Category: Dossier

  • D’un large parti des travailleurs à un parti révolutionnaire

    Quelle est la base théorique de la revendication d’un nouveau parti des travailleurs ? Les marxistes se basent sur l’expérience concrète de la classe ouvrière et tirent les leçons des mouvements de lutte précédents. De cette façon, nous nous préparons politiquement et organisationellement pour les mouvements à venir.

    Peter Delsing

    La première leçon que nous pouvons tirer de l’histoire, c’est que les grandes masses de la classe ouvrière, quand leurs vies sont menacées plus directement sous le capitalisme, n’en viennent pas immédiatement à des conclusions révolutionnaires. Fort souvent, ces larges couches se limitent au réformisme, au réformisme de gauche ou au centrisme.

    Le réformisme est l’idée selon laquelle il est encore possible d’arracher des améliorations sociales fondamentales au sein même du capitalisme. C’est sur base de cela que la social-démocratie, avant la première guerre mondiale, rejettait l’idée du socialisme pour un « lointain avenir ». Plus tard les dirigeants réformistes ont de plus en plus mis sur le côté l’idée du socialisme.

    Le réformisme de gauche défend l’idée que de grandes parties de l’économie, même des secteurs clés, peuvent être nationalisées, sur base d’une stratégie purement parlementaire qui irait dans la direction du ‘socialisme’. Cette tendance ne comprend pas le rôle de l’état capitaliste (parlement bourgeois, tribunal, armée et police) dans la défense de la propritété privée des moyens de production.

    Le centrisme est la combinaison de l’emploi d’un langage révolutionnaire et du réformisme dans la pratique, une impuissance à apporter des perspectives et tactiques correctes dans la lutte pour la prise du pouvoir par la classe ouvrière.

    La question qui se pose est : comment la minorité consciente des travailleurs révolutionnaires et des jeunes peut-elle se tourner vers des couches larges ? De quelle manière doivent-ils s’organiser pour intervenir de la manière la plus efficiente possible dans les mouvements larges et gagner la majorité de la population à un point de vue socialiste révolutionnaire? Marx disait dans le Manifeste du Parti Communiste en 1848 : « Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui entraîne toutes les autres : théoriquement, ils ont l’intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien ».

    La Ligue des Communistes de 1848 avait encore beaucoup de caractéristiques d’une organisation clandestine, vu la répression de la bourgeoisie. En 1864, l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) fut créée: la Première Internationale. Elle était composée de syndicalistes anglais ( parmi lesquels il y avait beaucoup plus de réformistes que de révolutionnaires), de socialistes français, et même de nationalistes bourgeois radicaux italiens (Mazzini). Marx et Engels ont essayé au travers de la Première Internationale d’avancer le concept d’une organisation internationale de la classe ouvière plus large et de gagner une majorité à un véritable programme révolutionnaire.

    La dégradation de la situation objective – la défaite de la Commune de Paris en 1871- et les divergences d’opinions avec l’anarchiste Bakounine ont aboutit à la chute de la Première Internationale. Engels écrivait : « Je pense que la prochaine Internationale, d’après les écrits de Marx lorsqu’il était plus vieux de quelques années, sera directement communiste et que nos principes seront reconnus. »

    En 1889, la Deuxième Internationale fut créée, sur une base officiellement socialiste et avec une forte influence marxiste. Dans la pratique, l’Internationale fut plus une fédération de partis nationaux qu’une force révolutionnaire unie avec élections démocratiques et une direction centralisée. Le fossé entre les paroles révolutionnaires et la pratique réformiste fut démontré dans les faits lorsque presque tous les partis sociaux-démocrates donnèrent leur voix à la guerre mondiale impérialiste de 1914.

    Seule la fraction bolchévique de la social-démocratie russe, autour de Lénine, et quelques marxistes isolés dans le reste de l’Europe continuèrent à défendre l’internationalisme révolutionnaire. Lénine avait développé son propre concept d’une ‘organisation révolutionnaire’ et de ses liens avec les masses qu’il a développé dans ‘Que faire’. Son concept d’une organisation de cadres stricte, à la place d’un parti qui essaie directement d’englober toute la classe, était influencée par les conditions sous la dictature policière tsariste.

    Ce concept a cependant une validité plus générale. Toutes les couches de la classe n’ont pas le même niveau de combativité ou de conscience de classe. Une organisation de cadres éduqués doit tirer les couches larges de la classe ouvrière à son propre niveau : elle ne doit pas s’aligner sur les fluctuations du mouvement. Le parti révolutionnaire ne peut pas immédiatement être en phase avec les larges couches des masses: cela ne se réalise qu’au moment d’une fermentation révolutionnaire massive.

    Pour trouver le chemin vers les masses, les marxistes ont développé leurs conceptions tactiques concernant le travail à l’intérieur de partis plus larges, ou à l’intérieur de fronts unis d’organisations de travailleurs ou de partis. L’existence d’une organisation de base et la lutte commune accentue de toute manière le mouvement dans la lutte. Les révolutionnaires doivent politiquement s’unifier en fraction ou s’organiser en courant, mais ne doivent pas se mettre à l’écart, ni se séparer, des mouvements réels de la classe ouvrière. L’idée d’un nouveau parti des travailleurs large est pour nous un pas intermédiaire vers un parti de masse révolutionnaire.

  • Che Guevara: sa vie, ses idées, sa lutte pour le socialisme

    Beaucoup de livres ont paru sur le Che. Que peut bien apporter cet article en plus? Bien que quelques textes sur Che soient très bien, il est rare qu’on en tire les conclusions politiques.

    Jasper Rommel

    Ernesto Guevara est né en 1928 dans une famille de la classe moyenne supérieure, mais progressiste, d’Argentine. A trois ans il a contracté l’asthme qui va le marquer pour le reste de sa vie. Cette maladie l’a contraint, dans sa jeunesse, à rester souvent au lit. Il a mis cette situation à profit pour dévorer les livres: Bolivar, Gandhi, Marx et Engels…

    Malgré sa maladie il a développé un fort caractère. Alors qu’il était étudiant en médecine, il a entrepris avec un ami de faire à moto le tour de l’Amérique latine. Il a côtoyé ainsi les pauvres de près. Progressivement il a voulu s’engager pour changer la société. Il est ainsi entré en contact avec des militants communistes et ses idées internationalistes ont commencé à se développer.

    Son deuxième voyage, après ses études, l’a encore plus marqué. En Bolivie, il a vécu une révolution menée par les ouvriers et les paysans. Cela a profondément changé ses idées. Il s’est tourné vers le marxisme.

    Jusqu’alors il n’avait été qu’un observateur passif. Au Guatemala il participa activement à la lutte pour la réforme agraire et pour la nationalisation de la United Fruit Company, une multinationale américaine qui exploite la population en Amérique centrale (et exporte notamment les bananes Chiquita). Le Che ne rejoignit cependant pas le Parti communiste car il était en désaccord avec la "théorie" stalinienne des deux étapes de la révolution et avec la tactique de Front populaire. Ces méthodes enchaînent en effet les travailleurs à la bourgeoisie pour faire à sa place une révolution bourgeoise démocratique et s’arrêter à ce stade. En pratique, le PC cherchait souvent et surtout des postes gouvernementaux. Dès que la bourgeoisie en avait les moyens, elle écrasait la classe ouvrière et le PC.

    Ce n’est donc pas étonnant que le Che rejoignit plus tard au Mexique le Mouvement du 26 Juillet, créé par Fidel Castro. Le PC cubain défendait à l’époque le dictateur Batista. Les rebelles du M26 étaient beaucoup plus combatifs. Cependant, la tactique de guérilla n’est pas, selon nous, la méthode pour aller vers le socialisme. Dans les pays plus stables, la guérilla ne peut être qu’un échec, comme on l’a vu plus tard en Bolivie. Un mouvement de guérilla, basé dans les campagnes, est aussi organisé fortement de haut vers le bas, ce qui a plus tard un impact énorme sur le fonctionnement de la nouvelle société. Lénine et Trotsky ont, de leur côté, défendu l’idée que la révolution doit s’appuyer sur la classe ouvrière.

    Che Guevara n’a pas réussi à se réapproprier cet acquis fondamental de la Révolution russe. Logique avec ses idées, il les a appliquées jusqu’au bout et, traqué avec son groupe de guérilleros par l’armée bolivienne, il a été blessé, capturé et assassiné par des hommes de main de la CIA.

    L’exemple du Che, en tant que révolutionnaire honnête et héroïque, continue d’inspirer des générations de jeunes à travers le monde. Hasta la victoria siempre!

  • L’Union soviétique a-t-elle prouvé que le socialisme fonctionnait pas?

    Le stalinisme, c’est-à-dire le développement d’une bureaucratie en Union soviétique, représentait un frein à l’économie planifiée. Une économie planifiée a besoin de la démocratie comme un homme a besoin d’oxygène. Sinon le système va se planter. C’est exactement ce qui s’est passé en Union soviétique et qui a finalement mené à sa perte. Après la restauration du capitalisme, il n’y a pas eu de progrès pour la majorité de la population. Le niveau de vie a chuté et la pauvreté prend une ampleur dramatique.

    La faillite de l’URSS n’est pas due au socialisme, mais au bureaucratisme et au manque de démocratie dans la planification et dans la société. La révolution d’Octobre de 1917 avait ouvert la voie à beaucoup de progrès et d’acquis sociaux: la journée des 8 heures (et même de 6 heures pour le travail dur et dangereux), congés payés, réduction du travail de nuit (interdit aux femmes), congé de maternité de 6 à 8 semaines, allocations familiales, droit à la retraite,… Ces acquis sociaux étaient novateurs au début du 20e siècle. Mais l’isolement du jeune état ouvrier et le manque de démocratie à partir de la moitié des années 20, lorsque la bureaucratie stalinienne a pris le pouvoir, a freiné ce développement.

    En 1936, dans La Révolution Trahie, Trotski a écrit ceci : "Le fonctionnaire finira-t-il par dévorer l’Etat ouvrier ou la classe ouvrière réduira-t-elle le fonctionnaire à l’incapacité de nuire? (…) Sans économie planifiée, l’U.R.S.S. serait rejetée à des dizaines d’années en arrière. En maintenant cette économie, la bureaucratie continue à remplir une fonction nécessaire. Mais c’est d’une façon telle qu’elle prépare le torpillage du système et menace tout l’acquis de la révolution. (…) L’arbitraire bureaucratique devra céder la place à la démocratie soviétique. Le rétablissement du droit de critique et d’une liberté électorale véritable sont des conditions nécessaires du développement du pays. Le rétablissement de la liberté des partis soviétiques, à commencer par le parti bolchevique, et la renaissance des syndicats y sont impliqués. "

    La chute du régime stalinien, en 1989, a servi de prétexte pour rejeter les idées socialistes et promouvoir une offensive néo-libérale accélérée de la bourgeoisie. Mais cette offensive de la bourgeoisie, et la misère qu’elle provoque dans le monde du travail, provoquent la résistance des travailleurs et remettent à l’ordre du jour la question de l’alternative socialiste.

  • Notre alternative: le socialisme

    Lors d’un meeting organisé par la régionale Campine/Malines de la FGTB, Mia De Vits (SP.a) a déclaré qu’il n’existait pas d’alternative à l’économie du marché. Ce n’est pas du tout notre avis. Nous pensons qu’il existe une alternative à la pauvreté, à la guerre et à l’exploitation : le socialisme.

