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  • Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (2e partie)

    La méthode du marxisme : le matérialisme dialectique

    Dans la première partie de ce dossier, nous avons vu que le marxisme n’est rien d’autre que la méthode scientifique appliquée à l’étude de la société. En tant que théorie scientifique, le marxisme nous permet de tirer des conclusions sur base de l’expérience sociale, d’en déduire des lois générales sur l’évolution de la société et, à partir de ces lois, d’effectuer des prédictions, qui s’avèrent souvent beaucoup plus exactes que celles que tentent de faire les théoriciens et intellectuels bourgeois et petits-bourgeois. C’est pourquoi les capitalistes font tout pour discréditer le marxisme, afin de nous empêcher de réfléchir de manière rationnelle et de comprendre le fonctionnement véritable de la société qu’ils nous imposent.

    Dans la deuxième partie de ce dossier, nous allons nous pencher sur le fonctionnement de cette méthode, en approfondissant notamment l’opposition entre l’approche « idéaliste » des intellectuels bourgeois et l’approche « matérialiste » (scientifique) qui est celle des marxistes.

    – Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)

    Comme toutes les idées, le marxisme n’est qu’un produit de l’évolution historique. Mais aucune idée ne nait à partir de rien. Toute idée se développe à partir des idées qu’elle se prépare à remplacer, parfois même en reprenant pour s’exprimer les mêmes termes dans lesquels étaient formulées les idées précédentes. Sur le développement du marxisme, Engels expliquait que :

    « Par son contenu, le socialisme moderne est, avant tout, le produit de la vue immédiate, d’une part des oppositions de classes qui règnent dans la société moderne entre possédants et non possédants, bourgeois et salariés, d’autre part de l’anarchie qui règne dans la production. Mais, par sa forme théorique, il apparait au début comme une poursuite plus avant et qui se veut plus conséquente, des principes établis par les grands philosophes des lumières dans la France du 18e siècle. Comme toute théorie nouvelle, il a dû d’abord se rattacher au fonds d’idées préexistant, si profondément que ses racines plongent dans les faits économiques. » Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880

    Au moment où Marx et Engels écrivaient, le « fonds d’idées préexistant » de la philosophie occidentale et antique était plus largement accessible (au moins parmi le public éduqué) qu’il ne l’est aujourd’hui. Aujourd’hui en effet, nous voyons que ce « fonds d’idées préexistant » qui était largement diffusé à l’époque de Marx nous apparait non seulement comme quelque chose d’obscur, mais semble même avoir été écrit dans une langue étrangère. De nombreux mots ont changé de sens depuis lors. Néanmoins, les révolutionnaires doivent lutter pour tenter de comprendre ces idées. Nous attendrons d’arriver à la quatrième partie de ce document pour donner un compte-rendu de l’histoire de la philosophie. À présent, nous allons plutôt tout d’abord nous concentrer sur l’introduction au matérialisme dialectique, en développant plus en profondeur les idées les plus familières de la science moderne par lesquelles nous avons commencé.

    Qu’est-ce que le savoir ?

    Avant d’élaborer notre compréhension du matérialisme dialectique, nous devons tout d’abord poser la question la plus basique d’entre toutes : qu’est-ce que le savoir ? C’est-à-dire, d’où viennent les connaissances que nous avons du monde qui nous entoure ? Pendant la plus grande partie de l’histoire, l’humanité n’avait même pas la moindre idée de ce que pouvait être une « explication objective » de la nature ou de la société. Même si on avait tenté de leur en montrer une, ils n’auraient pas pu en comprendre le principe !

    La connaissance que l’humanité a du monde peut être décrite comme une paire de ciseaux. Un côté représente le monde tel qu’il est réellement. L’autre côté représente notre compréhension du monde. Plus les deux lames de la paire de ciseaux sont proches l’un de l’autre, plus notre compréhension du monde est exacte.

    L’humanité a toujours tenté de rapprocher ces deux lames l’une de l’autre. Mais ces tentatives ne se sont jamais faites au hasard. Au cours de l’histoire, il y a eu plusieurs « points de vue », qui tentaient chacun de donner une manière pour rapprocher ces deux lames. Mais chacun de ces nouveaux « points de vue » était en fait le résultat de conditions sociales différentes, tout comme aujourd’hui, nous voyons qu’il existe différents « points de vue » sur la manière dont sont répartis les salaires des travailleurs et le profit des patrons.

    Par exemple, dans les sociétés primitives où la science était très peu développée, les gens expliquaient le monde en termes de forces surnaturelles. Ainsi, on croyait que le climat était contrôlé par des esprits ou des génies (voir la quatrième partie de ce document pour plus de détails sur la religion primitive).

    Personne ne savait comment distinguer une « explication objective » d’une explication fantaisiste ; il n’y avait donc aucune manière d’évaluer l’exactitude des théories développées en testant la capacité de ces théories à faire des prédictions. Les idées ont dès lors acquis un statut « indépendant », elles se sont vues séparées des conditions sociales qui leur avaient donné naissance pour être élevées au rang d’explications objectives par elles-mêmes.

    C’est ainsi que certaines idées ont fini par ne plus pouvoir être remises en cause, car elles étaient considérées comme des vérités absolues qui existaient même en-dehors de l’histoire. Cela a eu pour effet d’inverser la relation entre les idées et le monde réel. Les gens ont commencé à croire, à tort, que c’est le monde qui devait agir en conformité avec leurs idées. Or, au contraire, ce sont les idées qui doivent se conformer au monde si elles veulent pouvoir le décrire avec précision.

    En langue philosophique, l’approche qui consiste à faire passer les idées avant la réalité concrète s’appelle l’idéalisme. Il faut bien faire attention que lorsque nous parlons d’« idéalisme », en philosophie, cela ne veut pas dire la même chose que dans la vie de tous les jours ! Dans la vie de tous les jours, nous qualifions quelqu’un d’« idéaliste » si cette personne agit de manière honnête et désire faire le bien. Ce n’est pas du tout ce que nous voulons dire lorsque nous parlons d’idéalisme en philosophie.

    L’idéalisme, en philosophie, est une façon de penser qui considère les idées comme des explications objectives par elles-mêmes et qui les considère comme idéales ou parfaites ; en d’autres termes, il s’agit d’un raisonnement abstrait (voir troisième partie de cette brochure). C’est un peu la même chose que d’avoir une paire de ciseaux qui n’a que deux côtés droits : tenter d’expliquer « notre compréhension du monde » par… « notre compréhension du monde » !

    L’impasse de l’idéalisme prend le plus souvent la forme d’une religion. Mais même aujourd’hui, puisque nous constatons que la méthode scientifique de recherche d’explications objectives se voit interdire l’accès à l’étude de la société, l’idéalisme continue à exister. Par exemple, il ne faut pas beaucoup d’efforts pour tomber sur un article écrit par un journaliste paresseux ou l’un ou l’autre professeur inculte, où on pourra lire quelque chose du genre : « La raison pour laquelle les dictatures, changements de constitution et coups d’État sont si fréquents en Afrique vient du fait que les dirigeants africains, de tout temps, ont toujours été incapables d’assimiler et d’accepter le concept de démocratie. »

    Il s’agit d’un discours totalement « idéaliste ». Quand on y réfléchit bien, ce genre de discours n’explique absolument rien. Pourquoi les dirigeants africains sont-ils « incapables d’assimiler et d’accepter le concept de démocratie » ? Pourquoi, si cette situation est tellement évidente et dure depuis toujours, n’y a-t-on toujours pas trouvé de solution ? Voilà les questions auxquelles ils faut répondre pour pouvoir expliquer le pourquoi, au lieu de simplement décrire cette situation comme s’il s’agissait d’une simple donnée. Cette « explication » nous donne l’idée que tout Africain assoiffé de démocratie et de liberté se change du jour au lendemain en dictateur dès qu’il acquiert un peu de pouvoir politique, sans raison. On pourrait même croire que ce genre de comportement est lié à sa nature d’Africain.

    Ce genre d’« explications incomplètes », voire fictives, mais malheureusement très répandues, est la conséquence de l’idéalisme, de cette démarche intellectuelle qui se refuse à expliquer l’origine des idées (de la culture, de la psychologie…), car les idées sont perçues comme existant en-dehors des conditions sociales, de façon indépendante.

    Mais les véritables raisons des nombreux coups d’État, dictatures, etc. en Afrique se trouve d’une part dans le système de domination impérialiste qui a pour effet de corrompre et de lier les élites africaines aux intérêts de capitalistes étrangers, d’autre part dans la composition sociale des pays africains modernes où le capitalisme a développé une très importante classe prolétaire sans y avoir développé une véritable classe « moyenne » ni une véritable bourgeoisie nationale, ce qui fait que la moindre ouverture démocratique risque à tout moment d’ouvrir la voie à une révolte généralisée des masses, rendant « nécessaire » dans nos pays le maintien de dictatures plus ou moins déclarées.

    Passer de l’idéalisme subjectif à la science objective

    La compréhension que les hommes ont du monde s’est immensément accrue au cours des quelques derniers siècles, ce qui nous a permis d’inventer de nouvelles technologies, de découvrir de nouveaux médicaments, d’appliquer de nouveaux procédés industriels, etc. qui auraient paru totalement impossibles même à nos grands-parents. Comment la société est-elle parvenue à briser le carcan de l’idéalisme pour commencer à rechercher (et à trouver) des explications objectives ?

    Cette percée a tout d’abord été opérée dans le domaine de la science de la nature. Mais comment notre compréhension de la nature a-t-elle changé ? Par exemple, pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, les gens se réveillaient le matin et voyaient le soleil se lever exactement de la même manière que nous le voyons se lever aujourd’hui encore chaque matin. Le soleil nous apparait à nous aussi exactement de la même manière qu’il apparaissait aux yeux de nos ancêtres pendant tout ce temps. Mais nos ancêtres n’interprétaient pas ce qu’ils voyaient de la même manière que nous. Pour eux, le soleil était une boule de feu qui passait au-dessus de leurs têtes, disparaissait puis revenait le matin. Beaucoup pensaient qu’il s’agissait d’un dieu.

    Mais aujourd’hui, nous comprenons que le soleil est en réalité une étoile, une étoile pareille à des milliards de milliards d’autres étoiles dans notre galaxie. Nous comprenons qu’il brille en raison d’un processus de fusion nucléaire. Nous savons qu’il est plus de cent fois plus grand que la Terre, qu’il se trouve à environ 150 millions de kilomètres de nous, et que c’est la Terre qui tourne autour de lui, et non l’inverse.

    Pourtant, rien n’a changé dans ce que nous voyons ! Lorsque nous voyons le soleil se lever le matin, rien n’a changé à nos yeux. Il est d’ailleurs toujours difficile pour beaucoup de gens d’accepter le fait que le soleil que nous voyons pendant la journée est la même chose que les étoiles que nous voyons pendant la nuit. Alors, comment avons-nous pu changer de manière si radicale la façon dont nous comprenons le soleil ?

    Cela n’a été possible qu’avec l’invention du télescope et l’observation du ciel nocturne par les astronomes de la « révolution scientifique » du 17e siècle (années ‘1600). En observant le ciel pendant la nuit au moyen du télescope, ces premiers scientifiques ont pu voir des choses qui étaient auparavant invisibles à l’œil nu. Les scientifiques ont observé les planètes tourner autour du soleil, et ont fini par conclure que si nous voyons le soleil « se lever », c’est tout simplement parce que notre Terre tourne en fait sur elle-même. Toutes ces observations ont donc permis de dégager une explication objective.

    Cette nouvelle explication du lever de soleil était plus exacte : cela pouvait être prouvé par la capacité de cette explication à faire des prédictions. Par exemple, c’est l’année 1705, en utilisant la nouvelle théorie de la gravitation et des orbites elliptiques déduites de toutes ces observations du ciel, que Edmund Halley, un astronome anglais, a pu, en faisant des calculs, prédire qu’une comète observée en 1682 allait réapparaitre dans le ciel à Noël de l’année 1758. Sa prédiction s’est avérée correcte, 16 ans après sa mort, survenue en 1742. Nous savons maintenant que cette comète (baptisée depuis « comète de Halley ») apparait dans notre ciel chaque 76 ans.

    Le matérialisme : la première base du marxisme

    Ce que la science a apporté de nouveau, a été l’idée selon laquelle la nature existe de manière objective, indépendamment de notre « point de vue » (c’est-à-dire : que nous soyons là ou pas pour l’observer, la nature existe et continue à exister). La science dit que seules des observations objectives du monde peuvent nous donner un savoir véritable. Cela a été une percée très importante pour le savoir humain.

    La science moderne a établi la manière dont nous devrions comprendre les relations entre le monde (ou la nature du moins) et nos idées. Comme Karl Marx le disait dans ses Thèses sur Feuerbach, « La question de savoir s’il y a lieu de reconnaitre à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique ». Marx veut dire par là que nous ne pouvons lancer des idées sans vérifier si elles sont ou non exactes et vraies ; pour le savoir, nous devons les tester, en effectuant des expériences sur les phénomènes que nous désirons comprendre.

    Tout comme la science, le marxisme repose avant tout sur la conviction que toute chose dans le monde a une explication objective et rationnelle. En langue philosophique, nous appelons cette idée le matérialisme. Évidemment, encore une fois, en employant ce terme, nous ne voulons pas parler du « matérialisme » qui signifie le comportement d’une personne qui se soucie plus de ses vêtements et de la marque de son téléphone que de la santé de ses parents. En philosophie, le matérialisme est l’idée selon laquelle le monde existe et continue d’exister, quel que soit notre « point de vue » sur lui.

    Par conséquent, toutes ces choses qui pourraient nous apparaitre de prime abord comme subjectives : les pensées, les émotions, les croyances religieuses, la moralité, les valeurs culturelles, et toute sorte d’autres idées, ont en réalité une explication objective. Par exemple, les pensées et les émotions sont les produits de notre cerveau : si nous n’avions pas de cerveau, nous n’aurions ni pensées, ni émotions ! Les émotions ressenties par les êtres humains sont le fruit d’une évolution : beaucoup d’animaux moins complexes que l’homme ressentent eux aussi des émotions à des niveaux plus ou moins développés. Les croyances religieuses et les convictions politiques proviennent elles aussi des conditions sociales de la société qui les crée et de l’individu qui les adopte. Comme Marx le disait : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience » (Critique de l’économie politique, 1859).

