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Tag: Marxisme
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21 août 1940. Décès de Léon Trotsky.

Le révolutionnaire russe Léon Trotsky a été assassiné en 1940, un assassinat orchestré par le dictateur Staline. Les motivations de Staline n’étaient pas de l’ordre des rivalités personnelles : la bureaucratie soviétique qui avait pris le pouvoir en Russie avait besoin d’écraser la Quatrième Internationale qui, avec Trotsky, continuait à lutter pour l’internationalisme et la démocratie des travailleurs.
Par Lynn Walsh, Socialist party (CIO-Angleterre et Pays de Galles)
Le 20 août 1940, Léon Trotsky a été frappé d’un coup mortel de pic à glace à la tête par Ramon Mercader, un agent envoyé au Mexique par la police secrète de Staline (le GPU) afin d’y assassiner le révolutionnaire exilé. Ce dernier devait décéder le lendemain.
L’assassinat de Trotsky n’était pas un acte de méchanceté de la part de Staline, il s’agissait de l’aboutissement de la terreur systématique et sanglante dirigée contre toute une génération de dirigeants bolcheviques, ainsi que contre les jeunes révolutionnaires d’une deuxième génération prête à défendre les véritables idées du marxisme contre le régime bureaucratique et répressif en développement sous Staline. Au moment où le GPU a atteint Trotsky en 1940, ses agents avaient déjà assassiné – ou poussé au suicide, ou condamné aux camps de travail – de nombreux membres de la famille de Trotsky et la plupart de ses plus proches amis et collaborateurs ainsi qu’un nombre incalculable de dirigeants et sympathisants de l’Opposition de Gauche Internationale.
Plus de septante années après les faits, une grande partie des médias et des académiciens s’évertuent à présenter l’assassinat de Trotsky comme la conclusion d’un conflit personnel entre Trotsky et Staline, tout comme cela avait été fait en 1940. Cette ‘‘histoire’’ est basée sur une rivalité croissante entre deux chefs ambitieux qui se disputent le pouvoir, l’un étant aussi mauvais que l’autre d’un point de vue bourgeois. La critique la plus acide est régulièrement réservée à l’idée ‘‘romantique’’ de Trotsky de la ‘‘révolution permanente’’, potentiellement bien plus dangereuse que la notion bureaucratique ‘‘pragmatique’’ de Staline de la construction du ‘‘socialisme dans un seul pays’’. Si certaines questions posées par Trotsky à l’époque émergent parfois de ces commentaires, de manière apparemment légitime, il ne s’agit généralement que d’une manière de finalement rabaisser son rôle.
Pourquoi, si Trotsky était l’un des principaux dirigeants du parti bolchevik et le chef de l’Armée Rouge, a-t-il permis à Staline de concentrer le pouvoir entre ses mains? Pourquoi Trotsky n’a-t-il pas lui-même pris le pouvoir? On dit parfois que Trotsky était ”trop doctrinaire”, qu’il s’est laissé ”avoir” par Staline. Le corollaire est de suggérer que Staline était plus ”pragmatique” et un leaders plus ”astucieux” et ”énergique”.
Trotsky lui-même a été confronté à ces questions et y a répondu sur base de son analyse de la dégénérescence politique de l’Etat ouvrier soviétique. De toute évidence, d’un point de vue marxiste, il est tout à fait superficiel de présenter le conflit qui s’est développé après 1923 comme étant une lutte personnelle entre dirigeants rivaux. Staline et Trotsky, chacun à leur manière, ont personnifié des forces sociales et politiques contradictoires, Trotsky de façon consciente et Staline inconsciemment. Trotsky s’est opposé à Staline avec des moyens politiques, Staline a combattu Trotsky et ses partisans avec un terrorisme parrainé par l’État. “Staline mène une lutte sur un plan totalement différent du nôtre”, écrivait Trotsky : ”Il cherche à détruire non pas les idées de l’adversaire, mais son crâne.” Il s’agissait là d’une terrifiante prémonition.
Le triomphe de la bureaucratie
Analysant le rôle de Staline, dans son Journal d’exil écrit en 1935, Trotsky écrivait: ”Étant donné le déclin prolongé de la révolution mondiale, la victoire de la bureaucratie, et par conséquent de Staline, était déterminée d’avance. Le résultat que les badauds et les sots attribuent à la force personnelle de Staline, ou tout au moins à son extraordinaire habileté, était profondément enraciné dans la dynamique des forces historiques. Staline n’a été que l’expression à demi inconsciente du chapitre deux de la révolution, son lendemain d’ivresse.” (Trotsky, Journal d’Exil, p38)
Ni Trotsky, ni aucun des dirigeants bolcheviks de 1917 n’avaient imaginé que la classe ouvrière de Russie pourrait construire une société socialiste en étant isolée dans un pays économiquement arriéré et culturellement primitif. Ils étaient convaincus que les travailleurs devaient prendre le pouvoir afin de mener à bien les tâches en grande partie inachevées de la révolution démocratique-bourgeoise, mais en allant de l’avant vers les tâches impératives de la révolution socialiste. Ils ne pouvaient procéder qu’en collaboration avec la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés – parce que, en comparaison du capitalisme, le socialisme exige un niveau de production et un matériel culturel plus élevés.
La défaite de la révolution allemande en 1923 – à laquelle ont contribué les erreurs de la direction de Staline-Boukharine – a renforcé l’isolement de l’Etat soviétique, et la retraite forcée de la Nouvelle Politique Economique (NEP) a accéléré la cristallisation d’une caste bureaucratique qui a de plus en plus mis en avant la défense de son confort et de son désir de tranquillité et de privilèges au détriment des intérêts de la révolution internationale.
La couche dirigeante de la bureaucratie a rapidement trouvé que Staline était la ”chair de sa chair”. Reflétant les intérêts de la bureaucratie, Staline a engagé une lutte contre le ”trotskysme” – un épouvantail idéologique qu’il a inventé pour déformer et stigmatiser les véritables idées du marxisme et de Lénine défendues par Trotsky et l’Opposition de Gauche.
La bureaucratie craignait que le programme de l’Opposition de Gauche pour la restauration de la démocratie ouvrière puisse trouver un écho auprès d’une nouvelle couche de jeunes travailleurs et donner un nouvel élan à la lutte contre la dégénérescence bureaucratique, c’est ce qui a motivé la purge sanglante de Staline contre l’Opposition. Ses idées étaient ”une source d’extraordinaires appréhensions pour Staline : ce sauvage a peur des idées, connaissant leur force explosive et sachant sa faiblesse devant elles.” (Journal d’Exil, p66)
Répondre à l’avance à l’idée erronée selon laquelle le conflit était en quelque sorte le résultat ”d’incompréhension” ou du refus de compromis, Trotsky a raconté comment, alors qu’il était exilé à Alma-Ata en 1928, un ingénieur ”sympathisant”, probablement “envoyé subrepticement sentir mon pouls”, lui a demandé s’il ne pensait pas qu’il était possible d’aller vers une certaine réconciliation avec Staline. “Je lui répondis en substance que de réconciliation il ne pouvait être question pour le moment : non pas parce que je ne la voulais pas, mais parce que Staline ne pouvait pas se réconcilier, il était forcé d’aller jusqu’au bout dans la voie où l’avait engagé la bureaucratie. – Et par quoi cela peut-il finir ? – Par du sang, répondis-je : pas d’autre fin possible pour Staline. – Mon visiteur eut un haut-le-corps, il n’attendait manifestement pas pareille réponse, et ne tarda pas à se retirer.” (Journal d’Exil, p39)
Trotsky commença une lutte au sein du Parti communiste russe en 1923. Dans une série d’articles (publiés sous le titre de ”Cours Nouveau”), il a commencé à mettre en garde contre le danger d’une réaction post-révolutionnaire. L’isolement de la révolution dans un pays arriéré avait conduit à la croissance naissante d’une bureaucratie dans le parti bolchevique et dans l’Etat. Trotsky a commencé à protester contre le comportement arbitraire de la bureaucratie du parti cristallisée sous Staline. Peu de temps avant sa mort en 1924, Lénine avait convenu avec Trotsky de constituer un bloc au sein du parti pour lutter contre la bureaucratie.
Quand Trotsky et un groupe d’oppositionnels de gauche ont commencé leur lutte pour un renouveau de la démocratie ouvrière, le bureau politique a été obligé de promettre le rétablissement de la liberté d’expression et la liberté de critique au sein du Parti communiste. Mais Staline et ses associés ont fait en sorte que cela reste lettre morte.
Quatre ans plus tard – le 7 novembre 1927, le dixième anniversaire de la révolution d’Octobre – Trotsky était contraint de quitter le Kremlin et de se réfugier chez des amis oppositionnels. Une semaine plus tard, Trotsky et Zinoviev, le premier président de l’Internationale Communiste étaient exclus du parti. Le lendemain, le camarade opposant et ami de Trotsky Adolph Joffe s’est suicidé pour protester contre l’action dictatoriale de la direction de Staline. Il fut l’un des premiers compagnons de Trotsky à être conduit à la mort ou à être directement assassiné par le régime de Staline qui, par la répression systématique et impitoyable de ses adversaires, a créé un fleuve de sang entre la véritable démocratie ouvrière et sa propre bureaucratie par des méthodes totalitaires.
En janvier 1928 Trotsky (qui avait déjà été deux fois exilé sous le régime tsariste) a été contraint à son dernier exil. Il fut d’abord déporté à Alma-Ata, au Kazakhstan, près de la frontière chinoise et, à partir de là, il a été expulsé en Turquie, où il a élu domicile sur l’île de Prinkipo, sur la mer de Marmara, près d’Istanbul.
Afin de tenter de paralyser le travail littéraire et politique de Trotsky, Staline a frappé son petit ”appareil” constitué de cinq ou six proches collaborateurs : ”Glazman poussé au suicide, Boutov mort dans une geôle de la Guépéou, Bloumkine fusillé, Sermouks et Poznanski en déportation. Staline ne prévoyait pas que je pourrais sans ” secrétariat ” mener un travail systématique de publiciste qui, à son tour, pourrait contribuer à la formation d’un nouvel ” appareil “. Même de très intelligents bureaucrates se distinguent, à certains égards, par une incroyable courte vue !” (Journal d’Exil, p40) Tous ces révolutionnaires avaient joué un rôle important, en particulier en tant que membres du secrétariat militaire ou à bord du train blindé de Trotsky pendant la guerre civile russe.
En exil : construire l’Opposition de gauche Internationale
Mais si Staline a par la suite consacré une si grande partie des ressources de sa police secrète (connue sous différents noms : Tchéka, Guépéou, NKVD, MVD et KGB) à la planification de l’assassinat de Trotsky, pourquoi avait-il permis à son adversaire d’être tout simplement exilé en premier lieu?
Dans une lettre ouverte au Politburo en janvier 1932, Trotsky avait publiquement averti que Staline préparait un attentat contre sa vie. “La question des représailles terroristes contre l’auteur de cette lettre”, écrit-il, ”a été posée il y a longtemps : en 1924-1925, lors d’une réunion, Staline en a pesé les avantages et les inconvénients. Les avantages étaient évidents et clairs. La principale considération en sa défaveur était qu’il y avait trop de jeunes trotskystes désintéressés qui pouvaient répondre par des actions contre-terroristes”. (Trotsky’s Writings, 1932, p19) Trotsky avait été informé de ces discussions par Zinoviev et Kamenev, qui avaient brièvement formé un une ”troïka dirigeante” avec Staline pour ensuite entrer – temporairement – en opposition contre Staline.
Trotsky poursuivit : ”Staline en est venu à la conclusion qu’avoir exilé Trotsky hors d’Union soviétique avait été une erreur… contrairement à ses attentes, il s’est avéré que les idées ont un pouvoir qui leur est propre, même sans appareil et sans ressources. La L’Internationale Communiste est une structure grandiose qui a été laissée comme une coquille vide, à la fois théoriquement et politiquement. L’avenir du marxisme révolutionnaire, c’est-à-dire du léninisme, est dorénavant indissolublement lié aux cadres internationaux de l’Opposition de Gauche. Aucune montagne de falsification ne peut changer cela. Les ouvrages de base de l’Opposition ont été, sont ou seront publiés dans toutes les langues. Des cadres de l’opposition, qui ne sont pas encore très nombreux mais néanmoins indomptables, se trouvent dans tous les pays. Staline comprend parfaitement le grave danger que représentent l’incompatibilité idéologique et la croissance persistante de l’Opposition de Gauche Internationale pour lui, pour sa fausse ”autorité”, pour sa toute-puissance bonapartiste.” (Trotsky’s Writings, 1932, P19-20)
Dans les premiers temps de son exil turc, Trotsky écrivit sa monumentale Histoire de la Révolution russe et son autobiographie Ma Vie. Grâce à une abondante correspondance avec les opposants d’autres pays et en particulier à travers le Bulletin de l’Opposition (publié à partir de l’automne 1929), Trotsky a commencé à rassembler le noyau d’une Opposition internationale de bolcheviks authentiques. Mais la perspective de Trotsky selon laquelle Staline allait utiliser le GPU pour tenter de détruire tout ce travail a été rapidement été confirmée.
Vers la fin de son exil turc, Trotsky a subi un coup cruel lorsque sa fille, Zinaida, malade et démoralisée, a été poussée au suicide à Berlin. Son mari, Platon Volkov, un jeune militant de l’Opposition, avait été arrêté et a disparu à jamais. La première femme de Trotsky, Alexandra Sokolovskaya, celle qui lui avait fait découvrir les idées socialistes et le marxisme, a été envoyée dans un camp de concentration où elle est décédée. Plus tard, le fils de Trotsky, Sergei, un scientifique qui ne défendait aucune position politique, a été arrêté sur base d’une accusation montée de toutes pièces ”d’empoisonnement de travailleurs.” Plus tard, Trotsky a appris qu’il était mort en prison. Parallèlement à sa peur maladive des idées ”dans la politique de répression de Staline, le mobile de vengeance personnelle a toujours été un facteur d’importance.” (Journal d’Exil, p66)
Dès le début, d’ailleurs, le GPU a commencé à infiltrer la maison de Trotsky et les groupes de l’Opposition de Gauche. La suspicion a entouré un certain nombre de personnes qui sont apparues dans les organisations de l’Opposition en Europe ou qui sont venues à Prinkipo visiter Trotsky ou l’aider dans son travail. Jakob Frank de Lituanie, par exemple, a travaillé à Prinkipo pour un temps, mais s’est plus tard rallié au stalinisme. Il y avait aussi le cas de Mill (Paul Okun, ou Obin) qui a également rallié les staliniens, laissant Trotsky et ses collaborateurs incertain quant à savoir s’il s’agissait juste d’un renégat ou d’une taupe du GPU.
Pourquoi ces personnes ont-elles été acceptées comme véritables collaborateurs? Lors d’un commentaire public concernant la trahison de Mill, Trotsky a souligné que ”L’Opposition de Gauche est placée devant des conditions extrêmement difficiles d’un point de vue organisationnel. Aucun parti révolutionnaire dans le passé n’a travaillé sous une telle persécution. Outre la répression de la police capitaliste de tous les pays, l’Opposition est exposée aux coups de la bureaucratie stalinienne qui ne recule devant rien (…) C’est bien sûr la section russe qui connait les temps les plus durs (…) Mais trouver un bolchevique-léniniste russe à l’étranger, même pour des fonctions purement techniques, est une tâche extrêmement difficile. C’est ce qui explique le fait que Mill ait pu pendant un certain temps pénétrer dans le secrétariat administratif de l’Opposition de Gauche. Il était nécessaire d’avoir une personne qui connaissait le russe et pouvait mener à bien des tâches de secrétariat. Mill avait à un moment donné été membre du parti officiel et, en ce sens, il pouvait revendiquer une certaine confiance.” (Writings, 1932, p237)
Rétrospectivement, il était clair que l’absence de contrôles de sécurité adéquats allait avoir des conséquences tragiques. Mais les ressources de l’Opposition étaient extrêmement limitées, et Trotsky avait compris qu’une phobie de l’infiltration et une suspicion exagérée de tous ceux qui offraient un soutien pouvait être contre-productif. Avec sa vision optimiste et positive du caractère humain, Trotsky était d’ailleurs opposé au fait de soumettre des individus à des recherches et des enquêtes sur leurs vies.
Sedov assassiné à Paris
Trotsky était désireux d’échapper à l’isolement de Prinkipo et de trouver une base plus proche du centre des événements européens. Mais les démocraties capitalistes étaient loin d’être disposées à accorder à Trotsky le droit démocratique d’asile. Finalement, en 1933, Trotsky a été admis en France. Cependant, l’aggravation de la tension politique, et en particulier la croissance de la droite nationaliste et fasciste, a bientôt conduit le gouvernement Daladier à ordonner son expulsion. Pratiquement tous les gouvernements européens avaient déjà refusé de lui accorder asile. Trotsky a vécu, comme il l’écrit, sur “une planète sans visa”. Expulsé en 1935, Trotsky a trouvé refuge pendant une courte période en Norvège, où il a écrit La Révolution trahie en 1936.
Peu après son arrivée en Norvège, le premier grand procès de Moscou a explosé à la face du monde. Staline a exercé une pression intense sur le gouvernement norvégien pour empêché Trotsky de répondre et de réfuter les accusations ignobles lancées contre lui à partir de Moscou. Pour éviter cet emprisonnement virtuel, Trotsky a été obligé de trouver un nouveau refuge, et il s’empressa d’accepter une offre d’asile du gouvernement Cardenas au Mexique. En route, Trotsky a rappelé sa lettre ouverte au bureau politique du Parti Communiste russe dans laquelle il avait prédit l’arrivée d’une campagne mondiale de diffamation bureaucratique de Staline et de tentatives d’assassinats.
La purge qui a eu lieu en Russie ne s’est pas limitée à une poignée de vieux bolcheviks ou d’oppositionnels de gauche. Pour chaque dirigeant apparu dans un simulacre de procès-spectacle, des centaines ou des milliers de personnes ont été emprisonnées en silence, envoyées à une mort certaine dans les camps de prisonniers dans l’Arctique, ou sommairement exécutées dans les caves de leur prison. Au moins huit millions de personnes ont été arrêtées dans le cadre de ces purges et de cinq à six millions d’entre eux ont été pourrir, la plupart du temps jusqu’à la mort, dans les camps. Sans aucun doute, ce sont les partisans de l’Opposition de Gauche, les partisans des idées de Trotsky, qui ont supporté la plus lourde répression.
Les purges menées en Russie étaient également directement liées à l’intervention contre-révolutionnaire de Staline dans la révolution ayant éclaté en Espagne à l’été 1936. Par l’intermédiaire de la direction bureaucratique du Parti communiste espagnol contrôlé par Moscou, de l’appareil de conseillers militaires soviétiques et d’agents du GPU, Staline a étendu sa terreur aux anarchistes, aux militants de gauche et en particulier aux trotskistes d’Espagne qui résistaient à ses politiques.
Pendant ce temps, la police secrète de Staline a aussi intensifié son action destinée à détruire le centre de l’Opposition de Gauche Internationale basé à Paris sous la direction du fils de Trotsky, Léon Sedov.
Sedov a été indispensable à Trotsky pour son travail de publiciste, dans la préparation et la distribution des Bulletins de l’Opposition et pour garder contacts avec les groupes d’oppositionnels à l’étranger. Mais Sedov avait également livré une contribution exceptionnelle et indépendante au travail de l’Opposition. Au début de l’année 1938, il est tombé malade, on suspectait une appendicite. Sur les conseils d’un homme qui était devenu son plus proche collaborateur, ”Etienne”, Sedov est entré en clinique – un hôpital qui par la suite s’est avéré être totalement infiltré par des émigrés russes ”blancs” (partisans de l’ancien régime tsariste) et des Russes ayant des penchants staliniens. Sedov a semblé se remettre de l’opération, mais est mort peu de temps après avec des symptômes extrêmement mystérieux. Un médecin a suggéré un empoisonnement, et une enquête plus approfondie a laissé entendre que sa maladie avait en premier lieu été produite par un empoisonnement sophistiqué et pratiquement indétectable.
Trotsky a écrit un hommage émouvant à son fils décédé : Léon Sedov – le fils – l’ami – le militant. Il a rendu hommage au rôle de Sedov dans la lutte pour la défense des idées du marxisme authentique contre leur perversion stalinienne. Mais il a aussi donné quelques indications sur ce que cela signifiait personnellement. “II était une part, la part jeune de nous deux.”, écrivait Trotsky, parlant en son nom et pour Natalia : ”Pour cent raisons, nos pensées et nos sentiments allaient chaque jour vers lui, à Paris. Avec notre garçon est mort tout ce qui demeurait en nous de jeune.”
Par la suite il a été révélé que Léon Sedov avait été trahi par ”Etienne”, un agent du GPU beaucoup plus insidieux et impitoyable que les espions et les provocateurs précédents qui s’étaient infiltrés dans le cercle de Trotsky. Etienne a ensuite été démasqué comme étant Mark Zborowski, révélé dans les années ’50 comme une figure clé du réseau d’espionnage du GPU aux USA. Zborowski avait déjà un long fleuve de duplicité et de sang derrière lui. Zborowski a par la suite avoué qu’il avait surveillé Rudolf Klement, (le secrétaire de Trotsky assassiné à Paris en 1938), Erwin Wolf (un partisan de Trotsky assassiné en Espagne en juillet 1937) et Ignace Reiss (un agent de premier plan du GPU qui a tourné le dos à la machine de terreur stalinienne, a déclaré son soutien à la Quatrième Internationale et a été assassiné en Suisse en septembre 1937).
Zborowski a eu des contacts avec les agents des forces spéciales du GPU en Espagne qui étaient responsables de l’assassinat d’Erwin Wolf – et qui comprenaient dans leurs rangs l’infâme colonel Eitingon. C’est cet homme, sous de nombreux pseudonymes, qui devait ensuite diriger les tentatives d’assassinat contre Trotsky au Mexique, en collaboration avec son associée au GPU et maitresse, Caridad Mercader, ainsi que son fils, Ramon Mercader, l’agent qui a finalement assassiné Trotsky.
L’assaut du 24 mai
Trotsky, Natalia Sedova et une poignée de proches collaborateurs sont arrivés au Mexique en janvier 1937. Le gouvernement du général Lazaro Cardenas a été le seul au monde à accorder asile à Trotsky dans les dernières années de sa vie. En contraste marqué avec la manière dont il avait été reçu ailleurs, Trotsky y a reçu un accueil officiel flamboyant et alla vivre à Coyoacan, dans la banlieue de Mexico, dans une maison prêtée par son ami et partisan politique, le peintre mexicain Diego Rivera.
L’arrivée de Trotsky a toutefois coïncidé avec un deuxième procès-spectacle de Moscou, suivi de peu par un troisième procès, encore plus grotesque. ”Nous avons écouté la radio”, raconte Natalia, ” ouvert le courrier et les journaux de Moscou, et nous avons ressenti jaillir la folie, l’absurdité, l’indignation, la fraude et le sang, cela nous affluait de toutes parts, ici au Mexique comme en Norvège.” (Vie et mort de Léon Trotsky, p212). Encore une fois Trotsky a exposé les contradictions internes de ces procès et réfuté les prétendues ”preuves” contre lui et ses partisans dans une série d’articles.
Une ”contre-procès” a par ailleurs été organisé, sous la présidence du philosophe libéral américain John Dewey. Cette commission a totalement exonéré Trotsky des accusations lancées contre lui. Trotsky a averti que le but de ces essais était de justifier une nouvelle vague de terreur – qui serait dirigée contre tous ceux qui ont représenté la moindre menace pour la direction dictatoriale de Staline, que ce soient des opposants actifs, de potentiels rivaux bureaucratiques ou des complices devenus tout simplement embarrassants. Trotsky était bien conscient que la peine de mort prononcée contre lui était loin d’être une condamnation qui resterait sans effet.
A partir du moment de son arrivée, le Parti communiste mexicain, dont les dirigeants suivaient loyalement la ligne de Moscou, a commencé à faire de l’agitation pour que des restrictions frappent Trotsky, pour l’empêcher de répondre aux accusations portées contre lui lors de ces procès-spectacles, et finalement pour provoquer son expulsion du pays. Les journaux et les revues du Parti communiste et de la fédération syndicale contrôlée par le parti Communiste (CTM) ont déversé un flot d’injures et d’accusations calomnieuses en déclarant que Trotsky complotait contre le gouvernement Cardenas en collaboration avec des éléments fascistes et réactionnaires. Trotsky était bien conscient que la presse stalinienne utilisait la langue de ceux qui décident non par la voie de votes mais par celle des mitrailleuses.
Au milieu de la nuit, le 24 mai 1940, une première attaque directe contre la vie de Trotsky a eu lieu. Un groupe d’hommes armés a pénétré dans la maison de Trotsky, a mitraillé les chambres et a tenté de détruire les archives de Trotsky en provoquant le maximum de dégâts possible. Trotsky et Natalia ont échappé de justesse à la mort en se couchant sur le sol sous le lit. Leur petit-fils, Seva, a été légèrement blessé par une balle. Par la suite, ils ont constaté que les assaillants avaient été enlevé Robert Sheldon Harte, l’un des secrétaires-gardes de Trotsky, qui avait apparemment été trompé par un membre du raid qu’il connaissait et en qui il avait confiance. Son corps a été retrouvé enterré dans une fosse.
Toutes les preuves orientaient l’enquête vers les staliniens mexicains et, derrière eux, le GPU. Grâce à une analyse détaillée de la presse stalinienne des semaines ayant précédé le raid, Trotsky a clairement montré qu’ils préparaient une tentative de meurtre. La police mexicaine a très vite arrêté certains complices mineurs des bandits, et les preuves ont incriminé un des principaux membres du Parti communiste mexicain. L’enquête a conduit jusqu’à David Alfaro Siqueiros qui, comme Diego Rivera, était un peintre bien connu. Mais contrairement à Rivera, il était un membre éminent du Parti Communiste du Mexique. Siqueiros avait aussi été en Espagne et était suspecté d’entretenir des liens avec le GPU depuis longtemps. Malgré les tentatives scandaleuses qui ont essayé de dépeindre cette attaque comme étant l’oeuvre de Trotsky afin de discréditer le PC et le gouvernement Cardenas, la police a finalement arrêté les meneurs, y compris Siqueiros. Toutefois, en raison de pressions exercées par le Parti Communiste et la centrale syndicale CTM, ils ont été libérés en mars 1941 pour ”manque de pièces à conviction” !
