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Tag: Histoire
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Trotsky : "Pourquoi Staline l’a-t-il emporté ?"
En 1917 se déroula la révolution qui porta pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité les masses exploitées au pouvoir. Hélas, à cause de l’arriération de la jeune République Soviétique héritée de l’ancien régime tsariste et des destructions dues à la Première Guerre Mondiale et à la guerre civile, à cause aussi de l’isolement du premier Etat ouvrier suite à l’échec des révolutions dans les autres pays – et plus particulièrement en Allemagne – une bureaucratie a su émerger et usurper le pouvoir.Staline a personnifié ce processus, tandis que Trotsky, proche collaborateur de Lénine et ancien dirigeant de l’insurrection d’Octobre et de l’Armée Rouge, a été la figure de proue de ceux qui étaient restés fidèles aux idéaux socialistes et qui, tout comme Trotsky lui-même en 1940, l’on bien souvent payé de leur vie.
Dans ce texte de 1935 qui répond aux questions de jeunes militants français, Trotsky, alors en exil, explique les raisons de la victoire de la bureaucratie sur l’opposition de gauche (nom pris par les militants communistes opposés à la dérive bureaucratiques et à l’abandon des idéaux socialistes et internationalistes par l’Union Soviétique).
Il explique aussi pourquoi il n’a pas utilisé son prestige dans l’Armée Rouge – qu’il avait lui-même mis en place et organisée pour faire face à la guerre civile – afin d’utiliser cette dernière contre la caste bureaucratique.
Derrière cette clarification d’un processus majeur lourd de conséquences pour l’évolution ultérieure des luttes à travers le monde se trouvent aussi la question du rôle de l’individu dans le cours historique ainsi qu’une réponse à la maxime « la fin justifie les moyens », deux thèmes qui n’ont rien perdu de leur actualité.
Pourquoi Staline l’a-t-il emporté ? Par léon Trotsky
« Comment et pourquoi avez vous perdu le pouvoir ? », « comment Staline a-t-il pris en main l’appareil ? », « qu’est-ce qui fait la force de Staline ? ». La question des lois internes de la révolution et de la contre-révolution est posée partout et toujours d’une façon purement individuelle, comme s’il s’agissait d’une partie d’échec ou de quelque rencontre sportive, et non de conflits et de modifications profondes de caractère social. De nombreux pseudo-marxistes ne se distinguent en rien à ce sujet des démocrates vulgaires, qui se servent, en face de grandioses mouvements populaires, des critères de couloirs parlementaires.
Quiconque connaît tant soit peu l’histoire sait que toute révolution a provoqué après elle la contre-révolution qui, certes, n’a jamais rejeté la société complètement en arrière, au point de départ, dans le domaine de l’économie, mais a toujours enlevé au peuple une part considérable, parfois la part du lion, de ses conquêtes politiques. Et la première victime de la vague réactionnaire est, en général, cette couche de révolutionnaire qui s’est trouvée à la tête des masses dans la première période de la révolution, période offensive, « héroïque ». […]
Les marxistes savent que la conscience est déterminée, en fin de compte, par l’existence. Le rôle de la direction dans la révolution est énorme. Sans direction juste, le prolétariat ne peut vaincre. Mais même la meilleure direction n’est pas capable de provoquer la révolution, quand il n’y a pas pour elle de conditions objectives. Au nombre des plus grands mérites d’une direction prolétarienne, il faut compter la capacité de distinguer le moment où on peut attaquer et celui où il est nécessaire de reculer. Cette capacité constituait la principale force de Lénine. […]
Le succès ou l’insuccès de la lutte de l’opposition de gauche (1) contre la bureaucratie a dépendu, bien entendu, à tel ou tel degré, des qualités de la direction des deux camps en lutte. Mais avant de parler de ces qualités, il faut comprendre clairement le caractère des camps en lutte eux-mêmes ; car le meilleur dirigeant de l’un des camps peut se trouver ne rien valoir pour l’autre camp, et réciproquement. La question si courante et si naïve : « pourquoi Trotsky n’a-t-il pas utilisé en son temps l’appareil militaire contre Staline ? » témoigne le plus clairement du monde qu’on ne veut ou qu’on ne sait pas réfléchir aux causes historiques générales de la victoire de la bureaucratie soviétique sur l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat…
Absolument indiscutable et d’une grande importance est le fait que la bureaucratie soviétique est devenue d’autant plus puissante que des coups plus durs se sont abattus sur la classe ouvrière mondiale (2). Les défaites des mouvements révolutionnaires en Europe et en Asie ont peu à peu miné la confiance des ouvriers soviétiques dans leur allié international. A l’intérieur du pays régnait toujours une misère aiguë (3). Les représentants les plus hardis et les plus dévoués de la classe ouvrière soit avaient péris dans la guerre civile, soit s’étaient élevés de quelques degrés plus hauts, et, dans leur majorité, avaient été assimilés dans les rangs de la bureaucratie, ayant perdu l’esprit révolutionnaire. Lassée par les terribles efforts des années révolutionnaires, privée de perspectives, empoisonnée d’amertume par une série de déceptions, la grande masse est tombée dans la passivité. Une réaction de ce genre s’est observée, comme nous l’avons déjà dit, après chaque révolution. […] […] L’appareil militaire […] était une fraction de tout l’appareil bureaucratique et, par ses qualités, ne se distinguait pas de lui. Il suffit de dire que, pendant les années de la guerre civile, l’Armée Rouge absorba des dizaines de milliers d’anciens officiers tsaristes (4).
[…] Ces cadres d’officiers et de fonctionnaires remplirent dans les premières années leur travail sous la pression et la surveillance directe des ouvriers avancés. Dans le feu de la lutte cruelle, il ne pouvait même pas être question d’une situation privilégiée pour les officiers : le mot même était rayé du vocabulaire. Mais après les victoires remportées et le passage à la situation de paix, précisément l’appareil militaire s’efforça de devenir la fraction la plus importante et privilégiée de tout l’appareil bureaucratique. S’appuyer sur les officiers pour prendre le pouvoir n’aurait pu être le fait que de celui qui était prêt à aller au devant des appétits de caste des officiers, c’est-à-dire leur assurer une situation supérieure, leur donner des grades, des décorations, en un mot à faire d’un seul coup ce que la bureaucratie stalinienne a fait progressivement au cours des dix ou douze années suivantes. Il n’y a aucun doute qu’accomplir un coup d’Etat militaire contre la fraction Zinoviev-Kaménev-Staline (5), etc., aurait pu se faire alors sans aucune peine et n’aurait même pas coûté d’effusion de sang ; mais le résultat d’un tel coup d’Etat aurait été une accélération des rythmes de cette même bureaucratisation et bonapartisation, contre lesquels l’opposition de gauche entrait en lutte.La tâche des bolcheviques-léninistes, par son essence même, consistait non pas à s’appuyer sur la bureaucratie militaire contre celle du parti, mais à s’appuyer sur l’avant-garde prolétarienne et, par son intermédiaire, sur les masses populaires, et à maîtriser la bureaucratie dans son ensemble, à l’épurer des éléments étrangers, à assurer sur elle le contrôle vigilant des travailleurs et à replacer sa politique sur les rails de l’internationalisme révolutionnaire. Mais comme dans les années de guerre civile, de famine et d’épidémie, la source vivante de la force révolutionnaire des masses s’était tarie et que la bureaucratie avait terriblement grandit en nombre et en insolence, les révolutionnaires prolétariens se trouvèrent être la partie la plus faible. Sous le drapeau des bolcheviques-léninistes se rassemblèrent, certes, des dizaines de milliers des meilleurs combattants révolutionnaires, y compris des militaires. Les ouvriers avancés avaient pour l’opposition de la sympathie. Mais cette sympathie est restée passive : les masses ne croyaient plus que, par la lutte, elles pourraient modifier la situation. Cependant, la bureaucratie affirmait : « L’opposition veut la révolution internationale et s’apprête à nous entraîner dans une guerre révolutionnaire. Nous avons assez de secousses et de misères. Nous avons mérité le droit de nous reposer. Il ne nous faut plus de « révolutions permanentes ». Nous allons créer pour nous une société socialiste. Ouvriers et paysans, remettez vous en à nous, à vos chefs ! » Cette agitation nationale et conservatrice s’accompagna, pour le dire en passant, de calomnies enragées, parfois absolument réactionnaires (6), contre les internationalistes, rassembla étroitement la bureaucratie, tant militaire que d’Etat, et trouva un écho indiscutable dans les masses ouvrières et paysannes lassées et arriérées. Ainsi l’avant-garde bolchevique se trouva isolée et écrasée par morceau. C’est en cela que réside tout le secret de la victoire de la bureaucratie thermidorienne (7). […]
Cela signifie-t-il que la victoire de Staline était inévitable ? Cela signifie-t-il que la lutte de l’opposition de gauche (bolcheviques-léninistes) était sans espoirs ? C’est poser la question de façon abstraite, schématique, fataliste. Le développement de la lutte a montré, sans aucun doute, que remporter une pleine victoire en URSS, c’est-à-dire conquérir le pouvoir et cautériser l’ulcère de bureaucratisme, les bolcheviques-léninistes n’ont pu et ne pourront le faire sans soutien de la part de la révolution mondiale. Mais cela ne signifie nullement que leur lutte soit restée sans conséquence. Sans la critique hardie de l’opposition et sans l’effroi de la bureaucratie devant l’opposition, le cours de Staline-Boukharine (8) vers le Koulak (9) aurait inévitable abouti à la renaissance du capitalisme. Sous le fouet de l’opposition, la bureaucratie s’est trouvée contrainte de faire d’importants emprunts à notre plate-forme (10). Les léninistes n’ont pu sauver le régime soviétique des processus de dégénérescence et des difformités du pouvoir personnel. Mais ils l’ont sauvé de l’effondrement complet, en barrant la route à la restauration capitaliste. Les réformes progressives de la bureaucratie ont été les produits accessoires de la lutte révolutionnaire de l’opposition. C’est pour nous trop insuffisant. Mais c’est quelque chose. »
Ce texte est tiré de : Trotsky, Textes et débats, présentés par Jean-Jacques Marie, Librairie générale Française, Paris, 1984.
- Opposition de gauche – bolcheviques-léninistes : On a tendance à séparer Lénine de la lutte contre la bureaucratie incarnée par le conflit entre Trotsky contre Staline et ses différents alliés successifs. Pourtant, la fin de la vie de Lénine est marquée par le combat commencé de concert avec Trotsky contre Staline, qu’il rencontrait à chaque fois qu’il voulait s’attarder sur un problème spécifique (constitution de l’URSS, monopole du commerce extérieur, affaire de Géorgie, transformation de l’inspection ouvrière et paysanne, recensement des fonctionnaires soviétiques,…). En 1923, Lénine paralysé, Staline s’est allié à Zinoviev et Kamenev contre Trotsky. La politique de la troïka ainsi créée à la direction du Parti Communiste s’est caractérisée par l’empirisme et le laisser aller. Mais dès octobre 1923, l’opposition de gauche a engagé le combat, c’est-à-dire Trotsky et, dans un premier temps, 46 militants du Parti Communiste connus et respectés de longue date en Russie et dans le mouvement ouvrier international. La base de leur combat était la lutte pour la démocratie interne et la planification (voir au point 10). Le terme de bolchevique-léninistes fait référence à la fidélités aux principes fondateurs du bolchevisme, principes rapidement foulé au pied par Staline et les bureaucrates alors qu’ils transformaient Lénine en un guide infaillible et quasi-divin. Le terme « trotskiste » a en fait été inventé par l’appareil bureaucratique comme une arme dans les mains de ceux qui accusaient Trotsky de vouloir détruire le parti en s’opposant à la « parole sacrée » de Lénine détournée par leurs soins.
- « des coups plus durs se sont abattus sur la classe ouvrière mondiale » Pour les révolutionnaires russes, la révolution ne pouvait arriver à établir le socialisme qu’avec l’aide de la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés. Lénine considérait par exemple qu’il fallait aider la révolution en Allemagne, pays à la classe ouvrière la plus nombreuse et la plus organisée, jusqu’à sacrifier le régime soviétique en Russie si la situation l’exigeait. Cependant, si la Révolution russe a bien engendré une vague révolutionnaire aux nombreuses répercussions, partout les masses ont échoué à renverser le régime capitaliste. En Allemagne, c’est cette crise révolutionnaire qui a mis fin à la guerre impérialiste et au IIe Reich. Mais, bien que cette période révolutionnaire a continué jusqu’en 1923, l’insurrection échoua en janvier 1919 et les dirigeants les plus capables du jeune Parti Communiste allemand, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, ont été ensuite assassinés. Quelques semaines plus tard, les républiques ouvrières de Bavière et de Hongrie ont également succombé dans un bain de sang. En France faute de direction révolutionnaire, le mouvement des masses a échoué à établir le socialisme, de même qu’en Italie où la désillusion et la démoralisation a ouvert la voie au fascisme. La stabilisation momentanée du capitalisme qui a suivit a cruellement isolé la jeune république des soviets et a favorisé l’accession au pouvoir de la bureaucratie. Quand sont ensuite arrivés de nouvelles opportunités pour les révolutionnaires sur le plan international, la bureaucratie avait déjà la mainmise sur l’Internationale Communiste. Ainsi, quand la montée de la révolution chinoise est arrivée en 1926, la politique de soumission à la bourgeoisie nationale et au Kouomintang de Tchang Kaï-Chek dictée par Moscou a eu pour effet de livrer les communistes au massacre. En mars 1927, quand Tchang-Kaï-Chek est arrivé devant la ville de Shangaï soulevée, le mot d’ordre de l’Internationale Communiste sclérosée était alors de déposer les armes et de laisser entrer les nationalistes. Ces derniers ont ainsi eu toute la liberté d’exécuter par millier les communiste et les ouvriers désarmés…
- « A l’intérieur du pays régnait toujours une misère aiguë. » En 1920, alors que la guerre civile devait encore durer jusqu’à l’été 1922, l’industrie russe ne produisait plus en moyenne que 20% de sa production d’avant-guerre, et seulement 13% en terme de valeur. A titre d’exemple, la production d’acier était tombée à 2,4% de ce qu’elle représentait en 1914, tandis que 60% des locomotives avaient été détruites et que 63% des voies ferrées étaient devenues inutilisables. (Pierre Broué, Le parti bolchevique, Les éditions de minuit, Paris, 1971). La misère qui découlait de ces traces laissées par la guerre impérialiste de 14-18 puis par la guerre civile entre monarchistes appuyés par les puissances impérialistes et révolutionnaires a mis longtemps à se résorber.
- « Durant la guerre civile, l’Armée Rouge absorba des dizaines de milliers d’anciens officiers tsaristes. » La dislocation de l’Etat tsariste et la poursuite de la participation de la Russie à la Première Guerre Mondiale entre le mois de février (où le tsarisme s’est effondré) et l’insurrection d’Octobre par les différents gouvernements provisoires avaient totalement détruit l’armée russe. Arrivés au pouvoir, les soviets durent reconstruire à partir de rien une nouvelle armée capable de défendre les acquis de la Révolution face aux restes des troupes tsaristes aidés financièrement et militairement par différentes puissances étrangères (Etats-Unis, France, Angleterre, Allemagne, Japon…). C’est à Trotsky qu’a alors été confiée la tâche de construire l’Armée Rouge. Face à l’inexpérience des bolcheviques concernant la stratégie militaire, Trotsty a préconisé d’enrôler les anciens officiers tsaristes désireux de rallier le nouveau régime. Approximativement 35.000 d’entre eux ont accepté au cours de la guerre civile. Ces « spécialistes militaires » ont été un temps encadrés par des commissaires politiques qui avaient la tâche de s’assurer que ces officiers ne profitent pas de leur situation et respectent les ordres du gouvernement soviétique.
- Fraction Zinoviev-Kaménev-Staline – Comme expliqué dans le premier point, Zinoviev et Kamenev, dirigeants bolcheviques de premier plan et de longue date, se sont alliés à Staline dès la paralysie de Lénine pour lutter contre Trotsky. Son combat contre la bureaucratisation du parti et de l’Etat les effrayait tout autant que sa défenses des idées de l’internationalisme, à un moment où ils ne voulaient entendre parler que de stabilisation du régime. Finalement, cette fraction volera en éclat quand la situation du pays et du parti forcera Zinoviev et Kamenev à reconnaître, temporairement, leurs erreurs. Ils capituleront ensuite devant Staline, mais seront tous deux exécutés lors du premier procès de Moscou en 1936.
- Calomnies enragées – Faute de pouvoir l’emporter par une honnête lutte d’idées et de positions, les détracteurs de l’opposition de gauche n’ont pas lésiné sur les moyens douteux en détournant et en exagérant la portée de passages des œuvres de Lénine consacrés à des polémiques engagées avec Trotsky il y avait plus de vingt années, en détournant malhonnêtement des propos tenus par Trotsky, en limitant le rôle qu’il avait tenu lors des journées d’Octobre et durant la guerre civile, ou encore en limitant ou en refusant tout simplement à Trotsky de faire valoir son droit de réponse dans la presse de l’Union Soviétique. Parallèlement, Lénine a été transformé en saint infaillible – son corps placé dans un monstrueux mausolée – et ces citations, tirées hors de leurs contextes, étaient devenues autant de dogmes destinés à justifier les positions de la bureaucratie. La calomnie, selon l’expression que Trotsky a utilisée dans son autobiographie, « prit des apparences d’éruption volcanique […] elle pesait sur les conscience et d’une façon encore plus accablante sur les volontés » tant était grande son ampleur et sa violence. Mais à travers Trotsky, c’était le régime interne même du parti qui était visé et un régime de pure dictature sur le parti a alors été instauré. Ces méthodes et manœuvres devaient par la suite devenir autant de caractéristiques permanentes du régime stalinien, pendant et après la mort du « petit père des peuples ».
- « bureaucratie thermidorienne » : Il s’agit là d’une référence à la Révolution française, que les marxistes avaient particulièrement étudiée, notamment pour y étudier les lois du flux et du reflux révolutionnaire. « Thermidor » était un mois du nouveau calendrier révolutionnaire français. Les journées des 9 et 10 thermidor de l’an II (c’est-à-dire les 27 et 28 juillet 1794) avaient ouvert, après le renversement de Robespierre, Saint-Just et des montagnards, une période de réaction qui devait déboucher sur l’empire napoléonien.
- Staline-Boukharine – En 1926, l’économie ainsi que le régime interne du parti étaient dans un état tel que Kamenev et Zinoviev ont été forcés de reconnaître leurs erreurs. Ils se sont alors rapproché de l’opposition de gauche pour former ensemble l’opposition unifiée. Staline a alors eu comme principal soutien celui de Boukharine, « l’idéologue du parti », dont le mot d’ordre était : « Nous devons dire aux paysans, à tous les paysans, qu’ils doivent s’enrichir ». Mais ce n’est qu’une minorité de paysan qui s’est enrichie au détriment de la majorité… Peu à peu politiquement éliminé à partir de 1929 quand Staline a opéré le virage de la collectivisation et de la planification, Boukharine a ensuite été exécuté suite au deuxième procès de Moscou en 1938.
- Koulak – Terme utilisé pour qualifier les paysans riches de Russie, dès avant la révolution. Ses caractéristiques sont la possession d’une exploitation pour laquelle il emploie une main d’œuvre salariée, de chevaux de trait dont il peut louer une partie aux paysans moins aisés et de moyens mécaniques (comme un moulin, par exemple).
- « la bureaucratie s’est trouvée contrainte de faire d’importants emprunts à notre plate-forme » – Dès 1923, devant la crise dite « des ciseaux », c’est-à-dire le fossé grandissant entre les prix croissants des biens industriels et la diminution des prix des denrées agricoles, Trotsky avait mis en avant la nécessité de la planification afin de lancer l’industrie lourde. A ce moment, la Russie était encore engagée dans la nouvelle politique économique (NEP), qui avait succédé au communisme de guerre en 1921 et avait réintroduit certaines caractéristiques du « marché libre » pour laisser un temps souffler la paysannerie après les dures années de guerre. Mais cette politique devait obligatoirement n’être que momentanée, car elle permettait au capitalisme de retrouver une base en Russie grâce au koulaks et au « nepmen » (trafiquants, commerçants et intermédiaires, tous avides de profiter de leurs avantages au maximum, car ils ne savent pas de quoi sera fait le lendemain de la NEP). Une vague de grève avait d’ailleurs déferlé en Russie cette année-là. Finalement, en 1926, 60% du blé commercialisable se trouvait entre les mains de 6% des paysans (Jean-Jaques Marie, Le trotskysme, Flammarion, Paris, 1970). L’opposition liquidée, la bureaucratie s’est attaquée à la paysannerie riche en collectivisant les terres et en enclenchant le premier plan quinquennal. Mais bien trop tard… Tout le temps perdu depuis 1923 aurait permit de réaliser la collectivisation et la planification en douceur, sur base de coopération volontaire des masses. En 1929, la situation n’a plus permit que l’urgence, et Staline a « sauvé » l’économie planifiée (et surtout à ses yeux les intérêts des bureaucrates dont la protection des intérêts était la base de son pouvoir) au prix d’une coercition immonde et sanglante.
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[ARCHIVES] Les années ’90 en Russie et en Europe de l’Est : Le capitalisme tue
«”La thérapie de choc” responsable d’un million de décès », voilà le titre pour le moins stupéfiant du Financial Times du 15 Janvier 2009. Des recherches effectuées sur la mort de trois millions d’hommes en âge de travailler dans les anciens pays ‘communistes’ d’Europe de l’Est au début des années ‘90 ont été publiées dans la revue médicale renommée The Lancet. Elles démontrent qu’ «au moins un tiers de ces décès sont dus à la privatisation massive qui a conduit à un chômage généralisé et à une profonde désorganisation sociale».Par Clare Doyle, CIO (texte initialement publié en 2009)
L’article poursuit : «A cette étude s’ajoute une masse croissante de recherches (…) démontrant dans quelle mesure la transition économique a entraîné beaucoup de souffrances, allant de maladies physiques et mentales à la mort.» L’un des scientifiques responsables de cette recherche, Martin McKee de la London School of Hygiene and Tropical Medicine, condamne la politique de la thérapie de choc préconisée par Jeffrey Sachs (et le Financial Times aussi d’alleurs, si mes souvenirs sont bons…)
J’ai vécu en Russie à cette époque, en travaillant pour le Comité pour une Internationale Ouvrière (internationale à laquelle le est affilié le Parti Socialiste de Lutte), et j’ai essayé de mettre en garde avec force les travailleurs et les jeunes contre le piège de la privatisation. Avec une immense campagne de propagande, le gouvernement voulait faire croire aux travailleurs qu’ils auraient un réel intérêt dans leurs entreprises, ce qui a eu un certain effet après des décennies de propriété étatique sans contrôle ni gestion par les travailleurs mais avec l’abrutissante dictature du parti unique stalinien.
La privatisation semblait aux yeux de nombreux travailleurs être un meilleur pari. Deux ans après, comme cette étude le mentionne, au moins un quart des usines d’Etat avaient été privatisées (un tiers en 1993), mais l’inflation avait atteint des proportions proches de celles de l’Amérique latine et le chômage, inconnu dans l’économie planifiée, a frappé des millions de travailleurs qui n’avaient toujours jusqu’alors perçu aucun bénéfice des entreprises. Le président, Boris Eltsine, s’est révélé être un dictateur et l’économie s’est effondrée de 50%. Evidemment, cela a tué des gens!
L’alcoolisme et la mauvaise alimentation étaient des problèmes historiques mais, comme le rapport le confirme, la soudaine destruction des acquis des travailleurs a été un cauchemar qui eu un effet sur la classe ouvrière de la plus effroyable des façons. Même la vodka vendue dans la rue était frelatée et mortelle.
Les Oligarques
Les gagnants dans ce processus qui a conduit la classe ouvrière russe dans une profonde misère ont été les quelques hauts responsables du parti et les amis du président. Ces derniers se sont emparés des usines, des mines et des aciéries, des ressources pétrolières et gazières avec comme seule préoccupation d’accumuler de vastes fortunes, avec des méthodes qui se sont souvent révélées n’être que du pur gangstérisme. De nombreux meurtres ont eu lieu en plein jour – des assassinats de rivaux, de politiciens ou de journalistes – et ils se déroulent encore aujourd’hui.
Quant aux oligarques qui se sont retrouvés du mauvais côté du Kremlin, comme Khordokovsky et Berezovsky, ils ont fini en prison ou en exil. D’autres, comme certains amis de politiciens britanniques, Derepaska, Potanin ou Prokhorov, se sont retrouvés dans la cour de Poutine.
Dernièrement, certains de ces barons-voleurs ont souffert de l’effondrement du prix du pétrole et la crise financière mondiale. Des milliards ont été essuyés et on a vu l’Etat prendre un rôle plus direct dans leurs entreprises. Mais aucun d’entre eux ne va se retrouver à la rue, mendiant pour un morceau de pain, comme tant de personnes en Russie l’ont fait et seront encore amenés à le faire aussi longtemps que survivra le capitalisme.
Le Premier ministre Poutine déclare maintenant que l’effondrement de l’Union soviétique a été “la plus grande catastrophe géopolitique du 20e siècle” mais, à l’époque, il ne figurait pas parmi ceux qui se sont opposés à la restauration du capitalisme.
Le capitalisme aujourd’hui
Le régime chinois actuel est peut-être plus conscient du contenu du rapport de The Lancet et de sa mise en garde : la réforme «casse-cou» du marché signifie une catastrophe sociale. Ce régime essaye donc d’opérer une transition lente et contrôlée mais est maintenant aux prises avec un problème supplémentaire ; le fait que le capitalisme est frappé par une désastreuse récession mondiale. Le capitalisme est un système en crise, générant chômage de masse et pauvreté, et ce pays après pays.
L’étude dévoile l’augmentation du taux de mortalité en Lettonie, en Lituanie, en Estonie, en Russie et au Kazakhstan, les pays les plus affectés, qui a été de 42% chez les hommes entre 1991 et 1994. Aujourd’hui, ces pays sont parmi les premiers touchés par le nouveau tsunami de destructions capitaliste. La Russie a connu des protestations de masse dans plus de 50 villes contre les tentatives du gouvernement de faire payer la crise du système aux travailleurs et à la classe moyenne. Début janvier, la Lettonie et la Lituanie (ainsi que de la Bulgarie) ont connu des batailles de rue entre la police et les manifestants en colère. L’Estonie est passée, comme eux, d’un taux de croissance élevé à une contraction de 3,5% et la popularité de son gouvernement est en chute libre.
Le Sunday’s Observer a titré : «l’Europe de l’Est face à un “printemps de mécontentement”». Alors que ces nouveaux pays capitalistes approchent du 20e anniversaire de l’effondrement du stalinisme, un spécialiste de l’Europe de l’Est, le Dr Jonathan Eyal, avertit que les pays de la région sont mal préparés pour une telle crise et risquent une explosion sociale.
Alors que les travailleurs et les étudiants d’Europe de l’Est commencent à s’identifier et à suivre l’exemple de ceux d’Athènes, de Paris et de Rome, une nouvelle ère s’ouvre. Des millions de personnes ont été tuées et mutilées sous l’ère de Staline, mais encore plus de millions d’autres ont eu leur vie anéantie par le capitalisme. Actuellement, une lutte massive pour une véritable alternative socialiste démocratique revient fermement à l’ordre du jour.
Note :
Dans le Financial Times, Jeffrey Sachs a nié toute responsabilité dans la dramatique détérioration de la santé et de l’espérance de vie en Russie. Il déclaré, “J’ai démissionné comme conseiller en 1994 pour protester contre la montée de la corruption en Russie et l’échec de l’ouest à être utile aux réformateurs …”. Les dégâts étaient déjà faits à ce moment là!
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[Archives] 1956. Khrouchtchev: Le stalinien qui a dénoncé Staline
En février 1956, lors de la 20ème conférence du Parti Communiste d’Union Soviétique, le premier secrétaire Nikita Khrouchtchev a dénoncé les crimes de Staline (mort en 1953). Cependant, comme les événements révolutionnaires de 1956 l’ont démontré, cette dénonciation de Staline n’entrainait pas de rejet du stalinisme.Après la défaite des nazis, l’armée soviétique a occupé l’Europe de l’Est. Graduellement, par une série de gouvernements de «front populaire» et grâce à une poigne de fer sur l’armée, la police et la justice, des régimes staliniens – copies de l’Union Soviétique – ont été installés.
Les conditions de vies étaient rudes. Les dommages de guerre ont entraîné le dépeçage des usines et des machines, emportés en Union Soviétique. Un système d’organisation du travail sévère, impliquant le travail à la pièce et des objectifs très élevés de production sous gestion autoritaire, (connu sous le nom de «Stakhanovisme”) a été imposé. Des milliers de militants ouvriers ont été expulsés des partis communistes au fur et à mesure que la société était purgée de tous les potentiels adversaires politiques par l’appareil policier stalinien.
Les partisans du révolutionnaire russe Léon Trotsky (un adversaire implacable du stalinisme) avaient expliqué que malgré le fait que l’occupation de l’Europe de l’Est avait temporairement renforcé le régime stalinien, le rôle parasitaire de la bureaucratie allait inévitablement entrer en conflit avec le fonctionnement de l’économie planifiée. Cela provoquerait un conflit entre la classe ouvrière et la bureaucratie. La revendication de démocratie ouvrière ne pouvait être réalisée que par une «révolution politique».
L’expression la plus claire de cette révolution politique nécessaire s’est produite en Hongrie, également en 1956 (bien qu’une brève vague de grève en Pologne avait eu lieu plus tôt dans l’année et avait pris le caractère d’un soulèvement ouvrier).
Cet évènement avait commencé par un développement de la dissidence parmi les intellectuels (le “cercle Petofi”) et parmi les étudiants ainsi que par des scissions au sein du parti communiste hongrois, ce qui avait ouvert la voie pour que l’opposition de la classe ouvrière puisse elle aussi se développer. Au mois d’octobre, une révolution politique était était à l’ordre du jour. Rapidement, les travailleurs ont embrassé le programme de Lénine de 1919 contre la bureaucratisation.
Dans la capitale, Budapest, des conseils ouvriers (c-à-d des soviets), ont été établis avec l’élection de représentants et avec le droit de révoquer ces derniers. Leurs salaires ont été limités et l’armée a été remplacée par des milices ouvrières. La liberté d’expression a aussi été établie, à l’exception des contre-révolutionnaires capitalistes. Pour réaliser tout cela, deux grèves générales et deux soulèvements avaient été nécessaires de la part de la classe ouvrière dans l’ensemble de la Hongrie.
Les troupes soviétiques d’occupation ont été contaminées par cette atmosphère révolutionnaire et elles ont été retirées à la hâte, pour être remplacées par des troupes plus dignes de confiance pour le régime.
Khrouchtchev, qui avait plus tôt dénoncé Staline, a en fait recouru aux mêmes méthodes brutales pour écraser la révolution. En conséquences, les partis communistes occidentaux ont connu des scissions et de nombreuses défections de masse. Khrouchtchev a survécu et le système répressif stalinien a été préservé pour plusieurs décennies, mais la révolution des ouvriers de 1956 a prouvé que les déclarations du XXe Congrès du PCUS étaient hypocrites.
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Sur les événements de 1956 en HongrieA l’occasion du 50e anniversaire du soulèvement de 1956, nous avions publié un dossier détaillé sur ces événements.
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Catastrophe minière de Marcinelle. Un accident… bien peu accidentel
Le 8 août 1956, la plus grande catastrophe minière que la Belgique ait connue se produit dans la mine du Bois du Cazier, à Marcinelle (près de Charleroi). Elle fait 262 victimes, de douze nationalités différentes, dont plus de la moitié sont des italiens. Plus de cinquante ans plus tard, les causes du drame – les mauvaises conditions de travail et le manque de sécurité – sont toujours d’actualité… même si la grande presse n’en parle guère.
Rappel des faits
Le 8 août, à 8h10 du matin, 274 mineurs viennent de se mettre au travail, lorsqu’un ouvrier-encageur qui travaille dans la mine, commande la remontée de wagonnets de charbon vers la surface. Un des chariots, mal engagé, dépasse de la cage métallique qui le hisse et accroche, lors de sa remontée, une poutrelle. Celle-ci sectionne deux câbles électriques à haute tension, une conduite d’huile sous pression et un tuyau d’air comprimé. Les boiseries s’enflamment aussitôt. Attisé par l’action d’un ventilateur, l’incendie se propage, répandant des gaz carboniques mortels dans les galeries où travaillent les mineurs, à une profondeur de plus de 900 mètres. C’est ainsi que ce qui aurait pu être un simple incident technique s’est transformé en véritable catastrophe.
