Category: Culture

  • Exposition: Frida Kahlo au Bozar

    La commémoration du 200e anniversaire de l’indépendance du Mexique et du 100e anniversaire de la révolution offre l’occasion d’une exposition unique d’œuvres de Frida Kahlo.

    Kahlo a vécu dans une époque de lutte sociale aigüe en Amérique latine. Pendant 25 ans, elle a peint sur un arrière-fond de troubles politiques. Elle était elle-même une militante engagée. Frida a en effet rejoint le Parti Communiste en 1927, au moment de son mariage avec un autre artiste révolutionnaire, le peintre muraliste Diego Rivera. Tous deux ont été exclus quelques années plus tard quand ils se sont identifiés à l’Opposition de Gauche et aux idées de Léon Trotsky.

    Le caractère âpre de l’œuvre de Frida Kahlo trouve en partie son origine dans la douleur physique toujours présente à laquelle elle a été confrontée. Elle a eu la polio à l’âge de six ans, ce qui a abimé de façon permanente sa jambe droite. A 17 ans, elle a survécu de justesse à un accident de bus qui lui a brisé la colonne vertébrale en trois endroits. Elle en restera handicapée à vie, portant un corset, souffrant horriblement de la jambe et du dos, subissant fausse couche et opérations en série. Parlant de cette période, Kahlo déclara plus tard : «Je buvais pour noyer ma douleur mais cette merde de douleur apprenait à nager.» L’oeuvre de Kahlo est parfois difficile à digérer. Certains se sentiront mal à l’aise en regardant ses peintures. Parfois, il semble que l’artiste incorpore personnellement la douleur du monde entier. Mais cette douleur qu’elle ressent et sa recherche continuelle de liberté toucheront beaucoup de visiteurs, surtout les femmes. Frida Kahlo est aujourd’hui encore vue comme un symbole du féminisme. Son esprit libre a été un exemple pour les femmes partout dans le monde.

    Frida Kahlo a payé aussi un lourd prix dans sa vie personnelle pour son engagement politique. Elle a dû quitter le Mexique après le meurtre de Léon Trotsky avec qui elle avait eu une relation. D’un autre côté, tout cela l’a stimulée à approfondir le caractère politique de son œuvre.

    Frida reste une source d’inspiration pour beaucoup de militants et d’artistes au Mexique et même dans le monde. Récemment, le groupe de rock britannique Coldplay a donné le nom d’une de ses peintures, Viva la Vida, à son dernier album.

    L’exposition est accessible jusqu’au 18 avril 2010 au Bozar à Bruxellles. Plus d’infos sur www.bozar.be

  • CAPITALISM A LOVE STORY NOTRE ALTERNATIVE: LE SOCIALISME!

    Après s’être attaqué à la violence dans la société avec Bowling for Columbine, à George W Bush dans Farenheit 9/11, au système (ou plutôt à l’absence de système) de soins de santé aux Etats-Unis dans Sicko, Michael Moore revient avec un film-documentaire qui traite cette fois du cœur de ces questions: le capitalisme lui-même.

    Comme il le dit lui-même « J’en ai marre de tourner autour du pot et de m’occuper des symptômes du problème ou des calamités causées par le capitalisme. (…) [Je] propose que nous nous occupions de ce système économique et essayions de le restructurer d’une manière qui profite aux gens et non pas au 1% le plus riche.» En effet, nous le disons avec Moore, la misère et l’exploitation, toutes les injustices, sont enfants d’un même père nommé capitalisme. Pour les éliminer, il faut en finir celui qui les a enfantés.

    Et quand il s’agit de s’occuper du capita-lisme, Michael Moore est clair: «le capitalisme c’est le mal». Message simpliste diront certains, mais qui devient très concret quand le réalisateur apporte mille preuves de cette affirmation en montrant la misère que ce système provoque mais aussi l’absurdité et le cynisme qui le caractérisent.

    On voit ainsi une prison privée pour adolescents dont l’un des actionnaires est le juge local, une entreprise – Bank of America – qui souscrit des assurances-vie sur ses employés jugés proches de la mort, ou encore les collusions et les conflits d’intérêts entre économie et politique qui nous font nous poser avec Moore la question : “Qui dirige vraiment le monde? Le parlement ou un Conseil d’Administration?”

    «Le capitalisme c’est le mal, et on ne peut réguler le mal», merveilleuse conclusion du réalisateur anti-Bush. Mais quant il s’agit de proposer autre chose pour remplacer ce capitalisme qu’il faut détruire, la réponse sonne moins juste. En effet, pour Moore, il s’agit de remplacer le capitalisme, qui est un système anti-démocratique puisqu’il substitue la Bourse aux parlements, par… la démocratie.

    Mais si l’économie ne fonctionne qu’au profit d’une minorité, la démocratie, n’est-ce pas de la mettre sous le contrôle de la majorité ?

    La démocratie en politique c’est que tous ceux qui vivent dans un pays participent aux décisions de ce pays dans l’intérêt collectif (en théorie). Pourquoi tous ceux qui produisent des richesses ne pourraient-ils pas décider de ce qui est produit et de comment répartir les richesses produites, dans l’intérêt collectif?

    Si Moore appelle cela démocratie alors, nous sommes d’accord, mais il aurait été mieux de le préciser. Nous, nous appelons cela le socialisme.

    Après avoir dénoncé les «dérives» du capitalisme, puis le capitalisme lui-même, espérons que le prochain pas soit la mise en avant du seul système cohérent pour succéder au capitalisme : le socialisme démocratique.

  • FILM – Avatar: Quand les actionnaires deviennent des dévoreurs de monde

    Avatar n’est pas du tout un film à caractère politique. Cependant, comme toute réalisation, il porte les marques de son époque. Nous voilà donc avec un (bon) film de science-fiction et d’aventure sorti dans un contexte de crise économique et de crise écologique. Cela se ressent…

    Des troupes et des scientifiques sont envoyés sur Pandora, une planète fort éloignée qui a l’avantage de posséder une minerai rarissime qui se monnaie sur Terre à 20 millions de dollars le Kilo. Le problème, c’est que la planète est habitée, et que les Na’vi n’ont pas l’intention de céder aux diktats des responsables des mines.

    C’est afin de les infiltrer que les Avatars ont été conçus, des hybrides combinant de l’ADN humain et Na’vi. Le héros, Jake Sully, est le ‘pilote’ de l’un deux et il parvient à se faire accepter (une bonne partie du film rappelle “Danse avec les loups”). Bien entendu, sa vision des choses évoluera peu à peu jusqu’à ce qu’il s’oppose au massacre des Na’vis.

