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  • 1918. La révolution allemande

    La Révolution Russe ne fut pas un phénomène isolé : une vague révolutionnaire a déferlé sur le monde à cette époque. Lénine, Trotsky et les bolchéviques considéraient d’ailleurs la révolution russe comme un événement à placer dans le cadre de la révolution internationale et de la construction d’une autre société mondiale. L’histoire a tourné dans un autre sens, notamment en raison de l’échec de la révolution allemande. Aujourd’hui, le 15 janvier, cela fait exactement 98 ans que Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht ont été tués. Une bonne occasion de revenir sur la révolution allemande sur base d’un article de nos archives rédigé par Peter Van Der Biest.

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    spartak

    deutschLes marxistes accordent beaucoup d’importance à l’histoire. Celle-ci contient en effet l’expérience de l’humanité laborieuse et constitue la base de la théorie marxiste. Pour s’orienter dans la lutte de classes aujourd’hui, il faut pouvoir tirer les leçons du passé. Car celui qui n’apprend rien du passé est condamné à refaire demain les mêmes erreurs.

    Par Peter Vanderbiest

    En novembre 1918, les ouvriers et les soldats allemands ont mis fin aux horreurs de la Première Guerre mondiale. Ils ont déclenché du même coup une offensive contre les classes dominantes qui avaient eu intérêt à déclencher la guerre: les grands propriétaires fonciers, les marchands de canons, les banquiers et les spéculateurs avides.

    Pour les capitalistes, la guerre ne signifie nullement « se serrer la ceinture, avec la peur au ventre de ne plus revoir un mari, un fils, un frère, un ami parti pour le front. Tout ce beau monde s’était engraissé avec bonne conscience avec les fourniture de guerre, tandis qu’à l’arrière les salaires étaient réduits au minimum vital « pour assurer la victoire de la patrie » et bien sûr « pour ne pas compromettre la compétitivité des entreprises ».

    Le groupe sidérurgique Krupp a clôturé les années de guerre avec un bénéfice de quelque 40 millions de marks de l’époque. Pour faire main basse sur ce pactole, tous les moyens étaient bons. Le journaliste allemand Gunther Walraff a relaté comment les soldats allemands se faisaient déchiqueter durant la Première Guerre mondiale par des grenades britanniques pourvues de mécanisme de mise à ; feu breveté par Krupp. Pour chaque grenade lancée sur les « armées de la patrie », Krupp empochait 60 marks.

    Les travailleurs des pays en guerre s’entre-tuaient tandis que Krupp et le fabricant britannique de mitrailleuses Vickers pouvaient compter sur une «collaboration fructueuse».

    La révolution met fin à la guerre

    Les travailleurs ne sont pas restés les bras ballants à observer, résignés, toute une génération de jeunes gens se faire tailler en pièces. En février 1917, le maillon le plus faible du front allié, la Russie, s’est rompu. La lassitude des travailleurs et des paysans russes vis-à-vis de la guerre a débouché sur un mouvement révolutionnaire qui a balayé le tsarisme comme un fétu de paille. Un gouvernement provisoire bourgeois est arrivé au pouvoir, mais il s’est avéré incapable d’apporter la paix, du pain, de résoudre la réforme agraire et la question nationale.

    Huit mois plus tard, le couperet est tombé sur le gouvernement bourgeois: après une préparation minutieuse (conquérir la majorité dans les principaux conseils ouvriers appelés « soviets »; déjouer un putsch militaire réactionnaire en août; expliquer patiemment le programme bolchevique aux masses), Lénine et les bolcheviks ont donné le 25 octobre le signal de la prise du pouvoir par les soviets. Un an plus t ard , au cours de la première semaine de novembre 1918, une mutinerie dans le port militaire de Kiel a abouti à une grève générale dans toute l’Allemagne. Les travailleurs allemands en avaient plus qu’assez des privations et , pour assurer le succès de leur grève, les comités de grève démocratiquement élus sont allés jusqu’à supplanter les conseils communaux, constituant leur propre force de police et mettant en place un contre-gouvernement socialiste: le Conseil des Commissaires du peuple.

    Vers le 10 novembre, le gouvernement officiel avait perdu toute autorité politique. La gestion des affaires quotidiennes était entièrement assumée par les conseils d’ouvriers et de soldats. Les jours du capitalisme allemand semblaient comptés. L’empereur Guillaume demanda l’asile aux Pays-Bas.

    A partir de novembre 1918, s’ouvre en Allemagne une période révolutionnaire passée sous silence dans les manuels d’histoire officiels. De la fin 1918 à 1923, l’Allemagne n’a cessé d’osciller entre la révolution et la contre-révolution. Chaque tentative des généraux de briser le mouvement ouvrier en recourant à des milices privées (les Corps francs, précurseurs immédiats des troupes d’assaut hitlériennes) a provoqué des mouvements de grève et une mobilisation de masse du mouvement ouvrier.

    En décembre 1918, le général Groener a rassemblé 100.000 vétérans de guerre pour dissoudre les Conseils ouvriers mais quand ses troupes sont arrivées à Berlin, il ne restait plus de sa puissante colonne qu’un contingent de… 300 pauvres types affamés. Le reste avait rejoint les travailleurs ou avait déserté.

    En janvier 1919, les travailleurs berlinois déclenchèrent une insurrection. L’indécision des dirigeants communistes a fortement facilité l’écrasement de la révolte. C’est le ministre social- démocrate(!) Gustav Noske qui a donné l’ordre aux Corps francs de réprimer sans pitié l’insurrection. Au cours des années suivantes, le manque de détermination et de préparation de la direction révolutionnaire mèneront toutes les tentatives des travailleurs allemands de renverser le capitalisme à l’échec.

    D’une part, la bourgeoisie allemande réussira à rétablir complètement son autorité à partir de 1924, lorsqu’une nouvelle période de croissance économique a démarré. La Révolution allemande n’a été totalement liquidée qu’au début des années trente, lorsque le grand capital a porté Hitler au pouvoir. Les nazis ont mobilisé massivement les cl asses moyennes ruinées pour donner le coup de grâce au mouvement ouvrier organisé.

    Pourquoi la Révolution allemande a-t-elle échoué?

    La combativité des travailleurs allemands n’est pas en cause. Leur conscience politique non plus. Les travailleurs allemands étaient sans doute les mieux organisés au monde. Les conditions pour la prise du pouvoir étaient beaucoup plus propices en Allemagne que dans la Russie de 1917. La toute grande majorité de la population russe (90%) était composée de paysans pour la plupart illettrés et donc hors de portée de l a propagande politique issue des villes.

    Mais il a manqué aux travailleurs allemands quelque chose dont disposaient leurs camarades russes: un noyau énergique, armé de la théorie et trempé par la lutte quotidienne pour l’amélioration de la condition des travailleurs, en mesure de réagir de façon appropriée – avec le bon programme – à n’importe quel événement politique: le parti bolchevique.

    La bourgeoisie n’abandonne jamais le terrain sans se battre. Les classes dominantes se sont toujours désespérément accrochées au pouvoir et à leurs privilèges à chaque fois qu’elles étaient menacées. La bourgeoisie allemande n’a pas fait exception à cette règle. C’était précisément la tâche de la direction du mouvement ouvrier d’organiser la lutte de manière à brise r la résistance de la bourgeoisie. A plusieurs reprises entre 1918 et 1924, les travailleurs allemands ont la bourgeoisie à mettre un genou à terre, mais il a manqué à chaque fois une organisation capable de parachever la victoire et de conduire les travailleurs à la prise définitive du pouvoir.

    Le rôle de la direction social-démocrate

    Les dirigeants traditionnels du mouvement ouvrier – les bonzes sociaux-démocrates et syndicaux – ont joué un rôle bien peu reluisant dans cette période cruciale de l’histoire. Le SPD comptait en 1912 plus d’un million de membres, 15.000 permanents, des avoirs pour plus de 21 millions de marks-or, 90 quotidiens et 62 imprimeries. Il pouvait compter sur 4,3 millions d’électeurs. Les syndicats et le parti totalisaient ensemble 2,5 millions de membres. Le SPD allemand était incomparablement plus fort que les bolcheviks. Mais tout cet appareil était impuissant à cause du réformisme de la direction.

    Les dirigeants sociaux-démocrates du SPD et du Parti social-démocrate indépendant (USPD), apparu entre-temps sur la gauche du SPD, ont d’abord refusé que le gouvernement des Commissaires du peuple soit proclamé en tant que nouveau gouvernement pour toute l’Allemagne, alors qu’ils aient été élus au sein de ce gouvernement des Commissaires du peuple par les conseils ouvriers. Ils ont ensuite rallié le gouvernement mis en place par la bourgeoisie au début de l’année 1919 à Weimar, à une distance prudente de *Berlin la Rouge+.

    Certains ministres socialistes n’ont pas hésité à engager les Corps francs contre les travailleurs. Pendant l’insurrection à Berlin, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht ont été, sur ordre du gouvernement, bestialement assassinés par ses hommes de main. C’était ainsi que les dirigeants social-démocrates remerciaient Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht d’avoir consacré leur vie au mouvement ouvrier.

    La social-démocratie a persévéré dans cette voie de la trahison au cours des années suivantes. Une première douche froide pour les travailleurs…

    Les erreurs des dirigeants communistes

    Les dirigeants du Parti communiste fondé en décembre 1918 étaient trop inexpérimentés pour mener à bien leur mission. Ils s’étaient beaucoup trop hâtivement coupé de la social-démocratie sans s’assurer au préalable d’une base de masse auprès des travailleurs. Au lieu de travailler patiemment à gagner la majorité dans les conseils ouvriers avant d’appeler à la prise du pouvoir, ils ont pris les armes à n’importe quelle occasion et provoqué inutilement les travailleurs sociaux-démocrates en refusant systématiquement de collaborer avec eux.

    Lorsqu’en avril 1920 un nouveau coup d’État militaire (putsch du général Kapp) a menacé le faible cabinet dirigé par les social-démocrate, la direction communiste a d’abord refusé de soutenir les travailleurs sociaux-démocrates contre le putsch de Kapp. Ce n’est que lorsque les travailleurs communistes sont passés à l’action de leur propre initiative – donc en dépit de leur direction – que les dirigeants communistes ont revu leur position.

    Lors d’un putsch semblable en août 1917 en Russie (putsch du général Kornilov), Lénine et Trotsky n’ont pas hésité une fraction de seconde à appeler leur base à la rescousse, bien qu’ils aident ainsi temporairement le gouvernement provisoire dont la chute figurait pourtant à l’ordre du jour. Cela a donné aux bolcheviks l’occasion de prouver aux travailleurs de Petrograd et de Moscou que le Parti bolchevique se composait des meilleurs combattants pour la démocratie et contre la dictature militaire. C’est ainsi que les bolcheviks ont jeté les bases pour la prise du pouvoir.

    La direction communiste allemande a provoqué la confusion parmi les travailleurs et a ainsi jeté les bases de la division entre travailleurs sociaux-démocrates et communistes.

    Cela a permis à Hitler de prendre le pouvoir en 1933 sans opposition réelle dans le pays qui avait le mouvement ouvrier organisé le plus fort au monde! Alors que le Parti communiste allemand – devenu stalinien – et la social-démocratie se matraquaient réciproquement lors des meetings, les nazis écrasaient toute opposition.

  • 1960-61: Retour sur la «grève du siècle»

    Le 21 décembre 1960, toute la Belgique était paralysée par la grève générale. Un appel initialement lancé pour 20 décembre dans les services publics avait été saisi par les travailleurs et le mot d’ordre s’était répandu dans d’innombrables lieux de travail. Un combat historique commençait alors. Le dossier ci-dessous, initialement publié à l’occasion du 50e anniversaire de l’événement, revient sur ce combat et sur les leçons à en tirer pour aujourd’hui.

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    50 ans après la grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire de l’hiver 60-61

    Ces cinq semaines d’un combat implacable, mené en plein hiver, constituent rien de moins que Evènement le plus grandiose à ce jour de l’histoire des luttes de la classe ouvrière belge. A la base de ce conflit qui a puissamment ébranlé les fondations du système capitaliste, se trouvait un plan d’austérité particulièrement brutal, la Loi Unique. A l’heure où les plans d’austérité pleuvent sur les travailleurs partout en Europe et ailleurs, à l’heure où reviennent à l’avant-plan les grèves générales (voir notre dossier du mois dernier), les leçons à tirer de ce conflit sont inestimables.

    Par Nicolas Croes, sur base du livre de Gustave Dache

    LE CONTEXTE

    A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’appareil de production de la bourgeoisie belge était quasiment intact, un énorme avantage pour une économie belge basée sur l’exportation face à des économies voisines à reconstruire. La machine économique belge tournait donc à plein rendement mais, face au développement progressif de nouvelles industries à l’étranger, cet avantage a progressivement disparu.

    De plus, la bourgeoisie belge avait délibérément négligé des branches industrielles qui s’étaient récemment développées, comme la chimie ou encore l’électronique, pour conserver une structure industrielle basée sur l’industrie lourde (sidérurgie, extraction de charbon,…). Plutôt que d’investir dans leur appareil de production, les capitalistes belges investissaient leurs profits en banque. Disposant d’un très puissant capital financier, la Belgique était alors qualifiée de ‘‘banquier de l’Europe’’. Cette fonction de banquier a toutefois été fondamentalement remise en question par la crise de l’industrie. A cela s’ajoutait encore le coût de la perte du Congo, devenu indépendant le 30 juin 1960.

    Pour assurer ses profits, la classe capitaliste belge devait donc prendre des mesures radicales. Comme toujours, c’est aux travailleurs et à leurs familles que l’on a voulu faire payer la crise avec les mesures d’austérité de la Loi Unique. Mais la prudence s’imposait. Un certain climat de lutte régnait à ce moment, et la grève générale insurrectionnelle de 1950 concernant la Question Royale (le retour du roi Léopold III) n’était pas encore oubliée… C’est pour cette raison que le gouvernement avait choisi de commencer la discussion au Parlement sur la Loi Unique le 20 décembre, en comptant sur les préparatifs des fêtes de fin d’année afin d’affaiblir la mobilisation des travailleurs.

    De leur côté, la direction du Parti Socialiste Belge et de la FGTB comptaient également sur cette période pour éviter de prendre l’initiative et déclencher les hostilités. Les bureaucrates du PSB et de la FGTB étaient pris entre deux feux. Une défaite significative des travailleurs aurait signifié que la bourgeoisie aurait sérieusement commencé à s’en prendre à ses positions et à ses privilèges, mais une victoire de la classe ouvrière était tout aussi menaçante pour ces mêmes privilèges.

    La direction du PSB avait déjà démontré à plusieurs reprises sa servilité à la ‘raison d’Etat’. Quand s’était déroulée la grève des métallurgistes de 1957, le ‘socialiste’ Achille Van Acker, alors premier ministre, n’avait pas hésité à la réprimer. Cependant, la très forte base ouvrière active en son sein forçait la direction du PSB à imprimer des accents plus radicaux à sa politique. Début octobre 1960, le PSB a donc pris l’initiative de mener campagne dans tout le pays au sujet de la Loi Unique. C’était l’Opération Vérité, dont le but était d’assurer qu’une fois la Loi votée et appliquée, la colère et le mécontentement des travailleurs se traduisent en soutien électoral. Partout, l’assistance était nombreuse et les salles souvent trop petites. Ce n’était pas son objectif premier, mais cette campagne aura joué un effet non négligeable dans la préparation de la bataille de l’hiver 60-61.

    Au niveau syndical, les directions voulaient elles aussi éviter la grève générale et une lutte dont elles pouvaient perdre le contrôle. La Centrale Syndicale Chrétienne, proche du PSC au pouvoir, a dès le début freiné la contestation de tout son poids. Au cours de la grève générale pourtant, de très nombreux militants de la CSC, tant au nord qu’au sud du pays, ont rejoint la lutte.

    Au syndicat socialiste, différentes ailes s’affrontaient, ce qui s’est exprimé lors du Comité National Elargi du 16 décembre 1960. La gauche syndicale groupée autour d’André Renard y avait proposé de voter pour un plan comprenant une série de manifestations allant vers une grève générale de 24 heures le 15 janvier 1961 (soit après le vote de la Loi Unique, beaucoup trop tard). De son côté, la droite proposait de simplement organiser une journée nationale d’action quelque part en janvier 1961. Au final, la gauche syndicale a reçu 475.823 voix, la droite 496.487. Mais, en moins de quatre jours, ces deux positions ont complètement été dépassées par l’action de la base.

    LA BATAILLE COMMENCE – L’APPAREIL SYNDICAL EST DÉBORDÉ

    Les services publics étaient particulièrement touchés par la Loi Unique et, le 12 décembre, la Centrale Générale des Services Publics de la FGTB avait appelé au déclenchement d’une grève générale illimitée pour le matin du 20 décembre.

    Dans tout le pays, la grève des services publics a très bien été suivie. A Gand, par exemple, les ouvriers communaux ont bloqué la régie de l’électricité, privant de courant le port et toute la région. Des milliers de syndiqués chrétiens ont rejoint le mouvement, contre l’avis de leurs dirigeants. Dès ses premières heures, le mouvement n’est pas resté limité au service public, de nombreuses grosses entreprises ont été mises à l’arrêt. Souvent, les travailleurs ont dû menacer leurs délégués, qui tentaient d’appliquer les consignes des sommets syndicaux.

    En quelques heures, l’action spontanée des travailleurs a ébranlé tout le système capitaliste et surpris ses agents dans le mouvement ouvrier. Le lendemain, désolé, le secrétaire général de la FGTB Louis Major (également député socialiste) s’est lamentablement excusé à la Chambre en disant : ‘‘Nous avons essayé, Monsieur le premier ministre, par tous les moyens, même avec l’aide des patrons, de limiter la grève à un secteur professionnel.’’

    Le 21 décembre, tout le pays était paralysé. Ce jour-là, on pouvait lire dans La Cité: ‘‘on signale qu’en plusieurs endroits, les dirigeants de la FGTB euxmêmes auraient été pris de court (…) Il semble bien qu’en certains endroits du moins, le contrôle du mouvement échappe à la direction de la FGTB.’’ Pour pallier au manque de direction, les travailleurs se sont petit à petit organisés avec des comités de grève, qui ont commencé à se coordonner. Voilà très précisément ce que craignait le plus la direction syndicale : qu’une nouvelle direction réellement basée sur la lutte collective des travailleurs se substitue à elle. La droite de la FGT B nationale, qui s’était opposée par tous les moyens à la grève générale, s’est déchargée de ses responsabilités sur les régionales en leur laissant le choix de partir ou non en grève.

    Ainsi, ce n’est qu’après que la grève générale ait été effective dans tout le pays que les régionales ont lancé un mot d’ordre de grève générale et tenté de dissoudre ou de récupérer les comités de grève (qui contrôlaient 40% de la région de Charleroi par exemple).

