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  • [DOSSIER] Nouveaux mouvements, vieux dilemmes: réforme ou révolution ?

    SYRIZA-photoL’élection du gouvernement Syriza en février 2015 a été saluée par un soutien enthousiaste de la part de la classe des travailleurs en Grèce et dans toute l’Europe, qui s’est transformé en une amère déception après sa capitulation devant la Troïka en juillet dernier. Mais les inégalités et la politique d’austérité continuent à radicaliser des millions de personnes, ce qui fait germer de nouveaux mouvements de gauche. Paul Murphy (Socialist Party, section-sœur du PSL en Irlande et député de l’Anti Austerity Alliance) aborde dans ce dossier les importantes leçons à tirer de l’expérience grecque pour en finir avec le règne des 1%.


     

    « Selon moi, l’atmosphère est un peu similaire à celle d’après 1968 en Europe. Je sens, peut-être pas une ambiance révolutionnaire, mais quelque chose comme une impatience généralisée. Quand l’impatience n’est plus un sentiment individuel mais un aspect social, c’est l’introduction de la révolution. » [1]

    Ces paroles de Donald Tusk, le président du Conseil Européen, sont révélatrices. Elles démontrent la peur croissante des classes capitalistes en Europe. La domination en apparence incontestée du néo-libéralisme depuis la chute du stalinisme est maintenant vigoureusement contestée dans un certain nombre de pays capitalistes avancés. La profonde crise actuelle du capitalisme, qui a commencé fin 2007, se solde politiquement par des virages à gauche dans les points de vue et la conscience ainsi que dans le développement de nouvelles formations de gauche.

    La révolte dans les urnes

    La crise a créé des problèmes politiques significatifs pour la classe capitaliste, en particulier dans la périphérie de l’Europe, là où elle est la plus brutale. La crise est si profonde et si longue que, dans la plupart des pays, les deux faces de la pièce politique ont été au pouvoir. Elles ont appliqué des politiques essentiellement identiques basées sur une profonde austérité, ce qui a fait s’effondrer, en particulier, le soutien des partis anciennement sociaux-démocrates, qui maintenaient encore une base électorale plus ouvrière.

    La chute des partis traditionnels en-dessous de 50% des voix dans 3 pays en est une illustration frappante – en Grèce, où la Nouvelle Démocratie et le PASOK ont obtenu 34% à eux deux aux dernières élections ; en Espagne, où le PP et le PSOE ont obtenu un score combiné de 49% aux élections européennes de l’an dernier et en Irlande où, aux dernières européennes, le Fianna Fail, le Fine Gael et le parti Travailliste ont aussi récolté moins de la moitié des suffrages. Récemment, aux élections législatives du Portugal, alors que le Parti Social-Démocrate et le Parti Socialiste ont encore réalisé le score de 70,9%, cela représente tout de même une baisse de 7,6% et les voix combinées de la gauche radicale sont passées de 5,4% à 18,5%. Les classes capitalistes en Europe font de plus en plus l’expérience de leur propre crise de représentation politique et elles éprouvent des difficultés à trouver des instruments politiques stables pour assurer leur règne.

    La crise et les mouvements contre l’austérité qui se sont développés en particulier dans la périphérie de l’Europe ont aussi accéléré le procédé de création de nouvelles formations de gauche avec des bases de soutien significatives. Ce phénomène n’est bien entendu pas nouveau. Il a émergé depuis le virage à droite dramatique des prétendus sociaux-démocrates, aux environs de l’effondrement de l’URSS et du stalinisme. C’est un processus qui progresse en vagues et qui a vu la montée (et souvent la chute) entre autres de Rifondazione Communista en Italie, du Scottish Socialist Party en Écosse, de Die Linke en Allemagne, du Bloco de Esquerda au Portugal, de l’alliance Rouge Verte au Danemark et de Syriza en Grèce.

    La nature prolongée de la crise a donné un élan à ces mouvements. Cela a été le plus visiblement démontré par la propulsion de Syriza au pouvoir en Grèce, début 2015. En parallèle, il y a eu la montée en flèche de Podemos en 2014. La victoire de Jeremy Corbyn aux élections pour la direction du Parti Travailliste en Grande Bretagne et la performance de Bernie Sanders aux primaires Démocrates aux Etats-Unis sont aussi des expressions de ce processus.

    Un aspect frappant de cette vague de nouveaux mouvements politiques est la manière extrêmement diverse dont le même phénomène s’exprime dans différents pays. A ce stade, comme de l’eau ruisselant entre des berges préexistantes, les mouvements orientés vers une représentation politique de la classe des travailleurs s’écoulent dans des canaux déjà en partie créés par différents paysages politiques nationaux et traditions de la classe des travailleurs.

    C’est ainsi qu’en Grèce, l’élan s’est développé derrière Syriza, une alliance autour d’un noyau de tendance euro-communiste. De 4,7% aux élections européennes de 2009, la formation est grimpée à 36,3% en janvier 2015 et est entrée au gouvernement. En Espagne, où Izquierda Unida (Gauche Unie, rassemblée autour du Parti Communiste) était, surtout dans certaines régions, identifiée aux à l’establishment politique, elle n’a pas bénéficié du même processus. Au lieu de cela, avec l’explosion du mouvement social des Indignados, il s’est exprimé dans une nouvelle force, Podemos, fortement construite autour de la personnalité de Pablo Iglesias.

    Corbyn et Sanders piochent dans la montée de la radicalisation

    L’effet Corbyn en Angleterre et au Pays de Galles est le plus intéressant de tous. Le Parti Travailliste y avait profondément viré à droite sous la direction de Tony Blair et avait été vidé de toute implication réelle des masses de travailleurs et de pauvres. Ce parti avait franchi le Rubicon pour devenir un parti tout à fait capitaliste, même s’il conservait de son passé certaines caractéristiques, comme un lien formel avec les syndicats et un petit nombre de parlementaires se réclamant du socialisme, comme Jeremy Corbyn.

    En raison d’un système électoral particulier, aucun parti de gauche ou travailliste important n’a émergé en Angleterre et au Pays de Galles pour devenir le lieu de rassemblement de ceux qui cherchent une alternative à l’austérité. C’est pourquoi, quand Jeremy Corbyn a présenté sa candidature, initialement considérée comme sans espoir, et qu’il a commencé à défendre une politique fondée sur des principes de gauche anti-austerité, sa campagne a reçu une énorme réponse de la part des jeunes et de la classe des travailleurs. Elle est devenue un flambeau et a su développer un incroyable élan, avec plus de 100.000 nouvelles personnes inscrites comme sympathisants officiels du Parti Travailliste et 60.000 nouvelles adhésions officielles au parti depuis le début de la campagne.

    Pendant ce temps, aux USA, un élan sans précédent s’est développé autour de Bernie Sanders, dans le cadre de primaires destinées à décider du prochain candidat aux élections présidentielles au sein d’une organisation qui n’a jamais été un parti ouvrier. Le Parti Démocrate a toujours consciemment agi pour rassembler autour de lui les mouvements sociaux ainsi que les syndicalistes en les détournant ainsi du besoin urgent de lutter de la base et de construire un parti qui représente la classe des travailleurs. Cependant, Sanders, en se présentant comme socialiste démocrate auto-proclamé (en citant les pays scandinaves comme modèle) a, à l’instar de Jeremy Corbyn, su trouver un écho auprès de millions de travailleurs et de jeunes en-dehors de l’appareil du Parti Démocrate. Ses rassemblements ont attiré les plus grandes foules de ces élections présidentielles (souvent plus de 10.000 personnes et près de 30.000 à Los Angeles). Dans les sondages, il a considérablement réduit l’écart avec Hilary Clinton et les sondages en ligne ont montré qu’il a remporté les débats télévisés des primaires démocrates.

    Il sera extrêmement difficile à Sanders de remporter la nomination et, malheureusement, il a indiqué qu’il soutiendrait Hillary Clinton en cas de défaite, jouant donc précisément une fois encore un rôle de rassemblement des progressistes derrière le Parti Démocrate. Cependant, sa présence dans le débat, la discussion autour de ses idées et le nombre de personnes qui se sont joints à sa campagne peuvent marquer une étape importante dans les développement de la conscience de classe aux USA et dans la construction d’un parti de gauche de masse.

    Le réformisme aujourd’hui

    Ces développements sont énormément positifs. Ils représentent un pas qualitatif en avant vers la création de partis de masse de la classe des travailleurs qui peuvent constituer des instruments très importants pour la résistance des travailleurs contre les attaques austéritaires, en donnant un élan à la lutte de masse par la base. Ils peuvent aussi être le terreau pour le développement de forces socialistes révolutionnaires de masse, à la suite de l’expérience des luttes qui sera acquise par les masses et des discussions politiques.

    Les idées exprimées par les dirigeants de ces mouvements sont toutefois également dignes de critiques. Fondamentalement, toutes ces figures représentent et reflètent différentes variantes du réformisme. Le réformisme est la notion selon laquelle le capitalisme peut être graduellement démantelé pour, au final, qu’un société socialiste soit créée sans moment de rupture décisive – ou révolution – avec l’organisation capitaliste actuelle de la société.

    Le réformisme échoue à reconnaître que la classe capitaliste constitue la classe dominante au sein de la société. C’est le cas en premier lieu par sa propriété et son contrôle des ressources économiques cruciales de la société, mais aussi en étant liée par un millier de ficelles à l’appareil d’État, c’est à dire le judiciaire, les « corps d’hommes armés » dans l’armée et la police et le gouvernement permanent qui existe sous la forme des échelons les plus élevés de la fonction publique.

    L’Histoire du mouvement ouvrier a démontré que si la classe dominante sent que son pouvoir, sa richesse, et ses privilèges sont menacés, alors elle n’hésitera pas à recourir au sabotage économique ou même aux coups d’État militaires, comme cela s’est produit au Chili en septembre 1973 quand le gouvernement élu de Salvador Allende a été renversé. Aujourd’hui, en Europe, les gouvernements de gauche potentiels ne vont pas seulement devoir faire face à cette menace de la part de leur classe capitaliste autochtone mais également de la part des institutions pro-capitalistes de l’Union Européenne.

    Alors que, dans toute l’Europe, les partis réformistes de masse stables étaient une caractéristique du paysage politique de l’ère de croissance économique qui a suivi la deuxième guerre mondiale, c’est une autre histoire aujourd’hui. Étant donné la nature de la crise, et, en fait, la nature de l’UE et de l’euro-zone, les limites du réformisme sont bien plus rapidement atteintes. Le capitalisme ne dispose plus des réserves de “graisse sociale” qu’il avait dans la période d’après guerre et qui permettaient aux gouvernements social-démocrates de beaucoup de pays européens d’instaurer des réformes considérables dans l’intérêt de la classe ouvrière tout en restant au sein du système capitaliste. Il n’y a pas non plus de croissance importante des prix matières premières, comme ceux qui ont permis à Hugo Chavez et à son gouvernement d’augmenter le niveau de vie des masses au Venezuela sans pour autant mettre fin au contrôle de l’économie par les oligarques.

    Au lieu de cela, si n’importe lequel des nouveaux mouvements de gauche prend le pouvoir aujourd’hui, alors la question de la confrontation ou de la capitulation se posera très rapidement. Ce n’est pas une question simplement théorique comme nous l’a illustré les récents événements survenus en Grèce sous le gouvernement dirigé par Syriza. Il faut étudier l’expérience de Syriza au pouvoir car c’était un laboratoire de l’application d’une stratégie réformiste particulière en Europe au stade actuel. Cette expérience continuera d’être un point de référence pour les travailleurs et les militants de gauche dans toute l’Europe dans leur tentative de développer une stratégie capable de réussir à en finir avec l’austérité et le règne des 1%.

    Syriza au pouvoir

    Le 25 janvier 2015, pour la première fois depuis la chute du stalinisme, un gouvernement dirigé par la gauche a été élu en Europe. Des ondes de choc de panique se sont propagées dans tout l’establishment politique Européen et la classe capitaliste. 239 jours plus tard, le même gouvernement a été ré-élu, avec une abstention record, mais cette fois, il a été bien accueilli par les journaux et les dirigeants politiques européens. Entre ces deux élections ont pris place de véritables montagnes russes d’événements politiques qui ont comporté les héroïques 61% du Oxi (Non) des masses grecques face au chantage de l’austérité ou de la sortie de l’euro lors du référendum de juillet 2015 mais aussi la capitulation de la direction de Syriza à la terreur de la Troïka.

    L’expérience de Syriza livre d’importantes leçons pour tous les mouvements qui luttent pour un changement socialiste. Ces leçons ont coûté très cher, à la classe ouvrière et aux pauvres de Grèce en particulier. Pourtant, on a assiste dans toute la gauche européenne et mondiale à des tentatives d’amoindrir ces leçons tout en enjolivant les erreurs de la direction de Syriza. Cette approche se retrouvent parmi ceux qui partagent largement une orientation stratégique similaire à celle de la direction de Syriza.

    Léo Panitch, co-éditeur du journal de gauche Socialist Register, a été à la pointe de cette défense. Il a écrit, peu de temps après l’acceptation du Mémorandum d’austérité de 13 milliards d’euros par Syriza : «Nous espérons que Syriza pourra rester unie en tant que nouvelle formation politique socialiste la plus efficace dans la gauche européenne qui a émergé ces dernières décennies. Le rôle d’une gauche responsable est de soutenir cela, tout en continuant à montrer les faiblesses du parti en termes de manque de capacité à construire sur les réseaux de solidarité. (…) Étant donné notre propre faiblesse en cette matière, une patience et une modestie considérables sont requises de la part de gauche internationale alors que nous regardons se dérouler ce drame.” [2]

    L’essence de cette idée est que l’on ne peut critiquer les autres forces de la gauche à travers le monde avant d’avoir atteint leur niveau d’influence dans la société. C’est une approche profondément anti-internationaliste et qui se situe dans la droite ligne de celle des partis communistes stalinisés dans les années 1920 et ensuite.

    Si cette approche était acceptée, la gauche internationale entière serait simplement condamnée à répéter, l’une après l’autre, les erreurs des autres. Il est tout à fait approprié de tenter d’analyser et de critiquer l’approche stratégique des autres à gauche dans différents pays, tout en maintenant bien sûr l’humilité et le sens des proportions nécessaires.

    Un échec de « l’européanisme de gauche »

    Ce qui s’est produit en Grèce – un gouvernement de gauche qui trahit son mandat et son programme – représente une défaite pour les travailleurs de toute l’Europe. Les politiciens et les médias de droite du continent ont immédiatement sauté sur l’occasion de renforcer le mur “TINA” (pour “There is no alternative”, il n’y a pas d’alternative, slogan cher à Margaret Thatcher) qui avait vacillé avec l’élection de Syriza.

    Mais s’il s’agit d’une défaite pour la gauche dans son entièreté, il est important de reconnaître que ce n’est pas la conséquence de la faillite des idées de la gauche dans leur ensemble. Il faut plutôt y voir l’échec dramatique du réformisme, et en particulier de sa version dominante en Europe, connue comme «l’Européanisme de gauche».

    La stratégie de l’européanisme de gauche applique l’approche graduelle du réformisme à l’Union Européenne. Il adopte le point de vue que l’UE pourrait, par les victoires de la gauche dans les différents pays, être transformée en un projet plus social. C’est une conception qui sous-estime complètement la haine de classe et la cruauté de la Troïka et de Merkel.

    Plus important encore, il comprend mal le caractère réel de l’UE, qui a été si brutalement démasqué par la crise et la réaction de ses institutions dirigeantes. La construction européenne est structurellement néo-libérale, le néo-libéralisme est dans son ADN, il est inscrit dans le traité de Maastricht, dans le  pacte de stabilité et de croissance , dans le Six Pack et le Two Pack (deux «paquets législatifs» européens de 2012 et 2013 respectivement). Le néo-libéralisme constitue l’essence-même du fonctionnement de l’euro et de la Banque Centrale Européenne.

    L’Union Européenne est aussi fondamentalement non-démocratique. Le pouvoir repose dans les mains d’institutions non-élues et qui ne répondent de rien, comme la Commission Européenne et la Banque Centrale Européenne. Les règles ont été écrites de telle façon que tout gouvernement de gauche qui transgresserait les règles de l’austérité se trouverait condamné et perdrait son droit de vote sur des questions importantes. Ce n’est que la position légale formelle – la position réelle est encore plus anti-démocratique. La BCE a auparavant mené deux coups d’État silencieux, en Grèce et en Espagne. Elle en a dans les faits mené un nouveau contre le peuple grec, mais cette fois avec la complicité de Tsipras, en utilisant sa capacité à créer la panique bancaire pour pousser à la capitulation.

    Des relations de plus en plus impérialistes se développent au sein de l’UE entre les classes capitalistes dominantes du centre, en particulier la classe capitaliste allemande, et les États périphériques. Cela se voit notamment dans la servitude dans laquelle la Grèce se trouve maintenant de facto vis-à-vis de sa dette publique.

    En raison de cette conception stratégique de l’européanisme de gauche adoptée par les dirigeants de Syriza et leurs conseillers politiques, ils sous-estiment considérablement leur ennemi. Concrètement, ils pensent que, par peur de la contagion économique, les créanciers pourraient accorder d’importantes concessions. Ils ont lié Syriza à une stratégie visant à rester dans l’euro à tout prix. Ainsi, quand ils se sont retrouvés le révolver sur la tempe avec la menace d’être vraiment exclus de la zone euro, ils ont senti qu’ils n’avaient d’autre option que de battre en retraite.

    Xekinima, la section grecque du Comité pour une Internationale Ouvrière, a averti que le principal danger pour la classe capitaliste européenne n’était pas la contagion économique, mais la contagion politique. Cela s’est confirmé. Les élites capitalistes européennes sont partantes pour prendre le risque d’une contagion économique de façon soit à renverser Syriza, soit à l’humilier pour dissuader les autres et que cela leur serve de leçon.

    L’expérience de Syriza est une justification par la négative des éléments-clé d’une approche révolutionnaire. Elle souligne le besoin, pour un gouvernement de gauche, de rompre avec les règles de la zone euro, de l’UE et du capitalisme ; la nécessité d’une stratégie de confrontation, plutôt que de compromis, avec l’UE ; la nécessité de préparer la rupture avec la zone euro, au lieu de faire tout son possible pour rester dedans ; tout cela au sein d’un programme socialiste basé sur la mobilisation par en-bas pour s’attaquer au pouvoir de la classe dominante locale, pour lutter en faveur de l’annulation de la dette, pour instaurer un contrôle des capitaux et pour établir la propriété publique des banques et des autres secteurs-clé de l’économie sous contrôle démocratique des travailleurs. Cela illustre une approche internationaliste de lutte capable de faire une brèche dans l’Europe vers le développement d’une confédération d’États socialistes démocratiques comme étape vers une Europe socialiste.

    Réaction face à la défaite de Syriza

    La capitulation et la défaite de Syriza ont provoqué un important débat parmi la gauche européenne. La réponse de Podemos en Espagne a malheureusement été un tournant de son programme plus à droite, Pablo Iglesias continuant à défendre la capitulation de Syriza comme étant «réaliste».

    Ce virage peut assez bien cadrer dans le discours délibérément ambigu qui façonne le projet de Podemos depuis ses débuts. Il est basé sur les travaux du post-marxiste Ernesto Laclau et de la notion qu’au lieu de construire un mouvement de classe, on peut construire une majorité sociale en utilisant des «signifiants vides» – comme la notion de « ceux d’en bas » – contre la caste politique. Dans les mains de certains membres de Podemos, cela est utilisé pour défendre que ce qui est construit n’est ni de gauche ni de droite, ce qui abouti à un manque de clarté politique. La réaction de la direction de Podémos à la capitulation de Syriza a été une des raisons de la chute de Podemos dans les sondages de 30% à environ 15%.

    D’un autre côté, il y a aussi un déplacement à gauche, vers des positions plus critiques envers l’UE et l’euro-zone, sans rompre fondamentalement avec la logique du réformisme. Le tournant à gauche et la position plus euro-critique de la direction du Bloc de Gauche au Portugal est un exemple de cette tendance et a contribué à doubler leur score aux élections générales. Un autre exemple est la scission de Syriza, Unité Populaire, menée par Panagiotis Lafazanis, qui, avec 2,9% des voix seulement, a manqué de peu d’avoir des représentants élus au parlement grec.