L’épais nuage de fumée noire qui sort du puits alerte rapidement le personnel de surface ainsi que les proches des mineurs qui viennent s’accrocher aux grilles du puits afin d’obtenir des nouvelles de leur parent prisonnier du brasier. Malgré le travail acharné et de longue haleine (pendant 2 semaines) des équipes de secours, seuls 6 mineurs – remontés quelques minutes après le drame – sortiront vivants de la mine. Les 262 autres mineurs périront, asphyxiés par le monoxyde de carbone.
Mépris de la classe ouvrière
Tandis que les journalistes (cet événement est un des premiers à être retransmis en direct à la télé ) et les autorités (le roi Baudouin lui-même se déplace pour l’occasion !) peuvent accéder à l’entrée du puits par la grande porte, les familles des victimes sont repoussées derrière les grilles d’entrée. Elles y restent des journées entières, dans l’espoir de quelque nouvelle… en vain. Ce n’est que le soir ou le lendemain qu’elles ont accès aux informations, par le biais de la radio ou des journaux.
Pour les familles dont les proches ne sont pas retrouvés rapidement, c’est le drame : plus de salaire mais pas d’indemnité non plus tant que la victime n’est pas officiellement déclarée « décédée ». On peut imaginer la détresse de ces familles, loin de chez elles, qui non seulement ont perdu un être cher mais, en plus, ne perçoivent plus de revenu.
Solidarité de classe
Alors que l’administration tergiverse sur le montant des indemnités et les personnes qui y ont droit, les familles se retrouvent dans des situations de plus en plus précaires. Heureusement, la solidarité s’organise : d’abord celle des autres mineurs, et rapidement, celle de toute une population qui se mobilise, et pas seulement en Belgique. Ainsi, la radio française « Europe 1 » lance une vaste opération de soutien aux familles des victimes de la catastrophe : des conducteurs sont envoyés pour sillonner la France entière afin récolter de l’argent et dans certaines villes, ils trouvent le lieu de rendez-vous de l’action « noir de monde ». Cette opération à elle seule permet de récolter 25 millions de francs belges. Une somme rondelette, pour l’époque !
« Chronique d’une catastrophe annoncée »
Bien que la catastrophe du Bois du Cazier ait marqué les mémoires par son ampleur et sa médiatisation, elle est loin d’être le seul accident minier qu’ait connu la Belgique. D’après les ‘’Annales des Mines de Belgique’’, l’extraction de charbon (en Belgique) a causé la mort par accident de 20.895 ouvriers entre 1850 et 1973. Au Bois du Cazier, l’accident de 1956 n’était pas le premier non plus : Giuseppe Di Biase, un mineur qui a travaillé au Bois du Cazier pendant 7 ans, a déclaré lors du procès qu’en 1952 un accident avait déjà eu lieu, en beaucoup de points semblables à celui de la catastrophe. Selon Alain Forti et Christian Joosten, les auteurs de ‘’Cazier judiciaire, Marcinelle, chronique d’une catastrophe annoncée’’, « La vraie question ne consistait pas à savoir si une catastrophe pouvait se produire au Bois du Cazier, mais bien quand elle se produirait. » En effet, tous les présages du drame étaient réunis : wagonnets mal entretenus et sujets à de fréquentes pannes, manque de communication entre le fond et la surface, négligence des ingénieurs – qui toléraient la proximité immédiate d’électricité, d’huile et d’air comprimé – ainsi que manque de formation des travailleurs, en particulier de ceux qui travaillaient à des postes-clefs.
Justice de classe
En mai ’59 s’ouvre le procès de cinq protagonistes du drame devant le tribunal correctionnel de Charleroi. Les avocats des parties civiles, dont beaucoup sont communistes, espèrent obtenir la condamnation pénale des ingénieurs et arracher au gouvernement la nationalisation de l’industrie charbonnière. Mais la Justice ne penche pas de ce côté-là de la balance (ce qui ne nous surprend pas) : les ingénieurs sont acquittés et la nationalisation n’aura jamais lieu. Lorsque, suite au procès en appel en 1961, un seul ingénieur est condamné, on a l’impression qu’il est le bouc émissaire idéal. Car, si la faute avait été imputée à un ouvrier-mineur, les patrons auraient fini par devoir admettre que les ouvriers étaient trop peu formés ou envoyés au fond prématurément, ce qui aurait sans doute suscité un mécontentement social et peut-être des grèves. Par ailleurs, s’en prendre aux patrons risquait de nuire à l’appareil d’Etat qui avait encore besoin l’extraction de charbon pour faire tourner l’économie.
La terrible révélation des conditions de vie des mineurs
Une des conséquences de la catastrophe a été de mettre en lumière les conditions de travail et de vie inhumaines et dégradantes que connaissaient les mineurs, majoritairement italiens. Entre 1946 et 1949, 77.000 Italiens ont été recrutés pour venir travailler dans les charbonnages belges, alors que la mine faisait fuir la plupart des Belges. En plus des conditions de travail très pénibles – pour effectuer leur travail, les mineurs doivent ramper dans les veines de charbon -, ils connaissent des conditions de vie particulièrement précaires. Ils sont littéralement parqués dans des baraques qui avaient servi de camps pour prisonniers pendant la deuxième guerre mondiale et qui leur sont attribuées en échange d’un loyer !!! Ces baraques ne sont pourvues ni de toilettes, ni d’eau courante. Evidemment, elles ne sont pas isolées si bien qu’on y cuit en été et qu’on y gèle en hiver. Pour couronner le tout, les Italiens sont souvent victimes de mépris et d’attitudes racistes de la part de Belges, qui vivent dans des conditions à peine meilleures qu’eux. Quoiqu’il en soit, à l’époque, tous les mineurs, qu’ils soient belges ou immigrés, sont considérés comme des parias et se sentent honteux de leur métier.
L’après-Marcinelle
La tragédie de Marcinelle a provoqué une véritable prise de conscience dans la population belge. Dorénavant, les mineurs ne sont plus considérés comme des parias mais deviennent des héros du travail, respectés et même glorifiés.
L’ampleur de la catastrophe et surtout sa médiatisation ont contraint les patrons à revoir les conditions d’extraction et l’Etat à imposer une réglementation plus contraignante (règles de sécurité plus strictes, élévation de l’âge d’admission pour un travail de fond à 16 ans au lieu de 14). Cependant, les véritables travaux de modernisation qui étaient indispensables pour améliorer les conditions de travail et de sécurité des mineurs n’ont jamais été effectués, car, un an à peine après le drame, les premiers puits wallons commencent à fermer pour cause de non-rentabilité. Fin des années ’70, il ne reste plus une seule mine en activité en Belgique.
La mine est fermée, les accidents de travail continuent
Une page de l’histoire économique et sociale belge est tournée. Bien qu’aujourd’hui, la presse fasse ses choux gras avec le cinquantième anniversaire de l’Evénement, la plupart des documents ne font que relater les faits ou proposent des interviews « émotionnantes » de témoins du drame mais ne proposent pas d’analyse des causes de la catastrophe et refusent de désigner les véritables responsables : les patrons de l’industrie minière. Plus grave, ils présentent la catastrophe comme un fait inéluctable, une sorte de catastrophe naturelle, qui appartient désormais au passé et qui n’a plus aucun lien avec notre monde d’aujourd’hui.
Or, d’après la FGTB, il y a eu, pour la seule année 2004, 198.861 victimes d’accidents de travail en Belgique et le nombre d’accidents mortels s’élevait à 195, dont 24 lors de la catastrophe à Ghislenghien. Ces chiffres prouvent bien que, malgré l’amélioration des conditions de vie et de sécurité sur les lieux de travail depuis cinquante ans, les accidents de travail restent un fléau qui menace un grand nombre de travailleurs. Et cette situation ne risque pas de s’améliorer avec l’accentuation de la flexibilité (des journées de 10 heures multiplient les risques liés à la fatigue et à l’inattention), la pression de la concurrence (qui amène bien des patrons à rogner sur les dépenses d’entretien et de sécurité) et la privatisation des services publics (comme le montrent les multiples accidents mortels de chemins de fer en Grande-Bretagne depuis leur privatisation). La lutte pour des conditions de travail décentes reste tout autant d’actualité au 21e siècle qu’elle l’était au 19e et au 20e.
Par Marie M. (Liège). Dossier initialement publié en 2006.
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[Archives] URSS: L’échec de la gestion stalinienne
«Au mieux, Gorbatchev […] peut il permettre à la bureaucratie de gagner un peu de temps.» Voilà la conclusion de notre déclaration de l’été 1988 concernant le programme économique de Gorbatchev. Mais les événements se sont déroulés bien plus vite que nous l’avions prévu. En l’espace de quatre ans, Gorbatchev a été contraint de démissionner, l’Union Soviétique – qui était alors la deuxième superpuissance mondiale – s’était effondrée et les restes de l’économie planifiée s’écroulaient. Après le coup d’État manqué des staliniens partisans de la ligne dure en août 91, Boris Eltsine a présidé à la privatisation de l’économie russe (la «thérapie de choc») en 91-92. Gorbatchev voulait simplement rénover et moderniser le parti (PCUS – Parti Communiste d’Union Soviétique) et l’État stalinien, mais il a ouvert la voie à la contre-révolution capitaliste.
La politique de pérestroïka, ou restructuration, lancée en 1986-87, avait un air radical mais elle n’était pourtant en essence qu’une tentative de réforme de la structure économique déjà existante. Dans tous les cas, la plupart de ces réformes avaient été testées auparavant, sous une forme ou une autre, en particulier sous le règne de Nikita Khrouchchev (1953-64) mais également durant les premières années du régime de Leonid Brejnev (les réformes de Kossyguine en 1965). Une fois de plus, Gorbatchev proposait une décentralisation, un certain degré d’autonomie pour les entreprises, plus d’incitants pour les gérants et les travailleurs, et un peu plus d’espace pour les «coopératives» (ce qui était en réalité un déguisement pour de petites firmes privées).
Mais il était trop tard. La structure économique-administrative qui avait facilité le développement rapide des industries de base, telles que le charbon, l’acier, les chemins de fer et l’ingénierie lourde, était devenue sclérosée. Elle était incapable de s’adapter aux nouvelles technologies et en particulier à la micro-électronique qui requérait des formes de gestion beaucoup plus sophistiquées et flexibles. Les objectifs planifiés devenaient de plus en plus fictifs tandis que les gérants devaient de plus en plus recourir au marché noir pour trouver les approvisionnements nécessaires.
Gorbatchev a reconnu beaucoup de ces problèmes. Il représentait une nouvelle génération de bureaucrates technocratiques dont le point de vue avait été exposé dans des livres tels que celui d’Aganbeguiane, «Le Défi: l’Economie de la Perestroïka», et celui de Tatiana Zaslavskaïa, «La Deuxième Révolution Socialiste: une Stratégie Soviétique Alternative» (1990). Le but de cette couche de la bureaucratie était de rénover et de moderniser l’appareil d’État et ses agences de planification. Ils craignaient de devoir affronter une révolte explosive de la classe ouvrière sur le même mode que Solidarnosc en Pologne, voire pire encore, au cas où ils ne parviendraient pas à apporter une croissance plus rapide et à améliorer le niveau de vie de la population. Toutefois, dans la pratique, ils ne sont parvenus qu’à disloquer et à saper les structures de planification existantes, sans édifier une alternative cohérente.
Aucune amélioration de l’économie soviétique n’est survenue après que Gorbatchev soit devenu Secrétaire Général du PCUS en 1985. En fait, les pénuries de nourriture et de biens de consommation ont empiré et l’inflation a augmenté malgré la hausse des subsides d’État à de nombreux secteurs de l’économie. Alors s’est développée une vague de grèves. Après 1990, l’économie est devenue hors de contrôle. La crise économique qui ne cessait de s’approfondir a sapé le soutien politique de Gorbatchev, bien plus populaire en Occident qu’il ne l’a jamais été dans son propre pays.
Tandis qu’une section de la bureaucratie soutenait la pérestroïka, la majorité des apparatchiks du parti, de l’État et de l’économie – bien que prêts à soutenir les réformes et la modernisation en paroles – étaient profondément hostiles à toute réelle restructuration. Gorbatchev a enlevé de leur poste toute une série de bureaucrates récalcitrants et a mené campagne pour mobiliser d’autres personnes en faveur du changement. Mais il n’est pas parvenu à comprendre que le problème n’était pas d’ordre personnel ou psychologique: c’était un problème fondamental concernant tout ce reposant sur le règne d’une caste bureaucratique.
La bureaucratie en tant que formation sociale
Cette caste était une formation sociale dont l’intérêt matériel passait par le maintien de son pouvoir et de ses privilèges. Tout en usurpant le contrôle politique de la classe ouvrière issu de la Révolution d’Octobre 1917, cette caste avait défendu l’industrie nationalisée et l’économie planifiée, à la base de son pouvoir et de ses privilèges. Mais avec la stagnation profondément enracinée dans le système stalinien, en particulier sous Brejnev (1964-82) et après, le point de vue de larges couches de la bureaucratie a commencé à changer. Alors qu’ils étaient au départ des «communistes» orthodoxes et loyaux au régime, leur attachement idéologique au système s’est érodé petit à petit. Bien conscients des problèmes de l’économie planifiée centralisée, ils ne croyaient plus que le «communisme» (c’est à dire, le stalinisme) dépasserait un jour le capitalisme.
Gorbatchev, toujours dévoué à l’économie planifiée, n’est pas parvenu à comprendre ce changement d’attitude. Il croyait apparemment naïvement que les couches dirigeantes de la bureaucratie pourraient être ralliées à soutenir la pérestroïka. Mais des pans entiers de la bureaucratie étaient clairement indifférents, si pas carrément opposés à ce plan. La glasnost (transparence) et les vagues promesses de démocratisation liées à la pérestroïka menaçaient leurs positions et leurs privilèges. Ils n’avaient aucune confiance dans la rénovation et dans le renouveau de l’économie planifiée. La perspective d’une privatisation radicale de l’industrie étatisée était devenue de plus en plus attractive à leurs yeux. Dans une telle situation, les bureaucrates du parti et de l’État, les gérants ainsi que la mafia soviétique croissante, pouvaient utiliser leur pouvoir pour se saisir des actifs – légalement ou non – et se transformer ainsi en une nouvelle classe de capitalistes.
Certains, comme les adeptes de la ligne dure stalinienne qui étaient derrière le coup d’État d’août 1991, étaient défavorables à un tel développement et cherchaient à défendre le pouvoir centralisé de l’Union Soviétique. Mais pour la plupart des bureaucrates, Eltsine, qui (en alliance avec les capitalistes occidentaux) a mis en vigueur la privatisation massive en 1991-92, était une option bien plus intéressante que Gorbatchev.
Gorbatchev a gravement sous-estimé la résistance à laquelle il allait devoir faire face au sein de la bureaucratie. Sa tentative de transformer la direction du Parti Communiste par des élections multi-candidats a été un échec. En 1988, dans une tentative de contrer la direction du PCUS, Gorbatchev a instauré un nouveau parlement, le Congrès des Députés du Peuple, dont la plupart des membres étaient élus via des élections populaires. Ceci, toutefois, a ouvert la porte à des forces bien au-delà du contrôle de Gorbatchev : des néostaliniens, des chauvinistes russes d’ultra-droite, des nationalistes et des partis pro-capitalistes.
En 1990, Gorbatchev est devenu le premier président (non-élu d’ailleurs) d’une Union Soviétique qui se désagrégeait; son pouvoir de décret ne pouvait empêcher le pouvoir de lui échapper des mains. De l’autre côté, l’élection de Eltsine en 1991 en tant que président de la république russe a énormément renforcé son influence en tant que meneur des partisans de la contre-révolution capitaliste.
Il était évident que les structures étatiques du système stalinien étaient en train d’imploser. Les tensions nationales explosaient, avec la sécession des États baltes et d’autres «républiques soviétiques». En même temps, l’effondrement des régimes d’Allemagne de l’Est, de Hongrie, de Roumanie, etc., sous l’impact de mouvements de masse illustraient que les jours du stalinisme «soviétique» étaient eux aussi comptés.Aux côtés de l’«accélération» (de l’économie), de la glasnost et de la pérestroïka, Gorbatchev utilisait le slogan de «démocratie». Outre le fait de promouvoir des élections multi-candidats au sein du PC, il a mis en avant des propositions pour l’élection des conseils de gestion des entreprises. Il parlait du besoin d’activer «le facteur humain», l’énergie créatrice des travailleurs. Mais il n’a jamais lancé un appel à la classe ouvrière afin de vaincre l’inertie de la bureaucratie, ni même de défier son rôle en tant qu’excroissance parasitaire de l’économie planifiée. Comment cela est-il possible? Parce qu’après tout, il était lui-même enfant de la bureaucratie et ne désirait que la réformer afin de préserver son rôle en tant que caste dirigeante.
Il n’y a pas eu de propositions concrètes de Gorbatchev pour des comités d’entreprise élus qui auraient réintroduit le contrôle ouvrier, le pouvoir de contrôler les gérants et de défendre les conditions et les droits des travailleurs, ni rien concernant des syndicats indépendants et démocratiques, et certainement pas en faveur d’organes de planification démocratiquement élus afin de gérer l’économie nationalisée. Un tel programme ne pourra jamais venir d’en haut, d’une couche dirigeante de la bureaucratie ; il ne pourra que surgir d’en bas, développé au cours des luttes des travailleurs contre le régime.
«Toutes les conditions pour [la] révolution politique sont maintenant en place», écrivions-nous en 1988. L’économie stalinienne – une économie planifiée, nationalisée, étouffée par la bureaucratie au pouvoir – avait épuisé toutes ses capacités de croissance et ne pouvait plus assurer les ressources nécessaires à la poursuite du progrès social. La bureaucratie était paralysée politiquement, déchirée par des divisions profondes quant à la stratégie et à la politique. De larges couches de celle-ci avaient perdu toute confiance dans leur système et étaient prêtes à passer au capitalisme, afin de préserver leur pouvoir et de s’enrichir.
Parmi la classe ouvrière, il régnait un profond mécontentement par rapport au stalinisme, une véritable haine de la bureaucratie pour son pouvoir arbitraire et sa corruption. Les travailleurs reconnaissaient les acquis de l’économie planifiée, la transformation de l’Union Soviétique en un pays moderne, industriel, incroyablement urbanisé, et ils appréciaient par-dessus tout l’apport gratuit de services essentiels tels que l’éducation et les soins de santé. En même temps, ils avaient soif d’un approvisionnement abondant en nourriture et en biens de consommation de bonne qualité, et un désir longtemps réprimé de droits démocratiques: le droit de s’informer et de s’exprimer librement, de s’organiser en syndicats et en partis politiques indépendants, et le droit d’élire les personnes qui dirigeraient le pays, à tous les niveaux. Il n’y avait aucun fait démontrant un désir largement répandu de retour au capitalisme.
Mais l’élément absent était la conscience de classe. A cause du développement économique, la classe ouvrière d’Union Soviétique était devenue la classe sociale prédominante, concentrée en de grandes cités industrielles. Mais le stalinisme, à travers son appareil de répression et de contrôle idéologique, avait systématiquement empêché le développement d’une classe ouvrière en tant que force politique. Aucune organisation indépendante, ni syndicats, ni partis ; aucune source d’informations indépendante ; et même, aucune liberté de débattre d’idées. Des luttes de travailleurs massives avaient eu lieu au cours de la période de transition, mais les travailleurs manquaient d’organisation, d’objectifs programmatiques et de dirigeants avisés.
Le stalinisme a atomisé la conscience de la classe ouvrière et la faiblesse politique du prolétariat a été le facteur décisif qui a permis la victoire rapide de la contre-révolution capitaliste en 1990-91. Les politiciens pro-capitalistes tels que Eltsine ont caché leurs objectifs réels derrière des attaques démagogiques sur la corruption de la bureaucratie et derrière la façade d’élections parlementaires. Ils n’ont certainement jamais averti les masses du désastre économique et social qui allait suivre la «thérapie de choc» de 1991-92.
Eltsine a joué le rôle de fossoyeur de l’économie planifiée soviétique, un rôle qu’il a adopté et joué avec grand enthousiasme. Gorbatchev, de son côté, poussé par des événements imprévus, s’est retrouvé contre son gré dans celui du croque-mort, ouvrant les portes du cimetière de l’Histoire.
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Hongrie 1956 : quand les conseils ouvriers ont fait trembler la bureaucratie soviétique et la bourgeoisie du monde entier
Ce 23 octobre 2016, cela fera exactement 60 ans que s’est déclenchée la révolution hongroise de 1956. Il y a dix ans, cet anniversaire, ainsi que les violentes émeutes qui l’ont accompagné, ont remis la Hongrie et le souvenir de la révolution au centre de l’actualité. L’ensemble de la presse et des politiciens se rejoignaient tous pour saluer au passage «la première révolution dirigée contre la tyrannie communiste». Contre la tyrannie ? Très certainement. Mais de là à faire l’amalgame stalinisme = communisme, il n’y a qu’un pas que la majorité des commentateurs bourgeois franchissent allègrement.Par Cédric Gérôme, texte initialement publié en 2006
Lors de la commémoration du soulèvement de 1956, organisé en 2006 en grande pompe par le gouvernement hongrois, José Manuel Barroso, à l’époque président de la Commission Européenne, n’hésitait pas à dire que « les Hongrois, par leur sacrifice, ont préparé la réunification de l’Europe ». Les groupes d’extrême-droite hongrois, quant à eux, revendiquaient la paternité de la « révolution contre les communistes, qui sont d’ailleurs toujours au pouvoir. » Face à cet amas d’hypocrisie et de confusion idéologique, il ne nous a pas semblé superflu de revenir sur les événements de ‘56, ses acteurs, son caractère et ses implications…
Hongrie 1956 : quand les conseils ouvriers ont fait trembler la bureaucratie soviétique et la bourgeoisie du monde entier
« Comment les dirigeants pourraient-ils savoir ce qui se passe ? Ils ne se mêlent jamais aux travailleurs et aux gens ordinaires, ils ne les rencontrent pas dans les bus, parce qu’ils ont tous leurs autos, ils ne les rencontrent pas dans les boutiques ou au marché, car ils ont leurs magasins spéciaux, ils ne les rencontrent pas dans les hôpitaux, car ils ont leurs sanas à eux. »« La honte n’est pas dans le fait de parler de ces magasins de luxe et de ces maisons entourées de barbelés. Elle est dans l’existence même de ces magasins et de ces villas. Supprimons les privilèges et on n’en parlera plus. » (Gyula Hajdu et Judith Mariássy, respectivement militant communiste et journaliste hongrois en 1956)
1) La Hongrie au sortir de la guerre
Après la deuxième guerre mondiale, les Partis Communistes et l’URSS avaient acquis une grande autorité suite à la résistance héroïque de la population russe contre l’invasion du pays par l’armée nazie. L’URSS sortit renforcée de la guerre : ayant repoussé l’armée allemande jusqu’aux frontières de l’Elbe, elle avait conquis la moitié d’un continent. La conférence de Yalta en février 1945 consacra cette nouvelle situation : les parties de l’Europe qui avaient été « libérées » par l’Armée Rouge resteraient sous la sphère d’influence russe.
La fin de la seconde guerre mondiale était allée de pair avec une radicalisation des masses et des événements révolutionnaires dans toute une série de pays. En effet, les masses ne voulaient pas seulement en finir avec le fascisme ; elles voulaient aussi extirper la racine sociale et économique qui l’avait fait naître : le capitalisme. Dans la plupart des pays européens, la bourgeoisie devait faire face à des insurrections de masse. Mais s’il y avait bien un point sur lequel les Partis Communistes stalinisés et les capitalistes s’entendaient parfaitement, c’était sur le fait qu’une révolution ouvrière devait être évitée à tout prix. Dans les pays capitalistes, les PC –tout comme les partis sociaux-démocrates- usèrent de leur autorité pour venir en aide aux classes dominantes, en ordonnant aux partisans de rendre les armes et en participant à des gouvernements d’ « union nationale » avec les partis bourgeois (en France, en Italie, et en Belgique notamment). En vérité, il s’agissait bien là d’une contre-révolution, mais sous un visage « démocratique ». En France, pour ne citer qu’un seul exemple, les groupes de résistance, sous l’instruction des dirigeants staliniens, durent rendre leurs armes au prétendu « gouvernement de Libération Nationale ». Maurice Thorez, secrétaire général du PCF de l’époque, déclarait : « Les Milices Patriotiques ont très bien servi dans la lutte contre les nazis. Mais maintenant, la situation a changé. La sécurité publique doit être assurée par la police régulière. Les comités locaux de libération ne peuvent pas se substituer au pouvoir du gouvernement. »
Dans les pays de l’Est (Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Pologne, etc), si l’entrée de l’Armée Rouge avait souvent été perçue comme une libération, la bureaucratie du Kremlin était pourtant déterminée à maintenir la situation sous son contrôle et à empêcher que la classe ouvrière entre en mouvement de manière autonome. Petite anecdote illustrative : en Bulgarie, lorsque la machine militaire nazie s’effondra durant les mois d’automne 1944, les milices ouvrières, à Sofia puis dans d’autres villes, désarmèrent et arrêtèrent les fascistes, élirent des tribunaux populaires, organisèrent des manifestations de masse. Sentant le danger, le Haut Commandement russe ordonna tout de suite à ses troupes stationnées dans le pays : « Faites tout pour revenir à la discipline antérieure. Abolissez les comités et les conseils. Nous ne voulons plus voir un seul drapeau rouge dans la ville. »
Après la guerre, dans des pays comme l’Italie ou l’Allemagne, la bourgeoisie avait sciemment maintenu dans l’appareil d’Etat du personnel politique ou militaire ayant occupé des fonctions importantes sous le fascisme ; les staliniens, quant à eux, firent exactement la même chose à l’Est. A cette époque, gagner les masses à un programme révolutionnaire n’aurait été que trop facile ; mais c’était là précisément ce que la bureaucratie stalinienne voulait éviter à tout prix. Dans les pays occupés par l’Armée Rouge, nombre de communistes et de travailleurs actifs dans la résistance seront liquidés, car jugés peu fiables. Qualifiés pendant la guerre de « braves combattants », ils devenaient à présent des « bandits », des « forces ennemies », voire même des « éléments pro-hitlériens », et étaient soumis en conséquence à la plus sévère répression. Plusieurs milliers d’entre eux seront torturés ou exécutés, pour la simple raison d’avoir voulu contester la toute-puissance de la bureaucratie. Pour mener à bien ce travail peu reluisant, les meilleurs alliés que les staliniens pouvaient trouver étaient… les vermines de l’ancien régime, convertis en « communistes » pour l’occasion. En Roumanie, le vice-Premier ministre du gouvernement nouvellement formé, un certain Tatarescu, avait par exemple dirigé en 1911 la répression contre un soulèvement dans les campagnes qui avait causé la mort de 11.000 paysans. En Bulgarie, le premier ministre, le Colonel Georgiev, et le ministre de la guerre, le Colonel Velchev, avaient tous deux été membres de la Ligue Militaire, une organisation fasciste sponsorisée par Mussolini. En Hongrie enfin, en décembre 1944, un gouvernement de « libération » fut formé ; son premier ministre était Bela Miklos, à savoir le tout premier Hongrois à avoir reçu personnellement des mains d’Hitler la plus grande décoration de l’ordre nazi !
La population hongroise avait connu la défaite d’une première révolution en 1919. Ensuite elle dût subir les conséquences de cette défaite par l’instauration du régime fasciste de l’Amiral Horthy. Celui-ci liquida avec zèle les syndicats, tortura et massacra les communistes et les socialistes par milliers. Pendant la guerre, le pays fut occupé par les troupes nazies, accompagnées d’une nouvelle vague de terreur. Compte tenu de ces antécédents, il est clair que pour la population hongroise, le fait de constater qu’un régime qui portait sur son drapeau les acquis de la révolution russe d’octobre 1917 reconstruise l’appareil d’Etat avec les pires crapules de l’ancien régime n’en était que plus insupportable.
Après la guerre, la Hongrie, comme tous les pays tombés sous l’égide de l’Armée Rouge, s’intégra au modèle économique russe et nationalisa son économie. A la fin de 1949, le processus de nationalisation de tous les principaux secteurs de l’économie hongroise était achevé. Bien évidemment, cela ne se faisait pas à l’initiative ni sous le contrôle des masses ouvrières : dès le début, celles-ci furent placés sous le joug d’une bureaucratie parasitaire calquée sur le modèle de l’URSS, qui disposait en outre d’une des polices secrètes les plus brutales de tout le bloc de l’Est, et s’accaparait, de par ses positions politiques, des privilèges exorbitants : en 1956, le salaire moyen d’un travailleur hongrois était de 1.000 forints par mois. Celui d’un membre de base de l’A.V.O. (=la police politique) était de 3.000 forints, tandis que le salaire d’un officier ou d’un bureaucrate de haut rang pouvait varier entre 9.000 et 16.000 forints par mois.
Sur papier, beaucoup de travailleurs hongrois restaient encore membres du Parti Communiste. Cependant, cela était davantage lié au climat de terreur régnant tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du parti, plutôt qu’à des considérations politiques. Pour preuve, en octobre 1948, l’éditeur principal du « Szabad Nep » -le journal officiel du parti- se plaignait lui-même du fait que seuls 12% des membres du parti lisait le journal. Autre chiffre particulièrement révélateur de la répression politique qui sévissait en Hongrie à cette époque : entre 1948 et 1950, le PC hongrois expulsa de ses rangs pas moins de 483.000 membres !
2) La rupture
Le bureaucratisme stalinien constituait un système de gouvernement et de direction économique de moins en moins adapté aux nécessités de son temps, et de plus en plus en contradiction avec la situation réelle, tant en URSS que dans les pays dits « satellitaires » d’Europe de l’Est. L’annonce de la mort de Staline par le Kremlin en mars 1953 fut perçue comme un signal par les populations ouvrières du bloc de l’Est et ouvrit une période de résistance dans ces pays contre les méthodes de terreur et de despotisme qui devenaient chaque jour plus intolérables. En juin de la même année, les travailleurs de Plzen, un des principaux centres industriels de Tchécoslovaquie, démarrèrent spontanément une manifestation de masse demandant une plus grande participation de leur part aux décisions dans les usines et sur les lieux de travail, la démission du gouvernement ainsi que la tenue d’élections libres. Deux semaines plus tard, le 17 juin 1953, les travailleurs de Berlin-Est se rebellaient à leur tour par des manifestations et des grèves, mouvement qui culminera dans une grève générale se répandant comme une traînée de poudre dans toute l’Allemagne de l’Est. Il sera réprimé sans ménagement par les troupes russes, au prix de 270 morts.Les dirigeants de l’URSS comme des pays « satellitaires » commençaient à s’inquiéter. Il fallait trouver les moyens de calmer les esprits, les voix de plus en plus nombreuses qui s’élevaient contre le régime d’oppression politique imposé à la population. Effrayée par la possibilité d’explosions plus importantes encore, la bureaucratie décida d’adopter un « cours nouveau » : une certaine relaxation politique consistant en réformes et concessions venues d’en-haut (=initiées par la bureaucratie elle-même) afin d’éviter une révolution d’en-bas (=une révolution politique initiée par la classe ouvrière). Ainsi, en Hongrie, les tribunaux de police spéciaux furent abolis, beaucoup de prisonniers politiques furent libérés, il fut permis de critiquer plus ouvertement la politique du gouvernement. Sur le plan économique, on accorda plus d’importance à la production de biens de consommation et moins à l’industrie lourde. Dans les campagnes, on mit un frein aux méthodes de collectivisation forcée. Cependant, cela ne fit qu’ouvrir l’appétit aux travailleurs et aux paysans ; car ce que ceux-ci désiraient en définitive, c’était chasser pour de bon la clique dirigeante du pouvoir.
Historiquement, l’année 1956 fut incontestablement une année cruciale dans la crise du stalinisme. Car si 1956 fut l’année de la révolution hongroise, cette dernière n’était elle-même qu’une composante d’une crise générale traversée par les régimes staliniens. La révolution de 1956 marquait un point tournant : elle indiquait la fin d’une époque et le début d’une ère nouvelle. Précurseur d’autres mouvements contre la bureaucratie stalinienne, tels que le Printemps de Prague de 1968, elle était la première véritable révolution dirigée contre ceux-là même qui continuaient à se proclamer les héritiers de la révolution russe de 1917. Or, comme Trotsky l’avait expliqué déjà 20ans auparavant, ceux qui se trouvaient au Kremlin n’étaient plus les héritiers de la révolution, mais bien ses fossoyeurs.
