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[DOSSIER] Uber et l’émergence de l’économie du partage
L’ascension fulgurante de l’application Uber et les conflits qu’elle a provoqué avec les chauffeurs de taxis « traditionnels » ces derniers mois a relancé une nouvelle fois le débat sur les évolutions économiques engendrées par internet. L’hebdomadaire Trends-Tendances titrait à la mi-août « L’invasion des barbares numériques : ils vont dynamiter l’économie, ils sont au-dessus des lois, aucun secteur ne leur résistera ». Mais au-delà de l’affaire Uber, les médias mainstream nous parlent de plus en plus souvent d’ « économie du partage ».
Un secteur en pleine expansion
Uber est cette entreprise qui propose de mettre en relation un conducteur souhaitant gagner quelques euros avec un particulier qui souhaite se déplacer. N’importe qui peut ainsi, en s’enregistrant sur l’application, devenir taximen temporaire pour arrondir ses fins de mois. Ce système a directement mis sous pression le secteur des taxis, très réglementé et plus cher. La situation a parfois dégénéré jusqu’à des bagarres physiques entre taximen et chauffeurs Uber dans les rues de Bruxelles et de Paris. De chaque côté, on défendait son droit à un revenu décent.
Mais Uber – qui prévoit 2 milliards de dollars de chiffre d’affaire cette année – n’est que la pointe de l’iceberg de ces « entreprises numériques » qui montent. Airbnb permet par exemple à tout un chacun de louer une chambre de son habitation pour une à quelques nuits, en concurrence avec les hôtels. Postmastes propose quant à lui d’effectuer de petites livraisons dans la ville de son choix pour une poignée d’euros. Pour beaucoup, Google, Amazon et Facebook font partie du quotidien depuis longtemps. Mais les entreprises comme Uber amènent cette nouveauté qu’elles sont « consumer to consumer (CtoC) » : elles organisent un échange de service entre particuliers et tirent leur chiffre d’affaire d’une commission sur le prix de cet échange. Dans la plupart des cas, elles permettent de se passer des intermédiaires professionnels historiques (taximen, hôteliers, transporteurs,…), qui voient trembler le chiffre d’affaire de leur secteur. Les porte-paroles d’Uber &cie accourent alors pour assurer qu’ils sont créateurs d’emplois.
Tous indépendants ?
Uber n’engage pas réellement ses chauffeurs : ils ont le statut d’indépendants. Cela leur permettrait d’être libres, autonomes et d’avoir des horaires à la carte. En fait, il s’agit surtout pour l’entreprise d’économiser des millions d’euros de charges sociales (1). En ne salariant pas ses travailleurs, elle ne leur assure aucun revenus en cas de maladie, ne rembourse pas leurs frais d’essence, les laissent seuls responsables en cas d’accident, et évite les syndicats… Cette méthode est au cœur de son business.
La fin de la sécurité sociale et du droit du travail conquis par les immenses luttes des travailleurs : voilà le modèle que nous proposent ces entreprises de l’ « économie du partage ». Ce serait le prix à payer pour pouvoir « travailler quand on veut, le temps qu’on veut » (2).
La crise capitaliste a aggravé le chômage de masse et le phénomène des emplois précaires. C’est le terreau fertile sur lequel a grandi Uber : quel chômeur, quel salarié à bas salaire ne serait pas tenté d’aller chercher un petit revenu complémentaire en effectuant quelques courses au soir (pour autant qu’il puisse se payer une voiture) ? L’entreprise profite de la crise, elle n’y apporte aucune solution. Derrière les beaux discours, Uber organise la précarité généralisée et le grand retour de la rémunération à la tâche (3).
Mais l’utilisation de faux-indépendants a ses limites. Le 17 juin 2015, après que la Commission de travail de San Francisco ait décidé d’obliger Uber à reconnaître comme employée l’une de ses conductrice (4), plusieurs milliers de chauffeurs ont lancé des recours en justice. Il s’agit d’un danger grandissant pour Uber et d’un premier signe que, même face aux multinationales du net et malgré les difficultés, il est possible et nécessaire d’organiser les travailleurs.
La récupération capitaliste de l’économie du partage
L’émergence du web dans les années ’90 a fait croître le mouvement du logiciel libre. Ses partisans militaient pour un partage libre, gratuit et collaboratif des avancées logicielles. Au-delà de l’aspect technique, c’est sur base de ces principes que sont nés plus tard des projets comme Wikipédia puis, dans les années 2000, ce qui a été désigné comme l’économie du partage. Derrière ce concept aux frontières floues, on retrouvait un ensemble de services construits sur base de la solidarité et de l’échange : covoiturage, couchsurfing (se loger gratuitement en voyage), achats groupés, monnaies alternatives, SEL (systèmes d’échange locaux, où l’on peut s’échanger des petits services), financement participatif, etc.
S’ils ne sont pas tous nés avec lui, c’est le web qui a permis à ces systèmes de prendre de l’ampleur. Certains intellectuels ont alors publié de nouvelles perspectives (5). Un nouveau type d’économie allait apparaître, fondée sur la prise de conscience écologique, l’échange et les communications presqu’infinies que permettent internet. Cette économie du futur allait phagocyter le capitalisme (6).
Basées sur de bonnes intentions mais sur une mauvaise compréhension du système capitaliste, ces théories n’ont à aucun moment abordé sérieusement la nature de classe du capitalisme et la nécessité d’y mettre fin avec un programme de rupture clair. Les entrepreneurs, eux, n’ont pas manqué de voir le potentiel qu’il y avait là-derrière. Ils ont commencé à s’approprier progressivement ces services et les ont développés en fonction de leurs intérêts. Airbnb a par exemple recyclé l’idée du couchsurfing. Le crowdfunding – ou financement participatif – a été conçu pour financer les projets du monde associatif mais sert de plus en plus à financer les entreprises (7). Fiverr, site américain à succès, propose comme les SEL de s’échanger des services, mais a remplacé la gratuité par le « tout à 5 euros ». Le leader français du covoiturage, Blablacar, est quant à lui devenu une entreprise au taux de croissance exponentiel depuis sa conversion au modèle payant en 2012 (8).
