politique de Seattle. Cette victoire, le fruit d’un effort énergique de la base, a été liée à l’adoption de résolutions condamnant les dépenses des PAC par l’entremise de quatre organisations du Parti démocrate.

    Tout cela a posé les bases qui ont fait de notre campagne la force motrice centrale d’une riposte de gauche unifiée lorsqu’Amazon a largué sa bombe à 1 million de dollars le 14 octobre. Aux côtés des groupes du Parti démocrate, nous avons organisé une conférence de presse deux jours plus tard devant le siège d’Amazon, suivie d’un rassemblement convoqué par les travailleurs d’Amazon une semaine plus tard.

    Cela a rompu les digues. Une vague de couverture médiatique nationale a suivi. Fait significatif, même Lorena Gonzalez et Teresa Mosqueda – les membres du conseil libéral qui avaient publiquement appelé à la défaite de Sawant au premier tour – se sont senties obligées de parler au rassemblement contre Amazon et d’annoncer leur soutien en faveur de Sawant et Scott. Une vague d’autres dirigeants progressistes du Parti démocrate a suivi.

    Quel que soit le résultat de ces élections, il est clair que la tentative ouverte de Jeff Bezos d’acheter le conseil de ville de Seattle aura des répercussions à plus long terme. Nous y avons fait face avec une stratégie de front unique bien préparée visant à mobiliser toute la colère des travailleurs en une seule force unificatrice, ce qui a poussé même quelques dirigeants syndicaux réticents à s’allier aux marxistes pour combattre les grandes entreprises. Cette unité rapportera d’encore plus grands bénéfices à la classe ouvrière de Seattle dans les mois et années à venir. Le rôle de Socialist Alternative – avec son analyse claire, sa stratégie et ses membres politiquement sûrs d’eux – était absolument vital pour amener toutes ces forces à agir de concert.

    Alors que la vague de campagnes électorales socialistes à travers le pays continue de s’étendre, notre expérience à Seattle devrait constituer un avertissement au sujet du caractère impitoyable des grandes entreprises. Mais il y a également de riches leçons à tirer sur la manière dont nous avons riposté, dont nous avons posé les bases d’autres victoires pour notre classe, et peut-être même sur la manière dont nous sommes parvenus à remporter une victoire sur l’homme le plus riche du monde.

  • Élections fédérales canadiennes : Libéraux minoritaires, une période d’instabilité s’ouvre

    Les Canadiens et les Canadiennes se sont réveillées mardi dernier avec un Parlement très différent de celui des quatre dernières années. Le nouveau gouvernement reflète de profondes différences régionales, un repli nationaliste au Québec, un fossé urbain/rural ainsi qu’un décalage entre la vision d’une économie canadienne basée sur les ressources naturelles et celle d’une économie « verte » et diversifiée.

    Déclaration de Socialist Alternative, section du CIO au Canada

    Le nouveau gouvernement libéral minoritaire fait face à une période d’instabilité politique. Le premier ministre Trudeau devra négocier avec le NPD ou le Bloc québécois – désormais en position de balance du pouvoir – concernant les sujets sur lesquels ils ne seront pas déjà en accord avec les conservateurs. Les chefs des deux grands partis, Andrew Scheer du Parti conservateur et Justin Trudeau du Parti libéral, sortent tous deux affaiblis des élections du 21 octobre. À l’opposé, le Bloc québécois devient le 3e parti en importance après avoir repris la quasi-totalité des circonscriptions québécoises du Nouveau parti démocratique (NPD). Cette période d’instabilité politique ouvre la porte aux idées et aux méthodes d’action socialistes parmi les travailleurs, les travailleuses et la jeunesse en lutte.

    La polarisation continue

    La situation économique mondiale se dégrade. Une nouvelle récession est imminente. Le Canada est pris en étau dans une guerre commerciale où s’affrontent des États-Unis en déclin et une Chine en expansion. L’effritement de l’ordre économique déstabilise l’ordre politique des partis capitalistes traditionnels. Les libéraux, les conservateurs, les néo-démocrates et toutes leurs succursales provinciales ne savent plus comment gérer les crises qu’ils ont eux-mêmes créées. La population s’en rend compte. Les problèmes de logements et l’endettement record sont là pour le prouver.

    Des centaines de milliers de personnes ont laissé tomber les libéraux pour se tourner vers le pôle Conservateur/Bloc québécois. Cette polarisation politique vers la droite s’inscrit dans la même tendance que celle observée aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe.

    Rejet des libéraux, du provincial…

    Une polarisation du vote vers un pôle plus à droite et un pôle plus à gauche s’est opérée lors des élections provinciales des deux dernières années. Les gouvernements du Québec, de l’Île-du-Prince-Édouard, de l’Alberta, du Nouveau-Brunswick et d’Ontario ont tous été défaits au profit de la droite conservatrice et populiste. L’essor des Verts comme opposition officielle à l’ Île-du-Prince-Édouard, leur percée en Colombie-Britannique et au Nouveau-Brunswick ainsi que la montée de Québec solidaire au Québec ont aussi eu lieu grâce aux fuites d’appuis provenant des partis traditionnels du pouvoir.

    … au fédéral

    Les résultats des élections fédérales témoignent, dans une moindre mesure, de cette polarisation politique marquée davantage à droite. Les libéraux ont perdu 20 circonscriptions à la dissolution de la Chambre des communes. Ils s’établissent maintenant avec 157 député·es. Le scandale de corruption avec SNC-Lavalin, les conflits d’intérêts avec l’Aga Khan, l’hypocrisie climatique avec l’achat de l’oléoduc Trans Mountain en plus des promesses électorales brisées (réforme électorale, aide aux communautés autochtones, etc.) ont participé à décrédibiliser les libéraux.

    L’appel au « vote stratégique » contre les conservateurs – imploré par Trudeau, les signataires du Pacte pour la transition écologique, l’auteure Margaret Atwood ainsi que le syndicat Unifor – semble avoir eu très peu d’impact. Les résultats du scrutin reflètent davantage un vote de principe, que ce soit le vote libéral en Ontario et sur l’Île de Montréal, le vote nationaliste au Québec ou le vote « vert » au Nouveau-Brunswick.

    Malgré la tenue d’actions et de mobilisations climatiques historiques en pleine campagne électorale, le vote « vert » ne s’est pas matérialisé dans le reste du Canada. L’une des principales causes de cet échec réside dans le manque complet de leadership politique assuré par les organisations derrière les mouvements pour le climat. L’incapacité ou le refus de lier la lutte contre les GES à une lutte politique contre les partis capitalistes pollueurs vient de gâcher l’un des plus importants momentum politiques des dernières décennies. De son côté, le Parti vert d’Elizabeth May a fait piètre figure avec 6,5% des voix. Loin d’incarner la lutte, ce parti a néanmoins presque doublé son score, lui permettant de faire élire 3 député·es.

    Gains chez les conservateurs

    Les conservateurs sont passés de 95 à 121 sièges aux dépens des libéraux. Ils ont d’ailleurs remporté plus de voix que les libéraux (34,4% vs 33,06%). Leur soutien est monté d’environ 3 % par rapport à 2015. Les conservateurs ont imposé leur hégémonie dans l’Ouest canadien (Colombie-Britannique, Alberta, Saskatchewan, Manitoba), où ils concentrent près de 60% de leur députation. Ces provinces comptent pour 31% de la population canadienne.

    Le secteur pétrolier et gazier de l’Ouest canadien ne s’est pas remis de la chute brutale des prix en 2014. Les travailleurs et les travailleuses de l’Alberta en souffrent. Les élites politiques prétendent qu’un pipeline résoudra leurs problèmes. Elles les posent en victimes afin de nourrir un ressentiment envers le fédéral et les écologistes. Ces élites détournent ainsi l’attention des vrais coupables, les riches entreprises polluantes qui s’en sont mis plein les poches en exploitant les gens et l’environnement. Une récession économique exacerbera ces tensions.

    Les conservateurs ont aussi gagné trois sièges en Ontario et quatre dans les provinces de l’Atlantique. Ils en ont toutefois perdu au Québec en faveur du Bloc.

    NPD, de la vague à l’échouement

    Le NPD de Jagmeet Singh a maintenu sa députation au Canada anglais. Il a toutefois perdu tous ses sièges au Québec, sauf un, au profit du Bloc québécois. Le NPD passe ainsi à 24 député·es (?15), reculant à la 4e position à la Chambre des communes. L’appel au « vote progressiste » fait par Singh en fin de campagne est tombé à plat. Après huit ans en position de force, le NPD a échoué à devenir cette alternative politique.

    Suite au succès retentissant du NPD de Jack Layton au Québec en 2011, 59 personnes avaient été élu·es aux dépens du Bloc. Le NPD était devenu l’opposition officielle à Ottawa. À la mort de Layton, l’ancien ministre libéral québécois Thomas Mulcair a pris la tête du parti. Mulcair et son équipe en ont profité pour opérer un tournant à droite dans le parti, à la sauce Tony Blair. Coup de théâtre aux élections fédérales de 2015, les libéraux de Justin Trudeau doublent le NDP avec un discours plus à gauche. Le NPD tombe à 16 sièges au Québec et 28 dans le reste du Canada.

    Se battre pour de vrai

    Après la déconfiture de 2015, le NPD a pris deux ans avant de se choisir un nouveau chef centriste, Jagmeet Singh. Ce dernier s’est fait élire dans une élection partielle 17 mois plus tard. Sous la gouverne de Singh, le NPD a pris un tournant clientéliste vers la communauté Sikh, tout comme les libéraux. Singh a également tergiversé quant à son appui à l’oléoduc Trans Mountain après que la cheffe du NPD albertain ait chanté les louanges des sables bitumineux.

    Malgré la puissance acquise en 2011, les membres du NPD n’ont pas cru bon de mobiliser les communautés et d’organiser politiquement la lutte contre la pluie d’attaques des conservateurs de Harper, puis des libéraux de Trudeau. Des campagnes nationales entre les élections pour la taxation des super-riches et des entreprises ou pour l’ajout des médicaments d’ordonnance, des soins dentaires et oculaires au système public de santé auraient fait toute la différence.

    Au cours des dernières années, l’équipe de Singh s’est désagrégée, accusant des démissions constantes. Les préparatifs pré-électoraux ont été négligés. Quelques semaines avant les élections fédérales, le député Pierre Nantel est d’ailleurs passé au Parti vert. Depuis, le discours du chef a pris un tournant radical à gauche et en faveur du respect des droits de la nation québécoise. Trop peu, trop tard.

    Après 75 victoires électorales en huit ans, le NPD a été incapable de s’enraciner au Québec, sauf dans la circonscription du numéro 2 du parti, Alexandre Boulerice. Le parti a échoué à se mettre au diapason des mouvements climatique, notamment en évitant de se positionner clairement sur les oléoducs de Trans Mountain, de GNL Québec et de LNG en Colombie-Britannique. Le slogan électoral du NPD, « On se bat pour vous », a sonné davantage comme une campagne de relations publiques qu’un appel à la lutte.

    Bien que Singh se soit démarqué de Trudeau et de Scheer avec ses politiques climatiques audacieuses – fin des subventions de 3G$ aux sociétés pétrolières et gazières, création de 300 000 emplois verts de qualité – c’est le Bloc qui a raflé la mise.

    Le Bloc, plus noir que vert

    Toute proportion gardée, c’est le Bloc québécois qui a connu les gains les plus importants. Passant de 10 à 32 député·es, il se hisse comme 3e parti canadien en importance, devant le NPD. Son nouveau chef, l’ancien ministre de l’Environnement Yves-François Blanchet, a réussi un tour de force. Il a réussi à cumuler le vote nationaliste anti-pipeline au vote identitaire en faveur de la Loi 21.

    Blanchet a vanté son parti comme « le plus vert et le plus écologique de tous » en claironnant son opposition au « pétrole sale » de l’Alberta. Il a aussi défendu l’idée « d’accrocher l’environnement à l’idée d’indépendance », optique qui a cruellement fait défaut au NPD et au Parti vert plus centralisateurs. Toutefois, au-delà des belles paroles, Blanchet a un lourd passif environnemental. Sous le gouvernement péquiste de Pauline Marois, il a donné son accord à l’inversion du pipeline 9b de Enbridge. Il a accepté la construction du projet le plus polluant au Québec, la cimenterie McInnis. Il aussi permis les forages avec fracturation sur l’Île d’Anticosti.

    Durant la campagne fédérale, Blanchet a soigneusement évité de se prononcer sur le projet de gazoduc Abitibi-Saguenay et celui du 3e lien à Québec. Comme quoi, les intérêts des grandes compagnies polluantes peuvent très bien trouver refuge au Bloc.

    Relais du nationalisme caquiste

    Durant les débats des chefs, le thème du climat a vite été éclipsé par celui de l’identité québécoise et de la loi sur la laïcité de l’État (Loi 21)1. Complètement effondré l’an dernier, le Bloc a réussi à renaître de ses cendres en collant son discours sur le nationalisme francophone catholique de la Coalition avenir Québec (CAQ). Le Bloc s’est ainsi assuré de dépasser les conservateurs sur leur droite avant même qu’ils ne démarrent leur campagne. Les troupes de Scheer, prises au dépourvu, ont dû mener une campagne de rattrapage au Québec. Le Bloc a ainsi dérobé deux circonscriptions aux conservateurs. Les nouvelles circonscriptions bloquistes couvrent une bonne partie celles remportées par la CAQ l’automne dernier.

    Blanchet et le premier ministre François Legault se sont tous deux braqués contre les volontés des partis fédéraux d’intervenir quant à l’application de la Loi 21 au Québec. Cette loi, qui stigmatise particulièrement les femmes portant le foulard islamique, est surtout défendue à l’extérieur des grands centres urbains. La vague d’islamophobie des dernières années n’a pas manqué de faire réagir quatre candidatures bloquistes. Leurs propos islamophobes ont d’ailleurs fait les manchettes. La volonté de Trudeau de contester la Loi 21 semble avoir eu un écho parmi les populations concernées. Dans le Grand Montréal, 16 des 18 circonscriptions sont désormais libérales.

    L’indépendance nationale, pas le nationalisme

    L’essor du nationalisme identitaire québécois s’inscrit dans un phénomène mondial. Au fur et à mesure que le capitalisme s’enfonce dans la crise, les guerres, les vagues d’immigrations et les attaques aux droits nationaux s’intensifient. En Écosse et en Catalogne, des mouvements pour la défense des droits nationaux et pour l’indépendance se réorganisent sur une base massive.

    Pour le chef du Bloc, parler de souveraineté du Québec n’est en réalité qu’un prétexte pour flatter les gens dans le sens du poil. La direction du Bloc n’a aucun plan ni aucune stratégie d’accession à l’indépendance. Sa seule stratégie consiste à revenir aux vieilles confrontations avec le Canada, mais avec de nouveaux thèmes comme la « péréquation verte » et la loi 21. La présence du Bloc à Ottawa conforte les Québécois et les Québécoises à sombrer dans un nationalisme sans issue. Pourquoi? Parce que l’appui populaire au Bloc n’est pas basé sur un mouvement vivant et militant parmi la classe ouvrière. Comme pour la CAQ, l’objectif du Bloc est de défendre les intérêts des riches capitalistes québécois, pas ceux de la classe ouvrière.

    Échec du Parti populaire

    Le très réactionnaire et climato-sceptique Parti populaire de Maxime Bernier a mordu la poussière avec 1,64% des voix, même si ce dernier a bénéficié d’un accès privilégié aux débats des chefs et d’une abondante couverture médiatique.

    En 2017, Bernier a perdu la course à la direction du Parti conservateur du Canada au profit d’Andrew Scheer, avec moins de 1% d’écart. Il a ensuite fait scission pour créer son propre parti xénophobe. Suite au scrutin du 21 octobre, Bernier a perdu son propre siège en Beauce. Les agriculteurs et agricultrices lui ont retiré leur appui suite à ses prises de position en faveur d’une déréglementation du secteur laitier et d’autres secteurs agricoles. Même avec ce lamentable échec, ce type de populisme radical de droite pourrait néanmoins gagner du terrain si une opposition socialiste ne s’organise pas pour répondre aux besoins des gens.

    Gouvernement minoritaire: une opportunité de réforme?

    L’État canadien a connu 11 gouvernements minoritaires, dont 9 au cours des 20 dernières élections. Ces gouvernements ont rarement duré plus de deux ans. À deux reprises, d’importantes réformes ont été introduites lorsque le NPD a détenu la balance du pouvoir. Le premier épisode s’est déroulé entre 1963 et 1965. Une étroite collaboration entre les libéraux et les néo-démocrates a mené à l’instauration du régime universel de soins de santé, au Régime de pensions du Canada et à l’abolition de la peine capitale. De 1972 à 1974, le NPD a exigé la création de Petro-Canada en échange de son appui au gouvernement minoritaire du libéral Pierre Eliott Trudeau.

    Le caucus néo-démocrate actuel est affaibli et se retrouverait démuni face à une élection précipitée. Malgré ces difficultés, le NPD de Singh prouvera-t-il son utilité en arrachant des réformes en faveur de la classe ouvrière? Ce parti utilisera-t-il son influence pour obtenir la construction de logements abordables, la création d’un programme national d’assurance-médicaments et le plafonnement des prix de service de téléphonie cellulaire?

    À l’inverse, le NPD risque d’y laisser sa peau s’il entre dans un gouvernement de coalition avec les libéraux et intègre le cabinet ministériel. Le cas de l’alliance entre le Parti communiste français et le Parti socialiste de Mitterand montrent que la classe ouvrière ne pardonne pas à un parti qui a participé à un gouvernement d’austérité.

    Une alternative socialiste à construire

    L’absence d’une réelle alternative politique socialiste nourrit l’instabilité politique au Canada. Sans option politique qui agit au jour le jour pour défendre les intérêts des travailleurs et des travailleuses, les gens passent facilement de l’appui d’un parti à un autre. Plusieurs préfèrent carrément le cynisme et l’abstention. Le taux de participation aux élections fédérales a d’ailleurs baissé de 2,35%, pour s’établir à 65,95%.

    Il est impératif pour ceux et celles qui veulent changer la société d’organiser une opposition politique socialiste aux attaques qui se préparent contre nos droits et notre environnement. D’autant plus que selon un sondage Ipsos réalisé en septembre, 67 % des Canadiens et des Canadiennes pensent que l’économie est truquée à l’avantage des riches et des puissants. Et 61 % sont d’accord pour dire que les partis politiques traditionnels ne se soucient pas des gens comme eux.