Siqueiros n’a pas nié son rôle dans cette agression. En fait, il s’en vantait ouvertement. Mais la direction du Parti communiste, clairement embarrassée non pas tant par la tentative elle-même, mais par la façon dont elle avait été bâclée, a tenté de se dissocier du raid, rejetant la faute sur un gang ”d’éléments incontrôlables” et ”d’agents provocateurs”.
La presse stalinienne a tantôt présenté Siqueiros comme un héros, tantôt comme un ”fou ou un demi-fou”, parfois même comme un agent à la solde de Trotsky! La presse stalinienne a même affirmé que Trotsky devait être expulsé suite à cet évènement, car l’attaque n’était qu’un acte de provocation dirigé contre le Parti communiste et contre l’état mexicain.
Trente-huit ans plus tard, cependant, un membre dirigeant du Parti Communiste mexicain a admis la vérité. Dans ses mémoires, Mon Témoignage, publiées par la maison d’édition du Parti Communiste mexicain en 1978, Valentin Campa, un vétéran du parti, a catégoriquement contredit les démentis officiels de la participation du parti et a révélé divers détails sur la préparation de cet attentat contre la vie de Trotsky.
Campa raconte notamment comment, à l’automne 1938, il a, avec Raphael Carrillo (membre du comité central du PC), été convoqué par Herman Laborde (secrétaire général du parti) et a été informé d’une “affaire extrêmement confidentielle et délicate”. Laborde leur a dit qu’il avait reçu la visite d’un délégué de l’Internationale Communiste (en réalité, un représentant du GPU) qui l’avait informé de la ”décision d’éliminer Trotsky” et avait demandé leur coopération “pour mener à bien cette élimination”. Après une ”analyse vigoureuse”, cependant, Campa déclare avoir rejeté la proposition: “Nous avons conclu … que Trotsky était fini politiquement, que son influence était presque nulle, d’ailleurs on nous l’avait dit assez souvent à travers le monde. Les conséquences de son élimination feraient beaucoup de tort au Parti communiste mexicain et au mouvement révolutionnaire du Mexique et à l’ensemble du mouvement communiste international. Nous avons donc conclu que proposer l’élimination de Trotsky était clairement une grave erreur.” Mais Laborde et Campa ont été accusés ”d’opportunisme sectaire” pour leur opposition au projet et d’être ”mous concernant Trotsky”. Ils ont été chassés du parti.
La campagne pour préparer le Parti Communiste mexicain à l’assassinat de Trotsky a été réalisée par le biais d’un certain nombre de dirigeants staliniens déjà expérimentés dans l’exécution impitoyable des ordres de Moscou : Siqueiros lui-même, qui avait joué un rôle actif en Espagne, était probablement un agent du GPU depuis 1928. Vittoria Codovila, un stalinien argentin qui avait opéré en Espagne sous la direction d’Eitingon, avait été probablement impliqué dans la torture et le meurtre du dirigeant du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) Andreas Nin. Pedro Checa, dirigeant du Parti communiste espagnol en exil au Mexique, avait reçu son pseudonyme de la police secrète soviétique, la Tchéka. Carlos Contreras, alias Vittorio Vidali, avait été actif dans les forces spéciales du GPU en Espagne sous le pseudonyme de “Général Carlos”. Le colonel Eitingon avait coordonné leurs efforts.
Staline prépare un nouvel essai
Après l’échec de la tentative de Siqueiros, Campa écrit ”une autre alternative a été mise en pratique. Raymond Mercader, sous le pseudonyme de Jacques Mornard, a assassiné Trotsky dans la soirée du 20 août 1940.”
Trotsky se considérait en sursis. “Notre joyeux sentiment de salut”, écrivait Natalia, “a été freiné par la perspective d’une nouvelle attaque et de la nécessité de s’y préparer.” (Natalia, Father and son) Les défenses de la maison de Trotsky ont été renforcées et de nouvelles précautions ont été prises. Mais malheureusement – tragiquement – aucun efforts n’a été fait pour enquêter de manière plus approfondie sur l’homme qui s’est avéré être l’assassin, malgré les soupçons que plusieurs membres de la famille avaient déjà eu sur ce personnage étrange.
Trotsky s’est opposé à quelques-unes des mesures de sécurité supplémentaires suggérées par ses secrétaire et gardes : contre le fait qu’un garde soit à ses côtés à tout moment, par exemple. “Il est impossible de consacrer sa vie uniquement à l’auto-défense”, a écrit Natalia, ”car dans ce cas, la vie perd toute sa valeur”. Néanmoins, compte tenu de la nature vitale et indispensable du travail de Trotsky et de inéluctabilité d’une attaque contre sa vie, il ne fait aucun doute qu’il y avait de graves lacunes dans sa sécurité et que des mesures plus strictes auraient dû être mises en œuvre. Peu de temps avant l’enlèvement de Sheldon Harte, par exemple, Trotsky l’avait vu autoriser des ouvriers passer librement dans et hors de la cour. Trotsky s’est plaint de cette négligence et a ajouté – ironie du sort, ce n’était que quelques semaines avant la mort tragique de Harte – “vous pourriez être la première victime de votre propre négligence.”
Mercader a rencontré Trotsky pour la première fois quelques jours après le raid de Siqueiros. Mais les préparatifs pour cet assassinat datait de plus longtemps. Grâce à Zborowski et à d’autres agents du GPU qui avaient infiltré les partisans de Trotsky aux États-Unis, Mercader a été introduit en France auprès de Sylvia Ageloff, une jeune trotskyste américaine qui est par la suite allée travailler pour Trotsky à Coyoacan. L’agent du GPU a réussi à séduire Sylvia Ageloff et à en faire la complice involontaire de son crime.
Mercader avait une couverture élaborée, même si elle a suscité beaucoup de soupçons. Elle a malheureusement assez bien servi son but. Mercader avait rejoint le Parti communiste en Espagne, et était devenu militant actif dans la période de 1933 à 1936, quand le parti était déjà stalinisé. Probablement grâce à sa mère, Caridad Mercader, qui était un agent du GPU et était associée à Eitingon, Ramon Mercader est entré au service du GPU. Après la défaite de la République espagnole – aidée par le sabotage stalinien de la révolution espagnole – Mercader s’est rendu à Moscou, où il a été préparée à son futur rôle. Après avoir rencontré Ageloff à Paris en 1938, il l’a plus tard accompagnée au Mexique en janvier 1940 et s’est progressivement introduit dans les bonnes grâces de la famille de Trotsky.
Après cela, Mornard/Mercader a organisé une rencontre avec Trotsky, sous prétexte de discuter d’un article qu’il avait écrit – que Trotsky considérait comme sans intérêt au point que cela en devenait gênant. La première réunion était en fait très clairement une ”répétition générale” pour l’assassinat qui devait suivre.
Il s’est ensuite à nouveau rendu dans cette maison le 20 août. Malgré les réticences des gardes de Natalia et de Trotsky, Mornard/Mercader a de nouveau autorisé à voir Trotsky seul – “trois ou quatre minutes se sont écoulées”, rapporte Natalia. ”J’étais dans la chambre d’à côté. Il y a eu un cri perçant, horrible (…) Lev Davidovich est apparu, appuyé contre le cadre de porte. Son visage était couvert de sang, ses yeux bleus étincelants sans lunettes et ses bras pendant à son côté. (…) Mornard avait frappé Trotsky d’un coup fatal porté à l’arrière de la tête à l’aide d’un pic à glace dissimulé dans son imperméable. Mais le coup n’avait pas immédiatement été mortel.””Trotsky a crié très longuement, infiniment longuement,” comme l’a précisé Mercader lui-même et s’est courageusement jeté sur son assassin, ce qui a empêché d’autres coups de survenir.
“Le médecin a déclaré que la blessure n’était pas très grave”, a dit Natalia. “Lev Davidovich écouta sans émotion, comme on le ferait d’un message classique de confort. Attirant l’attention sur son cœur, il dit: ”Je sens … ici … que c’est la fin … cette fois … ils ont réussi.” (Vie et mort de Léon Trotsky, P268) Trotsky a été transporté à l’hôpital, a été opéré et a survécu pendant plus d’une journée pour finalement mourir à l’âge de 62 ans le 21 août 1940.
Mercader semble avoir espéré disposer d’un traitement similaire à celui de Siqueiros et pouvoir bénéficier d’une peine légère. Mais il a été condamné à 20 ans de prison, qu’il a effectivement faites. Cependant, même après que son identité ait été fermement établies avec ses empreintes digitales et d’autres preuves, il a refusé d’admettre qui il était ou qui lui avait ordonné d’assassiner Trotsky. Le crime a été quasiment universellement attribué à Staline et au GPU, mais les staliniens ont nié toute responsabilité. Cependant, la mère de Mercader, qui s’était enfuie du Mexique avec Eitingon, a été présentée à Staline et décorée ainsi que son fils. Mercader lui-même a été honoré lors de son retour à l’Est après sa libération. En dépit de son silence, toute une série de preuves sont arrivées, notamment à partir du témoignage d’espions russes traduits en justice aux Etats-Unis, de celui de certains des meilleurs agents du GPU qui ont fait défection vers les pays occidentaux ou encore hors des mémoires de dirigeants staliniens eux-mêmes. Mercader faisait clairement partie de la machine de terreur secrète de Staline.
En fin de compte, Staline a réussi à tuer l’homme qui – aux côtés de Lénine – était sans aucun doute le plus grand dirigeant révolutionnaire de l’histoire. Mais, comme Natalia Sedova l’a écrit par la suite: “Tout au long de sa vie héroïque et magnifique, Lev Davidovich a cru en l’émancipation de l’humanité. Au cours des dernières années de sa vie, sa foi ne s’est pas affaiblie, au contraire, elle était devenue plus mature, plus ferme que jamais. L’humanité s’émancipera de toute oppression et triomphera des exploitations de toutes sortes.” (How it happened, novembre 1940)
L’héritage de Trotsky
De nombreuses tentatives ont été faites de présenter Trotsky comme un personnage tragique, comme si sa perspective d’une révolution socialiste dans les pays capitalistes développés et d’une révolution politique en Union soviétique était ”noble”, mais désespérément idéaliste. C’est le point de vue sous-entendus par Isaac Deutscher dans le troisième volume de sa biographie ”Trotsky, le prophète désarmé”, dans laquelle il dénigre les efforts de Trotsky pour réorganiser et ré-armer une nouvelle direction marxiste internationale avec la création de la Quatrième Internationale en 1938, rejetant le travail tenace et minutieux de Trotsky comme futile.
Toute la vie de Trotsky et son œuvre après la révolution russe victorieuse a été indissolublement liée à la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière internationale, dans une première période de retraite, puis de défaites catastrophiques. Pour la simple raison que Trotsky a joué un rôle de premier plan dans la révolution d’Octobre, le reflux de la révolution l’a contraint à l’exil et à l’isolement politique. Mais alors que les sceptiques avaient abandonné les perspectives marxistes et fait la paix avec le stalinisme ou le capitalisme – ou les deux – Trotsky, et la petite poignée qui est restée attachée aux idées de l’Opposition de Gauche, ont lutté pour ré-armer une nouvelle génération de dirigeants révolutionnaires pour l’avenir du mouvement de la classe ouvrière.
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Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (4e partie)
Le développement historique du marxisme
Tout au long des précédentes parties de ce document, le marxisme a été expliqué en tant qu’argument raisonné (c’est-à-dire abstrait). Nous avons fait cela afin de simplifier les idées du marxisme, pour pouvoir mieux les expliquer. Mais le marxisme, comme toute autre idée, n’est que le produit du développement historique. Les avancées dans la pensée qui ont culminé aujourd’hui avec le marxisme se sont produites au fur et à mesure des transformations des conditions sociales.
Dans cette quatrième partie, nous nous penchons sur l’histoire de l’évolution de la pensée philosophique qui a abouti au marxisme à l’époque capitaliste moderne.
– Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)
L’idéalisme religieux
Les premières tentatives d’expliquer le monde ont pris la forme des religions primitives, avec la croyance selon laquelle des esprits ou des génies existent qui contrôlent la nature. Pour pouvoir expliquer d’où viennent les rêves, les hommes primitifs ont développé l’idée d’une « âme » capable de quitter le corps. Comme ils n’avaient aucune connaissance du cerveau ou du subconscient, cette théorie expliquait apparemment pourquoi les hommes se réveillaient toujours au même endroit que là où ils s’étaient endormis, alors qu’ils avaient rêvé qu’ils étaient en train de se promener.
Dans les rêves, on peut voir vivantes des personnes décédées, ce qui a mené à l’idée selon laquelle toute personne possède une « âme » immortelle (qui ne peut mourir). À partir de là, est apparue l’idée selon laquelle d’autres « âmes », qui nous sont invisibles lorsque nous sommes éveillés, sont la cause de tous les phénomènes inexplicables dans le monde réel. C’est de là qu’on a fini par imaginer l’existence de dieux, ou d’un seul dieu, qui, comme les âmes, était éternel (avait toujours existé).
Le développement de l’idée du dieu éternel a joué le rôle d’un gros caillou coincé entre les ciseaux de la connaissance humaine. À partir du moment où on envisageait que certaines choses sont « éternelles » dans le monde, il n’y avait plus besoin de rechercher des explications objectives. Si quelque chose a toujours existé de toute éternité, il n’y a pas besoin de l’expliquer ! Mais l’« éternité » est une idée abstraite : on ne voit pas d’« éternité » nulle part dans le monde ! Cette idée n’est rien d’autre qu’un produit des conditions sociales qui lui ont donné naissance. Mais ce genre d’idées abstraites a pu s’élever au-dessus de la société, comme un dogme, un acte de « foi ». La conséquence en a été que pendant des siècles entiers, il est devenu impossible de développer l’idée que des explications objectives pourraient être trouvées aux phénomènes observés dans la nature ou dans la société.
Toute religion est donc une forme d’idéalisme. Toutes les religions affirment qu’il y a une limite aux explications objectives, parce que selon elles, il existe « quelque chose » « en-dehors » du monde : que ce soit un au-delà, une âme, un dieu, ou une « énergie cosmique ». Au lieu de comprendre que ces idées n’étaient qu’un produit de la société, on a commencé à dire que la société elle-même était un produit de Dieu, alors que Dieu n’est rien d’autre qu’une idée humaine. Marx expliquait ainsi que :
« L’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde… »
(Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)Mais cette situation était inévitable dans les sociétés primitives qui avaient très peu de connaissances ou une très faible compréhension du monde. Le fait que la religion existe encore aujourd’hui, à une époque où la science est beaucoup plus avancée, ne peut s’expliquer que par une explication objective tenant compte des conditions sociales actuelles : les hommes n’arrivent toujours pas à expliquer leurs conditions de vie. Dans la société capitaliste, cela revient à se poser la question de comprendre pourquoi certains sont tellement riches, alors que d’autres n’ont rien.
Sans une compréhension scientifique de la société (une compréhension qui est en permanence combattue avec acharnement par tout l’arsenal idéologique de la bourgeoisie), cette situation est présentée comme étant simplement le résultat de « la chance ». Pour la classe capitaliste, la religion explique leur « chance » par le fait que ces personnes sont « bénies ». Pour la classe prolétaire, la religion explique que leur « malchance » constitue une « épreuve pour leur foi » ou que cela fait partie du « plan de Dieu » ; dans tous les cas, il s’agit d’une situation qu’elle doit accepter et tolérer. La moindre petite amélioration des conditions de vie des prolétaires est interprétée comme provenant de la volonté de Dieu, et non pas des sacrifices de la lutte de classe. Au point où même un bon président serait envoyé par Dieu, et non pas le fruit de certaines conditions sociales ayant mené à sa prise de pouvoir… Marx expliquait ainsi que :
« La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. Elle est l’opium du peuple.
Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes dont la religion n’est que l’auréole. »
(Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)Les critiques du capitalisme données par certains guides religieux opérant dans des congrégations prolétaires sont bien entendu relativement progressistes. Mais au final, tout le cadre philosophique de la religion, avec son idée d’un dieu « éternel », maintient la classe prolétaire et les pauvres dans une « illusion concernant leur propre situation ». Ce mode de pensée empêche la classe prolétaire d’arriver à une véritable compréhension des causes de sa souffrance. Or, ces causes ne peuvent être découvertes que par l’examen des conditions sociales objectives de la société capitaliste. Et ce n’est que sur cette base que l’on peut obtenir une véritable compréhension de ce qui est nécessaire pour transformer la société.
La philosophie antique
Il y a plus de 2500 ans, le développement des cités-États de la Grèce antique et des autres nations de la mer Méditerranée rendait la société de plus en plus complexe. C’est alors que sont apparues pour la première fois la plupart des idées philosophiques fondamentales qui sont réapparues par la suite tout au long des siècles sous des formes nouvelles. C’est dans le monde antique qu’est apparue la logique formelle, développée par le philosophe grec Aristote.
D’autre part, les troubles révolutionnaires qui ont ébranlé la ville grecque de Milet (qui se trouve aujourd’hui en Turquie) ont donné naissance à l’idée que des bouleversements profonds étaient possibles, dont les causes pouvaient être découvertes (une idée notamment développée par le philosophe Anaximandre). C’est de cette conclusion que tirent leurs racines à la fois le matérialisme et la dialectique modernes. Mais ces anticipations sont restées très limitées en raison des conditions sociales de l’époque et de la faiblesse des connaissances sur la nature et sur la société. Matérialisme et dialectique sont restés deux idées isolées l’une de l’autre. Mais le fait qu’elles soient nées a tout de même joué un rôle en repoussant les limites de la pensée de l’époque.
Cependant, avec l’effondrement de la société antique, ces idées ont été perdues pendant des siècles. La nouvelle religion chrétienne catholique, qui a dominé l’Europe à partir du 4e siècle, a cherché à limiter toutes les tentatives de comprendre le monde dans le cadre de la société féodale qui venait de s’établir.
La scolastique
Au 12e siècle, les œuvres du philosophe grec Aristote ont été redécouvertes par l’Europe. Beaucoup de ses théories étaient potentiellement très utiles et suscitaient beaucoup d’enthousiasme chez les intellectuels. Aristote était un pionnier qui avait établi une méthode qui annonçait la méthode scientifique. Il effectuait des observations (même si ses observations étaient pour la plupart superficielles et erronées) pour en tirer des conclusions qui servaient de base à ses théories.
L’Église catholique a perçu cette méthode comme une menace, parce qu’elle suggérait que la connaissance pouvait être acquise par des moyens autres que la révélation divine (sans même parler du fait qu’Aristote était un païen qui croyait en l’existence de plusieurs dieux !). Thomas d’Aquin, un seigneur féodal italien et intellectuel catholique, a alors entrepris de « christianiser » les idées d’Aristote, créant ainsi une nouvelle philosophie appelée la scolastique. Il s’agissait d’un mélange d’idéalisme religieux et des étiquettes statiques de la logique formelle. Cette nouvelle doctrine est devenue une arme très efficace entre les mains de la classe féodale pour légitimer son règne.
Ayant décrété que la « cause première » d’Aristote était identique au dieu chrétien, la scolastique enseignait que les choses ne doivent pas être découvertes mais interprétées. Tout pouvait être révélé à travers les textes chrétiens. Ainsi, pour comprendre le monde, il n’était pas nécessaire d’aller faire des observations sur le terrain : le seul « outil » requis était un bon fauteuil moelleux entre les quatre murs d’une salle de lecture. Et si la réalité du monde en-dehors de ces quatre murs contredisait ce que la scolastique avait « interprété » par la lecture des textes et la contemplation de Dieu, ces observations étaient rejetées : c’était le monde qui était « erroné ». C’est un peu la même chose qu’on voit aujourd’hui, quand on entend des gens répéter que « L’homme est égoïste de nature », même après qu’on leur montre des centaines d’exemples d’entraide, de générosité et de solidarité entre les hommes. La relation entre le monde et les pensées reste donc « la tête en-bas ».
La révolution scientifique
La révolution scientifique qui a éclaté en Europe au 17e siècle a commencé à remettre en cause cette façon de voir le monde. Tout comme à Milet deux mille ans auparavant, l’Europe connaissait alors une période de profonds bouleversements sociaux. La classe bourgeoise, l’ancêtre de la classe capitaliste, commençait à devenir une force importante dans la société, mais entrait de ce fait en conflit avec la classe féodale. Au cours du 17e siècle, on a vu des révolutions et des contrerévolutions entre ces deux classes, qui ont pris la forme de guerres de religion, comme la Guerre civile anglaise et la guerre des Trente Ans qui a ensanglanté toute l’Europe.
Déjà, la classe bourgeoise avait réinventé le christianisme en créant la religion protestante, qui remettait en cause la domination de l’Église catholique et sa légitimation du règne de la classe féodale, « voulu par Dieu ». À la place, le protestantisme insistait sur la possibilité d’un lien direct et personnel avec Dieu, sans devoir forcément passer par l’intermédiaire de la hiérarchie catholique. Cette brèche dans les défenses idéologiques de la société féodale a commencé à s’élargir : il n’en fallait pas plus pour que tout ce qui était enseigné par l’Église catholique soit remis en question. Même si les penseurs à l’origine de la révolution scientifique n’ont jamais remis en doute l’idée de l’existence d’un dieu (du moins, d’un dieu réinventé), ils n’acceptaient plus ni les dogmes catholiques, ni la scolastique en tant que seule manière de comprendre le monde.
Le matérialisme est réapparu au cours de la révolution scientifique, mais en y ajoutant l’idée que les observations pouvaient nous donner des informations sur le monde que la simple « interprétation » des textes dans une salle de lecture ne pouvait nous donner. L’invention du télescope et du microscope, ainsi que d’autres instruments scientifiques, ont permis d’effectuer des observations plus détaillées, voire inédites, de la nature. C’est ainsi qu’on a découvert la place de la Terre dans le système solaire ; c’est ainsi qu’on a découvert les microbes, ces petits êtres vivants minuscules qui sont responsables des maladies.
Beaucoup de ces premiers scientifiques à l’origine de ces découvertes étaient aussi, par nécessité, des philosophes. Au 17e siècle, alors que la logique formelle héritée de la scolastique demeurait le mode de pensée dominant, les nouvelles observations ne pouvaient plus être expliquées par les vieilles façons de penser. À moins de rejeter ces observations comme « erronées », ces premiers scientifiques étaient contraints de proposer de nouvelles idées sur la nature de la connaissance et de la compréhension humaines. C’est un peu le même problème auquel est confronté le marxisme aujourd’hui, comme nous l’avons expliqué dans la première partie de ce document.
Toutefois, le matérialisme qui est né au cours de la révolution scientifique, même s’il constituait une avancée, restait limité. Il conservait certaines limites issues de l’ancienne façon de penser. Par exemple, les premiers scientifiques rejetaient avec force toute tentative d’émettre des théories. Ils ne pensaient pas qu’il était possible de relier entre elles leurs nouvelles observations pour en tirer un tableau plus large. Ils étudiaient des phénomènes, mais pas les connexions entre ces phénomènes.
Cette première forme de matérialisme affirmait qu’il était possible de trouver des explications objectives aux phénomènes naturels. Mais elle ne pouvait toujours pas vraiment expliquer les processus de changement qui se produisent dans le monde. On ne remettait pas en cause le fait que certains changements se produisaient à un certain niveau, mais ce changement était considéré de façon mécanique.
Par exemple, on a conçu un modèle du système solaire où le soleil, les planètes, les lunes tournaient les unes autour des autres comme si elles étaient montées sur des rouages mécaniques, comme les cadrans d’une montre. On ne comprenait toujours pas que le système solaire s’était formé il y a des milliards d’années à partir d’un conglomérat de gaz et de poussières en rotation. On ne comprenait pas non plus que le système solaire finira un jour par disparaitre dans des milliards d’années, après que le soleil ait fini de bruler toutes ses réserves d’énergie. Ce matérialisme mécanique concevait des changements dans l’espace, mais pas dans le temps. Il ne décrivait donc que des formes de changement très superficielles.
Dieu avait toujours un rôle à jouer dans ce nouveau matérialisme mécanique. Dieu était maintenant le « grand horloger ». Dieu avait conçu un plan pour le monde, avait assemblé les rouages et mécanismes, puis l’avait mis en marche. On retrouve toujours des traces de ce mode de pensée dans la théorie du « dessein intelligent », l’idée (erronée) selon laquelle Dieu aurait guidé le processus d’évolution dans la nature pour « aboutir » à la création de l’homme. Mais c’est ce matérialisme qui a jeté les bases de la révolution scientifique. Même s’il était limité, il était déjà révolutionnaire.
C’est lors du 18e siècle, où la puissance de la classe bourgeoise croissait de plus en plus, que les nouvelles façons de concevoir la nature ont commencé à être appliquées à la société. On appelle cette période l’âge des « Lumières ». Bien évidemment, la classe bourgeoise a alors découvert qu’une société « objective » serait une société qui serait organisée conformément à ses intérêts. Le « point de vue » de ces philosophes bourgeois (Rousseau, Voltaire, Jefferson, Hobbes…) concernant les concepts de liberté, d’égalité, de démocratie, a été transformé en une série d’idées abstraites qui ont été élevées au-dessus de la société, formant ainsi un nouvel idéalisme philosophique.
Kant et Hegel
Au fur et à mesure que de nouvelles observations étaient effectuées, la science continuait à repousser les limites du matérialisme mécanique. C’est ainsi que le philosophe allemand Kant, ayant observé des nébuleuses dans l’espace (de gigantesques nuages de gaz dans l’espace) a rompu avec le modèle mécanique du système solaire, en développant une théorie selon laquelle ces nuages de gaz, en se condensant, finissent par donner naissance à des étoiles et à des planètes.
En 1789, la classe bourgeoise française a renversé sa classe féodale. C’était la révolution française, qui a ouvert la voie à des décennies de révolutions et de contrerévolutions dans toute l’Europe. C’est au cours de cette période de transformations révolutionnaires que le philosophe allemand Hegel a réintroduit l’ancien concept grec de la dialectique. Le monde était en effet en train d’être bouleversé : il fallait une explication à tout ce changement.
Malheureusement pour Hegel, même s’il a redécouvert la dialectique, il n’était pas un matérialiste. Il a renversé les étiquettes fixes de la scolastique en introduisant des lois dialectiques qui pouvaient décrire le changement. Mais il n’a pas cherché une explication objective des idées en observant les processus qui ont lieu dans la nature et dans la société. Hegel était convaincu que c’étaient les idées qui étaient la cause du changement. En d’autres termes, la dialectique de Hegel était idéaliste. Il a remplacé Dieu par « l’Idée », qui existait quelque part « au-delà » du monde réel.