    Geert Cool

    Au cours des deux derniers siècles, le potentiel technologique maîtrisé par l’humanité a considérablement progressé. Malgré cela, 1,2 milliards de gens souffrent de la faim et 841 millions souffrent de malnutrition grave. Les forces productives se sont développées de façon considérable, mais uniquement au profit d’une infime minorité.

    Dans une société socialiste

    Le fonctionnement économique reposerait sur la planification. Les grandes entreprises et les multinationales, qui dominent près de 80% de l’activité économique, seraient placées sous le contrôle et sous la gestion démocratiques des travailleurs. Un gouvernement ouvrier ne serait pas une dictature, mais stimulerait la gestion démocratique. Cela irait beaucoup plus loin que ce que nous offre la démocratie bourgeoise d’aujourd’hui : aller voter une fois tous les 4 ans.

    Dans une société socialiste les représentants élus sur base locale, régionale et nationale devraient rendre des comptes et seraient révocables à tout moment. Les élus ne doivent pas gagner plus que le salaire moyen, pour ne pas être coupé de ce qui vit dans la société. Aujourd’hui les parlementaires perçoivent une indemnité mensuelle correspondant à environ quatre mois d’un salaire moyen. Comment voulez-vous que dans ces conditions ils puissent s’impliquer pour défendre la population laborieuse? De plus, beaucoup de décisions sont prises par les grandes entreprises, sans la moindre consultation de la population.

    Dans une société socialiste, des comités seraient élus à chaque niveau, sur les lieux de travail, dans les quartiers, dans les écoles, pour contribuer à l’organisation de la production et de la société.

    Certains pensent que tout cela est utopique. Mais dans presque chaque lutte de masse au cours des dernières décennies, les embryons d’une telle structure ont émergé. Lors de la Commune de Paris, mais aussi lors de grandes vagues de grève, des comités de grève, des comités de solidarité, des structures d’auto organisation des travailleurs naissent. Il faudra accorder aux travailleurs plus de temps et plus de moyens pour participer au contrôle de la société. Des mesures telles que la réduction du temps de travail, des crèches, et un enseignement de qualité sont donc indispensables.

    Développer une telle planification ne sera pas si compliqué. La technologie moderne facilitera la planification démocratique. Nous ne sommes plus dans la Russie de 1917 où les moyens de communication étaient limités et où la majorité de la population était analphabète.

    Aujourd’hui, la classe ouvrière a atteint un niveau d’instruction élevé. Beaucoup de travailleurs, surtout les jeunes, utilisent un ordinateur. Il existe des instruments technologiques comme l’Internet, des études de marché… Aujourd’hui il existe déjà une forme de planification capitaliste dans les grandes entreprises. Pourquoi ne pourrait-on pas les utiliser de manière rationnelle afin de savoir ce dont les travailleurs et leurs familles ont réellement besoin?

    L’"appropriation" de la production par la classe ouvrière sera un grand pas en avant. Elle ira à contre-courant des intérêts des capitalistes qui possèdent aujourd’hui les moyens de production. La socialisation de la production et la planification socialiste démocratique de celle-ci en fonction des besoins de la population est la question politique la plus importante du mouvement ouvrier.

    Quelques préjugés sur le socialisme

    Le socialisme mènera-t-il à la disparition des talents individuels?

    Une société où seuls les profits comptent et où l’inégalité et la misère sont la règle, mène à ce qu’une bonne partie des qualités humaines ne s’épanouissent pas. Dès lors que ce ne sont plus les profits mais les intérêts de la population qui sont au cœur de la société, il y aura plus de barrières à l’épanouissement individuel sur tous les terrains: culturel, scientifique, sportif,… Cela s’est vu en Union soviétique, après 1917 : une explosion d’initiatives et de créativité culturelle. Le socialisme ne signifie pas que nous porterons tous les mêmes vêtements ou que nous conduirons tous la même voiture,… Au contraire, le socialisme signifiera plus de diversité et que les travailleurs auront plus de temps et de moyens pour exprimer leur créativité.

    Le socialisme ne renforcera-t-il pas la paresse?

    Selon quelques-uns, l’homme serait paresseux de nature et n’aurait pas envie de travailler quand il n’existe pas de stimulant individuel, de la concurrence et/ou de la compétition. Comme si on avait tous notre propre lopin de terre à labourer ou notre propre atelier. En fait la toute grande majorité de la population ne possède pas de moyens de production. Beaucoup de travailleurs font leur travail non parce qu’ils sont stimulés par le fruit de leur travail, mais parce qu’ils sont obligés de travailler pour vivre. Dans une société socialiste, les travailleurs travailleront pour la richesse collective en l’investissant dans la production entière.

  • Théorie. La révolution espagnole 1931-1939

    D’emblée, certains se demanderont pourquoi nous parlons de « révolution » espagnole. Et effectivement, lorsque nous parcourons les manuels d’histoire, on évoque le plus souvent ces événements sous le terme de « guerre d’Espagne » ou « guerre civile espagnole ». Il ne s’agit cependant pas d’une simple querelle de termes ; il s’agit d’une déformation consciente de l’idéologie dominante visant à éluder tout le caractère de classe de ce conflit. C’est donc volontairement que nous utilisons le mot « révolution ». Ce mot a le mérite d’éviter tout malentendu et de mieux cerner ces événements dans leurs justes proportions.

    Cédric Gérôme

    La révolution espagnole est pour nous une expérience historique extrêmement riche en leçons. Il s’agit tout en même temps d’une confirmation éclatante de la théorie de la révolution permanente développée par Trotsky, d’une démonstration pratique, si besoin en est encore, de la faillite des méthodes anarchistes dans la lutte du mouvement ouvrier révolutionnaire, et enfin, d’un exemple de plus du rôle objectivement contre-révolutionnaire qu’a joué le stalinisme dans la lutte des classes.

    Trotsky disait que l’héroïsme des travailleurs espagnols était tel qu’il eût été possible d’avoir 10 révolutions victorieuses dans la période 1931-1937. Pour exemple, on a dénombré pas moins de 113 grèves générales et 228 grèves partielles en Espagne rien qu’entre février et juillet ’36 ! Malheureusement, par le manque d’un parti révolutionnaire à même d’amener le mouvement à ses conclusions logiques, la politique du « Front Populaire » prônée par les staliniens va ouvrir la voie à 40 ans de régime fasciste pour la classe ouvrière espagnole. Il est donc plus qu’important d’étudier les leçons de cet épisode de l’histoire pour éviter de reproduire les mêmes erreurs.

    L’Espagne: le maillon faible

    Dans les années ’30, l’Espagne est un des maillons les plus faibles de la chaîne du capitalisme européen. L’Espagne reste à cette époque un pays arriéré, agricole, où 70% de la population vit dans les campagnes. Dans l’ensemble du pays, la terre appartient essentiellement à la classe des propriétaires fonciers ; 50.000 d’entre eux possèdent la moitié du sol. Le poids de l’Eglise catholique espagnole donne une image assez claire de ce monde rural médiéval : à côté de la masse paysanne qui compte encore 45% d’illettrés, on dénombre plus de 80.000 prêtres, moines ou religieuses, ce qui équivaut au nombre d’élèves des écoles secondaires et dépasse de 2 fois et demi le nombre d’étudiants…Si l’Espagne a connu un « âge d’or », période de floraison et de supériorité sur le reste de l’Europe au 15è-16ème siècle, cette situation s’est transformée en son contraire suite à la perte de ses positions mondiales, celle-ci s’étant achevée au 19ème siècle par la perte des dernières colonies en Amérique du Sud.

    Dans le courant du 19ème siècle et durant le 1er tiers du 20ème siècle, on assiste en Espagne à un changement continuel de régimes politiques et à des coups d’état incessants (les « pronunciamentos »), preuve de l’incapacité aussi bien des anciennes que des nouvelles classes dirigeantes de porter la société espagnole en avant. En réalité, la société de l’ancien régime n’avait pas encore fini de se décomposer que déjà la société bourgeoise commençait à ralentir. Trotsky analysait la situation comme suit : « La vie sociale de l’Espagne était condamnée à tourner dans un cercle vicieux tant qu’il n’y avait pas de classe capable de prendre entre ses mains la solution des problèmes révolutionnaires ».

    Cependant, la période de la première guerre mondiale et le rôle neutre que va y jouer l’Espagne, vont amener de profonds changements dans l’économie et la structure sociale du pays, créer de nouveaux rapports de force et ouvrir de nouvelles perspectives. Cette période va en effet voir s’amorcer une industrialisation rapide du pays, et son corollaire : l’affirmation du prolétariat en tant que classe indépendante. Les années 1909, 1916, 1917, 1919 seront des années de grandes grèves générales en Espagne, mais dont les défaites successives vont préparer le terrain pour la dictature militaire bonapartiste du Général Primo de Riveira. Il s’agira par là de mettre un terme à l’agitation ouvrière et paysanne, en s’en prenant aux principales conquêtes ouvrières et aux relatives libertés démocratiques qui permettaient, dans une certaine mesure, l’organisation des ouvriers et des paysans.

    Cependant, cette dictature n’assure aux classes dominantes qu’un bref répit. L’inflation galopante qui dévore les salaires et le niveau de vie, puis la crise économique de ’29 qui mine profondément la base du régime vont obliger le roi, pour préserver la monarchie, à se débarasser de Primo de Riveira en 1930. Et de la même manière, un an plus tard, les classes possédantes obligeront le roi Alfonso XIII à faire ses bagages et sacrifieront la monarchie dans le but de sauver leur propre peau ;autrement dit, dans le but de ne pas faire courir au pays le risque d’une révolution « rouge »…

    La République : portier de la révolution

    Le 14 avril 1931, la République est donc proclamée. Il ne s’agit toutefois que d’un changement de façade, du remplacement d’un roi par un président, d’une opération à laquelle ont recours les classes possédantes afin de bénéficier d’un nouveau sursis et de calmer les ardeurs des masses. Mais cela aura l’effet inverse : la proclamation de la République nourrit les aspirations des masses et ouvre un processus révolutionnaire qui s’étendra sur plusieurs années. Pendant toute cette période cependant, le facteur subjectif (la direction du mouvement ouvrier) restera en retard par rapport aux tâches du mouvement : c’est la faiblesse de ce facteur qui conduira le mouvement à sa perte.

    L’anarchisme dispose à l’époque d’une influence beaucoup plus importante en Espagne que dans les pays industrialisés d’Europe Occidentale. La CNT (Confédération Nationale du Travail), de tendance anarcho-syndicaliste, rassemble autour d’elle les éléments les plus combatifs du prolétariat espagnol, même si elle n’a aucune perspective et aucun programme à offrir à sa base. En 1918, elle réunit déjà plus d’un million de syndiqués. Cette prépondérance des anarchistes en Espagne s’explique par plusieurs raisons :

    – le rôle de premier plan qu’a joué la CNT dans l’organisation de la grève générale insurectionnelle de 1917 <br- le tournant à droite que connaît le PSOE (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol) après la première Guerre Mondiale, suivant la tendance générale de toute la social-démocratie en Europe. Cela va se marquer fortement en Espagne par le fait que le PSOE et la centrale syndicale qu’il contrôle, l’UGT (Union Générale des Travailleurs) se prononcent en 1923 pour une collaboration avec la dictature militaire. Le secrétaire général de l’UGT, Francisco Largo Caballero, celui que d’aucuns qualifieront par la suite, et à tort, de « Lénine espagnol », sera même conseiller d’Etat sous Primo de Riveira !