    Ces développements au niveau national se reflètent aussi dans les débats au sein de la gauche européenne. Une lettre ouverte intitulée « Plan B pour l’Europe » a été lancée par Jean-Luc Mélenchon, dirigeant du Front de Gauche en France. Elle a été co-signée par Oskar Lafontaine, personnalité dirigeante de Die Linke, l’ancien ministre des finances grec Yanis Varoufakis, et Zoé Konstantopoulou, l’ancienne présidente du parlement grec, et a depuis été signée par trois parlementaires de l’Anti-Austerity Alliance en Irlande. Elle exprime la conclusion tirée par une partie de la gauche européenne que rester dans le carcan de l’euro à tout prix signifie renoncer à la possibilité de remettre en question la domination du néo-libéralisme.

    «Face à ce chantage, nous avons besoin de notre propre plan B pour dissuader le plan B des forces les plus réactionnaires et anti-démocratiques de l’Europe. Pour renforcer notre position face à leur engagement brutal pour des politiques qui sacrifient la majorité au profit des intérêts d’une infime minorité. Mais aussi pour réaffirmer le principe simple que l’Europe n’est rien d’autre que les Européens et que les monnaies sont des outils pour soutenir une prospérité partagée, et non des instruments de torture ou des armes pour assassiner la démocratie. Si l’euro ne peut pas être démocratisé, s’ils persistent à l’utiliser pour étrangler les peuples, nous nous lèverons, nous les regarderons dans les yeux et nous leur dirons : « Essayez un peu, pour voir ! Vos menaces ne nous effraient pas. Nous trouverons un moyen d’assurer aux Européens un système monétaire qui fonctionne avec eux, et non à leurs dépens». [3]

    Ce sont des développements importants. Ils représentent un défi à la domination de l’européanisme de gauche au sein de la gauche européenne, avec plus d’espace pour critiquer cette approche et indiquer un tournant à gauche. Cependant, ils ont toujours des limites considérables. Cela ne représente pas fondamentalement une rupture avec le réformisme.

    Les erreurs de la gauche de Syriza

    De nouveau, il est utile de revenir à l’expérience de Syriza et en particulier de la gauche de Syriza pour voir ce réformisme euro-critique plus à gauche en action. A un niveau formel, la Plate-forme de Gauche, qui est devenue Unité Populaire, avait un programme qui reproduisait beaucoup d’aspects du programme de Xekinima en Grèce. Il appelait ainsi à la préparation de la sortie de l’euro, à l’annulation de la dette de la Grèce, à la propriété publique des banques et à un programme de reconstruction de l’économie en accentuant l’investissement public. Mais l’appel pour un changement socialiste de société était le grand absent.

    La perspective d’une personnalité dirigeante de ce groupe, Costas, Lapavitsas, telle qu’exprimée dans le livre qu’il a co-écrit avec Heiner Flassbeck et publié juste avant la venue de Syriza au pouvoir, s’est totalement confirmée : « Il y a, ainsi, une sorte de « triade impossible » à laquelle ferait face un gouvernement de gauche dans la périphérie. Il est impossible d’avoir à la fois les trois choses suivantes : premièrement, obtenir une vraie restructuration de la dette ; deuxièmement, abandonner l’austérité ; et troisièmement, continuer à opérer dans le cadre institutionnel et politique de l’UE et en particulier de l’Union Économique et Monétaire (…) Ce serait une folie pour un gouvernement de gauche d’imaginer que l’UE blufferait sur les questions de la dette et de l’austérité (…) Si un gouvernement de gauche tente de jouer le bluff, il échouerait très rapidement. »[4]

    Malgré cette perspective, ils n’étaient pas du tout prêts à la rapidité et à l’échelle de la trahison de la direction de Syriza. L’approche de la Plate-forme de gauche envers la direction de Syriza est un miroir de l’approche de celle-ci envers l’UE. Tandis que Tsipras a échoué à préparer Syriza à la nature du conflit avec les institutions de l’UE et du besoin de rompre avec l’euro, Lafazanis n’a pas réussi à préparer la Plate-forme de Gauche à la probable capitulation de Tsipras, à un conflit avec lui et à une rupture avec Syriza.

    Une des conséquences est qu’au premier vote sur les mesures d’austérité, la plupart des parlementaires de la Plate-forme de Gauche ont voté pour ou se sont abstenus – ce qui a semé la confusion. Ils ont persisté dans leur rhétorique d’unité de parti avec Syriza après qu’il soit devenu clair que Tsipras était déterminé à chasser la gauche du parti et à reconstruire Syriza comme un parti d’austérité.

    Pourquoi ces erreurs ont-elles été commises ? Comme avec Tsipras, ce n’est pas une question de faiblesses ou d’échecs individuels. C’est une question politique. Cela est notamment lié aux méthodes d’organisation de la Plate-forme de Gauche. Celle-ci ne fonctionnait pas comme devrait le faire une organisation révolutionnaire, avec un cadre formé qui discute démocratiquement des perspectives, du programme et de la stratégie. Au contraire, elle reproduisait la culture du cercle dirigeant qui existait chez Syriza. Elle était aussi trop prise au piège dans Syriza et dans le parlement, ne faisant pas assez attention à ce qui prenait place au dehors.

    Mais cette structure organisationnelle est aussi connectée à sa politique parce que beaucoup de ses stratèges-clé étaient aussi issus d’une tradition essentiellement euro-communiste de gauche. L’euro-communisme est une tendance qui est devenue dominante dans les partis communistes européens dans les années ’70 et ’80, en partie en réaction aux horreurs du stalinisme mais aussi pour s’adapter aux pressions capitalistes dans leurs propres pays. Cela a fait que des partis comme les PC en France et en Italie sont devenus concrètement des partis ouvertement réformistes.

    Il nous faut des politiques socialistes

    Dans la Plate-forme de Gauche et dans la gauche en Europe en général, l’idée que le moment est aux «gouvernements anti-austérité» en opposition au changement socialiste est très répandue. Cependant, même un «gouvernement anti-austerité» préparé à sortir de l’euro devrait toujours faire face au même dilemme entre confrontation et capitulation. Comme Rosa Luxemburg l’expliquait en 1898 dans «Réforme ou Révolution», ces deux choix ne sont pas deux voies différentes vers un même point, ils aboutissent à deux endroits différents.

    Les forces de l’UE n’arrêteraient pas leurs attaques tout simplement parce qu’un pays est sorti de l’euro. La classe dominante locale intensifierait probablement ses attaques, ce qui s’est vu par exemple en Grèce avec les rumeurs d’une possibilité de coup d’État si le pays sortait de la zone euro. Un gouvernement qui serait conséquent dans son anti-austérité devrait inévitablement appliquer des mesures de type socialiste pour défendre l’économie et les s99% contre les attaques des 1% nationaux et mondiaux.

    L’absence de reconnaissance que la lutte pour rompre avec l’austérité requiert un mouvement pour un changement socialiste n’est pas seulement une omission théorique. Cela a permis de mettre l’Unité Populaire au pied du mur, d’en faire un simplement un parti anti-euro dans la campagne électorale. Dans son analyse post-électorale, l’Union Populaire a reconnu que défendre la rupture avec l’UE était «difficile à expliquer de manière convaincante au milieu d’une campagne électorale (…) en ayant toutes les forces systémiques contre nous», ce qui a été un facteur considérable dans leur échec à franchir le seuil électoral des 3% pour entrer au parlement.

    Alors que les Grecs étaient prêts à voter Non, malgré les avertissements terribles sur la possibilité de quitter l’euro, la perspective de revenir à la drachme n’a pas mis la majorité en confiance. Lier la rupture avec l’euro à un changement socialiste fondamental serait nécessaire pour montrer comment un tel changement pourrait être géré – y compris en plaçant cela dans le contexte de la lutte pour un changement révolutionnaire dans toute l’Europe.

    Alors que les institutions européennes espéraient que la défaite de Syriza ferait reculer la gauche pour longtemps, la profondeur de la crise capitaliste est telle qu’ils n’ont pas obtenu l’effet escompté. Au lieu de cela, les développements politiques en direction des nouvelles forces de gauche continuent et s’accélèrent. Après une période de défaites et de revers, le test des idées dominantes au sein de ces forces sur l’expérience des événements est une partie inévitable de la clarification et du développement de forces révolutionnaires de masse.

    [1] Financial Times, July 16, 2015
    [2] http://www.socialistproject.ca/bullet/1140.php
    [3] http://www.counterpunch.org/2015/09/14/breaking-with-austerity-europe/
    [4] Heiner Flassbeck and Costas Lapavistas, Against the Troika: Crisis and Austerity in the Eurozone, Verso (London, 2015)

  • [TEXTES de CONGRES] Recherche d'alternatives

    Sharing_congres

    Le texte qui suit est la sixième partie du texte de perspectives internationales et belges discuté, amendé et voté lors du Congrès national du PSL de novembre 2015. Ce texte est également disponible sous forme de livre. Commandez dès maintenant votre exemplaire en versant 10 euros sur le compte BE48 0013 9075 9627 de ‘Socialist Press’ avec pour mention « texte de Congrès ».


     

    Recherche d’alternatives

    L’échec du capitalisme sur le plan économique, écologique et social, l’inégalité extrême, la brutalité du gouvernement de droite, etc. pousse à la recherche d’alternatives. Ainsi, Femma (équivalent flamand de Vie Féminine) lançait en septembre 2014 la proposition d’une diminution du temps de travail généralisée à 30 heures semaine. [134] Ce matin-là, chez le patronat, surtout ceux du pilier chrétien, plus d’un ont bu leur tasse de travers. Et pas seulement là. Femma n’est pas un petit groupe de femmes anarchistes en marge de la société, mais l’ancien KAV (Kristelijke Arbeiders Vrouwenbeweging). L’organisation ne défend pas comme nous la réduction du temps de travail sans perte de salaire mais, néanmoins, son argumentaire est une critique cinglante de la chasse aux profits dans la société capitaliste. Elle le dit d’ailleurs explicitement : « Derrière notre proposition pour la semaine de 30 heures se cache un modèle de société totalement différent de l’actuel. »

    Femma considère la semaine des 30 heures généralisée comme un moyen de revaloriser le travail non-rémunéré et de stimuler l’égalité entre les genres. Femma veut aussi se débarrasser de « la norme masculine de la semaine des 40 heures » et plaide pour une semaine de 30 heure comme nouvelle norme pour tout le monde. Alors, beaucoup de femmes travailleraient bien à temps plein et construiraient les mêmes droits que les hommes. Femma démontre aussi que nous sommes systématiquement à la recherche de moyens et de services dont nous pensons qu’ils nous épargnent du temps : « des repas préparés, des légumes emballés, des moyens de transports motorisés, des trajets en avion, toute une série d’appareils électriques,… beaucoup de ces produits ont un impact environnemental et énergétique élevé. La semaine des 30 heures tempérerait les effets environnementaux négatifs d’une société orientée vers la prestation et traduirait la croissance de la productivité en plus de temps libre au lieu de la consommation, redistribuerait mieux le temps de travail disponible, rendrait le travail plus supportable,… »

    Poliargus, un bureau d’études de gauche qui « œuvre pour la liberté, la démocratie et la solidarité », a réalisé une étude concernant le passage de la semaine des 39 heures à celle des 35 heures en France. Leur conclusion est que cette mesure a eu beaucoup d’effets positifs. 350.000 emplois supplémentaires ont été créés et le chômage a diminué de 10,3% à 7,5%, la qualité de vie s’est améliorée, il y avait plus d’égalité des genres dans les foyers, plus d’aînés travaillent et il y a eu une diminution du nombre d’emplois à temps partiels. [135] Mais cette mesure a aussi provoqué une augmentation de la pression au travail en France. Femma argumente qu’une réduction trop limitée du nombre dans la semaine de travail incitera les patrons à imposer à leurs travailleurs de faire le même boulot en moins d’heures. Avec une diminution drastique – la semaine des 30 heures par exemple – ceci ne serait plus possible et des recrutements supplémentaires seraient nécessaires pour faire face à la charge de travail. Pour le PSL, la revendication du programme de transition de l’échelle mobile des salaires et des heures de travail reste la base de notre position. Pour le moment, nous traduisons cela par la revendication des 32 heures de travail par semaine sans perte de salaire et avec embauches compensatoires, mais nous sommes bien entendu ouverts à des améliorations.

    Un autre exemple de recherche d’idées alternatives est celle du revenu de base garanti. Dans le passé, cela était considéré comme une utopie désespérée. En Belgique, un revenu de base universel de 1000 euros à partir de l’âge de 18 ans signifiera une dépense de 108 milliards d’euros par an. C’est largement plus que les 76 milliards de dépenses pour la sécurité sociale en 2014. On pourrait mettre en avant qu’un certain nombre de dépenses réalisées aujourd’hui disparaitraient après l’introduction d’un revenu de base, mais ce n’est certainement pas le cas pour les dépenses en maladie et en invalidité qui pèsent à elles seules 29,4 milliards d’euros. Probablement, on veut aussi sauvegarder l’allocation familiale, qui représente 4,8 milliards d’euros. Les pensionnés recevront-ils un revenu de base à la place de leur pension ? Et que faire avec les pensions de plus de 1000 euros et pourquoi un salarié aurait droit à son salaire plein et qu’un pensionné payerait lui-même son revenu de base ? Que faire avec les allocations de chômage plus élevées que 1000 euros, même s’il n’y en a pas beaucoup, la différence serait-elle ajoutée ?

    Néanmoins, la demande d’un revenu de base est aujourd’hui beaucoup plus proche d’être concrétisée qu’auparavant. Aux Pays-Bas, des projets sont prévus dans quatre municipalités pour y mener des expériences locales avec un revenu de base (Utrecht, Wageningen, Tilburg et Groningen). Dans neuf autres, soit des recherches sont en cours afin de déterminer si cela est possible, soit une motion a été votée dans ce sens. Dans 28 autres municipalités, cela existe à des degrés variables. C’est ce qu’a écrit un certain Rutger Bregman le 5 août 2015 dans le Vooruitgang. Il a déclaré que dans des municipalités comme Utrecht, provisoirement, seules les personnes qui ont déjà un droit à une allocation y ont droit et qu’il s’agit donc plutôt d’une « allocation inconditionnelle ». Il s’agit néanmoins d’un revirement par rapport à la politique d’activation aujourd’hui utilisée avec une rigueur grandissante dans la sécurité sociale. C’est en fait l’une des principales raisons de la popularité du revenu de base.

    En Finlande, cette discussion est aussi sur la table de la coalition conservatrice, avec participations des Vrais Finlandais (populiste de droite), là, en première instance, un revenu de base serait introduit dans les régions au chômage élevé, on parle de 500 euros mais, selon certains, même de 850 à 1000 euros. [136] La critique classique, c’est que cela pousserait des gens à ne plus travailler et surtout dans les secteurs où il y a déjà pénurie, mais 79% de la population soutient la mesure, à l’exception des fonctionnaires des services publics qui craignent une perte d’emplois.

    Tony Atkinson, professeur à la London School of Economics, qui est aussi qualifié de père spirituel de Thomas Piketty, parle de cela en ces termes : « j’ai été très longtemps sceptique à propos de l’idée, mais je pense que son époque est arrivée. Pourquoi ai-je changé d’opinion ? Parce que la société a changé, et en particulier le marché du travail. Le nombre de gens avec un emploi fixe et à temps plein devient de plus en plus petit. Mais notre sécurité sociale est tout de même totalement construite autour de ce modèle traditionnel de gagne-pain. Nous allons devoir repenser notre sécurité sociale, pour assurer son efficacité et son équité. Un revenu de base peut aider, surtout si nous voulons construire quelque chose au niveau européen. Mais attention, un tel revenu de base n’est pas libéré de toute obligation. On ne peut pas recevoir de l’argent comme ça. [137]

    A la question à Johnny Thijs (ex-CEO de la poste) si le revenu de base n’est pas une folie gauchiste, il répond « ça l’a été longuement dans la tête parce que j’ai longtemps pensé que face à une rémunération il faut un effort, c’est le moteur du progrès. Maintenant je doute. On peut apprendre du chinois à des jeunes. On peut leur apprendre à programmer un ordinateur. Mais il y aura toujours un groupe considérable de gens qui n’ont pas de talents pour une formation plus élevée. Que faire avec les travailleurs manuels lorsque le travail manuel devient superflu. Je ne vois toujours pas comment nous arriverons à payer un revenu de base à chacun, mais je n’exclus plus l’idée ». [138] Si des capitalistes considèrent un revenu de base, c’est surtout par peur de troubles sociaux qu’ils veulent tempérer. Auparavant, la sécurité sociale était capable de corriger les pires émanations du capitalisme. Aujourd’hui, la ruine sociale est telle que la sécurité sociale est de plus en plus mise sous pression.

    Poliargus a aussi ses doutes concernant le revenu de base. Il accentue que pour beaucoup de partisans libéraux, c’est une alternative au service public et à la sécurité sociale. Une partie des allocataires (pensionnés, chômeurs,…) « reculerait parce que leur allocation serait remplacée par un revenu de base moins élevé. Les fortunés recevraient un revenu de base en plus de leur revenu déjà élevé. » Puis que « les services publics ne sont simplement une alternative importante pour le secteur privé orienté vers le profit. Cela assure aussi tout un nombre de services de base (mobilité, enseignement, soins de santé, énergie,…) Tout comme à la sécurité sociale, la règle est valable que les revenus les plus bas et la classe moyenne plus large en serait plus dépendante que les fortunés et perdraient plus avec son démantèlement. Par la suite, Poliargus argumente que même le démantèlement de la sécurité sociale et des services publics ne sera pas suffisant pour financer un revenu de base élevé. « Lorsque l’on constate que le Tax Shift a totalement nié le principe de la justice fiscale, il est peu probable que le financement d’un revenu de base en ce moment pourrait se faire de manière progressiste. »

    Poliargus pointe aussi le fait qu’un revenu de base ne contrarie pas les raisons pour lesquelles une partie de plus en plus restreinte va vers les 99%, c’est-à-dire la concentration des richesses au sommet de la société. En plus d’être loin d’être garanti que la majorité des travailleurs seraient capables de refuser un emploi parce que les conditions ne sont pas convenables. Finalement, tant que les normes sociales mettent en avant un certain type de consommation, beaucoup de gens vont néanmoins accepter un mauvais emploi afin de pouvoir atteindre cette norme. C’est justement pourquoi selon Poliargus « l’action et les mesures collectives sont une meilleure alternative que de laisser dépendre les discussions du pouvoir de marché du travailleur. » Pour d’autres problèmes, il existe d’ailleurs des alternatives qui peuvent être plus efficaces qu’un revenu de base : des services publics universels et des impôts progressifs sur les inégalités, les réductions du temps de travail collectif contre les longues heures de travail et pour plus de temps libre, la redistribution du travail et de l’emploi publics contre le chômage. »

    Mais Poliargus comprend également qu’automatiquement la question se pose : pourquoi donc cela ne se fait pas ? « Que ces mesures politiques ne soient pas introduites est largement dû au fait que les relations de force actuelles ne sont pas favorables à une politique progressiste. Ainsi nous arrivons à une réflexion essentielle. Le revenu de base semble pour une partie de ses partisans une voie facile vers le progrès. Au lieu de suivre la voie difficile et cahoteuse de changement de relation de force. Mais à un moment où la gauche se trouve toujours en position défensive en Europe occidentale (et dans pratiquement tout le reste du monde), le danger que le revenu de base soit appliquée de manière réactionnaire est réel. Cela nous conduit à un paradoxe : au plus la politique est à droite, au plus des progressistes considèrent le revenu de base comme une solution. Mais le moins fort que la gauche peut être sur le terrain politique, le plus grand est la possibilité que le revenu de base entraine une politique encore plus droitière. Un changement dans la politique exige donc en premier lieu un changement au niveau des relations de force. Cela signifie le renforcement des syndicats, des mouvements sociaux et des partis de gauche, de l’action collective, de la lutte sociale et de la mobilisation et la politisation de toute question en contradiction gauche/droite. Si ces relations de force ne changent pas, la possibilité est très grande que le revenu de base soit usé et abusé comme partie intégrante d’un projet de droite. »

    Ce n’est pas une coïncidence que ce soit Milton Friedman qui ait suggéré en premier cette idée d’un revenu de base. Il comprenait qu’à partir des années ’80, le chômage massif resterait une caractéristique structurelle du capitalisme. Il « l’acceptait » et s’opposait d’ailleurs à toute tentative de tempérer cela par des interventions publiques. Il savait que cela mettrait sous pression le mécanisme de solidarité de la sécurité sociale. C’était selon lui une opportunité d’individualiser les facilités sociales et casser la solidarité entre travailleurs avec et sans emploi à travers un revenu de base. De cette manière, il n’y aurait plus de chômeur, mais seulement des gens qui auraient de leur propre volonté choisi de ne pas travailler. Celui qui s’attaque à la sécurité sociale s’attaque au salaire brut de tous les travailleurs. Mais celui qui réduit le revenu de base, soit de manière nominale, soit au travers de l’inflation, ne s’attaque qu’à la partie qui a « volontairement » abandonné son moyen de résistance principale, sa possibilité d’arrêter le travail. Pour Friedman et beaucoup de partisans actuels du revenu de base, il s’agit surtout d’un pied de biche pour pouvoir casser le mécanisme de solidarité collectif de la sécurité sociale et les services publics.