Déjà, en février 1956, au 20ème congrès du PC russe, et trois ans après la mort de Staline, Nikita Kroutchev, premier secrétaire du parti, avait lancé une véritable bombe politique dans le mouvement communiste mondial en exposant son fameux « rapport secret », qui détruisait le mythe du « Petit Père des Peuples » et dévoilait publiquement la terreur de masse, les crimes abominables et la répression politique menée méthodiquement par le régime de Staline pendant des années. Auparavant, ne pas avoir la photo de Staline chez soi était considéré comme un acte de défiance au régime. A présent, on transformait en diable celui qui avait été mystifié des années durant comme un dieu vivant ! Les raisons de ce revirement peuvent en être trouvées dans cet extrait d’un article de la « Pravda » -organe de presse du PC russe- : « Le culte de la personnalité est un abcès superficiel sur l’organe parfaitement sain du parti. » Il s’agissait de donner l’illusion que maintenant que le « Petit Père des Peuples » avait trépassé, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Mais les travailleurs n’étaient pas dupes. En outre, il est difficile de continuer à pratiquer une religion à partir du moment où l’on a détruit son dieu. Car si Kroutchev et ses supporters tendaient à rompre avec les aspects les plus tyranniques du stalinisme, ils étaient bien incapables, de par leur propre position, à s’attaquer à la racine même de cette tyrannie : c’est pourquoi Kroutchev se verra obligé d’écraser dans le sang la révolution hongroise en utilisant les mêmes méthodes que celles qu’il avait dénoncées quelques mois plus tôt.
3) L’explosion
De juin à octobre 1956, un mouvement important des travailleurs polonais oblige la bureaucratie polonaise à faire d’importantes concessions. Des postes dans le parti sont attribués à des anti-staliniens et fin octobre, le poste de 1er secrétaire du parti est attribué à Gomulka, un vieux communiste relativement populaire qui avait été jeté en prison par Staline. Si Gomulka restait un homme de l’appareil, sa nomination à la tête du parti était malgré tout perçue comme une victoire importante. Un responsable haut-placé du régime commente ces événements en affirmant qu’ « il faut voir ces incidents comme un signal alarmant marquant un point de rupture sérieux entre le parti et de larges couches de la classe ouvrière. » Toutefois, en Pologne, la bureaucratie sera capable de maintenir le mouvement sous contrôle. Mais en Hongrie …En Hongrie, depuis quelques mois, l’agitation s’était accentuée, essentiellement parmi les intellectuels et dans la jeunesse, autour du cercle « Petöfi », formé fin ‘55 par l’organisation officielle des jeunesses communistes (DISZ). Celle-ci prend des positions de plus en plus virulentes par rapport au régime : « Il est temps d’en finir avec cet Etat de gendarmes et de bureaucrates » est le type de déclarations que l’on peut lire dans leurs publications. La « déstalinisation » leur permet à présent d’exprimer au grand jour ce qu’ils pensaient depuis longtemps tout bas.
A partir de septembre et de début octobre, les travailleurs commencent à leur tour à s’activer. En octobre, lorsque les travailleurs et les jeunes apprennent la nouvelle de ce qui s’est passé en Pologne, il se sentent pousser des ailes. Le 21 octobre, les étudiants de l’Université Polytechnique de Budapest tiennent une assemblée, où ils réclament la liberté de la presse, de parole, d’opinion, la suppression du régime du parti unique, l’abolition de la peine de mort, l’abolition des cours obligatoires de « marxisme ». Ils menacent d’appuyer leur programme par des manifestations de rue s’ils n’obtiennent pas satisfaction. Le 22 octobre, le cercle Petöfi lance pour le lendemain le mot d’ordre d’une grande manifestation publique en solidarité avec leurs frères polonais.
L’interdiction initiale de la manifestation, plusieurs fois répétée à la radio, puis la décision soudaine de l’autoriser, produisent un effet de choc. La population tout entière a pu constater les hésitations des dirigeants, et elle voit la décision finale des autorités comme une capitulation devant la force potentielle du mouvement. La manifestation est un succès, rassemble plusieurs dizaines de milliers de personnes. En tête, des jeunes portent d’immenses portraits de Lénine. On peut lire des slogans tels que « nous ne nous arrêterons pas en chemin : liquidons le stalinisme », « indépendance et liberté » etc. Vers 18h, les bureaux et les usines se vident, et les ouvriers et employés qui sortent du boulot rejoignent les étudiants. Le mouvement gagne en ampleur, les transports publics s’arrêtent de fonctionner ; on dénombre bientôt plus de 300.000 manifestants dans les rues de Budapest.
Un groupe de plusieurs centaines de personnes issues de la foule décident de se rendre à la Place où se dresse une statue géante en bronze de Staline et la déboulonnent. Une délégation de 16 personnes se rend à l’immeuble où est localisé le centre de radio de Budapest, afin de tenter de diffuser leur appel sur les ondes. Comme la délégation tarde à sortir de l’immeuble, la foule s’impatiente. C’est dans la confusion générale qu’éclatent les premiers coups de feu dans la foule, tirés par des membres de l’A.V.O. Il y a trois morts. Ensuite, les premiers tanks et camions arrivent en renfort. Cette échauffourée met le feu aux poudres : la révolution hongroise a commencé.
4) La force des travailleurs en action
Les travailleurs commencent à s’armer pour riposter : certains s’emparent d’armes dans les armureries, d’autres se rendent vers les casernes. Comme à Barcelone en 1936, certains soldats leur ouvrent les portes, leur lancent des fusils et des mitraillettes par les fenêtres, ou amènent carrément dans la rue des camions chargés d’armes et de munitions et les distribuent à la population. Beaucoup rejoignent les rangs des manifestants. Dès le 24 au soir, il n’y aura pratiquement plus aucune unité de l’armée hongroise qui obéisse au gouvernement. Seule la police politique combat les insurgés. Des barricades commencent à se dresser ; dans certains quartiers de Budapest, même des enfants apportent leurs jouets pour aider à la construction des barricades.Les batailles de rue durent toute la nuit. A une heure du matin déjà, la plupart des grosses artères de la ville sont occupés par des travailleurs armés. Vers 8h du matin, le gouvernement hongrois annonce qu’il a fait appel à l’aide militaire russe pour écraser ce qu’il appelle « des petites bandes de contre-révolutionnaires armés qui pillent la ville. » Les bureaucrates du Kremlin et leurs agents de l’appareil hongrois sont décidés à conserver à tout prix le contrôle de la situation, quitte à noyer dans le sang la révolution naissante. Cette décision ne fait que renforcer la détermination des révolutionnaires et radicalise encore davantage le mouvement. Le premier conseil de travailleurs et d’étudiants est formé à Budapest.
Les chars russes commencent à entrer dans la ville dans la matinée du 24 octobre. Au début, certains soldats russes envoyés pour écraser l’insurrection ne savent même pas qu’ils sont en Hongrie : on leur a raconté qu’ils ont été envoyés à Berlin pour « combattre des fascistes allemands appuyés par des troupes occidentales. »
Les combats de rue se prolongent pendant plusieurs jours. Rapidement, les quartiers prolétariens deviennent les bastions de l’insurrection. Un correspondant de « The Observer » explique: « Ce sont les étudiants qui ont commencé l’insurrection, mais, quand elle s’est développée, ils n’avaient ni le nombre ni la capacité de se battre aussi durement que les jeunes ouvriers. ».
Dès l’annonce de l’envoi de troupes russes, la grève générale insurrectionnelle est déclarée ; elle se répand rapidement dans tout le pays. Elle se traduit immédiatement par la constitution de centaines de comités et conseils ouvriers qui s’arrogent le pouvoir. Avant le 1er novembre, dans tout le pays, dans toutes les localités, se sont constitués, par les travailleurs et dans le feu de la grève générale, ces conseils qui assurent le maintien de l’ordre, la lutte contre les troupes russes et contre celles de l’A.V.O. par des milices d’ouvriers et d’étudiants armés ; ils dissolvent les organismes du PC, épurent les administrations qu’ils ont soumises à leur autorité, assurent le ravitaillement de la capitale en lutte.
Un journal aussi réactionnaire que « La Libre Belgique » publiait le lundi 23 octobre l’interview d’un certain Nicolas Bardos, docteur en sciences-économiques, qui a fui la Hongrie en 1956. Celui-ci relate : « A la sortie d’une pause de nuit, je suis tombé dans la rue sur une manifestation où ouvriers et employés étaient accompagnés d’étudiants derrière un drapeau troué. Deux jours plus tard, je me suis rendu compte de la décomposition de l’Etat. Tout s’est arrêté et réorganisé très vite. Des conseils ouvriers se sont mis en place… ». Ces conseils renouent spontanément avec les formes d’organisation caractéristiques de la démocratie ouvrière : ils sont élus par la base, avec des délégués révocables à tout moment et responsables devant leurs mandats. Leurs revendications politiques diffèrent, mais tous comprennent : l’abolition de l’A.V.O., le retrait des troupes russes, la liberté d’expression pour tous les partis politiques, l’indépendance des syndicats, l’amnistie générale pour les insurgés emprisonnés, mais aussi et surtout la gestion par les travailleurs eux-mêmes des entreprises et des usines.
Ce dernier point apporte un démenti flagrant à la version prétendant que cette révolution était dirigée contre le « communisme » en général. Le 2 novembre 1956, un article paraît dans « Le Figaro » affirmant ceci : « Les militants hongrois sont soucieux de restaurer une démocratie à l’occidentale, respectueuse des lois du capitalisme. » Cette affirmation est pourtant contredite par les militants révolutionnaires eux-mêmes. La fédération de la jeunesse proclame fièrement : « Nous ne rendrons pas la terre aux gros propriétaires fonciers ni les usines aux capitalistes » ! Dans le même registre, le Conseil Ouvrier Central de Budapest déclare : « Nous défendrons nos usines et nos terres contre la restauration capitaliste et féodale, et ce jusqu’à la mort s’il le faut. » Certes, dans l’atmosphère générale, des réactionnaires ont pu s’infiltrer et pointer le bout de leur nez. Pas plus. Un seul journal réactionnaire a paru. Il n’a publié qu’un seul numéro, car les ouvriers ont refusé de l’imprimer dès le lendemain. Cela n’a pas empêché les journaux bourgeois en Occident de parler de « floraison de journaux anti-communistes ».
5) Les chars russes
Au fur et à mesure que les soldats russes restent sur place, ils comprennent de mieux en mieux pourquoi on les a envoyés : ils n’ont pas vu de troupes occidentales, ils n’ont pas vu de fascistes ni de contre-révolutionnaires ; ils ont surtout vu tout un peuple dressé, ouvriers, étudiants, soldats. Certains soldats russes doivent être désarmés et renvoyés vers la Russie, du fait qu’ils refusent d’appliquer les ordres. D’autres fraternisent avec les révolutionnaires et rejoignent carrément le camp des insurgés. Dès le second jour de l’insurrection, un correspondant anglais signale que certains équipages de tanks ont arraché de leur drapeau l’emblème soviétique et qu’ils se battent aux côtés des révolutionnaires hongrois « sous le drapeau rouge du communisme ».L’utilisation de l’armée russe à des fins répressives devient de plus en plus difficile. Après un premier repli stratégique pour s’assurer des troupes plus fraîches et plus sûres, le 4 novembre, le Kremlin lance une seconde intervention, armée de 150.000 hommes et de 6.000 tanks pour en finir avec la révolution. Une bonne partie des nouvelles troupes viennent d’Asie soviétique, dans l’espoir que la barrière linguistique puisse empêcher la fraternisation des soldats avec les révolutionnaires hongrois.
Pendant quatre jours, Budapest est sous le feu des bombardements. Le bilan de la deuxième intervention soviétique à Budapest est lourd : entre 25.000 et 50.000 morts hongrois, et 720 morts du côté des soldats russes. La répression par les troupes de l’A.V.O., qui « nettoient » les rues après le passage des tanks, est extrêmement féroce : des révolutionnaires attrapés dans les combats de rue sont parfois pendus par groupes sur les ponts du Danube ; des pancartes sont accrochées sur leurs cadavres expliquant : « Voilà comment nous traitons les contre-révolutionnaires ». Tout cela se fait bien entendu dans l’indifférence totale des soi-disant « démocraties » occidentales. Le secrétaire d’Etat des USA affirme dans un speech à Washington : « D’un point de vue de la loi internationale sur la violation des traités, je ne pense pas que nous puissions dire que cette intervention est illégale ». Ce positionnement de l’impérialisme américain permet d’apprécier à sa juste valeur l’ «hommage » rendu aux insurgés de ’56 par George W.Bush lors de sa visite en Hongrie en juillet 2006!
Les combats durent pendant huit jours dans tout le pays. Si l’intervention des chars russes leur a assénés un sérieux coup, les travailleurs ne sont pourtant pas encore complètement battus. Une semaine après le déclenchement de la seconde intervention russe, la majorité des conseils ouvriers sont encore debout. Une nouvelle grève générale, assez bien suivie, aura même encore lieu les 11 et 12 décembre ! Pourtant, le répit obtenue par la réaction à travers cette deuxième intervention militaire–nettement plus efficace que la première-, combinée au manque d’un parti ouvrier révolutionnaire avec une stratégie claire visant à destituer la bureaucratie de ses fonctions, permet à la terreur contre-révolutionnaire de déclencher une offensive sans précédent. Le 20 novembre, les derniers foyers de résistance commencent à s’éteindre. Début décembre, le gouvernement lance la police contre les dirigeants des conseils ouvriers ; plus d’une centaine d’entre eux sont arrêtés dans la nuit du 6 décembre. Sous les coups de la répression, les conseils ouvriers nés de la révolution disparaissent les uns après les autres. La révolution hongroise recule.
Le 26 décembre 1956, la force des conseils ouvriers hante encore la bureaucratie. Un ministre hongrois, un certain Gyorgy Marosan, déclare que « si nécessaire, le gouvernement exécutera 10.000 personnes pour prouver que c’est lui le vrai gouvernement, et non plus les conseils ouvriers. »
Le 5 janvier 1957, en visite à Budapest, Kroutchev, rassuré, affirme qu’ « en Hongrie, tout est maintenant rentré dans l’ordre. »
Le 13 janvier de la même année, la radio diffuse une annonce officielle déclarant qu’ « en raison de la persistance d’activités contre –révolutionnaires dans l’industrie, les Tribunaux ont désormais le pouvoir d’imposer la peine de mort à quiconque perpétuera la moindre action contre le gouvernement. » Cela implique le simple fait de prononcer le mot « grève » ou de distribuer un tract.
6) Conclusion
La version que la bourgeoisie présente de ces événements est sans ambiguïté : le peuple hongrois a démontré sa haine du communisme et sa volonté de revenir au bon vieux paradis capitaliste. Pour des raisons quelque peu différentes, la version des staliniens s’en rapproche étrangement : les révolutionnaires sont sans vergogne qualifiés par la bureaucratie de « contre-révolutionnaires », de « fascistes », d’ « agents de la Gestapo ». Dans un cas comme dans l’autre, les insurgés sont présentés comme des éléments pro-capitalistes. Or il n’en est rien : tout le développement de la révolution hongroise dément une telle analyse.
En 1956, le programme qu’exprimaient des millions de travailleurs de Hongrie à travers les résolutions de leurs conseils et comités, reprenait dans les grandes lignes le programme tracé vingt ans plus tôt dans « La révolution trahie » par Trotsky, où celui-ci prônait pour la Russie une révolution politique contre la caste bureaucratique au pouvoir, comme seule issue afin d’empêcher un retour au capitalisme qui renverrait l’Etat ouvrier des décennies en arrière.
Trotsky disait : « L’économie planifiée a besoin de démocratie comme l’homme a besoin d’oxygène pour respirer ». Les travailleurs ne refusaient pas la production socialisée ; ce qu’ils refusaient, c’était que cette dernière se fasse au-dessus de leurs têtes. Ils se battaient pour le véritable socialisme, c’est-à-dire un socialisme démocratique. C’est pour cette raison que la victoire des conseils ouvriers était apparue comme un péril mortel à la bureaucratie de l’URSS. De plus, son exemple était un danger direct pour toute la hiérarchie de bureaucrates de que l’on appelait hypocritement les « démocraties populaires ».
Mao, Tito, et tous les autres, sans exception, supportèrent sans hésiter la ligne suivie par Moscou. Le Parti Communiste Chinois alla même jusqu’à reprocher aux Russes de ne pas avoir réagi assez vigoureusement pour écraser la révolution hongroise. Dans les pays occidentaux, les PC estimaient que l’intervention soviétique était inévitable et nécessaire si l’on voulait « sauver le socialisme » : il leur en coûtera des dizaines de milliers de membres, le PC anglais perdant plus du quart de ses effectifs.
Malheureusement, les travailleurs hongrois se sont lancés dans la révolution sans disposer d’une direction révolutionnaire permettant de faire aboutir le mouvement jusqu’à sa conclusion : là était le gage d’une possible victoire.Il est regrettable que certains commentateurs de gauche tirent des conclusions complètement opposées. C’est le cas de Thomas Feixa, journaliste au « Monde Diplomatique », qui écrit : « La grève générale et la création de conseils autonomes opérant sur la base d’une démocratie directe bat en brèche la formule du parti révolutionnaire défendue par Lénine et Trotsky, celle d’une organisation autoritaire et centralisatrice qui réserve les décisions à une élite savante et restreinte. » La contradiction qui est ici posée entre les conseils ouvriers d’un côté, et le parti révolutionnaire de l’autre, n’a pas de sens. Les conseils ouvriers existaient également en Russie : les soviets, qui permettaient précisément que les décisions ne soient pas « réservées à une élite savante et restreinte », mais impliquaient au contraire la masse de la population dans les prises de décision.
Que les soviets aient finalement perdu leur substance et furent sapés par la montée d’une bureaucratie totalitaire qui a fini par gangrener tous les rouages de l’appareil d’Etat, c’est une autre histoire que nous n’avons pas l’espace d’aborder ici. Mais une chose est certaine : la victoire des soviets russes a été permise parce qu’ils disposaient d’une direction révolutionnaire à leur tête, représentée par le Parti Bolchévik. Si l’héroïsme des travailleurs hongrois avait pu être complété par l’existence d’un parti tel celui des Bolchéviks en 1917, le dénouement de la révolution hongroise aurait été tout autre, et la face du monde en aurait peut-être été changée.
Andy Anderson, auteur anglais d’un livre appelé « Hungary ‘56 », explique quant à lui : « Les travailleurs hongrois ont instinctivement, spontanément, créé leurs propres organes, embryon de la société qu’ils voulaient, et n’ont pas eu besoin d’une quelconque forme organisationnelle distincte pour les diriger ; c’était ça leur force. » Encore une fois, ce qui constituait la faiblesse principale du mouvement –sa spontanéité- est ici transformée en son contraire, et présentée comme sa force principale. Il est d’ailleurs assez révélateur de constater qu’aucun de ces deux auteurs n’aborde la question de savoir pourquoi la révolution hongroise a échoué. Elle a échoué car il manquait aux travailleurs hongrois la direction capable de coordonner leur action, de construire un soutien solide dans les populations ouvrières des autres pays de l’Est par une stratégie consciente visant à étendre la révolution à l’extérieur et ainsi desserrer l’étau qui pesait sur les révolutionnaires hongrois, de déjouer les pièges de la bureaucratie et, surtout, de balayer définitivement celle-ci du pouvoir. C’est bien à cause de cela que les conseils ouvriers sont restés en Hongrie à l’état d’ « embryons de la nouvelle société » et ne sont jamais devenus des organes de pouvoir effectifs.
Sources :
« La révolution hongroise des conseils ouvriers », Pierre Broué.
« Hungary ‘56 », Andy Anderson
« Le Monde Diplomatique » (octobre 2006)
« La Libre Belgique » (23 et 24 octobre 2006) -
[ARCHIVES] La révolution espagnole 1931-1939
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il importe d’amener une clarification concernant ce qui pourrait aisément passer pour un malentendu ou une incompréhension de la part de l’auteur. D’emblée, certains se demanderont effectivement pourquoi nous parlons de “révolution” espagnole. Il est vrai que lorsque nous parcourons les manuels d’histoire officiels, ces événements sont le plus souvent évoqués sous le terme de “guerre d’Espagne” ou de “guerre civile espagnole”. Il ne s’agit pourtant pas d’une simple querelle de termes; loin de nous l’idée de vouloir jouer avec les mots. Simplement, l’utilisation répétée de ces deux expressions fait partie d’une déformation consciente de l’idéologie dominante visant à éluder tout le caractère de classe de ce conflit. Marx affirmait que “L’idéologie dominante dans une société donnée n’est rien d’autre que l’idéologie de la classe dominante”. Dans le cadre de l’étude de la révolution espagnole, nous ne pouvons que réaffirmer cette vérité : l’histoire officielle n’est rien d’autre que l’histoire vue à travers les yeux de la bourgeoisie. Celle-ci n’a donc aucun intérêt à mettre en lumière le rôle -peu glorieux- qu’elle a joué dans de tels événements. Quant à nous, nous préférons utiliser le mot “révolution”. Ce mot a le mérite d’éviter toute ambiguïté et de mieux cerner ces événements dans leurs justes proportions.
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“Des hommes et des femmes ont lutté pour une espérance: une société où la terre et les moyens de production seraient un bien commun, un monde où les classes sociales seraient abolies. Au cours de rares moments et en quelques lieux, cet espoir est devenu réalité.” Ken Loach, cinéaste anglais.
“Il faut dire au peuple et au monde entier: le peuple espagnol n’est pas en état d’accomplir la révolution prolétarienne. La situation intérieure et surtout internationale n’y est pas favorable.” Joseph Staline, torpilleur de la révolution mondiale.
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Bien entendu, il ne s’agit en aucun cas de nier le caractère de guerre civile que prit la lutte en Espagne au lendemain du -mal nommé, lui aussi- “putsch des généraux” (mal nommé, dans le sens où ce n’était pas une poignée de généraux, mais bien la classe dirigeante dans son ensemble qui lançait ses forces armées à l’assaut des organisations de la classe ouvrière). Il s’agit simplement de comprendre cette guerre civile comme partie intégrante d’un processus révolutionnaire amorcé par les travailleurs. Car comme le disait très justement Luis Araquistain, député du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol, en août 1936, “Quelques-uns disent : écrasons le fascisme d’abord, finissons victorieusement la guerre et il sera temps alors de parler de révolution et de la rendre nécessaire. Ceux qui expriment cette idée n’ont, de toute évidence, pas réfléchi au formidable processus dialectique qui nous entraîne. La guerre et la révolution sont la même chose. La guerre a besoin de la révolution pour vaincre, comme la révolution a eu besoin de la guerre pour éclater.” (1)
Léon Trotsky n’avait pas peur de dire que l’héroïsme des travailleurs espagnols était tel qu’il eût été possible d’avoir dix révolutions victorieuses dans la période comprise entre 1931 et 1937. Si certains ne manqueront pas de voir dans cette affirmation une certaine exagération, l’idée essentielle n’en reste pas moins vraie : jamais l’histoire n’avait fourni d’exemple plus frappant de la détermination des masses opprimées à se débarrasser de leurs chaînes. Pour exemple, on a dénombré pas moins de 113 grèves générales et 228 grèves partielles en Espagne rien qu’entre février et juillet 1936. (2) Durant la même période, toute ville ou province d’une certaine importance connut au moins une grève générale. De plus, la lutte des travailleurs espagnols n’a pas manqué de provoquer un grand courant de solidarité dans le prolétariat du monde entier, illustré notamment par les nombreux étrangers qui ont choisi de se rendre en Espagne pour lutter aux côtés de leurs camarades. Cet élan de solidarité sera endigué dans bien des cas par les dirigeants ouvriers eux-mêmes, comme ce fut le cas en France où le gouvernement du “socialiste“ Léon Blum – ce même Léon Blum qui affirmait avec tant de vigueur que son coeur “saignait pour l’Espagne”- s’efforcera de cacher aux travailleurs français le caractère social de la lutte qui se menait de l’autre côté des Pyrénées, et sera l’initiateur du fameux “pacte de non-intervention“, utilisé comme justification au refus de livrer des armes aux travailleurs espagnols et au blocage des frontières pour empêcher tout soutien humain ou logistique à la révolution.
Par le manque d’une direction révolutionnaire à même d’amener le mouvement à ses conclusions logiques, et par les erreurs répétées des dirigeants du POUM comme de la CNT, la grande tromperie du “Frente Popular“ savamment orchestrée par les staliniens et les réformistes n’aura d’autre effet que de débroussailler le chemin menant tout droit au fascisme. Tout comme en France, le Front Populaire en Espagne s’efforcera de faire accepter à la classe ouvrière l’union sacrée avec sa propre bourgeoisie (ou plutôt avec “l’ombre de la bourgeoisie”, pour reprendre l’expression de Trotsky, voulant souligner qu’à ce moment l’essentiel des classes dominantes s’était déjà rangé derrière Franco et ses sbires).
“Notre but reste le pouvoir des soviets, mais ce n’est pas pour ce soir ni pour demain matin…Alors il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction est obtenue” avait déclaré Maurice Thorez, secrétaire général du Parti Communiste Français, à propos de la grandiose grève de masse qui traversa la France en mai-juin 1936, montrant par là mieux que personne la volonté affichée de la part des staliniens d’aboutir à un compromis capitulard avec le régime bourgeois sur le dos des travailleurs français. Dans la même logique, en Espagne, les staliniens nous démontreront, avec un souci scrupuleux du détail, comment terminer…une révolution.
Une organisation marxiste révolutionnaire comme le Comité pour une Internationale Ouvrière (l’Internationale à laquelle le Parti Socialiste de Lutte est affilié), qui se veut un instrument destiné à organiser la lutte pour l’instauration d’une société socialiste mondiale, se doit de pourvoir au rôle de ”mémoire collective” : perpétuer, de génération en génération, les meilleures traditions et expériences que le mouvement ouvrier a emmagasinées pendant des décennies. Car l’intérêt de l’étude de la lutte des classes dépasse le cadre historique abstrait ; bien entendu, l’histoire ne se répète pas exactement dans les mêmes termes, et le monde a changé énormément depuis 70 ans. Si des luttes d’une ampleur massive, remettant drastiquement en question les fondements mêmes du régime capitaliste, telles que l’a été la révolution espagnole de 1936, ne sonnent pas encore à nos portes en Europe aujourd’hui, il serait cependant erroné d’en conclure pour autant que ce type de luttes appartiennent définitivement au passé. Le vent qui souffle actuellement en Amérique Latine est un indicateur du vent qui soufflera demain sur notre continent. Nous sommes convaincus que les contradictions objectives du capitalisme, loin d’avoir disparues, vont aboutir à de nouvelles explosions de la lutte des classes, d’une ampleur similaire au mouvement révolutionnaire espagnol de 1936, et vont remettre les idées du socialisme à l’ordre du jour à une large échelle. C’est pourquoi étudier la révolution espagnole n’est pas un simple exercice de gymnastique intellectuelle, mais met au contraire en évidence des leçons absolument vitales pour la lutte au temps présent. Assimiler les enseignements des luttes passées est un chemin obligé afin de s’armer pour les batailles de demain.
Si l’histoire ne se répète pas, le passé d’un pays conditionne lourdement son présent et son avenir. Le jeudi 12 janvier 2006, le journal bourgeois ”La Libre Belgique” publiait un article titré ”Les démons du franquisme toujours présents en Espagne”. Dans cet article, Emilio Silva, auteur d’un livre intitulé ”Les fosses du franquisme”, explique : ”Pendant 40 ans, tout le système éducatif a été mis en place pour contraindre à l’oubli.” Mais Silva sous-entend clairement le fait que ce travail de ”sape historique” se poursuit après la fin du régime de Franco en affirmant : ”Mon fils a quinze ans ; c’est la première fois, depuis qu’il va à l’école, qu’il aborde la question de la guerre civile. Il y a quatre pages à ce sujet dans son livre d’histoire. Deux pages pour des chansons, les deux autres pour des photos et des cartes (…) ”. Mais plus que d’un simple travail de sape, c’est d’une véritable complaisance dont bénéficient les vestiges et les idéaux du régime franquiste dans l’Espagne d’aujourd’hui. Silva poursuit : ”Dans les villages où nous faisons les exhumations des cadavres des ‘vaincus’ de la guerre civile, peu de choses ont changé. Les vainqueurs, et donc souvent les assassins, qui occupaient des fonctions sociales importantes, continuent de les occuper (…) Le gouvernement Zapatero pourrait changer des choses, mais il fait aussi preuve d’une certaine timidité en raison d’une peur de l’extrême-droite (…) Il pourrait aussi faire aboutir une revendication essentielle : la disparition des rues et des monuments au nom de Franco. Il y en a encore des centaines…”. Plus loin, illustrant l’étroite connivence, voire la sympathie délibérée, des hautes instances de l’Eglise catholique espagnole avec le franquisme : ”A l’entrée de toutes les églises en Espagne, existe toujours cette fameuse plaque avec les noms de ceux qui sont ‘morts pour Dieu et pour la patrie’, les morts du côté franquiste. Notre association demande régulièrement de retirer ces plaques ou de les remplacer par d’autres recensant tous les morts de la guerre civile. L’Eglise refuse et répond : ‘Non, non, ça ce sont nos morts’.”
Il est indéniable que le passé franquiste de l’Espagne a laissé de lourdes traces derrière lui. En témoigne par exemple cette phrase tranchante prononcée par Paco Urbano, conseiller municipal à Santaella : ”Ici, la démocratie ne sera effective que lorsque nous pourrons parler sereinement de ce régime assassin et fasciste qui a continué les exactions après la guerre civile.” (3) Autre exemple : début janvier 2006, un général espagnol entré dans l’armée au moment de la dictature franquiste avait été relevé de ses fonctions pour avoir exprimé publiquement ses velléités putschistes dans le cas où un statut d’autonomie élargie serait reconnu à la Catalogne. Une cinquantaine d’officiers à la retraite s’étaient alors empressés de lui apporter leur soutien, assurant que les propos ainsi que les sympathies politiques du général Mena (c’est son nom) devaient être interprétés, je cite, comme ”le reflet fidèle de l’opinion, de l’inquiétude et du sentiment partagés par nombre d’officiers (…)” (4)
Il ne fait aucun doute que de tels faits, touchant à l’actualité politique de l’Espagne contemporaine, pourront être mieux cernés à travers l’étude de l’histoire de ce pays ; plus encore, nous dirions même que c’est seulement à travers l’étude de l’histoire de l’Espagne sous l’angle de la lutte des classes et du marxisme révolutionnaire que ces faits actuels prennent tout leur sens. Dans cette histoire de l’Espagne, il est évident que l’explosion révolutionnaire des années ’30, à laquelle cette brochure est consacrée, occupe une place privilégiée.
La révolution espagnole est une expérience historique extrêmement riche en leçons, dans le sens où elle fut un véritable terrain d’essai pour toutes les formations politiques, une sorte de laboratoire grandeur nature qui permit de tester la validité pratique des programmes, des idées, des organisations, sous le feu d’un combat qui fit à lui seul quelques 700.000 morts. La révolution espagnole est tout en même temps une confirmation éclatante de la théorie de la révolution permanente développée par Trotsky -les ouvriers espagnols ne s’étant pas seulement contentés d’objectifs démocratiques, mais ayant poussé le processus révolutionnaire jusqu’aux tâches socialistes- ; d’un témoignage accablant (un de plus… et probablement le plus éloquent) de la faillite des méthodes anarchistes dans la lutte du mouvement ouvrier -de par le refus principiel des ”libertaires” de prendre le pouvoir- ; d’un exemple parmi tant d’autres du rôle de ”fossoyeur de la révolution” qu’a joué le stalinisme dans la lutte des classes -via non seulement une campagne d’intoxication de l’opinion ouvrière mondiale mais aussi et surtout via le déploiement de moyens physiques considérables pour arrêter la vague révolutionnaire- ; d’événements à la lumière desquels il y a lieu de tirer des enseignements cruciaux pour tous ceux qui mènent le combat contre l’extrême-droite -la révolution espagnole ayant indubitablement offert la possibilité d’ébranler les fondements des régimes fascistes, en ”déplaçant le méridien de la révolution de Moscou à Madrid”, pour reprendre l’expression d’un membre du POUM catalan, Joan Farré. (5) Ce point n’est pas sans importance : il est évident en effet qu’une débouchée victorieuse de la révolution espagnole – accompagnée de la vague de grèves générales qui déferlaient sur la France et la Belgique au même moment- aurait provoqué un écho puissant pour la classe ouvrière d’Italie et d’Allemagne, aurait ainsi pu barrer la route à Hitler et, par là même, renverser le cours de l’histoire, rien de moins. Certes, le visage de l’extrême-droite contemporaine est sensiblement différent de celui qu’elle présentait dans les années ’30. Mais la leçon essentielle à tirer de cette dernière conserve toute sa validité et doit rester gravée dans les mémoires : le fascisme n’est rien d’autre qu’un produit de la putréfaction du capitalisme. En conséquence, vouloir s’attaquer au fascisme sans s’en prendre aux fondements même du régime capitaliste, c’est comme couper une mauvaise herbe sans en enlever la racine : elle finira toujours par repousser. Enfin, la révolution espagnole est une illustration saisissante du rôle perfide joué par le Front Populaire en tant que ”cheval de troie” de la bourgeoisie et de la réaction, fasciste en l’occurence. En 2004 est paru un roman intitulé ”Les cahiers de Justo García”, dont le contenu est basé sur la découverte des écrits d’un militant de l’UGT (syndicat socialiste) pendant la guerre civile. García évoque cette dernière idée d’une manière on ne peut plus claire : ”Beaucoup de gens du peuple ont pris notre parti, mais les autorités ont pris celui des fascistes”. (6)
Si l’assaisonnement de la sauce Front Populaire diffère quelque peu des années ’30, celle-ci nous est et nous sera encore resservie, avec le même goût amer qu’on lui connaît, et, potentiellement, des conséquences tout aussi dramatiques. Lorsqu’un groupe qui se prétend trotskiste comme le ”Vonk” prétend démontrer, à travers les résultats des dernières élections communales en Belgique, que le SP.a reste le meilleur outil pour les travailleurs et les progressistes afin de combattre l’extrême-droite, qu’est-ce d’autre, sinon une prolongation de la théorie du Front Populaire ? Lorsque le Parti Communiste Chilien appelait, lors des dernières élections présidentielles, à voter pour la candidate de la sociale-démocratie Michèle Bachelet afin de contrer le candidat de la droite Sebastian Piñera ; ou lorsque le PRC italien se rallie à Romano Prodi pour combattre la coalition de droite emmenée par Berlusconi, ne sont-ce pas là encore des exemples de l’application actuelle des méthodes du Front Populaire ? Lorsque le Parti Communiste Népalais troque le désarmement de ses milices contre cinq postes au gouvernement, qu’est-ce d’autre qu’une nouvelle illustration de l’actualité du Front Populaire ?
