Tag: Histoire

  • Les congés payés? Un grand merci à nos grands-parents grévistes!

    1936. En Allemagne, les nazis sont au pouvoir et une politique anti-ouvrière brutale est menée. Chez nous aussi, l’extrême-droite fait une percée lors des élections du 24 mai 1936. En Espagne et en France, ce sont des gouvernements de gauche, mais qui – entre autres, sur insistance de la Russie stalinienne – refusent de casser avec le capitalisme et restent ainsi pris en entaille par la crise capitaliste. La colère est grande et cherche à s’exprimer.

    Par Geert Cool

    Une vague de grèves spontanées de la base

    Lors de la campagne électorale, deux militants du syndicat socialiste des transports BTB-UBOT ont été assassinés par des militants d’extrême-droite : Albert Pot et Theofiel Grijp. Une grève de 24 heures le jour de leurs funérailles était insuffisante aux yeux de nombreux militants. Cette violence mortelle n’était pas seule visée. Les salaires ne suivaient pas l’augmentation des prix et les conditions de vie des travailleurs étaient mises à mal depuis des années.

    La direction du BTB s’est vue contrainte, sous pression de la base – avec, entre autres, une bagarre devant les locaux du BTB au Paardenmarkt – d’appeler à une grève avec pour revendications centrales : la semaine des 40 heures, une augmentation salariale générale, un salaire minimum de 32 francs par jour et six jours de congés payés annuels. Les leaders syndicaux ont reconnu que la grève “débordait la direction”.

    La grève s’est ensuite étendue à d’autres secteurs : les réparateurs de bateaux, le secteur du diamant, … et à partir du 9 juin, les mines de charbon, le secteur du métal, etc. La FN-Herstal a été occupée par le personnel ; la première grande occupation d’entreprise de l’Histoire sociale belge, à l’initiative de militants combatifs qui s’étaient insurgés pendant le mouvement de grève de 1932.
    Les centres de gravité du mouvement se trouvaient à Anvers, Liège et dans le Borinage. Les militants avaient répondu à l’unisson aux tentatives de division communautaire par le slogan: “Mon prénom est flamand ou wallon, mon nom est ouvrier.” Le nombre de grévistes est monté à un demi-million. Le gouvernement s’est vu contraint, pour la première fois dans l’Histoire nationale, de se concerter avec les directions syndicales et les employeurs.

    Gouvernement et patronat doivent faire des concessions

    Si le gouvernement et les employeurs ont fait des concessions en 1936, ce n’était pas par sens social, mais parce qu’ils avaient le couteau de la grève sous la gorge.

    Une augmentation de salaire de 7 à 8 % a été obtenue, ainsi que l’instauration d’un salaire minimum légal, de la semaine de 40 heures dans les mines et le droit à 6 jours de congés payés. Dans plusieurs secteurs, des commissions paritaires ont été instaurées pour la première fois (pour la concertation entre employeurs et travailleurs). Les dirigeants syndicaux nationaux ont proposé de reprendre le travail à partir du 24 juin, mais la grève s’est encore poursuivie à plusieurs endroits.
    Le 8 juillet 1936, la loi sur les congés payés était une réalité. Des actions ont cependant encore été nécessaires pour qu’elle soit appliquée dans tous les secteurs. Les actions de grève qui ont conduit à l’obtention des congés payés ont fait des blessés et même un mort : une femme de Quaregnon est tombée sous les balles de la gendarmerie qui tirait arbitrairement suite à des confrontations précédentes avec les grévistes.

    Comment la gauche peut-elle se construire dans les mouvements ?

    Des militants de gauche – dont des activistes du Parti Communiste de Belgique (PCB), mais aussi d’autres courants, ont connu une influence croissante durant cette période. De son côté, la social-démocratie était dans le gouvernement et entendait y rester après les élections. Des leaders syndicaux alliés – certains siégeaient au parlement au nom du POB – freinaient aussi des quatre fers.

    Après la scission du PCB en 1928 (lorsque les partisans de Trotsky ont été exclus) et le choc de la récession économique, la gauche était très affaiblie. La grève de 1932 a marqué un tournant avec une augmentation du poids syndical des militants de gauche. Sur le plan politique, cela s’est limité à une timide croissance du PCB.

    La radicalisation des années précédant 1936 a surtout bénéficié, sur le plan politique, à la base du POB. Le “plan De Man”, un programme se limitant à des réformes par la voie parlementaire, a suscité un grand espoir de changement. Trotsky a proposé d’émettre une critique politique de ce Plan, mais aussi “de montrer à une couche d’ouvriers la plus large possible que, tant que la bourgeoisie tente de contrecarrer le Plan, nous lutterons à leurs côtés pour les aider à traverser cette expérience. Nous partagerons avec eux toutes les difficultés de la lutte, mais ce que nous ne partagerons pas, ce sont les illusions qui y sont liées.” La critique du Plan ne devait pas mener à l’augmentation de la “passivité des ouvriers” en donnant une “prétendue justification théorique”, mais au contraire à renforcer les forces révolutionnaires.

    Un petit groupe de trotskystes belges, surtout organisés à Charleroi, a construit à la base du POB un front unique. Ils collaboraient avec le courant de gauche ‘Action Socialiste’ qui a vite été placé devant un choix : une cassure révolutionnaire ou l’acceptation du capitalisme. Spaak, entre autres, a choisi la dernière option et a été récompensé par des postes de ministre et la fonction de secrétaire général de l’OTAN. Sous la houlette de Walter Dauge et l’influence de trotskystes, une partie a choisi la cassure révolutionnaire avec le capitalisme. Ce groupe a été exclu du POB et a formé le Parti Socialiste Révolutionnaire avec environ 800 membres et une implantation et influence dans le Hainaut. Ainsi, Dauge a obtenu une majorité aux élections communales à Flénu, le roi a alors refusé de le nommer bourgmestre.

    La défaite en Espagne et le fait que le mouvement français ne s’est pas développé ont fait que la phase ascendante de la lutte des classes a été stoppée en 1936. Cela a offert plus d’espace aux développements contre-révolutionnaires. Cela a, avec la guerre qui approchait, rendu difficile la consolidation de la nouvelle organisation trotskyste en Belgique.

    Le mouvement offensif de 1936 a mené à une victoire. De plus, cela a amené la question d’alternatives politiques. Le prestige international de l’Union soviétique a aussi fait que c’est surtout le PCB qui a tiré profit de ce mouvement. Mais les trotskystes aussi ont pu devenir un facteur d’importance, là où ils répondaient audacieusement à la radicalisation et aux mouvements de masse sans faire de concessions sur leur détermination programmatique.

  • Chine : 30 ans après le massacre de Tiananmen

    Ce 4 juin établira un record de participation à la veillée de Hong Kong commémorant le massacre de Pékin

    Aujourd’hui marque le 30e anniversaire de l’horrible massacre perpétré à Pékin par l’Armée populaire de libération (APL) sur ordre des principaux dirigeants chinois. La Chine était alors en proie à un mouvement de masse révolutionnaire. Les manifestations de masse qui ont éclaté en avril 1989 ont paralysé Pékin pendant sept semaines et se sont étendues à plus de 300 villes. Une multitude de ‘‘mini-Tiananmens’’ ont également eu lieu ailleurs, d’énormes mouvements de contestation ont saisi des villes telles que Chengdu et Xian, dont les principales places ont également été occupées par des centaines de milliers de manifestants.

    Par Dikang, chinaworker.info

    Suite à la répression du 4 juin à Pékin, on estime généralement qu’un millier de personnes ont été tuées, voire beaucoup plus. S’ajoute à cela encore davantage de morts, de blessés et d’arrestations dans plusieurs villes du pays.

    Dans la nuit du 3 au 4 juin, des chars et des convois blindés de l’APL ont commencé à tirer dans la capitale chinoise depuis quatre directions. La résistance de masse fut héroïque de la part des travailleurs et des citoyens ordinaires de Pékin, notamment des jeunes.

    ‘‘Tuez ceux qui doivent être tués’’

    L’invasion de la capitale par l’armée, avec 200.000 hommes (assez pour envahir tout un pays), avait été stoppée, la troupe ayant été obligée de camper en banlieue pendant quinze jours et quinze nuits en raison de la mobilisation massive de la classe ouvrière et des citoyens ordinaires de Pékin. Les hauts dirigeants avaient cru qu’une simple démonstration de force militaire suffirait à refroidir les masses et à ‘‘rétablir l’ordre’’, c’est-à-dire à restaurer leur pouvoir autoritaire ébranlé.

    L’ingéniosité et l’audace des masses avaient émoussé les premiers déploiements militaires. Les soldats ne voulaient pas attaquer le peuple. Les officiers de l’armée étaient divisés et ne savaient pas exactement quelles forces du régime étaient aux commandes à ce moment, ni d’ailleurs ce que les dirigeants voulaient vraiment. L’APL était paralysée, ce qui a engendré une crise encore plus grave au sein du régime. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles la violence a été si extrême lorsqu’elle a fini par éclater.

    Plus d’un million de personnes ont participé au ‘‘mur humain’’ de 15 jours de Pékin, comme le décrit Chen Bo dans le livre Seven Weeks that Shook the World (publié par chinaworker.info, ouvrage disponible sur leur boutique en ligne), pour bloquer et s’engager avec les unités PLA. Avec tout le respect que nous devons aux étudiants, les événements représentaient bien plus qu’un ‘‘mouvement étudiant’’. C’est une lutte révolutionnaire qui touchait toutes les couches de la société qui se déroulait alors. Des diplomates américains à Pékin se sont plaints d’avoir dû envoyer leurs voitures chercher leurs homologues chinois dans l’enceinte diplomatique du PCC parce que les chauffeurs des responsables chinois manifestaient dans la rue.

    ‘‘Tuez ceux qui doivent être tués, condamnez ceux qui doivent être condamnés’’, a déclaré Wang Zhen, un colonel loyal à Deng Xiaoping, l’architecte ultime de la répression. Deng avait dit qu’il était prêt à ordonner la mort de 20.000 personnes si cela garantissait vingt ans de stabilité en Chine.

    Ces événements sanglants ont façonné la Chine d’aujourd’hui, la deuxième économie capitaliste la plus puissante du monde dirigée par un régime nominalement “communiste” qui refuse d’accepter même les plus petites réformes démocratiques. Ce régime a plutôt renforcé la répression d’Etat et le contrôle politique pour atteindre des niveaux sans précédent, tout particulièrement ces cinq dernières années.

    Certains considèrent cette répression comme était symptomatique du mal du ‘‘communisme’’ maoïste alors qu’en fait, dans le cas de la Chine, la répression s’est accrue à mesure que le pays devenait capitaliste. Comme l’a déclaré au Washington Post (25 mai 2019) un militant marxiste de 20 ans engagé dans la lutte contre la répression de 2019 des étudiants et des militants ouvriers de gauche : ‘‘Une fois qu’on étudie le marxisme, on sait que le vrai socialisme et le soi-disant socialisme chinois aux caractéristiques chinoises sont deux choses différentes. Ils vendent le fascisme comme le socialisme, comme un vendeur de rue fait passer la viande de chien pour de l’agneau.’’

    Le rôle principal de l’Etat policier surdimensionné du PCC, qui compte pas moins de 10 millions d’espions sur Internet et un budget de sécurité équivalent au PIB de l’Egypte (193 milliards de dollars en 2017), est d’empêcher la classe ouvrière de s’organiser.

    ‘‘Au cours des 40 dernières années, le marché a été considéré comme une baguette magique en Chine’’, affirme le militant syndical Han Dongfang. ‘‘C’est ironique que les gens agitent le drapeau communiste, mais en fait, le parti est le plus grand partisan du capitalisme, du marché et de la loi de la jungle au monde.’’ [Financial Times, 24 mai 2019]

    Les syndicats indépendants

    Han a été emprisonné après le massacre du 4 juin pour son rôle de pionnier des syndicats indépendants qui ont émergé lors de la lutte de masse de 1989. Ces syndicats étaient les principales cibles de la répression effectuée ensuite par le régime. Les premiers jours du mouvement, le régime a tout fait pour essayer de nier le rôle que jouaient la classe ouvrière, les syndicats indépendants nouvellement créés et les grèves généralisées. Mais le régime du PCC a ensuite dirigé les éléments les plus redoutables de la répression contre la classe ouvrière. L’endroit de la place Tiananmen où les syndicats indépendants avaient leur siège fut l’endroit où la répression fut la plus sanglante le 4 juin.

    La poignée d’activistes étudiants les plus recherchés à Pékin en 1989 ont passé tout au plus de deux à trois ans en prison. C’était déjà de trop, bien entendu. Mais sur les 20.000 personnes arrêtées dans les mois qui ont suivi la répression, on estime que 15.000 étaient des travailleurs pour la plupart accusés d’avoir organisé des grèves (‘‘sabotage’’) et des syndicats de travailleurs clandestins (‘‘collusion avec des forces étrangères’’). Aucun étudiant n’a été exécuté, mais ce sort a touché des dizaines de travailleurs, tandis que d’autres ont été condamnés à perpétuité ou à de nombreuses années de travaux forcés.

    La plupart des reportages sur le mouvement de 1989 le décrivent comme un “mouvement étudiant”. Cela ne n’aborde qu’une partie du tableau. Les étudiants ont déclenché la lutte en marchant jusqu’à la place Tiananmen et en l’occupant par la suite. Ils fait preuve d’héroïsme et d’audace, mais ils avaient aussi plus d’illusions dans l’aile “réforme” du PCC autour du secrétaire général Zhao Ziyang. Ce dernier était favorable à une ouverture démocratique progressive et contrôlée de la Chine, contrairement aux dirigeants plus radicaux qui voulaient renforcer le régime autoritaire et estimaient que les réformes “libérales bourgeoises” de Zhao étaient allées trop loin. Zhao avait rendu possible un assouplissement très partiel du contrôle des médias et avait aboli les “cellules du parti” dans les officines gouvernementales (ces cellules étaient en réalité des groupes de surveillance et de contrôle fidèles au régime).

    L’essentiel des reportages consacrés aux événements de Tiananmen omettent de parler du rôle clé de la classe ouvrière. Les protestations étudiantes avaient déjà atteint leur paroxysme, de nombreux militants étaient épuisés par les grèves de la faim de masse qui avaient commencé en mai. Les premiers dirigeants étudiants issus des écoles les plus prestigieuses de Pékin, qui entretenaient un lien plus fort avec certaines couches de la bureaucratie du PCC, avaient été remplacées par de nouvelles couches d’étudiants venant souvent de l’extérieur de Pékin et d’un milieu ouvrier. Le poids spécifique des étudiants au sein du mouvement de masse dans son ensemble a diminué à mesure que les travailleurs, et la jeunesse ouvrière de Beijing en particulier, ont commencé à jouer un rôle plus important. Ce changement a été accéléré lorsque l’armée est entrée à Pékin le 20 mai, à la suite de la proclamation de la loi martiale.

    Les événements ont commencé comme un mouvement de contestation étudiant visant à renforcer l’aile “réformiste” du PCC et à mettre de côté les partisans les plus autoritaires de sa “vieille garde”. Mais il s’est bien vite transformé en une lutte de classe majoritairement ouvrière avec un objectif plus déterminé mais pas totalement clair : la défaite du régime dans son ensemble, sans entretenir de liens particuliers avec Zhao et ses alliés réformateurs.

    Hélas, cet objectif n’était pas servi par une stratégie claire, par un programme élaboré de revendications et par des mesures à adopter pour faire avancer ce mouvement. Alors que les dirigeants étudiants qui avaient initié la lutte rechignaient à aller “trop loin” et voulaient initialement tenir les travailleurs à l’écart des manifestations de masse (de peur de “provoquer” le gouvernement), les couches les plus fraîches et les plus prolétariennes qui remplissaient le mouvement n’avaient pas de telles réserves.

    Aux yeux de ces derniers, le mouvement est rapidement devenu une question de vie ou de mort. Le régime n’était pas prêt à faire des concessions. Mais il manquait un programme clair et une organisation politique – un parti socialiste révolutionnaire – capable de voir comment répondre aux besoins de la situation en réorientant à temps le mouvement de masse.

    La lutte pour le pouvoir au sein de l’élite

    Zhao a été vaincu de manière décisive dans la lutte pour le pouvoir qui a connu son apogée en mai 1989 autour de la controverse portant sur les concessions ou l’utilisation de l’armée pour réprimer les manifestations. Cette lutte de pouvoir fut brutale et Zhao fut assigné à résidence jusqu’à sa mort quinze ans plus tard. Cela explique aussi pourquoi Deng et ses complices ont déclenché une violence gratuite et excessive les 3 et 4 juin.

    ‘‘Il fut un temps, en mai 1989, où le gouvernement chinois fut renversé en tant que véritable autorité de contrôle’’, écrivait A. M. Rosenthal dans le New York Times du 23 mai 1989. La description est exacte. Cet auteur, il y a trente ans, a fait une autre observation très importante : ‘‘Comme aucune autorité n’est disponible pour intervenir, le gouvernement chinois sera probablement en mesure de rassembler ce qui reste de son influence et d’invoquer son autorité à diriger la nation une fois de plus.’’

    En 1989, la Chine s’est retrouvée dans une lutte à mort entre la révolution (le mouvement de masse) et la contre-révolution (le régime pro-capitaliste de Deng). Les partisans de la révolution ont échoué à présenter une autre forme de gouvernement, à demander au mouvement de masse d’aller plus loin et à construire des organes de pouvoir populaire tels que des comités démocratiques reliés à travers le pays. Ils n’ont également pas poussé les travailleurs des syndicats indépendants à prendre l’initiative pour instaurer un gouvernement démocratique des travailleurs et des pauvres. Ils ont donc perdu l’initiative.

    Le régime de Deng a réussi à retrouver son équilibre et à frapper fort. Ce faisant, il voulait faire d’une pierre deux coups. Les organisations de travailleurs ont été la cible principale, et le nettoyage des rues des manifestants avec une telle férocité qu’elles ont envoyé un signal qui a résonné à travers le pays et à travers les âges. Une autre cible de la répression sanglante était les réformateurs politiques autour de Zhao, qui avaient joué à soutenir ou à faire des concessions aux étudiants protestataires. Le message de la répression était que si toutes les ailes du PCC étaient d’accord sur la nécessité de mesures plus capitalistes, la ” réforme politique ” et une ” démocratie ” à l’occidentale n’étaient plus sur la table.

    Cela n’a pas conduit, comme certains commentateurs l’ont prétendu, à la reconsolidation d’un régime stalinien non capitaliste, un système social qui avait déjà commencé à rompre avec les réformes capitalistes significatives de la décennie précédente. La dialectique de la situation était que la répression du 4 juin, prétendument pour défendre le ” socialisme “, a été un moment décisif qui a poussé le régime chinois à achever la transition au capitalisme avec des caractéristiques chinoises plutôt uniques. 1989 a été une révolution politique vaincue, bien qu’elle n’ait pas encore pleinement articulé ses objectifs.

    Une restauration capitaliste brutale

    Sous Deng, allait continuer sur la voie du capitalisme, en particulier avec son historique tournée dans le Sud de 1992, mais sous le contrôle strict de l’Etat-PCC afin d’assurer que l’élite du parti et surtout les “princes” – la monarchie du PCC – puissent prendre en mains les morceaux les plus juteux de l’économie capitaliste tout en maintenant un contrôle politique ferme sur la classe ouvrière. C’est ainsi qu’ils envisageaient prévenir toute résistance contre le retour brutal du capital. Jusqu’à 60 millions d’emplois ont été perdus lors de la privatisation des industries publiques qui a atteint son paroxysme à la fin des années 1990. Les emplois permanents ont été remplacés par des contrats temporaires et précaires et par le travail intérimaire. Le secteur public chinois emploie aujourd’hui 60 millions de travailleurs intérimaires à des salaires et avantages sociaux inférieurs, soit plus que sa main-d’œuvre permanente.