    TRAVAILLEURS FRANCOPHONES ET FLAMANDS UNIS DANS LA LUTTE

    La grève s’est étendue partout, les débrayages spontanés surgissant dans tout le pays. Les métallurgistes, les verriers, les mineurs, les cheminots, les dockers, etc. étaient tous en grève, toute la Wallonie était paralysée. En Flandre, le développement de la grève était plus lent et plus dur, mais bien réel. Des secteurs entiers y étaient en grève. D’ailleurs c’est en Flandre que s’est trouvée la seule entreprise à avoir été occupée par les grévistes lors de cette grève générale (la régie de l’électricité de Gand, du 20 au 30 décembre).

    Contrairement à ce que certains affirmeront par la suite, les travailleurs flamands ont largement démontré qu’ils étaient fermement engagés dans la lutte, malgré toutes les difficultés supplémentaires rencontrées dans une région où n’existaient pas de bassins industriels comparables à ceux de Charleroi ou de Liège, où le poids réactionnaire du clergé était plus important, où la CSC était dominante et où la direction de la FGTB était plus à droite.

    Dans ce cadre, la constitution sous la direction d’André Renard du Comité de coordination des régionales wallonnes de la FGTB, le 23 décembre, a représenté une véritable trahison. En plus d’être une manoeuvre destinée à assurer que la direction de la lutte n’échappe pas à l’appareil de la FGTB en faveur des comités de grève, la formation de ce Comité a divisé les forces de la classe ouvrière face à un gouvernement, des forces de répression et une bourgeoisie unie nationalement. Toujours à l’initiative d’André Renard, cette politique de division des travailleurs a été encore plus loin quand, au moment le plus critique de la lutte, la gauche syndicale a introduit la revendication du fédéralisme.

    LE DANGER DE LA RÉVOLUTION

    Au départ, il ne s’agissait que de la Loi Unique mais, très rapidement, c’est la question de la prise du pouvoir qui s’est posée. Il n’a pas fallu attendre longtemps avant que n’apparaissent dans les nombreux et massifs cortèges de manifestants des slogans revendiquant une Marche sur Bruxelles. Ce que les travailleurs entendaient avec cet appel, ce n’est pas une simple manifestation à Bruxelles, mais un rassemblement ouvrier massif dans la capitale pour une confrontation ouverte avec le régime.

    Ce mot d’ordre avait été décisif en 1950 lors de la grève générale sur la Question Royale. Le roi Léopold III avait abdiqué la veille de la tenue de cette Marche afin de désamorcer un mouvement qui n’aurait pas seulement fait basculer la monarchie, mais aurait également fait courir un grand péril au régime capitaliste lui-même. En 60-61, si les bureaucrates ont refusé d’organiser la Marche sur Bruxelles, c’est qu’ils comprenaient fort bien que ce mot d’ordre signifiait l’affrontement révolutionnaire des masses ouvrières et de l’Etat bourgeois.

    Face à l’ampleur du mouvement de grève, le gouvernement a réagi par l’intimidation, par de nombreuses arrestations arbitraires et par la violence des forces de l’ordre. Le gouvernement craignait que les grévistes ne parviennent spontanément à s’emparer des stocks d’armes et de munitions entreposées à la Fabrique Nationale, occupée militairement. L’armée a été envoyée renforcer la gendarmerie afin de surveiller les chemins de fer, les ponts, les grands centres, etc. Des troupes ont été rappelées d’Allemagne.

    Mais les forces de répression se déplaçaient lentement à cause des routes parsemées de clous, des rues dépavées ou encore des barrages. De plus, les troupes n’étaient pas sûres et subissaient la propagande des comités de grève les appelant à rejoindre la lutte. A certains endroits, les femmes de grévistes apportaient de la soupe et de la nourriture aux soldats. Le pouvoir bourgeois avait grand peur de cette fraternisation avec les grévistes.

    Les dirigeants syndicaux étaient systématiquement plus fortement hués lors des meetings de masse, car ils ne faisaient qu’inlassablement répéter en quoi la Loi Unique était néfaste alors que les travailleurs criaient ‘‘A Bruxelles ! A Bruxelles !’’ C’est dans ce cadre qu’il faut considérer les très nombreux actes de sabotage de cette grève générale. Ces actes ne sont que la conséquence de la frustration, de la colère et de l’impatience des travailleurs suite au refus des responsables de donner une perspective au mouvement.

    André Renard, le leader de l’aile gauche de la FGTB, a partout été réclamé pour prendre la parole. Sa rhétorique plus radicale correspondait mieux à l’état d’esprit des grévistes mais derrière son discours se cachait la volonté de ne faire qu’utiliser la force des travailleurs pour forcer la bourgeoisie à faire des concessions et non pour renverser le régime capitaliste. En cela, il a surestimé la marge de manoeuvre dont disposaient les capitalistes et a été forcé de trouver une voie de sortie honorable.

    LE FÉDÉRALISME : L’ÉNERGIE DES MASSES DÉTOURNÉE

    Le mouvement était placé devant un choix : la confrontation directe avec le régime capitaliste ou la retraite derrière un prétexte capable de sauver la face à une partie au moins de l’appareil syndical. C’est dans ce cadre qu’il faut voir l’appel au fédéralisme lancé par André Renard, un appel fatal à la grève générale. Le 31 décembre, le Comité de coordination des régionales wallonnes de la FGTB publiait un communiqué déclarant que la grève était essentiellement localisée en Wallonie, ce qui est faux. Alors que, partout, les travailleurs réclamaient des actions plus dures, le Comité a répondu en semblant prétendre que seule la Wallonie luttait.

    Le 3 janvier, André Renard s’est ouvertement prononcé contre une Marche sur Bruxelles. Le même jour, il a déclaré « Le peuple Wallon est mûr pour la bataille. Nous ne voulons plus que les cléricaux flamands nous imposent la loi. Le corps électoral socialiste représente 60 % des électeurs en Wallonie. Si demain le fédéralisme était instauré, nous pourrions avoir un gouvernement du peuple et pour le peuple. » (Le Soir du 4 janvier 1961) Le 5 janvier paraissait le premier numéro de l’hebdomadaire dirigé par André Renard, Combat. Son slogan de première page était : « La Wallonie en a assez. »

    Peu à peu, et sans consultation de la base, c’est ce mot d’ordre, une rupture de l’unité de front entre les travailleurs du pays, qui a été diffusé par l’appareil syndical. A ce moment, des dizaines de milliers de travailleurs flamands étaient encore en grève à Gand et Anvers, mais aussi dans des villes plus petites comme Bruges, Courtrai, Alost, Furnes,…

    Finalement, faute de mots d’ordre et de perspective, le mouvement s’est essoufflé. La grève s’est terminée le 23 janvier 1961.

    Cette défaite ne doit rien au génie ni à la force du patronat et de son gouvernement, mais tout à la trahison des dirigeants du PSB et de la FGTB, de droite comme de gauche, qui ont préféré la défaite à la poursuite de la lutte contre le capitalisme et pour une autre société.

    Comment la défaite aurait-elle pu être évitée ?

    Ce combat historique a été caractérisé par la gigantesque volonté d’en découdre de la part du mouvement ouvrier. Il n’a manqué qu’une chose pour que le mouvement aboutisse à sa conclusion logique, c’est-à- dire le renversement du régime capitaliste, il aurait fallu une direction réellement révolutionnaire aux masses en mouvement. Dans son Histoire de la révolution russe, Léon Trotsky (l’un des dirigeants de cette révolution avec Lénine) a expliqué que “Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur.” C’est exactement ce qui s’est produit ici, l’énergie des masses s’est volatilisée. Une organisation, même petite, aurait pu réaliser de grandes choses si elle était décidée à prendre ses responsabilités.

    Concrètement, cela aurait signifié d’appuyer sans réserve la constitution des comités de grève et d’appeler à un Congrès national des comités de grève – premier pas vers l’instauration d’un gouvernement ouvrier basé sur les comités de grève – tout en défendant un programme socialiste et révolutionnaire. Cela aurait signifié de vigoureusement dénoncer le refus des directions syndicales d’offrir une voie en avant et les manoeuvres telles que le fédéralisme. Cela aurait aussi signifié d’appuyer concrètement l’appel à la Marche sur Bruxelles. Hélas, cela, personne ne l’a fait. Le Parti Communiste Belge est ainsi essentiellement resté à la remorque du PSB et de la FGTB (il faut toutefois préciser que bon nombre de ses militants ont joué un rôle important dans les entreprises pour déclencher la grève).

    Un autre groupe de gauche radicale existait, au sein du PSB, groupé autour du journal La Gauche (Links en Flandre). Ce groupe était essentiellement dirigé par des militants se réclamant du trotskysme et dont la principale figure était Ernest Mandel. Ils prétendaient défendre une politique révolutionnaire, mais ses dirigeants étaient très fortement influencés par la pratique réformiste de la direction du PSB et des appareils bureaucratiques de la FGTB. Dans les faits, ce groupe a suivi la tendance d’André Renard, n’a pas dénoncé la création du Comité de coordination des régionale wallonnes, n’a pas appelé à la convocation d’un Congrès national des comité de grève et a limité son soutien à la Marche sur Bruxelles à de vagues propositions irréalistes. Concernant les propositions fédéralistes de Renard, La Gauche aurait dû réagir en opposant le renversement du gouvernement et de l’Etat bourgeois. A la place ne s’est manifesté qu’un silence complice.

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    TÉMOIGNAGE D’UN OUVRIER DU RANG

    “La grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire de l’hiver 1960-61”

    A l’occasion des commémorations du 50e anniversaire de la grève générale de 60-61, le PSL a décidé de publier ce livre, dans lequel l’auteur s’est efforcé de tirer les leçons du conflit dans la perspective de préparer les générations actuelles de jeunes et de travailleurs aux luttes de masse à venir. Ce dossier est intégralement basé sur ces quelques 350 passionnantes pages d’expériences et d’enseignements, richement documentées. N’hésitez pas et passez commande à la rédaction de socialisme.be.

    ‘‘La grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire de l’hiver 1960-61’’, par Gustave Dache, éditions marxisme.be, 354 pages, 15 euros Passez commande au 02/345.61.81 ou par mail à redaction@socialisme.be.

  • 99e anniversaire de la Révolution russe

    99e anniversaire de la Révolution russe

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    La révolution d’Octobre 1917 commençait très exactement aujourd’hui il y a de ça 99 ans (la Russie utilisait encore le calendrier julien à l’époque, ce qui explique le décalage entre octobre et novembre). Au cours de l’année 2017, nous accorderons une très grande attention à cette expérience révolutionnaire de première importance ainsi qu’à sa pertinence pour les luttes actuelles contre la dictature de marchés.

    trotsky_par_capa_1932Le texte ci-dessous est celui d’un discours prononcé par Léon Trotsky à Copenhague en 1932, quelques années avant qu’il ne soit assassiné par un agent de Staline. La photo ci-dessus et celle si contre sont de Robert Capa, l’un des pères du photojournalisme moderne, qui s’était grimé pour pouvoir approcher Trotsky à l’occasion de cette conférence interdite aux journalistes. la fébrilité inhérente à la situation explique que la photo ci-contre ait été ratée, l’erreur de manipulation donnant toutefois une toute autre dimension à cette image de l’un des auteurs du Second Manifeste Surréaliste.

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    Chers auditeurs,

    Permettez-moi dès le début d’exprimer le regret sincère de ne pas avoir la possibilité de parler en langue danoise devant un auditoire de Copenhague. Ne nous demandons pas si les auditeurs ont quelque chose à y perdre. En ce qui concerne le conférencier, l’ignorance de la langue danoise lui dérobe toutefois la possibilité de suivre la vie scandinave et la littérature scandinave directement, de première main et dans l’original. Et cela est une grande perte !

    La langue allemande à laquelle je suis contraint de recourir ici est puissante et riche. Mais ma “langue allemande” est assez limitée. Du reste, sur des questions compliquées on ne peut s’expliquer avec la liberté nécessaire que dans sa propre langue. Je dois par conséquent demander par avance l’indulgence de l’auditoire.

    Je fus pour la première fois à Copenhague au Congrès socialiste international et j’emportais avec moi les meilleurs souvenirs de votre ville. Mais cela remonte à près d’un quart de siècle. Dans le Ore-Sund et dans les fiords, l’eau a depuis plusieurs fois changé. Mais pas l’eau seulement. La guerre a brisé la colonne vertébrale du vieux continent européen. Les fleuves et les mers de l’Europe ont charrié avec eux beaucoup de sang humain. L’humanité, en particulier sa partie européenne, est passée à travers de dures épreuves, elle est devenus plus sombre et plus rude. Toutes les formes de lutte sont devenues plus âpres. Le monde est entré dans une époque de grands changements. Ses extériorisations extrêmes sont la guerre et la révolution.

    Avant de passer au thème de ma conférence –à la Révolution russe– j’estime devoir exprimer mes remerciements aux organisateurs de la réunion, l’Association de Copenhague des étudiants sociaux-démocrates. Je le fais en tant qu’adversaire politique. Il est vrai que ma conférence poursuit des tâches scientifiques-historiques et non des tâches politiques. Je le souligne aussitôt dès le début. Mais il est impossible de parler d’une révolution d’où est sortie la République des Soviets sans occuper une position politique. En ma qualité de conférencier, mon drapeau reste le même que celui sous lequel j’ai participé aux événements révolutionnaires.

    Jusqu’à la guerre, le parti bolchévik appartint à la social-démocratie internationale. Le 4 août 1914, le vote de la social-démocratie allemande en faveur des crédits de guerre a mis une fois pour toutes une fin à ce lien et a conduit à l’ère de la lutte incessante et intransigeante du bolchévisme contre la social-démocratie. Cela doit-il signifier que les organisateurs de cette réunion commirent une erreur en m’invitant comme conférencier ? Là-dessus, l’auditoire sera en état de juger seulement après ma conférence. Pour justifier mon acceptation de l’invitation aimable à faire un exposé sur la Révolution russe, je me permets de rappeler que pendant les 35 années de ma vie politique, le thème de la Révolution russe constitua l’axe pratique et théorique de mes préoccupations et de mes actions. Peut-être cela me donne-t-il un certain droit d’espérer que je réussirai à aider non seulement mes amis et sympathisants mais aussi des adversaires, du moins en partie, à mieux saisir maints traits de la Révolution qui jusqu’à aujourd’hui échappaient à leur attention. Toutefois, le but de ma conférence est d’aider à comprendre. Je ne me propose pas ici de propager la Révolution ni d’appeler à la Révolution, je veux l’expliquer (…).

    La Révolution signifie un changement de régime social. Elle transmet le pouvoir des mains d’une classe qui s’est épuisée entre les mains d’une autre classe en ascension. L’insurrection constitue le moment le plus critique et le plus aigu dans la lutte des deux classes pour le pouvoir. Le soulèvement ne peut mener à la victoire réelle de la révolution et à l’érection d’un nouveau régime que dans le cas où il s’appuie sur une classe progressive qui est capable de rassembler autour d’elle la majorité écrasante du peuple.

    A la différence des processus de la nature, la Révolution est réalisée par des hommes et à travers des hommes. Mais dans la Révolution aussi, les hommes agissent sous l’influence des conditions sociales qui ne sont pas librement choisies par eux, mais qui sont héritées du passée et qui leur montrent impérieusement la voie. C’est précisément à cause de cela, et rien qu’à cause de cela que la Révolution a ses propres lois.

    Mais la conscience humaine ne reflète pas passivement les conditions objectives. Elle a l’habitude de réagir activement sur celles-ci. A certains moments, cette réaction acquiert un caractère de masse, tendu, passionné. Les barrières du droit et du pouvoir sont renversées. Précisément, l’intervention active des masses dans les événements constitue l’élément le plus essentiel de la révolution.

    Mais même l’activité la plus fougueuse peut rester au niveau d’une démonstration, d’une rébellion, sans s’élever à la hauteur de la révolution. Le soulèvement des masses doit mener au renversement de la domination d’une classe et à l’établissement de la domination d’une autre. C’est alors seulement que nous avons une révolution achevée. Le soulèvement des masses n’est pas une entreprise isolée que l’on peut déclencher à son gré. Il représente un élément objectivement conditionné dans le développement de la société. Mais les conditions du soulèvement existent-elles, on ne doit pas attendre passivement, la bouche ouverte : dans les affaires humaines aussi ; il y a comme le dit Shakespeare, des flux et des reflux : “There is a tide in the affairs of men which, taken at the flood, leads on to fortune”.

    Pour balayer le régime qui se survit, la classe progressive doit comprendre que son heure a sonné, et se poser pour tâche la conquête du pouvoir. Ici s’ouvre le champ de l’action révolutionnaire consciente où la prévoyance et le calcul s’unissent à la volonté et la hardiesse. Autrement dit : ici s’ouvre le champ d’action du parti.
    LE COUP D’ETAT

    Le parti révolutionnaire unit en lui le meilleur de la classe progressive. Sans un parti capable de s’orienter dans les circonstances, d’apprécier la marche et le rythme des événements et de conquérir à temps la confiance des masses, la victoire de la révolution prolétarienne est impossible. Tel est le rapport des facteurs objectifs et des facteurs subjectifs de la révolution et de l’insurrection.

    Comme vous le savez, dans des discussions, les adversaires –en particulier dans la théologie–, ont l’habitude de discréditer fréquemment la vérité scientifique en la poussant à l’absurde. Cette vérité s’appelle même en logique : réduction ad absurdum. Nous allons tenter de suivre la voie opposée : c’est-à-dire que nous prendrons comme point de départ une absurdité afin de nous rapprocher plus sûrement de la vérité. En tout cas, on ne peut se plaindre d’un manque d’absurdités. Prenons-en une des plus fraîches et des plus crues.

    L’écrivain italien Malaparte, quelque chose comme un théoricien fasciste –il en existe aussi– a récemment lancé un livre sur la technique du coup d’Etat ; l’auteur consacre bien entendu un nombre de pages non négligeables de son “investigation” à l’insurrection d’Octobre.

    A la différence de la “stratégie” de Lénine qui reste liée aux rapports sociaux et politique de la Russie de 1917, “la tactique de Trotsky n’est –selon les termes de Malaparte– au contraire nullement liée aux conditions générales du pays”. Telle est l’idée principale de l’ouvrage ! Malaparte oblige Lénine et Trotsky, dans les pages de son livre, à conduire de nombreux dialogues, dans lesquels les interlocuteurs font tous les deux montre d’aussi peu de profondeur d’esprit que la nature en a mis à la disposition du Malaparte. Aux objections de Lénine sur les prémisses sociales et politiques de l’insurrection, Malaparte attribue à Trotsky soi-disant la réponse littérale suivante : “Votre stratégie exige beaucoup trop de conditions favorables ; l’insurrection n’a besoin de rien, elle se suffit à elle-même”. Vous entendez ? “L’insurrection n’a besoin de rien”. Telle est précisément, chers auditeurs, l’absurdité qui doit nous servir à nous rapprocher de la vérité. L’auteur répète avec persistance qu’en octobre ce n’est pas la stratégie de Lénine mais la tactique de Trotsky qui a triomphé. Cette tactique menace, selon ses propres termes, encore maintenant, la tranquillité des Etats européens. “La stratégie de Lénine, –je cite textuellement– ne constitue aucun danger immédiat pour les gouvernements de l’Europe. La tactique de Trotsky constitue pour eux un danger actuel et par conséquent permanent”. Plus concrètement : “Mettez Poincaré à la place de Kérensky et le coup d’Etat bolchevik d’octobre 1917 eut tout aussi bien réussi”. Il est difficile de croire qu’un tel livre soit traduit en diverses langues et accueilli sérieusement.
    En vain chercherions-nous à approfondir pourquoi en général la stratégie de Lénine dépendant de conditions historiques est nécessaire, si la “tactique de Trotsky” permet de résoudre la même tâche dans toutes les situations. Et pourquoi les révolutions victorieuses sont-elles si rares si, pour leur réussite, il ne suffit que d’une paire de recettes techniques ?