    Arrêter de gérer le capitalisme

    Le NPD croit pouvoir gérer le capitalisme mieux que les autres partis. Or, les crises économiques et les catastrophes écologiques ne sont pas des erreurs de gestion. Elles sont à la source du capitalisme. La récession mondiale imminente et les crises écologiques mondiales exigent une réponse à la hauteur, un dépassement du capitalisme. Ces événements menacent de faire tomber le gouvernement libéral à tout moment. Dans une situation de perturbation économique, les libéraux feront des pieds et des mains pour que les grandes entreprises maintiennent leurs profits. Ils seront incapables de répondre également aux besoins de la classe ouvrière.

    Pour des campagnes de terrain

    S’il veut se fortifier et gagner, le NPD doit organiser des campagnes militantes basées sur des revendications concrètes dans les milieux de vie, pas seulement auprès des médias. Il est temps d’adopter des politiques socialistes audacieuses payées par les riches et non par la classe ouvrière. Des politiques qui donnent de l’espoir aux travailleurs et aux travailleuses. Des politiques qui proposent des emplois de qualité fondés sur une transition juste vers les énergies propres, y compris pour les personnes qui travaillent dans les secteurs des ressources naturelles et énergétiques.

    Selon un rapport récent de Statistique Canada, les entreprises canadiennes ont déclaré détenir 353,1 milliards $ d’actifs dans des paradis fiscaux en 2018. Si cet argent était pris en charge par le secteur public, cela permettrait des investissements massifs dans les énergies renouvelables, pour l’amélioration et l’isolation des maisons et bâtiments ainsi que pour la mise en place de réseaux de transports publics gratuits dans les villes et entre elles. Autant de projets qui créeraient de bons emplois verts.

    Nous devons absolument faire émerger un vrai parti des travailleurs et des travailleuses sur l’ensemble du territoire de l’État canadien, qu’il naisse à partir du NPD ou à partir de nouvelles candidatures indépendantes.

    Notes:

    1. La Loi sur la laïcité de l’État (ex-projet de loi 21) interdit le port de signes religieux à plusieurs catégories d’employé·es de l’État en position d’autorité (juges, police, procureurs de la Couronne, direction d’école, gardien·nes de prison et enseignant·es du primaire et du secondaire).

  • Seattle. Kshama Sawant contre l’homme le plus riche du monde

    En 2013, un événement politique majeur voyait le jour à Seattle. Cette année-là, Kshama Sawant remportait un siège au conseil de ville de Seattle avec près de 100.000 voix, des années avant que la campagne de Bernie Sanders durant les primaires démocrates pour les élections présidentielles américaines ait attiré l’attention du monde et bien avant qu’Alexandria Ocasio-Cortez ne soit élue au Congrès comme étant la plus jeune députée socialiste. C’était la première fois depuis des décennies qu’une socialiste était élue dans une grande ville américaine.

    Par Bart Vandersteene

    Ces dernières années, les lecteurs de Lutte Socialiste ont pu suivre les succès et réalisations de Kshama Sawant et de son organisation, Socialist Alternative. Elle est actuellement engagée dans une campagne cruciale qui lui permettrait de disposer d’un troisième mandat. Le défi est de taille. Cette pionnière socialiste affronte toutes les grandes entreprises dont le siège est à Seattle. Parmi tous ces adversaires figure l’homme le plus riche au monde : Jeff Bezos, le dirigeant d’Amazon.

    Une élue qui fait la différence

    Le journaliste et essayiste John Nichols a récemment écrit : ‘‘Actuelle-ment, un nouveau genre de politique connait un essor et promet une Amérique nouvelle. Cette période est passionnante et a permis de mettre en avant des femmes remarquables pour porter ce renouveau politique à Washington DC. Mais il est important de se souvenir que cette politique s’est fait connaitre pour la première fois à Seattle, en 2013, avec l’élection de Kshama Sawant au conseil de ville. Elle a fièrement gagné son siège en tant que socialiste. Elle a ainsi pu défendre une politique tournée vers la justice économique, la justice sociale et la justice raciale. Kshama Sawant est et restera une ‘‘étoile polaire qui brille de Seattle vers tous les Etats-Unis.’’
    En 2013, la campagne électorale de Kshama Sawant était articulée autour de la revendication d’un salaire minimum de 15 dollars de l’heure. Sa victoire électorale a permis à Seattle d’être la première grande ville où cette revendication fut appliquée. D’autres villes ont ensuite embrayé. Par la suite, Seattle a été le berceau de nombreuses autres victoires jugées jusque-là impossibles. Cela a permis aux travailleurs d’acquérir davantage de confiance, d’obtenir une voix à l’hôtel de ville et de compter sur un précieux pouvoir organisationnel autour de cette position et de Socialist Alternative. Des lois ont été instaurées pour mieux protéger les locataires, le ‘‘Columbus Day’’ (fête de l’arrivée de Christophe Colomb sur le continent) a été supprimé au profit d’une ‘‘journée des peuples autochtones’’, la construction d’un vaste et coûteux bunker de police a été bloquée, des fonds supplémentaires ont été alloués aux logements sociaux,…

    Crise du logement et ennemis puissants

    Les deux milliardaires les plus riches au monde vivent à Seattle : Jeff Bezos (Amazon) et Bill Gates (Microsoft). Ensemble, ils représentent un actif d’environ 240 milliards de dollars, ce qui représente une somme suffisante pour que chaque être humain de cette terre puisse disposer de nourriture, d’eau potable et de soins de santé de base.

    Seattle compte de nombreux riches mais le nombre de sans-abris y explose. Il y en aurait près de 12.500 dans la ville ! La plupart des quartiers comprennent des camps de tentes. Cela s’explique par la hausse des loyers et l’expulsion de plus en plus de travailleurs. Aucune autre ville du pays ne connait une pareille frénésie de construction immobilière. Les promoteurs tentent de transformer la ville en terrain de jeu pour les riches.

    Dans cette campagne électorale, Socialist Alternative défend deux revendications importantes : le gel des loyers et une meilleure taxation des riches pour financer les logements sociaux. Comme il fallait s’y attendre, les riches n’aiment pas beaucoup. C’est pourquoi le camp d’en face dirige cette campagne depuis le siège d’Amazon. L’objectif est d’acheter un conseil de ville qui leur soit acquis.

    En 2017, les milliardaires ont remporté une victoire avec le retrait de la ‘‘taxe Amazon’’. Kshama Sawant et Socialist Alternative menaient depuis des mois campagne pour mettre pression sur les autres conseillers afin qu’ils instaurent une nouvelle taxe sur les grandes entreprises en vue d’investir dans les logements sociaux. Jeff Bezos a alors utilisé son pouvoir économique et son travail de lobbying pour y mettre fin. La ‘‘taxe Amazon’’ a finalement été abolie parce qu’une grande majorité des conseillers a cédé à la pression. Bezos a été aidé par la maire Jenny Durkan, élue en 2017 grâce à un fonds électoral (PAC) de 350.000 dollars auquel Amazon a largement contribué. La suppression de la ‘‘taxe Amazon’’ renforce l’establishment qui souhaite maintenant mettre fin à la présence d’une socialiste au sein du conseil de ville.

    Le premier tour remporté

    Le premier tour des élections locale de Seattle a eu lieu en août. Au total, 7 conseillers doivent être élus : un par circonscription. Kshama Sawant est conseillère de la troisième circonscription depuis six ans. Au premier tour, tout le monde pouvait se porter candidat. L’élection décisive opposant les deux candidats ayant obtenu le plus de votes aura lieu le 5 novembre.

    Kshama Sawant a remporté le premier tour du troisième district de manière convaincante. Six candidats s’y affrontaient et elle a recueilli 37% des voix. Son plus gros adversaire, le candidat d’Amazon Egan Orion a atteint seulement 21%.
    Le 5 novembre, au sein de chaque circonscription un candidat plus progressiste affrontera un candidat clairement ‘‘pro-establishment’’ soutenu par la Chambre de commerce, les grandes entreprises et l’establishment politique. Le journal The Hill de Washington DC a décrit l’importance nationale que revêtent les élections de Seattle en ces termes : ‘‘Comme avant-goût du choix dont disposent les électeurs démocrates pour désigner leur candidat à la présidence, il y a la lutte acharnée à Seattle entre une politique favorable au business et une politique de gauche radicale.’’ (28/7/19). Kshama Sawant a expliqué dans un article du journal britannique The Guardian intitulé ‘‘Est-ce qu’Amazon prend revanche sur une socialiste de Seattle ?’’ que : ‘‘cette élection sera un référendum portant sur une question fondamentale : qui dirigera Seattle ? Les grandes entreprises comme Amazon accompagnées des grandes sociétés immobilières ou les travailleurs ?’’ (5/8/19).

    Les grandes entreprises ont déjà amassé un trésor de guerre d’un million et demi de dollars dans leur fonds électoral, les PAC. Des centaines de milliers de dollars s’ajouteront dans les semaines et les mois à venir afin de pouvoir manipuler les résultats à leur avantage.

    Calvin Priest, le coordinateur de la campagne de Sawant a déclaré : ‘‘Amazon craint que la réélection de Kshama relance une mobilisation permettant de les taxer’’ et également que ‘‘la lutte pour geler les loyers et l’expansion massive des logements abordables appartenant au gouvernement sont au cœur de notre programme électoral. Ce faisant, nous touchons aux intérêts des grands promoteurs et du secteur immobilier. La demande croissante d’un New Deal vert pour les travailleurs de Seattle est âprement combattue par Puget Sound Energy, le plus grand pollueur de la région. Les grandes entreprises veulent un conseil de ville qui résiste à nos demandes populaires.’’

    Le soir des élections, Kshama Sawant a mis en évidence la motivation politique et la détermination sans faille avec lesquelles la campagne se poursuivra en novembre : ‘‘La maire Jenny Durkan affirme que l’on n’a pas besoin de socialistes à l’Hôtel de ville. Nous ripostons en construisant le mouvement socialiste avec fierté et détermination. Nous expliquons clairement aux travailleurs que le capitalisme est incapable de résoudre la crise à laquelle ils sont confrontés, que ce soit au niveau de la catastrophe climatique ou de la crise du logement. Nous devons nous organiser afin de construire les forces du socialisme. J’espère vous voir tous ensemble dans la rue durant la campagne des prochains mois ! Disons clairement à Jeff Bezos que nous ne permettrons pas que Seattle soit une ville sur mesure pour les grandes entreprises. Quand on se bat, on gagne !’’

  • L’Afrique du Nord et les processus révolutionnaires en Algérie et au Soudan

    Résolution adoptée au Comité exécutif international du CIO d’août 2019

    En avril de cette année, le renversement de deux dictateurs de longue date par les soulèvements révolutionnaires en Algérie et au Soudan a stupéfié la plupart des universitaires et commentateurs bourgeois, mais cela a confirmé l’analyse faite par le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) il y a huit ans. Nous expliquions alors que les révolutions initiées en Tunisie et en Egypte n’étaient pas seulement une parenthèse ou un “printemps” éphémère, mais plutôt les premières salves d’un processus long et complexe de révolution et de contre-révolution dans la région.

    Ces mouvements sont d’autant plus importants qu’un certain nombre de pays qui ont été secoués par des mouvements de masse lors de la première vague révolutionnaire en 2010-2011 ont depuis souffert de contre-révolutions brutales et de guerres dévastatrices. La contre-révolution n’a pas réussi à éliminer de manière décisive le spectre de nouveaux soulèvements populaires, ni à garantir la durabilité et la stabilité de l’ordre régional.

    La contre-révolution

    L’Egypte est gouvernée par une dictature encore plus impitoyable que celle renversée en 2011. Jamais dans son histoire moderne le pays n’a connu une répression telle que celle menée sous le règne d’Abdel Fattah al-Sisi. En avril, le régime a organisé un référendum par étapes sur des amendements constitutionnels radicaux visant à éliminer certains des derniers vestiges des acquis démocratiques de la révolution égyptienne. Ils suppriment la limite de deux mandats à la présidence, permettant à Sisi de rester au pouvoir jusqu’en 2030, et lui donnent également le contrôle total du pouvoir judiciaire, tout en élargissant le rôle de l’armée dans les affaires politiques du pays.

    Au cours de la période récente, les gouvernements occidentaux ont serré les rangs avec le régime autocratique du Caire. L’Union européenne loue Sisi comme un allié dans ses efforts pour empêcher les réfugiés d’atteindre les côtes européennes. Reflétant les perspectives à court terme des grands milieux d’affaires, l’agence de notation Moody a revalorisé le statut de l’Egypte à “stable”  en avril, commentant que “la rentabilité [du pays] restera forte”. Les chiffres officiels font également état du taux de croissance économique le plus élevé depuis une décennie (5,5 %).

    Cependant, dans des conditions où la dette extérieure a été multipliée par cinq au cours de la dernière moitié de la décennie et alors que la dette publique a plus que doublé au cours de la même période ; où 60% de la population vit dans la pauvreté et souffre du poids de l’inflation galopante et des réductions de subventions ; la stabilité souhaitée par les puissances impérialistes et les rêves de Sisi de devenir président à vie pourraient se révéler de courte durée. Plus tôt cette année, un groupe d’anciens ministres et de membres de l’intelligentsia égyptienne a écrit une lettre ouverte dans laquelle ils déclaraient : “Il suffit d’errer dans les rues du Caire pour se rendre compte de l’ampleur de la rage et de la tension internes qui pourraient dégénérer en une explosion sociale incontrôlable à tout moment”. Cela témoigne de ce qui se trame sous la surface.

    En plus de réprimer violemment la résistance des travailleurs égyptiens et de l’opposition locale en général, le régime de Sisi joue un rôle actif dans les conspirations contre-révolutionnaires dans la région. Quelques jours seulement après la destitution du président soudanais Omar el-Béchir, des délégations d’Égypte, d’Arabie saoudite et des Émirats Arabes Unis (EAU) se sont précipitées au Soudan et ont eu de nombreux entretiens avec la junte militaire soudanaise. En Libye, le régime de Sisi a fourni un soutien politique, militaire et de renseignement actif aux troupes du futur dictateur militaire libyen et admirateur de Sisi, Khalifa Haftar.

    La Libye est aux prises avec une nouvelle guerre civile qui s’intensifie et qui fait grossir les rangs des personnes déplacées et des réfugiés. Près de 100 000 personnes ont déjà été déplacées par l’offensive lancée sur Tripoli par Haftar et son “Armée Nationale Libyenne” (ANL), et ce nombre augmente chaque jour.

    Haftar espérait une victoire rapide et en douceur dans sa marche sur la capitale. Ces espoirs ont clairement tourné court. Sa prétention d’éradiquer les islamistes armés et son positionnement en tant que champion de la laïcité sont contredits par le fait que sa propre ANL est une alliance fragile composée d’un nombre important de miliciens salafistes, d’anciens officiers de l’armée de Kadhafi et de combattants de différentes tribus avec lesquels Haftar a conclu des accords. Elle pourrait devenir le théâtre de graves dissensions si l’impasse militaire actuelle se poursuit.

    L’issue de cette bataille dépendra également de l’attitude des puissances impérialistes et des différentes puissances régionales impliquées. L’émergence d’une nouvelle guerre en Libye riche en pétrole contient en effet un élément fort de “guerre par procuration”, car elle se déroule sur fond de lutte de pouvoir pour l’influence entre Paris, Rome et, surtout, les principaux acteurs régionaux. La vacuité et l’impuissance de l’ONU et de la soi-disant “communauté internationale” sont à nouveau mises en évidence, car les puissances régionales et mondiales soutiennent chacune des deux parties et alimentent directement le conflit en leur fournissant armes et munitions de pointe.

    Certains pays semblent prêts à jouer dans les deux camps, attendant de voir de quel côté l’équilibre basculera. Si Moscou a toujours semblé favoriser Haftar, elle a noué des contacts avec tous les principaux acteurs sur le terrain. Trump a salué le rôle de Haftar, soutenu par l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats Arabes Unis, dans ” la lutte contre le terrorisme et la sécurisation des ressources pétrolières de la Libye “, mais le secrétaire d’État Mike Pompeo a condamné les actions de Haftar, et les représentants du gouvernement basé à Tripoli, soutenu par la Turquie et le Qatar, continuent à soutenir que les États-Unis se tiennent à ses côtés en tant que gouvernement légitime de la Libye.

    Les hésitations et les contradictions de l’administration américaine reflètent son caractère marqué par la crise, mais aussi la diminution de son poids et de son influence géopolitique dans la région, où elle a été reléguée au second rang, au profit des acteurs régionaux mais aussi d’une politique impérialiste plus affirmée de la Russie comme de la Chine.

    La Chine et la Russie ont identifié l’Afrique du Nord comme une arène importante pour faire avancer leurs intérêts commerciaux et de sécurité. La Chine a choisi des ports d’Afrique du Nord comme éléments essentiels de sa « Belt and Road Initiative », la « nouvelle route de la soie ». Elle a également manifesté son intérêt à s’implanter dans le port tunisien de Bizerte et sur la côte méditerranéenne du Maroc.

    Il est important de noter que tant l’Algérie que le Soudan ont connu une augmentation substantielle de leurs échanges commerciaux et de leurs investissements avec la Chine au cours des deux dernières décennies. Les deux pays exportent de l’énergie vers la Chine, l’Algérie à elle seule ayant vu ses exportations vers la Chine multipliées par 60 entre 2000 et 2017. La Chine est le principal partenaire économique de l’Algérie et a investi des milliards de dollars dans des projets portuaires et d’infrastructure dans le pays. Le Soudan est également le principal bénéficiaire de l’aide étrangère de la Chine. En outre, les deux pays comptent parmi les plus gros acheteurs d’armes chinoises dans la région.

    Nouvelles explosions sociales imminentes

    Alors que certains pays subissent de plein fouet les effets de la contre-révolution et de la guerre, de puissants mouvements ouvriers vibrent dans d’autres régions d’Afrique du Nord et d’Afrique Arabe. Les mouvements révolutionnaires en cours au Soudan et en Algérie démontrent incontestablement que, quelle que soit la quantité de sang versé par les classes dirigeantes, elles ne seront pas capables d’éradiquer les lois de la lutte de classe, qui trouvera toujours un moyen de s’exprimer.