    Quand le massacre de ce peuple est mentionné, le directeur de l’exploitation minière sur Pandora répond: «les actionnaires détestent la mauvaise publicité, mais ce qu’ils détestent encore plus, ce sont de mauvais résultats trimestriels.» Ce genre de réflexion, on peut en trouver à plusieurs moments dans le film. Et dans le contexte de l’échec du sommet de Copenhague, ce film prend une certaine dimension en abordant la destruction d’une autre planète, toujours dans le but de continuer à servir les seuls intérêts des actionnaires. Le réalisateur, James Cameron, n’a pas voulu expliquer à quoi servait le minerai. Pour lui, “ce sont les diamants en Afrique du Sud” ou encore “le pétrole au Moyen-orient”.

    D’autres parallèles intéressants parsèment Avatar. A mot couvert, des militaires parlent ainsi d’une précédente intervention des marines au Vénézuela, et le fait que les marines soient utilisés comme mercenaires pour une compagnie minière n’est pas non plus sans rappeler l’aventure irakienne. La référence au sanglant massacre des Indiens d’Amérique est encore abondamment entretenue. Bien entendu, il est aussi question d’environnement et des conséquences de l’exploitation effrénées des ressources. Si le capitalisme n’est pas explicitement nommé comme responsable, on évite toutefois heureusement les discours moralisateurs consacrés à la nature humaine soi-disant profondément destructrice.

    Ces aspects, même s’ils sont loin d’être les éléments centraux du film, sont tout de même caractéristiques de l’atmosphère qui se développe dans le contexte actuel de crise économique. Mais quand on parle de crise, elle ne touche pas tout le monde de la même manière. Pour la majorité des spectateurs, ce seront surtout les effets spéciaux qui resteront en mémoire, ce film étant tout de même le plus cher de l’histoire du cinéma… avec la bagatelle de 300 millions de dollars. En rajoutant les coûts de publicité, on atteint même les 500 millions! Mais les producteurs, et James Cameron, n’ont pas à s’en faire, il rentreront largement dans leurs frais. On estime qu’il y aura 250 millions de dollars de bénéfices uniquement sur le sol américain. A ce niveau également, Avatar illustre où sont placées les priorités dans le système capitaliste.

  • FILM: «Le Syndrome du Titanic»: Dur, dur d’éviter un iceberg quand on le confond avec un palmier…

    L’arrivée du film de Nicolas Hulot a été saluée par une salve d’avis favorables. Etonnamment, ceux-ci viennent moins des fans d’Ushuaïa que de ceux qui reprochent d’habitude le ton «Ah, que la nature est belle!» de cette émission et le côté narcissique et faussement aventurier de Hulot. Il faut dire que, ces derniers temps, celui-ci s’est montré de plus en plus critique face aux multiples crises auquel le monde est confronté et surtout face à la faiblesse des réactions des puissants de ce même monde. Et il annonçait à tous vents que son film avait pour but d’ouvrir les yeux sur le lien entre toutes ces crises. Qu’en est-il à l’arrivée?

    La première chose qui frappe, ce sont les images. Elles sont belles, parfois étonnantes, souvent surprenantes et elles font régulièrement mouche. La confrontation permanente entre l’hyper-consommation vantée par la publicité et les dures réalités de la vie quotidienne, la plus grande richesse et la pauvreté la plus sordide, le développement monstrueux des villes et la vie des sacrifiés dans les bidonvilles et les égouts, les immenses installations industrielles et les paysages qui se désertifient, tout cela conduit régulièrement à des chocs qui remuent les tripes et font réfléchir (même si le défilé syncopé d’images à un rythme parfois frénétique finit par laisser sur le flanc le spectateur qui ne biberonne pas toute la journée aux clips de rap et de r’n’b).

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    Détruire le capitalisme… avant qu’il ne détruise la planète!

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    L’autre aspect, c’est le commentaire. Malheureusement, dans la forme, c’est du pur Hulot. Des interrogations existentielles profondes au «plus concerné que moi, tu meurs», de l’émotion à fleur de peau au pessimisme à tout crin, on passe par toutes les gammes. Mais, quel que soit le registre du moment, le commentaire est prononcé avec la lenteur et la compassion d’un curé sorti d’une grande école de jésuites.

    Et, sur le fond, ce n’est pas tellement mieux. Certes, ne n’est pas un film «sur la nature», ni une pure réflexion écologique. A différentes reprises, Hulot évoque les liens qui soudent entre elles les différentes crises – économique, écologique, sociale, morale – mais sans jamais chercher à vraiment expliquer. A un moment, pris d’audace, il dénonce au détour d’une phrase le «capitalisme sauvage» qui «transforme tout en marchandises». Mais le reste du temps, ce sont «le progrès», «un système pris de folie», «une évolution qui nous a échappé» qui se retrouvent dans le collimateur. Une belle collection de poncifs dont l’imprécision permet de satisfaire un peu tout le monde… sans froisser personne. Et surtout sans chercher à débusquer le ou les vrais responsables de tout ce gâchis.

    Et quand, à la fin du film, Hulot aborde les solutions possibles, plus de trace du «capitalisme sauvage» – et encore moins du capitalisme tout court. Ce n’est plus qu’appels à consommer «moins» et «autrement», à réapprendre à «partager» et à «économiser», à «ralentir le rythme» et à «prendre le temps», à «se fixer à nouveau des limites»,… et autres bondieuseries individualisantes et passablement culpabilisantes pour ceux qui n’ont pas beaucoup d’autres solutions aujourd’hui que de «perdre leur vie pour la gagner».

    Hulot commence ainsi par expliquer que le monde est au bord de la catastrophe et que toutes les crises sont liées et il termine en suggérant qu’en achetant moins de GSM et en compostant ses restes de repas, on peut arriver à sauver la planète. Mais, il ne semble pas réaliser que si chaque citoyen du monde était sensibilisé aux problèmes de l’environnement, triait, compostait, utilisait moins de produits chimiques, achetait et mangeait bio, la planète ne s’en porterait guère mieux parce que les grosses entreprises pollueuses (industries chimiques, centrales thermiques…) continueraient de préférer payer une amende plutôt que de réduire leur pollution. Et que, si elles se comportent de la sorte, avec la bénédiction de leurs Etats, ce n’est pas parce que leurs dirigeants sont «mal informés» ou «égoïstes» mais parce que la logique de la concurrence et du profit maximum qui est au cœur du capitalisme (et pas seulement du «capitalisme sauvage» qu’il est de bon ton de critiquer de nos jours) ne laisse pas d’autre choix.