    La pensée dialectique : la deuxième base du marxisme

    Mais il y a une caractéristique du monde qui est si fondamentale que, si nous voulons pouvoir décrire le monde de la manière la plus exacte possible, elle doit être absolument être incorporée dans la manière dont nous pensons. Rien dans le monde n’est statique, immobile ou figé. Toute chose subit un processus de changement constant. La deuxième base du marxisme est donc la dialectique, ou la pensée dialectique, qui décrit le changement constant qui parcourt le monde.

    Lorsque nous combinons ces deux bases que sont le matérialisme et la pensée dialectique, nous obtenons la méthode marxiste du matérialisme dialectique. En reconnaissant le processus de changement partout dans le monde, le matérialisme dialectique décrit la manière dont le monde se développe, ce qui nous permet d’énormément rétrécir la distance entre les deux lames de nos ciseaux de la connaissance.

    Le matérialisme dialectique nous aide à comprendre que toute chose qui existe (qu’il s’agisse des galaxies dans l’univers ou des pensées dans notre cerveau) subit un processus d’évolution constante. Comme Trotsky le disait : « La conscience est née de l’inconscient, la psychologie de la physiologie, le monde organique de l’inorganique, le système solaire de la nébuleuse » (ABC du matérialisme dialectique, dans Défense du marxisme, 1939). Toute la science moderne démontre ce processus d’évolution continue dans la nature. Le marxisme, quant à lui, démontre que ce processus de changement n’est pas étranger à la société, mais s’étend également au domaine des idées, comme par exemple les idées dont nous sommes en train de parler en ce moment.

  • Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (1e partie)

    Pourquoi avons-nous besoin d’une théorie ?

    Le marxisme est la théorie révolutionnaire du prolétariat. Il est parfois appelé une « philosophie ». Le mot « philosophie » provient du grec ancien, la langue parlée en Grèce il y a plus de 2000 ans, et signifie « amour de la sagesse ». Une philosophie est un système d’idées utilisé pour tenter de comprendre le monde. Mais aujourd’hui, il nous semble que le marxisme est mieux défini comme étant une « théorie » plutôt qu’une « philosophie ».

    Le prolétariat a toutes les raisons de s’efforcer de mieux comprendre le monde. Nous voulons comprendre beaucoup de choses au cours de notre vie. Nous voulons comprendre pourquoi il y a de la pauvreté, des inégalités, du racisme, des guerres, et beaucoup d’autres choses qui font de notre vie un combat de tous les jours. En tant que classe au sein de la société capitaliste, nous n’avons aucun intérêt matériel à défendre. Nous ne vivons pas de l’exploitation du travail d’autrui. Au contraire, c’est à nous que, chaque jour, d’autres volent la richesse que nous créons par notre travail. Alors, si nous cherchons à mieux comprendre pourquoi tout cela se passe comme ça, nous avons tout à gagner, et rien à perdre.

    – Première partie d’une brochure de Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (WASP) (section sud-africaine du Comité pour une Internationale ouvrière), 2015

    Mais la compréhension qui nous est donnée par le marxisme ne nous donne pas seulement le « point de vue » des travailleurs. Par exemple, du point de vue des travailleurs, les patrons sont « injustes » et « radins », puisqu’ils nous donnent des salaires de misère alors qu’eux empochent les bénéfices. Du point de vue des patrons par contre, les patrons « méritent » ces bénéfices puisqu’ils ont payé leurs travailleurs « comme il faut », selon le salaire fixé par la loi. Ils traitent leurs travailleurs d’« ingrats » qui se plaignent sans arrêt alors qu’ils ont de la « chance », qu’ils ont le « privilège » d’avoir un travail là où beaucoup d’autres n’ont rien ! Il semble donc qu’il existe plusieurs « points de vue » dans la société, aucun n’étant plus « juste » ou plus « incorrect » que l’autre. Si le marxisme ne faisait que décrire la société du « point de vue » des travailleurs, il ne serait donc qu’une opinion parmi d’autres. On dirait donc qu’il serait subjectif.

    Mais la théorie marxiste nous permet justement d’acquérir une compréhension objective du monde et de la société. Le marxisme nous donne une méthode qui nous permet de former nos pensées de sorte à comprendre le monde de façon aussi exacte que possible. Par exemple, le marxisme permet d’expliquer la relation objective qui existe entre les salaires et le profit, indépendamment du « point de vue » de l’une ou l’autre personne ; ainsi, le marxisme explique pourquoi justement les travailleurs et la classe capitaliste ont des « points de vue » différents à ce sujet. Car de manière objective, le profit provient simplement de la partie du travail fourni par les travailleurs qui ne leur a pas été payée. Les patrons cachent cela en payant des salaires à l’heure ou au mois, qui donnent l’impression aux travailleurs qu’ils ont été payés pour l’entièreté de leur travail. Donc lorsqu’on examine la question du point de vue objectif, on se rend compte que le point de vue des travailleurs est beaucoup plus proche de la réalité que celui des patrons !

    C’est cette quête d’explications objectives qui se trouve aussi à la base de la science moderne. La science pose la question du « pourquoi ? » à propos de toute chose dans la nature, à la recherche d’explications objectives des causes, jusqu’au début de l’univers, et au-delà ! C’est la science seule qui nous a permis de comprendre que toute chose dans la nature a une histoire, qui peut également être expliquée.

    L’apport de Karl Marx a été d’utiliser l’approche scientifique pour expliquer la société. Il a découvert les processus objectifs qui expliquent l’évolution de la société. Il a trouvé ces causes dans le développement des forces de production et de la lutte de classe que ce développement engendre. En d’autres termes, Marx a montré que les outils et les techniques qui sont utilisés pour faire fonctionner la société (les forces de production) et la manière dont les gens s’organisent autour de ces outils et techniques pour les faire fonctionner (les relations de production) engendrent différentes classes de gens. Ces classes ont des relations différentes par rapport aux forces de production et les unes par rapport aux autres. Par exemple, de nos jours, la classe capitaliste possède les forces de production ; la classe prolétaire n’en possède pas. La classe prolétaire (les travailleurs) vit en recevant un salaire de la part des capitalistes, en échange de la location de sa force de travail. La classe capitaliste vit de l’exploitation de la force de travail de ses travailleurs prolétaires. C’est ce qui donne à la classe des travailleurs et à la classe capitaliste leurs différents « points de vue » à propos de différentes idées, leur différente conception de ce qui est « juste » et de ce qui ne l’est pas.

    Cette structure de base de la société existe indépendamment du « point de vue » de tout un chacun. Il s’agit d’une base objective pour expliquer le fonctionnement de la société. Comme Marx l’a dit, cette base peut être « déterminée avec toute la précision des sciences naturelles ». Marx explique ensuite qu’au-dessus de cette « base concrète … s’élève une superstructure juridique et politique … à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général » (Critique de l’économie politique, 1859). Le marxisme, en fondant l’analyse de la société sur des bases scientifiques, nous permet de développer des explications pertinentes pour comprendre « pourquoi ? » la société fonctionne de la manière dont nous le voyons aujourd’hui. Lénine, l’organisateur de la révolution prolétarienne de 1917 en Russie et fondateur de l’Union soviétique, expliquait ceci :

    “Marx … a étendu la connaissance de la nature à la connaissance de la société humaine. Le matérialisme historique de Marx (qui place la compréhension de la société sur des bases scientifiques) a été la plus grande conquête de la pensée scientifique. Au chaos et à l’arbitraire qui régnaient jusque-là dans les conceptions de l’histoire et de la politique, a succédé une théorie scientifique remarquablement cohérente et harmonieuse, qui montre comment, d’une forme d’organisation sociale, surgit et se développe, du fait de la croissance des forces productives, une autre forme, plus élevée, – comment par exemple le capitalisme est né du féodalisme (le type de société qui existait en Europe avant le capitalisme).

    “De même que la connaissance de l’homme reflète la nature qui existe indépendamment de lui, … de même la connaissance sociale de l’homme (c’est-à-dire les différentes opinions et doctrines philosophiques, religieuses, politiques, etc.), reflète le régime économique de la société. Les institutions politiques s’érigent en superstructure sur une base économique. Nous voyons, par exemple, comment les différentes formes politiques des États européens modernes servent à renforcer la domination de la bourgeoisie (classe capitaliste) sur le prolétariat (classe des travailleurs). La philosophie de Marx … a donné de puissants instruments de connaissance à l’humanité, surtout à la classe des travailleurs. »

    (Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme, 1913)

    C’est pourquoi le marxisme est aussi appelé socialisme scientifique. Tout comme n’importe quelle science, le marxisme a sa propre méthode d’analyse qui nous enseigne où chercher pour trouver des explications objectives. Cette méthode est appelée matérialisme dialectique. Une fois que nous arrivons sur le plan des explications objectives, le marxisme nous fournit les « outils » de la pensée dialectique qui nous aident à examiner les éléments que nous trouvons. Ces « outils » sont les lois de la dialectique. (Ces deux concepts seront expliqués dans les deuxième et troisième parties de cette brochure).

    Une autre conséquence découle de l’extension des principes scientifiques à l’étude de la société. Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, Engels écrit : « De toute l’ancienne philosophie, il ne reste plus alors … que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique [voir troisième partie de cette brochure]. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l’histoire. » En d’autres termes, Engels dit que le seul champ de la connaissance humaine qui reste à la philosophie est l’analyse de notre mode de pensée et de notre façon de voir le monde. Toute autre connaissance, y compris la science sociale, doit être fournie par une approche scientifique qui recherche des explications objectives.

    Pourquoi dit-on que le marxisme est scientifique ?

    La base de toute science est le fait de rassembler des informations. Dans certaines branches de la science, les observations peuvent être plus détaillées et plus précises, à la suite d’expériences en laboratoire. Des théories sont ensuite développées afin de relier ces observations entre elles et de les expliquer. Au fur et à mesure que notre connaissance du monde se développe, ces théories, à leur tour, guident nos observations en nous permettant d’effectuer des prédictions, qui nous permettent de tester la validité de ces théories.

    Le marxisme suit la même approche. Sauf que le laboratoire du marxisme est l’expérience de la classe prolétaire tout au long de l’histoire. Ces expériences servent d’« observations » au socialisme scientifique. Dans ce sens, le marxisme n’est rien d’autre que la généralisation des expériences effectuées par la classe prolétaire. Lorsque nous parlons de « généralisation », nous voulons dire que si nous voyons la même chose se reproduire encore et encore dans un contexte donné, c’est que nous pouvons en tirer une règle générale. Par exemple, si nous voyons qu’à chaque fois que quelqu’un court à travers le couloir, il ou elle tombe et se blesse, la prochaine fois que nous voyons quelqu’un courir à travers le couloir, nous lui crions « Arrête de courir ! ». C’est une généralisation de notre expérience.

    C’est la même chose lorsqu’on étudie l’histoire. Si nous voyons la classe prolétaire confrontée encore et encore aux mêmes problèmes au cours de sa lutte, nous pouvons en tirer une conclusion par rapport à ces mêmes problèmes lorsqu’ils surgissent à nouveau aujourd’hui. De même, si les travailleurs en lutte ont testé certaines méthodes pour résoudre ces problèmes, et que ces méthodes ont échoué, nous pouvons apprendre de ces erreurs pour ne pas les répéter à nouveau. Par exemple, dans chaque situation révolutionnaire où la classe prolétaire tente de prendre le pouvoir, nous voyons les capitalistes utiliser le pouvoir d’État (la police, l’armée, les tribunaux, etc.) pour défendre leur système. Et lorsque les travailleurs ne sont pas préparés à cette éventualité, ils échouent et sont vaincus. En appliquant la méthode du marxisme pour analyser cette expérience, nous tirons la « théorie marxiste de l’État » qui explique pourquoi nous voyons la même chose se reproduire à chaque fois : nous en concluons donc que l’État n’est pas une structure « neutre » au-dessus de la société, mais une arme entre les mains de la classe dominante. Ce qui fait qu’aujourd’hui, dans des situations révolutionnaires, nous ne sommes plus étonnés de voir l’État se retourner contre nous. Nous nous organisons pour nous défendre en conséquence. Donc, la théorie guide nos actions, et ce sont les expériences du passé qui nous ont permis de développer cette théorie.

    Tous ceux qui disent qu’on n’a pas besoin de théorie « parce que ça ne se mange pas », disent dans les faits qu’ils n’ont rien à apprendre de 200 ans de sacrifices et de luttes héroïques du prolétariat partout dans le monde. Car lorsque nous, marxistes, parlons de « théorie », nous n’entendons rien d’autre que tous ces sacrifices et toutes ces luttes. Ceux qui disent que « la théorie ne se mange pas » sont soit des arrogants, soit des ignorants, ou bien les deux!

    Pourquoi est-ce que les marxistes sont les seuls à comprendre la société de manière scientifique ?

    En tant que prolétaire, acquérir une compréhension scientifique de la société n’est pas un exercice académique, ni quelque chose d’utile pour avoir l’air intelligent devant ses amis. Il s’agit plutôt d’une question de vie ou de mort. Nous posons la question « pourquoi ? » parce que nous voulons changer le monde. Et c’est l’analyse scientifique de l’histoire réalisée par Marx, en particulier son analyse de la société capitaliste, qui fournit à la classe prolétaire les armes dont elle a besoin pour comprendre comment la société peut être réorganisée afin de satisfaire les besoins de la vaste majorité de la population, plutôt que de ne faire que grossir les profits d’une poignée d’individus. Pour la classe prolétaire, le marxisme constitue un guide pour l’action dans la lutte pour créer un société socialiste. Comme Marx l’écrivait, « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c’est de le transformer ». (Thèses sur Feuerbach, 1845)

    Le socialisme n’est pas une jolie idée sortie de nulle part. Il s’agit d’une prédiction, basée sur une compréhension des limites de l’économie capitaliste. Le socialisme va remplacer la propriété privée capitaliste des banques, des mines, des grandes plantations, des grosses usines et autres grandes entreprises par une propriété sociale. Sur cette base, la production pour les besoins sociaux remplacera la production pour le profit. Au lieu du chaos et de la concurrence du marché capitaliste, le socialisme organisera un plan démocratique de production. Ce plan sera nécessairement un plan international. Sur cette base économique, le niveau de vie va énormément s’élever, offrant une base pour un développement continu de la société, de l’éducation, de la science et de la culture.