Le mouvement révolutionnaire du prolétariat espagnol regorge d’enseignements cruciaux. Ce mouvement est survenu dans une période où la situation politique internationale évoluait de plus en plus rapidement vers une nouvelle guerre impérialiste. Si cette issue n’était pas irréversible, il est pourtant clair que l’ombre gigantesque de ce conflit a largement occulté le déroulement et la signification du jeu politique mené en Espagne. Cette brochure a pour but premier de faire davantage connaître ce tragique événement qui, noyé sous le poids de la seconde boucherie mondiale, n’est finalement que très peu connu du grand public. J’espère que le texte qui suit pourra, en partie du moins, répondre à cette exigence et redonner à la révolution espagnole la place qu’elle mérite dans l’histoire de la lutte que le mouvement ouvrier a mené, et mène toujours, pour son émancipation.
Cédric Gérôme, décembre 2006.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, trois remarques méritent encore d’être faites :
Ceux qui pensent trouver ici une analyse plus ou moins ”neutre” de la guerre d’Espagne seront fort déçus. A ceux-là, je conseille directement de refermer cette brochure et d’aller -vainement- chercher ailleurs. Car comme l’a confirmé tout le déroulement du conflit espagnol, la neutralité, dans une société de classe, n’existe pas et ne peut exister.Cette analyse de la révolution espagnole n’a pas pour but d’être exhaustive. Dans l’écriture de ce texte, la volonté de dégager les grandes conclusions politiques a prévalu sur l’idée d’aborder en détail toutes les facettes du conflit. Il est dès lors évident qu’une brochure traitant d’un sujet aussi vaste que la révolution espagnole passe au-dessus de certains événements ou aspects du conflit, ou ne fait que les effleurer (ex : la question du Maroc espagnol, le rôle des femmes dans la révolution, les journées de mai 1937 à Barcelone, le rôle des Brigades Internationales,…). C’est pourquoi, à la fin de cette brochure, vous trouverez une liste de livres et brochures auxquelles je renvoie qui permettront, pour ceux qui le souhaitent, d’approfondir le sujet par des lectures complémentaires.
Le lecteur constatera vite que le texte qui suit est parcouru de nombreuses citations d’historiens, de militants, de politiciens, d’acteurs du conflit. Certains estimeront peut-être que cela contribue à alourdir le texte. Je pense au contraire que le fait d’incorporer ces citations de personnes qui, de près ou de loin, ont joué un rôle dans ces événements et/ou dans le riche débat idéologique qu’ils ont suscité, permet d’appréhender la réalité de la révolution espagnole dans un cadre plus vivant.
1) “La guerre d’Espagne“, de Hugh Thomas
2) “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.37
3) “Le Monde diplomatique“ – décembre 2006, “Des romans contre l’oubli de la guerre d’Espagne“, p.22-23
4) “La Libre Belgique” – 12/01/2006
5) “Trotsky“, de Pierre Broué, chap.57 “L’anti-modèle d’Espagne“, p.894
6) “Le Monde diplomatique“ – décembre 2006[divider]
1. La révolution espagnole 1931-1939: L’Espagne: le maillon faible
Se référant à la révolution russe d’octobre 1917, Lénine avait expliqué que la chaîne du capitalisme s’était rompue “à son maillon le plus faible”. Dans les années ’30, c’est au tour de l’Espagne. La péninsule ibérique est incontestablement le “maillon faible” de la chaîne du capitalisme européen.
Le capitalisme espagnol est largement tributaire des capitaux étrangers : l’Angleterre, la France, les Etats-Unis, la Belgique, contrôlent de nombreuses entreprises industrielles et minières, des compagnies de chemin de fer, des banques, etc. Simple exemple parmi tant d’autres : la compagnie américaine “Traction Light and Electric Power” contrôle les 9/10 de la production d’énergie électrique de Catalogne. (1)
L’Espagne reste à cette époque un pays arriéré, majoritairement agricole, où 70% de la population vit dans les campagnes, usant de méthodes de production archaïques. Dans l’ensemble du pays, la terre appartient essentiellement à la classe des propriétaires fonciers : 50.000 d’entre eux possèdent la moitié du sol, pendant que deux millions de travailleurs agricoles n’ont pas de terre. A Séville, 72% des terres sont aux mains de 5% de gros propriétaires. Pendant que ces derniers détiennent parfois des terres recouvrant la moitié d’une province, les paysans, quant à eux, crèvent littéralement de faim. De l’aveu d’un fonctionnaire stalinien, “Il y a des villages, dans les Hurdes, dans la Mancha, où les paysans réduits au désespoir absolu ont cessé de se révolter. Ils mangent des racines et des fruits.” (2)
L’Eglise catholique espagnole constitue, avec la caste des officiers, un des deux grands piliers de la réaction héritée du passé : alors que le nombre d’illettrés tourne autour des 12 millions -la moitié de la population, donc-, on dénombre plus de 35.000 prêtres, 20.000 moines et 60.000 religieuses, ce qui, additionné, équivaut au nombre d’élèves des écoles secondaires et dépasse de deux fois et demi le nombre d’étudiants…Cependant, comme le fait remarquer l’historien Hugh Thomas, si le poids de la religion catholique dans l’Espagne de l’époque est considérable, les deux tiers des Espagnols ne sont pas pratiquants, et les autorités épiscopales symbolisent aux yeux de beaucoup la barrière à tout progrès social. “En Andalousie, 1% seulement des hommes allait à l’église (…) Il existait des localités où le prêtre disait la messe tout seul.” (3) Cet élément permet de mieux comprendre pourquoi, lors de l’explosion révolutionnaire de juillet 1936, nombre d’églises et de couvents auront à subir les effets de la colère ouvrière et paysanne.
L’Espagne connut, dès la fin du 15ème siècle, une période de floraison et de supériorité sur le reste de l’Europe et conserva jusqu’au 18ème siècle l’Empire le plus vaste du monde. Cette situation se transformera en son contraire suite à la perte de ses positions mondiales et à la dilapidation des trésors américains. “Le siècle d’or devint de plomb avant même d’avoir atteint son terme”. (4) En effet, la défaite de “l’Invincible Armada” (1588) contre la flotte anglaise prélude déjà au déclin. L’achèvement de cet “âge d’or” espagnol sera en quelque sorte symbolisé au 19ème siècle par la perte des dernières possessions coloniales sur le Nouveau Continent. L’Espagne devient alors la proie d’une “putréfaction lente et sans gloire”, pour reprendre l’expression de Marx. En effet, le retard du développement capitaliste de l’Espagne, cumulé au rétrécissement des rapports économiques, freinent la formation de la Nation, et renforcent les tendances centrifuges et le séparatisme des Provinces. “Le particularisme se manifeste en Espagne avec une exceptionnelle vigueur, surtout en comparaison avec la France voisine où la Grande Révolution a définitivement établi la nation bourgeoise, une et indivisible, sur les ruines des provinces féodales” (5)
Dans le courant du 19ème siècle et durant le premier tiers du 20ème siècle, on assiste en Espagne à un changement continuel de régimes politiques et à des coups d’état militaires incessants (=les “pronunciamentos“), preuve de l’incapacité aussi bien des anciennes que des nouvelles classes dirigeantes de porter la société espagnole en avant. Comme l’écrit l’historien trotskiste Pierre Broué, “En réalité, la société de l’ancien régime n’avait pas encore fini de se décomposer que déjà la société bourgeoise commençait à ralentir “ (6) : tard venu à maturité, le capitalisme espagnol fut de fait amené à asseoir politiquement sa domination dans une période où le monde capitaliste est entré dans une crise générale de dégénérescence. De là sa difficulté à trouver son équilibre. Trotsky analysait la situation comme suit : “La vie sociale de l’Espagne était condamnée à tourner dans un cercle vicieux tant qu’il n’y avait pas de classe capable de prendre entre ses mains la solution des problèmes révolutionnaires “. (7)
Cependant, la période de la première guerre mondiale et le rôle de neutralité adopté par l’Espagne vont amener de profonds changements dans l’économie et la structure sociale du pays, créer de nouveaux rapports de force et ouvrir de nouvelles perspectives. Grâce à la demande massive en fer, en textile, en munitions, de la part des pays belligérants, cette période va en effet voir s’amorcer une industrialisation rapide du pays, et son corollaire : l’affirmation et la cristallisation du prolétariat en tant que classe indépendante.
Pourtant, si l’économie espagnole profite de la guerre, le contrecoup est très douloureux une fois celle-ci terminée. La guerre permettait d’absorber les marchandises : la fin des hostilités ouvre donc une nouvelle période de difficultés économiques, à tel point que la part de l’Espagne dans le marché mondial retombe en-deçà de son niveau d’avant-guerre (1,1% en 1919, pour 1,2% en 1914). C’est pourquoi, “depuis la guerre, l’industrie ne sort plus d’un malaise qui se traduit soit par le chômage chronique, soit par de violentes explosions de la lutte des classes.” (8) Effectivement, le prolétariat industriel, fort à présent d’un million et demi d’ouvriers, n’est pas prêt à encaisser la crise sans broncher : il entre en action.
Déjà, les années 1909, puis 1916, 1917, 1918 et 1919 sont pour l’Espagne des années caractérisées par de grandes grèves générales. Ces années sont évoquées sous le nom de “bieno bolchevique” ; en effet, la tempête révolutionnaire initiée par la révolution russe, qui se répand comme une traînée de poudre sur l’ensemble du territoire européen, n’épargne pas le pays. A partir de 1919 jusqu’en 1923 s’ouvre une période presqu’ininterrompue de batailles de classe, parfois sanglantes. Leurs défaites successives vont défricher le terrain à la dictature militaire du Général Miguel Primo de Riveira, qui prend le pouvoir par un coup d’Etat en septembre 1923, avec la complicité du roi Alfonso XIII et les larges subsides des industriels catalans. Par l’instauration de ce régime brutal, les classes dominantes veulent mettre un terme à l’agitation sociale de plus en plus menaçante, en s’en prenant aux principales conquêtes ouvrières et aux relatives libertés démocratiques qui permettaient l’organisation des ouvriers et des paysans ; le général proclame qu’il va occuper toutes les villes qui sont des “centres de propagande communiste ou révolutionnaire” et “procéder à la détention des éléments suspects.” (9)
Cependant, cette dictature n’assure aux classes dominantes qu’un bref répit. L’inflation galopante, qui dévore les salaires et le niveau de vie, puis la crise économique de 1929, qui mine profondément la base du régime, vont obliger le roi, afin de tenter de préserver la monarchie, à se débarrasser de Primo de Riveira en janvier 1930. “Le redoutable Primo de Riveira est tombé sans qu’il fût même besoin d’un nouveau pronunciamento : il a crevé comme un pneu qui passe sur un clou.“ (10) De la même manière, un peu plus d’un an plus tard, en avril 1931, les classes possédantes obligeront le roi Alfonso XIII –largement désavoué par le résultat des élections municipales, qui donne une majorité écrasante aux républicains dans toutes les grandes villes du pays- à faire ses bagages. Elles décident de sacrifier la monarchie dans le but de sauver leur propre peau ; autrement dit, dans le but de ne pas faire courir au pays le risque d’une révolution qui scierait la branche sur laquelle elles sont assises : la propriété capitaliste. Or, ainsi que l’analysait Trotsky, “la monarchie était doublement indispensable aux classes dirigeantes, désunies et décentralisées, incapables de gouverner le pays en leur propre nom.” (11) Contrairement à leurs attentes en effet, la venue de la République ne fait qu’ouvrir les vannes de la révolution…
- “La guerre d’Espagne“, de Hugh Thomas
- “Révolution et contre-révolution en Espagne“, de Felix Morrow
- “La guerre d’Espagne“, de Hugh Thomas
- ibidem
- “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.6
- “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué, chap.1, p.6
- “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.12
- “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.12
- “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.16 “Le grand fiasco“, p.332
- “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.10
- “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.7
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2. La révolution espagnole 1931-1939: La République, portier de la révolution
Le 14 avril 1931, la République est donc proclamée. Le roi est remplacé par un président. Socialement, rien n’a changé. “Le débordement impétueux de la colère des masses contraignit la bourgeoisie à essayer de faire d’Alfonso, que le peuple avait en horreur, un bouc émissaire” (1) : il ne s’agit en effet que d’un changement “de façade”, d’une opération à laquelle ont recours les classes possédantes afin de bénéficier d’un nouveau sursis et de calmer les ardeurs revendicatives des masses.
Mais cela provoque l’effet inverse : l’abdication d’Alfonso XIII est plutôt le “faire-part” annoncé de la révolution prochaine. La proclamation de la République nourrit en effet les aspirations des masses et marque le début d’une période de bouillonnement social qui s’étendra sur plusieurs années. Pendant toute cette période cependant, le facteur subjectif (la direction du mouvement ouvrier) restera en retard par rapport aux tâches objectives du mouvement : c’est la faiblesse de ce facteur qui conduira le mouvement à sa perte.
L’anarchisme dispose à l’époque d’une influence et d’un enracinement beaucoup plus importants en Espagne que dans les pays industrialisés d’Europe Occidentale. La C.N.T. (= Confédération Nationale du Travail), créée en 1910 et de tendance anarcho-syndicaliste, rassemble autour d’elle les éléments les plus combatifs du prolétariat (surtout agricole), même si elle n’a aucune perspective et aucun programme clair à offrir à sa base. En 1918, elle réunit déjà plus d’un million de syndiqués. En 1931, elle disposera d’une majorité écrasante dans tous les centres industriels de Catalogne.
Cette prépondérance des anarchistes, pour qui le particularisme géographique, le caractère retardataire et les traditions de guérillas paysannes typiques de l’Espagne constitue un véritable terrain de prédilection, est renforcée par plusieurs facteurs :
- le rôle de premier plan qu’a joué la CNT dans l’organisation de la grève générale insurrectionnelle de 1917 ;
- la politique résolument réformiste du P.S.O.E. (= Parti Socialiste Ouvrier Espagnol), créé en 1879. Au lendemain de la révolution russe, la fondation de l’Internationale Communiste entraîne une scission au sein de ce parti entre une aile gauche minoritaire, favorable à l’adhésion à l’I.C. (qui sera à la base de la fondation du P.C.E., le Parti Communiste Espagnol) et une majorité qui se prononce contre les 21 conditions d’adhésion à l’Internationale Communiste et évolue dès lors sur une ligne de plus en plus droitière. Pour preuve, en 1923, le PSOE et la centrale syndicale qu’il contrôle, l’U.G.T.(= Union Générale des Travailleurs), se prononcent pour une collaboration avec la dictature militaire. Francisco Largo Caballero, secrétaire général de l’UGT-que d’aucuns qualifieront par la suite avec un peu trop de précipitation de “Lénine espagnol”- devient même conseiller d’Etat sous Primo de Riveira. Autre exemple révélateur : Prieto, un des principaux dirigeants de l’aile droite du parti, est un gros industriel basque à la tête d’une considérable fortune ;
- et enfin, l’inconsistance du PCE qui sera affaibli tant par la répression systématique qu’il subit sous la dictature que par la politique d’“épuration” qu’il mène au sein de ses propres rangs contre tous les éléments qui ne s’alignent pas inconditionnellement sur la ligne de Moscou. En effet, à partir de 1924, le PCE subit le même sort que tous les Partis Communistes, soumis bureaucratiquement aux ordres et aux louvoiements de la caste stalinienne au pouvoir en URSS. C’est par exemple à Moscou qu’est désignée la direction du parti espagnol. La politique sectaire de ce dernier contribue en outre grandement à l’isoler des masses. Lors de la proclamation de la République, le PCE, suivant la ligne ultra-gauchiste de l’Internationale, reçoit la consigne de lancer le mot d’ordre: “A bas la République bourgeoise ! Tout le pouvoir aux soviets!” dans un pays et à une période où il n’existe pas l’ombre d’un soviet ou d’un organisme semblable. (2) En avril 1931, moment de l’avènement de la République, le tiers des effectifs du parti le quitte après l’exclusion de la fédération catalano-baléare de Joaquín Maurín. Le PCE ne compte alors plus que 800 membres sur l’ensemble du territoire espagnol (il en comptait un peu plus de 6.000 en 1922). (3) La composition sociale du parti révèle en outre que son influence s’exerce surtout parmi la petite bourgeoisie : seul un tiers des membres du parti sont des travailleurs industriels ou agricoles. Le reste étant pour l’essentiel des petites propriétaires, des techniciens hautement qualifiés, des paysans riches et moyens, des intellectuels, etc. En 1938, si le PCE a alors considérablement gonflé ses rangs, il ne comprend que 10.160 syndiqués sur 63.426 membres (4) ;
Pour résumer, on peut donc affirmer que l’anarcho-syndicalisme parvient à se frayer un chemin à travers l’opportunisme rampant du PSOE et de l’UGT d’un côté, et le sectarisme repoussant du PCE de l’autre.
Le premier gouvernement de la république est formé d’une coalition entre les Socialistes et les Républicains. Ces derniers sont, à ce stade, les principaux représentants politiques de la bourgeoisie et se caractérisent par un programme social extrêmement conservateur. Trotsky expliquait: “Les républicains espagnols voient leur idéal dans la France réactionnaire d’aujourd’hui, mais ils ne sont nullement disposés à emprunter la voie des Jacobins français, et ils n’en sont même pas capables : leur peur devant les masses est bien plus forte que leur maigre velléité de changement.” (5) Et de fait, cette coalition socialiste-républicaine, à cause de la crise mondiale du capitalisme, est bien incapable de tenir ses promesses et de réaliser les tâches “bourgeoises-démocratiques” qui se posent au pays : la liquidation de la propriété féodale et la réforme agraire, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, ainsi que la résolution de la question nationale. Celle-ci est particulièrement aigüe en Espagne, dans la mesure où, l’unification nationale n’étant pas arrivée à son terme, deux régions –bastions de l’industrie-, la Catalogne et le Pays Basque, manifestent de sérieuses tendances séparatistes. Cet élément ne fait que raviver le contexte déjà explosif de crise générale que traverse la société espagnole.
C’est du côté du prolétariat -numériquement réduit mais très concentré- soutenu par la paysannerie -accablée par une effroyable misère- que vont se manifester les forces motrices à même de résoudre cette crise…
Car l’avènement de la république ne tarde pas à décevoir les masses. Les travailleurs qui escomptaient du changement de régime une amélioration sensible de leurs conditions de vie perdent leurs illusions au fur et à mesure que la république démocratique naissante dévoile son vrai visage, à savoir le nouvel instrument de domination du capitalisme espagnol. L’impuissance du nouveau gouvernement face aux problèmes historiques du pays alimente les contradictions sociales et les divergences au sein du mouvement ouvrier. Celui-ci s’engage dans une série de grèves qui sont réprimées sans ménagement. Parallèlement, la paysannerie s’engage dans des tentatives de saisir la terre –promise par le gouvernement- mais là aussi, la seule réponse de celui-ci est d’envoyer les troupes. La CNT, à la tête de laquelle domine le courant aventuriste, putschiste et anti-politique de la F.A.I. (= Fédération Anarchiste Ibérique), s’engage quant à elle dans une série d’insurrections locales, éphémères et désorganisées qui sont violemment réprimées dans le sang.
Quant au PC, il continue d’appliquer mécaniquement les analyses et les mots d’ordre élaborées dans le cadre de la politique dite “de la 3ème période”, caractérisée par son sectarisme et son refus de l’unité ouvrière. La politique de “scission syndicale” en fait partie : il s’agit, sous les instructions de Moscou, de construire des “syndicats rouges” ne regroupant que des communistes; “partout où ils existent, les syndicats rouges non seulement contribuent à la division des rangs ouvriers, mais constituent en outre un puissant facteur d’isolement des communistes à l’égard des travailleurs sans parti, facilitant en dernière analyse la répression patronale”. (6)
La définition de la social-démocratie comme “social-fasciste” (“La social-démocratie est objectivement l’aile modérée du fascisme. Ils ne sont pas aux antipodes. Ce sont des jumeaux.”, proclamait brillament Staline), qui aboutira en Allemagne à la victoire sans combat des bandes hitlériennes, est appliquée par le PCE à la situation espagnole. Mais ici, les staliniens vont encore plus loin : ils étendent cette définition aux anarchistes, désormais qualifiés d’ “anarcho-fascistes” ! Suivant cette logique jusqu’au bout, des membres du PC n’hésiteront pas à attaquer physiquement les meetings des autres organisations ouvrières. Inutile de dire que ce type de pratiques ne favorisent guère leur implantation parmi les travailleurs.
Pendant ce temps, les communistes oppositionnels s’efforcent de promouvoir une autre politique. Sous l’impulsion d’Andrès Nin, ancien cadre de la CNT et ami personnel de Trotsky, ainsi que d’autres militants trotskistes, l’Opposition de Gauche espagnole, appelée “Izquierda Comunista de España” (=Gauche Communiste d’Espagne) est créée officiellement en 1932. Elle provenait de l’opposition née en 1930 au sein du PCE autour de la plate-forme de l’opposition russe et internationale impulsée par Trotsky (qui fut, dès la première heure, un fervent opposant à la stalinisation de l’Etat ouvrier russe et de l’Internationale Communiste)
A peu près à la même période se crée également le B.O.C., “Bloque Obrero y Campesino” (=Bloc Ouvrier et Paysan), dirigé par d’anciens membres du PCE, et dont le principal dirigeant, Joacquin Maurin, ne cache pas ses tendances boukhariniennes (=opposition droitière au stalinisme). Ce parti est un rassemblement politiquement hétérogène, qui refuse de prendre position entre trotskistes et staliniens, adopte une ligne très opportuniste sur la question nationale en se déclarant “séparatiste” en Catalogne et en soutenant, sans distinction aucune, tous les mouvements indépendantistes catalans. Trotsky mettait en garde: “Tandis que le séparatisme de la bourgeoisie catalane n’est qu’un moyen pour elle de jouer avec le gouvernement madrilène contre le peuple catalan et espagnol, le séparatisme des ouvriers et paysans n’est que l’enveloppe d’une révolte intime, d’ordre social. Il faut établir une rigoureuse distinction entre ces deux genres de séparatisme.” (7) Surtout, le BOC adhère à la théorie erronée dite “des deux stades”, qui consiste à promouvoir une révolution démocratique artificiellement séparée de la révolution socialiste. En avril 1931, une déclaration émanant du BOC fait ressurgir cette position sans ambiguïté: “Avec un retard historique, nous devons mener à bien la tâche que la France a achevé à la fin du 18ème siècle.” (8)
- “La révolution espagnole et les dangers qui la menacent“, dans “La révolution permanente“, de Léon Trotsky, p.317
- “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué, chap.2, p.25
- “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.26 “L’opposition communiste de droite“, p.561
- “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.21
- “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.10
- “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.23 “La stalinisation de l’Internationale“, p.483
- “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.15-16
- “La déclaration du Bloc ouvrier et paysan“, de Léon Trotsky
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3. La révolution espagnole 1931-1939: Le Bieno Negro – la réaction bourgeoise en marche
Les élections d’octobre 1933 donnent l’avantage à la droite réactionnaire, qui profite de la faillite de la coalition socialiste-républicaine des deux années précédentes. Pour ce nouveau gouvernement, il ne s’agit plus simplement d’une alternance de pouvoir mais d’un début de contre-attaque en direction du mouvement ouvrier. La fraude massive et la terreur politique utilisées par les classes possédantes pendant la campagne électorale ne constituent qu’un avant-goût de cette dynamique. Les deux années sous la houlette de ce gouvernement (octobre 1933-janvier 1936) sont connues sous le nom de “bieno negro”; en français, les “années noires”…
Le nouveau gouvernement, présidé par un certain Lerroux, entreprend de réduire à néant les maigres acquis arrachés pendant les deux premières années de la république. Un des premiers actes du gouvernement issu de ces élections est d’amnistier et de remettre en liberté des militaires impliqués en 1932 dans une tentative de pronunciamento du général Sanjurjo. Le gouvernement donne d’exorbitantes subventions au clergé, diminue les crédits de l’école publique, fait dégringoler les salaires journaliers des travailleurs des villes de 10-12 pesetas à 4-5 pesetas, et les salaires agricoles de 8-9 pesetas jusqu’à 1,5 pesetas pour les hommes et 60 centimes pour les femmes, et ce “pour des journées durant du lever au coucher du soleil.” (1) Entre 1933 et 1935, le nombre de chômeurs croît (officiellement) de 536.100 à 780.242. “Dans la pratique, il y a plus d’un million et demi de sans-emploi en Espagne”, selon l’“International Press Correspondence”. (2) Il fait annuler une loi catalane limitant le droit des grands propriétaires, engage massivement dans la police et l’armée. Les groupes d’extrême-droite descendent dans la rue avec la protection ouverte des autorités, et commencent à attaquer locaux et journaux ouvriers. Chiffre révélateur : en septembre 1934, on estimera à quelques 12.000 le nombre de travailleurs emprisonnés pour des raisons politiques ou syndicales. (3)
Après plusieurs hésitations, le gouvernement Lerroux décide d’intégrer dans son cabinet trois membres de la C.E.D.A. (=Confédération Espagnole des Droites Autonomes, parti catholique monarchiste d’extrême-droite). Ce parti, fondé en 1933 et dirigé par Gil Robles, devient rapidement, avec les Républicains de droite, le pilier de la nouvelle coalition. Son ambition est d’instaurer un Etat national corporatiste, qui combine les traits des Etats de Mussolini, d’Hitler et de Dolfuss (Autriche). Comme le note à l’époque avec justesse Joaquin Maurin, il est alors de plus en plus évident que “la bourgeoisie ne se pourra se maintenir au pouvoir qu’en appliquant implacablement le fer et le feu, c’est-à-dire en évoluant à marches forcées vers le fascisme dont le gouvernement Gil Robles-Lerroux n’est qu’un avant-poste d’observation.” (4)
Gil Robles se verra néanmoins incapable de faire de son parti une véritable organisation fasciste de masse. La CEDA est sans cesse menacée d’être débordée sur sa droite, soit par sa propre organisation de jeunesse, la J.A.P. “Juventud de Accion Popular” (=Jeunesse d’Action Populaire), que dirige Ramon Serrano Suner, beau-frère de Franco, admirateur d’Hitler et de Mussolini, grand pourfendeur de “juifs, franc-maçons et marxistes” (5) ; soit par la Phalange, au programme et aux méthodes typiquement fascistes, que dirige José Antonio Primo de Riveira, fils de l’ancien dictateur et agent du gouvernement fasciste italien. Créée en octobre 1933, la Phalange s’illustre rapidement dans les combats de rue contre les militants ouvriers. Néanmoins, jusqu’en 1936 le mouvement phalangiste ne regroupera que quelques milliers d’adhérents et demeurera une force d’appoint pour l’oligarchie, celle-ci se montrant encore à maints égards réticente vis-à-vis d’un tel mouvement. Comme les exemples de l’Italie et de l’Allemagne l’avaient démontré en suffisance, lâcher les hordes de fascistes à l’assaut du pouvoir dans le but de liquider le mouvement ouvrier était une solution certes radicale, mais que la bourgeoisie ne prenait pas à la légère. C’est seulement pendant la guerre civile que la Phalange, ayant alors gagné la confiance de l’écrasante majorité des bourgeois et des aristocrates, s’affirmera comme le mouvement politique dominant de la réaction.
En janvier 1931, dans “La révolution espagnole et les tâches communistes”, Trotsky avait eu ces paroles particulièrement lucides: “Si le prolétariat, au cours de la lutte, ne sentait pas bientôt que les tâches à accomplir et les méthodes à suivre lui deviennent plus claires, que ses rangs se resserrent et se renforcent, il se produirait une fatale dislocation dans son propre milieu. Les masses soulevées pour la première fois par le mouvement actuel retomberaient dans une attitude passive. A l’avant-garde, à mesure que le sol se déroberait sous ses pieds, renaîtraient des tendances aux actions de partisans et, d’une façon générale, le goût de l’aventure. Ni les paysans, ni les citadins pauvres ne trouveraient en ce cas une direction dûment autorisée. Les espérances éveillées se réduiraient bientôt à des désillusions, à de l’exaspération. La situation en Espagne deviendrait, dans une certaine mesure, pareille à celle que nous avons connue en Italie pendant l’automne de 1920. Si la dictature de Primo de Riveira n’a pas été fasciste, si elle a été la dictature typique en Espagne d’une clique militaire appuyée par certains groupes des classes possédantes, il reste que, dans les conditions indiquées ci-dessus –passivité et expectative du parti révolutionnaire, mouvement impulsif des masses-, un véritable fascisme pourrait trouver en Espagne un terrain favorable. La haute bourgeoisie pourrait s’emparer des masses petites-bourgeoises, déséquilibrées, déçues, désespérées, et canaliser leur indignation contre le prolétariat.” (6)
Mais nous n’en sommes pas encore là. Car la victoire de la droite et l’offensive réactionnaire ne fait qu’enflammer la résistance des travailleurs et des paysans, et laisse entrevoir de belles perspectives de front unique. En outre, depuis la défaite des socialistes aux élections, des voix s’élèvent dans les rangs du PSOE contre la politique de collaboration de classes de la direction, dont la faillite a été illustrée par l’arrivée au pouvoir du gouvernement Lerroux. Au sein du parti, et plus particulièrement de la Fédération de la Jeunesse Socialiste, se dessine un courant qui remet radicalement en question la défense de la démocratie bourgeoise et l’optique réformiste de ses dirigeants, et exige une réorientation de la ligne du parti. Au Vème congrès du parti en avril 1934, un cadre des JS, José Laín, exprime cette idée ; il souligne “la ferme conviction des JS quant aux principes de la révolution prolétarienne. La période actuelle n’offre d’autre issue que l’insurrection armée de la classe ouvrière pour s’emparer complètement du pouvoir politique, instaurer la dictature du prolétariat.” Sa proposition est qu’ “on arrive, dans le plus bref délai possible, à une entente avec les organisations politiques ouvrières de classe sur la base de l’action commune pour ce mouvement insurrectionnel.” (7)
- “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.30
- ibidem
- ibidem
- préface à “L’insurrection des Asturies“, de M. Grossi et J. Maurin
- “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué, chap.4, p.54
- “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.20
- “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.24 “La montée ouvrière de 1933-1934“, p.647
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4. La révolution espagnole 1931-1939: L’épisode de la “Commune Asturienne”
Le triomphe de Hitler en Allemagne et ses graves conséquences pour le mouvement ouvrier européen donnent partout un nouveau souffle aux désirs d’unité et à la lutte contre le fascisme, d’autant plus que le nombre de régimes réactionnaires ou fascisants qui détiennent le pouvoir en Europe se multiplie (Allemagne, Italie, Portugal, Pologne, Hongrie, Bulgarie,…).
Dans un tel contexte, il est clair que la nouvelle composition du gouvernement, comprenant trois ministres d’extrême-droite, ne peut être considérée autrement que comme une déclaration de guerre par le mouvement ouvrier. Elle provoque sa réaction immédiate ; les travailleurs espagnols sont en effet bien décidés à ne pas subir le même sort que leurs camarades allemands et autrichiens qui viennent de succomber sous la botte du régime nazi.