    Les logements ont été privatisés dans le cadre d’une réforme “big bang” en 1998 similaire aux politiques de Margaret Thatcher menées à bien moindre échelle en Angleterre. Aujourd’hui, 95 % du marché immobilier chinois est composé de propriétaires, avec seulement un minuscule secteur du logement social, en comparaison de 51 % en Allemagne et de 65 % aux Etats-Unis. Le prix des maisons est devenu un fardeau énorme pour la classe ouvrière et la classe moyenne chinoise. Les prix moyens des maisons à Pékin par rapport aux revenus moyens sont parmi les plus élevés au monde, avec Shanghai et plusieurs autres villes chinoises (deux fois plus chers que Tokyo et presque quatre fois plus chers que Londres).

    C’est exactement ce que Léon Trotsky avait prédit dans son analyse du stalinisme – La Révolution trahie (1936) – si, comme ce fut le cas en Chine en 1989, une révolution politique ouvrière échouait à établir un contrôle démocratique sur l’économie étatique.

    Le capitalisme autoritaire chinois est enraciné dans sa peur des troubles de masse et dans l’insécurité de l’élite capitaliste. Celle-ci cache en grande partie ses richesses à la société grâce au contrôle des médias et à la propagande d’État. Son modèle capitaliste n’est pas la “démocratie” et le “libre marché” à l’américaine, mais plutôt le capitalisme autoritaire d’Asie de l’Est : le Taiwan de Chiang Kai-shek, Singapour de Lee Kuan Yew ou la Corée du Sud de Park Chung-hee. Il s’agissait de régimes entièrement capitalistes avec une économie capitaliste largement contrôlée par l’Etat ou une économie capitaliste d’Etat.

    De récentes fuites médiatiques crédibles suggèrent que la famille du président Xi Jinping, l’un des principaux ” princeps ” du PCC, a amassé 1 000 milliards de dollars de richesse à l’étranger. La plupart des dirigeants du Politburo chinois au pouvoir sont tout aussi incroyablement riches. Et il y a longtemps, la Chine a devancé les États-Unis au chapitre du nombre de milliardaires les plus riches en dollars, avec 819 contre 571 l’an dernier.

    Recent credible media leaks suggest the family of president Xi Jinping, one of the CCP’s top ‘princelings’, have amassed US$1 trillion of wealth in overseas assets. Most of China’s ruling Politburo are similarly mind-bogglingly rich. And China long ago outstripped the US in terms of the most dollar billionaires, with 819 against 571 last year.

    La veille de Hong Kong

    Les commémorations du 30e anniversaire des événements pourraient connaitre une affluence record à Hong Kong, la seule ville dirigée par le PCC où les manifestations et le souvenir du massacre du 4 juin sont tolérés. La veillée d’anniversaire de 2019 est d’autant plus importante que la lutte se poursuit contre la nouvelle loi sur l’extradition vers la Chine imposée au bulldozer par le gouvernement fantoche de Hong Kong. Cette loi permettra aux dissidents et aux militants politiques de Hong Kong d’être envoyés en Chine pour y être jugés dans un système judiciaire autoritaire connu pour ses aveux forcés et parfois télévisés, sa torture et son déni total des droits fondamentaux.

    Ailleurs, la répression du PCC continue de battre des records. Dans la région à majorité musulmane du Xinjiang, une population entière est terrorisée avec plus d’un million de personnes incarcérées dans des camps de concentration appelés “centres de formation professionnelle”. Toute la région, équivalente à la moitié de la superficie de l’Inde, est devenue un gigantesque banc d’essai pour un État policier numérique doté de technologies de pointe comme les systèmes de surveillance par reconnaissance faciale, le prélèvement d’ADN et les logiciels espions obligatoires dans tous les téléphones cellulaires.

    La répression des jeunes militants, étudiants et travailleurs de gauche à la suite de la lutte des travailleurs de l’entreprise Jasic dans le sud de la Chine, l’année dernière, est un exemple extrêmement important de l’aggravation de la répression sous Xi Jinping. Tout en se déguisant sous la bannière du “communisme” pour des raisons historiques qui n’affectent en rien la politique quotidienne, le régime de Xi a désigné les marxistes et les socialistes comme son ennemi public numéro un. Ceci dans un contexte de nervosité officielle accrue, non atténuée par l’anniversaire de Tiananmen, et par les avertissements de Xi au début de cette année que la Chine fait face à des “dangers inimaginables”.

    La “guerre froide” Chine-USA

    Une autre nouveauté qui accompagne le 30e anniversaire du 4 juin est l’escalade brutale du conflit impérialiste entre la Chine et les États-Unis, qui a commencé avec les politiques commerciales protectionnistes de Donald Trump et s’est rapidement étendue aux investissements, à la technologie, aux échanges universitaires, à la géopolitique et à la concurrence militaire. Il s’agit d’une nouvelle “guerre froide” entre les deux superpuissances, d’une lutte de pouvoir pour être numéro un plutôt que d’une lutte entre deux systèmes socio-économiques incompatibles comme ce fut le cas lors de la guerre froide du siècle dernier entre le “communisme” stalinien et le capitalisme.

    Dans ce contexte, sur la base d’intérêts divergents de grandes puissances, la Chine et les États-Unis ont également commencé à s’attaquer mutuellement à leur bilan en matière de “droits de l’homme”, ce que nous n’avons pas vu à un niveau significatif depuis plus de deux décennies.

    En privé, les principaux représentants du capitalisme américain ont qualifié la répression de 1989 de “nécessité” désagréable. Dans le passé, Donald Trump a exprimé son admiration pour la “démonstration de force” de la dictature du PCC en réprimant ce qu’il a appelé une “émeute”. Le gouvernement de George H. W. Bush a agi rapidement mais secrètement en juin 1989 pour envoyer le conseiller à la sécurité nationale Brent Snowcroft à Pékin afin de rassurer les dirigeants du PCC que les sanctions américaines (limitées) et les récriminations officielles concernant le massacre seraient temporaires et que Washington voulait maintenir “son engagement”. Une position similaire a été adoptée par le gouvernement Thatcher en Grande-Bretagne.

    Le régime chinois a assuré les gouvernements occidentaux qu’il ne fallait pas tenir compte des accusations publiques d’” ingérence occidentale” et d’”influences étrangères”. Ces accusations étaient nécessaires à des fins de propagande intérieure pour assurer que les politiques pro-capitalistes de la décennie précédente soient maintenues.

    Pour les dirigeants capitalistes occidentaux, les gains économiques et l’accès de leurs entreprises à la Chine étaient le plus important. Cela primait sur les nobles idéaux en matière de droits humains et de démocratie. Si ce ton est actuellement en train de changer, cela fait partie d’un jeu de propagande politique, les classes dirigeantes chinoise et américaine voulant présenter l’adversaire comme étant dangereux.

    Apprendre les leçons qui s’imposent

    Les leçons du mouvement de 1989 sont cruciales pour la construction d’une future alternative socialiste de masse au capitalisme en Chine et dans le monde. Le régime du stalinisme-maoïsme chinois, issu de la révolution déformée de 1949, s’était épuisé dans les années 1970 et avait épuisé sa capacité à développer l’économie. Avec les autres dictatures bureaucratiques staliniennes en Russie et en Europe de l’Est, elle est entrée dans une période de crise profonde où les couches supérieures de l’Etat ont vu dans le retour au capitalisme leur seule planche de salut.

    Le mouvement ouvrier naissant en Chine, également entravé par le renforcement des idées pro-capitalistes de droite et les dirigeants du mouvement ouvrier occidental, n’a pas pu s’organiser à temps pour empêcher la bureaucratie “communiste” de détruire l’économie planifiée et de convertir ses propres rangs en capitalistes.

    Le capitalisme, bien qu’il semble fournir des chiffres spectaculaires de PIB dans le cas de la Chine, a créé des problèmes sans précédent, des inégalités massives, une pollution inimaginable, de longues heures de travail et des revenus réels stagnants. Les tensions sociales en Chine sont plus extrêmes aujourd’hui qu’en 1989. Une nouvelle explosion de colère de masse s’annonce, comme en témoignent les avertissements à peine déguisés de Xi et d’autres hauts responsables du PCC.

    Comme le montrent les jeunes de gauche qui remplissent actuellement les cellules d’arrestation de Xi Jinping, un nouveau mouvement ouvrier socialiste est nécessaire et se développe progressivement en Chine. Aucune répression d’État ne peut l’empêcher malgré les terribles souffrances que le régime fait endurer. Comprendre clairement ce qui s’est mal passé en 1989 et qui a laissé les bouchers de Pékin s’en tirer à bon compte est la meilleure manière d’avancer et de construire un nouveau mouvement de masse contre l’autoritarisme, le capitalisme et l’impérialisme, avec en son cœur un parti des travailleurs.

  • 25 ans du génocide au Rwanda (2) La colonisation et la décolonisation du Rwanda

     

    Comment le capitalisme a engendré la barbarie dans la région des Grands Lacs

    Il y a 25 ans, un événement d’une horreur inouïe et historique a eu lieu en Afrique de l’Est : le génocide des Batutsi (1) et le massacre des Bahutu (1) modérés. Cet événement qui fut médiatisé sidéra le monde entier. La barbarie à l’échelle industrielle entraina la mort de 800.000 à 1.000.000 de personnes en 3 petits mois. La période d’avril à juin 2019 est l’occasion de revenir sur les causes et les conséquences de ce massacre pour le Rwanda et toute la région. Nous publierons cette analyse en plusieurs parties, de la période précédant la colonisation à la situation actuelle, en passant par la colonisation, la décolonisation et la période du génocide elle-même.

    Par Alain Mandiki

    Les puissances impérialistes se disputent le gâteau Africain

    L’Allemagne, nouvelle puissance impérialiste

    Aucun Etat africain n’a l’allemand comme langue issue de la colonisation occidentale. Cette situation est due aux rapports de forces internationaux qui ont fait perdre à l’Allemagne toute leurs colonies sur le continent. L’Allemagne était déjà arrivée tardivement dans la “course aux colonies”. La cause était le retard qu’avait pris la bourgeoisie allemande pour réaliser son unité nationale. Alors que l’Angleterre, La France, la Belgique, l’Espagne, le Portugal et les Pays-Bas menaient des explorations depuis des dizaines d’années, l’Allemagne se lança tardivement dans la conquête coloniale.

    Ce retard accumulé dans l’unification nationale explique aussi le fait que le jeune Etat allemand se focalisa en 1871 sur le renforcement de son Etat en interne et ne se lança pas directement dans la guerre de conquête coloniale que menèrent ses rivaux. Dans un premier temps, c’est du capital privé qui bénéficia de la protection de l’Etat allemand qui se lança dans les explorations, les conquêtes et les investissements. La conférence de Berlin de 1885 consacra les rapports de forces militaires entre les différents puissantes qui verront émerger l’Afrique Orientale Allemande dont fera partie le Ruanda-Urundi.

    Parallèlement aux rivalités inter-impérialistes, les contradictions de la société monarchique rwandaise étaient remontées à la surface, entraînant une grave crise de régime. Après la mort de Kigeli IV Rwabugiri, son successeur a dû faire face à des incursions militaires belges sur son territoire et fut renversé suite à une défaite militaire et un complot ourdi en interne. Yuhi Musinga arriva ensuite à la tête du royaume. Très vite, le jeune roi s’allia avec les allemands pour stabiliser son pouvoir. Comme l’exprime très bien l’historien français Jean-Pierre Chrétien : “manifestement l’aristocratie rwandaise a joué la carte d’un camp européen contre l’autre, elle cherche l’appui de ceux qui lui semble les moins dangereux ou les plus respectueux…”(2) Cette alliance permit à l’Allemagne de stabiliser son empire colonial et de le gérer de manière économique avec des relais sur place ; et cela permit à la famille royale régnante de s’assurer le pouvoir.

    La Première Guerre mondiale redistribue les cartes

    Les puissances impérialistes tenteront de résoudre leurs différends coloniaux de manière pacifique à travers plusieurs conférences internationales. Finalement, la logique intraitable de concurrence entre les différentes bourgeoisies nationales conduira à la Première Guerre mondiale. Cette guerre fut menée pour redistribuée les cartes au niveau mondial, chaque Etat capitaliste voulant augmenter sa part du gâteau et assurer son hégémonie. La défaite de la Triple alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie), se soldera par la perte de l’AOF pour l’Allemagne.

    La tutelle du Ruanda-Urundi fut confiée à la Belgique qui réussit par un jeu d’équilibre à récupérer cette région-clé. En effet, la rivalité entre le Royaume-Uni et la France en Afrique de l’Est était permanente à l’époque, comme l’avait par exemple illustré l’incident de 1898 à Fachoda, dans l’actuel Soudan du Sud. Le territoire occupé par le Ruanda-Urundi est stratégique à plusieurs égards car il constitue une porte d’entrée au Congo, il est à la source du Nil et c’est aussi une porte d’entrée vers le Tanganyika et le Kenya qui ont des côtes sur l’océan Indien.

    La colonisation des esprits

    Afin d’assurer son pouvoir, le colonisateur belge comme l’allemand auparavant ne pouvait pas compter que sur la force ou la coercition. Ils se sont basés sur la famille royale, qui était le pouvoir précédent, pour avoir une base dans la société. Mais ils ont aussi eu besoin de casser toutes les résistances qui pouvaient être une barrière à l’exploitation coloniale. Ils ont donc figé la société qu’ils ont trouvée et ont créé de toutes pièces une division ethnique dans la population. Au Rwanda, l’ensemble de la population partageait la même culture, parlait la même langue, vénérait le même dieu “Imana”. Les colonisateurs ont institué le fait que ce peuple était divisé en deux ethnies totalement distinctes. Les Batutsi : race supérieure Hamito-sémites ou nilo-hamitique constituant 5% de la population, éleveur naturellement apte à diriger, couche de seigneurs proche de la race blanche. En dessous d’eux, les Bahutu : paysans bantous, race inférieure qui devait être commandée. Les Pères blancs (3) considéraient que seuls les Batutsi pouvaient bénéficier d’une instruction essentiellement primaire qui permettait d’avoir des postes dans l’administration coloniale. Une petite élite tutsi se constitua alors, mais qui ne représentait pas l’ensemble de la population décrite comme étant tutsi. Celle-ci était, dans sa majorité, exploitée comme les Bahutu.

    Pour faciliter ce processus, il a fallu réduire le pouvoir du roi et autoriser la liberté de religion afin d’imposer le catholicisme. Ce processus aboutira à la destitution de Musinga et à la mise en place d’un roi catholique proche de l’administration coloniale, Mutara III Rudahigwa. L’élite tutsi en constitution autour de lui aura sa place seulement si elle fait la jonction avec les intérêts coloniaux, comme le rappella le colonel Jungers aux élèves du groupe scolaire Astrida des Frères de la charité de Gand, qui formait les futures élites : “restez modestes. Le diplôme de sortie qui vous sera attribué, n’est pas une preuve de compétence. Il ne constitue que la preuve que vous êtes aptes à devenir des auxiliaires compétents.”(4)

    Dans les années 1930, l’administration coloniale fera renseigner, sur les papiers d’identité, la race à laquelle appartenait chaque rwandais. Selon l’historien français Yves Ternon, à cette époque, 15% se déclarèrent Tutsi, 84% Hutu et 1% Twa.(5)

    Après la guerre, la Belgique a été mise sous pression suite aux terribles famines qui ont eu lieu à cause du manque d’investissement agricole et en infrastructures. La Belgique a été forcée, par exemple, d’ouvrir l’enseignement aux Bahutu. Mais, encore en 1948, la revue des anciens élèves d’Astrida disait : “de race caucasique aussi bien que les Sémites et les indo-Européens, les peuples hamitiques n’ont à l’ origine rien de commun avec les nègres… Physiquement ces races sont superbes : malgré les inévitables métissages résultant d’un contact prolongé avec les nègres, la prépondérance du type caucasique est resté nettement marquée chez les Batutsi…”(6)

    L’Arabica, base du revenu de la colonie

    Au-delà de sa situation géostratégique, une des richesses du Rwanda réside dans ses terres agricoles. Le colonisateur Allemand, d’abord, puis Belge, a fait du Rwanda une terre de caféiculture. Ce processus a vu le remplacement de cultures maraîchères et vivrières par des cultures d’exportations dépendantes des prix sur les bourses mondiales. Pour acheminer ces marchandises, il a fallu construire et entretenir un réseau de routes carrossables. Cela s’est fait par le travail forcé, qui en 1930 représentait presque 2 mois par an.(7) Ces deux éléments ne pouvaient que renforcer les contradictions sociales, puisque la population était écartée du travail des champs pour entretenir l’infrastructure coloniale, mais devait en plus cultiver du café pour pouvoir payer les impôts à l’Etat. Cela entraînera des famines et des fuites de population vers les pays voisins.

    Edmond Leplae, Directeur de l’Agriculture au Ministère des Colonies de 1910 à 1933, mis en place un système de culture obligatoire qu’il copia du modèle Hollandais à Java. À cette époque, il y eu de 1 à 4 millions de plants de café planté par an. De 11 tonnes en 1930, la production grimpera à 10.000 tonnes en 1942 et 50.000 en 1959.

    La “révolution coloniale” : les populations opprimées commencent à se libérer de leurs chaînes

    Les marxistes ont toujours expliqué que la révolution entraîne la guerre et que la guerre entraîne les révolutions. Après la Seconde Guerre mondiale, un processus révolutionnaire a pris place partout à travers le monde. Les Etats alliés objectifs de ce processus ne pouvaient être que les pays dans lesquels la base sociale de l’Etat était différente et où le système de production représentait une alternative au système capitaliste. C’est donc l’URSS dans un premier temps puis la Chine en 1949 qui vont inspirer les révolutionnaires. À cette époque, la dégénérescence bureaucratique en URSS était déjà un frein relatif, mais l’économie bureaucratiquement planifiée (même avec ses limites) et la victoire face aux nazis vont conférer à la bureaucratie stalinienne une immense autorité. En effet, l’existence d’une alternative au système capitaliste permettra d’installer un rapport de force international favorable qui obligera la bourgeoisie dans les pays capitalistes avancés à offrir d’énormes concessions économiques, démocratiques et sociales à la classe ouvrière dans leur pays, et démocratiques dans les pays qui subissaient l’oppression coloniale. Par ailleurs, la bureaucratie qui s’est installée au pouvoir en URSS au cours des années 1920 a tout fait pour que n’émerge pas une révolution socialiste démocratique dans un autre pays. Cela aurait pu relancer le processus de lutte en URSS-même pour une véritable démocratie ouvrière et pour une planification économique démocratique. Malgré ces limites, c’est donc un modèle de révolution dirigée par le haut et une économie planifiée bureaucratiquement qui a été prise comme modèle alternatif dans tout un tas de pays lors des révoltes contre l’oppression coloniale.

    Dans la lutte contre l’impérialisme sur le continent asiatique, la victoire de l’armée populaire de Mao et la constitution d’un Etat ouvrier déformé par la bureaucratie dès son début sera le modèle que beaucoup de nationalistes dans les pays qui subissait encore le joug colonial utiliseront. Il ne se base pas sur la méthode et le programme du parti bolchevik durant la révolution russe qui s’est basée sur la combativité et le sens d’initiative de la classe ouvrière russe. Partant des contradictions propres au régime colonial, ce modèle se base sur la petite-bourgeoisie nationaliste, la couche supérieure de la société (officiers supérieurs, intelligentsia, …) et des éléments progressistes radicalisés qui luttent contre le pouvoir impérialiste. La stratégie utilisée n’est donc pas la mobilisation systématique de l’ensemble de la société à travers les actions collectives de masse telles que les manifestations et les grèves d’où émergent une situation de double pouvoir, mais bien la guerre de guérilla dirigée par ces couches. Dans une situation internationale et nationale favorable, cela mena à des victoires et à un recul temporaire des puissances impérialistes.