    – l’inconsistance du Parti Communiste Espagnol, qui sera affaibli tant par la répression systématique qu’il subit sous la dictature que par sa politique sectaire qui l’isole des masses. En effet, à partir de ’24, le PCE subit le même sort que tous les PC, soumis mécaniquement aux ordres et zigzags de la bureaucratie stalinienne en URSS. Pour exemple, lors de la proclamation de la République, le PCE, suivant la ligne ultra-gauche de l’Internationale, reçoit la consigne de lancer le mot d’ordre de : « A bas la République bourgeoise ! Tout le pouvoir aux soviets ! » dans un pays et à une période où il n’existe pas l’ombre d’un soviet ou d’un organisme semblable. Le résultat de cette politique désastreuse est qu’en avril ’31, moment de l’avènement de la République, le PCE ne compte pas plus de 800 membres dans l’ensemble de l’Espagne.

    Le premier gouvernement républicain est formé d’une coalition entre les Socialistes et les Républicains. Ces derniers sont les principaux représentants politiques de la bourgeoisie et se caractérisent par un programme social extrêmement conservateur. Trotsky expliquait : « Les républicains espagnols voient leur idéal dans la France réactionnaire d’aujourd’hui, mais ils ne sont nullement disposés à emprunter la voie des Jacobins français, et ils n’en sont même pas capables : leur peur devant les masses est bien plus forte que leur maigre velléité de changement. » Et de fait, cette coalition républicano-socialiste, à cause de la crise mondiale du capitalisme, est bien incapable de tenir ses promesses et de réaliser les tâches élémentaires, bourgeoises, qui se posent au pays : la réforme agraire, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et la résolution de la question nationale. Celle-ci est particulièrement aigüe en Espagne, dans la mesure où, l’unification nationale n’étant pas arrivée à son terme, deux régions –bastions de l’industrie-, la Catalogne et le Pays Basque, manifestent de sérieuses tendances séparatistes. Cela rajoute un élément explosif au contexte de crise générale que traverse la société espagnole.

    L’impuissance du nouveau gouvernement face aux problèmes historiques du pays alimente les contradictions sociales et les divergences au sein du mouvement ouvrier. Celui-ci s’engage dans une série de grèves qui sont réprimées sans ménagement. Parallèlement, la paysannerie s’engage dans des tentatives de saisir la terre, mais là aussi , la seule réponse du gouvernement est d’envoyer les troupes. La CNT, à la tête de laquelle domine le courant aventuriste, putschiste et anti-politique de la FAI ( Fédération Anarchiste Ibérique), s’engage quant à elle dans une série d’insurrections locales, éphémères et désorganisées qui sont violemment réprimées dans le sang. Quant au PC, il continue d’appliquer mécaniquement les analyses et les mots d’ordre élaborées dans le cadre de la politique dite « de la 3ème période », caractérisée par son sectarisme et son refus de l’unité ouvrière.

    La définition de la social-démocratie comme « social-fasciste », qui aboutira en Allemagne à la victoire sans combat des bandes hitlériennes, est appliquée à la situation espagnole. Mais ici, les staliniens vont encore plus loin : ils étendent cette définition aux anarchistes, désormais qualifiés d’ « anarcho-fascistes » ! Il est évident que cette politique contribue davantage à les isoler.

    Pendant ce temps, les communistes oppositionnels s’efforcent de promouvoir une autre politique. Sous l’impulsion d’Andrès Nin, ancien cadre de la CNT et ami personnel de Trotsky, ainsi que d’autres militants trotskistes, l’opposition de Gauche, appelée « Izquierda Comunista » (=Gauche Communiste) est créée officiellement en Espagne en 1932. A peu près à la même période se crée également le Bloc Ouvrier et Paysan, dirigé par d’anciens membres du PCE, et dont le principal dirigeant, Joacquin Maurin, ne cache pas ses tendances boukhariniennes. Ce parti refuse de prendre position entre trotskistes et staliniens, et adopte une ligne très opportuniste sur la question nationale, se déclarant « séparatiste » en Catalogne et soutenant, sans distinction, tous les mouvements indépendantistes catalans.

    Le fascisme : la réaction bourgeoise en marche

    Les élections d’octobre ’33 donnent l’avantage à la droite, qui profite de la faillite de la coalition socialiste-républicaine des 2 années précédentes. Pour ce nouveau gouvernement, il ne s’agit plus simplement d’une alternance de pouvoir, mais d’un début de contre-attaque contre le mouvement ouvrier, pour laquelle d’autres moyens qu’électoraux seront employés si nécessaire. Le nouveau gouvernement, présidé par un certain Lerroux, donne d’exorbitantes subventions au clergé, diminue les crédits de l’école publique, engage massivement dans la police et l’armée. Les groupes d’extrême-droite descendent dans la rue avec la protection ouverte des autorités ; les fascistes commencent à attaquer locaux et journaux ouvriers.

    Mais la victoire de la droite n’est pas la seule conséquence de la politique de collaboration de classes des socialistes. Dans les rangs du PSOE, et plus particulièrement de la Jeunesse Socialiste, se dessine un courant qui remet radicalement en question la défense de la démocratie bourgeoise et l’optique réformiste de la direction. Ce développement aura d’importantes répercussions par la suite…

    Après plusieurs hésitations, le gouvernement Lerroux décide d’intégrer dans son cabinet 3 membres de la CEDA, parti catholique d’extrême-droite. La CEDA est sans cesse menacée d’être débordée sur sa droite, soit par sa propre organisation de jeunesse , la Juventud de Accion Popular (J.A.P.) que dirige Ramon Serrano Suner, beau-frère de Franco, admirateur d’Hitler et de Mussolini, grand pourfendeur de « juifs, franc-maçons et marxistes », soit par la Phalange, au programme et aux méthodes typiquement fascistes, que dirige José Antonio Primo de Riveira, fils du dictateur et agent du gouvernement fasciste italien.

    L’épisode de la « Commune Asturienne »

    La nouvelle composition du gouvernement, comprenant 3 ministres d’extrême-droite, est considérée comme une déclaration de guerre par le mouvement ouvrier. Elle provoque sa réaction immédiate ; les travailleurs espagnols sont en effet bien décidés à ne pas subir le même sort que leurs camarades allemands et autrichiens, qui viennent de succomber sous la botte du régime nazi. L’UGT lance le mot d’ordre de grève générale, tandis que la CNT, sur le plan national, ne bouge pas. Finalement, 3 foyers insurrectionnels se déclarent : Barcelone, Valence et les Asturies. A Barcelone et à Valence, le gouvernement rétablit facilement son autorité, du fait que la CNT s’est positionné contre la grève et a ainsi brisé le front unique.

    Dans les Asturies en revanche, la CNT rejoint la lutte, ce qui donne à celle-ci un autre impact. Dans tous les villages miniers se constituent des comités locaux qui prennent le pouvoir. Etant sûr de tenir le reste de l’Espagne, le gouvernement central emploie les grands moyens et écrase dans le sang ce que l’on appellera la «Commune Asturienne ». La répression est féroce : plus de 3000 travailleurs tués, 7000 blessés et plus de 40.000 emprisonnés. L’instigateur de cette répression n’est autre que Francisco Franco.

    Création du POUM et entrée en scène des staliniens

    Après cet épisode, on assiste à des reclassements rapides au sein du mouvement ouvrier. Trotsky préconise l’entrée de la Gauche Communiste dans le PSOE afin d’opérer la jonction avec l’aile gauche des Jeunesses Socialistes en train de se radicaliser. Nin, comme la majorité des dirigeants de la GC, refuse le conseil de Trotsky, rompt avec celui-ci et s’oriente vers une fusion avec le Bloc Ouvrier et Paysan. Cette fusion aboutira à la création du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) en 1935, qui compte alors quelques 8000 militants et une base ouvrière réelle, surtout en Catalogne, mais qui ne dispose pas d’un caractère national. C’est là une lourde responsabilité et une grave erreur qu’ont pris sur eux les dirigeants de l’Opposition de Gauche, laissant sans perspectives cette jeunesse socialiste qui se cherche et qui, comme le disait Trotsky, « en arrivait spontanément aux idées de la 4ème Internationale ».

    Car dans le même temps, l’Internationale Communiste stalinienne opère un tournant radical à 180° et adopte une ligne complètement nouvelle lors de son 7ème congrès, préconisant la politique du Front Populaire, à savoir une coalition programmatique avec les républicains bourgeois. Rompant ainsi son isolement et jouant sur le prestige de la révolution russe dans cette période de troubles révolutionnaires, le PCE va ainsi réussir à attirer vers lui l’aile gauche du Parti Socialiste. Cela aboutit, en avril ’36, à la fusion entre la minuscule Jeunesse Communiste et la puissante organisation de la Jeunesse Socialiste, donnant naissance à la JSU (Jeunesse Socialiste Unifiée) qui constitue dès lors le levier principal de l’influence stalinienne en Espagne. En Catalogne, le PCE et le PSE fusionne carrément pour former le PSUC (Parti Socialiste Unifié de Catalogne) qui adhère, dès sa fondation, à la 3ème Internationale. De plus, le « tournant politique » de 1935 et les circonstances particulières de la guerre civile redonnent au communisme un visage attractif auquel cèderont, au moins dans un premiers temps, bien des libertaires endurcis.

    Le Front Populaire : une combinaison politique pour tromper les travailleurs

    A l’approche de nouvelles élections, alors que la polarisation de classes est à son plus haut niveau et que le danger fasciste se fait de plus en plus menaçant, un pacte d’alliance électorale – le futur Front Populaire- est signé entre les Républicains, le Parti Socialiste, le Parti Communiste, l’Esquerra catalane (parti nationaliste bourgeois) …et le POUM. Le programme du Front Populaire mentionnait pourtant explicitement le refus de la nationalisation des terres et des banques, le refus du contrôle ouvrier, l’adhésion à la Société des Nations,…bref, un programme qui, en toute logique compte tenu de ses principaux signataires, ne dépassait pas le cadre de la société bourgeoise. Les socialistes le qualifient d’ailleurs sans ambages de « démocratique bourgeois ».

    Le Front Populaire, présenté comme une alliance nécessaire avec la soi-disante bourgeoisie « progressiste » pour constituer le front le plus large contre le fascisme, va en réalité servir à freiner l’action révolutionnaire des masses et donner un sérieux coup de pouce à la victoire du fascisme. Le rôle du Front Populaire est clairement exprimé par cette déclaration du Secrétaire Général du PC de l’époque, José Diaz : « Nous voulons juste nous battre pour une révolution démocratique avec un contenu social. Il n’est pas question de dictature du prolétariat ou de socialisme mais juste d’une lutte de la démocratie contre le fascisme ».

    En réalité, la prétendue bourgeoisie « progressiste » n’existait que dans la tête des staliniens. La bourgeoisie industrielle de Catalogne avait été le plus fervent soutien à la dictature militaire de Primo de Riveira. La bourgeoisie espagnole était une bourgeoisie largement dépendante des capitaux étrangers, et entretenant des liens étroits avec l’aristocratie et les propriétaires terriens. Pour exemple, l’Eglise était simultanément le plus gros propriétaire de terres et le plus gros capitaliste du pays ! Difficile dans ces conditions d’admettre que « la bourgeoisie était dynamique et très intéressée par un changement politique. » (1). Pour tout dire, la bourgeoisie espagnole avait très bien compris que le fascisme était le seul et ultime rempart contre la montée du mouvement ouvrier. C’est pourquoi, déjà à cette époque, elle s’était rangée comme un seul homme derrière Franco…De la même manière que la montée révolutionnaire ne pouvait être véritablement vaincue que par la réaction fasciste, le fascisme ne pouvait être combattu que par la voie de la lutte révolutionnaire. Opposer un barrage légal au fascisme ne pouvait donc servir qu’à endormir les masses et à paralyser leur action ; en d’autres termes, à sauver la bourgeoisie.