    Les tentatives des régimes algérien et soudanais d’utiliser l’état catastrophique du Moyen-Orient comme moyen de dissuasion contre la révolution dans leur propre pays n’ont pas produit les effets escomptés. Lorsque les dirigeants algériens ont brandit l’épouvantail syrien pour faire sortir les gens de la rue, affirmant que les manifestations en Syrie avaient conduit à une décennie de guerre, les manifestants algériens ont simplement répondu avec le slogan : “L’Algérie n’est pas la Syrie”.

    Cela ne veut pas dire que la violente contre-révolution qui a eu lieu au cours des deux dernières années n’a eu aucun effet sur la conscience et sur la dynamique de la lutte dans la région, bien sûr. Mais nous devons en souligner les limites, dans le contexte de toute la région qui bouillonne de colère et de désespoir. “Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts”, tel était le slogan chanté par de jeunes manifestants algériens lors d’un mouvement de protestation de masse dans la région de Kabylie en 2001, face à des balles réelles de la police. Des manifestants soudanais chantent aujourd’hui : “La balle ne tue pas. Ce qui tue, c’est le silence”. Cela résume à peu près l’état d’esprit qui prévaut parmi des millions de personnes dans la région, en particulier les jeunes et les groupes les plus pauvres.

    Bien sûr, cette humeur peut et va prendre des expressions désespérées dans certains cas, en particulier si elle n’est pas politiquement canalisée dans une alternative claire. La Tunisie, un pays que les commentateurs bourgeois continuent de distinguer comme le modèle de réussite du “Printemps arabe”, a vu tripler les cas d’auto-immolation depuis la révolution de 2011, et a été une source importante de recrues pour les groupes jihadistes dans la région. La prolifération des armes, résultant du déchirement de la Libye par la guerre, et la persistance d’un important lumpenprolétariat urbain et rural signifient également que le danger de nouveaux attentats terroristes et leur instrumentalisation par les États de la région pour favoriser la répression continueront probablement à faire partie du paysage politique, comme l’ont encore montré les attentats-suicide à l’explosif à Tunis en juin et la prolongation ultérieure de l’état d’urgence.

    Le capitalisme et l’impérialisme détruisent les conditions de vie des gens, leurs emplois et leur environnement, tout en plongeant la région dans de nouveaux conflits armés. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que plus de la moitié des jeunes dans une grande partie du monde arabe souhaitent quitter leur pays d’origine, selon le Big BBC News Arabic Survey 2018/19. Ce nombre a augmenté de plus de 10 % chez les 18-29 ans depuis 2016. L’enquête indique que 70% des jeunes marocains envisageaient de quitter leur pays.

    En dépit de ces facteurs, le nouveau ralentissement économique mondial qui se profile à l’horizon, combiné aux politiques de “l’Europe forteresse”, conduira également de nouvelles couches de travailleurs et de jeunes à la conclusion que les fléaux du système doivent être combattus sur leur propre terrain et qu’une transformation globale de la société est nécessaire. En bref, les conditions entretenues par le capitalisme entraînent inévitablement de nouvelles explosions sociales et des bouleversements révolutionnaires de masse.

    Ceux-ci ne se développeront cependant pas en ligne droite, particulièrement face à la faiblesse générale du “facteur subjectif”, l’existence de partis révolutionnaires de masse capables de conduire ces mouvements à l’assaut du capitalisme et de mener des politiques socialistes. Les événements dramatiques de la dernière décennie sont un rappel puissant que, sans la construction de tels partis, de nouvelles catastrophes seront en réserve pour les masses dans la région.

    Crise et stagnation économique

    Pas plus qu’ailleurs, le capitalisme en Afrique du Nord n’est capable de développer les forces productives. Ceci est typiquement illustré par le chômage de masse qui prévaut en tant que caractéristique chronique dans la région, en particulier chez les jeunes. Le FMI prévoit une croissance annuelle de 1,3% pour la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) en 2019, ce qui ne serait même pas suffisant pour absorber les 2,8 millions de jeunes supplémentaires qui entrent sur le marché du travail chaque année. Dans l’Arab Youth Survey 2019, la plus grande enquête d’opinion des jeunes dans le monde arabe, 56% citent le coût de la vie comme le principal obstacle auquel la région est confrontée ; 45% citent le chômage. Cela représente une énorme bombe à retardement sociale.

    Le corollaire de cette situation est l’existence d’une économie informelle extrêmement lourde. Dans le nord-est du Maroc, 70% de l’économie dépend du secteur informel. La mort, en janvier 2018, de deux jeunes hommes qui extrayaient du charbon de mines abandonnées dans la ville appauvrie de Jerada, dans l’est du pays, a mis cette réalité en évidence en déclenchant des manifestations explosives pendant plusieurs mois.

    Depuis ce qui est appelé le “Printemps arabe”, les gouvernements régionaux ont renforcé leurs fortifications frontalières et leurs systèmes de surveillance. Cela a souvent aggravé la situation économique de villes frontalières déjà en difficulté, car l’économie de contrebande n’est pas seulement une source de profits pour les douaniers, les politiciens corrompus et les réseaux mafieux de contrebande ; elle est également devenue partie intégrante du tissu social des communautés locales.

    Les villes frontalières algériennes, marocaines et tunisiennes ont été en proie à des manifestations intermittentes contre les atteintes à leurs moyens de subsistance qui en ont résulté. Dans ces zones marginalisées, la revendication d’options économiques alternatives par la création d’emplois décents et bien rémunérés et d’un vaste programme de construction et de rénovation des infrastructures, financé par l’Etat et coordonné démocratiquement par les populations locales et les organisations de travailleurs, est essentielle.

    Au cours des dernières décennies, la part de la population rurale dans la population totale de l’Afrique du Nord a considérablement diminué. Des dizaines de millions de personnes ont quitté la campagne pour la ville. Les personnes vivant dans les villes des pays du Maghreb représentaient 20% en 1950 ; elles étaient 45% en 1970, 62% en 1980, et devraient être autour de 70% en 20La destruction endémique des petites propriétés agricoles privées, la concentration de la propriété foncière et le manque d’infrastructures dans les campagnes ont poussé un grand nombre de ruraux pauvres à émigrer vers les villes, aggravant le chômage et gonflant les rangs des pauvres des villes engagés dans une lutte désespérée pour leur subsistance quotidienne, peu susceptibles de jamais trouver un emploi stable et bien rémunéré dans une économie capitaliste.

    En raison de ces caractéristiques, les jeunes chômeurs et les citadins pauvres sont enclins à jouer un rôle important dans les périodes de luttes de masse. N’étant pas attachés à des emplois formels, ils ont une liberté d’action plus immédiate et ont encore moins à perdre, et peuvent donc entrer en action avant la classe ouvrière organisée. Ceux qui ont un emploi informel ou qui sont au chômage n’ont encore qu’une influence limitée pour entreprendre des luttes victorieuses. Construire des directions militantes prêtes à mener une lutte globale sur la base de revendications unifiant ces couches avec le mouvement ouvrier est vital. Sinon, certaines parties de ces couches opprimées peuvent devenir la proie de la réaction.

    Des divisions entre ces couches sociales et la classe ouvrière salariée peuvent également apparaître. C’est dans le contexte de l’apathie de la bureaucratie syndicale, par exemple, que nous avons vu en Tunisie des chômeurs faire des sit-in bloquant des sites de production pour demander des emplois, parfois sans s’adresser aux travailleurs des entreprises qui pourraient considérer ces actions comme une menace pour leur propre emploi. Dans le contexte du chômage de masse, ces divisions seront exploitées par la classe dirigeante, par exemple en présentant les travailleurs en grève comme une “couche privilégiée” qui menace la création d’emplois et la relance de l’économie.

    De tels écarts ne peuvent être comblés qu’en reconstruisant des organisations de travailleurs fortes et en récupérant les syndicats pour les transformer en instruments de lutte pleinement démocratiques et combatifs, en s’efforçant d’unir les travailleurs, les jeunes sans emploi et tous les pauvres par des campagnes de masse (pour des emplois financés publiquement et pour partager le travail sans perte de salaire, pour un logement décent et abordable, des services publics, etc).

    Les jeunes, qui constituent l’essentiel de la population de toute la région, sont confrontés à un avenir sombre. Cependant, ces conditions façonnent aussi les perspectives radicales d’une nouvelle génération de militants révolutionnaires. Cette génération a été le moteur de tous les mouvements de masse dans la région. En Algérie, le traumatisme de la ” décennie noire ” – le conflit sanglant entre l’armée et les fondamentalistes du Front Islamique du Salut (FIS) et ses ramifications après le coup d’Etat de janvier 1992 -, a longtemps été exploité par l’élite dirigeante et, combiné à de nombreux acquis sociaux, a permis à cette dernière de résister à la tempête 2010-2011. Mais il s’est aujourd’hui largement estompé à mesure qu’une nouvelle génération plus confiante se lève, moins affectée par les défaites du passé.

    Depuis 2011, le FMI a accru la pression sur les gouvernements d’Afrique du Nord pour qu’ils suivent à la lettre ses programmes d’austérité. Ces gouvernements ont reçu l’ordre des créanciers internationaux de continuer à réduire les subventions, de réduire les effectifs du secteur public, de poursuivre les programmes de privatisation et de resserrer la politique budgétaire. Cela a ouvert la voie à l’aggravation des inégalités, aggravant la situation économique, ce qui a amené les conflits de classe à des niveaux révolutionnaires il y a un peu moins d’une décennie.

    Bien sûr, la crise économique ne fournit pas un aller simple pour la révolution. Mais il est clair que la situation économique est un facteur sous-jacent crucial qui explique l’énorme colère qui règne au sein de vastes secteurs de la population. Ces dernières années, les protestations dans tous les pays ont souvent porté sur la question du chômage, de la marginalisation économique et de l’augmentation du coût de la vie. Il ne fait aucun doute qu’une nouvelle récession mondiale aggraverait considérablement ces problèmes.

    Cela dit, les facteurs économiques ne sont pas le seul moyen potentiel de provoquer des mouvements de masse, et ils ne représentent pas non plus une explication complète en eux-mêmes de ceux qui ont eu lieu. La nature répressive de l’État dans la région, par exemple, et le mépris quotidien, le harcèlement et l’impunité dont font preuve les forces corrompues de l’État, ajoutent au mélange explosif.

    Les structures de pouvoir de l’Afrique du Nord sont basées sur un enchevêtrement complexe entre le pouvoir politique et économique de la classe dirigeante – comme l’illustre la monarchie régnante au Maroc, qui a construit un empire commercial tentaculaire sur l’économie du pays. Dans des pays comme l’Egypte, le Soudan et l’Algérie, l’armée est plus qu’une composante vitale de l’Etat bourgeois ; ses hauts gradés détiennent également un énorme pouvoir économique. Cela signifie que toute revendication économique peut rapidement prendre un caractère politique, et vice versa.

    Ces caractéristiques – faiblesse et dépendance économiques, régimes autoritaires – sont le résultat de la position de l’Afrique du Nord dans le système capitaliste mondial. L’impérialisme et le capitalisme ont produit un développement inégal et combiné, dans lequel la majorité des pays sont dominés et subordonnés aux grandes puissances. Les régimes d’Afrique du Nord tentent d’équilibrer et de satisfaire les différentes puissances qui, en retour, soutiennent leur règne brutal. Au cours des dernières décennies, les attaques néolibérales contre les conditions de vie, exigées par le FMI, ont souligné le caractère international de la crise dans la région. Il en va de même pour la course aux armements et les guerres menées avec les puissances impérialistes impliquées.

    Prolétarisation des couches intermédiaires

    Cette année u Maroc, des dizaines de milliers d’enseignants employés dans le cadre de contrats occasionnels ont participé de grèves répétées et parfois prolongées, exigeant leur intégration dans le système éducatif national avec leurs collègues et la fin de la privatisation des écoles publiques.

    En fait, les enseignants se sont avérés être parmi les secteurs les plus militants de la classe ouvrière, à l’avant-garde d’importantes batailles de classe en Tunisie, au Maroc, en Algérie et au Soudan. Dans les quatre pays, ils ont été impliqués dans des actions de grève et des protestations plus dures ces dernières années, réclamant de meilleurs salaires et de meilleures conditions, mais aussi des revendications politiques audacieuses. En Algérie par exemple, les enseignants ont joué un rôle de premier plan dans le mouvement de masse qui a renversé Bouteflika, six syndicats indépendants d’enseignants et de travailleurs de l’éducation appelant leurs membres à se mettre en grève le 13 mars pour rejoindre la lutte et demander à Bouteflika de partir. Au Soudan, les enseignants, mais aussi les médecins, ont joué un rôle clé dans le soulèvement contre Al Bashir.  

    Cela reflète un phénomène social plus large. Les commentateurs dominants ont souvent fait valoir que la classe moyenne était l’élément moteur du mouvement révolutionnaire dans ce qu’ils appellent le “Printemps arabe”, comme ils le font aujourd’hui, en particulier par rapport au Soudan. Mais ce qui est souvent appelé la classe moyenne libérale ou les “couches moyennes” (enseignants, médecins, avocats, journalistes…) connaissent, pour la plupart, des conditions qui s’apparentent de plus en plus à un nouveau prolétariat. Avant d’organiser les récentes manifestations, l’Association Professionnelle Soudanaise (SPA, qui regroupe les syndicats pour la plupart professionnels et qui a joué un rôle mobilisateur important dans la révolution) a attiré l’attention du public pour la première fois avec une étude sur le salaire minimum des professionnels soudanais, les trouvant tous sous le seuil de pauvreté, dans certains cas à moins de 50 dollars par mois.

    Une partie de ces couches se considère encore comme une ” élite éduquée ” au-dessus du reste de la classe ouvrière. C’est certainement le cas pour la direction du SPA au Soudan, qui a essayé de trouver une ” troisième voie ” inexistante entre la mobilisation révolutionnaire indépendante de la classe ouvrière et des masses pauvres d’une part, et les négociations avec les généraux contre-révolutionnaires d’autre part. En cela, ils reflètent typiquement les oscillations politiques de la classe moyenne à une époque où les contradictions de classe s’accentuent.

    Pourtant, la crise économique, des décennies de politiques néolibérales sauvages et la forte dépréciation des monnaies locales ont durement frappé les couches moyennes, brisant aux yeux de beaucoup le mirage de faire partie de la classe moyenne – et c’est précisément l’une des raisons pour lesquelles elles se rebellent contre l’ordre existant. Cela en a poussé beaucoup à adopter les méthodes de lutte de la classe ouvrière et à incorporer le mouvement syndical.

    Tunisie

    Les mouvements ouvriers organisés dans tous les pays du Maghreb ont commencé l’année par des grèves dans le secteur public. En Tunisie, cela s’est traduit par une grève générale de 24 heures dans la fonction publique et le secteur public le 17 janvier. Alors que les principales revendications officielles de la grève portaient sur les augmentations salariales et les plans de privatisation du gouvernement, la grève avait un caractère profondément politique, avec des slogans adoptant clairement une attitude conflictuelle contre le gouvernement du pays et le FMI.

    Le système politique actuel de la Tunisie présente les caractéristiques d’un régime démocratique bourgeois, mais extrêmement instable, plutôt qu’un régime consolidé. Comme nous l’avons déjà expliqué, cette prétendue “anomalie tunisienne” n’est possible que grâce au rôle influent de l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail), qui a agi comme un puissant contrepoids à la restauration d’une dictature.

    Une lecture mécanique de cette situation conclurait qu’il s’agit d’une épine dans le pied de la théorie de Trotsky sur la révolution permanente. En réalité, la Tunisie est en pleine mutation et la parenthèse révolutionnaire ouverte en janvier 2011 n’est pas fermée.

    En 1930, Trotsky écrivit “Une lettre sur la révolution italienne”, dans laquelle il explique qu’après la chute du régime fasciste de Mussolini, l’Italie pourrait redevenir une “république démocratique”. Mais il a poursuivi en expliquant que ce ne serait pas ” le fruit d’une révolution bourgeoise, mais l’avortement d’une révolution prolétarienne insuffisamment mûrie. En cas de crise révolutionnaire profonde et de batailles de masse au cours desquelles l’avant-garde prolétarienne n’aura pas été en mesure de prendre le pouvoir, il se peut que la bourgeoisie rétablisse son pouvoir sur des bases démocratiques”.

    Un processus similaire est en cours en Tunisie aujourd’hui – la direction de l’UGTT jouant un rôle similaire pour aider la classe dirigeante à consolider sa contre-révolution bourgeoise comme l’ont fait les dirigeants du Parti Communiste Italien après la guerre – avec la différence importante qu’il n’existe aucune base économique proche de la reprise économique de l’après guerre pour aider la classe dirigeante tunisienne à construire une démocratie bourgeoise stable. 

    Cela se manifeste clairement par l’état de crise politique prolongé et ininterrompu auquel la Tunisie est confrontée depuis huit ans, avec déjà dix gouvernements depuis la chute de Ben Ali, une arène politique très fragmentée, des scissions régulières dans les rangs des principaux partis bourgeois et la formation constante de nouveaux partis, dans un contexte de désaffection populaire de masse envers tout le pouvoir politique.

    Malheureusement, cette situation n’a pas épargné la gauche tunisienne. En mai, neuf députés de la coalition de gauche ” Front Populaire ” ont remis leur démission du bloc parlementaire de la coalition, ce qui a ouvert la voie à une crise interne qui menaçait le Front populaire depuis longtemps. Cette crise résulte de ses trahisons politiques passées et de sa stagnation actuelle, aggravées par une culture interne de plus en plus bureaucratique et les luttes de pouvoir sans principes entre ses principales composantes stalinienne et maoïste, à l’approche des élections présidentielles de novembre.

    Révolutions au Soudan et en Algérie

    La classe ouvrière et les syndicats

    Les soulèvements qui ont secoué l’Algérie et le Soudan, tout en n’ayant pas connu jusqu’ici les mêmes répliques internationales qu’en 2011, ont de profondes implications pour l’ensemble de la région. Le fait que les deux pays soient à la croisée des chemins entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne accentue ce point. Ce n’est pas un hasard si, cette année déjà, au moins dix gouvernements africains ont eu recours à des coupures d’Internet et à des coupures des réseaux sociaux, la plupart d’entre eux pour tenter d’étouffer la contestation. Les régimes voisins sont sans doute nerveux. En avril, trois jours seulement après la démission de Bouteflika, la Cour d’appel marocaine a confirmé les peines de prison allant jusqu’à 20 ans prononcées contre des dizaines de militants et dirigeants du mouvement de protestation ” Hirak ” en 2016-2017 dans la région nord du Rif.