    Ce sera le cas par exemple en Indochine avec la défaite de l’armée française à Diên Biên Phu. De manière générale, un processus révolutionnaire dans un pays inspire les masses en lutte et les révolutions dans d’autres pays. En Afrique et en Amérique centrale et du Sud, ces exemples ont inspiré les couches qui cherchaient à vaincre l’impérialisme. Cela s’est traduit par la vague de luttes sur base des méthodes de guerres de guérilla qui prendra place entre autres à Cuba et en Algérie. À la fin des années ‘50, la plupart des combattants pour l’indépendance dans les pays colonisés sont gagnés par le nationalisme ; certaines couches de la petite-bourgeoisie sont touchées par les idées socialistes mais sur base du modèle de l’armée populaire de Mao. Le rôle dirigeant dans la révolution n’y est pas dévolu à la classe ouvrière et ses organisations indépendantes, mais bien à une couche supérieure de la société qui s’appuie sur une guérilla paysanne pour prendre le pouvoir.

    Au Rwanda, les élites nationales sont aussi touchées par ce processus. Mais la division ethnique de la société divise l’élite en deux camps qui tirent des conclusions différentes sur la manière de voir l’oppression coloniale. Dès 1957 se fonde l’Association pour la promotion sociale de la masse (APROSOMA). Celle-ci ne s’organise malheureusement pas sur une base de classe mais bien sur une base ethnique. En 1957 aussi, le Manifeste des Bahutu est écrit par 9 intellectuels hutu dont le futur président de la République Grégoire Kayibanda. Il dénonce non pas la colonisation mais bien le pouvoir tutsi. Pour eux, la question de l’indépendance est secondaire par rapport à la question de l’élimination de la domination économique, politique et culturelle des Batutsi.

    Les bases de l’idéologie génocidaires sont présentes dans ce manifeste. Il reprend la division en catégories créées par l’administration coloniale pour en déduire la nécessite d’une passation de pouvoir à la majorité hutu. Sur base de cette idéologie se crée le Parti du mouvement de l’émancipation hutu (PARMEHUTU). Pour l’élite tutsi regroupée autour de l’Union Nationale Rwandaise (UNAR), il faut l’indépendance et le départ de l’administration coloniale, ainsi que la remise en place d’une monarchie constitutionnelle au Rwanda. À côté de cela, un parti favorable aux intérêts occidentaux émerge : le Rassemblement démocratique rwandais (RADER), qui regroupe des anciens “astridiens” (8) et des Bahutu.

    Le pouvoir colonial, voyant le danger de la perte de contrôle, changea alors ses alliances et utilisa la petite-bourgeoisie hutu en promouvant l’idée du “peuple majoritaire”. Celle-ci fut portée en grande partie par la démocratie-chrétienne, principalement flamande, et l’élite de l’Eglise catholique sur place. Des élections furent organisées et remportés par le PARMEHUTU. La première république fut installée. Grégoire Kayibanda en était le président. Une politique de discrimination systématique vis-à-vis des Batutsi se mit en place, appuyée par des violences et des pogroms vis-à-vis de ceux identifiés comme tels. Les violences permettront de dévier la colère des masses contre un ennemi identifié et de détourner l’attention des problèmes auxquels faisait face le Rwanda : l’inégalité économique et la question agraire non résolue. La première République durera de 1962 à 1973. Mais le mécontentement populaire se poursuivra. Et sur base de cela, Juvénal Habyarimana, provenant du Nord du pays, utilisera les tensions régionales entre la petite-bourgeoisie hutu du centre et celle du Nord pour s’élever au pouvoir en 1973.

    > Nous publierons d’ici peu la troisième partie de cette analyse – La deuxième République, la guerre civile et le génocide de 1994.

    Notes :

    (1) Dans la région des Grands Lacs, pour les noms des populations, l’accord au pluriel se fait en ajoutant le préfixe ‘Ba-‘ et, au singulier, ‘Mu-‘. Par exemple, pour un ‘Tutsi’ et un ‘Hutu’, on dira ‘Mututsi’ et ‘Muhutu’.
    (2) Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Aubier, 2000, p. 188.
    (3) Ordre religieux missionnaire fondé par le Cardinal Lavigerie.
    (4) Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs…, p. 240.
    (5) Yves Ternon, Rwanda 1994. Analyse d’un processus génocidaire, dans “Revue d’Histoire de la Shoah” 2009/1 (N°190).
    (6) Citation reprise dans : Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs…, p. 247.
    (7) Ibidem, p. 245.
    (8) Anciens du groupe scolaire de Butare (ex-Astrida).

  • 50 ans après Stonewall : c’est la lutte qui a tiré le mouvement LGBTQI+ hors du placard

    Les émeutes de Stonewall en 1969 ont marqué la naissance du mouvement international LGBTQI+. 50 ans plus tard, beaucoup de choses ont changé, mais la lutte est-elle pour autant finie ? D’énormes progrès ont été réalisés sur le plan législatif, mais les statistiques démontrent que la discrimination et les actes de violence fondés sur l’orientation ou l’identité de genre n’ont pas disparu du tout. En Tchétchénie, il existe des camps de concentration pour homosexuels. Au Brésil, depuis l’élection de Jair Bolsonaro, encore plus de personnes trans ont été assassinées qu’auparavant. Trump a refusé l’accès à l’armée aux trans et des recherches récentes en Belgique montrent que la violence contre les personnes LGBTQI+ a fortement augmenté ces dernières années.

    Version actualisée d’un dossier d’archive sur Stonewall (merci à Boris, de Gand, pour la mise à jour)

    Qu’est-ce que cela signifie pour le mouvement LGBTQI+ actuel ?

    Le 27 juin 1969, un événement discret s’est produit à Greenwich Village, à New York. Quelque chose qui s’était déjà produit des centaines de fois aux États-Unis. La police a fait une descente dans le “Stonewall Inn”, l’un des rares bars où des hommes et des femmes homosexuels et transgenres étaient admis. Les établissements gérés par la mafia comme le Stonewall Inn étaient souvent le seul endroit où les LGBTQI+ jouissaient d’une certaine forme de liberté à l’époque. La dure répression sociale et l’identification sociale générale de l’homosexualité comme “perversion” condamnaient au secret ou à la marginalité toute personne qui ne respectait pas la norme hétérosexuelle. Le Stonewall Inn était un refuge pour de nombreux jeunes homosexuels et transgenres d’origine latino et afro-américaine, souvent sans abri.

    La répression physique et la violence policière étaient quotidiennes. Les bars gays étaient régulièrement évacués et les clients arrêtés. Le raid dans l’auberge Stonewall Inn cette nuit de juin n’était en rien quelque chose de nouveau en soi. Mais lorsque les sept officiers en civil et un en uniforme ont soumis tout le monde dans le bar à un contrôle d’identité et ont commencé à procéder à des arrestations, quelque chose de nouveau c’est produit.

    Jusqu’à ce jour, on discute encore de l’incident qui a donné lieu aux émeutes. Certaines personnes se souviennent d’une lesbienne qui s’est opposée à son arrestation ou d’une drag queen qui a tourné le dos quand elle a été poussée dans la voiture de police. D’autres ont soutenu que ce sont les trans-activistes désormais mythiques, Marsha P Johnson et Sylvia Rivera, qui ont lancé les premiers pavés sur les officiers depuis la foule de spectateurs en colère.

    Craig Rodwell, un ancien combattant LGBTQI+, a déclaré : “Plusieurs incidents se sont produits en même temps. Ce n’était pas juste une chose ou une personne, il y avait juste un énorme sentiment de colère parmi le groupe.”

    Le groupe de clients arrêtés du bar a commencé par lancer des pièces de monnaie sur les agents, une référence au fameux système de corruption par lequel les chefs de police recevaient de grosses sommes de pots-de-vin des bars où allaient les LGBTQI+. Les pièces de monnaie furent bientôt suivies par des bouteilles, des pierres et d’autres objets. Il y a eu des cris et les personnes arrêtées dans les combis ont été libérées. L’agent Pine a dit plus tard : “J’avais déjà participé à des situations de combat, mais je n’ai jamais eu aussi peur qu’à l’époque.”

    Pine ordonna à ses subordonnés de se retirer dans le bar vide où tout était détruit. Un parcmètre a été arraché du sol et utilisé comme bélier. La foule en colère a essayé de mettre le feu au bar. Des slogans tels que “Gay Power” et “Gay Liberation Now” étaient scandés. La nouvelle des actions de résistance s’est rapidement répandue dans tout Greenwich Village alors que des centaines de personnes LGBTQI+ – pour la plupart des jeunes pauvres de la classe ouvrière hispanique et afro-américaine – se réunissaient sur Christopher Street près de Stonewall Inn. La police anti-émeute est arrivée pour renforcer les agents sur place, elle était spécialisée dans la gestion des manifestations de masse contre la guerre au Vietnam.

    Duberman a décrit les choses comme suit : “Un groupe de quelques dizaines d’agents bien équipés de la police anti-émeute a tenté d’avancer lentement sur Christopher Street. Ils ont réussi à faire reculer lentement les manifestants, mais – contrairement à ce à quoi la police s’attendait – les manifestants n’ont pas cédé et ne se sont pas éloignés. Ils ont réussi à encercler la police. Ils frappaient tous ceux qui étaient à leur portée.”

    Ce scénario a été répété à plusieurs reprises. La police est parvenue à dissoudre la manifestation mais, à chaque fois, les manifestants se regroupaient à un endroit différent. Un cordon de drag queens et de gays en colère s’accrochaient aux bras et chantaient : “Nous sommes les filles de Stonewall. Nous portons nos cheveux en boucles. On ne porte pas de sous-vêtements. On montre nos poils pubiens…. On porte notre salopette. Au-dessus de nos genoux !” (“We are the Stonewall girls. We wear our hair in curls. We wear no underwear. We show our pubic hair… We wear our dungarees. Above our nelly knees!”)

    La riposte face à la répression était inattendue et la détresse de la police a renforcé la confiance en soi des militants. Le lendemain soir, d’autres manifestations comptant des milliers de personnes ont eu lieu. Des tracts ont été distribués avec le titre : “Sortez la mafia et les flics des bars LGBTQI”. Les manifestations ont duré cinq jours.

    Après les émeutes, d’intenses discussions ont pris place dans la communauté LGBTQI de la ville. Au cours de la première semaine de juillet, un petit groupe de personnes LGBTQI s’est réuni pour mettre sur pied une nouvelle organisation : le “Front de libération gay” (Gay Liberation Front, GLF). Ce nom a été délibérément choisi en raison de son association avec la lutte anti-impérialiste au Vietnam et en Algérie. Des membres du GLF ont participé à des actions de solidarité en faveur des membres des Black Panthers arrêtés. Ils ont récolté des fonds pour les travailleurs en grève et ont fait le lien entre la lutte pour les droits des LGBTQI et la lutte pour le socialisme.

    Un magazine LGBTQI+ de New York a publié un numéro spécial sur les émeutes. Ce numéro contenait également une critique positive du livre de John Reed sur la Révolution russe d’Octobre 1917, les fameux Dix jours qui ébranlèrent le monde. L’année suivante, des groupes GLF ont été créés au Canada, en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Australie, en Nouvelle-Zélande, etc.

    Le mot “Stonewall” est entré dans l’histoire des LGBTQI+. C’est un symbole de la rébellion de la communauté LGBTQI+ contre l’oppression et de la lutte pour la pleine égalité des droits dans tous les domaines. Aujourd’hui, le GLF n’existe plus, mais l’idée de “Gay Power” est toujours présente. C’est la raison pour laquelle les manifestations annuelles de la “Gay Pride” ont eu lieu dans de nombreux pays.

    Qu’est-ce qui a précédé Stonewall ?

    Pourquoi les événements de Stonewall ont-ils eu lieu à ce moment-là ? Comment est-il possible que des actions de moins de 200 personnes aient conduit à une protestation plus large et au développement de la Gay Liberation ?

    L’historien John D’Emilio a écrit dans son livre Sexual Politics, Sexual Communities en 1983 sur l’histoire de Stonewall. L’auteur montre comment le processus d’industrialisation et d’urbanisation, par lequel les travailleurs des plantations se rendaient dans les villes pour travailler, a permis aux personnes LGBTQI+ américaines de découvrir et de vivre plus facilement leur sexualité. En 1920, une sous-culture LGBTQI+ s’était développée sur la Barbary Coast (côte barbare) de San Francisco, dans le quartier français de la Nouvelle-Orléans ainsi qu’à Harlem et Greenwich Village à New York.

    Des personnes LGBTQI+ ont bien entendu existées tout au long de l’histoire. Cependant, la société était différente à leur égard selon les époques. L’importance du changement social mentionné ci-dessus et le développement d’une sous-culture ont conduit un nombre croissant de personnes LGBTQI+ à vouloir sortir de l’isolement des petites communautés rurales. Ils sont entrés en contact avec d’autres personnes LGBTQI+ et ont commencé à faire partie d’une communauté LGBTQI+ plus large.

    À l’époque, l’homosexualité était encore sanctionnée. Il y avait des lois contre les relations sexuelles avec un partenaire de même sexe dans plusieurs États américains. De simples expressions d’affection dans des lieux publics pouvaient conduire à une sanction s’il s’agissait de deux hommes ou deux femmes se tenant la main. Même le simple fait de se dire gay ou lesbienne pouvait conduire à l’emprisonnement dans un établissement psychiatrique sans aucune possibilité de défense.

    Dans les embryons de cette nouvelle sous-culture, il y avait surtout de jeunes gays . Les femmes y étaient moins présentes, leur plus grande dépendance économique compliquait fortement la possibilité pour elles d’aller au-delà des normes sociales. Cela a changé pendant la Seconde Guerre mondiale. La routine du temps de paix a été rompue, laissant plus de place aux personnes LGBTQI+ (hommes et femmes) pour vivre un peu plus librement de leur orientation sexuelle.

    Les femmes sont entrées sur le marché du travail et se sont également enrôlées dans l’armée, ce qui s’est également traduit par une plus grande indépendance économique, laissant de ce fait plus de place à la recherche de sa propre sexualité.

    Le retour de la répression

    Le retour du temps de paix a mis fin à l’ouverture temporaire aux personnes LGBTQI+. Des millions d’Américains avaient rencontré des gays ou des lesbiennes dans l’armée. Mais après la guerre, la routine est revenue. La plupart des lieux LGBTQI+ ont fermé leurs portes. Les femmes sont rentrées chez elles à mesure que les soldats revenaient et allaient travailler dans les usines.

    L’ère du conservatisme dans le domaine sexuel est revenue et ce fut une période sombre pour les personnes LGBTQI+. Mais l’esprit de l’expérimentation lesbienne et gay était sorti de la lampe. Les choses ne seraient plus jamais les mêmes. L’une des conséquences durables a été le grand nombre d’ex-soldats lesbiennes et gays qui ont décidé de rester dans les villes portuaires parce qu’on y trouvait une certaine liberté sexuelle, loin de leur famille et de la pression pour se marier.

    Pendant la guerre, San Francisco (Californie) était déjà devenu un centre, et l’était encore après la guerre. Les mesures répressives contre les bars LGBTQI+, par exemple, étaient moindre en Californie. De plus, on y trouvait le mouvement littéraire des “Beats” autour d’écrivains comme Jack Kerouac qui offrait un certain soutien à l’homosexualité. San Francisco est devenu la capitale LGBTQI+ des Etats-Unis.

    Aux États-Unis, dans les années 1940 et 1950, le pays a connu une certaine reconstruction et une pression accrue pour la consommation, dans le contexte particulier de la guerre froide. Les autorités ont accordé une grande importance au modèle du noyau familial orthodoxe et aux valeurs familiales. Le revers de la médaille était une approche répressive à l’égard de ceux qui sortaient de ce système, par exemple les personnes LGBTQI+.

    Une Commission pour les activités anti-américaines a mené des enquêtes sur ceux qui sortaient de ce modèle, suite à quoi des milliers de personnes LGBTQI+ ont perdu leur emploi dans les administrations. L’interdiction du gouvernement fédéral d’employer des personnes LGBTQI+ est restée en vigueur jusqu’en 1975. Au début des années 1950, il y avait environ 1 000 arrestations par an juste dans le district de Columbia. Dans chaque État, les journaux locaux publiaient les noms des personnes persécutées, ce qui a également entraîné des licenciements massifs. La Poste ouvrait les lettres des personnes LGBTQI+ et transmettait les noms des destinataires. Les écoles ont tenu des listes de personnes soupçonnées d’avoir des tendances LGBTQI+, etc.

    Résistance croissante

    C’est dans ce contexte hostile que le mouvement pour les droits LGBTQI+ aux États-Unis a vu le jour. Déjà en 1948, Henry Hay, un gay membre de longue date du Parti communiste américain, avait décidé de créer un groupe LGBTQI+. C’était le premier chapitre de ce que les LGBTQI+ de l’époque décrivaient comme le mouvement “homophile”.

    Comme d’autres partis communistes, le PC américain a déclaré qu’il s’appuyait sur la tradition de la Révolution d’Octobre en Russie. L’une des premières mesures des bolcheviks a été d’abolir la criminalisation des personnes LGBTQI+. Mais l’émergence du stalinisme a conduit dans les années 1930 à la réimposition de mesures homophobes. Dans les PC également, une attitude négative à l’égard des LGBTQI+ a commencé à se développer dans le monde entier.

    Néanmoins, Hay était déterminé à mener à bien son projet, ce qui l’a conduit à être exclu du PC. En guise de contre-argument, il a souligné sa longue feuille de route au sein du parti, mais celui-ci a refusé d’en tenir compte. Il a continué à militer avec un petit groupe de gens, dont plusieurs anciens membres du PC, et a fondé la Mattachine Society (MS) en 1950.

    D’Emilio a décrit le programme de la Mattachine Society comme l’unification des personnes LGBTQI+ isolées, la formation politique des personnes LGBTQI+ pour qu’elles se considèrent comme une minorité opprimée et l’organisation d’une lutte pour leur émancipation. Hay a appelé à une “culture homosexuelle éthique” et a comparé cela aux cultures émergentes des Noirs, des Juifs et des populations mexicaines aux Etats-Unis. Les MS a mis en place des groupes de discussion locaux pour promouvoir ce programme “éthique”. Ces groupes de discussion ont déclaré que “le stress émotionnel et la confusion mentale” étaient “socialement déterminés” chez les gays et les lesbiennes. Sous l’influence de la chasse communiste maccarthienne dans les années 1950, la direction de la MS a été remplacée.

    Les fondateurs de la MS défendaient une version précoce de la ‘‘Gay Pride’’, mais la nouvelle direction reflétait les préjugés sociaux qui existaient contre les personnes LGBTQI+. Le nouveau président, Kenneth Burns, a écrit : “Nous devons nous blâmer pour notre sort. (…) Quand les homosexuels réaliseront-ils que la réforme sociale n’est efficace que si elle est précédée par une réforme personnelle ?’’

    La position de la nouvelle direction était que les personnes LGBT ne devraient pas se battre pour des changements dans la société américaine. Au lieu de cela, elles devraient chercher le soutien de médecins, psychiatres,… “respectables” et faisant partie de l’establishment, capables de ce fait de créer une atmosphère plus positive. Cependant, la plupart des membres de l’establishment pensaient encore que l’homosexualité était une maladie et cela se reflétait dans les opinions et le programme de la MS.