Le Parti Socialiste avait déclaré qu’il répondrait par les armes à une telle provocation ; dès lors, l’UGT lance le mot d’ordre de grève générale, tandis que la CNT, voyant en celle-ci une force concurrente, ne bouge pas. Finalement, trois foyers insurrectionnels se déclarent : Barcelone, Valence et les Asturies. A Barcelone et à Valence, le gouvernement rétablit facilement son autorité, du fait que la CNT s’est positionné contre la grève et a ainsi brisé le front unique.
Dans les Asturies en revanche, la CNT, contre l’avis de la direction nationale, rejoint la lutte. La prise de position de la CNT asturienne est sans équivoque: “La réalité du péril fasciste en Espagne a posé sérieusement le problème de l’unification du prolétariat révolutionnaire en vue d’une action d’une portée plus grande et plus radicale que celle qui se limite à des fins purement défensives. L’unique issue politique actuellement possible se réduisant aux seules formules antithétiques de fascisme ou révolution sociale…il est indispensable que les forces ouvrières constituent un bloc de granit.” (1)
En conséquence, dans cette région, la lutte prend une toute autre envergure. La force du mouvement oblige même le Parti Communiste à s’y rallier en dernière minute, et à mettre au frigo ses slogans sectaires. Dans tous les villages miniers se constituent des comités locaux qui prennent le pouvoir. Pendant 15 jours, les mineurs résistent, les armes à la main, contre des troupes de métier très bien équipées et armées jusqu’aux dents. Le gouverneur civil des Asturies commentait après coup: “Les énormes contingents ouvriers qui peuplent les Asturies –pas moins de 120.000-, tous encadrés dans les organisations, UGT, PSOE, PC et CNT, se mettant d’accord pour une action commune, faisaient de cette province un cas unique en Espagne de dangerosité sociale.” (2)
Cependant, de par le refus des dirigeants nationaux de la CNT de se joindre au mouvement et d’élargir l’appel à la grève -notamment envers les travailleurs du rail, ce qui aurait permis d’empêcher l’envoi de troupes pour mater l’insurrection- le gouvernement central est sûr de tenir le reste de l’Espagne: “Le mouvement fut une catastrophe d’inorganisation et d’improvisation dans tout le reste de l’Espagne.” (3)
Dès lors, le gouvernement décide d’employer les grands moyens et finit par écraser dans le sang ce que l’on appellera la “Commune Asturienne”. La répression est féroce : plus de 3000 travailleurs tués, 7000 blessés et plus de 40.000 emprisonnés. L’instigateur de cette répression n’est autre qu’un dénommé…Francisco Franco.
- “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.24 “La montée ouvrière de 1933-1934“, p.646
- ibidem
- ibidem
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5. La révolution espagnole 1931-1939: La création du POUM et l’entrée en scène des staliniens
Après cet épisode, on assiste à des reclassements rapides au sein du mouvement ouvrier. Trotsky préconise l’entrée de la Gauche Communiste dans le PSOE afin d’opérer la jonction avec l’aile gauche des Jeunesses Socialistes en train de se radicaliser. Nin, comme la majorité des dirigeants oppositionnels, refuse le conseil de Trotsky, repousse les multiples invitations et appels de certains dirigeants socialistes à entrer au PSOE et aux Jeunesses Socialistes, et s’oriente vers une fusion sans principe avec le Bloc Ouvrier et Paysan.
Cette dernière fusion, à laquelle se rallient également plusieurs organisations plus petites, aboutit à la création, en septembre 1935, du P.O.U.M. (=Parti Ouvrier d’Unification Marxiste), qui compte alors quelques 8000 militants, 40.000 sympathisants et une base ouvrière réelle, particulièrement en Catalogne, mais qui ne dispose cependant pas d’une implantation nationale. Le POUM devient rapidement le premier parti ouvrier en Catalogne, et se développe très rapidement dans certaines régions telles que Valence, Madrid, les Asturies, l’Andalousie ou l’Estrémadure.
C’est pourtant là une lourde faute que prennent sur leurs épaules les dirigeants de l’Opposition de Gauche que de laisser sans perspectives cette Jeunesse Socialiste qui se cherche et qui, comme le disait Trotsky, ”en arrivait spontanément aux idées de la 4ème Internationale” (voir ci-dessous). On peut juger de la réalité de cette évolution à gauche au sein des Jeunesses Socialistes par les déclarations enflammées de leurs dirigeants qui se déclarent ”favorables au bolchévisme”, ”pour la bolchévisation du Parti Socialiste”, ”pour la 4ème Internationale”. (1) Elément qui peut sembler anecdotique mais qui en dit long sur l’atmosphère qui règne dans les JS : certains de leurs dirigeants n’hésitent pas à accrocher le portrait de Trotsky sur les murs de leurs bureaux !
Il se présentait là une occasion en or de poser les premières pierres vers la construction d’un parti révolutionnaire de masse en Espagne. Felix Morrow, membre de l’Opposition de Gauche et présent en Espagne à l’époque, explique: ”Les membres de la Gauche Communiste était une poignée, et n’avait donc pas réellement atteint le stade d’un parti au sens propre du terme. Un groupe n’est pas un parti. Les dirigeants de la Gauche Communiste, malheureusement, ne l’ont pas compris et n’ont pas suivi Trotsky dans son raisonnement sur la signification profonde du développement vers la gauche dans les rangs socialistes. Par après, les événements vont pourtant confirmer les perspectives de Trotsky : leur gauchisme sera suivi par l’adoption d’une ligne opportuniste menant à la signature du programme du Front Populaire.” (2) C’est ce que nous verrons par la suite.
Toujours est-il qu’au début de juillet 1936, il n’y aura plus de véritable organisation oppositionnelle en Espagne, les trotskistes internationaux entretenant seulement des contacts personnels avec des militants dans le POUM ou dans les Jeunesses Socialistes et avec quelques isolés (moins d’une dizaine au total, d’après Broué) (3).
Dans le même temps, l’Internationale Communiste stalinienne opère un tournant radical à 180 degrés et adopte une ligne complètement nouvelle lors de son 7ème congrès (le premier depuis sept ans, mais aussi le dernier), préconisant la politique du Front Populaire, à savoir une coalition programmatique avec l’aile dite ”progressiste” de la bourgeoisie comme moyen de combattre le fascisme. Trotsky commentait: ”Durant deux années, on a trompé les ouvriers avancés avec cette malheureuse théorie de la ‘troisième période’, qui a affaibli et démoralisé l’Internationale Communiste. Enfin, la direction a battu en retraite. Mais quand ? Précisément au moment où la crise mondiale a marqué un changement radical de la situation et a fait apparaître les premières possibilités d’une offensive révolutionnaire.” (4)
Pierre Broué explique quant à lui qu’”il faudra du temps, beaucoup de temps, pour que les masses, après la politique étroitement sectaire de la ‘troisième période’ et de la dénonciation du ‘social-fascisme’, dont elles sont enfin libérées, commencent à découvrir que la nouvelle politique est tout simplement l’ancienne retournée, le revers opportuniste de l’ancienne politique sectaire.”(5)
Rompant d’avec son sectarisme antérieur, paré du prestige et de l’autorité de la révolution russe -non négligeable dans cette période pré-révolutionnaire- et jouant habilement de ses moyens matériels considérables, le PCE va ainsi réussir à poser ses griffes sur les jeunesses socialistes. En attirant vers eux l’aile gauche du Parti Socialiste, les staliniens obtiennent de cette manière, en avril 1936, la fusion entre la minuscule Jeunesse Communiste et la puissante organisation de la Jeunesse Socialiste, donnant naissance à la J.S.U. (=Jeunesse Socialiste Unifiée) qui échappe rapidement à l’autorité du PSOE et constitue dès lors le levier principal de l’influence stalinienne en Espagne. En Catalogne, le PCE et le PSOE fusionnent carrément pour former le P.S.U.C. (=Parti Socialiste Unifié de Catalogne) qui adhère, dès sa fondation, à la 3ème Internationale. De plus, le virage politique de 1935 et les circonstances particulières de l’époque, prémices d’une guerre civile, redonnent au ”communisme” un visage attractif auquel cèderont, au moins dans un premier temps, bien des libertaires endurcis. La ”renaissance” du PC espagnol se révélera alors, aux mains de l’Internationale stalinisée, un puissant instrument de sabotage et de division…
Qu’est-ce que la 4ème Internationale?
La défaite capitularde des staliniens devant le fascisme en Allemagne en 1933 révéla dans toute sa gravité la pourriture totale de l’Internationale Communiste stalinisée, et l’impossibilité de la redresser. D’où la nécessité de bâtir une nouvelle Internationale, sur la base des enseignements des trois précédentes. Cette année-là déjà, l’opposition de gauche signa, avec d’autres groupes oppositionnels, une déclaration pour la création d’une nouvelle Internationale: “Les signataires s’engagent à contribuer de toutes leurs forces pour que cette Internationale se forme dans le plus bref délai possible sur les fondements inébranlables des principes théoriques et stratégiques posés par Marx et Lénine. Prêts à collaborer avec toutes les organisations, groupes, fractions qui évoluent réellement du réformisme ou du centrisme bureaucratique (stalinisme) vers la politique du marxisme révolutionnaire, les signataires déclarent en même temps que la nouvelle Internationale ne peut permettre aucune tolérance à l’égard du réformisme ou du centrisme. L’unité nécessaire de la classe ouvrière ne peut être atteinte par une mixture des conceptions réformistes et révolutionnaires, par une adaptation à la politique staliniste, mais seulement en surmontant la politique des deux Internationales banqueroutières.” (6) En 1936, une Conférence internationale définit le programme du “mouvement pour la 4ème Internationale”, non seulement du point de vue des principes, mais aussi stratégique et tactique. La révolution espagnole et sa défaite confirmeront une fois de plus les enseignements du léninisme : sans un parti ayant assimilé dans sa chair et os les principes qui ont permis à la révolution russe de vaincre, le prolétariat espagnol sera finalement battu. Le Congrès de la fondation de la 4ème Internationale (septembre 1938) sera placé devant la situation résultant de l’agonie de la révolution espagnole – “le danger de guerre et du fascisme”. Elle élaborera un programme de transition qui répondait d’une manière précise aux besoins de la lutte de classe du moment. Trente-cinq organisations de tous les continents élaboreront ce programme devant leur servir de base à l’action concrète.
Malheureusement, en partie décapitée par la mort de Trotsky en 1940 et par la disparition de nombre de ses meilleurs cadres pendant la seconde guerre mondiale (sous les coups tant des staliniens que des fascistes), puis désorientée par les erreurs répétées de ses dirigeants dans la période de l’après-guerre, la 4ème Internationale n’acquérra jamais une base de masse, et suivra un cours de plus en plus opportuniste et réformiste.
- “Trotsky“, de Pierre Broué, chap.57 “L’anti-modèle d’Espagne“, p.883
- “Révolution et contre-révolution en Espagne“, de Felix Morrow, p.64
- “Trotsky“, de Pierre Broué, chap.57 “L’anti-modèle d’Espagne“, p.883
- “La révolution espagnole et les dangers qui la menacent“, dans “La révolution permanente“, de Léon Trotsky, p.315-316
- “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, 3ème partie : “De l’activité politique à l’activité policière“, p.597
- “Questions de la 4ème Internationale“, de Barta
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6. La révolution espagnole 1931-1939: Le Front Populaire, une combinaison politique pour tromper les travailleurs
A l’approche des nouvelles élections du 16 février 1936, alors que le danger fasciste se fait de plus en plus menaçant, un pacte d’alliance électorale -le futur Front Populaire- est signé entre les Républicains (regroupés dans quatre organisations : la Gauche Républicaine, l’Union Républicaine, le Parti National Républicain, et l’Esquerra Républicaine de Catalogne), le Parti Socialiste et l’UGT, le Parti Communiste…et le POUM.
Le programme de cette “coalition des gauches” mentionnait pourtant explicitement le refus de la nationalisation des terres et des banques, le refus du contrôle ouvrier, l’adhésion à la Société des Nations,…bref, un programme qui, en toute logique compte tenu de ses principaux signataires, ne dépassait pas le cadre de la société bourgeoise. Les socialistes le qualifient d’ailleurs sans ambages de “démocratique bourgeois.” (1) Quant aux Républicains, ils sont tout aussi clairs: “Les républicains ne doivent ni ne peuvent s’engager à autre chose.” (2)
Sans surprise, les élections voient la victoire du Front Populaire, conséquence de la radicalisation des ouvriers et des paysans, et de leur volonté de se débarasser de la droite au pouvoir depuis deux ans. Dans le respect de l’accord signé par les partis concernés, les Républicains se voient attribuer beaucoup plus de sièges que leur réel soutien dans la population le laisse supposer. “La plate-forme fut rédigée par un républicain modéré et les candidatures furent organisées de façon à donner le pouvoir aux républicains et non aux socialistes : il faudra deux fois plus de voix aux élections pour élire un socialiste que pour élire un républicain.” (3) Le Front Populaire ramasse 278 sièges, dont seulement 85 pour le Parti Socialiste et 14 pour le Parti Communiste, le reste des sièges étant dévolus aux partis bourgeois républicains. Quant à la droite, elle s’assure 134 sièges, et les partis dits “du centre”, 55. (4)
Il n’est pas inintéressant de revenir sur le passé de certains dirigeants des formations politiques constituant l’ossature du nouveau gouvernement de Front Populaire, dirigeants explicitement qualifiés par les staliniens comme étant “dignes de confiance”. Cela permet de cerner avec une extrême clarté de quel côté de la barrière ceux-ci se positionnent :
- Azaña, à la tête de la Gauche Républicaine, lorsqu’il était premier ministre sous la coalition de 1931, s’était déjà distingué comme un ennemi des ouvriers et des paysans. “Azaña est le seul homme capable d’offrir au pays la sécurité et d’assurer la défense de tous les droits légaux”, avait déclaré un certain Ventosa, au nom…des propriétaires terriens catalans. (5)
- Martinez Barrio, à la tête de l’Union Républicaine, avait été lieutenant en chef de Lerroux, et l’un des premiers ministres du “bienio negro”, qui, entre autres, avait écrasé avec une extrême cruauté un soulèvement anarchiste en décembre 1933.
- Companys, à la tête de l’Esquerra catalane (qui dirigeait la Catalogne depuis 1931), avait réduit la CNT à un statut semi-légal, en emprisonnant ses dirigeants par centaines…
Le premier gouvernement républicano-socialiste s’était avéré incapable de résoudre les problèmes auxquels faisaient face la population laborieuse espagnole, pour la bonne et simple raison qu’il s’agissait d’un gouvernement comportant en son sein des représentants du capitalisme et n’ayant aucune intention de dépasser les frontières imposées par la sacro-sainte propriété privée des moyens de production. Pour le gouvernement de Front Populaire nouvellement élu, il n’en allait pas autrement, mis à part qu’il s’assurait une plus large couverture sur sa gauche.
Inutile de dire que dans de telles conditions, le Front Populaire, présenté comme une alliance nécessaire avec les représentants de la bourgeoisie politique dite “progressiste” pour constituer le front “le plus large” contre le fascisme, va en réalité servir à freiner l’action révolutionnaire des masses, à désarmer la classe ouvrière et ainsi donner un sérieux coup de pouce à la victoire du fascisme. Le rôle pervers du Front Populaire est assez clairement exprimé par cette déclaration du Secrétaire Général du PCE de l’époque, José Diaz: “Nous voulons juste nous battre pour une révolution démocratique avec un contenu social. Il n’est pas question de dictature du prolétariat ou de socialisme mais juste d’une lutte de la démocratie contre le fascisme”. (6)
En réalité, la prétendue bourgeoisie progressiste n’existait que dans la tête des staliniens. La bourgeoisie industrielle de Catalogne avait été le plus fervent soutien à la dictature militaire de Primo de Riveira. La bourgeoisie espagnole était une bourgeoisie largement dépendante des capitaux étrangers, et entretenant mille et un liens avec l’aristocratie et les propriétaires terriens. L’Eglise, par exemple, n’était pas loin d’être à la fois le plus gros propriétaire de terres et le plus gros capitaliste du pays ! Comme l’explique clairement Gérard Rosenthal dans “Avocat de Trostky”, “La bourgeoisie espagnole, arrivée trop tard sur l’arène de l’histoire, avait été incapable de devenir le guide de la nation. Les magnats de l’industrie confondaient tant bien que mal leurs personnes et leurs intérêts dans le bloc réactionnaire aux attifements riches ou démodés des banquiers, des propriétaires de latifundia, des évêques, des généraux et des camarillas du trône”. (7)
Certes, parmi les politiciens bourgeois, il s’en trouvait beaucoup qui présentaient une étiquette “anti-fasciste”. Mais ces derniers n’étaient, de par leur position sociale, aucunement en mesure de mettre leur vie en jeu pour se battre contre un programme qui, en dernière instance, défendait les mêmes intérêts de classe qu’eux. Quant à la bourgeoisie espagnole en tant que telle, elle comprit assez vite que le fascisme était le seul et ultime rempart contre la montée irrésistible du mouvement ouvrier, son dernier recours afin de préserver un capitalisme aux abois. C’est pourquoi, tandis que le mouvement des travailleurs devient de plus en plus déterminé et menaçant, la bourgeoisie se range, avec de plus en plus de conviction et de résolution, derrière Franco, meilleur garant de l’ordre bourgeois menacé. C’est ce que Trotsky exprime lorsqu’il dit: “La bourgeoisie espagnole a compris, dès le début du mouvement révolutionnaire des masses que, quelque soit son point de départ, ce mouvement était dirigé contre la propriété privée de la terre et des moyens de production et qu’il était absolument impossible de venir à bout de ce mouvement par les mesures de la démocratie.” (8)
De cela, il découle la conclusion suivante : du point de vue de la bourgeoisie et des classes possédantes en général, l’irruption révolutionnaire ne pouvait être véritablement écrasée que par la réaction fasciste. Du point de vue des travailleurs et des masses opprimées, le fascisme ne pouvait être combattu que par la voie d’une lutte révolutionnaire sans merci. “Sans doute la voie légaliste est-elle jugée très difficile à la fois par les masses ouvrières et par les représentants des classes dirigeantes.” (9). Celui qui tente de poser l’équation autrement est un aveugle, un démagogue ou quelqu’un qui ignore tout de la structure de classe de la société. Opposer un prétendu barrage “légal” au danger fasciste, main dans la main avec des politiciens issus de la bourgeoisie, ne pouvait servir qu’à endormir les masses et à paralyser leur action ; en définitive, à sauver la peau de la bourgeoisie sur le dos du prolétariat. Et c’est ce qui s’est passé.
Dès la victoire du Front Populaire en février 1936, la classe ouvrière montre dans la pratique sa détermination à aller plus loin que le programme plus que modéré de celui-ci : elle éclate le cadre trop étroit du succès remporté aux urnes. Sans attendre le décret d’amnistie, les travailleurs espagnols ouvrent les portes des prisons et libèrent les milliers de prisonniers de la Commune Asturienne. Des défilés monstres et des grèves éclatent dans tout le pays, pour la réintégration immédiate des ouvriers licenciés, le paiement d’arriérés de salaires aux travailleurs emprisonnés, contre la discipline du travail, pour l’augmentation des salaires et de meilleures conditions de travail. Les cheminots exigent la nationalisation des chemins de fer. Près d’un million de travailleurs sont en grève le 10 juin ; un demi-million le 20 du même mois ; un million le 24 ; plus d’un million encore durant les premières journées de juillet. (10) A la campagne, les occupations de terre se multiplient, les fermiers refusent de payer leurs fermages. Le gouvernement de Front Populaire, lui, ne fait rien d’autre que de multiplier les appels au calme, qualifie les revendications des travailleurs d’“excessives” et demande à ceux-ci de rester raisonnables pour “éviter de faire le jeu du fascisme.” (11)
De plus, même si quelques généraux suspects de conspiration sont éloignés de la capitale, le gouvernement fait preuve d’une extrême tolérance vis-à-vis des éléments fascistes présents dans l’armée et l’appareil d’état. “Quelles sont les mesures drastiques qui ont été prises contre les provocateurs fascistes et contre les criminels ? Aucune.”, reconnaît après coup Jiminez Asua, député socialiste à Madrid en ‘36. (12) Le contraire eût d’ailleurs été étonnant : s’attaquer aux officiers fascistes de l’armée signifiait s’attaquer à la machine d’état sur laquelle se reposait la classe dominante, avec laquelle les représentants du Front Populaire n’étaient nullement prêts à rompre. “La presse socialiste et communiste alertaient du danger d’un soulèvement fasciste ou militaire. Elles exhortaient sans cesse le gouvernement à ‘prendre des initiatives’. Mais cela était impossible, si l’on accepte l’analyse marxiste de la société. Les républicains étaient des représentants du capitalisme, d’une manière ou d’une autre. Le pouvoir des capitalistes repose sur la machine d’état, qui se compose de l’armée, de la police, des tribunaux, des prisons, etc. La classe dominante, que ce soit sous un visage libéral, conservateur, ou même fasciste, dépend du soutien de la caste des généraux et des officiers de l’armée, des officiers de police, et d’un establishment civil qui a été spécialement sélectionné et éduqué pour servir le système capitaliste. ‘Prendre des initiatives’, cela signifiait dans la pratique s’attaquer à la base même de l’Etat capitaliste. Et demander à des politiciens bourgeois de le faire, c’est comme demander à un tigre d’être végétarien : pour des raisons d’intérêts de classe, c’est impossible ! ” (13)
- “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué, chap.5, p.7
- “Memorias“, de Martinez Barrio, cité par Pierre Broué dans “Histoire de l’Internationale Communiste“, chap.31 : “Front populaire : image et réalités “, p.677
- “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.31 : “Front populaire : image et réalités “, p.677
- ibidem
- “Révolution et contre-révolution en Espagne“, de Felix Morrow, chap.2, p.76
- “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.13
- “Avocat de Trotsky“de Gérard Rosenthal, chap.19, p.198
- “Leçons d’Espagne : dernier avertissement“, de Léon Trotsky, p.32
- “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.31 : “Front populaire : image et réalités “, p.
- “La guerre civile en Espagne“, de Felix Morrow, chap.6, p.45
- “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué
- “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.33
- “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.32
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7. La révolution espagnole 1931-1939: La contre-révolution déclenche la révolution
Depuis le début, le gouvernement s’était porté garant de la fidélité de la caste des officiers à la république. En mars 1936, le gouvernement avait même été jusqu’à délivrer à l’armée un certificat de bonne conduite qualifiant l’état-major de “fidèle serviteur du pouvoir établi.” Pourtant, le coup d’état se préparait incontestablement dans les hautes sphères de l’armée et de l’oligarchie.
En mars 1934 déjà, des milieux monarchistes, accompagnés d’un représentant de l’armée, avait conclu un pacte secret avec Mussolini pour s’assurer la fourniture nécessaire en armes et en capitaux afin de renverser la république. L’adhésion du mouvement phalangiste à l’idée du soulèvement permet une unification totale des forces réactionnaires, et ce au profit des éléments les plus authentiquement fascistes, en contact étroit avec les grands chefs militaires.
Le soulèvement éclate finalement dans la nuit du 16 au 17 juillet 1936, à partir du Maroc espagnol ; le général Franco lance alors un appel aux garnisons afin que ces dernières s’emparent des villes. Jusqu’au matin du 18 juillet, le gouvernement ferme les yeux et passe ces faits sous silence. Lorsqu’il apprend la nouvelle du soulèvement, le chef du gouvernement prononce cette phrase célèbre, témoignage reflétant à sa juste valeur la détermination du Front Populaire à combattre le fascisme: “Ils se soulèvent. Très bien. Et bien moi, je vais me coucher.” (1) Anecdote intéressante et pour le moins révélatrice : la veille de l’insurrection fasciste, la presse ouvrière parut trouée d’espaces blancs : la censure gouvernementale avait supprimé des éditoriaux et des morceaux d’articles annonçant le coup d’Etat ! (2)
Contre toute évidence, le gouvernement nie la gravité de la situation. Le 18 juillet au soir, un Conseil des ministres refuse la demande de l’UGT de donner des armes aux travailleurs. Dans la capitale, puis dans d’autres villes, des centaines de milliers de travailleurs envahissent les rues pour les réclamer. Il est clair que les politiciens bourgeois au gouvernement craignaient mille fois plus une classe ouvrière armée qu’une Espagne fasciste. Leur couardise et leur politique de conciliation permettra par la suite dans une large mesure aux éléments fascisants d’épurer à coups de revolver l’armée de ses éléments “subversifs“…
“De façon générale, d’ailleurs, la guerre civile commence par un massacre dans les casernes et les prisons militaires. C’est en pataugeant dans le sang des soldats socialistes et des officiers républicains que les ‘rebelles’ quittèrent les casernes pour marcher sur les quartiers ouvriers. ” (3)
Dès lors, sous l’impulsion du prolétariat de Barcelone –qui, dès le 19 juillet, presque sans armes, prend victorieusement d’assaut les premières casernes- c’est l’ensemble du prolétariat de la péninsule qui prend l’offensive et commence à organiser la lutte armée. Dans la plupart des grandes villes, le peuple assiège les casernes, érige des barricades dans les rues, occupe les points stratégiques. On raconte que dans certaines régions, la population laborieuse se lance à l’assaut des bastions rebelles avec des armes de fortune tels que des canifs, des couteaux de cuisine, des fusils de chasse, des pieds de chaise, de la dynamite trouvée sur les chantiers, des poêles, des fourches,…bref, avec tout ce qu’elle peut trouver, et parfois même à mains nues.
La dynamique qui se met alors en place est très bien décrite par Pierre Broué : “Chaque fois que les organisations ouvrières se laissent paralyser par le souci de respecter la légalité républicaine, chaque fois que leurs dirigeants se contentent de la parole donnée par les officiers, ces derniers l’emportent…par contre, ces mêmes officiers sont mis en échec chaque fois que les travailleurs ont eu le temps de s’armer, chaque fois qu’ils se sont immédiatement attaqués à la destruction de l’armée en tant que telle, indépendamment des prises de position de ses chefs, ou de l’attitude des pouvoirs publics légitimes“. (4) Bien souvent, les travailleurs peuvent compter sur le soutien ou du moins la sympathie d’une frange importante des soldats. C’est le cas dans la marine de guerre où la quasi-totalité des officiers sont gagnés au soulèvement, mais où les marins, sous l’impulsion de militants ouvriers, se sont organisés clandestinement en “conseils de marins“. Ces derniers se mutinent ; certains, en pleine mer, exécutent les officiers qui résistent, s’emparent de tous les navires de guerre et portent ainsi au “soulèvement des généraux“ un coup très sérieux. “Au soir du 20 juillet, sauf quelques exceptions, la situation est clarifiée. Ou bien les militaires ont vaincu, et les organisations ouvrières et paysannes sont interdites, leurs militants emprisonnés et abattus, la population laborieuse soumise à la plus féroce des terreurs blanches. (voir ci-dessous) Ou bien le soulèvement militaire a échoué, et les autorités de l’Etat républicain ont été balayées par les ouvriers qui ont mené le combat sous la direction de leurs organisations regroupées dans des ‘comités’ qui s’attribuent, avec le consentement et l’appui des travailleurs en armes, tout le pouvoir.“(5)
La lutte armée ne représente effectivement qu’une facette de ce vaste mouvement d’ensemble initié par la classe ouvrière : en réalité, la contre-révolution, matérialisée par le coup d’état, a pour réponse immédiate le déclenchement de la révolution. Le putsch des chefs militaires et des fascistes ne réussit qu’à faire jaillir un puissant processus de transformation de la société. L’Espagne se couvre d’une multitude de comités ouvriers (les “comidades-gobiernos“ : comités d’usines, de villages, de salut public, d’approvisionnement, de ravitaillement, de police, de défense, comités révolutionnaires, populaires, antifascistes,…) qui entreprennent la remise en marche de la production et la direction des affaires courantes. “Tous décident souverainement, non seulement des problèmes immédiats de maintien de l’ordre et de contrôle des prix, mais aussi des tâches révolutionnaires de l’heure, socialisation ou syndicalisation des entreprises industrielles, expropriation des biens du clergé, des factieux ou tout simplement des grands propriétaires, distribution entre les métayers ou en exploitation collective de la terre, confiscation des comptes en banque, municipalisation des logements, organisation de l’information, écrite ou parlée, de l’enseignement, de l’assistance sociale.“(6)
En Catalogne, à la fin du mois de juillet, les transports et l’industrie sont presque entièrement aux mains des comités ouvriers de la CNT. A Barcelone, les travailleurs, dès les premiers jours, prennent en main les transports en commun, le gaz, l’électricité, le téléphone, la presse, les spectacles, les hôtels, les restaurants, et la plupart des grosses entreprises industrielles. Seuls quelques artisans et petits ateliers industriels conservent leur caractère d’entreprise privée. Le 23 juillet, un article du journal “The Times“ résume la situation à Barcelone: “Le prolétariat armé est en possession de la ville“! (7)
Dès que les nouvelles arrivent des villes, le même processus apparaît dans les campagnes : les paysans se jettent sur les terres. Ces derniers n’ont plus l’intention d’attendre en vain que le gouvernement légifère. Entre février et juillet 1936, la prétendue “réforme agraire“ initiée par le Front Populaire avait fourni de la terre à 190.000 paysans…sur 8 millions (moins d’un sur 40). (8) A ce rythme, il eût fallu plus d’un siècle pour donner de la terre à tout le monde…C’est pourquoi, rapidement, les villageois se débarrassent de leurs conseils municipaux et s’empressent de s’administrer eux-mêmes. Se met alors en place un profond mouvement de collectivisation de la terre, jamais vu dans toute l’histoire. En Aragon, les ¾ de la terre sont collectivisés.
Grâce à cette combativité populaire exemplaire, non seulement l’échec de l’insurrection des militaires et des fascistes est consommée en quelques jours, mais en outre, les masses détiennent pratiquement le pouvoir entre les mains. La lutte contre l’insurrection a eu pour effet de jeter le prolétariat à l’assaut de l’Etat bourgeois.
Le journal anglais “The Guardian“ du 29 juillet 1936 publie une interview d’un garagiste français qui habitait Barcelone et qui a entretemps fui vers Toulouse ; ce dernier relate que “Plus personne à Barcelone n’obéit au gouvernement, ou plutôt à ce qu’il en reste. Le pouvoir est passé entre les mains des groupes ouvriers, guidés par leurs passions politiques et sociales (…) Il est assez curieux de constater que la Mairie de Port Bou est la seule qui fonctionne encore normalement, sous le contrôle de la garde civile. Partout ailleurs, des comités locaux ont été érigés, et les Mairies désertées de leurs occupants.“(9)
Il n’y a pourtant rien de “curieux“ à cela : la situation qui s’est créée à Barcelone, comme dans de nombreuses régions de l’Espagne, n’est rien d’autre qu’une situation de double-pouvoir caractéristique de toute révolution ouvrière : à côté des gouvernements officiels de Madrid et de la Catalogne ont surgi des organes de pouvoir contrôlés essentiellement par les travailleurs, et par le biais desquels les masses organisent la lutte contre le fascisme. Lorsque les autorités se remettent de leur stupeur, elles s’aperçoivent tout simplement qu’elles n’existent plus. L’Etat, la police, l’armée, l’administration, semblent avoir perdu leur raison d’être. Le gouvernement est suspendu dans les airs et n’existe plus que par la tolérance de la direction des différents partis ouvriers. A la fin du mois de juillet, les masses contrôlent les deux tiers du pays.
Ces dernières exercent le pouvoir, mais celui-ci n’est pas organisé ni centralisé. Les comités, organes d’auto-administration de toutes les couches de la population laborieuse, qui poussent comme des champignons à travers presque toute l’Espagne, souffrent en fait d’une lacune fondamentale : l’absence d’un parti véritablement révolutionnaire à même de leur impulser une dynamique d’ensemble et, en se servant de leur force, de démettre définitivement de ses fonctions le gouvernement bourgeois. Autrement dit, de permettre à la classe ouvrière, appuyée par les masses paysannes, de s’accaparer du pouvoir politique.
Ces comités auraient pu être élargis à chaque entreprise, chaque lieu de travail, chaque district, en y incluant la population paysanne, ainsi que les milices ouvrières. Reliés via un système de délégués -démocratiquement élus et révocables à tout instant- dans le but de former des comités locaux, régionaux, et national, ils auraient pu ainsi constituer les bases d’un nouveau régime : un Etat ouvrier, Etat de type nouveau reposant sur la représentation directe des travailleurs. A défaut d’une direction politique à la hauteur de ces tâches, l’Etat ouvrier demeurera en Espagne au stade embryonnaire, et ne se centralisera pas sous forme de conseils ouvriers à l’échelle du pays, comme ce fut le cas en Russie en 1917 avec les soviets.