    La question d’un revenu de base ne peut pas être découplée de la question des relations de force entre travail et capital. Sous le capitalisme, cela nous semble une utopie dangereuse qui peut fondamentalement affecter la force du mouvement des travailleurs. Durant le siècle précédent, nous aurions aussi considéré le revenu de base, même dans une société socialiste, comme une utopie de gens qui perdent de vue les énormes défis mondiaux. Mais la société a changé depuis. Aujourd’hui, la science et la technique, à condition d’être sous gestion et contrôle démocratiques de la société, nous offrent la possibilité non seulement de répartir le travail disponible entre toutes les personnes qui sont capables de travailler mais aussi de permettre à ceux qui ne veulent pas travailler, alors même qu’ils pourraient travailler moins ou à des conditions plus agréables, de leur reconnaître le choix de ne pas participer au travail productif et de disposer malgré tout d’un revenu socialement acceptable.

    Un dernier élément dans la recherche d’alternative que nous voulons toucher est celui de l’économie du partage. L’émergence du web dans les années ’90 a fait croître le mouvement du logiciel libre. Ses partisans militaient pour un partage libre, gratuit et collaboratif des avancées logicielles. Au-delà de l’aspect technique, c’est sur base de ces principes que sont nés plus tard des projets comme Wikipédia puis, dans les années 2000, ce qui a été désigné comme l’économie du partage. Derrière ce concept aux frontières floues, on retrouvait un ensemble de services construits sur base de la solidarité et de l’échange : covoiturage, couchsurfing (se loger gratuitement en voyage), achats groupés, monnaies alternatives, SEL (systèmes d’échange locaux, où l’on peut s’échanger des petits services), financement participatif, etc. S’ils ne sont pas tous nés avec lui, c’est le web qui a permis à ces systèmes de prendre de l’ampleur. Certains intellectuels ont alors publié de nouvelles perspectives. Un nouveau type d’économie allait apparaître, fondée sur la prise de conscience écologique, l’échange et les communications presqu’infinies que permettent internet. Cette économie du futur allait phagocyter le capitalisme. [139]

    Basées sur de bonnes intentions mais sur une mauvaise compréhension du système capitaliste, ces théories n’ont à aucun moment abordé sérieusement la nature de classe du capitalisme et la nécessité d’y mettre fin avec un programme de rupture clair. Les entrepreneurs, eux, n’ont pas manqué de voir le potentiel qu’il y avait là-derrière. Ils ont commencé à s’approprier progressivement ces services et les ont développés en fonction de leurs intérêts. Airbnb a par exemple recyclé l’idée du couchsurfing. Le crowdfunding – ou financement participatif – a été conçu pour financer les projets du monde associatif mais sert de plus en plus à financer les entreprises. Fiverr, site américain à succès, propose comme les SEL de s’échanger des services, mais a remplacé la gratuité par le « tout à 5 euros ». Le leader français du covoiturage, Blablacar, est quant à lui devenu une entreprise au taux de croissance exponentiel depuis sa conversion au modèle payant en 2012.

    L’organisation des gens en réseaux et la mutualisation des informations est toujours là, mais les échanges sont devenus payants. Marginaux, ces secteurs pouvaient être gérés de manière alternative, devenus grands la logique du système s’est imposée. L’économie du partage est passée aux mains des capitalistes : elle partage tout, sauf les bénéfices. L’ascension des nouvelles technologies ouvre ainsi de nouvelles opportunités aux capitalistes. Ils incluent progressivement dans le monde du profit des domaines de la vie qui leur échappaient encore largement. Ceci confirme une fois de plus une position de Marx, c’est-à-dire que le capitalisme ou la production de marchandise a la tendance à transformer tout en marchandise. Le capitalisme peut désormais marchandiser le covoiturage, les services entre voisins, le financement solidaire, les données concernant nos goûts et notre vie privée, la discussion et la rencontre,…

    Des logiciels libres comme GNU/Linux, des sources d’informations collaboratives comme Wikipedia ouOpenStreetMap, et différentes technologies internet ont été le plus souvent conduits par une communauté geek qui n’était pas guidée par l’appât du gain. Celle-ci a entrevu l’énorme potentiel que la mise en réseau pouvait apporter aux systèmes d’entraide et au genre humain en général. Ce sont des exemples intéressants à utiliser pour démonter les idéologies bourgeoises qui prétendent que la nature humaine serait égoïste et que la concurrence du marché libre serait le meilleur moteur de l’innovation. Au contraire, ce sont les grandes multinationales qui constituent le plus grand frein sur le progrès et l’efficience, entre autres par la formation de monopole, par vendor lock?in, c’est?à?dire des systèmes fermés/protégés créant des incompatibilités inutiles, par brevets,… Le capitalisme a néanmoins la capacité de s’adapter aux circonstances et à récupérer les idéologies qui n’entrent pas directement en conflit avec lui. Par exemple, L’Open source « pragmatique » est la scission (de droite) du mouvement Free Software qui lui a des principes politiques. Les algorithmes, le « big data », la démocratisation des PCs et smartphones toujours plus performants, « l’internet des objets », les imprimantes 3D,… sont des outils d’une puissance fascinante qui pourraient nous permettre d’organiser la société de manière réellement démocratique. Nous pourrions utiliser ces technologies pour décider collectivement de ce que nous voulons produire et avec quels moyens. Nous pourrions plus facilement que jamais dans l’histoire de l’humanité permettre à chacun d’exprimer son opinion et ses intérêts. Nous pourrions profiter de l’automatisation pour diminuer notre temps de travail tout en partageant les richesses. Chauffeurs Uber et taximen ne seraient plus entraînés dans une concurrence absurde. C’est ce à quoi nous pensons lorsque nous parlons de société socialiste.

    Mais cela nécessite que la majorité sociale soit aux commandes, et non plus une minorité. Nous ne pourrons pas bâtir un tel système sans prendre possession des grands moyens de production et de l’industrie technologique des mains de la classe capitaliste au pouvoir. Les changements économiques engendrés par la propagation d’internet et le développement des dernières technologies provoquent des débats importants et légitimes. Ceux qui veulent en finir avec ce système doivent discuter et tenir compte de ces évolutions. Mais le capitalisme ne s’effondrera pas par lui-même : nous devons organiser le combat avec un programme et des méthodes qui l’attaquent en son cœur.


     

    134 http://www.femma.be/nl/onze-visie/artikel/waarom-het-nieuwe-voltijds-zo-veel-kansen-in-zich-heeft
    135 http://poliargus.be/in-vijf-jaar-naar-35-uur/
    136 La Finlande prête à expérimenter la fin du travail? Francetvinfo,20 juillet 2015
    137 ‘Een basisinkomen kan nooit onvoorwaardelijk zijn’, De Standaard 28 maart 2015
    138 ‘Ik was de moordenaar van het dorpsleven’, De Morgen, 22 augustus 2015
    139 Dans son livre « Sauver le monde. Vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer » (2015), le belge Michel Bauwens met en avant l’« économie du peer-to-peer (P2P) ». Quelques mois plus tôt, l’essayiste américain Jeremy Rifkin annonçait lui aussi l’arrivée du modèle des « communs » dans son livre « La nouvelle société du coût marginal zéro : L’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme »

  • Dix classique du marxisme que tout marxiste devrait lire

    marx-engelsIl n’y a pas de raccourci pour comprendre le marxisme dans toute sa complexité. Pour appliquer le marxisme aux luttes quotidiennes et aux processus actuels, il faut lire les classiques et étudier les événements historiques. Suivent ici dix textes classiques du marxisme que tout socialiste devrait lire afin de développer sa compréhension de la théorie marxiste.

    Par Stephen Jolly, Socialist Party (CIO-Australie)

    1. Le manifeste du parti communiste (Karl Marx et Friedrich Engels, 1848)

    Ecrit dans un langage étonnamment clair (il avait été commandé par la première organisation internationale de la classe des travailleurs, la Ligue des Communistes), le Manifeste du parti communiste est le plus célèbre des textes socialistes. Il analyse la nature du capitalisme ainsi que sa portée internationale. Il explique pourquoi la classe ouvrière est le moteur du changement social. La dernière partie est un peu datée, en ce qu’elle analyse différentes organisations de cette époque. Quoi qu’il en soit, la première moitié reste la plus claire explication de la nature aussi bien progressive que réactionnaire du capitalisme, ainsi que des pistes pour mener à son renversement

    2. Le Capital (Karl Marx, 1867)

    Le Capital est l’explication du système économique dans lequel nous vivons aujourd’hui. Il défend que le travail non payé de la classe des travailleurs est la source de la plus-value et du profit. Il explique partiellement les forces motrices du capitalisme et ses contradictions internes. Commencez par une explication basique de l’économie marxiste avant de vous attaquer à ce classique.

    2. Que Faire ? (Lénine, 1902)

    La meilleure explication de l’importance d’un parti centralisé afin de s’assurer qu’un changement social advienne. Cela inclut le besoin d’organisateurs permanents et d’une presse. Il explique l’importance de l’implication d’un tel parti dans les luttes avec le but de promouvoir les idées du socialisme.

    4. Réforme or Révolution (Rosa Luxemburg, 1900)

    Encore aujourd’hui, une des plus claires explication de pourquoi seul un renversement du capitalisme peut mener à une paix permanente ainsi qu’à un progrès économique et une augmentation rapide du niveau de vie moyen.

    5. Bilan et perspectives (Léon Trotsky, 1906)

    Il s’agit du livre où Trotsky à pour la première fois ébauché un d’un thème centraux du marxisme contemporain, la théorie de la révolution permanente. L’idée qu’après s’être renforcés, les pays capitalistes avancés ont imposé leur système tel quel aux pays sous-développés. Ils ont exploité les matières première, utilisés une main d’œuvre bon marché et ont ouvert de nouveaux marchés. Ils ont transformé les couches dirigeantes fraîchement vaincues d’Afrique et d’Asie en une classe capitaliste faible et accommodante. La direction qui s’opposera au colonialisme et à l’impérialisme dans le dit « Tiers-monde » viendra d’une petite classe ouvrière urbaine prenant la tête des paysans et non de l’élite dirigeante locale.Une future révolution dans ces pays combinerait les tâches inachevées de la révolution bourgeoise comme les réformes agraires avec les tâches du socialisme. Le Comité pour une Internationale Ouvrière a réactualisé cette théorie dans la période d’après la seconde guerre mondiale.

    6. L’Etat et la révolution (Lénine, 1917)

    Lénine explique le rôle de l’Etat (forces armées, police, justice, etc.) sous le capitalisme et dans l’ensemble des sociétés de classe. En fin de compte, l’Etat est constitué e corps d’hommes en arme pour protéger la classe dominante. Aucune classe révolutionnaire ne peut utiliser la machine d’Etat d’une classe qu’elle souhaite renverser – ce qui ne signifie pas que nous ne devons pas essayer de diviser cette machine sur une base de classe lorsque c’est possible. Les idées que Lénine développe dans l’Etat et la révolution furent essentielles au succès de la révolution russe, la première où des travailleurs prirent le pouvoir et construisirent leurs propres institutions étatiques pour construire une société nouvelle

    7. L’histoire de la révolution russe (Léon Trotsky, 1930)

    Tout simplement la meilleure explication du plus important événement de l’histoire mondiale, écrite par l’un de ses principaux dirigeants. Cette anatomie d’une révolution contient des leçons générales pour toutes les révolutions. Bernard Shaw en parlait comme un des meilleurs textes en prose qu’il aie lu.

    8. La révolution trahie (Leon Trotsky, 1936)

    L’explication définitive de pourquoi la révolution russe a dégénéré –il ne s’agissait pas d’un fait inévitable ou naturel mais du résultat d’une suite de défaites et d’erreurs politiques que combattit l’Opposition de gauche à l’intérieur du parti bolchevique. Il est vital de comprendre ce processus afin de s’assurer qu’il ne se répète pas dans les révolutions futures.

    9. Comment vaincre le fascisme ? (Léon Trotsky, années ’30)

    Une série d’articles esquissant la stratégie du front unique. Trotsky croyait que les partis communistes et sociaux-démocrates devaient s’engager à empêcher les fascistes de prendre le pouvoir. En proposant de travailler ensemble sur des questions pratiques afin d’arrêter la montée du parti nazi, les communistes auraient pu gagner à eux une grande partie des militants du parti social-démocrate, en mettant en évidence la pourriture de leur direction au cours de la lutte. A la place de cela, suivant l’avis de Staline, le part communiste traita les sociaux démocrates comme les petits frères du fascisme (les ‘sociaux-fascistes’), permettant à Hitler de diviser la gauche et d’arriver au pouvoir

    10. Le programme de transition (Leon Trotsky, 1938)

    Ecrit à la veille de la seconde guerre mondiale, il s’agit d’une tentative de développer un programme et des perspectives politiques pour la classe des travailleurs. Il s’agit de prendre en compte le niveau de conscience des masses et d’essayer de l’amener à un niveau supérieur. L’approche transitoire est le point central ici, plus que le détail des revendications de 1938 qui peuvent ne plus être pertinentes aujourd’’hui.

    La fonction d’un programme de transition est de construire un pont entre les différentes luttes et la nécessité d’une transformation socialiste de la société. « Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat. »

  • Socialisme et question nationale dans la pensée de James Connolly

    connollyJames Connolly était un marxiste, un révolutionnaire, un socialiste et un internationaliste. Pour commémorer le 90e anniversaire (1) de son exécution, Peter Hadden (2) a étudié sa vie faite de luttes incessantes pour faire avancer les intérêts de la classe ouvrière et renverser l’ordre établi.

    Par Peter Hadden

    En 1910, James Connolly terminait son pamphlet Labour Nationality and Religion dans des termes simples et directs : «Le temps est passé de rapiécer le système capitaliste, il doit partir». 90 ans après sa mort, il est nécessaire de se remémorer la vie de James Connolly, ses idées et ce pourquoi il se battait vraiment.

    Cela est rendu nécessaire parce que, vu les commémorations du soulèvement de Pâques (3) de 1916, nous devrons probablement assister au spectacle nauséabond des représentants du gouvernement irlandais, des dirigeants de l’establishment des partis du Sud, comme des principaux partis nationalistes du Nord, tenter de commémorer et de vénérer Connolly, comme s’ils s’inscrivaient dans cette tradition.

    Connolly, s’il était encore vivant aujourd’hui, se battrait sans repos contre ces gens et le système qu’ils représentent, comme il s’est battu contre leurs équivalents à son époque, en Irlande et sur la scène internationale. Il ne serait pas surpris que ces gens, qui sont les ennemis de tout ce qu’il a représenté, essaient de récupérer son héritage politique. Après tout, dans les commémorations du centenaire de la rébellion de 1798, Connolly nota la manière dont l’establishment de l’époque fit de même avec la mémoire du leader de la Société des Irlandais unis, Wolfe Tone (4). Les « apôtres de la liberté », écrit-il dans la première édition de son journal, Workers’ Republic, « sont toujours adulés lorsque morts, mais crucifiés de leur vivant. ».

    Connolly est né, en 1868, dans le district de Cowgate à Édimbourg, en Écosse. Il était le plus jeune d’une famille de trois fils. Son père était charretier et sa famille vivait dans une pauvreté extrême. James dut travailler à partir de l’âge de 10 ou 11 ans. Il travailla dans une imprimerie, une boulangerie et une usine de carrelage. Son éducation était rudimentaire, mais son formidable potentiel d’écriture – non seulement du journalisme politique et historique, mais aussi à travers la poésie et la dramaturgie – était l’œuvre d’un autodidacte. Dans sa biographie de Connolly, Desmond Greaves attribue le strabisme de Connolly au fait qu’il devait, dans sa jeunesse, lire à la lumière des braises « dont les bâtons carbonisés lui servaient de crayons ».

    Connolly avait également les jambes un peu arquées à cause du rachitisme, un effet secondaire courant de la pauvreté et de la malnutrition. Il avait seulement 14 ans quand la pauvreté le força à adopter un pseudonyme et à s’enrôler dans le King’s Liverpool Regiment de l’armée britannique. Son service le mena en Irlande et dura presque 7 ans, avant qu’il déserte et retourne en Écosse vers la fin de 1888 ou au début de 1889. C’est à partir de ce moment, de retour à Édimbourg et survivant avec de petits boulots, que Connolly commença son engagement politique dans le mouvement socialiste. Il se joint à la Socialist League, une scission de la Social Democratic Federation, un des premiers groupes socialistes d’Angleterre. Eleanor Marx, fille de Karl Marx, fut membre de la Socialist League et Friedrich Engels eut une grande influence dans sa création.

    Tous les groupes de cette époque étaient peu organisés. En 1896, Connolly, malgré sa situation financière précaire, quitta l’Écosse où il était secrétaire de la Scottish Socialist Federation et secrétaire du Scottish Labour Party. Il s’agissait alors du nom local donné au courant de Kier Hardie, connu sous le nom d’Independent Labour Party. Il répondit alors à l’appel pour devenir secrétaire du Dublin Socialist Club.

    Dans l’espace de seulement quelques mois, à son arrivée à Dublin, il convertit le Dublin Socialist Club en section la plus organisée du Irish Socialist Republican Party. Cette organisation fut formée lors d’une rencontre de huit personnes dans un bar de la rue Thomas en mai 1896. Il devint organisateur rémunéré avec un salaire d’une livre par semaine. Depuis ce jour, jusqu’à son exécution 20 ans plus tard, Connolly a été un révolutionnaire à temps plein. Travaillant, quand il y avait de l’argent, pour de petits groupes socialistes comme l’ISRP, le Socialist Party of Ireland, ou comme un excellent organisateur syndical dans le mouvement ouvrier. Pendant une grande partie de sa vie, Connolly et sa famille continuèrent de vivre dans la pauvreté. La plupart du temps, il devait tenir des tournées de discours en Écosse, en Angleterre et aux États-Unis pour récolter des fonds.

    Connolly comprenait la nécessité de publier des journaux pour propager ses idées. Il produit un nombre important de pamphlets et publia une quantité de journaux, notamment Workers’ Republic, lancé au départ comme publication de l’ISRP et The Harp, un journal qu’il publia d’abord aux États-Unis, où il vécut de 1903 à 1910.

    Maintenir la publication de ces journaux avec peu de moyens et une circulation limitée n’aurait pas été possible si ce n’eut été des énergies gargantuesques que Connolly y dédiait. Il était à la fois le principal contributeur, le rédacteur en chef, le trésorier et le principal responsable des ventes. Gardant en tête que le travail des révolutionnaires est de faire ce qui doit être fait, même si la tâche est ingrate, Connolly pris sur lui de veiller à ce que ces journaux soient diffusés le plus largement possible dans la classe ouvrière. Aux États-Unis, il pouvait être vu sur les coins des rues et à l’entrée des meetings, en train de vendre The Harp. Une des pionnières du mouvement ouvrier aux États-Unis, Elizabeth Gurley Flynn, dans son autobiographie, se souvient de Connolly tentant d’améliorer les ventes de son journal. « Il était pathétique de le voir debout, mal habillé, aux portes de Cooper Union ou du East Side Hall, vendre son petit journal ».

    C’est à travers ses articles dans ces journaux, et dans les journaux d’autres organisations, que Connolly développa les idées qu’il tint tout au long de sa vie. Il s’inspira des idées de Marx et Engels, principalement l’idée générale que le moteur de l’histoire est la lutte entre des classes aux intérêts opposés, et l’appliqua au cas de l’Irlande.