    Les mouvements au Soudan et en Algérie représentent la continuité révolutionnaire de ce qui s’est passé il y a 8 ans, tout en ayant développé leurs propres traits originaux. Il est important de noter qu’ils ont également absorbé certaines des leçons tirées des expériences révolutionnaires du passé récent.

    C’est particulièrement le cas en ce qui concerne la défaite des masses en Egypte. La différence entre la réaction largement festive des masses révolutionnaires égyptiennes au renversement de Moubarak et la réaction des mouvements soudanais et algériens au renversement de leur dictateur était notable. Dans ce dernier cas, le niveau de défiance à l’égard de l’armée se situait dès le début à un niveau comparativement différent, et des slogans rejetant explicitement un scénario égyptien étaient affichés. Un slogan populaire chanté lors du sit-in à Khartoum était “Soit la victoire, soit l’Egypte”. Un autre, entendu en Algérie, est : “L’Algérie est in-Sisi-ble.” Cela montre que l’expérience du coup d’Etat militaire égyptien a pénétré la conscience populaire internationale – en particulier dans des pays comme le Soudan et l’Algérie, avec leur histoire de coups d’Etat militaires et où l’armée occupe un rôle clé dans la machine étatique.

    Les mouvements en Algérie et au Soudan ont également réaffirmé l’énorme pouvoir potentiel de la classe ouvrière. Bien que numériquement petite, la classe ouvrière soudanaise a une riche tradition de lutte, ayant connu trois révolutions depuis 1964. Ce n’est pas un hasard si le berceau du mouvement au Soudan se trouvait à Atbara, une ville industrielle du nord-est du Soudan qui a été le berceau du mouvement syndical du pays et un ancien bastion du Parti communiste.

    La classe ouvrière algérienne occupe pour sa part une position stratégique, comme l’une des plus fortes de la région et du continent africain dans son ensemble. Le pays est le troisième fournisseur de gaz naturel en Europe et un grand producteur de pétrole.

    En Algérie, le déroulement de deux grèves générales successives a accéléré les scissions et les défections au sein du régime et a contribué à forcer la classe dirigeante à finalement abandonner Bouteflika. Début mars, le soutien exprimé au mouvement par les sections locales de l’UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens) dans les bastions ouvriers historiques de Rouiba et de Reghaïa, dans les grandes banlieues industrielles d’Alger (où l’on trouve la plus grande concentration industrielle du pays), a marqué un tournant décisif, annonçant l’entrée de la classe ouvrière comme force sociale dans ce mouvement.

    On pourrait dire que l’implication de la classe ouvrière a été plus spectaculaire à la veille du renversement de Bouteflika que depuis. C’est ce qui a poussé le Financial Times à se rassurer en déclarant à la mi-juin que “les manifestations de rue, qui attirent chaque vendredi des centaines de milliers de personnes de tous horizons, ont évité les appels à la grève générale ou à l’occupation permanente des places publiques, ce qui serait perçu comme des escalades”. Pourtant, il est clair que l’expérience des vagues de grèves de masse du mois de mars restera gravée dans l’esprit de chaque travailleur algérien et devrait revenir à l’ordre du jour dans un avenir proche.

    La chute d’Al Bashir et de Bouteflika a également initié un processus de réappropriation des syndicats par la classe ouvrière. Elle a pris des formes et des profondeurs diverses dans les deux pays, mais va généralement dans la même direction : des tentatives pour développer des structures syndicales de base démocratiquement contrôlées par la base.

    Les syndicalistes algériens et les dirigeants des principales fédérations régionales de l’UGTA ont organisé des rassemblements pour exiger la démission immédiate du secrétaire général de l’UGTA, Sidi Said, ardent défenseur de l’ancien régime. Parmi les slogans, il y a ” tout pour reconquérir l’UGTA pour la lutte des classes. Tout pour chasser le régime et les oligarques de l’UGTA. Tout pour dégager Sidi Saïd et de sa clique”. Sous la pression, Sidi Said a été contraint d’annoncer qu’il ne serait pas candidat à sa succession au 13e congrès de la fédération les 21 et 22 juin, un congrès qui avait été initialement annoncé pour janvier 2020.

    Cependant, bien que moins publiquement compromis, le nouveau secrétaire général de l’UGTA est un produit de la même clique bureaucratique, et le congrès est resté une affaire contrôlée par la bureaucratie et hautement protégée visant à assurer “un changement dans la continuité” et à tenir les “fauteurs de troubles” à distance. La lutte pour purger le syndicat des bureaucrates corrompus et favorables au régime reste à l’ordre du jour et devrait être couronnée par la demande d’un congrès spécial où seuls les délégués dûment et démocratiquement mandatés par la base décideraient de l’avenir du syndicat.

    Bien que l’UGTA ait conservé d’importants bastions régionaux et sectoriels, son soutien a été considérablement érodé par des décennies de trahisons et l’étroite collaboration de ses dirigeants avec l’État et les patrons. Dans ce contexte, plusieurs ” syndicats autonomes ” ont vu le jour ces dernières années et ont gagné une certaine influence, en particulier dans les secteurs publics tels que la santé et l’éducation. L’année dernière, ces syndicats ont convergé vers une Confédération des Syndicats Autonomes (CSA) qui représente environ quatre millions de travailleurs. C’est pourquoi la nécessaire réappropriation de l’UGTA par sa base devrait être combinée avec des propositions de front commun orientées vers ces syndicats autonomes, afin de construire l’unité d’action des travailleurs.

    Au Soudan, la situation est quelque peu différente, car le mouvement syndical y a souffert de méthodes beaucoup plus brutales de répression d’Etat. Dans les années 1990, les syndicats ont été purgés comme jamais auparavant, leurs membres emprisonnés et torturés en masse, et des sanctions draconiennes ont été imposées aux travailleurs en grève. L’Union Générale des Travailleurs Soudanais officielle est devenue complètement soumise au pouvoir en place. La SPA elle-même a dû fonctionner clandestinement pendant la plus grande partie de sa courte existence.

    Mais une indication de la ténacité des traditions syndicales est que depuis la chute d’Al Bashir, des tentatives de ressusciter des syndicats qui avaient été détruits par son régime ont été entreprises, avec certains de leurs anciens membres, avec une nouvelle couche de jeunes travailleurs, s’organisant pour les reconstruire. Ce fut le cas des cheminots d’Atbara, des dockers de Port Soudan, des travailleurs de la Banque Centrale du Soudan, des journalistes qui ont formé un ” Comité pour la Restauration de l’Union des Journalistes Soudanais “, etc. En outre, les travailleurs ont aussi, dans certains cas, pris le contrôle des syndicats officiels en chassant les dirigeants qui avaient collaboré avec l’ancien régime. Sous la pression, un gel a même été imposé aux syndicats affiliés au régime par la junte militaire après la destitution de Bachir. Au moment où le premier plan de grève a été mis en place, le Conseil militaire de transition (TMC) a annulé le gel, permettant à ces syndicats collaborateurs de reprendre leurs activités pour tenter de faire obstacle au développement de syndicats indépendants.

    Les comités

    Bien que largement sous-rapporté, le développement des comités révolutionnaires locaux (les ” comités de résistance “) semble avoir pris au Soudan un caractère de grande portée, peut-être plus qu’en Egypte et en Tunisie en 2011. Cela s’explique en partie par le fait que la formation des premiers comités de résistance au Soudan remonte déjà à 2013, lorsque le pays a connu une recrudescence des protestations contre le régime ; ces comités sont réapparus à une échelle plus large et plus organisée cette fois, et ont inclus la création de comités de grève dans un certain nombre de lieux de travail. Le régime est très conscient du danger de cette évolution, ce qui explique pourquoi les dirigeants des comités de résistance des quartiers de Khartoum ont été tués dans des assassinats ciblés par les milices du régime.

    Le fait qu’Internet ait été presque entièrement coupé par le TMC à partir de début juin a contribué à mettre le rôle de ce réseau de comités locaux de résistance sur le devant de la scène, car les manifestants ont été contraints de trouver un moyen de contrer la fermeture des télécommunications et d’Internet de la junte et ont utilisé ces comités pour rassembler leurs voisins, organiser des réunions communautaires, appeler à des manifestations, distribuer des tracts imprimés pour remplacer la communication numérique, etc.

    Bien que cela puisse changer, sous cet angle important, le caractère révolutionnaire du mouvement a été beaucoup plus prononcé au Soudan qu’en Algérie. En Algérie, si des comités de lutte sont apparus dans certains cas, et si des “comités autonomes” ont été mis en place par des étudiants dans la plupart des facultés universitaires, ce processus semble beaucoup plus inégal et moins avancé – même comparé au mouvement de masse en Kabylie en 2001, lorsque les masses ont créé des comités se substituant clairement aux structures étatiques officielles.

    Violence étatique et contre-révolutionnaire

    Dans ce dernier cas, ainsi qu’au Soudan aujourd’hui, la répression meurtrière de l’État a également incité les gens à créer des comités de défense pour se protéger. Pourtant, en Algérie, la violence de l’État a jusqu’à présent été largement contenue.

    Le seul fait que les généraux algériens, connus pour leurs méthodes brutales, semblent réticents à recourir à la violence contre les manifestants en dit long sur le volcan social sur lequel ils sont assis, et sur la peur d’allumer quelque chose de beaucoup plus grand. Les militaires ont jusqu’à présent hésité à mener une répression sanglante, craignant que cela ne fasse qu’intensifier la lutte contre le régime actuel. Les chiffres des manifestations hebdomadaires du vendredi ont diminué en juin, mais la situation reste extrêmement volatile et toute tentative de contenir le mouvement à grande échelle l’enflammerait immédiatement. Lahouari Addi, sociologue algérien à l’Institut d’études politiques de Lyon, a également mis en lumière une autre raison importante de la retenue du commandement militaire : “parce qu’ils ne sont pas sûrs que leurs troupes leur seront loyales”.

    Bien entendu, cela ne va pas de soi. Jusqu’à présent, le régime a opté pour une forme de répression plus ciblée et plus préventive pour faire une démonstration de force en vue d’une réaction plus large. Il s’agit notamment de l’arrestation d’un certain nombre de militants, dont la plus importante est Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des Travailleurs (PT), qui a été arrêté le 9 mai, accusée de “conspiration contre l’autorité de l’Etat”. Tout en ayant un passé militant et toujours qualifiée de “trotskiste” par la presse, Hanoune est connue pour ses liens étroits avec la famille de Bouteflika. Après les premières manifestations en février, elle s’est ridiculisée en affirmant que les slogans du mouvement n’étaient “pas contre Bouteflika”. Son arrestation semble avoir autant à voir avec les règlements de comptes entre factions rivales au sein du régime qu’avec ses critiques modérées du gouvernement actuel.

    Au Soudan, l’exposition des divisions de classe au sein de l’armée et la rébellion des rangs inférieurs ont joué un rôle très important dans les soulèvements révolutionnaires de 1964 et 1985. La sympathie instinctive pour la lutte révolutionnaire activement exprimée par de nombreux soldats de base et officiers subalternes a également été l’une des motivations qui ont poussé l’état-major général à se débarrasser d’Omar Al Bashir en avril, dans l’espoir de garder le contrôle sur ses propres troupes. C’est pourquoi des appels audacieux de classe aux rangs de l’armée, ainsi que la constitution de forces de défense populaires et ouvrières sous contrôle démocratique, devraient être un aspect clé de notre approche pour désarmer et vaincre la réaction. En se rangeant du côté du peuple, les soldats risquent bien sûr d’être traduits en cour martiale et sévèrement punis. Cela signifie qu’un véritable clivage entre les rangs de l’armée et leurs officiers réactionnaires ne peut se concrétiser qu’en proposant un programme politique et social audacieux capable de donner confiance aux soldats que la révolution peut gagner, et de les inciter à une action décisive.

    Les traditions de mutinerie au sein de l’armée soudanaise sont l’une des principales raisons pour lesquelles le régime d’Al Bashir avait soutenu les services de sécurité de l’État et incorporé des groupes paramilitaires pour construire un appareil d’État souple en cas de contestation révolutionnaire de son pouvoir. Son régime a supervisé une expansion massive des services de renseignement et des milices diverses.

    En 2014, l’UE a lancé le “processus de Khartoum”, dont une partie consiste à externaliser la police des frontières vers les États de la région pour arrêter les flux migratoires entre la Corne de l’Afrique et la mer Méditerranée. Il s’agit de former et de financer des gardes-côtes libyens qui rassemblent les migrants en mer et les renvoient dans les conditions brutales des camps de prisonniers libyens où ils sont victimes de la faim, de la torture, de viols et d’esclavage. Il s’agit également de fournir au gouvernement soudanais des millions d’euros qui ont été acheminés aux paramilitaires des ” Forces de soutien rapide ” (FSR), ramifications des brutales milices janjawides impliquées dans les atrocités massives pendant le conflit du Darfour, qui ont ainsi été chargées de resserrer l’étau sur les migrants et réfugiés africains tentant de fuir vers l’Europe. En d’autres termes, l’UE a un rôle direct dans le soutien et la professionnalisation des milices qui ont participé au massacre contre-révolutionnaire du 3 juin.

    Le massacre de Khartoum du 3 juin a marqué un tournant contre-révolutionnaire au Soudan. Comme l’a bien dit un commentateur, cette semaine-là, “le Darfour était venu à Khartoum”. Il ne fait aucun doute que derrière cette attaque meurtrière se cachait la crainte, non seulement chez la classe dirigeante nationale, mais aussi chez les despotes régionaux soutenus par le TMC (en particulier les monarques en Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis, ainsi que le régime égyptien) d’un mouvement qui était devenu une source d’inspiration pour des millions de personnes dans la région. Ils ont encouragé les dirigeants de Khartoum à s’attaquer au cœur de ce mouvement, poussés par leur désir de mettre fin aux tentations révolutionnaires qui pourraient se développer dans leur propre territoire.

    L’appréciation tactique de ce stratagème était plutôt tempérée dans les capitales et ambassades occidentales. Dans une déclaration publique inhabituelle, le département d’État américain a révélé que son sous-secrétaire d’État avait téléphoné au vice-ministre saoudien de la défense pour lui demander d’utiliser son influence saoudienne afin de calmer le carnage au Soudan. Bien que la Russie ait adopté une position belligérante, faisant écho à la justification du massacre par les FSR, la soi-disant “troïka” (Etats-Unis, Grande-Bretagne et Norvège) et l’Union africaine, via la médiation éthiopienne, ont depuis redoublé d’efforts pour tenter de contenir les “excès” du Conseil Militaire et pousser l’opposition à accepter un accord de partage du pouvoir avec lui.

    Il est clair que certaines ailes de la classe dirigeante, en particulier à l’ouest, sont conscientes et inquiètes qu’une nouvelle déstabilisation du pays pourrait entraîner de nouvelles vagues de réfugiés frappant à leurs portes ; mais plus immédiatement, qu’une répression sanglante et prématurée du mouvement pourrait provoquer une nouvelle escalade révolutionnaire.

    Et ils ont raison. En effet, le massacre du 3 juin n’a pas eu le même effet d’entraînement sur la révolution que le massacre de la place Rabia-El-Adaouïa par l’armée égyptienne en août 2013, par exemple, qui a ouvert la voie à une période de répression soutenue par le régime nouvellement instauré de Sisi. Comme Marx l’a expliqué, une révolution a besoin de temps en temps du fouet de la contre-révolution. C’est ce qui s’est passé au Soudan début juin : la réponse de la classe ouvrière au carnage s’est accompagnée d’une grève générale nationale qui a duré 3 jours. Les niveaux impressionnants d’adhésion à la grève dans tous les secteurs, malgré les menaces ouvertes des dirigeants du TMC, ont témoigné de l’humeur militante et de la détermination des travailleurs.

    La SPA – stratégie et tactique

    Pendant la grève, la SPA a encouragé les manifestants à construire des barricades sur les routes principales et les rues secondaires, mais au lieu de les surveiller, elle leur a conseillé à tort de fuir immédiatement. “Barricader et se retirer”, disaient-ils dans leurs messages. “Évitez les frictions avec les forces Janjawides.”

    Cette tactique laisse les gens isolés les uns des autres, surtout quand Internet est coupé. Cela compromet la possibilité de débattre collectivement de la manière de résister et de combattre le régime, et de montrer la force du mouvement et empêche l’échange d’expériences et le renforcement de la confiance des gens dans les manifestations de masse, les piquets de grève et les assemblées sur les lieux de travail et dans les quartiers. Les gens sont laissés à la merci des milices et des forces de l’État qui se voient confier le contrôle de l’espace public, et les masses restent sans préparation pour affronter et vaincre leur assaut. Depuis lors, les manifestants ont instinctivement réagi contre cette approche, en organisant des marches et des manifestations nocturnes, afin de reconquérir les rues.

    La grève générale aurait pu durer plus longtemps si ses dirigeants, ne sachant pas quoi en faire, ne l’avaient pas annulée après trois jours, sans avoir obligé le Conseil Militaire à céder. Les dirigeants de la SPA avaient d’abord appelé à une grève générale politique ouverte et à une désobéissance civile de masse afin de ” faire tomber le régime militaire comme seule mesure restante ” pour sauver la révolution. Ils avaient également déclaré avant la grève qu’il n’y aurait plus de négociations avec le TMC. Au lieu de cela, ils ont décidé de montrer leur “bonne volonté” au TMC et aux médiateurs éthiopiens venus dans le pays pour encourager un accord sur un gouvernement de transition, en annulant la grève et en retournant directement à la table des négociations.

    C’est la logique inéluctable d’essayer de maintenir un bloc politique uni au sein de la coalition de l’opposition, les ” Forces de la Déclaration de Liberté et de Changement ” (FDCF). Le SPA représente le noyau activiste du FDCF, mais ce dernier est une alliance interclasses impliquant des partis pro-capitalistes tels que le Parti Oumma, qui agit depuis le début ouvertement comme un frein paralysant à la lutte révolutionnaire. Ce parti, qui inspire beaucoup de méfiance à cause de ses alliances régulières avec l’ancien régime, s’est publiquement opposé à la première grève générale le 10 juin et a tweeté le tout premier jour de la deuxième grève générale : “Ce n’est pas bien de continuer une désobéissance civile sans limite dans le temps.”

    Le dimanche 30 juin, les masses se sont à nouveau montrées prêtes pour un affrontement révolutionnaire, lançant une nouvelle et imposante contre-offensive, la ” Million’s March “, qui a abouti à ce qui fut probablement la plus grande manifestation de rue de l’histoire soudanaise pour exiger la fin du régime militaire.

