Your cart is currently empty!
[DOSSIER] Défendons le droit de grève!
Le droit de grève s’est retrouvé en pleine ligne de mire de la droite ces derniers temps. Les grévistes de la SNCB ont été menacés d’astreintes. A Liège, un blocage routier a servi à accuser des manifestants d’avoir du sang sur les mains. Ces accusations ont été proférées par ceux-là même qui sont responsables de l’austérité dans les soins de santé ! Le plaidoyer pour le service minimum et pour restreindre le champ d’action des syndicats a repris de plus belle. Il est plus que temps de réagir.
Dossier de Geert Cool tiré de l’édition de décembre/janvier de Lutte Socialiste
Nos actions n’auraient rien rapporté ?
Même le président de la CSC, Marc Leemans, remarque que le gouvernement n’est pas à écoute. Mais il en conclut que nous devons réfléchir à nos modes d’action et devrions être plus ‘‘créatifs’’ avec, par exemple, des actions ludiques. Mais pourquoi le gouvernement écouterait-il lorsque nous organisons une action ludique s’il n’écoute déjà pas quand nous menons des grèves de masse ? Leemans ne propose pas d’alternative et ajoute même qu’il faut subir ce gouvernement jusqu’au terme de son mandat. Devons-nous vraiment continuer à nous laisser plumer des années durant ?
Dire que nos actions n’ont eu aucun résultat est inexact. La grande manifestation, les grèves régionales et la grève générale nationale de la fin 2014 ont permis de pousser le gouvernement dans les cordes pendant un moment sans que cela ne soit en raison de tensions internes. Ces actions ont convaincu de larges couches de la population. Nous en avons vu les effets le 7 octobre 2015 lorsque, contre toute attente, 100.000 personnes ont rejoint la manifestation syndicale à Bruxelles.
Adapter nos méthodes d’action à ce que la partie adverse peut accepter ne nous conduira à rien. Pour l’establishment, des actions ne seront acceptables que si elles n’en sont plus. S’ils le pouvaient, ils consigneraient les actions de protestation dans des recoins perdus et clos d’où personne ne les remarquerait.
Si nos aïeux n’avaient pas fait grève, ils n’auraient jamais obtenu la journée des huit heures, les congés payés ou la sécurité sociale. Tout cela aussi était des revendications inacceptables pour les employeurs qui minaient leur position concurrentielle. Tous les acquis sociaux ont été obtenus par la lutte : par des grèves et des manifestations. C’est précisément pourquoi les grèves posent un problème aux partis de droite.
Les grèves sont-elles dépassées et les syndicats d’un autre âge ?
Cette rhétorique revient fréquemment : les syndicats appartiennent à une époque révolue et mènent des actions d’un autre temps. Ils ne s’occupent que de ceux qui ont déjà un bon boulot ou des chômeurs (eh oui, les critiques se contredisent parfois),etc. Mais c’est quoi être moderne selon les avocats du système actuel ? Ce qui est moderne, c’est qu’une petite élite au top, de bien moins d’1% de la population, possède autant de richesses que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. Ce qui est moderne, c’est que les plus grands banquiers jouent au casino spéculatif et que l’Etat compense en cas de pertes. Ce qui est moderne, c’est que les grandes entreprises magouillent à tous les niveaux : depuis les impôts en passant par les émissions de CO2 des voitures et ce, plus ou moins légalement. Ce qui est moderne, ça serait que le travailleur moyen accepte tout cela et se taise.
Dans la plupart des pays européens, les directions syndicales ont largement emboîté le pas à l’idée de ‘‘syndicats modernes’’, lisez : des syndicats qui acceptent la logique de ce système. Il est question de cogestion et de partenariat social avec pour objectif de mener ensemble l’austérité ‘‘nécessaire’’. Cela a évidemment fortement restreint le taux d’affiliation à tous ces syndicats ‘‘modernes’’. Et les experts du FMI confirment que le recul des syndicats favorise l’augmentation des inégalités sociales parce que les possibilités d’action s’en retrouvent limitées. ‘‘Le recul du taux de syndicalisation semble être un élément-clé de l’augmentation des plus hauts salaires’’, écrivaient deux chercheuses du FMI en mars de cette année. Selon l’Organisation pour la Coopération et le Développement Economique (OCDE), dans la plupart des pays développés, le taux de syndicalisation a chuté de 20,8 % en 1999 à 16,9 % en 2013. Pour les employeurs et les politiciens néo-libéraux, les syndicats ‘‘modernes’’ doivent être des coquilles vides impuissantes qui suivent intégralement leur politique.
