C’était il y a tout juste 50 ans: Le 27 décembre

La grève générale atteint sa plus grande ampleur. Pourtant, seules les régionales wallonnes de la FGTB et celle d’ Anvers ont formellement lancé un mot d’ ordre de grève. Les métallurgistes d’Anvers et de Gand, ainsi que l’ ensemble des services publics de Flandre, ont rejoint le mouvement de grève malgré de nombreux appels de la CSC à la reprise du travail et le refus obstiné de la FGTB nationale de lancer l’ ordre de grève générale. Pour l’ essentiel, la classe ouvrière du pays est entièrement mobilisée, la grève générale est totale.

Cet article, ainsi que les prochains rapports quotidiens sur la ”Grève du Siècle”, sont basés sur le livre de Gustave Dache ”La grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire de l’hiver 60-61”

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– Rubrique "60-61" de ce site

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Dans plusieurs grandes villes du pays se déroulent d’ impressionnantes manifestations, la détermination est palpable dans la concentration ouvrière, c’est la détermination et la volonté de lutte exprimée par les grévistes qui réclament à nouveau, et avec force, une marche sur Bruxelles. Tous les observateurs sont unanimes, l’ampleur de cette grève générale est de loin la plus grandiose que le mouvement ouvrier belge ait connue. Les quartiers populaires sont vidés de leurs habitants. D’après les anciens, il faudrait remonter jusqu’aux grèves de 1932 pour se souvenir de manifestations aussi importantes.

La classe ouvrière est dans la rue, elle réclame des mots d’ordre radicaux. Elle est prête à l’affrontement avec la bourgeoisie malgré ce que les haut-parleurs des voitures de la FGTB répètent inlassablement : ”Calme, Ordre, Discipline”. Ces diffusions ont d’ailleurs le don d’énerver les travailleurs, qui attendent autre chose que ces injonctions de bureaucrates syndicaux.

A Bruxelles, plus de 10.000 travailleurs manifestent dans les grands axes de la ville. A Liège, plusieurs manifestations se déroulent dans différentes communes de la région.

La direction nationale de la CSC reste opposée à la grève, malgré le fait que la plupart des affiliés CSC soient dans la rue ; elle soutient de plus en plus ouvertement le gouvernement. Le président de la CSC a d’ ailleurs déclaré : ”Nous n’ avons plus la possibilité de nous mettre en grève, en raison du caractère révolutionnaire de celle-ci.” Les dirigeants de la CSC sont très inquiets, l’éditorialiste du journal ”La Cité” du 27 décembre note : ”Tout paraît indiqué que, de part et d’autre, on veut mesurer le rapport des forces en présence, en réalité, la question que tout le monde se pose à présent est de savoir si le mouvement va effectivement prendre une nouvelle ampleur, ou bien, s’ il va, au contraire, connaître une phase d’ incertitude.”

Le comité national de la CSC se réunit ce 27 et vote à l’ unanimité une résolution dont voici un extrait : ”Le comité de la CSC fait appel à tous les syndiqués chrétiens e à tous les travailleurs pour qu’ils ne se laissent pas entraîner dans cette aventure dont ils seraient les premières victimes.” Voilà bien le problème posé. Nul ne sait en effet ce qui va se passer.

Les dirigeants ouvriers ont parfaitement compris que l’action générale engagée le 20 décembre ne peut plus désormais se terminer sur un coup nul. Mais ils comprennent encore mieux que le régime capitaliste est dangereusement menacé et que le pouvoir bourgeois est gravement touché.

Entre la menace représentée par la victoire de la bourgeoisie, qui pourrait dans ce cas, remettre en cause la position de tampon que les appareils réformistes jouent entre les classes, et la crainte de la victoire de la classe ouvrière, les bureaucraties du PSB et de la FGTB ont choisi.

Ce jour là encore, le bureau élargi de la FGTB nationale réaffirme à l’ issue de sa réunion ”que son action est dirigée contre la loi unique et non contre les institutions démocratiques.” Quant au bureau du PSB, il demande la convocation immédiate du Parlement – institution dominée par la droite. Devant les critiques de la bourgeoisie, l’ appareil réformiste tient avant tout à rassurer sur ses intentions de préserver les institutions du pouvoir bourgeois. Pendant que les directions ouvrières temporisent, la bourgeoisie pousse le gouvernement à la répression. La Libre Belgique avait d’ailleurs dit la veille que : ”Les moyens dont disposent les entrepreneurs de la révolution sont tout de même dérisoires auprès de ceux que possèdent actuellement les forces de l’ ordre.” Le gouvernement connaît le danger, il craint par dessus tout que les grévistes qui réclament une marche sur Bruxelles ne parviennent spontanément à s’ emparer des stocks d’armes et de munitions qui sont entreposées à la FN d’ Herstal, la Fabrique Nationale est d’ ailleurs occupée militairement. Le gouvernement videra même les armureries de la région d’ Anvers de leurs stocks de munitions.