Une chose est certaine : les masses voulaient en finir avec le capitalisme. Elles tentaient d’imposer une politique révolutionnaire à leurs dirigeants, mais ceux-ci étaient trop aveugles, trop malhonnêtes, trop peureux ou trop sceptiques que pour appréhender la situation correctement. Ils seront par conséquent les principaux obstacles sur la voie d’une prise de pouvoir effective : la révolution va s’arrêter à mi-chemin. Car si, par la force des événements, les travailleurs s’étaient effectivement accaparé une partie importante du pouvoir d’Etat, l’appareil officiel restait encore, lui, dans les mains de ses anciens possesseurs…
Qu’est-ce que la terreur blanche?
L’expression “terreur blanche“ est souvent utilisée pour désigner la période de réaction entreprise par la bourgeoisie suite à la révolution russe d’octobre 1917. La haine et l’effroi éveillés par la prise du pouvoir des travailleurs russes poussa la bourgeoisie mondiale dans une escalade de terreur, de violence et de destruction pour écraser le jeune Etat ouvrier. Sous la collaboration bienveillante des pays de l’Entente, les armées blanches procédèrent à des massacres féroces. Dans l’Oural et dans la Volga, les bandes de gardes-blancs tchécoslovaques coupèrent les mains et les jambes des prisonniers, les noyèrent dans la Volga ou les firent enterrer vivant. En Sibérie, les généraux pendirent des milliers de communistes, une quantité innombrable d’ouvriers et de paysans. La vague de révolutions qui déferla sur toute l’Europe dans l’immédiat après-guerre suscita la peur de la bourgeoisie et généralisa ces méthodes. A Kecskemet, en Hongrie, deux cents civils, hommes, femmes et enfants, qui ne se dispersèrent pas au commandement d’un major, furent mitraillés dans la rue. Un reporter socialiste relata ce crime ;des officiers l’enlevèrent en plein jour, lui coupèrent les oreilles et le nez, lui crevèrent les yeux et le jetèrent dans le Danube. En Finlande, l’armée bourgeoise fusilla plus de quatorze mille prolétaires et en tortura à mort plus de quinze mille dans les prisons…Les historiens bourgeois s’adonnent souvent à cœur joie pour dénoncer les crimes de la “dictature bolchévique“ pendant la guerre civile, mais ont une fâcheuse tendance à “oublier“ de replacer les choses dans leur contexte et à gommer de l’histoire les crimes commis par ceux d’en face.
- “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué
- “Révolution et contre-révolution en Espagne“, de Felix Morrow, chap.2, p.78
- “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.31 : “Front populaire : image et réalités “, p.679
- “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué, p.67
- “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué, p.70
- “La Révolution et la Guerre d’Espagne“, de Pierre Broué, p.111-112
- “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.41
- “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.35
- “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.50
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8. La révolution espagnole 1931-1939: Le mouvement ouvrier: analyses
a) La CNT- FAI : l’anarchisme à l’épreuve des faits
“Le mécanisme politique de la révolution consiste dans le passage du pouvoir d’une classe à une autre.“ (Trotsky, “Histoire de la révolution russe“)
Anarchistes et anarcho-syndicalistes refusent d’engager une lutte pour un pouvoir dont ils ne sauraient que faire, vu qu’il serait contraire à leurs principes. Comme en Russie, les confusions politiques du courant anarchiste les amèneront à se heurter en Espagne au problème de l’Etat. Faute d’avoir forgé les armes capables de l’aider à vaincre cet obstacle, le mouvement anarchiste abandonne implacablement ses principes : l’anti-étatisme doctrinal fait place à une collaboration pratique des anarchistes aux organes de l’état bourgeois.
Un des enseignements fondamentaux de la révolution russe est que celle-ci avait permis de vérifier la nécessité de briser l’Etat capitaliste et d’y substituer un gouvernement ouvrier. Les anarchistes n’ont rien tiré de cet enseignement, même s’il est clair que la dégénérescence bureaucratique de l’Etat ouvrier en Russie ne les a pas aidés dans ce raisonnement. Nombre d’anarchistes affirment encore aujourd’hui qu’en Espagne, ils auraient pu prendre le pouvoir mais qu’ils ne l’ont pas fait -non parce qu’ils ne le pouvaient pas- mais parce qu’ils ne le voulaient pas. Trotsky disait que les anarchistes “nient la politique jusqu’à ce qu’elle leur saute à la gorge ; alors ils font la politique à la place de la classe ennemie.“ (1) Il n’y a en effet pas d’alternative entre le pouvoir des capitalistes et celui des travailleurs; dans une situation de dualité de pouvoir, c’est-à-dire au moment crucial où il faut choisir entre ces deux options, les dirigeants anarchistes, refusant a priori toute forme de pouvoir, acceptent dans les faits de laisser les rênes de celui-ci dans les mains de l’ennemi. Telles sont les deux faces de l’anarchisme : côté pile, un discours aux accents ultra-radicaux, teinté d’un refus de toute théorie politique; côté face, une capitulation honteuse quand l’histoire met les grands problèmes politiques à l’agenda. Malgré leur rejet infantile de la politique et du pouvoir “en général“, c’est effectivement vers une collaboration effective avec la bourgeoisie et ses laquais politiques que les dirigeants de la CNT et de la FAI s’orienteront finalement : le 26 septembre 1936, trois leaders anarchistes acceptent des postes ministériels dans le gouvernement de la “Generalidad“ (= gouvernement régional de Catalogne).
Une des premières mesures de ce nouveau cabinet sera de dissoudre tous les comités révolutionnaires qui ont vu le jour depuis le 19 juillet. Le 4 novembre, quatre portefeuilles sont proposés à la CNT dans le gouvernement de Madrid ; sans hésiter, les dirigeants anarchistes réitèrent la même bêtise, à l’échelle nationale cette fois. Considérant toujours comme un péché originel de parler de l’Etat ouvrier, de la constitution et de l’élargissement des comités, ils commencent alors, comme en Catalogne, à travailler avec ordre et méthode à la reconstitution de l’Etat bourgeois. Le 23 février 1937, le ministre anarchiste Juan Peiro, écrit: “Notre victoire dépendait et dépend encore de l’Angleterre et de la France, mais à condition de faire la guerre et non la révolution“ (2) On cerne ici toute la faillite de la théorie anarchiste, prise au piège de ses propres contradictions : n’ayant pas d’alternative et de stratégie pour contrer la politique de la classe dominante, les anarchistes font la politique à la place de la classe dominante. En renonçant à exercer la dictature du prolétariat, ils acceptent dans les faits à exercer la dictature…de la bourgeoisie. Comme le disait Trotsky, renoncer à la conquête du pouvoir, c’est le laisser dans les mains de ceux qui le détiennent, c’est-à-dire aux exploiteurs. Avant la révolution espagnole, l’anarchisme n’avait encore jamais été véritablement “testé“ à une large échelle. Avec la révolution espagnole, ce fut chose faite. Et pour la dernière fois, aimerait-on espérer.
Pourtant, se contenter d’une telle analyse concernant l’anarchisme en Espagne ne suffit pas. Car ce serait faire peu de cas des innombrables militants volontaires et héroïques qui ont combattu sous la bannière de la CNT. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, au fur et à mesure que le rôle de la direction de la CNT devient de plus en plus clair, des voix de plus en plus nombreuses se font entendre dans ses propres rangs pour critiquer la ligne “officielle“. Une différenciation s’opère chez les anarchistes, et de nombreux éléments évoluent nettement vers des positions qui se rapprochent du marxisme révolutionnaire. Un des groupes anarchistes, “Los Amigos de Durruti“ (= Les Amis de Durruti), en opposition avec la bureaucratie et les dirigeants gouvernementaux de la CNT, propage le mot d’ordre “Tout le pouvoir à la classe ouvrière“ (3) et affirme qu’il a manqué au mouvement libertaire espagnol une théorie révolutionnaire. Durruti était responsable du syndicat du textile de la CNT, il dirigea la résistance armée à Barcelone en ’36 et la première colonne de miliciens qui marchèrent sur Saragosse (la “Colonne de Durruti“), et mourut dans des circonstances suspectes. Les Amis de Durruti voulait arracher le symbole de Durruti à la direction anarchiste officielle ; en juin 1937, ils déclareront : “Pour battre Franco, il fallait d’abord écraser la bourgeoisie et ses alliés staliniens et socialistes. Il fallait détruire de fond en comble l’Etat capitaliste et instaurer un pouvoir ouvrier surgi des comités de base des travailleurs. L’apolitisme anarchiste a échoué.“ (4) Ils avaient fini par comprendre que la conquête du pouvoir politique était la condition du succès de la révolution prolétarienne. C’est sans aucun doute pour cela qu’ils seront exclus des rangs de la CNT.
b) Le POUM : le danger du centrisme
“La révolution ne s’accorde pas avec le centrisme. Elle le démasque et l’anéantit.“ (Léon Trotsky, “Leçons d’Espagne“)
Le POUM était indiscutablement l’organisation la plus honnête et la plus à gauche en Espagne ; bref, l’organisation aux positions politiques les plus avancées. Malgré ses effectifs relativement faibles, le POUM sut prendre des initiatives qui lui valurent d’accroître rapidement son influence. Toutefois cette organisation sera marquée, dès sa naissance, par le sceau du centrisme : révolutionnaire en paroles, réformiste dans les faits.
Déjà, faut-il le rappeler, sa création en elle-même fut une entreprise hasardeuse : niant les possibilités qui s’ouvraient sur la gauche du Parti Socialiste, les fondateurs du POUM ne cernèrent pas à temps cette évolution capitale que les staliniens, eux, avaient bien compris et mirent à leur profit, avec les conséquences que l’on sait : l’évolution des Jeunesses Socialistes sera brisée net par le ralliement au stalinisme de leurs dirigeants, à travers la constitution de la JSU. Les faiblesses du POUM dans son appréciation de la situation internationale et sa sous-estimation du danger stalinien -beaucoup de dirigeants du POUM estiment que la critique du stalinisme faite par les trotskistes est “exagérée“- n’y sont évidemment pas pour rien dans cette attitude.
La valeur d’un parti, et singulièrement de sa direction, se vérifie à la lumière des grands événements. Par temps calme, tout le monde est bon marin. Il ne suffit pas, en effet, de s’autoproclamer “révolutionnaires“ pour agir en tant que tel ; la signature des poumistes apposée au programme du Front Populaire constituait en effet une renonciation dangereuse aux positions politiques adoptées par le parti au moment de sa création. Au moment où l’heure a sonné de préparer la prise du pouvoir par les masses, Andrès Nin affirme imprudemment que la dictature du prolétariat existe déjà en Espagne et que “l’Etat capitaliste est mort à jamais.“(5)
Les dirigeants du POUM resteront à la remorque des anarchistes pendant tout le conflit ; un éditorial de “La Batalla“ -le journal du POUM- affirme par exemple: “La responsabilité des dirigeants de la C.N.T. et de la F.A.I. est énorme. Ils détiennent la clé de la situation. Plus, ils sont ceux qui peuvent décider du cours de la révolution“. (6) Ils les suivront jusqu’à entrer dans le gouvernement de Catalogne avec eux : alors que les dirigeants bourgeois profitent de la passivité des organisations ouvrières pour restaurer leur appareil d’Etat, Andrès Nin y met sa pierre à l’édifice en acceptant la liquidation du pouvoir révolutionnaire catalan (le “comité central des milices antifascistes“) et en devenant ministre de la Justice en Catalogne. C’est sous son mandat que sera par exemple décrété le désarmement des travailleurs catalans ; le 27 octobre 1936 en effet, un décret –reproduit mot pour mot dans le journal du POUM sans la moindre explication ni la moindre critique- stipule exactement ceci :
Article 1. Toutes les armes longues (fusils, mitraillettes, etc.) qui seront trouvés dans les mains de citoyens devront être remises aux municipalités dans un délai de huit jours suivant la publication de ce présent décret.
Article 2. A la fin du délai ci-dessus mentionné, toute personne qui conservera de tels armements sera considérée comme fasciste et jugée avec la rigueur que de tels actes impliquent. (7)
Utilisé par les ennemis de la révolution pour cautionner le sale boulot, le POUM sera ensuite exclu du gouvernement une fois son aide devenue inutile. Au lieu d’utiliser cette exclusion pour corriger ses erreurs antérieures, le POUM ne trouve rien de mieux à faire que de mener campagne pour sa réintégration dans la coalition. Par de tels actes, le POUM, quoiqu’on puisse en dire, partage la responsabilité du coup de frein donné à la révolution. En s’efforçant de ne pas heurter de front ses adversaires, et en couvrant ainsi l’aile gauche du Front Populaire, le POUM ne fera que préparer la voie à sa propre destruction.
Pourtant, ce parti avait d’énormes possibilités : dans les six premières semaines qui suivirent l’offensive révolutionnaire de juillet 1936, il était passé d’un parti de 1000-1500 membres à plus de 30.000 membres. Selon certaines sources, il aurait atteint jusqu’à 60.000 membres. (8) Proportionnellement, il disposait donc d’effectifs plus nombreux que le Parti Bolchévik dans les débuts de la révolution russe. Malheureusement, accablé de nombreuses insuffisances idéologiques, oscillant entre le réformisme et la révolution par une politique ambigüe et incertaine faite de vacillations et hésitations diverses -et de contradictions continuelles entre ses déclarations et ses actes-, le POUM commettra toute une série d’erreurs qui lui seront fatales : en Catalogne, au lieu de faire un travail dans la CNT-syndicat le plus puissant d’Espagne-, le POUM se contente d’envoyer ses militants dans l’UGT catalane, plus petite et plus inconsistante. Dans le même sens, les poumistes créent leurs propres milices, au lieu de mener le combat au sein des milices de la CNT, qui rassemblent incontestablement la majorité du prolétariat (dès le 21 juillet, les premières colonnes qui partent de Barcelone en direction de l’Aragon ou de Madrid reflètent cette réalité : la CNT-FAI compte 13.000 miliciens, le POUM 3.000, et l’UGT, 2.000). Cet isolement sur le front rend d’ailleurs le POUM particulièrement vulnérable face à l’ennemi : pour exemple, sur le front de Madrid, 9 miliciens du POUM sur 10 tombent en l’espace de six mois. (9) Cherchant ainsi des raccourcis en esquivant le travail dans les organisations de masse, et en refusant par là de disputer la direction de la lutte aux anarchistes, la politique de la direction du POUM aura pour résultat d’isoler l’avant-garde de la classe et de laisser les larges masses dans les mains d’une direction fourbe.
Le jugement sévère qu’y apportera Trotsky n’était donc pas dénué de fondement, loin s’en faut : “La peur de s’isoler de la bourgeoisie conduit à s’isoler des masses. L’adaptation aux préjugés conservateurs de l’aristocratie ouvrière signifie la trahison des ouvriers et de la révolution. L’excès de prudence est l’imprudence la plus funeste. Telle est la principale leçon de l’effondrement de l’organisation politique la plus honnête de l’Espagne, le P.O.U.M, parti centriste.“(10)
c) Le PCE : le stalinisme dans sa plus simple expression
“Le stalinisme est devenu le fléau de l’Union soviétique et la lèpre du mouvement ouvrier mondial.“ (Léon Trotsky, “La lutte anti-impérialiste“)
Il n’est sans doute pas exagéré de dire que les staliniens constitueront l’avant-garde de la contre-révolution espagnole, les exécuteurs les plus zélés du rétablissement de l’appareil d’Etat bourgeois. Pendant tout le conflit, les staliniens nageront complètement à contre-courant de la dynamique révolutionnaire, allant jusqu’à nier le fait qu’une révolution prenait place en Espagne, tout en s’attelant avec méthode à dévier celle-ci de son cours.
Il est clair que le but poursuivi à l’époque par Staline dans ce pays n’est pas la victoire de la révolution, mais seulement l’assurance de se constituer de bons alliés contre l’Allemagne nazie pour la 2ème guerre mondiale qui s’annonce. Les dirigeants staliniens ne veulent à aucun prix du triomphe d’une révolution sociale en Espagne, et ce pour deux raisons : d’une part, elle exproprierait les capitaux investis par l’Angleterre et la France, alliées présumées de l’URSS dans la “ronde des démocraties“ contre Hitler. Ce dernier fait n’est d’ailleurs même pas contesté par les staliniens eux-mêmes : dans un livre écrit par Santiago Carillo, président du PCE dans les années ’70, on peut lire : “Il est clair qu’à l’époque, la bourgeoisie européenne n’aurait pas toléré qu’un petit pays comme l’Espagne puisse victorieusement porter une révolution socialiste. A cette époque, nous ne parlions pas de révolution socialiste et nous critiquions même ceux qui le faisaient, car nous voulions neutraliser les forces bourgeoises des démocraties européennes.“ (11) On a beaucoup de mal à croire que les classes dominantes anglaise et française étaient assez dupes pour ne pas se rendre compte qu’une révolution était en train de menacer leurs intérêts capitalistes en Espagne du simple fait que les staliniens refusaient d’en parler, mais bon…ces derniers n’en sont plus à une contradiction près. En décembre 1936, Staline en personne envoie une lettre au chef du gouvernement espagnol stipulant ceci: “Il ne faut pas repousser les dirigeants des partis républicains mais au contraire les attirer, se rapprocher d’eux et les associer à l’effort commun du gouvernement. C’est nécessaire pour empêcher que les ennemis de la République ne voient en elle une république communiste, et pour empêcher ainsi leur intervention déclarée, ce qui constitue le plus grand péril pour l’Espagne républicaine.“ (12) Un deuxième facteur fondamental doit être pris en compte pour comprendre l’attitude du stalinisme en Espagne: “ce qui constitue le plus grand péril pour l’Espagne“ aux yeux de Staline, ce n’est pas “l’intervention déclarée des ennemis de la République“, mais bien la révolution. La révolution est un phénomène extrêmement contagieux ; autrement dit, la caste dirigeante russe craignait la révolution comme la peste car celle-ci aurait durement secoué l’assise même de son pouvoir en URSS. Pour la bureaucratie stalinienne, une victoire révolutionnaire en Espagne signifiait le chant des sirènes.
Dès lors, pour les staliniens, la lutte n’est plus entre révolution et contre-révolution mais entre démocratie et fascisme, ce qui rend nécessaire le maintien du Front Populaire et de l’alliance avec les républicains bourgeois, le respect des institutions légales, de la démocratie parlementaire et du gouvernement. Le journal “L’Humanité“ (journal du PCF) du 3 août 1936 affirme: “Le Comité Central du Parti Communiste d’Espagne nous demande d’informer le public, en réponse aux rapports tendancieux publiés par certains journaux, que le peuple espagnol ne se bat pour l’établissement de la dictature du prolétariat mais pour un seul but : la défense de la loi et de l’ordre républicain dans le respect de la propriété.“ (13)
Un argument souvent utilisé par les staliniens pour justifier la politique du Front Populaire est que celui-ci visait à avancer un programme plus modéré capable d’attirer la petite-bourgeoisie vers le mouvement ouvrier, de “sceller l’alliance des classes moyennes avec la classe ouvrière.“ (14) S’il entendait cela, Lénine se retournerait dans sa tombe! L’histoire du bolchévisme est l’histoire d’une guerre sans relâche contre de telles notions. Le moyen de gagner la classe moyenne à la cause du mouvement ouvrier n’est pas de lier les mains de ce dernier aux politiciens bourgeois, mais bien au contraire de faire tout pour les démasquer, de faire tout pour montrer l’incapacité de la bourgeoisie et de son système politique à résoudre la crise, de faire tout pour démontrer dans l’action que la seule issue se trouve du côté des travailleurs. En Russie en 1917, c’est cette politique de classe intransigeante qui a permis de gagner la confiance de la paysannerie et a ainsi assuré le succès de la révolution. La petite-bourgeoisie, de par sa position intermédiaire dans la société, a tendance, dans la lutte des classes, à se ranger du côté du “cheval gagnant“, c’est-à-dire du côté de la classe qui se montrera la plus résolue et la plus à même de gagner la bataille. En Espagne en 1936, la politique de Front Populaire a seulement réussi à pousser la paysannerie et la petite-bourgeoisie des villes dans l’indifférence, voire dans les bras de la réaction fasciste.
- “La révolution espagnole et les tâches communistes“, de Léon Trotsky, p.22
- “Politica“ du 23 février 1937
- “Chronique de la révolution espagnole“, publiée par l’“Union Communiste“, éditions Spartacus, p.66
- “Bilan – contre-révolution en Espagne“, de Jean Barrot
- “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué, chap.6, p.75
- “La Batalla “ du 3 mars 1937
- “Révolution et contre-révolution en Espagne“, de Felix Morrow, chap.7, p.116
- “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.49
- “Révolution et contre-révolution en Espagne“, de Felix Morrow
- “Leçons d’Espagne“, de Léon Trotsky, p.39-40
- “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.15
- “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.31 : “Front populaire : image et réalités “, p.692
- “La guerre civile en Espagne“, de Felix Morrow, chap.5, p. 95
- “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.31 : “Front populaire : image et réalités “, p.675
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9. La révolution espagnole 1931-1939: La réaction “démocratique”
Dans ces conditions, les premiers succès des milices restent sans lendemain. En effet, une situation de double-pouvoir ne peut se maintenir indéfiniment : elle se conclut toujours par la victoire de l’un ou de l’autre des pouvoirs en présence. Le manque de perspectives du côté des travailleurs se concrétise inévitablement par un recul progressif de la vague révolutionnaire, et la situation bascule à l’avantage de la bourgeoisie. Au fil des semaines, les représentants de la république bourgeoise reprennent du poil de la bête, voyant que les empiétements des ouvriers sur le pouvoir d’Etat n’aboutissent pas à son renversement.
Bien entendu, l’expectative dans laquelle sont plongées les différentes organisations ouvrières ne fait que profiter à la réaction : les fascistes reprennent du terrain et procèdent à des massacres féroces. Parallèlement, profitant du retour de vapeur, la bourgeoisie reprend, morceau par morceau, les leviers de commande que le prolétariat lui avait enlevés, par l’application de mesures diverses tendant à briser l’élan des travailleurs.
On commence à démolir les barricades élevés dans les villes. On multiplie la censure de la presse ouvrière. A partir de septembre 1936, tous les comités sont dissous et remplacés par des conseils municipaux à l’image du gouvernement. Le corps des magistrats est remis en fonction, les milices placées sous le contrôle du Ministère de l’Intérieur. Celles-ci sont dissoutes avec ordre et méthode et remplacées progressivement par une armée régulière de type traditionnel : les conseils de soldats qui avaient vu le jour pendant la révolution sont supprimés, les grades, les galons, les soldes fortement hiérarchisées et l’ancien code de Justice Militaire sont remis en vigueur.
Le gouvernement, selon sa propre expression, “légalise les conquêtes révolutionnaires“, ce qui constitue en réalité un moyen d’empêcher leur extension. Partout, le gouvernement adopte des mesures visant à renforcer son pouvoir au détriment des organisations de base du prolétariat. Voici le témoignage d’un anarchiste de la CNT de Madrid, L. Nicolas, qui en donne une description assez clairvoyante: “Le gouvernement s’est mis d’accord pour dissoudre toutes les juntes de défense et comités de liaison, créées par le peuple pour l’action révolutionnaire, et les remplacer par les organes caducs de la démocratie bourgeoise qui ont été liquidés le 19 juillet. Les décrets au moyen desquels le gouvernement supprime les organes révolutionnaires d’origine prolétarienne ont une importance considérable puisqu’ils ont pour but de substituer à l’administration populaire directe l’appareil politique officiel… “ (1)
- “Chronique de la révolution espagnole“, publiée par l’“Union Communiste“, éditions Spartacus, p.40-41
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10. La révolution espagnole 1931-1939: Le pacte de non-intervention
Le 1er août 1936, Léon Blum, cédant aux pressions de l’impérialisme britannique ainsi qu’à celles du parti radical -son partenaire bourgeois dans la coalition du Front Populaire français- avait proposé un “pacte de non-intervention“ en Espagne, ratifié quelques jours plus tard par la quasi-totalité des pays européens (29 au total, dont l’Italie et l’Allemagne).
Ce pacte était une hypocrisie complète. Il n’arrêtait certes pas les fournitures d’armes et d’hommes aux fascistes : pour venir en aide à Franco, Hitler envoya entre 20.000 et 60.000 hommes, Mussolini une centaine de milliers) ; par contre, il permettait dans une large mesure d’étreindre la résistance des miliciens ouvriers, notamment par la fermeture de la frontière française et l’embargo général sur les armes.
Sans surprise, l’URSS, sous prétexte de ne pas provoquer la guerre, s’était engagée elle aussi dans cette politique de non-intervention. Trotsky commentait: “La politique de non-intervention que le gouvernement de l’URSS vient officiellement de rejoindre est conservatrice, nationaliste et étroite. Ces gens essaient de se justifier en disant ‘Nous ne voulons pas provoquer la guerre’. Ainsi, ils laissent l’Europe devenir fasciste, puis se retirent. Au bout du compte, ils auront quand même la guerre, mais devrons l’affronter dans des conditions infiniment plus défavorables.“ (1)
Cependant, en octobre 1936 s’opère un changement brusque dans l’attitude de la part de la Russie stalinienne : l’URSS viole le pacte et entame à son tour les premières fournitures d’armes. L’arrivée de l’aide matérielle russe (chars, tanks, avions…et police politique) sur le territoire espagnol et l’entrée en scène, à l’initiative et sous le contrôle des différents partis communistes du monde, des “Brigades Internationales“ -formées de volontaires de tous pays venus combattre le fascisme-, a pu faire croire à beaucoup de militants que le gouvernement soviétique cédait à la pression des masses. Il y a certainement là une part de vérité, car le courant de sympathie vis-à-vis des miliciens espagnols est énorme parmi le mouvement ouvrier mondial, et le prestige de l’URSS est en jeu. Néanmoins, comme nous l’explique Wilebaldo Solano, ancien membre du POUM: “Si Staline a changé son fusil d’épaule, il n’a pas pour autant l’intention de laisser se développer la révolution espagnole. Tout en rompant avec la non-intervention, il veut néanmoins continuer à rassurer Londres et Paris et prouver sa capacité à maîtriser le prolétariat d’Espagne.“ (2) En effet, l’intervention de l’URSS est dictée par d’autres préoccupations que la victoire de la révolution : les intérêts de sa politique extérieure, la volonté de s’opposer au renforcement de l’Allemagne nazie de plus en plus menaçante. Même à considérer cette stratégie dans un cadre strictement “antifasciste“, elle était vouée d’avance à la défaite ; car, comme le dit Pierre Broué, “Staline, incontestablement, était plus préoccupé de faire aboutir son propre plan d’extermination que d’arrêter celui que venait de promettre et d’engager le général Franco avec l’appui d’Hitler et de Mussolini.“(3)
Effectivement, lorsque Staline se décide à envoyer en Espagne des armes, du matériel et des hommes (alors que cette aide fut refusée au début, lorsqu’elle aurait pu être décisive), un autre facteur était intervenu : le recul de la révolution, marqué notamment par l’entrée des représentants de la FAI, de la CNT et du POUM dans le gouvernement. Cet appui en armes va à la fois servir aux staliniens d‘instrument de chantage pour obtenir des garanties politiques de la part des représentants du camp dit “républicain“, et constituer un prétexte pour ceux-ci afin de justifier leur capitulation et la trahison de leur base. Pas d’armes, pas de ravitaillement pour Barcelone et le front d’Aragon tant que la CNT n’accepte pas les mesures contre-révolutionnaires proposées par les staliniens : tel est l’odieux chantage auquel ont recours ces derniers. De leurs côtés, les dirigeants de la CNT courbent la tête devant l’influence russe dans la crainte de se voir retirer l’aide en armements. L’ “Independant News“ du 31 octobre 1937 rapporte que García Olivier, éminent dirigeant de la CNT, et ministre de la justice dans le gouvernement de Madrid, va jusqu’à affirmer qu’“il faut céder une fois pour toutes aux exigences de Moscou“. (4)
Or, le “soutien“ des staliniens n’est qu’une étape dans leur manoeuvre destinée à étouffer le foyer révolutionnaire espagnol. De fait, la “réaction démocratique“ ne tarde pas à laisser la place à la contre-révolution stalinienne dans toute sa cruauté, mettant la touche finale à l’étranglement de la révolution. L’Espagne devient un laboratoire pour la prochaine guerre mondiale où Staline va pouvoir démontrer aux puissances occidentales qu’il est un allié solide et digne de confiance, capable de ramener l’ordre en étranglant une révolution inopportune.
- “Oeuvres“ de Léon Trotsky, 1938
- “Révolution dans la guerre d’Espagne“, de Wilebaldo Solano
- “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.31 : “Front populaire : image et réalités “, p.696
- “Chronique de la révolution espagnole“, publiée par l’“Union Communiste“, éditions Spartacus, p.43
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11. La révolution espagnole 1931-1939: L’issue de la guerre civile : une question politique ou militaire ?
Le mot d’ordre principal du PCE est “victoire militaire d’abord, réforme sociale ensuite“. (1) Diaz, que nous avons déjà mentionné plus haut, déclarait : “Il est nécessaire de se mobiliser dans la plus grande unité pour gagner la guerre. Communisme libertaire, dictature du prolétariat, socialisme d’Etat, ou république fédérale, nous parlerons de tout cela APRES la guerre.“ (2) En clair, il s’agissait, au nom de la guerre, de sacrifier la révolution.
Ce qu’il faisait mine de ne pas comprendre est qu’on ne pouvait gagner la guerre sans gagner la révolution. Le sort de la lutte militaire était lié directement au développement et à l’issue de la lutte révolutionnaire contre l’Etat bourgeois. Il n’y avait évidemment pas de solution intermédiaire à partir du moment où l’on admet la structure de classe de la société.
La politique stalinienne, au contraire, consistera précisément à tenter désespérément de chercher le chemin d’une “troisième voie“ afin de maintenir le statu quo. Cette politique peut se résumer très simplement par une formule du type : “ni la victoire du fascisme, ni celle de la révolution“. Staline devait par conséquent entreprendre l’exercice périlleux d’armer la République tout en désarmant la révolution. “Il ne s’agit plus pour lui de soutenir une révolution ouvrière, il s’agit de maintenir un certain équilibre des puissances et de louvoyer avec les masses auxquelles il faut bien mentir“, nous explique Victor Serge (3). Cependant, la lutte s’était engagée dans une voie telle que l’issue ne pouvait être apportée que par l’écrasement de l’un ou de l’autre des adversaires en présence. Trotsky analyse: “La tâche des révolutionnaires authentiques consiste, tout en affermissant et en renforçant le front militaire, à briser la tutelle de la politique de la bureaucratie soviétique, donner aux masses un programme social hardi, découvrir les inépuisables sources d’enthousiasme dont les masses sont capables, d’assurer la victoire de la révolution et, par là de soutenir la cause de la paix en Europe. Le salut de l’Europe est à ce prix.“(4) Etablissant une référence à la guerre de sécession, et voulant souligner à quel point la politique est l’arme décisive dans la guerre civile, il poursuit : “Des réformes sociales hardies sont le gage de la victoire. Lee était sûrement un chef militaire plus talentueux que Grant. Mais le programme d’abolition de l’esclavage assura la victoire de Grant.“(5)
Beaucoup d’historiens ont une fâcheuse tendance à expliquer la défaite contre le fascisme en Espagne sous un angle purement militaire. Avec une analyse aussi superficielle, comment expliquer la victoire des Bolchéviks contre les blancs pendant la guerre civile en Russie ? Ceux-ci avaient alors dû faire face, en plus de la contre-révolution intérieure, à l’intervention de 21 puissances étrangères armées jusqu’aux dents. Fin stratège militaire, Napoléon affirmait que “dans une guerre, le moral des troupes vaut trois fois le nombre d’effectifs”. En effet, la clé du succès des Bolchéviks ne résidait pas dans leur supériorité militaire ou technique, mais dans le fait qu’ils portaient sur leur drapeau un programme capable de rassembler des millions d’ouvriers et de paysans dans une lutte à mort contre leurs exploiteurs. En Espagne, un tel programme était la condition de la victoire. En particulier, une politique correcte vis-à-vis des paysans et de la question agraire, défendant résolument l’expropriation des grands propriétaires fonciers et la remise de la terre aux paysans, aurait pu indiscutablement faciliter la désagrégation des troupes de Franco, à composition principalement paysanne. Malheureusement, aucun parti n’était préparé à défendre un tel programme jusqu’au bout ; la destruction méthodique des conquêtes révolutionnaires détruisait au contraire la raison pour laquelle tant de militants se battaient, et préparait les conditions de la défaite. “Qu’a donné la république démocratique au paysan toujours roulé, toujours exploité ? La misère et les balles. Or, que lui promettait contre Franco le Front populaire ? Le maintien de la même république (…) Le langage mou et la politique pourrie de la démocratie bourgeoise et du Front popu¬laire étaient incapables de disloquer et de démoraliser l’armée fasciste, composée des éléments précisément faciles à gagner : les paysans exploités, les esclaves colo¬niaux, et même les Allemands et les Italiens luttant pour une cause qui n’était pas la leur.” (6)
- “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.12
- “The Spanish Revolution 1931-1937“, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.13
- “Révolution dans la guerre d’Espagne“, de Wilebaldo Solano
- “Oeuvres“ de Léon Trotsky, 1938
- ibidem
- “L’Espagne livrée “, de M. Casanova
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12. La révolution espagnole 1931-1939: La contre-révolution stalinienne
Les staliniens vont exceller dans un travail consistant concrètement à aider le fascisme à triompher, en déployant une campagne immonde et une répression féroce contre tous les éléments révolutionnaires ou ce qui s’en rapproche, allant dans bien des cas jusqu’à l’élimination physique pure et simple.