    Dès la victoire du Front Populaire en février ’36, la classe ouvrière va montrer dans la pratique sa détermination à aller plus loin que le programme plus que modéré de celui-ci ; autrement dit, à éclater les cadres trop étroits du succès remporté aux urnes. Sans attendre le décret d’amnistie, les travailleurs espagnols ouvrent les portes des prisons et libèrent les milliers de prisonniers de la Commune Asturienne. Des défilés monstres et des grèves éclatent dans tout le pays, pour la réintégration immédiate des ouvriers licenciés, le paiement d’arriérés de salaires aux travailleurs emprisonnés, contre la discipline du travail, pour l’augmentation des salaires et de meilleures conditions de travail. Les cheminots exigent la nationalisation des chemins de fer. A la campagne, les occupations de terre se multiplient, les fermiers refusent de payer leurs fermages. Le gouvernement de Front Populaire, lui, multiplie les appels au calme, demande aux travailleurs de « rester raisonnables afin de ne pas faire le jeu du fascisme », et reste passif, incapable d’apporter la moindre réforme digne de ce nom dans l’intérêt des ouvriers et des paysans.

    De plus, même si deux généraux suspects de conspiration sont éloignés de la capitale (Franco est nommé aux Canaries, Goded aux Baléares), le gouvernement fait preuve d’une grande tolérance vis-à-vis des éléments fascistes présents dans l’armée et l’appareil d’état. « Quelles sont les mesures drastiques qui ont été prises contre les provocateurs fascistes et contre les criminels ? Aucune.», reconnaît après coup Jiminez Asua, député socialiste à Madrid en ‘36. Le contraire eût d’ailleurs été étonnant. S’attaquer aux officiers fascistes de l’armée signifiait s’attaquer à la machine d’état sur laquelle se reposait la classe dominante, avec laquelle les représentants du Front Populaire n’étaient nullement prêts à rompre.

    La contre-révolution déclenche la révolution

    Mais alors que le gouvernement se porte garant de la fidélité des officiers à la république, le coup d’état des Généraux se prépare dans les hautes sphères de l’armée, tandis que Hitler et Mussolini fournissent argent et armes aux fascistes espagnols. Le coup d’état militaire éclate dans la nuit du 16 au 17 juillet 1936. Le chef du gouvernement prononce alors cette phrase célèbre, nouveau témoignage de toute la détermination du Front Populaire à combattre le fascisme : « Ils se soulèvent. Très bien. Et bien moi, je vais me coucher. »

    Contre toute évidence, le gouvernement nie la gravité de la situation, et refuse de distribuer des armes à la population, qui envahit par milliers les rues des grandes villes pour les réclamer. Il est clair que les politiciens bourgeois au gouvernement craignaient mille fois plus une classe ouvrière armée qu’une Espagne fasciste.

    Dès lors, la classe ouvrière prend l’offensive et commence à organiser la lutte armée. Dans la plupart des grandes villes, le peuple assiège les casernes, érige des barricades dans les rues, occupe les points stratégiques. On raconte que dans certaines régions, la population laborieuse se lançait à l’assaut des bastions franquistes avec des armes de fortune tels que des canifs, couteaux de cuisine, fusils de chasse, pieds de chaise, dynamite trouvée sur les chantiers, poêles, fourches,…bref, avec tout ce qu’elle pouvait trouver, et parfois même à mains nues ! La situation est très bien décrite par Pierre Broué (2) : « Chaque fois que les organisations ouvrières se laissent paralyser par le souci de respecter la légalité républicaine, chaque fois que leurs dirigeants se contentent de la parole donnée par les officiers, ces derniers l’emportent…par contre, ces mêmes officiers sont mis en échec chaque fois que les travailleurs ont eu le temps de s’armer, chaque fois qu’ils se sont immédiatement attaqués à la destruction de l’armée en tant que telle, indépendamment des prises de position de ses chefs, ou de l’attitude des pouvoirs publics légitimes ». Bien souvent, les travailleurs peuvent compter sur le soutien ou dumoins la sympathie d’une frange importante des soldats. C’est le cas dans la marine de guerre où la quasi-totalité des officiers sont gagnés au soulèvement, mais où les marins, sous l’impulsion de militants ouvriers, se sont organisés clandestinement en « conseils de marins ». Ces derniers se mutinent ; certains, en pleine mer, exécutent les officiers qui résistent, s’emparent de tous les navires de guerre et portent ainsi au soulèvement des généraux un coup très sérieux. « Au soir du 20 juillet, sauf quelques exceptions, la situation est clarifiée. Ou bien les militaires ont vaincu, et les organisations ouvrières et paysannes sont interdites, leurs militants emprisonnés et abattus, la population laborieuse soumise à la plus féroce des terreurs blanches. Ou bien le soulèvement militaire a échoué, et les autorités de l’Etat républicain ont été balayées par les ouvriers qui ont mené le combat sous la direction de leurs organisations regroupées dans des « comités » qui s’attribuent, avec le consentement et l’appui des travailleurs en armes, tout le pouvoir. » (3)

    La lutte armée ne représente effectivement qu’un aspect de ce vaste mouvement d’ensemble initié par la classe ouvrière : en réalité, la contre-révolution avait déclenché la révolution. Le putsch des chefs militaires ne réussit qu’à accélérer le processus de transformation de la société déjà commencé dans les faits. L’Espagne se couvre de comités ouvriers qui entreprennent la remise en marche de la production et la direction des affaires courantes. Pour exemple, à Barcelone, les travailleurs, dès les premiers jours, prennent en main les transports en commun, le gaz, l’électricité, le téléphone, la presse, les spectacles, les hôtels, les restaurants , et la plupart des grosses entreprises industrielles. Le même processus apparaît dans les campagnes : les paysans non plus n’avaient pas l’intention d’attendre en vain que le gouvernement légifère. Entre février et juillet ’36, la prétendue « réforme agraire » initiée par le Front Populaire avait fourni de la terre à 190.000 paysans…sur 8 millions ! (moins d’un sur 40). A ce rythme, il eût fallu plus d’un siècle pour donner de la terre à tout le monde…C’est pourquoi, rapidement, les villageois se débarassent de leurs conseils municipaux et s’empressent de s’administrer eux-mêmes. Se met alors en place un profond mouvement de collectivisation de la terre, jamais vu dans l’histoire. En Aragon, les ¾ de la terre sont collectivisés.

    Grâce à cette furia et à cette combativité populaire exemplaire, non seulement l’échec de l’insurrection militaire est consommé en quelques jours, mais en outre, les masses détiennent pratiquement le pouvoir entre les mains. La situation qui se crée en Espagne n’est en effet rien d’autre qu’une situation de double-pouvoir. Lorsque les autorités se remettent de leur stupeur, elles s’aperçoivent tout simplement qu’elles n’existent plus. L’Etat, la police, l’armée, l’administration, semblent avoir perdu leur raison d’être. Le gouvernement est suspendu dans les airs et n’existe plus que par la tolérance de la direction des différents partis ouvriers. Fin juillet, les masses contrôlent 2/3 du pays. Elles exercent le pouvoir, mais celui-ci n’est pas organisé ni centralisé. Les « comités » (ou « conseils », « juntes », ou « soviets », qu’importe le nom), organes d’auto-administration de toutes les couches de la population laborieuse, et élus par celle-ci, auraient dû être élargis à chaque entreprise, chaque lieu de travail, chaque district, en y incluant la population paysanne ainsi que les milices ouvrières. Ces comités auraient dû être reliés via des délégués dans le but de former des comités locaux, régionaux, et national. Cela aurait constitué les bases d’un nouveau régime, jetant définitivement par-dessus bord le vieux gouvernement impuissant et passif : la dictature du prolétariat, Etat de type nouveau reposant sur la représentation directe des travailleurs et rompant une fois pour toute avec la « légalité bourgeoise ». Les masses voulaient abattre le capitalisme, tentaient d’imposer une politique révolutionnaire à leurs dirigeants qui étaient trop aveugles, trop malhonnêtes, trop peureux ou trop sceptiques que pour appréhender la situation correctement. Ceux-ci seront les principaux obstacles sur la voie d’une prise de pouvoir effective : la révolution va s’arrêter à mi-chemin.

    Le mouvement ouvrier : analyses

    Anarchistes et anarco-syndicalistes refusent d’engager une lutte pour un pouvoir dont ils ne sauraient que faire vu qu’il serait contraire à leur principe. Ils affirmeront par la suite qu’ils auraient pu prendre le pouvoir mais qu’ils ne l’ont pas fait, non parce qu’ils ne le pouvaient pas mais parce qu’ils ne le voulaient pas. Cela n’empêchera pourtant pas les anarchistes d’accepter finalement des portefeuilles dans les 2 gouvernements : celui de la Généralité de Catalogne d’abord, celui de Madrid ensuite ! Autrement dit, de collaborer à un gouvernement bourgeois et qui plus est, à un moment où sa base dans le rapport de force a disparu…On cerne ici toute la faillite de la théorie anarchiste, prise au piège de ses propres contradictions : n’ayant pas d’alternative et de stratégie pour contrer la politique de la classe dominante, les anarchistes font la politique A LA PLACE de la classe dominante. En renonçant à exercer la dictature du prolétariat, ils acceptent dans les faits à exercer la dictature…de la bourgeoisie. Comme le disait Trotsky, renoncer à la conquête du pouvoir, c’est le laisser dans les mains de ceux qui le détiennent, c’est-à-dire aux exploiteurs.

    Le POUM était quant à lui l’organisation la plus honnête et la plus à gauche en Espagne. Mais bien qu’ils se dénommaient marxistes, les dirigeants du POUM resteront à la traîne des anarchistes pendant tout le conflit, et les suivront jusqu’à entrer dans le gouvernement de Catalogne avec eux. Au moment où l’heure a sonné de préparer la prise du pouvoir par les masses, Andrès Nin affirme que la dictature du prolétariat existe déjà en Espagne. Ensuite, alors que les dirigeants bourgeois profitent de la passivité des organisations ouvrières pour restaurer l’appareil d’Etat bourgeois, celui-ci devient ministre de la Justice en Catalogne. En couvrant ainsi l’aile gauche du Front Populaire, le POUM préparera la voie à sa propre destruction. Pourtant, le POUM avait d’énormes possibilités. Il était passé d’un parti de 1000-1500 membres à plus de 30.000 membres en 6 semaines. Selon certaines sources, il aurait atteint jusqu’à 60.000 membres. Proportionnellement, il était donc numériquement plus fort que le Parti Bolchévik au début de la révolution russe. Malheureusement, oscillant entre le réformisme et la révolution, le POUM commettra toute une série d’erreurs qui lui seront fatales : au lieu de faire un travail dans la CNT, syndicat le plus puissant d’Espagne, les poumistes créeront leurs propres syndicats, laissant ainsi les travailleurs de la CNT dans les mains d’une direction aveugle et minée par la bureaucratie. Au lieu de faire un travail dans l’armée, ils créeront leurs propres milices. Cherchant ainsi des raccourcis dans la lutte des classes, ils isoleront l’avant-garde de la classe et laisseront les masses sans direction.