    Au milieu de ces pics successifs d’action de masse, les dirigeants de la SPA auraient pu lancer un appel aux comités de résistance, aux comités de grève et à d’autres organisations de base pour qu’ils s’unissent aux niveaux local, régional et national, dans le but de fédérer une assemblée nationale de délégués révolutionnaires qui aurait pu former un gouvernement de travailleurs et des masses révolutionnaires, déposer le Conseil Militaire et se partager le pouvoir.

    Au lieu de cela, les politiques de collaboration de classe du FDCF, auxquelles les dirigeants de la SPA ont lié leur destin, les ont conduits à la conclusion d’un accord formel de partage du pouvoir avec le Conseil militaire le 4 juillet. Cet accord a institué un ” conseil souverain ” composé de 11 personnes, cinq militaires, cinq civils et une autre présentée comme un civil (en réalité, un officier militaire à la retraite). La junte est également chargée de nommer l’un des siens à la tête du conseil pour les 21 premiers mois suivant sa formation. Cela signifie que la majorité des membres du Conseil sera loyale à la TMC, et qu’on ne touche pas à son emprise effective sur les principaux leviers du pouvoir et les milices terroristes.

    Nul doute que cet accord servira à désorienter et à démobiliser les masses, et que la junte reprendra sa répression contre le mouvement révolutionnaire sous prétexte de rétablir “l’ordre”. Un tel accord avec les bourreaux de la révolution est une trahison ouverte des masses révolutionnaires et a semé la confusion dans les rues. Après huit mois de lutte acharnée, et en l’absence d’une alternative perceptible, des éléments de lassitude existent et une partie des masses a vu dans cet accord le seul moyen réaliste de “maîtriser” le TMC. Cependant, l’euphorie supposée décrite par les médias après l’annonce de l’accord était plutôt calme et limitée, et les illusions actuelles seront très probablement éphémères.

    La conclusion de ce pacte a été accueillie avec amertume et colère par les sections les plus avancées des travailleurs et des jeunes militants révolutionnaires. Il a également mis en évidence graphiquement les contradictions de classe au sein du FDCF. Notre agitation devrait donc mettre un accent renouvelé sur la nécessité de rompre avec toutes les forces et tous les éléments politiques de la FDCF qui reposent sur cet accord pourri, et prêts à faire des compromis avec les généraux bouchers. Nous devrions utiliser cet exemple tragique pour souligner la nécessité de dirigeants responsables et d’un parti de masse indépendant qui soient sans réserve du côté de la lutte révolutionnaire menée par les travailleurs et les masses opprimées. Les forces pour construire un tel parti peuvent émerger du processus d’accentuation de la différenciation politique qui résultera inévitablement de l’accord récent.

    En effet, aucun partage de pouvoir pacifique n’est possible entre la révolution et la contre-révolution. L’arrangement actuel n’empêchera pas que les intérêts des millions de travailleurs, de jeunes, de femmes et de pauvres qui luttent pour un Soudan libéré de la dictature et de la pauvreté soient mis sur la voie d’une nouvelle collision avec les intérêts des généraux assassins et des chefs de guerre à la tête du TCM.

    Les ” Leçons d’Espagne ” de Trotsky restent une lecture extrêmement précieuse pour éduquer les nouvelles générations sur ces questions programmatiques clés. Il y expliquait que “le mot “républicain”, comme le mot “démocrate”, est un charlatanisme délibéré qui sert à dissimuler les contradictions de classe”. Remplacez ” républicain ” par ” civil “, et c’est aussi pertinent aujourd’hui qu’à l’époque. La revendication d’un gouvernement civil a toujours été utilisée par les forces bourgeoises locales et les puissances impérialistes pour défendre un gouvernement qui protège la continuation et les intérêts du capitalisme au Soudan.

    Cependant, il est également vital d’apprécier les différents niveaux de conscience des masses sur ces questions dans les processus révolutionnaires actuels au Soudan et en Algérie. Cette demande est comprise différemment pour les larges couches de la population des deux pays qui ont repris ce slogan, dont beaucoup n’ont connu que la domination militaire. Comme le nouveau conseil souverain au Soudan n’a même pas une façade entièrement civile, il est probable que la demande d’un ” gouvernement civil ” continuera d’avoir un large écho pendant un certain temps et sera perçue par beaucoup comme un moyen de faire comprendre la nécessité de faire tomber la junte militaire. Il est donc important d’articuler habilement notre revendication d’un gouvernement ouvrier et paysan pauvre, non pas en s’attaquant de front à la revendication d’un gouvernement civil, mais en soulignant les intérêts de classe opposés qui se cachent derrière ce slogan.

    Tout gouvernement de coalition pro-capitaliste, quelle que soit sa composition civile ou semi-civile formelle, sera extrêmement instable, naviguant entre les aspirations réveillées mais insatisfaites de millions de Soudanais, l’appui d’appareils militaires et de sécurité bien établis et une situation économique catastrophique, avec des dettes énormes et une inflation rampante. L’ambassadeur de Grande-Bretagne à Khartoum a déclaré à juste titre que “si la volonté du peuple soudanais n’est pas respectée, alors je pense que nous retournerons au soulèvement populaire”. Mais si la classe ouvrière et les masses populaires soudanaises ne prennent pas le pouvoir en main, des ailes de l’élite dirigeante seront tentées de résoudre la crise à leur manière, en coupant court à la longue période d’instabilité par le recours à un coup d’Etat, ou “nouveau 3 juin”, peut-être à une plus grande échelle.

    La possibilité pour la classe dirigeante de jouer la carte de l’islamisme, en utilisant l’islam politique de droite pour tromper le mouvement révolutionnaire et protéger les intérêts du capital, comme elle l’a fait pendant un temps en Tunisie et en Egypte, semble plus limitée. L’islam politique est en déclin tant au Soudan qu’en Algérie. Au Soudan, les Frères Musulmans ne sont pas une force d’opposition importante ; ils ont partagé le pouvoir avec Al-Bashir depuis son coup d’Etat en 1989. L’une des principales caractéristiques du soulèvement soudanais est son opposition ouverte au pouvoir des militaires et de leurs alliés fondamentalistes. Les masses soudanaises ont crié des slogans accusant les islamistes d’être responsables de la tyrannie du régime.

    En Algérie, l’expérience de la décennie noire a rendu la population profondément méfiante à l’égard des deux. Le MSP, branche algérienne des Frères Musulmans, a pour sa part collaboré avec l’armée et soutenu Bouteflika depuis sa première prise de pouvoir en 1999 jusqu’en 2012. La plupart des manifestants rejettent les tentatives des fondamentalistes de détourner le mouvement aussi fermement que la prétention des généraux d’en faire autant. Les manifestants en Algérie ont même expulsé certaines personnalités islamistes de leurs manifestations.

    A cela s’ajoute le fait remarquable que les femmes ont joué un rôle de première ligne dans ces luttes de masse dès le premier jour. Les femmes ont joué un rôle majeur dans l’histoire révolutionnaire de l’Algérie et renouvellent ces traditions, mettant en avant leurs propres revendications et s’organisant activement dans le mouvement plus large. Au Soudan, au cours de la répression du 3 juin et des jours suivants, des viols et des agressions sexuelles contre des militantes et des manifestantes ont été perpétrés par des agents de sécurité et des milices pour briser l’esprit révolutionnaire des femmes. Un manifestant a été cité par la BBC : “La [milice] sait que s’ils brisent les femmes, ils brisent la révolution.”

    Le climat actuel n’est donc pas très propice à l’agenda politique préconisé par les fondamentalistes islamiques. Cela dit, la stagnation et les revers du processus révolutionnaire, combinés aux sentiments de frustration populaire qu’ils peuvent engendrer, pourraient créer un terrain plus fertile pour ces forces réactionnaires dans l’avenir. Le TMC lui-même a essayé de monter des groupes salafistes contre l’opposition en accusant cette dernière d’être largement contrôlée par des “figures athées anti-charia”. A cela s’ajoutent les manœuvres contre-révolutionnaires proactives et l’argent acheminé par les Etats du Golfe Wahhabites.

    Jeux régionaux

    La nouvelle situation créée par l’éviction d’Al Bashir au Soudan se déroule dans un contexte d’intensification de la lutte internationale pour l’influence dans la région. Une rivalité entre l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis, d’une part, et le Qatar, la Turquie et l’Iran, d’autre part, a gagné la Corne de l’Afrique. Le Soudan est devenu un champ de bataille clé de cette rivalité.

    Entre 2000 et 2017, les États du Golfe ont investi 13 milliards de dollars dans la Corne de l’Afrique, principalement au Soudan et en Éthiopie. En décembre dernier, des représentants de Djibouti, du Soudan et de la Somalie se sont réunis à Riyad pour discuter de la création d’une nouvelle alliance de sécurité pour la mer Rouge. Les Émirats Arabes Unis ont une base militaire en Érythrée depuis 2015 et en construisent une autre au Somaliland. Le régime saoudien prévoit également d’en construire une à Djibouti.

    La Turquie a également fait des incursions dans la région, encourageant des relations étroites avec le gouvernement somalien, y établissant des installations militaires et obtenant des contrats pour les entreprises turques, qui gèrent désormais les ports et aéroports de la capitale. Le régime turc a conclu divers accords commerciaux et militaires avec le régime d’Al Bashir en 2017, notamment un accord pour la remise de l’île soudanaise de Suakin à l’Etat turc, afin d’établir une présence militaire sur la mer Rouge.

    Le renversement d’Al Bashir a ouvert une nouvelle situation, permettant un certain remaniement des cartes, l’axe saoudien devançant la Turquie et développant un ascendant sur les dirigeants militaires actuels à Khartoum. Les chefs du Conseil militaire ont déclaré que l’île de Suakin est une ” partie inséparable ” du Soudan, se sont engagés à soutenir le régime saoudien contre toute menace émanant de l’Iran et à continuer de déployer des troupes soudanaises au Yémen pour aider les Saoudiens dans leur guerre contre les Houthis.

    La coalition saoudienne-émiratienne a utilisé des soldats soudanais pour externaliser sa guerre contre le Yémen, réduisant ainsi le nombre de morts saoudiennes et atténuant ainsi la dissension interne. Cependant, le fait que les masses soudanaises revendiquent de rapatrier les troupes soudanaises du champ de bataille yéménite dans le contexte de leur lutte révolutionnaire, montre combien l’action de masse de la classe ouvrière dans un pays peut aider à renverser les tendances réactionnaires au niveau régional. Bien sûr, la façon dont cela peut être se faire dépend du programme et de la direction qui guidera ces luttes. Pourtant, il ne fait aucun doute que la poursuite de la guerre au Yémen et de l’envoi de Soudanais pauvres pour servir de chair à canon aux intérêts de l’élite saoudienne alimenteront la rage révolutionnaire contre le ” nouveau ” régime à Khartoum.

    Question nationale

    Comme nous l’avons vu dans nos rangs par le passé, les termes “printemps arabe” et “révolution arabe” doivent être traités avec prudence. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit des mouvements révolutionnaires en Algérie et au Soudan, pays où d’importantes minorités de la population ne sont pas arabes et où existent des questions nationales sensibles. Un programme marxiste pour résoudre la question nationale, reliant la lutte contre l’oppression nationale à un programme de classe, est crucial pour surmonter les tentatives de la classe dirigeante d’exploiter et d’approfondir les divisions nationales.

    Le Soudan n’a jamais été une nation intégrée ; comme la plupart des pays africains, c’est un cadeau empoisonné hérité des politiques de “diviser pour mieux régner» de l’impérialisme occidental. Les 43 millions d’habitants du territoire actuel du Soudan sont composés à 70 % d’Arabes, les 30 % restants étant des groupes ethniques arabisés de Bejas, de Coptes, de Nubiens et d’autres peuples. Il y a aussi près de 600 tribus au Soudan qui parlent plus de 400 dialectes et langues. Les divisions raciales et tribales, en particulier entre les Arabes ethniques qui vivent le long du Nil et les Africains à la peau plus foncée qui constituent la majorité dans les régions périphériques, ont été pleinement exploitées par le régime d’Al Bashir pour consolider son pouvoir.

    Cependant, lorsqu’en février, Al Bashir a tenté d’attribuer les manifestations à de prétendus étudiants terroristes du Darfour, la tactique s’est retournée contre eux de manière spectaculaire, de nombreux manifestants ayant repris le slogan : “Oh, raciste arrogant, nous sommes tous du Darfour”. Cela met en évidence l’une des caractéristiques uniques de ce mouvement par rapport aux luttes révolutionnaires passées au Soudan : qu’il se soit propagé à tout le pays. Les révolutions de 1964 et 1985 se sont principalement limitées à la capitale et aux villes du Nord, avec une forte division entre le centre et les périphéries ; il s’agit cette fois-ci d’un mouvement “national”, qui a naturellement englobé tous les coins du pays, unissant en action les travailleurs et les pauvres quelle que soit leur origine ethnique.

    Cela étant dit, si la lutte révolutionnaire n’est pas menée à la victoire et n’aboutit pas à terme à une restructuration fondamentale de la société selon les lignes socialistes impliquant le droit à l’autodétermination pour toutes les nationalités opprimées (comme les peuples des Monts Nouba et du Darfour), les divisions de longue date, notamment le danger de guerre ethnique, peuvent refaire surface.

    En Algérie, l’éruption spectaculaire des masses s’est également produite à une échelle géographique étendue, avec un essor dans les 48 wilayas (départements) du pays. Le mouvement est particulièrement mobilisé dans la région de la Kabylie, où les griefs économiques et sociaux se mêlent à une forte identité amazighe (berbère) forgée par des décennies de tentatives du régime algérien pour supprimer les droits linguistiques et culturels de la minorité amazighe, en imposant une politique d’arabisation et la marginalisation économique. La reconnaissance de la langue amazighe comme langue nationale et officielle est un développement récent (2016), qui ne s’est faite que sous une pression énorme des masses.

    La possibilité que cette question refasse surface, en partie sous l’impulsion des provocations chauvines de la clique militaire d’Alger, a été récemment démontrée par les attaques du chef d’état-major de l’armée Gaïd Salah contre la proéminence du drapeau amazigh dans les manifestations de rue. Après avoir annoncé le 19 juin que seuls les drapeaux nationaux seraient autorisés, des dizaines de manifestants portant des drapeaux amazighs ont été arrêtés par la police.

    Le régime algérien s’est efforcé au fil des années de se cacher continuellement derrière une certaine façade ” progressiste “. Par exemple, il soutient rhétoriquement la cause des peuples sahraouis et palestiniens, et a adopté une approche prudente sur les interventions étrangères en Libye, en Syrie et au Yémen. Il a également refusé l’installation de centres de transit pour les migrants à l’intérieur du pays. Cependant, ce n’est qu’un côté de la médaille. Si l’Algérie n’est pas encore devenue un valet complet de l’impérialisme, elle est de connivence avec l’impérialisme sur de nombreux fronts. Le régime a signé un ” partenariat exceptionnel ” avec l’impérialisme français, avec lequel il a collaboré dans son intervention militaire au Mali. En février, l’armée algérienne a participé, au Burkina Faso puis en Mauritanie, à des manœuvres militaires de grande envergure placées sous la supervision de l’Africom. Ces contradictions dans la politique étrangère d’un régime traditionnellement orienté vers le soi-disant “non-alignement” ne peuvent que s’accentuer dans la période à venir, une période de concurrence inter-impérialiste accrue au niveau régional et de réveil politique de masse au niveau national.

    Des contradictions similaires persistent dans l’économie algérienne. Les secteurs de l’énergie et des mines restent majoritairement étatiques, à la consternation de l’aile néo-néolibérale du régime et des entreprises occidentales qui veulent accélérer les réformes du marché libre. Ces dernières années, le gouvernement algérien a freiné une grande partie de la libéralisation de l’économie promise, arrêté la privatisation des industries publiques et maintenu la “loi sur l’investissement” – qui stipule que les entreprises nationales qui s’associent à des partenaires étrangers doivent détenir la majorité des actions. Ces questions continueront d’alimenter les tensions entre les factions rivales de la classe dirigeante, d’autant plus dans le contexte d’un mouvement ouvrier plus affirmé, et du détrônement de la figure politique principale qui jouait le rôle “d’arbitre” de ces tensions.

    Droits démocratiques et lutte pour le socialisme

    Sur les traces des traditions bonapartistes algériennes, le général Ahmed Gaïd Salah tente de se faire passer pour le nouvel homme providentiel. Pour tenter de conquérir la population, il a jeté en prison certains des principaux oligarques et amis de Bouteflika et a lancé des enquêtes anti-corruption. Pour affirmer son autorité, il s’est appuyé sur l’application de l’article 102 de la Constitution, qui sacrifie le Président mais maintient la Constitution hyper-présidentielle actuelle, le gouvernement, le conseil constitutionnel, les deux chambres du Parlement et toutes les institutions de l’ancien régime.

    L’élection présidentielle initialement prévue par le régime pour le 4 juillet a été annulée, en raison de leur rejet massif dans les rues, et alors que de plus en plus de maires et de magistrats, sous la pression croissante de la base, annonçaient leur refus de les organiser. Dans un tel contexte, l’appel rassembleur en faveur d’élections libres à une assemblée constitutionnelle révolutionnaire nationale, supervisée par des comités locaux devant être formés dans toutes les communautés pour assurer le caractère démocratique et non corrompu du vote, revêt une pertinence particulière.

    Alors que les masses sortent d’un régime autoritaire, les marxistes devraient accorder l’importance qui leur revient à la défense et à la lutte pour tous les droits démocratiques, tels que la liberté de réunion, la liberté de la presse, le droit d’organisation et de grève, la libération des détenus politiques, etc. Mais, bien sûr, ils ne devraient pas être isolés, mais faire partie d’un programme global de changement socialiste. En outre, nous devons souligner que la classe ouvrière et le peuple révolutionnaire ne peuvent avoir confiance qu’en leurs propres forces pour conquérir et maintenir ces droits. Par exemple, c’est la lutte de masse en Algérie qui a permis la reconquête du droit de manifester dans tout le pays, notamment dans la capitale Alger, où cela était interdit par le régime depuis 2001.