Marx et Engels
Dans sa jeunesse, Marx était un « jeune hégélien », un partisans des idées de Hegel. Mais il a fini par se rendre compte des limites de la philosophie de Hegel. La principale avancée réalisée par Marx et par son ami Engels a été de prendre la dialectique de Hegel et de la « remettre sur ses pieds ». En d’autres termes, Marx et Engels ont rendu la dialectique matérialiste. Marx et Engels ont expliqué que le rôle de la pensée dialectique devrait être de décrire les changements en cours dans le monde, pour nous aider à mieux le comprendre. Marx et Engels ont combiné le matérialisme et la dialectique pour développer le matérialisme dialectique.
Tant qu’elles étaient isolées, ces deux idées étaient assez faibles. Mais regroupées, elles devenaient beaucoup plus fortes. C’est à partir de cette nouvelle philosophie, de cette nouvelle méthode d’analyse, que Marx et Engels ont pu développer l’analyse scientifique de la société dont nous parlions dans la première partie de ce document.
Cette avancée n’a pas été rendue possible uniquement par le « génie » de Marx et d’Engels (même si on ne peut pas dire qu’ils n’étaient pas brillants). Depuis le début de la révolution scientifique, les avancées dans la compréhension de la nature s’étaient poursuivies, ce qui permettait d’obtenir des explications objectives pour de plus en plus de phénomènes dans le monde. Par exemple, la théorie de l’évolution de Charles Darwin permettait d’expliquer les changements en cours dans le monde animal, renversant l’idée scolastique selon laquelle les « formes » animales étaient éternelles. Il devenait de plus en plus évident que la nature pouvait être décrite de manière exacte par la dialectique.
Tout comme les périodes de l’histoire qui avaient précédé, Marx et Engels vivaient dans une période de révolutions et de contrerévolutions. Après la révolution française, de plus en plus de gens étaient déçus de constater que la « liberté » dont on avait tant parlé n’était en réalité que la « liberté » pour les capitalistes. Les prolétaires, les pauvres, les femmes, les esclaves noirs restaient exclus. C’est ainsi qu’est apparu le courant des « socialistes utopistes » en France et au Royaume-Uni. Tout comme les philosophes bourgeois des Lumières croyaient qu’une société organisée de manière « objective » ne pouvait être qu’une société organisée selon les intérêts de la classe capitaliste, ces premiers socialistes croyaient qu’une société « objective » serait une société organisée selon les intérêts de la classe prolétaire. Ils pensaient pouvoir convaincre les capitalistes de leurs erreurs et leur faire entendre « raison ». Mais ils ont été surpris lorsque le « point de vue » de la classe capitaliste s’est avéré non négociable ! On voit toujours cette attitude aujourd’hui chez les réformistes petits-bourgeois qui pensent que la classe capitaliste pourrait être convaincue de traiter les travailleurs de façon plus juste, simplement parce que « c’est ça qui est moral ».
Mais la réponse à cette « idéalisme socialiste » a été fournie par l’émergence de la classe prolétaire en tant que force politique indépendante dans la société. Les prolétaires pouvaient parler pour eux-mêmes ! Au Royaume-Uni, le mouvement chartiste s’est développé à partir des années ‘1830 pour demander des droits politiques pour la classe prolétaire. En France, on voyait des grèves se déclarer dans les grandes villes industrielles.
Marx et Engels en ont tiré la conclusion que le socialisme ne pourrait advenir que suite à la lutte de la classe prolétaire contre la classe capitaliste, pas à force de chercher à convaincre certains capitalistes « de bonne volonté ». Comme Marx et Engels l’ont écrit dans la première ligne du Manifeste du Parti communiste, « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte de classes ». La même année où le Manifeste a été publié, les révolutions européennes de 1848 ont confirmé cette prédiction. La classe prolétaire allait de plus en plus tendre à se battre pour elle-même, sans devoir forcément suivre la classe capitaliste dans sa lutte contre la classe féodale.
Ce sont tous ces développements dans la société qui ont permis à Marx et Engels d’accomplir cette avancée philosophique pour la première fois de l’histoire de l’humanité.
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Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (3e partie)
Les outils de la pensée dialectiqueDans les deux premières parties de ce dossier (les liens ici et ici), nous avons vu que le marxisme n’est rien d’autre que la méthode scientifique appliquée à l’étude de la société, qui nous permet d’effectuer des prédictions, qui s’avèrent souvent beaucoup plus exactes que celles que tentent de faire les théoriciens et intellectuels bourgeois et petits-bourgeois. Nous nous sommes également penchés sur le fonctionnement de cette méthode, en approfondissant notamment l’opposition entre l’approche « idéaliste » des intellectuels bourgeois et l’approche « matérialiste » (scientifique) qui est celle des marxistes.
Dans cette troisième partie, nous passons plus en détail l’essence même de la pensée dialectique et les outils philosophiques qui nous aident à adopter ce mode de pensée.
– Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)
Le matérialisme dialectique est une méthode. Il ne s’agit pas d’une boite magique qui nous donne automatiquement une connaissance du monde entier. Tout ce que fait le matérialisme dialectique, c’est nous enseigner comment trouver des explications objectives. Il n’existe aucun raccourci : il faut toujours évidemment découvrir et étudier les faits et les données qui concernent les phénomènes que nous voulons comprendre, y compris la manière dont ces phénomènes évoluent. Mais ce qui est important, est de savoir bien organiser et relier toutes ces données entre elles afin de pouvoir bien les comprendre.
Modèles, abstractions et généralisations
L’utilisation de modèles est une méthode qui permet de former des théories capables de relier entre elles nos observations pour les expliquer. En science, un modèle est une manière de décrire comment le monde fonctionne. Les modèles sont des représentations simplifiées qui nous permettent de comprendre quelque chose que nous ne pourrons peut-être jamais voir. Cela nous permet de développer un « point de vue » différent de celui que nos cinq sens nous permettent de percevoir. Par exemple, le modèle scientifique moderne du système solaire nous permet de comprendre beaucoup plus de choses que ce que nous pouvons voir à l’œil nu.
Certains modèles ne « ressemblent » en rien aux choses qu’ils sont censés décrire. Par exemple, prenons les atomes. Toute matière dans l’univers (y compris les êtres humains) est composée d’atomes. Le modèle d’un atome, illustré ci-dessous, a été conçu de sorte à « ressembler » au système solaire.
Ce modèle nous montre les trois particules subatomiques qui composent un atome : au centre, nous voyons un noyau, composé de protons et de neutrons (les petits ronds noirs et gris) ; en « orbite » autour de ce noyau, nous voyons des électrons (les petits ronds blancs). Ce modèle représente ces particules subatomiques sous la forme de petits ronds. Mais ce modèle n’est jamais qu’une simplification de l’atome, conçue pour nous permettre de le comprendre. Par exemple, les électrons sont des charges électriques négatives. Est-ce qu’une charge électrique négative ressemble à un petit rond blanc ? C’est très peu probable ! Les protons et les neutrons peuvent quant à eux être encore décomposés en « quarks », qui ne sont pas représentés sur ce modèle. Est-ce que les protons et neutrons ressemblent à des petits ronds noirs et gris ? À nouveau, c’est très peu probable.
Cependant, si nous laissons de côté les équations mathématiques qui nous permettent d’obtenir une description encore plus précise des atomes, ce modèle nous donne une représentation de l’atome qui nous permet d’acquérir une très bonne compréhension de la manière dont les différents éléments chimiques interagissent pour former toute la matière que l’on trouve dans l’univers. En utilisant ce modèle, nous pouvons faire des prédictions qui peuvent prouver que ce modèle décrit bel et bien les différents procédés d’évolution de la matière.
Ce modèle d’atome est une abstraction. Que signifie le mot « abstraction » ? Cela veut dire que nous prenons une chose et que nous la sortons de son contexte afin de la simplifier et de pouvoir mieux la comprendre. Il s’agit d’un outil de pensée très puissant. Une fois qu’un modèle a été développé, il peut être généralisé, comme nous l’avons vu dans la première partie de ce document ; c’est-à-dire qu’il peut être appliqué à tous les phénomènes similaires.
Par exemple, une fois que nous avons obtenu un modèle de l’atome, nous pouvons généraliser ce modèle à l’ensemble des autres atomes. Nous n’avons donc pas besoin de nous pencher sur chacun des milliers de milliards d’atomes qui composent le corps humain pour vérifier si chacun de ces atomes correspond bien au modèle de notre atome. Nous utilisons ce modèle pour tous les atomes, jusqu’à ce qu’une observation vienne contredire notre modèle, c’est-à-dire que nous ne soyons pas capables d’expliquer cette observation en utilisant notre modèle. Si cela se produit, nous devons revenir à la question du « pourquoi ? », et développer un nouveau modèle, plus exact, qui nous permettra de faire des observations encore plus précises.
Le marxisme utilise lui aussi la méthode scientifique. L’immense œuvre de Marx, Le Capital, est un examen méticuleux du mode de fonctionnement de la société capitaliste. Il s’agit d’un chef d’œuvre du matérialisme dialectique. Dans ce livre, Marx se penche sur le développement historique du capitalisme. Mais pour décrire les différents processus économiques en cours au sein du capitalisme, il les réduit souvent à des modèles abstraits, voire à des équations mathématiques, avant de les ramener dans leur contexte historique et d’en tirer des conclusions.
Même les idées les plus fondamentales du marxisme utilisent le concept d’abstraction et de généralisation. Par exemple, le concept de « classe prolétaire ». À tout moment, dans la société, la « classe prolétaire » est composée de toute une série de différentes couches, elles-mêmes composées de millions, même de milliards d’individus. Il y a des ouvriers du métal, il y a des mineurs, il y a des caissières de supermarché, il y a des employés de bureau, il y a des enseignants, il y a des chômeurs…
Dans chaque secteur, il y a une division du travail en différents métiers. Et aucun de ces individus, qu’il s’agisse de M. Kouakou, de Mme Ouedraogo ou de M. Ribourt, ne peut représenter à lui seul le « prolétaire parfait ». Mais ce concept est une généralisation extrêmement utile qui nous permet de mieux comprendre le fonctionnement de la société.
La limite des modèles, des abstractions et des généralisations
Bon nombre des idées et des concepts que nous utilisons dans la vie de tous les jours sont des modèles abstraits ou des généralisations. Ces « raccourcis mentaux » sont très utiles, car ils nous permettent de ne pas être surchargés d’informations. Mais ces méthodes de pensée, bien que très importantes, ont une double face. Il est donc crucial de bien comprendre les limites de ce mode de pensée, pour nous assurer que nos idées décrivent bel et bien le monde dans lequel nous vivons.
Dans la langue de tous les jours, on entend souvent dire « Il ne faut pas généraliser ». On emploie souvent cette expression (à juste titre d’ailleurs) pour dire qu’il est incorrect de vouloir condamner un groupe tout entier pour les crimes commis par un individu appartenant à ce groupe. Cependant, en termes philosophiques, il n’est pas toujours mauvais de généraliser. Mais il faut bien comprendre quand nous pouvons généraliser, et quand nous ne pouvons pas. Nous pouvons démontrer ceci en utilisant le modèle le plus simple : un nom, c’est-à-dire un identifiant.
Nous utilisons le même identifiant pour décrire deux pommes différentes. L’identifiant que nous utilisons considère ces deux objets comme identiques. Pourtant, ils ne sont pas identiques. Ces deux pommes ont des formes différentes, des couleurs différentes. Évidemment, vous savez sans doute qu’il existe différentes variétés de pomme. Vous auriez pu répondre que la première pomme est une pomme « Granny Smith », alors que l’autre est une « Golden Delicious ». Mais nous ne sommes pas tirés d’affaire pour autant ! Prenons trois pommes « Granny Smith ». Aucune d’entre elle n’est la même que l’autre. Toutes ces pommes ont des formes différentes, des couleurs différentes, des tailles différentes… Donc, même en décidant d’être plus précis et d’utiliser le terme de « pomme Granny Smith », nous voyons qu’un même identifiant considère comme identiques des objets qui sont pourtant différents.
Dans la vie de tous les jours, évidemment, nous pouvons très bien appeler tous ces objets des « pommes » sans que cela ne pose aucun problème. Mais l’identifiant « pomme » est trop imprécis si nous voulons savoir de quelle variété de pomme nous avons besoin pour cuire un cidre ou pour préparer une tarte aux pommes. On ne peut pas utiliser n’importe quelle « pomme » pour ces deux recettes !
Est-ce qu’un identifiant encore plus précis nous permettra de dépasser cette limite ? Par exemple, nous pourrions parler de cette pomme, la première pomme… Et lui donner un identifiant unique, par exemple, « pomme nº1 ». L’identifiant « pomme nº1 » ne s’applique qu’à cette pomme et à aucune autre pomme dans le monde. Chaque propriété observable et mesurable de cette pomme qui peut servir à la différencier de toutes les autres pommes du monde (que ce soit sa taille, sa forme, sa couleur, son poids…) est incluse dans l’identifiant « pomme nº1 ». Est-ce que cette délimitation extrêmement étroite de notre identifiant nous permet de décrire avec la plus grande exactitude cette pomme et aucune autre ?
La réponse est : seulement pour un temps ! Parce que toutes les propriétés qui sont incluses dans l’identifiant « pomme nº1 » sont soumises au changement, d’heure en heure, d’une seconde à l’autre ! Cette pomme ne pourrait être décrite parfaitement par l’identifiant « pomme nº1 » que si elle n’existait pas dans le temps. Mais toute chose existe dans le temps ! Toute pomme qui a été cueillie sur un arbre commence à pourrir. Dans peu de temps, notre pomme changera de couleur pour devenir marron. Sa forme ronde et ferme va devenir ridée, déformée, molle. Toutes les caractéristiques décrites par l’identifiant « pomme nº1 » auront disparu. Est-ce que cette pomme peut toujours être considérée comme la « pomme nº1 » ?
La réponse est : OUI et NON. Si nous avions filmé cette pomme, on pourrait accélérer le film et on verrait la pomme en train de pourrir du début à la fin. Mais ce qui reste de notre « pomme nº1 » n’est maintenant plus vraiment « une pomme », mais plutôt « une pomme pourrie ». Alors que nous aurions été très heureux de manger la première pomme, nous ne voudrions même pas toucher la deuxième ! En quelques jours, à cause du passage du temps et du processus de changement, l’identifiant « pomme nº1 » est devenu complètement inutile pour décrire cette pomme.
Mais si je m’arrête à mon étiquette de « pomme nº1 », je vais commencer à vouloir prouver que rien n’a changé. Si je faisais cela, cela voudrait dire que je considère l’identifiant comme plus important que la chose elle-même que cet identifiant est censé décrire. C’est-à-dire que cette étiquette est enlevée de son contexte : elle devient totalement abstraite. C’est un tel raisonnement qui nous fait considérer le monde comme quelque chose de statique et d’immobile, parce que nos modèle abstraits et nos étiquettes abstraites sont statiques et immobiles. Voilà comment nous retombons dans l’idéalisme que nous avons décrit dans la deuxième partie de ce document.
Nous avons donc décrit ici les limites de la logique formelle. La pensée dialectique est parfois appelée logique dialectique. La logique formelle ne nous permet pas de comprendre les processus de changement. La dialectique, par contre, nous le permet.
Le mot « logique » est souvent utilisé aujourd’hui lorsqu’on dit qu’il faut « être logique » par rapport à un problème ou à une situation. Ce mot vient de l’ancienne langue de la Grèce, le grec ancien, où le mot « logos » signifiait le « raisonnement ». On peut donc dire que ces différentes formes de logique sont aussi différentes formes de raisonnement.
Les idées abstraites sur la société
Lorsque nous tentons de comprendre la société, les étiquettes abstraites qui refusent de reconnaitre le processus de changement ont elles aussi pour effet de nous distraire.
Par exemple, nous savons que des mots tels que « justice » ont une signification générale, mais tant qu’on n’a pas placé ces mots dans leur contexte, ils ne veulent plus rien dire. L’idée de « justice » proposée par la classe capitaliste est que les patrons doivent recevoir leur « juste » part de profit suite à leurs investissements. L’idée de « justice » proposée par le prolétariat est que les travailleurs doivent recevoir leur « juste » salaire en échange de leur travail. De même que les paysans trouvent qu’ils doivent recevoir leur « juste » prix pour leur produit. Mais des salaires élevés réduisent les profits, tout comme des profits élevés… réduisent les salaires. On voit donc que le même concept de « justice » est utilisé pour décrire deux choses différentes.
Imaginons que nous avons sur un plateau télévisé un responsable syndical et le patron d’une usine, et qu’on les invite à débattre de la question des salaires. Ils vont tout de suite se lancer l’un à l’autre le mot « justice » à la tête. Chacun estime que la « justice » est de son côté, en fonction de son propre « point de vue » ; mais ils ne vont jamais être capables de se convaincre l’un l’autre. Donc, tant que le débat ne cherche pas à dépasser les abstractions et à définir ce que l’on entend par « justice » en plaçant ce mot dans un contexte donné, mieux vaut éteindre sa télé ou changer de chaine, parce que ce débat ne nous apprendra rien du tout.
Un autre exemple : prenons le FPI, Front populaire ivoirien. Nous parlons ici d’une organisation qui existe depuis plus de trente ans. Nous utilisons ce raccourci aujourd’hui pour parler de la politique « menée par le FPI » ou du dernier scandale « lié au FPI ». Mais lorsque nous regardons le rôle du FPI tout au long des trente dernières années, nous voyons que l’étiquette « FPI » est trop imprécise pour nous aider à bien comprendre l’histoire.
Fondé en 1982 dans la clandestinité, le FPI était au départ un parti d’idéologie stalinienne (« communiste »), qui défendait l’idée d’une « révolution démocratique nationale » comme préalable au développement du pays. Le parti est alors associé à la lutte contre le régime de parti unique menée par les étudiants et travailleurs de Côte d’Ivoire tout au long des années ‘1980, avant d’être reconnu légalement en 1990 et de se réclamer de la social-démocratie, suite à la chute de l’Union soviétique.
Tout au long des années ‘1990, il joue son rôle de parti d’opposition aux côtés des syndicats et notamment de la FESCI. Arrivé au pouvoir en 2000, il se retrouve entrainé dans une guerre civile, va de compromis en compromis avec l’impérialisme, adopte un discours de plus en plus nationaliste et religieux, et finit par mettre au pas les syndicats du pays en excluant les leaders trop radicaux et en imposant ses propres éléments à la tête de ces structures.
Ayant perdu le pouvoir, le parti devient inactif, se scinde en deux, et son aile radicale apparait de plus en plus comme une secte religieuse qui attend le retour de son leader avant de tenter d’organiser la moindre lutte, tandis que l’autre aile adopte un discours purement social-démocrate.
Toutes ces différentes phases de l’histoire du FPI étaient très différentes les unes des autres. Alors, laquelle de ces phases entend-on lorsqu’on parle « du FPI » ? À moins que nous ne précisions à chaque fois le contexte historique dans lequel nous voulons parler « du FPI », nous risquons de commettre de nombreuses erreurs !
Une erreur fréquemment commise par la jeunesse actuelle provient de la mauvaise application de l’étiquette « FPI ». Pour beaucoup de jeunes et de militants, « le FPI » fait référence au « FPI des années ‘2000 », alors que pour les militants plus âgés, il s’agit du « FPI des années ‘1980 et ‘1990 », un symbole de la lutte pour la démocratie en Côte d’Ivoire. Les dirigeants du FPI exploitent cette erreur en utilisant la logique formelle, pour se faire passer pour un parti de gauche. Mais des millions de personnes comprennent bien que le FPI d’aujourd’hui n’est pas « leur FPI ». Cette phrase relève d’une profonde compréhension philosophique ! Car elle reconnait les limites de l’application de l’étiquette « FPI ».
La pensée dialectique
Trotsky résumait la manière dont la pensée dialectique nous aide à dépasser les étiquettes statiques en expliquant que :
« La pensée vulgaire opère avec des concepts tels que « capitalisme », « morale », « liberté », « État ouvrier », etc., qu’elle considère comme des abstractions immuables, jugeant que « le capitalisme » est « le capitalisme », « la morale » « la morale », etc. La pensée dialectique examine les choses et les phénomènes dans leur perpétuel changement et de plus, suivant les conditions matérielles de ces changements, elle détermine le point critique au-delà duquel « A » cesse d’être « A », « l’État ouvrier »* cesse d’être « un État ouvrier », etc.
Le vice fondamental de la pensée vulgaire consiste à se satisfaire de l’empreinte figée d’une réalité qui, elle, est en perpétuel mouvement. La pensée dialectique précise, corrige, concrétise constamment les concepts et leur confère une richesse et une souplesse (j’allais presque dire, « une saveur »), qui les rapprochent jusqu’à un certain point des phénomènes vivants. Non pas « le capitalisme » en général, mais un capitalisme donné, à un stade déterminé de son développement. Non pas « l’État ouvrier » en général, mais tel État ouvrier, dans un pays arriéré encerclé par l’impérialisme, etc.
La pensée dialectique est à la pensée vulgaire ce que le cinéma est à la photographie. Le cinéma ne rejette pas la photo, mais en combine une série selon les lois du mouvement. La dialectique ne rejette pas le syllogisme [les « étiquettes » de la logique formelle], mais enseigne à combiner les syllogismes de façon à rapprocher notre connaissance de la réalité toujours changeante. »
ABC de la dialectique matérialiste, in Défense du marxisme, 1939
[* L’« État ouvrier » dont Trotsky parle ici est l’Union soviétique. Dans cette polémique, Trotsky défendait la révolution russe contre un groupe de « révolutionnaires » petit-bourgeois (c-à-d. issus de la classe moyenne) qui, effrayés par la dégénérescence stalinienne de l’Union soviétique, avaient abandonné le matérialisme dialectique pour passer à une forme d’idéalisme qui tentait de « tenir l’ensemble de la doctrine révolutionnaire pour responsable des erreurs et des crimes de ceux qui l’avaient trahie ».]
Comme l’explique Trotsky, la pensée dialectique ne remplace pas les modèles simples qui sont si nécessaires dans la vie de tous les jours. Mais la pensée dialectique relie entre eux ces modèles pour les replacer dans un schéma d’évolution continue. Pour adhérer à la pensée dialectique, nous devons constamment nous entrainer à ne pas oublier que tout change tout le temps. Cela permet à nos pensées et à nos idées de former des descriptions qui collent de manière plus exacte à la réalité du monde. En tenant compte de ce changement, nous resserrons les « ciseaux » de la connaissance pour améliorer notre niveau de compréhension.
Les outils de la pensée dialectique décrits plus loin dans ce document sont des modèles. Comme tous les modèles, ils sont des représentations simplifiées du monde qui nous permettent de reconnaitre et de comprendre les processus de changement. Tout comme le modèle de l’atome proposé par M. Rutherford n’est pas une représentation exacte d’un atome, mais un modèle simplifié, la pensée dialectique n’est pas identique aux différents processus du changement, mais n’est qu’une manière générale de décrire ces processus.
En ce sens, la pensée dialectique, comme tous les modèles, est une abstraction. Comme Engels l’avait expliqué dans son ouvrage Dialectique de la nature (1883), « C’est de l’histoire de la nature et de celle de la société humaine que sont abstraites les lois de la dialectique. Elles ne sont précisément rien d’autre que les lois les plus générales de ces deux phases du développement historique ainsi que de la pensée elle-même ». Engels va plus loin :
« Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d’orge, depuis la germination jusqu’au dépérissement de la plante qui porte fruit, quand je dis qu’il est « négation de la négation » [une des lois de la dialectique expliquée plus loin dans ce document]. En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition, qu’affirmer ce non-sens que le processus biologique d’un brin d’orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme. » Anti-Dühring, 1877
Par exemple, la transformation de l’eau qui passe par les formes de glace, eau et vapeur, ou le développement de la société européenne qui est passée par les stades de société esclavagiste, société féodale et société capitaliste, sont tous deux exemples de changement. Mais les changements d’état de l’eau s’expliquent par le niveau d’énergie des molécules d’eau (par la thermodynamique), alors que les changements dans la société s’expliquent par les contradictions de classe et la lutte de classe. Mais pour que nous puissions reconnaitre que ces deux phénomènes en apparence entièrement différents sont en réalité tous deux différents stades de développement d’une même chose, nous devons penser dialectiquement.
C’est ainsi que nous pouvons reconnaitre que les différents états de l’eau (glace, eau, vapeur) ne sont que différents arrangements des mêmes molécules d’eau en fonction de leur niveau d’énergie, tout comme les différentes formes de la société européenne ne sont que différents arrangements des mêmes êtres humains en différentes classe sociales selon le niveau atteint par les forces de production. Le processus spécifique qui se trouve derrière ce changement doit être découvert, comme le disait Trotsky, en étudiant les « conditions matérielles de ces changements ».
Le mot « dialectique » vient du grec ancien ; il signifie littéralement « discussion ». Mais il s’agit d’une discussion entre des personnes qui ont au départ des points de vue différents, mais qui veulent collaborer pour découvrir la vérité. Toute discussion reconnait la possibilité d’un changement. Au cours d’une discussion, les gens peuvent tomber d’accord, en se faisant des concessions l’un à l’autre, tout comme la dialectique peut décrire la manière dont la « pomme nº1 » devient la « pomme pourrie nº1 ». Une discussion n’est pas un débat. Dans un débat, les interlocuteurs pensent chacun détenir la vérité. Un débat ressemble aux étiquettes fixes de la logique formelle. Il n’y a au cours d’un tel débat pas de possibilité pour notre « pomme nº1 » de devenir la « pomme pourrie nº1 », car les participants insistent obstinément sur le fait que eux seuls ont raison.
Les outils de la pensée dialectique
Marx et Engels ont identifié trois « lois de la dialectique » servant à décrire les processus du changement. Ils ont ici utilisé le mot « loi » dans son sens scientifique, c’est-à-dire une théorie ou une explication pour les observations effectuées. On ne parle donc ici pas du tout de la « loi » des dirigeants bourgeois qui établissent une loi puis cherchent à la faire appliquer dans le monde réel. Car cette démarche est évidemment l’opposé total de la manière dont nous devrions comprendre les « lois » de la dialectique. Les « lois » de la dialectique sont une description des processus de développement et de changement en cours dans le monde.