    Quant aux staliniens, il n’est sans doute pas exagéré de dire qu’ils constitueront l’avant-garde de la contre-révolution espagnole. Pendant tout le conflit, les staliniens nageront complètement à contre-courant de la dynamique révolutionnaire, allant jusqu’à nier le fait qu’une révolution prenait place en Espagne. Il est clair que le but poursuivi à l’époque par Staline dans ce pays n’était pas la victoire de la révolution, mais seulement l’assurance de se constituer de bons alliés contre l’Allemagne nazie pour la 2ème guerre mondiale qui s’annonçait. Staline ne voulait à aucun prix du triomphe d’une révolution sociale en Espagne, parce qu’elle eût exproprié les capitaux investis par l’Angleterre, alliée présumée de l’URSS dans la « ronde des démocraties » contre Hitler. D’ailleurs, les staliniens ne le cachent pas. Dans un livre écrit par Santiago Carillo, président du PCE dans les années ’70, on peut lire : « Il est clair qu’à l’époque, la bourgeoisie européenne n’aurait pas toléré qu’un petit pays comme l’Espagne puisse victorieusement porter une révolution socialiste. A cette époque, nous ne parlions pas de révolution socialiste et nous critiquions même ceux qui le faisaient, car nous voulions neutraliser les forces bourgeoises des démocraties européennes. » Ce qu’on ne précise pas dans ce passage -très instructif, au demeurant-, c’est que les staliniens ne se contentaient pas de « critiquer » ceux qui parlaient d’une révolution socialiste, mais les arrêtaient, les emprisonnaient, les torturaient dans des prisons spéciales du GPU, les assassinaient…En outre, on a beaucoup de mal à croire que les classes dominantes anglaise et française étaient assez dupes pour ne pas se rendre compte qu’une révolution était en train de menacer leurs intérêts capitalistes en Espagne, et cela du simple fait que les staliniens refusaient d’en parler !

    Pour les staliniens, la lutte n’était pas entre révolution et contre-révolution mais entre démocratie et fascisme, ce qui rendait nécessaire le maintien du Front Populaire et de l’alliance avec les républicains bourgeois, le respect des institutions légales, de la démocratie parlementaire et du gouvernement. Le journal « L’Humanité » (journal du PCF) du 3 août 1936 affirmait : « Le peuple espagnol ne se bat pour l’établissement de la dictature du prolétariat mais pour un seul but : la défense de la loi et de l’ordre républicain dans le respect de la propriété. » Un argument souvent utilisé par les staliniens pour justifier la politique du Front Populaire est que celui-ci visait à « avancer un programme plus modéré capable d’attirer la petite-bourgeoisie vers le mouvement ouvrier ». S’il entendait cela, Lénine se retournerait dans sa tombe ! L’histoire du bolchévisme est l’histoire d’une guerre sans relâche contre de telles notions. Le moyen de gagner les couches moyennes à la cause du mouvement ouvrier n’est pas de lier les mains de ce dernier aux politiciens bourgeois, mais bien au contraire de faire tout pour les démasquer , de faire tout pour montrer l’incapacité de la bourgeoisie et de son système politique à résoudre la crise, de faire tout pour démontrer dans l’action que la seule issue se trouve du côté des travailleurs. En Russie en 1917, c’est cette politique de classe intransigeante qui a permis de gagner la confiance de la paysannerie et a ainsi assuré le succès de la révolution. La petite-bourgeoisie, de par sa position intermédiaire dans la société, a tendance, dans la lutte des classes, à se ranger du côté du « cheval gagnant », c’est-à-dire du côté de la classe qui se montrera la plus résolue et la plus à même de gagner la bataille. En Espagne en 1936, la politique de Front Populaire a seulement réussi à pousser la paysannerie et la petite-bourgeoisie des villes dans l’indifférence, voire dans les bras de la réaction fasciste.

    La réaction « démocratique »

    Dans ces conditions, les premiers succès des milices restent sans lendemain. Une machine de guerre moderne entre en action, la situation se renverse : les fascistes reprennent du terrain et procèdent à des massacres féroces. En septembre ’36, tous les comités sont dissous et remplacés par des conseils municipaux à l’image du gouvernement. Le corps des magistrats est remis en fonction, les milices placées sous le contrôle du Ministère de l’Intérieur. Les conseils de soldats qui avaient vu le jour pendant la révolution sont supprimés, les grades, les galons et l’ancien code de Justice Militaire sont remis en vigueur.

    Le gouvernement, selon sa propre expression, « légalise les conquêtes révolutionnaires », ce qui constitue en réalité un moyen d’empêcher leur extension. Le coup d’arrêt porté à la révolution coïncide avec l’arrivée de l’aide matérielle russe (chars, tanks, avions…et police politique), qui s’était jusqu’ici engagée dans un pacte de « non-intervention », et l’entrée en scène, à l’initiative et sous le contrôle des différents partis communistes du monde, des « Brigades Internationales », formées de volontaires de tous pays venus combattre le fascisme.

    La contre-révolution stalinienne, la défaite et son prix

    La « réaction démocratique » fait ensuite place à la contre-révolution stalinienne dans toute sa cruauté, mettant la touche finale à l’étranglement de la révolution. L’Espagne devient un laboratoire pour la prochaine guerre mondiale où Staline va pouvoir démontrer aux puissances occidentales qu’il est un allié solide capable d’arrêter une révolution. Le mot d’ordre principal du PC est qu’il faut « d’abord gagner la guerre », et remettre à plus tard les questions sociales. Ce qu’il faisait mine de ne pas comprendre est qu’on ne pouvait gagner la guerre sans gagner la révolution. Il n’y avait évidemment pas de solution intermédiaire, à partir du moment où l’on admet la structure de classe de la société.

    Les staliniens vont exceller dans un travail consistant concrètement à aider le fascisme à triompher. En novembre ’36, le consul général d’URSS à Barcelone dénonce le journal du POUM « vendu au fascisme international ». La presse stalinienne se déchaîne contre les révolutionnaires, le POUM est dissout et tous ses dirigeants sont arrêtés. Andrès Nin et de nombreux militants trotskistes sont exécutés par la police politique ;on les accuse d’être « des fascistes déguisés qui emploient un langage révolutionnaire pour semer la confusion » (4).

    Le décret de collectivisation en Catalogne est suspendu, les propriétaires récupèrent les terres et les usines. Fin ’37, les premiers conseillers russes seront rappelés : la plupart seront à leur tour exécutés en URSS. Les envois d’armes diminuent rapidement. L’Espagne devient le théâtre d’une guerre classique où un camp se trouve en situation d’infériorité militaire et technique. Le calvaire durera jusqu’en ’39 ; il se terminera par de nombreux supplices et exécutions et par la victoire définitive de Franco.

    Conclusion

    Il s’est présenté en Espagne une situation révolutionnaire exceptionnellement favorable. Malheureusement, il n’y avait pas un parti révolutionnaire avec une direction capable de faire une analyse correcte de la situation, d’en tirer les conclusions nécessaires et de mener fermement les travailleurs à la prise du pouvoir. Trotsky disait que pour la solution victorieuse des tâches révolutionnaires qui se posaient à l’Espagne, il fallait trois conditions : un parti, encore un parti…et toujours un parti. Cette même conclusion peut être tirée de nombreux mouvements révolutionnaires qui jalonnent l’histoire du capitalisme. C’est pourquoi nous pensons que les leçons à tirer de cette expérience sont d’une importance cruciale et conservent toute leur actualité.


    (1) extrait d’une interview de Santiago Carillo, président du PCE dans les années ’70

    (2) voir Pierre Broué, « La Révolution et la Guerre d’Espagne » (p.87-88)

    (3) voir Pierre Broué, « La Révolution Espagnole 1931-1939 » (p.70)

    (4) José Diaz, discours du 9 mai 1937, « Tres Anos de Lucha » (pp.350-366)

  • L’impérialisme et les guerres: accident ou nécessité capitaliste?

    Un théoricien prussien du nom de Clausewitz définissait au début du 19e siècle la guerre comme le prolongement de la politique par d’autres moyens. Dans un texte de Lénine datant de 1915 : La faillite de la Seconde Internationale, cette phrase devenue célèbre devint « la guerre est le prolongement de la politique de la bourgeoisie impérialiste (…) c’est-à-dire du pillage des autres nations par la bourgeoisie déclinante des « grandes puissances. »» Cette idée fut développée beaucoup plus en profondeur un an plus tard dans un des textes fondamentaux que Lénine apporta au marxisme : L‘impérialisme, stade suprême du capitalisme.

    Nicolas Croes

    La question de la nature de l’impérialisme n’a évidemment jamais perdu de son actualité, les conflits impérialistes n’ayant jamais cessé d’étendre leurs ombres sanglantes tout au long du 20e siècle. Et l’invasion de l’Irak, pour ne citer qu’elle, démontre que le 21e siècle n’est pas, et de loin, l’ère de paix et de prospérité que beaucoup attendaient.

    Mais l’impérialisme est-il un choix, une forme d’aménagement du capitalisme parmi d’autres, ou encore un accident?

    On entend effectivement beaucoup parler d’impérialisme aujourd’hui mais les définitions qui en sont le plus souvent données ne nous semblent pas suffisantes, que ce soit la conception la plus courante (Bush qui veut mettre son nez, ses armées et ses multinationales partout) ou la conception d’ATTAC (le capitalisme industriel, productif et plus ou moins moralement acceptable des années 1945-1975 a cédé la place depuis lors à un capitalisme financier, spéculatif et immoral qui ne vise qu’à faire des profits maximum et immédiats au détriment de la grande partie des habitants de la planète, y compris les patrons honnêtes). Nous pensons pour notre part que l’impérialisme n’est ni un pur choix laissé librement à chaque Etat, ni une forme d’aménagement du capitalisme parmi d’autres, et encore moins un accident de l’histoire mais, comme Lénine l’expliquait, la forme concrète qu’a pris le développement du capitalisme international au tournant du 20e siècle.

    Lénine a expliqué que l’impérialisme est en fait inscrit dans les gènes même du mode de production capitaliste. Si au début de celui-ci (au 18e et 19e siècle) pouvait encore régner la libre concurrence, un déséquilibre s’est rapidement manifesté entre les entreprises (les plus fortes avalant les plus faibles, surtout lors des crises économiques). La concentration combinée de la production et des capitaux a fait apparaître, dès la fin du 19e siècle, des monopoles, c’est-à-dire des sociétés contrôlant quasiment seules un marché. Là non plus, pas d’accident, la libre concurrence permet qu’il y ait vainqueurs et vaincus et les vainqueurs ressortent toujours du combat renforcés, avec plus de moyens.

    Dés cet instant, la libre concurrence a été reléguée à ce qu’elle est encore de nos jours : une corde à l’arc de l’idéologie bourgeoise pour justifier son existence, autant en prise avec le réel que la théorie de la terre plate en son temps. Les crises économiques suivantes, loin d’atténuer cette tendance à la concentration, ont renforcé le poids de ces monopoles, qui sont devenus internationaux, les ancêtres de nos multinationales.

    Parallèlement à l’émergence de monopoles, les banques ont pris de plus en plus d’importance. Elles sont sorties de leur rôle d’intermédiaires qui mettaient l’argent à disposition des capitalistes pour intervenir de plus en plus dans la gestion de celui-ci par les capitalistes. Il y eut une “ fusion “ entre les banques et les industries, et bien vite les exportations de capitaux dépassèrent celles des marchandises, caractéristiques des premiers temps du capitalisme. Envoyés à l’étranger, ces investissements permettaient aussi de favoriser la vente de marchandises : j’investis dans ton pays si tu n’achètes ton matériel qu’à mes usines… Quant au surprofit (ainsi appelé car obtenu en plus du profit effectué par les capitalistes sur les ouvriers de leur pays), il a permis de lâcher plus de lest à la classe ouvrière des métropoles et à corrompre certaines couches du prolétariat.