Un ‘‘droit de grève moderne’’ procèderait de la même conception. Un petit syndicat néerlandais, De Unie, qui organise 50.000 membres – dont beaucoup de hauts cadres – est cité en exemple dans presque tous les médias. Celui-ci a, en effet, annoncé qu’il ne fera plus grève. Le Président d’Unie a ainsi déclaré dans les médias: ‘‘Le marché du travail change, c’est pourquoi les travailleurs doivent eux aussi changer. Celui qui nie cela est d’un autre siècle. Pour ce faire, inutile d’entamer des négociations couteau entre les dents. Nous le disons clairement, en 2015, nous nous mettrons à la table de négociation.’’ C’est ainsi que la droite considère le ‘‘droit de grève moderne’’ : le droit de ne pas faire grève. Et ce, grâce à des syndicats qui n’interviennent pas comme défenseurs des intérêts des travailleurs, mais comme de petits actionnaires des entreprises.
Le gouvernement de droite veut museler la protestation
Cette polémique relative au droit de grève ne tombe pas par hasard. Le plan d’action des syndicats de fin 2014 a illustré la force du mouvement ouvrier. Le gouvernement a quelque peu vacillé, l’opinion publique a longtemps soutenu les grévistes en dépit d’une propagande médiatique pro-patronale désespérée. Le fait que le plan d’action n’ait pas connu de suite a semé quelques confusions et hésitations sur les lieux de travail. Faute d’un nouveau plan d’action clair, de par la division entre syndicats et en leur sein même ainsi que par manque d’une alternative politique au gouvernement de droite, il n’a pas été possible de renverser le rapport de forces. Le gouvernement a pu reprendre pied et ne veut en aucun cas connaître un autre plan d’action de ce type. Car il est toujours possible qu’un nouveau plan d’action puisse le faire chuter.
Le gouvernement n’a pas plié suite à ces actions. Après les premières attaques contre notre niveau de vie, d’autres ont rapidement suivi. Il suffit de penser au ‘‘taxshift’’, qui devait initialement être un virage fiscal du travail vers le capital, mais s’est au final révélé être une nouvelle attaque contre le monde du travail. Ce gouvernement nous poursuivra jusqu’à nos derniers retranchements. L’indexation des allocations familiales est déjà remise en cause. Première étape vers un deuxième saut d’index généralisé? Pendant ce temps, les plus riches deviennent toujours plus riches.
Le gouvernement désire bien entendu le moins de résistance possible. Comparons la situation à un combat de boxe durant lequel l’un des boxeurs donnerait des coups très durs tout en étant arbitre en même temps, imposant ainsi à son adversaire la façon dont il peut riposter. Il le forcerait à ne pas répliquer du tout et irait même jusqu’à lui lier les mains dans le dos. C’est ainsi que la droite entend mener la lutte de classes dans notre pays. C’est pour cette raison que le droit de grève est sous pression.
A quel point les arguments de la droite sont-ils ‘‘modernes’’?
Les attaques contre le droit à l’action collective ne sont pas neuves. Ces dernières années, de nombreuses requêtes unilatérales ont été introduites afin d’obtenir des astreintes contre des grèves. Dans le même temps, des méthodes répressives comme les amendes SAC, par exemple, sont élaborées et peuvent servir dans le cadre de manifestations aussi. Soulignons que lors du plan d’action de fin 2014, ces méthodes ont à peine été utilisées. Cela est évidemment lié au fait que la protestation était dirigée contre le gouvernement et qu’il existe une jurisprudence contestant l’utilisation des requêtes unilatérales. Mais le plus important était assurément le rapport de forces que nous avions construit avec nos actions. En 2014, les employeurs avaient peur qu’une attaque sur le droit à l’action collective ne mette encore plus d’huile sur le feu et ne renforce l’appel à un deuxième plan d’action jusqu’à la chute du gouvernement.
Si le gouvernement lui-même ouvre aujourd’hui la marche en assignant des travailleurs d’entreprises publiques ou semi-publiques comme Infrabel (SNCB) et Bpost en justice pour obtenir des astreintes contre les piquets de grève, les entreprises du privé ne tarderont pas à suivre. Si cela se produit aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’il y a de nouveaux arguments dans la discussion. Au contraire, l’argumentation des employeurs et de la droite n’a pas changé depuis 1791.