    Son premier pamphlet, une série d’essais publiés en 1897 sous le titre d’Erin’s Hope, tira la conclusion que Connolly défendit et bonifia toute sa vie : que la classe ouvrière irlandaise était « la seule fondation sûre sur laquelle une nation libre pourrait se bâtir ». Cette conclusion fut bonifiée et présentée d’une manière plus achevée dans son œuvre importante, le pamphlet de 1910, Labour in Irish History. Cette publication reste à ce jour la plus importante contribution de Connolly dans le domaine des idées.

    La principale conclusion de Labour in Irish History est que la classe moyenne et la bourgeoisie « ont un millier de liens économiques qui prennent la forme d’investissements qui les attachent au capitalisme anglais. ». Il s’ensuit que « seulement la classe ouvrière irlandaise demeure incorruptible parmi les héritiers du combat pour la liberté en Irlande ». Ces conclusions furent développées en parallèle des idées de Léon Trotsky, maintenant connues comme la théorie de la révolution permanente.

    Trotsky expliquait que la bourgeoisie nationale dans les pays les moins développés et dans le monde colonial avait émergé tardivement sur la scène de l’histoire. Elle était trop affaiblie comme classe pour oser se mettre à la tête des mouvements visant à abolir les derniers vestiges du féodalisme ou pour établir des États-nations indépendants, comme les bourgeois des puissances capitalistes établies avaient, de manière confuse et souvent incomplète, réussi à le faire. Ces tâches revenaient donc à la classe ouvrière qui, en prenant le pouvoir, pourrait venir à bout de ces tâches laissées en jachère, qui dans une période historique précédente avaient échu à la classe capitaliste montante. Au même moment, la classe ouvrière allait procéder, de manière ininterrompue à accomplir les tâches de la révolution socialiste.

    Connolly n’a jamais tiré ces conclusions avec la précision de Trotsky. Il n’a pas non plus eu l’opportunité de lire le matériel produit par Trotsky. Comme avec plusieurs de ses autres écrits, il existe parfois une ambiguïté, à propos de la question nationale, celle-ci se trouvant amplifiée par ses actions à la fin de sa vie. Il y alla de déclarations, spécialement à ce moment, qui purent être lues comme supportant l’idée que l’indépendance accélérerait et favoriserait le combat pour le socialisme. Par exemple, en 1916, il fit le commentaire suivant, que l’indépendance est « la première étape requise pour le libre développement des pouvoirs nationaux nécessaires pour notre classe ». Des formulations ouvertes comme celle-ci ont été utilisées par quelques commentateurs de la gauche pour valider la notion erronée selon laquelle l’indépendance nationale est en quelque sorte un nécessaire premier «stade » sur la route vers le socialisme et pour justifier des alliances avec les nationalistes pour atteindre cet objectif.

    Cela ne fut jamais vraiment la vision de Connolly. Son matériel le plus consistant sur cette question dit explicitement le contraire. Dans Labour in Irish History, et dans plusieurs de ses autres écrits sur la question nationale, il est plus ou moins d’accord avec Trotsky, que c’est à la classe ouvrière qu’il revient de réaliser l’indépendance et, ce faisant, d’en profiter pour établir le socialisme. Avec cette interprétation, il fut en avance sur son temps.

    En ce qui concerne plusieurs autres aspects, Connolly s’est élevé au-dessus des autres commentateurs l’entourant dans le mouvement ouvrier britannique et irlandais. Il reconnaissait que «chaque parti politique représente une classe », qui pour sa part s’en sert « pour créer et maintenir les conditions les plus favorables pour l’exercice du pouvoir par sa propre classe ». La classe ouvrière avait besoin de son propre instrument politique, le parti, et celui-ci devrait se développer de manière indépendante par rapport aux autres partis.

    Cela va sans dire qu’elle aurait pu être sa position par rapport aux appels présents des leaders syndicaux favorables aux « partenariats sociaux » ou ceux qui, comme l’Irish Labour Party et le Sinn Fein, passent leur temps à cogner aux portes des partis politiques de droite de l’establishment, souhaitant former des gouvernements de coalition; ou, en contrepartie, ceux à gauche qui, de manière silencieuse, abandonnent leurs idéaux socialistes de manière à participer à de larges « fronts » avec des individus et des groupes qui sont hostiles au socialisme.

    Les organisations socialistes du temps de Connolly étaient encore principalement des organisations de propagande sans une base politique de masse et sans grande influence. Pour Connolly, il s’agissait de quelque chose qui devait être changé et la question de l’heure demeurait : comment les transformer en organisations de masse sans pour autant diluer leur contenu socialiste. Des débats intenses sur des questions comme celles-ci faisaient rage dans tous les groupements socialistes, parmi lesquels Connolly était impliqué. Des échanges parfois très acrimonieux tenaient lieu de débats entre les différents courants politiques qui émergeaient. Une de ces expériences politiques avait lieu au sein de l’aile irlandaise de la Social Democratic Federation, qui devint ultimement une secte propagandiste menée par Henry Hyndman, un homme dont le rôle, selon Connolly, était « de prêcher la révolution et le compromis dans la pratique et de ne faire ni l’un ni l’autre de manière consistante ».

    Quand il quitta l’Irlande pour les États-Unis, en 1903, Connolly se joint au Socialist Labor Party qui était mené par Daniel De Leon. Connolly se querella avec De Leon sur plusieurs questions théoriques, mais plus particulièrement sur la façon dictatoriale par laquelle De Leon menait le SLP. La réponse de De Leon ne fut pas toujours politique; entre autres choses, il accusa Connolly d’être un « agent jésuite » et un « espion policier ». De toute manière, ce fut une expérience amère et Connolly aurait été d’accord avec Engels qui, au début des années 1890, écrivit que le SDF et SLP traitaient le marxisme « d’une manière doctrinaire et dogmatique, comme quelque chose à apprendre par cœur ». Pour eux, il s’agissait d’un credo et non d’un guide pour l’action ».

    Connolly quitta le SLP en 1908 et déclara qu’il n’y avait pas de futur entre les mains de De Leon, sauf pour former une « église ». Il se joint alors au Socialist Party, une organisation plus large, mais réformiste. L’objectif de Connelly était d’organiser une minorité révolutionnaire en son sein. Ce fait démontre son absence totale de sectarisme politique. Il savait l’importance des idées claires, mais il comprenait aussi qu’il était nécessaire de faire vivre ces idées dans le mouvement vivant de la classe ouvrière, pas de les réfrigérer dans une secte politique.

    En 1912, au sein du Irish Trades Union Congress, ce fut Connolly qui réussit à faire adopter la proposition pour une représentation politique indépendante des syndicats qui marqua la naissance du Irish Labour Party. Il ne voyait aucune contradiction entre ceci et son travail au sein du Socialist Party of Ireland. Connolly, en d’autres mots, comprenait instinctivement la double tâche des socialistes, qui était d’encourager, d’assister et de participer à tout développement contribuant à amener les larges masses de travailleurs à l’activité politique, en construisant en même temps une organisation politique socialiste, de manière consciente.

    Cela ne veut pas dire qu’il avait une conception claire du besoin d’un parti révolutionnaire qui pourrait agir comme instrument politique pour la classe ouvrière lui permettant de mener une révolution socialiste. En ce temps, seul Lénine en Russie comprenait qu’une révolution socialiste victorieuse requérait une direction organisée et consciente d’une telle manière qu’elle ne serait pas neutralisée face à la pression des événements.

    Luttes syndicales

    Connolly, comme la plupart des marxistes de son époque, n’avait pas identifié clairement quel instrument la classe ouvrière utiliserait pour renverser le capitalisme, ni comment. D’abord, il mettait de l’avant la vision syndicaliste selon laquelle le rôle principal serait joué par des syndicats industriels. Cet intérêt pour le syndicalisme ne signifiait pas qu’il n’envisageait pas de rôle pour la lutte politique ou les partis. Tout au long de sa vie, il affirma clairement que la classe ouvrière devait s’organiser autant politiquement, que sur une base « industrielle » (5).

    Connolly comprenait l’importance capitale des idées, mais il n’aurait jamais été prêt à jouer le rôle d’un professeur ennuyeux, à la manière de De Leon. Il comprenait que la théorie est seulement une préparation pour l’action et que la seule façon de valider des idées est de le faire via le mouvement organisé des travailleurs. Pendant la dernière décennie de sa vie, il fut un organisateur syndical révolutionnaire, mettant en pratique ses idées et ses méthodes dans une série de luttes d’agitations momentanées.

    Ses talents d’organisateur de masse furent mis à rude épreuve en 1911 à Belfast, en Irlande, quand il devint responsable de l’organisation du Syndicat général des travailleurs irlandais du transport (Irish Transport and General Workers Union – ITGWU), avec James Larkin. Il était revenu des États-Unis avec quelques années d’expérience comme organisateur pour l’Industrial Workers of the World (IWW). Pendant ce temps, il avait pris part à certaines batailles sanglantes menées par les travailleurs des États-Unis contre des attaques violentes menées par les patrons, aidés par les policiers et les scabs.

    Connolly entra en poste à l’ITGWU au moment où une vague de grèves explosives se déroulait en Angleterre et en Irlande. Trois millions de jours de travail furent perdus en grève en 1909. Trois ans plus tard, il s’agissait de 41 millions de jours. L’Irlande connaissait les batailles les plus dures, alors que les patrons essayaient de résister à la nouvelle force militante connue sous le nom de New Unionism. Il s’agissait de l’organisation des travailleurs semi-spécialisés et non-spécialisés. En 1911, Connolly mena une lutte avec les dockers de Belfast. Celle-ci fut rapidement suivie par l’organisation des femmes travaillant dans les manufactures, les « esclaves du textile de Belfast », plus d’un millier, menèrent une grève inspirante contre les conditions difficiles et contre le régime de travail tyrannique vécu dans les manufactures.

    À la fin de 1911, Connolly dû partir à Wexford, où les membres de l’ITGWU étaient en lock-out depuis le mois d’août lors d’une tentative de l’employeur de briser le syndicat. Pendant ce conflit, les travailleurs formèrent une organisation de défense, une « police ouvrière » (Workers’ Police), pour se protéger de la police. Il s’agissait d’une organisation semblable à celle de l’Irish Citizens’ Army, qui fut formée pour les mêmes raisons lors du lock-out de Dublin en 1913 (6).

    Les événements de Dublin en 1913 furent l’apogée de cette période dans laquelle les forces du travail et du capital se confrontèrent directement en Irlande. En août 1913, l’Association des employeurs de Dublin, menée par William Martin Murphy, mit en lock-out les membres de l’ITGWU, leur demandant de quitter le syndicat. Il s’agissait d’une tentative pour briser le mouvement ouvrier irlandais avant l’établissement du Home rule (7).

    Le conflit se prolongea jusqu’à la fin de janvier 1914, quand les travailleurs furent finalement affamés au point de devoir retourner au travail. À son sommet, ce conflit impliqua pratiquement l’ensemble de la classe ouvrière de Dublin. Les leaders incontestés des travailleurs furent Larkin et Connolly. Ligués contre eux se trouvaient non seulement les patrons et les forces de l’État capitaliste, mais aussi les différentes églises et les nationalistes de droite. Les prêtres, du haut de leurs chaires, dénonçaient le socialisme et le syndicalisme. L’Ordre ancien des Hiberniens (Ancient Order of Hibernians), surnommé Ordre ancien des hooligans par Connolly – qui depuis les premiers jours de l’ISRP avaient été impliqués dans des attaques répétées contre des rencontres et des manifestations publiques – entrèrent dans le journal du Irish Worker et brisèrent les caractères d’imprimerie.

    À la fin, ce furent les faux amis et non les ennemis ouverts de l’ITGWU qui laissèrent les travailleurs de Dublin isolés et sans autre choix que de retourner au travail. Connolly et Larkin avaient appelé à une grève générale de solidarité en Angleterre et aux blocus des bateaux des scabs, qui transportaient les biens au port de Dublin. Le débat à propos du blocus fut débattu lors d’une rencontre spéciale du British Trade Union Congress en décembre, mais, avec les dirigeants syndicaux des principaux syndicats opposés à une action de solidarité, la proposition fut rejetée par 2 280 000 votes contre seulement 203 000 pour.

    Le retour au travail se fit selon les termes de l’employeur, mais la victoire eut pour conséquence de poser les bases d’une tradition de militance et de solidarité, ce qui signifiait que le syndicat avait était blessé durablement, mais non brisé.

    La question nationale

    Il s’agit d’une des trois défaites vécues par le mouvement ouvrier dans l’espace de seulement quelques années. Cela laissa sans doute Connolly quelque peu désorienté et influença les trois dernières années de sa vie.

    Le retour de Connolly à Belfast, après la grève, se produisit au même moment que la crise du Home Rule, qui se déroula entre 1912 et 1914. La proposition par Westminster d’accorder un gouvernement autonome limité (Home Rule) à l’Irlande provoqua une opposition féroce chez les unionistes et dans une partie significative de la classe dirigeante d’Angleterre. L’Ulster Volonteer Force, formée en 1913, et la hiérarchie unioniste cherchaient à établir un gouvernement provisoire en Ulster, dans le cas où le Home Rule deviendrait une loi. Alors que la menace d’une guerre pesait lourd, un compromis fut trouvé qui permettrait l’exclusion « temporaire » de tout comté d’Ulster qui choisirait de ne pas participer à l’entente. Le leader nationaliste John Redmont l’accepta.

    Connolly rejeta l’idée qu’une exclusion serait temporaire et analysa correctement ces événements comme une défaite pour la classe ouvrière. Il prédit que la partition « signifierait un carnaval pour la réaction, à la fois au Nord et au Sud, qu’il s’agirait d’un recul pour la classe ouvrière irlandaise qui paralyserait les mouvements les plus avancés le temps qu’elle durerait ».

    Pendant ce temps à Belfast, Connolly avait essayé d’unir les travailleurs politiquement et de manière industrielle. Il ne réussit toutefois pas à donner une forme organisationnelle durable à ces grèves et à ces autres combats. L’ITGWU organisait principalement des travailleurs catholiques, comme le faisaient les différents groupes socialistes.

    Connolly luttait pour l’unité de classe et se battait pour y arriver, mais cette ambition n’était pas assez forte pour briser le moule sectaire. Il ne parvint jamais à expliquer pourquoi de grandes parties de la classe ouvrière protestante étaient prêtes à défendre jusqu’au bout les Lords et Ladies de l’unionisme protestant. S’il avait pris le temps d’observer plus attentivement, il se serait aperçu que les travailleurs protestants avaient peur de ce qui pourrait arriver avec le Home Rule et aurait compris qu’il était nécessaire pour les socialistes d’amener des idées pour contrer ces peurs.

    Le grand Belfast était à cette époque le centre industriel de l’Irlande. Les industries lourdes faisaient partie d’un triangle industriel dont les deux autres points étaient Liverpool et Glasgow. Les travailleurs protestants avaient développé des relations fortes, dans la lutte, spécialement avec les travailleurs de ces villes. Leur peur était qu’avec la venue du Home Rule, qui serait sans doute l’écho des intérêts des petites entreprises du Sud, leurs liens avec le mouvement ouvrier en Angleterre se briseraient et que leurs emplois seraient menacés, alors que les industries se trouveraient coupées de leurs marchés d’exportation.

    L’analyse de l’évolution de la situation de la question nationale par Connolly était fondamentalement correcte. Par contre, les conclusions qu’il tirait de cette analyse, au point de vue du programme, étaient favorables unilatéralement aux catholiques, ce qui n’avait rien pour rassurer la classe ouvrière protestante. Avec Larkin, il se prononçait pour des syndicats ouvriers séparés pour les Irlandais (catholiques et protestants) et pour des organisations politiques également séparées. Il jugeait cela nécessaire pour permettre aux travailleurs catholiques de s’éloigner de l’influence des nationalistes. Dans le Nord, cette position faisait en sorte que les travailleurs protestants resteraient au sein d’organisations britanniques et que les travailleurs seraient divisés selon une ligne religieuse. À tout le moins, il aurait été préférable de réclamer que des liens formels soient maintenus entre les organisations de la classe ouvrière de l’Irlande et de l’Angleterre. En particulier, les liens entre les organisations de représentants des ouvriers dans les entreprises (shop stewards’ organisations) auraient dû être maintenus.

    À propos de la question de l’indépendance, Connolly défendait de manière correcte la position pour une République socialiste irlandaise. Par contre, cela était aussi posé d’une manière unilatérale. Quand Marx parlait du combat pour l’indépendance irlandaise, au sens d’indépendance sur une base capitaliste, il ajoutait qu’après l’indépendance « pourrait venir la fédération ». Les écrits de Connolly laissaient tomber cette idée.

    James Connolly se battait pour le mouvement ouvrier, était à la pointe du combat pour l’indépendance et avait pour but la fondation d’une République socialiste irlandaise. Il aurait toutefois pu vouloir maintenir les liens avec la classe ouvrière britannique et mettre de l’avant l’idée d’une fédération socialiste de l’Irlande et de la Grande-Bretagne.

    Guerre mondiale et soulèvement de Pâques

    La troisième défaite subie par la classe ouvrière prit la forme du déclenchement de la guerre en août 1914. Avant la guerre, les puissants partis politiques de la IIe Internationale – particulièrement le Parti social-démocrate allemand– avaient publié de puissants argumentaires anti-guerre et promis de lancer la grève générale afin de paralyser l’effort de guerre si l’ouverture des hostilités était déclarée.

    Quand le combat commença, toute la résistance, à l’exception de quelques leaders individuels courageux et de partis comme les bolcheviques en Russie, ne se résuma à presque rien. Pour Connolly, il s’agissait d’un autre coup dur et il répondit dans son style vitupérant habituel : « Qu’est-ce qui arrive alors de toutes nos résolutions, toutes nos protestations, toutes nos fraternisations, toutes nos menaces de grèves générales, toute notre machine internationaliste construite avec soin et tous nos espoirs pour le futur? S’agissait-il seulement de bruit et de furie, est-ce que cela ne signifiait rien? ».

    L’annonce de l’ouverture de la guerre fut accompagnée par une vague de chauvinisme. Les idées classistes, de même que les grèves et autres expressions de la lutte des classes étaient, pour l’instant, reléguées à l’arrière-plan. En Irlande, le leader nationaliste John Redmond devint sergent-recruteur pour l’armée britannique et des dizaines de milliers de personnes qui avaient auparavant porté les uniformes des Irish Volunteers, lors d’exercices, s’enrôlaient chez les Britanniques.

    Il est évident, en lisant les écrits subséquents de Connolly après 1914, que toutes ces trahisons et ces renoncements l’affectèrent profondément. Ses écrits à propos de la guerre, pris comme un tout, n’étaient pas aussi clairs et précis que dans ses premiers travaux. Au final, il maintenait une approche socialiste et internationaliste, mais de plus en plus, ses idées étaient marquées par une frustration à l’égard de la passivité de la classe ouvrière face au massacre en Europe : « Même une tentative ratée de lancer une révolution sociale, par les armes, suivant la paralysie de la vie économique pour cause de militarisme, serait moins désastreuse pour la cause socialiste que les actes de socialistes s’autorisant à participer au massacre de leurs frères dans cette cause. Un grand soulèvement continental de la classe ouvrière permettrait d’arrêter cette guerre ».

    Laissant l’Angleterre préoccupée, il commença à envisager que le premier coup de cette contre-attaque pourrait être lancé en Irlande. Alors que la guerre s’enlisait dans l’horreur interminable des tranchées, le besoin d’agir rapidement pour s’assurer que ce coup serait rendu devint sa préoccupation principale.

    Son impatience était telle qu’il était prêt à laisser de côté certaines des idées et des méthodes qu’il avait patiemment développées au courant de sa vie de combattant révolutionnaire. Dans Labour and Irish History, il observe correctement que « les révolutions ne sont pas des produits de nos cerveaux, mais issus de la maturité des conditions matérielles ». Dans un article précédent de Shan Van Vocht, il critiquait les Young Irelanders et les Fenians pour avoir commencé à agir quand les conditions objectives de la révolution n’étaient pas atteintes : « les Young Irelanders n’ont fait aucun effort raisonnable pour augmenter le niveau de conscience de la population, alors l’échec était inévitable ». Maintenant, il faisait l’argument inverse, critiquant ceux qui dans le mouvement de la Young Ireland parlaient de révolution, mais qui, le temps venu, « commençaient à trouver des excuses, à murmurer à propos du danger d’une insurrection prématurée ».