    En sortant de la salle, on se dit que Nicolas Hulot – dont les productions télé sont abondamment sponsorisées par TF1, EDF, Orange, L’Oréal et autres multinationales triomphantes – ne compte pas scier la branche sur laquelle il est confortablement assis. Au fond, «crise de civilisation ou pas», son horizon reste celui d’un capitalisme «vert» et «raisonnable»… mais parfaitement chimérique.

    «Le Syndrome du Titanic» est à voir parce que ses images sonnent souvent comme un appel à la révolte contre le système qui mène le Titanic à sa perte. Mais, s’il faut remplacer l’urgence le capitaine du bateau, je ne voterais pas pour mettre Nicolas Hulot à la barre.

  • Il y a quarante ans : La séparation des Beatles

    Il y a maintenant quarante ans que les Beatles se sont séparés, après sept ans, trente albums studio, 21 singles au top du classement américain et en ayant atteint une renommée mondiale jamais encore obtenue par un groupe de musiciens issus du milieu ouvrier. Alors que le dernier sursaut de la Beatlemania s’apaise, Greg Maughan se penche sur l’intérêt durable porté à John Lennon, le membre le plus emblématique des «Fab Four».

    Greg Maughan

    La popularité des Beatles est encore très forte – la version remasterisée de leur œuvre complète est entrée récemment dans les charts en masse, avec le record de vingt albums différents dans le Top 75 au même moment. La couverture médiatique de l’anniversaire de la séparation a été énorme.

    Bien que tous les Beatles étaient des personnes de grand talent, le membre le plus emblématique était certainement John Lennon. Son travail avec les Beatles et son travail en solo (jusqu’à l’album «Double Fantasy» qui est sorti à peine un mois avant son assassinat en 1980) affiche un assaut verbal, une verve musicale et de l’expérimentation, mais surtout une empathie et une capacité à absorber et à illustrer les événements aussi bien personnel qu’internationaux.

    C’est cette tendance qu’avait Lennon à être interpellé par les événements mondiaux, combinée avec sa sympathie instinctive pour les «moins que rien», qui l’a conduit vers des questions politiques et qui le vit, pendant une période au moins, se décrire comme un socialiste. C’est un aspect des Beatles qui n’a jamais été abordé dans aucun des grands médias lors de la couverture de leur 40e anniversaire. La contradiction principale est qu’en même temps d’être un groupe commercial, dont l’image a orné d’innombrables marchandises et a été commercialisée agressivement, les expériences personnelles des Beatles et les évènements mondiaux les ont poussé, et plus particulièrement Lennon, hors de cette réalité.

    Né en 1940, Lennon est élevé par sa tante Mimi dans un cadre confortable. Loin d’être riche, Lennon est tout de même certainement le «plus chic» des Beatles. Il est, lors de son enfance et de son adolescence, un crâneur et recherche sans cesse l’attention, ce qui peut s’expliquer dans une certaine mesure par l’abandon de ses parents.

    Dans un certain sens, la montée fulgurante de la popularité des Beatles nourrit son ego, mais Lennon se sent de plus en plus étouffé par sa renommée. L’énorme controverse aux États-Unis, en particulier autour de sa déclaration selon laquelle les Beatles sont «plus célèbres que Jésus» est un bon exemple de cela. L’image de marque que le manager des Beatles, Brian Epstein, tient à entretenir signifie qu’une pression énorme est mise sur Lennon pour éviter les controverses, et la réaction brutale contre ces commentaires semble renforcer cela.

    Mais à cette époque, le mouvement contre la guerre du Vietnam se développe et Lennon, de plus en plus influencé par la «scène Hippy» et les idéaux pacifistes, sent qu’il doit utiliser sa position. Ray Coleman en parle dans sa biographie «Lennon»: «Lennon voulait condamner publiquement l’agression américaine au Vietnam à l’apogée de la gloire des Beatles. Epstein l’a averti de ne pas le faire, et John, qui à ce moment là ne voulait pas voir dégringoler la Beatlemania, s’est rétracté et s’est rangé derrière la ligne d’Epstein. Ça a été une pilule amère à avaler».

    Mais Lennon ne peut se contenir qu’un moment comme il l’explique dans un entretien ultérieur avec le journal de gauche Red Mole: «Il est arrivé un moment où George et moi nous disions «quand ils demandent la prochaine fois, on va dire que nous n’aimons pas la guerre et nous pensons qu’ils doivent en sortir». C’est ce que nous avons fait. À l’époque, c’était une chose assez radicale, surtout pour les «Fab Four». C’était la première occasion que j’ai eu d’agiter un peu le drapeau».

    Bien que Lennon continue à avoir des convictions anti-guerre et pacifistes, l’effet de la scène psychédélique alimentée par la drogue dont il prend part le pousse vers des réponses individualistes, idéalistes et même religieuses aux questions qu’il se pose. Elles sont à la fois de nature politique, sur la souffrance des masses dans le monde néo-colonial en particulier, mais aussi personnelles, sur la nature éphémère de sa gloire extrême notamment.

    En 1968, les Beatles participent à une retraite spirituelle en Inde organisée par le Maharishi Yogi. A cette époque, ils écrivent beaucoup de chansons qui vont composer l’album Blanc. L’expérience que Lennon a vécu la-bas l’amène à perdre confiance en un grand nombre des idées spirituelles qu’il entretient. Cela est résumé dans la chanson «Sexy Sadi », qui est un dénigrement sarcastique du Maharishi. Cette retraite coïncide également avec les événements historiques de Mai 1968 en France, durant lesquels la plus grande grève générale de l’histoire se déroule. Étant un avide lecteur de journaux, Lennon suit ces événements de loin et est poussé à se poser des questions pertinentes sur la manière dont la société peut être modifiée et quel type de société nous pourrions avoir à la place.

    Sa réponse ambigüe à ces questions se retrouve dans la chanson «Revolution», dont deux versions différentes existent. Les idéaux pacifistes de John Lennon suscite sa crainte que les appels à la révolution puissent alimenter une oppression violente de l’Etat et dans la première version parue de la chanson figure «You can count me out.» (« Tu ne peux pas compter sur moi »). Toutefois, dans la version figurant sur l’album blanc, les paroles disent « You can count me out… in» (« Tu ne peux pas compter sur moi… Tu peux ! »). C’est un grand pas pour Lennon, qui passe d’un désir de changer le monde centré sur l’idéalisme et le changement individuel – «faire la révolution dans l’esprit» – à regarder vers des mouvements de masse et de lutte collective.