Poussé par la bourgeoisie, le gouvernement prend des dispositions offensives. Des provocations caractérisées sont organisées par les gendarmes ; ils parviennent avec le concours de jaunes à faire circuler un train à destination de la gare de Bruxelles, chargé de militaires et portant cette inscription sur le devant de la locomotive : ”N’ approchez pas ou nous tirerons.”

A cette phase de la lutte, il est clair pour tout le monde que les organisations ouvrières doivent donner des mots d’ ordre et prendre des initiatives anticapitalistes en rapport avec les objectifs posés par la grève générale. Or, en ne le faisant pas, elles choisissent délibérément de laisser le mouvement de grève s’ effriter et pourrir de lui-même. Le prolétariat est debout, il est au combat depuis le 20 décembre. Que font les chefs ? Ils sont assis et discutent, dans différents comités, et publient des communiqués de presse rassurants.

Ce 27 décembre, l’Action Commune Socialiste se déclare dans un communiqué : ”solidaire du mouvement général de grève, réaffirme son attachement aux institutions démocratiques menacées par les entreprises réactionnaires. Les quatre mouvements mobilisent toutes leurs forces dans ce gigantesque combat voulu par G.Eyskens et qui se terminera par la victoire du monde du travail.” Rassurant pour la bourgeoisie, la perspective de la direction réformiste pendant ces journées de lutte cruciales est éloquente : ”attachement à la démocratie bourgeoise parlementaire” Rassurant aussi pour les travailleurs qu’il faut chloroformer avec des déclarations du type : ”qui se terminera par la victoire du monde du travail.”

Le Parti Communiste, fidèle à sa politique et à sa tactique, qui consiste à épouser le plus possible l’attitude de la direction réformiste du PSB, souligne dans sa presse du mardi 27 décembre : ”C’est la peur de la démocratie et du parlement qui a poussé le gouvernement des monopoles à interrompre les débats parlementaires. (…) Les travailleurs n’ accepteront qu’une solution : le retrait pur et simple de la loi unique.” Au moment le plus crucial de l’ action ouvrière massive, le PC propose une action en direction du Parlement : ”afin que celui-ci tienne compte de la volonté populaire.” Le secrétaire du PCB, Jean Blume, écrit dans le journal Le Drapeau Rouge que : ”Les députés PSC et libéraux reçoivent la visite des piquets de grève et de délégations de travailleurs, afin de s’ entendre expliquer que leur devoir est de se conformer aux aspirations de leurs électeurs, plutôt qu’aux ukases des banques et du gouvernement”

Sur la première page du Drapeau Rouge du 24 et 26 décembre figurait un modèle de lettre dont le député communiste Dejace propose l’approbation aux assemblées de grévistes et qu’il enverra aux députés libéraux et PSC. Cette lettre est très significative, elle exprime très clairement l’attachement du PCB aux institutions de la démocratie bourgeoise. La voici :

”Cher Collègue.

”Nous nous sommes quittés vendredi dernier. A ce moment, vous étiez encore décidé à voter la loi unique. Et vous pensiez que les grèves n’ avaient point de caractère profond. Nous espérons que votre avis est changé, aujourd’hui, après les manifestations puissantes qui se sont déroulées, dans lesquelles se trouvaient réunis socialistes, communistes, chrétiens et libéraux. Si tel n’ était pas le cas, cela signifierait que vous êtes mal informé, et qu’il importerait que vous preniez contact immédiatement avec les assemblées populaires et les organisations responsables du mouvement gréviste ; ainsi vous seriez, nous en sommes sûrs, informés objectivement et votre démarche serait appréciée par la population. De cette façon, le 3 janvier, vous pourriez mieux faire comprendre au gouvernement la volonté de la population, c’ est-à-dire le retrait de la loi unique. Vous pourriez mieux faire comprendre au gouvernement la détermination de la population d’ aller jusqu’à la dissolution au cas où les Chambres se verraient amenées à voter quand même le projet gouvernemental.”