    Cette menace posée à sa domination de classe est la raison pour laquelle la classe capitaliste fait tout pour s’opposer et résister à la compréhension scientifique de la société telle que présentée par le marxisme. Mais de prime abord, cela semble tout de même étrange. Après tout, la classe capitaliste est tout à fait capable d’accepter chaque avancée scientifique qui explique les phénomènes naturels. Surtout vu que les capitalistes utilisent ces avancées pour engranger plus de profits, que ce soit dans l’industrie, dans la médecine, dans l’agriculture, etc. Les capitalistes sont même d’accord qu’il est possible d’acquérir une compréhension scientifique de l’individu, grâce à la psychologie moderne et à la neuroscience.

    Mais la position de la classe capitaliste l’empêche d’admettre que la société puisse être analysée de manière scientifique. Car elle se sent menacée par les idées du marxisme, qui expliquent qu’elle tire la source de sa domination de la propriété privée des moyens de production, et qu’elle tire ses profits de l’exploitation de la force de travail de la classe prolétaire. Plus encore, à partir du moment où le marxisme envisage le capitalisme comme n’étant qu’une simple étape au cours d’un même processus de développement historique, il apparaît évident que l’histoire ne s’arrête pas au capitalisme : la société va continuer à évoluer ; le capitalisme ne durera pas éternellement.

    Mais nous ne parlons pas ici d’un simple acte de manipulation, d’un « complot » de la part des capitalistes, comme quoi ils connaîtraient la vérité et chercheraient à la cacher. Même si les meilleurs stratèges du capitalisme ont une certaine compréhension de la nature de leur système, qu’ils mettent au service de ce système, nous parlons ici en général d’un processus beaucoup plus subtil. La classe capitaliste est comme une personne qui escalade une montagne alors qu’elle n’a pas assez de corde pour atteindre le sommet. Elle se convainc qu’elle se trouve sur la seule montagne dans le monde, tout simplement parce qu’elle n’arrive pas au sommet de cette montagne pour voir que derrière cette montagne, s’en cache une autre, et une autre encore, à perte de vue. Sa position sur la montagne l’empêche de voir la réalité. Tout comme cette personne qui est en train d’escalader la montagne, c’est la position des capitalistes dans la société qui les empêche d’admettre qu’il existe une autre façon d’organiser la société, que leur façon d’organiser la société n’est tout simplement que leur façon de l’organiser et rien d’autre. C’est pourquoi nous voyons se développer autant de courants philosophiques, religieux, économiques et politiques qui tous tentent de nous expliquer pourquoi la société capitaliste est selon eux « normale », « naturelle », « inévitable ».

    Les capitalistes cherchent à mélanger le problème

    Dans la vie de tous les jours, le « point de vue » des capitalistes est mis en avant et présenté comme étant le « bon sens ». Les médias sont remplis de cette pensée à cinq francs. Il suffit d’allumer sa radio ou sa télévision pour le voir. On nous y explique que certaines personnes sont devenues riches parce qu’elles ont « travaillé dur » pour en arriver là ; pas parce qu’elles ont exploité la force de travail de leurs employés. On nous y explique que « l’homme est par nature égoïste », pour nous expliquer les inégalités ; on ne nous dit pas que ces inégalités viennent du fait que la société est divisée en une classe qui possède les moyens de production, et une autre classe qui ne possède rien et qui se voit obligée de vendre sa force de travail aux patrons. Partout, on nous parle d’« entrepreneuriat », on nous parle de « leadership » et autres philosophies qui prônent le « développement personnel » et la « pensée positive ». Au final, tout cela a pour but de nous convaincre de nous adapter à cette société, de nous empêcher de chercher à observer l’horizon du sommet de la montagne.

    Il y a une autre arme, encore plus sophistiquée, dans l’arsenal idéologique du capitalisme. Pour pouvoir gérer une économie moderne, les gouvernements capitalistes doivent avoir une certaine compréhension de la société. On collecte des statistiques sur la croissance économique, sur la démographie, sur les importations et exportations, sur le fonctionnement des différentes branches de l’industrie, etc. On collecte aussi des statistiques sur le taux de pauvreté, d’inégalité et de chômage. Jamais on n’a fait autant d’« observations » sociales à aucun moment de l’histoire ! C’est donc au niveau de la théorie que le capitalisme se défend. Les capitalistes doivent tout faire pour empêcher qu’une théorie n’arrive pour relier entre elles toutes ces observations et en tirer une conclusion objective afin d’expliquer pourquoi le capitalisme est une catastrophe pour la vaste majorité de l’humanité.

    Comme il est impossible à éviter entièrement, le marxisme est souvent présenté comme une théorie « parmi d’autres ». Les départements de sociologie à l’université sont remplis de théories confuses, à moitié développées, qui sont présentées comme un assortiment parmi lequel le chercheur n’a que l’embarras du choix. On peut choisir la théorie qui nous plait le mieux, celle qui a l’air la plus jolie, quelle que soit sa capacité (ou non) à analyser correctement la société. Ainsi, la voix du marxisme est noyée au milieu d’un véritable vacarme. Les connexions effectuées par Marx sont déconnectées. Lorsque les idées et les théories sont traitées de cette manière, nous appelons cela une approche éclectique. Cette approche est considérée comme normale dans les sciences sociales de la société capitaliste. Et en général, les quelques universitaires qui affirment se plier à la méthode marxiste la stérilisent en ignorant les conclusions révolutionnaires qui en découlent.

    Mais dans la société capitaliste, ce n’est que parmi les « sciences » sociales qu’on laisse cet éclectisme se développer. Il est très clair que certaines théories scientifiques expliquent la nature de manière plus exacte que d’autres. Les théories qui sont les plus capables d’expliquer la nature deviennent les théories enseignées, tandis que les autres sont rejetées. Par exemple, lorsqu’une personne est malade, un médecin et un marabout ont tout deux « leur théorie ». Le marabout va expliquer que la maladie est causée par un mauvais génie. Le médecin y verra une infection de microbes.

    Mais la théorie du médecin est plus efficace pour expliquer ce qui est en train de se passer. Une explication correcte permet un traitement efficace et adapté de la maladie. Par exemple, un traitement à base d’antibiotiques. Il est possible que le marabout ait à sa disposition un traitement à la suite des expériences effectuées par de nombreuses générations de marabouts avant lui, qui ont peut-être par hasard découvert une plante qui contient la même substance que celle qui est contenue dans l’antibiotique. D’ailleurs, bien souvent, les médecins découvrent de telles substances en analysant les plantes utilisées de manière traditionnelle par des marabouts. Mais le marabout n’est pas capable de comprendre pourquoi cette plante est efficace en tant que traitement, tant qu’il ne comprend pas les bases de la biochimie. Tout ce qu’il sait, est que cette plante fonctionne en tant que médicament. Nous voyons donc qu’une de ces deux théories est beaucoup moins exacte que l’autre dans sa capacité à expliquer le monde. Ce qui vaut pour la science et la médecine, vaut également pour la société. Le marxisme est capable d’expliquer la société de manière bien plus exacte que n’importe quelle autre « théorie » sociologique.

    Tout cela ne veut pas dire que la science est immunisée à l’influence du contexte social. Par exemple, à partir du 17e siècle, l’esclavage des Noirs en Amérique a été justifié par des théories pseudoscientifiques sur les différentes « races » humaines, qui sont aujourd’hui entièrement discréditées. Puisqu’il leur manquait une théorie capable d’expliquer de manière objective les phénomènes sociaux, par exemple, l’existence d’une classe d’esclaves noirs, – une explication qui ne pouvait être trouvée qu’en analysant les conditions sociales qui ont donné naissance à ce phénomène –, les scientifiques se sont à la place rabattus sur des théories utilisées pour décrire la nature plutôt que la société. C’est ainsi que la théorie selon laquelle il existerait des êtres vivants « plus évolués » que d’autres, selon une forme de hiérarchie biologique, a été appliquée à tort à la société, dans une tentative d’expliquer pourquoi les Noirs se trouvent au bas de la « hiérarchie sociale », avec les Blancs au sommet.

    Et cette façon de faire continue encore aujourd’hui, dans les travaux de nombreux scientifiques qui seraient sans cela d’éminents théoriciens. Mais, contrairement à ce que certains disent, il ne s’agit pas d’un argument contre la méthode scientifique. Tout ce que cela démontre, est qu’une recherche trop peu rigoureuse d’explications objectives concernant la société peut causer de grandes erreurs.

    Une autre manière de rejeter le marxisme est de dire qu’il s’agit d’une « vieille théorie », qui ne peut certainement pas s’appliquer à la complexité de la vie au 21e siècle. Mais depuis quand l’âge est-il un critère pour juger de la validité d’une théorie ? Les lois de physique telles qu’élaborées par Isaac Newton ont plus de 300 ans, pourtant elles constituent toujours la base de la physique moderne. Trotsky a dit : « Le critère qui permet de répondre à cette question est simple : si la théorie permet d’apprécier correctement le cours du développement économique, et de prévoir l’avenir mieux que les autres théories, alors elle reste la théorie la plus avancée de notre temps, même si elle date d’un bon nombre d’années. » (Le marxisme et notre époque, 1939)

    Une théorie « européenne » ?

    Certains soi-disant panafricanistes rejettent le marxisme pour la seule raison qu’il a été « inventé » en Europe par un Blanc. Ils oublient que la plupart des grands dirigeants panafricanistes qu’ils vénèrent, surtout les chefs des luttes de libération des années ‘1950 et ‘1960, basaient leur action, au moins en partie, sur les idées du marxisme. Mais le marxisme n’est pas une « invention ». Le marxisme est une description des processus de l’évolution de la société, tout comme les autres théories scientifiques décrivent les processus de l’évolution de la nature. Ces processus existent, qu’on leur donne un nom ou pas, et quelle que soit la personne qui les a décrits en premier. Les panafricanistes qui sautent du mont Kilimandjaro subiront pleinement la dure loi de la gravité, même si la théorie de la gravitation universelle a été formulée pour la première fois en Europe !

    Il est vrai que ce sont les conditions sociales qui prévalaient au 19e siècle en Europe et l’émergence d’une classe ouvrière révolutionnaire qui ont permis à Karl Marx de développer ses idées. Mais certaines idées et inventions appartiennent à l’ensemble de l’humanité, quelle que soit leur origine. L’écriture a été inventée en Afrique. Mais depuis, cette invention a été adaptée pour représenter l’ensemble des langues du monde. Même si les caractères chinois sont très différents des lettres de l’alphabet arabe ou de l’alphabet latin avec lequel nous écrivons le français, la méthode fondamentale, qui consiste à représenter les mots et les sons de la langue humaine par des symboles écrits, reste la même. De même, la méthode du marxisme peut être appliquée pour comprendre les différentes sociétés humaines à différents stades de développement, partout dans le monde. Cette méthode peut e?tre employée pour analyser les sociétés africaines de l’époque précoloniale, coloniale ou postcoloniale aussi bien que pour analyser les différentes étapes de l’évolution de la société européenne.

    En réalité, c’est la position de classe de l’élite noire qui défend de telles idées qui fait que cette élite se retrouve coincée sur la même montagne que la classe capitaliste. L’origine européenne de Marx ne fait que servir d’excuse à ces « dirigeants » noirs pour rejeter les conclusions révolutionnaires du marxisme qui remettent en question leurs intérêts au sein de la société capitaliste.

    La distorsion stalinienne du marxisme

    Mais cette excuse leur a été servie sur un plateau d’argent par la distorsion stalinienne du marxisme. Les staliniens ont tenté d’imposer aux sociétés africaines la description faite par Marx du développement des sociétés de classes européennes. L’Europe s’est développée en passant par la société esclavagiste antique de la Grèce et de l’Empire romain, la société féodale des rois, seigneurs et paysans puis le capitalisme, avant que ne commence la lutte de la classe prolétaire pour le socialisme. Se basant sur ces textes, les staliniens ont affirmé que l’Afrique devrait « inévitablement » passer par les mêmes étapes avant qu’on ne puisse y parler de lutte pour le socialisme.

    Mais cela fait en réalité des siècles que le capitalisme européen est arrivé en Afrique et que depuis, ces deux continents interagissent l’un avec l’autre. Les sociétés précapitalistes africaines (qui ne correspondaient pas à un des stades de l’évolution de la société européenne) ont été bouleversées par la longue histoire de la traite des Noirs, du colonialisme, de l’exploitation et de l’oppression impérialistes… L’Afrique, si elle avait été laissée à elle-même, aurait pu connaitre un développement autonome et original, mais il est clair à présent que toutes ces étapes historiques ne verront jamais le jour. Aujourd’hui comme depuis déjà plusieurs siècles, l’Afrique fait partie intégrante du système capitaliste mondial.

    La distorsion du marxisme était nécessaire pour la dictature de la bureaucratie stalinienne. Après avoir trahi la révolution prolétarienne russe de 1917, cette couche privilégiée a commencé à craindre que de nouvelles révolutions socialistes ne réussissent ailleurs dans le monde. Car si une véritable démocratie prolétarienne, basée sur le socialisme, avait émergé dans un autre pays, cela aurait certainement inspiré la classe prolétaire d’Union soviétique à se lever de nouveau pour chasser ses « leaders ». L’idée selon laquelle l’Afrique (et le monde colonial puis néocolonial) devait nécessairement passer par une étape « capitaliste » avant d’envisager la révolution socialiste, constituait une partie très importante de la politique étrangère de l’Union soviétique stalinienne, utilisée pour saboter chaque mouvement révolutionnaire qui se présentait dans ces pays. C’est ainsi que nous voyons encore le Parti communiste sud-africain (tout comme les fondateurs du Front populaire ivoirien et d’autres partis « communistes ») s’en tenir à la vieille théorie de la « révolution démocratique nationale ». Cela sert de prétexte à ces partis pour justifier leur adaptation au capitalisme. La distorsion stalinienne du marxisme est une autre manière d’expliquer qu’il n’y a qu’une seule montagne. Et elle permet de justifier pourquoi le parti ferme les yeux sur le fait que les ministres « communistes » touchent d’énormes salaires, vivent dans des palais et roulent en BMW.

    Les staliniens ont tendance à élaborer leurs théories avant, puis à exiger de la société qu’elle se conforme à leurs théories. Cette approche est totalement opposée au marxisme. Trotsky, qui a été exilé puis assassiné par la bureaucratie stalinienne pour avoir défendu les véritables méthodes du marxisme, avait développé sa théorie de la « révolution permanente » en démontrant que le reste du monde n’était pas forcément « destiné » à suivre les mêmes étapes par lesquelles l’Europe était passée. Trotsky est parti du principe marxiste fondamental selon lequel ce qui est vrai est ce qui existe, pour analyser les pays coloniaux et semicoloniaux et démontrer que le développement économique et la démocratie qui avaient été apportés à l’Europe par la classe capitaliste ne pourraient être apportés aux pays coloniaux que par la classe prolétaire à la tête des masses paysannes. Cette prédiction a d’ailleurs été, plus que nulle part ailleurs, confirmée par l’expérience de la révolution russe elle-même : une vérité très dérangeante pour les staliniens !