    Mais le monde a des limites, et quand les débouchés n’existent plus, il faut une redistribution des cartes au moyen de guerres terriblement destructrices en biens mais surtout en vies humaines, comme ce fut le cas en 14-18, mais aussi en 40-45,…

    Le capitalisme contemporain EST impérialiste. S’en tenir à combattre ses manifestations extérieures (les annexions territoriales, les pratiques douteuses des multinationales,…) sans vouloir s’attaquer aux bases économiques de ce système, c’est-à-dire au capitalisme lui même, c’est avoir l’illusion qu’on peut combattre les conséquences d’un système en laissant intactes les causes et les mécanismes qui les produisent. Ce qui est le meilleur moyen de courir à l’échec et à la déception.

  • 60 ans après la Seconde Guerre mondiale

    On commémore ces temps-ci le 60ème anniversaire de la fin la Seconde Guerre mondiale. Les médias nous ont abreuvés d’articles et de témoignages historiques sur ce qui fut la plus grande boucherie à ce jour de l’histoire humaine (60 millions de morts). Un dossier de plus? Non, car les commémorations occultent trop souvent les tenants et aboutissants de cette guerre qui a changé pour près d’un demi-siècle les rapports de force au niveau mondial.

    Thierry Pierret

    La Première Guerre mondiale avait été une guerre de repartage du monde entre puissances impérialistes. Pendant des décennies, il y avait une course de vitesse entre les différentes puissances européennes pour s’emparer des différents pays d’Afrique et d’Asie. La Grande-Bretagne et la France étaient sorties gagnantes de cette course de vitesse, l’Allemagne devant se contenter des “miettes” du monde colonial.

    C’est la volonté de l’Allemagne d’imposer un repartage du monde à son avantage qui a plongé le monde dans la “Grande Guerre” en 1914. Les principaux partis sociaux-démocrates s’étaient rangés derrière le drapeau de leur propre impérialisme. C’est la Révolution russe qui a mis fin à la Grande Guerre sur le front de l’est avec l’armistice de Brest-Litovsk. Quelques mois plus tard, la révolution en Allemagne mettait fin aux hostilités sur le front occidental. Malheureusement, la révolution en Allemagne n’a pas abouti à la prise du pouvoir par les travailleurs comme en Russie. Le Parti social-démocrate (SPD) y était autrement plus puissant que les mencheviques en Russie et le jeune Parti communiste allemand (KPD) a commis des erreurs tactiques. La défaite de la révolution en Allemagne, mais aussi en Italie, en Hongrie, en Slovaquie,… ouvre désormais la voie à une période de contre-révolution en Europe qui sera le prélude à une nouvelle conflagration mondiale.

    La montée du fascisme

    La petite-bourgeoisie était prise en tenaille entre le mouvement ouvrier d’une part, la grande industrie et les banques d’autre part. La faillite les guette et, avec elle, la nécessité de vendre leur force de travail pour vivre. Ils aspirent au retour à l’ordre, c’est-à-dire à la situation qui prévalait avant l’industrialisation, à savoir une société de petits producteurs. Les fascistes les séduisent avec leurs diatribes contre “le capital financier” et contre le communisme. La crise économique des années trente verra les secteurs décisifs de la bourgeoisie soutenir le fascisme pour rétablir ses profits en écrasant le mouvement ouvrier et en forçant l’ouverture des marchés extérieurs aux produits allemands.

    Il est donc faux de prétendre que la mégalomanie de Hitler et de Mussolini serait la cause de la Seconde Guerre mondiale. En fait, le programme des partis fascistes correspondait aux nécessités du capitalisme en période de crise aigüe. La seule façon pour la bourgeoisie des pays vaincus (Allemagne) ou mal desservis par la victoire (Italie) de restaurer sa position, c’était d’imposer un nouveau partage du monde par la guerre. Or seuls les partis fascistes étaient déterminés à le faire là où les partis bourgeois classiques étaient soucieux de préserver les équilibres internationaux. Il y a donc un lien entre le fascisme et la guerre dans la mesure où ce sont deux conséquences parallèles de la crise du capitalisme en décomposition.

    Capitulation du mouvement ouvrier

    La victoire du fascisme n’était pas inéluctable. En Allemagne, les partis ouvriers et leurs milices – SPD et KPD – étaient plus puissants que le Parti nazi. Mais le SPD refusait l’affrontement sous prétexte de respecter la légalité là où les nazis n’en avaient cure. Plutôt que d’organiser les travailleurs, il préférait s’en remettre au Président Hindenburg comme “garant de la démocratie”.

    Quant au KPD, il suivait la ligne de Moscou qui professait la théorie absurde selon laquelle la social-démocratie et le nazisme étaient des frères jumeaux (théorie du social-fascisme). Le KPD a même organisé des activités en commun avec les nazis! Cette attitude des dirigeants des deux grands partis ouvriers allemands a complètement désorienté les travailleurs allemands face aux nazis. En 1933, Hitler prenait le pouvoir sans coup férir avec la bénédiction de Hindenburg…

    Le Pacte germano-soviétique

    L’arrivée au pouvoir de Hitler – dont Staline était pourtant largement responsable – a semé la panique à Moscou. Pour assurer sa défense, l’URSS va désormais privilégier une stratégie d’entente avec la France et la Grande-Bretagne. Pour ce faire, il ne fallait rien faire qui puisse effrayer les bourgeoisies française et britannique. Par conséquent, les partis communistes occidentaux devaient adopter un profil bas et privilégier des alliances non seulement avec la social-démocratie, mais aussi avec la “bourgeoisie progressiste”.

    Cette stratégie débouchera sur la formation de gouvernements de front populaire en France et en Espagne en 1936. Pour maintenir coûte que coûte ce front de collaboration de classe, le PC n’hésitera pas à casser la grève générale en France et à liquider la révolution en Espagne. Mais en 1938, Paris et Londres repoussent l’offre de Staline d’agir de concert pour contrer les visées de Hitler sur la Tchécoslovaquie.

    Staline change alors son fusil d’épaule et signe le Pacte germano-soviétique en 1939. Il croit ainsi assurer ses arrières. Bien plus qu’un pacte de non-agression, le Pacte germano-soviétique comportait un protocole secret qui organisait le dépeçage de l’Europe de l’est entre l’Allemagne et l’URSS. Alors que les bolcheviques avaient rendu publics tous les traités secrets en 1917, Staline renouait avec les pires méthodes des puissances impérialistes.

    Une nouvelle guerre de repartage

    La Seconde Guerre mondiale fut, en Europe de l’Ouest, en Afrique et en Asie, une nouvelle guerre de repartage du monde. L’Allemagne, qui avait été privée de toutes ses colonies en 1918, voulait prendre sa revanche. L’Italie, mal desservie par sa victoire en 1918, avait annexé l’Albanie et envahi l’Ethiopie en 1935. Mais l’Ethiopie était le seul pays africain qui restait à coloniser. L’Italie ne pouvait plus étendre son empire colonial qu’en empiétant sur les colonies françaises et britanniques. Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de son entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne en 1940. En Asie, le Japon, après avoir annexé la Corée et la Mandchourie, s’était lancé à la conquête de la Chine toute entière. Il lorgnait sur les colonies françaises, britanniques et hollandaises en Asie. Mais les Etats-Unis s’opposaient aux prétentions impériales de Tokyo en Asie et lui ont coupé son approvisionnement en pétrole.

    D’où l’attaque sur Pearl-Harbour en décembre 1941 pour avoir les mains libres dans le Pacifique. Pearl-Harbour a fourni le prétexte rêvé au Président Roosevelt pour engager les Etats-Unis dans la guerre, puisque le Japon était un allié de l’Allemagne et de l’Italie. La guerre est désormais mondiale. Elle oppose les puissances impérialistes établies (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne) aux forces de l’Axe (Allemagne, Italie, Japon), c’est-à-dire l’axe des mal servis du partage colonial. Mais entre-temps, il y a eu l’offensive allemande contre l’URSS en juin 1941. Cette nouvelle donne va non seulement changer le cours de la guerre, mais aussi en changer partiellement la nature.

    La victoire soviétique

    Staline avait cru gagner un répit de 10 ans en signant le Pacte germano-soviétique. Il en avait également profité pour ramener la frontière occidentale de l’URSS à celle d’avant 1914 (annexion de l’est de la Pologne, des pays baltes, de la Bessarabie). En revanche, l’invasion de la Finlande se solda par un fiasco. Staline, dans sa lutte acharnée contre l’opposition de gauche, avait liquidé tous les officiers qui avaient été formés par Trotsky. Privée de ses meilleurs officiers, l’Armée rouge s’est révélée incapable de venir à bout de l’armée finlandaise. Hitler en a conclu que l’Armée rouge n’était qu’un tigre de papier et qu’elle s’effondrerait sous les coups de la Werhmacht. Or les nazis, dans leur entreprise de destruction systématique du mouvement ouvrier organisé, ne pouvaient pas tolérer l’existence de l’état ouvrier – tout bureaucratisé qu’il fût – soviétique. Le 22 juin 1941, la Werhmacht envahissait l’URSS à la stupéfaction de Staline qui croyait dur comme fer au Pacte. Les premières semaines de l’offensive ont semblé donner raison à Hitler.

    L’Armée rouge, mal préparée, privée d’officiers compétents, s’effondrait sous les coups de butoir de la Wehrmacht, perdant des centaines de milliers de prisonniers et de tués en quelques jours. Mais Hitler avait sousestimé la capacité de résistance et d’auto-organisation de la population russe.

    Surtout, Hitler avait sousestimé le potentiel d’une économie planifiée même bureaucratiquement. Jamais un pays relativement arriéré comme l’URSS n’aurait pu fournir un tel effort de guerre dans les conditions d’une économie de marché. L’Armée rouge a pu stopper l’offensive hitlérienne avant de partir à la contre-offensive.

    L’URSS payera sa victoire de quelque 27 millions de morts. Les pertes sont d’autant plus lourdes que le régime nazi se déchaîne contre les “sous-hommes” (Juifs, Slaves, Tsiganes). Si l’antisémitisme du régime avait d’abord eu pour but de désigner un bouc-émissaire pratique aux souffrances de la population, il acquiert dès lors une dynamique propre qui conduira à la Solution finale.

    Mais cette pulsion mortifère exprime surtout l’impuissance des nazis à retourner la situation en leur faveur. A partir de ce moment, la guerre change de nature. On assiste à une course de vitesse entre l’Armée rouge et les anglo-américains. Ceux-ci ne se décident à ouvrir un nouveau front (débarquement de juin 1944) que pour endiguer l’avance soviétique. Après la capitulation allemande, cette course se poursuivra en extrême-orient où les Etats-Unis n’hésiteront pas à utiliser l’arme atomique pour contraindre le Japon à capituler sans délai et éviter une partition du Japon comme en Allemagne et en Corée.