Permettez-nous de tenter de clarifier ce point. Plutôt que de parler des « lois » de la dialectique, nous aimerions plutôt parler des « outils » de la pensée dialectique. Entre les mains d’une personne formée à s’en servir, tout outil peut être utilisé pour créer des objets utiles à partir d’un matériau brut. La pensée dialectique peut elle aussi transformer les observations brutes, isolées les unes des autres, en descriptions utiles de la manière dont le monde évolue.
Marx et Engels ont donc identifié trois outils de la pensée dialectique, auxquels ils ont donné des noms philosophiques un peu vieillots. Ces outils sont (1) la « transformation de la quantité en qualité (et inversement) », (2) la « négation de la négation » et (3) l’« interpénétration des contraires ». Mais on peut tout aussi bien les rebaptiser en leur donnant des noms issus de la langue de tous les jours. Engels a d’ailleurs insisté sur le fait que « les hommes pensaient de manière dialectique bien avant qu’ils n’entendent parler de la dialectique ». On ne doit donc pas s’étonner du fait que la pensée dialectique puisse s’exprimer en termes utilisés dans la vie de tous les jours.
Outil nº1 : « La transformation de la quantité en qualité (et inversement) » alias « La goutte d’eau qui fait déborder le vase »
Dans une certaine limite, le fait d’ajouter ou d’enlever quelque chose à un ensemble ne change rien : on a simplement ajouté ou enlevé quelque chose. Cette limite dépend du processus de changement considéré. Dans le langage philosophique, certains changements en quantité peuvent cependant modifier la qualité d’un objet.
Nous avons déjà vu ce concept plus haut, lorsque nous avons observé notre pomme pourrir. C’était un exemple de changement quantitatif qui cause un changement qualitatif. Dans le cas de la pomme, le changement de quantité est une soustraction, puisqu’à la fin, on n’a plus de pomme. Jusqu’à un certain point cependant, « la pomme » peut toujours être considérée comme « une pomme » : elle a un peu bruni, elle est un peu moins lisse, mais on peut toujours la manger.
Mais le processus de transformation atteint un certain point où la pomme est tellement pourrie qu’il devient difficile de reconnaitre dans cette pomme pourrie la pomme que nous avions au départ. Le changement quantitatif (soustraction) a fini par produire un changement qualitatif : la pomme n’est plus une pomme, mais un déchet.
Un exemple de cette « transformation de la quantité en qualité (et inversement) » peut nous aider à mieux comprendre les transformations sociales au moment du passage du féodalisme au capitalisme en Europe. Dans la société féodale, le rôle de l’argent dans l’économie était fort limité. La plupart des paiements se faisaient « en nature », c’est-à-dire sous la forme de produits (trois mètres de tissu, 10 kg de blé, six marteaux, etc.), sans qu’on n’ait besoin d’argent pour les effectuer. Une forme de paiement en nature était le paiement sous forme de travail : les paysans fournissaient à leur seigneur (propriétaire terrien) leur travail en échange de sa protection et en guise de loyer pour la terre qu’ils cultivaient.
Mais la classe marchande, qui est l’ance?tre de la classe capitaliste, a commencé à élargir ses réseaux commerciaux à l’intérieur de la société féodale, ce qui a eu pour conséquence d’élargir les sphères de la société où les échanges étaient régulés par l’argent plutôt que par des paiements en nature. Jusqu’à un certain point, cette extension du système monétaire n’a pas eu un impact qui aurait pu menacer l’existence de la société féodale.
Mais à partir d’un certain moment (où une certaine quantité a été atteinte), l’accumulation de richesses et de puissance par la classe marchande l’a mise dans une situation où elle s’est vue forcée à entamer une lutte contre la classe féodale qui constituait pour ses activités un obstacle de plus en plus grand. En Angleterre et en France, ce processus a mené à une explosion sociale : la guerre civile et la révolution qui a amené au pouvoir la classe marchande, devenue classe capitaliste.
On voit donc que ces évènements résultaient d’une transformation de la quantité en qualité. Le capitalisme a été instauré à la place du féodalisme, en tant que nouvelle « qualité » de la société, à la suite des changements de « quantité » en son sein. Comme Marx le disait : « La nouvelle société s’est développée dans le ventre de l’ancienne ».
Revirements soudains
Une des idées les plus importantes associées à cet outil de la « transformation de la quantité en qualité (et inversement) » est que l’on voit que le moment où se produit la transformation en qualité est accompagnée de « bonds » soudains. La rapidité de ce « bond » par rapport au point de vue humain dépend du processus que l’on considère.
Ainsi, à l’échelle humaine, nous constatons facilement que la chaleur qui s’est accumulée dans de l’eau (changement quantitatif) produit un « bond » dans l’état de l’eau (qualitatif) au moment où se forment des bulles de vapeur à l’intérieur de cette eau : l’eau bout. Mais certains « bonds » durent pendant des millions d’années. Par exemple, dans l’histoire de l’évolution des être vivants, la période du Cambrien a été celle d’une « explosion » en termes de diversité des différentes formes de vie, qui s’est étendue sur une période de 20 à 25 millions d’années (une échelle de temps relativement courte par rapport à l’âge de la Terre). On voit qu’un « bond » de ce genre s’étend en réalité sur une période qui correspond à des millions de générations d’êtres humains !
Tout comme la dialectique elle-même, l’idée d’un « bond qualitatif » est une abstraction utile, à condition que nous la replacions dans son contexte et que nous l’appliquions à un processus spécifique pour pouvoir reconnaitre ce qui constitue un tel « bond » et ce qui n’en est pas un.
Cette idée est cruciale lorsque nous l’appliquons à l’évolution de la société. Elle nous aide à nous préparer à des bouleversements rapides sur le plan social comme au niveau de la conscience de classe. Cet outil nous permet d’identifier quels sont les changements quantitatifs en cours qui sont susceptibles de mener à un changement qualitatif, afin de pouvoir faire des prédictions exactes. Sans cela, nous risquons d’être constamment surpris par des explosions sociales apparemment surgies de nulle part.
Prenons par exemple le cas du renversement du dictateur Moubarak en Égypte en 2011. Cet individu était pourtant au pouvoir depuis des dizaines d’années : qu’est-ce qui a fait qu’il a été dégagé précisément à ce moment-là et pas avant ni après ? C’est vrai que la Tunisie était partie dans une révolution au même moment, qui a inspiré les Égyptiens, mais la véritable étincelle qui a déclenché le mouvement a été l’annonce d’une nouvelle hausse du prix du pain. Cette énième hausse du prix du pain a été « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». Beaucoup de soi-disant « experts » n’avaient rien vu venir ! Un jour avant que le mouvement n’éclate, ces gens étaient surement encore en train de dire « Rien ne change dans ce pays », « Les travailleurs ne sont pas prêts », etc. Mais les révolutionnaires qui manipulent habilement l’outil de la « transformation de la quantité en qualité » ne sont jamais pris au dépourvu lorsque se produisent ces bonds soudains.
Outil nº2 : « La négation de la négation » alias « Rien n’est éternel »
Dans le langage philosophique, le mot « négation » signifie tout simplement la « fin » ou la « disparition ». À partir de là, il est facile de comprendre que la phrase « négation de la négation » signifie « la fin de la fin » ou « la disparition de la disparition ». C’est l’idée selon laquelle non seulement toute chose a une fin, mais la cause qui a provoqué la fin de cette chose est elle-même destinée à disparaitre. En d’autres termes, « Rien n’est éternel ».
Reprenons notre pomme. Si nous la laissons tomber dans un champ, les pépins (graines) contenus dans la pomme pourront germer et former une jeune pousse de pommier, qui consomme la pomme et la nourriture contenue dans le pépin pour pouvoir pousser. La pomme est donc « niée » par cette jeune plante. Mais le pommier qui grandit à partir de là, ne vivra pas non plus éternellement. Lui aussi finira par être « nié », c’est-à-dire qu’il mourra et disparaitra un jour, non pas sans avoir produit de nouvelles pommes.
Mais la « négation de la négation » ne veut pas dire que les phénomènes se répètent inlassablement de manière cyclique. Car à travers chacune de ces « négations », un développement se produit. Dans notre exemple de la pomme et du pommier, un procédé entre en jeu, qu’on appelle la « sélection naturelle » (une des causes de l’évolution). Car seuls germeront et survivront les pépins qui sont les plus adaptés au climat en vigueur au moment où la pomme tombe dans le champ (il se pourrait qu’il pleuve plus que d’habitude, ou que nous soyons au beau milieu d’une sècheresse). Les autres dépériront. Le pommier qui naitra de ces pépins transmettra cet avantage à ses descendants. C’est ainsi que le pommier en tant qu’espèce naturelle évolue, d’une génération à l’autre.
Prenons un autre exemple tiré de l’histoire des sociétés. Dans les sociétés primitives, la terre était la propriété de l’ensemble du groupe (ou bien n’était la propriété de personne). Cet état de propriété collective a été « nié » par le développement de la société de classes, qui a introduit la propriété privée de la terre. Les marxistes disent que cette propriété privée sera à son tour « niée » par le retour à une propriété collective. Cependant, il ne s’agira pas de la même propriété collective que l’on voyait dans le cadre des sociétés primitives, mais d’une propriété collective socialiste, basée sur un développement bien plus avancé de l’économie.
Outil nº3 : « L’interpénétration des contraires » alias « La vie n’est jamais simple »
Le monde est rempli de forces opposées. En langage philosophique, nous disons que le monde est rempli de contradictions. Mais ces forces opposées ne peuvent exister l’une sans l’autre. Par exemple, le pôle « positif » d’un aimant attire le pôle « négatif » d’un autre aimant. Mais chaque aimant a un pôle « positif » et un pôle « négatif ». Qui plus est, si on coupe un aimant en deux, on obtient deux aimants qui ont chacun un pôle « positif » et un pôle « négatif ». Ces opposés existent ensemble, c’est pourquoi on dit qu’ils « s’interpénètrent ».
Reprenons à nouveau notre pomme. Les liaisons chimiques exercent une force qui relie entre eux les atomes qui composent cette pomme. Mais en même temps, d’autres processus chimiques causent des forces qui tendent à rompre ces liaisons, ce qui fait que la pomme pourrit. Ces forces sont opposées l’une à l’autre. Elles se « contredisent », mais elles restent contenues au sein du même objet.
Dans la société humaine, on peut voir une telle « contradiction » dans la lutte de classe. Dans la société capitaliste, on voit une contradiction entre les intérêts des capitalistes, qui veulent faire plus de profits, et ceux des travailleurs, qui veulent recevoir de meilleurs salaires. Il y a aussi la contradiction entre la propriété individuelle (ou privée) du capitaliste et le travail collectif de la classe ouvrière.
L’interconnexion entre ces outils
Chacun des outils de la dialectique a sa propre utilisation « spécifique », mais ils sont tous reliés entre eux. En d’autres termes, pour obtenir un produit utile, il faut utiliser ces trois outils ensemble. On ne peut pas fabriquer une armoire uniquement avec un marteau ! On voit que l’outil nº3 se connecte aux deux autres et peut nous y ramener. Ainsi par exemple, l’accumulation des contradictions à l’intérieur d’un pôle peut finalement contrebalancer ce qui se passe au niveau du pôle opposé, de sorte que ces changements quantitatifs deviennent qualitatifs (outil nº1), niant ainsi (outil nº2) l’objet de départ.
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Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (2e partie)
La méthode du marxisme : le matérialisme dialectiqueDans la première partie de ce dossier, nous avons vu que le marxisme n’est rien d’autre que la méthode scientifique appliquée à l’étude de la société. En tant que théorie scientifique, le marxisme nous permet de tirer des conclusions sur base de l’expérience sociale, d’en déduire des lois générales sur l’évolution de la société et, à partir de ces lois, d’effectuer des prédictions, qui s’avèrent souvent beaucoup plus exactes que celles que tentent de faire les théoriciens et intellectuels bourgeois et petits-bourgeois. C’est pourquoi les capitalistes font tout pour discréditer le marxisme, afin de nous empêcher de réfléchir de manière rationnelle et de comprendre le fonctionnement véritable de la société qu’ils nous imposent.
Dans la deuxième partie de ce dossier, nous allons nous pencher sur le fonctionnement de cette méthode, en approfondissant notamment l’opposition entre l’approche « idéaliste » des intellectuels bourgeois et l’approche « matérialiste » (scientifique) qui est celle des marxistes.
– Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)
Comme toutes les idées, le marxisme n’est qu’un produit de l’évolution historique. Mais aucune idée ne nait à partir de rien. Toute idée se développe à partir des idées qu’elle se prépare à remplacer, parfois même en reprenant pour s’exprimer les mêmes termes dans lesquels étaient formulées les idées précédentes. Sur le développement du marxisme, Engels expliquait que :
« Par son contenu, le socialisme moderne est, avant tout, le produit de la vue immédiate, d’une part des oppositions de classes qui règnent dans la société moderne entre possédants et non possédants, bourgeois et salariés, d’autre part de l’anarchie qui règne dans la production. Mais, par sa forme théorique, il apparait au début comme une poursuite plus avant et qui se veut plus conséquente, des principes établis par les grands philosophes des lumières dans la France du 18e siècle. Comme toute théorie nouvelle, il a dû d’abord se rattacher au fonds d’idées préexistant, si profondément que ses racines plongent dans les faits économiques. » Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880
Au moment où Marx et Engels écrivaient, le « fonds d’idées préexistant » de la philosophie occidentale et antique était plus largement accessible (au moins parmi le public éduqué) qu’il ne l’est aujourd’hui. Aujourd’hui en effet, nous voyons que ce « fonds d’idées préexistant » qui était largement diffusé à l’époque de Marx nous apparait non seulement comme quelque chose d’obscur, mais semble même avoir été écrit dans une langue étrangère. De nombreux mots ont changé de sens depuis lors. Néanmoins, les révolutionnaires doivent lutter pour tenter de comprendre ces idées. Nous attendrons d’arriver à la quatrième partie de ce document pour donner un compte-rendu de l’histoire de la philosophie. À présent, nous allons plutôt tout d’abord nous concentrer sur l’introduction au matérialisme dialectique, en développant plus en profondeur les idées les plus familières de la science moderne par lesquelles nous avons commencé.
Qu’est-ce que le savoir ?
Avant d’élaborer notre compréhension du matérialisme dialectique, nous devons tout d’abord poser la question la plus basique d’entre toutes : qu’est-ce que le savoir ? C’est-à-dire, d’où viennent les connaissances que nous avons du monde qui nous entoure ? Pendant la plus grande partie de l’histoire, l’humanité n’avait même pas la moindre idée de ce que pouvait être une « explication objective » de la nature ou de la société. Même si on avait tenté de leur en montrer une, ils n’auraient pas pu en comprendre le principe !
La connaissance que l’humanité a du monde peut être décrite comme une paire de ciseaux. Un côté représente le monde tel qu’il est réellement. L’autre côté représente notre compréhension du monde. Plus les deux lames de la paire de ciseaux sont proches l’un de l’autre, plus notre compréhension du monde est exacte.
L’humanité a toujours tenté de rapprocher ces deux lames l’une de l’autre. Mais ces tentatives ne se sont jamais faites au hasard. Au cours de l’histoire, il y a eu plusieurs « points de vue », qui tentaient chacun de donner une manière pour rapprocher ces deux lames. Mais chacun de ces nouveaux « points de vue » était en fait le résultat de conditions sociales différentes, tout comme aujourd’hui, nous voyons qu’il existe différents « points de vue » sur la manière dont sont répartis les salaires des travailleurs et le profit des patrons.
Par exemple, dans les sociétés primitives où la science était très peu développée, les gens expliquaient le monde en termes de forces surnaturelles. Ainsi, on croyait que le climat était contrôlé par des esprits ou des génies (voir la quatrième partie de ce document pour plus de détails sur la religion primitive).
Personne ne savait comment distinguer une « explication objective » d’une explication fantaisiste ; il n’y avait donc aucune manière d’évaluer l’exactitude des théories développées en testant la capacité de ces théories à faire des prédictions. Les idées ont dès lors acquis un statut « indépendant », elles se sont vues séparées des conditions sociales qui leur avaient donné naissance pour être élevées au rang d’explications objectives par elles-mêmes.
C’est ainsi que certaines idées ont fini par ne plus pouvoir être remises en cause, car elles étaient considérées comme des vérités absolues qui existaient même en-dehors de l’histoire. Cela a eu pour effet d’inverser la relation entre les idées et le monde réel. Les gens ont commencé à croire, à tort, que c’est le monde qui devait agir en conformité avec leurs idées. Or, au contraire, ce sont les idées qui doivent se conformer au monde si elles veulent pouvoir le décrire avec précision.
En langue philosophique, l’approche qui consiste à faire passer les idées avant la réalité concrète s’appelle l’idéalisme. Il faut bien faire attention que lorsque nous parlons d’« idéalisme », en philosophie, cela ne veut pas dire la même chose que dans la vie de tous les jours ! Dans la vie de tous les jours, nous qualifions quelqu’un d’« idéaliste » si cette personne agit de manière honnête et désire faire le bien. Ce n’est pas du tout ce que nous voulons dire lorsque nous parlons d’idéalisme en philosophie.
L’idéalisme, en philosophie, est une façon de penser qui considère les idées comme des explications objectives par elles-mêmes et qui les considère comme idéales ou parfaites ; en d’autres termes, il s’agit d’un raisonnement abstrait (voir troisième partie de cette brochure). C’est un peu la même chose que d’avoir une paire de ciseaux qui n’a que deux côtés droits : tenter d’expliquer « notre compréhension du monde » par… « notre compréhension du monde » !
L’impasse de l’idéalisme prend le plus souvent la forme d’une religion. Mais même aujourd’hui, puisque nous constatons que la méthode scientifique de recherche d’explications objectives se voit interdire l’accès à l’étude de la société, l’idéalisme continue à exister. Par exemple, il ne faut pas beaucoup d’efforts pour tomber sur un article écrit par un journaliste paresseux ou l’un ou l’autre professeur inculte, où on pourra lire quelque chose du genre : « La raison pour laquelle les dictatures, changements de constitution et coups d’État sont si fréquents en Afrique vient du fait que les dirigeants africains, de tout temps, ont toujours été incapables d’assimiler et d’accepter le concept de démocratie. »
Il s’agit d’un discours totalement « idéaliste ». Quand on y réfléchit bien, ce genre de discours n’explique absolument rien. Pourquoi les dirigeants africains sont-ils « incapables d’assimiler et d’accepter le concept de démocratie » ? Pourquoi, si cette situation est tellement évidente et dure depuis toujours, n’y a-t-on toujours pas trouvé de solution ? Voilà les questions auxquelles ils faut répondre pour pouvoir expliquer le pourquoi, au lieu de simplement décrire cette situation comme s’il s’agissait d’une simple donnée. Cette « explication » nous donne l’idée que tout Africain assoiffé de démocratie et de liberté se change du jour au lendemain en dictateur dès qu’il acquiert un peu de pouvoir politique, sans raison. On pourrait même croire que ce genre de comportement est lié à sa nature d’Africain.
Ce genre d’« explications incomplètes », voire fictives, mais malheureusement très répandues, est la conséquence de l’idéalisme, de cette démarche intellectuelle qui se refuse à expliquer l’origine des idées (de la culture, de la psychologie…), car les idées sont perçues comme existant en-dehors des conditions sociales, de façon indépendante.
Mais les véritables raisons des nombreux coups d’État, dictatures, etc. en Afrique se trouve d’une part dans le système de domination impérialiste qui a pour effet de corrompre et de lier les élites africaines aux intérêts de capitalistes étrangers, d’autre part dans la composition sociale des pays africains modernes où le capitalisme a développé une très importante classe prolétaire sans y avoir développé une véritable classe « moyenne » ni une véritable bourgeoisie nationale, ce qui fait que la moindre ouverture démocratique risque à tout moment d’ouvrir la voie à une révolte généralisée des masses, rendant « nécessaire » dans nos pays le maintien de dictatures plus ou moins déclarées.
Passer de l’idéalisme subjectif à la science objective
La compréhension que les hommes ont du monde s’est immensément accrue au cours des quelques derniers siècles, ce qui nous a permis d’inventer de nouvelles technologies, de découvrir de nouveaux médicaments, d’appliquer de nouveaux procédés industriels, etc. qui auraient paru totalement impossibles même à nos grands-parents. Comment la société est-elle parvenue à briser le carcan de l’idéalisme pour commencer à rechercher (et à trouver) des explications objectives ?
Cette percée a tout d’abord été opérée dans le domaine de la science de la nature. Mais comment notre compréhension de la nature a-t-elle changé ? Par exemple, pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, les gens se réveillaient le matin et voyaient le soleil se lever exactement de la même manière que nous le voyons se lever aujourd’hui encore chaque matin. Le soleil nous apparait à nous aussi exactement de la même manière qu’il apparaissait aux yeux de nos ancêtres pendant tout ce temps. Mais nos ancêtres n’interprétaient pas ce qu’ils voyaient de la même manière que nous. Pour eux, le soleil était une boule de feu qui passait au-dessus de leurs têtes, disparaissait puis revenait le matin. Beaucoup pensaient qu’il s’agissait d’un dieu.
Mais aujourd’hui, nous comprenons que le soleil est en réalité une étoile, une étoile pareille à des milliards de milliards d’autres étoiles dans notre galaxie. Nous comprenons qu’il brille en raison d’un processus de fusion nucléaire. Nous savons qu’il est plus de cent fois plus grand que la Terre, qu’il se trouve à environ 150 millions de kilomètres de nous, et que c’est la Terre qui tourne autour de lui, et non l’inverse.
Pourtant, rien n’a changé dans ce que nous voyons ! Lorsque nous voyons le soleil se lever le matin, rien n’a changé à nos yeux. Il est d’ailleurs toujours difficile pour beaucoup de gens d’accepter le fait que le soleil que nous voyons pendant la journée est la même chose que les étoiles que nous voyons pendant la nuit. Alors, comment avons-nous pu changer de manière si radicale la façon dont nous comprenons le soleil ?
Cela n’a été possible qu’avec l’invention du télescope et l’observation du ciel nocturne par les astronomes de la « révolution scientifique » du 17e siècle (années ‘1600). En observant le ciel pendant la nuit au moyen du télescope, ces premiers scientifiques ont pu voir des choses qui étaient auparavant invisibles à l’œil nu. Les scientifiques ont observé les planètes tourner autour du soleil, et ont fini par conclure que si nous voyons le soleil « se lever », c’est tout simplement parce que notre Terre tourne en fait sur elle-même. Toutes ces observations ont donc permis de dégager une explication objective.
Cette nouvelle explication du lever de soleil était plus exacte : cela pouvait être prouvé par la capacité de cette explication à faire des prédictions. Par exemple, c’est l’année 1705, en utilisant la nouvelle théorie de la gravitation et des orbites elliptiques déduites de toutes ces observations du ciel, que Edmund Halley, un astronome anglais, a pu, en faisant des calculs, prédire qu’une comète observée en 1682 allait réapparaitre dans le ciel à Noël de l’année 1758. Sa prédiction s’est avérée correcte, 16 ans après sa mort, survenue en 1742. Nous savons maintenant que cette comète (baptisée depuis « comète de Halley ») apparait dans notre ciel chaque 76 ans.
Le matérialisme : la première base du marxisme
Ce que la science a apporté de nouveau, a été l’idée selon laquelle la nature existe de manière objective, indépendamment de notre « point de vue » (c’est-à-dire : que nous soyons là ou pas pour l’observer, la nature existe et continue à exister). La science dit que seules des observations objectives du monde peuvent nous donner un savoir véritable. Cela a été une percée très importante pour le savoir humain.
La science moderne a établi la manière dont nous devrions comprendre les relations entre le monde (ou la nature du moins) et nos idées. Comme Karl Marx le disait dans ses Thèses sur Feuerbach, « La question de savoir s’il y a lieu de reconnaitre à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique ». Marx veut dire par là que nous ne pouvons lancer des idées sans vérifier si elles sont ou non exactes et vraies ; pour le savoir, nous devons les tester, en effectuant des expériences sur les phénomènes que nous désirons comprendre.
Tout comme la science, le marxisme repose avant tout sur la conviction que toute chose dans le monde a une explication objective et rationnelle. En langue philosophique, nous appelons cette idée le matérialisme. Évidemment, encore une fois, en employant ce terme, nous ne voulons pas parler du « matérialisme » qui signifie le comportement d’une personne qui se soucie plus de ses vêtements et de la marque de son téléphone que de la santé de ses parents. En philosophie, le matérialisme est l’idée selon laquelle le monde existe et continue d’exister, quel que soit notre « point de vue » sur lui.
Par conséquent, toutes ces choses qui pourraient nous apparaitre de prime abord comme subjectives : les pensées, les émotions, les croyances religieuses, la moralité, les valeurs culturelles, et toute sorte d’autres idées, ont en réalité une explication objective. Par exemple, les pensées et les émotions sont les produits de notre cerveau : si nous n’avions pas de cerveau, nous n’aurions ni pensées, ni émotions ! Les émotions ressenties par les êtres humains sont le fruit d’une évolution : beaucoup d’animaux moins complexes que l’homme ressentent eux aussi des émotions à des niveaux plus ou moins développés. Les croyances religieuses et les convictions politiques proviennent elles aussi des conditions sociales de la société qui les crée et de l’individu qui les adopte. Comme Marx le disait : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience » (Critique de l’économie politique, 1859).
La pensée dialectique : la deuxième base du marxisme
Mais il y a une caractéristique du monde qui est si fondamentale que, si nous voulons pouvoir décrire le monde de la manière la plus exacte possible, elle doit être absolument être incorporée dans la manière dont nous pensons. Rien dans le monde n’est statique, immobile ou figé. Toute chose subit un processus de changement constant. La deuxième base du marxisme est donc la dialectique, ou la pensée dialectique, qui décrit le changement constant qui parcourt le monde.
Lorsque nous combinons ces deux bases que sont le matérialisme et la pensée dialectique, nous obtenons la méthode marxiste du matérialisme dialectique. En reconnaissant le processus de changement partout dans le monde, le matérialisme dialectique décrit la manière dont le monde se développe, ce qui nous permet d’énormément rétrécir la distance entre les deux lames de nos ciseaux de la connaissance.
Le matérialisme dialectique nous aide à comprendre que toute chose qui existe (qu’il s’agisse des galaxies dans l’univers ou des pensées dans notre cerveau) subit un processus d’évolution constante. Comme Trotsky le disait : « La conscience est née de l’inconscient, la psychologie de la physiologie, le monde organique de l’inorganique, le système solaire de la nébuleuse » (ABC du matérialisme dialectique, dans Défense du marxisme, 1939). Toute la science moderne démontre ce processus d’évolution continue dans la nature. Le marxisme, quant à lui, démontre que ce processus de changement n’est pas étranger à la société, mais s’étend également au domaine des idées, comme par exemple les idées dont nous sommes en train de parler en ce moment.
