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Grande-Bretagne : L'insurrection Corbyn
Quel que soit le résultat des élections pour la présidence du Parti Travailliste, la campagne de Jeremy Corbyn a déjà changé la scène politique britannique. La propriété publique d’entreprises, un système d’éducation gratuite, la défense des droits syndicaux, la résistance des conseils municipaux aux coupes budgétaires : tout cela est à nouveau sur le tapis. Même si les références explicites à cela ont été réduites au silence durant la campagne, le gros mot qui commence par un S (Socialisme) lui-même est maintenant de retour dans le débat politique.
Editorial de Socialism Today, Magazine du Socialist Party (section du Comité pour une Internationale Ouvrière en Angleterre et au Pays de Galles), édition de septembre 2015
Mais cela ne signifierait-il pas que la transformation du Labour Party (le Parti Travailliste) en New Labour, un parti capitaliste «normal» de plus, a été inversée ? D’après le parlementaire Michael Meacher (ministre du gouvernement travailliste entre 1974 et 1979 et à nouveau sous Blair de 1997 à 2003), qui soutient la campagne de Corbyn, c’est «le plus grand bouleversement non-révolutionnaire de l’ordre social dans la politique britannique moderne. Après 20 ans de fanfaronnades capitalistes, les gens ont dit «assez» et le Labour en revient maintenant à ses valeurs et principes réels.» (The Guardian, 13 août)
La transformation du Labour (dont Margaret Thatcher disait qu’il s’agissait de sa plus grande réussite) ne s’est cependant pas faite d’une fois. Ce fut un processus qui a pris place dans le contexte mondial du triomphe du capitalisme après l’effondrement des Etats staliniens de Russie et d’Europe orientale au début des années 1990. Ce processus fut tant idéologique qu’organisationnel, il a déraciné les idées socialistes et a détruit les structures démocratiques du Labour Party qui permettaient à la classe organisée des travailleurs, via les syndicats tout particulièrement, de lutter pour leur influence au sein du parti. L’insurrection de Corbyn est en effet un mouvement contre le «capitalisme fanfaron», mais le «nouvel ordre social» des deux dernières décennies qui a supprimé l’élément de représentation indépendante de la classe des travailleurs au sein du Labour Party ne va pas être renversé aussi facilement.
En 1995, Tony Blair a aboli l’engagement historique du Labour, la Clause Quatre des règles du parti, en remplaçant «la propriété commune des moyens de production, de distribution et d’échange» par une ode à la dynamique «initiative du marché et la rigueur de la concurrence». Il ne s’agissait pas là que de symbolisme. La Clause Quatre résumait les intérêts collectifs de la classe des travailleurs à lutter pour une nouvelle forme de société – le socialisme – en opposition au système de marché capitaliste.
D’un autre côté, l’affiliation syndicale (quand elle est démocratiquement exercée par les membres du syndicat) sauvegardait la capacité potentielle de la classe des travailleurs à contrôler ses représentants politiques (le Labour a été fondé par les syndicats en 1900, un syndicat peut choisir de s’affilier au parti et paye alors des cotisations, NdT). Ce sont ces caractéristiques qui définissaient le Labour Party par le passé en tant que «parti capitaliste des travailleurs», avec au sommet une direction qui reflétait invariablement la politique de la classe capitaliste mais avec une base idéologique de parti socialiste et une structure que les travailleurs pouvaient utiliser pour remettre en question la direction et menacer les intérêts des capitalistes.
Mais le rôle collectif des syndicats a aussi été systématiquement effacé, en commençant par l’introduction en 1994 des règles de «un membre, un vote» pour la sélection des candidats. Auparavant, les sections syndicales envoyaient des délégués aux sections locales du Labour Party, aux côtés des représentants locaux du parti, pour débattre, décider de la politique et choisir les candidats. C’est ainsi que des parlementaires de Militant (l’ancêtre du Socialist Party à l’époque où ses membres constituaient l’aile marxiste du parti), Dave Nellist (à présent président de la TUSC, coalition des syndicalistes et socialistes) et les regrettés Terry Fields et Pat Wall, ont pu être choisis comme candidats du Labour dans les années ‘80. Les structures démocratiques – la démocratie représentative participative – assuraient que les sections de masse du parti comme à Liverpool et Coventry étaient en effet des «parlements du mouvement ouvrier» locaux. Le New Labour, au contraire, reposait sur une base majoritairement passive.
Ironiquement en considérant ce qui se produit aujourd’hui, ce processus a culminé avec l’introduction du système d’élection de la direction du Labour actuel (des primaires dans le style américain), qui faisait partie des «réformes Collins» qu’Ed Miliband a faites passer lors d’une conférence spéciale du Labour de deux heures en mars 2014. Les syndicalistes devaient dorénavant s’inscrire comme «membres affiliés» pour voter, aux côtés d’une nouvelle catégorie de «sympathisants enregistrés».