    L’émergence de l’activisme LGBTQI+

    De nombreuses personnes LGBTQI+ qui n’étaient pas encore sorties du placard ont pris part aux campagnes des Noirs pour les droits civiques. Dans les années 1950 et 1960, l’influence du mouvement des droits civiques s’est accrue, ce qui a également eu des conséquences sur le mouvement gay de la MS. L’establishment LGBTQI+ autour de personnalités comme Burns était de plus en plus attaqué par une nouvelle génération d’activistes.

    En conséquence, la direction de la Mattachine Society et un groupe conservateur de lesbiennes similaire (DOB, Daughters of Bilitis) ont décidé de mettre un terme à leur structure nationale par crainte qu’elle ne tombe entre les mains des radicaux. Les membres individuels et les sections locales de la MS et des DOB ont décidé de continuer à s’organiser. Ailleurs aussi, il y avait de nouveaux dirigeants, des militants qui ont obtenu une majorité, souvent après une lutte sérieuse.

    L’astronome Frank Kameny, qui a été congédié de la fonction publique pendant les purges anti-LGBTQI+, a joué un rôle important dans ce processus. Kameny était furieux contre l’ancienne direction du mouvement gay et sa soumission à l’establishment médical : “Un esprit fait de préjugés ne contient aucune information et rien ne peut en être appris”. Les vrais experts de l’homosexualité sont les personnes LGBTQI+ elles-mêmes. Frank Kameny a commenté les organisations du mouvement des droits civiques des Noirs : “Je ne vois pas la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People, association nationale pour la promotion des personnes de couleur) et le CORE (Congress of Racial Equality, Congrès pour l’égalité raciale ) étudier le chromosome ou les gènes qui causent une couleur de peau noire, ou la possibilité de blanchir un noir.’’ La lutte des noirs a donné lieu à des slogans comme “Black is beautiful”. Kameny a répondu par le slogan “Gay is Good” et il a réussi à faire adopter ce slogan par le mouvement gay avant les événements de Stonewall.

    Les militants ont lancé des campagnes publiques avec des slogans et des actions directes. La police et le gouvernement ont répliqué avec une offensive interdisant d’être engagé et toute une série d’autres mesures. Les dirigeants conservateurs de la MS et des DOB avaient conseillé à leurs membres de garder leurs distances avec les bars LGBTQI+ des quartiers ouvriers. Mais dans les années 60’s, les bars LGBTQI+ étaient devenus un forum central où les militants pouvaient recruter et organiser des campagnes. D’Emilio a décrit cela comme “la rencontre du mouvement et de la sous-culture”.

    Gay Revolution !

    Les émeutes de Stonewall ont, pour la première fois, sorti le mouvement LGBTQI+ du placard. Auparavant, les tentatives d’organisation au sein des cercles de gauche avaient été faites par des groupes de pression à huis clos. Désormais, la lutte pour l’égalité des droits des personnes LGBTQI+ se déroulait dans la rue. Dans les jours qui ont suivi la rafle du Stonewall Inn, il y avait encore beaucoup de protestations, encore plus violentes que durant cette première nuit. Des milliers de jeunes LGBTQI+ qui avaient souvent été chassés de chez leurs parents en raison de leur orientation sexuelle ou leur identité de genre et qui vivaient dans la rue ou dans des refuges à Greenwich Village se sont joints aux manifestations. On y trouvait des tracts demandant à la communauté LGBTQI+ de prendre les choses en main et de mettre fin à la répression. Le caractère militant des manifestations a été renforcé par le rôle actif des nombreux jeunes homosexuels et transgenres socialement exclus. Ils n’avaient plus rien à perdre et se sont jetés dans le combat.

    Les émeutes ont été condamnées par de nombreux homosexuels plus âgés et de nombreux membres de la Mattachine Society. Pour eux, les événements étaient nuisibles pour leur mouvement. Le nouveau mouvement, par contre, considérait les méthodes de la MS comme démodées et inefficaces. L’appel à de nouvelles formes d’organisation s’est fait de plus en plus pressant. Vingt ans après le lancement de la MS par Henry Hay, la société américaine avait radicalement changé. Divers mouvements étaient en expansion : celui pour les droits des femmes (avec un rôle important pour les militantes lesbiennes), le mouvement des droits civiques des Noirs qui est devenu de plus en plus le mouvement du Black Power (avec une partie de celui-ci adoptant des positions socialistes), la révolte contre la guerre américaine au Vietnam sur les campus américains (influencée par Mai 1968 en France) et d’autres phénomènes comme les relations personnelles qui avaient cours dans les groupes hippies par exemple. Tout cela a conduit les personnes LGBTQI+ à entrer dans une phase plus militante du mouvement pour leur émancipation.

    Sous l’influence des raids continus de la police durant les mois qui ont suivi Stonewall, le mouvement de protestation s’est développé. Avec à la participation des “jeunes de la rue” aux manifestations, les réunions politiques ont acquis un fort caractère anticapitaliste. Le Gay Liberation Front a souvent adopté une position révolutionnaire et a appelé à la nécessité d’une lutte unifiée avec tous les groupes opprimés par le capitalisme. Sous le slogan “La libération gay égale la libération des peuples”, beaucoup ont exprimé un désir de solidarité avec le mouvement des femmes, le mouvement des droits civiques et les mouvements anticapitalistes à travers le monde. L’atmosphère révolutionnaire était un terrain fertile pour l’organisation politique, et en plus du GLF, de nombreuses organisations radicales de protestation ont été constituées.

    Le 28 juin 1970, le premier Christopher Street Liberation Day a eu lieu à New York : une commémoration des émeutes de Stonewall. Parallèlement, des marches de la Gay Pride ont été organisées à Los Angeles et à Chicago, les premières Prides de l’histoire américaine. En 1972, il y avait des Prides dans toutes les grandes villes des États-Unis et des dizaines de milliers de militants y étaient impliqués. Là où, au début, il y avait encore une grande crainte d’hostilité de la part des passants et de la police, en 1972 les Prides se caractérisaient par une forte confiance en soi et une expression sans restriction des participants qui n’avaient plus peur.

    Le Mouvement de libération gay a reçu son premier symbole en 1970 sous la forme de la lettre grecque Lambda, qui signifie équilibre et unité. Ce n’est qu’en 1978 qu’il a été remplacé par le drapeau arc-en-ciel plus populaire, aujourd’hui internationalement connu comme le symbole de la Pride.

    Rejet de la sous-culture

    Peu après les émeutes de Stonewall, les nouvelles organisations telles que le GLF et la GAA (Gay Activist Alliance), plus réformiste, se sont détournées des drag queens, des transgenres et des enfants des rues qui avaient été à la tête des manifestations de Stonewall. Les transactivistes Marsha P Johnson et Sylvia Rivera ont fondé STAR (Street Transvestite Action Revolutionaries). STAR a continué d’insister sur la nécessité d’un changement social général à travers un programme anticapitaliste. Grâce à l’organisation de refuges, d’une éducation et de soins alimentaires pour les jeunes queer sans-abri, l’organisation a maintenu une base solide qui était plus large que la seule communauté transgenre. Mais le caractère “marginal et socialement inapproprié” de ce groupe d’activistes a été rejeté par les dirigeants du GLF et du GAA. Ils considéraient les drag queens et les transgenres comme une menace à l’acceptation sociale de la cause de la libération des gays. Peu à peu, STAR et ses partisans ont été relégués à l’arrière-plan. L’organisation a été littéralement expulsée de la Pride de 1970 et s’est vu refuser le droit de s’adresser aux participants sur la scène principale. Quand Sylvia Rivera a pris le micro et a crié “Vous les gays pouvez maintenant entrer dans vos bars grâce à nos drag queens ! Et maintenant on nous dit qu’on ne peut pas être nous-mêmes ? Honte à vous”, elle a été huée par la foule. Après cet incident, plusieurs organisations telles que le QLF (Queer Liberation Front) et la Transsexual Activist Organisation ont été mises sur pied pour tenter de contrer la “purification anti-trans” du mouvement. Le mouvement est devenu de plus en plus réformiste, s’éloignant des transactivistes et de leurs idées anticapitalistes.

    Tout au long des années 1970, le GLF s’est incorporé à l’establishment politique. Des politiciens ouvertement homosexuels comme Harvey Milk ont acquis une énorme popularité grâce à des campagnes en faveur d’une réforme législative, comme une loi contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans le logement, l’emploi et les services publics adoptée sous son mandat au Conseil municipal de San Francisco. De telles victoires législatives ont renforcé la tendance à passer d’un mouvement révolutionnaire de libération des LGBTQI+ à un mouvement purement réformiste et axé sur un seul enjeu pour l’égalité des droits. Le mouvement a soutenu que les gays et les lesbiennes sont un groupe minoritaire qui devrait acquérir les mêmes droits que les hétérosexuels. En ce sens, le mouvement s’est de nouveau rapproché de la méthodologie MS des années 1950 et 1960. Les gays étaient représentés comme étant identiques aux hétérosexuels – sauf en termes de comportement sexuel privé – de sorte que l’identification ” Queer non binaire ” était considérée comme un stéréotype négatif.

    Le SIDA

    La crise du sida dans les années 80’s et 90’s a provoqué une nouvelle vague de militantisme dans le mouvement. Le déni du SIDA en tant qu’épidémie et le refus du gouvernement Reagan de fournir des soins médicaux aux victimes ont conduit à la création de nouvelles organisations radicales telles que l’ACT UP (AIDS coalition to unleash power, Coalition contre le SIDA pour libérer le pouvoir) qui a une fois de plus affirmé que la discrimination contre les LGBTQI+ était ancrée dans l’Etat capitaliste. Cependant, l’extermination littérale de toute une génération de militants a porté un coup très dur au mouvement. Il faudra attendre 1993, lorsque l’administration Clinton reconnaîtra enfin que l’épidémie de SIDA est une crise qui mérite de l’attention, pour que le mouvement se rétablisse quelque peu. Mais la renaissance de l’activisme militant LGBTQI+ n’a pas duré. L’agenda politique de la Pride fut bientôt à nouveau dominé par un réformisme respectable, qui se limitait à demander des lois sur le mariage, l’adoption,… Ce sont des revendications importantes, mais pour une véritable libération, il faut bien plus.

    Le capitalisme arc-en-ciel

    Ellen Broidy, l’une des fondatrices du GLF, a récemment déclaré : “Nous étions très concentrés sur la destruction de l’État patriarcal raciste et belliciste. Aujourd’hui, nous avons embrassé l’État.”

    Les Prides ne sont plus des manifestations politiques, mais surtout des événements festifs. Elles ne sont plus organisées par des activistes radicaux, mais par des organisations acceptables et des entreprises. McDonald’s, Absolute Vodka et autres décorent chaque année leurs produits aux couleurs de l’arc-en-ciel et tirent ainsi une image positive et le profit correspondant de “l’inclusion et de la tolérance”. La Pride est une fête à laquelle participent les entreprises et les médias.

    Il y a pas mal de choses à célébrer. Nous avons obtenu notre visibilité et la législation a été adaptée. Le mariage entre personnes de même sexe a été approuvé dans plus de 30 pays. La discrimination fondée sur l’orientation sexuelle est interdite par la loi dans les pays occidentaux. L’adoption des LGBTQI+ est légale dans 17 pays européens et 50 Etats américains.

    Mais avec ces lois, la libération des homosexuels et des personnes transgenres est-elle un fait réel ?

    La fragilité des victoires juridiques est évidente au regard de la répétition des crimes de haine homophobes et du fait que les statistiques montrent que le taux de suicide chez les jeunes LGBTQI+ est toujours le plus élevé.

    Quelle est la réponse du mouvement Pride – qui se concentre depuis des décennies sur les intérêts de la classe moyenne blanche gay – au soutien croissant du conservatisme d’extrême droite en Europe et aux Etats-Unis ? Dans quelle mesure notre société est-elle tolérante envers les personnes LGBTQI+ issues de l’immigration, ayant une couleur de peau différente ou un faible revenu ? Et qu’en est-il des nombreux rapports faisant état d’une augmentation du racisme, de la transphobie et de l’hétéronormativité au sein de la communauté gaie elle-même ? Serait-ce précisément parce que le mouvement a perdu sa vision de la classe sociale en tant que forme d’oppression – chevauchant l’orientation sexuelle et l’identité de genre – que des expressions telles que “No fems, No fats, No asians” sont malheureusement courantes dans les applications de rencontre gay ?

    Ces dernières années, le mouvement contre l’oppression des femmes a connu une nouvelle ascension. Avec les manifestations de masse aux Etats-Unis en réponse à un président alliant la casse sociale à la rhétorique sexiste et aux protestations contre la réduction des lois sur l’avortement, une nouvelle génération de féministes a compris qu’un programme de réforme sociale plus radical s’inscrit dans la lutte contre le sexisme.

    Le temps n’est-il pas venu pour une nouvelle génération de personnes LGBTQI+ de renouer avec les racines de la lutte pour la libération ? L’inégalité sociale conduit à l’exclusion sur base de la couleur de la peau, du sexe, de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre. L’histoire de notre mouvement prouve que l’acceptation par l’assimilation ne met pas fin à la discrimination et à la vulnérabilité. Le mouvement Pride du XXIe siècle doit faire face à la réalité de l’oppression sociale croissantePride was a protest, an needs to be again!

  • 1949 – La révolution chinoise

    Dirigeant communiste s’adressant aux survivants de la Longue Marche.

    Le capitalisme et l’impérialisme ont été chassés du pays, mais le pouvoir politique est resté entre les mains d’un parti unique stalinien

    En cette année du 60e anniversaire de la République populaire de Chine (c’est article a initialement été publié en 2009), le régime du Parti communiste chinois est particulièrement nerveux. Il dépend de plus en plus de campagnes de propagande prestigieuses, du style Jeux olympiques, pour s’assurer une certaine base de soutien ; en effet, malgré des décennies de croissance économique record, il est à présent confronté au mécontentement des travailleurs, des paysans et de la jeunesse.

    Ma?o Tsé-Tou?ng (Mao Zedong), l’homme à la tête du Parti communiste chinois au moment de la fondation de la République populaire chinoise il y a 60 ans, a beau être crédité d’être le père fondateur de la nation, le point de vue officiel du régime actuel est que sa politique était une vision d’« ultragauche », qui a dû être « corrigée » par le retour à la loi du marché sous son successeur Te?ng Hsia?o-P’i?ng (Deng Xiaoping) en 1978. Pour en savoir plus sur la véritable histoire révolutionnaire de la Chine, nous devons tout d’abord nous pencher sur ses origines.

    Par Vincent Kolo du groupe « Ouvrier chinois » (section chinoise du CIO), 2009

    Le PCC (Parti communiste chinois) n’est pas arrivé au pouvoir à la tête d’un mouvement des travailleurs. Étant donné son orientation stalinienne et ses méthodes de même type, le PCC était à l’origine en faveur d’un programme limité, l’établissement d’une « nouvelle démocratie », dans le cadre d’une économie capitaliste. Mais, presque malgré lui, le PCC s’est retrouvé hissé à la tête d’une des plus puissantes vagues révolutionnaires de l’histoire mondiale.

    C’est cette véritable fièvre révolutionnaire de masse, dans le cadre du contexte international qui se mettait en place après la Seconde Guerre mondiale, qui a poussé le régime de Mao à introduire les changements qui ont transformé la Chine de fond en comble.

    Cela faisait longtemps que la Chine était connue comme « le grand malade » du continent asiatique ; c’était un pays pauvre, même par rapport au reste de l’Asie à cette époque. Avec son immense population (près de 500 millions d’habitants en 1949), la Chine était le plus grand « État failli » du monde et ce, depuis près de 50 ans.

    De 1911 à 1949, la Chine était un territoire déchiré, partagé entre différents chefs de guerre, avec un gouvernement central corrompu, à la merci des interventions des puissances étrangères. Mais mettre une terme à la domination des comptoirs coloniaux et à l’occupation par des armées impérialistes étrangères n’a été qu’un des gains de la révolution parmi d’autres. Le régime de Mao a également introduit une des réformes foncières les plus importantes de l’histoire mondiale – même si elle n’était pas aussi étendue que la réforme foncière mise en place par la révolution russe, la population rurale concernée était quatre fois plus grande.

    La révolution paysanne

    Cette révolution paysanne a, comme le disait l’historien Maurice Meisner, « annihilé la classe féodale chinoise en tant que classe sociale (en lui ôtant toutes les terres qui constituaient la base de son pouvoir), éliminant ainsi pour de bon une des classes dirigeantes qui avait eu avait eu le règne le plus long de l’histoire mondiale, une classe qui avait pendant très longtemps représenté un obstacle majeur à la modernisation et au retour de la Chine sur la scène mondiale. »

    En 1950, le gouvernement de Mao a également signé une loi sur le mariage qui interdisait les mariages arrangés, le concubinage et la polygamie, tout en facilitant l’obtention de divorces pour les hommes comme pour les femmes. C’était un des bouleversements les plus importants jamais vus dans l’histoire des relations familiales et maritales.

    Lorsque le PCC a pris le pouvoir, 80 % de la population était analphabète. En 1976, à la mort de Mao, l’analphabétisme était tombé à 10 %. En 1949, l’année où Mao a pris le pouvoir, il n’y avait que 83 bibliothèques publiques dans tout le pays, et 80.000 lits d’hôpitaux – une situation d’arriération. En 1975, on y trouvait 1250 bibliothèques et 1.600.000 lits d’hôpitaux.

    L’espérance de vie est passée de 35 ans en 1949 à 65 ans en 1975. Les innovations dans la santé publique et le système d’enseignement, la réforme de l’alphabet (simplification des caractères chinois), le réseau de « docteurs aux pieds nus » mis en place pour couvrir la plupart des villages ont en effet transformé les conditions des populations rurales pauvres. Toutes ces réalisations, à une époque où la Chine était bien plus pauvre qu’aujourd’hui, démontrent la faillite du nouveau système de marché libre et de privatisation qui a amené la crise dans les systèmes de santé et d’enseignement.

    L’abolition du féodalisme était une précondition cruciale pour le lancement de la Chine sur la voie du développement industriel moderne. Le régime de Mao avait tout d’abord espéré pouvoir conclure une alliance avec certaines sections de la classe capitaliste et a laissé des pans entiers de l’économie entre les mains du privé. Mais il s’est rapidement retrouvé contraint d’aller beaucoup plus loin qu’initialement prévu, en expropriant même les « capitalistes patriotes » pour incorporer leurs entreprises dans un plan étatique sur le modèle du système bureaucratique en vigueur en Union soviétique.

    Comparé à un véritable système de démocratie ouvrière, le plan maoïste-stalinien était un outil assez rudimentaire et brutal, mais un outil néanmoins, incomparablement plus vital que le capitalisme chinois corrompu et anémique qui l’avait précédé.

    Au vu du caractère relativement primitif de l’économie chinoise au début de la révolution, le niveau d’industrialisation obtenue tout au long de cette phase d’économie planifiée est absolument époustouflant. De 1952 à 1978, la part de l’industrie dans le produit national brut est passée de 10 % à 35 % (données de l’OCDE). Il s’agit d’un des taux d’industrialisation les plus rapides jamais vus, supérieur au taux d’industrialisation du Royaume-Uni à l’ère de la révolution industrielle de 1801-1841 ou à celui du Japon lors de sa période de transition au capitalisme de 1882 à 1927 (ères Meiji et Taïsh?). Au cours de cette période, la Chine a bâti des industries nucléaires, aéronautiques, maritimes, automobiles et de machinerie. Le PIB mesuré en pouvoir d’achat s’est augmenté de 200 %, tandis que le revenu par habitant augmentait de 80 %.