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Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (1e partie)
Pourquoi avons-nous besoin d’une théorie ?Le marxisme est la théorie révolutionnaire du prolétariat. Il est parfois appelé une « philosophie ». Le mot « philosophie » provient du grec ancien, la langue parlée en Grèce il y a plus de 2000 ans, et signifie « amour de la sagesse ». Une philosophie est un système d’idées utilisé pour tenter de comprendre le monde. Mais aujourd’hui, il nous semble que le marxisme est mieux défini comme étant une « théorie » plutôt qu’une « philosophie ».
Le prolétariat a toutes les raisons de s’efforcer de mieux comprendre le monde. Nous voulons comprendre beaucoup de choses au cours de notre vie. Nous voulons comprendre pourquoi il y a de la pauvreté, des inégalités, du racisme, des guerres, et beaucoup d’autres choses qui font de notre vie un combat de tous les jours. En tant que classe au sein de la société capitaliste, nous n’avons aucun intérêt matériel à défendre. Nous ne vivons pas de l’exploitation du travail d’autrui. Au contraire, c’est à nous que, chaque jour, d’autres volent la richesse que nous créons par notre travail. Alors, si nous cherchons à mieux comprendre pourquoi tout cela se passe comme ça, nous avons tout à gagner, et rien à perdre.
– Première partie d’une brochure de Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (WASP) (section sud-africaine du Comité pour une Internationale ouvrière), 2015
Mais la compréhension qui nous est donnée par le marxisme ne nous donne pas seulement le « point de vue » des travailleurs. Par exemple, du point de vue des travailleurs, les patrons sont « injustes » et « radins », puisqu’ils nous donnent des salaires de misère alors qu’eux empochent les bénéfices. Du point de vue des patrons par contre, les patrons « méritent » ces bénéfices puisqu’ils ont payé leurs travailleurs « comme il faut », selon le salaire fixé par la loi. Ils traitent leurs travailleurs d’« ingrats » qui se plaignent sans arrêt alors qu’ils ont de la « chance », qu’ils ont le « privilège » d’avoir un travail là où beaucoup d’autres n’ont rien ! Il semble donc qu’il existe plusieurs « points de vue » dans la société, aucun n’étant plus « juste » ou plus « incorrect » que l’autre. Si le marxisme ne faisait que décrire la société du « point de vue » des travailleurs, il ne serait donc qu’une opinion parmi d’autres. On dirait donc qu’il serait subjectif.
Mais la théorie marxiste nous permet justement d’acquérir une compréhension objective du monde et de la société. Le marxisme nous donne une méthode qui nous permet de former nos pensées de sorte à comprendre le monde de façon aussi exacte que possible. Par exemple, le marxisme permet d’expliquer la relation objective qui existe entre les salaires et le profit, indépendamment du « point de vue » de l’une ou l’autre personne ; ainsi, le marxisme explique pourquoi justement les travailleurs et la classe capitaliste ont des « points de vue » différents à ce sujet. Car de manière objective, le profit provient simplement de la partie du travail fourni par les travailleurs qui ne leur a pas été payée. Les patrons cachent cela en payant des salaires à l’heure ou au mois, qui donnent l’impression aux travailleurs qu’ils ont été payés pour l’entièreté de leur travail. Donc lorsqu’on examine la question du point de vue objectif, on se rend compte que le point de vue des travailleurs est beaucoup plus proche de la réalité que celui des patrons !
C’est cette quête d’explications objectives qui se trouve aussi à la base de la science moderne. La science pose la question du « pourquoi ? » à propos de toute chose dans la nature, à la recherche d’explications objectives des causes, jusqu’au début de l’univers, et au-delà ! C’est la science seule qui nous a permis de comprendre que toute chose dans la nature a une histoire, qui peut également être expliquée.
L’apport de Karl Marx a été d’utiliser l’approche scientifique pour expliquer la société. Il a découvert les processus objectifs qui expliquent l’évolution de la société. Il a trouvé ces causes dans le développement des forces de production et de la lutte de classe que ce développement engendre. En d’autres termes, Marx a montré que les outils et les techniques qui sont utilisés pour faire fonctionner la société (les forces de production) et la manière dont les gens s’organisent autour de ces outils et techniques pour les faire fonctionner (les relations de production) engendrent différentes classes de gens. Ces classes ont des relations différentes par rapport aux forces de production et les unes par rapport aux autres. Par exemple, de nos jours, la classe capitaliste possède les forces de production ; la classe prolétaire n’en possède pas. La classe prolétaire (les travailleurs) vit en recevant un salaire de la part des capitalistes, en échange de la location de sa force de travail. La classe capitaliste vit de l’exploitation de la force de travail de ses travailleurs prolétaires. C’est ce qui donne à la classe des travailleurs et à la classe capitaliste leurs différents « points de vue » à propos de différentes idées, leur différente conception de ce qui est « juste » et de ce qui ne l’est pas.
Cette structure de base de la société existe indépendamment du « point de vue » de tout un chacun. Il s’agit d’une base objective pour expliquer le fonctionnement de la société. Comme Marx l’a dit, cette base peut être « déterminée avec toute la précision des sciences naturelles ». Marx explique ensuite qu’au-dessus de cette « base concrète … s’élève une superstructure juridique et politique … à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général » (Critique de l’économie politique, 1859). Le marxisme, en fondant l’analyse de la société sur des bases scientifiques, nous permet de développer des explications pertinentes pour comprendre « pourquoi ? » la société fonctionne de la manière dont nous le voyons aujourd’hui. Lénine, l’organisateur de la révolution prolétarienne de 1917 en Russie et fondateur de l’Union soviétique, expliquait ceci :
“Marx … a étendu la connaissance de la nature à la connaissance de la société humaine. Le matérialisme historique de Marx (qui place la compréhension de la société sur des bases scientifiques) a été la plus grande conquête de la pensée scientifique. Au chaos et à l’arbitraire qui régnaient jusque-là dans les conceptions de l’histoire et de la politique, a succédé une théorie scientifique remarquablement cohérente et harmonieuse, qui montre comment, d’une forme d’organisation sociale, surgit et se développe, du fait de la croissance des forces productives, une autre forme, plus élevée, – comment par exemple le capitalisme est né du féodalisme (le type de société qui existait en Europe avant le capitalisme).
“De même que la connaissance de l’homme reflète la nature qui existe indépendamment de lui, … de même la connaissance sociale de l’homme (c’est-à-dire les différentes opinions et doctrines philosophiques, religieuses, politiques, etc.), reflète le régime économique de la société. Les institutions politiques s’érigent en superstructure sur une base économique. Nous voyons, par exemple, comment les différentes formes politiques des États européens modernes servent à renforcer la domination de la bourgeoisie (classe capitaliste) sur le prolétariat (classe des travailleurs). La philosophie de Marx … a donné de puissants instruments de connaissance à l’humanité, surtout à la classe des travailleurs. »
(Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme, 1913)
C’est pourquoi le marxisme est aussi appelé socialisme scientifique. Tout comme n’importe quelle science, le marxisme a sa propre méthode d’analyse qui nous enseigne où chercher pour trouver des explications objectives. Cette méthode est appelée matérialisme dialectique. Une fois que nous arrivons sur le plan des explications objectives, le marxisme nous fournit les « outils » de la pensée dialectique qui nous aident à examiner les éléments que nous trouvons. Ces « outils » sont les lois de la dialectique. (Ces deux concepts seront expliqués dans les deuxième et troisième parties de cette brochure).
Une autre conséquence découle de l’extension des principes scientifiques à l’étude de la société. Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, Engels écrit : « De toute l’ancienne philosophie, il ne reste plus alors … que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique [voir troisième partie de cette brochure]. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l’histoire. » En d’autres termes, Engels dit que le seul champ de la connaissance humaine qui reste à la philosophie est l’analyse de notre mode de pensée et de notre façon de voir le monde. Toute autre connaissance, y compris la science sociale, doit être fournie par une approche scientifique qui recherche des explications objectives.
Pourquoi dit-on que le marxisme est scientifique ?
La base de toute science est le fait de rassembler des informations. Dans certaines branches de la science, les observations peuvent être plus détaillées et plus précises, à la suite d’expériences en laboratoire. Des théories sont ensuite développées afin de relier ces observations entre elles et de les expliquer. Au fur et à mesure que notre connaissance du monde se développe, ces théories, à leur tour, guident nos observations en nous permettant d’effectuer des prédictions, qui nous permettent de tester la validité de ces théories.
Le marxisme suit la même approche. Sauf que le laboratoire du marxisme est l’expérience de la classe prolétaire tout au long de l’histoire. Ces expériences servent d’« observations » au socialisme scientifique. Dans ce sens, le marxisme n’est rien d’autre que la généralisation des expériences effectuées par la classe prolétaire. Lorsque nous parlons de « généralisation », nous voulons dire que si nous voyons la même chose se reproduire encore et encore dans un contexte donné, c’est que nous pouvons en tirer une règle générale. Par exemple, si nous voyons qu’à chaque fois que quelqu’un court à travers le couloir, il ou elle tombe et se blesse, la prochaine fois que nous voyons quelqu’un courir à travers le couloir, nous lui crions « Arrête de courir ! ». C’est une généralisation de notre expérience.
C’est la même chose lorsqu’on étudie l’histoire. Si nous voyons la classe prolétaire confrontée encore et encore aux mêmes problèmes au cours de sa lutte, nous pouvons en tirer une conclusion par rapport à ces mêmes problèmes lorsqu’ils surgissent à nouveau aujourd’hui. De même, si les travailleurs en lutte ont testé certaines méthodes pour résoudre ces problèmes, et que ces méthodes ont échoué, nous pouvons apprendre de ces erreurs pour ne pas les répéter à nouveau. Par exemple, dans chaque situation révolutionnaire où la classe prolétaire tente de prendre le pouvoir, nous voyons les capitalistes utiliser le pouvoir d’État (la police, l’armée, les tribunaux, etc.) pour défendre leur système. Et lorsque les travailleurs ne sont pas préparés à cette éventualité, ils échouent et sont vaincus. En appliquant la méthode du marxisme pour analyser cette expérience, nous tirons la « théorie marxiste de l’État » qui explique pourquoi nous voyons la même chose se reproduire à chaque fois : nous en concluons donc que l’État n’est pas une structure « neutre » au-dessus de la société, mais une arme entre les mains de la classe dominante. Ce qui fait qu’aujourd’hui, dans des situations révolutionnaires, nous ne sommes plus étonnés de voir l’État se retourner contre nous. Nous nous organisons pour nous défendre en conséquence. Donc, la théorie guide nos actions, et ce sont les expériences du passé qui nous ont permis de développer cette théorie.
Tous ceux qui disent qu’on n’a pas besoin de théorie « parce que ça ne se mange pas », disent dans les faits qu’ils n’ont rien à apprendre de 200 ans de sacrifices et de luttes héroïques du prolétariat partout dans le monde. Car lorsque nous, marxistes, parlons de « théorie », nous n’entendons rien d’autre que tous ces sacrifices et toutes ces luttes. Ceux qui disent que « la théorie ne se mange pas » sont soit des arrogants, soit des ignorants, ou bien les deux!
Pourquoi est-ce que les marxistes sont les seuls à comprendre la société de manière scientifique ?
En tant que prolétaire, acquérir une compréhension scientifique de la société n’est pas un exercice académique, ni quelque chose d’utile pour avoir l’air intelligent devant ses amis. Il s’agit plutôt d’une question de vie ou de mort. Nous posons la question « pourquoi ? » parce que nous voulons changer le monde. Et c’est l’analyse scientifique de l’histoire réalisée par Marx, en particulier son analyse de la société capitaliste, qui fournit à la classe prolétaire les armes dont elle a besoin pour comprendre comment la société peut être réorganisée afin de satisfaire les besoins de la vaste majorité de la population, plutôt que de ne faire que grossir les profits d’une poignée d’individus. Pour la classe prolétaire, le marxisme constitue un guide pour l’action dans la lutte pour créer un société socialiste. Comme Marx l’écrivait, « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c’est de le transformer ». (Thèses sur Feuerbach, 1845)
Le socialisme n’est pas une jolie idée sortie de nulle part. Il s’agit d’une prédiction, basée sur une compréhension des limites de l’économie capitaliste. Le socialisme va remplacer la propriété privée capitaliste des banques, des mines, des grandes plantations, des grosses usines et autres grandes entreprises par une propriété sociale. Sur cette base, la production pour les besoins sociaux remplacera la production pour le profit. Au lieu du chaos et de la concurrence du marché capitaliste, le socialisme organisera un plan démocratique de production. Ce plan sera nécessairement un plan international. Sur cette base économique, le niveau de vie va énormément s’élever, offrant une base pour un développement continu de la société, de l’éducation, de la science et de la culture.
Cette menace posée à sa domination de classe est la raison pour laquelle la classe capitaliste fait tout pour s’opposer et résister à la compréhension scientifique de la société telle que présentée par le marxisme. Mais de prime abord, cela semble tout de même étrange. Après tout, la classe capitaliste est tout à fait capable d’accepter chaque avancée scientifique qui explique les phénomènes naturels. Surtout vu que les capitalistes utilisent ces avancées pour engranger plus de profits, que ce soit dans l’industrie, dans la médecine, dans l’agriculture, etc. Les capitalistes sont même d’accord qu’il est possible d’acquérir une compréhension scientifique de l’individu, grâce à la psychologie moderne et à la neuroscience.
Mais la position de la classe capitaliste l’empêche d’admettre que la société puisse être analysée de manière scientifique. Car elle se sent menacée par les idées du marxisme, qui expliquent qu’elle tire la source de sa domination de la propriété privée des moyens de production, et qu’elle tire ses profits de l’exploitation de la force de travail de la classe prolétaire. Plus encore, à partir du moment où le marxisme envisage le capitalisme comme n’étant qu’une simple étape au cours d’un même processus de développement historique, il apparaît évident que l’histoire ne s’arrête pas au capitalisme : la société va continuer à évoluer ; le capitalisme ne durera pas éternellement.
Mais nous ne parlons pas ici d’un simple acte de manipulation, d’un « complot » de la part des capitalistes, comme quoi ils connaîtraient la vérité et chercheraient à la cacher. Même si les meilleurs stratèges du capitalisme ont une certaine compréhension de la nature de leur système, qu’ils mettent au service de ce système, nous parlons ici en général d’un processus beaucoup plus subtil. La classe capitaliste est comme une personne qui escalade une montagne alors qu’elle n’a pas assez de corde pour atteindre le sommet. Elle se convainc qu’elle se trouve sur la seule montagne dans le monde, tout simplement parce qu’elle n’arrive pas au sommet de cette montagne pour voir que derrière cette montagne, s’en cache une autre, et une autre encore, à perte de vue. Sa position sur la montagne l’empêche de voir la réalité. Tout comme cette personne qui est en train d’escalader la montagne, c’est la position des capitalistes dans la société qui les empêche d’admettre qu’il existe une autre façon d’organiser la société, que leur façon d’organiser la société n’est tout simplement que leur façon de l’organiser et rien d’autre. C’est pourquoi nous voyons se développer autant de courants philosophiques, religieux, économiques et politiques qui tous tentent de nous expliquer pourquoi la société capitaliste est selon eux « normale », « naturelle », « inévitable ».
Les capitalistes cherchent à mélanger le problème
Dans la vie de tous les jours, le « point de vue » des capitalistes est mis en avant et présenté comme étant le « bon sens ». Les médias sont remplis de cette pensée à cinq francs. Il suffit d’allumer sa radio ou sa télévision pour le voir. On nous y explique que certaines personnes sont devenues riches parce qu’elles ont « travaillé dur » pour en arriver là ; pas parce qu’elles ont exploité la force de travail de leurs employés. On nous y explique que « l’homme est par nature égoïste », pour nous expliquer les inégalités ; on ne nous dit pas que ces inégalités viennent du fait que la société est divisée en une classe qui possède les moyens de production, et une autre classe qui ne possède rien et qui se voit obligée de vendre sa force de travail aux patrons. Partout, on nous parle d’« entrepreneuriat », on nous parle de « leadership » et autres philosophies qui prônent le « développement personnel » et la « pensée positive ». Au final, tout cela a pour but de nous convaincre de nous adapter à cette société, de nous empêcher de chercher à observer l’horizon du sommet de la montagne.
Il y a une autre arme, encore plus sophistiquée, dans l’arsenal idéologique du capitalisme. Pour pouvoir gérer une économie moderne, les gouvernements capitalistes doivent avoir une certaine compréhension de la société. On collecte des statistiques sur la croissance économique, sur la démographie, sur les importations et exportations, sur le fonctionnement des différentes branches de l’industrie, etc. On collecte aussi des statistiques sur le taux de pauvreté, d’inégalité et de chômage. Jamais on n’a fait autant d’« observations » sociales à aucun moment de l’histoire ! C’est donc au niveau de la théorie que le capitalisme se défend. Les capitalistes doivent tout faire pour empêcher qu’une théorie n’arrive pour relier entre elles toutes ces observations et en tirer une conclusion objective afin d’expliquer pourquoi le capitalisme est une catastrophe pour la vaste majorité de l’humanité.
Comme il est impossible à éviter entièrement, le marxisme est souvent présenté comme une théorie « parmi d’autres ». Les départements de sociologie à l’université sont remplis de théories confuses, à moitié développées, qui sont présentées comme un assortiment parmi lequel le chercheur n’a que l’embarras du choix. On peut choisir la théorie qui nous plait le mieux, celle qui a l’air la plus jolie, quelle que soit sa capacité (ou non) à analyser correctement la société. Ainsi, la voix du marxisme est noyée au milieu d’un véritable vacarme. Les connexions effectuées par Marx sont déconnectées. Lorsque les idées et les théories sont traitées de cette manière, nous appelons cela une approche éclectique. Cette approche est considérée comme normale dans les sciences sociales de la société capitaliste. Et en général, les quelques universitaires qui affirment se plier à la méthode marxiste la stérilisent en ignorant les conclusions révolutionnaires qui en découlent.
Mais dans la société capitaliste, ce n’est que parmi les « sciences » sociales qu’on laisse cet éclectisme se développer. Il est très clair que certaines théories scientifiques expliquent la nature de manière plus exacte que d’autres. Les théories qui sont les plus capables d’expliquer la nature deviennent les théories enseignées, tandis que les autres sont rejetées. Par exemple, lorsqu’une personne est malade, un médecin et un marabout ont tout deux « leur théorie ». Le marabout va expliquer que la maladie est causée par un mauvais génie. Le médecin y verra une infection de microbes.
Mais la théorie du médecin est plus efficace pour expliquer ce qui est en train de se passer. Une explication correcte permet un traitement efficace et adapté de la maladie. Par exemple, un traitement à base d’antibiotiques. Il est possible que le marabout ait à sa disposition un traitement à la suite des expériences effectuées par de nombreuses générations de marabouts avant lui, qui ont peut-être par hasard découvert une plante qui contient la même substance que celle qui est contenue dans l’antibiotique. D’ailleurs, bien souvent, les médecins découvrent de telles substances en analysant les plantes utilisées de manière traditionnelle par des marabouts. Mais le marabout n’est pas capable de comprendre pourquoi cette plante est efficace en tant que traitement, tant qu’il ne comprend pas les bases de la biochimie. Tout ce qu’il sait, est que cette plante fonctionne en tant que médicament. Nous voyons donc qu’une de ces deux théories est beaucoup moins exacte que l’autre dans sa capacité à expliquer le monde. Ce qui vaut pour la science et la médecine, vaut également pour la société. Le marxisme est capable d’expliquer la société de manière bien plus exacte que n’importe quelle autre « théorie » sociologique.
Tout cela ne veut pas dire que la science est immunisée à l’influence du contexte social. Par exemple, à partir du 17e siècle, l’esclavage des Noirs en Amérique a été justifié par des théories pseudoscientifiques sur les différentes « races » humaines, qui sont aujourd’hui entièrement discréditées. Puisqu’il leur manquait une théorie capable d’expliquer de manière objective les phénomènes sociaux, par exemple, l’existence d’une classe d’esclaves noirs, – une explication qui ne pouvait être trouvée qu’en analysant les conditions sociales qui ont donné naissance à ce phénomène –, les scientifiques se sont à la place rabattus sur des théories utilisées pour décrire la nature plutôt que la société. C’est ainsi que la théorie selon laquelle il existerait des êtres vivants « plus évolués » que d’autres, selon une forme de hiérarchie biologique, a été appliquée à tort à la société, dans une tentative d’expliquer pourquoi les Noirs se trouvent au bas de la « hiérarchie sociale », avec les Blancs au sommet.
Et cette façon de faire continue encore aujourd’hui, dans les travaux de nombreux scientifiques qui seraient sans cela d’éminents théoriciens. Mais, contrairement à ce que certains disent, il ne s’agit pas d’un argument contre la méthode scientifique. Tout ce que cela démontre, est qu’une recherche trop peu rigoureuse d’explications objectives concernant la société peut causer de grandes erreurs.
Une autre manière de rejeter le marxisme est de dire qu’il s’agit d’une « vieille théorie », qui ne peut certainement pas s’appliquer à la complexité de la vie au 21e siècle. Mais depuis quand l’âge est-il un critère pour juger de la validité d’une théorie ? Les lois de physique telles qu’élaborées par Isaac Newton ont plus de 300 ans, pourtant elles constituent toujours la base de la physique moderne. Trotsky a dit : « Le critère qui permet de répondre à cette question est simple : si la théorie permet d’apprécier correctement le cours du développement économique, et de prévoir l’avenir mieux que les autres théories, alors elle reste la théorie la plus avancée de notre temps, même si elle date d’un bon nombre d’années. » (Le marxisme et notre époque, 1939)
Une théorie « européenne » ?
Certains soi-disant panafricanistes rejettent le marxisme pour la seule raison qu’il a été « inventé » en Europe par un Blanc. Ils oublient que la plupart des grands dirigeants panafricanistes qu’ils vénèrent, surtout les chefs des luttes de libération des années ‘1950 et ‘1960, basaient leur action, au moins en partie, sur les idées du marxisme. Mais le marxisme n’est pas une « invention ». Le marxisme est une description des processus de l’évolution de la société, tout comme les autres théories scientifiques décrivent les processus de l’évolution de la nature. Ces processus existent, qu’on leur donne un nom ou pas, et quelle que soit la personne qui les a décrits en premier. Les panafricanistes qui sautent du mont Kilimandjaro subiront pleinement la dure loi de la gravité, même si la théorie de la gravitation universelle a été formulée pour la première fois en Europe !
Il est vrai que ce sont les conditions sociales qui prévalaient au 19e siècle en Europe et l’émergence d’une classe ouvrière révolutionnaire qui ont permis à Karl Marx de développer ses idées. Mais certaines idées et inventions appartiennent à l’ensemble de l’humanité, quelle que soit leur origine. L’écriture a été inventée en Afrique. Mais depuis, cette invention a été adaptée pour représenter l’ensemble des langues du monde. Même si les caractères chinois sont très différents des lettres de l’alphabet arabe ou de l’alphabet latin avec lequel nous écrivons le français, la méthode fondamentale, qui consiste à représenter les mots et les sons de la langue humaine par des symboles écrits, reste la même. De même, la méthode du marxisme peut être appliquée pour comprendre les différentes sociétés humaines à différents stades de développement, partout dans le monde. Cette méthode peut e?tre employée pour analyser les sociétés africaines de l’époque précoloniale, coloniale ou postcoloniale aussi bien que pour analyser les différentes étapes de l’évolution de la société européenne.
En réalité, c’est la position de classe de l’élite noire qui défend de telles idées qui fait que cette élite se retrouve coincée sur la même montagne que la classe capitaliste. L’origine européenne de Marx ne fait que servir d’excuse à ces « dirigeants » noirs pour rejeter les conclusions révolutionnaires du marxisme qui remettent en question leurs intérêts au sein de la société capitaliste.
La distorsion stalinienne du marxisme
Mais cette excuse leur a été servie sur un plateau d’argent par la distorsion stalinienne du marxisme. Les staliniens ont tenté d’imposer aux sociétés africaines la description faite par Marx du développement des sociétés de classes européennes. L’Europe s’est développée en passant par la société esclavagiste antique de la Grèce et de l’Empire romain, la société féodale des rois, seigneurs et paysans puis le capitalisme, avant que ne commence la lutte de la classe prolétaire pour le socialisme. Se basant sur ces textes, les staliniens ont affirmé que l’Afrique devrait « inévitablement » passer par les mêmes étapes avant qu’on ne puisse y parler de lutte pour le socialisme.
Mais cela fait en réalité des siècles que le capitalisme européen est arrivé en Afrique et que depuis, ces deux continents interagissent l’un avec l’autre. Les sociétés précapitalistes africaines (qui ne correspondaient pas à un des stades de l’évolution de la société européenne) ont été bouleversées par la longue histoire de la traite des Noirs, du colonialisme, de l’exploitation et de l’oppression impérialistes… L’Afrique, si elle avait été laissée à elle-même, aurait pu connaitre un développement autonome et original, mais il est clair à présent que toutes ces étapes historiques ne verront jamais le jour. Aujourd’hui comme depuis déjà plusieurs siècles, l’Afrique fait partie intégrante du système capitaliste mondial.
La distorsion du marxisme était nécessaire pour la dictature de la bureaucratie stalinienne. Après avoir trahi la révolution prolétarienne russe de 1917, cette couche privilégiée a commencé à craindre que de nouvelles révolutions socialistes ne réussissent ailleurs dans le monde. Car si une véritable démocratie prolétarienne, basée sur le socialisme, avait émergé dans un autre pays, cela aurait certainement inspiré la classe prolétaire d’Union soviétique à se lever de nouveau pour chasser ses « leaders ». L’idée selon laquelle l’Afrique (et le monde colonial puis néocolonial) devait nécessairement passer par une étape « capitaliste » avant d’envisager la révolution socialiste, constituait une partie très importante de la politique étrangère de l’Union soviétique stalinienne, utilisée pour saboter chaque mouvement révolutionnaire qui se présentait dans ces pays. C’est ainsi que nous voyons encore le Parti communiste sud-africain (tout comme les fondateurs du Front populaire ivoirien et d’autres partis « communistes ») s’en tenir à la vieille théorie de la « révolution démocratique nationale ». Cela sert de prétexte à ces partis pour justifier leur adaptation au capitalisme. La distorsion stalinienne du marxisme est une autre manière d’expliquer qu’il n’y a qu’une seule montagne. Et elle permet de justifier pourquoi le parti ferme les yeux sur le fait que les ministres « communistes » touchent d’énormes salaires, vivent dans des palais et roulent en BMW.