    A partir de là, Lennon et sa compagne Yoko Ono deviennent plus impliqués dans le mouvement de protestation, conscients de la manière dont leur situation et leur profil peuvent être utilisés pour inspirer la lutte. Le «bed-in» de protestation, par exemple, bien que excentrique et un peu naïf, est sincèrement motivé.

    L’éclatement des Beatles en 1969 coïncide avec une désillusion croissante envers les idéaux hippies et un désir de changement réel. Lennon résume cela lui-même: «Bien sûr, il y a beaucoup de gens qui se promènent avec les cheveux longs maintenant et quelques enfants de la classe moyenne qui portent des jolis vêtements. Mais rien n’a changé sauf que nous sommes déguisés en laissant les même salauds diriger tout».

    La période de 1970-1973 est probablement la période musicale de Lennon la plus ouvertement politique. Lyriquement et rythmiquement, il est influencé par les chants et les slogans entendus lors de manifestations. Il compose certaines chansons dans le but explicite de les voir utilisées par les travailleurs et les jeunes en lutte. «Power To The People» en est un excellent exemple: «Dites que nous voulons une révolution / Nous devrions la faire tout de suite / Et bien nous défilerons dans la rue en chantant / Le pouvoir au peuple».

    Il est certain que d’autres musiciens ont résumé plus efficacement la vie de la classe ouvrière dans leurs chansons et ont exprimé le besoin de changement de manière plus subtile. Mais l’aspiration de John Lennon d’aider à pousser en avant les mouvements de masse et les slogans de certaines de ses chansons de cette période provenait d’un engagement envers l’idée de lutte et d’un questionnement personnel sur la façon dont il pouvait s’y engager, ce qui devrait être respecté.

    Il exprime également ce soutien financièrement, comme Roy Coleman l’explique: «Les troubles civils en Irlande du Nord ont dégénéré en guerre civile. L’administration Nixon a nié sa responsabilité quant au meurtre de quatre étudiants de la Kent State University lors d’une manifestation en 1970. Les Lennon devenaient de plus en plus actifs dans la politique radicale. Ils ont donné de l’argent à la «Black house» de Malcolm X («Armée de libération noire»), ont enregistré un single, «Do the Oz», pour les accusés du procès infâme «Schoolkids Oz»».

    La société alternative à laquelle il aspire, et qu’à l’époque il voit comme le socialisme, est résumée dans la chanson «Imagine». La popularité persistante de ce titre témoigne de l’écho que ces idées ont parmi les gens.

    Par la suite, John Lennon déménage aux États-Unis. Il poursuit son implication en politique, en chantant à des concerts de bienfaisance organisés par le mouvement syndical américain, en enregistrement des chansons, et en recueillant des fonds pour les mouvements de droits civils irlandais et en continuant son implication dans la politique anti-guerre .

    Lennon prévoit une tournée américaine de 33 dates dans la perspective de l’élection de 1972, dans le cadre d’une campagne visant à chasser Nixon de la Maison Blanche. Toutefois, craignant l’effet que cela peut avoir, l’administration Nixon met sur écoute le téléphone de John Lennon, le place sous la surveillance du FBI et enclenche des procédures d’expulsion.

    Épuisé de la lutte contre son expulsion, les plans pour la tournée sont abandonnés et Lennon est désillusionné après la réelection de Nixon. A cause de la combinaison de la fatigue due à la lutte contre l’expulsion et l’éloignement de la classe ouvrière organisée du mouvement radical américain, Lennon devient de moins en moins actif politiquement.

    Mais les idéaux que Lennon chérit lors de cette période restent ancrés en lui jusqu’à sa mort. La question centrale qui lui fait face est de savoir comment concilier sa position dans la société et sa renommée avec l’idée de lutte de masse. Près de trente ans après sa mort et quarante ans après la séparation du groupe qui a provoqué sa gloire, nous pouvons encore profiter d’un corpus d’œuvres musicales, sans pareil, qui sont inspirées par les mêmes luttes qui l’ont inspiré, et qui ont aidé à bâtir un mouvement qui peut effectivement amener le changement dans la société vers lequel il se tourna.

  • ALBUM: The People or the Gun, par Anti-Flag

    Le groupe radical Anti-Flag a sorti un nouvel album qui semble, au premier abord, un retour vers le passé du groupe. Quelques chansons sont plus dures et plus courtes que dans leurs précédents albums et ressemblent plutôt aux albums sorits il y a de ça 10 ans.

    Par Iain Dalton

    Le contenu politique des chansons, par contre, diffère du passé d’Anti-Flag. Les derniers albums d’Anti-Flag étaient marqués par les mouvements anti-guerre et anti-capitaliste, mais cet album se réfère beaucoup plus aux traditions des luttes des travailleurs.

    Cela est particulièrement visible sur When All The Lights Go Out, qui parle du "One million workers stand up…" (Un million de travailleurs se lèvent…), alors que Anti-Flag aurait avant plut^to utilisé des termes plus vagues comme ‘peuple’. considérant que dans après quelque chose plus vague comme le mot les « gens » aurait été employé, et la chanson continue en parlant de "Revolution: the engine of history" (La révolution, le moteur de l’histoire).

    Plus loin, la chanson clame encore: "We don’t need the CEO’s, they need us" (nous n’avons pas besoin de CEO (PDG), ils ont besoin de nous) et cite même le Manifeste du parti communiste: "Proletarians of the world unite, you have nothing to lose but your chains" (prolétaires de tous pays, unissez-vous, vous n’avez rien à perdre que vos chaînes). Marx est encore cité ailleurs, dans les paroles de la chanson Sodom, Gomorrhe, Washington DC, qui aborde la façon dont la religion est employée par la classe dirigeante pour diviser.

    The Economy is suffering est inspiré par les slogans de mai 68, tandis que Let it die est un acte d’accusation contre la volonté des capitalistes et de leurs gouvernements de faire payer la crise aux travailleurs. La chanson décrit comment ils ont "Lining up their pockets with the people’s cash…" (rempli leurs poches avec l’argent des gens) tout en demandant "Where are all the bailouts for the homeless and the poor?" (où sont les plans de renflouements pour les sans-abri et les pauvres?)

    Les textes d’Anti-Flag sont une inspiration pour le mouvement anti-guerre. Espérons que cet album poussera beaucoup plus de jeunes vers l’activité politique, puis vers les idées du socialisme et du marxisme.

    Le 12 novembre, Anti-Flag sera au Trix à Anvers.