    Alors que la classe ouvrière était inactive à ce propos, Connolly regarda du côté des forces nationalistes radicales alors organisées dans l’Irish Republican Brotherhood (IRB) et leurs 13 000 Irish Volunteers, qui avaient rompu avec Redmont à cause de son appui pour la guerre. Il espérait qu’un soulèvement en Irlande, même s’il était organisé dans un but nationaliste, plutôt que socialiste, pourrait, comme il le disait « allumer le feu pour une conflagration européenne qui ne cesserait de brûler jusqu’à ce que le dernier trône et la dernière dette soient enterrés par le bûcher funéraire du dernier chef de guerre capitaliste» (8).

    De manière à faire pression sur l’IRB, et à travers eux sur les Irish Volunteers, pour qu’ils se mettent en action, Connolly était prêt à faire des concessions politiques qu’il n’aurait jamais pu faire à aucun autre moment de sa vie. Il a bien fait de travailler côte à côte avec les nationalistes en opposition à la guerre, comme il le fit dans la Irish Neutrality League. En se joignant à eux sur des dossiers spécifiques, il était aussi nécessaire, comme Connelly l’avait fait au cours de sa vie, de maintenir une indépendance politique et organisationnelle. Connolly n’a jamais abandonné ses idéaux socialistes, mais, à certaines occasions, en ne les mettant pas de l’avant, il fit en sorte que ses idées se mélangèrent avec celles des nationalistes. Ce fut alors le drapeau vert de l’indépendance, non le drapeau rouge du socialisme, ni même son Starry Plough (9), qui flotta sur Liberty Hall, le quartier général de l’ITGWU.

    Les conditions pour un soulèvement réussi n’existaient pas en 1916. De ce point de vue, le soulèvement était prématuré et condamné à l’échec dès le départ. Connolly était conscient de ce fait. Quand, le matin du soulèvement de Pâques, son collègue depuis longtemps, William O’Brien, le croisa dans les marches du Liberty Hall et lui demanda s’il y avait une seule chance de succès, la réponse de Connolly fut « aucune, peu importe ».

    Pour Connolly, le but de cet acte était d’en faire un acte militaire de défiance. Heureusement, les répercussions de celui-ci à travers les autres nations d’Europe encouragèrent la classe ouvrière d’autres pays à se soulever. Le fait qu’il n’ait pas vraiment tenté de se servir de sa position à la tête de l’ITGWU pour préparer la classe ouvrière à soutenir le soulèvement démontre qu’il n’était que trop conscient qu’il n’y avait pas de large sentiment de support pour ce qu’il s’apprêtait à faire. Il ne fit aucun appel à la grève générale pour paralyser le mouvement des troupes et des munitions. Pendant le soulèvement en tant que tel, il ne fit aucun appel aux troupes britanniques pour qu’elles refusent de combattre sur une base de classe.

    Laissant de côté la question de savoir s’il était correct ou non d’agir à ce moment, la manière dont Connolly participa fut aussi mauvaise. Dans son empressement pour que le soulèvement aille de l’avant, il accepta de participer selon les termes des Volunteers, plutôt que selon les siens.

    Il signa la Proclamation de la République irlandaise (Proclamation of the Irish Republic) qui fut lue par Pádraic Pearse, à partir des marches du GPO (10). La proclamation était un énoncé direct d’idées nationalistes et non socialistes. Il est vrai que certaines phrases se trouvent dans cette déclaration, à propos desquelles Connolly a probablement insisté, telles que : « le droit du peuple d’Irlande à la propriété de l’Irlande ». Connolly avait auparavant toujours rejeté avec vigueur l’idée de faire appel au « peuple en entier », qui comprenait les « propriétaires usuraires » et les « capitalistes menés par le profit » et il se basait sur les intérêts de la classe ouvrière.

    Avant et durant le soulèvement, il ne publia pas de plateforme séparée mettant de l’avant les objectifs socialistes de la Citizen Army. De l’avoir fait n’aurait pas été un geste inutile, même dans la défaite. S’il avait lancé sa propre plateforme lançant l’appel pour une Irlande socialiste, il aurait au moins laissé une pierre de fondation pour de futurs mouvements socialistes. Il aurait aussi empêché des forces politiques et des individus qui représentent l’antithèse de tout ce pour quoi il s’est battu, de se réclamer de son héritage.

    Ceux qui prirent part au combat se battirent héroïquement et tinrent bon pendant une semaine contre toute attente. Le courage de Connolly sous le feu lui gagna le respect, non seulement des hommes et des femmes de la Citizen Army, mais aussi des rangs des Volunteers et même de certains officiers britanniques.

    Après le soulèvement vinrent les représailles. Les principaux leaders furent emmenés en cour martiale et exécutés. Connolly fut blessé gravement et n’était pas en état de faire face à un procès en cour martiale. Le général Maxwell, général britannique en charge, insista pour que la procédure aille de l’avant dans l’hôpital militaire. Connolly fut condamné à mort et envoyé en ambulance à la prison de Kilmainham où il fut mitraillé à l’arrivée. Il s’agissait de la revanche de la classe dirigeante britannique – appuyée par ses alliés irlandais – non pas simplement pour le soulèvement, mais aussi pour une vie de combat contre eux.

    Connolly était maintenant mort, et dans sa mort, la classe ouvrière irlandaise se trouvait privée d’un leader important et remarquable. Connolly n’avait pas ressenti le besoin de former un parti révolutionnaire et discipliné et aucune trace de ses écrits n’en faisait mention. Le mouvement ne se termina pas en révolution, mais en partition du pays et en défaite.

    Notre hommage à Connolly n’a pas pour objectif de faire de fausses louanges, comme celles qui vont sortir hypocritement des lèvres de l’establishment. Notre objectif était d’apprendre de ses accomplissements et de ses erreurs pour que son expérience de vie puisse aider les générations actuelles à réussir, enfin, à débarrasser le monde du capitalisme.

    1. Texte écrit en l’honneur du 90e anniversaire de la mort de James Connolly, publié pour la première fois dans Socialism Today, No. 100, April/May 2006. Première traduction française faite par R.H., B.P. et A.H. pour Alternative socialiste en 2015.
    2. Peter Hadden (1950-2010) fut membre de la section nord-irlandaise du Comité pour une Internationale Ouvrière et permanent syndical pour la Northern Ireland Public Service Alliance (NIPSA). Les notes de bas de page ont été ajoutées par le traducteur pour faciliter la compréhension du texte.
    3. Insurrection armée organisée par les milices républicaines contre l’occupation britannique. Les combats se sont déroulés entre le 24 avril et le 30 avril 1916. Ils furent sévèrement réprimés dans le sang.
    4. Theobald Wolfe Tone (1763-1798). Précurseur du républicanisme irlandais. Arrêté lors du soulèvement de 1798 contre l’Empire britannique.
    5. Les premiers syndicats ont été d’abord l’œuvre des ouvriers qualifiés, à mesure que l’industrialisation et la division du travail se développent apparaît une main d’œuvre non qualifiée, qui deviendra rapidement majoritaire, mais délaissée par les syndicats de métiers. En Grande-Bretagne, apparaît alors à la fin du XIXe siècle ce qu’on a appelé le New Unionism, qui consistait à syndiquer sur une base « industrielle », c’est-à-dire syndiquer l’ensemble des travailleurs d’une usine et non plus uniquement les travailleurs qualifiés.
    6. Pour en savoir davantage sur le lock-out de 1913 ; Joe Higgins, « The 1913 Dublin Lockout and the unions today », SocialistWorld, http://www.socialistworld.net/doc/6448
    7. Le Home Rule est une loi donnant une certaine autonomie politique à l’Irlande, tout en restant soumise à la couronne britannique.
    8. « Starting thus, Ireland may yet set the torch to a European conflagration that will not burn out until the last throne and the last capitalist bond and debenture will be shrivelled on the funeral pyre of the last war lord ». James Connolly, « Our Duty In This Crisis », Irish Worker, August 8, 1914.
    9. Drapeau de la Citizen Army de Connelly. La bannière, sur fond bleu ciel, représente une constellation en forme de charrue. Aujourd’hui, ce drapeau est toujours utilisé par les républicains socialistes en Irlande.
    10. GPO : General Post Office, quartier général des républicains.
  • 75 ans après la mort de Léon Trotsky

    Trotsky_copenhagueIl y a septante-cinq ans, le grand révolutionnaire Léon Trotsky était assassiné par un agent de Staline, Ramon Mercader. Trotsky avait déjà échappé à un certain nombre d’attentat, mais le coup fatal lui a été porté avec un pic à glace le 20 août 1940. Il est mort le lendemain. C’est ainsi qu’est décédé le symbole de l’inflexible opposition au capitalisme et au stalinisme totalitaire. Le texte ci-dessous est issu de nos archives et est consacré à la bataille politique qui se cache derrière l’assassinat de Trotsky.

    (more…)

  • En finir avec l’austérité exige de se battre pour un autre système

    Le Programme de transition : 77 ans et pas une ride

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    Léon Trotsky

    Le Programme de transition est un texte rédigé par le révolutionnaire Léon Trotsky en 1938, il y a 77 ans. Il pourrait sembler absurde de vouloir appliquer au contexte actuel ses revendications programmatiques, les similitudes entre cette période et celle que nous traversons aujourd’hui sont pourtant nombreuses. Et même si toutes les revendications formulées par Trotsky dans le Programme de transition ne sont plus applicables à la situation actuelle, ce texte et les idées qu’il contient constituent toujours un excellent guide et une source de conseils pour les marxistes.

    Par Jarmo Van Regemorter, article tiré de l’édition d’été de Lutte Socialiste

    Nous connaissons aujourd’hui une période de crise telle que peu d’entre nous n’en ont jamais connue. Les États du monde entier sont enfouis sous des montagnes de dettes après avoir ‘‘nationalisé’’ la faillite des grandes banques (en faisant ainsi payer à la collectivité le prix de la spéculation d’une infime élite) et avoir injecté des montants incroyables dans ‘‘l’économie’’ dans l’espoir de pouvoir la remettre sur ses rails. La classe des travailleurs et le gros de la population se sont vus contraints de payer cette crise par voie de pertes de salaires, de coupes dans les budgets sociaux et de démantèlement total de l’État-providence.

    A l’époque et aujourd’hui

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    “Le Programme de Transition” de Léon Trotsky est disponible auprès de notre rédaction. Ce livre revient à 8 euros, frais de port inclus. Envoyez cette somme au n° de compte BE 48 0013 9075 9627 de Socialist Press avec pour mention “Programme de Transition”

    Le contexte de la société en 1938 n’est pas si différent d’aujourd’hui. La classe des travailleurs était elle aussi contrainte de payer le prix d’une crise profonde, la Grande Dépression. Dans plusieurs pays européens, des forces fascistes avaient instrumentalisé le désespoir des masses pour instaurer des régimes qui défendaient le capital par la force brute. Au final, il a fallu le grand incendie de la Deuxième Guerre mondiale pour pouvoir faire relancer les forces de production, ce que Trotsky décrivait en 1938 comme un développement inévitable. La classe des travailleurs était incroyablement affaiblie. Selon Trotsky, il s’agissait d’une situation où ‘‘chaque revendication sérieuse du prolétariat et même chaque revendication progressive de la petite bourgeoisie conduisent inévitablement au-delà des limites de la propriété capitaliste et de l’État bourgeois.’’

    Le parallèle avec la situation que nous connaissons est frappant, où n’importe quelle revendication favorable à une plus juste redistribution des richesses se heurte au dogme du ‘‘chacun doit se serrer la ceinture’’. Les travailleurs sont en réalité les seuls à se serrer la ceinture : la crise a enrichit les capitalistes, ceux-là même qui sont responsables de la crise.

    Une part de plus en plus grande de la population commence à se dresser contre ce diktat. A l’automne dernier, la Belgique a été frappée par le plus grand et le plus impressionnant plan d’action syndical depuis des dizaines d’années. La situation n’était guère différente dans les années ‘30, quand le pays fut paralysé par la gigantesque vague de grèves de 1936. Mais au moment où la classe des travailleurs partait en lutte, sa direction a décidé de maintenir une position extrêmement conservatrice, tant concernant les immenses partis sociaux-démocrates que les partis ‘‘communistes’’ staliniens de l’époque, pieds et poings liés à la bureaucratie dirigeante d’URSS. Lorsque les masses sont entrées en mouvement, ces directions ont hésité à adopter une stratégie révolutionnaire. La social-démocratie s’en tenait à un ‘‘programme minimum’’ (des revendications destinées à améliorer le niveau de vie des travailleurs en restant au sein du système capitaliste) et un ‘‘programme maximum’’ (l’idée d’un socialisme à l’arrivée indéfinie, dont il n’était question que lors des cérémonies et des jours de fêtes). La bureaucratie stalinienne d’Union soviétique trouvait quant à elle plus d’intérêt à maintenir de ‘‘bonnes relations’’ avec les gouvernements des pays soi-disant ‘‘démocratiques’’ qu’à opérer des alliances avec les travailleurs étrangers en vue de préparer la révolution socialiste.

    Trotsky a résumé cette situation par cette citation, frappante par son caractère lapidaire : ‘‘La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire.’’ Si l’humanité se voyait privée de la moindre perspective d’avenir, la faute en incombait uniquement aux dirigeants de la couche de la société qui aurait pu la conduire à une autre société, la classe des travailleurs.

    Plus de 70 ans plus tard, pas mal de choses ont changé. Les partis staliniens ont disparu en tant que facteur d’influence politique et il ne reste que l’ombre des partis sociaux-démocrates. Ayant choisi le camp de la politique d’austérité néolibérale, ces derniers ont vu leur soutien fondre comme neige au soleil. Le problème fondamental qui se pose à la classe des travailleurs – qui reste le moteur de changement et de progrès – n’est pas le conservatisme de ses dirigeants mais aussi l’absence d’organisations de masse qui pourraient représenter et défendre ses intérêts politiques.

    Comment préparer la voie vers une autre société ?

    Le chômage de masse permanent, les catastrophes écologiques, la dégradation des conditions de vie, l’extrême inégalité,… sont des problèmes insolubles au sein du système capitaliste. Une autre société est nécessaire, ce qui ne saurait selon nous être qu’une société socialiste démocratique.

    Quiconque désire une société différente ne peut se limiter à des revendications de programme minimum. Nous sommes très clairement en faveur d’une taxe des millionnaires, par exemple. Mais, malheureusement, nous savons très bien que ces millionnaires trouveront assez de failles pour s’y dérober. Nous voulons un enseignement plus démocratique et plus inclusif, c’est certain. Mais les énormes investissements nécessaires ne seront jamais effectués par les gouvernements capitalistes. Il va sans dire que nous ne sommes pas opposés à l’idée de référendums contraignants capables de permettre à la population d’avoir son mot à dire. Mais de tels référendums, dans la société actuelle, ne donneront aucun véritable pouvoir de décision à la population concernant les thèmes qui pourraient s’attaquer aux rapports de propriété capitalistes.

    Nous voyons partout apparaitre de nouvelles formations de gauche. Les socialistes du monde entier suivent de très près Syriza en Grèce et Podemos en Espagne. Mais à chaque fois que ces formations cherchent à s’en tenir à ce qui est acceptable pour le capitalisme, elles se heurter aux étroites limites de leur propre programme. Un plan d’investissement massif dans la sécurité sociale, la création d’emplois et les pensions en Grèce exige de refuser les diktats de la Troïka. C’est inacceptable pour le capitalisme.

    Nous ne savons que trop bien ce que signifient les ‘‘réalisations’’ qui respectent le cadre du capitalisme. Jadis, la journée des huit heures a constitué un gigantesque pas en avant. Cette conquête sociale a pu montrer que des changements fondamentaux sont bel et bien possibles dans les limites du système. Mais, aujourd’hui, il est parfois difficile de trouver autour de soi quelqu’un qui travaille huit heures par jour ou moins avec un contrat à plein temps. Saut d’index, attaques sur les pensions, coupes budgétaires dans l’enseignement et dans les soins de santé, etc. : tout ce pour quoi nos grands-parents se sont battus nous est retiré.

    Le PSL défend vigoureusement pour chaque amélioration de nos conditions. Mais nous devons toujours ajouter que pour garantir ces conquêtes sociales, pour réellement en faire des acquis, il nous faut une autre société. Cela exige de se battre non pas seulement pour le partage du gâteau, mais bien pour le contrôle de la pâtisserie.

    Quelles revendications transitoires en 2015 ?

    Notre approche pour lier les revendications quotidiennes à la lutte pour une société équitable repose toujours sur le Programme de transition de Trotsky. Pour Trotsky, chaque revendication défendue par une organisation révolutionnaire doit faire le lien avec le but final de son activité politique : l’instauration d’une société socialiste.

    C’est pourquoi nous défendons aujourd’hui la revendication de la semaine des 30 heures. Non pas parce que nous pensons que cela nous permettrait de résoudre tous les problèmes, mais parce que cela peut représenter un pas en avant qui pourrait développer dans la société le débat sur l’énorme pression au travail et la flexibilité imposée. À partir de là, nous pouvons orienter la discussion vers le modèle de société où le travail et les richesses disponibles seraient correctement répartis.

    Les piliers du capitalisme ne sont pas pour nous des dogmes sacrés. Notre programme, de par sa formulation, nous permet de démarrer des nécessités sociales concrètes de la classe des travailleurs, tout comme les partis traditionnels se basent sur les besoins concrets de la classe bourgeoise. La propriété privée des moyens de production dans la société constitue aujourd’hui le plus grand obstacle au progrès et à l’avènement d’un meilleur avenir. Pour ceux qui ont perdu leur travail à Ford Genk, par exemple, il est difficile de comprendre qu’une usine moderne et fonctionnelle soit balancée à la poubelle pour la seule raison que, quelque part dans le monde, il existe une main-d’oeuvre meilleur marché capable d’être encore plus exploitée. Selon nous, une telle usine aurait dû être nationalisée sous le contrôle et la gestion démocratique des travailleurs.

    Des référendums contraignants peuvent accroitre le niveau de conscience de la population par rapport à différents thèmes, mais cela ne suffira pas pour la préparer à exercer le contrôle des moyens de production de la société. Cela nécessite des représentants démocratiquement élus et révocables à tout moment, qui ne disposent pas d’un meilleur salaire que travailleurs qualifiés qu’ils représentent.

    Les 110 entreprises qui sont aujourd’hui responsable de la plupart des richesses en Belgique doivent être placées sous contrôle démocratique des travailleurs. Il faut en premier lieu supprimer le secret bancaire pour que la classe des travailleurs puisse voir ce qui est fait des richesses qu’elle crée. Cela nous permettrait de rompre avec la politique d’austérité.

    Lorsque la plus grande grève générale de 24 heures de l’histoire de Belgique est survenue, le 15 décembre 2014, elle avait clairement pour objectif de faire chuter le gouvernement. Aucune organisation de gauche n’a essayé de propager un mot d’ordre capable de pousser plus loin la construction du mouvement. Aucune, à l’exception du PSL, notamment autour du type de deuxième plan d’action qui allait s’imposer après le 15 décembre. Notre slogan était : ‘‘Grève jusqu’à la chute de Michel 1er et de toute l’austérité.’’ Nous n’avons pas limité nos mots-d’ordre au seul gouvernement Michel actuel, une éventuelle nouvelle coalition tripartite avec le PS ne livrerait aucun changement fondamental. Y faire face nécessite de se préparer à l’avance.

    Le besoin de nouvelles organisations de masse pour la classe des travailleurs s’impose aujourd’hui de manière criante. En Europe du Sud, les premiers pas sont faits vers la création de telles organisations, même si le développement de ces partis n’est pas linéaire. L’activité du PSL et de ses sections- soeurs à l’étranger visera notamment à éviter que ces nouveaux partis se perdent dans des compromis avec la bourgeoisie qui risqueraient de les compromettre et de miner leur base de soutien.

    Si nous nous basons toujours aujourd’hui sur le Programme de transition, c’est parce qu’il constitue un guide pour l’action révolutionnaire. Nos lecteurs savent qu’ils nous trouveront toujours sur le terrain dans la lutte pour la défense et la conquête de nos droits, mais en liant systématiquement ce combat à celui en faveur d’une nouvelle société socialiste démocratique.