Les staliniens ont tendance à élaborer leurs théories avant, puis à exiger de la société qu’elle se conforme à leurs théories. Cette approche est totalement opposée au marxisme. Trotsky, qui a été exilé puis assassiné par la bureaucratie stalinienne pour avoir défendu les véritables méthodes du marxisme, avait développé sa théorie de la « révolution permanente » en démontrant que le reste du monde n’était pas forcément « destiné » à suivre les mêmes étapes par lesquelles l’Europe était passée. Trotsky est parti du principe marxiste fondamental selon lequel ce qui est vrai est ce qui existe, pour analyser les pays coloniaux et semicoloniaux et démontrer que le développement économique et la démocratie qui avaient été apportés à l’Europe par la classe capitaliste ne pourraient être apportés aux pays coloniaux que par la classe prolétaire à la tête des masses paysannes. Cette prédiction a d’ailleurs été, plus que nulle part ailleurs, confirmée par l’expérience de la révolution russe elle-même : une vérité très dérangeante pour les staliniens !
La théorie prolétarienne peut percer l’armure idéologique du capitalisme
La classe capitaliste utilise son contrôle sur la société (via le contrôle des médias, des programmes d’enseignement, etc.) pour promouvoir les idées qui défendent le système capitaliste. Elle cherche ainsi à imposer ses idées à l’ensemble de la société. Ces idées sont alors intégrées dans l’armure idéologique du capitalisme. Comme Marx l’a dit : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes » (L’Idéologie allemande, 1845).
Mais aucune des protections idéologiques du capitalisme ne peut réussir éternellement à endormir la classe prolétaire. Chaque jour, la réalité nous force à entrevoir la contradiction entre ce qu’on nous enseigne dans la société et nos observations qui découlent de notre expérience de la vie quotidienne. L’expérience de notre propre exploitation, de notre propre misère, alors que nous voyons une richesse indécente s’étaler qui serait autrement capable de mettre un terme à ces maux, contredit l’idée selon laquelle « Tout est comme il faut ». Le marxisme aide la classe prolétaire à prendre conscience de cette contradiction, à dépasser le simple soupçon qui la pousse à se dire que « Non, tout n’est pas comme il faudrait », pour embrasser cette idée de manière consciente. Le marxisme nous apprend à former notre manière de raisonner afin de pénétrer à travers le brouillard de confusion que le « bon sens » capitaliste tente de nous imposer, pour pouvoir comprendre comment nous pouvons changer la société.
Mais la société capitaliste fait tout pour empêcher les prolétaires de tirer ces conclusions. Beaucoup de gens n’ont même pas la possibilité d’aller à l’école primaire. Mais même un diplôme universitaire ne peut pas nous apprendre à voir au-delà du brouillard des idées capitalistes. C’est pourquoi nous devons nous baser sur nos propres organisations révolutionnaires afin de nous former et de nous éduquer. C’est ainsi que la méthode d’analyse marxiste permet à n’importe quel ouvrier d’égaler, si pas de dépasser en niveau de compréhension n’importe quel patron, pasteur, académicien ou politicien capitaliste.
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Les origines du capital et du travail en Australie
Dans le Manifeste communiste, Karl Marx et Friedrich Engels ont écrit: «L’histoire de toute société jusqu’à présent est l’histoire des luttes de classes». Il ne fait aucun doute qu’en Australie, la force motrice de l’histoire a été la lutte entre le capital et le travail. Dans cet article, Anthony Main examine comment ces deux classes sont nées.
Par Anthony Main (Socialist Party, section australienne du CIO)
Le 26 janvier 1788 fut le jour où l’Empire britannique débarqua officiellement sa première flotte sur le continent australien. Envahissant les terres des peuples Aborigènes, ils occupèrent très vite une zone à Port Jackson (Sydney), mettant ainsi en place la première colonie pénitentiaire. A cette époque, le continent était connu pour beaucoup comme la Nouvelle-Hollande. Nommé par les explorateurs hollandais, ceux-ci en avaient tracé le littoral, mais n’avaient pas tenté de s’y établir.
C’est à partir de 1788 que commença le processus d’établissement du capitalisme en Australie. La nouvelle colonie, appelée Nouvelle-Galles du Sud, devait être un emblème de l’Empire britannique, ayant récemment perdu la colonie d’Amérique du Nord après la Révolution américaine.
Le capitalisme australien et la classe ouvrière australienne se sont développés dans des circonstances tout à fait uniques. Contrairement à d’autres parties du monde, il n’y eut pas de transition du féodalisme au capitalisme. Au lieu de cela, le capitalisme australien fut reconstitué sur des terres volées.
Les Aborigènes étaient déjà présents sur le continent depuis plus de 60 000 ans. Comme les sociétés de chasseurs-cueilleurs à travers le monde, ils développèrent des moyens très sophistiqués de vivre de la culture de la terre. Cela s’est étendu à l’utilisation à grande échelle du feu dans la gestion du paysage. Certains groupes ont planté, récolté et pratiqué l’aquaculture. De petites colonies, y compris des abris avec des fondations en pierre, marquaient des emplacements où les gens vivaient de façon semi-permanente.
Pendant longtemps, les Australiens non aborigènes furent inculqués à l’idée que les sociétés aborigènes n’utilisaient pas ‘vraiment’ la terre; Il s’agissait de justifier la colonisation et de peindre les peuples autochtones comme étant peu sophistiqués. En réalité, cette forme d’économie faisait de la terre une utilisation intensive, et impliquait le développement généralisé d’une technologie spécialisée. Cela permit de maintenir de petites populations avec une abondance de nourriture variée, tout en laissant suffisamment de temps dans la vie des gens pour des activités cérémonielles et de loisirs. Ces sociétés échangeaient beaucoup, mais surtout, ce commerce profitait à des communautés entières. Elle n’était pas destinée à extraire et à accumuler des bénéfices pour une minorité.
Quand les Britanniques sont arrivés, ils se sont mis à créer un nouveau type de système. Leur système capitaliste axé sur le profit était incompatible avec l’ancien mode de production. Pour établir le capitalisme, les Britanniques devaient remplacer l’ancien ordre. Ils l’ont fait avec succès et, en quelques décennies, l’imposition du capitalisme a entraîné des changements dévastateurs sur la population aborigène.
Le développement du capitalisme australien ne peut être correctement compris que dans une perspective internationale. Ce développement était le résultat direct des processus qui se déroulaient à l’échelle mondiale. Le capitalisme britannique était en expansion à l’époque et les opportunités s’ouvraient pour le commerce dans l’Est. La région du Pacifique elle-même était riche en ressources naturelles et mûre à l’exploitation.
Les changements qui ont eu lieu à la suite de la révolution industrielle en Grande-Bretagne ont vu des milliers de personnes fuir de leurs terres et vers les zones urbaines. La pauvreté et les difficultés dans les villes ont augmenté de façon spectaculaire et des lois sévères ont été introduites pour protéger les intérêts du profit de la classe capitaliste. Par exemple, la peine de mort pu être imposée pour vol, et même les crimes moins graves virent des gens emprisonnés, parfois à vie.
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Colonies PénitentiairesAvec toujours plus de pauvres remplissant les prisons de Grande-Bretagne, de nombreux condamnés furent envoyés à l’étranger. Mais lorsque les colonies nord-américaines gagnèrent leur indépendance dans les années 1770, un nouveau lieu pour les détenus devenait nécessaire. S’occuper du problème des prisonniers était une des raisons principales pour lesquelles les Britanniques décidèrent de mettre en place une colonie pénitentiaire, mais en même temps, la nouvelle colonie britannique était également d’une importance stratégique. Elle aiderait à empêcher leurs rivaux français de s’installer et faire du Pacifique une colonie commerciale via l’Australie.
Environ 1 000 personnes sont arrivées de la Première Flotte; 700 d’entre eux étaient des condamnés. Les officiers britanniques en charge de l’expédition étaient mal équipés pour la lourde tâche de construire une nouvelle colonie sur un territoire inconnu et, au départ, le projet a presque échoué. Très rapidement, les officiers ont demandé à ce que des “colons libres” ayant des connaissances agricoles soient également envoyés afin de contribuer à la consolidation de la colonie.
Des concessions de terres furent faites aux colons libres ainsi qu’aux officiers britanniques. Les condamnés ont été forcés au travail comme faisant partie de leur châtiment. Dès le départ, certains privilégiés ont été pourvus essentiellement de capitaux libres et de main-d’œuvre bon marché. Cela leur a donné un énorme avantage et ce sont ces individus qui ont formé l’embryon de la classe capitaliste australienne.
Le commerce à petite échelle entre ces individus a vu les débuts d’un marché émerger. Lorsque plus de navires sont arrivés de Grande-Bretagne transportant des marchandises, de petits magasins ont également été établis. C’est à partir de ces débuts simples que sont jetés les fondements d’une nouvelle économie capitaliste.Lorsque les condamnés terminaient leur peine, ils étaient autorisés à travailler pour de petits commerçants et des agriculteurs pour des salaires modestes. Certains prisonniers qui étaient considérés comme faisant preuve «de bonne conduite» se sont vu attribuer de petites parcelles de terre, mais les principaux bénéficiaires dans les premiers jours ont été sans aucun doute les officiers britanniques. Ils ont monopolisé de nombreuses parties de l’économie naissante pour eux-mêmes et se sont accordés d’immenses étendues de terre.
À l’époque il y avait une pénurie de pièces de monnaie, donc le principal moyen de troc était le rhum. Les officiers ont maintenu le contrôle strict de l’approvisionnement en rhum et, par conséquent, sont devenus connus sous le nom de «Rhum Corps». Les officiers ont utilisé les richesses qu’ils avaient accumulées pour exercer une influence politique et économique excessive. Même dans les premières décennies de la colonisation, il y avait une forte division entre les riches officiers et les propriétaires fonciers et le reste de la population.
Le commerce de la laine
En 1805, un officier amena le premier troupeau de moutons en Australie et installa une petite station. La croissance de l’industrie textile en Grande-Bretagne signifiait une demande croissante de laine. Avec des techniques agricoles améliorées, un climat idéal, des terres libres et des forçats forcés au travail, le secteur de la laine s’est rapidement développé dans les années à venir.
En 1807, seulement 245 lb de laine ont été exportés. Cela a augmenté à 175,400 livres en 1821 et ensuite à un massif 3 693 241 livres en 1836.
Comme la demande internationale de laine augmentait de manière fulgurante le gouvernement colonial et les capitalistes eurent besoin de plus de terres pour faire paître les moutons. Il s’agissait de terres que les Aborigènes utilisaient alors. La population autochtone était considérée comme un obstacle à la réalisation de profits et pour surmonter cette situation, les colons ont entrepris une campagne violente pour chasser ceux-ci de leurs terres.
Au gré des besoins du capitalisme mondial, des dizaines de milliers d’Aborigènes ont été chassés dans des régions éloignées ou tout simplement tués. Certains ont été brutalement assassinés, tandis que d’autres sont morts de faim ou de maladies comme la variole et la tuberculose. Ces maladies ont été introduites par les Britanniques, et n’étaient auparavant pas présents parmi la population indigène. Il est prouvé que la variole a été introduite délibérément dans le cadre d’une stratégie militaire en 1789, comme cela avait été fait trente ans plus tôt en Amérique du Nord !
La création d’immenses pâturages de moutons signifiait également que des changements majeurs ont été apportés à l’environnement naturel. Beaucoup de plantes et d’animaux sur lesquels les peuples aborigènes comptaient pour se nourrir ont été détruits. Cela a eu un impact énorme sur leur capacité à chasser et à récolter de la nourriture, à cultiver et à pêcher. Pour se nourrir, il arrive que des aborigènes tuent des moutons. Les propriétaires de moutons ont souvent répondu en tuant indistinctement des aborigènes en représailles.
Une lutte très vive, mais essentiellement inégale, eut lieu entre les colonisateurs britanniques et les peuples autochtones. Une série de conflits se sont produits, les Aborigènes luttant férocement pour se défendre, ainsi que leur terre et leur mode de vie. Parallèlement à la guerre conventionnelle à petite échelle, les peuples autochtones se livrèrent aussi à des formes de sabotage pour résister. Des bâtiments furent brûlés, des chevaux tués et du bétail volé.
Génocide aborigène
Malheureusement, les colonisateurs britanniques eurent le dessus dans le conflit, principalement parce qu’ils étaient équipés d’armes bien supérieures telles que armes à feu et poisons. La façon dont les peuples aborigènes étaient socialement organisés a également rendue difficile la défense à grande échelle de la terre.
La guerre continua pourtant et la population aborigène décimée. D’une population estimée à plus de 700 000 au moment de l’invasion de 1788, près de 90% de tous les indigènes avaient été tués en 1900.Au début, le capitalisme australien était indubitablement construit sur le dos des moutons et des condamnés, mais il l’a aussi été dans le sang des aborigènes. Le génocide qui a eu lieu provient des fondements même des nouvelles relations de propriété capitalistes qui étaient en cours de création.
En raison de leur mode de vie, les peuples autochtones n’ont pas adhéré au concept capitaliste de la propriété privée. En revanche, les colonisateurs cherchaient essentiellement à privatiser eux-mêmes les terres pour les exploiter.Les colonisateurs britanniques apportèrent avec eux toutes sortes d’idées reculées. En partie, leur racisme brutal envers les Aborigènes a été formé par leur attitude envers les Noirs sous l’esclavage, mais a aussi été utilisé pour justifier la dépossession qui a permis d’étendre la colonie. Ils considéraient les Noirs comme des êtres inférieurs. Les condamnés étaient également considérés comme inférieurs, encore une fois pour justifier leur traitement sévère et l’exploitation de leur travail.
Exploitation des condamnés
Les condamnés étaient systématiquement punis et fouettés pour avoir refusé de se conformer aux ordres. Le confinement solitaire et le travail forcé étaient des punitions courantes. Le traitement sévère a été conçu en partie pour dissuader les rébellions; malgré cela, les condamnés ont tenté de résister et de lutter pour améliorer leurs conditions de vie.
Le ralentissement du travail et le sabotage ne sont que quelques-unes des tactiques utilisées par les détenus pour obtenir des concessions – ils ont d’abord obtenu des « limites » sur le nombre d’heures travaillées, puis le droit de travailler pour un salaire –parfois payé, souvent pas.
Des soulèvements comme la célèbre rébellion de Castle Hill ont également eu lieu mais, en raison des conditions économiques auxquelles les condamnés étaient confrontés, une lutte pour leur pleine émancipation n’était pas possible. Certains de ceux qui ont réussi à échapper au régime ont fini par devenir des « bushrangers » et ont vécu comme hors la loi.
Dans les années 1820, une petite économie capitaliste prospère avait pris racine à côté des colonies pénitentiaires. Une nouvelle classe marchande avait également émergée et commençait à briser le monopole des officiers britanniques. Des banques et des sociétés commerciales ont été créées et une monnaie stable a finalement été établie. Cela sapait encore l’influence des officiers, et la classe capitaliste commença à se diversifier.
Les capitalistes britanniques ont été encouragés à investir en Australie, en particulier dans le secteur agricole. L’importation et l’exportation de biens ont augmenté et, parallèlement à la laine, la vente de bois, d’huile de baleine et de peaux de phoques a contribué à la croissance de l’économie. L’augmentation du commerce a vu l’expansion des ports maritimes, et a vu de plus en plus de travailleurs employés dans l’industrie maritime.
La classe ouvrière
Ce fut dans ces conditions que la classe ouvrière australienne commença à émerger. Les capitalistes pouvaient déjà exploiter la terre, mais ils savaient qu’ils pourraient produire beaucoup plus de valeur en exploitant également la force de travail de cette classe ouvrière naissante. Les condamnés ont fourni les premières formes de travail en Australie, mais à mesure que l’économie grandissait, il fallait plus de «main-d’œuvre libre». Les condamnés qui avaient servi leur temps sont devenus peu à peu des travailleurs salariés et de nouveaux ouvriers avec certaines compétences sont arrivés de la Grande-Bretagne.
Il n’a pas fallu trop de temps à ces travailleurs pour se réunir dans une tentative d’améliorer leur situation. Beaucoup ont commencé à s’organiser en «sociétés». Il s’agissait généralement de combinaisons temporaires de travailleurs en fonction des revendications particulières – habituellement des améliorations des salaires et des conditions de travail. Même dans les premiers jours du capitalisme australien, les travailleurs savaient que leurs demandes étaient plus susceptibles d’être acceptées s’ils agissaient collectivement.
En 1823, le gouvernement britannique créa un Conseil législatif et reconnut formellement l’Australie comme une colonie. La loi draconienne sur les maîtres et les serviteurs a été introduite en 1828 dans le but de contrôler les travailleurs qui avaient commencé à lutter pour une plus grande part de la richesse et de limiter leur capacité à s’organiser collectivement. Tandis qu’une lutte se faisait sur la richesse créée, le mouvement des premiers travailleurs était encore trop immature pour contester l’ordre social existant.
Au début des années 1840, l’Australie connut une grave crise économique précipitée par la spéculation sur les terres et les stocks, ainsi qu’une sécheresse sévère. Un certain nombre de banques se sont effondrées et le chômage est devenu un problème majeur. Tandis que beaucoup de gens ordinaires ont lutté pour joindre les deux bouts, le gouvernement colonial fit tout en son pouvoir pour soutenir les intérêts de profit des propriétaires riches terriens et des capitalistes.
L’économie s’est finalement rétablie et, au fur et à mesure que le capitalisme s’est développé de nouveau, il fallut encore plus de force de travail. Les programmes de migration de la Grande-Bretagne ont été établis, les prix des terres étant fixés juste hors de la portée de la majorité. Cela a forcé la plupart des nouveaux arrivants à la main-d’œuvre et solidifié la position économique des riches propriétaires fonciers. Ces propriétaires sont devenus connus sous le nom de «squatters», car ils avaient essentiellement acquis des droits d’usage en occupant d’abord la terre.
Lutte pour le « travail libre »
A cette époque, une lutte s’engagea entre les « squatters » et les classes émergentes de travailleurs et de marchands dans les villes. Les squatters voulaient maintenir le système bon marché du travail forcé, alors que les travailleurs voulaient que le travail libre soit institué plus largement.
Pour les travailleurs, la présence de forçat permet de tirer vers le bas les salaires et empêchait l’extension de leurs droits par l’introduction de l’autonomie gouvernementale. Pour les commerçants et les petits commerçants, la main-d’œuvre libre serait un stimulant pour leur fortune, avec la capacité de consommation de la population en hausse. L’augmentation de la population pour répondre aux besoins des villes en pleine croissance a vu l’équilibre des forces pencher en faveur d’un système de travail libre.
Le transport des condamnés était de plus en plus considéré comme une forme de châtiment inefficace, car beaucoup de condamnés en Australie étaient effectivement mieux placés que ceux qui étaient touchés par la pauvreté en Grande-Bretagne. Le transport vers la Nouvelle-Galles du Sud a été arrêté en 1840, mais les tentatives pour le redémarrer ont été faites en 1848. Des réunions et des manifestations de masse ont été tenues et le gouvernement a été forcé d’abandonner toute tentative pour transporter des forçats à Sydney en 1850.
La découverte de l’or en Australie en 1851 a enfoncé l’un des derniers clous dans le cercueil des forçats, car il était perçu comme ridicule d’envoyer des criminels dans un pays où ils pourraient potentiellement devenir riche! De 1850 à 1868, seuls des transports de très petite échelle ont eu lieu. Au cours des 80 premières années de colonisation, environ 162 000 condamnés ont été envoyés en Australie. 80% de tous les condamnés envoyés en Australie ont été transportés pour crimes contre la propriété, contre seulement 3% qui avaient été transportés pour «crimes contre la personne».
Ruée vers l’or
C’est dans le contexte de la ruée vers l’or des années 1850 que le capitalisme australien a vraiment commencé à prendre forme. La ruée vers l’or a transformé l’économie australienne de façon spectaculaire, avec un long essor qui a lieu entre les années 1850 et les années 1890. Pendant les années 1850, la population de la colonie a essentiellement triplé avec des milliers de personnes immigrant de tous les coins du globe.
Au fur et à mesure que la taille de la classe ouvrière augmentait, sa capacité à exercer davantage d’influence allait de pair. Avec l’expansion de l’économie à un rythme rapide, les ouvriers dans les villes, les pelleteurs sur les champs d’or, et les petits commerçants exigeaient une plus grande part de la richesse créée. De puissantes batailles eurent lieu, la plus célèbre étant la rébellion d’Eureka à Ballarat.
Avant les années 1850, le régime des détenus entravait la mise en place d’un mouvement syndical organisé. D’une part, le gouvernement exerçait des pouvoirs dictatoriaux, tandis que d’autre part les capitalistes et les squatters riches ont donné la priorité à l’utilisation du travail des forçats afin de maximiser les profits.
À partir des années 1850, ce système a été réduit et des syndicats ont été créés. Un certain nombre de luttes organisées réussies ont été menées. Tout en venant plus tard que bon nombre de leurs homologues du monde entier, la classe ouvrière australienne a pu profiter des niveaux de vie relativement élevés créés par les booms économiques de la laine et de l’or.
Les travailleurs australiens de cette époque ont forcé toute une série de concessions importantes de la classe capitaliste, y compris les droits de vote des hommes, les réformes agraires et la journée de travail de 8 heures. Dans de nombreux cas, ces réformes ont été remportées des décennies à l’avance des travailleurs à l’étranger.
Puissance latente
Le capitalisme précoce en Australie a profité énormément de la terre qui a été volée aux populations aborigènes ainsi que de la surexploitation des prisonniers. La laine et l’or ont fourni la base pour le développement du capitalisme, mais la majeure partie de la richesse qui a été créée provient de l’exploitation des travailleurs. Comme c’est le cas pour le capitalisme partout, les travailleurs sont exploités en ce sens qu’ils ne reçoivent qu’une partie de la richesse qu’ils produisent. Le reste est tenu par les capitalistes comme profit.
Un système inégal a été mis en place dès le début en Australie. Cependant, dans son sillage une force sociale – la classe ouvrière – a été créée. Aujourd’hui, la plupart des gens sont de la classe ouvrière. Notre classe est unique en ce qu’elle est la seule force dans la société qui a le pouvoir latent d’arrêter l’exploitation et l’oppression sur laquelle le capitalisme se fonde.
Si la classe ouvrière agit collectivement et s’aligne sur les autres peuples opprimés, elle a le potentiel non seulement de remporter des réformes, mais aussi de créer un nouveau type de société qui utilise la richesse générée pour la majorité et le bien-être de tous. En mettant l’économie aux mains du public, nous pourrions utiliser cette richesse pour mettre fin à la pauvreté et à la dévastation environnementale du capitalisme et créer une société capable d’offrir une qualité de vie élevée pour toutes les personnes – et non pas seulement pour une minuscule minorité.
Comprendre l’histoire de la lutte entre le capital et le travail en Australie et ailleurs n’est que la première étape pour effectuer un tel changement.
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[Débat] Lénine et Trotsky face à la bureaucratie
Le PSL est heureux de publier la contribution d’Éric Toussaint (Lénine et Trotsky face à la bureaucratie – Révolution russe et société de transition) pour le site revolution1917.com. La révolution russe est toujours un événement unique, sinon le plus grand, de l’histoire de l’Humanité. Il était évident que son centième anniversaire allait être l’occasion d’innombrables questions et remarques. En tant que l’un des héritiers directs du courant politique qui en a été à la base, le PSL ne pouvait et ne voulait pas en rester absent. Nous organisons cette année de nombreux événements, de nombreux meetings, où des épisodes spécifiques du processus à l’œuvre à travers l’année 1917 sont discutés en détails. A chaque fois, nous y abordons les leçons qui restent pertinentes et celles qui ne le sont plus au regard des luttes actuelles.
Le 12 mars, la commission femmes du PSL a organisé une commémoration de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes qui, en 1917, fut le point de départ de la révolution de février. Pour nous, il ne s’agit pas simplement d’un intérêt historique, mais aussi d’une opportunité de lancer officiellement ROSA (Résistance contre l’Oppression, le Sexisme et l’Austérité), une campagne de lutte pour défendre une approche socialiste dans le mouvement féministe. Nous avons réédité l’œuvre monumentale de Trotsky, l’Histoire de la révolution russe, et également un ouvrage plus court et plus accessible ‘‘1917, la révolution russe ébranle le monde’’. Avec le site revolution1917.com, nous essayons de répondre de la façon la plus complète possible aux innombrables mensonges et distorsions amenés par les médias établis. A l’automne, notre événement annuel ‘‘Socialisme’’ sera quasiment intégralement consacré à ce qui fut à l’époque l’évènement le plus enthousiasmant pour des générations d’opprimés mais également le plus décrié pour celui qui s’inquiétait et s’inquiète toujours de la sauvegarde de la mainmise sur le pouvoir par une petite élite. L’historien français Jean-Jacques Marie, spécialiste de l’URSS et auteur de biographies consacrées à Trotsky, Lénine et Staline, a déjà accepté d’y participer.
L’attention du PSL pour ce grand événement ne touche peut-être que des cercles restreints, mais un nombre de travailleurs, d’intellectuels de gauche et de jeunes plus important qu’habituellement apprécie cette démarche. De même qu’Éric Toussaint. Ce dernier fut l’un des initiateurs de la LRT en 1971, qui est aujourd’hui la LCR. Depuis 1990, il est la force motrice du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM, aujourd’hui Comité pour l’abolition des dettes illégitimes). Depuis 2010, il soutient, à travers l’International citizen debt audit network, divers audits citoyens qui inspectent les dettes publiques de pays européens. En 2007, il était membre de la commission de l’audit intégral de la dette de l’Equateur (CAIC) mis sur pied par le président Rafael Correa. En 2008, il a conseillé le président paraguayen Fernando Lugo sur l’audit des dettes et, en 2015, il était coordinateur scientifique de la commission de vérité sur la dette publique grecque créée par la présidente du parlement Zoé Konstantopoúlou. Suite à la proposition d’Éric Toussaint, nous republions avec plaisir ci-dessous une contribution qu’il a écrite en 1989 et complétée cette année-ci (2017).