L’organisation des gens en réseaux et la mutualisation des informations est toujours là, mais les échanges sont devenus payants. Marginaux, ces secteurs pouvaient être gérés de manière alternative, devenus grands la logique du système s’est imposée. L’économie du partage est passée aux mains des capitalistes : elle partage tout, sauf les bénéfices.
L’ascension des nouvelles technologies ouvre ainsi de nouvelles opportunités aux capitalistes. Ils incluent progressivement dans le monde du profit des domaines de la vie qui leur échappaient encore largement. Ils peuvent désormais marchandiser le covoiturage, les services entre voisins, le financement solidaire, les données concernant nos goûts et notre vie privée (9), la discussion et la rencontre (10),…
La technologie, au service de qui ?
Les premiers développements du web ont été le plus souvent conduits par une communauté geek qui n’était pas guidée par l’appât du gain. Celle-ci a entrevu l’énorme potentiel que la mise en réseau pouvait apporter aux systèmes d’entraide et au genre humain en général. Mais elle a sous-estimé la capacité du capitalisme à s’adapter aux circonstances et à récupérer les idéologies qui n’entrent pas directement en conflit avec lui.
Les algorithmes, le « big data », la démocratisation des PCs et smartphones toujours plus performants, « l’internet des objets », les imprimantes 3D,… sont des outils d’une puissance fascinante qui pourraient nous permettre d’organiser la société de manière réellement démocratique. Nous pourrions utiliser ces technologies pour décider collectivement ce que nous voulons produire et avec quels moyens. Nous pourrions plus facilement que jamais dans l’histoire de l’humanité permettre à chacun d’exprimer son opinion et ses intérêts. Nous pourrions profiter de l’automatisation pour diminuer notre temps de travail tout en partageant les richesses. Chauffeurs Uber et taximen ne seraient plus entraînés dans une concurrence absurde. C’est ce à quoi nous pensons lorsque nous parlons de société socialiste.
Mais cela nécessite que la majorité sociale soit aux commandes, et non plus une minorité (11). Nous ne pourrons pas bâtir un tel système sans prendre possession des grands moyens de production et de l’industrie technologique des mains de la classe capitaliste au pouvoir.
Les changements économiques engendrés par la propagation d’internet et le développement des dernières technologies provoquent des débats importants et légitimes. Ceux qui veulent en finir avec ce système doivent discuter et tenir compte de ces évolutions. Mais le capitalisme ne s’effondrera pas par lui-même : nous devons organiser le combat avec un programme et des méthodes qui l’attaquent en son cœur.
NOTES:
1) D’après le magazine américain Fusion, Uber économiserait ainsi 10 000 $ par chauffeur chaque année.
2) 12,5 millions d’Américains occupent aujourd’hui ce genre d’emploi « non traditionnel » à temps partiel.
3) « Le travail à la demande est un retour au XIXe siècle quand les travailleurs n’avaient pas de pouvoir, prenaient tous les risques et travaillaient des heures interminables pour pratiquement rien. » Robert Reich, ex-ministre américain du travail pendant l’ère Clinton, parle de ces entreprises comme d’une « économie du partage des restes ».
4) http://www.latribune.fr/entreprises-finance/chauffeurs-uber-des-employes-en-devenir-485337.html
5) Le terme d’ « économie du partage » est utilisé ici dans un sens large et regroupe plutôt un ensemble de théories et de courants. Si les partisans du logiciel libre se sont le plus souvent revendiqués apolitiques, les théoriciens de l’ « économie collaborative » ont abordé sa compatibilité avec le système capitaliste de différentes manières. De leur côté, les auteurs des « communs » parlent d’un modèle émergent qui remplacerait progressivement, dans une période de transition que nous serions en train de vivre, le système capitaliste mondial. Enfin, avec l’ascension d’Uber, les médias américains parlent de l’ « Uber-economy » ou encore de la « Gig economy ».
6) Dans son livre « Sauver le monde. Vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer » (2015), le belge Michel Bauwens met en avant l’« économie du peer-to-peer (P2P) ». Quelques mois plus tôt, l’essayiste américain Jeremy Rifkin annonçait lui aussi l’arrivée du modèle des « communs » dans son livre « La nouvelle société du coût marginal zéro : L’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme » (2014). Lire à ce propos la critique de Peter Taaffe publiée par Socialist Alternative (CIO, USA) http://www.socialistalternative.org/2014/11/03/third-industrial-revolution-review-the-marginal-cost-society-jeremy-rifkin/ et son interview par le SSM (CIO, Israël-Palestine) http://www.socialistworld.net/doc/7301. Peter Taaffe fait un parallèle entre ces théoriciens et les socialistes utopiques du XIXe siècle qui pensaient que des « îlots socialistes » baignant dans un monde capitaliste pourraient mener à sa fin.
7) http://www.lefigaro.fr/argent/2015/03/02/05010-20150302ARTFIG00005-le-crowdfunding-connait-un-essor-fulgurant-en-europe.php
8) http://blogs.mediapart.fr/blog/evenstrood/200614/blablacar-le-covoiturage-tue-par-la-finance-et-l-appat-du-gain
9) http://www.slate.fr/story/105693/facebook-devrait-tous-nous-payer
10) http://www.journaldumauss.net/?Les-sentiments-du-capitalisme
11) http://www.slate.fr/story/95111/numeros-deux-internet