Ils se réfèrent toujours à ce que contenait la loi Le Chapelier de 1791 : ‘‘Tout attroupement composé d’artisans, ouvriers, compagnons, journaliers, ou excités par eux, contre le libre exercice d’entreprendre et de travailler par quelle que personne que ce soit […] sera considéré comme attroupement séditieux et, comme tel, sera dissipé par la force publique.’’ Les syndicats seraient donc dépassés parce qu’ils ne se plient pas aux règles qui étaient d’application dans nos régions de 1791 à 1921 ? Qui est dépassé en fait ?
Aujourd’hui, les employeurs se plaignent toujours que le droit de grève ne doit pas arrêter les entrepreneurs (‘‘libre exercice de l’entreprise’’) et que le ‘‘droit au travail’’ doit être respecté (‘‘libre exercice du travail’’). C’est clair, ce sont les mêmes arguments depuis 1791. Mais, dans leur conception, ce droit au travail ne vaut naturellement pas pour les chômeurs. Les règles de la loi Le Chapelier – modifiée plus tard par l’article 310 du code pénal – ont été utilisées pour poursuivre 1.644 ouvriers entre 1830 et 1866. 946 d’entre eux furent condamné à une peine d’emprisonnement, 144 à une amende et 521 travailleurs ont été relaxés. La droite veut retourner à cette époque dépeinte dans le film bien connu ‘‘Daens’’ (1992). La seule critique que la N-VA pourrait aujourd’hui formuler à l’égard du catholique conservateur Charles Woeste (qui s’opposa fortement aux velléités sociales du prêtre Daens) serait qu’il parlait français. Pour le reste, ils parlent la même langue, celle des riches.
Comment le droit de grève a-t-il été imposé ?
Si nous voulons défendre le droit de grève – et plus généralement le droit à l’action collective – il est utile de voir comment cela a été imposé. Pas par le Parlement et encore moins par les tribunaux. Il n’a été confirmé en ces lieux que bien des années après que la lutte de masse ne l’ait imposé dans la pratique.
Les droits démocratiques ont été obtenus par la lutte. L’interdiction d’action collective a été abrogée après la première guerre mondiale. Au même moment, la journée des huit heures a été introduite. Cela ne fait pas suite à un soudain changement de conviction de l’establishment, mais à sa crainte d’une radicalisation et d’une poursuite des mouvements et actions de grève tels que celles qui eurent lieu dans le métal, les mines ou le port d’Anvers. L’expérience de la Révolution russe de 1917 renforçait la protestation et accroissait la peur de l’establishment.
Ce n’est qu’après la grève générale insurrectionnelle de 60-61 que la plus haute cour de justice de notre pays, la Cour de Cassation, a reconnu le droit de grève, en ce compris les grèves politiques. La Cour a d’ailleurs fait traîner le dossier quelques années, le jugement n’est venu qu’en 1967 et s’est limité au constat qu’une grève ne met pas fin au contrat de travail, elle ne fait que le suspendre. Cela n’a pas empêché plusieurs tribunaux, dans les années 70’, d’approuver le licenciement de délégués combatifs sur base de l’ancienne argumentation, lors de la vague de grèves spontanées au cours de cette période. Ce n’est qu’au début des années 80’, qu’une reconnaissance expresse du droit de grève par la Cour de Cassation est apparue.
Dans la période succédant à la deuxième guerre mondiale, le droit de grève a aussi été reconnu par des traités internationaux. L’article 6.4 de la Charte sociale européenne de 1961, par exemple, reconnaît le droit des travailleurs et employeurs à intervenir collectivement en cas de divergence d’intérêts. Cette charte n’a toutefois été ratifiée dans notre pays qu’en 1990. Cela va beaucoup plus vite lorsqu’il s’agit de transposer des traités d’austérité en droit national.
Comme nous le disions, le droit à l’action collective n’a pas été obtenu dans les salons du parlement ou des tribunaux solennels. Il s’est imposé en rue et ce n’est que des années plus tard que la législation et la jurisprudence ont dû reconnaître ce que la pratique avait déjà imposé.
Comment défendre le droit à l’action collective ?