    Une révolution n’est pas l’autre

    Les deux grandes révolutions du 20e siècle, la révolution russe de 1917 et la révolution chinoise de 1949, ont plus contribué à changer le monde que n’importe quel autre évènement au cours de l’histoire mondiale. L’une comme l’autre ont été la conséquence de l’incapacité du capitalisme et de l’impérialisme à résoudre les problèmes fondamentaux de l’humanité. L’une comme l’autre ont été des mouvements de masse d’une ampleur épique, et non pas de simples coups d’État militaires comme les politiciens bourgeois aiment le raconter. Ayant dit ceci, il faut cependant noter des différences fondamentales et cruciales entre ces deux révolutions.

    Le système social établi par Mao n’était pas le socialisme, mais le stalinisme. C’est l’isolement de la révolution russe à la suite de la défaite des mouvements révolutionnaires en Europe et ailleurs au cours des années 1920 et 1930 qui a fait arriver au pouvoir une bureaucratie conservatrice en Russie sous Staline, qui tirait son pouvoir et ses privilèges de l’économie étatique.

    Tous les éléments de démocratie ouvrière – la gestion et le contrôle de l’économie et de la politique par des représentants élus et dépourvus de privilèges – avaient été anéantis.

    Cependant, comme l’a expliqué Léon Trotsky, une économie planifiée a tout autant besoin de démocratie pour vivre que le corps humain a besoin d’oxygène. Sans cela, sous un régime de dictature bureaucratique, le potentiel de l’économie planifiée peut être dilapidé et au final, comme cela a été démontré il y a maintenant un peu plus de vingt ans, l’ensemble de l’édifice se voit menacé de destruction.

    Mais c’est le modèle stalinien qui a été adopté par le PCC lorsqu’il a pris le pouvoir en 1949. Car même si l’URSS stalinienne était loin d’être un véritable système socialiste, l’existence d’un système économique alternatif au capitalisme et les gains visibles que cela représentait pour la grande masse de la population exerçaient un puissant pouvoir d’attraction et de radicalisation dans la politique mondiale.

    La Chine et la Russie, en raison de leurs économies étatiques, ont joué un rôle important dans la politique mondiale en contraignant le capitalisme et l’impérialisme à faire toute une série de concessions, notamment en Europe et en Asie.

    La révolution chinoise a accru la pression sur les impérialistes européens qui ont fini par évacuer leurs colonies dans l’hémisphère sud. Elle a aussi contraint l’impérialisme états-unien, craignant de voir ces pays suivre l’exemple chinois, à financer la reconstruction et l’industrialisation rapides du Japon, de Taïwan, de Hong Kong et de la Corée du Sud afin de pouvoir utiliser ces États en tant que satellites et zones-tampons pour contrer l’influence de la révolution chinoise.

    Si tant la révolution chinoise que la révolution russe étaient dirigées par des partis communistes de masse, il existait des différences fondamentales entre ces deux partis tant en terme de programme que de méthode et avant tout en terme de base sociale. La révolution russe de 1917, dirigée par le parti bolchévique, avait un caractère avant tout ouvrier, un facteur d’une importance cruciale. C’est ce facteur qui a doté la révolution russe d’une indépendance politique et d’une audace historique qui a permis à tout un pays de s’engager sur une route qui n’avait jamais été ouverte auparavant. Les dirigeants de cette révolution, notamment Lénine et Trotsky, étaient des internationalistes qui considéraient leur révolution comme le début de la révolution socialiste mondiale.

    Au contraire, les dirigeants du PCC étaient en réalité des nationalistes avec seulement un fin vernis d’internationalisme. Cela correspondait à la base paysanne de la révolution chinoise. Lénine a toujours dit que la paysannerie est la moins internationaliste de toutes les classes sociales. Ses conditions de vie, son isolement et sa dispersion, lui donnent une mentalité de village qui lui rend bien souvent difficile même le développement d’une perspective nationale.

    Plutôt qu’un mouvement ouvrier de masse basé sur des conseils avec des dirigeants élus par la base (ces conseils, appelés en russe « soviets », étant le véritable moteur de la révolution russe) dirigé par un parti prolétarien marxiste démocratique (le parti bolchévique), en Chine, le pouvoir a été pris par une armée, l’Armée de libération du peuple chinois (ALP). La classe ouvrière n’a pas joué le moindre rôle dans la révolution chinoise – au contraire, elle a même reçu des ordres pendant la révolution de ne pas faire grève ni manifester mais d’attendre l’arrivée de l’ALP dans les villes.

    La paysannerie est capable d’un grand héroïsme révolutionnaire, comme toute l’histoire de lutte de l’Armée rouge en Russie ou de l’Armée de libération du peuple en Chine l’a montré, que ce soit dans la lutte contre le Japon ou contre le régime dictatorial de Tchang Kaï-chek (Jiang Jieshi). Cependant, elle est incapable de jouer le moindre rôle politique indépendant. Tout comme les villages suivent toujours la ville, la paysannerie, sur le plan politique, est condamnée à toujours suivre l’une ou l’autre des classes urbaines : soit la classe prolétaire, soit la classe capitaliste.

    En Chine, au lieu de voir les villes se tourner vers la campagne, le PCC est arrivé au pouvoir en construisant une base de masse parmi la paysannerie avant d’occuper les villes qui étaient essentiellement passives, fatiguées par des années de guerre. La base sociale de la révolution a eu pour résultat qu’elle a pu copier un modèle social existant (celui de l’URSS), mais pas en créer un nouveau.

    La théorie de la « révolution par étapes »

    L’orientation du PCC envers la paysannerie a été élaborée à la suite de la terrible défaite de la révolution chinoise de 1925-1927, une défaite causée par la théorie de la « révolution par étapes » promue par l’Internationale communiste sous la direction de Staline. Selon cette théorie, la Chine n’était encore qu’à l’étape « nationaliste-bourgeoise » de la révolution (avec un territoire national sous la coupe de différents chefs de guerre), et donc les communistes devaient soutenir et servir le Parti nationaliste (le Kouoo-mi?n tang / Guomin dang) bourgeois de Tchang Kaï-chek. L’impressionnante base jeune et ouvrière du PCC a été brutalement massacrée lors de la prise du pouvoir par le Parti nationaliste.

    Mais si une importante minorité trotskiste s’est formée peu après cette défaite, tirant à juste titre la conclusion que la révolution chinoise devait être guidée par la classe ouvrière et non pas par les bourgeois, la majorité des dirigeants du PCC s’en sont tenus à la conception stalinienne de la « révolution par étapes », même si, ironiquement, ils ont eux-mêmes fini par comprendre qu’il fallait abandonner cette idée après leur prise du pouvoir en 1949.

    Par conséquent, à la fin des années 1920, le principal groupe de cadres du PCC (pour la plupart issus de la petite-bourgeoisie intellectuelle), conservant ces idées erronées et pseudo-marxistes, est passé à la conception d’une lutte armée à partir du village. Tch’e?n Tou?-hsie?ou (Chen Duxiu), le fondateur du PCC, qui deviendra plus tard trotskiste et sera chassé du parti pour cette raison, avait averti du fait que le PCC risquait de dégénérer au rang de la « conscience paysanne », un jugement qu’on peut qualifier de prophétique. Alors que le parti comptait 58 % d’ouvriers en 1927, il n’en comptait plus que 2 % en 1930.

    Cette composition de classe est restée pratiquement inchangée jusqu’à la prise de pouvoir en 1949, étant donné que la direction ne se focalisait plus que sur la paysannerie et rejetait les villes en tant que centres de la lutte.

    On assistait en même temps à une bureaucratisation croissante du parti, au remplacement du débat et de la démocratie internes par un régime de décrets et de purges, avec le culte de la personnalité autour de Mao – toutes ces méthodes étant copiées de celles de Staline.

    Un environnement paysan, une lutte principalement militaire, sont beaucoup plus enclins à donner naissance à une bureaucratie qu’un parti immergé dans les luttes du prolétariat. Par conséquent, alors que la révolution russe a dégénéré en raison d’un contexte historique défavorable, la révolution chinoise était bureaucratiquement déformée dès le début. C’est ce qui explique la nature contradictoire du maoïsme, d’importants gans sociaux accompagnés d’une féroce répression et d’un régime dictatorial.

    La guerre d’occupation

    Lorsque la guerre d’occupation japonaise a pris fin en 1945, l’impérialisme états-unien a été incapable d’imposer de façon directe sa propre solution pour la Chine. L’opinion publique avait en effet un fort désir de voir les soldats rentrer au pays. Les États-Unis n’ont donc pas eu d’autre option que de soutenir le régime corrompu et incroyablement incompétent de Tchang Kaï-chek en lui envoyant des quantités massives d’armement et de soutien financier.

    Les États-Unis n’avaient cependant que peu de confiance dans le régime du Parti nationaliste chinois, comme l’exprimait le président Truman quelques années plus tard : « Ce sont des voleurs, il n’y en a pas un pour racheter l’autre. Sur les milliards que nous avons envoyé à Tchang, ils en ont volé 750 millions ».

    Pour les masses, le régime « nationaliste » a été une véritable catastrophe. Ce fait est en grande partie oublié aujourd’hui, sans quoi nous n’assisterions pas au phénomène grotesque du regain de popularité de ce parti aujourd’hui en Chine parmi la jeunesse et les classes moyennes.

    Au cours des dernières années du règne du Parti nationaliste, plusieurs villes étaient réputées être remplies de « personnes en train de mourir de faim dans les rues et abandonnées là ». Les usines et les ateliers fermaient en raison du manque de matières premières ou parce que leurs travailleurs étaient trop faibles pour pouvoir accomplir leur travail, tant ils avaient faim. Les exécutions sommaires par les agents du gouvernement, le crime omniprésent sous la tutelle des gangs mafieux, tout cela était la norme dans les grandes villes.

    En plus de la redistribution des terres qu’il opérait dans les zones qu’il avait libérées, la plus grande force du Parti communiste était la haine de la population pour le Parti nationaliste. C’est également ce facteur qui a favorisé des désertions massives des soldats de Tchang Kaï-chek qui passaient à l’Armée de libération du peuple. À partir de l’automne 1948, à quelques exceptions près, les armées de Mao avançaient la plupart du temps sans aucune opposition sérieuse.

    Dans une ville après l’autre, partout dans le pays, les forces du Parti nationaliste se rendaient, désertaient, ou se mutinaient pour rejoindre l’ALP. Dans les faits, le régime de Tchang qui pourrissait de l’intérieur présentait au Parti communiste des circonstances extrêmement favorables. Les autres mouvements de guérilla maoïste qui ont tenté de reproduire chez eux la victoire de Mao (en Malaisie, aux Philippines, au Pérou, au Népal) n’ont pas eu autant de chance que lui.

    Les grèves des travailleurs

    Avec une véritable stratégie marxiste, le Parti nationaliste aurait certainement pu être dégagé beaucoup plus rapidement et à bien moindres frais.

    Dès septembre 1945, à la suite de la débandade militaire du Japon, jusqu’à la fin 1946, les travailleurs de toutes les grandes villes ont organisé une vague de grèves splendide, avec 200.000 grévistes rien qu’à Shanghaï. Les étudiants marchaient en masse dans les rues, dans le cadre d’un mouvement de masse qui reflétait la radicalisation des couches moyennes de la société.

    Les étudiants exigeaient la démocratie et rejetaient la mobilisation militaire du Parti nationaliste dans le cadre de la guerre civile contre le Parti communiste. Les travailleurs exigeaient des droits syndicaux et des hausses de salaire après des années de blocage salarial.

    Au lieu de donner une direction à ce mouvement prolétarien, le PCC a cherché à le freiner, appelant les masses à ne pas recourir à des « extrémités » dans le cadre de leur lutte. À ce moment-là, Mao était toujours convaincu de la nécessité d’un « front uni » avec la bourgeoisie nationale, qu’il ne fallait pas effrayer en soutenant les mouvements des travailleurs.

    Les étudiants ont été utilisés par le PCC en tant qu’objet de marchandage afin de faire pression sur Tchang Kaï-chek, pour le convaincre de se rendre à la table des négociations. Le PCC a tout fait pour maintenir séparées les luttes des étudiants et les luttes des travailleurs.

    Les lois inévitables de la lutte de classe sont ainsi faites qu’en s’efforçant de limiter ce mouvement, le PCC a automatiquement entrainé sa défaite et sa démoralisation. De nombreux militants étudiants et travailleurs se sont retrouvés pris par la vague de répression qui a ensuite été lancée par le régime nationaliste. Bon nombre ont été exécutés.

    Une occasion en or a été ratée, ce qui a permis à la dictature du Kouo-min tang de prolonger sa vie d’autant d’années, tout en rendant les masses urbaines passives, simples spectatrices de la guerre civile qui se jouait dans le pays.

    Après la révolution

    Toujours aussi fidèle à la théorie stalinienne de la « révolution par étapes », Mao écrivait ceci en 1940 : « La révolution chinoise à son étape actuelle n’est pas encore une révolution socialiste pour le renversement du capitalisme mais une révolution démocratique bourgeoise, dont la tâche centrale est de combattre l’impérialisme étranger et le féodalisme national » (Mao Zedong, De la Nouvelle Démocratie, janvier 1940).

    Afin d’accomplir ce bloc avec les capitalistes « progressistes » ou « patriotes », Mao a tout d’abord limité sa redistribution des terres (en automne 1950, elle ne concernait encore qu’un tiers du pays). De même, alors que les entreprises appartenant aux « capitalistes bureaucratiques » (les cadres du Parti nationaliste) avaient été nationalisées directement, les capitalistes privés ont conservé le contrôle de leurs entreprises, lesquelles, en 1953, comptaient toujours pour 37 % du PIB.

    La situation a beaucoup changé avec le début de la guerre de Corée qui a éclaté en juin 1950. Cette guerre, qui s’est soldée par la division de la Corée entre une Corée du Nord, « communiste » (stalinienne) et une Corée du Sud capitaliste (sous protectorat états-unien), a fortement intensifié la pression des États-Unis, avec toute une série de sanctions économiques et même la menace d’un bombardement nucléaire sur la Chine.

    Cette guerre, et la brusque intensification de la situation mondiale qui l’a accompagnée (c’était le début de la « guerre froide » entre l’Union soviétique et les États-Unis) a eu pour conséquence que le régime de Mao, pour pouvoir rester au pouvoir, n’a pas eu d’autre choix que d’accomplir la transformation complète de la société, accélérant le repartage des terres et étendant son contrôle sur l’ensemble de l’économie.

    La révolution chinoise a donc été une révolution paradoxale, en partie inachevée, qui a permis d’obtenir d’énormes avancées sociales mais tout en créant une dictature bureaucratique monstrueuse dont le pouvoir et les privilèges ont de plus en plus sapé le potentiel de l’économie planifiée.

    Au moment de la mort de Mao, le régime était profondément divisé et en crise, craignant que de nouveaux troubles de masse ne lui fassent perdre le pouvoir.

    Un mécontentement grandissant face aux successeurs de Mao

    Lorsque les dirigeants actuels de la Chine contemplent la gigantesque parade militaire du 1er octobre, sans doute pensent-ils en même temps aux problèmes croissants auxquels ils sont confrontés au fur et à mesure que la crise du capitalisme mondial s’approfondit. Les centres d’analyses du gouvernement ont déclaré que le pays a perdu 41 millions d’emplois en 2008 en raison de la baisse des exportations (-23 % cette année). En même temps, le nombre de grève se serait accru de 30 %.

    Le gouvernement est agité. Ça se voit par sa décision de limiter à 200.000 le nombre de participants à la grande parade de la Fête nationale à Pékin – il y a 20 ans encore, on s’accommodait sans difficultés d’un million de participants. Le régime a également prohibé les cérémonies et parades dans les autres villes. Pour quelle raison ? Parce qu’il est terrifié que ces évènements pourraient être exploités pour en faire des marches contre son gouvernement. Partout dans le pays, le régime fait face à une opposition massive de la part de la population, pas seulement dans les régions d’ethnies non chinoises (comme l’Ouïghouristan à majorité turco-musulmane dans l’ouest, où d’ailleurs les Ouïghours n’étaient pas les seuls à marcher contre le régime, les Chinois aussi y étaient).

    Les étudiants de deux universités de Pékin se sont mis en grève contre leur programme d’entraînement trop rigoureux qui leur est imposé avant la cérémonie du 1er octobre, certains allant même jusqu’à brûler leurs uniformes de cérémonie. Sur de nombreux réseaux, on voit les gens commenter « C’est votre anniversaire, maintenant moi j’ai quoi à voir dans ça ? ». Beaucoup de jeunes sont devenus de fervents anticommunistes, qui soutiennent le capitalisme mondial en pensant à tort qu’il s’agirait d’une alternative au régime actuel. D’autres préfèrent se tourner vers l’héritage de Mao, qui a été selon eux complètement trahi par ses héritiers politiques. Au vu de toutes les turbulences sociales et politiques dans le pays, les marxistes tentent, via leur site et leurs publications, de gagner l’adhésion de ces jeunes au socialisme démocratique mondial en tant que seule alternative viable.

  • Que s’est-il réellement passé le 10 novembre 1918 à Bruxelles ?

    Le POB fait tout ce qui est en son pouvoir pour éviter la révolution

    Le dirigeant du POB Joseph Wauters a fait tout son possible pour étouffer dans l’œuf l’appel en faveur d’une république socialiste.

    10 novembre 1918, Bruxelles. Le lendemain, les armes allaient enfin se taire. La veille, l’empereur abdiquait et l’Allemagne devenait une république. La révolution gronde. Durant ces journées, le pouvoir est vacant. Le contrôle de l’armée allemande vacille. Un conseil de soldats s’est substitué à Bruxelles pour que la retraite se passe de façon aussi ordonnée que possible. Le conseil de soldats cherche à rentrer en contact avec les ouvriers bruxellois. Des drapeaux rouges flottent. On pense à un État ouvrier. Même au sein du syndicat belge, le soutien à cette idée grandit.

    Par Wilfried Mons

    L’establishment, au cours des quatre longues années de guerre, avait toujours été bien représenté via le comité national de secours et d’alimentation sous la direction du banquier Francqui, président de la puissante Société Générale. Le Parti ouvrier belge (POB) a été assuré de sa participation au premier gouvernement en récompense de son approbation des crédits de guerre et de son attitude loyale durant le conflit, un gouvernement d’unité nationale avec les catholiques et les libéraux.

    Le POB fait tout pour éviter la révolution

    Un changement révolutionnaire n’avait-il aucune chance chez nous ? Ce constat domine la majorité des écrits portant sur les événements de novembre 1918. Nous avons l’impression, a posteriori, que le refus de la main tendue du conseil de soldats allemands par la direction du POB a suffi à étouffer dans l’oeuf toute tentative révolutionnaire de la part du mouvement ouvrier.

    Ainsi, on peut lire dans l’ouvrage de référence sur l’histoire sociale ‘‘Wat zoudt gij zonder ‘t werkvolk zijn?’’ (‘‘Que serions-nous sans la classe ouvrière ?’’, 1977) : ‘‘Lorsqu’un jour avant l’armistice, les conseils de soldats allemands ont hissé le drapeau rouge sur l’hôtel de ville de Bruxelles et ont pris contact avec les socialistes belges, le POB a clairement fait comprendre qu’il n’était absolument pas favorable à ce type de révolution. Il refusait toute collaboration. Il incitait constamment la population à ne pas s’adonner à des troubles qui ne feraient qu’augmenter le chaos existant’’.