    Le PST (Parti Socialiste des Travailleurs) en Algérie, qui fait partie du Secrétariat Unifié, plaide en faveur d’un ” gouvernement provisoire pour défendre la souveraineté nationale “. Le Parti communiste soudanais prône une ” autorité transitoire démocratique et civile “. Ces slogans suggèrent qu’un stade démocratique stable peut être assuré sans renverser le capitalisme ; ils ne délimitent pas le contenu de classe du gouvernement pour lequel les masses révolutionnaires doivent se battre. Ce sont deux variantes de l’ancienne théorie menchévique, adoptée plus tard par les staliniens, selon laquelle les étapes démocratiques et socialistes de la révolution sont deux chapitres historiques distinctement indépendants, nourrissant la dangereuse illusion qu’une forme viable de régime démocratique favorable aux masses peut être obtenue sans remettre en question les relations bourgeoises de propriété.

    En pratique, cette théorie a ouvert la voie à des alliances politiques traîtresses et à des collaborations gouvernementales avec des ennemis pro-capitalistes, se drapant d’un masque progressiste pour mieux tromper les masses et mettre fin à leur lutte. Ces politiques ont irrémédiablement entraîné des défaites catastrophiques pour la classe ouvrière dans les révolutions, de la Chine en 1925-27 à l’Iran dans les années 1980. Elles constituent une partie centrale de l’explication de la faiblesse de la gauche aujourd’hui dans une grande partie du Moyen-Orient et de l’Afrique.

    Le Parti communiste soudanais (SCP), qui avait autrefois exercé une influence politique considérable en tant que l’un des plus grands partis communistes du continent, a été historiquement décimé à la suite de cette politique désastreuse des ” étapes “, se mettant toujours à la remorque de ce qui était présenté comme les sections ” progressistes ” de la bourgeoisie nationale, plutôt que de poursuivre une politique de classe indépendante pour unir les masses derrière des objectifs socialistes.

    Malheureusement, les dirigeants actuels du SCP ne semblent pas avoir tiré de leçons de leur propre histoire. Dans un communiqué publié début juin, le parti a ouvertement admis : “Nous devons nous soumettre aux souhaits de la majorité de nos partenaires du FDCF et avons accepté de nous asseoir avec le TMC pour négocier un transfert de pouvoir basé sur des modalités de partage du pouvoir avec le TMC. Pour notre part, nous avons vu qu’un changement de position aussi drastique serait coûteux, ne répondant pas aux aspirations de millions de personnes de notre peuple à un véritable changement, et surtout, nous avons du endurer le fort mécontentement visible de certains de nos loyaux membres, amis et sympathisants. Cependant, comme nous étions régis par les termes et les règles du FDCF, nous avons choisi d’agir de manière pragmatique et de prendre la position qui assure l’unité de l’opposition sous la direction du FDCF.”

    C’est dans la même logique que s’inscrit le slogan d’un ” gouvernement des compétences nationales ” défendu par le Front Populaire en Tunisie en 2013. Elle a abouti à la conclusion d’un accord programmatique entre le Front populaire et “Nidaa Tounes”, c’est-à-dire le principal parti politique représentant l’ancien régime dictatorial et les forces pro-restauration, sous prétexte de construire un front “civil” contre les islamistes de droite d’Ennahda. Le Front populaire ne s’est jamais vraiment remis de cette terrible trahison et a gaspillé une formidable opportunité révolutionnaire qui avait objectivement posé la question du pouvoir de la classe ouvrière en Tunisie durant l’été de cette année-là.

    Pour remporter des victoires dans la lutte révolutionnaire de masse et jeter les bases pour en finir avec de la misère, de la crise, de l’exploitation et de l’oppression actuelles, une transformation socialiste de la société est nécessaire. Trotsky a expliqué dans la théorie de la révolution permanente comment toutes les tâches de la révolution démocratique bourgeoise – la question nationale, la terre, les droits démocratiques, la “modernisation” – sont liées à la lutte contre le capitalisme et l’impérialisme.

    Alors que les magnifiques soulèvements révolutionnaires en Algérie et au Soudan ont montré une fois de plus l’héroïsme révolutionnaire dont sont capables les travailleurs, les femmes et les jeunes, les directions des forces politiques actuelles de la gauche organisée ne sont malheureusement pas à la hauteur des tâches historiques posées par ces mouvements. Cela ne fait que souligner l’importance pour le CIO de renouveler ses efforts pour aider à la construction de forces marxistes révolutionnaires dans ces pays et dans toute la région.

  • Changements climatiques : l’équilibre fragile de l’extrême Nord

    Durant les dernières années, voire les derniers mois, différents phénomènes météorologiques inusités – que ce soit par leur force ou leur manifestation plus fréquente qu’à l’accoutumée – se sont produits. Que ce soit les tornades, les crues printanières, les canicules à répétition ou les trop nombreuses périodes de gel-dégel, tout le monde est affecté à divers degrés. Et ça, c’est juste pour le Québec. Ou plutôt, juste pour la partie la plus au sud du Québec.

    Par Alexandra L., Alternative Socialiste (CIO-Québec)

    L’extrême Nord canadien est pourtant un écosystème fragile dont nous dépendons toutes et tous. L’Inuit Nunangat est cette partie de l’Arctique canadien qui est composée de 51 collectivités réparties sur 4 territoires : l’Inuvialuit, le Nunavut, le Nunavik et le Nunatsiavut. Le mot inuit Nunangat sert à désigner la terre, l’eau et la glace. Les Inuits considèrent que leur terre natale fait partie intégrante de leur culture et de leur mode de vie.

    Un équilibre fragile

    Selon certaines sources, on évalue que dans un peu plus de 10 ans, la température annuelle moyenne du Nunangat sera proche de 2°C. La température annuelle moyenne est actuellement de -4,4°C à Kuujjuarapik. Le réchauffement climatique fait fondre des glaces éternelles causant une augmentation du niveau de la mer. Aujourd’hui, pas loin de 40% de la couverture de glace de mer a pratiquement disparu dans le Nunangat.

    Dans une région où règne l’insécurité alimentaire, la chasse et la pêche sont des moyens de subsistance essentiels à la survie des communautés. Les personnes autochtones aînées ont constaté des changements dans les vents et les nuages, rendant difficile de prévoir la météo selon l’expertise traditionnelle. Certaines routes traditionnelles sont maintenant inaccessibles. Maintenant que les lacs et les rivières fondent plus vite, les routes sont dangereuses au printemps et le dégel du pergélisol rend les déplacements en VTT plus laborieux l’été.

    L’insécurité alimentaire

    De nos jours, 7% de la population canadienne vit dans l’insécurité alimentaire contre plus de 25% des Inuits, voire jusqu’à 70% selon certaines sources. Le coût des denrées de base est souvent de deux à trois fois plus élevé que dans les grands centres urbains. Les moyens de subsistance traditionnels sont donc essentiels pour la survie des Inuits. Malheureusement, les changements climatiques affectent aussi les animaux et les plantes. Les changements dans les courants marins apportent des contaminants. Les changements dans la végétation affectent la survie du gibier.

    Le passage du Nord-Ouest

    Depuis le début de la colonisation, on rêve de ce passage du Nord-Ouest qui aurait permis aux commerçants européens d’arriver en Asie plus rapidement. Pour les États impérialistes que sont les États-Unis, la Russie et le Canada, il est essentiel d’assurer le contrôle des eaux et des terres arctiques. Que ce soit dans le but de prospecter et d’extraire des ressources naturelles ou encore d’assurer sa prédominance militaire, la région est stratégique. La délocalisation forcée de familles d’Inukjuak à Grise Fiord et à Resolute dans les années 50 témoigne de cette volonté du gouvernement canadien d’occuper ces terres nordiques.

    L’exploitation des ressources naturelles dans ces régions est potentiellement nuisible aux communautés y vivant. Elle a aussi un impact environnemental certain. Par exemple, l’exploitation par Baffinland Mining du secteur de Milne Inlet pourrait avoir un impact négatif sur les narvals qui fréquentent les lieux. L’augmentation du trafic maritime qui sera généré aura, elle aussi, un impact sur les écosystèmes de l’Arctique.

    Il ne faut pas non plus négliger l’impact social, culturel et communautaire que pourrait avoir l’arrivée massive d’entreprises capitalistes sur les territoires Inuit. Le mode de vie des peuples inuits est basé sur des traditions ancestrales, la chasse et la pêche. Les ressources alimentaires traditionnelles se font plus rares et le coût du transport de denrées provenant du sud accentue l’insécurité alimentaire de plusieurs familles.

    Dans le respect de la communauté

    Il ne faut pas refuser d’emblée tout changement dans le Nunangat et les autres régions nordiques. La création d’emplois ainsi que le développement économique écologiquement responsable peuvent être profitables à toutes les communautés, à condition que celles-ci soient impliquées démocratiquement dans les décisions et qu’elles rompent avec la logique du libre marché. Il en va du droit fondamental de ces peuples à l’autodétermination. Personne ne connaît mieux qu’eux les enjeux de leurs territoires. Personne n’est mieux placé qu’eux pour les gérer.

    Les États capitalistes comme le Canada rechignent à reconnaître le droit à l’autodétermination des peuples autochtones, car ils veulent contrôler les ressources pour les exploiter en toute impunité. Leurs profits en dépendent. Dans ce contexte, la lutte pour l’indépendance politique et économique du Nunangat est une lutte contre les intérêts des capitalistes canadiens et québécois.

  • Seattle. Kshama Sawant affrontera le candidat d’Amazon


    Par Ty Moore, Socialist Alternative

    Les candidats des grandes entreprises passent le premier tour dans les sept districts du conseil municipal de Seattle

    Les premiers résultats du premier tour des élections du conseil municipal de Seattle aiguiseront considérablement les divisions de classe dans cette ville. Sous la direction d’Amazon, les grandes entreprises de Seattle mènent une campagne féroce pour vaincre tous les candidats qui ne sont pas fermement alignés sur la défense de leurs intérêts. Grâce à une injection record de fonds des PAC pro-entreprises (Political Action Commitee, comités d’action politique chargés de recueillir des fonds pendant les campagnes électorales américaines, NdT), les candidats soutenus par les entreprises sont parvenus à passer le premier tour dans les sept districts du conseil. Ils devront affronter des candidats plus progressistes lors de l’élection générale de novembre.

    Mais la Chambre de commerce de Seattle, l’oeil de Sauron, se concentre tout particulièrement sur le District 3 pour vaincre la candidate sortante Kshama Sawant, comme le dit l’hebdomadaire influent de Seattle, The Stranger. La Chambre a déjà dépensé 245.000 $ pour soutenir Egan Orion, qui s’est classé deuxième aux premier tour du 6 août et affrontera Kshama aux élections générales. Au total, les PAC pro-entreprise ont amassé un trésor de guerre totalisant 1,5 million de dollars. Et ce n’est pas fini.

    La campagne électorale de Seattle fait la une des médias nationaux. The Hill a récemment commenté : “Une lutte apparemment insoluble entre progressistes favorables aux affaires [?] et extrême gauche a consumé la politique de Seattle” 7/28/19). The Guardian a ensuite publié un article intitulé “Amazon prend sa revanche sur une socialiste de Seattle…”, qui cite Kshama Sawant : “Cette course et toutes les élections de la ville cette année sont un référendum portant sur une question fondamentale : qui va diriger Seattle ? Les grandes entreprises comme Amazon et les sociétés immobilières ou les travailleurs ?” (8/5/19).

    Au cours du premier tour du District 3, qui comportait 6 candidats, les premiers résultats ont permis à Kshama Sawant de battre le candidat de la Chambre de Commerce Egan Orion de 9 points avec 33% contre 24%. Les quatre autres candidats ont tous été en dessous des 15%. Seuls 60 % environ des votes ont été comptés le soir du scrutin en raison du système de vote par correspondance de l’État de Washington. Le résultat total de Kshama augmentera probablement de quelques points de pourcentage au cours des deux prochaines semaines, à mesure que les votes tardifs arriveront, essentiellement issus de la classe travailleurs et des jeunes.

    Dans le contexte de toutes les forces déployées contre notre campagne, 200 personnes ont accueilli les résultats de Kshama Sawant au Langston Hughes Performing Arts Institute, comme l’a relaté la première page du Seattle Times ce jeudi matin. En même temps, il était clair pour tous qu’un combat très difficile nous attend. Les résultats du District 3 constituent un signal d’alarme pour les travailleurs et la gauche. Remporter plus de 50% pour Kshama en novembre et bloquer les candidats soutenus par Amazon dans les autres districts exigera une lutte acharnée contre l’establishment politique et économique de Seattle.

    Dans son reportage sur notre soirée électorale, KUOW a commenté : Sawant, membre du Conseil, a déclaré à ses partisans que si le monde des affaires était unifié pendant le premier tour, les syndicats étaient quelque peu divisés… Nous devons travailler à l’unité des candidats de gauche autour d’une stratégie de lutte”, a-t-elle dit. “S’unir autour d’une lutte pour le contrôle des loyers et le logement social, s’unir autour d’un mouvement pour un New Deal vert, et s’unir contre les PAC pro-entreprise.”

    Nous saluons les succès remporté par Shaun Scott, candidat des Democratic Socialists of America (DSA) dans le district 4, et Tammy Morales, candidate progressiste dans le district 2. Morales a remporté 45% des suffrages en dépit des attaques du maire Durkan et des grandes entreprises. Scott a obtenu la deuxième place au premier tour avec 19% des voix et fait face à une bataille difficile contre Alex Pederson, candidat soutenu par Amazon, qui a remporté 45% des voix.

    Le premier tour est généralement biaisé avec un pourcentage plus élevé d’électeurs plus riches et plus âgés, ces élections n’ont pas fait exception. Les quartiers riches du District 3 ont connu les taux de participation les plus élevés, avec une participation électorale beaucoup plus faible à Capital Hill et dans le District central où les locataires, les personnes de couleur et les résidents à faible revenu prédominent.

    Le faible taux de participation électorale parmi la classe ouvrière, les pauvres et les communautés opprimées est un problème persistant qui fait partie intégrante du système politique américain. C’est l’une des raisons pour lesquelles les élections ne sont pas le terrain le plus favorable pour la classe ouvrière et la politique socialiste. Bien que la participation électorale à l’élection générale du 5 novembre sera probablement plus élevée, avec un plus grand nombre de locataires et de ménages de la classe ouvrière à l’écoute de la campagne, un énorme effort sera nécessaire pour mobiliser davantage de gens de la classe ouvrière aux urnes pour remporter le suffrage de novembre.

    Jeff Bezos “prend sa revanche”

    Alimentée par l’industrie technologique en plein essor, Seattle est devenue au cours de la dernière décennie la ville qui a connu la croissance la plus rapide des Etats-Unis. Les loyers augmentent encore plus vite. Seattle est aujourd’hui le marché locatif le plus cher du pays en dehors de la Californie. Les communautés ouvrières sont déplacées et chassées de la ville. C’est particulièrement vrai dans le district 3 de Kshama, où les locataires sont majoritaires. Les Noirs représentaient 73% du District Central en 1970, mais sous l’effet de l’embourgeoisement, le nombre total de résidents noirs a diminué des deux tiers depuis lors et la part de la population noire devrait chuter au-dessous de 10% dans le District Central d’ici 2025.

    Le développement rapide de Seattle et l’augmentation spectaculaire des coûts déchirent les communautés et ont conduit à la plus grande population de sans-abris par habitant du pays. Les nombreux campements de tentes sont un contraste saisissant avec les grues de construction et les nouveaux immeubles de luxe étincelants qui dominent le paysage de Seattle.

    The Hill a expliqué plus en détail : « Une tentative de payer une réponse à la crise [du logement] par une taxe sur les grandes entreprises a échoué l’année dernière lorsque le conseil a changé de position face à la vive opposition des entreprises… » Kshama a aidé à mener la lutte pour arracher la taxe sur Amazon et les grandes entreprises. Elle a été l’une des deux seuls à dire “non” lorsque la maire Jenny Durkan a obtenu l’abrogation honteuse de la taxe. La maire Durkan n’était entré en fonction que six mois plus tôt, après qu’Amazon l’eut aidée à acheter les élections avec une contribution de 350.000 $ issue d’un PAC.

    « Après la lutte contre la taxe, Amazon et d’autres grandes entreprises ont versé des centaines de milliers de dollars à un comité d’action politique dirigé par la Chambre de commerce de la ville, et un ancien membre du conseil municipal a formé son propre PAC visant à encourager des démocrates plus favorables aux affaires », continue The Hill pour conclure : « Le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos… prend sa revanche».

    La véritable motivation des grandes entreprises est, comme toujours, de protéger leurs profits. Après près de six ans au pouvoir, les grandes entreprises connaissent bien le bilan de Kshama en matière de création de mouvements réussis pour remporter des victoires majeures face à leur opposition, depuis l’instauration du salaire minimum horaire de 15 $ jusqu’à la loi historique sur les droits des locataires.

    « Amazon craint que la réélection de Kshama n’insuffle un nouveau souffle à un mouvement pour les taxer », explique le directeur politique de la campagne, Calvin Priest. « La lutte pour le contrôle des loyers et l’expansion massive des logements abordables publics, qui est au centre de notre campagne, fait peur aux grands promoteurs et à l’industrie immobilière. Puget Sound Energy, le plus grand pollueur de la région, s’oppose farouchement aux appels croissants en faveur d’un New Deal vert pour Seattle. Les grandes entreprises veulent un conseil municipal qui s’opposera fermement à ces revendications populaires.”

    Une atmosphère anti-titulaire

    Au cours des dernières élections au conseil municipal de Seattle, les électeurs ont exprimé leur mécontentement à l’égard des candidats démocrates au conseil élus avec le soutien des entreprises et qui promettaient des changements progressistes. Cette colère contre les démocrates pro-entreprise a également alimenté les victoires de Kshama en 2013 et 2015. Cependant, malgré les victoires importantes que nous avons remportées, l’échec complet du conseil municipal actuel à s’occuper de la crise du logement et du sans-abrisme alimente une forte atmosphère anti-titulaire, contre les élus déjà en poste.

    Les grandes entreprises et les groupes de droite ont pu profiter de l’humiliante retournement de veste des libéraux du conseil concernant la « taxe Amazon », mais cela a davantage discrédité ces derniers. En dépit des désaccords ouverts de Kshama avec les membres du conseil et son vote contre l’abrogation de la taxe, les médias pro-entreprises sont en partie parvenus à compromettre Kshama avec le statu quo et la “débâcle de la taxe”, comme ils le disent. « Les électeurs de Seattle ont clairement le choix cet automne entre une nouvelle direction ou plus de la même chose », a déclaré Marilyn Strickland, présidente de la Chambre de Commerce de Seattle, dans une déclaration faisant suite au premier tour.