Pour la défense du droit à l’action collective, nous devons faire appel à un maximum d’arguments juridiques, mais il est dangereux de ne miser que là-dessus. Il suffit de regarder le jugement dans l’affaire contre les astreintes lors de la grève des chemins de fer du 9 octobre à Bruxelles. Le juge a donné raison à la direction d’Infrabel et a utilisé, à cet égard, l’argument de la sécurité. Il faut vraiment être éloigné de la réalité du monde du travail pour ne pas savoir que le personnel des chemins de fer organise et garantit la sécurité. Infrabel a fait faire un double shift (une double journée de travail) à deux volontaires à la cabine de signalisation pour briser la grève. Cela ne constitue-t-il pas un danger pour la sécurité ? Mais le juge n’en a pas tenu compte. Si l’on cherche un bâton pour frapper, on le trouve toujours.
Nous ne défendrons le droit à l’action collective qu’en imposant nos droits dans la pratique, en nous battant pour ces droits. Il faut utiliser les attaques pour renforcer nos actions. Cela peut se faire, entre autres, en veillant à ce que les actions de grève soient largement portées par les travailleurs. La préparation des actions de grève lors d’assemblées du personnel au cours desquelles l’action et les revendications sont décidées est essentielle. Cela doit aussi permettre une implication plus large sur les piquets de grève.
Une grève des enseignants à Seattle en septembre 2015 a rassemblé aux piquets 97 % des syndiqués parmi le personnel. Envoyer un huissier de justice en pareil cas n’a pas de sens. Un huissier de justice peut, avec ses chiens de garde de la police, signifier une ordonnance à quelques dizaines de personnes, mais s’ils sont des centaines au piquet, une petite armada d’huissiers de justice serait nécessaire.
Une tentative de briser une grève dans l’entreprise chimique Oleon à Oelegem, en octobre 2015, via la police et des huissiers de justice a été si brutale que le personnel du sous-traitant a décidé de rester dehors aussi. La solidarité est la meilleure réponse à l’agression des employeurs.
La manifestation massive du 7 octobre a de nouveau montré notre potentiel. La couche des activistes syndicaux s’est élargie grâce au plan d’action. Lors des dernières élections sociales, les syndicats avaient ensemble 130.000 candidats dans plus de 6.000 entreprises, c’est plus que l’ensemble des candidats de tous les partis aux élections communales. Ainsi, aux élections communales de 2012, la N-VA avait au total 6.483 candidats. Lors du dernier family day de la N-VA, il y avait 4.000 participants, mais lors de la dernière manifestation syndicale, on comptait 25 fois plus de personnes. Les syndicats ont un potentiel de géant. La seule manière dont les employeurs peuvent amoindrir ce géant est en le berçant ou en le maintenant endormi.
Poursuivre le plan d’action de 2014 et exploiter le succès de la manif du 7 octobre 2015 exige des mots d’ordre clairs et d’un plan d’action constructif jusqu’à la chute du gouvernement. Cela exige aussi une alternative politique à la politique d’austérité à laquelle le gouvernement de droite est favorable, mais qu’un gouvernement de ‘‘centre-gauche’’ avec le PS et le SP.a mène aussi, à un rythme moins soutenu.
De la grève générale à une autre société
Un nouveau plan d’action constructif et la construction d’une alternative politique est nécessaire à la confrontation avec le capitalisme ; imaginons que les 100.000 manifestants du 7 octobre mènent le débat non seulement sur le plan syndical, mais aussi sur le terrain politique et donnent le ton. La droite se prépare à la confrontation, elle sait que la sape constante de notre niveau de vie mène inévitablement à la protestation. Les politiciens des riches se préparent aussi, nous devons faire de même. Ils ont les médias traditionnels de leur côté et peuvent compter sur leurs tribunaux. Mais nous avons la force de notre nombre. Un plan d’action cescendo doit mener à une grève générale qui mettrait le système à l’arrêt.
Une grève générale réussie exige une implication massive de la base. Cela mène également à de nouvelles structures telles que des comités de grève et des comités d’action interprofessionnels. Il s’agit d’un mouvement par lequel les travailleurs font preuve d’une énorme créativité, d’improvisation et de talent d’organisation. Une grève générale de plus longue durée donne une tâche sociale plus large aux comités de grève, garant du bon fonctionnement de la grève, mais aussi de la société. Cela mène à une situation de double pouvoir. A côté de l’Etat bourgeois, se développe un embryon de nouvel Etat basé sur les conseils et sur les actions des travailleurs. C’est par ces actions qu’une société sans exploitation et oppression peut naître, une société socialiste planifiée démocratiquement, basée sur l’auto-organisation des travailleurs et de leurs familles.