  • Tract de campagne d'été des Etudiants de Gauche Actifs

    Tout comme chaque année, les Etudiants de Gauche Actifs (EGA) poursuivrons leurs activités durant l'été. Vous pourrez les retrouver en campagne en rue, sur les festivals,… Le tracts ci-dessous dévoile les principaux thèmes sur base desquels ils engageront la discussion. Bonne lecture!

    => Tract en version PDF


     

    autocollant_ecologie
    Soutiens notre campagne et la participation du plus grand nombre de jeunes à la manif de Paris ! (Autocollant à prix libre)!

    Changeons le système, pas le climat! Sauvons la planète du capitalisme!

    Le changement climatique a déjà un impact catastrophique sur la production alimentaire et les conditions de vie à travers le monde. En 2013, 22 millions de “réfugiés climatiques” ont dû fuir leur région. Sans changement de cap majeur, cela ne va faire qu’empirer.

    EGA_environnementSommes-nous chacun responsable au même titre? Non. Une étude de Richard Heede (revue scientifique ‘‘Climatic Change’’) estime que 61% des émissions de gaz à effet de serre émises depuis le début de l’ère industrielle (1750) proviennent de… 90 multinationales (principalement ces dernières décennies)! Celles-ci possèdent les ressources et la technologie nécessaires pour une transition énergétique écologiquement responsable. Mais pour les multinationales, notre environnement peut être sacrifié pour protéger leurs montagnes de pognon!

    Les vingt sommets climatiques de l’ONU ont systématiquement souligné le péril environnemental qui nous fait face, sans jamais remettre en cause l’immonde gaspillage du système de production capitaliste. Fin 2015, un nouveau sommet climatique aura lieu à Paris. La dernière fois, plus de 300.000 personnes ont manifesté à New-York.

    Opposons à la folie du gaspillage capitaliste une gestion rationnelle des ressources et de la production, basée sur la collectivisation de secteurs fondamentaux comme l’énergie (production et distribution) et des multinationales telles que Monsanto. À partir de là, nous aurons les moyens de démocratiquement planifier la transition écologique et la sortie du nucléaire et de l’énergie fossile, avec des investissements publics massifs dans les énergies renouvelables, dans les transports en commun, dans l’isolation des bâtiments, dans le recyclage de masse,…

    C’est ce changement de société radical que les Étudiants de Gauche Actifs (EGA) défendront à la manifestation ‘‘Climat’’ de Paris le 29 novembre, au côté de la Coalition Climat qui vise à mobiliser 10.000 Belges. Prends la route de Paris avec nous !


     

    Les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère… De cette société-là, on n’en veut pas !
    EGA_laureChômage de masse, jobs précaires,… la vie après les études, c’était déjà la jungle. Mais Michel et sa clique en ont rajouté une couche en augmentant l’âge de la pension à 67 ans (idée splendide pour encore plus boucher aux jeunes l’accès à un emploi) et en refusant à ceux qui finissent leurs études après 24 ans d’avoir une allocation de chômage. Ils veulent aussi diminuer le salaire minimum des jeunes (personne n’avait remarqué qu’il était trop élevé…). Au final, il n’y aura pas le moindre emploi en plus, mais la concurrence entre travailleurs (âgés, jeunes,…) aura été augmentée. Au bénéfice de qui ?

    Ce gouvernement des riches veut livrer au monde des patrons et des actionnaires une masse de travailleurs hyper-flexibles, corvéables à merci et aux salaires tellement bas qu’ils empêchent de se construire sérieusement un avenir. T’es pas content de ton job? Tant pis. D’autres seront forcés de l’accepter.

    En novembre/décembre dernier, pas mal de jeunes ont participé aux actions syndicales. Lors de la manifestation-monstre du 6 novembre (environ 150.000 personnes dans les rues de Bruxelles…), la tête du cortège était constituée d’un bloc déterminé de jeunes. Parmi eux, un bon groupe d’élèves du secondaire de Gand qui avaient eux-mêmes organisé des sit-ins, des manifestations et une grève dans leur ville contre les coupes budgétaires dans l’enseignement.

    Malheureusement, après la grève générale nationale du 15 décembre, les directions syndicales ont refusé de poursuivre la construction du mouvement avec une stratégie audacieuse. Michel & Co ont donc pu poursuivre leur politique de démolition sociale sauvage.

    EGA veut assurer que la jeunesse soit activement présente au côté des travailleurs. Le 7 octobre prochain, une nouvelle manifestation syndicale de masse aura lieu. Assurons que ce soit un succès et qu’un nouveau plan d’action audacieux arrive, jusqu’à la chute de ce gouvernement des riches!


    Stop au racisme et au sexisme – Ils veulent nous diviser pour mieux régner – Non à l’austérité !

    autocollant_racisme_sexisme
    Autocollant à prix libre.

    Pour Dewever et la N-Va, le racisme, ça n’existe pas vraiment, ce serait juste un prétexte que des personnes d’origine immigrée utilisent pour justifier leur échec personnel. Mais le massacre de Charleston et la violence policière contre les Noirs aux USA, la politique migratoire européenne, l’exploitation des sans-papiers,… illustrent à quel point la société capitaliste est pourrie, rongée par le racisme et les discriminations.

    Ce n’est pas un accident. La meilleure stratégie pour assurer la domination d’une infime minorité, c’est de diviser la masse des opprimés, d’exacerber les préjugés pour nous monter les uns contre les autres et détourner ainsi l’attention des véritables responsables des problèmes sociaux, économiques, environnementaux,…

    Le sexisme est ainsi si ancré dans notre quotidien qu’il en vient à être considéré comme quasiment ‘‘naturel’’. C’est vraiment flagrant sur la plupart des festivals. Combien d’entreprises font leur pub en considérant le corps des femmes comme un vulgaire objet de promotion ? Avec quelles conséquences sur les comportements ? En Flandre, de nombreuses jeunes filles ont décidé de livrer sur les réseaux sociaux leurs témoignages sur le harcèlement de rue, les viols et le sexisme quotidien sous le hashtag #wijoverdrijvenniet (nous n’exagérons pas).

    EGA_racisme_nsvRacisme, sexisme et homophobie sont autant de barrières qui freinent le combat que nous devons mener ensemble pour la satisfaction des nécessités sociales les plus élémentaires. Chacun mérite d’avoir un véritable avenir et d’être respecté indépendamment de son origine, de son genre ou de son orientation sexuelle. La meilleure riposte, c’est l’organisation d’une opposition active et politique conséquente contre toute tentative de diviser la résistance sociale. De la sorte, en Allemagne, ce sont les manifestations de masse qui ont brisé la progression du mouvement islamophobe Pegida.

    Soutiens nos campagnes: EGA et ses campagnes antifascistes (Résistance Internationale (FR) et Blokbuster (NL)) organisent chaque année une manifestation contre la marche de la haine de la NSV (organisation étudiante officieuse des néofascistes du Vlaams Belang). Nous jouons aussi un rôle moteur contre les réactionnaires qui veulent abolir le droit à l’avortement, renvoyer les femmes au foyer, revenir sur les conquêtes des Lesbiennes, Gays, Bisexuel(le)s, Transgenres, Queers et Intersexes.


    TTIPNO TTIP! Un avenir où on nettoie le poulet au chlore ? Bombardé d’OGM ? Où la moindre protection sociale est une ‘‘atteinte à la liberté d’entreprise’’ ? Bienvenue dans le monde que nous prépare le Traité transatlantique (TTIP) que nous concoctent les chefs d’État européens et les autorités américaines : la plus vaste zone de libre-échange au monde. Les multinationales sont les seules à applaudir… EGA participera à l’encerclement du sommet européen du 15 octobre prochain (initiative de l’Alliance D19-20).


    MARX AVAIT RAISON! REJOINS EGA!

    marx est mortNous voulons lutter contre le capitalisme, c’est certain, mais pas n’importe comment. Être efficace signifie d’avoir une grille d’analyse pour bien comprendre la situation présente, d’où elle provient, quelles sont ses contradictions internes, comment elle peut se modifier,… Parfois, de grands événements peuvent survenir de façon très abrupte, mais ce n’est pas pour autant que rien ne les annonçait !

    Il faut aussi tirer les leçons du passé pour mieux renforcer les luttes d’aujourd’hui. Le combat contre l’exploitation capitaliste a déjà une riche histoire derrière lui concernant le programme, la stratégie et les tactiques nécessaires pour aller vers une société débarrassée de la guerre, de la misère et de l’oppression.

    EGA, Étudiants de Gauche Actifs (ALS, Actief Linkse Studenten en Flandre) est l’organisation de jeunesse du Parti Socialiste de Lutte (PSL). Elle se revendique du marxisme. Contrairement à ce qu’en a fait le totalitarisme stalinien, il ne s’agit pas d’un dogme rigide, mais au contraire d’une méthode flexible pour comprendre le monde afin de le changer. Nous défendons une alternative anticapitaliste basée sur le contrôle démocratique de l’économie par la collectivité. Nous voulons une société orientée vers les besoins de la majorité de la population plutôt que vers les profits des super-riches. C’est ce que nous appelons le socialisme démocratique.

    Rejoins-nous et construisons ensemble cette société !


    Voici le nouveau T-shirt et le nouveau sweat des Étudiants de Gauche Actifs! Ils reviennent à 12 euros pour le T-shirt (modèle homme et femme) et à 25 euros pour le sweat (+ 3 euros pour les frais de port). Vous pouvez passer commande auprès de nos militants ou via info@gauche.be.

    tshirtEGA Sweat_EGA

  • [DOSSIER] Le «marxisme erratique» de Varoufakis n’est pas la solution

    Il est nécessaire de préciser les idées qui permettront à la classe ouvrière européenne d’être victorieuse dans ses luttes.

    Newly appointed Greek Finance Minister Varoufakis attends a hand over ceremony in AthensLe ministre des finances grec Yanis Varoufakis joue un rôle clé dans le gouvernement dirigé par Syriza en Grèce, un gouvernement élu sur base d’un programme radical anti-austérité. Il se qualifie lui-même de «marxiste erratique». Qu’est-ce que cela signifie, au juste ? Et quel programme peut permettre à la lutte des travailleurs grecs d’être victorieuse ?

    Peter Taaffe, article issu de Socialism Today (mensuel de nos camarades du Socialist Party, section du Comité pour une Internationale Ouvrière en Angleterre et au Pays de Galles)

    Yanis Varoufakis, l’extravagant ministre des finances du nouveau gouvernement grec dirigé par Syriza, a joué un rôle crucial dans la lutte qui oppose le peuple grec, déjà accablé par le poids de l’austérité, et l’UE qui entend leur imposer un nouveau plan tout aussi cruel. L’apparente attitude de défi du premier ministre, Alexis Tsipras, qui exige un allègement provisoire de la dette grecque, a captivé l’attention et obtenu le soutien de la classe ouvrière européenne et grecque. Tsipras, avec le soutien de Varoufakis, a traversé l’Europe sans cravate, avec ses bottes de moto, pour rencontrer ses homologues européens très collet monté.

    Les sondages d’opinion font état de cette réalité, avec 36% des voix obtenues par Syriza lors des élections générales du 25 janvier et, désormais, d’après l’hebdomadaire The Observer, «dans les sondages du 25 février, le soutien pour Syriza avait explosé pour atteindre 47,6% […] La semaine dernière, le ministre des finances, Yanis Varoufakis – considéré par nombre de ses pairs comme un marginal–, a été accueilli par une foule d’électeurs reconnaissants alors qu’il se promenait sur la place Syntagma.» Même la classe moyenne ainsi que d’éminents «entrepreneurs» ont salué l’attitude du gouvernement qui semble se dresser contre les exigences «impérialistes» émanant de la Troïka et de l’Europe : «Ils nous ont rendu notre voix […] Pour la première fois, nous avons l’impression d’avoir un gouvernement qui défend nos intérêts.» (The Observer, 1er mars)

    Cette attitude reflète la farouche résistance du peuple grec face au statut pratiquement néocolonial que les «riches» d’Europe – les capitalistes, les banquiers, etc. qui dominent l’UE – leur ont attribué. Mais la crise n’est pas terminée, et les exigences visant à continuer l’application d’une austérité brutale non plus. En réalité, le gouvernement est sur le fil du rasoir ; il pourrait faire face à d’autres exigences humiliantes et subir un échec dans les mois à venir. Ou il pourrait appeler le peuple grec à se montrer solidaire et à mener des actions communes ; dans un premier temps la classe ouvrière grecque et ensuite, tout aussi importante, la classe ouvrière européenne et mondiale.

    À cet égard, le quotidien The Guardian a publié (le 9 mars) : «Le gouvernement grec anti-austérité a agité le spectre de nouvelles querelles politiques dans ce pays ébranlé par la crise lorsqu’il a affirmé qu’il envisageait d’organiser un référendum et de nouvelles élections…» Les enjeux se sont également multipliés lorsque, dans un stratagème principalement propagandiste, il a annoncé sa volonté de poursuivre l’Allemagne capitaliste en justice pour les crimes de guerre que les nazis ont commis contre le peuple grec au cours de la Seconde Guerre mondiale, qui pourraient représenter une somme de 341 milliards d’euros, plus qu’assez pour annuler la dette grecque !

    Le marxiste erratique

    Face au chantage de l’Europe capitaliste, briguer un nouveau mandat est sans aucun doute une option, mais sur quelle base et avec quel programme ? Ce qui nous amène à une autre question : quels sont les principes et les perspectives qui guident le gouvernement, et notamment ses figures de proue ? Si le discours donné par Varoufakis en 2013, qui a ensuite fait l’objet d’un article détaillé dans le quotidien The Guardian le 18 février 2015, est un exemple à suivre, alors toute perspective de changement radical pour les travailleurs semble n’être qu’un rêve lointain. Heureusement, cette décision ne lui appartiendrait ni à lui, ni au gouvernement si les masses venaient à se mobiliser énergiquement dans une situation dynamique qui évolue rapidement, exigeant l’adoption de mesures urgentes telles que la nationalisation des banques et des établissements financiers. Il s’agit là du minimum nécessaire pour empêcher les capitalistes de perpétrer leur acte de sabotage, qui a déjà commencé au vu des fuites de capitaux à hauteur de plusieurs milliards d’euros qui s’échappent chaque jour de Grèce.

    C’est également vrai en ce qui concerne l’annulation des scandaleuses propositions de privatisation, la prévention des expulsions de logements, etc. promises par Tsipras et Syriza avant les élections. Il n’est pas dit que les masses, qui offrent pour le moment un généreux délai au gouvernement pour appliquer son programme, ne perdront pas patience et ne décideront pas d’agir au moyen d’un mouvement du type Occupy, en envahissant non seulement les places, mais également les entreprises et les lieux de travail.

    Varoufakis se qualifie lui-même dans son discours de «marxiste erratique». Il est certain que son analyse est erratique et en aucun cas cohérente avec les revendications de la classe et du mouvement ouvrier grec. Il y a des éléments de «marxisme» dans son analyse, issus des écrits marxistes par exemple, mais qui ne sont absolument pas corrects. Plus inquiétante encore, compte tenu de sa position privilégiée au sein du gouvernement, est sa conclusion selon laquelle il serait nécessaire de sauver le capitalisme européen «de lui-même».

    Il écrit : «En 2008, le capitalisme a connu son deuxième spasme mondial.» Pourtant, 2008 marquait le début d’une crise mondiale du capitalisme ; il ne s’agissait pas d’un «spasme». Dès le départ – alors que la crise des subprimes se profilait dans le secteur immobilier américain en 2007 – le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) a décrit ce phénomène, non pas comme un évènement économique épisodique semblable à ceux que nous en avions connus auparavant, mais bien comme le début d’une interminable crise économique mondiale, généralisée et dévastatrice. Tous les facteurs étaient réunis, notamment une série de bulles financières que nous avions analysées et décrites tout au long du boom économique disproportionné. En outre, nous soutenions que le capitalisme ne serait pas capable de se sortir facilement de cette crise financière, ce qui exigerait du mouvement ouvrier qu’il adopte un programme d’action ouvertement socialiste pour défendre les conditions de vie des travailleurs et changer la société.

    Varoufakis a tiré des conclusions complètement différentes de cet évènement précurseur : «Devrions-nous voir cette crise du capitalisme européen comme une occasion de le remplacer par un meilleur système ? Ou devrions-nous être inquiets au point de nous lancer dans une campagne de stabilisation du capitalisme européen ? Pour moi, la réponse est claire. Les chances que la crise que traverse l’Europe donne lieu à une meilleure alternative au capitalisme sont bien moindres que celles qu’elle déclenche des forces régressives dangereuses capables de provoquer un bain de sang mondial et anéantisse tout espoir de voir un jour un changement progressif s’opérer pour les générations à venir.»

    Pourtant, si le capitalisme n’est pas encore mûr (il est même pourri jusqu’à la moelle) et prêt à être remplacé par un système plus équitable et plus humain durant une crise dévastatrice, alors quel est le bon moment pour exposer les grandes lignes d’une solution socialiste et se battre pour cette cause ?

    Trahison des sociaux-démocrates

    Au début de la Première Guerre mondiale, ce type de philosophie politique – aujourd’hui remise au goût du jour par Varoufakis – a mené tout droit à la trahison des sociaux-démocrates et à l’échec des vagues révolutionnaires qui ont suivi. En Allemagne, les traîtres sociaux-démocrates ont estimé que la première tâche à réaliser consistait à secourir la «civilisation» en «sauvant» le capitalisme – même s’ils ne le disaient pas aussi ouvertement et franchement que Varoufakis dans son article. Ils l’ont démontré en votant pour l’octroi de crédits de guerre destinés au régime du Kaiser Guillaume, alors que le socialisme et le changement de la société, dans la mesure où ils restaient des objectifs à leurs yeux, étaient relégués à un avenir lointain plus «favorable». (Lire notre dossier : La capitulation de la deuxième internationale)

    Varoufakis emploie une stratégie identique : «Je suis triste car je ne serais probablement plus là pour voir un programme plus radical à l’ordre du jour.» Comment peut-il savoir à quelle vitesse la conscience des travailleurs grecs évoluera, surtout dans le contexte d’une situation économique objectivement prérévolutionnaire ? Même le grand marxiste qu’était Lénine, à la veille de la révolution russe à la fin de l’année 1916, se demandait si sa génération vivrait assez longtemps pour connaître la révolution socialiste. Pourtant, à peine une année plus tard, en octobre 1917, il se trouvait à la tête de la plus importante révolution de la classe ouvrière, l’évènement le plus marquant de l’histoire de l’Humanité à ce jour. Toutefois, même s’il songeait aux perspectives futures du socialisme, c’était sans répit que Lénine préparait et mobilisait les forces de la classe ouvrière avec le Parti bolchevique pour être prêt à prendre le pouvoir au bon moment. Les travailleurs grecs peuvent encore initier un processus similaire en Europe, ou au moins dans le sud de l’Europe, et même à l’échelle mondiale.

    En revanche, les sociaux-démocrates allemands, et ceux qui ont suivi la même voie, ont cherché à sauver le capitalisme en entrant au sein de gouvernements capitalistes sanguinaires. Ensuite, quand la révolution allemande a explosé en 1918, ils ont ouvertement soutenu les partis capitalistes. Lorsque ces derniers ont été discrédités, ils ont défendu le système capitaliste en passant par des gouvernements au sein desquels ils avaient la majorité. De cette manière, ils ont incarné le principal obstacle gouvernemental à la prise de pouvoir par la classe ouvrière. D’autre part, Rosa Luxemburg a posé un ultimatum à la classe ouvrière et à l’humanité tout entière : «socialisme ou barbarie».

    Sa prédiction s’est tout à fait réalisée. L’échec de la révolution entre 1918 et 1923 et les perspectives révolutionnaires qui ont existé entre 1929 et 1933 ont échoué à cause du rôle criminel qu’ont joué les dirigeants des partis de masse de travailleurs, les sociaux-démocrates et le Parti communiste, qui ont refusé d’organiser une résistance unie face aux nazis. Les conséquences de ces échecs sont bien connues : l’arrivée au pouvoir d’Hitler et la destruction de la classe ouvrière organisée qui s’en est suivie, provoquant les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et des millions de victimes. Il est vrai qu’aujourd’hui, nous ne sommes pas face à la perspective immédiate du socialisme ou de la barbarie, en Grèce et en Europe globalement. Mais il existe suffisamment d’éléments de barbarie en Grèce – la faim et des souffrances inqualifiables, la montée du parti néo-fasciste Aube dorée, etc. – qui indiquent que, à moins que la classe ouvrière et ses organisations ne soient prêtes à lutter pour un changement radical dans la société, cet ultimatum pourrait redevenir d’actualité dans quelque temps.