    La théorie prolétarienne peut percer l’armure idéologique du capitalisme

    La classe capitaliste utilise son contrôle sur la société (via le contrôle des médias, des programmes d’enseignement, etc.) pour promouvoir les idées qui défendent le système capitaliste. Elle cherche ainsi à imposer ses idées à l’ensemble de la société. Ces idées sont alors intégrées dans l’armure idéologique du capitalisme. Comme Marx l’a dit : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes » (L’Idéologie allemande, 1845).

    Mais aucune des protections idéologiques du capitalisme ne peut réussir éternellement à endormir la classe prolétaire. Chaque jour, la réalité nous force à entrevoir la contradiction entre ce qu’on nous enseigne dans la société et nos observations qui découlent de notre expérience de la vie quotidienne. L’expérience de notre propre exploitation, de notre propre misère, alors que nous voyons une richesse indécente s’étaler qui serait autrement capable de mettre un terme à ces maux, contredit l’idée selon laquelle « Tout est comme il faut ». Le marxisme aide la classe prolétaire à prendre conscience de cette contradiction, à dépasser le simple soupçon qui la pousse à se dire que « Non, tout n’est pas comme il faudrait », pour embrasser cette idée de manière consciente. Le marxisme nous apprend à former notre manière de raisonner afin de pénétrer à travers le brouillard de confusion que le « bon sens » capitaliste tente de nous imposer, pour pouvoir comprendre comment nous pouvons changer la société.

    Mais la société capitaliste fait tout pour empêcher les prolétaires de tirer ces conclusions. Beaucoup de gens n’ont même pas la possibilité d’aller à l’école primaire. Mais même un diplôme universitaire ne peut pas nous apprendre à voir au-delà du brouillard des idées capitalistes. C’est pourquoi nous devons nous baser sur nos propres organisations révolutionnaires afin de nous former et de nous éduquer. C’est ainsi que la méthode d’analyse marxiste permet à n’importe quel ouvrier d’égaler, si pas de dépasser en niveau de compréhension n’importe quel patron, pasteur, académicien ou politicien capitaliste.

  • Décès de Fidel Castro, dirigeant de la révolution cubaine de 1959

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    La vie de Castro et la révolution cubaine, par Tony Saunois

    La mort de Fidel Castro, à l’âge de 90 ans, a été annoncée ce vendredi 25 novembre au soir par son frère cadet, le président Raul, à la télévision d’Etat cubaine. Des millions de travailleurs à Cuba et dans le monde entier pleureront le décès de ce dirigeant depuis longtemps étroitement associé à la révolution cubaine de 1959 au côté de Che Guevara. Parallèlement, les forces de la réaction capitaliste et impérialisme verront le décès de Fidel Castro comme l’occasion rêvée de complètement restaurer le capitalisme sur l’île. Ces forces réactionnaires visent à détruire tous les acquis de la révolution et de l’économie planifiée, y compris les acquis historiques en matière de santé publique et d’éducation.

    Dans le dossier ci-dessous (publié pour la première fois en 2008), Tony Saunois revient sur la vie et l’héritage politique de Fidel Castro et de la révolution cubaine. Cet article aborde également le débat de la voie à suivre pour défendre les conquêtes de la révolution et la question vitale de la démocratie ouvrière et de la lutte pour le socialisme à Cuba et à l’échelle internationale.

    La publication de «Fidel Castro : Biographie à deux voix» (2006) a été extrêmement opportune, puisque Castro devait quitter la présidence quelques temps plus tard. Les réponses données par Castro à l’écrivain français Ignacio Ramonet, par ailleurs rédacteur en chef du Monde Diplomatique et fondateur d’ATTAC, illustrent la révolution cubaine et les événements mondiaux survenus depuis 1959. Elles en disent également beaucoup quant aux perspectives politiques pour Cuba et à la méthode de Fidel Castro.

    Castro fait valoir à juste titre l’impressionnante conquête sociale acquise en termes de médecine, de santé et d’éducation à la suite de la révolution de 1959/60. ‘‘L’espérance de vie des citoyens cubains est maintenant presque dix-huit ans plus longue qu’en 1959, quand la révolution est arrivée au pouvoir. (…) Cuba a un taux de mortalité infantile de moins de 6 pour 1 000 naissances vivantes au cours de sa première année de vie, derrière le Canada d’une légère marge. Cela nous prendra la moitié du temps qu’il nous a fallu à la Suède et au Japon pour augmenter l’espérance de vie de soixante-dix à quatre-vingts ans. Aujourd’hui, nous sommes à 77.5.’’

    À l’époque de la révolution, a-t-il souligné, l’espérance de vie était de 60 ans! A ce moment-là, 50% des médecins avaient fui à l’étranger suite à la révolution. Pour chaque médecin resté, il y en a 15 à l’heure actuelle!

    L’enseignement est gratuit est ouvert à tous ceux qui n’ont pas un emploi. Plus de 90.000 étudiants étudient actuellement la médecine, les soins infirmiers ou un autre aspect de la santé. Tout cela en dépit d’un embargo économique imposé par l’impérialisme américain depuis 1960 et malgré un grave déclin économique qui a suivi l’effondrement de l’ex-Union soviétique et la perte conséquente d’importantes subventions économiques.

    Tout ceci et d’autres réalisations impressionnantes mentionnées par Castro donnent un petit aperçu de ce qui serait possible avec une économie socialiste planifiée démocratiquement contrôlée et gérée par la classe ouvrière. Autre indication intéressante : certains aspects de la politique étrangère de Cuba. En plus de mobiliser plus de 30 000 médecins pour travailler dans plus de 40 pays, l’une des réalisations les plus impressionnantes a été l’envoi de dizaines de milliers de «volontaires internationalistes» en 1975 vers l’Angola et la Namibie.

    En Angola, les 36.000 soldats ont pu combattre l’armée de l’apartheid sud-africaine et, pour la première fois, lui infliger une défaite militaire. Les forces cubaines ont joué un rôle crucial dans la libération de la Namibie du régime sud-africain. Sur 15 ans, plus de 300.000 combattants internationalistes ont rempli leur mission en Angola. Ces luttes ont joué un rôle important dans l’effondrement du régime de l’apartheid. Cuba était, comme le soutient Castro, «le seul pays non africain qui a combattu et répandu son sang pour l’Afrique et contre l’odieux régime de l’apartheid».

    L’hostilité de l’impérialisme américain

    Dès le début, la révolution cubaine a suscité la colère de l’impérialisme américain qui a cherché à la renverser à de nombreuses reprises. Aujourd’hui, à la suite de la démission de Castro, l’impérialisme américain et ses représentants espèrent vivement la disparition du régime cubain et l’effondrement de l’économie planifiée, qu’ils essaieront d’utiliser pour tenter de discréditer le «socialisme».

    Le fiasco de la Baie des Cochons en 1962 est l’intervention la plus connue de l’impérialisme américain contre la révolution, à la suite de la décision de Castro de caractériser de socialiste la révolutionnaire cubaine.

    Castro énumère dans cet entretien une série d’autres attaques tentées par les exilés cubains soutenus par les services de sécurité américains et d’autres contre-révolutionnaires. “En 1971, sous Nixon, la peste porcine a été introduite à Cuba dans un conteneur, selon une source de la CIA”. En 1981, le virus de la dengue de type II a été déclenché et a entraîné 158 décès, dont 101 enfants. Selon Castro, «en 1984, un dirigeant de l’organisation terroriste Omega 7, basée en Floride, a admis avoir introduit ce virus mortel à Cuba avec l’intention de faire le plus grand nombre possible de victimes». Il y a d’autre part eu plus de 600 projets visant à assassiner Castro.

    Les gains sociaux de la révolution et l’hostilité brutale de l’impérialisme américain révélés dans ce livre illustrent pourquoi Cuba est considérée avec tant de sympathie par beaucoup de travailleurs et de jeunes à l’échelle internationale, tout particulièrement en Amérique latine. Il en va de même pour le Venezuela, mais peut-être dans une moindre mesure en raison de l’échec de la révolution à avancer et à renverser le capitalisme. Cuba et le Venezuela ont été perçus comme les seuls régimes prêts à résister à l’assaut du capitalisme néolibéral au cours des années 1990/2000. Cuba a gagné une sympathie générale en tant que seul régime à gauche prêt à affronter le colosse que Castro (et Hugo Chavez) qualifie à juste titre d ‘ «empire» – l’impérialisme américain.

    L’effondrement de l’URSS

    La réponse de Castro à une série de questions, en particulier en ce qui concerne les années 1990 et l’effondrement de l’ex-Union soviétique, révèlent un individu très bien informé qui suit attentivement la situation mondiale. Castro, à la suite des expériences désastreuses de restauration capitaliste dans l’ex-Union soviétique, s’est opposé à ce même processus qui se déroulait au même moment à Cuba. Le fait que Cuba ait pu survivre sans rompre complètement l’économie planifiée et totalement restaurer le capitalisme est une conséquence des racines sociales que la révolution avait établies. Plus récemment, le pétrole vénézuélien a représenté une aide sérieuse. Le régime cubain a également été en mesure de maintenir plus de soutien face à la politique agressive adoptée à son égard par l’impérialisme américain.

    Castro révèle le rôle joué par Felipe González (l’ancien dirigeant du PSOE espagnol) pour persuader l’ancien chef soviétique Gorbatchev de soutenir une politique de restauration capitaliste. Cela s’est produit lorsque la bureaucratie dirigeante dans son ensemble est passée au capitalisme. González, avec d’autres, comme Manuel Fraga (ancien ministre du régime fasciste de Franco et président de la Galice) ont essayé de persuader Castro d’adopter le même chemin dans les années 1990. “Fraga est un de ces gens, avec González et d’autres (…) qui faisait partie du groupe qui a insisté pour me donner des conseils économiques quand l’URSS s’est effondrée. Il m’a emmené dans un restaurant très élégant une nuit et il a essayé de me donner des recettes économiques. “La formule pour Cuba est la formule au Nicaragua”, a-t-il dit textuellement (…)”

    Castro a rejeté ce conseil. Il a dit que la formule proposée «… a mené le Nicaragua dans un abîme sans fond de corruption, de vol, de négligence (…) terrible. (…) ils voulaient que je suive la formule russe, celle que Felipe et ses conseillers d’élite ont pressé Gorbatchev de suivre (…) et il n’y a plus rien. Tous les hommes dont le conseil était de suivre les principes du néo-libéralisme jusqu’à la mort – privatisation, stricte conformité aux règles du FMI – ont poussé de nombreux pays et leurs habitants dans l’abîme.»

    Mais alors, pourquoi Castro n’a t-il pas donné de conseils similaires à Tomás Borge et à d’autres dirigeants sandinistes au Nicaragua avant leur défaite?

    L’effondrement de la mondialisation et le rôle de la classe ouvrière

    Isolé et face à un raz-de-marée de politiques néo-libérales à l’échelle internationale dans les années 1990, Castro explique avoir adopté une politique consistant à acheter du temps avec en tête la perspective d’attende que la «mondialisation s’effondre». «Le capitalisme moderne, soutient-il, est devenu tellement monopoliste qu’il n’y a plus de capitalisme aujourd’hui, il n’y a pas de concurrence. Aujourd’hui, nous avons des monopoles dans tous les grands secteurs ».

    A peine 500 sociétés contrôlent 80% de l’économie mondiale. En regardant la crise qui se déroule ces dernières années, Castro conclut: «Ce n’est plus seulement une crise en Asie du Sud-Est, comme en 1977, c’est une crise mondiale, plus la guerre en Irak, plus les conséquences d’une dette énorme, le gaspillage croissant et le coût de l’énergie qui en découle (…) plus le déficit de la part de la principale puissance économique et militaire de la planète.» Castro conclut: «Le monde est mis dans une impasse.»

    Quelle est la classe sociale capable de combattre ce système et de construire une véritable alternative socialiste démocratique? Dans ce livre, Castro révèle son manque de compréhension de la classe qui sera en mesure de vaincre le capitalisme et de construire une alternative démocratique socialiste. Cela le conduit à adopter des idées et des méthodes contradictoires. Tout au long du livre, il n’y a aucune référence à la classe ouvrière ni à son rôle central dans la révolution socialiste. Même en se référant à la grande grève générale de dix millions de travailleurs en France en 1968, Castro ne mentionne qu’en passant que De Gaulle était allé en Allemagne pour obtenir le soutien des troupes stationnées là «pour prévenir toute tentative de rébellion populaire».

    L’absence de référence à la classe ouvrière révèle l’attitude de Castro à l’égard de la révolution cubaine et, en général, du caractère de la révolution socialiste. Pour Castro, la classe ouvrière ne joue pas le rôle central. Comme le dit Castro, se référant à la révolution cubaine: “Mais pour nous, la guérilla était le détonateur d’un autre processus dont l’objectif était la prise de pouvoir révolutionnaire. Et avec un point culminant: une grève générale révolutionnaire et soulèvement général de la population.”

    Autrement dit, une lutte de guérilla soutenue alors par la masse de la population où la classe ouvrière jouait un rôle auxiliaire plutôt que le rôle dirigeant. Comme le Comité pour une Internationale Ouvrière l’a expliqué dans d’autres articles et documents, c’est en raison d’une série de facteurs historiques et subjectifs que la lutte de guérilla s’est déroulée avec succès à Cuba et que ce n’est que lorsque l’armée de guérilla est entrée dans les villes que les masses urbaines sont descendues dans les rues.

    Dans ce livre, il y a une certaine divergence entre la façon dont Castro et le Mouvement du 23 juillet considéraient la révolution comment elle a commencé. Castro donne l’impression qu’il avait dès le début un objectif «socialiste» clairement formulé. Toutefois, comme nous l’avons expliqué dans d’autres articles et documents du Comité pour une Internationale Ouvrière et de la Tendance Militant (ancêtre du Socialist party en Angleterre et au Pays de Galles) à l’époque et par la suite, nous ne croyions pas que c’était le cas. En réalité, les dirigeants du mouvement avaient pour objectif de renverser Batista et de créer un «Cuba démocratique moderne». Che Guevara adopta une attitude différente vis-à-vis des autres dirigeants du mouvement. Suite à l’embargo de l’impérialisme américain et à la pression exercée par les masses, les dirigeants furent rapidement poussés dans une direction plus radicale, qui a fini par étouffer le capitalisme.