L’Espagne devient le champ où opèrent en toute impunité les tueurs de Staline : c’est d’ailleurs en Espagne que sera recruté et formé le jeune tueur Ramon Mercader, futur assassin de Trotsky. En novembre 1936, le consul général d’URSS à Barcelone dénonce le journal du POUM “vendu au fascisme international“. (1) Le 12 décembre, le POUM est éjecté du gouvernement catalan. La presse stalinienne se déchaîne contre les révolutionnaires : les militants du POUM sont traités d’espions, de terroristes, de saboteurs, d’assassins. On accuse même ses miliciens de jouer au football avec les fascistes entre les lignes de feu, sur le front d’Aragon !
Le désarmement des travailleurs est poursuivi systématiquement, et les arrestations et assassinats de militants ouvriers se multiplient. C’est le conflit irréductible entre les aspirations des travailleurs et la politique stalinienne visant à bloquer ces aspirations qui précipitera la crise que l’on a appelée “les journées de mai 1937“ en Catalogne. A la tentative des staliniens de reprendre le contrôle de l’immeuble de la “Telefonica“ (central téléphonique contrôlée par les miliciens de la CNT depuis le 19 juillet), les travailleurs de Barcelone répondent spontanément par la grève générale avec occupation d’usines et construction de barricades. La résistance des travailleurs est qualifiée de “putsch hitlérien“ par “L’Humanité“. (2) Elle réussit pourtant dans un premier temps à tenir en échec l’offensive contre-révolutionnaire. Pris à l’improviste, les dirigeants de la CNT et de la FAI ne trouvent malheureusement rien de mieux que de prêcher le calme, d’appeler les travailleurs à abandonner les barricades et à retourner au travail. Le POUM, quant à lui, couvre, par son silence et ses hésitations, la trahison des chefs anarchistes. Lâché par sa direction, le prolétariat de Barcelone est finalement écrasé. Ces événements marquent une étape décisive dans l’étranglement du mouvement révolutionnaire espagnol entamé depuis quelques mois.
Mais, ainsi que le disait Trotsky, “le Front populaire ne pouvait remplir sa mission d’étouffer la révolution socialiste autrement qu’en abattant morceau par morceau son propre flanc gauche.“(3) C’est pourquoi, rapidement, le POUM est dissout, ses locaux sont occupés, ses journaux interdits, et la majorité de ses dirigeants arrêtés. En juin ’37, Andrès Nin, accusé d’espionnage au service de Franco, est arrêté par la police officielle puis livré aux services secrets soviétiques ; il est soumis à un terrible interrogatoire puis lâchement exécuté. Ses tortionnaires voulaient obtenir de lui une fausse confession comme celles qu’ils avaient arrachées en août ’36 à Zinoviev et Kamenev dans le cadre des procès de Moscou, afin de construire de fausses accusations et de mettre en scène un véritable “procès de Moscou espagnol“. Mais il ne confessera rien du tout. Toutefois, même si l’héroïsme de Nin sous la torture sauva sans doute bien des vies, de nombreux militants trotskistes ou poumistes subiront le même sort; on les accuse d’être “des fascistes déguisés qui emploient un langage révolutionnaire pour semer la confusion“. (4) “En assassinant Andrès Nin, on voulait écraser le POUM (…) Par un tragique paradoxe, ce n’est pas à la bourgeoisie elle-même qu’il a été réservé de réaliser cette tâche, mais au parti communiste et aux membres des autres sections de la III° Internationale, spécialement recrutés pour réaliser cette œuvre contre-révolutionnaire. Lorsque Nin eut été assassiné, que de nombreux autres camarades de son parti eurent été massacrés ou fusillés, que des centaines de militants du POUM eurent été emprisonnés, qu’un grand nombre d’autres eurent été odieusement maltraités dans les ” tchékas ” du S.I.M., dans les cachots de la police d’Etat, sur les pontons ou dans les camps de travail du sinistre commandant stalinien Astorga, le POUM fut déclaré dissous afin de lui interdire toute manifestation politique publique.“(5) Le 20 juin 1937, après l’arrestation des dirigeants du POUM, “L’Humanité“ titre : “Le trotskisme au service de Hitler. Un vaste complot ourdi par les dirigeants du POUM et ceux de la Phalange est découvert à Madrid.“ Dans cet article, on peut lire: “La liaison entre les dirigeants du POUM aujourd’hui en prison et les fascistes de la 5ème colonne est établie de la manière la plus indiscutable“.(6) L’auteur de ces lignes, Georges Soria, agent du GPU, reconnaîtra lui-même à la fin de sa vie que ces affirmations reposaient sur du sable.
Le procès intenté aux dirigeants du POUM débutera en octobre ’38 devant le “Tribunal central d’espionnage et de haute trahison“, créé à l’origine pour poursuivre les fascistes. Les dirigeants du POUM ne seront finalement pas condamnés pour trahison (du fait de l’absence totale de preuves) mais à cause, entre autres, dit la sentence, de “l’attitude du POUM qui persiste dans sa ligne révolutionnaire et entretient le dessein de dépasser la république démocratique et d’imposer ses propres conceptions de la société“ (7) ; il s’en suivra de solides peines de prison pour chacun d’eux. Il mérite quand même de s’attarder quelque peu sur cette belle démonstration de “dialectique stalinienne“ : alors que les hommes de Staline s’évertuent à convaincre que les poumistes sont des agents aux mains de la contre-révolution, ceux-ci sont finalement condamnés par les juges à cause…de leurs conceptions révolutionnaires. On cerne ici toute l’incohérence cynique de la machination : le but du Parti Communiste est de mettre le POUM hors d’état de nuire en décapitant sa tête, et ce sous quelque prétexte que ce soit.
Après s’être attaqué au POUM et aux trotskistes, les staliniens s’attaquent à la CNT et à la FAI. Le journal des miliciens cénétistes “Frente Libertario“ est interdit, le comité régional madrilène de la CNT, tout comme la rédaction du journal anarchiste de Bilbao, sont arrêtés, et l’imprimerie cénétiste est remise dans les mains des staliniens. En juillet 1937, la CNT est à son tour chassée du gouvernement. Se référant à ces événements, Trotsky écrit : “Dans le domaine des idées, le stalinisme est un zéro. Il dispose en revanche d’un appareil colossal qui exploite le dynamisme de la plus grande révolution de l’histoire et les traditions de son héroïsme et de son esprit de conquête…Staline est passé de la violence révolutionnaire des exploités contre les exploiteurs à la violence contre-révolutionnaire contre les exploités. Sous les mots et les formules anciennes, c’est la liquidation de la révolution d’Octobre qui est en train de se réaliser. Personne, si ce n’est Hitler, n’a porté au socialisme autant de coups mortels que Staline.“(8)
- “La révolution et la guerre civile en Espagne“, de Guy Van Sinoy
- “Chronique de la révolution espagnole“, publiée par l’“Union Communiste“, éditions Spartacus, p.62
- “Leçons d’Espagne“, de Léon Trotsky, p.40
- “La Révolution Espagnole 1931-1939“, de Pierre Broué, chap.8, p.93
- “L’assassinat d’Andres Nin : ses causes, ses auteurs “, de Juan Andrade
- “Révolution et contre-révolution en Espagne“, de Felix Morrow
- “Révolution dans la guerre d’Espagne“, de Wilebaldo Solano
- “Oeuvres“ de Léon Trotsky, 1938
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13. La révolution espagnole 1931-1939: La défaite et son prix
Sur le plan économique, la destruction des acquis de la révolution s’établit avec la même ardeur. En janvier 1937, 58 décrets financiers du gouvernement catalan restreignent nettement le champ d’activité des entreprises collectivisées. Le 3 février, pour la première fois, la Generalidad décrète illégale la collectivisation d’une industrie – celle des produits laitiers. Au mois d’avril, elle annule le contrôle ouvrier sur les douanes. Dans les campagnes, la même dynamique s’installe : on démantèle les collectivités, les terres sont rendues aux anciens propriétaires fonciers.
Fin 1937, les premiers “conseillers“ russes seront rappelés (la plupart seront exécutés par Staline une fois rentrés en URSS). Les envois d’armes russes diminuent rapidement. La guerre contre Franco perd de plus en plus son caractère de guerre civile qu’elle avait au lendemain du 19 juillet ; l’Espagne devient le théâtre d’une guerre classique où un camp se trouve en situation d’infériorité militaire et technique. “C’est une guerre de mouvement qui va maintenant se livrer entre les deux Espagnes et l’armée de métier va pouvoir affirmer sa supériorité en ce domaine face aux milices révolutionnaires improvisées.“(1) La situation devient de plus en plus claire : on prépare un armistice sur le dos du prolétariat espagnol. Les massacres d’ouvriers sur les différents fronts créent une démoralisation qui prépare l’ambiance favorable au compromis avec Franco. La bourgeoisie espagnole comme internationale jubile, et multiplie les réjouissances cyniques, comme le montre cet extrait d’un article tiré du journal français “Paris-Midi“: “Aujourd’hui, le point positif est que la guerre a résorbé le chômage en tuant les chômeurs. La guerre finie, sans doute y aura-t-il du travail pour tout le monde.“ (2)
En octobre 1937, le journal américain “The New Republic“ reconnaît: “Il est clair aujourd’hui que pour la France et l’Angleterre, la préoccupation suscitée par une victoire fasciste en Espagne n’est plus qu’une considération parfaitement secondaire, si tant est qu’il n’en a pas été ainsi dès le départ.“(3) Un mois plus tard, le premier ministre britannique Chamberlain confirme cette constatation en annonçant l’établissement de relations officielles avec Franco. En avril 1938, l’Espagne est coupée en deux par l’offensive nationaliste. Fin janvier 1939, les troupes de Franco entrent dans Barcelone. En mars, Madrid capitule à son tour. A la fin du même mois, tout ce qui reste de la zone républicaine est occupé en huit jours. En avril, le gouvernement américain reconnaît à son tour la légitimité du pouvoir franquiste. La victoire définitive de Franco se concrétise par de nombreux supplices et exécutions, par la déportation de centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. “El Caudillo“ placera le mouvement ouvrier espagnol sous la camisole de force du fascisme pour de longues années.
- “Histoire de l’Internationale Communiste“, de Pierre Broué, chap.31 : “Front populaire : image et réalités “
- “Chronique de la révolution espagnole“, publiée par l’“Union Communiste“, éditions Spartacus, p.117
- “Révolution et contre-révolution en Espagne“, de Felix Morrow
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14. La révolution espagnole 1931-1939: En guise de conclusion
Il s’est présenté en Espagne une situation révolutionnaire exceptionnellement favorable, sans doute plus favorable encore que celle de l’Octobre russe. La réaction ouvrière contre le soulèvement des généraux et des fascistes prit immédiatement le caractère d’un assaut révolutionnaire contre le régime capitaliste. Mais la plus prometteuse des révolutions peut tourner à l’aigre si elle ne dispose pas de son complément indispensable : un parti révolutionnaire.
En Espagne en 1936, l’appareil d’Etat de la bourgeoisie fut partiellement disloqué : armée, police, magistrature, bureaucratie furent en grande partie détruits ou étaient passés dans le camp fasciste. Le mouvement révolutionnaire s’étendait à la campagne où les paysans confisquèrent les grandes propriétés et les biens de l’Eglise, partageaient les grands domaines, se libéraient de toutes les servitudes du passé. Malheureusement, les travailleurs espagnols n’ont pas eu les dirigeants clairvoyants et audacieux capables de leur indiquer la solution du problème et de leur donner les moyens de vaincre les obstacles, intérieurs et extérieurs, s’opposant au développement du mouvement vers la victoire de la révolution socialiste. Alors que toute la situation objective portait naturellement vers une telle conclusion, les partis du Front Populaire vont exiger des ouvriers de ne pas sortir des limites de la démocratie bourgeoise. Au vu de tels développements, la lacune fondamentale à constater est qu’il n’y avait pas un parti révolutionnaire avec une direction capable de faire une analyse correcte de la situation, d’en tirer les conclusions nécessaires et de mener fermement les travailleurs à la prise du pouvoir. Trotsky disait que la solution victorieuse des tâches révolutionnaires qui se posaient à l’Espagne exigeait trois conditions : un parti, encore un parti…et toujours un parti.
Cette même conclusion peut être tirée de nombreux mouvements révolutionnaires qui jalonnent l’histoire du capitalisme. C’est pourquoi nous pensons que les leçons à tirer de cette expérience sont d’une importance cruciale et préservent toute leur actualité. Les enseignements de la révolution espagnole ne doivent cependant pas rester sur le papier : la construction d’une organisation révolutionnaire internationale est la seule manière utile de rendre hommage au sacrifice des centaines de milliers de travailleurs espagnols, afin de permettre que ce genre de tragédies ne se reproduise plus à l’avenir.
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École d'été du CIO. Exemples historiques du potentiel de la lutte de masse
Mais atteindre la victoire nécessite une organisation et des tactiques adéquates
L’école d’été annuelle de notre internationale, le Comité pour une Internationale Ouvrière, (organisée par les Étudiants de Gauche Actifs / Actief Linkse Studenten) comprend à chacune de ses éditions un meeting central qui aide à souligner quelques lignes centrales dans la foule des thèmes abordés au cours de ces 6 jours de discussion. Cette année, beaucoup d’attention a été accordée à l’instabilité mondiale mais aussi à quelques événements historiques d’importances. Cette année est en effet le centenaire des «Pâques Sanglantes», le soulèvement de Dublin de 1916. Mais nous fêtons également les 80 ans des développements révolutionnaires survenus en Espagne mais aussi en France en 1936. Avec ce meeting, le CIO tenait à souligner l’importance pour les travailleurs de disposer d’une politique indépendante des partis bourgeois. Notre camarade Geert Cool nous livre un rapport de cette discussion.
80 ans après la révolution espagnole
La première oratrice était Viki, une camarade de notre section espagnole. Elle est revenue sur quelques grandes lignes de la situation révolutionnaire qu’a connue l’Espagne dans les années 1930, les années 1936 et 1937 en constituant le point culminant. En 1931, les anti-monarchistes avaient remporté les élections et obtenu l’abdication du roi. Mais le gouvernement républicain n’a pas répondu aux attentes concernant la réforme agraire et de meilleures conditions de vie. Cela a conduit à une lutte radicale, avec notamment la Commune Asturienne et des mouvements de grève qui ont secoué toute l’Espagne. En 1936, les élections apportent le Front populaire au pouvoir. Les masses n’attendent pas les décisions d’en haut pour obtenir des changements, les travailleurs et les pauvres s’y mettent eux-mêmes. C’est ainsi que des ouvriers se sont mis à occuper les usines. Quand il est devenu clair que le Front populaire refusait d’armer les ouvriers et les paysans pauvres contre la menace fasciste, ils se sont armés eux-mêmes.
Le Front populaire était une initiative unitaire initiée par le sommet du Parti communiste, des sociaux-démocrates et de diverses forces libérales. Dans le cas de l’Espagne, ces dernières ne représentaient pas les «éléments progressistes» de la bourgeoisie, mais plutôt l’ombre de la bourgeoisie. Cette unité fut rendu possible par le tournant opéré par l’Internationale communiste stalinisée (la IIIe Internationale) qui avait mis fin à son cours ultra-gauche qui lui faisait s’opposer à tous les autres, y compris à la base de masse des partis sociaux-démocrates, pour adopter une approche contraire. Il fallait désormais rechercher l’unité avec les dirigeants non seulement de la social-démocratie, mais aussi avec toutes sortes de forces libérales. Selon le parti Communiste stalinisé, il s’agissait de la première phase de la lutte : tout d’abord vaincre le fascisme. Une deuxième phase de la lutte mettrait à l’ordre du jour la combat pour le socialisme. Cela a dans les faits signifié que le Front Populaire s’est retourné contre les aspirations révolutionnaires de la base de la société.
La soulèvement de Franco et des fascistes contre les masses révolutionnaires a finalement pu l’emporter, mais il a fallu des années. Sans la lutte héroïque des travailleurs et leur soutien international, Franco aurait probablement immédiatement pris le pouvoir. Les travailleurs ont développé leurs propres milices et même organisé leurs propres soins de santé. Barcelone a été reprise en 24 heures par ces milices agissant comme une véritable armée de libération sociale, ce qui a conduit à une situation de double pouvoir. La classe ouvrière avait le potentiel d’étendre et de consolider cette prise de pouvoir, mais elle s’est heurtée aux autorités du Front Populaire qui voulaient rester dans les limites du capitalisme. À cette fin, le gouvernement a brisé les milices ouvrières et a repris le contrôle de certains endroits stratégiques contre les travailleurs. A ce titre, la conquête sanglante de la centrale téléphonique de Barcelone en mai 1937 a constitué un point tournant. La centrale était gérée par les travailleurs, sous une forte influence du syndicat anarchiste CNT.
La situation est évidemment différente aujourd’hui. Mais nous devons tirer la leçon que les alliances et coalitions avec des partis capitalistes sont utilisés pour défendre les intérêts de la bourgeoisie et non pas ceux de la classe ouvrière. Des coalitions de forces de gauche avec des partis austéritaires pour au final appliquer elles-mêmes des économies budgétaires sont désastreuses pour les conditions de vie de la majorité de la population, et elles ne peuvent pas stopper l’extrême droite, au contraire. Mais il ressort de l’expérience espagnole de 1936 que la classe ouvrière dispose d’une puissance tout bonnement phénoménale. Pour peu qu’elle soit organisée et qu’elle développe sa propre alternative sur cette base, rien ne peut lui résister. Cela vaut toujours à l’époque actuelle.
100 ans après les «Pâques Sanglantes»
Le deuxième orateur était Paul Murphy, membre du Parlement irlandais et l’un des principaux dirigeants de la campagne contre la taxe sur l’eau. Des commentateurs de presse irlandais l’ont appelé le «Boris Johnson irlandais» à cause de son opposition à l’Europe du capital. La comparaison est bien entendu parfaitement erronée : il y a peu de choses en commun entre un populiste réactionnaire de Londres et un défenseur intransigeant des intérêts de la classe ouvrière.
Le soulèvement irlandais de Pâques 1916 était une révolte contre l’impérialisme britannique. Mais selon le dirigeant socialiste James Connolly, il pouvait également mettre le feu à la mèche d’une révolte européenne contre la guerre pour renverser la classe dirigeante brutale. La justesse de cette perspective ne deviendra apparente qu’un an plus tard, lorsque la Révolution russe a conduit à une vague révolutionnaire dans toute l’Europe. En Irlande aussi le soutien fut énorme pour la Révolution russe, avec des réunions de masse, des occupations d’usines et une période révolutionnaire qui allait durer jusqu’en 1923.
Malheureusement, le soulèvement de Pâques de 1916 était prématuré et la base sur laquelle il reposait trop limitée pour obtenir une victoire. Ses différents dirigeants ont été exécutés, parmi lesquels James Connolly. La classe ouvrière s’est donc retrouvée sans direction lors de la période révolutionnaire qui a suivi 1917. Connolly et ses associés étaient particulièrement impatients. Ils n’ont pas adopté de position politiquement indépendante de la classe ouvrière, mais ont au contraire soutenu une déclaration nationaliste bourgeoise. Connolly, qui était président du plus grand syndicat, n’a pas appelé à la grève générale parce qu’il savait qu’il serait isolé. Sa réaction peut se comprendre en raison du désespoir et de la désillusion consécutive à la trahison de la direction de la Deuxième Internationale qui avait décidé de rejoindre la barbarie de la guerre mondiale au lieu de s’y opposer.
Cela confirme par la négative tout l’intérêt pour un parti révolutionnaire de disposer d’une direction collective ainsi que la nécessité de l’internationalisme révolutionnaire. Au sein de la Deuxième Internationale, Connolly se tenait aux côtés de Lénine & Co mais, après 1914, il n’a plus eu aucun lien avec ses alliés dans d’autres pays. Il appartenait toutefois à cette petite minorité de dirigeants de gauche qui ne se sont pas compromis dans la trahison et se sont opposés à la guerre, à l’instar d’autres dirigeants tels que Lénine, Trotsky, Luxembourg, Liebknecht et l’Ecossais John MacLean. Connolly s’était précédemment prononcé contre l’adhésion de socialistes à des gouvernements capitalistes. Lors du congrès de la IIe Internationale de 1900, une discussion avait éclaté au sujet de la participation des sociaux-démocrates français au gouvernement de 1898. Pour Kautsky, il s’agissait d’une question de tactique et non de principe. Connolly lui a répondu que les masses révolutionnaires ne devait pas accepter de «fonctions gouvernementales qu’ils n’avaient pas obtenues sur base de leurs propres forces.»
Cette indépendance de la classe ouvrière est une question fondamentale pour la victoire des mouvements sociaux. C’est ce que nous avons encore pu constater dans le combat contre la taxe qui visait à en finir avec la gratuité de l’eau en Irlande. Tandis que d’autres ont recherché à conclure une unité par le sommet en essayant d’attirer des parties de l’establishment, nous avons défendu des méthodes radicales reposant sur la base en appelant à une campagne de non-paiement de la taxe dirigée par des activistes locaux. Avec actuellement 73% de la population ayant refusé de payer la dernière facture, il est clair que cet appel et l’organisation du boycott de masse a été d’une grande importance. La suspension de la taxe d’eau (survenue après la tenue des dernières élections anticipées) est une défaite majeure pour le gouvernement et une source de confiance pour la classe ouvrière. Cela instaure l’idée que des victoires sont possibles. Cela sera utile autour d’autres thèmes, comme au sujet du droit à l’avortement, toujours illégal en Irlande.
Une commentateur bourgeois a écrit dans un journal à diffusion nationale qu’une «petite clique de trotskystes clique qui défend ouvertement le renversement du système politique réussit à déterminer l’agenda politique.» Pour la classe dirigeante, notre position est en effet effrayante. D’où la répression que subissent les militants qui s’opposent à la taxe sur l’eau. En avril prochain se déroulera un procès contre les activistes de Jobstown. Ces militants, parmi lesquels Paul Murphy lui-même et deux conseillers locaux de l’Anti-Austerity Alliance, sont accusés de «séquestration» par l’ancienne vice-Premier ministre Joan Burton dont la voiture a été bloquée pendant deux heures à cause d’une manifestation spontanée. Les arrestations, survenues un mois après notre victoire lors d’une élection parlementaire intérimaire, étaient une manière pour l’establishment d’envoyer un signal clair : «n’allez pas plus loin!» Le procès d’avril prochain prévoit des peines allant jusqu’à l’emprisonnement à vie ! Nous mènerons campagne avec acharnement, tant en Irlande qu’au niveau international, contre cette répression politique. Comme Connolly l’avait fait remarquer : «Nous devons mettre en garde la classe dirigeante: vous pouvez nous emprisonner ou nous assassiner. Mais à partir de prison ou du cimetière, nous continuerons à construire la force par laquelle vous serez assommés. »
80 ans après la grève générale de 1936 en France
En 1936, la France a été agitée, dans une période de révolution et de contre-révolution, comme l’a noté Leila, de la Gauche Révolutionnaire. France avait été plus tardivement affecté par la crise mais elle a connu une explosion du nombre de chômeurs. Jusqu’à un million de Français sont devenus sans emploi. Cela a conduit à de grandes marches de chômeurs.
En février 1934, des milices fascistes ont tenté de prendre le pouvoir avec des groupes de droite. Ils ont marché sur le parlement. La journée fut marquée par des émeutes et des morts. Les contre-révolutionnaires ont éveillé le mouvement ouvrier et un mouvement antifasciste s’est développé. L’appel à une réponse forte contre la menace fasciste a été utilisé pour constituer un Front Populaire entre les dirigeants sociaux-démocrates et ceux du Parti communiste avec le Parti radical, un parti bourgeois.
Le Front Populaire n’a pas cherché à renforcer la lutte révolutionnaire pour un autre système, l’objectif était de sauver le système capitaliste et l’Etat bourgeois. Pourtant, de nombreux travailleurs se sont sentis encouragés par le Front Populaire et par le gouvernement du Front Populaire. Plus d’actions contre les patrons ont eu lieu. En mai 1936, un grand mouvement de grève a commencé au Havre après le licenciement de deux travailleurs. Ce mouvement de grève a été caractérisé par des actions de masse, y compris à l’initiative de travailleurs peu rémunérés. Les serveurs des cafés se sont par exemples mis en grève.
Le Premier ministre Léon Blum a reconnu que des concessions étaient nécessaires, d’autant plus que l’on craignait que la grève devienne un véritable mouvement révolutionnaire sur lequel les directions syndicales n’auraient plus de prise. L’élite dirigeante a pris peur parce qu’elle a pu voir de ses yeux la puissance du mouvement ouvrier. Les directions des partis communiste et sociaux-démocrates ont cherché à entraver la poursuite du mouvement à partir de leurs positions au gouvernement. Le Parti communiste a défendu que la révolution n’était pas à l’ordre du jour parce qu’il fallait tout d’abord combattre le fascisme.
La menace de la révolution a conduit à des concessions importantes telles que les congés payés, la semaine de travail des 40 heures et la reconnaissance des droits syndicaux. Le mouvement fut également une source d’inspiration pour d’autres mouvements, y compris le mouvement de grève générale révolutionnaire en Belgique en mai-juin 1936. Bien plus était possible à obtenir à partir du mouvement de grèves de 1936, mais il aurait alors fallu une direction révolutionnaire capable de mener le combat pour arracher le pouvoir des mains de l’élite capitaliste.
Apprendre des leçons du passé pour vaincre à l’avenir !
Le meeting a été clôturé par Peter Taaffe, du Secrétariat international du Comité pour une Internationale Ouvrière. Il a souligné l’importance d’étudier les mouvements du passé à tous les niveaux de notre organisation afin de renforcer le cadre de nos partis afin d’être en mesure de gagner la bataille. Dans une période turbulente telle qu’aujourd’hui, comme l’a encore illustré le coup d’Etat manqué en Turquie, d’autres développements sociaux importants ne sont pas inimaginables.
Aujourd’hui, la conscience, y compris parmi l’avant-garde du mouvement ouvrier, a considérablement reculé par rapport aux années 1930. A ce moment-là, l’idée de former une coalition avec des partis bourgeois était immédiatement assimilée à une trahison. La situation est différente aujourd’hui. Beaucoup peuvent considérer qu’une telle coalition serait un pas en avant, un moyen d’instaurer des politiques progressistes au moins partiellement. Nous avons besoin de regarder ces expériences historiques dans leur contexte, mais aussi d’en tirer les leçons pour aujourd’hui.
En France et en Espagne, nous avons vu en 1936 que les graines de la révolution étaient présentes. Trotsky avait fait remarqué qu’en Espagne il n’y avait pas eu une, mais au moins dix opportunités révolutionnaires. Ce potentiel n’a pas été exploité, à cause de la tactique du Front Populaire et d’autres facteurs. Selon Trotsky, le Front Populaire a agit comme un briseur de grève pour stopper la radicalisation du mouvement. Le caractère inachevé des révolutions de 1936 a fait dévier l’Histoire. Le massacre de la seconde guerre mondiale aurait pu être évité en cas de victoire de la révolution en France et en Espagne.
Une des principales raisons de ce caractère inachevé a été l’imposition d’un Front Populaire par en haut. La prise du pouvoir par les nazis en Allemagne fut un choc pour le mouvement ouvrier et a conduit à une aspiration unitaire. Trotsky a réitéré son appel au front unique: marcher séparément, frapper ensemble. En d’autres termes : unité d’action, tout en maintenant ses propres programmes et propositions. Au lieu de cela, le Parti communiste a préconisé une caricature d’unité, y compris avec les radicaux français envers lesquels les masses n’avaient à juste titre aucune confiance.
Les mouvements de 1936 ont été stimulés par le choc de l’arrivée au pouvoir du régime nazi en Allemagne, mais aussi par le contexte économique. Ainsi, les salaires des travailleurs français avaient diminué de 30% entre 1931 et 1936. En 1936, les partis du Front populaire recueillaient 5,5 millions de voix contre 4,5 millions pour la droite. Les radicaux avaient perdu un demi-million de voix, tandis que le Parti communiste avait doublé son résultat.
Le mouvement de masse en France était énorme: 500.000 personnes avaient participé à un rassemblement pour commémorer la Commune de Paris. Le mouvement de grève de mai et juin a impliqué 3 millions de travailleurs, soit bien plus que le nombre de syndiqués. Le Premier ministre Léon Blum s’est retrouvé dans une position difficile. Il a fait remarqué qu’il craignait être dans la même position que Kerenski en Russie et que la situation conduirait à l’arrivée d’un Lénine français.
Ce mouvement a eu un impact international, jusqu’en Allemagne. Tout d’abord, la presse allemande a parlé du «chaos» des grèves françaises. Mais quand les travailleurs ont commencé à prendre confiance et à se sentir enthousiasmés, toutes les nouvelles venues de France ont été censurées. Un mois plus tard à peine, la question du pouvoir était posée en Espagne. Une victoire dans ces deux pays aurait pu poser les bases d’une fédération socialiste, ce qui aurait eu un impact dans toute l’Europe et au-delà.
Il était alors possible aux travailleurs de prendre le pouvoir de manière relativement pacifique. Si cela n’a pas été le cas, cela est dû à l’attitude de la direction du mouvement ouvrier. Le Parti communiste a fait remarquer qu’il «fallait savoir finir une grève», slogan qui sera répété par le PCF en 1968. Pourtant, des concessions importantes ont été arrachées, même si celles-ci ont été rapidement minées par l’inflation. En 1938, la social-démocratie a disparu du gouvernement.
Les dirigeants du mouvement ouvrier ont à peine tiré les leçons de ces évènements. Au Chili, en 1973, les mêmes erreurs ont été répétées avec des conséquences sanglantes. Il est nécessaire d’être intransigeant en termes de coalitions et de refus d’appliquer la politique bourgeoise. Les coalitions avec les partis bourgeois sont similaires à la relation qu’un cavalier entretient avec son cheval, mais c’est la bourgeoisie qui est en selle et tient les rênes en mains. Mais il faut bien entendu toujours expliquer cette attitude de façon tactique. Il suffit de penser à la façon dont Lénine avait articulé ses slogans contre le gouvernement provisoire en Russie après février 1917: «A bas les 10 ministres capitalistes», plutôt que «A bas le gouvernement provisoire.»
Dans la nouvelle période d’instabilité mondiale et de recherche d’alternatives qui nous fait face, le mouvement ouvrier a d’énormes défis à relever. Fort de l’expérience du passé récent et un peu plus lointain, nous pouvons relever ces défis et développer dans ce cadre des tactiques combatives ainsi qu’un programme avec lequel nous pouvons vaincre.
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1966-2016: L'héritage des Black Panthers
Le Black Panther Party for Self Defense fut fondé à Oakland, en Californie, en 1966. Cet événement était le point culminant de la grande rébellion contre le racisme et la pauvreté qui a balayé les USA dans les années 50 et 60. Hannah Sell (Socialist Party, section du Comité pour une Internationale Ouvrière en Angleterre et au pays de Galles et parti-frère du PSL) revient dans cet article (datant de 2006) sur les leçons à tirer de la montée et de la chute de ce mouvement.
Au plus fort de leur influence, J Edgar Hoover, dirigeant du FBI, a qualifié les Black Panthers de ‘‘menace numéro 1 pour la sécurité des USA’’. 40 ans plus tard, Arnold Schwarzenegger, alors qu’il était gouverneur de Californie, les considérait encore comme une menace. Il a refusé de revenir sur la condamnation à mort de Stanley ‘‘Tookie’’ Williams parce qu’il ne pensait pas qu’il ait changé. Tookie était un membre fondateur du fameux gang Crips ; il a depuis changé son point de vue et a consacré sa vie à décourager les jeunes de rejoindre les gangs. La principale justification de Schwarzenegger pour refuser de croire que Tookie a changé était qu’il a dédicacé son livre à l’héroïque George Jackson, un Black Panther et révolutionnaire qui a été tué par des gardiens de prison en 1971.Mais alors que la classe dominante se rappelle des Black Panthers avec crainte, ces derniers seront vus comme des héros par la nouvelle génération de jeunes qui entre en lutte.