Ce genre de déclaration et d’ attitude, de la part des dirigeants du PC, est de nature à faire rougir de honte les militants communistes de base conscients des enjeux de la lutte. Dans tous les cas, les militants ouvriers communistes qui se sont donnés sans réserve dans les débrayages et les piquets de grève comprennent aisément que cette position du PC n’ a rien à voir avec le communisme et la lutte de classe, mais plutôt avec le reniement du marxisme et une adaptation complète à l’ Etat bourgeois ainsi qu’à ses institutions. Qui le PC veut-il tromper avec des phrases apparemment radicales mais qui restent bel et bien dans les limites autorisées par la bourgeoisie ? D’ ailleurs cette proposition n’ a rencontré aucun écho et n’ a eu aucun impact sur les grévistes ; certains l’ ont même considérée ridicule.

Par contre, la bourgeoisie a une très nette conscience de l’ enjeu de la lutte engagée par la classe ouvrière. C’ est ainsi que le journal L’ Echo de la Bourse du 27 décembre 1960 écrit : ”Au moment où le caractère insurrectionnel de la grève socialo-communiste éclate au grand jour, il est nécessaire que tous les bons citoyens se regroupent autour du gouvernement. Celui-ci porte de lourdes responsabilités dans la situation actuelle, et ses faiblesses passées augurent mal de l’ avenir. Mais, si critiquable qu’ il soit, il incarne une majorité parlementaire régulièrement élue. S’ il devait céder devant la rue, ce n’ est pas la loi unique qui tomberait, c’ est le régime démocratique déjà si malade qui s’ écroulerait. Car on assisterait ou bien à la prise du pouvoir par ceux-là même qui, aujourd’hui, se rebellent contre l’ autorité légale, ou bien à une vague de fond qui instaurerait dans le pays une dictature précaire. Et aucune de ces deux hypothèses n’ est souhaitable pour le pays. Il est évident qu’il est maintenant trop tard pour faire machine arrière et que l’ échec des grèves insurrectionnelles consacrerait une grande défaite du mouvement socialiste. Les dirigeants du PSB se voient acculés à l’ épreuve de force.”

A la lecture de cet article, on notera que la bourgeoisie fait une analyse exacte de la situation et se rend parfaitement compte du niveau et des possibilités des forces ouvrières dans cette grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire.

Dans La Gauche du 24 décembre 60, Ernest Mandel écrivait sous le titre Heures décisives : ”Pourquoi des députés socialistes ne déposeraient-ils pas d’ urgence pareille loi cadre sur la réforme fiscale et les réformes de structures. Pourquoi ne reprendraient-ils pas à cette fin l’ essentiel du projet de réforme fiscal élaboré en commun par la FGTB et la CSC . La grève acquerrait ainsi un but positif à côté de son but oppositionnel : l’ adoption de ces projets socialistes à la place de la loi de malheur.”

Limiter les objectifs de la grève générale insurrectionnelle à de simples réformes fiscales, au vote d’une « loi cadre » par le Parlement, alors que la bourgeoisie elle-même redoute ouvertement dans plusieurs de ses écrits et déclarations que le mouvement de la rue risque « la prise du pouvoir », cette position politique est révélatrice d’ une adaptation complète au réformisme, d’ une soumission à la démocratie bourgeoise. Enfin, on remarquera ici que la perspective de la révolution socialiste est remplacée par celle d’ une succession de réformes dans le cadre parlementaire ; alors que dans ces «heures décisives», les manifestations de grévistes témoignent d’ une détermination impressionnante et montrent la voie en réclamant à plusieurs reprises et partout la marche sur Bruxelles et non des projets de réformes limitées.

Du côté des directions du mouvement ouvrier, nous l’ avons vu, les dirigeants du PSB et de la FGTB, ainsi que du PCB et de La Gauche, n’ ont pas d’ autre objectif que de fourvoyer la grève générale dans l’ ornière du parlementarisme bourgeois. Du côté de l’ aile gauche de la FGTB représentée par André Renard, ce n’ est guère mieux.

En effet, le lundi 26 décembre le Comité de coordination des régionales wallonnes de la FGTB, créé trois jours plus tôt par Renard, annonce qu’il a enfin : ”pris les mesures nécessaires à l’amplification et au durcissement de l’ action engagée”. Mais les travailleurs continuent à attendre des mots d’ ordre de « durcissement » qui ne viendront pas. Pourtant, ce 27 décembre, entre 600.000 et 700.000 ouvriers, tant en Flandre qu’à Bruxelles ou en Wallonie, participent massivement et activement à la grève générale, et ce nombre continue à augmenter.