    Dans ‘‘L’histoire du Parti Ouvrier Belge’’ (Marius des Essarts et Sylvain Masy, 1937), il ressort de façon évidente, de ce premier aperçu historique complet du POB, que la direction du parti socialiste n’était pas favorable aux conseils de soldats de Bruxelles et Anvers. Ces derniers étaient encore considérés comme des ennemis criminels. ‘‘Ce n’est pas parce que vous faites une demi-révolution à la suite de votre défaite militaire que nous allons pardonner vos erreurs et vos crimes en tant qu’armée envahissante.’’

    Dans ‘‘Koning Albert, Charles de Broqueville en de Vlaamse Beweging tijdens de Eerste Wereldoorlog’’ (‘‘Le roi Albert, Charles de Broiqueville et le mouvement flamand durant la Première Guerre mondiale’’, 1982), Luc Schepens écrit sur les discussions de Loppem où séjournait le roi : ‘‘Le 11 novembre 1918, en présence du chef du gouvernement Cooreman, (….) une délégation du Comité National d’Aide et de Nutrition s’est réunie, composée de P.E. Janson, délégué d’Emile Francqui, et Pedro Saura, délégué de l’Ambassadeur espagnol le Marquis de Villalobar. A Gand, le représentant socialiste Edouard Anseele les avait rejoints. Dans une lettre du 24 novembre 1918 à son épouse, le ministre A. Van de Vyvere raconte ce qu’il a entendu de la bouche de G. Cooreman au sujet de cet entretien. Pedro Saura a déclaré au roi : ‘‘Hier [le 10 novembre], des soldats allemands se sont révoltés à Bruxelles. Ils ont levé le drapeau rouge, établi un conseil de soldats et ont invité la population à fraterniser avec eux et à déclarer la révolution sociale. Une partie du Parti socialiste, à l’instigation d’un certain [Vincent] Volckaert, s’est alignée sur cette idée. Wauters, rédacteur en chef du Peuple et député socialiste, s’est immédiatement rendu à la Maison de Peuple où ils s’apprêtaient à proclamer la république. Il a dû y plaider pendant deux heures pour les convaincre d’être plus raisonnables, et il a dû promettre aux travailleurs bruxellois le suffrage universel à l’âge de 21 ans.’’

    Le ‘‘coup de Loppem’’

    A première vue, il semble que Schepens était isolé, comme le dit le célèbre historien de gauche José Gotovich : “il est bien seul à évoquer cet épisode.” Dans son récit des événements turbulents de Bruxelles, ce dernier ne parle de la version de Schepens qu’à la toute fin, en mentionnant à tort que Schepens ne mentionne pas de source puisqu’il mentionne une lettre de Van de Vyvere.
    Les conservateurs ont accusé les socialistes d’avoir fait chanter le roi pour faire respecter le suffrage universel masculin avec la menace de la révolution. Cette accusation est connue sous le nom de ‘‘coup de Loppem’’. La version de Schepens contredit cela : la direction du POB n’a donné qu’un état des lieux et s’est activement engagée dans la lutte contre la menace révolutionnaire.

    Un large soutien à l’idée d’une république socialiste dans les syndicats

    Il est remarquable que peu de choses aient été écrites sur les syndicalistes favorables à la république socialiste. Même la brochure biographique sur Joseph Jacquemotte, alors dirigeant syndical de gauche, puis dirigeant du parti communiste, ne le mentionne pas.

    Cependant, dans une interview accordée à Karel van de Woestijne pour le Nieuwe Rotterdamsche Courant (NRC) le 17 novembre 1918, le député du POB Joseph Wauters lui-même a confirmé que des couches plus larges de syndicalistes étaient favorables à un soulèvement. Il a déclaré, entre autres : ‘‘Les syndicats qui se sont si bien comportés pendant la guerre veulent maintenant reprendre toute liberté d’action, ne veulent faire aucune concession, pas même sur la question de la royauté. Ils voient l’opportunité de faire de l’idéal socialiste une réalité.’’ Il a ajouté : ‘‘Mais nous pensons que certaines questions doivent être éliminées pour le moment si nous voulons obtenir des partis bourgeois les concessions que nous estimons nécessaires. C’est la seule chose qui nous sépare des extrémistes : une question de tactique.’’

    L’appel à la république socialiste a été remplacé par le suffrage universel masculin. La direction du POB a estimé que la réalisation d’une société socialiste résulterait de ce droit de vote. Il s’est avéré que c’était une grave erreur de calcul. Le manque de soutien du mouvement ouvrier belge a sapé le conseil de soldats et l’opportunité d’un changement socialiste dans notre pays a également été perdue.

  • Livre. Du Rouge au Tricolore – Résistance et Parti communiste

    Le livre de José Gotovitch, Docteur en Histoire (ULB) et compagnon de route du PCB, publié en 1992, vient d’être réédité par le CarCoB. Il mérite l’attention de toute personne soucieuse de connaître de façon minutieuse l’histoire du Parti communiste de Belgique. Le livre couvre essentiellement la période 1939-1944. La fondation du PCB en 1921, l’exclusion des partisans de Trotsky en 1928, la période ultra-gauche 1928-1934 sont survolées brièvement par l’auteur dans le premier chapitre.

    Par Guy Van Sinoy

    Quelques mots d’explication cependant sur la période antérieure à 1939. Le tournant ultra-gauche de l’Internationale communiste (Komintern), qui a fortement isolé plusieurs partis communistes en Europe, s’appuyait sur un pronostic erroné : celui de la fin imminente du capitalisme (illusion renforcée par le krach boursier de Wall Street en 1929). Les PC lancèrent alors des mots d’ordre gauchistes appelant à la constitution de soviets partout (même en l’absence de grève !) et traitaient les socialistes de ‘‘sociaux-fascistes’’. En Allemagne, cette division des rangs ouvriers ouvrit à Hitler la voie vers la prise du pouvoir.

    Au cours de l’été 1935, le 7e Congrès du Komintern tenta de redresser la barre par un brusque tournant à droite. La nouvelle ligne politique, impulsée par Dimitrov, consista désormais à former, avec la social-démocratie et la bourgeoisie ‘‘démocratique’’ un front antifasciste (appelé Front populaire). Ce tournant représenta pour les PC européens l’abandon de l’antimilitarisme, de la lutte contre le colonialisme et, d’une façon générale, des revendications anticapitalistes. En Espagne ce ‘‘Front populaire’’ permit à Staline d’étouffer la révolution en mai 1937.

    Dès le milieu des années 1930, le PCB a été suivi de près par Andor Berei, un envoyé clandestin du Komintern dépêché à Bruxelles pour cornaquer le parti. En août 1939, la signature du pacte Hitler-Staline suscite peu de protestations dans les rangs du PCB qui renverra dos à dos les impérialismes allemand et britannique.

    En juillet 1941, peu après l’invasion de l’URSS par Hitler, la direction clandestine impose alors un tournant politique radical: ‘‘La lutte menée par l’URSS est une guerre de défense nationale contre la barbarie fasciste et pas une lutte entre deux systèmes, le socialisme et le capitalisme.’’ Du Rouge au Tricolore, ce tournant vers la ‘‘défense de la patrie’’ choisi dès l’été 1941 aboutira à la participation du PCB à des gouvernements bourgeois d’union nationale après la guerre.

    Un dernier commentaire : la dissolution de l’Internationale communiste par Staline, en 1943, destinée à donner à Roosevelt et à Churchill la garantie que les partis communistes ne tenteraient pas de s’emparer du pouvoir en Europe occidentale après la défaite d’Hitler, ne suscita pas plus de protestations au sein du PCB que la signature du pacte Hitler-Staline quelques années plus tôt.

    Grâce à l’héroïsme de ses militants, le PCB sera néanmoins capable de s’adapter à ces tournants brusques, de structurer un appareil et un parti de masse (10.000 membres en 1943 !) dans un contexte politique qu’il n’avait pas du tout prévu (clandestinité, lutte armée, répression féroce menée par les nazis, tournants politiques à 180° imposés de façon bureaucratique par Staline).

    Prix : 30€ (port compris) à verser sur le compte BE53 0011 6085 2853 du Carcob, rue de la Caserne 33, 1000 Bruxelles, en mentionnant le titre du livre et vos coordonnées.

  • Angleterre : les femmes dans la première guerre mondiale

    Manifestations, grèves, et égalité

    Par Jane James et Jim Horton, Socialist Party (CIO en Angleterre & Pays de Galles)

    La Première Guerre mondiale a entraîné le massacre horrible de millions de travailleurs qui ont d’abord été encouragés, puis enrôlés dans les horreurs sanglantes de la guerre des tranchées. Les femmes aussi ont été « cajolées » à faire leur part pour ” la guerre qui mettra fin à toutes les guerres ” en remplaçant les hommes envoyés au front dans les usines et les lieux de travail à travers la Grande-Bretagne et ailleurs en Europe.

    Mais en cette année anniversaire, il est peu probable que l’on accorde beaucoup d’attention aux luttes militantes des femmes de la classe ouvrière au cours de ces quatre années de conflit brutal, où les divisions de classe sont restées une caractéristique de la vie quotidienne.

    Les historiens se réfèrent souvent à la façon dont la Première Guerre mondiale a transformé la vie et les attitudes envers les femmes et prétendent que les femmes ont été récompensées pour leurs sacrifices en temps de guerre par l’extension du droit de vote à la fin des hostilités.

    La réalité était cependant très différente puisque les femmes de la classe ouvrière -abandonnées par les dirigeants nationaux des syndicats et du mouvement pour le suffrage (les « suffragettes »)- ont mené leurs propres batailles pour l’égalité de salaire et les droits des femmes.

    Il est vrai qu’au cours de la guerre, des centaines de milliers de femmes se sont retrouvées dans des emplois qui étaient auparavant réservés aux hommes. Mais si les anciennes notions de travail masculin et féminin ont été contestées dans une certaine mesure, quoique temporairement, les salaires sont restés inégaux.

    L’extension du droit de vote après la guerre n’a pas été appliquée de manière égale. Tous les hommes de plus de 21 ans ont eu le droit de vote, tandis que pour les femmes, il était limité à celles qui étaient chefs de ménage et âgées de plus de 30 ans, excluant de nombreuses femmes de la classe ouvrière.

    De nombreux portraits de femmes pendant la guerre ont tendance à se concentrer sur les volontaires du Voluntary Aid Detachment (VAD), comme dans la récente série dramatique de la BBC1 ” The Crimson Field ” et l’Armée de terre des femmes (WLA), qui comptait 20 000 membres en 1918.

    Mais pour la première fois, les femmes ont également occupé des postes dans les chemins de fer, les bus et les trams, ainsi que dans les bureaux de poste, les banques, le commerce de détail et la fonction publique. Les femmes sont devenues des laveuses de vitres, des ramoneuses, des livreuses de charbon, des balayeuses de rues, des électriciennes et des pompiers.

    L’afflux de femmes dans les usines de munitions a également captivé l’imagination des commentateurs. Les peintures représentant des ouvrières d’usine par des artistes féminines comme Anna Airy et Flora Lion témoignent des profonds changements culturels de l’époque.

    Le sentiment de « dislocation sociale » a été capturé dans le poème de 1918 de Nina MacDonald, « Sing a Song of Wartime » (sur l’air de « Sing a Song of Sixpence »), qui se termine par le verset :

    Ev’ry body’s doing
    Something for the War,
    Girls are doing things
    They’ve never done before,
    Go as ’bus conductors,
    Drive a car or van,
    All the world is topsy-turvy
    Since the War began.

    Tout le monde fait
    Quelque chose pour la guerre,
    Les filles font des choses
    Qu’elles n’ont jamais fait auparavant,
    Travailler en tant que conductrices de bus,
    De voiture ou camion,
    Le monde est à l’envers
    Depuis le début de la guerre.

    L’impression générale selon laquelle les femmes étaient absentes du lieu de travail avant la guerre est erronée : Environ quatre millions de femmes (en Angleterre), soit un quart de la population féminine, travaillaient déjà à l’extérieur de la maison.

    Le début de la guerre a d’abord entraîné un déclin dramatique de l’emploi féminin, les industries traditionnelles employant des femmes telles que la couture se sont pratiquement effondrées, les femmes plus riches achetant moins d’articles de luxe.
    L’industrie du coton a également été affectée par la fermeture de la mer du Nord au transport maritime. En septembre 1914, près de la moitié des femmes étaient au chômage.

    La guerre a finalement abouti à l’arrivée d’un million et demi de femmes sur le marché du travail pour la première fois. Cela a été facilité par la création de crèches, une mesure progressive qui a été inversée à la fin de la guerre, l’establishment politique cherchant à ramener les femmes dans leurs rôles traditionnels d’avant-guerre.

    L’intégration des femmes dans la force de travail ne s’est pas faite sans ressentiment et sans une certaine résistance de la part de nombreux membres des syndicats des métiers d’artisanat notamment, la plupart des professions masculines restant fermées aux femmes pendant toute la guerre.

    Mais les divisions au sein de la société ne se limitaient pas au genre. Les types d’emplois occupés par les femmes étaient fortement influencés par leur classe sociale.

    La WLA (armée de terre des femmes) se composait principalement de femmes de la classe supérieure et de la classe moyenne. Les femmes de la classe ouvrière ont été jugées inaptes au motif qu’elles n’avaient pas la ” fibre morale élevée ” nécessaire.

    Ce sont aussi des femmes de la classe supérieure et de la classe moyenne qui s’enrôlaient avec VAD (travail volontaire). Beaucoup ont sacrifiées leur vie en travaillant comme infirmières sur le front, mais un grand nombre d’entre elles faisaient plutôt des missions ponctuelles et temporaires dans les hôpitaux locaux pendant que des domestiques nettoyaient leur maison.

    En revanche, les femmes de la classe ouvrière ont travaillé pendant la guerre par nécessité. Cependant, pour beaucoup, la guerre a changé la nature de leur travail, leur donnant la possibilité d’échapper à l’exploitation comme dans le service domestique et le travail manuel.

    Conditions d’usine

    On estime que 800 000 femmes sont finalement devenues employées dans tous les secteurs de l’industrie d’armement. Les trois quarts d’entre elles travaillaient sous l’égide directe du Ministère de l’Armement, en fait le contrôle de l’Etat et la planification nationale des fabricants de munitions suite aux échecs de l’industrie privée au début de la guerre.

    Les conditions de travail dans les usines de munitions étaient difficiles. Les heures étaient longues, et avec l’assouplissement des règles de santé et de sécurité, les conditions de travail étaient dangereuses. Elle a eu un impact désastreux sur la santé des femmes.

    L’empoisonnement par le produit chimique TNT était courant, entraînant le jaunissement de la peau, ce qui a valu aux ouvrières le surnom de ” Canary Girls ” (les filles canari)

    Pourtant, la jaunisse toxique était grave. Des milliers de femmes et d’hommes ont inhalé et ingéré de la poussière. Ils souffraient de maux d’estomac, de vertiges, de somnolence et de gonflement des mains et des pieds.

    Les premiers décès de travailleuses dues à cette maladie insidieuse ont été signalés en 1916, mais peu de mesures ont été prises.

    Des accidents sont également survenus lors de la manipulation quotidienne de produits chimiques explosifs. Des centaines de travailleurs ont perdu la vie dans des explosions et des milliers de personnes se sont retrouvées sans toit.

    Toute référence aux femmes de la classe ouvrière dans les programmes et articles célébrant l’anniversaire de la fin de la guerre cette année risque d’ignorer leur lien avec le mouvement syndical. Pourtant, la concentration des travailleuses dans l’industrie d’armement a encouragé une croissance rapide de leur affiliation syndicale.

    The best militants, mainly socialists and Marxists, rejected the industrial truce declared by the union leaders and created new rank and file bargaining structures, which by 1917 were to result in the formation of the National Shop Stewards Movement.

    Dans l’ensemble, les effectifs féminins dans les syndicats ont augmenté de 160% pendant la guerre, en particulier au sein de la Fédération nationale des travailleuses et du Syndicat des travailleurs. En 1918, ce dernier employait 20 femmes fonctionnaires à plein temps et comptait plus de 80 000 membres féminins, soit le quart des membres du syndicat.

    Les femmes furent de plus en plus nombreuses à adhérer aux syndicats à une époque où les mécanismes officiels des syndicats se sont effectivement intégrés à l’État.

    Les meilleurs militants, principalement socialistes et marxistes, rejetèrent cette trêve industrielle déclarée par les dirigeants syndicaux et créèrent de nouvelles structures de négociation pour la base (la majorité des membres) qui, en 1917, devaient aboutir à la formation du « Mouvement national des délégués syndicaux ».

    Ce processus a commencé à Clydeside (Angleterre) où une grève des ingénieurs en février 1915 avait été organisée par le Clyde Labour Withholding Committee, le précurseur du Clyde Workers’ Committee (CWC).

    Clydeside “rouge”

    Neuf mois plus tard, menacés de déduire les arriérés de loyer des salaires, une grève de 15 000 travailleurs du chantier naval de Clyde a été organisée pour soutenir les grèves de loyer organisées par des femmes impliquées dans un mouvement de locataires contre les augmentations de loyer. Cela a donné un nouvel élan à la Convention sur les armes chimiques.

    William Gallacher, l’un des principaux dirigeants du CWC, a commenté le rôle des femmes de la classe ouvrière à la tête de la campagne : “Mme Barbour, une femme au foyer typique de la classe ouvrière, est devenue la dirigeante du mouvement comme on n’en avait jamais vu auparavant… Réunions de rue, réunions de cour arrière, tambours, cloches, trompettes – toutes les méthodes étaient utilisées pour faire sortir les femmes et les organiser en vue de la lutte. Les avis étaient imprimés par milliers et placés dans les vitrines : partout où vous alliez, vous pouviez les voir. Une rue après l’autre, pas une fenêtre sans: “Nous ne payerons pas un loyer plus élevé.”

    Des équipes de femmes se sont mobilisées contre les huissiers de justice pour prévenir les tentatives d’expulsion. Cette action communautaire et industrielle combinée de femmes et d’hommes de la classe ouvrière a forcé le gouvernement à imposer immédiatement des restrictions de loyer aux propriétaires privés.

    Le principal problème auquel le CWC fut confronté était la dilution, c’est-à-dire le remplacement de la main-d’œuvre qualifiée par une main-d’œuvre non qualifiée, y compris les femmes. En temps de guerre, il était difficile de prévenir cela.

    Le CWC accepta à l’époque de ne pas s’opposer à la dilution à condition que toutes les industries et les ressources nationales soient nationalisées sous le contrôle des travailleurs et que tous, y compris les femmes, soient payés au taux standard pour l’emploi.

    Les comités de délégués syndicaux s’étendirent également, en particulier à Sheffield où cela a été élargi pour inclure les travailleurs et travailleuses qualifiés, semi-qualifiés et non qualifiés.

    JT Murphy, l’un des dirigeants du Comité des travailleurs de Sheffield, expliqua comment l’utilisation des femmes comme main-d’œuvre bon marché avait créé un antagonisme entre les hommes et les femmes.

    Murphy et le comité des délégués syndicaux de Sheffield ont cherché à surmonter ce problème en soutenant activement la lutte des travailleurs non qualifiés, hommes et femmes pour des salaires plus élevés et en encourageant les femmes dans le mouvement syndical.

    Le comité des travailleurs à prédominance masculine condamna le sexisme et chercha à coopérer plus étroitement avec les syndicats représentant les travailleuses, en particulier le Syndicat des travailleurs.

    Suffragettes

    Les divisions de classe entre les femmes pendant la guerre se sont étendues au mouvement pour le suffrage, car les dirigeantes de la classe moyenne abandonnèrent la lutte pour le vote pour des campagnes femmes spécifiques.