  • Critique: ‘Comment les riches détruisent la planète’, par Hervé Kempf

    Le lecteur de www.socialisme.be pourrait penser qu’avec un titre pareil, ce petit livre de 125 pages aura fait notre bonheur. En un sens oui, car il part d’un constat correct, celui d’associer la crise sociale et la crise écologique en pointant directement le capitalisme comme responsable. Mais Hervé Kempf reste toutefois très fortement marqué par les délires de l’idéologie dominante concernant la ‘nature humaine’ compétitive par essence ou encore ‘l’idéal d’universalité de l’Europe’.

    Par Nicolas Croes

    Comme le dit l’auteur, le constat est brutal: «Si rien ne bouge alors que nous entrons dans une crise écologique d’une gravité historique, c’est parce que les puissants de ce monde le veulent». Il dit encore qu’il est nécessaire de «comprendre que crise écologique et crise sociale sont les deux facettes d’un même désastre. Et que ce désastre est mis en œuvre par un système de pouvoir qui n’a pour fin que le maintien des privilèges des classes dirigeantes.»

    Nous rejoignons Hervé Kempf dans le constat, fort étaillé, qu’il tire du monde inégalitaire dans lequel nous vivons. Un monde où le pourcent le plus riche possède 183 fois ce que possèdent les 20% les plus pauvres. Un monde où un milliard de citadins (un tiers de la population urbaine mondiale) vit dans des bidonvilles. Un monde où un revenu de moins d’un million de dollars fait de vous «le plancton à la base de la chaîne alimentaire», pour reprendre les termes du Financial Times.

    Une grille d’analyse farfelue, des solutions qui le sont tout autant

    Mais notre accord s’arrête à ce constat – pour lequel il ne suffit du reste que de savoir ouvrir les yeux honnêtement. En guise d’analyse, pour expliquer comment nous en sommes arrivés à une pareille situation, Hervé Kempf se base essentiellement sur les travaux d’un économiste de la fin du XIXe siècle, Thorstein Veblen. Pour ce dernier, l’économie est dominée par un principe fondamental: «La tendance à rivaliser – à se comparer à autrui pour le rabaisser – est d’origine immémoriale : c’est un des traits les plus indélébiles de la nature humaine». Pour Vleben, donc, le principal moteur de la vie sociale est une rivalité ostentatoire, une concurrence basée sur l’exhibition d’une prospérité supérieure à celle de son entourage directement sortie des profondeurs de la nature humaine.

    Depuis lors, de nombreuses recherches anthropologiques ont permis de tordre le cou à de nombreuses conceptions de la prétendue ‘nature humaine’, de la pensée de Vleben au darwinisme social.

    On connait ainsi bien mieux maintenant la manière dont les humains étaient organisés et ont pu vivre pendant des millions d’années. Les sociétés nomades de chasseurs-cueilleurs égalitaires primitives étaient basées sur la coopération et non sur la compétition. Ce n’est qu’après la révolution agraire, une fois les nomades devenus cultivateurs, qu’un surplus de richesse est apparu, base matérielle pour l’émergence d’une classe dirigeante et pour une modification profonde des rapports sociaux. Toujours est-il que des millions d’années durant, les êtres humains seraient allés à l’encontre de leur ‘nature humaine’…

    Dans beaucoup de sociétés, la notion de compétion existait à peine. Par exemple, aux Etats-Unis, quand des chercheurs ont voulu faire passer des tests de QI à des Sioux, les Amérindiens n’arrivaient pas à comprendre pour quelle raison ils ne devaient pas s’entraider pour répondre aux questions. Leur société était basée sur une intense coopération.

    Cette ‘nature humaine naturellement portée à la compétition’ sert en fait de prétexte pour ne pas chercher à modifier radicalement le système de production capitaliste. De nombreux penseurs sont tombés dans ce piège, et Hervé Kempf lui-même a sauté dedans à pieds joints. S’il fait par exemple le parallèle entre le développement des services collectifs et celui d’une société égalitaire, il refuse de pousser cette logique jusqu’au bout. Il ne parle dans son chapitre consacré aux solutions que d’un plafonnement de la consommation par une limite imposée aux revenus. Sur base de l’exemple ainsi donné par les super-riches, les autres couches de la société suivraient par mimétisme. Au-delà de cette ‘solution’ au réalisme ténu, reste encore à savoir comment plafonner ces revenus. Demander gentillement ne suffira très probablement pas…

    Pour Hervé Kempf, le ‘mouvement social’ (concept plutôt vague: que représente ce spectre et sur quelles forces est-il basé?) ne pourra l’emporter seul et devra s’unir aux classes moyennes et à une partie de l’élite dirigeante qui prendrait le parti «des libertés publiques et du bien commun». Les médias, encore, ont un rôle à jouer car «la corporation des journalistes n’est pas encore totalement asservie et pourrait se réveiller autour de l’idéal de liberté». Il y a aussi «la gauche», qui devra unir la lutte contre les inégalités et pour l’écologie.

    Sortir de l’idéalisme

    Hervé Kempf espère qu’il arrivera un jour une prise de conscience quasiment spontannée qui toucherait une partie des classes dirigeantes et des médias. Il consacre pourtant de nombreuses pages à expliquer à quel point cela va à l’encontre de leurs intérêts. Et ce n’est pas la seule contradiction de son travail.

    Alors qu’il dénonce très justement l’élargissement du fossé entre riches et pauvres et les conséquences des politiques néolibérales, notamment en Europe, il enscence un des principaux instrument et prétexte de la casse sociale dans nos pays, l’Union Européenne. Des phrases comme: «L’Europe porte encore en elle un idéal d’universalité dont elle démontre la validité par sa capacité à unir, malgré les difficultés, des Etats et des cultures très différents» ne semblent pas à leur place dans un livre qui a pour titre «Comment les riches détruisent la planète»

    On peut encore critiquer un certain anti-américainisme primaire (le qualificatif de «puissance obèse» et d’autres termes suintent l’arrogance envers un peuple américain qui souffre lui aussi de son gouvernement) et, de façon générale, l’idée de l’existence d’une forme de communauté d’intérêts au sein d’un même pays. Encore une fois, un joli paradoxe après des pages qui expliquent correctement comment la richesse des capitalistes repose uniquement sur l’exploitation des travailleurs, quelle que soit leur nationalité.

    Pour critiquer ceux qui ne voient pas la responsabilité écrasante des capitalistes et le lien entre la crise écologique et la crise sociale, Hervé Kampf écrit un moment: «Si l’on veut être écologiste, il faut arrêter d’être bénêt.» Ce n’est pas faux, et nous l’invitons d’ailleurs à suivre son propre conseil.