    Tandis que les processus de la révolution cubaine n’empêchaient pas de briser l’ancien régime de Batista, il formait la nature de l’État qui la remplaçait. Bien que la classe ouvrière ait soutenu la révolution, elle ne la dirigeait pas consciemment, comme l’a fait la classe ouvrière lors de la
    révolution russe en 1917.

    Le régime cubain

    À Cuba, le capitalisme a été renversé suite à une série de représailles entre le nouveau gouvernement cubain par l’impérialisme américain. Bien que cela ait représenté un grand pas en avant, cela n’a pas abouti à l’établissement d’une véritable démocratie ouvrière et paysanne, comme on l’a vu en Russie en 1917. Cela a engendré un régime bureaucratique (avec quelques éléments de contrôle ouvrier au début, qui sont maintenant largement érodé) qui a géré une économie nationalisée et planifiée.

    Le caractère réel de l’Etat est peut-être révélé par inadvertance par Ignacio Ramonet dans son introduction au livre quand il remarque: «Alors qu’il [Fidel Castro] est là il n’est qu’une voix. Il prend toutes les décisions, petites et grandes. Bien qu’il consulte très respectueusement les autorités politiques en charge du Parti et du gouvernement, très «professionnel» au cours du processus décisionnel, c’est Fidel qui décide enfin ».

    Castro révèle également comment les aspects de l’Etat fonctionnent pendant les périodes critiques. Il révèle que, face à une décision d’exécuter le chef de l’armée, Arnoldo Ochoa, pour trafic de drogue présumé, c’était «une décision unanime du Conseil d’Etat, qui compte 31 membres. Au fil du temps, le Conseil d’État est devenu un juge et la chose la plus importante est que vous devez lutter pour faire en sorte que chaque décision soit prise avec un consensus des membres.» Le fait que cette décision ait été prise sans dissidence en dit long sur le caractère de ce corps et sur l’influence de Castro, étant donné le caractère très controversé de l’affaire Arnoldo Ochoa.

    Castro défend aussi l’idée d’un Etat à parti unique: «Comment notre pays aurait-il pu rester ferme s’il avait été divisé en dix morceaux?” Il esquive cette question en attaquant la corruption et la manipulation des médias dans l’occident capitaliste en défendant qu’il ne s’agit pas d’une véritable démocratie. Cette question est toutefois totalement différente du droit des travailleurs, des jeunes et des intellectuels de former leurs propres partis politiques, y compris les partis trotskystes, et de contester les élections dans une démocratie ouvrière et paysanne.

    Un véritable régime de démocratie ouvrière assurerait l’élection démocratique de tous les fonctionnaires, soumis à un processus de révocation par leur base. Les fonctionnaires de l’Etat et du parti ne recevraient pas plus que le salaire moyen des travailleurs qualifiés et la pleine liberté d’expression des opinions et des critiques serait assurée. Un tel régime, surtout après près de cinquante ans au pouvoir, ne devrait avoir rien à craindre du fait que des travailleurs, des jeunes et des intellectuels construisent leurs propres partis et organisations politiques pour défendre l’économie planifiée.

    Cela ne signifie pas que le Cuba de Castro a adopté les mêmes traits grotesques que ceux de la Russie de Staline, avec des procès spectacle et des purges de masse, un culte déchaîné de la personnalité autour de Staline, etc. Il n’y a toujours pas de portraits ni de rues nommées d’après Castro. Il n’y a aucune preuve que la torture ait été utilisée par l’Etat. Cependant, cela ne signifie pas que la bureaucratie et qu’un élément de corruption et de privileges n’existent pas à Cuba. Cela a récemment été démontré dans le fait que le gouvernement cubain ait admis que 15% de la population possède 90% des pesos détenus dans les comptes bancaires.

    Cuba isolé

    Le problème qui s’est posé à Castro dans les années 90, après l’effondrement de l’ex-URSS, a été celui de l’isolement, combiné aux limitations imposées par l’existence d’une bureaucratie et par l’absence d’une véritable démocratie ouvrière.

    Des mesures, telles qu’une ouverture partielle de l’économie et une dollarisation partielle ont été introduites par le régime pour tenter d’acheter du temps. Mais cela a accru les contradictions internes au régime, en particulier la dollarisation partielle, phénomène qui a considérablement augmenté les disparités entre ceux qui ont accès au dollar américain et ceux dont ce n’est pas le cas. Cela a fait croître le marché noir et la corruption.

    La question de l’isolement de Cuba est liée à la défaite des mouvements révolutionnaires qui ont balayé l’Amérique latine dans les années 70 et 80. Castro ne tire aucune conclusion complète des raisons de ces défaites. Les sandinistes au Nicaragua n’ont pas réussi à vaincre les Contras, affirme-t-il, à cause du service militaire obligatoire. Castro dit: “Le Nicaragua a remporté sa victoire douze ans après la mort du Che en Bolivie. Cela signifie que les conditions objectives dans beaucoup de pays du reste de l’Amérique latine étaient meilleures que celles de Cuba.” Mais la question centrale est de savoir pourquoi les sandinistes ont alors finalement perdu à nouveau contre la contre-révolution? Castro ne donne aucune explication réelle. Il ne fait pas de commentaire quant à l’échec des sandinistes à renverser le capitalisme. Ils ont été empêché de prendre des mesures décisives pour renverser le système, surtout en 1984, en grande partie à cause de la pression exercée par la bureaucratie stalinienne à Moscou qui s’y opposait. Cuba et Castro, ont appuyé la pression de Moscou et, à un moment donné, ont assujetti à l’embargo les avions de combat MIG russes à La Havane qui étaient destinés à Managua, la capitale du Nicaragua.

    Commentant la défaite d’Allende, en 1973 au Chili, Castro dénonce correctement le rôle de l’impérialisme américain, mais il ne tire aucune conclusion sur les erreurs des dirigeants des partis socialistes et communistes au Chili. Pourtant, ces défaites, et d’autres, ont été cruciales en Amérique latine pendant cette période. Cela a renforcé l’isolement et la dépendance de Cuba à l’égard de la bureaucratie soviétique.

    Castro a poursuivi en un certain sens les erreurs commises par les dirigeants de ces mouvements dans les conseils qu’il a récemment donnés à Hugo Chávez au Venezuela. Castro raconte qu’à l’époque de la tentative de coup d’état de la part de la droite au Venezuela en 2002, il a exhorté Chávez à «entrer en contact avec un officier avec une autorité réelle parmi les rangs des membres du putsch, les assurer de sa volonté de quitter le pays, mais pas de démissionner.”

    L’ancien président Allende, argumente Castro, n’a pas d’autre choix que de donner sa vie durant le coup d’Etat de Pinochet en 1973. Il déclare qu’Allende n’avait pas «le soutien d’un seul soldat». Ce n’est pas vrai. De vastes sections de l’armée et de la marine au Chili soutenaient le processus révolutionnaire. Il est estimé qu’Allende a eu le soutien de jusqu’à 30% de l’armée au moment du coup d’Etat. La tragédie est qu’Allende a refusé d’armer et de mobiliser la classe ouvrière.

    Castro déclare qu’à l’époque de la tentative du coup d’Etat de 2002 au Venezuela, il avait déclaré à Chavez que rencontrer le peuple pour déclencher une résistance nationale n’avait pratiquement aucune chance de succès. Pourtant, la ‘résistance nationale’ a éclaté spontanément par la base et Chavez a été ramené au pouvoir par les masses elles-mêmes. Ce conseil est un autre exemple qui démontre que Castro ne considère pas les masses et la classe ouvrière comme la force dirigeante d’une révolution, mais comme un auxiliaire pour des organisations de guérilla ou des sections de l’armée.

    Tout en entrant en collision avec la bureaucratie stalinienne soviétique, que Castro critique à plusieurs reprises, il ne lui fournit pas d’alternative. Cela résulte encore une fois du manque de compréhension et de confiance de Castro dans la classe ouvrière. En conséquence, les critiques de Castro ont finalement conduit au soutien aux staliniens. Castro a également gardé le silence, parfois, lors de grandes luttes entre l’Etat et les travailleurs et les jeunes de plusieurs pays.

    En ce qui concerne le «Printemps de Prague» en 1968, tout en appuyant initialement certaines des revendications pour une plus grande démocratie, la liberté d’expression, Castro a conclu: «Mais à partir de slogans justes, il y a eu une évolution vers une politique ouvertement réactionnaire. Et nous avons du – malheureusement – approuver cette intervention militaire.” Pourtant, en 1968, l’appui à la restauration capitaliste n’était pas l’idée dominante dans l’ex-Tchécoslovaquie. La conscience des masses, à l’époque, était pour la “démocratisation du socialisme” et non pour le capitalisme.

    Incontestablement motivé par les intérêts diplomatiques et commerciaux, le régime cubain se tut quand des centaines d’étudiants furent massacrés par le gouvernement mexicain en 1968. Castro ne dit rien de ces événements dans son livre.

    En soulevant le spectre de la restauration capitaliste en Tchécoslovaquie, Castro confond cette période avec celle des années 1990 où cette confusion existait dans la population. Castro reprend en fait la justification stalinienne de l’intervention russe en 1968. Castro est clairement opposé à une restauration capitaliste à Cuba, surtout en ayant vu les conséquences que cela a eu en ex-URSS et en Europe de l’Est. Il conclut vraisemblablement que l’ancien chef soviétique Gorbatchev, que Castro décrit à un moment comme un «vrai socialiste révolutionnaire», a fini par être une figure centrale du processus de restauration capitaliste sans en avoir eu l’intention initialement. Comme le dit Castro: “Mais il [Gorbahev] n’a pas réussi à trouver des solutions aux grands problèmes de son pays”.

    Boris Eltsine, qui était également un élément central du processus de restauration capitaliste, est décrit par Castro comme un «secrétaire du parti exceptionnel à Moscou, avec beaucoup de bonnes idées».

    Castro identifie certains des problèmes cruciaux auxquels l’ex-Union soviétique a été confrontée; les déchets, la corruption, la mauvaise gestion et son incapacité à développer et à utiliser les ordinateurs modernes. Mais il ne parvient pas à offrir de solution claire contre le règne bureaucratique et le gaspillage. Il ne voit pas la nécessité de supprimer la bureaucratie stalinienne et d’établir un véritable système de démocratie ouvrière. Sans cela, aucun des problèmes énormes qu’il identifie ne pourrait être résolus.

    Cependant, beaucoup de ces caractéristiques existent de la même manière à Cuba. Castro révèle aussi quelques-uns des conflits qui ont eu lieu entre la bureaucratie soviétique et le régime cubain. Lorsqu’on lui demande si les Cubains ont été consultés au sujet du retrait final des troupes soviétiques de Cuba en septembre 1991, Castro répond: “Consulter. Ils n’ont jamais consulter. À ce moment-là, ils s’écroulaient. Tout ce qu’ils ont fait, c’était sans consultation.”

    Castro révèle aussi, dans des lettres publiées en anglais, pour la première fois, l’attitude erratique que son régime a parfois adoptée. La crise des missiles s’intensifiant, Castro explique qu’il a exhorté l’URSS à lancer une attaque nucléaire en premier lieu pour contrer une action offensive directe contre Cuba par les Etats-Unis. «Je suis d’avis qu’une fois que l’agression a eu lieu, les agresseurs ne doivent pas avoir le privilège de décider quand les armes nucléaires seront utilisées (…) à partir du moment où l’impérialisme a déclenché une attaque contre Cuba et à Cuba même et donc contre les forces de l’armée soviétique stationnée ici (…) une réponse soit être donnée aux agresseurs de Cuba et de l’URSS sous forme d’une attaque d’anéantissement.” Khrouchtchev et la bureaucratie soviétique n’ont pas accepté cette proposition.

    Aujourd’hui, Castro contredit sa position et ses commentaires antérieurs, lorsqu’on lui demande si Cuba veut fabriquer une bombe nucléaire: «Vous vous ruinerez – une arme nucléaire est un bon moyen de se suicider. »

    Staline et Trotsky

    Elément significatif, Castro critique ouvertement Staline et conclut: «Le plus intellectuel des deux était, sans aucun doute, Trotsky.» Cela ne veut pas dire que Castro a soutenu les idées et les méthodes expliquées dans les écrits de Trotsky. Castro écarte à tort toute suggestion selon laquelle Che Guevara commençait à chercher une alternative et avait commencé à lire les œuvres de Trotsky ou était en quelque sorte affecté par ses idées. Ce faisant, Castro écarte les preuves du contraire, telles que présentées par Celia Hart, Jon Lee Anderson et l’écrivain mexicain Paco Ignacio Taibo.

    Une caractéristique frappante de ce livre est l’attitude de Castro à l’égard des dirigeants mondiaux et des dirigeants pro-capitalistes des anciens partis ouvriers de masse. Pour les marxistes, s’opposer au système que défendent ces dirigeants n’est pas une question personnelle. Pourtant, Castro fait tout son possible pour faire l’éloge de certains de ces dirigeants, en dépit d’avoir ouvertement critiqué leur action. L’ancien président américain Jimmy Carter est décrit comme un «homme d’intégrité». Charles De Gaulle est accrédité d’avoir sauver la France : «ses traditions, sa fierté nationale, le défi français». Un ministre du gouvernement fasciste de Franco en Espagne est, selon Castro, «un Galicien intelligent et rusé». Le président Lula, au Brésil, est salué comme «un combattant tenace et fraternel pour les droits du travail et de la gauche, et un ami de notre peuple» et Castro considère «les réformes que Lula met en œuvre très positivement» en dépit du fait que la grande majorité des «réformes» de Lula ont été des attaques néolibérales contre les droits de la classe ouvrière.

    En ce qui concerne l’avenir de Cuba, Castro affirme catégoriquement que la révolution sera maintenue, sans aucune menace de restauration capitaliste. Cependant, en dépit de l’héritage solide qui subsiste et du soutien aux acquis de la révolution, la menace de restauration augmente. Depuis la publication de ce livre, Castro a démissionné en tant que leader du pays. Raul, son frère et d’autres sections puissantes de la bureaucratie cubaine ont l’intention de s’acheminer vers l’ouverture de l’économie de marché à Cuba. Si Castro voit cette menace, il n’est évidemment pas prêt à jouer le rôle de Gorbatchev ou d’Eltsine pour aider ce processus.