    Par exemple, Christabel Pankhurst a pleinement soutenu la guerre et s’est impliquée dans le mouvement patriotique pour faire pression sur les hommes pour qu’ils s’enrôlent dans les forces armées. De nombreux militaires en repos, en congé et même blessés sont devenus les cibles de ce mouvement, tout comme les hommes jugés inaptes au service militaire.

    De nombreux ouvriers ingénieurs qui avaient été exemptés du service militaire ont décidé de porter des insignes ” On War Service ” (en service de guerre) pour se protéger des « justiciers et justicières à plumes blanches » (ceux et celles qui faisaient pression pour que personne ne puisse échapper à l’enrôlement).

    Emmeline et Christabel Pankhurst appelèrent à la conscription militaire pour les hommes et à la conscription industrielle pour les femmes. Elles mirent les fonds de leur organisation à la disposition du gouvernement. Elles organisèrent des manifestations soutenues par le gouvernement pour faire pression sur les femmes pour qu’elles acceptent des emplois dans les usines.

    La nature réactionnaire de leur politique patriotique s’est manifestée par leur soutien à l’interdiction des syndicats.

    Christabel Pankhurst exigea que les travailleurs non qualifiés et semi-qualifiés soient embauchés sans aucune garantie et sécurité.

    Contrairement à sa mère et à sa sœur, Sylvia Pankhurst a défendu la cause de l’égalité de salaire pour un travail égal et s’est battue pour de meilleures conditions de travail pour les femmes.

    La Fédération des Suffragettes de Sylvia Pankhurst, basée à Londres, a continué à militer pour le vote des femmes pendant la guerre, tout en faisant campagne pour la paix, les libertés civiles et le contrôle des loyers et des prix des denrées alimentaires contre le profit flagrant des capitalistes sur la guerre. La Fédération a également exigé la nationalisation de l’approvisionnement alimentaire et l’abolition du profit privé.

    A la fin de la guerre, diverses organisations femmes ont exigé l’égalité des salaires, la réglementation des salaires dans les métiers peu rémunérés, une semaine de 48 heures, l’abolition des amendes de travail, les dispositions relatives à la maternité et le vote. Il a également été demandé que tous les syndicats soient ouverts aux travailleuses et que les femmes soient représentées dans les organes de direction des syndicats.

    La classe dirigeante, cependant, voulait simplement un retour aux affaires normales. Mais avec une action industrielle de masse dépassant les chiffres d’avant la guerre et une atmosphère presque insurrectionnelle, le gouvernement a été contraint d’introduire une série de lois sur le contrôle des loyers, le logement social, les droits de maternité et la protection de l’enfance. Avec le temps, avec la défaite des luttes ouvrières, ces mesures progressistes furent annulées.

    L’attitude des syndicats sur les droits des femmes n’était pas toujours progressiste. En 1918, une conférence syndicale a adopté une motion demandant que les femmes soient bannies des métiers ” inadaptés ” et que les femmes mariées soient exclues du travail.

    Ces points de vue étaient encouragés par l’establishment politique qui considérait la position des femmes dans l’industrie comme une utilité en temps de guerre.

    Lutter pour l’égalité

    L’adoption de telles motions par les syndicats pourrait s’expliquer en partie par les conditions d’un capitalisme d’après-guerre où des millions d’hommes démobilisés ont découvert les dures réalités de la ” terre digne des héros “, mais aussi par les limites de la direction officielle du mouvement ouvrier qui n’avait pas la volonté d’affronter le capitalisme.

    Ce fut aux travailleuses elles-mêmes de se battre pour obtenir de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires.

    Le succès d’une grève à salaire égal la même année, la première du genre à Londres et dans le sud-est par les travailleuses du tramway et du métro, a contraint le gouvernement à mener une enquête spéciale pour déterminer si le principe de l’égalité salariale entre les hommes et les femmes devrait s’appliquer à toutes les industries.

    Elle a conclu que les principes existants de détermination des salaires ne devraient pas être modifiés.

    Plus de 50 ans se sont écoulés avant que l’égalité salariale ne soit inscrite dans la loi en Angleterre, et ce, uniquement en raison de la grève réussie des femmes machinistes à Ford (Dagenham).

    Au milieu du carnage de la Première Guerre mondiale, des idées radicales et progressistes ont émergé sur les droits des femmes, ce qui reflète l’expérience riche du temps de guerre, y compris l’intégration des femmes dans le mouvement syndical, et le militantisme plus large des travailleurs avant et pendant la guerre.

    Les meilleurs militants de la classe ouvrière, femmes et hommes, sont devenus les chefs de file des batailles industrielles de masse contre l’austérité de l’après-guerre et les attaques contre les conditions de travail des travailleurs.

    Inspirés par la Révolution russe de 1917, ils ont créé le Parti communiste, qui représentait à l’époque le meilleur moyen de faire progresser les droits des femmes de la classe ouvrière.

    Cent ans plus tard, nous sommes confrontés à une tâche similaire, celle de créer des organisations ouvrières indépendantes pour contester les inégalités du capitalisme, les oppressions comme le sexisme, le racisme, la LGBTQI+ phobie. Il est essentiel de pouvoir apprendre des luttes du passé pour pouvoir mieux préparer le futur.

  • USA. Les leçons du mouvement de masse des femmes des années ’60 et ’70

    Un nouveau mouvement des femmes émerge en réponse à l’élection du misogyne Donald Trump, à commencer par les marches des femmes de 2017 et maintenant avec la campagne #MeToo. Le pouvoir potentiel du moment #MeToo a tellement effrayé la classe politique, les PDG, les investisseurs et actionnaires, -en bref les « 1% »- que des douzaines d’abuseurs célèbres ont été licenciés ou forcés de démissionner. C’est une victoire, mais les femmes ont beaucoup plus à gagner.
    Un véritable outil pour que les travailleurs et travailleuses puissent se défendre face à des patrons et des collègues abusifs, (que votre patron soit célèbre ou non) peut être gagné, mais il faudra un mouvement de masse qui prend la rue et perturbe le statu quo. Le dernier grand mouvement des femmes aux États-Unis au cours des années 1960 et 1970 a été une période de mobilisation soutenue autour des questions féminines qui a permis d’obtenir d’importantes réformes et de changer l’attitude de millions de personnes à l’égard du rôle des femmes dans la société. Elle a également montré les limites du féminisme libéral.

    Le mouvement des femmes des années 1960 et 1970 a émergé au cours d’une période de bouleversements sociaux massifs à l’échelle nationale et internationale. Aux États-Unis, la lutte déterminée des Afro-Américains dans le mouvement des droits civiques a eu un effet transformateur sur la conscience de millions de travailleurs et de jeunes. Le mouvement contre la guerre du Vietnam était d’une ampleur énorme, attirant environ 36 millions de personnes pour protester au cours de la seule année 1969. L’establishment était contesté de tous les côtés, et les femmes, les gens de couleur, les LGBTQI+ et les travailleurs étaient encouragés à porter leur lutte contre l’oppression et l’inégalité à des niveaux d’organisation et d’action plus élevés.

    La naissance de NOW

    L’Organisation nationale des femmes (NOW), fondée en 1966, a élaboré une stratégie et des tactiques pour assurer la pleine égalité juridique des femmes et des hommes. Bien que NOW ait souvent fait campagne pour des revendications qui profiteraient à toutes les femmes, les politiques de NOW étaient centrées sur les préoccupations des femmes instruites de la classe moyenne et étaient parfois en désaccord avec les intérêts des femmes de la classe ouvrière.

    NOW a réussi à obtenir des réformes grâce à une avalanche de poursuites judiciaires combinées à des protestations et à des actions de masse, en particulier en matière de discrimination à l’emploi. Elle a commencé par faire pression pour que l’on mette fin à la ségrégation des listes d’emplois dans les journaux, en combinant les efforts de lobbying avec des piquets de grève et des manifestations qui ont réussi à mettre fin à cette pratique en 1968. La Commission pour l’égalité des chances en matière d’emploi, l’organisme fédéral chargé d’appliquer les règles contre la discrimination dans l’emploi, n’a commencé à appliquer la loi qu’après qu’une campagne de NOW ait forcé le changement.

    Le 26 août 1970, la grève nationale des femmes a vu des dizaines de milliers de femmes faire grève dans tout le pays autour de trois revendications centrales : le droit à l’avortement, le droit à la garde d’enfants et l’égalité des chances en matière d’emploi et d’éducation. Le caractère des manifestations variait d’une ville à l’autre, mais c’est à cause de l’existence de NOW que la grève des femmes a été une action coordonnée à l’échelle nationale.

    Dans la ville de New York, cinquante mille femmes ont marché sur la 5e Avenue, et une bannière a été accrochée à la Statue de la Liberté, portant l’emblème « Women of the World Unite ! ». La grève d’un jour a été un énorme succès, et le nombre de membres de NOW a augmenté de 50 % au cours des mois suivants. À son apogée en 1974, NOW pouvait revendiquer 40 000 membres, ce qui reflète le fait que le Mouvement des femmes avait vraiment acquis un caractère de masse.

    Bien que NOW ait adopté un programme relativement radical, l’organisation n’a pas cherché à contester le système capitaliste, mais à obtenir une place équitable pour les femmes au sein même du système. Dans l’intérêt de paraître acceptable aux yeux du “courant dominant” de la société, les dirigeantes de NOW ont consciemment repoussé les radicaux. Cette tactique était clairement liée à une aile du Parti démocrate.

    Malgré certaines campagnes sur l’inégalité raciale, NOW avait de graves lacunes dans son approche à l’égard des femmes de couleur, et l’organisation était majoritairement blanche.

    Betty Friedan, la dirigeante de NOW, a qualifié de “menace lavande” la radicalisation des femmes lesbiennes ; le lesbianisme ne cadrait pas avec la politique de respectabilité de Friedan. Le refus de NOW d’adopter pleinement la diversité ethnique et de genre dans l’organisation et l’accent mis sur l’égalité juridique plutôt que sur un programme répondant aux besoins des travailleuses constituait une faiblesse importante pour l’ensemble du mouvement des femmes.

    La libération des femmes

    Pour beaucoup de jeunes femmes impliquées dans les mouvements anti-guerre et de défense des droits civils, le féminisme libéral incarné par NOW n’était pas suffisant. L’énorme radicalisation de cette période a incité les femmes à explorer le démantèlement complet des rôles des femmes dans les relations amoureuses, dans la famille, dans la société et dans les organisations de gauche. La naissance des groupes de libération des femmes peut être attribuée aux expériences des femmes militantes qui sont mises à l’écart politiquement, souvent sexuellement objectifiées au sein de certaines organisations de « gauche ».

    C’était particulièrement vrai pour « Students for a Democratic Society », qui n’a pas réussi à s’attaquer au chauvinisme généralisé dans ses rangs. Cela a conduit un certain nombre de femmes de la SDS à une discussion plus intense sur les racines profondes de l’oppression des femmes et sur la façon de la combattre. Ce type de débats a eu lieu parmi les femmes militantes de gauche à travers le pays, y compris dans les organisations noires et latines. À l’automne 1967, des femmes radicales ont commencées à former leur propre organisation, dédiée à la libération des femmes. En 1969, il y avait des groupes de libération des femmes dans plus de 40 villes.

    Les organisations de libération des femmes ont souvent commencé comme des groupes de conscientisation, où les femmes se réunissaient pour discuter de leur oppression commune et se sont développées en groupes activistes qui ont utilisé l’action directe pour faire campagne sur les droits reproductifs, le viol et l’objectivation des femmes. Les militantes ont renversé le tabou sur le fait de parler de la sexualité et de la santé reproductive des femmes, et les femmes lesbiennes ont été accueillies dans le mouvement.

    Bien que le mouvement de libération des femmes ait adopté une vision plus globale des expériences des femmes que le mouvement féministe dominant, il était également dominé par les femmes blanches de la classe moyenne. Les socialistes-féministes au sein du mouvement n’ont jamais fusionné en une force unifiée qui aurait eu un impact sur la direction générale de la libération des femmes. Les idées séparatistes selon lesquelles les femmes s’organisent et même vivent séparées des hommes était une tendance au sein du mouvement de libération des femmes, ce qui donnait aux médias le moyen de le dénigrer en le qualifiant de “haine de l’homme”. L’incapacité du mouvement à adopter un programme clair qui puisse répondre aux intérêts et aux besoins des femmes de la classe ouvrière et des femmes de couleur a limité son attrait, même si ses campagnes ont eu un impact positif sur l’opinion publique.

    Gagner le droit de choisir

    NOW a été la première organisation nationale à exiger l’abolition de toutes les lois restreignant l’avortement et a contribué à la création de l’Association nationale pour l’abrogation des lois sur l’avortement (NARAL), qui a mené la campagne principale en faveur du droit à l’avortement.

    NARAL a travaillé avec le mouvement de libération des femmes, qui connaissait alors une croissance rapide, pour organiser des événements provocateurs, tels que des conférences où les femmes témoignaient de leurs propres expériences d’avortement. Les débats contre les activistes anti-avortement étaient une autre tactique privilégiée de NARAL, et l’organisation a produit du matériel donnant des conseils sur la façon d’organiser et de gagner des débats, et comment obtenir une couverture médiatique maximale.

    Le « Chicago Women’s Liberation Union », un groupe socialiste-féministe dont les nombreux projets comprenaient le « Jane Collective », a organisé une action directe au congrès de l’American Medical Association, où des activistes ont infiltré l’événement et présenté une liste de revendications incluant l’avortement gratuit et légal. Le mouvement des femmes de New York a obtenu le droit à l’avortement après une lutte soutenue, y compris des actions directes en 1970. Des campagnes similaires ont éclaté dans tout le pays et 14 États ont libéralisé les lois sur l’avortement à des degrés divers avant l’affaire Roe vs. Wade.

    Dans l’État de Washington, un groupe de médecins préoccupés par la menace des avortements illégaux pour la santé des femmes a réussi à faire inscrire l’avortement comme revendication sur le bulletin de vote de l’État en 1970. Deux organisations féministes de Seattle ont reformulé la question comme une question de libération des femmes et ont créé un mouvement populaire pour se battre pour chaque vote. « Women’s Liberation Seattle” a produit et vendu 10 000 exemplaires d’une brochure intitulée “One in Four of Us Have Have Had or Will Have Have an Abortion”. Des rassemblements et des réunions ont eu lieu dans tout l’État et les militants ont distribué des tracts et frappé à la porte pour faire passer le mot. En fin de compte, l’initiative a été adoptée avec 56 % des voix en faveur du droit des femmes à l’avortement.

    La décision de la Cour suprême de 1973 légalisant l’avortement à l’échelle nationale, Roe vs. Wade, a été une victoire historique pour le mouvement des droits des femmes. Dans une série d’événements qui ressemble à la lutte plus récente pour l’égalité du mariage, une Cour suprême conservatrice a suivi le mouvement de masse et le changement d’attitude de la population à l’égard de l’avortement. La Cour, représentant les intérêts de la classe dirigeante, a été forcée par le mouvement à passer à l’action s’il voulait éviter une nouvelle radicalisation massive.

    Les femmes et le mouvement ouvrier

    Les femmes de la classe ouvrière, la plupart du temps hors des projecteurs du mouvement féministe organisé, ont tracé leur propre chemin vers la libération, et elles l’ont fait sur leur lieu de travail et dans leurs syndicats. Les femmes sont entrées en grand nombre sur le marché du travail dans les années 60 et 70, et faisaient partie d’une transformation démographique de la classe ouvrière américaine qui incluait également de nouvelles industries et catégories d’emploi s’ouvrant aux travailleurs noirs et autres minorités ethniques.

    Les femmes exerçant des professions traditionnellement féminines, comme les employées de maison, de bureau, d’hôpital et d’autres travailleuses du secteur des services se sont également engagées dans la lutte, utilisant l’action collective pour lutter contre les revendications économiques, y compris contre le sexisme rampant sur le lieu de travail, présent dans de nombreux emplois à prédominance féminine dans le secteur des services. Les femmes de la classe ouvrière se sont engagées dans une lutte féministe qui correspondait à leurs propres conditions, où les normes sexistes, racistes et paternalistes qui régissaient les relations de travail ont été remises en question dans un mouvement qui a contribué de façon importante au rejet croissant des attitudes sexistes traditionnelles sur le rôle des femmes.

    Par exemple, les conditions de travail des agents de bord dans les années 1960 étaient un cauchemar de l’objectivation féminine : pesée hebdomadaire avec des travailleuses qui risquaient d’être licenciées si elles dépassaient, âge maximum de travail de 32 ans et des campagnes publicitaires qui invitaient pratiquement les passagers à harceler sexuellement les travailleuses. Les agents de bords syndiquées se sont heurtées à un mur lorsqu’elles ont essayé d’obtenir de leurs dirigeants syndicaux masculins qu’ils prennent des mesures contre le sexisme au travail. Les employées de bureau étaient considérées comme des “épouses de bureau” mal payées qui devaient aller chercher du café et faire le déjeuner pour les patrons masculins. Les deux groupes de travailleuses ont créé de nouvelles organisations pour protester contre leur statut de seconde classe et souvent hypersexualisé sur le lieu de travail et tous deux ont fini par former de nouveaux syndicats.

    Les hôtesses de l’air ont construit « Stewardesses for Women’s Rights » (SFWR), qui a développé une vaste campagne de protestation, de recours juridiques et de publicité avec le soutien du mouvement féministe dominant. Les employées de bureau ont mis sur pied des organisations qui ont construit des manifestations et fait pression sur le gouvernement au sujet de la discrimination fondée sur le sexe en matière d’embauche, de rémunération et de promotion. Les agents de bord ont particulièrement bien réussi à utiliser les ralentissements, les arrêts maladie et les menaces de grève en conjonction avec SFWR pour mettre fin à plusieurs des politiques déshumanisantes les plus flagrantes.

    Les travailleuses domestiques, majoritairement noires, étaient confrontées à la double oppression du racisme et du sexisme au travail et fortement exploitées sans aucune protection légale du travail. Les organisations de travailleuses domestiques, comme le « Syndicat national des travailleuses domestiques », remplissaient souvent de nombreuses fonctions : faire campagne contre les bas salaires et les pratiques abusives, éduquer les travailleurs sur leurs droits, placer les travailleurs dans des emplois et régler les griefs avec les employeurs. Malgré les difficultés de syndicalisation des travailleuses très isolées, ces organisations ont contribué à obtenir certaines protections juridiques fédérales et des salaires plus élevés sur certains marchés régionaux.

    Le potentiel révolutionnaire des années 1970

    Le chevauchement des mouvements des femmes dans NOW, dans les groupes féministes radicaux et dans les lieux de travail a coïncidé avec une recrudescence dramatique et soutenue du militantisme de la classe ouvrière. En 1970, environ un sixième des 27 millions de travailleurs syndiqués sont partis en grève. Ces travailleurs se battaient pour obtenir plus qu’une augmentation des salaires et des avantages sociaux ; les enseignants, en grande majorité des femmes, ont fait grève pour améliorer les politiques en classe et étendre les droits à la négociation collective dans le secteur public. Les mineurs, les routiers et les travailleurs de l’automobile ont frappé en masse, tout en organisant simultanément des comités pour casser le contrôle des dirigeants de leurs syndicats et donner davantage de voix à la base. Les travailleurs de l’électricité, du téléphone et des chemins de fer ont mobilisé des centaines de milliers de personnes lors de grèves qui ont stoppé des pans entiers de l’industrie.