    Sauver le système capitaliste européen

    L’expérience de la social-démocratie – ou, pour être plus précis, l’ex-social-démocratie –, tant historique que contemporaine, nous montre qu’elle est incapable de prévenir cette réalité. Elle n’est même pas capable de mener une seule réforme radicale sur le long terme au sein du système capitaliste européen miné par les crises et pourri jusqu’à la moelle. Aujourd’hui, aucune réforme soutenue ne peut être menée à moins qu’elles soient le résultat de luttes radicales et même révolutionnaires.

    Nous avons pu l’observer à travers les récents résultats des gouvernements sociaux-démocrates au pouvoir en Europe, et par les expériences de Varoufakis lui-même : «Lorsque je suis revenu en Grèce en 2000, je me suis jeté à l’eau avec le futur premier ministre, George Papandreou, en espérant freiner le retour en force au pouvoir de la droite qui voulait pousser la Grèce vers la xénophobie tant sur le plan national qu’au niveau de sa politique étrangère […]. Mais au final, le parti de Papandreou a non seulement été incapable d’endiguer la xénophobie, mais il a également orchestré la mise en œuvre de politiques macroéconomiques néolibérales extrêmement virulentes, qui ont à leur tour servi de fer de lance pour les soi-disant plans de sauvetage de la zone euro, causant involontairement le retour des nazis dans les rues d’Athènes.»

    Nous devons garder à l’esprit que le Pasok, dans les mots tout du moins, n’a pas toujours agit d’une manière aussi lâche par le passé. Les «réformistes» n’ont pas toujours été des traîtres. Ils ont apporté des améliorations parfois considérables dans les conditions de vie des masses. À une époque, le Pasok a aussi été plus à gauche, adoptant même des revendications «révolutionnaires». L’irruption de la crise grecque, européenne et mondiale a complètement changé la situation, particulièrement lorsqu’il siégeait au gouvernement. Comme ses partis frères en Grande-Bretagne, en France, en Italie, etc., le Pasok n’avait aucunement l’intention d’en finir avec le cercle vicieux du système capitaliste malade et a décidé d’accomplir les souhaits de la Troïka. Ce qui a créé les conditions qui permettent à Aube dorée de prospérer. Le même destin attend n’importe quel gouvernement qui suivrait les conseils économiques et politiques de Varoufakis, qui consistent, comme il l’admet, à sauver le capitalisme.

    Il écrit : «Si cela signifie qu’il nous incombe, à nous marxistes erratiques, d’essayer de sauver le système capitaliste européen de lui-même, alors c’est ce que nous ferons. Pas par amour du système, de la zone euro, de Bruxelles ou encore de la Banque centrale européenne, mais tout simplement parce que nous voulons minimiser le coût inutile que cette crise fait peser sur la société. Une sortie de la zone euro, qu’elle soit grecque, portugaise ou italienne, provoquerait une fragmentation rapide du système capitaliste européen.» Mais l’Europe, tant au sein de la zone euro qu’à l’extérieur, est déjà divisée à cause de l’instauration de cette devise. Au lieu de créer un nouvel internationalisme, comme ses partisans le soutenaient, cette devise a renforcé les antagonismes nationaux, provoquant la croissance de nationalismes capitalistes parfois virulents.

    Les contradictions de la zone euro

    Dès le départ, l’euro a été introduit dans le cadre d’énormes contradictions. Il s’agissait d’une tentative de la part des capitalistes – reflétant la croissance des forces de production (science, technique, organisation du travail) qui cherchaient à s’organiser à l’échelle continentale et mondiale – de dépasser les limites, le carcan, de l’État-nation. Comme nous l’avons constamment répété, il s’agit d’une tâche impossible sur une base capitaliste, même si les divisions nationales étaient dissimulées – d’une certaine façon déguisées – par le boom économique qui s’est spectaculairement effondré en 2007-2008.

    La création d’une devise commune et de la zone euro a fait naître l’illusion – au sein de la gauche et du mouvement ouvrier, même dans les cercles «trotskistes » tels que le Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale – que le capitalisme pourrait dépasser les contradictions nationales et faire apparaître un nouveau type de «capitalisme européen». Ce qui pourrait leur offrir, affirmaient-ils, de nouvelles occasions d’unifier la classe ouvrière à l’échelle continentale. Toutefois, nous avions anticipé que les divisions nationales – les États et armées séparés, etc. – qui n’avaient pas complètement disparu, réapparaîtraient brutalement en cas de crise économique. Et c’est exactement ce qui s’est produit. En effet, les conflits nationaux, et le poison des divisions raciales qui en découle, la montée de l’extrême droite, etc. sont beaucoup plus marqués à présent qu’à la création de la zone euro.

    Cela signifie-t-il que nous devrions adopter une approche sectaire nationaliste et que chaque pays devrait chercher une solution à ses problèmes économiques uniquement au sein de sa propre sphère nationale ? Au contraire, les forces de production ont un besoin pressant d’être organisées à l’échelle européenne et même mondiale. Mais la seule force capable de réaliser cette tâche historique est la classe ouvrière. D’où notre slogan : «Non à l’Europe des patrons ; oui à une confédération socialiste européenne». Les luttes menées au niveau national sont étroitement liées à la situation internationale – en premier lieu, au sein de l’Europe. La classe ouvrière grecque l’a compris instinctivement, comme le montrent les points communs et la solidarité qu’elle partage avec les travailleurs du sud de l’Europe, notamment l’Espagne, le Portugal et l’Italie, et vice-versa. On a pu voir cette solidarité à l’œuvre lorsque les dirigeants de Podemos ont participé à la manifestation de masse organisée en Grèce avant les élections.

    Une situation britannique mal comprise

    Varoufakis, dans son analyse, s’inspire fortement des expériences du mouvement ouvrier britannique – il y a vécu dans les années ‘80 – comme le fait la Grèce. Malheureusement, la grosse dose de pessimisme dont il fait preuve est ce qui a caractérisé l’aile eurocommuniste du Parti communiste britannique réunie autour du journal Marxism Today (disparu en 1991), qui l’a probablement influencé. Cette tendance leur a fait complètement capituler politiquement face aux idées néolibérales et, par conséquent, pratiquement disparaître en tant que tendance majoritaire. Elle est devenue la cinquième roue d’une social-démocratie en déclin, endossant la présidence du Parti travailliste britannique de Neil Kinnock et sa contre-révolution politique contre les marxistes – provoquant l’expulsion des partisans de la tendance marxiste Militant (prédécesseur du Socialist Party d’Angleterre et du Pays de Galles) – et l’abandon officiel de l’objectif du socialisme par le Parti travailliste, tout cela sous couvert d’une «modernisation» du marxisme, d’une adaptation à la prétendue situation contemporaine.

    En réalité, il s’agissait là d’un abandon de l’approche de la lutte des classes. Varoufakis fait une tentative similaire dans son article, en accusant même faussement Karl Marx d’avoir commis une erreur en n’anticipant pas comment le fait que ses idées pourraient être détournées à l’avenir, le sous-entendu étant qu’il n’avait pas anticipé le stalinisme. Pourtant, Marx avait très justement déclaré à propos des amateurs de slogans : «Si c’est ça le marxisme, alors je ne suis pas marxiste.»

    Varoufakis affirme également : «Cette volonté d’avoir une histoire ou un modèle complet, terminé, d’avoir le dernier mot, est une chose que je ne peux pas pardonner à Marx.» Mais le marxisme n’est aucunement un système fermé. Il s’agit d’une méthode d’analyse flexible, qui a été mise à l’épreuve et s’est vérifiée à travers l’expérience. Dans les mains d’un bon travailleur, il peut être un outil utile et nécessaire, mais dans celles d’un mauvais travailleur il peut fournir un mauvais résultat. Par ailleurs, les dogmatistes, qui ont très peu de choses en commun avec le véritable marxisme, peuvent interpréter des idées de manière unilatérale et pas de manière dialectique. Dans le mensuel Socialism Today, nous avons clairement indiqué que nous n’étions pas d’accord avec ceux qui cherchent à imposer mécaniquement de prétendues «lois» sur la réalité de la vie – tels que la loi en vertu de laquelle les taux de profit ont tendance à chuter, nous réfutons avec vigueur qu’il s’agit de l’unique explication, comme certains le font, de la crise actuelle du capitalisme.

    Dire que Marx est responsable du stalinisme, comme l’implique clairement Varoufakis, est une erreur. Le stalinisme était au départ la conséquence de l’isolation de la révolution russe et de sa dégénérescence, mais il a été utilisé pour dénaturer et corrompre les véritables idées du marxisme. Il est complètement anhistorique d’accuser Marx du détournement criminel qui a été fait de sa méthode et de ses idées. Néanmoins, Marx avait anticipé les problèmes de la bureaucratie et l’adoption de procédures anti-démocratiques au sein du mouvement ouvrier et même d’un État ouvrier. C’est pour cela qu’il a écrit, avec Friedrich Engels, sur la Commune de Paris de 1871, où Marx a pu s’inspirer de l’exemple vivant d’une démocratie ouvrière et de la manière dont un État ouvrier démocratique serait construit : les élections des dirigeants, le fait que les élus ne gagnent pas plus que le salaire d’un ouvrier, le droit de révoquer un élu à tout moment, etc.

    Varoufakis écrit à propos de ses expériences en Grande-Bretagne : «Bien que le taux de chômage ait doublé et ensuite triplé à la suite des interventions néolibérales radicales de Thatcher, j’ai continué à espérer que Lénine avait raison : «La situation doit s’empirer avant de s’améliorer.» Au fur et à mesure que la vie devenait de plus en plus difficile, brutale et pour beaucoup, plus courte, je me suis rendu compte de ma tragique erreur : la situation pouvait s’empirer à perpétuité, sans jamais s’améliorer… À chaque nouveau tour de vis de la récession, la gauche devenait plus introvertie, plus incapable de produire un programme progressif convaincant et, pendant ce temps-là, la classe ouvrière se divisait entre ceux qui vivaient en dehors de la société et ceux qui ont choisi de jouer le jeu du néolibéralisme. Mon rêve dans lequel Thatcher provoquerait sans le vouloir une nouvelle révolution politique était bel et bien une chimère. Tout ce qu’on a retenu du thatchérisme, c’est l’extrême financiarisation, la victoire des centres commerciaux sur les magasins de proximité, le fétichisme de l’immobilier et Tony Blair.»

    Il va plus loin : «Oui, j’aimerais bien proposer un programme aussi radical. Mais non, je ne suis pas prêt à commettre deux fois la même erreur. À quel résultat en est-on arrivé en Grande-Bretagne au début des années ‘80 en mettant en avant un programme socialiste en faveur d’un changement que la société britannique méprisait et en tombant directement dans le piège néolibéral tendu par Thatcher? Justement, à rien. À quoi bon appeler aujourd’hui à un démantèlement de la zone euro ou de l’Union européenne quand le capitalisme européen fait absolument tout ce qui est en son pouvoir pour saper la zone euro, l’Union européenne, et même lui-même?»

    Varoufakis trahit sa méconnaissance époustouflante de ce qui s’est réellement produit en Grande-Bretagne. Thatcher n’a pas triomphé sans le moindre heurt, comme il semble le suggérer. Elle a provoqué la grève des mineurs – «une guerre civile sans armes» – qui, par ailleurs, a eu un puissant effet sur la Grèce à l’époque qui a héroïquement lutté contre la droite. Il y a également eu l’affrontement épique à Liverpool au cours duquel notre prédécesseur, Militant, ainsi que le conseil de la ville de Liverpool, l’ont emporté face à Thatcher. La victoire a également été remportée lors de la lutte contre la Poll Tax, quand Militant a rassemblé 18 millions de personnes dans sa campagne de masse de boycott de la taxe, ce qui a permis de reléguer cette taxe aux annales de l’histoire avec Thatcher elle-même, comme elle l’a admis plus tard dans sa biographie.

    La victoire de Thatcher n’était pas nécessairement inévitable. Il y a eu certaines occasions qui, si elles avaient été saisies, auraient pu conduire à la victoire du mouvement des travailleurs. La trahison des mineurs par les délégués syndicaux, ainsi que la présidence corrompue du Parti travailliste par Kinnock, qui a également poignardé le conseil de Liverpool dans le dos, ont été des éléments essentiels à sa victoire. Varoufakis pense-t-il que si les travailleurs britanniques avaient évité de tirer des conclusions socialistes et s’en étaient tenus à son programme minimaliste «progressif», ils auraient eu davantage de succès ?

    Essayer de gagner du temps

    L’approche de Varoufakis s’inspire directement de l’opinion des capitalistes libéraux, comme Will Hutton et sa Resolution Foundation ou le dirigeant travailliste Ed Miliband. Les collaborateurs espagnols de la direction de Syriza, Podemos, pourraient être en passe de remplacer le très mal nommé Parti socialiste (PSOE) en tant que première force de gauche, précisément parce que le PSOE s’est discrédité en courbant l’échine devant le capitalisme espagnol. Cette capitulation s’est déroulée lors d’un énorme boom économique et pourtant le PSOE a été éjecté du pouvoir. Comment un gouvernement social-démocrate pourrait-il être davantage discrédité au cours d’une crise ?

    Il suffit de regarder la situation en France, où le dirigeant du Parti socialiste, François Hollande, est arrivé au pouvoir en promettant un sévère impôt sur le capital et une vague de réformes qui profiteraient aux travailleurs, tout cela pour faire marche arrière par après et tout faire pour mener un programme néolibéral. Cela les a conduits, lui et ses partisans, à un affrontement avec ce qu’il reste de la gauche au sein de son parti, ainsi qu’avec la gauche extra-parlementaire et la classe des travailleurs. Par conséquent, des millions de travailleurs qui avaient voté pour le Parti Socialiste commencent à désenchanter sérieusement, et certains sont même séduits par l’idée de soutenir l’extrême droite en donnant leur voix au Front National de Marine Le Pen.

    Bien qu’ils ne le disent pas aussi ouvertement que Varoufakis, Hutton et Miliband (Parti Travailliste) critiquent les «partisans de l’austérité» comme le premier ministre David Cameron et l’actuelle coalition conservateurs / Libéraux-démocrates au pouvoir. Ils prônent plutôt une forme de capitalisme qui soit «meilleure» et, dans le cas de Miliband, «moins prédatrice». Mais Miliband et les conservateurs se prononcent également en faveur des coupes budgétaires dans les dépenses publiques, tout en promettant qu’elles seraient un peu moins lourdes. Quel résultat politique peut-on espérer d’une telle position ? Un désintérêt massif pour la politique et un désenchantement des anciens partisans travaillistes. Même si un gouvernement travailliste dirigé par Miliband parvenait à décrocher le pouvoir, en tant que minorité ou au sein d’une quelconque coalition, il serait in capable de réaliser son programme minimum sans devoir affronter les impitoyables défenseurs du système.

    Pour justifier ce qu’il considère clairement comme une approche différente, Varoufakis parle d’«un capitalisme européen répugnant dont l’implosion, en dépit de ses nombreux maux, devrait être évitée à tout prix. [Ceci] est une confession visant à convaincre les radicaux du caractère contradictoire de notre mission : arrêter la chute libre du capitalisme européen en vue de gagner du temps pour formuler son alternative.»

    Mais alors, pourquoi lui et d’autres critiques du marxisme n’ont-ils pas été capables de prévoir, avant 2008, avec leur analyse des processus du capitalisme, que le système se dirigeait tout droit vers le mur ? C’était la position défendue par le Comité pour une Internationale Ouvrière et son organisation grecque, Xekinima, qui combinait cette analyse à un programme de défense de la classe des travailleurs face à la catastrophe économique.

    Ce programme faisait le lien avec l’idée qu’il fallait saisir l’occasion qui se présenterait pour développer l’alternative socialiste, car c’était l’unique manière de s’en sortir pour les travailleurs et leurs alliés. Pourquoi attendre que la crise se déclenche et ensuite demander plus de temps pour formuler une alternative ?

    Prendre ses rêves pour une réalité

    Malheureusement, la position de Varoufakis n’est que le reflet de celle de Syriza et de sa direction : le refus d’adopter une ligne d’approche claire et des revendications systématiques visant à préparer la classe ouvrière pour l’affrontement inévitable qui se prépare entre le gouvernement de gauche et le capital, tant national qu’international. Au lieu de cela, nous avons entendu quelques phrases générales concernant la «légitimité» de la position de la Grèce et de la sagesse d’un gouvernement de gauche, formé pour «convaincre» les forces capitalistes liguées contre Syriza et «comprendre» la position de la Grèce et, donc, de faire des concessions.

    Les marxistes regroupés au sein de Xekinima ainsi que d’autres ont critiqué cette approche comme étant naïve sur le plan politique, un mauvais exemple d’un parti qui prend ses rêves pour une réalité – la plus dangereuse des maladies en politique, particulièrement dans le cadre d’une crise profonde.

    Vu la situation que traverse la Grèce aujourd’hui, il est nécessaire d’avoir l’analyse la plus réaliste possible. Cela implique de prendre en compte l’inévitable volonté de la part du capital international de renverser un gouvernement radical, en Grèce en Espagne ou ailleurs, qui poserait un risque existentiel aux capitalistes.

    En effet, en général, l’approche de la gauche, et encore plus lorsqu’il s’agit d’un gouvernement d’influence marxiste, devrait consister à utiliser les difficultés du capitalisme comme une occasion pour le mouvement ouvrier de faire progresser un profond processus de changement socialiste. Dans un premier temps, le cœur de cette approche serait de s’approprier les principaux leviers économiques – les banques et les établissements financiers – pour prévenir le sabotage et le chantage des capitalistes contre le gouvernement dirigé par Syriza.

    Nous avons pu l’observer à travers de la fuite affolante quotidienne des capitaux privés hors de Grèce, qui avait déjà commencé avant les élections. Dès lors, le minimum nécessaire serait de contrôler tous les flux entrants et sortants – si nécessaire, pour gagner un peu de temps et permettre à la classe ouvrière de se mobiliser et la convaincre de la nécessité d’adopter de nouvelles mesures. Parmi ces mesures figurerait la nationalisation du secteur bancaire et financier sous contrôle démocratique ouvrier.

    Varoufakis imagine un scénario complètement différent. Avec une honnêteté désarmante, il écrit : «Compte tenu de cela, vous êtes peut-être surpris de m’entendre dire que je suis marxiste… bien que je ne m’en excuse pas, je pense qu’il est important de vivement critiquer Marx sur plusieurs sujets. D’être, en d’autres termes, erratique dans son marxisme.» Quelle est la justification de cette approche ? En effet, cacher ses réelles positions marxistes, admet Varoufakis. Il écrit : «Une personne qui se base sur une théorie radicale peut poursuivre (…) la construction de théories alternatives à celles de l’establishment, en espérant qu’elles seront prises au sérieux.» Mais son approche est claire : «Mon opinion concernant ce dilemme a toujours été de dire que les puissances actuelles ne sont jamais perturbées par des théories fondées sur des hypothèses différentes aux leurs.»

    Et il invoque le fait que Marx lui-même défendait cette approche. Parce que, voyez-vous, Marx s’est basé sur d’éminents économistes bourgeois, Adam Smith et David Ricardo, pour démontrer que le système capitaliste était contradictoire. Sur cette base, Marx a compris le fonctionnement du capitalisme, qui produirait des crises économiques et une classe ouvrière, creusant ainsi sa propre tombe et menant à son éventuel renversement. Le public qu’il visait, toutefois, n’était pas la bourgeoisie mais la classe des travailleurs et ses organisations.

    Varoufakis semble invoquer un argument différent, qu’il faut travailler dans le cadre d’une économie bourgeoise pour démontrer les incohérences de leur système aux bourgeois. Sa conclusion consiste à chercher des remèdes aux maux économiques qui nous rongent en cherchant des solutions «raisonnables» qui peuvent être acceptées par le capitalisme. Toutefois, l’essence même de la situation actuelle, c’est qu’il est impossible de mener de véritables réformes à long terme dans un système ravagé par la plus grande crise qu’il ait connue depuis les années 1930.