    La publication de ce livre fournit une vision éclairante de Fidel Castro; de son rôle et de ses méthodes. Surtout, il faut apprendre des expériences que Castro rapporte. Il montre la nécessité vitale de développer la véritable démocratie ouvrière et le socialisme.

    Voir aussi :

  • Idées dangereuses: Réduction collective du temps de travail et nationalisations

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    En prêtant attention aux nouvelles dans les médias, on pourrait oublier que ce ne sont vraiment pas les moyens qui manquent dans cette société. Encore faut-il savoir où regarder : vers les Bahamas, Panama et, plus près de chez nous, le Luxembourg ou encore la Suisse, où vient encore d’émigrer Alexandre Van Damme, plus riche fortune de Belgique et plus important actionnaire individuel d’InBev. Mais, pour Charles Michel et sa clique, pas question de toucher à tout ça ! Comme le disait l’écrivain français Alphonse Allais à l’aube du XXe siècle : ‘‘Il faut prendre l’argent là où il se trouve: chez les pauvres. D’ accord, ils n’en ont pas beaucoup, mais ils sont si nombreux!’’

    Malades, précaires, jeunes, travailleurs âgés,… Personne n’est à l’abri !

    La conclusion du dernier budget a fait mal. Très mal. Surtout dans la sécurité sociale (1,4 milliard) et plus particulièrement dans la santé (près d’un milliard). En début d’année, la ministre Maggie De Block avait averti que des économies supplémentaires se profilaient à l’horizon dans la sécurité sociale. Bart De Wever tonnait alors qu’il n’existait plus de marge pour de nouvelles économies que là-bas. En février, le chef de la Fédération des entreprises belges (FEB) Pieter Timmermans revendiquait 1,5 milliard d’assainissement budgétaire dans la sécurité sociale dans les trois à cinq années à venir. Il n’aura pas besoin d’attendre si longtemps, tout lui est servi sur un plateau d’argent. Les employeurs ont bien des raisons de se féliciter de ce gouvernement avec lequel Noël n’en finit pas.

    Les malades sont donc en ligne de mire et ils sont loin d’être seuls. Le gouvernement lorgne également vers les plus pauvres (l’enveloppe ‘‘bien-être’’ pour les allocataires sociaux doit être ramenée à 75%) et les prépensionnés tandis les employeurs devraient maintenant payer 10% des indemnités de la mutuelle aux salariées enceintes écartées. Les patrons réfléchiront maintenant à deux fois avant d’engager des jeunes femmes qui pourraient potentiellement tomber enceintes…

    Tous les travailleurs sont perdants. Au moindre revers, ils se retrouvent condamnés à la pauvreté et un tel malheur est bien plus susceptible d’arriver aujourd’hui avec la flexibilisation accrue du travail consécutive à la Loi Peeters. Les choses ne seront pas simples pour les jeunes qui voudraient mettre un peu de sous de côté en prévision de telles périodes de vaches maigres : leur salaire minimum est considéré ‘‘irréaliste’’ par Michel et sa bande, qui ont donc décidé de le réduire d’un tiers !

    Cela exercera bien entendu une pression à la baisse sur les salaires de tous, tout en étendant encore le secteur à bas salaires. C’est qu’il faut, pour l’establishment pro-patronal, réduire le fameux ‘‘handicap salarial’’ qui plomberait l’économie du pays. Dans le secteur public, cela s’accompagne d’une nouvelle réduction des pensions. Et après que l’armée ait été déployée à peu près partout par le gouvernement, les militaires sont ‘‘remerciés’’ par une prolongation drastique de leur carrière avant de partir en retraite (7 ans !), tout comme le personnel roulant des chemins de fer. Le gouvernement n’a pas osé parler de ce que cela pourrait signifier pour la sécurité ferroviaire…

    La N-VA et l’Open-VLD ont trouvé inacceptable l’idée d’une taxe, même limitée, sur les plus-values boursières. Cette dernière ne visait pas du tout à équilibrer la nature antisociale des efforts budgétaires, mais même faire semblant de s’en prendre aux plus riches est visiblement de trop. Bart De Wever n’a pas tardé à leur faire les yeux doux en postant sur Twitter ‘‘A l’impôt sur les sociétés maintenant !’’

    Mais réjouissez-vous, défend Kris Peeters, tout cela permettra de créer des emplois ! Vraiment ? Mais oui !, entonnent en chœur tous ses collègues. D’ailleurs Charles Michel ne dit-il pas que sa politique de ‘‘Jobs, jobs, jobs’’ commence à porter ses fruits ? Les faits sont plus têtus que la propagande gouvernementale.

    L’échec des solutions basées sur le marché

    Une semaine à peine après l’annonce des licenciements chez ING, Charles Michel annonçait : ‘‘Nos réformes portent leurs premiers fruits, nous poursuivons sur cette lancée. (…) Un, la modernisation du marché du marché du travail. Deux, la réforme de la loi de 1996 sur la compétitivité et la formation des salaires.’’ Les 70.000 emplois créés depuis 2014 seraient-ils les premiers fruits de la politique du gouvernement? Pourtant, à cette date, le bureau du plan prévoyait déjà la création de 65.000 emplois entre 2014 et 2016 à politique inchangée… Et puis au-delà du nombre de fruits, parlons de leur chair, plutôt viciée : sur les 70.000, 9.000 à peine sont des temps pleins(1) !

    Pour le reste, en 2014, 5.830 travailleurs étaient concernés par un licenciement collectif et 28.534 par une faillite. En 2015, il s’agissait de 5.209 par les licenciements collectifs et de 25.339 par les faillites.(2) Et la machine s’emballe. Les statistiques du SPF Emploi parlaient début octobre de 12.000 travailleurs menacés par un licenciement collectif pour les seuls 9 premiers mois de l’année, soit plus que les deux années précédentes réunies. En septembre uniquement, plus de 4.000 postes de travail étaient concernés avec notamment Caterpillar Gosselies et Douwe Egberts Grimbergen. Sans compter les pertes chez les sous-traitants (estimées entre 4.000 et 5.000 pour la seule fermeture du site de Gosselies). Le mois d’octobre était à peine entamé qu’ING annonçait la suppression de 3.500 emplois, soit la plus importante vague de licenciements collectifs depuis 2012 et la fermeture de l’usine Ford Genk (4.300 personnes).

    Les emplois décents disparaissent, la précarité se généralise

    Le discours des grands employeurs et de leurs partisans est que le salut, c’est la flexi-sécurité : accroître la flexibilité du travail au maximum pour assurer le maintien de l’emploi. C’est l’idée maîtresse derrière toutes les lois travail qui ont déferlé sur l’Europe (dernièrement la Loi El Khomri en France et la Loi Peeters en Belgique) qui s’appuient presque invariablement sur quatre grands principes : abaisser les salaires, faciliter le licenciement et généraliser l’intérim, décentraliser les négociations patron-salarié (c’est-à-dire détricoter les conventions collectives de travail nationales) et, enfin, allonger le temps de travail.

    L’Allemagne fut un véritable précurseur dans ce domaine avec les lois Hartz de 2003-2005. La précarité a explosé et 17% de la population frisait le seuil de pauvreté en 2015(3). 2 millions de travailleurs cumulent plusieurs emplois pour s’en sortir. 6 millions d’équivalent temps plein existent sous la forme de mini-jobs à 400 euros par mois et 27% des emplois sont à temps partiel(4). En Grèce, sur injonction de la Troïka, les prétendus ‘‘coûts’’ salariaux ont baissé de 24% entre 2010 et 2014. La marge de profit à l’exportation a augmenté de 36%, à prix unitaire égal(5) tandis que le chômage passait de 12% en 2010 à 26% aujourd’hui(6).

    Il n’en va pas autrement en Belgique. Selon le dernier ‘‘Thermomètre Solidaris’’ (octobre 2016), un travailleur belge sur sept vit en dessous du seuil de pauvreté et 40% d’entre eux affirment rencontrer des difficultés à boucler leurs fins de mois. Parallèlement, la pression au travail augmente. Les épuisements professionnels et les dépressions ont été multipliés par trois entre 2007 et 2014 selon l’Inami, tandis que 64% des travailleurs déclarent subir un stress au travail.

    Autre élément, selon les données de la société de services de ressources humaines SD Worx, Le premier semestre de cette année, 482.000 employés travaillaient sous le régime de 4/5e temps en Belgique, soit le double du nombre enregistré en 2000. C’est particulièrement parmi la jeunesse que ce chiffre explose : + 69% entre 2008 et 2015 chez les jeunes de moins de trente ans.(7) Les commentateurs tentent de noyer le chiffre derrière de grands discours sur la jeunesse qui privilégie ‘‘sa famille et sa vie privée’’, mais il s’agit d’une conséquence directe de l’augmentation vertigineuse des offres d’emploi à temps partiels. Quelles perspectives d’avenir avoir sous ces conditions ?

    La réduction collective du temps de travail (RCTT) ans perte de salaire et avec embauches compensatoires

    rctt_anticapitalismeTout ce qui précède plaide naturellement en faveur d’une révision radicale de la manière dont le travail est envisagé dans la société et notamment de la vieille revendication de la réduction collective du temps de travail avec embauches compensatoires et sans perte de salaire. Ce n’est du reste pas un hasard si diverses organisations en parlent de plus en plus ces derniers temps (FGTB, MOC, PTB,… et même le PS).

    Selon les derniers chiffres de l’Institut du Développement Durable (IDD), la moyenne des heures de travail prestées serait actuellement de 1440 heures par an et par travailleur, soit environ 30h/semaine. Cette réduction du temps de travail est donc bien à l’œuvre, mais elle s’opère aux frais des travailleurs et au prix d’un véritable désastre social. Tandis que certains sont condamnés à la misère et aux contrôles de disponibilité de l’ONEM, d’autres sont tout simplement pressés comme des citrons alors qu’une heure de travail produit 5 fois plus de valeurs qu’il y a 30 ans.

    Quelle réduction imposer ?

    En France, le passage aux 35 heures de travail par semaine fut effectif à partir de l’an 2000. Selon le bureau d’études Poliargus, environ 350.000 emplois furent créés en conséquence. Mais ce bureau attire l’accent sur le fait que l’augmentation des cadences de travail et du nombre d’heures supplémentaires a considérablement amoindri l’impact de la mesure.

    C’est la raison pour laquelle les divers modèles en discussion parlent d’un passage à la semaine des 4 jours ou au 32 voire 30 heures de travail par semaine, afin d’assurer que le temps gagné ainsi conduise réellement à des embauches supplémentaires et non pas à une augmentation de la charge de travail souvent déjà invivable.

    Comment l’instaurer ?

    C’est ici que le débat est le plus vif. Certains, comme l’économiste français Pierre Larrouturou, défendent de puiser dans les caisses de la sécurité sociale pour accorder de nouvelles réductions de charges aux employeurs afin de les convaincre. Il faudrait donc, une nouvelle fois, pomper sur le salaire indirect des travailleurs alors que la part de la valeur qui leur revient dans le Produit intérieur brut (PIB) sous forme de salaire est passée de 67% en 1980 à 57% en 2006 dans le top 15 des pays de l’OCDE. La tendance continue(8).

    A l’instar de Bruno Beauraind (secrétaire général du Groupe Recherche Pour une Economie Alternative), nous trouvons inacceptable d’opposer salaire et réduction du temps de travail. Fondamentalement, ce débat est aussi celui du contrôle des richesses produites par la société.

    Les plus grandes victoires sur la durée du temps de travail n’ont jamais été acquises par la concertation et la négociation. La journée des 8 heures inscrite dans la loi en 1921 a été conquise par la lutte des travailleurs dans la majorité des secteurs dès 1919. Si, à cette époque, les travailleurs avaient attendu que les représentants politiques instaurent une loi ‘‘réaliste et pragmatique’’, nous travaillerions toujours plus de 10 heures par jour au 21e siècle. Le seul élément de pragmatisme d’une revendication, c’est le rapport de force sur lequel il repose à la base de la société.

    Cependant, à l’époque, la réaction des capitalistes ne se fit pas attendre : avec la rationalisation croissante de la production et la généralisation du taylorisme, ils purent récupérer leur manque à gagner en augmentant la pénibilité du travail. C’est pourquoi la nécessité d’un contrôle des travailleurs sur la manière dont est mise en place une réforme du temps de travail est indispensable.

    La nationalisation sous contrôle et gestion des travailleurs

    nationalisationBien entendu, l’instauration de ce type de mesure entrainera la fureur du monde patronal qui fera pleuvoir les menaces de délocalisations et de fermetures d’entreprises. La seule manière de riposter, comme dans tous les cas de licenciements collectifs, c’est de lutter pour l’expropriation des entreprises sans rachat ni indemnité et la nationalisation de celles-ci sous contrôle et gestion des travailleurs.

    Qu’est-ce qu’une nationalisation ?

    La propriété privée des principaux leviers de commande de l’économie (finance, grande distribution, sidérurgie, grandes entreprises,…) est le fondement même de la société capitaliste. Même si toutes les richesses sont l’œuvre des travailleurs, elles ne leur reviennent pas. Pour la classe capitaliste, le seul intérêt de la production économique, c’est d’en retirer du profit.

    La nationalisation vise à lui retirer le pouvoir économique. Pour peu que cela se fasse sous le contrôle et la gestion des travailleurs, cela mine les bases du règne du capitalisme. C’est donc une question de vie ou de mort pour le système d’empêcher que de tels types de nationalisations se produisent.

    Nationaliser, cela implique automatiquement une sortie du système capitaliste ?

    Non. La classe capitaliste peut être forcée de se tourner vers la nationalisation pour dépasser les limites et les contradictions de son propre système. C’est ce que nous avons vu avec la crise de 1929 ou encore celle de 2008. Dans ces deux cas, les autorités ont repris la main sur de grandes banques par le biais de nationalisations pour empêcher la banqueroute du système. Tout dépend de la manière dont ces nationalisations sont opérées et de leur but.