    La force fondamentale sur laquelle nous devons compter est le mouvement ouvrier organisé, seul capable à prendre les moyens de production entre ses mains pour les faire fonctionner dans le bien de tous. Tant que les leviers de l’économie restent sous le contrôle du privé, l’intérêt collectif – dont la question environnementale – restera négligeable sur les profits qui peuvent être accumulés. D’autre part, une gestion responsable des ressources de la planète nécessite d’aller au-delà d’incitant à une moindre consommation : il faut planifier centralement l’économie en fonction des ressources disponibles et pour la satisfaction des besoins de tous.

    Nous pouvons bien comprendre que certains amalgament toujours le stalinisme et le socialisme, le véritable pouvoir des travailleurs. Le contrôle démocratique de la collectivité est un point fondamental pour une société planifiée, comme l’effondrement des dictatures bureaucratiques des pays de l’Est l’ont démontré. Cette lutte pour une société démocratiquement planifiée sous le contrôle des travailleurs est la seule qui soit une solution globale face aux crises écologique et sociale.


  • La recette de vacances réussies : un polar par semaine (6)

    La recette de vacances réussies : un polar par semaine (6)

    A l’heure où les médias font frémir la planète à la perspective des ravages que provoquerait une pandémie de la grippe A(H1N1), voici un polar hautement recommandable.

    Jean Peltier

    À la veille d’une échéance décisive, les dirigeants du laboratoire pharmaceutique Santaz emmènent tous leurs cadres en Thaïlande pour la grand-messe annuelle de leur séminaire de « motivation ». Sur le sable blanc, près de la piscine, entre les persiennes des bungalows de l’hôtel, se préparent à la fois le lancement d’un nouveau médicament, le Zépam, qui inquiète même ses inventeurs, et le rachat imminent de la société par le géant Planchett Ltd, laboratoire australien de renommée internationale.

    Ces incertitudes plombent un peu toutes ces réjouissances exotiques. D’autant que le remaniement, inévitable, de l’équipe dirigeante préoccupe davantage les esprits que l’innocuité non garantie du nouveau traitement et les tâtonnements de l’industrie du médicament. C’est alors que les rancoeurs s’exacerbent, que les rivalités s’attisent, que les manipulations se planifient, et que Verbois, un cadre supérieur, après avoir été brutalement viré, disparaît…

    Dans le jeu de massacre qui s’annonce, chacun va chercher par tous les moyens à gagner du galon ou à sauver sa peau.

    La description du comportement des cadres du labo, de leurs relations avec leurs patrons, les « communicants » et la population locale est hilarante. Mais, féroce satire du monde du travail à l’heure de la mondialisation et roman noir de l’arrivisme débridé, Chères Toxines est aussi, et même surtout, une enquête minutieuse sur le lobby pharmaceutique et ses pratiques réelles. Car Jean-Paul Jody a réuni une documentation serrée sur son sujet et son bouquin est aussi un réquisitoire terrible qui met en accusation tous les profiteurs du monde de la santé, du médecin au ministre en passant par les labos.

    Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Jody a choisi un labo comme point central de son roman, car c’est sans doute l’endroit où se dévoile le plus clairement toute l’histoire de la marchandisation de la santé.

    Son laboratoire Santaz a en effet d’abord été une affaire familiale – peuplée d’employés idéalistes dont le but principal étaient tout de même de produire des substances à même de servir le bien-être et la santé de la population – avant de devenir une société florissante et cotée en bourse, peuplée de directeurs, de commerciaux, de communicateurs et de visiteurs médicaux. Et, en chemin, l’objectif de la boîte a radicalement changé : désormais il ne s’agit plus de fabriquer des médicaments mais bien des molécules qu’il faut faire breveter au plus vite afin qu’elles puissent être utilisées le plus longtemps possible dans des médicaments « nobles » – et chers – avant de tomber dans le domaine beaucoup moins rentable des « génériques ». Car c’est là le véritable objectif d’un laboratoire pharmaceutique aujourd’hui : chasser la molécule et la garder pour soi parce que tant qu’elle nous appartient, on en fixe nous-mêmes le prix. Et qu’importe le malade, qu’importe le système de santé qui rembourse aux frais de la princesse, qu’importent les pandémies qui ravagent le tiers-monde, qu’importent les souffrances de ceux qui ne peuvent pas se payer un traitement. L’important, c’est la cote en Bourse et le paquet de pognon qu’on peut palper en fin d’année.

    Un très bon thriller donc, doublé d’une solide mise en accusation de la logique du profit. De quoi donc amorcer en souplesse le passage des vacances qui se terminent à une rentrée sociale et politique qui s’annonce mouvementée…

    Jean-Paul Jody, Chères toxines

    Editions du Seuil, 356 pages, environ 20 EUR.

  • Nous ne sommes rien, soyons tout de Valerio Evangelisti

    La recette de vacances réussies : un polar par semaine (5)

    Valerio Evangelisti fait vivre les luttes des dockers et marins de San Francisco lors de la dépression des années ‘30, en suivant Eddie Lombardo, un petit truand italo-américain piteux qui se met au service des patrons et des bureaucrates syndicaux. Ceux-ci vont l’utiliser sans scrupule contre les communistes et les militants les plus combatifs. Eddie poursuit son ascension dans la bureaucratie syndicale jusqu’aux années ’50, où il essaie encore de se rendre utile dans la chasse aux rouges menée par les maccarthystes. Mais ses maîtres n’hésitent pas à en faire un bouc émissaire lorsqu’il devient trop encombrant.

    Par Jean Peltier

    Depuis la fin du 19e siècle, les Etats-Unis ont connu, plusieurs immenses vagues de grèves ouvrières qui ont mis en jeu des centaines de milliers, voire des millions de travailleurs, suscitant les pires craintes de la grande bourgeoisie. Les Lombardo, des immigrés italiens installés à New York, sont des syndicalistes très combatifs. Sauf Eddie Lombardo, qui ne veut pas ressembler à son père ni à son frère, des dockers, des syndicalistes qui resteront toujours des gagne-petit, des « communistes ». Lui veut réussir à tout prix. D’abord comme proxénète, puis en se servant de ce qu’il connaît bien – ses anciens compagnons, travailleurs sur les quais – pour devenir un informateur appointé du FBI et jouer les mouchards au service du patronat.