    En même temps, la pression intense exercée par Amazon et les grandes entreprises dans cette campagne a révélé au grand jour les différences politiques très réelles qui existent entre le libéralisme dominant de la plupart des membres du conseil municipal de Seattle et les socialistes qui s’appuient sur la construction de mouvements sociaux. Les politiciens libéraux et certains dirigeants syndicaux ont été en colère quand Kshama a refusé de leur offrir un vernis de gauche en les accompagnant dans leur capitulation concernant la taxe Amazon et d’autres votes. Ils se sont joints aux grandes entreprises pour s’opposer à la réélection de Kshama Sawant.

    Parmi les électeurs les moins informés, ces attaques contre Kshama Sawant lancées par les soi-disant progressistes et les dirigeants syndicaux ont clairement eu un impact. Ces attaques sont considérées par beaucoup d’électeurs comme des divisions et des dysfonctionnements “à gauche”. Elles ont aidé les médias et les politiciens du monde des affaires à renforcer le sentiment anti-titulaire. La plupart des titulaires ont simplement décidé de ne pas se présenter aux élections. Aucun des trois autres titulaires n’a obtenu plus de 50 % des suffrages au premier tour, un phénomène rare dans l’histoire politique de Seattle.

    Bien que le premier tour ait également révélé de profondes divisions entre les sections les plus libérales et celles plus pro-entreprises de l’establishment politique de Seattle, beaucoup sont susceptibles de s’unir avec Amazon et la Chambre de commerce pour soutenir Orion contre Sawant lors des élections générales. Le décor est planté pour l’élection du conseil municipal la plus chère et la plus âprement disputée de mémoire d’homme, donnant une expression politique tranchante aux divisions de classe de plus en plus claires qui façonnent Seattle.

    Le débat à gauche

    Une grande majorité des travailleurs et des progressistes ne veulent pas d’un conseil municipal dominé par les grandes entreprises. En même temps, un débat majeur divise le mouvement ouvrier de Seattle et les militants progressistes sur la façon de faire face à cette menace.

    Les socialistes ont toujours soutenu que, sous le capitalisme, la course aux profits des entreprises aggrave inévitablement les inégalités et les divisions de classe. Lorsque les travailleurs exigent des salaires plus élevés ou que les locataires exigent des loyers plus bas, cela menace les marges de profit de la classe capitaliste. Tout au long de l’histoire, chaque pas en avant pour la justice sociale a été franchi lorsque les travailleurs et les communautés opprimées ont reconnu que le seul moyen d’améliorer leur vie était de lutter contre l’élite capitaliste.

    Bien que cette compréhension ait animé l’approche de Socialist Alternative à la politique de Seattle, la plupart des politiciens libéraux ainsi que de nombreux dirigeants syndicaux sont totalement opposés à cette stratégie de combat. Au premier tour, l’aile la plus libérale de l’establishment de Seattle craignait à juste titre que l’alliance ouverte d’Orion avec les grandes entreprises ne repousse de nombreux électeurs du district 3 qui avaient un esprit progressiste. Les membres du Conseil Teresa Mosqueda et Lorena Gonzalez ont énergiquement soutenu Zachary DeWolf, candidat qui s’est présenté comme progressiste.

    « DeWolf a également obtenu le soutien des dirigeants syndicaux les plus conservateurs menacés par le soutien de Kshama aux voix de l’opposition à leurs bases », a déclaré Ian Burns, organisateur de Labor for Sawant. « Entre autres désaccords, son vote contre le contrat illégal du syndicat de la police réduisant la responsabilité de la police les a énervés. » Kshama est déjà soutenue par 15 syndicats et maintenant, avec la menace de la Chambre d’étendre sa domination à l’Hôtel de ville en novembre, « nous nous attendons à ce que la pression de la base conduise à plus de syndicats à nous soutenir » explique Burns « malgré l’hésitation de certains dirigeants ouvriers à soutenir une candidate ouvertement socialiste ».

    Expliquant la décision du Conseil du travail de soutenir Zachary DeWolf plutôt que Sawant, Monty Anderson, secrétaire exécutif du Conseil des métiers de la construction, a déclaré : « Vous êtes censés faciliter les affaires en ville, et nous pensons que [Kshama] fait le contraire. » Avant cela, Anderson et d’autres dirigeants syndicaux conservateurs se sont publiquement opposés à la taxe Amazon. Ils avaient joué un rôle non négligeable en aidant les grandes entreprises à obtenir l’abrogation de la taxe et en fournissant une couverture politique aux membres libéraux du conseil qui avaient capitulé face à la pression d’Amazon.

    Comme on pouvait s’y attendre, ces tentatives de gagner la faveur des grandes entreprises n’ont pas été suivies de remerciements par ces derniers. L’un des PAC pro-entreprise a envoyé des lettres à toute la ville pour attaquer d’autres candidats soutenus par les travailleurs en les qualifiant de “diviseurs” et “d’extrémistes” tout en les assimilant à Kshama Sawant ! L’une de ces lettres a même été envoyées dans le District 3 contre Zachary DeWolf, en dépit des attaques de ce dernier et d’Anderson contre Kshama.

    La stratégie de la plupart des politiciens libéraux et de nombreux dirigeants d’ONG et de syndicats pour trouver un terrain d’entente avec les grandes entreprises a toujours échoué. À moins que les travailleurs et la gauche n’apprennent cette dure leçon – à Seattle et à l’échelle nationale – nous ne serons pas en mesure de repousser les grandes entreprises et les forces de droite.

    Unir la gauche et les travailleurs contre le capital

    Amazon et la Chambre de commerce ont maintenant une liste claire de démocrates à leur solde dans toutes les courses électorales. Ils sont prêts à dépenser des millions de dollars dans un déluge d’annonces en ligne et de publipostages avec une stratégie médiatique coordonnée pour remodeler le débat politique à Seattle en leur faveur.

    Les travailleurs et les candidats socialistes doivent s’unir, au moins autour d’une plate-forme commune, pour défier ensemble les grandes entreprises dans cette élection. Il ne suffit pas de s’opposer simplement à l’influence des entreprises, étant donné le mécontentement général à l’égard de l’échec du conseil municipal actuel à résoudre les problèmes brûlants de notre ville. Les grandes entreprises essaient d’exploiter l’humeur anti-titulaire en appelant cyniquement au “changement” et en blâmant l’aile soi-disant “activiste” du conseil pour l’impasse politique.

    Une alliance de candidats de gauche réclamant un contrôle des loyers, la taxation des grandes entreprises pour financer des logements abordables et un New Deal vert pour Seattle – entre autres revendications – pourrait fournir une vision ouvrière et socialiste claire pour transformer Seattle dans l’intérêt de la majorité. Au lieu de cela, la plupart des candidats progressistes et soutenus par les travailleurs ont échoué en voulant esquiver un combat direct contre Amazon et les grandes entreprises. Ils espéraient qu’une approche moins combative que celle de Sawant les épargnerait des attaques des entreprises.

    Malgré cela, au moment même où les PAC lançaient un déluge d’attaques contre Tammy Morales, la maire Jenny Durkan s’est adressée aux médias avec sa propre attaque à : « Ajouter une autre socialiste comme Tammy Morales causera plus de division dans notre ville ». Ce premier tour des élections a montré montre jusqu’où les grandes entreprises et l’establishment politique de Seattle sont prêts à aller pour vaincre leurs détracteurs. Les travailleurs et la classe moyenne, le mouvement ouvrier, les socialistes et les progressistes de Seattle perdront du terrain si nous ne nous réunissons pas autour d’un programme de lutte unifiant les travailleurs, les communautés, les migrants, les personnes LGBTQ, les pauvres et tous ceux qui sont confrontés aux attaques du grand capital.

    Une puissante campagne de terrain

    La tentative agressive et nue d’Amazon et des grandes entreprises d’intimider et d’acheter leur voie vers la domination politique a choqué la plupart des gens. Dans le District 3, cela a également contribué à inspirer la plus grande campagne de terrain de l’histoire moderne de Seattle.

    « Plus de 4.000 donateurs individuels ont participé à la campagne de Kshama pour nous aider à riposter », a déclaré Eva Metz, directrice financière de la campagne de Sawant. « Nous sommes très fiers d’annoncer que c’est trois fois plus de donneurs que n’importe lequel de nos concurrents. Les médias pro-entreprises ont essayé de nous dénigrer en disant que nous sommes financés par de grosses sommes d’argent provenant de l’extérieur de l’État, mais nous avons 2363 donateurs de Seattle, 1602 du district 3. C’est à peu près le double du nombre de donateurs de Seattle et trois fois plus de donateurs du District que toute autre campagne. Nous avons un don médian de 20 $, ce qui nous a permis d’amasser près de 290.000 $ aux primaires, détruisant tous les records[sans compter l’argent de PAC] ».

    Plus de 350 personnes se sont portées volontaires pour la campagne, rappant aux portes, accrochant des affiches, fabriquant des badges, occupés à la saisie de données, etc. « J’étais vraiment fier que mon syndicat ait soutenu Kshama et que beaucoup d’enseignants l’aient aidé » a expliqué Maley, qui est aussi ‘organisateur de la branche de Capital Hill pour Socialist Alternative, « l’épine dorsale de cette campagne était les membres de Socialist Alternative. Nous comprenons ce qui est en jeu pour les travailleurs et la classe moyenne, non seulement ici à Seattle, mais partout dans le monde, si nous laissons des milliardaires comme Jeff Bezos diriger les choses. Les membres se sont vraiment mobilisés et ont donné tout ce qu’ils avaient. »

    Greyson Van Arsdale, organisateur de l’équipe de campagne de Sawant, a été sans relâche impliqué dans la campagne dans la rue. « Alors que d’autres candidats comptent principalement sur les publicités payées, les expéditions de courrier et les médias pro-entreprises pour communiquer leurs attaques contre nous, nous avons répondu à leur campagne négative par des dizaines de milliers de conversations au porte-à-porte : nous avons frappé à plus de 90.000 portes depuis le 1er juin ! »

    Lors de la soirée électorale, Kshama a résumé ce qui motive politiquement la détermination infatigable de nombreux membres de Socialist Alternative : « La maire Jenny Durkan dit qu’on n’a pas besoin de plus de socialistes au conseil. Nous répondons en construisant fièrement et sans excuses le mouvement socialiste. Plus fondamentalement, expliquons aux gens que le capitalisme est incapable de résoudre les crises auxquelles sont confrontés les travailleurs, qu’il s’agisse de la catastrophe climatique ou de la crise du logement. Nous devons nous organiser pour construire les forces du socialisme. J’espère vous voir tous dans la rue avec nous dans les mois à venir. Disons non à Jeff Bezos ! Quand on se bat, on gagne !”

  • Présidentielle Américaine 2020: Sanders, les mouvements de lutte et les socialistes

    Par Émily P., Alternative Socialiste (CIO-Québec)

    La classe ouvrière des États-Unis bouillonne. Avec les mesures d’austérité, les lois antiavortement et les attaques institutionnalisées contre les personnes migrantes, ni l’establishment traditionnel ni Donald Trump n’arrivent à canaliser la colère. Et les élections présidentielles américaines se dérouleront l’année prochaine.

    Lors de la conférence nationale de la section canadienne d’Alternative socialiste, nous nous sommes entretenu·e·s avec un camarade de Socialist Alternative-USA (SA-USA) sur ce sujet. Ty Moore est membre du comité exécutif national et membre de la section de Seattle de SA.

    AS. Quel est votre bilan de la campagne présidentielle de 2016, de l’enthousiasme pour Bernie Sanders et de l’élection de Donald Trump?

    TM. Eh bien, à l’échelle globale, pays après pays, on voit une colère généralisée produite par le capitalisme. Par l’absence de qualité de vie, par l’inaptitude du système à répondre aux changements climatiques, à la crise des réfugié·e·s, au racisme et au sexisme. Cette colère n’a pas de porte-parole issu clairement de la classe des travailleurs et des travailleuses. Alors, on assiste à une réponse provenant de l’aile blanche de la droite populiste sur la question du racisme. Et ça explique, en partie, pourquoi Trump a gagné les élections.

    Mais, d’un autre côté, on voit croître une aile de gauche populiste qui aspire à une représentation politique de la classe ouvrière. Je pense que c’est fondamentalement ce qu’a représenté la campagne de Sanders en 2016 et ce qu’elle représente pour 2020.

    Il faut rappeler que Trump n’a pas été élu par un vote massif de la classe ouvrière. Il avait derrière lui une partie importante de la classe capitaliste – pas la majorité, mais une partie importante. Celle-ci l’a supporté en 2016 et continue à le supporter. Il a gagné un vote fort d’une partie de la classe moyenne. Une section de la classe ouvrière blanche, qui a vécu la désindustrialisation dans le Midwest, a voté pour Trump. Ces travailleurs et ces travailleuses n’arrivaient pas à voir dans Hilary Clinton une réponse à leurs problèmes. Voter pour Trump était donc un gros pied de nez à l’establishment. Et ces électeurs et électrices ne pensaient pas nécessairement que Trump allait gagner.

    AS. Comment expliquez-vous le choix de Sanders de se présenter sous la bannière du Parti démocrate (PD)?

    TM. Sanders représente une nouvelle force de gauche qui croit depuis la récession de 2007. Sa campagne donne une voix à la colère généralisée de la classe ouvrière à l’égard de Wall Street, des grosses compagnies et de la corruption politique. Mais Sanders, vous savez, se proclame socialiste. Ce qui est une bonne chose. Mais il est un socialiste réformiste et, au final, il a fait un choix pragmatique. Il n’est pas un démocrate. Il n’a jamais été enregistré sur la liste des démocrates. Il a fait campagne comme indépendant la plus grande partie de sa carrière politique.

    Avant sa course en 2016, il a interrogé la base des mouvements de lutte à savoir s’il devait faire campagne sous la bannière démocrate ou de façon indépendante. Puis, il a fait le choix pragmatique de se tourner vers les démocrates. Selon lui, les forces à l’extérieur du PD n’étaient pas assez fortes à ce moment-là pour s’engager dans une course avec un 3e parti. Nous ne sommes pas d’accord avec lui.

    Ce que sa campagne de 2016 et celle qui prend forme actuellement prouvent, c’est que la colère généralisée peut être mobilisée dans un 3e parti. Un parti pour la classe des travailleurs et des travailleuses. C’est possible d’avoir un parti basé sur des centaines de milliers de personnes. Mais Sanders n’a pas pris cette décision.

    Nous allons lutter pour que chaque vote en faveur de Sanders sorte, même s’il est avec les démocrates. Mais nous lançons un avertissement au mouvement. Le PD n’est généralement pas si démocrate. Il va utiliser tous les trucs qu’il a dans son sac, toutes les magouilles douteuses, pour bloquer Sanders. Le PD est fondamentalement un parti des grosses entreprises contrôlé par les grandes corporations de Wall Street. Il ne laissera jamais Bernie gagner les élections primaires.

    AS. Quelles sont les perspectives de cette campagne? Que Sanders gagne ou perde, qu’est-ce que SA-USA organise pour l’étape suivante?

    TM. SA va s’investir dans la campagne de Sanders. Il y a des millions de jeunes, de travailleurs, de travailleuses, de syndicalistes, de femmes, d’activistes antiracistes et environnementalistes qui voient en Sanders le meilleur espoir et le plus grand potentiel pour gagner de réelles luttes. Celle pour une assurance maladie pour tout le monde (Medicare for all) ou encore celle pour un Nouveau plan vert (Green New Deal). Alors nous allons nous investir dans ces mouvements et dans la campagne de Sanders.

    Sans nous cacher, nous allons mettre de l’avant notre programme socialiste indépendant au sein de ces campagnes. Nous disons que si Sanders est bloqué de façon non démocratique durant les primaires démocrates, il doit immédiatement changer de cap et créer un nouveau parti. Il ne devrait pas faire la même erreur qu’en 2016, lorsqu’il a perdu les élections. Son retrait a aussi eu pour effet de démobiliser le mouvement.

    Par contre, s’il gagne les primaires démocrates – ce qui est aussi possible – la possibilité d’un gouvernement Sanders à gauche sera bien réelle. À cette étape, il sera important d’aller au-delà des limites d’un programme réformiste afin d’être réellement en mesure de couper avec le capitalisme. Cette étape sera cruciale. L’exemple de SYRIZA en Grèce a montré les limites du réformisme lorsqu’un gouvernement de gauche tente d’implanter un programme réformiste dans une période de crise du capitalisme. Malgré les promesses de Sanders, gagner des luttes comme le Medicare for all et le Green New Deal, lutter pour le plein emploi ou contre le racisme dans le système de justice ne sera pas possible sous le capitalisme.

    Pour y arriver, nous avons besoin d’un programme socialiste. Nous devons gérer démocratiquement et sous contrôle public les grosses industries, les entreprises du secteur de l’énergie et les banques. Ce type de débat prend sérieusement forme dans la classe ouvrière. Nous accueillons cette ouverture avec enthousiasme. Les membres de SA-USA y prennent déjà part et continueront de faire partie des mouvements de lutte afin de construire un monde socialiste.

    ***

    Au Québec, Alternative socialiste milite au cœur de Québec solidaire (QS) afin de mener des campagnes mobilisatrices pour la classe ouvrière. Au même titre que nos camarades des États-Unis, nous devons expliquer que les réformes majeures proposées par QS – bien que souhaitables – ne sont pas soutenables dans le cadre du capitalisme. Nous travaillons à activer différentes structures de QS pour qu’elles s’enracinent parmi les travailleurs et les travailleuses afin de servir d’outil de lutte pour mener des campagnes massives.

     

  • Québec. Entrevue avec un travailleur de la construction

    Baisse des conditions de travail, ferment du racisme

    Entrevue réalisée par Carlo Mosti, Alternative Socialiste (CIO-Québec)

    La grève des travailleurs et travailleuses de la construction de 2017 s’est achevée abruptement par une loi spéciale. Cette loi a entraîné l’abdication des directions syndicales au bout de seulement trois jours, malgré la volonté de combattre des employé·e·s. Alternative socialiste a alors réalisé une entrevue avec le soudeur spécialisé Carl Contant. Aujourd’hui, Carl constate que la situation s’est dégradée. Les conditions de travail baissent, tout comme la conscience politique et sociale de ses collègues de travail. Avec la montée de la droite populiste au Québec – qui a culminé avec la prise du pouvoir de la CAQ en octobre 2018 – Carl a été témoin du développement d’attitudes ouvertement racistes et assumées dans les milieux où il travaille.