L’ancien parlementaire Peter Hain se lamente à présent de l’aboutissement de cet «élargissement du droit de vote» (The Guardian, 12 août) avec le déferlement de partisans de Corbyn extérieurs au Labour qui s’enregistrent maintenant pour participer au vote. Pourtant, Hain est à l’origine de cette idée, dans son rapport sur la refondation du Labour en 2011, après qu’il se soit rendu compte que le parti «fonctionne à peine (…) Le militantisme parmi les membres du Labour a diminué». Judicieusement (en se demandant «trop de sections locales sont-elles moribondes?»), il a noté que «alors qu’il y avait de nombreux militants syndicalistes dans presque toutes les sections locales, ils sont maintenant très rares (…) les tâches organisationnelles effectuées auparavant par des volontaires sont maintenant faites par des parlementaires et des conseillers.»
Ces changements qualitatifs du caractère du Labour ne seront pas facilement inversés, mêmes si Jeremy Corbyn l’emporte. Il ferait face à une révolte ouverte – le temps que cela prendrait dépendrait de l’ampleur de sa victoire – de la part de la droite pro-capitaliste qui domine le groupe parlementaire du Labour, les groupes du parti dans les conseils municipaux et la machine même du Labour. Ils feront tout pour saboter sa direction.
C’est pourquoi il aurait besoin de mobiliser le maximum de soutien de la part du mouvement des travailleurs, dans le but même de retourner aux structures fondatrices du Labour Party : des partis politiques socialistes distincts se coalisant avec les syndicats et les mouvements sociaux comme le mouvement des Suffragettes. Une tâche immédiate serait d’organiser une conférence de tous ceux qui ont voté pour lui, plus les nombreux syndicats (y compris les syndicats qui ne sont pas affiliés au Labour comme le RMT, le PCS, le POA et le FBU) et les partis politiques comme ceux qui sont impliqués dans la TUSC (Coalition des socialistes et des syndicalistes), qui soutiennent un programme de lutte anti-austérité.
La TUSC a été co-fondée en 2010 par Bob Crow (dirigeant du syndicat RMT) – le Socialist Party (parti-frère du PSL en Angleterre et au Pays de Galles) y jouant un rôle dirigeant – pour défendre le développement d’un nouveau parti des travailleurs capable de combler le manque de représentation politique indépendante de la classe des travailleur, ce vide ayant été créé par la transformation du Labour Party. Son existence en elle-même a aidé Jeremy Corbyn à se présenter, par exemple, par la décision du comité exécutif national d’UNITE, un syndicat affilié au Labour Party, de nominer Jeremy Corbyn plutôt qu’Andy Burnham. Cette décision était en partie motivée par la volonté de contrer le soutien grandissant des membres de la TUSC en campagne au sein du syndicat.
Si Jeremy Corbyn remporte l’élection pour la direction du parti travailliste le 12 septembre prochain et s’il mobilise au travers d’une campagne de masse pour vaincre les forces capitalistes organisées qui dominent toujours le Labour, ce serait un pas de géant vers la création d’un nouveau parti des travailleurs à partir des cendres du New Labour. Bien sûr, la même opportunité de construire un nouveau parti existe toujours s’il perd, mais alors en-dehors des contraintes des structures sclérosées du Labour.
Sous cet angle, l’insurrection de Corbyn a démontré le potentiel qui existe pour construire une représentation de la classe des travailleurs ainsi que les forces du socialisme dans la nouvelle période mouvementée qui se trouve face à nous.
Le nombre de membres du Labour
Le nombre officiel de membres du Labour pour 2014 – communiqué par la Commission Electorale en août – est de 193.754 à la fin de l’année dernière. A la fin de l’année 2009, le nombre de membres était de 156.205, montant à 193.261 après les élections de 2010. Ainsi donc, après 4 ans d’une opposition légère à l’austérité, le Labour est entré dans l’année 2015 avec un nombre de membres tout à fait stagnant.
Cela a changé avec la campagne électorale pour l’élection de la direction. Le nombre officiel de membres, y-compris ceux qui paient le taux étudiant de 1£ par an, est monté à 299.755. A cela s’ajoutent encore 189.703 cotisants de syndicats affiliés qui se sont inscrits (gratuitement) pour l’élection de la direction en tant que «membres affiliés individuels» et 121.295 autres qui ont payé 3£ pour être «sympathisants enregistrés».
Si Jeremy Corbyn devient dirigeant du Labour, cela créera une situation complètement nouvelle dans la politique britannique. Mais s’il ne gagne pas, les changements qualificatifs du caractère du Labour ces deux dernières décennies, qui ont bloqué les voies de la participation démocratiques, rendent improbable que cet afflux de membres continue. D’une façon ou d’une autre, la tâche sera d’organiser les forces qui ont été libérées par la campagne de Corbyn pour lutter contre les politiciens capitalistes de tous les partis, y compris dans les urnes.