    Violent, totalement dépourvu de morale, Eddie – qui se fait appeler Florio pour rompre avec sa famille ” communiste ” – gravit rapidement les échelons de l’International Longshoremen’s Association, organisation du port de New York bien connue pour ménager les intérêts des armateurs plutôt que ceux des dockers. Maître ès chantage et extorsion, aussi doué pour déclencher une grève que pour y mettre fin, il n’hésite jamais à rendre “service” à ses puissants protecteurs mafieux ni à utiliser les femmes pour satisfaire ses pulsions perverses, quitte à s’en débarrasser ensuite le plus cyniquement du monde. Car dans ces milieux corrompus où bonzes syndicaux et dirigeants de compagnies participent aux mêmes partouzes, les ouvriers et les femmes ne sont pas à la fête.

    Peu à peu, Florio est aspiré par la mafia, très implantée dans les syndicats de dockers. Dans l’Amérique de la Grande Dépression des années ‘30, Eddie fait ainsi fortune, rendant service sans états d’âme, tuant ceux qui lui barrent le chemin. Mais avec la guerre, l’Amérique change, et le syndicat du crime avec elle. Eddie a beau avoir passé sa vie à étouffer les “rouges”, le délire maccarthyste au début des années ’50 ne le sert pas. Devenu encombrant, trop voyant du fait de ses mœurs effrayantes, il perd la confiance des parrains. Or dans ce monde-là, mieux vaut ne pas se retrouver seul…

    Avec Nous ne sommes rien, soyons tout, Valerio Evangelisti réalise un polar remarquable sur l’ascension et la chute d’un odieux second couteau de la mafia, renouant avec les grands thèmes du roman noir américain : l’Amérique de la Dépression, du syndicalisme gangrené, des politiciens véreux et des immigrés qui feront le lit du gangstérisme. A sa façon inimitable, il rend également un hommage aux grands précurseurs du roman noir américain, Hammett en tête.

    Mais ce livre est en même temps une extraordinaire fresque qui retrace plusieurs décennies de luttes sociales.

    Le récit est émaillé de grèves dures, où l’on voit à l’œuvre les méthodes des grandes compagnies maritimes qui ne lésinent pas sur les moyens pour lutter contre les militants les plus combatifs. Ces derniers cherchent à organiser leurs camarades et à s’opposer à la volonté patronale d’imposer, par exemple, des augmentations de cadences (le « speed-up »). La répression policière est souvent féroce. Mais la grève, parfois, se généralise, au grand dam de certains syndicats qui pèsent également de tout leur poids (comme c’est souvent le cas de la plus grande confédération syndicale américaine, l’American Federation of Labour, AFL) pour endiguer les colères ouvrières. La violence et parfois le meurtre font partie de leurs méthodes de résolution des conflits !

    Certaines directions syndicales se montrent totalement corrompues. Elles jouent aussi de leur influence sur les travailleurs pour faire monter les enchères patronales et déclenchent parfois des grèves « sauvages » pour rappeler aux armateurs le danger qu’il y aurait à ne pas s’entendre avec elles.

    L’AFL a alors pour ennemi les communistes qui se montrent, dans les années 1930, très combatifs (notamment dans le nouveau syndicat CIO), mais qui seront, pendant la Seconde Guerre mondiale, et sur ordre de Staline, de véritables complices du grand patronat dans la mise en œuvre de l’économie de guerre. Toute grève sera alors interdite et les militants communistes se montreront les plus acharnés à lutter contre les revendications des travailleurs qui voient leurs conditions d’existence se détériorer rapidement.

    Enfin, on découvre encore dans ce livre qu’à l’époque de McCarthy, la lutte contre les communistes (et tous les progressistes en général) se double d’une volonté de débarrasser les ports de la mafia, dont le poids finit par gêner les compagnies. Elles refusent de subir le dictat de cet échelon intermédiaire entre elles et la masse des dockers. Mais l’épuration se limite à quelques têtes… tandis que les communistes feront l’objet d’une chasse systématique.


    Nous ne sommes rien, soyons tout

    de Valerio Evangelisti

    Rivages Thriller, 385 pages, 23 €

    Si vous avez aimé le sujet et l’auteur…

    Valerio Evangelisti est déjà l’auteur d’Anthracite, un roman social traité à la manière d’un western, qui se déroule à l’époque de la révolution industrielle dans les mines de Pennsylvanie et qui montre le rôle du crime dans la naissance de l’Amérique. Anthracite, vient d’être réédité en poche (Rivages Noir, 10 €).

    Si vous voulez en savoir plus sur le sujet…

    Pour résister intelligemment aux assauts de la propagande pro-US sur le « rêve américain » (mais aussi pour en finir avec quelques idées toutes faites et bien fausses sur la classe ouvrière US qui aurait été de tous temps embourgeoisée, apathique et conservatrice), le meilleur antidote est le livre « Une histoire populaire des Etats-Unis, de 1492 à nos jours » de Howard Zinn (Agone, environ 28 EUR). Sur l’histoire du mouvement ouvrier américain, le bouquin de référence en français reste Le mouvement ouvrier américain (1867-1967) de Daniel Guérin (Maspero). Sur la répression anticommuniste, on peut lire les Mémoires d’un rouge de Howard Fast (Rivages Noir, environ 10 EUR), qui est par ailleurs l’auteur de l’inoubliable Spartacus. Et pour avoir une vue marxiste sur l’ensemble des luttes ouvrières, syndicales et politiques des années ’30, la lecture de Histoire du trotskysme américain, 1928-1938 de James Cannon (Pathfinder, environ 20 EUR, disponible au PSL) reste un must.

    Si vous avez aimé l’auteur…

    Valerio Evangelisti, écrivain italien né en 1952 à Bologne, est plus connu des amateurs de science-fiction et de fantastique que de polar, grâce aux « aventures » de l’inquisiteur espagnol Nicolas Eymerich. Celui-ci – qui est par ailleurs un personnage historique authentique, auteur du manuel de référence de l’Inquisition – est l’inquisiteur général d’Aragon au 14e siècle. Proche d’un Sherlock Holmes par le physique et le caractère, mais au service d’une Église qu’il sert avec une rigidité cadavérique (au vu du nombre de victimes brisées par la torture et de morts qu’il laisse derrière lui), obéissant strictement aux règles édictées, il traque les hérétiques de tous poils dans le sud de l’Europe et particulièrement en France. Appréciant peu la compagnie de ses semblables, il est impitoyable pour ses adversaires.

    Mais cet inquisiteur doit faire face à des manifestations troublantes, apparemment surnaturelles. Et c’est là que joue le talent d’Evangelisti. En effet, l’écrivain déroule généralement sa trame en trois récits parallèles (différents lieux, différentes époques – passé avec Eymerich, présent, et futur désastreux – et différents personnages) chacun plein de mystères, qui à l’issue du roman se résolvent les uns les autres à l’aide d’explications scientifiques mêlées de théologie.