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Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (4e partie)
Le développement historique du marxisme
Tout au long des précédentes parties de ce document, le marxisme a été expliqué en tant qu’argument raisonné (c’est-à-dire abstrait). Nous avons fait cela afin de simplifier les idées du marxisme, pour pouvoir mieux les expliquer. Mais le marxisme, comme toute autre idée, n’est que le produit du développement historique. Les avancées dans la pensée qui ont culminé aujourd’hui avec le marxisme se sont produites au fur et à mesure des transformations des conditions sociales.
Dans cette quatrième partie, nous nous penchons sur l’histoire de l’évolution de la pensée philosophique qui a abouti au marxisme à l’époque capitaliste moderne.
– Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)
L’idéalisme religieux
Les premières tentatives d’expliquer le monde ont pris la forme des religions primitives, avec la croyance selon laquelle des esprits ou des génies existent qui contrôlent la nature. Pour pouvoir expliquer d’où viennent les rêves, les hommes primitifs ont développé l’idée d’une « âme » capable de quitter le corps. Comme ils n’avaient aucune connaissance du cerveau ou du subconscient, cette théorie expliquait apparemment pourquoi les hommes se réveillaient toujours au même endroit que là où ils s’étaient endormis, alors qu’ils avaient rêvé qu’ils étaient en train de se promener.
Dans les rêves, on peut voir vivantes des personnes décédées, ce qui a mené à l’idée selon laquelle toute personne possède une « âme » immortelle (qui ne peut mourir). À partir de là, est apparue l’idée selon laquelle d’autres « âmes », qui nous sont invisibles lorsque nous sommes éveillés, sont la cause de tous les phénomènes inexplicables dans le monde réel. C’est de là qu’on a fini par imaginer l’existence de dieux, ou d’un seul dieu, qui, comme les âmes, était éternel (avait toujours existé).
Le développement de l’idée du dieu éternel a joué le rôle d’un gros caillou coincé entre les ciseaux de la connaissance humaine. À partir du moment où on envisageait que certaines choses sont « éternelles » dans le monde, il n’y avait plus besoin de rechercher des explications objectives. Si quelque chose a toujours existé de toute éternité, il n’y a pas besoin de l’expliquer ! Mais l’« éternité » est une idée abstraite : on ne voit pas d’« éternité » nulle part dans le monde ! Cette idée n’est rien d’autre qu’un produit des conditions sociales qui lui ont donné naissance. Mais ce genre d’idées abstraites a pu s’élever au-dessus de la société, comme un dogme, un acte de « foi ». La conséquence en a été que pendant des siècles entiers, il est devenu impossible de développer l’idée que des explications objectives pourraient être trouvées aux phénomènes observés dans la nature ou dans la société.
Toute religion est donc une forme d’idéalisme. Toutes les religions affirment qu’il y a une limite aux explications objectives, parce que selon elles, il existe « quelque chose » « en-dehors » du monde : que ce soit un au-delà, une âme, un dieu, ou une « énergie cosmique ». Au lieu de comprendre que ces idées n’étaient qu’un produit de la société, on a commencé à dire que la société elle-même était un produit de Dieu, alors que Dieu n’est rien d’autre qu’une idée humaine. Marx expliquait ainsi que :
« L’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde… »
(Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)Mais cette situation était inévitable dans les sociétés primitives qui avaient très peu de connaissances ou une très faible compréhension du monde. Le fait que la religion existe encore aujourd’hui, à une époque où la science est beaucoup plus avancée, ne peut s’expliquer que par une explication objective tenant compte des conditions sociales actuelles : les hommes n’arrivent toujours pas à expliquer leurs conditions de vie. Dans la société capitaliste, cela revient à se poser la question de comprendre pourquoi certains sont tellement riches, alors que d’autres n’ont rien.
Sans une compréhension scientifique de la société (une compréhension qui est en permanence combattue avec acharnement par tout l’arsenal idéologique de la bourgeoisie), cette situation est présentée comme étant simplement le résultat de « la chance ». Pour la classe capitaliste, la religion explique leur « chance » par le fait que ces personnes sont « bénies ». Pour la classe prolétaire, la religion explique que leur « malchance » constitue une « épreuve pour leur foi » ou que cela fait partie du « plan de Dieu » ; dans tous les cas, il s’agit d’une situation qu’elle doit accepter et tolérer. La moindre petite amélioration des conditions de vie des prolétaires est interprétée comme provenant de la volonté de Dieu, et non pas des sacrifices de la lutte de classe. Au point où même un bon président serait envoyé par Dieu, et non pas le fruit de certaines conditions sociales ayant mené à sa prise de pouvoir… Marx expliquait ainsi que :
« La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. Elle est l’opium du peuple.
Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes dont la religion n’est que l’auréole. »
(Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)Les critiques du capitalisme données par certains guides religieux opérant dans des congrégations prolétaires sont bien entendu relativement progressistes. Mais au final, tout le cadre philosophique de la religion, avec son idée d’un dieu « éternel », maintient la classe prolétaire et les pauvres dans une « illusion concernant leur propre situation ». Ce mode de pensée empêche la classe prolétaire d’arriver à une véritable compréhension des causes de sa souffrance. Or, ces causes ne peuvent être découvertes que par l’examen des conditions sociales objectives de la société capitaliste. Et ce n’est que sur cette base que l’on peut obtenir une véritable compréhension de ce qui est nécessaire pour transformer la société.
La philosophie antique
Il y a plus de 2500 ans, le développement des cités-États de la Grèce antique et des autres nations de la mer Méditerranée rendait la société de plus en plus complexe. C’est alors que sont apparues pour la première fois la plupart des idées philosophiques fondamentales qui sont réapparues par la suite tout au long des siècles sous des formes nouvelles. C’est dans le monde antique qu’est apparue la logique formelle, développée par le philosophe grec Aristote.
D’autre part, les troubles révolutionnaires qui ont ébranlé la ville grecque de Milet (qui se trouve aujourd’hui en Turquie) ont donné naissance à l’idée que des bouleversements profonds étaient possibles, dont les causes pouvaient être découvertes (une idée notamment développée par le philosophe Anaximandre). C’est de cette conclusion que tirent leurs racines à la fois le matérialisme et la dialectique modernes. Mais ces anticipations sont restées très limitées en raison des conditions sociales de l’époque et de la faiblesse des connaissances sur la nature et sur la société. Matérialisme et dialectique sont restés deux idées isolées l’une de l’autre. Mais le fait qu’elles soient nées a tout de même joué un rôle en repoussant les limites de la pensée de l’époque.
Cependant, avec l’effondrement de la société antique, ces idées ont été perdues pendant des siècles. La nouvelle religion chrétienne catholique, qui a dominé l’Europe à partir du 4e siècle, a cherché à limiter toutes les tentatives de comprendre le monde dans le cadre de la société féodale qui venait de s’établir.
La scolastique
Au 12e siècle, les œuvres du philosophe grec Aristote ont été redécouvertes par l’Europe. Beaucoup de ses théories étaient potentiellement très utiles et suscitaient beaucoup d’enthousiasme chez les intellectuels. Aristote était un pionnier qui avait établi une méthode qui annonçait la méthode scientifique. Il effectuait des observations (même si ses observations étaient pour la plupart superficielles et erronées) pour en tirer des conclusions qui servaient de base à ses théories.
L’Église catholique a perçu cette méthode comme une menace, parce qu’elle suggérait que la connaissance pouvait être acquise par des moyens autres que la révélation divine (sans même parler du fait qu’Aristote était un païen qui croyait en l’existence de plusieurs dieux !). Thomas d’Aquin, un seigneur féodal italien et intellectuel catholique, a alors entrepris de « christianiser » les idées d’Aristote, créant ainsi une nouvelle philosophie appelée la scolastique. Il s’agissait d’un mélange d’idéalisme religieux et des étiquettes statiques de la logique formelle. Cette nouvelle doctrine est devenue une arme très efficace entre les mains de la classe féodale pour légitimer son règne.
Ayant décrété que la « cause première » d’Aristote était identique au dieu chrétien, la scolastique enseignait que les choses ne doivent pas être découvertes mais interprétées. Tout pouvait être révélé à travers les textes chrétiens. Ainsi, pour comprendre le monde, il n’était pas nécessaire d’aller faire des observations sur le terrain : le seul « outil » requis était un bon fauteuil moelleux entre les quatre murs d’une salle de lecture. Et si la réalité du monde en-dehors de ces quatre murs contredisait ce que la scolastique avait « interprété » par la lecture des textes et la contemplation de Dieu, ces observations étaient rejetées : c’était le monde qui était « erroné ». C’est un peu la même chose qu’on voit aujourd’hui, quand on entend des gens répéter que « L’homme est égoïste de nature », même après qu’on leur montre des centaines d’exemples d’entraide, de générosité et de solidarité entre les hommes. La relation entre le monde et les pensées reste donc « la tête en-bas ».
La révolution scientifique
La révolution scientifique qui a éclaté en Europe au 17e siècle a commencé à remettre en cause cette façon de voir le monde. Tout comme à Milet deux mille ans auparavant, l’Europe connaissait alors une période de profonds bouleversements sociaux. La classe bourgeoise, l’ancêtre de la classe capitaliste, commençait à devenir une force importante dans la société, mais entrait de ce fait en conflit avec la classe féodale. Au cours du 17e siècle, on a vu des révolutions et des contrerévolutions entre ces deux classes, qui ont pris la forme de guerres de religion, comme la Guerre civile anglaise et la guerre des Trente Ans qui a ensanglanté toute l’Europe.
Déjà, la classe bourgeoise avait réinventé le christianisme en créant la religion protestante, qui remettait en cause la domination de l’Église catholique et sa légitimation du règne de la classe féodale, « voulu par Dieu ». À la place, le protestantisme insistait sur la possibilité d’un lien direct et personnel avec Dieu, sans devoir forcément passer par l’intermédiaire de la hiérarchie catholique. Cette brèche dans les défenses idéologiques de la société féodale a commencé à s’élargir : il n’en fallait pas plus pour que tout ce qui était enseigné par l’Église catholique soit remis en question. Même si les penseurs à l’origine de la révolution scientifique n’ont jamais remis en doute l’idée de l’existence d’un dieu (du moins, d’un dieu réinventé), ils n’acceptaient plus ni les dogmes catholiques, ni la scolastique en tant que seule manière de comprendre le monde.
Le matérialisme est réapparu au cours de la révolution scientifique, mais en y ajoutant l’idée que les observations pouvaient nous donner des informations sur le monde que la simple « interprétation » des textes dans une salle de lecture ne pouvait nous donner. L’invention du télescope et du microscope, ainsi que d’autres instruments scientifiques, ont permis d’effectuer des observations plus détaillées, voire inédites, de la nature. C’est ainsi qu’on a découvert la place de la Terre dans le système solaire ; c’est ainsi qu’on a découvert les microbes, ces petits êtres vivants minuscules qui sont responsables des maladies.
Beaucoup de ces premiers scientifiques à l’origine de ces découvertes étaient aussi, par nécessité, des philosophes. Au 17e siècle, alors que la logique formelle héritée de la scolastique demeurait le mode de pensée dominant, les nouvelles observations ne pouvaient plus être expliquées par les vieilles façons de penser. À moins de rejeter ces observations comme « erronées », ces premiers scientifiques étaient contraints de proposer de nouvelles idées sur la nature de la connaissance et de la compréhension humaines. C’est un peu le même problème auquel est confronté le marxisme aujourd’hui, comme nous l’avons expliqué dans la première partie de ce document.
Toutefois, le matérialisme qui est né au cours de la révolution scientifique, même s’il constituait une avancée, restait limité. Il conservait certaines limites issues de l’ancienne façon de penser. Par exemple, les premiers scientifiques rejetaient avec force toute tentative d’émettre des théories. Ils ne pensaient pas qu’il était possible de relier entre elles leurs nouvelles observations pour en tirer un tableau plus large. Ils étudiaient des phénomènes, mais pas les connexions entre ces phénomènes.
Cette première forme de matérialisme affirmait qu’il était possible de trouver des explications objectives aux phénomènes naturels. Mais elle ne pouvait toujours pas vraiment expliquer les processus de changement qui se produisent dans le monde. On ne remettait pas en cause le fait que certains changements se produisaient à un certain niveau, mais ce changement était considéré de façon mécanique.
Par exemple, on a conçu un modèle du système solaire où le soleil, les planètes, les lunes tournaient les unes autour des autres comme si elles étaient montées sur des rouages mécaniques, comme les cadrans d’une montre. On ne comprenait toujours pas que le système solaire s’était formé il y a des milliards d’années à partir d’un conglomérat de gaz et de poussières en rotation. On ne comprenait pas non plus que le système solaire finira un jour par disparaitre dans des milliards d’années, après que le soleil ait fini de bruler toutes ses réserves d’énergie. Ce matérialisme mécanique concevait des changements dans l’espace, mais pas dans le temps. Il ne décrivait donc que des formes de changement très superficielles.
Dieu avait toujours un rôle à jouer dans ce nouveau matérialisme mécanique. Dieu était maintenant le « grand horloger ». Dieu avait conçu un plan pour le monde, avait assemblé les rouages et mécanismes, puis l’avait mis en marche. On retrouve toujours des traces de ce mode de pensée dans la théorie du « dessein intelligent », l’idée (erronée) selon laquelle Dieu aurait guidé le processus d’évolution dans la nature pour « aboutir » à la création de l’homme. Mais c’est ce matérialisme qui a jeté les bases de la révolution scientifique. Même s’il était limité, il était déjà révolutionnaire.
C’est lors du 18e siècle, où la puissance de la classe bourgeoise croissait de plus en plus, que les nouvelles façons de concevoir la nature ont commencé à être appliquées à la société. On appelle cette période l’âge des « Lumières ». Bien évidemment, la classe bourgeoise a alors découvert qu’une société « objective » serait une société qui serait organisée conformément à ses intérêts. Le « point de vue » de ces philosophes bourgeois (Rousseau, Voltaire, Jefferson, Hobbes…) concernant les concepts de liberté, d’égalité, de démocratie, a été transformé en une série d’idées abstraites qui ont été élevées au-dessus de la société, formant ainsi un nouvel idéalisme philosophique.
Kant et Hegel
Au fur et à mesure que de nouvelles observations étaient effectuées, la science continuait à repousser les limites du matérialisme mécanique. C’est ainsi que le philosophe allemand Kant, ayant observé des nébuleuses dans l’espace (de gigantesques nuages de gaz dans l’espace) a rompu avec le modèle mécanique du système solaire, en développant une théorie selon laquelle ces nuages de gaz, en se condensant, finissent par donner naissance à des étoiles et à des planètes.
En 1789, la classe bourgeoise française a renversé sa classe féodale. C’était la révolution française, qui a ouvert la voie à des décennies de révolutions et de contrerévolutions dans toute l’Europe. C’est au cours de cette période de transformations révolutionnaires que le philosophe allemand Hegel a réintroduit l’ancien concept grec de la dialectique. Le monde était en effet en train d’être bouleversé : il fallait une explication à tout ce changement.
Malheureusement pour Hegel, même s’il a redécouvert la dialectique, il n’était pas un matérialiste. Il a renversé les étiquettes fixes de la scolastique en introduisant des lois dialectiques qui pouvaient décrire le changement. Mais il n’a pas cherché une explication objective des idées en observant les processus qui ont lieu dans la nature et dans la société. Hegel était convaincu que c’étaient les idées qui étaient la cause du changement. En d’autres termes, la dialectique de Hegel était idéaliste. Il a remplacé Dieu par « l’Idée », qui existait quelque part « au-delà » du monde réel.
Marx et Engels
Dans sa jeunesse, Marx était un « jeune hégélien », un partisans des idées de Hegel. Mais il a fini par se rendre compte des limites de la philosophie de Hegel. La principale avancée réalisée par Marx et par son ami Engels a été de prendre la dialectique de Hegel et de la « remettre sur ses pieds ». En d’autres termes, Marx et Engels ont rendu la dialectique matérialiste. Marx et Engels ont expliqué que le rôle de la pensée dialectique devrait être de décrire les changements en cours dans le monde, pour nous aider à mieux le comprendre. Marx et Engels ont combiné le matérialisme et la dialectique pour développer le matérialisme dialectique.
Tant qu’elles étaient isolées, ces deux idées étaient assez faibles. Mais regroupées, elles devenaient beaucoup plus fortes. C’est à partir de cette nouvelle philosophie, de cette nouvelle méthode d’analyse, que Marx et Engels ont pu développer l’analyse scientifique de la société dont nous parlions dans la première partie de ce document.
Cette avancée n’a pas été rendue possible uniquement par le « génie » de Marx et d’Engels (même si on ne peut pas dire qu’ils n’étaient pas brillants). Depuis le début de la révolution scientifique, les avancées dans la compréhension de la nature s’étaient poursuivies, ce qui permettait d’obtenir des explications objectives pour de plus en plus de phénomènes dans le monde. Par exemple, la théorie de l’évolution de Charles Darwin permettait d’expliquer les changements en cours dans le monde animal, renversant l’idée scolastique selon laquelle les « formes » animales étaient éternelles. Il devenait de plus en plus évident que la nature pouvait être décrite de manière exacte par la dialectique.
Tout comme les périodes de l’histoire qui avaient précédé, Marx et Engels vivaient dans une période de révolutions et de contrerévolutions. Après la révolution française, de plus en plus de gens étaient déçus de constater que la « liberté » dont on avait tant parlé n’était en réalité que la « liberté » pour les capitalistes. Les prolétaires, les pauvres, les femmes, les esclaves noirs restaient exclus. C’est ainsi qu’est apparu le courant des « socialistes utopistes » en France et au Royaume-Uni. Tout comme les philosophes bourgeois des Lumières croyaient qu’une société organisée de manière « objective » ne pouvait être qu’une société organisée selon les intérêts de la classe capitaliste, ces premiers socialistes croyaient qu’une société « objective » serait une société organisée selon les intérêts de la classe prolétaire. Ils pensaient pouvoir convaincre les capitalistes de leurs erreurs et leur faire entendre « raison ». Mais ils ont été surpris lorsque le « point de vue » de la classe capitaliste s’est avéré non négociable ! On voit toujours cette attitude aujourd’hui chez les réformistes petits-bourgeois qui pensent que la classe capitaliste pourrait être convaincue de traiter les travailleurs de façon plus juste, simplement parce que « c’est ça qui est moral ».
Mais la réponse à cette « idéalisme socialiste » a été fournie par l’émergence de la classe prolétaire en tant que force politique indépendante dans la société. Les prolétaires pouvaient parler pour eux-mêmes ! Au Royaume-Uni, le mouvement chartiste s’est développé à partir des années ‘1830 pour demander des droits politiques pour la classe prolétaire. En France, on voyait des grèves se déclarer dans les grandes villes industrielles.
Marx et Engels en ont tiré la conclusion que le socialisme ne pourrait advenir que suite à la lutte de la classe prolétaire contre la classe capitaliste, pas à force de chercher à convaincre certains capitalistes « de bonne volonté ». Comme Marx et Engels l’ont écrit dans la première ligne du Manifeste du Parti communiste, « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte de classes ». La même année où le Manifeste a été publié, les révolutions européennes de 1848 ont confirmé cette prédiction. La classe prolétaire allait de plus en plus tendre à se battre pour elle-même, sans devoir forcément suivre la classe capitaliste dans sa lutte contre la classe féodale.
Ce sont tous ces développements dans la société qui ont permis à Marx et Engels d’accomplir cette avancée philosophique pour la première fois de l’histoire de l’humanité.
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Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (3e partie)
Les outils de la pensée dialectique
Dans les deux premières parties de ce dossier (les liens ici et ici), nous avons vu que le marxisme n’est rien d’autre que la méthode scientifique appliquée à l’étude de la société, qui nous permet d’effectuer des prédictions, qui s’avèrent souvent beaucoup plus exactes que celles que tentent de faire les théoriciens et intellectuels bourgeois et petits-bourgeois. Nous nous sommes également penchés sur le fonctionnement de cette méthode, en approfondissant notamment l’opposition entre l’approche « idéaliste » des intellectuels bourgeois et l’approche « matérialiste » (scientifique) qui est celle des marxistes.
Dans cette troisième partie, nous passons plus en détail l’essence même de la pensée dialectique et les outils philosophiques qui nous aident à adopter ce mode de pensée.
– Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)
Le matérialisme dialectique est une méthode. Il ne s’agit pas d’une boite magique qui nous donne automatiquement une connaissance du monde entier. Tout ce que fait le matérialisme dialectique, c’est nous enseigner comment trouver des explications objectives. Il n’existe aucun raccourci : il faut toujours évidemment découvrir et étudier les faits et les données qui concernent les phénomènes que nous voulons comprendre, y compris la manière dont ces phénomènes évoluent. Mais ce qui est important, est de savoir bien organiser et relier toutes ces données entre elles afin de pouvoir bien les comprendre.
Modèles, abstractions et généralisations
L’utilisation de modèles est une méthode qui permet de former des théories capables de relier entre elles nos observations pour les expliquer. En science, un modèle est une manière de décrire comment le monde fonctionne. Les modèles sont des représentations simplifiées qui nous permettent de comprendre quelque chose que nous ne pourrons peut-être jamais voir. Cela nous permet de développer un « point de vue » différent de celui que nos cinq sens nous permettent de percevoir. Par exemple, le modèle scientifique moderne du système solaire nous permet de comprendre beaucoup plus de choses que ce que nous pouvons voir à l’œil nu.
Certains modèles ne « ressemblent » en rien aux choses qu’ils sont censés décrire. Par exemple, prenons les atomes. Toute matière dans l’univers (y compris les êtres humains) est composée d’atomes. Le modèle d’un atome, illustré ci-dessous, a été conçu de sorte à « ressembler » au système solaire.
Ce modèle nous montre les trois particules subatomiques qui composent un atome : au centre, nous voyons un noyau, composé de protons et de neutrons (les petits ronds noirs et gris) ; en « orbite » autour de ce noyau, nous voyons des électrons (les petits ronds blancs). Ce modèle représente ces particules subatomiques sous la forme de petits ronds. Mais ce modèle n’est jamais qu’une simplification de l’atome, conçue pour nous permettre de le comprendre. Par exemple, les électrons sont des charges électriques négatives. Est-ce qu’une charge électrique négative ressemble à un petit rond blanc ? C’est très peu probable ! Les protons et les neutrons peuvent quant à eux être encore décomposés en « quarks », qui ne sont pas représentés sur ce modèle. Est-ce que les protons et neutrons ressemblent à des petits ronds noirs et gris ? À nouveau, c’est très peu probable.
Cependant, si nous laissons de côté les équations mathématiques qui nous permettent d’obtenir une description encore plus précise des atomes, ce modèle nous donne une représentation de l’atome qui nous permet d’acquérir une très bonne compréhension de la manière dont les différents éléments chimiques interagissent pour former toute la matière que l’on trouve dans l’univers. En utilisant ce modèle, nous pouvons faire des prédictions qui peuvent prouver que ce modèle décrit bel et bien les différents procédés d’évolution de la matière.
Ce modèle d’atome est une abstraction. Que signifie le mot « abstraction » ? Cela veut dire que nous prenons une chose et que nous la sortons de son contexte afin de la simplifier et de pouvoir mieux la comprendre. Il s’agit d’un outil de pensée très puissant. Une fois qu’un modèle a été développé, il peut être généralisé, comme nous l’avons vu dans la première partie de ce document ; c’est-à-dire qu’il peut être appliqué à tous les phénomènes similaires.
Par exemple, une fois que nous avons obtenu un modèle de l’atome, nous pouvons généraliser ce modèle à l’ensemble des autres atomes. Nous n’avons donc pas besoin de nous pencher sur chacun des milliers de milliards d’atomes qui composent le corps humain pour vérifier si chacun de ces atomes correspond bien au modèle de notre atome. Nous utilisons ce modèle pour tous les atomes, jusqu’à ce qu’une observation vienne contredire notre modèle, c’est-à-dire que nous ne soyons pas capables d’expliquer cette observation en utilisant notre modèle. Si cela se produit, nous devons revenir à la question du « pourquoi ? », et développer un nouveau modèle, plus exact, qui nous permettra de faire des observations encore plus précises.
Le marxisme utilise lui aussi la méthode scientifique. L’immense œuvre de Marx, Le Capital, est un examen méticuleux du mode de fonctionnement de la société capitaliste. Il s’agit d’un chef d’œuvre du matérialisme dialectique. Dans ce livre, Marx se penche sur le développement historique du capitalisme. Mais pour décrire les différents processus économiques en cours au sein du capitalisme, il les réduit souvent à des modèles abstraits, voire à des équations mathématiques, avant de les ramener dans leur contexte historique et d’en tirer des conclusions.
Même les idées les plus fondamentales du marxisme utilisent le concept d’abstraction et de généralisation. Par exemple, le concept de « classe prolétaire ». À tout moment, dans la société, la « classe prolétaire » est composée de toute une série de différentes couches, elles-mêmes composées de millions, même de milliards d’individus. Il y a des ouvriers du métal, il y a des mineurs, il y a des caissières de supermarché, il y a des employés de bureau, il y a des enseignants, il y a des chômeurs…
Dans chaque secteur, il y a une division du travail en différents métiers. Et aucun de ces individus, qu’il s’agisse de M. Kouakou, de Mme Ouedraogo ou de M. Ribourt, ne peut représenter à lui seul le « prolétaire parfait ». Mais ce concept est une généralisation extrêmement utile qui nous permet de mieux comprendre le fonctionnement de la société.
La limite des modèles, des abstractions et des généralisations
Bon nombre des idées et des concepts que nous utilisons dans la vie de tous les jours sont des modèles abstraits ou des généralisations. Ces « raccourcis mentaux » sont très utiles, car ils nous permettent de ne pas être surchargés d’informations. Mais ces méthodes de pensée, bien que très importantes, ont une double face. Il est donc crucial de bien comprendre les limites de ce mode de pensée, pour nous assurer que nos idées décrivent bel et bien le monde dans lequel nous vivons.
Dans la langue de tous les jours, on entend souvent dire « Il ne faut pas généraliser ». On emploie souvent cette expression (à juste titre d’ailleurs) pour dire qu’il est incorrect de vouloir condamner un groupe tout entier pour les crimes commis par un individu appartenant à ce groupe. Cependant, en termes philosophiques, il n’est pas toujours mauvais de généraliser. Mais il faut bien comprendre quand nous pouvons généraliser, et quand nous ne pouvons pas. Nous pouvons démontrer ceci en utilisant le modèle le plus simple : un nom, c’est-à-dire un identifiant.