Malgré les décisions timorées de l’ aile gauche de la FGTB, André Renard, au moins pendant la phase ascendante du mouvement, garde une grande popularité parmi les travailleurs. Au fur et à mesure qu’il laisse traîner le conflit en longueur, la grève générale se poursuit pourtant, les masses ouvrières se radicalisent, cherchent de plus en plus à amplifier leur action et rejoignent ce qui leur paraît être le pôle extrême de la lutte le plus à gauche.

Pendant cette grève, André Renard déploie une intense activité ; partout où il prend la parole, dans les meetings, concentrations, défilés, il est follement acclamé pour ses paroles radicales. Là où il se présente, il déplace les foules, on le réclame partout. Il incarne se qu’il y a de plus combatif parmi la direction syndicale. A Gand, à Anvers, dans toute la Flandre ainsi qu’à Charleroi, les masses de grévistes réclament avec insistance la venue de Renard. Mais l’ aile droite des appareils régionaux du syndicat FGT B s’ y oppose et Renard respecte plutôt la volonté de la droite de la FGTB que la demande des travailleurs et il ne viendra pas. Mais derrière la position ainsi que l’ activité de Renard se trouve une attitude politique.

Toute la perspective stratégique de Renard est orientée vers le succès du mouvement, mais en organisant uniquement la pression sur la bourgeoisie. Il se refuse avec force à poser le problème du pouvoir. Renard n’entend pas, au fond, pousser les choses plus loin que les dirigeants droitiers. Mais il est plus conscient qu’eux et il sait que le fruit ne tombera pas de lui-même. Pour réussir, il croit qu’il suffit d’ exercer sur la classe dominante une pression assez forte, et que l’ on amène ainsi cette dernière à des négociations.

Une telle politique se limite pourtant aux concessions que la bourgeoisie peut accepter de faire sans risquer de compromettre son pouvoir ou son système de profit. Cette position est foncièrement réformiste. Toutefois, pour que la pression et le chantage puissent avoir une quelconque possibilité d’ aboutir, il faut qu’ils parviennent à effrayer la bourgeoisie.

Voilà pourquoi Renard s’agite autant. Pour le succès de la grève générale, il compte moins pour réussir sur la puissance du prolétariat mobilisé et déterminé que sur l’ espace de manoeuvre que lui donne la mobilisation du prolétariat. Et la manoeuvre, sur le plan personnel et mineur, réussira.

Pour toute la presse de droite de la bourgeoisie c’ est Renard, « l’ agitateur », le « révolutionnaire », « l’ aventurier », le « trotskyste » responsable de la grève générale. Mais Renard surestime les possibilités de recul de la bourgeoisie, la marge dont elle dispose pour faire des concessions. En pratique, cette marge est pratiquement inexistante.

Dans une phase de lutte des classes exacerbée, la bourgeoisie n’ est disposée à concéder des réformes que si elle voit le prolétariat lui disputer dans la rue son pouvoir, que si elle voit qu’elle peut tout perdre. Ces conditions étaient objectivement réunies.

Autrement dit, Renard n’ aurait pu gagner qu’en s’appuyant sur la volonté de lutte de la classe ouvrière et en associant à son action les objectifs révolutionnaires inhérents au mouvement de grève générale de la classe ouvrière belge. C’ est bien ce qu’il s’ est avéré incapable de faire, de par sa nature même de réformiste de gauche.

Par conséquent, on constatera à cette phase de la lutte, où la grève générale atteint sa plus grande énergie, qu’on ne voit ni du côté de l’ Action Commune Socialiste, ni de celui du PC, de La Gauche ou de l’ aile Renard la possibilité d’ élargir, d’ amplifier et de durcir l’ action engagée vers l’ objectif du pouvoir ouvrier.

Les dirigeants de la CSC n’ ont donc plus aucune retenue et prennent définitivement parti contre la grève générale, qu’ils qualifient de « révolutionnaire. » Jusqu’à ce jour, ils avaient adopté une certaine prudence car ils risquaient de voir leur organisation éclater si la FGT B se décidait à passer au stade suivant de l’ action comme elle le laissait sous-entendre. Mais ils voient bien que les dirigeants de la FGTB, toutes tendances confondues, ont pris le parti d’ en rester là. Ils peuvent désormais apporter leur appui sans réserve au gouvernement. L’ importance de cette décision n’ échappe à personne. C’ est ainsi que le journal L’ Echo de la Bourse du 27 décembre indique avec satisfaction : ”L’ appui des syndicats chrétiens, surtout puissants dans le nord du pays, aux partisans de l’ ordre, pourrait être un élément décisif dans l’ épreuve de force engagée ; on souhaite qu’il soit donné sans marchandage.”

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