    Le dialogue entre Lénine et Trotsky présenté par l’écrivain fasciste est dans l’esprit comme dans la forme une invention inepte du commencement jusqu’à la fin. De telles inventions circulent beaucoup dans le monde. Par exemple maintenant à Madrid un livre est imprimé sous mon nom : La vida del Lenin (La vie de Lénine) pour lequel je suis aussi peu responsable que pour les recettes tactiques de Malaparte. L’hebdomadaire de Madrid Estampa présenta de ce soi-disant livre de Trotsky sur Lénine en bonnes feuilles des chapitres entiers qui contiennent des outrages abominables contre la mémoire de l’homme que j’estimais et que j’estime incomparablement plus que quiconque parmi mes contemporains.

    Mais abandonnons les faussaires à leur sort. Le vieux Wilhelm Liebknecht, le père du combattant et héros immortel Karl Liebknecht, aimait répéter : l’homme politique révolutionnaire doit être pourvu d’une peau épaisse. Le docteur Stockmann [1] recommandait encore plus expressivement à celui qui se propose d’aller à l’encontre de l’opinion sociale de ne pas mettre de pantalons neufs.

    Nous enregistrons ces deux bons conseils, et nous passons à l’ordre du jour.

    Quelles questions la Révolution d’octobre éveille-t-elle chez un homme qui réfléchit ?
    1 – Pourquoi et comment cette révolution a-t-elle abouti ? Plus concrètement : pourquoi la révolution prolétarienne a-t-elle triomphé dans un des pays les plus arriérés d’Europe ?
    2 – Qu’a apporté la Révolution d’Octobre ?
    Et enfin :
    3 – A-t-elle fait ses preuves ?

    LES CAUSES D’OCTOBRE

    A la première question –sur les causes– on peut déjà maintenant répondre d’une façon plus ou moins complète. J’ai tenté de le faire le plus explicitement dans mon Histoire de la Révolution. Ici je ne puis que formuler les conclusions les plus importantes.

    Le fait que le prolétariat soit arrivé au pouvoir pour la première fois dans un pays aussi arriéré que l’ancienne Russie tsariste n’apparaît mystérieux qu’à première vue ; en réalité cela est tout à fait logique. On pouvait le prévoir et on l’a prévu. Plus encore : sur la perspective de ce fait, les révolutionnaires marxistes édifièrent leur stratégie longtemps avant les événements décisifs.

    L’explication première est la plus générale : la Russie est un pays arriéré mais elle n’est seulement qu’une partie de l’économie mondiale, qu’un élément du système capitaliste mondial. En ce sens, Lénine a résolu l’énigme de la révolution russe par la formule lapidaire : la chaîne est rompue à son maillon le plus faible.

    Une illustration nette : la grande guerre, issue des contradictions de l’impérialisme mondial, entraîna dans son tourbillon des pays qui se trouvaient à des étapes différentes de développement, mais elle posa les mêmes exigences à tous les participants. Il est clair que les charges de la guerre devaient être particulièrement insupportables pour les pays les plus arriérés. La Russie fut la première contrainte à céder le terrain. Mais pour se détacher de la guerre, le peuple russe devait abattre les classes dirigeantes. Ainsi la chaîne de la guerre se rompit à son plus faible chaînon.

    Mais la guerre n’est pas une catastrophe venue du dehors comme un tremblement de terre, c’est, pour parler avec le vieux Clausewitz, la continuation de la politique par d’autres moyens.

    Pendant la guerre, les tendances principales du système impérialiste du temps de “paix” ne firent que s’extérioriser plus crûment. Plus hautes sont les forces productives générales, plus tendue la concurrence mondiale, plus aigus les antagonismes, plus effrénée la course aux armements, et d’autant plus pénible est la situation pour les participants les plus faibles. C’est précisément pourquoi les pays arriérés occupent les premières places dans la série des écroulements. La chaîne du capitalisme mondial a toujours tendance à se rompre au chaînon le plus faible.

    Si, à la suite de quelques conditions extraordinaires ou extraordinairement défavorables (par exemple une intervention militaire victorieuse de l’extérieur ou des fautes irréparables du gouvernement soviétique lui même) le capitalisme russe était rétabli sur l’immense territoire soviétique en même temps que lui serait aussi inévitablement rétablie son insuffisance historique et lui même, serait bientôt à nouveau la victime des mêmes contradictions qui le conduisirent en 1917 à l’explosion. Aucune recette tactique n’aurait pu donner la vie à la Révolution d’Octobre si la Russie ne l’avait portée dans son corps. Le parti révolutionnaire ne peut finalement prétendre pour lui qu’au rôle d’accoucheur qui est obligé d’avoir recours à une opération césarienne.

    On pourrait m’objecter : vos considérations générales peuvent suffisamment expliquer pourquoi la vieille Russie, ce pays où le capitalisme arriéré auprès d’une paysannerie misérable était couronné par une noblesse parasitaire et une monarchie putréfiée, devait faire naufrage. Mais dans l’image de la chaîne et du plus faible maillon il manque toujours encore la clé de l’énigme proprement dite : comment dans un pays arriéré, la révolution socialiste pouvait-elle triompher ? Mais l’histoire connaît beaucoup d’exemples de décadence de pays et de cultures avec l’écroulement simultané des vieilles classes pour qu’il ne se soit trouvé aucune relève progressive. L’écroulement de la vieille Russie aurait dû à première vue transformer le pays en une colonie capitaliste plutôt qu’en un Etat socialiste.

    Cette objection est très intéressante. Elle nous mène directement au coeur de tout le problème. Et cependant cette objection est vicieuse, je dirais dépourvue de proportion interne. D’une part elle provient d’une conception exagérée en ce qui concerne le retard de la Russie, d’autre part d’une fausse conception théorique en ce qui concerne le phénomène du retard historique en général.

    Les êtres vivants, entre autres, les hommes naturellement aussi, traversent suivant leur âge des stades de développement semblables. Chez un enfant normal de 5 ans, on trouve une certaine correspondance entre le poids, le tour de taille et les organes internes. Mais il en est déjà autrement avec la conscience humaine. En opposition avec l’anatomie et la physiologie la psychologie, celle de l’individu comme celle de la collectivité, se distingue par l’extraordinaire capacité d’assimilation, la souplesse et l’élasticité : en cela même consiste aussi l’avantage aristocratique de l’homme sur sa parenté zoologique la plus proche de l’espèce des singes. La conscience, susceptible d’assimiler et souple, confère comme condition nécessaire du progrès historique aux “organismes” dits sociaux, à la différence des organismes réels, c’est-à-dire biologiques, une extraordinaire variabilité de la structure interne. Dans le développement des nations et des Etats, des Etats capitalistes en particulier, il n’y a ni similitude ni uniformité. Différents degrés de culture, même leurs pôles se rapprochent et se combinent assez souvent dans la vie d’un seul et même pays.

    N’oublions pas, chers auditeurs, que le retard historique est une notion relative. S’il y a des pays arriérés et avancés, il y a aussi une action réciproque entre eux ; il y a la pression des pays avancés sur les retardataires ; il y a la nécessité pour les pays arriérés de rejoindre les pays progressistes, de leur emprunter la technique, la science, etc. Ainsi surgit un type combiné du développement : des traits de retard s’accouplent au dernier mot de la technique mondiale et de la pensée mondiale. Enfin, les pays historiquement arriérés, pour surmonter leur retard, sont parfois contraints de dépasser les autres.

    La souplesse de la conscience collective donne la possibilité d’atteindre dans certaines conditions sur l’arène sociale le résultat que l’on appelle dans la psychologie individuelle, la “compensation”. Dans ce sens, on peut dire que la Révolution d’Octobre fut pour les peuples de la Russie un moyen héroïque de surmonter leur propre infériorité économique et culturelle.

    Mais passons sur ces généralisations historico-politiques, peut-être quelque peu trop abstraites, pour poser la même question sous une forme plus concrète, c’est-à-dire à travers les faits économiques vivants. Le retard de la Russie au XXe siècle s’exprime le plus clairement ainsi : l’industrie occupe dans le pays une place minime en comparaison du village, le prolétariat en comparaison de la paysannerie. Dans l’ensemble, cela signifie une basse productivité du travail national. Il suffit de dire qu’à la veille de la guerre, lorsque la Russie tsariste avait atteint le sommet de sa prospérité, le revenu national était 8 à 10 fois plus bas qu’aux Etats-Unis. Cela exprime numériquement “l’amplitude” du retard, si l’on peut en général se servir du mot amplitude en ce qui concerne le retard.

    En même temps la loi du développement combiné s’exprime dans le domaine économique à chaque pas dans les phénomènes simples comme dans les phénomènes complexes. Presque sans routes nationales, la Russie se vit obligée de construire des chemins de fer. Sans être passée par l’artisanat européen et la manufacture, la Russie passa directement aux entreprises mécaniques. Sauter les étapes intermédiaires, tel est le sort des pays arriérés.

    Tandis que l’économie paysanne restait fréquemment au niveau du XVIIe siècle, l’industrie de la Russie, si ce n’est par sa capacité du moins par son type, se trouvait au niveau des pays avancés et dépassait ceux-ci sous maints rapports. Il suffit de dire que les entreprises géantes avec plus de mille ouvriers occupaient aux Etats-Unis moins de 18% du total des ouvriers industriels, et par contre en Russie plus de 41%. Ce fait se laisse mal concilier avec la conception banale du retard économique de la Russie. Toutefois, il ne contredit pas le retard, il complète dialectiquement celui-ci.

    La structure de classe du pays portait aussi le même caractère contradictoire. Le capital financier de l’Europe industrialisa l’économie russe à un rythme accéléré. La bourgeoisie industrielle acquit aussitôt un caractère de grand capitalisme, ennemi du peuple. De plus, les actionnaires étrangers vivaient hors du pays. Par contre, les ouvriers, étaient bien entendu des Russes. Une bourgeoisie russe numériquement faible qui n’avait aucune racine nationale se trouvait de cette manière opposée à un prolétariat relativement fort avec de fortes et profondes racines dans le peuple.

    Au caractère révolutionnaire du prolétariat contribua le fait que la Russie, précisément comme pays arriéré obligé de rejoindre les adversaires, n’était pas arrivée à élaborer un conservatisme social ou politique propre. Comme pays le plus conservateur de l’Europe, même du monde entier, le plus ancien pays capitaliste, l’Angleterre me donne raison. Le pays d’Europe le plus libéré du conservatisme pouvait bien être la Russie.

    Le prolétariat russe, jeune, frais, résolu, ne constituait cependant toujours qu’une minorité infime de la nation. Les réserves de sa puissance révolutionnaire se trouvaient en dehors du prolétariat même dans la paysannerie, vivant dans un semi-servage, et dans les nationalités opprimées.
    LA PAYSANNERIE

    La question agraire constituait la base de la révolution. L’ancien servage étatique-monarchique était doublement insupportable dans les conditions de la nouvelle exploitation capitaliste. La communauté agraire occupait environ 140 millions de déciatines [2]. A trente milles gros propriétaires fonciers dont chacun possédait en moyenne plus de 2000 déciatines revenaient un total de 70 millions de déciatines, c’est-à-dire autant qu’à environ 10 millions de familles paysannes, ou 50 millions d’êtres formant la population agraire. Cette statistique de la terre constituait un programme achevé du soulèvement paysan.

    Un noble, Boborkin, écrivit en 1917 au Chambellan Rodzianko, le président de la dernière Douma d’Etat: “Je suis un propriétaire foncier et il ne me vient pas à l’idée que je doive perdre ma terre, et encore pour un but incroyable, pour expérimenter l’enseignement socialiste”. Mais les révolutions ont précisément pour tâche d’accomplir ce qui ne pénètre pas dans les classes dominantes.

    A l’automne 1917, presque tout le pays était atteint par le soulèvement paysan. Sur 621 districts de la vieille Russie, 482, c’est-à-dire 77% étaient touchés par le mouvement. Le reflet de l’incendie du village illuminait l’arène du soulèvement dans les villes.

    Mais la guerre paysanne contre les propriétaires fonciers, allez-vous m’objecter, est un des éléments classiques de la révolution bourgeoise et pas du tout de la révolution prolétarienne !

    Je réponds tout à fait juste, il en fut ainsi dans le passé ! Mais c’est précisément l’impuissance de vie de la société capitaliste dans un pays historiquement arriéré qui s’exprime en cela même que le soulèvement paysan ne pousse pas en avant les classes bourgeoises de la Russie, mais au contraire les rejette définitivement dans le camp de la réaction. Si la paysannerie ne voulait pas sombrer, il ne lui restait rien d’autre que l’alliance avec le prolétariat industriel. Cette jonction révolutionnaire des deux classes opprimées, Lénine la prévit génialement, et la prépara de longue main.

    Si la question agraire avait été résolue courageusement par la bourgeoisie, alors, assurément le prolétariat russe n’aurait nullement pu arriver au pouvoir en 1917. Venue trop tard, tombée précocement en décrépitude, la bourgeoisie russe, cupide et lâche, n’osa cependant pas lever la main contre la propriété féodale. Ainsi, elle remit le pouvoir au prolétariat, et en même temps le droit de disposer du sort de la société bourgeoise.

    Afin que l’Etat soviétique se réalise, l’action combinée de deux facteurs de nature historique différente était par conséquent nécessaire : la guerre paysanne, c’est-à-dire un mouvement qui est caractéristique de l’aurore du développement bourgeois, et le soulèvement prolétarien qui annonce le déclin du mouvement bourgeois. En cela même réside le caractère combiné de la Révolution russe.

    Qu’il se dresse une fois sur ses pattes de derrière et l’ours paysan devient redoutable dans son emportement. Cependant il n’est pas en état de donner à son indignation une expression consciente. Il a besoin d’un dirigeant. Pour la première fois dans l’histoire du monde la paysannerie insurgée a trouvé dans la personne du prolétariat un dirigeant loyal.

    4 millions d’ouvriers de l’industrie et des transports dirigent 100 millions de paysans. Tel fut le rapport naturel et inévitable entre le prolétariat et la paysannerie dans la révolution.
    LA QUESTION NATIONALE

    La seconde réserve révolutionnaire du prolétariat était constituée par les nations opprimées d’ailleurs à composition paysanne prédominante également. Le caractère extensif du développement de l’Etat qui s’étend comme une tâche de graisse du centre moscovite jusqu’à la périphérie est étroitement lié au retard historique du pays. A l’est, il subordonne les populations encore plus arriérées pour mieux étouffer, en s’appuyant sur elles, les nationalités plus développées de l’ouest. Aux 10 millions de grands-russes qui constituaient la masse principale de la population, s’adjoignaient successivement 90 millions d’”allogènes”.

    Ainsi se composait l’empire dans la composition duquel la nation dominante ne constituait que 43% de la population, tandis que les autres 57% relevaient de nationalité, de culture et de régime différents. La pression nationale était en Russie incomparablement plus brutale que dans les Etats voisins, et à vrai dire non seulement de ceux qui étaient de l’autre côté de la frontière occidentale, mais aussi de la frontière orientale. Cela conférait au problème national une force explosive énorme.

    La bourgeoisie libérale russe ne voulait, ni dans la question nationale, ni dans la question agraire, aller au-delà de certaines atténuations du régime d’oppression et de violence. Les gouvernements “démocratiques” de Milioukov et de Kérensky qui reflétaient les intérêts de la bourgeoisie et de la bureaucratie grand-russe se hâtèrent au cours des huit mois de leur existence précisément de le faire comprendre aux nations mécontentes : vous n’obtiendrez que ce que vous arracherez par la force.

    Lénine avait très tôt pris en considération l’inévitabilité du développement du mouvement national centrifuge. Le parti bolchévik lutta durant des années opiniâtrement pour le droit d’autodétermination des nations, c’est-à-dire pour le droit à la complète séparation étatique. Ce n’est que par cette courageuse position dans la question nationale que le prolétariat russe put gagner peu à peu la confiance des populations opprimées. Le mouvement de libération nationale, comme aussi le mouvement paysan se tournèrent forcément contre la démocratie officielle, fortifièrent le prolétariat, et se jetèrent dans le lit de l’insurrection d’Octobre.
    LA REVOLUTION PERMANENTE

    Ainsi se dévoile peu à peu devant nous l’énigme de l’insurrection prolétarienne dans un pays historiquement arriéré.

    Longtemps avant les événements, les révolutionnaires marxistes ont prévu la marche de la révolution et le rôle historique du jeune prolétariat russe. Peut-être me permettra-t-on de donner ici un extrait de mon propre ouvrage sur l’année 1905 : Bilan et perspectives
    “Dans un pays économiquement plus arriéré, le prolétariat peut arriver plus tôt au pouvoir que dans un pays capitaliste progressif…
    La révolution russe crée… de telles conditions dans lesquelles le pouvoir peut passer (avec la victoire de la révolution, doit passer) au prolétariat même avant que la politique du libéralisme bourgeois ait eu la possibilité de déployer dans toute son ampleur son génie étatique.
    Le sort des intérêts révolutionnaires les plus élémentaires de la paysannerie… se noue au sort de la révolution, c’est-à-dire au sort du prolétariat. Le prolétariat arrivant au pouvoir apparaîtra à la paysannerie comme le libérateur de classe.
    Le prolétariat entre au gouvernement comme un représentant révolutionnaire de la nation, comme dirigeant reconnu du peuple en lutte contre l’absolutisme et la barbarie du servage…
    Le régime prolétarien devra dès le début se prononcer pour la solution de la question agraire à laquelle est liée la question du sort de puissantes masses populaires de la Russie.”
    Je me suis permis d’apporter cette citation pour témoigner que la théorie de la Révolution d’Octobre présentée aujourd’hui par moi n’est pas une improvisation rapide et ne fut pas construite après coup sous la pression des événements. Non, elle fut émise sous la forme d’un pronostic politique longtemps avant l’insurrection d’Octobre. Vous serez d’accord que la théorie n’a de valeur en général que dans la mesure où elle aide à prévoir le cours du développement et à l’influencer vers ses buts. En cela même consiste pour parler de façon générale, l’importance inestimable du marxisme comme arme d’orientation sociale et historique. Je regrette que le cadre étroit de l’exposé ne me permette pas d’étendre la citation précédente d’une façon plus large, c’est pourquoi je me contente d’un court résumé de tout l’écrit de l’année 1905.