Nous utilisons le même identifiant pour décrire deux pommes différentes. L’identifiant que nous utilisons considère ces deux objets comme identiques. Pourtant, ils ne sont pas identiques. Ces deux pommes ont des formes différentes, des couleurs différentes. Évidemment, vous savez sans doute qu’il existe différentes variétés de pomme. Vous auriez pu répondre que la première pomme est une pomme « Granny Smith », alors que l’autre est une « Golden Delicious ». Mais nous ne sommes pas tirés d’affaire pour autant ! Prenons trois pommes « Granny Smith ». Aucune d’entre elle n’est la même que l’autre. Toutes ces pommes ont des formes différentes, des couleurs différentes, des tailles différentes… Donc, même en décidant d’être plus précis et d’utiliser le terme de « pomme Granny Smith », nous voyons qu’un même identifiant considère comme identiques des objets qui sont pourtant différents.
Dans la vie de tous les jours, évidemment, nous pouvons très bien appeler tous ces objets des « pommes » sans que cela ne pose aucun problème. Mais l’identifiant « pomme » est trop imprécis si nous voulons savoir de quelle variété de pomme nous avons besoin pour cuire un cidre ou pour préparer une tarte aux pommes. On ne peut pas utiliser n’importe quelle « pomme » pour ces deux recettes !
Est-ce qu’un identifiant encore plus précis nous permettra de dépasser cette limite ? Par exemple, nous pourrions parler de cette pomme, la première pomme… Et lui donner un identifiant unique, par exemple, « pomme nº1 ». L’identifiant « pomme nº1 » ne s’applique qu’à cette pomme et à aucune autre pomme dans le monde. Chaque propriété observable et mesurable de cette pomme qui peut servir à la différencier de toutes les autres pommes du monde (que ce soit sa taille, sa forme, sa couleur, son poids…) est incluse dans l’identifiant « pomme nº1 ». Est-ce que cette délimitation extrêmement étroite de notre identifiant nous permet de décrire avec la plus grande exactitude cette pomme et aucune autre ?
La réponse est : seulement pour un temps ! Parce que toutes les propriétés qui sont incluses dans l’identifiant « pomme nº1 » sont soumises au changement, d’heure en heure, d’une seconde à l’autre ! Cette pomme ne pourrait être décrite parfaitement par l’identifiant « pomme nº1 » que si elle n’existait pas dans le temps. Mais toute chose existe dans le temps ! Toute pomme qui a été cueillie sur un arbre commence à pourrir. Dans peu de temps, notre pomme changera de couleur pour devenir marron. Sa forme ronde et ferme va devenir ridée, déformée, molle. Toutes les caractéristiques décrites par l’identifiant « pomme nº1 » auront disparu. Est-ce que cette pomme peut toujours être considérée comme la « pomme nº1 » ?
La réponse est : OUI et NON. Si nous avions filmé cette pomme, on pourrait accélérer le film et on verrait la pomme en train de pourrir du début à la fin. Mais ce qui reste de notre « pomme nº1 » n’est maintenant plus vraiment « une pomme », mais plutôt « une pomme pourrie ». Alors que nous aurions été très heureux de manger la première pomme, nous ne voudrions même pas toucher la deuxième ! En quelques jours, à cause du passage du temps et du processus de changement, l’identifiant « pomme nº1 » est devenu complètement inutile pour décrire cette pomme.
Mais si je m’arrête à mon étiquette de « pomme nº1 », je vais commencer à vouloir prouver que rien n’a changé. Si je faisais cela, cela voudrait dire que je considère l’identifiant comme plus important que la chose elle-même que cet identifiant est censé décrire. C’est-à-dire que cette étiquette est enlevée de son contexte : elle devient totalement abstraite. C’est un tel raisonnement qui nous fait considérer le monde comme quelque chose de statique et d’immobile, parce que nos modèle abstraits et nos étiquettes abstraites sont statiques et immobiles. Voilà comment nous retombons dans l’idéalisme que nous avons décrit dans la deuxième partie de ce document.
Nous avons donc décrit ici les limites de la logique formelle. La pensée dialectique est parfois appelée logique dialectique. La logique formelle ne nous permet pas de comprendre les processus de changement. La dialectique, par contre, nous le permet.
Le mot « logique » est souvent utilisé aujourd’hui lorsqu’on dit qu’il faut « être logique » par rapport à un problème ou à une situation. Ce mot vient de l’ancienne langue de la Grèce, le grec ancien, où le mot « logos » signifiait le « raisonnement ». On peut donc dire que ces différentes formes de logique sont aussi différentes formes de raisonnement.
Les idées abstraites sur la société
Lorsque nous tentons de comprendre la société, les étiquettes abstraites qui refusent de reconnaitre le processus de changement ont elles aussi pour effet de nous distraire.
Par exemple, nous savons que des mots tels que « justice » ont une signification générale, mais tant qu’on n’a pas placé ces mots dans leur contexte, ils ne veulent plus rien dire. L’idée de « justice » proposée par la classe capitaliste est que les patrons doivent recevoir leur « juste » part de profit suite à leurs investissements. L’idée de « justice » proposée par le prolétariat est que les travailleurs doivent recevoir leur « juste » salaire en échange de leur travail. De même que les paysans trouvent qu’ils doivent recevoir leur « juste » prix pour leur produit. Mais des salaires élevés réduisent les profits, tout comme des profits élevés… réduisent les salaires. On voit donc que le même concept de « justice » est utilisé pour décrire deux choses différentes.
Imaginons que nous avons sur un plateau télévisé un responsable syndical et le patron d’une usine, et qu’on les invite à débattre de la question des salaires. Ils vont tout de suite se lancer l’un à l’autre le mot « justice » à la tête. Chacun estime que la « justice » est de son côté, en fonction de son propre « point de vue » ; mais ils ne vont jamais être capables de se convaincre l’un l’autre. Donc, tant que le débat ne cherche pas à dépasser les abstractions et à définir ce que l’on entend par « justice » en plaçant ce mot dans un contexte donné, mieux vaut éteindre sa télé ou changer de chaine, parce que ce débat ne nous apprendra rien du tout.
Un autre exemple : prenons le FPI, Front populaire ivoirien. Nous parlons ici d’une organisation qui existe depuis plus de trente ans. Nous utilisons ce raccourci aujourd’hui pour parler de la politique « menée par le FPI » ou du dernier scandale « lié au FPI ». Mais lorsque nous regardons le rôle du FPI tout au long des trente dernières années, nous voyons que l’étiquette « FPI » est trop imprécise pour nous aider à bien comprendre l’histoire.
Fondé en 1982 dans la clandestinité, le FPI était au départ un parti d’idéologie stalinienne (« communiste »), qui défendait l’idée d’une « révolution démocratique nationale » comme préalable au développement du pays. Le parti est alors associé à la lutte contre le régime de parti unique menée par les étudiants et travailleurs de Côte d’Ivoire tout au long des années ‘1980, avant d’être reconnu légalement en 1990 et de se réclamer de la social-démocratie, suite à la chute de l’Union soviétique.
Tout au long des années ‘1990, il joue son rôle de parti d’opposition aux côtés des syndicats et notamment de la FESCI. Arrivé au pouvoir en 2000, il se retrouve entrainé dans une guerre civile, va de compromis en compromis avec l’impérialisme, adopte un discours de plus en plus nationaliste et religieux, et finit par mettre au pas les syndicats du pays en excluant les leaders trop radicaux et en imposant ses propres éléments à la tête de ces structures.
Ayant perdu le pouvoir, le parti devient inactif, se scinde en deux, et son aile radicale apparait de plus en plus comme une secte religieuse qui attend le retour de son leader avant de tenter d’organiser la moindre lutte, tandis que l’autre aile adopte un discours purement social-démocrate.
Toutes ces différentes phases de l’histoire du FPI étaient très différentes les unes des autres. Alors, laquelle de ces phases entend-on lorsqu’on parle « du FPI » ? À moins que nous ne précisions à chaque fois le contexte historique dans lequel nous voulons parler « du FPI », nous risquons de commettre de nombreuses erreurs !
Une erreur fréquemment commise par la jeunesse actuelle provient de la mauvaise application de l’étiquette « FPI ». Pour beaucoup de jeunes et de militants, « le FPI » fait référence au « FPI des années ‘2000 », alors que pour les militants plus âgés, il s’agit du « FPI des années ‘1980 et ‘1990 », un symbole de la lutte pour la démocratie en Côte d’Ivoire. Les dirigeants du FPI exploitent cette erreur en utilisant la logique formelle, pour se faire passer pour un parti de gauche. Mais des millions de personnes comprennent bien que le FPI d’aujourd’hui n’est pas « leur FPI ». Cette phrase relève d’une profonde compréhension philosophique ! Car elle reconnait les limites de l’application de l’étiquette « FPI ».
La pensée dialectique
Trotsky résumait la manière dont la pensée dialectique nous aide à dépasser les étiquettes statiques en expliquant que :
« La pensée vulgaire opère avec des concepts tels que « capitalisme », « morale », « liberté », « État ouvrier », etc., qu’elle considère comme des abstractions immuables, jugeant que « le capitalisme » est « le capitalisme », « la morale » « la morale », etc. La pensée dialectique examine les choses et les phénomènes dans leur perpétuel changement et de plus, suivant les conditions matérielles de ces changements, elle détermine le point critique au-delà duquel « A » cesse d’être « A », « l’État ouvrier »* cesse d’être « un État ouvrier », etc.
Le vice fondamental de la pensée vulgaire consiste à se satisfaire de l’empreinte figée d’une réalité qui, elle, est en perpétuel mouvement. La pensée dialectique précise, corrige, concrétise constamment les concepts et leur confère une richesse et une souplesse (j’allais presque dire, « une saveur »), qui les rapprochent jusqu’à un certain point des phénomènes vivants. Non pas « le capitalisme » en général, mais un capitalisme donné, à un stade déterminé de son développement. Non pas « l’État ouvrier » en général, mais tel État ouvrier, dans un pays arriéré encerclé par l’impérialisme, etc.
La pensée dialectique est à la pensée vulgaire ce que le cinéma est à la photographie. Le cinéma ne rejette pas la photo, mais en combine une série selon les lois du mouvement. La dialectique ne rejette pas le syllogisme [les « étiquettes » de la logique formelle], mais enseigne à combiner les syllogismes de façon à rapprocher notre connaissance de la réalité toujours changeante. »
ABC de la dialectique matérialiste, in Défense du marxisme, 1939
[* L’« État ouvrier » dont Trotsky parle ici est l’Union soviétique. Dans cette polémique, Trotsky défendait la révolution russe contre un groupe de « révolutionnaires » petit-bourgeois (c-à-d. issus de la classe moyenne) qui, effrayés par la dégénérescence stalinienne de l’Union soviétique, avaient abandonné le matérialisme dialectique pour passer à une forme d’idéalisme qui tentait de « tenir l’ensemble de la doctrine révolutionnaire pour responsable des erreurs et des crimes de ceux qui l’avaient trahie ».]
Comme l’explique Trotsky, la pensée dialectique ne remplace pas les modèles simples qui sont si nécessaires dans la vie de tous les jours. Mais la pensée dialectique relie entre eux ces modèles pour les replacer dans un schéma d’évolution continue. Pour adhérer à la pensée dialectique, nous devons constamment nous entrainer à ne pas oublier que tout change tout le temps. Cela permet à nos pensées et à nos idées de former des descriptions qui collent de manière plus exacte à la réalité du monde. En tenant compte de ce changement, nous resserrons les « ciseaux » de la connaissance pour améliorer notre niveau de compréhension.
Les outils de la pensée dialectique décrits plus loin dans ce document sont des modèles. Comme tous les modèles, ils sont des représentations simplifiées du monde qui nous permettent de reconnaitre et de comprendre les processus de changement. Tout comme le modèle de l’atome proposé par M. Rutherford n’est pas une représentation exacte d’un atome, mais un modèle simplifié, la pensée dialectique n’est pas identique aux différents processus du changement, mais n’est qu’une manière générale de décrire ces processus.
En ce sens, la pensée dialectique, comme tous les modèles, est une abstraction. Comme Engels l’avait expliqué dans son ouvrage Dialectique de la nature (1883), « C’est de l’histoire de la nature et de celle de la société humaine que sont abstraites les lois de la dialectique. Elles ne sont précisément rien d’autre que les lois les plus générales de ces deux phases du développement historique ainsi que de la pensée elle-même ». Engels va plus loin :
« Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d’orge, depuis la germination jusqu’au dépérissement de la plante qui porte fruit, quand je dis qu’il est « négation de la négation » [une des lois de la dialectique expliquée plus loin dans ce document]. En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition, qu’affirmer ce non-sens que le processus biologique d’un brin d’orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme. » Anti-Dühring, 1877
Par exemple, la transformation de l’eau qui passe par les formes de glace, eau et vapeur, ou le développement de la société européenne qui est passée par les stades de société esclavagiste, société féodale et société capitaliste, sont tous deux exemples de changement. Mais les changements d’état de l’eau s’expliquent par le niveau d’énergie des molécules d’eau (par la thermodynamique), alors que les changements dans la société s’expliquent par les contradictions de classe et la lutte de classe. Mais pour que nous puissions reconnaitre que ces deux phénomènes en apparence entièrement différents sont en réalité tous deux différents stades de développement d’une même chose, nous devons penser dialectiquement.
C’est ainsi que nous pouvons reconnaitre que les différents états de l’eau (glace, eau, vapeur) ne sont que différents arrangements des mêmes molécules d’eau en fonction de leur niveau d’énergie, tout comme les différentes formes de la société européenne ne sont que différents arrangements des mêmes êtres humains en différentes classe sociales selon le niveau atteint par les forces de production. Le processus spécifique qui se trouve derrière ce changement doit être découvert, comme le disait Trotsky, en étudiant les « conditions matérielles de ces changements ».
Le mot « dialectique » vient du grec ancien ; il signifie littéralement « discussion ». Mais il s’agit d’une discussion entre des personnes qui ont au départ des points de vue différents, mais qui veulent collaborer pour découvrir la vérité. Toute discussion reconnait la possibilité d’un changement. Au cours d’une discussion, les gens peuvent tomber d’accord, en se faisant des concessions l’un à l’autre, tout comme la dialectique peut décrire la manière dont la « pomme nº1 » devient la « pomme pourrie nº1 ». Une discussion n’est pas un débat. Dans un débat, les interlocuteurs pensent chacun détenir la vérité. Un débat ressemble aux étiquettes fixes de la logique formelle. Il n’y a au cours d’un tel débat pas de possibilité pour notre « pomme nº1 » de devenir la « pomme pourrie nº1 », car les participants insistent obstinément sur le fait que eux seuls ont raison.
Les outils de la pensée dialectique
Marx et Engels ont identifié trois « lois de la dialectique » servant à décrire les processus du changement. Ils ont ici utilisé le mot « loi » dans son sens scientifique, c’est-à-dire une théorie ou une explication pour les observations effectuées. On ne parle donc ici pas du tout de la « loi » des dirigeants bourgeois qui établissent une loi puis cherchent à la faire appliquer dans le monde réel. Car cette démarche est évidemment l’opposé total de la manière dont nous devrions comprendre les « lois » de la dialectique. Les « lois » de la dialectique sont une description des processus de développement et de changement en cours dans le monde.
Permettez-nous de tenter de clarifier ce point. Plutôt que de parler des « lois » de la dialectique, nous aimerions plutôt parler des « outils » de la pensée dialectique. Entre les mains d’une personne formée à s’en servir, tout outil peut être utilisé pour créer des objets utiles à partir d’un matériau brut. La pensée dialectique peut elle aussi transformer les observations brutes, isolées les unes des autres, en descriptions utiles de la manière dont le monde évolue.
Marx et Engels ont donc identifié trois outils de la pensée dialectique, auxquels ils ont donné des noms philosophiques un peu vieillots. Ces outils sont (1) la « transformation de la quantité en qualité (et inversement) », (2) la « négation de la négation » et (3) l’« interpénétration des contraires ». Mais on peut tout aussi bien les rebaptiser en leur donnant des noms issus de la langue de tous les jours. Engels a d’ailleurs insisté sur le fait que « les hommes pensaient de manière dialectique bien avant qu’ils n’entendent parler de la dialectique ». On ne doit donc pas s’étonner du fait que la pensée dialectique puisse s’exprimer en termes utilisés dans la vie de tous les jours.
Outil nº1 : « La transformation de la quantité en qualité (et inversement) » alias « La goutte d’eau qui fait déborder le vase »
Dans une certaine limite, le fait d’ajouter ou d’enlever quelque chose à un ensemble ne change rien : on a simplement ajouté ou enlevé quelque chose. Cette limite dépend du processus de changement considéré. Dans le langage philosophique, certains changements en quantité peuvent cependant modifier la qualité d’un objet.
Nous avons déjà vu ce concept plus haut, lorsque nous avons observé notre pomme pourrir. C’était un exemple de changement quantitatif qui cause un changement qualitatif. Dans le cas de la pomme, le changement de quantité est une soustraction, puisqu’à la fin, on n’a plus de pomme. Jusqu’à un certain point cependant, « la pomme » peut toujours être considérée comme « une pomme » : elle a un peu bruni, elle est un peu moins lisse, mais on peut toujours la manger.
Mais le processus de transformation atteint un certain point où la pomme est tellement pourrie qu’il devient difficile de reconnaitre dans cette pomme pourrie la pomme que nous avions au départ. Le changement quantitatif (soustraction) a fini par produire un changement qualitatif : la pomme n’est plus une pomme, mais un déchet.
Un exemple de cette « transformation de la quantité en qualité (et inversement) » peut nous aider à mieux comprendre les transformations sociales au moment du passage du féodalisme au capitalisme en Europe. Dans la société féodale, le rôle de l’argent dans l’économie était fort limité. La plupart des paiements se faisaient « en nature », c’est-à-dire sous la forme de produits (trois mètres de tissu, 10 kg de blé, six marteaux, etc.), sans qu’on n’ait besoin d’argent pour les effectuer. Une forme de paiement en nature était le paiement sous forme de travail : les paysans fournissaient à leur seigneur (propriétaire terrien) leur travail en échange de sa protection et en guise de loyer pour la terre qu’ils cultivaient.
Mais la classe marchande, qui est l’ance?tre de la classe capitaliste, a commencé à élargir ses réseaux commerciaux à l’intérieur de la société féodale, ce qui a eu pour conséquence d’élargir les sphères de la société où les échanges étaient régulés par l’argent plutôt que par des paiements en nature. Jusqu’à un certain point, cette extension du système monétaire n’a pas eu un impact qui aurait pu menacer l’existence de la société féodale.
Mais à partir d’un certain moment (où une certaine quantité a été atteinte), l’accumulation de richesses et de puissance par la classe marchande l’a mise dans une situation où elle s’est vue forcée à entamer une lutte contre la classe féodale qui constituait pour ses activités un obstacle de plus en plus grand. En Angleterre et en France, ce processus a mené à une explosion sociale : la guerre civile et la révolution qui a amené au pouvoir la classe marchande, devenue classe capitaliste.
On voit donc que ces évènements résultaient d’une transformation de la quantité en qualité. Le capitalisme a été instauré à la place du féodalisme, en tant que nouvelle « qualité » de la société, à la suite des changements de « quantité » en son sein. Comme Marx le disait : « La nouvelle société s’est développée dans le ventre de l’ancienne ».
Revirements soudains
Une des idées les plus importantes associées à cet outil de la « transformation de la quantité en qualité (et inversement) » est que l’on voit que le moment où se produit la transformation en qualité est accompagnée de « bonds » soudains. La rapidité de ce « bond » par rapport au point de vue humain dépend du processus que l’on considère.
Ainsi, à l’échelle humaine, nous constatons facilement que la chaleur qui s’est accumulée dans de l’eau (changement quantitatif) produit un « bond » dans l’état de l’eau (qualitatif) au moment où se forment des bulles de vapeur à l’intérieur de cette eau : l’eau bout. Mais certains « bonds » durent pendant des millions d’années. Par exemple, dans l’histoire de l’évolution des être vivants, la période du Cambrien a été celle d’une « explosion » en termes de diversité des différentes formes de vie, qui s’est étendue sur une période de 20 à 25 millions d’années (une échelle de temps relativement courte par rapport à l’âge de la Terre). On voit qu’un « bond » de ce genre s’étend en réalité sur une période qui correspond à des millions de générations d’êtres humains !
Tout comme la dialectique elle-même, l’idée d’un « bond qualitatif » est une abstraction utile, à condition que nous la replacions dans son contexte et que nous l’appliquions à un processus spécifique pour pouvoir reconnaitre ce qui constitue un tel « bond » et ce qui n’en est pas un.
Cette idée est cruciale lorsque nous l’appliquons à l’évolution de la société. Elle nous aide à nous préparer à des bouleversements rapides sur le plan social comme au niveau de la conscience de classe. Cet outil nous permet d’identifier quels sont les changements quantitatifs en cours qui sont susceptibles de mener à un changement qualitatif, afin de pouvoir faire des prédictions exactes. Sans cela, nous risquons d’être constamment surpris par des explosions sociales apparemment surgies de nulle part.
Prenons par exemple le cas du renversement du dictateur Moubarak en Égypte en 2011. Cet individu était pourtant au pouvoir depuis des dizaines d’années : qu’est-ce qui a fait qu’il a été dégagé précisément à ce moment-là et pas avant ni après ? C’est vrai que la Tunisie était partie dans une révolution au même moment, qui a inspiré les Égyptiens, mais la véritable étincelle qui a déclenché le mouvement a été l’annonce d’une nouvelle hausse du prix du pain. Cette énième hausse du prix du pain a été « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». Beaucoup de soi-disant « experts » n’avaient rien vu venir ! Un jour avant que le mouvement n’éclate, ces gens étaient surement encore en train de dire « Rien ne change dans ce pays », « Les travailleurs ne sont pas prêts », etc. Mais les révolutionnaires qui manipulent habilement l’outil de la « transformation de la quantité en qualité » ne sont jamais pris au dépourvu lorsque se produisent ces bonds soudains.
Outil nº2 : « La négation de la négation » alias « Rien n’est éternel »
Dans le langage philosophique, le mot « négation » signifie tout simplement la « fin » ou la « disparition ». À partir de là, il est facile de comprendre que la phrase « négation de la négation » signifie « la fin de la fin » ou « la disparition de la disparition ». C’est l’idée selon laquelle non seulement toute chose a une fin, mais la cause qui a provoqué la fin de cette chose est elle-même destinée à disparaitre. En d’autres termes, « Rien n’est éternel ».
Reprenons notre pomme. Si nous la laissons tomber dans un champ, les pépins (graines) contenus dans la pomme pourront germer et former une jeune pousse de pommier, qui consomme la pomme et la nourriture contenue dans le pépin pour pouvoir pousser. La pomme est donc « niée » par cette jeune plante. Mais le pommier qui grandit à partir de là, ne vivra pas non plus éternellement. Lui aussi finira par être « nié », c’est-à-dire qu’il mourra et disparaitra un jour, non pas sans avoir produit de nouvelles pommes.
Mais la « négation de la négation » ne veut pas dire que les phénomènes se répètent inlassablement de manière cyclique. Car à travers chacune de ces « négations », un développement se produit. Dans notre exemple de la pomme et du pommier, un procédé entre en jeu, qu’on appelle la « sélection naturelle » (une des causes de l’évolution). Car seuls germeront et survivront les pépins qui sont les plus adaptés au climat en vigueur au moment où la pomme tombe dans le champ (il se pourrait qu’il pleuve plus que d’habitude, ou que nous soyons au beau milieu d’une sècheresse). Les autres dépériront. Le pommier qui naitra de ces pépins transmettra cet avantage à ses descendants. C’est ainsi que le pommier en tant qu’espèce naturelle évolue, d’une génération à l’autre.
Prenons un autre exemple tiré de l’histoire des sociétés. Dans les sociétés primitives, la terre était la propriété de l’ensemble du groupe (ou bien n’était la propriété de personne). Cet état de propriété collective a été « nié » par le développement de la société de classes, qui a introduit la propriété privée de la terre. Les marxistes disent que cette propriété privée sera à son tour « niée » par le retour à une propriété collective. Cependant, il ne s’agira pas de la même propriété collective que l’on voyait dans le cadre des sociétés primitives, mais d’une propriété collective socialiste, basée sur un développement bien plus avancé de l’économie.
Outil nº3 : « L’interpénétration des contraires » alias « La vie n’est jamais simple »
Le monde est rempli de forces opposées. En langage philosophique, nous disons que le monde est rempli de contradictions. Mais ces forces opposées ne peuvent exister l’une sans l’autre. Par exemple, le pôle « positif » d’un aimant attire le pôle « négatif » d’un autre aimant. Mais chaque aimant a un pôle « positif » et un pôle « négatif ». Qui plus est, si on coupe un aimant en deux, on obtient deux aimants qui ont chacun un pôle « positif » et un pôle « négatif ». Ces opposés existent ensemble, c’est pourquoi on dit qu’ils « s’interpénètrent ».
Reprenons à nouveau notre pomme. Les liaisons chimiques exercent une force qui relie entre eux les atomes qui composent cette pomme. Mais en même temps, d’autres processus chimiques causent des forces qui tendent à rompre ces liaisons, ce qui fait que la pomme pourrit. Ces forces sont opposées l’une à l’autre. Elles se « contredisent », mais elles restent contenues au sein du même objet.
Dans la société humaine, on peut voir une telle « contradiction » dans la lutte de classe. Dans la société capitaliste, on voit une contradiction entre les intérêts des capitalistes, qui veulent faire plus de profits, et ceux des travailleurs, qui veulent recevoir de meilleurs salaires. Il y a aussi la contradiction entre la propriété individuelle (ou privée) du capitaliste et le travail collectif de la classe ouvrière.
L’interconnexion entre ces outils
Chacun des outils de la dialectique a sa propre utilisation « spécifique », mais ils sont tous reliés entre eux. En d’autres termes, pour obtenir un produit utile, il faut utiliser ces trois outils ensemble. On ne peut pas fabriquer une armoire uniquement avec un marteau ! On voit que l’outil nº3 se connecte aux deux autres et peut nous y ramener. Ainsi par exemple, l’accumulation des contradictions à l’intérieur d’un pôle peut finalement contrebalancer ce qui se passe au niveau du pôle opposé, de sorte que ces changements quantitatifs deviennent qualitatifs (outil nº1), niant ainsi (outil nº2) l’objet de départ.