    CM : Pourrais-tu nous parler des conditions de travail depuis les deux dernières années dans le monde de la construction?

    CC : Ça se détériore. Il y a un manque de personnel et les employeurs ne donnent pas plus d’incitatifs, au contraire. Des jobs qu’on est supposé être huit à faire, on est rendu trois. C’est hallucinant. Le lien humain est complètement coupé. La majorité des travailleurs et travailleuses ont peur de perdre leurs jobs, de ne pas performer. Je prédis que dans pas long, il va y avoir plus de blessures, d’accidents et de cas de CNESST. Moi, j’en ai vu deux mourir sur les chantiers. C’est vraiment pas drôle là.

    On a perdu le pouvoir aussi parce que la bureaucratie syndicale ne fait plus rien pour nous. Pour connaitre les bons éléments dans l’appareil syndical, il faut que tu t’impliques. Sinon, tu ne sais pas à qui tu as affaire et en qui tu peux avoir réellement confiance. Les réunions sont devenues une perte de temps. Le monde pose des questions superficielles. Il y a des propos racistes, en plus. Ce n’est vraiment plus comme avant. Tant que le crédit financier est facile à avoir, le monde se préoccupe bien plus de leur apparence et de cirer leur gros truck. C’t’une mentalité qui est pratiquement devenue la norme.

    J’ai travaillé pour la compagnie Petrifond, et je n’ai pas peur de la nommer. On faisait des murs berlinois (lagging) nécessaires à l’excavation. Et moi je devais souder des pieux pour les monter. Pour faire face à la compétition toujours plus grandissante dans le domaine, mais pour continuer à soutirer le maximum de profit malgré tout, on prenait des planches de lagging plus longues pour couvrir plus de terrain avec moins de pieux.

    Les planches pesaient 115 lb. On était en plein hiver. C’était gelé. On risquait de s’écraser les mains, les doigts. On faisait ça à quatre avant, là on tombait à trois, à deux. On coupe le personnel en plus. T’as beau être fort, lever des planches de 115 lb à deux, toute la journée pour faire tes murs, ça vient te chercher toute ton énergie assez vite. Ce n’est pas seulement Petrifond qui fait ça. Beaucoup d’autres font ça. À un moment donné, j’étais sur une job, pis quatre gars ont sacré l’camp à 10h en même temps. Les conditions étaient juste trop dures.

    CM : Est-ce que les employé·e·s parlent des risques au travail à leur syndicat et portent plainte?

    CC : Ils ont peur. Les boss leur faisaient des peurs sur le chantier en disant : « si tu te fais mal, tu ne seras plus engagé nulle part ». Quand j’entends des choses de même, j’interviens pour leur dire que ce n’est pas vrai, c’est juste des peurs qu’ils essaient de vous faire. Mais des fois, je suis tout seul à m’insurger. Je suis épuisé d’aller constamment au bat tout seul et de ne pas être appuyé. Je trouve ça de plus en plus lourd.

    Il y a des compagnies au Québec qui t’exploitent au max, qui profitent des personnes qui ne se battent pas. À Montréal, un soudeur spécialisé comme moi, ça fait 37$/h. Je suis déjà allé à Malartic, travailler dans une mine d’or – je répète, une mine d’OR – à l’autre bout du monde. Je dormais dans un shack à patates et ils me donnaient 20$/h. Quand je monte à Raglan, je suis logé, nourri et mon transport est payé. Je suis payé pratiquement le triple! Quand t’es un employé enragé, frustré, qui a de la colère en toi, dès que tu as une situation sur laquelle te défouler, la solution facile c’est de taper sur les musulmans, sur les noirs, les Autochtones, etc.

    CM : Lors de notre 1ère entrevue, il est ressorti que face à des grèves avortées et des syndicats pas assez militants, la colère des travailleurs et des travailleuses allait se canaliser sur les mauvaises cibles. Pourrais-tu nous expliquer comment le racisme a fini par s’installer davantage parmi les travailleuses et les travailleurs de la construction?

    CC : Il y a toujours eu un certain racisme dans la construction. On le voit dans certains milieux plus que d’autres. Mais, ce qui est troublant, c’est que ça s’est répandu même dans les hautes sphères syndicales. Je le voyais moins avant. Maintenant, c’est flagrant. On émet des propos racistes ouvertement, sans aucune retenue. Et là, je ne vise pas un syndicat en particulier. C’est dans tous les syndicats de la construction. Personnellement, je suis dans Inter. Je le constate depuis les deux dernières années. Je ne parle pas du petit délégué en bas de l’échelle. Je parle de beaucoup plus haut dans la bureaucratie. Pas tout le monde, évidemment. Mais, comme je l’ai dit, il faut savoir à qui parler.

    Lorsque j’allais prendre ma pause, j’ai arrêté d’aller à la roulotte. Les propos étaient si insupportables que je n’étais plus capable de m’asseoir à la même place que mes collègues pour dîner. Quand t’entends un casque blanc (un contremaître) dire « qu’avec un automatique, Bissonnette aurait dû en tuer bien plus », c’est hallucinant. Et ça ne fait que parler de ça! Lorsqu’il y a eu la tuerie à Christchurch, il y a du monde qui rentrait dans la roulotte en applaudissant.

    CM : Est-ce que les commentaires ne concernent que les personnes musulmanes?

    CC : Non. Je travaille avec un Congolais. Il travaille super bien, un excellent travailleur. J’entends les autres faire des commentaires comme: « travaillent pas vite les crisses de n… ». Ça me répugne. Je ne suis plus capable. C’est dégueulasse comme ambiance. J’ai dénoncé ça au syndicat. J’ai demandé: « Est-ce qu’on peut faire de quoi pour stopper ça? Au moins, donner des avertissements, une lettre, quelque chose ». Je me suis fait répondre que c’est ma perception, que pour certains propos, ils avaient raison.

    Je travaille sur un chantier proche d’Atwater. Il y a beaucoup d’Autochtones dans l’coin. J’entends des gars avoir des propos racistes contre les Autochtones. Même une fois dans une job, j’ai défendu un immigrant. Ils m’ont envoyé travailler dans un trou de bouette pour la journée: la job la plus crasse pour avoir eu un propos contraire aux leurs. C’est rendu grave là. Il y a aussi des gars du syndicat qui publient des propos xénophobes sur les réseaux sociaux. Je trouve ça épeurant, sérieux.

    CM : Pourquoi de tels propos sont maintenant tolérés?

    CC : Une partie du problème, c’est la désinformation et/ou le manque d’information. Avant, je me disais « les gars font 40h et plus par semaine. Ils sont épuisés. Ils n’ont pas l’temps de s’informer ». Bullshit! Moi, je fais ben des heures aussi, pis j’arrive à m’informer. Ce n’est plus une excuse tant qu’à moi. C’est une question de volonté aussi.

    C’est pour ça je suis allé travailler quelques semaines dans le Grand Nord à Raglan. Là-bas, il n’y a pas de choses de ce genre. Les conditions là-bas sont extrêmes. Les fendants qui lustrent leur pickup ne vont pas dans ces coins-là. Les racistes sont filtrés. Ce n’est absolument pas toléré. Beaucoup à cause de la présence des Autochtones. Mais, t’as toute sorte de monde qui vient de partout: des Jamaïcains, des Allemands, des Belges. On a besoin de s’entraider tout le temps sur les chantiers. On n’a pas l’temps de parler contre les musulmans.

    Le pire, c’est qu’on était 1 000 employés là-bas. Et on va être 1 500 bientôt. Il n’y a pas chicanes, pas de polices, pas de racistes. Il y en a sûrement quelques-uns, mais ça reste tranquille pis ça s’en permet pas comme dans les grosses villes et sur les réseaux sociaux. Là-bas, c’est très bien géré à ce niveau-là. Comme je l’disais, il y a une question de volonté là-dedans.

    En tout cas, si on continue de même, ça va devenir comme dans les années trente, avec la montée du nazisme, aujourd’hui c’est pareil avec l’islamophobie. Faut arrêter d’alimenter des groupes comme la Meute et compagnie, avec des médias comme Québecor, des partis comme la CAQ et le PQ qui flattent les nationaleux dans le sens du poil pour avoir des votes. J’en vois plein d’ignorants dans la construction qui se promènent avec la patte de loup sur leur linge, casquettes, manteaux, il se prennent pour des toughs avec leur patch. S’il y aurait une guerre civile, ce serait les premiers à brailler pis appeler leur mère pour se cacher. Faut pas attendre que ça devienne pire, faut les confronter.

    CM : D’après toi, quelle est la solution pour virer la société de bord?

    CC : Il faut se réveiller. Prendre conscience, prendre sa place pour défendre ses conditions de travail et ses conditions de vie, s’organiser. Moi, j’ai 50 ans. Je suis grand-papa. Je trouve ça tough de me battre, mais je le fais pareil. On n’a pas le choix si on ne veut pas succomber comme les autres. Faut se tenir debout tout le temps. Malheureusement, l’appui extérieur ne change pas grand-chose. Il faut que ça se passe de l’intérieur. Faut que le monde s’insurge pour les vrais enjeux qui nous touchent, comme l’augmentation des loyers, un salaire minimum de misère, la santé et sécurité au travail, etc. Je dirais même qu’il faut s’organiser en dépit des syndicats.

  • USA. L’importance nationale de la campagne pour la reelection de Kshama Sawant

    Kshama Sawant a été élue pour la première fois au conseil municipal de Seattle en 2013 avec plus de 90.000 voix, en se présentant ouvertement comme membre de Socialist Alternative, avant que Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez ne soient connus. Kshama a profité de sa campagne électorale de 2013 pour défendre vigoureusement l’instauration d’un salaire minimum horaire de 15 $, alors qu’aucun élu de premier plan n’en parlait en dépit des grèves des travailleurs de la restauration rapide. La victoire électorale de Kshama et le mouvement des syndicats, des travailleurs et des socialistes ont fait de Seattle la première grande ville à remporter le salaire minimum de 15 dollars.

    Par Bryan Koulouris, Socialist Alternative (CIO-USA)

    Le mouvement des 15 $ à Seattle a surmonté l’opposition féroce de l’establishment capitaliste, mais après la victoire à Seattle, la loi des 15 $ s’est répandue comme une traînée de poudre dans tout le pays. L’élection de Kshama en 2013 a également été la première grande percée pour les socialistes aux urnes, ce qui a donné confiance aux autres militants de gauche pour vaincre le pouvoir corporatif et l’establishment politique ; ceci a été renforcé par la réélection de Kshama Sawant en 2015.

    Mais pour que les travailleurs, les jeunes et les opprimés gagnent du terrain, les élections ne suffisent pas. La fonction politique doit être utilisée pour construire des mouvements de lutte et accroître la conscience de la classe ouvrière pour changer la société. Kshama Sawant et Socialist Alternative ont brillamment illustré à Seattle comment cela pouvait être fait.

    D’innombrables victoires que beaucoup pensaient auparavant impossibles à gagner ont été remportées à Seattle au cours des cinq dernières années. Avec l’élection de Kshama, les militants de la classe ouvrière ont acquis de la confiance et ont disposé d’une voix à l’hôtel de ville et d’une ressource inestimable pour mieux s’organiser. Des lois historiques pour les droits des locataires, l’instauration de la Journée des peuples indigènes, le blocage de la construction d’un bunker monumental de la police, etc. ne sont que quelques exemples de ce qui a été obtenu.

    Actuellement, la campagne pour la réélection de Kshama lutte en faveur du contrôle universel des loyers et de la taxation des grandes entreprises pour financer une expansion majeure du logement social. Si nous pouvons remporter une victoire massive en matière de logement à Seattle – tout comme avec le mouvement des 15 $ – cela pourrait ouvrir les vannes des luttes et de la législation dans les villes à travers le pays, partout où les travailleurs font face à une profonde crise du logement.

    La crise du logement et de puissants ennemis

    Alors que la région de Seattle abrite deux des cinq milliardaires les plus riches au monde, on trouve des campements de tentes pour sans-abri dans presque tous les quartiers – sauf là où la police les a brutalement démolis. Le marché du logement à but lucratif a laissé tomber cette ville, et les gens de la classe ouvrière sont chassés par les expulsions, la hausse des loyers et le système fiscal le plus régressif du pays. Seattle est en tête du pays en ce qui concerne les grues de construction par habitant, et les grands promoteurs tentent de transformer la ville en un terrain de jeu pour les riches. Ils savent que l’appel audacieux de Kshama en faveur d’un contrôle universel des loyers et des taxes sur les riches pour financer des logements sociaux de qualité constitue un obstacle majeur sur leur chemin.

    Les grandes entreprises essaient donc d’acheter cette élection. Ils ont investi plus d’un million de dollars dans deux comités d’action politique (PAC) pour tenter de renverser Kshama. Cet argent sera dépensé dans des lettres envoyées par la poste et l’engagement de frappeurs de porte professionnels qui tenteront de cacher aux électeurs de Seattle les véritables intentions des milliardaires derrière une rhétorique “progressiste”. Mais leur objectif est clair : “n’importe qui, sauf Kshama”.

    Les grandes entreprises de Seattle sont encouragées en ce moment même. Leur programme avait été repoussé sur de nombreux fronts par le bureau de Kshama Sawant, la croissance de la gauche socialiste, l’augmentation des luttes ouvrières et des victoires clés sur les 15 dollars de l’heure et les droits des locataires. Cependant, au cours de ces deux dernières années, la classe des milliardaires s’est réaffirmée avec la défaite de la “Taxe Amazon” (en savoir plus) et l’élection du maire.

    L’année dernière, Kshama et Socialist Alternative ont aidé à mener une grande campagne pour taxer Amazon et les grandes entreprises et utiliser ces fonds pour construire des logements sociaux de qualité. Au départ, lorsque la campagne a proposé cette taxe, la pression organisée des locataires et des travailleurs a fait en sorte que le Conseil municipal adopte la taxe à l’unanimité. Ensuite, l’homme le plus riche du monde – Jeff Bezos – a utilisé son intimidation économique et le lobbying des entreprises a fait son chemin. La taxe Amazon a finalement été abrogée et la grande majorité des membres du conseil municipal ont fait volte-face. Bezos a été aidé dans l’orchestration de cette trahison par la maire Jenny Durkan élue en 2017 avec une contribution de 350.000 $ d’Amazon au travers d’un PAC.

    En 2017, Socialist Alternative avait activement soutenu le candidat indépendant de gauche du Parti populaire, Nikkita Oliver, pour le poste de maire. Malheureusement, une section de dirigeants syndicaux a activement soutenu Durkan et s’est ensuite opposée à la lutte pour taxer Amazon et les grandes entreprises. Cette dynamique – un establishment enhardi et un mouvement ouvrier divisé – a conduit Socialist Alternative à comprendre très tôt que cette campagne de réélection serait une bataille très difficile. Le débat au sein des syndicats de Seattle est d’importance nationale et contient des leçons clés sur la voie à suivre pour le mouvement syndical.

    Le mouvement ouvrier de Seattle

    Avec des niveaux record d’inégalité, pour que le mouvement ouvrier grandisse et prospère, nous devons lutter contre les grandes entreprises qui veulent attaquer nos droits, nos salaires et nos conquêtes sociales. Le meilleur moyen d’y parvenir est d’adopter des revendications audacieuses et une stratégie de lutte, de bâtir la démocratie au sein des syndicats et de ne pas nous limiter à ce qui est acceptable pour les grandes entreprises.

    Une recrudescence de la lutte ouvrière a eu lieu ces dernières années avec les enseignants en première ligne, et les sondages montrent que les opinions favorables aux syndicats ont augmenté de façon spectaculaire, en particulier chez les jeunes. Reflétant cette atmosphère, Kshama est fière d’être soutenue par 13 sections syndicales locales de Seattle jusqu’à présent, représentant plus de 80.000 travailleurs de l’État de Washington.

    Malheureusement, certains dirigeants syndicaux plus “pragmatiques” estiment que nous pouvons renforcer notre influence en “établissant un consensus” avec les PDG et l’establishment politique plutôt qu’en comprenant que ces forces font obstacle à l’amélioration de la vie des travailleurs. Ces dirigeants syndicaux, dont beaucoup ne disposent pas de processus démocratique au sein de leur syndicat, ont voté contre l’approbation de Kshama au Conseil du travail du comté.

    Dans la foulée de ce vote, Monty Anderson, du King County Construction Trades Council a déclaré : “Quand nous avons dû rompre les liens, c’est quand elle a commencé à jouer avec le nouveau poste de police, la taxe [Amazon], qu’elle s’est mise entre les camionneurs et UPS. Nous estimons qu’un politicien local ne devrait pas se mêler de cela. Nous pensons qu’un politicien local devrait faciliter les affaires dans la ville, et elle fait le contraire.”

    Nous devons rejeter ce genre de syndicalisme d’entreprise et nous baser sur une stratégie de lutte pour obtenir le contrôle des loyers, un New Deal vert pour les travailleurs, une plus grande responsabilisation de la police et plus encore.

    Il est malheureux que, intentionnellement ou non, une section de dirigeants syndicaux ait pris vis-à-vis de ces élections une décision qui renforcera Amazon et la Chambre de commerce, au lieu de défendre les intérêts des travailleurs et des gens de couleur. Gagner cette élection et renforcer la gauche combative à Seattle aurait des implications nationales pour le renforcement du mouvement ouvrier.

    L’importance nationale de ces élections

    De plus en plus de socialistes auto-identifiés sont élus et mènent campagne dans tout le pays. Cela a suscité un débat à gauche sur une question clé : comment les socialistes peuvent-ils utiliser efficacement les fonctions électives dans un système capitaliste ? Certains prétendent que nous devrions abaisser notre profil socialiste en nous basant uniquement sur les limites du Parti démocrate, mais les victoires de Kshama sont un exemple des possibilités de populariser les idées socialistes, de mener des campagnes indépendantes et de construire des mouvements pour gagner des victoires. Le maintien de ce siège de combat pour les travailleurs à Seattle peut être un phare pour la gauche au niveau national dans le débat sur la manière de changer la société.

    La stratégie de Socialist Alternative repose sur la reconnaissance que la classe des milliardaires piétinera nos droits, notre niveau de vie et notre planète à la recherche du profit. Seule la force organisée et unie des travailleurs peut changer le monde. Les élections sont un outil que nous pouvons utiliser dans cette lutte, mais tout comme pour une grève ou une campagne communautaire, nous devons donner tout ce que nous avons dans cette lutte pour la gagner !

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