    D’après ses tâches immédiates, la Révolution russe est une révolution bourgeoise. Mais la bourgeoisie russe est anti-révolutionnaire. Par conséquent, la victoire de la révolution n’est possible que comme victoire du prolétariat. Or, le prolétariat victorieux ne s’arrêtera pas au programme de la démocratie bourgeoise, il passera au programme du socialisme. La Révolution russe deviendra la première étape de la révolution socialiste mondiale.
    Telle était la théorie de la révolution permanente, édifiée par moi en 1905 et depuis exposée à la critique la plus acerbe sous le nom de “trotskysme”.

    Pour mieux dire ce n’est qu’une partie de cette théorie. L’autre, maintenant particulièrement d’actualité exprime :

    Les forces productives actuelles ont depuis longtemps dépassé les barrières nationales. La société socialiste est irréalisable dans les limites nationales. Si importants que puissent être les succès économiques d’un Etat ouvrier isolé, le programme du “socialisme dans un seul pays” est une utopie petite bourgeoise. Seule une Fédération européenne, et ensuite mondiale, de républiques socialistes, peut ouvrir la voie a une société socialiste harmonieuse.
    Aujourd’hui, après l’épreuve des événements, je vois moins de raison que jamais de me dédire de cette théorie.

    LE BOLCHEVISME

    Après tout ce qui vient d’être dit, est-il encore la peine de se souvenir de l’écrivain fasciste Malaparte qui m’attribue une tactique indépendante de la stratégie et découlant de recettes insurrectionnelles techniques qui seraient applicables toujours et sous tous les méridiens ? Il est du moins bon que le nom du malheureux théoricien du coup d’Etat permette de le distinguer sans peine du praticien victorieux du coup d’Etat : personne ne risque ainsi de confondre Malaparte avec Bonaparte.

    Sans le soulèvement armé du 7 novembre 1917, l’Etat soviétique n’existerait pas. Mais le soulèvement même n’était pas tombé du ciel. Pour la Révolution d’Octobre, une série de prémisses historiques était nécessaire.
    1 – La pourriture des anciennes classes dominantes, de la noblesse, de la monarchie, de la bureaucratie ;
    2 – La faiblesse politique de la bourgeoisie qui n’avait aucune racine dans les masses populaires ;
    3 – Le caractère révolutionnaire de la question agraire ;
    4 – Le caractère révolutionnaire du problème des nationalités opprimées ;
    5 – Le poids social imposant du prolétariat ;
    A ces prémisses organiques, on doit ajouter des conditions conjoncturelles hautement importantes :
    6 – la Révolution de 1905 fut la grande école, ou selon l’expression de Lénine, la “répétition générale” de la Révolution de 1917. Les Soviets comme forme d’organisation irremplaçable du front unique prolétarien dans la révolution furent constitués pour la première fois en 1905 ;
    7 – La guerre impérialiste aiguisa toutes les contradictions, arracha les masses arriérées à leur état d’immobilité, et prépara ainsi le caractère grandiose de la catastrophe.

    Mais toutes ces conditions qui suffisaient complètement pour que la Révolution éclate, étaient insuffisantes, pour assurer la victoire du prolétariat dans la Révolution. Pour cette victoire, une condition était encore nécessaire :
    8 – Le Parti bolchévik.

    Si j’énumère cette condition comme la dernière de la série, ce n’est que parce que cela correspond à la conséquence logique et non pas parce que j’attribue au Parti la place la moins importante.

    Non, je suis très éloigné de cette pensée. La bourgeoisie libérale, elle, peut s’emparer du pouvoir et l’a pris déjà plusieurs fois comme résultat de luttes auxquelles elle n’avait pas pris part : elle possède à cet effet des organes de préhension magnifiquement développés. Cependant, les masses laborieuses se trouvent dans une autre situation, on les a habitués à donner et non à prendre. Elles travaillent, sont patientes aussi longtemps que possible, espèrent, perdent patience, se soulèvent, combattent, meurent, apportent la victoire aux autres, sont trompées, tombent dans le découragement, elles courbent à nouveau la nuque, elles travaillent à nouveau. Telle est l’histoire des masses populaires sous tous les régimes. Pour prendre fermement et sûrement le pouvoir dans ses mains, le prolétariat a besoin d’un Parti qui dépasse de loin les autres partis comme clarté de pensée et comme décision révolutionnaire.

    Le Parti des Bolchéviks que l’on désigna plus d’une fois et à juste titre comme le parti le plus révolutionnaire dans l’histoire de l’humanité, était la condensation vivante de la nouvelle histoire de la Russie, de tout ce qui était dynamique en elle. Depuis longtemps déjà la chute de la monarchie était devenue la condition préalable du développement de l’économie et de la culture. Mais pour répondre à cette tâche, les forces manquaient. La bourgeoisie s’effrayait devant la Révolution. Les intellectuels tentèrent de dresser la paysannerie sur ses jambes. Incapable de généraliser ses propres peines et ses buts, le moujik laissa cette exhortation sans réponse. L’intelligentsia s’arma de dynamite. Toute une génération se consuma dans cette lutte.

    Le 1er mars 1887, Alexandre Oulianov exécuta le dernier des grands attentats terroristes. La tentative d’attentat contre Alexandre III échoua. Oulianov et les autres participants furent pendus. La tentative de remplacer la classe révolutionnaire par une préparation chimique, avait fait naufrage. Même l’intelligentsia la plus héroïque n’est rien sans les masses. Sous l’impression immédiate de ces faits et de ses conclusions, grandit et se forma le plus jeune frère de Oulianov, Wladimir, le futur Lénine, la plus grande figure de l’histoire russe. De bonne heure dans sa jeunesse, il se plaça sur le terrain du marxisme et tourna le visage vers le prolétariat. Sans perdre des yeux un instant le village, il chercha le chemin vers la paysannerie à travers les ouvriers. En héritant de ses précurseurs révolutionnaires la résolution, la capacité de sacrifice, la disposition à aller jusqu’au bout. Lénine devint dans ses années de jeunesse l’éducateur de la nouvelle génération intellectuel et des ouvriers avancés. Dans les luttes grévistes et de rues, dans les prisons et en déportation, les travailleurs acquirent la trempe nécessaire. Le projecteur du marxisme leur était nécessaire pour éclairer dans l’obscurité de l’autocratie leur voie historique.

    En 1883 naquit dans l’émigration le premier groupe marxiste. En 1898, à une assemblée clandestine fut proclamée la création du parti social-démocrate ouvrier russe (nous nous appelions tous en ce temps sociaux-démocrates). En 1903, eut lieu la scission entre bolchéviks et menchéviks. En 1912 , la fraction bolchévique devint définitivement un parti indépendant.

    Il apprit à reconnaître la mécanique de classe de la société dans les luttes, dans de grandioses événements, pendant 12 ans (1905-1917). Il éduqua des cadres aptes également à l’initiative comme à l’obéissance. La discipline de l’action révolutionnaire s’appuyait sur l’unité de la doctrine, les traditions des luttes communes et la confiance envers une direction éprouvée.

    Tel était le Parti en 1917. Tandis que l’”opinion publique” officielle et les tonnes de papier de la presse intellectuelle le mésestimaient, il s’orientait selon le mouvement des masses. Il tenait fermement le levier en main au-dessus des usines et des régiments. Les masses paysannes se tournaient toujours plus vers lui. Si l’on entend par nation non les sommets privilégiés, mais la majorité du peuple, c’est-à-dire les ouvriers et les paysans, alors le bolchévisme devint au cours de l’année 1917 le parti russe véritablement national.

    En 1917, Lénine, contraint de se tenir à l’abri, donna le signal : “La crise est mûre, l’heure du soulèvement approche”. Il avait raison. Les classes dominantes étaient tombées dans l’impasse en face des problèmes de la guerre et de la libération nationale. La bourgeoisie perdit définitivement la tête. Les partis démocratiques, les menchéviks et les socialistes révolutionnaires, dissipèrent le dernier reste de leur confiance auprès des masses en soutenant la guerre impérialiste par la politique de compromis impuissants et de concessions aux propriétaires bourgeois et féodaux. L’armée réveillée ne voulait plus lutter pour les buts de l’impérialisme qui lui étaient étrangers. Sans faire attention aux conseils démocratiques, la paysannerie expulsa les propriétaires fonciers et leurs domaines. La périphérie nationale opprimée de l’empire se dressa contre la bureaucratie pétersbourgeoise. Dans les conseils d’ouvriers et de soldats les plus importants les bolcheviks dominaient. Les ouvriers et les soldats exigeaient des actes. L’abcès était mûr. Il fallait un coup de bistouri.

    Le soulèvement ne fut possible que dans ces conditions sociales et politiques.

    Et il fut aussi inéluctable. Mais on ne peut plaisanter avec l’insurrection. Malheur au chirurgien qui manie négligemment le bistouri. L’insurrection est un art. Elle a ses lois et ses règles.

    Le Parti réalisa l’insurrection d’Octobre avec un calcul froid et une résolution ardente. Grâce à cela précisément, elle triompha presque sans victime. Par les Soviets victorieux, les bolchéviks se placèrent à la tête du pays qui englobe un sixième de la surface terrestre.

    Il est à supposer que la majorité de mes auditeurs d’aujourd’hui ne s’occupaient en 1917 encore nullement de politique. Cela est d’autant mieux. La jeune génération a devant elle beaucoup de choses intéressantes, mais aussi des choses pas toujours faciles.

    Mais les représentants des vieilles générations dans cette salle se rappelleront certainement très bien comment fut accueillie la prise du pouvoir par les bolchéviks : comme une curiosité, un malentendu, un scandale, le plus souvent comme un cauchemar qui devait se dissiper au premier rayon de soleil. Les bolchéviks se maintiendraient 24 heures, une semaine, un mois, une année. Il fallait repousser les délais toujours plus… Les maîtres du monde entier s’armaient contre le premier Etat ouvrier : déclenchement de la guerre civile, nouvelles et nouvelles interventions, blocus. Ainsi passa une année après l’autre. L’histoire a eu à enregistrer entretemps quinze années d’existence du pouvoir soviétique.

    Oui, dira quelque adversaire : l’aventure d’Octobre s’est montrée beaucoup plus solide que beaucoup d’entre nous le pensions. Peut-être ne fût-ce pas complètement une “aventure”. Néanmoins la question conserve toute sa force : qu’a-t-on obtenu pour ce prix si élevé ? Peut-être a-t-on réalisé ces tâches si brillantes annoncées par les bolchéviks à la veille de l’insurrection ? Avant de répondre à l’adversaire supposé, observons que la question en elle-même n’est pas nouvelle. Au contraire, elle s’attache aux pas de la Révolution d’Octobre depuis le jour de sa naissance.

    Le journaliste français Claude Anet qui séjournait à Pétrograd pendant la Révolution, écrivait déjà le 27 octobre 1917 :

    “Les maximalistes (c’est ainsi que les Français appelaient alors les bolchéviks) ont pris le pouvoir et le grand jour est arrivé. Enfin, me dis-je je vais voir se réaliser l’Eden socialiste qu’on nous promet depuis tant d’années… Admirable aventure ! Position privilégiée !”, etc., etc., et ainsi de suite. Quelle haine sincère derrière ces salutations ironiques ! Dès le lendemain de la prise du Palais d’Hiver, le journaliste réactionnaire s’empressait d’annoncer ses prétentions à une carte d’entrée pour l’Eden. Quinze années se sont écoulées depuis l’insurrection. Avec un manque de cérémonie d’autant plus grand, les adversaires manifestent leur joie maligne qu’aujourd’hui encore le pays des Soviets ressemble très peu à un royaume de bien-être général. Pourquoi donc la révolution et pourquoi les victimes ?
    BILAN D’OCTOBRE

    Chers auditeurs –je me permets de penser que les contradictions, les difficultés, les fautes et les insuffisances du régime soviétique ne me sont pas moins connues qu’à qui que ce soit. Personnellement, je ne les ai jamais dissimulées, ni en paroles ni en écrits. Je pensais et je pense que la politique révolutionnaire –à la différence de la politique conservatrice– ne peut être édifiée sur le camouflage. “Exprimer ce qui est”, doit être le principe le plus élevé de l’Etat ouvrier.

    Mais il faut des perspectives dans la critique comme dans l’activité créatrice. Le subjectivisme est un mauvais aiguilleur, surtout dans les grandes questions. Les délais doivent être adaptés aux tâches et non aux caprices individuels. Quinze années ! Qu’est-ce pour une seule vie ? Pendant ce temps, nombreux sont ceux de notre génération qui furent enterrés, chez les survivants les cheveux gris se sont beaucoup multipliés. Mais ces mêmes quinze années : quelle période minime dans la vie d’un peuple ! Rien qu’une minute sur la montre de l’histoire.

    Le capitalisme eut besoin de siècles pour s’affirmer dans la lutte contre le moyen âge, pour élever la science et la technique, pour construire les chemins de fer, pour tendre des fils électriques. Et alors ? Alors, l’humanité fut jetée par le capitalisme dans l’enfer des guerres et des crises ! Mais au socialisme, ses adversaires, c’est-à-dire les partisans du capitalisme, n’accordent qu’une décade et demie pour instaurer sur terre le paradis avec tout le confort. Non, nous n’avons pas assumé sur nous de telles obligations. Nous n’avons pas posé de tels délais. On doit mesurer les processus de grands changements avec une échelle qui leur soit adéquate. Je ne sais si la société socialiste ressemblera au paradis biblique. J’en doute fort. Mais dans l’Union soviétique, il n’y a pas encore de socialisme. Un état de transition, plein de contradictions, chargé du lourd héritage du passé, en outre, sous la pression ennemie des Etats capitalistes y domine. La Révolution d’Octobre a proclamé le principe de la nouvelle société. La République soviétique n’a montré que le premier stade de sa réalisation. La première lampe d’Edison fut très mauvaise. Sous les fautes et les erreurs de la première édification socialiste, on doit savoir discerner l’avenir.

    Et les calamités qui s’abattent sur les êtres vivants ?

    Les résultats de la Révolution justifient-ils peut-être les victimes causées par elle ? Question stérile et profondément rhétorique : comme si les processus de l’histoire relevaient d’un plan comptable ! Avec autant de raison, face aux difficultés et peines de l’existence humaine, on pourrait demander : cela vaut-il vraiment la peine d’être sur la terre ? Lénine écrivit à ce propos : “Et le sot attend une réponse”… Les méditations mélancoliques n’ont pas interdit à l’homme d’engendrer et de naître. Même dans ces jours d’une crise mondiale sans exemple, les suicides constituent heureusement un pourcentage peu élevé. Mais les peuples n’ont pas l’habitude de chercher refuge dans le suicide. Ils cherchent l’issue aux fardeaux insupportables dans la Révolution.

    En outre, qui s’indigne au sujet des victimes de la révolution socialiste ? Le plus souvent, ce sont ceux qui ont préparé et glorifié les victimes de la guerre impérialiste ou du moins qui s’en sont très facilement accommodés. C’est notre tour de demander : la guerre s’est-elle justifiée ? Qu’a-t-elle donné ? Qu’a-t-elle enseigné ?

    Dans ses 11 volumes de diffamation contre la grande Révolution française, l’historien réactionnaire Hyppolyte Taine décrit non sans joie maligne les souffrances du peuple français dans les années de la dictature jacobine et celles qui la suivirent. Elles furent surtout pénibles pour les couches inférieures des villes, les plébéiens, qui, comme sans-culotte, donnèrent à la Révolution la meilleure partie de leur âme. Eux ou leurs femmes passaient des nuits froides dans des queues pour retourner le lendemain les mains vides au foyer familial glacial. Dans la dixième année de la Révolution, Paris était plus pauvre qu’avant son éclosion. Des faits soigneusement choisis, artificiellement compilés servent à Taine pour fonder son verdict destructeur contre la Révolution. Voyez-vous, les plébéiens voulaient être des dictateurs et se sont jetés dans la misère.

    Il est difficile d’imaginer un moraliste plus plat : premièrement, si la Révolution avait jeté le pays dans la misère, la faute en retombait avant tout sur les classes dirigeantes qui avaient poussé le peuple à la révolution. Deuxièmement : la grande Révolution française ne s’épuisa pas en queues de famine devant les boulangeries. Toute la France moderne, sous certains rapports toute la civilisation moderne sont sorties du bain de la Révolution française !

    Au cours de la guerre civile aux Etats-Unis, pendant l’année soixante du siècle précédent, 50.000 hommes sont tombés. Ces victimes se justifient-elles ?

    Du point de vue des esclavagistes américains et des classes dominantes de Grande-Bretagne qui marchaient avec eux –non ! Du point de vue du nègre ou du travailleur britannique –complètement ! Et du point de vue du développement de l’humanité dans l’ensemble –il ne peut aussi là-dessus y avoir de doute. De la guerre civile de l’année 60, sont issus les Etats-Unis actuels avec leur initiative pratique effrénée, la technique rationaliste, l’élan économique. Sur ces conquêtes de l’américanisme, l’humanité édifiera la nouvelle société.

    La Révolution d’Octobre a pénétré plus profondément que toutes celles qui la précédèrent dans le saint des saints de la société, dans les rapports de propriété. Des délais d’autant plus longs sont nécessaires pour que se manifestent les suites créatrices de la Révolution dans tous les domaines de la vie. Mais l’orientation générale du bouleversement est maintenant déjà claire devant ses accusateurs capitalistes, la République soviétique n’a aucune raison de courber la tête et de parler le langage de l’excuse.

    Pour apprécier le nouveau régime au point de vue du développement humain, on doit d’abord répondre à la question: en quoi s’extériorise le progrès social, et comment peut-il se mesurer ?

    Le critère le plus objectif, le plus profond et le plus indiscutable, c’est le progrès qui peut se mesurer par la croissance la productivité du travail social. L’estimation de la Révolution d’Octobre, sous cet angle, est déjà donnée par l’expérience. Pour la première fois dans l’histoire, le principe de l’organisation socialiste a montré sa capacité en fournissant des résultats de production jamais obtenus dans une courte période.

    En chiffres d’index globaux, la courbe du développement industriel de la Russie s’exprime comme suit : Posons pour l’année 1913, la dernière année avant la guerre, le nombre 100. L’année 1920, le sommet de la guerre civile est aussi le point le plus bas de l’industrie : 25 seulement, c’est-à-dire un quart de la production d’avant-guerre ; 1925, un accroissement jusqu’à 75, c’est-à-dire jusqu’aux trois-quarts de la production d’avant-guerre; 1929, environ 200 ; 1932, 300 ; c’est-à-dire trois fois autant qu’à la veille de la guerre.

    Le tableau devient encore plus clair à la lumière des index internationaux. De 1925 à 1932, la production industrielle de l’Allemagne a diminué d’environ une fois et demie, en Amérique environ du double ; dans l’Union soviétique, elle a monté à plus du quadruple ; le chiffre parle pour lui-même.

    Je ne songe nullement à nier ou à dissimuler les côtés sombres de l’économie soviétique. Les résultats des index industriels sont extraordinairement influencés par le développement non favorable de l’économie agraire, c’est-à-dire du domaine qui ne s’est pas encore élevé aux méthodes socialistes, mais qui fut en même temps mené sur la voie de la collectivisation, sans préparation suffisante, plutôt bureaucratiquement que techniquement et économiquement. C’est une grande question qui, cependant, déborde les cadres de ma conférence.