    • Nicolas Eymerich, inquisiteur (Payot & Rivage 1998, Pocket, 1999 e 2004).
    • Les Chaînes d’Eymerich (Payot & Rivages 1998, Pocket 1999, 2004 (éd. intégr.)).
    • Le Corps et le sang d’Eymerich (Payot & Rivages 1999, Pocket 2000).
    • Le Mystère de l’inquisiteur Eymerich (Payot & Rivages 1999, Pocket 2001).
    • Cherudek (Payot & Rivages 2000).
    • Picatrix : l’échelle pour l’enfer (Payot & Rivages 2002).

    Une adaptation de la série en bande dessinée existe également, chez Delcour.

    Evangelisti a aussi écrit deux autres cycles, Métal Hurlant et le Roman de Nostradamus (trois volumes chacun) des nouvelles et des romans policiers. Il est aussi correspondant du Monde Diplomatique et président de l’Archive Historique de la Nouvelle Gauche “Marco Pezzi” de Bologne.

  • “La stratégie du choc” ou… Comment les catastrophes représentent de belles opportunités

    Nombreux sont ceux qui ont vu les images magnifiques de films comme «Un jour sur terre» ou «Home». Comment peut on laisser sombrer tant de merveilles? De même, à la lecture de rapports ou d’articles consacrés à la pollution et au réchauffement climatique, on se dit qu’il faut être fou pour continuer à assister à la catastrophe en cours sans rien faire: on parle maintenant de 700 millions de réfugiés climatiques pour 2050 (1), soit environ 10% de la population mondiale fuyant les inondations, la sécheresse, etc.

    Par Nicolas Croes

    On peut calmer son angoisse en se disant que les autorités finiront bien par réagir. Mais c’est oublier qu’elles sont pieds et poings liés non à la sauvegarde du bien commun, mais à la préservation des intérêts d’une minorité de parasites: multinationales, grands actionnaires et gros patrons.

    Pour ceux-là, les catastrophes ‘naturelles’ et les désastres sont des opportunités, des moments-clés à saisir pour faire passer en force des projets qui ne pourraient pas être facilement acceptés si la population n’était pas sous le choc. C’est cette réflexion qui est à la base du livre de Naomi Klein «La stratégie du choc – la montée d’un capitalisme du désastre», mais deux exemples illustrent particulièrement l’avenir qui nous est réservé dans un monde aux catastrophes naturelles croissantes qui resterait aux mains des multinationales et des super-riches.

    Katrina et le tsunami : des «pages blanches» pour les investisseurs

    En 2005, Katrina a déferlé sur la Nouvelle-Orléans. Officiellement, cet ouragan a fait 1.836 morts et 705 disparus. Un véritable désastre pour la population. Mais qui n’est pas vu de la même manière par le monde des affaires. L’un des promoteurs immobiliers les plus riches de la ville a ainsi déclaré: «Nous disposons maintenant d’une page blanche pour tout recommencer depuis le début. De superbes occasions se présentent à nous» (2). Il était loin d’être le seul à penser ainsi.

    Le grand gourou du néolibéralisme, Milton Friedman, avait écrit au même moment dans le Wall Street Journal «La plupart des écoles de La Nouvelle-Orléans sont en ruines, au même titre que les maisons des élèves qui les fréquentaient. (…) C’est une tragédie. C’est aussi une occasion de transformer de façon radicale le système d’éducation». Le mot est faible : un an et demi plus tard, la quasi-totalité des écoles publiques avaient été remplacées par des écoles exploitées par le privé. Ces écoles privées étaient bien entendu plus chères tandis que les enseignants qui y travaillaient avaient moins de droits et des salaires moindres. Pour ces derniers, ce projet était purement et simplement de la «spéculation immobilière appliquée au monde de l’éducation».

    Fin 2004, un tsunami a balayé l’Asie du Sud-Est, faisant 250.000 victimes et 2,5 millions de sans-abris dans la région. «Le tsunami qui a dévasté le littoral à la manière d’un bulldozer géant a fourni aux promoteurs des occasions inespérée, et ils n’ont pas perdu un instant pour en profiter» a écrit un journaliste dans l’International Herald Tribune. De grands et luxueux centres balnéaires ont été construits, et tant pis pour les centaines de milliers de pêcheurs qui ne pouvaient plus reconstruire leurs villages au bord de l’eau et se sont retrouvés sans-emplois et déracinés.

    La soif de profits tue la planète

    Dans ces deux exemples, les gouvernements ont été complices des promoteurs immobiliers et autres entreprises de construction, accordant diminutions de taxes, assouplissements de la législation du travail…. Si tout le monde doit se serrer la ceinture en cas de situation critique, nous ne sommes décidément pas tous du même monde: la population a payé avec ses impôts et ses salaires diminués tandis que les entreprises ont réalisé de si juteux bénéfices qu’elles attendent avec impatience une autre opportunité de cette taille.

    Tant que nous laisserons le monde des affaires faire sa loi, la protection de l’environnement sera toujours éclipsée par les profits. Cela s’est clairement vérifié avec la crise économique: sur l’année 2008, la chute des investissements écologiques (qui ne l’étaient d’ailleurs pas vraiment tous) a été de 50%(3). Si les gouvernements investissent plus de leur côté, ces investissements sont bien souvent des aides masquées à des entreprises en difficulté (comme des subventions au secteur automobile pour produire des voitures ‘propres’).

    Pour lutter contre la dégradation extrêmement rapide de notre environnement, nous devons retirer le contrôle de la société des mains du privé, nationaliser les secteurs clés de l’économie sous le contrôle de la population. La production économique doit être le résultat d’un plan concerté, discuté et élaboré par les travailleurs et les usagers pour répartir au mieux les richesses naturelles et non les gaspiller comme aujourd’hui. Ce serait aussi la seule manière d’utiliser les talents et les compétences immenses offerts par la science pour le bien de la collectivité et non pour maximaliser les profits, enrichir l’industrie de l’armement,…


    (1) In search of Shelter, étude réalisée par Care-international, l’Institut pour l’environnement et la sécurité de l’Université des Nations unies (UNU-EHS) et l’Université Columbia de New York

    (2) Cette citation et les suivantes sont tirées de La stratégie du Choc – La montée d’un capitalisme de désastre, par Naomi Klein, Actes Sud, 2008, 25 euros

    (3) Etude réalisée par Deloriste & Touché et Clean Tech Group

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