    Les yeux de la classe ouvrière européenne sont tournés vers la Grèce actuellement. Si les travailleurs grecs parviennent à s’imposer dans cette situation, même partiellement, cela encouragera et galvanisera le mouvement tout entier. Mais si les travailleurs grecs essuient une défaite, cela affectera les perspectives de lutte à l’échelle européenne, du moins temporairement. Nous espérons ardemment que c’est la première perspective que je viens de citer qui se réalisera. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de préciser les idées centrales sur base desquelles les luttes victorieuses de la classe ouvrière européenne seront menées. C’est dans cet état d’esprit que nous offrons notre analyse de la situation et saluons et encourageons toute discussion autour de ce thème, à savoir comment aider au mieux les luttes des travailleurs grecs à ce stade.

  • D’où proviennent les inégalités ? (2e partie)

    Crise_capitalisteL’inégalité prend des formes phénoménales. A l’échelle mondiale, le 1% des plus riches possède à lui seul presque la moitié des richesses. En 2016, ce sera plus de la moitié. La large majorité de la population mondiale, 80%, doit se contenter d’à peine 5,5% des richesses. Le fossé entre riches et pauvres n’est pas un phénomène limité à ce qu’on appelle le “Tiers Monde”. Chez nous aussi, les inégalités s’accroissent. Le 1% des plus riches poursuit sa marche et détient aujourd’hui 17% de toutes les richesses.

    Par Mathias (Anvers). Article tiré de l’édition d’avril de Lutte Socialiste. La première partie de ce dossier est disponible ici.

    Face à ces inégalités croissantes, l’indignation et la colère sont grandes. Mais s’opposer efficacement à l’inégalité nécessite de comprendre d’où elle est issue. La première partie de ce dossier s’était intéressée à la base : les travailleurs vendent leur force de travail contre un salaire, mais ce dernier ne représente pas la totalité de la valeur produite. La différence est la ‘‘plus-value’’, c’est ce qui constitue la base des bénéfices des capitalistes sans cesse plus assoiffés de profits. C’est la raison pour laquelle ils veulent tirer les salaires vers le bas et accroître la productivité. Poursuivons le raisonnement avec cette seconde partie.

    L’exploitation s’accentue

    La lutte pour la plus-value est à la base de la lutte entre les classes sociales. Le capitaliste veut rendre la plus-value aussi grande que possible. Il veut donc accroître le degré d’exploitation. Les travailleurs, en revanche, veulent que la plus-value reste aussi réduite que possible. Ces deux groupes ont des intérêts fondamentalement opposés.

    On peut accroître la plus-value de plusieurs manières différentes. La plus évidente est d’allonger la journée de travail et de geler voire de diminuer le salaire. De telles mesures sont des attaques ouvertes contre le niveau de vie des travailleurs, elles se heurtent généralement à une vive opposition. C’est pourquoi la classe dirigeante et ses représentants agissent souvent de manière sournoise.

    Elle s’en prend ainsi régulièrement au salaire socialisé, c’est-à-dire la part de nos salaires servant à payer nos pensions, les allocations de chômage, les soins de santé,… au travers de la sécurité sociale. Concrètement, cela se traduit par des allocations réduites, des soins de santé plus chers, le relèvement de l’âge de la pension et ainsi de suite. L’establishment capitaliste veut nous convaincre qu’économiser sur notre salaire socialisé vise à protéger la partie individualisée de notre salaire, mais la vérité est que la classe bourgeoise empoche de cette façon plus de plus-value en accentuant le degré d’exploitation. Parallèlement, de telles mesures entraînent une pression à la baisse sur les conditions de salaire et de travail de tous, des allocations plus faibles et moins de protection sociale nous obligeant, entre autres, à accepter n’importe quelles conditions.

    La productivité des travailleurs est simultanément augmentée. L’entreprise spécialisée en ‘‘gestion des ressources humaines’’ Securex a réalisé une étude dont il ressort que 64% des travailleurs subissent un stress excessif au travail, une augmentation de 18,5% par rapport à 2010. L’étude montrait que presque 80% des employeurs ont reconnu que l’augmentation du nombre d’épuisements professionnels est due à une augmentation de la pression au travail (1). Au cours de la dernière moitié du 20e siècle, la productivité des travailleurs belges a augmenté de 650 %. Le nombre d’heures de travail annuellement prestées a diminué et les salaires bruts ont augmenté de 250%. Mais pour recevoir à la fin de cette période une part de la valeur produite égale à celle perçue au début, les salaires bruts réels auraient dû augmenter de 433% !

    Le néolibéralisme met fin à l’Etat providence

    inegalite_01_dossLe salaire ou la valeur de la force de travail est, tout comme les autres biens, égal(e) au temps de travail nécessaire pour produire ces biens. Autrement dit, le salaire est égal à la valeur des produits nécessaires à maintenir en vie un travailleur et sa famille. Certains ont fait le postulat que cela signifiait que Marx défendait la ‘‘loi d’airain des salaires’’, qui implique que le salaire ne grimperait jamais au-dessus du minimum d’existence absolu et que les travailleurs seraient donc voués à une vie de famine sous le capitalisme. Il n’en est toutefois rien. C’est principalement le rapport de force entre travail et capital qui est déterminant pour déterminer le niveau de vie des travailleurs et de leurs familles.

    Selon Marx, il existe bel et bien une tendance sous le capitalisme à créer une couche toujours plus large qui soit complètement ou partiellement exclue. Ce groupe a de plus en plus de difficultés à joindre les deux bouts et mène une existence précaire. C’est ce qu’il appelle le ‘‘lumpenprolétariat’’ (‘‘prolétariat en haillons’’ ou sous-prolétariat).

    Dans les pays capitalistes développés, cette tendance semblait appartenir au passé étant donné la croissance des années 1950, 1960 et 1970. Cette croissance inédite s’est développée sur les cendres des ravages de la deuxième guerre mondiale. La période était aussi marquée par un rapport de forces favorable aux travailleurs en raison de leurs organisations puissantes et de l’existence du bloc de l’Est qui alors, et malgré ses limites, exerçait un pouvoir d’attraction sur les travailleurs et était sorti renforcé du conflit mondial. Les salaires ont fortement augmenté et l’Etat-providence a été bâti. Il s’agit de l’une des rares périodes de l’Histoire au cours de laquelle les inégalités ont diminué dans ces pays.

    Mais depuis l’émergence du néolibéralisme dans la seconde moitié des années ’70 s’est développée une plus large couche marginalisée parmi la population, à un rythme différent selon le pays. Le processus a connu une nouvelle accélération profonde avec la nouvelle crise économique de 2008. Aujourd’hui, nous n’utilisons plus le terme de sous-prolétariat. Nous parlons de travailleurs pauvres, ceux qui sont coincés dans des emplois intérimaires précaires et mal payés ou qui sont tout simplement touchés par le chômage et doivent vivre d’une allocation sous le seuil de pauvreté. C’est ce groupe de la population qui est le plus directement touché par l’austérité. Dans des pays comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal, cette couche a connu une croissance explosive en un temps record.

    Concurrence et monopole

    Les inégalités ont constitué un des thèmes centraux à l’origine du mouvement de protestation Occupy aux USA, illustrée par le slogan des ‘‘99% contre le 1%’’. Il ressort cependant de rapports comme ceux d’Oxfam que, même au sein de ce groupe, la richesse est très inéquitablement répartie et concentrée dans une très petite fraction. Cette énorme concentration des richesses découle de la logique interne du capitalisme.

    Qui dit capitalisme dit concurrence. Le fait que les capitalistes rivalisent directement entre eux crée une pression supplémentaire pour accroître le degré d’exploitation. Mais cela a aussi pour effet que le capitalisme soit un système très dynamique avec renouvellement technologique et augmentation de la productivité. Paradoxalement, cela entraîne aussi sa contradiction. Les nouvelles technologies et nouvelles machines exigent toujours plus d’investissements de capitaux. Les petites entreprises sont absorbées par les grandes. Un secteur constitué d’une multitude de petites entreprises est, à terme, dominé par quelques grandes entreprises qui dominent le marché. Il est ici question de concentration et de centralisation du capital. Presque tous les secteurs sont aujourd’hui dominés par une poignée de multinationales.

    Cela ne signifie pas pour autant la fin de la concurrence ou que le capitalisme arrive en eaux moins turbulentes, au contraire. Les contradictions inhérentes et la concurrence prennent seulement de nouvelles dimensions. Les multinationales sont en concurrence au niveau mondial de toutes sortes de manières.

    Avec l’arrivée de nouvelles techniques et de nouveaux produits, d’anciens secteurs et monopoles disparaissent et d’autres naissent. La production devient plus rapide au point de dépasser ce que les consommateurs peuvent absorber. La capacité de surproduction augmente, ce qui renforce auprès des capitalistes la recherche d’autres méthodes destinées à arracher des bénéfices rapides, entre autres via la spéculation et l’entretien de bulles financières.

    De par leur énorme poids économique, cette concentration de capital mène à la poursuite de la concentration des richesses. Les multinationales peuvent imposer des prix plus bas à leurs fournisseurs et faire payer des prix plus élevés aux consommateurs. De plus, elles ne paient qu’à peine des impôts grâce à leur travail de lobbying et aux technologies fiscales de pointe. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il ne s’agit pas d’une irrégularité du capitalisme, cela est fondamentalement inhérent au système.

    Quelle alternative ?

    Les énormes inégalités suscitent indignation et révolte. De larges couches de la population estiment qu’il faut faire quelque chose. Un impôt sur la fortune, par exemple, pourrait être une réponse. Mais ceux qui touchent aux intérêts des super riches et à leurs entreprises sont vite confrontés au chantage sous la forme de la fuite des capitaux, des menaces de délocalisations, etc.

    Ce n’est guère étonnant. L’inégalité est inhérente au capitalisme. Ce n’est pas une erreur du système mais c’est le système qui est une erreur. Finalement, les intérêts d’une infime élite seront toujours centraux dans ce système grâce au fait qu’elle détient les secteurs clés de l’économie et le pouvoir politique qui va de pair.

    Répondre à cela nécessite de sortir des limites de la société actuelle. Ce n’est qu’en organisant l’économie dans l’intérêt de la majorité de la population et sous son contrôle démocratique que la production pourra être démocratiquement planifiée et ainsi permettre d’offrir à chacun un niveau de vie décent. Les inégalités toucheront dès lors à leur fin.

    (1) http://www.securex.be/nl/detail-pagina/Werkgevers-erkennen-verantwoordelijkheid-bij-burn-out-00001/

  • [DOSSIER] D’où proviennent les inégalités? (1ère partie)

    inegalites_01En janvier 2014, l’ONG Oxfam publiait un rapport controversé exposant l’incroyable inégalité économique mondiale. Les données révélées étaient ahurissantes. En 2010, les 388 personnes les plus riches au monde détenaient autant que la moitié la plus pauvre de l’Humanité, soit autant que 3,5 milliards de personnes. En 2014, seuls 85 super riches suffisaient. Un an plus tard, Oxfam a livré un nouveau rapport actualisé. La croissance de la fortune des riches augmente si rapidement que, désormais, 80 personnes détiennent autant de richesses que la moitié de la population mondiale. Pour les très riches, la crise semble n’être rien de plus qu’une perverse course à l’élimination pour appartenir à cette couche infime au sommet de la société.

    Par Mathias (Anvers). La seconde partie de ce dossier sera publiée durant le mois d’avril

    De vastes inégalités

    Dans son rapport de janvier dernier, basé notamment sur les données du Credit Suisse, Oxfam dévoile qu’en 2014, les 1% les plus riches détenaient 48% de la fortune mondiale. En 2016, la barre symbolique de la moitié sera dépassée. Les 99% de la population restante devraient donc se partager les 52% restants mais, là aussi, la richesse est très inégalement répartie puisque les 80% les plus pauvres de l’Humanité doivent se débrouiller avec seulement 5,5% de la richesse mondiale. Une concentration étourdissante de richesse fait face à la misère la plus noire.

    Et encore ce constat est-il très certainement une lourde sous-estimation. Récemment, L’Institut allemand pour la recherche économique (Deutsches Institut für Wirtschaftsforschung, DIW) a découvert que la majeure partie de la richesse des 0,1% des Allemands les plus riches avait été mésestimée en raison d’erreurs statistiques. Ce 0,1% ne possède pas 3.000 milliards d’euros mais bien… 9.300 milliards! Plus de trois fois plus! Et des montagnes de milliards se planquent encore dans les paradis fiscaux. Les riches font tout pour éviter de montrer au grand jour l’étendue de leurs possessions.

    Des ONG telles qu’Oxfam ne sont pas les seules à se préoccuper de cette évolution. De larges sections de la population sont proprement scandalisées au vu des inégalités croissantes et des économistes comme Pikketty éditent des livres très populaires consacrés au sujet. L’élite capitaliste est gagnée d’inquiétude. Même Warren Buffet, une des plus grosses fortunes mondiales, critique sévèrement l’ampleur des inégalités. Lors du dernier Forum économique mondial de Davos, en Suisse, la thématique était bien plus centrale qu’auparavant. Ce n’est en rien une soudaine prise de conscience morale, mais plutôt la compréhension que ces inégalités commencent à représenter une sérieuse menace pour leur position dominante. Les révolutions au Moyen-Orient et Afrique du Nord ne sont pas survenues par hasard, elles étaient la conséquence du refus d’une situation où une couche sans cesse plus large de la population se voit plongée dans la misère.

    Rien de nouveau sous le soleil

    On pourrait avoir l’impression que ces inégalités constituent un phénomène neuf. Ce n’est pas le cas. La répartition inégale des richesses est le fil rouge de l’histoire du capitalisme. A l’exception de quelques rares périodes historiques, ces inégalités n’ont d’ailleurs fait que s’accroître.

    Au 19ème siècle, en pleine révolution industrielle, le contraste était évident. Dans les nouvelles fabriques qui se répandaient rapidement, des biens étaient produits à un rythme inédit, ce qui détonnait grandement avec la misère presque sans précédent des travailleurs qui y étaient exploités. La situation n’a commencé à s’améliorer que lorsque ceux-ci se sont organisés en syndicats et en partis.

    Les socialistes de l’époque ont tenté de trouver une explication. La plupart en sont restés au stade de demi-théories ou d’illusions totales. Certains ont été plus loin que d’autres, mais il a fallu attendre l’arrivée de Marx et de son analyse pour disposer d’une théorie véritablement scientifique. Le lecteur actuel du ‘‘Capital’’ de Marx remarque bien vite qu’il est toujours bel et bien d’actualité en dépit du fait qu’il date du 19e siècle.

    La base : la théorie de la plus-value

    Marx explique au début du ‘‘Capital’’ que la plupart des biens produits sous le capitalisme sont destinés au marché. Cela semble évident aujourd’hui, mais au cours de la majeure partie de l’Histoire, la production n’était pas destinée à être vendue mais à être consommée. Les produits spécialement destinés à la commercialisation sont appelés par Marx des marchandises. Selon lui, elles avaient un certain nombre de caractéristiques notables.

    Une première caractéristique est qu’elles ont visiblement deux types de valeurs différentes. Il y a tout d’abord la valeur d’usage, c’est-à-dire qu’elles doivent correspondre à un besoin donné (ce qui est logique, des objets insignifiants peuvent difficilement être vendus). Mais elles doivent être échangées en diverses proportions avec d’autres. Elles ont donc une valeur d’échange, ou tout simplement une valeur. Mais qu’est ce qui définit véritablement la valeur d’une marchandise?

    Il existe presque autant de réponses sur ce point qu’il existe de tendances économiques. Pour certains, il s’agit simplement de l’effet de l’offre et de la demande. Pour d’autres, différents facteurs de production sont cruciaux comme le capital, le travail, l’environnement,… La conclusion de Marx est qu’en dernière instance, la valeur est déterminée par le travail humain, plus précisément par le temps de travail nécessaire dépensé dans un bien. Ce que tous les produits ont en commun, c’est d’être en dernière instance le fruit du travail de l’Homme.

    Marx ne réduisait cependant pas tout à ça. Dans le cas contraire, on pourrait rapidement déboucher sur des conclusions absurdes. Quelqu’un qui effectue très lentement un travail inefficace ne produit pas plus de valeur que son homologue très productif et rapide et ne demande donc pas de prix considérablement plus élevés.

    Marx n’entendait pas par là le travail individuel effectivement dépensé par un producteur donné à la production d’une marchandise donnée, mais la quantité de travail nécessaire en moyenne pour produire cette marchandise, à un niveau donné de développement des forces productives. De nouvelles machines productives qui raccourcissent le temps de travail diminuent la valeur. Même ainsi, la valeur peut augmenter parce que, par exemple, une matière première est rare et exige donc plus de travail pour la développer. La main-d’œuvre qualifiée crée aussi une plus grande valeur que la main-d’œuvre non-qualifiée.

    Pour Marx, prix et valeur sont deux choses différentes, mais pas indépendante l’une de l’autre. Le prix est ce qu’il définissait sous le terme ‘‘d’expression monétaire de la valeur d’une marchandise’’. Il s’agit donc de la valeur traduite en masse monétaire. On assume communément que le prix et la valeur d’un bien sont égaux, mais ce n’est pas le cas. Les fluctuations de l’offre et de la demande ont pour conséquence que le prix est parfois au-dessus de la valeur d’une marchandise, parfois en-dessous. La spéculation peut aussi très fortement faire varier un prix.

    Il suffit de penser à la manière dont le prix du baril de pétrole a chuté ces derniers mois pour ensuite regrimper relativement vite. Pareille fluctuation ne peut être expliquée par un changement de la valeur d’un baril de pétrole (sa production n’est soudainement pas devenue plus efficiente) et pas non plus par une modification de l’offre et de la demande. Ces données sont demeurées relativement stables. La véritable raison de cette variation réside dans la spéculation. La demande spéculative de pétrole est 20 fois plus grande que la demande physique. Les spéculateurs ont un effet énormément perturbateur sur le prix réel.

    Dans un marché où aucune entreprise n’exerce de monopole, à long terme, le prix moyen correspondra à la valeur.

    Travail, force de travail et exploitation

    ‘‘Mais qu’est-ce que tout ça peut donc bien avoir à faire avec les inégalités ?’’ pouvez-vous penser. Là réside la première véritable innovation de Marx dans la théorie économique. La théorie de la valeur-travail n’est pas sa découverte, mais un énorme problème restait à régler. Cela n’expliquait pas fermement d’où provenaient les profits des capitalistes.

    Le raisonnement est le suivant: un travailleur au service d’un employeur est payé pour le travail qu’il produit, il reçoit un salaire. Selon la théorie de la valeur-travail, le salaire doit être égal au travail fourni. Mais si l’employeur doit vendre le produit qu’il a en mains à sa valeur, il ne lui est pas possible de réaliser un profit. On pourrait affirmer qu’il vend ce produit au-dessus de sa valeur (c’est d’ailleurs ce qui se passe parfois dans la réalité), mais cela suggère implicitement que la théorie de la valeur-travail n’est pas véritablement applicable. Les prix seraient à la merci de l’arbitraire de l’employeur.

    Selon Marx, le problème n’était pas issu de théorie de la valeur-travail en elle-même, mais de l’idée que l’échange entre employé et employeur était un échange égal. Même si cet échange a toutes les apparences de l’être, ce n’est absolument pas le cas. Marx expliquait qu’un travailleur ne vend pas son travail, mais sa force de travail, c’est-à-dire sa capacité à exécuter un travail et non pas sa production concrète de biens dans une entreprise. C’est le capitaliste qui s’approprie cette dernière.
    Les marxistes appellent ‘‘plus-value’’ la différence entre la valeur de la force de travail (ou le salaire) et le travail sous forme de produits bénéficiant aux capitalistes. Cela constitue la base du profit du capitaliste. En réalité, le profit ne correspond pas à la plus-value. Une partie est en fait utilisée pour le marketing, la comptabilité,… Pour plus de commodité, nous partons du principe que c’est ainsi. Le rapport entre la plus-value et le salaire est le taux d’exploitation. Au plus la plus-value est grande relativement au salaire, au plus est élevé le taux d’exploitation.

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