    Les chiffres des indices présentés appellent encore une réserve essentielle. Les succès indiscutables et brillants à leur façon de l’industrialisation soviétique exigent une vérification économique ultérieure du point de vue de l’harmonie réciproque des différents éléments de l’économie, de leur équilibre dynamique et, par conséquent, de leur capacité de rendement. De grandes difficultés et même des reculs sont encore inévitables. Le socialisme ne sort pas dans sa forme achevée du plan quinquennal, comme Minerve de la tête de Jupiter ou Vénus de l’écume de la mer. On est encore devant des décades de travail opiniâtre, de fautes, d’amélioration et de reconstruction. En outre, n’oublions pas que l’édification socialiste, d’après son essence, ne peut atteindre son achèvement que sur l’arène internationale. Mais même le bilan économique le plus défavorable des résultats obtenus jusqu’à présent ne pourrait révéler que l’inexactitude des données, les fautes du plan et les erreurs de la direction, il ne pourrait contredire le fait établi empiriquement: la possibilité d’élever la productivité du travail collectif à une hauteur jamais existante à l’aide de méthodes socialistes. Cette conquête, d’une importance historique mondiale, personne et rien ne pourra nous la dérober.

    Après ce qui vient d’être dit, à peine faut-il s’attarder aux plaintes selon lesquelles la Révolution d’Octobre a mené la Russie au déclin de la culture. Telle est la voix des classes régnantes et des salons inquiets. La “culture” aristocratico-bourgeoise renversée par la révolution prolétarienne n’était qu’une simili parure de la barbarie. Pendant qu’elle restait inaccessible au peuple russe, elle apportait peu de neuf au trésor de l’humanité.

    Mais aussi en ce qui concerne cette culture tant pleurée par l’émigration blanche, on doit préciser la question : dans quel sens est-elle détruite ? Dans un seul sens : le monopole d’une petite minorité sur les biens de la culture est anéanti. Mais tout ce qui était réellement culturel dans l’ancienne culture russe est resté intact. Les Huns du bolchévisme n’ont piétiné ni la conquête de la pensée ni les oeuvres de l’art. Au contraire, ils ont soigneusement rassemblé les monuments de la création humaine et les ont mis en ordre exemplaire. La culture de la monarchie, de la noblesse et de la bourgeoisie est maintenant devenue la culture des musées historiques.

    Le peuple visite avec zèle ces musées. Mais il ne vit pas dans les musées. Il apprend. Il construit. Le seul fait que la Révolution d’Octobre ait enseigné au peuple russe, aux dizaines de peuples de la Russie tsariste, à lire et à écrire, se place incomparablement plus haut que toute la culture russe en serre d’autrefois.

    La Révolution d’Octobre a posé la base pour une nouvelle culture destinée non à des élus mais à tous. Les masses du monde entier le sentent. D’où leurs sympathies pour l’Union soviétique, aussi ardentes qu’était jadis leur haine contre la Russie tsariste.

    Chers auditeurs, vous savez que le langage humain représente un outil irremplaçable, non seulement pour la désignation des événements mais aussi pour leur estimation. En écartant l’accidentel, l’épisodique, l’artificiel, il absorbe en lui le réel, il le caractérise et le ramasse. Remarquez avec quelle sensibilité les langues des nations civilisées ont distingué deux époques dans le développement de la Russie. La culture aristocratique apporta dans le monde des barbarismes tels que tsar, cosaque, pogrome, nagaika [fouet]. Vous connaissez ces mots et vous savez ce qu’ils signifient. Octobre apporta aux langues du monde des mots tels que Bolchévik, Soviet, Kolkhoz, Gosplan [Commission du plan], Piatiletka [Plan quinquennal]. Ici la linguistique pratique rend son jugement historique suprême !

    La signification la plus profonde, cependant plus difficilement soumise à une mesure immédiate, de chaque révolution consiste en ce qu’elle forme et trempe le caractère populaire. La représentation du peuple russe comme un peuple lent, passif, mélancolique, mystique est largement répandue et non par hasard. Elle a ses racines dans le passé. Mais jusqu’à présent, ces modifications profondes que la Révolution a introduites dans le caractère du peuple ne sont pas suffisamment prises en considération en Occident. Pouvait-il en être autrement ?

    Chaque homme avec une expérience de la vie peut éveiller dans sa mémoire l’image d’un adolescent quelconque connu de lui qui –impressionnable, lyrique, sentimental enfin– devient plus tard, d’un seul coup, sous l’action d’un fort choc moral plus fort, mieux trempé et n’est plus à reconnaître. Dans le développement de toute une nation, la Révolution accomplit des transformations morales du même genre.

    L’insurrection de février contre l’autocratie, la lutte contre la noblesse, contre la guerre impérialiste, pour la paix, pour la terre, pour l’égalité nationale, l’insurrection d’Octobre, le renversement de la bourgeoisie et des partis qui tendaient aux accords avec la bourgeoisie, trois années de guerre civile sur une ceinture de front de 8000 kilomètres, les années de blocus, de misère, de famine et d’épidémies, les années d’édification économique tendue, les nouvelles difficultés et privations ; c’est une rude, mais bonne école. Un lourd marteau détruit le verre, mais il forge l’acier. Le marteau de la Révolution forge l’acier du caractère du peuple.

    “Qui le croira ?” On devait déjà le croire. Peu après l’insurrection un des généraux tsaristes, Zaleski, s’étonnait “qu’un portier ou qu’un gardien devienne d’un coup un président de tribunal ; un infirmier, directeur d’hopital ; un coiffeur, dignitaire ; un enseigne commandant suprême ; un journalier maire ; un serrurier dirigeant d’entreprise”.

    “Qui le croira ?” On devait déjà le croire. On ne pouvait d’ailleurs pas ne pas le croire, tandis que les enseignes battaient les généraux, le maire, autrefois journalier, brisait la résistance de la vieille bureaucratie, le lampiste mettait de l’ordre dans les transports, le serrurier, comme directeur, rétablissait l’industrie.

    “Qui le croira ?” Qu’on tente seulement de ne pas le croire.

    Pour expliquer la patience inhabituelle que les masses populaires de l’Union soviétique montrèrent dans les années de la Révolution, nombre d’observateurs étrangers font appel par ancienne habitude à la passivité du caractère russe. Anachronisme grossier ! Les masses révolutionnaires supportèrent les privations patiemment mais non passivement. Elles construisent de leurs propres mains un avenir meilleur et elles veulent le créer à tout prix. Que l’ennemi de classe essaie seulement d’imposer à ces masses patientes du dehors sa volonté ! Non, mieux vaut qu’il ne l’essaie pas !

    Pour conclure, essayons de fixer la place de la Révolution d’Octobre non seulement dans l’histoire de la Russie, mais dans l’histoire du monde. Pendant l’année 1917, dans l’intervalle de 8 mois, deux courbes historiques se rencontrèrent. La Révolution de février –cet écho attardé des grandes luttes qui se sont déroulées dans les siècles passés sur les territoires des Pays-Bas, d’Angleterre et de France, de presque toute l’Europe continentale– se lie à la série des révolutions bourgeoises. La Révolution d’Octobre proclame et ouvre la domination du prolétariat. C’est le capitalisme mondial qui subit sur le territoire de la Russie sa première grande défaite. La chaîne cassa au plus faible maillon. Mais c’est la chaîne et non seulement le maillon qui cassa.
    VERS LE SOCIALISME

    Le capitalisme comme système mondial s’est historiquement survécu. Il a cessé de remplir sa mission essentielle; l’élévation du niveau de la puissance humaine et de la richesse humaine. L’humanité ne peut stagner sur le palier atteint. Seule une puissante élévation des forces productives et une organisation juste, planifiée, c’est-à-dire socialiste, de production et de répartition peut assurer aux hommes –à tous les hommes– un niveau de vie digne et leur conférer en même temps le sentiment précieux de la liberté en face de leur propre économie. De la liberté sous deux sortes de rapports : premièrement, l’homme ne sera plus obligé de consacrer la principale partie de sa vie au travail physique. Deuxièmement, il ne dépendra plus des lois du marché, c’est-à-dire des forces aveugles et obscures qui s’édifient derrière son dos. Il édifiera librement son économie, c’est-à-dire selon un plan, le compas en main. Cette fois, il s’agit de radiographier l’anatomie de la société, de découvrir tous ses secrets et de soumettre toutes ses fonctions à la raison et à la volonté de l’homme collectif. En ce sens, le socialisme doit devenir une nouvelle étape dans la croissance historique de l’humanité. A notre ancêtre qui s’arma pour la première fois d’une hache de pierre, toute la nature se présenta comme la conjuration d’une puissance mystérieuse et hostile. Depuis, les sciences naturelles en collaboration étroite avec la technologie pratique ont éclairé la nature jusque dans ses profondeurs les plus obscures. Au moyen de l’énergie électrique, le physicien rend maintenant son jugement sur le noyau atomique. L’heure n’est plus loin, où, en se jouant, la science résoudra la tâche de l’alchimie, transformant le fumier en or et l’or en fumier. La où les démons et les furies de la nature se déchaînaient règne maintenant toujours plus courageusement la volonté industrieuse de l’homme.

    Mais tandis qu’il lutta victorieusement avec la nature, l’homme édifia aveuglément ses rapports avec les autres hommes, presque comme les abeilles ou les fourmis. Avec retard et beaucoup d’indécision, il aborda les problèmes de la société humaine. Il commença par la religion pour passer ensuite à la politique. La Réforme représenta le premier succès de l’individualisme et du rationalisme bourgeois dans un domaine où avait régné une tradition morte. La pensée critique passa de l’Eglise à l’Etat. Née dans la lutte contre l’absolutisme et les conditions moyenâgeuses, la doctrine de la souveraineté populaire et des droits de l’homme et du citoyen grandit. Ainsi se forma le système du parlementarisme. La pensée critique pénétra dans le domaine de l’administration de l’Etat. Le rationalisme politique de la démocratie signifiait la plus haute conquête de la bourgeoisie révolutionnaire.

    Mais entre la nature et l’Etat se trouve l’économie. La technique a libéré l’homme de la tyrannie des anciens éléments : la terre, l’eau, le feu et l’air, pour le soumettre aussitôt à sa propre tyrannie. L’homme cesse d’être l’esclave de la nature pour devenir l’esclave de la machine et, pis encore, l’esclave de l’offre et de la demande. La crise mondiale actuelle témoigne d’une manière particulièrement tragique combien ce dominateur fier et audacieux de la nature reste l’esclave des puissances aveugles de sa propre économie. La tâche historique de notre époque consiste à remplacer le jeu déchaîné du marché par un plan raisonnable, à discipliner les forces productives, à les contraindre d’agir avec harmonie en servant docilement les besoins de l’homme. C’est seulement sur cette nouvelle base sociale que l’homme pourra redresser son dos fatigué et –non seulement des élus– mais chacun et chacune, devenir un citoyen ayant plein pouvoir dans le domaine de la pensée.

    Mais cela n’est pas encore l’extrémité du chemin. Non, ce n’en est que le commencement. L’homme se désigne comme le couronnement de la création. Il y a certains droits. Mais qui affirme que l’homme actuel soit le dernier représentant le plus élevé de l’espèce homo sapiens ? Non, physiquement comme spirituellement, il est très éloigné de la perfection, cet avortement biologique dont la pensée est malade et qui ne s’est créé aucun nouvel équilibre organique.

    Il est vrai que l’humanité a plus d’une fois produit des géants de la pensée et de l’action qui dépassent les contemporains comme des sommets sur des chaînes de montagne. Le genre humain a droit d’être fier de ses Aristote, Shakespeare, Darwin, Beethoven, Goethe, Marx, Edison, Lénine, Mais pourquoi ceux-ci sont-ils si rares ? Avant tout, parce qu’ils sont issus à peu près sans exception des classes les plus élevées et moyennes. Sauf de rares exceptions, les étincelles du génie sont étouffées dans les profondeurs opprimées du peuple, avant qu’elles puissent même jaillir. Mais aussi parce que le processus de génération, de développement et d’éducation de l’homme resta et reste en son essence le fait du hasard ; non éclairé par la théorie et la pratique, non soumis à la conscience et à la volonté.

    L’anthropologie, la biologie, la physiologie, la psychologie ont rassemblé des montagnes de matériaux pour ériger devant l’homme dans toute leur ampleur les tâches de son propre perfectionnement corporel et spirituel et de son développement ultérieur. Par la main géniale de Sigmund Freud, la psychanalyse souleva le couvercle du puits nommé poétiquement “l’âme” de l’homme. Et qu’est-il apparu ? Notre pensée consciente ne constitue qu’une petite partie dans le travail des obscures forces psychiques. De savants plongeurs descendent au fond de l’Océan et y photographient de mystérieux poissons. Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, elle doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l’âme et les soumettre à la raison et à la volonté.

    Quand il aura terminé avec les forces anarchiques de sa propre société, l’homme travaillera sur lui-même dans les mortiers, dans les cornues du chimiste. Pour la première, fois, l’humanité se considérera elle-même comme une matière première, et dans le meilleur des cas comme un produit semi-achevé physique et psychique. Le socialisme signifiera un saut du règne de la nécessité dans le règne de la liberté, aussi en ce sens que l’homme d’aujourd’hui plein de contradictions et sans harmonie frayera la voie à une nouvelle race plus heureuse.
    Notes

    [1] Personnage de la pièce d’Henrik Ibsen, l’Ennemi du peuple.

    [2]1 déciatine : environ 180 ares.

  • Le 100e anniversaire de la révolution russe approche!

    U.R.S.S. LÈnine, Trotski et autres personnalitÈs lors du troisiËme anniversaire de la rÈvolution d'octobre 1917. 7 novembre 1920.

    L’an prochain, nous commémorerons les 100 ans de la révolution russe. Distorsions et mensonges historiques seront légion à la télévision et dans la presse. Il flottera comme un parfum de guerre froide. Pourquoi donc est-il toujours aussi important pour l’establishment de trainer dans la boue cet événement ? C’est que les capitalistes du monde entier craignent qu’une révolution similaire ne se reproduise un jour.

    Un héritage fondamental

    Le passé recèle des trésors d’expériences et de leçons. Marx et Engels avaient ainsi analysé la révolution française de 1789 pour comprendre le flux et le reflux révolutionnaire. Dans le même but, Lénine et Trotsky avaient quant à eux étudié la Commune de Paris de 1871 ou encore la première révolution russe de 1905. De la même manière que les généraux reviennent avec attention sur les batailles passées afin d’améliorer leur technique, nous devons apprendre de l’expérience de la classe ouvrière. Et la révolution russe de 1917 fut rien de moins que le tournant le plus fondamental de l’histoire de l’Humanité.

    Cette année-là, les travailleurs ont pris le pouvoir entre leurs propres mains en démontrant concrètement qu’un autre monde était bel et bien possible. Cette expérience n’a malheureusement pas été aussi loin qu’initialement espéré. La première des conquêtes obtenues par la Révolution russe – l’économie planifiée – a permis à la Russie jusque-là économiquement arriérée de faire de gigantesques bonds en avant. D’autres acquis importants virent le jour grâce à la révolution, comme le droit laissé aux minorités à disposer d’elles-mêmes ou encore de nombreux droits pour les femmes et les personnes LGBT qui ne purent voir le jour que des décennies plus tard dans le reste du monde, sous l’impact de luttes acharnées. L’isolement de la jeune république soviétique a puissamment favorisé l’émergence et l’arrivée au pouvoir de la bureaucratie personnifiée par Joseph Staline, le fossoyeur de la révolution.

    En ces temps où la jeunesse et les travailleurs remettent de plus en plus en cause le système d’exploitation capitaliste, l’étude de la révolution russe est d’une importance cruciale pour acquérir une meilleure vision de la manière dont un mouvement se développe. Cette expérience a magnifiquement démontré l’importance du rôle de la classe ouvrière – même dans un pays économiquement arriéré – et de la construction de ses instruments de lutte, au premier rang desquels un parti révolutionnaire. C’est l’absence de ce dernier élément dans d’autres pays qui permet de comprendre pourquoi la puissante vague révolutionnaire qui a déferlé sur le reste du monde à ce moment-là s’est brisée sur la digue de réaction capitaliste.

    Comprendre le monde pour le changer

    Durant toute l’année 2017, le PSL va organiser toute une série d’événements locaux et nationaux destinés à revenir en profondeur sur les divers aspects de la révolution russe. Différents livres et brochures seront également publiés, parmi lesquels la monumentale Histoire de la révolution russe de Léon Trotsky. Il ne faut pas y voir de la nostalgie, mais au contraire une soif d’apprendre pour que les prochains combats titanesques de la classe des travailleurs puissent enfin déboucher sur un avenir à jamais débarrassé de l’exploitation, de la guerre, de la misère et des catastrophes écologiques.

  • Retour sur la crise de Suez de 1956

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    Le 5 novembre 1956, les paras britanniques et français descendent sur Port Saïd, en Égypte, afin de prendre contrôle de l’accès au canal de Suez. Deux mois plutôt, devant une foule enthousiaste, le président égyptien Gamal Abdel Nasser avait déclaré : ‘‘nous défendrons notre liberté. J’annonce la nationalisation du canal de Suez.’’ Il est bien entendu utile de revenir sur la crise de Suez et sur le Nassérisme, particulièrement au vu du processus de révolution et de contre-révolution qui s’est enclenché au Moyen Orient et en Afrique du Nord en 2011.

    Par Dave Carr, Socialist Party (CIO-Angleterre et Pays de Galles)

    La Grande-Bretagne, la France et les Etats-Unis avaient refusé d’accorder à l’Égypte un emprunt pour la construction du barrage d’Assouan, un projet qui avait pour objectif de rendre l’eau disponible toute l’année, d’étendre les surfaces irriguées, d’améliorer la navigation sur le fleuve et de produire de l’électricité. Nasser a répliqué qu’il prendrait les 100 millions de dollars de revenus du canal de Suez afin de financer le projet.

    Cette nationalisation a, bien entendu, glacé le sang de l’impérialisme britannique et français. Nasser avait maintenant le contrôle d’un passage stratégique par où défilaient les stocks de pétrole arabe vers l’occident. De plus, il commençait à obtenir de plus en plus de soutien de la part des ouvriers et paysans pauvres dans toute la région. Ces mouvements menaçaient directement les régimes fantoches de différents du Moyen-Orient.

    Après 1945, les ouvriers et paysans du monde colonial étaient entrés dans un nouveau stade de leur lutte anti-impérialiste et pour la libération nationale et sociale. Les jours de la domination directe des vieilles puissances coloniales étaient désormais comptés.