Le racisme et la pauvreté que subissaient les noirs-américains dans les années 50-60 n’ont pas fondamentalement changé aujourd’hui (ce qui a encore été illustré par la révolte de Ferguson, NDLR). Il est vrai qu’il y a maintenant une classe moyenne noire beaucoup plus nombreuse et plus riche qu’à cette époque. Une mince couche a même pénétré l’élite de la société américaine, comme Condoleezza Rice, secrétaire d’Etat sous George Bush, ou le président Obama. La classe dominante américaine a répondu à la révolte des années 50 et 60 par la décision consciente de développer une classe moyenne noire afin de freiner les mouvements futurs en créant une version du ‘‘rêve américain’’ pour les Noirs.
Ce rêve américain reste toutefois un mythe pour la classe ouvrière noire-américaine, encore plus que pour la classe ouvrière blanche. Selon les statistiques officielles, en 2004, 24,7% des noirs étaient catégorisés comme pauvres, contre 8,6% des blancs non-hispaniques. Le chômage est deux fois plus fort chez les noirs que chez les blancs et ils ont deux fois plus de chances de mourir d’une maladie, d’un accident ou d’un meurtre, à toute étape de leur vie. L’ouragan Katrina a révélé la réalité de la vie aux USA au 21e siècle : ce sont les pauvres qui ont été laissés en arrière alors que les digues étaient submergées, et la majorité de ces pauvres étaient noirs.
Dans les années 1960, pour reprendre les mots de George Jackson, ‘‘les hommes noirs nés aux USA et assez chanceux pour dépasser l’âge de 18 ans étaient conditionnés à accepter l’inéluctabilité de la prison.’’ Jackson lui-même a été condamné à une peine de prison ‘‘d’un an à vie’’ (condamnation à un an minimum, mais sans maximum, avec délibérations chaque année pour décider de la sortie où non) pour avoir braqué une station-service. De nos jours, la situation a peu changé pour les jeunes hommes de la classe ouvrière noire. Il y a constamment 11% d’entre eux en prison. Dans la plupart des États, purger une peine de prison signifie perdre définitivement le droit de vote. Dans les faits, le suffrage universel n’existe pas pour les hommes noirs. Dans les années 1960, comme aujourd’hui, le système pénitentiaire brutalisait des millions de jeunes noirs.
Cependant, dans cette période de radicalisation, pour beaucoup, la prison a servi d’université pour les idées révolutionnaires. Jackson expliquait : ‘‘J’ai rencontré Marx, Lénine, Trotsky, Engels et Mao quand je suis entré en prison, et ça m’a indemnisé.’’ Les Panthers, dont beaucoup ont été emprisonnés en raison de leurs activités, ont gagné un énorme soutien dans les prisons américaines.
Le capitalisme américain au 21e siècle a rejeté la classe des travailleurs noire-américaine. L’Histoire des Black Panthers n’est donc pas seulement d’intérêt historique, c’est également une leçon importante pour la nouvelle génération qui entre en lutte, en particulier aux USA, mais aussi dans le monde entier.
Ce n’est pas une coïncidence si le ‘‘mouvement des droits civiques’’ a éclaté dans les années 1950. La seconde guerre mondiale a eu un effet déclencheur. Non seulement des milliers de soldats noirs se sont battus et sont morts au nom de l’impérialisme américain, mais ils ont également été frappés par l’hypocrisie de la propagande de guerre. Ils se trouvaient face à une classe capitaliste qui proclamait qu’ils devaient se battre contre le racisme des nazis, alors que dans leur propre pays un racisme brutal était la norme. De plus, le capitalisme américain entrait dans une période prolongée de prospérité économique. Cela signifiait que de plus en plus de noirs partaient du Sud rural vers les villes, en particulier vers le Nord. En 1940, la moitié de la population noire vivait dans les villes. En 1970, c’étaient les trois quarts.
Devenir partie intégrante de la classe ouvrière – les communautés rurales isolées étant déplacées vers les grands centres urbains – a augmenté leur confiance et leur capacité de lutter. De plus, l’enrichissement et l’augmentation du niveau de vie de la classe moyenne blanche a rendu la pauvreté et la déchéance de la majorité des noirs de plus en plus visible. Finalement, les luttes de libération des masses en Afrique et en Asie, qui sont parvenues à renverser les empires coloniaux, ont constitué une grande source d’inspiration.
Alors que la lutte se développait, elle a changé le point de vue de la plupart de ceux qui y ont pris part. Le Civil Rights Act a été voté en 1965. S’il s’agissait bien d’une concession législative, elle ne changeait pourtant rien à la réalité de la pauvreté et de la brutalité policière. Même Martin Luther King, qui avait d’abord pensé que le rôle du mouvement était d’utiliser des méthodes pacifiques pour mettre la pression sur les Démocrates afin de garantir les droits civiques, a changé son point de vue dans la période qui a précédé son assassinat. Quand King a été brutalement tabassé par la police à Birmingham, en Alabama, en 1963, des émeutes ont éclaté dans tout le pays. Au milieu des décombres, King a déclaré avec justesse que les émeutes étaient « une révolte de classe des sous-privilégiés contre les privilégiés ». En 1967, il a été forcé de conclure : « Nous sommes entrés dans une époque qui doit être une époque de révolution (…) A quoi bon pouvoir entrer dans les cafétérias si on ne peut pas se payer un hamburger ? » Il a particulièrement commencé à défendre la nécessité d’en appeler aux travailleurs blancs et d’organiser la lutte sur une base de classe. Il était en faveur des méthodes de grève lorsqu’il a été assassiné.
Origine et création des Panthers
A la base du mouvement, des discussions prenaient place parmi les militants qui essayaient de trouver les méthodes de lutte les plus efficaces. Les idées pacifistes étaient de plus en plus rejetées, en particulier par la jeune génération. Dans le chaos de ces événements, les idées des Black Panthers se sont développées.A plus d’un titre, le mouvement des Black Panthers était un pas en avant. C’était une rupture avec le pacifisme et l’orientation de l’action vers les Démocrates, un parti du pro-capitaliste. En même temps, les Panthers avaient leurs limites, en particulier ses sous-entendus séparatistes et l’absence de programme clair.
Malcolm X s’était écarté du nationalisme noir du mouvement Black Power et avait tiré des conclusions anticapitalistes à un degré bien plus élevé que d’autres dirigeants, déclarant clairement qu’ « il ne peut y avoir de capitalisme sans racisme ». Malcolm X a été tué en février 1965. Les Black Panthers ont été fondés fin 1966 et considéraient qu’ils reprenaient les choses là où Malcolm X les avaient laissées. Les deux membres fondateurs, Huey P. Newton et Bobby Seale, se sont impliqués dans la lutte à une époque où l’on sentait qu’il n’y avait aucune voie claire pour avancer.
La jeune génération de militants était à la recherche d’idées. Newton et Seale ont commencé leur recherche, comme beaucoup de cette génération, avec les « nationalistes culturels », mais leur ont rapidement trouvé des lacunes. Dès le tout début, leurs désaccords se centraient sur la question de classe. Seale explique dans sa biographie, Seize the Time, comment Newton a commencé à contrer l’idée d’acheter dans des magasins noirs : « Il expliquait souvent que si un chef d’entreprise noir te fait payer le même prix ou plus cher, des prix encore plus élevés que chez les chefs d’entreprises blancs exploiteurs, alors lui non plus n’est rien d’autre qu’un exploiteur ».
Les Panthers rejetaient le séparatisme des nationalistes culturels et ont été fondés avec ce concept magnifique : « Nous ne combattons pas le racisme par le racisme. Nous combattons le racisme par la solidarité. Nous ne combattons pas le capitalisme exploiteur par le capitalisme noir. Nous combattons le capitalisme par le socialisme. Et nous ne combattons pas l’impérialisme par plus d’impérialisme. Nous combattons l’impérialisme par l’internationalisme prolétarien ».
En deux ans, les Panthers se sont propagés comme un feu de prairie, d’une poignée à Oakland, en Californie, à des sections dans toutes les villes les plus importantes des USA, vendant 125.000 exemplaires de leur journal, The Black Panther, par semaine. Ayant gagné un soutien phénoménal au cours des premières années, les Panthers ont décliné tout aussi rapidement, rongés par les scissions. Ils ont fait face à une pression policière énorme. La classe dirigeante était terrifiée par les Panthers et a décidé de les écraser. Il est estimé que le « cadre », ou le noyau, de l’organisation des Black Panthers n’a jamais dépassé les 1000 membres, et pourtant il est arrivé que 300 d’entre eux soient traduits en justice au même moment. 39 Panthers ont été abattus dans la rue ou chez eux par la police. De plus, la police a largement infiltré les Panthers. Cependant, ce n’était pas seulement une répression d’Etat très brutale qui a été responsable de la disparition des Black Panthers, mais aussi son échec à adopter une approche marxiste.
Les dirigeants des Panthers étaient à un niveau supérieur des organisations précédentes, se décrivant comme « marxistes-léninistes ». Les meilleurs des Panthers s’efforçaient héroïquement de trouver la meilleure voie pour gagner la libération des Noirs Américains, et en sont venus à comprendre que c’était lié à la lutte pour le socialisme. Toutefois, ils ont dû faire face à tous les problèmes liés au fait que leur mouvement se développait avant une lutte de masse généralisée de la classe ouvrière américaine. Ils n’ont pas été capables, dans la courte période de leur influence de masse, d’élaborer complètement la stratégie pour parvenir à leurs fins.
Le programme des Panthers
L’influence du stalinisme a engendré énormément de confusion dans le mouvement. Et une responsabilité plus grande qu’il n’y parait en incombe à celles de ces organisations, en particulier le SWP (Socialist Workers Party) américain, qui se disait trotskiste mais qui ne faisaient rien d’autre que suivre le mouvement Black Power, sans rien faire pour développer les vraies idées du Marxisme chez les militants radicaux noirs. En fait, loin d’aider les Panthers à développer leurs méthodes et leur programme, le SWP américain a même critiqué les Panthers parce qu’ils osaient s’opposer au racisme des nationalistes culturels : « Le concept qu’il est possible pour les Noirs d’être racistes est l’un de ceux que le mouvement nationaliste a dû toujours combattre depuis le premier réveil de la conscience noire ».
La plus grande force des Panthers était qu’ils s’acharnaient à défendre une solution aux problèmes des Noirs-américains basée sur la classe plutôt que sur la race. L’attitude du SWP américain contrastait avec celle de Bobby Seale : « Ceux qui veulent obscurcir la lutte avec les différences ethniques sont ceux qui aident à maintenir l’exploitation des masses. Nous avons besoin d’unité pour vaincre la classe des patrons – toute grève le montre. Toute bannière d’organisation de travailleurs déclare : ‘L’union fait la force’ ».
Les Panthers ont été fondés autour d’un programme en dix points : « Ce que nous voulons et ce en quoi nous croyons ». La première revendication est : « Nous voulons la liberté. Nous voulons le pouvoir de déterminer la destinée de la communauté noire. Nous croyons que les Noirs ne seront libres que lorsque nous serons capables de déterminer notre destinée ». La seconde était pour le plein emploi, la troisième pour la fin du vol de la communauté noire par l’homme Blanc, la quatrième pour des logements décents et un système d’éducation « qui expose la vraie nature de cette société américaine décadente ». D’autres revendications incluaient la fin de la brutalité policière, l’exemption des Noirs du service militaire, et « pour tout homme noir traduit en justice, le droit d’être jugé par un jury composé de ses pairs ou de personnes des communautés noires ».
A leur début, ils ont combiné la campagne autour du programme en dix points avec l’organisation de la défense de leur communauté locale contre la brutalité policière. Pendant cette période, la principale activité des Panthers était de « surveiller les porcs », c’est-à-dire, de surveiller l’activité policière pour essayer de s’assurer que les droits civiques des Noirs soient respectés. Quand les membres des Panthers voyaient la police contrôler un conducteur noir, ils s’arrêtaient et observaient l’incident, habituellement les armes à la main. A cette époque, il était légal en Californie de porter les armes dans certaines limites et les Panthers affirmaient leur droit à le faire, citant les articles de lois correspondant. La troisième composante du travail des Panthers était de fournir de la nourriture, des vêtements et des soins médicaux gratuits dans les communautés noires pauvres et ouvrières. Les Panthers ont aussi pris une position claire et positive sur la question des droits des femmes, et la direction a lutté pour assurer que les femmes puissent jouer un rôle complet dans le parti.
Cela montrait que la communauté noire devait avoir ses propres organisations, et l’appartenance aux Panthers n’était ouverte qu’aux Noirs. Cependant, ils soutenaient qu’ils devraient travailler ensemble avec des organisations basées dans d’autres communautés. De fait, un certain nombre d’autres organisations ont été fondées (souvent basées au début autour d’ex-membres de gangs) dans les communautés ouvrières urbaines, qui se sont inspirées des Panthers. Il y avait ainsi une organisation portoricaine basée à New York, les Young Lords, et une organisation blanche, les Young Patriots, à Chicago.
Cependant, ce fut le mouvement de masse contre la guerre du Vietnam qui a montré le plus clairement aux Panthers qu’une partie des Blancs étaient prête à lutter. Comme le formulait Huey P Newton : « Les jeunes révolutionnaires blancs sont montés au créneau pour le retrait des troupes du Vietnam mais aussi de l’Amérique Latine, de la République Dominicaine, des communautés noires ou des colonies noires. Il s’agit donc d’une situation dans laquelle les jeunes révolutionnaires blancs tentent de s’identifier aux peuples des colonies et contre les exploiteurs ».
Les Panthers étaient, en général, inspirés par les luttes contre les empires coloniaux qui prenaient place dans le monde entier. Leur attitude envers le Vietnam était claire. Dans un appel aux soldats noirs, ils ont déclaré : « Il est juste que les Vietnamiens se défendent eux-mêmes, défendent leur pays et luttent pour l’auto-détermination, parce qu’ils ne nous ont JAMAIS opprimés. Ils ne nous ont JAMAIS traités de ‘nègres’. »
La révolte contre la guerre au Vietnam a eu un effet majeur sur la communauté noire. En général, c’était la classe ouvrière qui souffrait le plus de la conscription. Les Panthers qui étaient conscrits montaient des groupes dans l’armée. Ils travaillaient sur un terrain fertile. Un sondage a montré que 45% des soldats noirs au Vietnam auraient été prêts à prendre les armes pour servir la justice chez eux. Le soulèvement contre la guerre du Vietnam a pétrifié la classe dominante américaine. Durant la guerre d’Irak, les USA n’ont pas osé réintroduire la conscription tant la classe dominante et les Américains en général se souviennent du Vietnam et de ses conséquences.
Mais, si les Panthers ont bien accueilli la radicalisation de la jeunesse blanche dans le mouvement anti-guerre, trouver des alliés concrets avec qui travailler s’est révélé plus difficile. Les Panthers se sont présentés aux élections avec le Peace and Freedom Party, qui faisait campagne en premier lieu contre la guerre au Vietnam et l’oppression des communautés noires. En 1967, quand Huey était en prison, les Panthers ont travaillé avec le PFP pour « libérer Huey ».
Cependant, ni le PFP, ni aucune des organisations avec qui les Panthers ont travaillé, n’avaient une base signifiante dans la classe ouvrière. Newton l’a reconnu en expliquant en 1971 : « Notre prise de contact avec les radicaux blancs ne nous a pas donné accès à la communauté blanche, parce qu’ils ne guident pas la communauté blanche ».
Peu de liens avec les travailleurs
La principale orientation des Panthers n’était pas non plus la classe ouvrière noire organisée. Ils organisaient des « comités » avec les syndicats, comme le raconte Bobby Seale, « pour aider à éduquer le reste des membres des syndicats au fait qu’ils peuvent aussi avoir une vie meilleure. Nous voulons que les travailleurs comprennent qu’ils peuvent contrôler les moyens de production, et qu’ils devraient commencer à utiliser leur pouvoir pour contrôler les moyens de production pour servir tout le peuple. »
C’était une conception correcte mais, en réalité, le travail syndical était une toute petite partie de ce que les Panthers faisaient. Ils s’orientaient consciemment en priorité vers les sections de la communauté noire les plus opprimées et touchées par le chômage – qu’ils décrivaient, utilisant l’expression de Marx, comme le « lumpenproletariat ». Il est vrai que ces sections les plus désespérées de la société sont capables de sacrifices incroyables pour la lutte, et comme les Panthers le disaient, qu’il est important de gagner ces sections les plus opprimées à un parti révolutionnaire. C’était le cas en particulier étant donné les conditions sociales horribles dans lesquelles la plupart des Noir-américains étaient obligés de vivre.
L’urbanisation qui a accompagné le boom d’après-guerre a mené à une migration de masse des travailleurs noirs vers les villes industrielles du Nord. Ils arrivaient pour vivre dans des ghettos, dans la pire des pauvretés. Dans beaucoup d’endroits, la majorité était au chômage. Cependant, les travailleurs noirs formaient une partie significative de la force de travail et, en raison de son rôle dans la production, la classe ouvrière industrielle a un rôle-clé à jouer dans la transformation socialiste de la société.
Les travailleurs noirs ont été à l’avant-garde des meilleures traditions de la classe ouvrière américaine. Avant la guerre, beaucoup de Noirs ont été influencés par les grandes luttes syndicales des années ’20 et ’30, en particulier la grande vague de grèves qui a éclaté en 1934, dont des grèves avec occupation et des grèves générales dans des villes (la rébellion des camionneurs à Minneapolis et l’occupation d’Auto Lite à Toledo, Ohio). Les campagnes de masse d’organisation parmi les ouvriers industriels et les travailleurs non-qualifiés ont donné naissance au Congress of Industrial Organisations (CIO), formé en 1936. Les nouveaux syndicats industriels (United Automobile Workers, United Mine Workers, United Steel Workers (métallurgistes), etc) ont immédiatement attiré plus de 500.000 membres noirs, au contraire des vieux syndicats corporatistes comme l’American Federation of Labor. Cette expérience a été utilisée à bon escient pendant la guerre, par exemple pendant la grève de 1941 du syndicat des bagagistes noirs, la Brotherhood of Sleeping Car Porters, qui a forcé le gouvernement à en finir avec la discrimination raciale ouverte dans les usines d’armement fédérales.
Avec une orientation correcte, le potentiel existait indubitablement pour les Panthers de gagner le soutien de parties importantes de la classe ouvrière, dont une couche des travailleurs blancs. Bien sûr, toutes sortes de préjugés racistes existaient parmi une partie des travailleurs blancs (y compris ceux qui étaient syndiqués) et devaient être combattus. Cependant, la fin du redressement d’après-guerre a mené à une montée du chômage et à une intensification du travail pour toutes les couches de la classe ouvrière. Alors que la classe ouvrière noire était la plus combative, pour avoir fait face à des conditions bien pires, la classe ouvrière blanche commençait aussi à se radicaliser.L’absence d’une base parmi la classe ouvrière est un des éléments qui a augmenté la tendance vers un régime autoritaire parmi les Panthers. Elle s’est aussi ajoutée à la tendance, qui avait toujours existé dans une certaine mesure, à essayer de prendre des raccourcis en se substituant aux masses avec des actes courageux, comme les manifestations armées au parlement d’État californien.
C’était l’influence du stalinisme qui était en grande partie responsable de l’échec des Panthers à avoir une orientation consistante envers la classe ouvrière. La direction des Panthers s’est inspirée en particulier des révolutions cubaine et chinoise, toutes deux dirigées par des dirigeants de guérilla petit-bourgeois basés sur la paysannerie, avec une classe ouvrière jouant un rôle passif. De plus, les Panthers, de nouveau en suivant les staliniens et sur base sur leur propre expérience de la brutalité de l’État américain, ont faussement conclu que le fascisme était sur le point d’arriver aux USA. Cela, combiné aux conditions désespérées des Noirs, a créé une impatience irrésistible d’une solution immédiate et s’est ajouté à l’absence d’une stratégie consistante pour gagner patiemment de plus larges sections de la classe ouvrière.
Cependant, le SWP américain porte aussi une responsabilité pour avoir échoué à mettre en avant un programme qui aurait pu gagner les sections les plus avancées de la classe ouvrière américaine. A Cuba, malgré l’absence d’une authentique démocratie ouvrière, le SWP n’était pas du tout critique vis-à-vis du régime. Aux USA, le SWP a pris part aux mouvements anti-guerre et Black Power mais n’a absolument fait aucune tentative pour les mener au-delà de leur niveau de développement existant. L’existence des Black Panthers, malgré leurs limites, montrait en pratique comment la conscience se développe en résultat de la lutte contre les réalités brutales du capitalisme. Le fait qu’il n’existait pas de parti résolument marxiste qui aurait pu offrir une stratégie aux Black Panthers et aux centaines de milliers de personnes qui ont été touchées par ce mouvement reste une tragédie.
Un État noir séparé ?
Une partie de l’explication du triste rôle du SWP américain réside dans l’incompréhension des écrits de Trotsky sur le nationalisme noir datant des années 1930. Trotsky se basait sur l’approche développée par Lénine et les Bolcheviks en ce qui concerne la question nationale et le droit des nations à l’auto-détermination.
Lénine, en particulier, comprenait complètement que pour le succès de la révolution en Russie, il était vital de défendre le droit à l’auto-détermination, jusque et y compris le droit à faire sécession, pour les nombreuses nationalités qui souffraient de l’oppression brutale de la Russie tsariste. C’était seulement sur cette base qu’il était possible de parvenir à lutter pour le maximum d’unité de la classe ouvrière au-delà des divisions nationales et religieuses. Défendre le droit de faire sécession, cependant, ne signifiait pas nécessairement défendre la sécession. En fait, c’est l’approche extrêmement habile et sensible de Lénine qui a permis que, dans la période immédiate après la révolution, la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie a intégré beaucoup des nationalités opprimées par le Tsarisme, mais sur une base libre et volontaire.
Trotsky avait soulevé des points sur ces questions dans des discussions avec ses partisans américains dans les années 1930, après que le Parti Communiste stalinien ait suggéré l’idée d’un Etat noir séparé aux USA. Les partisans de Trotsky ont d’abord réagi en rejetant cette revendication et en l’opposant à la nécessité de l’unité de classe. Trotsky a mis en avant que, à une certaine étape, face à la répression brutale, la revendication d’un État séparé – c’est à dire, le développement d’une conscience nationale – pourrait émerger parmi de larges couches, et que dans ce cas, les Marxistes devraient soutenir le droit des Noirs-américains à un État.
La méthode d’analyse de Trotsky était correcte. Mais un changement des circonstances a eu comme conséquence que la revendication d’un État séparé au sein du territoire américain n’a pas été avancée. A l’époque où Trotsky écrivait, il y avait une majorité de Noirs dans deux États du Sud, le Mississippi et l’Alabama, et la plupart des Noirs pauvres vivaient dans le Sud. En 1970, trois quart des Noirs vivaient dans les grandes villes, et une majorité dans le Nord. Alors que la conscience des Noirs était, et est toujours, extrêmement forte, il était donc moins probable qu’elle se développe en la demande d’une nation séparée.
Cependant, même si cela avait été la conscience du peuple noir, cela n’aurait pas excusé l’approche du SWP américain. Trotsky mettait en avant le rôle de la classe ouvrière comme seule force capable de gagner la libération nationale en tant que partie de la lutte pour le socialisme. Il expliquait l’importance d’une position indépendante de la classe ouvrière, et qu’il serait une profonde erreur de compter sur les dirigeants bourgeois et petit-bourgeois des mouvements nationalistes. A leur crédit, les Black Panthers se sont approchés bien plus de la compréhension de ces points que les Trotskistes auto-déclarés du SWP américains, qui ont suivi sans aucune critique les idées petite-bourgeoises des nationalistes culturels.
Pertinence en Grande-Bretagne
De nos jours en Grande-Bretagne, la situation à laquelle nous faisons face est très différente de celle qui existait aux USA dans les années 1960. Mais il y a des leçons à en tirer. L’histoire différente de la Grande-Bretagne fait que, d’un côté, il y a un plus haut degré d’intégration dans les communautés ouvrières. La pauvreté aux USA a un élément beaucoup plus « racial » qu’en Grande-Bretagne. Cependant, en général, les travailleurs des minorités ethniques souffrent plus du chômage et de la pauvreté que la classe ouvrière globalement. Par exemple, en 1999, 28% des familles blanches vivaient sous le seuil de pauvreté contre 41% des familles caribéennes et 84% des familles bangladaises. D’un autre côté, la classe dominante britannique n’a jamais réussi à développer une élite noire à la mesure de ce que la classe dirigeante américaine a fait suite aux soulèvements des années 1950 et 1960.
Si toutes les minorités ethniques souffrent du racisme, ce sont les musulmans qui sont les principales cibles du racisme et des préjugés dans la dernière période en Grande-Bretagne. L’histoire des musulmans de Grande-Bretagne a été une histoire de pauvreté et de discriminations. Historiquement, cette discrimination a été seulement l’une des facettes du racisme de la société capitaliste. Sur la dernière décennie, cependant, et en particulier depuis l’horreur du 11 septembre 2001, il n’y a aucun doute que les préjugés antimusulmans et l’islamophobie, ont dramatiquement augmenté. Alors que d’autres formes de racisme subsistent, les musulmans font face aux pires formes de discriminations en Grande-Bretagne aujourd’hui. La participation du gouvernement aux guerres brutales d’assujettissement contre l’Afghanistan et l’Irak, deux pays majoritairement musulmans, avec toute la propagande de dénigrement des peuples de ces deux pays, a encore augmenté l’islamophobie. La politique étrangère du gouvernement a aussi mis les Musulmans britanniques énormément en colère.
S’il y a beaucoup de grandes différences entre les deux situations, une comparaison limitée peut toutefois être faite entre la colère et la radicalisation des musulmans aujourd’hui et la colère des Noirs-américains au début du mouvement des droits civiques. La toile de fond générale est différente. Depuis la chute des régimes staliniens grotesques il y a plus de 10 ans, que les capitalistes faisaient faussement passer pour le socialisme authentique, les idées socialistes ne sont pas encore vues comme une alternative viable par les masses de la classe ouvrière, y compris la plupart des musulmans. D’un point de vue international, il n’existe pas de luttes de masse pour la libération nationale comparables à celles qui existaient dans les années 1950 et 1960 et qui ont inspiré la révolte aux USA. En leur absence, les idées de l’Islam politique de droite, y compris les idées hautement réactionnaires et les méthodes d’organisations terroristes comme Al-Qaïda, ont occupé la place vide. La grande majorité des Musulmans de Grande-Bretagne sont dégoûtés par Al-Qaïda, mais une petite minorité est tellement aliénée qu’elle est prête à soutenir de telles idées réactionnaires.
Cependant, beaucoup de Musulmans ont été touchés par le mouvement anti-guerre qui, à son apogée, a vu 2 millions de personnes de tous groupes ethniques et religieux marcher dans les rues de Londres. Il faut se souvenir que les idées socialistes touchaient une toute petite minorité au début du soulèvement noir-américain mais se sont ensuite fortement répandues lorsque le mouvement a été confronté au capitalisme américain. Il existe aujourd’hui une opportunité de gagner aux idées socialistes les travailleurs et les jeunes musulmans les plus avancés. Sur base des événements, il sera possible de gagner les masses dans le futur. A moyen et long terme, l’absence du stalinisme permettra de gagner plus facilement le soutien aux idées du socialisme authentique. Dans les années 1960, même si le stalinisme constituait un certain pôle d’attraction, il avait aussi un effet fortement déformant sur des idées socialistes adoptées aux USA et ailleurs.
Les idées socialistes
Pourtant, pour gagner des parties de la classe ouvrière au vrai socialisme, il est nécessaire de mettre en avant un vrai programme socialiste. Malheureusement, en Grande-Bretagne, l’organisation socialiste la plus connue dans le mouvement anti-guerre, le Socialist Workers’ Party (sans rapport avec le SWP américain), n’a pas encore adopté cette approche. Par exemple, alors qu’il est à la tête de la coalition Stop the War, le SWP a décidé de ne pas développer les idées socialistes dans cette plate-forme, et a fait en sorte que les autres socialistes ne puissent pas avoir l’occasion de le faire.
Respect, le parti que le SWP a cofondé avec le parlementaire George Galloway, est né du mouvement anti-guerre et a eu certains succès électoraux, en particulier en faisant élire George Galloway comme parlementaire de Bethnal Green and Bow. Cependant, il s’est surtout concentré sur une seule section de la société, la communauté musulmane, qu’il est important de gagner, mais pas au détriment du contact avec le reste de la classe ouvrière. Si Respect continue à se développer dans une direction l’assimilant à un « parti musulman », cela pourrait repousser d’autres parties de la classe ouvrière et même renforcer les idées racistes par inadvertance, tout en renforçant l’idée incorrecte que la communauté musulmane peut gagner sa libération en agissant comme un bloc musulman.
Le SWP pourrait-il tenter d’établir une comparaison avec les Black Panthers pour soutenir cette stratégie erronée ? En dehors des différences sociales et politiques importantes (non des moindres, le fait que les Musulmans représentent 2,8% de la population britannique alors que les Noirs forment 11% de celle des USA), il y a la question cruciale de la direction prise. Les Black Panthers partaient du nationalisme noir pour arriver à une position de classe. Dans le futur, il est possible que les groupes organisés de travailleurs musulmans se développent dans une direction similaire, cherchant peut-être à s’affilier ou à travailler avec un futur parti de la classe ouvrière. Cela représenterait un pas en avant. L’une des raisons pour lesquelles nous défendons le fait que les nouveaux partis de travailleurs disposent de structures fédéralistes est précisément pour permettre aux différents groupes de travailleurs de garder leurs propres organisations tout en travaillant ensemble à construire un parti large.
Cependant, la situation de Respect est très différente. La majorité des militants de Respect sont des socialistes de longue date mais, loin d’utiliser l’opportunité de gagner les Musulmans de la classe ouvrière aux idées socialistes, ils ont baissé leur bannière. Malheureusement, dans leur manque d’approche principielle, il y a une comparaison à faire avec les erreurs de leur homonyme, le SWP américain.
La tragédie des Black Panthers est que, ayant échoué à développer une approche marxiste complète, malgré leurs meilleurs efforts, ils ont rapidement décliné. Les difficultés des Panthers ont mené certains, en particulier autour de Eldridge Cleaver, à se tourner vers l’impasse du terrorisme. De nos jours, en Grande-Bretagne, nous voyons une petite minorité de jeunes musulmans prendre ce chemin erroné. Cependant, sur base de futures défaites, le danger est réel que de plus grands nombres, de toutes origines ethniques, se tournent dans cette direction parce qu’ils ne voient pas d’autres moyens efficaces de lutter. La construction d’une alternative socialiste de masse est la seule voie efficace pour couper ce processus. Les Panthers, malgré leurs limites, nous montrent la détermination de la couche avancée des travailleurs conscients, une fois qu’ils sont engagés dans la lutte, à trouver la route du socialisme authentique. Alors même que Cleaver et d’autres fonçaient tête baissée sur la route du terrorisme, Newton et d’autres ont tenté, même s’ils n’ont pas réussi, de réorienter les Panthers.
Plus tard, Newton a fait cette réflexion au sujet de leurs erreurs : « Nous étions vus comme un groupe militaire ad-hoc, opérant en dehors du tissu communautaire et trop radical pour en faire partie. Nous nous voyions comme l’avant-garde révolutionnaire et n’avions pas complètement compris que seul le peuple peut créer la révolution. C’est pourquoi le peuple ‘n’a pas suivi notre direction en en prenant les armes’. »
Tout comme Newton et Seale sont montés sur les épaules de Malcolm X, les générations futures de travailleurs et de jeunes noirs vont reprendre toutes les grandes forces des Panthers et construire sur ces bases pour créer un parti capable de mener à bien la transformation socialiste de la société.
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75 ans après la mort de Léon Trotsky
Il y a septante-cinq ans, le grand révolutionnaire Léon Trotsky était assassiné par un agent de Staline, Ramon Mercader. Trotsky avait déjà échappé à un certain nombre d’attentat, mais le coup fatal lui a été porté avec un pic à glace le 20 août 1940. Il est mort le lendemain. C’est ainsi qu’est décédé le symbole de l’inflexible opposition au capitalisme et au stalinisme totalitaire. Le texte ci-dessous est issu de nos archives et est consacré à la bataille politique qui se cache derrière l’assassinat de Trotsky.