    En Europe, entre 1945 et 1973, la nationalisation des secteurs stratégiques des services et de l’industrie faisait consensus. Il était normal que État intervienne dans l’économie pour assister sa classe capitaliste dans sa concurrence avec les capitalistes étrangers. Le poids du mouvement ouvrier organisé (tant sur le plan syndical que politique) a également joué un rôle important, les nationalisations représentaient alors une exigence centrale des partis de gauche. En France, François Mitterrand a procédé à la nationalisation de trente-neuf banques, de cinq groupes industriels et de deux compagnies financières en 1982. En 1983, un travailleur sur quatre travaillait dans le secteur public français. La tendance s’est ensuite inversée, en France avec le ‘‘tournant de la rigueur’’ et plus généralement avec la contre-révolution néolibérale de Reagan et Thatcher.

    Dans tous ces cas, les nationalisations ne visaient pas à sortir du cadre du capitalisme.

    Comment fonctionnerait une nationalisation sous contrôle et gestion des travailleurs ?

    Proximus et Bpost, par exemple, sont des entreprises publiques où l’État n’est qu’un actionnaire parmi d’autres. Les autorités ne sont plus propriétaires qu’à 51% et le fonctionnement de l’activité économique est tout à fait similaire à celui des entreprises privées.

    D’autres méthodes de gestion ont eu lieu par le passé, comme la ‘‘cogestion’’ entre syndicats et patrons qui s’est particulièrement développée dans les années ’70 et que le PS voudrait remettre au goût du jour. Ce fut une illusion de ‘‘démocratie sociale’’ qui a entrainé les syndicats dans la gestion capitaliste des entreprises tout en développant une corruption directe et indirecte des couches supérieures de la bureaucratie syndicale. C’est précisément ce que voulaient les patrons. En Allemagne, un scandale concernant les millions d’euros de pots-de-vin dont bénéficiaient les dirigeants du syndicat IG Metall dans le cadre de la ‘‘cogestion’’ chez Volkswagen a éclaté en 2007. La ‘‘cogestion’’ n’accroit pas le contrôle des travailleurs sur les patrons, cela augmente seulement le contrôle des patrons sur les directions syndicales.

    Nous défendons que les nationalisations soient menées sous le contrôle et la gestion des travailleurs. Le principe ne doit pas être de préserver le contrôle de la classe capitaliste et de trouver des accommodations avec mais au contraire de briser son règne.

    Ce contrôle des travailleurs serait exercé à partir de comités d’entreprises composés de représentants démocratiquement élus des travailleurs, des syndicats, des communautés locales et des groupes de consommateurs. Ces comités scruteraient et contrôleraient chaque aspect de l’activité d’une entreprise nationalisée. Le ‘‘secret commercial’’ serait aboli de manière à ce que chaque travailleur puisse avoir accès à l’intégralité des données nécessaires au bon fonctionnement de l’activité économique.

    Ces comités détermineraient comment les ressources seraient utilisées, quels seraient les plans d’investissement,… Cette implication directe des travailleurs dans le processus de décision assurerait que le fonctionnement économique soit à leur bénéfice. Même des managers et techniciens de haut vol seraient enthousiastes à travailler dans un tel cadre qui mettrait un terme à leurs conditions d’exploitation.

    Comment instaurer cela ?

    Il nous faudra construire un rapport de force basé sur la force collective de la classe des travailleurs. Dans le cas d’une entreprise menacée de fermeture ou de licenciements collectifs, par exemple, commencer par l’occupation du site est un bon premier pas vers son expropriation. Les comités de grève ou de lutte peuvent au bout d’un moment devenir les comités de gestion de l’activité de l’entreprise relancée par les travailleurs eux-mêmes, débarrassés des actionnaires et des directions autoritaires.

    À partir de là, toute la question est de mobiliser la solidarité active de la population et de continuer la lutte jusqu’à ce que tous les secteurs clés de l’économie soient aux mains de la collectivité.

    Les nationalisations n’ont-elles pas failli dans le passé ?

    Dans chacun des échecs d’une nationalisation, il manquait l’élément crucial du contrôle et de la gestion des travailleurs, comme en URSS. Le règne du capitalisme avait bien été brisé à partir de la révolution russe de 1917, mais la contre-révolution stalinienne (liée à la fois à l’isolement de la révolution russe et à l’extrême arriération économique et culturelle du pays) a substitué la dictature bureaucratique à la démocratie des conseils ouvriers et paysans.

    La démocratie n’est pas une option, c’est un élément indispensable. Après la révolution russe d’Octobre 1917, Lénine ne cessait d’insister sur ce point, il exhortait les travailleurs à ‘‘prendre les choses en main’’. Par la suite, analysant les difficultés de l’économie bureaucratiquement planifiée sous le règne stalinien dans les années ’30, Léon Trotsky expliquait notamment : ‘‘une économie planifiée a besoin de démocratie comme un corps a besoin d’oxygène.’’ Les comités de travailleurs ont un rôle central à jouer dans ce cadre, ce seront les organes de masse de la démocratie populaire.

    Au final, la totalité de l’économie devra être placée sous le contrôle et la gestion des travailleurs qui coopéreront pour élaborer démocratiquement une planification de l’ensemble de la production économique pour remplacer le chaos de l’économie de marché. Voilà ce que signifie le socialisme. Tout ce qui se situe en-deçà ne sera jamais qu’une victoire temporaire sous la pression des vestiges du capitalisme.

    NOTES:
    (1) De Standaard, édition du 7 octobre 2016.
    (2) SPF Emploi, ‘‘Statistiques relatives aux pertes d’emploi en Belgique en 2015’’, http://www.emploi.belgique.be/defaultNews.aspx?id=44762
    (3) Eurostat, aangehaald door http://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/moins-de-chomeurs-mais-beaucoup-plus-de-pauvres-en-allemagne_1779393.html
    (4) Eurostat
    (5) http://alencontre.org/europe/grece-une-economie-dependante-et-rentiere.html
    (6) http://www.cadtm.org/Les-reformes-du-droit-du-travail
    (7) http://www.levif.be/actualite/belgique/emploi-le-quatre-cinquiemes-temps-en-plein-essor/article-normal-561111.html
    (8) http://rue89.nouvelobs.com/2013/12/22/pierre-larrouturou-nouvelle-donne-peut-tout-changer-an-deux-248408

  • 20 août 1940, assassinat de Léon Trotsky

    trotsky_copenhagueIl y a septante-six ans, le grand révolutionnaire Léon Trotsky était assassiné par un agent de Staline, Ramon Mercader. Trotsky avait déjà échappé à un certain nombre d’attentat, mais le coup fatal lui a été porté avec un pic à glace le 20 août 1940. Il est mort le lendemain. C’est ainsi qu’est décédé le symbole de l’inflexible opposition au capitalisme et au stalinisme totalitaire. Le texte ci-dessous est issu de nos archives et est consacré à la bataille politique qui se cache derrière l’assassinat de Trotsky.

    Le révolutionnaire russe Léon Trotsky a été assassiné en 1940, un assassinat orchestré par le dictateur Staline. Les motivations de Staline n’étaient pas de l’ordre des rivalités personnelles : la bureaucratie soviétique qui avait pris le pouvoir en Russie avait besoin d’écraser la Quatrième Internationale qui, avec Trotsky, continuait à lutter pour l’internationalisme et la démocratie des travailleurs.

    Par Lynn Walsh, Socialist party (CIO-Angleterre et Pays de Galles)

    Le 20 août 1940, Léon Trotsky a été frappé d’un coup mortel de pic à glace à la tête par Ramon Mercader, un agent envoyé au Mexique par la police secrète de Staline (le GPU) afin d’y assassiner le révolutionnaire exilé. Ce dernier devait décéder le lendemain.

    L’assassinat de Trotsky n’était pas un acte de méchanceté de la part de Staline, il s’agissait de l’aboutissement de la terreur systématique et sanglante dirigée contre toute une génération de dirigeants bolcheviques, ainsi que contre les jeunes révolutionnaires d’une deuxième génération prête à défendre les véritables idées du marxisme contre le régime bureaucratique et répressif en développement sous Staline. Au moment où le GPU a atteint Trotsky en 1940, ses agents avaient déjà assassiné – ou poussé au suicide, ou condamné aux camps de travail – de nombreux membres de la famille de Trotsky et la plupart de ses plus proches amis et collaborateurs ainsi qu’un nombre incalculable de dirigeants et sympathisants de l’Opposition de Gauche Internationale.

    Plus de septante années après les faits, une grande partie des médias et des académiciens s’évertuent à présenter l’assassinat de Trotsky comme la conclusion d’un conflit personnel entre Trotsky et Staline, tout comme cela avait été fait en 1940. Cette ‘‘histoire’’ est basée sur une rivalité croissante entre deux chefs ambitieux qui se disputent le pouvoir, l’un étant aussi mauvais que l’autre d’un point de vue bourgeois. La critique la plus acide est régulièrement réservée à l’idée ‘‘romantique’’ de Trotsky de la ‘‘révolution permanente’’, potentiellement bien plus dangereuse que la notion bureaucratique ‘‘pragmatique’’ de Staline de la construction du ‘‘socialisme dans un seul pays’’. Si certaines questions posées par Trotsky à l’époque émergent parfois de ces commentaires, de manière apparemment légitime, il ne s’agit généralement que d’une manière de finalement rabaisser son rôle.

    Pourquoi, si Trotsky était l’un des principaux dirigeants du parti bolchevik et le chef de l’Armée Rouge, a-t-il permis à Staline de concentrer le pouvoir entre ses mains? Pourquoi Trotsky n’a-t-il pas lui-même pris le pouvoir? On dit parfois que Trotsky était »trop doctrinaire », qu’il s’est laissé »avoir » par Staline. Le corollaire est de suggérer que Staline était plus »pragmatique » et un leaders plus »astucieux » et »énergique ».

    Trotsky lui-même a été confronté à ces questions et y a répondu sur base de son analyse de la dégénérescence politique de l’Etat ouvrier soviétique. De toute évidence, d’un point de vue marxiste, il est tout à fait superficiel de présenter le conflit qui s’est développé après 1923 comme étant une lutte personnelle entre dirigeants rivaux. Staline et Trotsky, chacun à leur manière, ont personnifié des forces sociales et politiques contradictoires, Trotsky de façon consciente et Staline inconsciemment. Trotsky s’est opposé à Staline avec des moyens politiques, Staline a combattu Trotsky et ses partisans avec un terrorisme parrainé par l’État. « Staline mène une lutte sur un plan totalement différent du nôtre », écrivait Trotsky : »Il cherche à détruire non pas les idées de l’adversaire, mais son crâne. » Il s’agissait là d’une terrifiante prémonition.

    Le triomphe de la bureaucratie

    Analysant le rôle de Staline, dans son Journal d’exil écrit en 1935, Trotsky écrivait: »Étant donné le déclin prolongé de la révolution mondiale, la victoire de la bureaucratie, et par conséquent de Staline, était déterminée d’avance. Le résultat que les badauds et les sots attribuent à la force personnelle de Staline, ou tout au moins à son extraordinaire habileté, était profondément enraciné dans la dynamique des forces historiques. Staline n’a été que l’expression à demi inconsciente du chapitre deux de la révolution, son lendemain d’ivresse. » (Trotsky, Journal d’Exil, p38)

    Ni Trotsky, ni aucun des dirigeants bolcheviks de 1917 n’avaient imaginé que la classe ouvrière de Russie pourrait construire une société socialiste en étant isolée dans un pays économiquement arriéré et culturellement primitif. Ils étaient convaincus que les travailleurs devaient prendre le pouvoir afin de mener à bien les tâches en grande partie inachevées de la révolution démocratique-bourgeoise, mais en allant de l’avant vers les tâches impératives de la révolution socialiste. Ils ne pouvaient procéder qu’en collaboration avec la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés – parce que, en comparaison du capitalisme, le socialisme exige un niveau de production et un matériel culturel plus élevés.

    La défaite de la révolution allemande en 1923 – à laquelle ont contribué les erreurs de la direction de Staline-Boukharine – a renforcé l’isolement de l’Etat soviétique, et la retraite forcée de la Nouvelle Politique Economique (NEP) a accéléré la cristallisation d’une caste bureaucratique qui a de plus en plus mis en avant la défense de son confort et de son désir de tranquillité et de privilèges au détriment des intérêts de la révolution internationale.

    La couche dirigeante de la bureaucratie a rapidement trouvé que Staline était la »chair de sa chair ». Reflétant les intérêts de la bureaucratie, Staline a engagé une lutte contre le »trotskysme » – un épouvantail idéologique qu’il a inventé pour déformer et stigmatiser les véritables idées du marxisme et de Lénine défendues par Trotsky et l’Opposition de Gauche.

    La bureaucratie craignait que le programme de l’Opposition de Gauche pour la restauration de la démocratie ouvrière puisse trouver un écho auprès d’une nouvelle couche de jeunes travailleurs et donner un nouvel élan à la lutte contre la dégénérescence bureaucratique, c’est ce qui a motivé la purge sanglante de Staline contre l’Opposition. Ses idées étaient »une source d’extraordinaires appréhensions pour Staline : ce sauvage a peur des idées, connaissant leur force explosive et sachant sa faiblesse devant elles. » (Journal d’Exil, p66)

    Répondre à l’avance à l’idée erronée selon laquelle le conflit était en quelque sorte le résultat »d’incompréhension » ou du refus de compromis, Trotsky a raconté comment, alors qu’il était exilé à Alma-Ata en 1928, un ingénieur »sympathisant », probablement « envoyé subrepticement sentir mon pouls », lui a demandé s’il ne pensait pas qu’il était possible d’aller vers une certaine réconciliation avec Staline. « Je lui répondis en substance que de réconciliation il ne pouvait être question pour le moment : non pas parce que je ne la voulais pas, mais parce que Staline ne pouvait pas se réconcilier, il était forcé d’aller jusqu’au bout dans la voie où l’avait engagé la bureaucratie. – Et par quoi cela peut-il finir ? – Par du sang, répondis-je : pas d’autre fin possible pour Staline. – Mon visiteur eut un haut-le-corps, il n’attendait manifestement pas pareille réponse, et ne tarda pas à se retirer. » (Journal d’Exil, p39)

    Trotsky commença une lutte au sein du Parti communiste russe en 1923. Dans une série d’articles (publiés sous le titre de »Cours Nouveau »), il a commencé à mettre en garde contre le danger d’une réaction post-révolutionnaire. L’isolement de la révolution dans un pays arriéré avait conduit à la croissance naissante d’une bureaucratie dans le parti bolchevique et dans l’Etat. Trotsky a commencé à protester contre le comportement arbitraire de la bureaucratie du parti cristallisée sous Staline. Peu de temps avant sa mort en 1924, Lénine avait convenu avec Trotsky de constituer un bloc au sein du parti pour lutter contre la bureaucratie.