    Le Premier ministre britannique Anthony Eden avait été encouragé par son gouvernement conservateur pour tenter de remettre le royaume britannique plus fortement en avant sur la scène internationale. Malgré le déclin économique et politique grandissant de l’impérialisme britannique consécutif à la seconde guerre mondiale, Eden pensait que la Grande-Bretagne pouvait jouer un rôle de premier plan dans le cours des grands évènements mondiaux. La classe dirigeante française pensait elle aussi qu’il était possible de redorer le blason de la gloire coloniale du pays. Mais l’approche brutale de l’impérialisme français au cours des guerres coloniales avait conduit à la défaite de la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie, déjà entamée, allait elle-aussi bientôt se solder par une cuisante défaite conduisant au retrait du pays.

    Réaction occidentale

    ‘‘Nous bâtirons ce barrage avec les crânes des 120.000 ouvriers égyptiens qui ont donné leur vie pour la construction du canal’’. Cette déclaration de Nasser avait constitué, pour les ouvriers et les chômeurs des bidonvilles du Caire et d’Alexandrie ainsi que pour la population de la région entière, une attraction énorme.

    La réaction de l’occident était prévisible. Tant au Parlement britannique qu’au Parlement français, Nasser a été comparé à Mussolini et Hitler. En Grande –Bretagne, les médias bourgeois et les parlementaires conservateurs n’avaient de cesse de parler de ‘‘Nasser-Hitler’’, tandis que les parlementaires travaillistes ou libéraux demandaient eux-aussi des mesures contre l’Égypte. Le Premier Ministre Eden ne le désirait que trop, et les avoirs du canal de Suez ont été immédiatement gelé dans les banques britanniques. Il s’agissait de presque deux tiers des revenus du canal.

    Le dirigeant du Parti Travailliste Hugh Gaitskell a soutenu le gouvernement conservateur auprès des Nations Unies, et a même déclaré qu’une intervention armée n’était pas à exclure contre Nasser. Le Premier Ministre français Guy Mollet promettait lui aussi une sévère riposte.

    Le gouvernement britannique a tout d’abord voulu montrer qu’il désirait résoudre la crise de façon diplomatique. Une conférence de 24 pays maritimes a été convoquée à Londres afin de discuter de la ‘‘menace contre la libre navigation internationale’’. Pendant ce temps, l’armée appelait les réservistes, et une grande force navale a commencé à se rassembler.

    En réponse, Nasser a lancé un appel pour une grève internationale de solidarité à l’occasion du début de la conférence. Le 16 août, des grèves massives ont donc eu lieu en Libye, en Égypte, en Syrie, en Jordanie et au Liban, ainsi que de plus petites actions de solidarité au Soudan, en Irak, en Tunisie et au Maroc. Partout, les ambassades britanniques et françaises étaient assaillies par des manifestants.
    La conspiration

    Le président américain Eisenhower, en pleine campagne électorale, a refusé de soutenir toute intervention militaire franco-britannique. L’impérialisme américain était en fait engagé dans un bras de fer avec les impérialismes français et britanniques pour gagner de l’influence dans le Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

    Le prétexte servant à intervenir en Égypte a été une intervention israélienne armée dans le Sinaï, négociée au préalable avec les gouvernements français et britanniques. Les troupes britanniques et françaises sont ensuite venues s’interposer entre les troupes israéliennes et égyptiennes pour ‘‘protéger’’ le canal de Suez.

    Les représentants des gouvernements israéliens, français et britanniques s’étaient réunis secrètement le 24 octobre dans le voisinage de Paris, à Sèvres, et un pacte avait été conclu lors de cette réunion. Le Ministre des Affaires étrangères britannique, Anthony Nutting, a plus tard ouvertement expliqué que l’intervention britannique faisait partie d’une ‘‘conspiration commune avec les Français et les Israélien’’. Les Protocoles de Sèvres stipulaient que ‘‘L’État hébreu attaquera l’Égypte le 29 octobre 1956 dans la soirée et foncera vers le canal de Suez. Profitant de cette agression ‘surprise’, Londres et Paris lanceront le lendemain un ultimatum aux deux belligérants pour qu’ils se retirent de la zone du canal. Si l’Égypte ne se plie pas aux injonctions, les troupes franco-britanniques entreront en action le 31 octobre.’’

    Israël a utilisé le prétexte d’attaques transfrontalières de Palestiniens et du fait que le port d’Eilat avait été fermé par Égyptiens, et sont donc passé à l’offensive le 29 octobre. Le lendemain, comme convenu, les Français et les Britanniques lançaient un ultimatum commun pour imposé aux deux pays de se retirer à une quinzaine de kilomètres du canal.

    L’Égypte a bien entendu refusé cet ultimatum hypocrite. Les troupes britanniques et françaises sont donc intervenues. Les aéroports égyptiens ont été attaqués et, le 5 novembre, la zone de canal a été envahie. 1.000 Égyptiens, principalement des civils, sont décédés lors de l’invasion de Port Saïd.

    La défaite

    Le mouvement ouvrier s’est mobilisé contre cette intervention et, à Londres, une grande manifestation s’est tenue à Trafalgar Square. Lorsque les manifestants sont parvenus aux environs de Downing Street, où réside le Premier Ministre, des confrontations avec la police ont eu lieu.

    Au même moment, une révolte ouvrière éclatait en Hongrie, contre la dictature stalinienne, et cette révolte a été écrasée par les tanks soviétiques. Le même jour, l’Égypte était envahie.

    Les conséquences internationales ont été extrêmes. Les plupart des pays arabes ont rompu leurs relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne et la France. Le pipeline britannique de Syrie a été saboté et l’Arabie Saoudite a bloqué les exportations pétrolières destinées à la Grande-Bretagne tandis que les USA exigeaient un retrait d’Égypte. L’Union Soviétique menaçait elle aussi de représailles.
    La faiblesse économique et politique de l’impérialisme britannique a été révélé au grand jour à la lumière de ces événements. Le canal de Suez a été bloqué, des navires coulés. Très vite, l’essence a dû être rationnée en Grande Bretagne. De leur côté, les Etats-Unis ont refusé d’accorder un emprunt au pays, et ont empêché le gouvernement britannique d’en avoir un de la part du FMI. La Livre britannique a chuté, et ses réserves de monnaie étrangères ont rapidement été épuisées.

    Après six semaines, les troupes britanniques et françaises ont dû quitter l’Egypte, en pleine déroute, de même que les troupes israéliennes. Nasser est apparu comme le grand vainqueur qui avait humilié l’impérialisme. En Grande Bretagne, le Premier Ministre Eden a été brisé politiquement et moralement, et a dû démissionner.

    Après la crise de Suez, le processus révolutionnaire dans la région a connu un nouveau dynamisme.

    Qu’est ce que le nassérisme?

    Nasser est parvenu au pouvoir après un coup d’Etat militaire contre le monarque corrompu Farouk, renversé en 1952. Le Roi Farouk était une marionnette de l’occident, et plus particulièrement de l’impérialisme britannique.

    A ce moment, 6% de la population du pays détenait 65% des terres cultivables tandis que 72% de la population devait se contenter de seulement 13% de la terre. Il y avait des millions de paysans sans terre ou de chômeurs, obligés de vivre dans les bidonvilles du Caire et d’Alexandrie. Les occupations de terres et les grèves s sont développées, mais aucune formation politique des travailleurs n’était en mesure de conduire les ouvriers et les paysans dans la lutte pour le pouvoir. Le colonel Nasser a profité de ce vide politique.

    Ce dernier a opéré diverses réformes, tout en laissant le capitalisme intact. Il recourait à une rhétorique socialiste afin d’obtenir le soutien des ouvriers, mais n’a en même temps pas hésité à arrêter et à faire fusiller des dirigeants de grève. Il désirait recevoir l’appui des puissances occidentales, mais s’est finalement appuyé sur la bureaucratie soviétique en contrepoids contre l’impérialisme. Cet exercice d’équilibre dans son propre pays et face aux pouvoirs étrangers a assuré qu’il devienne un dictateur avec des caractéristiques de type bonapartiste.

    => Pour en savoir plus: Nasser et le nationalisme arabe

  • 1936. France, Espagne: Les révolutions qui auraient pu changer l’Histoire

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    Alors que se préparait la seconde guerre mondiale et ses atrocités, l’année 1936 a été riche en événements notamment en France et en Espagne qui ont constitué un véritable sursaut, un témoignage de la hardiesse et du courage des masses, malgré la baisse drastique de leurs conditions de vie. Dans les suites de la crise économique mondiale de 1929, les faillites sont nombreuses, les salaires réels baissent, les classes moyennes s’appauvrissent… C’est ce qui a constitué un terreau pour les forces fascistes et réactionnaires, ces mêmes forces que les travailleurs vont affronter lors des mouvements de grève de masse. Leur audace n’aura d’égale que la couardise et l’incapacité des soi-disant dirigeants des partis «communistes», réformistes ou anarchistes, dont les politiques erratiques ont permis aux capitalistes d’écraser les organisations ouvrières sous un talon de fer et de se maintenir ainsi au pouvoir.

    Par Cécile R. (Gauche Révolutionnaire, CIO-France)

    En France, la riposte des travailleurs

    front_populaire_02Cette année, dans le mouvement contre la loi «Travail», on a pu voir de nombreuses pancartes remerciant « les grévistes de 1936 » pour les congés payés. Effectivement ce n’est certainement pas grâce au gouvernement du Front Populaire que nous avons eu ces acquis… eux qui ont appelé les travailleurs à « arrêter [la] grève », précisément parce que la vague de grèves de mai-juin 1936 était telle que les travailleurs organisés auraient pu prendre le pouvoir !

    Après le coup d’État fasciste manqué du 6 février 1934 et la grève générale qui s’ensuivit le 12 février (un million de grévistes rien qu’en région parisienne), le PCF abandonne sa politique sectaire, notamment envers la SFIO, afin de rompre son isolement. Il s’agit pour sa direction de ne pas se couper des masses afin de pouvoir garder ses positions.

    Il prône désormais une politique de rapprochement avec les forces soi-disant «démocratiques », la SFIO… et le parti Radical, défenseur inconditionnel du capitalisme français. Le PCF offre de grosses concessions aux Radicaux – comme retirer complètement du programme les nationalisations..

    Les grandes grèves et les occupations d’usines

    La poussée des travailleurs à l’action se développe et les grèves, les affrontements avec les bandes fascistes, se multiplient. Les élections le 21 avril et 3 mai voient la victoire large du Front populaire. Le 1er mai (qui n’est pas férié à l’époque) est un jour de grèves massives. Contre la répression syndicale qui s’ensuit, des grèves ont lieu pour demander la réintégration des syndicalistes licenciés. Cela commence à l’usine Bréguet, au Havre (il y a des traditions qui ne datent pas d’hier). Le mouvement s’étend peu à peu, incorporent des revendications propres aux lieux de travail – usines, chantiers – et demandent la réduction du temps de travail (semaine de 40 heures), le droit à avoir des délégués syndicaux, des hausses de salaires… Ce sont les travailleurs eux-mêmes, grâce à leurs grèves, qui arrachent ces droits. Dans de nombreuses entreprises l’occupation des lieux se fait souvent spontanément, mais de manière bien organisée. Même Léon Blum soulignera la «majesté calme» avec laquelle les travailleurs occupaient leur lieu de travail, dont le ravitaillement était assuré par les familles et municipalités «Front populaire». Le 24 mai 1936, 500 000 personnes manifestent au cimetière du Père Lachaise en commémoration de la Commune de Paris de 1871. Trotsky écrira : « les masses ouvrières sont en train de créer, par leur action directe, une situation révolutionnaire » (L’étape décisive, 5 juin 1936).

    Les négociations de Matignon le 7 juin débouchent sur des accords non contraignants qui doivent constituer la base de négociations branche par branche. Sont concédés deux semaines de congés payés, les conventions collectives que le gouvernement actuel s’évertue à massacrer, le principe de la semaine de 40 heures et des augmentations de salaire de 7 à 15%. Rien de tout cela n’était dans le programme du « Front Populaire ».

    Mais le mouvement est loin d’être fini : les accords de Matignon sont parfois vus comme un encouragement, d’autres fois comme insuffisants – parfois, suite à leur grève, les travailleurs ont obtenu plus d’augmentation de salaire. Les chefs de la CGT, sous pression du patronat, essaient de reprendre le contrôle du mouvement et dans de nombreuses branches, essaient d’empêcher la grève de prendre. Pourtant celle-ci s’étend encore. Les fascistes sont réduits à l’impuissance complète, la police ou l’armée ne peuvent être envoyées pour briser les occupations, trop risqué…

    Le pouvoir à portée de main

    La question du pouvoir se pose très concrètement pour des travailleurs qui par millions sentent bien la nécessité pour eux d’aller plus loin. On estime que jusqu’à 3 millions ont participé aux grèves. La question se posait, non pas d’améliorer temporairement les conditions de vie de la classe ouvrière (les augmentations de salaire concédées seront annulées en quelques mois par l’inflation) mais réellement d’en finir avec l’exploitation !

    Mais pour le PCF, « il ne s’agit pas pour les travailleurs de contester en fait le droit de propriété des entrepreneurs » (Monmousseau, député PCF et dirigeant CGT)… Cette ligne conduira les travailleurs à la défaite, et ce malgré le formidable esprit révolutionnaire qui animait les masses alors. Petit à petit la bourgeoisie, sentant le plus gros de la vague passé, reprendra confiance, n’aura plus besoin des éléments plus à gauche dans le gouvernement, et repassera à l’offensive. La semaine de 40 heures sera démantelée dès 1938, le mouvement ouvrier de plus en plus réprimé, jusqu’à l’interdiction du PCF en 1939. La guerre pouvait commencer.

    Les travailleurs d’Espagne à l’offensive

    cw3En Espagne aussi, un Front Populaire est élu en février 1936. Les luttes ouvrières avaient connu une accélération dans la précédente période. En 1934, la grève générale dans la région des Asturies aboutit à la formation de milices ouvrières qui y prennent le pouvoir du 5 au 18 octobre, mais, isolée, elle fut brutalement écrasée – 3000 morts. Pourtant les luttes continuent, et c’est une classe ouvrière à l’offensive qui voit l’élection d’un gouvernement regroupant le PC, le PSOE, des partis libéraux et républicains et des nationalistes catalans et basques un an et demi plus tard.

    Les masses n’attendent pas le gouvernement et sa lenteur parlementaire. Des occupations d’usines et de terres ont lieu. Des patrons connus pour leurs liens avec les fascistes sont virés, les syndicalistes licenciés sont réintégrés, les travailleurs mettent en place une semaine de travail de 40 heures. 30 000 prisonniers politiques sont relâchés. Dans les cinq mois suivant les élections, 113 grèves générales locales ont lieu !

    Des milices ouvrières

    Mais les fascistes complotaient et tentèrent une rébellion le 17 juillet au Maroc espagnol. Alors que le gouvernement tergiverse avec les fascistes, les travailleurs comprennent bien plus instinctivement la menace. Des centaines de milliers d’entre eux sortent, manifestent, demandent des armes mais le gouvernement appelle au calme et refuse de les donner. Pourtant, les travailleurs se faisaient déjà massacrer – à Séville, les fascistes allaient de porte en porte pour assassiner les syndicalistes. Face à cet immobilisme, le 19 juillet, les baraquements militaires de Barcelone sont envahis par les travailleurs.

    Héroïquement, ils se battent comme des lions et l’insurrection fasciste est écrasée en 24 heures. La ville est prise par les milices ouvrières en 48 heures, elles s’emparent de la Catalogne,… bientôt quatre cinquièmes du pays sont aux mains des travailleurs et de leurs comités armés.

    Mais pas de conseils ouvriers démocratiques

    Malheureusement les comités ne fonctionnent pas comme les conseils ouvriers qui avaient permis la révolution de 1917 en Russie et l’établissement de l’État ouvrier soviétique. En Espagne, ils fonctionnaient en fonction des partis et des syndicats, et non sous le contrôle démocratique des travailleurs à travers des représentants élus et révocables. Les anarchistes, qui dirigeaient la CNT, qui avait une base de masse, restaient campés sur une position anti-État, et n’avaient pas posé devant les masses la tâche de construire un État ouvrier qui aurait signifié l’arrêt de mort du capitalisme en Espagne : « renoncer à la conquête du pouvoir c’est le laisser volontairement à ceux qui l’ont, aux exploiteurs » avertira Trotsky. Rajoutant à la confusion, ils participent à des gouvernements locaux en coalition avec des partis bourgeois, en Catalogne et même au gouvernement central de Caballero. Cette confusion existera aussi chez le Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (POUM), un parti de gauche fondé entre autres par d’anciens trotskystes, ce qui contribuera à désorienter les masses. Ce parti était pourtant passé de 1000 à 70000 membres dans le courant de l’année 1936.

    Révolution,contre-révolution

    Des éléments de double pouvoir existaient (milices ouvrières paysannes et aussi tribunaux révolutionnaires élus qui organisent la confiscation des biens, notamment ceux immenses de l’Église catholique, remise en marche de la production, collectivisation des terres à certains endroits…) qui rendaient la construction d’un État ouvrier effectivement possible, si ce n’avait été pour la stratégie erronée d’unification avec des partis bourgeois sous prétexte de « défendre la république ».

    Une marge de manoeuvre est ainsi laissée au PCE et au PSOE, avec la formation d’un nouveau gouvernement de collaboration de classes, au nom de la défense de la république, et avec l’objectif d’étouffer la révolution. Les comités de défense, les comités de soldats sont dissous. Toutes les institutions bourgeoises sont rétablies. Le PCE contrôle désormais les Brigades internationales. En mai 1937, une attaque majeure sur Barcelone réussit à écraser les milices contrôlées par la CNT ; en juin, le POUM est aussi interdit et ses dirigeants arrêtés.

    Parallèlement, Staline va progressivement ôter le soutien logistique de l’URSS et, de fait, finir de livrer les travailleurs à la contre-révolution. On estime que 200 000 personnes sont mortes pendant la guerre civile et à peu près autant dans les années qui suivirent. En 1939 Franco vainc définitivement, des milliers de travailleurs seront impitoyablement poursuivis, condamnés à mort ou à l’exil.

    Effets internationaux

    Les événements en France et en Espagne ont eu des répercussions internationales fortes. Ainsi en 1936 en Belgique, une grève générale, avec un pic d’un demi-million de grévistes le 18 juin, a pu également gagner la semaine de 40 heures, des augmentations de salaires, la reconnaissance syndicale. Même en Allemagne, la presse nazie a dans un premier temps exagéré les grèves, dans l’objectif de démontrer le «chaos » de l’influence «bolchévique» en France… mais les travailleurs allemands voyaient plutôt d’un bon oeil les acquis gagnés par les travailleurs français ! En Russie même, les travailleurs et les jeunes ont été exaltés par la révolution espagnole et la lutte contre le fascisme. Les jeunes envoyaient des lettres demandant à être envoyés en Espagne pour combattre les fascistes.