    La révolution met fin à la guerre

    Les dirigeants américains et britanniques envisagent même de faire une paix séparée avec l’Allemagne pour repousser l’Armée rouge. Mais les nazis s’obstinent à vouloir mener la guerre sur les deux fronts et le putsch contre Hitler échoue. Surtout, les travailleurs n’auraient pas toléré la prolongation de la guerre et sa transformation en guerre est-ouest. En Italie, en France, en Yougoslavie, en Grèce, les partisans communistes libèrent la majorité du territoire. Ils sont une force avec laquelle les alliés doivent compter. La prise du pouvoir par les communistes était possible dans plusieurs pays, y compris à l’ouest. Mais Staline le leur a interdit et a ordonné aux partisans de rendre leurs armes en échange d’assurances de la part des Alliés. On peut dire que le stalinisme a joué le même rôle contre-révolutionnaire en 1945 que la social-démocratie en 1918. Dans les pays occupés par l’Armée rouge, nombre de communistes actifs dans la résistance sont liquidés car jugés peu fiables. Alors que c’est la révolution (ou la menace de révolution) qui a empêché les Alliés de continuer la guerre contre l’URSS, Staline a cru pouvoir opter pour la coexistence pacifique avec l’impérialisme (accords de Yalta). Mais Staline ne recueillera pas davantage les fruits de sa “modération” que dans les années trente. En 1949, les puissances impérialistes créent l’OTAN pour endiguer l’URSS et le monde bascule dans la guerre froide. Pendant près d’un demi-siècle, la violence de l’impérialisme sera contenue par l’existence du bloc de l’est. Mais les tares du stalinisme ont fini par avoir raison des états ouvriers bureaucratisés. La chute de l’URSS ouvre la porte à une nouvelle ère de tensions interimpérialistes.

  • Allocations et pensions en danger!

    Il y a 60 ans, alors que la Belgique était encore occupée, le patronat et les syndicats négociaient un " Projet d’Accord de Solidarité sociale " qui jetait les bases de la Sécurité sociale actuelle. Il s’agissait surtout pour la bourgeoisie de préserver sa position de classe dirigeante alors que le stalinisme exerçait un grand pouvoir d’attraction sur la classe ouvrière du fait du rôle des partis communistes dans la Résistance et du prestige de l’URSS. Depuis la crise des années 70, la bourgeoisie n’a eu de cesse de démanteler la Sécu pour sauvegarder ses profits.

    Thierry Pierret

    Avant la Seconde Guerre mondiale, la Sécurité sociale en Belgique n’était qu’embryonnaire. Au 19ème siècle, les ouvriers ont créé les premières mutualités pour se prémunir contre les risques de l’existence. La misère était telle que la mort fut le premier risque à être couvert. Après avoir mené une vie infra-humaine, les ouvriers tenaient à avoir un enterrement et une sépulture dignes de ce nom. Ensuite, les mutualités ont tenté de prendre en charge les risques liés aux accidents de travail, aux maladies professionnelles et à la vieillesse. La question de la vieillesse était particulièrement brûlante, car les ouvriers n’avaient pas les moyens d’entretenir leurs parents âgés. Des milliers de mutuelles partiellement subsidiées par l’Etat voient le jour pour tenter de pallier à cette situation. En 1913, on comptait 5.000 sociétés d’assurance-maladie avec quelque 500.000 membres et 200 caisses de retraite avec 300.000 membres. Certaines de ces associations ne comptaient que quelques dizaines d’affiliés, ce qui rendait impossible de répartir les risques sur une base large. Si on ajoute que les cotisations étaient très basses, on comprendra aisément que la protection offerte était aléatoire et largement insuffisante pour couvrir les besoins.

    Le Pacte social de 1944

    Le Projet d’Accord de Solidarité sociale – en abrégé Pacte social – sera coulé en forme de loi par l’Arrêté-Loi du 28 décembre 1944. Il instaure un système basé sur 4 piliers : vieillesse (pensions), maladie-invalidité, chômage, allocations familiales. Le système est basé sur la triple contribution des patrons, des travailleurs et de l’Etat à l’Office national de Sécurité sociale (ONSS) qui finance les différentes branches de la Sécu. Cette triple contribution est évidemment un leurre. En réalité, la distinction entre cotisations patronales (versées directement à l’ONSS avant payement du salaire brut) et cotisations des travailleurs (prélevées sur le salaire brut) est purement technique. En effet, l’argent que les patrons versent directement à l’ONSS est une composante du salaire puisqu’il sert pour l’essentiel à financer des allocations de remplacement (pensions, chômage, maladie-invalidité) qui ne sont rien d’autre qu’un salaire différé. Cette présentation des choses permettait à la bureaucratie des syndicats et du PSB de justifier idéologiquement le maintien de l’autorité du patron dans l’entreprise comme " contrepartie " à la participation des patrons au système.

    La période de croissance économique exceptionnellement longue qui a suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale a permis à ce modèle de collaboration de classe de fonctionner jusqu’à la moitié des années 70. A ce moment, la baisse tendancielle du taux de profit (il faut toujours plus de capital pour un même niveau de profit) a rendu impossible le maintien du système tel quel pour les patrons. Les patrons doivent absolument restaurer le taux de profit en rognant sur le niveau de vie des travailleurs. Les patrons et les gouvernements successifs n’auront de cesse de réduire la part des revenus du travail dans le Produit intérieur brut (PIB) en bridant la croissance des salaires et des allocations sociales. La chute du stalinisme en 1989 ouvrira la voie à une offensive idéologique de la bourgeoisie contre les acquis sociaux et à la transformation des partis sociaux-démocrates en partis bourgeois. Désormais, l’offensive de la bourgeoisie contre la Sécu ne sera plus seulement quantitative (réduire le montant des allocations en termes réels et en exclure une partie des bénéficiaires), mais aussi qualitative. Il s’agit désormais de démanteler le système de la Sécu tel qu’il a été conçu en 1944.

    L’Etat social actif

    La philosophie qui soustendait la Sécurité sociale à sa fondation reposait sur l’idée d’assurance sociale. Les travailleurs s’assurent contre les risques de l’existence et cotisent pendant les périodes où ils sont actifs. Ils ont donc droit aux prestations de la Sécu dès lors qu’ils ont cotisé. Ce principe va être progressivement mis à mal. D’abord on va exclure du droit aux allocations plusieurs groupes de bénéficiaires. C’est surtout l’assurance chômage qui sera dans le collimateur ces deux dernières décennies qui sont caractérisées par un chômage de masse. On introduit l’article 80 qui permet d’exclure les chômeurs cohabitants (qui sont surtout des chômeuses) pour "chômage anormalement long". Un premier coup de canif est ainsi donné au droit illimité dans le temps aux allocations de chômage. Des dizaines de milliers de chômeuses seront ainsi exclues du chômage. Les chefs de ménage ne seront pas épargnés pour autant. Les chômeurs doivent accepter tout emploi convenable qui leur est proposé. Mais la notion d’emploi convenable va être interprétée de façon toujours plus large de telle sorte que nombre de chômeurs ont été contraints d’accepter un emploi bien en-deçà de leur qualification ou dans une région très éloignée de leur domicile. Le droit aux allocations est conditionné à la disponibilité sur le marché de l’emploi. Lorsqu’il n’y avait pas de chômage de masse, on estimait que cette condition était remplie dès lors que le chômeur ne refusait pas un emploi convenable. On va désormais exiger que le chômeur suive formations sur formations ou cherche activement un emploi et en fasse la preuve.

    Le système des Agences locales pour l’Emploi (ALE) qui oblige les chômeurs à accepter des petits boulots en partie subsidiés par les pouvoirs publics inaugure, sans avoir l’air d’y toucher, un changement fondamental de la philosophie du système. Ce changement de philosophie sera amplifié et prolongé par la réforme de la loi sur le minimex. Bien que le minimex ne dépende pas de la Sécurité sociale, cette réforme n’est pas sans incidence sur son fonctionnement. En effet, nombre de chômeurs exclus se sont retrouvés au CPAS où ils vivotaient grâce au minimex. Ils doivent maintenant travailler pour garder leur droit au "Revenu d’Intégration" qui remplace désormais le minimex. La philosophie qui soustend ces réformes est "l’activation des allocations de chômage". On n’a plus droit au chômage parce qu’on a cotisé, mais on doit désormais "mériter" son allocation en acceptant un job d’appoint sous-payé. Les allocations de chômage deviennent donc un moyen de faire payer par la collectivité les salaires d’une série de petits boulots. C’est un formidable outil pour casser le marché du travail dans la mesure où cela met une pression énorme sur les conditions de travail et de salaire de l’ensemble des salariés. C’est ce qu’on appelle "l’Etat social actif". On peut dire que c’est la marque de fabrique de la social-démocratie recyclée en outil politique principal de la bourgeoisie.

    L’offensive contre les pensions

    Après les allocations de chômage, c’est désormais le régime des pensions qui est dans la ligne de mire. Le gouvernement, les médias, les économistes font chorus pour nous mettre en garde contre le "péril gris". Ils évoquent l’an 2010 avec des accents quasi messianiques. A cette date, les générations nées après la guerre arriveront d’un coup à la retraite, ce qui mettrait en péril le financement des pensions. Et d’évoquer une pyramide des âges inversée à l’horizon 2050 où les plus de 60 ans représenteront le double des actifs contre la moitié aujourd’hui. Il ne s’agit pas de contester ces évolutions démographiques, mais bien les conclusions qu’ils en tirent.

    En effet, le financement actuel des pensions est basé sur le principe de la répartition. C’est-à-dire que les générations en âge de travailler cotisent pour payer les pensions de ceux qui sont partis à la retraite. On voudrait nous faire croire que le vieillissement de la population rendrait ce système intenable vu qu’il y aura de moins en moins d’actifs pour un nombre croissant de pensionnés. Et de mettre en avant la capitalisation comme alternative. Les travailleurs ne cotiseraient plus pour les générations précédentes, mais pour eux-mêmes. Des fonds de pension privés se chargeraient de récolter ces cotisations qu’ils investiraient en actions ou obligations. Ils les revendraient au profit du travailleur dès lors qu’il arrive à l’âge de la retraite. Le hic, c’est que, comme le démontre Gilbert De Swert dans son livre 50 mensonges sur le Veillissement, l’argument du veillissement joue aussi en défaveur de la capitalisation. En effet, il y aura toujours moins d’acheteurs potentiels de ces actions ou obligations puisque la génération suivante est moins nombreuse que la précédente. La faiblesse de la demande fera chuter leur valeur, ce qui privera le travailleur d’une pension décente. En outre, la capitalisation expose les travailleurs aux crises boursières qui résultent de la non-réalisation des profits escomptés. Le vieillissement sert d’alibi à une campagne idéologique en faveur de la privatisation des pensions.

    Le veillissement de la population est un fait et les projections démographiques à long terme sont spectaculaires. Mais, curieusement, les auteurs de toutes ces études "omettent" de faire les mêmes projections pour les baisses de charges patronales. Les baisses de charges cumulées totalisent à ce jour 5 milliards d’euros par an… Faites le compte de ce que la Sécu aura perdu d’ici 40 ou 50 ans. Il en va de même de la hausse cumulée de la productivité. A raison de 1,3% en plus chaque année, les générations futures produiront plus de richesses que les actuelles malgré le vieillissement.

    L’offensive actuelle de la bourgeoisie vise à faire table rase de tout ce qu’elle a dû concéder à une époque où le rapport de forces était plus favorable aux travailleurs tant sur le plan économique que sur le plan idéologique et politique. D’où l’idée d’un "financement alternatif" qui ne pèserait soi-disant plus sur les revenus du travail, mais qui permettrait surtout de passer d’un système de solidarité entre travailleurs à un système d’assistance "pour ceux qui en ont vraiment besoin". La Sécurité sociale sera le principal enjeu des luttes futures entre la bourgeoisie et le mouvement ouvrier.