    La révolte ouvrière, combinée aux mouvements sociaux radicaux contre le racisme et le sexisme, et la révolte au sein de l’armée américaine au Vietnam créait une situation de plus en plus ingouvernable. Le scandale du Watergate et la mise en accusation subséquente de Richard Nixon ont montré le chaos qui enveloppait la classe dirigeante américaine.

    Tragiquement, cependant, le potentiel de transformation des années 1970 n’a pas été réalisé. Les travailleurs, les jeunes, les femmes, les personnes de couleur et les LGBTQI+ se révoltaient contre l’establishment, mais leurs dirigeants n’ont pas réussi à s’unir et à construire un nouveau parti politique représentant les intérêts des travailleurs et de tous les opprimés pour s’attaquer au système politique et économique dominé par le capitaliste.

    L’une des premières victimes de cet échec a été le veto largement incontesté de Nixon à l’égard d’une loi qui aurait créé une puériculture universelle en 1971. Malgré l’afflux de femmes sur le marché du travail, un mouvement de masse organisé de femmes et une recrudescence de la base dans les syndicats, aucun effort commun n’a été lancé pour combattre ce veto.

    A partir de 1975, des valeurs familiales émergentes de l’extrême-droite ont pris de l’ampleur, qualifiant de communistes et d’anti-américains les services de garde d’enfants, au fur et à mesure que se développait la réaction contre le mouvement des femmes. Le Parti démocrate a également commencé à se diriger vers la droite lorsque les capitalistes se sont dirigés vers des politiques néolibérales. L’élection de Ronald Reagan en 1980, et son licenciement des travailleurs en grève de la circulation aérienne un an plus tard, a marqué le début de plusieurs décennies de défaites pour les syndicats, dont le mouvement ouvrier ne s’est pas (encore) remis.

    Nécessité d’un leadership marxiste

    Les expériences des femmes confrontées aux attitudes régressives choquantes dans certaines sections de la « nouvelle gauche » reflétaient l’absence d’un courant marxiste authentique et significatif aux Etats-Unis, luttant pour des idées féministes socialistes.

    Au mieux, la première gauche radicale américaine était en première ligne dans la lutte pour les droits des femmes, en particulier dans l’organisation de travailleuses extrêmement exploitées. Les « ouvrières industrielles du monde » (I.W.W) et les activistes socialistes comme Elizabeth Gurley Flynn, par exemple, ont joué un rôle clé dans la fameuse grève du “pain et des roses” de 1912 par les ouvrières immigrées du textile à Lawrence, Massachusetts. C’est aussi le Parti socialiste qui a organisé la première marche de la Journée des femmes en 1909 à New York et qui a inspiré l’Internationale socialiste à l’adopter comme journée internationale d’action pour les femmes de la classe ouvrière l’année suivante.

    Les socialistes révolutionnaires, y compris Marx et Engels, voyaient l’oppression des femmes comme faisant partie intégrante de toute l’histoire de la société de classe. Ils ont conclu que, tout en luttant bec et ongles pour tous les gains possibles pour les femmes qui travaillent aujourd’hui, leur libération totale ne pouvait être gagnée qu’en mettant fin au règne des capitalistes.

    Armées d’un véritable programme marxiste, des dizaines de milliers de combattantes et combattants pour la libération des femmes, la libération des Noirs et le pouvoir ouvrier auraient pu s’unir aux États-Unis dans les années 70 pour construire un courant révolutionnaire puissant dans un large parti ouvrier de masse. Les tâches historiques du mouvement des femmes des années 1960 et 1970 restent à accomplir : les femmes continuent de se heurter à des obstacles en matière de droits reproductifs, d’emploi, de violence sexuelle, etc. Un nouveau mouvement des femmes est nécessaire à côté d’un mouvement ouvrier de masse qui, sur la base des leçons du passé, défie le système capitaliste lui-même dans une lutte décisive pour la libération des femmes.

  • Mai 1968 en France : un mois de révolution

    En France, le programme pro-patronal d’Emmanuel Macron provoque aujourd’hui des manifestations massives d’étudiants et de travailleurs. Les événements survenus il y a cinquante ans reviennent inévitablement en mémoire. Les nouvelles générations seront-elles capables de remplir la tâche de changer la société française en une société socialiste ?

    Dossier de Clare Doyle

    Il n’est pas exagéré de dire que la situation qui s’est développée au mois de mai 1968 en France a rendu très réelle la perspective d’une révolution socialiste dans un pays européen industriellement développé. La victoire de la classe ouvrière française aurait pu entrainer l’effondrement des gouvernements capitalistes de toute l’Europe à la manière de dominos. En Belgique aussi se sont fait ressentir les effets de la lutte des classes faisant rage en France.

    Comment tout a commencé

    Après la Seconde Guerre mondiale, la production industrielle a rapidement augmenté en France, en Italie et ailleurs en Europe. Mais les travailleurs vivaient dans des bidonvilles et gagnaient des salaires qui ne leur permettaient pas d’acheter les autos, les machines à laver, les réfrigérateurs et les cuisinières qu’ils produisaient. En France, la Ve République instaurée par le général de Gaulle en 1958 reposait sur un ‘‘État fort’’ qui avait – et a toujours – le pouvoir bonapartiste de dissoudre le Parlement lorsque le président l’estime nécessaire et de faire descendre les troupes dans la rue.

    Parmi les étudiants, la colère grondait face aux salles de cours surpeuplées, aux logements étudiants non-mixtes, à la guerre du Vietnam et à l’apartheid en Afrique du Sud. Les universités vivaient au rythme des sit-in et des débats tenus jours et nuits. Actions et manifestations déferlaient dans les rues, brutalement réprimées par les forces de l’État, dont les CRS si détestés. Des campus universitaires ont été fermés et certains dirigeants étudiants traduits en justice et emprisonnés. Des centaines de personnes ont été arrêtées et des milliers blessées par la répression violente.

    L’élite dirigeante, particulièrement le gouvernement, était divisé quant à savoir s’il fallait poursuivre la répression ou au contraire accorder quelques concessions. C’est là une caractéristique typique du développement de toute situation révolutionnaire. À Paris, au début du mois de mai, les concessions ont enhardi les étudiants. Le nombre de manifestations allait croissant, de même que celui des blessés, avec un soutien toujours plus large.

    Les syndicats ont alors commencé à organiser des manifestations de solidarité à l’extérieur de la capitale. Dans des centaines de lycées, les élèves se sont mis en grève et ont occupé leurs écoles. De jeunes travailleurs ont commencé à rejoindre les batailles de rue : ‘‘S’ils se permettent de faire ça aux fils et aux filles du ‘‘sommet’’ de la société, que nous feront ils quand nous descendrons dans les rues avec nos propres revendications ?’’ Les slogans commençaient à ouvertement réclamer la démission de de Gaulle : ‘‘Hé, Charlie, dix ans, c’est assez !’’

    Au début, les dirigeants du Parti communiste français (PCF) ont condamné les étudiants, ces ‘‘anarchistes’’, ‘‘trotskystes’’ et ‘‘maoïstes’’ ‘‘jouant à la révolution’’. Mais la pression exercée par la base en faveur d’actions de solidarité avec les étudiants a forcé la CGT (la fédération syndicale dirigée par le PCF) ainsi que la CFDT plus ‘‘modérée’’ et la Fédération de l’Éducation nationale (FEN) à appeler à une grève générale de 24 heures le lundi 13 mai.

    L’escalade

    Ce jour-là, il y eut plus de cinq millions de grévistes. Un million de personnes ont manifesté à Paris et des dizaines de milliers dans d’autres villes. Les dirigeants syndicaux espéraient que les choses se calment ensuite et que les travailleurs s’inclinent une nouvelle fois sous le joug de l’exploitation capitaliste. Ce fut le seul appel officiel à la grève tout au long de ce ‘‘mois de révolution’’ qui, à son apogée, a atteint les 10 millions de grévistes.

    Quelques ouvriers de l’usine Sud-Aviation à Nantes, influencés par les trotskystes du courant ‘‘lambertiste’’, ont décidé de rester en grève et d’occuper leur usine. Ce sont eux qui ont lancé le mouvement. Usines automobiles, chantiers navals, hôpitaux, mines, dépôts, bureaux de poste, magasins, théâtres, écoles,… sont partis en grève les uns à la suite des autres et ont été occupés. Les travailleurs agricoles ont lancé des sit-in tandis que leurs syndicats lançaient un appel pour une manifestation nationale le 24 mai.

    Le 18 mai, le pays était presque totalement paralysé. L’organisation fasciste Occident ne parvenait quant à elle pas à réunir plus de 2.000 personnes pour une manifestation visant à briser la grève !

    Le lundi 20, six millions de grévistes occupaient leurs lieux de travail à l’aide de comités de grève et de rotations pour assurer la garde et l’entretien des machines et de l’équipement. Dans certains cas, des patrons furent enfermés dans leurs bureaux. Partout, on hissait des drapeaux rouges et l’Internationale était chantée. À l’extérieur de certaines usines, les effigies des patrons étaient suspendues à des gibets !

    Avocats, architectes, fonctionnaires, enseignants, employés de banque, des grands magasins, des centrales nucléaires,… tous étaient impliqués. Même les danseuses des Folies Bergères ont rejoint le mouvement en dénonçant leurs conditions de travail et en exprimant leur désir d’une vie différente ! Le festival de Cannes a été interrompu, les travailleurs de la radio et de la télévision d’État ont pris le contrôle des programmes et des informations et même les footballeurs professionnels sont entrés en grève. Les ports étaient paralysés. Dans la marine et la police, la mutinerie couvait.

    Au Conseil national du patronat français (CNPF, l’ancêtre du Medef), les employés ont occupé la salle du conseil d’administration. Les comités de grève étaient animés de débats intenses sur le fonctionnement d’une autre société, souvent en termes de démocratie socialiste ou communiste. Le principal parti ouvrier de l’époque, le Parti communiste pro-stalinien, craquelait de toutes parts en tentant de maintenir sa ligne politique selon laquelle il ne s’agissait en rien d’une grève politique.

    Le vendredi 24, 10 millions de personnes étaient en grève, soit plus de la moitié de la force de travail du pays. De violentes batailles faisaient rage dans les rues de Paris où des barricades avaient été érigées pour la première fois depuis les combats de la Libération contre l’occupation fasciste.

    Le 25 mai, des pourparlers tripartites ont débuté entre le gouvernement, les patrons et les dirigeants syndicaux. Après trois jours et trois nuits de pourparlers, un très généreux paquet de réformes sociales fut conclu (les accords de Grenelle), portant sur les salaires, les vacances, le temps de travail, etc. Les réformes proposées – produits d’événements révolutionnaires – étaient pourtant insuffisantes pour étancher la soif des millions de travailleurs qui occupaient leur lieu de travail. Le lendemain, dans les gigantesques usines automobiles et ailleurs, lorsque les dirigeants syndicaux ont présenté l’accord, il a été rejeté sans cérémonie. Les travailleurs voulaient tout autre chose, quelque chose qui n’avait encore été articulé par aucun des dirigeants ‘‘traditionnels’’.

    Et maintenant ?

    Le 27 mai, 50.000 personnes ont rempli le stade Charléty à l’occasion d’un rassemblement organisé par la gauche non communiste pour discuter d’une alternative politique au gaullisme et au capitalisme. La CGT avait appelé à une manifestation le 29 mai et un demi-million de grévistes défilèrent dans la capitale ce jour-là. Au même moment, De Gaulle faisait ses valises pour s’envoler hors du pays, expliquant à l’ambassadeur américain que l’avenir ‘‘dépend maintenant de Dieu’’.

    Mais les dirigeants ouvriers n’avaient aucun programme visant à prendre le pouvoir qui gisait pourtant au sol, dans la rue. Ceux qui avaient une idée des tâches nécessaires à accomplir ne disposaient pas d’une voix suffisamment forte. Les travailleurs attendaient des ‘‘communistes’’ qu’ils annoncent un programme alternatif. En vain. Plus tard, les dirigeants du PCF diront que l’État était trop fort. Mais l’État était en pleine désintégration.

    Une situation révolutionnaire

    Une situation classique de double pouvoir existait – une situation révolutionnaire avec la couche dirigeante en lambeaux, la classe moyenne du côté de la classe ouvrière et adoptant ses méthodes de lutte (occupations, manifestations) et la classe ouvrière en mouvement et prête à se battre jusqu’au bout. Les travailleurs des pays voisins comme la Belgique avaient déjà manifesté leur solidarité tant en paroles qu’en actes, en refusant notamment de reprendre du travail des ouvriers français en grève (impression de documents gouvernementaux, transport de marchandises à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, etc.).

    Qu’est-ce qu’une direction révolutionnaire disposant d’une assise de masse aurait bien pu faire pour mener la révolution à son terme ? L’idée de relier entre eux les comités de grève aux niveaux local, régional et national afin de constituer un gouvernement alternatif a bien été avancée, mais par des personnes à la voix trop faible et sans avoir de base au sein du mouvement ouvrier.

    Jusque-là, les trotskystes de la Quatrième Internationale, dont s’était politiquement séparé le groupe Militant (qui lança plus tard le Comité pour une Internationale Ouvrière, dont le PSL/LSP est la section belge), faisaient montre de pessimisme face à la classe ouvrière européenne, y compris française, arguant en 1965 qu’elle ne passerait pas à l’action avant au moins 20 ans ! En France, ils s’étaient concentrés sur le mouvement étudiant et sur la révolte contre la domination coloniale. Lorsque l’un de leurs dirigeants, Ernest Mandel, a défendu son point de vue à Londres en 1968 lors d’un meeting public un mois à peine avant l’explosion de mai, il a été interpellé par le rédacteur en chef du journal Militant, Peter Taaffe, qui a au contraire défendu que la classe ouvrière conservait sa capacité de révolte et pouvait assez rapidement confronter le capitalisme français. Mandel a repoussé l’idée, mais la classe ouvrière française lui a répondu à sa manière peu après… Il ne faudra pas longtemps avant que les ouvriers français se mettent à nouveau en mouvement avec leurs traditions révolutionnaires !

    La situation était plus que mûre pour une prise de pouvoir révolutionnaire à l’époque, avec notamment des exemples de comités de grève mixtes composés d’ouvriers, d’étudiants et de petits agriculteurs qui prenaient le relais des anciennes forces de l’État.

    À Nantes, berceau de Sud-Aviation, là où la grève a tout d’abord pris son envol, un tel comité s’est constitué très tôt. Il a pris le contrôle de la région Loire Atlantique sur tous les aspects de la société : la production, la distribution et l’échange. De petits agriculteurs apportaient leur production aux villes à des prix plus bas, la police a été remplacée par des patrouilles de quartier composées d’étudiants et de travailleurs tandis que les autres secteurs étaient invités à faire de même.

    Si des organes représentatifs similaires s’étaient développés dans chaque région et que des délégués y avaient été élus pour un conseil national, ces comités de lutte seraient devenus des organes du pouvoir des travailleurs. Tout comme en Russie en octobre 1917, une direction révolutionnaire dans laquelle les masses avaient confiance aurait pris toutes les mesures nécessaires pour amener les forces étatiques existantes du côté d’un gouvernement socialiste. Elle aurait lancé un appel aux travailleurs de tous les autres pays pour qu’ils fassent de même et paralysent la possibilité d’une intervention militaire de l’étranger.

    Mais les dirigeants des grandes fédérations syndicales et du PCF étaient les derniers à vouloir d’une révolution victorieuse. Si les travailleurs pouvaient prendre le pouvoir dans une économie industrielle développée, ils savaient que cela aurait inspiré les travailleurs d’Union soviétique à se débarrasser de leur bureaucratie parasitaire pour reconstruire une véritable démocratie ouvrière. La Guerre froide aurait fondu comme neige au soleil ! Ces dirigeants ont littéralement trahi la révolution.

    La fin

    Ils ont exhorté les travailleurs à retourner au travail, mais un plus grand nombre d’entre eux se sont joints à la grève, cherchant un moyen de changer la société à jamais. Aucune issue n’a été donnée par les forces politiques qu’ils connaissaient. De Gaulle a ainsi pu revenir en France et convoquer des élections anticipées en mobilisant les forces de la réaction dans la rue. La police et l’armée sont intervenues contre les grévistes et les organisations de gauche. Des centaines d’ouvriers ont été licenciés ; certaines organisations de gauche ont été mises hors la loi.

    Les gaullistes ont remporté les élections législatives de juin tandis que le PCF perdait des voix. Son slogan ne parlait pas d’une nouvelle société socialiste, mais de ‘‘la loi et l’ordre’’. Pourtant, moins d’un an plus tard, De Gaulle disparaissait de la scène, remplacé par Georges Pompidou, ancien banquier chez Rothschild, tout comme Macron.

    Les gains initiaux des accords de Grenelle ont été sapés par l’inflation et la poursuite de l’exploitation capitaliste en général. Mais les syndicats se sont renforcés et le Parti socialiste est né trois ans plus tard. Il est arrivé au pouvoir en 1981 en remportant 55 % des voix.

    Sans appliquer un programme complet de nationalisations sous contrôle et gestion démocratiques des travailleurs, un gouvernement ‘‘socialiste’’ introduisant des réformes sociales finit toujours par devoir mettre en œuvre une politique en faveur de la classe capitaliste. C’est la grande leçon de l’époque de Mitterrand et de la présidence de François Hollande et de son Parti ‘‘socialiste’’ sorti si affaibli des élections de l’an dernier.

    Néanmoins, la plus grande grève générale de l’Histoire, celle de mai 1968 en France, peut inspirer à une nouvelle génération la confiance qu’une société véritablement socialiste peut être obtenue, non seulement dans un pays, mais dans le monde entier.

    LIVRE : Mai 68, un mois de révolution

    Mai-Juin 1968. Répression policière brutale des manifestations étudiantes. En l’espace de quelques jours, dix millions de travailleurs français se mettent en grève. Les usines sont occupées, les drapeaux rouges brandis, et l’Internationale est chantée dans les rues de Paris. Même les forces armées sont infectées par l’esprit révolutionnaire. L’avenir du capitalisme français ne tient plus qu’à un fil. Des comités d’action ouvriers et étudiants discutent constamment sur la poursuite du mouvement ; pourtant, après quelques semaines les grèves se terminent et l’‘ordre’ est restauré.

    Dans ‘Un Mois de Révolution’ (publié pour la première fois en Mai 1988), Clare Doyle analyse les cause de cette puissante explosion de la colère des travailleurs et des étudiants, ainsi que les raisons de son incapacité à avoir pu en finir avec le capitalisme. Elle explique que la classe ouvrière française avait le pouvoir à portée de la main. Avec une direction révolutionnaire clairvoyante, le capitalisme aurait pu être aboli, et un véritable gouvernement socialiste aurait pu voir le jour. L’histoire aurait ainsi pris un tout autre cours.

    Dans une nouvelle introduction, l’auteur revient également sur les luttes de classes en France et internationalement dans la période post-68. Alors que se développe aujourd’hui une colère grandissante contre le capitalisme et l’impérialisme, et qu’une nouvelle génération de jeunes et de travailleurs sont à la recherche d’une alternative, les événements décrits dans ‘Un Mois de Révolution’ peuvent servir de source inspiratrice, démontrant comment une révolution socialiste peut éclater au plein coeur de l’Europe, comme d’ailleurs dans n’importe quel coin du globe.

    A propos de l’auteur

    Clare Doyle est membre du Secrétariat International du Comité pour une Internationale Ouvrière – une organisation socialiste présente dans 40 pays sur les cinq continents. Elle s’est rendue en France en diverses occasions, y compris en 1968. Son travail l’a amené à voyager dans une série de pays et à vivre pour un temps en Russie. Clare Doyle a écrit beaucoup d’articles et de brochures, et demeure une socialiste active et convaincue. ? Commandez ce livre

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