    La bureaucratie stalinienne sent monter une opposition croissante à son régime anti-démocratique et à sa position privilégiée. L’établissement d’une démocratie ouvrière en Europe aurait pu mettre fin au dogme du « socialisme dans un seul pays » prôné par les staliniens pour apaiser les capitalistes européens. Leurs trahisons permettront à Staline de contre-attaquer en lançant, à travers les procès de Moscou (le premier se tiendra du 19 au 24 août 1936), le début des purges contre toute l’opposition de gauche. En août, Trotsky finalise son oeuvre, La Révolution trahie. Les révolutions française et espagnole n’auront pas l’opportunité d’établir des démocraties ouvrières basées sur des conseils de travailleurs comme ce fut originellement en Russie en 1917. Et c’est bien leur écrasement qui a pavé la voie au triomphe de la réaction, à quarante ans de dictature franquiste et à la nouvelle boucherie de la seconde guerre mondiale… deux décennies après celle qui devait déjà être la «Der des Ders».

    Apprendre de l’Histoire

    Les livres d’Histoire officiels, du moins ceux où ces grands événements révolutionnaires figurent encore, ne mettent pas en avant l’héroïsme dont les masses ont fait preuve. Des millions de jeunes et de travailleurs s’en trouveraient inspirés – tout particulièrement à l’heure où nombre d’entre eux sont à la recherche d’un moyen de «changer les choses». Contrairement à ce que pensent les pessimistes et les cyniques, les masses ne sont « endormies » que dans leur imaginaire. Au lieu d’attendre et de se plaindre, c’est à chaque instant qu’il faut montrer la voie vers la lutte collective, et le socialisme.

    Aujourd’hui, la situation mondiale est instable. Les inégalités sans précédent, la destruction de l’environnement par des multinationales avides de profits et les gouvernements à leur service, les guerres.., accentuent un rejet du système. La classe dirigeante est aux abois, des révolutions sont à l’ordre du jour. La lutte des classes, particulièrement quand les masses ouvrières et la jeunesse font irruption avec fracas sur le devant de la scène, est toujours le moteur de l’Histoire.

    Les riches événements de 1936, doivent être popularisés et étudiés : l’énergie formidable déployée par les masses peut déplacer des montagnes, pour peu qu’elles disposent d’une direction et d’un programme clairs pour la prise du pouvoir, l’éradication de la propriété privée des moyens de production et d’échange et l’établissement d’une société socialiste démocratique.

  • Octobre 1996. Le mouvement blanc fait vaciller un système pourri jusqu’à la moelle

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    Il y a 20 ans, la Belgique était en émoi. Une semaine d’actions spontanées et de manifestations locales, la plus grande étant celle de Gand avec 25.000 participants, a débouché sur le point d’orgue de la Marche Blanche. Ce jour-là, le 20 octobre, 300.000 personnes défilèrent à Bruxelles. Pour reprendre le contrôle de la situation, l’establishment a utilisé tout ce qui est imaginable, du cardinal au roi. Retour sur ce mouvement..

    Par Geert Cool

    Une explosion de colère

    Des milliers de personnes qui sortent spontanément en rue, des écoles qui se vident, des entreprises qui entrent en grève,… Tout ça parce qu’un juge d’instruction est démis d’un dossier. 20 ans après, ça a l’air bizarre. Dans les commémorations officielles, l’élément de mouvement de masse ne sera sans doute pas mis en avant. L’affaire Dutroux en 1996, ces fillettes enlevées et abusées, a choqué et consterné tout le monde. Lorsqu’il s’est avéré que l’enquête sur cette affaire faisait face à beaucoup de difficultés, la colère a explosé.

    L’élément déclencheur, ce fut le retrait du dossier des mains du juge d’instruction Jean-Marc Connerotte sur base du prétexte qu’il avait mangé une assiette de spaghettis lors d’une soirée de soutien aux fillettes disparues et qu’il n’était donc pas “impartial”. Aux yeux de beaucoup, cet Arrêt ‘‘spaghetti’’ signifiait que quelqu’un de ferme et intègre avait été mis de côté par les rouages bureaucratiques de l’establishment judiciaire. La crainte était grande que cette affaire ne soit étouffée comme, entre autres, celle du groupe terroriste des “tueurs du Brabant” et d’autres incidents des années 1980.

    La colère visait tout le système. La justice, la police mais aussi les médias avaient perdu toute la confiance de la population. Une série de frustrations accumulées s’aggloméraient ensemble. Les ouvriers de VW-Forest se sont mis en mouvement en stoppant le travail le lundi 14 octobre, un exemple bien vite suivi partout dans le pays. Le mardi, les premières actions d’écoliers prirent place avec le soutien des travailleurs, des étudiants,…

    Une semaine de manifestations spontanées et de protestation massive suivit. L’establishment perdit partiellement le contrôle de la situation et lança des appels désespérés aux écoliers pour qu’ils réintègrent les cours et aux ouvriers pour qu’ils retournent au travail. Tous les éléments de l’establishment se sont mélangés dans ces appels, du gouvernement au roi en passant par l’église. Tous avaient peur du mouvement. C’est pourquoi la Marche blanche, la mobilisation nationale organisée à la hâte le 20 octobre, a dû être apolitique. Les partis traditionnels n’avaient, en effet, aucun contrôle sur les idées politiques qui se développaient dans le mouvement. L’ampleur, la spontanéité et la vitesse du mouvement avaient surpris l’ensemble de l’establishment.

    Organiser le mouvement et lui donner une direction

    Le PSL, qui s’appelait encore ‘‘Militant’’ à l’époque, est intervenu énergiquement autour du slogan “Ce système est pourri jusqu’à la moëlle” pour que la méfiance à l’égard du fonctionnement de la justice devienne une remise en cause de l’ensemble de la société. Là où nous en avions la possibilité, à Gand surtout, nous avons pris l’initiative, avec d’autres, de donner une direction au mouvement tant au niveau du contenu que de la pratique. Un appel à une manifestation commune pour le vendredi 18 octobre a suivi. Des tracts ont été distribués sur les lieux de travail, entrainant parfois directement des grèves. L’appel a été popularisé par des actions quotidiennes de la jeunesse. Je me souviens comment nous avons animé, avec quelques membres du PSL, des manifestations d’étudiants et d’écoliers à Gand pendant toute la semaine qui regroupaient très vite des centaines voire des milliers de jeunes.

    La vitesse à laquelle ce mouvement est né et le thème de son élément déclencheur ont contribué à la confusion. Ainsi, à un moment donné, on s’est retrouvés avec quelques centaines d’écoliers qui criaient des slogans comme ‘‘Etat de droit ? Attrape-nigauds!” tandis qu’un autre groupe d’écoliers criait face à ce slogan ‘‘Vive l’état de droit’’ et que d’autres criaient que Dutroux devait recevoir la peine de mort. En allant ensemble en rue et en discutant, il a été possible, à petite échelle, de mettre en avant des revendications claires et d’amener tout le monde à une grande action commune. Cela a contribué à la manifestation de 25.000 participants à Gand le vendredi 18 octobre où le slogan “Ce système est pourri jusqu’à la moëlle” était véritablement central. C’était la plus grande manifestation après la Marche blanche nationale et a montré sur le plan local, ce qui aurait été possible si le mouvement ouvrier avait pris des initiatives nationalement.

    La récupération

    Tout au long de la semaine, le mouvement a de plus en plus été porté par des travailleurs et leurs familles, généralement sans conscience de classe mais en tant que parents, en tant qu’enfants. Mais il était possible de rendre conscient ce qui était inconscient. Là où nous avions des forces, nous avons joué un rôle en ce sens. Un mot d’ordre des directions syndicales aurait suffi pour donner une orientation au mouvement et pour continuer à le développer. Le PSL défendait la nécessité d’un appel à la grève générale et à la formation de comités d’action pour la préparer. Cela aurait ainsi été une action sous contrôle de la base. Mais la direction syndicale partageait avec les politiciens la peur d’une grève générale.

    L’establishment a ainsi pu récupérer le mouvement. Par manque de direction du mouvement ouvrier, les parents des enfants disparus ont souvent été, à contrecœur, bombardés comme leaders et porte-paroles. Ils étaient dans tous les médias et soudain, les portes du palais royal se sont ouvertes à eux. Le premier ministre de l’époque, Jean-Luc Dehaene, a déclaré des années plus tard que l’intervention du roi Albert au cours de ces semaines a été sa plus belle réussite : “Albert a alors évité une révolte.” L’establishment a tout fait pour transformer la Marche blanche en un défilé funéraire apolitique. Mais ils n’étaient pas tranquilles : le gouvernement n’a pas osé se montrer à la Marche blanche. En même temps, la répression était en cours : j’ai pu m’en apercevoir lorsque j’ai été arrêté avec quelques autres à Bruxelles avant même le début de la Marche pour possession de tracts. La liberté d’expression n’était pas à l’ordre du jour.

    20 ans après la colère contre la justice de classe qui défend les intérêts de riches, le seuil pour accéder à la justice est encore plus haut pour Monsieur tout le monde (TVA sur frais d’avocat, droits de greffe plus élevés, moyens insuffisants pour le système pro deo,…). Les grands fraudeurs qui planquent leur capital au Panama s’en sortent, les grandes affaires de fraude arrivent à prescription tandis que de plus en plus de méthodes de poursuite existent contre le commun des mortels alors que le seuil pour aller en justice pour s’y opposer est toujours plus élevé. Il n’est absolument pas question de contrôle démocratique sur la justice.

    La vitesse et l’ampleur du Mouvement blanc sont aussi une réponse à ceux qui pensent que des mouvements de masse ne sont pas à l’ordre du jour dans notre pays. Il y a encore beaucoup de poches de mécontentement prêtes à éclater en protestation de rue à la première occasion. Cela peut être le cas autour de thèmes auxquels on ne pense pas immédiatement.

    Le manque d’implication active de la direction syndicale a fait que le caractère de classe du mouvement n’était pas clair. D’autres couches de la société ont également pris part au mouvement. Mais ce n’est pas une donnée statique. Le patronat a vite décroché quand il y a eu des actions de grève. La classe moyenne a auparavant joué un rôle actif dans la diffusion d’affiches des enfants disparus et avait de la sympathie pour les actions mais n’avait pas la main sur la direction du mouvement. De nombreux intellectuels ont mis en avant de manière condescendante le caractère “populaire”.

    Le mouvement a reçu un caractère de masse après la grève de Volkswagen à Forest et était de plus en plus porté par les ouvriers et leurs familles. La Marche blanche a montré le potentiel des travailleurs. A cet égard, il est essentiel pour les forces de gauche de rendre conscient ce qui ne l’est pas et de donner une perspective au mouvement d’un point de vue de classe.

  • La Tendance Militant : ‘‘Better break the law than break the poors"

    militant-1988-rally-stageDes idées considérées comme dépassées ont faire leur retour dans les médias britanniques. On a pu lire des articles et assister à des débats au sujet des nationalisations, du socialisme,… mais aussi du trotskysme, en référence aux partisans du révolutionnaire Léon Trotsky. Il a notamment beaucoup été question de la Tendance Militant, le groupe autour duquel s’est constitué en 1974 le Comité pour une Internationale Ouvrière (dont le PSL est la section belge) et qui se nomme aujourd’hui le Socialist Party.

    Ce courant politique fut fondé en 1964 autour du journal ‘‘Militant’’. Pendant des années, ce groupe représenta l’aile marxiste du Labour, à un moment où l’implication d’une base ouvrière pouvait mettre pression sur la direction du parti. Il devint la principale force révolutionnaire du pays à la fin des années ’70. Dans les années ’80, la Tendance Militant disposait de trois élus travaillistes au Parlement et d’une influence de masse auprès des jeunesses travaillistes, parmi certains syndicats et dans certaines localités, parmi lesquelles Liverpool.

    militantLa Tendance Militant a joué un rôle central dans la rébellion de la ville de Liverpool, qui est parvenue à arracher 60 millions £ du gouvernement de Thatcher pour construire 5.000 logements sociaux, ouvrir six nouvelles crèches, quatre collèges, six centres de loisirs et bien plus encore grâce à une approche audacieuse à l’intérieur du conseil municipal combinée à des manifestations massives, au secteur public en grève générale et à la grève des mineurs qui se déroulait en même temps. Margaret Thatcher a réagi avec brutalité, a engagé un bras de fer de cinq ans avec le conseil municipal, ponctué de grèves générales dirigées par la Tendance Militant et impliquant plus de 30 000 salariés de la ville. Thatcher a même un temps pensé envoyer l’armée. Finalement, c’est la trahison du Labour qui a été décisive. Mais c’est une campagne de boycott de masse d’un nouvel impôt (la Poll Tax) initiée par la Tendance Militant qui l’a poussée vers la sortie. 18 millions de Britanniques avaient suivi l’appel au boycott de la Poll Tax et le Parti conservateur décida alors de la laisser tomber. Comme le disait le slogan de nos camarades : ‘‘Plutôt briser la loi que briser les pauvres.’’

    Suite au virage à droite de la social-démocratie consécutif à la chute du Mur de Berlin et à une véritable chasse aux sorcières engagée dans le Labour, le Tendance Militant en est sortie pour constituer par la suite le Socialist Party qui, tout en défendant un programme basé sur la révolution socialiste, n’a jamais arrêté de défendre la construction d’un outil politique large pour les travailleurs et la jeunesse.

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    [MEETINGS] Révolte en Grande Bretagne – Le Parti Travailliste & Jeremy Corbyn

    corbyn_afficheLa lutte pour un parti de la classe des travailleurs – Quelle pertinence pour la résistance sociale en Belgique ?

    Meetings avec
    – Roger Bannister. Militant du syndicat Unison et du Socialist Party (successeur de Militant) à Liverpool.
    – Nicolas Croes. Rédacteur en chef de Lutte Socialiste

    => Plus d’informations

    • Ven. 14/10 Bruxelles – 19h, Pianofabrief, 35 rue du Fort, Saint Gilles (sur Facebook)
    • Sa. 15/10 Liège – 19h, Fédé, 24 place du XX Août (sur Facebook)
    • Di. 16/10 Mons – 14h, Etage du café Le Central, Grand Place (sur Facebook)

    Une initiative du Parti Socialiste de Lutte & des Etudiants de Gauche Actifs – Entrée: Donation libre

  • Comment la grève générale de 1936 a imposé les congés payés

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    1936. En Allemagne, les nazis sont au pouvoir et une politique anti-ouvrière brutale est menée. Chez nous aussi, l’extrême-droite fait une percée lors des élections du 24 mai 1936. En Espagne et en France, ce sont des gouvernements de gauche, mais qui – entre autres, sur insistance de la Russie stalinienne – refusent de casser avec le capitalisme et restent ainsi pris en entaille par la crise capitaliste. La colère est grande et cherche à s’exprimer.

    Par Geert Cool

    Une vague de grèves spontanées de la base

    Lors de la campagne électorale, deux militants du syndicat socialiste des transports BTB-UBOT ont été assassinés par des militants d’extrême-droite : Albert Pot et Theofiel Grijp. Une grève de 24 heures le jour de leurs funérailles était insuffisante aux yeux de nombreux militants. Cette violence mortelle n’était pas seule visée. Les salaires ne suivaient pas l’augmentation des prix et les conditions de vie des travailleurs étaient mises à mal depuis des années.

    La direction du BTB s’est vue contrainte, sous pression de la base – avec, entre autres, une bagarre devant les locaux du BTB au Paardenmarkt – d’appeler à une grève avec pour revendications centrales : la semaine des 40 heures, une augmentation salariale générale, un salaire minimum de 32 francs par jour et six jours de congés payés annuels. Les leaders syndicaux ont reconnu que la grève “débordait la direction”.

    La grève s’est ensuite étendue à d’autres secteurs : les réparateurs de bateaux, le secteur du diamant, … et à partir du 9 juin, les mines de charbon, le secteur du métal, etc. La FN-Herstal a été occupée par le personnel ; la première grande occupation d’entreprise de l’Histoire sociale belge, à l’initiative de militants combatifs qui s’étaient insurgés pendant le mouvement de grève de 1932.
    Les centres de gravité du mouvement se trouvaient à Anvers, Liège et dans le Borinage. Les militants avaient répondu à l’unisson aux tentatives de division communautaire par le slogan: “Mon prénom est flamand ou wallon, mon nom est ouvrier.” Le nombre de grévistes est monté à un demi-million. Le gouvernement s’est vu contraint, pour la première fois dans l’Histoire nationale, de se concerter avec les directions syndicales et les employeurs.

    Gouvernement et patronat doivent faire des concessions

    Si le gouvernement et les employeurs ont fait des concessions en 1936, ce n’était pas par sens social, mais parce qu’ils avaient le couteau de la grève sous la gorge.

    Une augmentation de salaire de 7 à 8 % a été obtenue, ainsi que l’instauration d’un salaire minimum légal, de la semaine de 40 heures dans les mines et le droit à 6 jours de congés payés. Dans plusieurs secteurs, des commissions paritaires ont été instaurées pour la première fois (pour la concertation entre employeurs et travailleurs). Les dirigeants syndicaux nationaux ont proposé de reprendre le travail à partir du 24 juin, mais la grève s’est encore poursuivie à plusieurs endroits.
    Le 8 juillet 1936, la loi sur les congés payés était une réalité. Des actions ont cependant encore été nécessaires pour qu’elle soit appliquée dans tous les secteurs. Les actions de grève qui ont conduit à l’obtention des congés payés ont fait des blessés et même un mort : une femme de Quaregnon est tombée sous les balles de la gendarmerie qui tirait arbitrairement suite à des confrontations précédentes avec les grévistes.

    Comment la gauche peut-elle se construire dans les mouvements ?

    Des militants de gauche – dont des activistes du Parti Communiste de Belgique (PCB), mais aussi d’autres courants, ont connu une influence croissante durant cette période. De son côté, la social-démocratie était dans le gouvernement et entendait y rester après les élections. Des leaders syndicaux alliés – certains siégeaient au parlement au nom du POB – freinaient aussi des quatre fers.
    Après la scission du PCB en 1928 (lorsque les partisans de Trotsky ont été exclus) et le choc de la récession économique, la gauche était très affaiblie. La grève de 1932 a marqué un tournant avec une augmentation du poids syndical des militants de gauche. Sur le plan politique, cela s’est limité à une timide croissance du PCB.

    La radicalisation des années précédant 1936 a surtout bénéficié, sur le plan politique, à la base du POB. Le “plan De Man”, un programme se limitant à des réformes par la voie parlementaire, a suscité un grand espoir de changement. Trotsky a proposé d’émettre une critique politique de ce Plan, mais aussi “de montrer à une couche d’ouvriers la plus large possible que, tant que la bourgeoisie tente de contrecarrer le Plan, nous lutterons à leurs côtés pour les aider à traverser cette expérience. Nous partagerons avec eux toutes les difficultés de la lutte, mais ce que nous ne partagerons pas, ce sont les illusions qui y sont liées.” La critique du Plan ne devait pas mener à l’augmentation de la “passivité des ouvriers” en donnant une “prétendue justification théorique”, mais au contraire à renforcer les forces révolutionnaires.