  • Il y a 120 ans naissait le Parti Ouvrier Belge. De l’espoir à la résignation

    "LA BelgiQUe est le confortable paradis et la chasse gardée des propriétaires fonciers, des capitalistes et des curés» résume de manière saisissante Karl Marx en 1865. «Le prolétariat européen doit apprendre à parler belge» affirme en 1902 la révolutionnaire allemande Rosa Luxembourg, impressionnée par les grèves générales successives menées par les travailleurs belges pour l’obtention du suffrage universel.

    Jean Peltier

    C’est qu’en moins de quarante ans, la combativité et l’organisation de la classe ouvrière belge ont fortement changé, et la création du Parti Ouvrier Belge en 1885 y est pour beaucoup. Qui peut douter en 1865 que la Belgique est un paradis pour les capitalistes et un enfer pour les ouvriers? Si la Belgique est alors la deuxième puissance industrielle du monde derrière la Grande-Bretagne, c’est à l’exploitation sauvage des ouvriers que les patrons belges doivent leur prospérité. La journée moyenne de travail d’un ouvrier est de douze heures, femmes et enfants peinent à l’usine ou à la mine, les accidents de travail sont quotidiens. Le logement est insalubre et plus de la moitié de la population est complètement illettrée. L’alcool fait des ravages et la religion fait le reste, ce qui permet à un industriel de déclarer en 1886 «Donnez Dieu au peuple et il n’y aura plus de révoltes contre le capital».

    Vers le suffrage universel

    Et pourtant, face au refus des patrons et de leurs politiciens catholiques et libéraux de toute concession qui améliorerait le sort des travailleurs, des grèves éclatent, spontanées et locales, quasiment chaque année à partir de 1866 dans le textile gantois, les mines du Borinage ou les usines métallurgiques liégeoises. Chaque fois, les forces de l’ordre tirent et tuent tandis que les dirigeants de ces grèves sont emprisonnés et lourdement condamnés. Dans ce monde ouvrier qui reste complètement inorganisé naissent dès 1875 les premiers groupes socialistes à Gand puis à Bruxelles.

    Il faut pourtant attendre les 5 et 6 avril 1885 pour que naisse le Parti Ouvrier Belge représentant 59 groupes locaux. L’espoir est en marche, celui d’une organisation de l’ensemble de la classe ouvrière pour revendiquer ses droits, et en particulier les droits politiques par le suffrage universel. Celui-ci semble aux dirigeants du POB le meilleur moyen d’imposer des réformes favorables à la classe ouvrière dans un pays où il y a seulement 1 électeur pour 50 habitants! Tout au long des années qui suivent, le POB multiplie meetings et manifestations et prend même l’initiative d’organiser une grève générale en 1893 pour cette revendication. Les avancées conquises suite à cette grève permettent au POB d’envoyer 28 députés socialistes à la Chambre. Ce résultat est d’autant plus impressionnant que le parti ne dispose que de moyens financiers dérisoires, est à peine toléré et que toute sa campagne repose sur le dévouement de militants encore peu nombreux, mais en qui des centaines de milliers de travailleurs se reconnaissent. Il faudra encore deux autres grèves générales, en 1902 et 1913, et surtout la peur de la contagion de la révolution russe au lendemain de la première guerre mondiale pour que la bourgeoisie cède enfin et accorde le suffrage universel – pour les hommes uniquement ! – en 1919 ainsi que la limitation de la journée de travail à 8 heures.

    Réformisme et légalisme

    Mais si la création du POB a permis à la classe ouvrière de marquer son indépendance politique face à la bourgeoisie, la politique suivie par ce parti a imposé de sévères limites à cette indépendance. Quand éclate la première grève générale belge en 1886, le POB s’en tient prudemment à l’écart. Il dénonce la répression sanglante (24 morts) mais il considère que ce mouvement spontané est un gaspillage d’énergie qui éloigne de la lutte pour le suffrage universel. La composition du parti aide à comprendre cette orientation: les coopératives et les caisses d’assistance mutuelle y ont une forte influence, les groupes purement politiques sont minoritaires et, même au sein de ceux-ci, l’orientation est à la réforme du capitalisme plutôt qu’à la préparation de la révolution.

    La direction du parti voit dans la grève générale non pas une expression de la puissance revendicative de la classe ouvrière qui renforce sa confiance pour préparer de nouvelles luttes mais un simple moyen de pression sur la bourgeoisie pour forcer celle-ci à concéder des réformes. Quand les dirigeants du POB se résignent à appeler les travailleurs à la grève pour le droit de grève pour tous, c’est après s’être assuré que ceux-ci seront bien encadrés et qu’il n’y aura pas de poussée insurrectionnelle. Avec cette politique qui a pour but de ne pas effrayer les alliés possibles parmi les libéraux, il ne faut pas s ‘étonner non plus que le POB ne sera jamais en pointe des luttes politiques ni pour les revendications d’égalité des femmes, ni pour la reconnaissance des droits du peuple flamand, ni contre le colonialisme belge en Afrique. Cette politique légaliste et réformiste conduira rapidement le POB à participer au gouvernement, à s’intégrer dans les institutions puis à accepter le capitalisme comme horizon indépassable.

    L’histoire du POB et du PS qui lui a succédé montre que la formation d’un parti représentant les intérêts des travailleurs peut être un levier formidable pour la libération de ceux-ci mais que, sans un programme vraiment socialiste et une indépendance totale vis-à-vis de la bourgeoisie, ce parti risque de finir par devenir un frein dans cette lutte.

  • Quel instrument politique? Un nouveau parti des travailleurs doit se doter d’un programme socialiste

    Depuis la transformation en partis bourgeois des anciens partis ouvriers comme le PS et le SP.a, toutes sortes d’initiatives nouvelles ont vu le jour un peu partout dans le monde pour donner un prolongement politique à la lutte de millions de gens contre les atteintes à notre niveau de vie. Certains de ces nouveaux partis sont issus d’une scission des anciens partis ouvriers. D’autres sont nés dans le feu de la lutte ; d’autres encore sont le fruit du rassemblement de différentes forces de la gauche politique ou syndicale.

    Els Deschoemacker

    Quelques unes de ces nouvelles formations veulent s’atteler à la construction d’un nouveau parti de lutte. D’autres se limitent à des alliances électorales lors des élections. En tout cas, il y a de multiples leçons à en tirer pour résoudre le problème de l’absence d’un instrument politique et d’un parti de lutte pour la classe des travailleurs.

    Un parti comme instrument de lutte et de discussion

    Comment lutter contre les pertes d’emploi, pour de meilleurs salaires et conditions de travail, pour le maintien et l’extension de la Sécurité sociale, pour le droit à un enseignement de qualité pour tous,… Ces partis devront apporter des réponses à ces questions. Nous voyons un regain de la lutte des classes en Belgique comme au niveau international. Rien qu’en avril, il y a eu des manifestations des ouvriers du textile, des métallos, des travailleurs du non-marchand et des enseignants.

    Leurs revendications n’ont trouvé d’écho chez aucun parti. Toute nouvelle formation ne pourra être viable et former un pôle d’attraction pour les travailleurs en lutte qu’en mettant en avant un programme d’action pour engager la lutte contre les réformes néolibérales. La lutte pour la réduction du temps de travail en tant qu’outil de répartition du travail disponible sur toute la population active en est un exemple. La revendication du maintien d’une Sécurité sociale unitaire en est un autre. Mais la lutte pour de meilleurs salaires, une pension garantie,… doivent également figurer dans le programme.

    L’ASG en Allemagne

    Bien que nos membres en Allemagne participent à la nouvelle initiative électorale de gauche ASG dont ils mesurent le potentiel, nous ne pouvons pas pour autant en ignorer les faiblesses. L’ASG est une initiative de bureaucrates syndicaux et d’anciens buraucrates du SPD. Elle veut se présenter à la gauche du SPD de Schröder lors des élections. C’est une réaction au mécontentement croissant dans la population et à la chute brutale du SPD dans différents sondages et scrutins.

    L’existence d’une liste de gauche et l’attention médiatique qu’elle suscite suffisent à en faire un pôle d’attraction pour ceux qui se détournent avec dégoût du SPD et cherchent une alternative. Ils risquent pourtant de tourner le dos à cette initiative si elle reste absente de la lutte concrète contre les mesures néolibérales. Dans une première phase, l’ASG pourra certainement surfer sur les illusions réformistes et électoralistes qui vivent au sein de larges couches de la population. A terme pourtant, une stratégie purement électoraliste ne pourra qu’aboutir dans une impasse. L’adhésion annoncée de l’ex-dirigeant du SPD Oskar Lafontaine ne manquera pas de renforcer le caractère réformiste de cette initiative. Lafontaine était une personnalité populaire dans le SPD, mais il ne sortira pas du cadre du capitalisme.

    On interdit déjà à nos membres – organisés au sein du SAV – d’adhérer à l’ASG à cause de leurs tentatives de faire de l’ASG un parti de lutte. Tout indique que la direction va utiliser des procédés anti-démocratiques pour empêcher les travailleurs et les jeunes d’infléchir le programme dans un sens plus radical.

    Le Psol au Brésil

    Le développement du Psol au Brésil est d’un tout autre calibre. Ce nouveau parti est issu de la lutte des travailleurs et des jeunes contre le néolibéralisme de ce qui fut un parti des travailleurs – le PT. Des parlementaires dissidents ont été exclus du PT pour avoir voté contre la réforme des pensions de Lula. Ils se sont associés avec des socialistes révolutionnaires pour créer une nouvelle formation, le Parti pour le Socialisme et la Liberté.

    Contrairement à l’initiative précédente, cette formation se prononce ouvertement contre le capitalisme et le néolibéralisme qui va de pair. Elle reconnaît le rôle de la classe des travailleurs dans la lutte contre le capitalisme et se prononce pour une transformation de la société dans un sens socialiste.

    Surtout, les responsables de l’initiative, parmi lesquels les membres de notre section brésilienne, comprennent que la démocratie et la liberté de discussion sont essentielles pour la construction d’un nouveau parti des travailleurs. A ce stade de la lutte des classes, il y a encore beaucoup de confusion sur la direction à prendre et la stratégie à suivre. C’est pourquoi il est d’une importance cruciale qu’on puisse tester et discuter les différents points de vue pour pouvoir en tirer des leçons utiles pour l’ensemble du mouvement ouvrier.

    Mais la pression de l’électoralisme s’y fait aussi sentir. La nécessité d’être prêt pour les élections présidentielles de 2006 afin d’y présenter une alternative au PT met les militants sous pression. Ce serait pourtant une faute énorme de se tourner vers ces élections sans tenir compte du fait que des mouvements de lutte de grande ampleur vont poser la question des méthodes de lutte et du programme. Le Psol risque de manquer une occasion importante de transformer l’écho qu’il reçoit aujourd’hui en sections de parti capables d’organiser les travailleurs et les jeunes radicalisés du Brésil dans la lutte contre Lula.

    On peut tourner les choses comme on veut : ce n’est que lorsque la classe ouvrière et les masses paupérisées auront tiré les leçons de leurs confrontations avec l’ordre établi qu’on pourra imposer des changements réels. Lorsque leur expérience de la lutte leur fait prendre conscience du rôle qu’elles peuvent jouer dans la lutte pour une transformation socialiste de la société.

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