    Un petit groupe de trotskystes belges, surtout organisés à Charleroi, a construit à la base du POB un front unique. Ils collaboraient avec le courant de gauche ‘Action Socialiste’ qui a vite été placé devant un choix : une cassure révolutionnaire ou l’acceptation du capitalisme. Spaak, entre autres, a choisi la dernière option et a été récompensé par des postes de ministre et la fonction de secrétaire général de l’OTAN. Sous la houlette de Walter Dauge et l’influence de trotskystes, une partie a choisi la cassure révolutionnaire avec le capitalisme. Ce groupe a été exclu du POB et a formé le Parti Socialiste Révolutionnaire avec environ 800 membres et une implantation et influence dans le Hainaut. Ainsi, Dauge a obtenu une majorité aux élections communales à Flénu, le roi a alors refusé de le nommer bourgmestre.

    La défaite en Espagne et le fait que le mouvement français ne s’est pas développé ont fait que la phase ascendante de la lutte des classes a été stoppée en 1936. Cela a offert plus d’espace aux développements contre-révolutionnaires. Cela a, avec la guerre qui approchait, rendu difficile la consolidation de la nouvelle organisation trotskyste en Belgique.

    Le mouvement offensif de 1936 a mené à une victoire. De plus, cela a amené la question d’alternatives politiques. Le prestige international de l’Union soviétique a aussi fait que c’est surtout le POB qui a tiré profit de ce mouvement. Mais les trotskystes aussi ont pu devenir un facteur d’importance, là où ils répondaient audacieusement à la radicalisation et aux mouvements de masse sans faire de concessions sur leur détermination programmatique.

  • [Archives] 1989: La chute du Mur de Berlin. Histoire d’une révolution manquée.

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    L’histoire est généralement écrite par les vainqueurs. Aucun hasard, donc, dans le fait que d’innombrables reportages, articles de journaux et livres consacrés aux événements de 1989 soient marqués de l’empreinte de la classe capitaliste régnante.

    Dossier de Tanja Niemeier (texte initialement publié en 2009)

    On parle donc de la fin d’une dictature brutale, de la victoire « de la démocratie et des libertés » ou encore de la réunification d’une nation divisée pendant 40 ans. Inévitablement, il est aussi question du courage de la population de RDA (la République Démocratique Allemande) qui s’est à l’époque soulevée pour mettre fin au régime bureaucratique. La réunification de l’Allemagne sur base capitaliste vient ensuite naturellement couronner la lutte – effectivement courageuse et admirable – du mouvement de masse.

    Mais ce 20e anniversaire survient alors que l’économie capitaliste est en pleine crise. Les conséquences de celle-ci ne sont pas encore sensibles pour chacun, mais une grande partie des travailleurs et des jeunes sont bien conscients que ce sera à eux de payer. La colère monte et la crise de légitimité du système prend de l’ampleur. Mais la version stalinienne du socialisme qui a pris fin il y a une vingtaine d’années a, elle aussi, subi une lourde crise de légitimité. La population désirait plus de démocratie, plus de liberté,… Quelle est dès lors l’alternative? Tant en 1989 qu’en 2009, voilà la question centrale à laquelle il est nécessaire de s’efforcer de répondre.

    «Le socialisme a échoué», «Marx est mort, Jésus vit». Ces déclarations qui ont fait le tour du monde immédiatement après la chute du Mur ont marqué la conscience de la classe ouvrière internationale. La chute du Mur de Berlin symbolise communément la chute du ‘socialisme’ (en réalité le stalinisme). Le globe a été remodelé et la gauche s’est retrouvée réduite à un état de frustration et de démotivation. Le virage à droite déjà en cours au sein de la social-démocratie (les PS et autres partis sociaux-démocrates et travaillistes) et des directions syndicales s’est fortement accentué. Pour tous ceux qui aujourd’hui sont à la recherche d’une alternative économique et idéologique au capitalisme, il est crucial de parvenir à une juste compréhension de ces événements.

    Glasnost et Perestroïka

    Le contexte international est le point de départ à prendre afin de bien comprendre la naissance du mouvement de protestation responsable des développements révolutionnaires en RDA d’octobre 1989 à janvier/février 1990.

    Dans les pays du Bloc de l’Est, l’économie n’était pas organisée selon les principes du marché ‘libre’ mais selon ceux d’une économie planifiée. Les moyens de production n’étaient pas dans les mains du privé et la maximalisation des profits n’était pas l’objectif de la production. Les transports en commun, le logement, l’enseignement, les livres, la nourriture et même les jouets ou encore les fleurs étaient disponible à bas prix. Mais l’économie était bureaucratiquement planifiée et ne connaissait que fort peu de participation et de contrôle de la part des travailleurs et des usagers. Tout était centralement planifié d’en haut. Faute de démocratie, cette planification rigide et bureaucratique a abouti à de nombreuses pénuries (notamment incarnée par des délais de 10 ans pour obtenir une voiture ou de 8 ans pour un téléphone) ainsi que parfois à une mauvaise qualité des produits. Dans les années ’80, la bureaucratie s’était développée au point de constituer un frein total sur l’économie planifiée de la plupart des pays. Les pénuries devenaient de plus en plus alarmantes et le PIB était en perte de vitesse rapide.

    En 1985, Michail Gorbatchev est arrivé au pouvoir en Union Soviétique. Son programme de Glasnost (ouverture) et de Perestroïka (réforme), considéré comme «un nouveau vent frais» par beaucoup de gens, est en fait le premier pas vers la restauration capitaliste. Les illusions sont nombreuses face à ces changements qui surviennent en URSS et face à la tolérance d’une certaine forme de discussion publique qui s’installe, y compris en Allemagne de l’Est.

    Tout d’un coup, des critiques se font ouvertement entendre, aux terrasses des cafés et ailleurs. Elles portent surtout sur le manque de droits démocratiques et l’absence de liberté de circulation. Mais elles révèlent les préoccupations qu’éprouvent les gens face à la situation économique. Les premières petites actions de protestation commencent alors. L’église est souvent au «centre» pour l’opposition, vu son statut spécial. La bureaucratie, en alerte, recourt à la répression.

    Le mécontentement se manifeste

    Au printemps 1989, deux évènements précipitent le mouvement de masse révolutionnaire. Le 2 mai, la Hongrie ouvre sa frontière avec l’Autriche. Pour la première fois depuis longtemps, la possibilité existe de quitter la RDA sans grandes difficultés. D’autre part, le 7 mai, se tiennent les élections communales. Étant donné que de plus en plus de critiques ouvertes sont formulées contre le régime, il est clair pour la population que le soutien réel pour le régime stalinien de RDA est devenu très faible. Quand le résultat des élections est rendu public, c’est la stupéfaction: les 98,77% obtenus par les candidats du gouvernement sont une provocation. La colère est profonde et, le soir même, 1.500 manifestants descendent dans les rues de Berlin-Est.

    L’exaspération monte encore suite à ce qui se passe en Chine. Le 4 juin, les protestations des étudiants et des travailleurs sont écrasées dans un bain de sang Place Tienanmen. Ces événements sont suivis dans le monde entier. En Allemagne de l’Est, ces nouvelles ont un arrière-goût amer: le régime de la RDA approuve la répression. Dans Neue Deutschland, le journal de propagande de la bureaucratie, on peut lire à ce sujet: «elle (la répression] a été une réponse nécessaire face à l’émeute d’une minorité». Un tel scénario semble donc possible en RDA en cas de protestations.

    L’exode – «wir wollen raus»

    En août et septembre 1989, le nombre d’Est-allemands qui décident de fuir la RDA via la Hongrie et la Tchécoslovaquie augmente brusquement. Fin septembre déjà, 25.000 personnes, dont beaucoup de jeunes, ont quitté le pays. En octobre 57.000 autres les suivent et, durant la seule première semaine de novembre, 9.000 personnes quittent la RDA chaque jour. A l’intérieur du mouvement de contestation, des questions surgissent inévitablement : «Que va-t-il se passer si tout le monde part? L’économie va-t-elle s’effondrer du fait du manque de main d’œuvre? Nous ne voulons pas partir. Ce sont nos maisons. Mais nous voulons du changement. Nous voulons que quelque chose arrive.» Mais l’exode n’est pas le seul phénomène à avoir le vent en poupe; la participation aux manifestations suit elle aussi une courbe ascendante.

    La bureaucratie tente encore de tenir bon. Le 1er octobre, les festivités pour les 40 ans de la RDA sont l’occasion pour la bureaucratie de montrer sa puissance avec une grandiose fête autoglorificatrice. A la veille de celle-ci, la répression des manifestations est sévère : 1.300 manifestants sont arrêtés.

    Les premiers désaccords commencent alors à apparaître au sein même du régime. Pour la sixième «manifestation du lundi» à Leipzig, la tension est à son comble. Au minimum 70.000 manifestants sont là, la plus grande mobilisation à ce jour. En face, aucune réaction du régime, aucune répression. Pour le mouvement, c’est une victoire, un signe de faiblesse de la bureaucratie. Sa confiance renouvelée, le mouvement devient alors plus offensif.

    Erich Honecker, Premier ministre de l’époque et porte-parole du régime, en est la première victime. Il est sacrifié par le régime pour tenter de calmer le mouvement. Le 17 octobre, il apprend son licenciement pour «raisons de santé».

    Les manifestations du lundi: «Wir bleiben hier– Wir sind das Volk»

    Mais plutôt que se s’apaiser, le mouvement s’étend et se radicalise. Les slogans principaux deviennent «Nous restons ici» et «Nous sommes le peuple». Les manifestations du lundi continuent à grandir. Le 9 octobre, 70.000 personnes défilent. Elles sont 120.000 le 16, 250.000 le 23 et jusqu’à 300.000 le 30. Sur le plan géographique également, le mouvement est en pleine croissance. Les masses entrent alors sur la scène politique et le régime est victime de divisions internes. Il s’agit là de deux caractéristiques essentielles d’une révolution.

    Aucune revendication ne réclame alors la restauration du capitalisme ou l’unification avec la République Fédérale Allemande. Il est question de plus de démocratie, d’élections libres et de la fin du régime du parti unique du SED (Parti Socialiste Unifié d’Allemagne) qui est bétonné dans la Constitution. A chaque manifestation on peut entendre l’Internationale chantée par les manifestants. Dans une interview accordée à la BBC, Jens Reich, une figure dirigeante du courant d’opposition Nouveau Forum, déclare même : «Selon moi, la RDA peut continuer à exister en tant qu’entité indépendante au sein de l’Europe. Nous sommes un pays socialiste et voulons le rester. Naturellement des réformes et des changements sont nécessaires, mais la réunification allemande n’est pas à l’ordre du jour. Je ne pense pas que ce serait réaliste ou souhaitable.»

    «C’est une manifestation socialiste»

    L’apogée du mouvement révolutionnaire survient le 4 novembre, à Berlin, lors d’une manifestation qui réunit de 500.000 à 1 million de personnes. Là encore, aucun doute n’est possible quant au caractère socialiste du mouvement. S’il est exact que se trouvent pour la première fois des banderoles avec les slogans de «Allemagne, mère patrie», ce sont des cas fort isolés. Par contre, tout au devant du cortège, une banderole déclare: «C’est une manifestation socialiste». Un des orateurs, l’écrivain Stefan Heym, appelle ainsi au développement d’un véritable socialisme, d’un socialisme qui reste fidèle à son nom. D’autres parlent de socialisme à visage humain, terme faisant référence au soulèvement du Printemps de Prague de 1968 contre la bureaucratie stalinienne en Tchécoslovaquie.

    Les orateurs comprennent encore des représentants du SED, dont Gregor Gysi (aujourd’hui à la tête de la formation Die Linke). Ces derniers montrent de la compréhension pour les manifestants et leurs demandes de réformes, mais tentent en même temps de faire accepter le remplacement d’Enrich Honecker par un autre bureaucrate vivement critiqué, Egon Krenz, comme un changement suffisant.

    Personne ne demande de retour au capitalisme. Les banderoles se réfèrent à la révolution socialiste d’octobre 1917 en Russie: «Longue vie à la révolution d’Octobre de 1989», mais aussi et surtout abordent des revendications qui expriment, consciemment ou inconsciemment, le besoin d’une révolution politique: «Non aux privilèges», «Des privilèges pour tous», «Utilisez votre pouvoir – création de conseils ouvriers», «Contre le socialisme de monopole, pour un socialisme démocratique», «Des élections libres. Maintenant!»

    A ce moment, le régime, totalement isolé du reste de la société, est dans l’incapacité de continuer à fonctionner. Le pouvoir est dans la rue. Les mots d’ordre de cette manifestation, à la fois concrets et fermes, peuvent être les premiers pas pour appliquer en pratique un programme de révolution politique. Malheureusement, à la fin de la manifestation, les orateurs se contentent d’appeler les gens à rentrer chez eux et à éviter certaines stations de tram et de métro pour ne pas faire trop de bruit… La manifestation du 4 novembre illustre les forces et les faiblesses de cette révolution. Ce mouvement a été en mesure non seulement de mobiliser les masses, mais aussi de faire vaciller le vieux régime. Les masses ont pu sentir leur propre force. Mais le mouvement a gardé un caractère spontané, sans structure d’organisation. Aucune des principales courants d’opposition n’a mis en avant un programme et une stratégie pour concrétiser ce fameux «socialisme démocratique à visage humain». L’idée de l’auto-organisation des masses pour prendre en main leur vie quotidienne dans leurs entreprises, à l’école, à l’université, dans les quartiers,… reste du domaine de l’abstrait. Là où ont surgi des conseils ou des comités, le manque de coordination est trop important pour parvenir à un fonctionnement national. Aucune véritable structure de pouvoir n’émerge pour remplacer l’ancienne. Les conséquences de cette situation sont lourdes et néfastes pour la révolution.

    La chute du Mur

    La manifestation du 4 novembre est une claire illustration du pouvoir des masses. La reconnaissance officielle de l’opposition et l’annonce d’élections pour le mois de mai 1990 auraient été impossibles à obtenir sans la pression de la manifestation. Le 9 novembre, la population est-allemande arrache la liberté de circuler. Le Mur de Berlin s’effondre.

    Entre le 9 et le 19 novembre, 9 millions de personnes visitent Berlin-Ouest ou l’Allemagne de l’Ouest (soit presque la moitié des habitants de la RDA). Seules 50.000 d’entre elles décident de ne pas rentrer. Un sondage d’opinion montre que 87% des sondés veulent continuer à vivre en RDA.

    Le gouvernement ouest-allemand et l’élite capitaliste ont observé attentivement ces évènements tout au long des derniers mois. Le 22 août, le chancelier CDU de l’époque, Helmut Kohl, affirmait qu’il n’avait aucun intérêt à déstabiliser l’Allemagne de l’Est. Mais, dès novembre, le gouvernement ouest-allemand commence à appuyer l’idée d’une réunification sur base capitaliste. La crainte est grande qu’une mobilisation socialiste de masse à l’Est n’ait également des conséquences sur la conscience de la classe ouvrière occidentale.

    Les Tables Rondes

    Si la bureaucratie de la SED est à ce moment affaiblie et isolée, l’opposition souffre d’irrésolution. Malgré toutes les critiques exprimées contre le régime, le Nouveau Forum déclare: «(…) La manière dont la SED gère les choses n’est pas bonne. Mais le Nouveau Forum n’est pas en mesure de reprendre le gouvernement et, pour cette raison, il est finalement préférable que le gouvernement travaille avec l’opposition»

    C’est ainsi que se constituent les Tables Rondes, une aide apportée au régime au moment où la répulsion de la population à son endroit atteint des sommets. Car la fin de la censure a révélé des faits jusqu’alors tenus secrets, comme le niveau de vie de l’élite bureaucratique et l’ampleur des écoutes et de la surveillance de la Stasi (sécurité d’Etat).

    La revendication «Assez du régime, assez du SED» était certes présente à chaque manifestation. Mais la colère que provoque les révélations sur le style de vie décadent de l’élite bureaucratique change le rôle joué jusque là par la classe ouvrière en tant que force organisée. Jusque là, les manifestations ont lieu principalement le soir et les week-ends. Les travailleurs y sont présents en masse, mais ils considèrent ces actions comme une activité de soirée, après avoir été travailler.

    Cette attitude est l’expression de la conscience des travailleurs. Malgré les critiques, une loyauté ainsi qu’un certain sens des responsabilités existent face à la production économique. Sans propriété privée des moyens de production, les grèves ne peuvent toucher que la population elle-même, et plus particulièrement encore au moment où sévissent des difficultés économiques et une pénurie de main d’œuvre.

    La révélation des énormes moyens gaspillés par l’élite, dont le niveau de vie est comparable à celui d’une classe capitaliste occidentale, est une gifle en plein visage. Les travailleurs passent alors à des actions de grève pour déstabiliser le régime. Des discussions se développent aussi pour la mise en place d’un syndicat démocratique et combatif. Une grève générale est annoncée pour le 11 décembre, mais elle n’aura pas lieu. Tant le gouvernement que l’opposition y sont opposés car une grève générale aurait provoqué un large débat parmi les travailleurs dans tout le pays quant aux différents types de société. L’opportunité existe à ce moment de lancer un début de démocratisation de la planification et de la production. L’absence de direction conséquente assure la victoire du camp capitaliste.

    Le début de la contre-révolution

    L’attitude hésitante du mouvement d’opposition et sa participation aux Tables Rondes avec la SED permet au gouvernement ouest-allemand de Kohl de se profiler comme l’opposant le plus conséquent au régime de la RDA. En conséquence, le nombre de drapeaux allemands aux manifestations augmente, de même que le nombre de voix réclamant la réunification.

    A la Table Ronde de fin novembre, il apparaît que 59.000 des 85.000 personnes employées par la Stasi sont toujours en service et que le système informatique est inutilisable. De grandes manifestations prennent d’assaut les bâtiments de la Stasi, événements qui approfondissent encore la haine contre le régime.

    L’ennemi principal reste toutefois l’élite bureaucratique. Lors des manifestations suivantes, les banderoles s’en prennent au SED, entre-temps rebaptisé PDS (Parti du Socialisme Démocratique): «Parti Des Staliniens», «Parti De la Stasi» ou encore «Privilèges, Domination, Stagnation».

    Afin de calmer les esprits et par peur de la grève générale imminente, les élections sont avancées au 18 mars. Sous la pression d’une très mauvaise situation économique, les groupes d’opposition ne voient pas d’autre alternative que d’introduire dans l’économie des éléments capitalistes. Les élections débouchent sur une victoire inattendue de l’ « Alliance pour l’Allemagne » d’Helmut Kohl. A côté de ses 42,8%, les 16,4% du PDS font pâle figure. Ce résultat, combiné à la propagande ouest-allemande qui fait l’apologie d’une économie de marché sociale, ouvre la voie à la réunification de l’Allemagne sur une base capitaliste le 3 octobre 1990.

    20 ans plus tard, il est clair que pour l’immense majorité des Est-allemands, l’avenir doré tant promis n’est pas arrivé. La classe ouvrière est-allemande garde toujours de bons souvenirs des éléments positifs de l’économie planifiée, même après l’expérience de 20 ans de capitalisme. En septembre 2005, le magazine Der Spiegel a publié un sondage d’opinion très frappant. 73% des Est-allemands interrogés approuvaient la critique du capitalisme de Karl Marx et 66% disaient que «le socialisme est une belle idée qui a été mal appliquée dans le passé».

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