    Quand Trotsky et un groupe d’oppositionnels de gauche ont commencé leur lutte pour un renouveau de la démocratie ouvrière, le bureau politique a été obligé de promettre le rétablissement de la liberté d’expression et la liberté de critique au sein du Parti communiste. Mais Staline et ses associés ont fait en sorte que cela reste lettre morte.

    Quatre ans plus tard – le 7 novembre 1927, le dixième anniversaire de la révolution d’Octobre – Trotsky était contraint de quitter le Kremlin et de se réfugier chez des amis oppositionnels. Une semaine plus tard, Trotsky et Zinoviev, le premier président de l’Internationale Communiste étaient exclus du parti. Le lendemain, le camarade opposant et ami de Trotsky Adolph Joffe s’est suicidé pour protester contre l’action dictatoriale de la direction de Staline. Il fut l’un des premiers compagnons de Trotsky à être conduit à la mort ou à être directement assassiné par le régime de Staline qui, par la répression systématique et impitoyable de ses adversaires, a créé un fleuve de sang entre la véritable démocratie ouvrière et sa propre bureaucratie par des méthodes totalitaires.

    En janvier 1928 Trotsky (qui avait déjà été deux fois exilé sous le régime tsariste) a été contraint à son dernier exil. Il fut d’abord déporté à Alma-Ata, au Kazakhstan, près de la frontière chinoise et, à partir de là, il a été expulsé en Turquie, où il a élu domicile sur l’île de Prinkipo, sur la mer de Marmara, près d’Istanbul.

    Afin de tenter de paralyser le travail littéraire et politique de Trotsky, Staline a frappé son petit »appareil » constitué de cinq ou six proches collaborateurs : »Glazman poussé au suicide, Boutov mort dans une geôle de la Guépéou, Bloumkine fusillé, Sermouks et Poznanski en déportation. Staline ne prévoyait pas que je pourrais sans » secrétariat » mener un travail systématique de publiciste qui, à son tour, pourrait contribuer à la formation d’un nouvel » appareil « . Même de très intelligents bureaucrates se distinguent, à certains égards, par une incroyable courte vue ! » (Journal d’Exil, p40) Tous ces révolutionnaires avaient joué un rôle important, en particulier en tant que membres du secrétariat militaire ou à bord du train blindé de Trotsky pendant la guerre civile russe.
    En exil : construire l’Opposition de gauche Internationale

    Mais si Staline a par la suite consacré une si grande partie des ressources de sa police secrète (connue sous différents noms : Tchéka, Guépéou, NKVD, MVD et KGB) à la planification de l’assassinat de Trotsky, pourquoi avait-il permis à son adversaire d’être tout simplement exilé en premier lieu?

    Dans une lettre ouverte au Politburo en janvier 1932, Trotsky avait publiquement averti que Staline préparait un attentat contre sa vie. « La question des représailles terroristes contre l’auteur de cette lettre », écrit-il, »a été posée il y a longtemps : en 1924-1925, lors d’une réunion, Staline en a pesé les avantages et les inconvénients. Les avantages étaient évidents et clairs. La principale considération en sa défaveur était qu’il y avait trop de jeunes trotskystes désintéressés qui pouvaient répondre par des actions contre-terroristes ». (Trotsky’s Writings, 1932, p19) Trotsky avait été informé de ces discussions par Zinoviev et Kamenev, qui avaient brièvement formé un une »troïka dirigeante » avec Staline pour ensuite entrer – temporairement – en opposition contre Staline.

    Trotsky poursuivit : »Staline en est venu à la conclusion qu’avoir exilé Trotsky hors d’Union soviétique avait été une erreur… contrairement à ses attentes, il s’est avéré que les idées ont un pouvoir qui leur est propre, même sans appareil et sans ressources. La L’Internationale Communiste est une structure grandiose qui a été laissée comme une coquille vide, à la fois théoriquement et politiquement. L’avenir du marxisme révolutionnaire, c’est-à-dire du léninisme, est dorénavant indissolublement lié aux cadres internationaux de l’Opposition de Gauche. Aucune montagne de falsification ne peut changer cela. Les ouvrages de base de l’Opposition ont été, sont ou seront publiés dans toutes les langues. Des cadres de l’opposition, qui ne sont pas encore très nombreux mais néanmoins indomptables, se trouvent dans tous les pays. Staline comprend parfaitement le grave danger que représentent l’incompatibilité idéologique et la croissance persistante de l’Opposition de Gauche Internationale pour lui, pour sa fausse »autorité », pour sa toute-puissance bonapartiste. » (Trotsky’s Writings, 1932, P19-20)

    Dans les premiers temps de son exil turc, Trotsky écrivit sa monumentale Histoire de la Révolution russe et son autobiographie Ma Vie. Grâce à une abondante correspondance avec les opposants d’autres pays et en particulier à travers le Bulletin de l’Opposition (publié à partir de l’automne 1929), Trotsky a commencé à rassembler le noyau d’une Opposition internationale de bolcheviks authentiques. Mais la perspective de Trotsky selon laquelle Staline allait utiliser le GPU pour tenter de détruire tout ce travail a été rapidement été confirmée.

    Vers la fin de son exil turc, Trotsky a subi un coup cruel lorsque sa fille, Zinaida, malade et démoralisée, a été poussée au suicide à Berlin. Son mari, Platon Volkov, un jeune militant de l’Opposition, avait été arrêté et a disparu à jamais. La première femme de Trotsky, Alexandra Sokolovskaya, celle qui lui avait fait découvrir les idées socialistes et le marxisme, a été envoyée dans un camp de concentration où elle est décédée. Plus tard, le fils de Trotsky, Sergei, un scientifique qui ne défendait aucune position politique, a été arrêté sur base d’une accusation montée de toutes pièces »d’empoisonnement de travailleurs. » Plus tard, Trotsky a appris qu’il était mort en prison. Parallèlement à sa peur maladive des idées »dans la politique de répression de Staline, le mobile de vengeance personnelle a toujours été un facteur d’importance. » (Journal d’Exil, p66)

    Dès le début, d’ailleurs, le GPU a commencé à infiltrer la maison de Trotsky et les groupes de l’Opposition de Gauche. La suspicion a entouré un certain nombre de personnes qui sont apparues dans les organisations de l’Opposition en Europe ou qui sont venues à Prinkipo visiter Trotsky ou l’aider dans son travail. Jakob Frank de Lituanie, par exemple, a travaillé à Prinkipo pour un temps, mais s’est plus tard rallié au stalinisme. Il y avait aussi le cas de Mill (Paul Okun, ou Obin) qui a également rallié les staliniens, laissant Trotsky et ses collaborateurs incertain quant à savoir s’il s’agissait juste d’un renégat ou d’une taupe du GPU.

    Pourquoi ces personnes ont-elles été acceptées comme véritables collaborateurs? Lors d’un commentaire public concernant la trahison de Mill, Trotsky a souligné que »L’Opposition de Gauche est placée devant des conditions extrêmement difficiles d’un point de vue organisationnel. Aucun parti révolutionnaire dans le passé n’a travaillé sous une telle persécution. Outre la répression de la police capitaliste de tous les pays, l’Opposition est exposée aux coups de la bureaucratie stalinienne qui ne recule devant rien (…) C’est bien sûr la section russe qui connait les temps les plus durs (…) Mais trouver un bolchevique-léniniste russe à l’étranger, même pour des fonctions purement techniques, est une tâche extrêmement difficile. C’est ce qui explique le fait que Mill ait pu pendant un certain temps pénétrer dans le secrétariat administratif de l’Opposition de Gauche. Il était nécessaire d’avoir une personne qui connaissait le russe et pouvait mener à bien des tâches de secrétariat. Mill avait à un moment donné été membre du parti officiel et, en ce sens, il pouvait revendiquer une certaine confiance. » (Writings, 1932, p237)

    Rétrospectivement, il était clair que l’absence de contrôles de sécurité adéquats allait avoir des conséquences tragiques. Mais les ressources de l’Opposition étaient extrêmement limitées, et Trotsky avait compris qu’une phobie de l’infiltration et une suspicion exagérée de tous ceux qui offraient un soutien pouvait être contre-productif. Avec sa vision optimiste et positive du caractère humain, Trotsky était d’ailleurs opposé au fait de soumettre des individus à des recherches et des enquêtes sur leurs vies.
    Sedov assassiné à Paris

    Trotsky était désireux d’échapper à l’isolement de Prinkipo et de trouver une base plus proche du centre des événements européens. Mais les démocraties capitalistes étaient loin d’être disposées à accorder à Trotsky le droit démocratique d’asile. Finalement, en 1933, Trotsky a été admis en France. Cependant, l’aggravation de la tension politique, et en particulier la croissance de la droite nationaliste et fasciste, a bientôt conduit le gouvernement Daladier à ordonner son expulsion. Pratiquement tous les gouvernements européens avaient déjà refusé de lui accorder asile. Trotsky a vécu, comme il l’écrit, sur « une planète sans visa ». Expulsé en 1935, Trotsky a trouvé refuge pendant une courte période en Norvège, où il a écrit La Révolution trahie en 1936.

    Peu après son arrivée en Norvège, le premier grand procès de Moscou a explosé à la face du monde. Staline a exercé une pression intense sur le gouvernement norvégien pour empêché Trotsky de répondre et de réfuter les accusations ignobles lancées contre lui à partir de Moscou. Pour éviter cet emprisonnement virtuel, Trotsky a été obligé de trouver un nouveau refuge, et il s’empressa d’accepter une offre d’asile du gouvernement Cardenas au Mexique. En route, Trotsky a rappelé sa lettre ouverte au bureau politique du Parti Communiste russe dans laquelle il avait prédit l’arrivée d’une campagne mondiale de diffamation bureaucratique de Staline et de tentatives d’assassinats.

    La purge qui a eu lieu en Russie ne s’est pas limitée à une poignée de vieux bolcheviks ou d’oppositionnels de gauche. Pour chaque dirigeant apparu dans un simulacre de procès-spectacle, des centaines ou des milliers de personnes ont été emprisonnées en silence, envoyées à une mort certaine dans les camps de prisonniers dans l’Arctique, ou sommairement exécutées dans les caves de leur prison. Au moins huit millions de personnes ont été arrêtées dans le cadre de ces purges et de cinq à six millions d’entre eux ont été pourrir, la plupart du temps jusqu’à la mort, dans les camps. Sans aucun doute, ce sont les partisans de l’Opposition de Gauche, les partisans des idées de Trotsky, qui ont supporté la plus lourde répression.

    Les purges menées en Russie étaient également directement liées à l’intervention contre-révolutionnaire de Staline dans la révolution ayant éclaté en Espagne à l’été 1936. Par l’intermédiaire de la direction bureaucratique du Parti communiste espagnol contrôlé par Moscou, de l’appareil de conseillers militaires soviétiques et d’agents du GPU, Staline a étendu sa terreur aux anarchistes, aux militants de gauche et en particulier aux trotskistes d’Espagne qui résistaient à ses politiques.

    Pendant ce temps, la police secrète de Staline a aussi intensifié son action destinée à détruire le centre de l’Opposition de Gauche Internationale basé à Paris sous la direction du fils de Trotsky, Léon Sedov.

    Sedov a été indispensable à Trotsky pour son travail de publiciste, dans la préparation et la distribution des Bulletins de l’Opposition et pour garder contacts avec les groupes d’oppositionnels à l’étranger. Mais Sedov avait également livré une contribution exceptionnelle et indépendante au travail de l’Opposition. Au début de l’année 1938, il est tombé malade, on suspectait une appendicite. Sur les conseils d’un homme qui était devenu son plus proche collaborateur, »Etienne », Sedov est entré en clinique – un hôpital qui par la suite s’est avéré être totalement infiltré par des émigrés russes »blancs » (partisans de l’ancien régime tsariste) et des Russes ayant des penchants staliniens. Sedov a semblé se remettre de l’opération, mais est mort peu de temps après avec des symptômes extrêmement mystérieux. Un médecin a suggéré un empoisonnement, et une enquête plus approfondie a laissé entendre que sa maladie avait en premier lieu été produite par un empoisonnement sophistiqué et pratiquement indétectable.

    Trotsky a écrit un hommage émouvant à son fils décédé : Léon Sedov – le fils – l’ami – le militant. Il a rendu hommage au rôle de Sedov dans la lutte pour la défense des idées du marxisme authentique contre leur perversion stalinienne. Mais il a aussi donné quelques indications sur ce que cela signifiait personnellement. « II était une part, la part jeune de nous deux. », écrivait Trotsky, parlant en son nom et pour Natalia : »Pour cent raisons, nos pensées et nos sentiments allaient chaque jour vers lui, à Paris. Avec notre garçon est mort tout ce qui demeurait en nous de jeune. »

    Par la suite il a été révélé que Léon Sedov avait été trahi par »Etienne », un agent du GPU beaucoup plus insidieux et impitoyable que les espions et les provocateurs précédents qui s’étaient infiltrés dans le cercle de Trotsky. Etienne a ensuite été démasqué comme étant Mark Zborowski, révélé dans les années ’50 comme une figure clé du réseau d’espionnage du GPU aux USA. Zborowski avait déjà un long fleuve de duplicité et de sang derrière lui. Zborowski a par la suite avoué qu’il avait surveillé Rudolf Klement, (le secrétaire de Trotsky assassiné à Paris en 1938), Erwin Wolf (un partisan de Trotsky assassiné en Espagne en juillet 1937) et Ignace Reiss (un agent de premier plan du GPU qui a tourné le dos à la machine de terreur stalinienne, a déclaré son soutien à la Quatrième Internationale et a été assassiné en Suisse en septembre 1937).

    Zborowski a eu des contacts avec les agents des forces spéciales du GPU en Espagne qui étaient responsables de l’assassinat d’Erwin Wolf – et qui comprenaient dans leurs rangs l’infâme colonel Eitingon. C’est cet homme, sous de nombreux pseudonymes, qui devait ensuite diriger les tentatives d’assassinat contre Trotsky au Mexique, en collaboration avec son associée au GPU et maitresse, Caridad Mercader, ainsi que son fils, Ramon Mercader, l’agent qui a finalement assassiné Trotsky.
    L’assaut du 24 mai

    Trotsky, Natalia Sedova et une poignée de proches collaborateurs sont arrivés au Mexique en janvier 1937. Le gouvernement du général Lazaro Cardenas a été le seul au monde à accorder asile à Trotsky dans les dernières années de sa vie. En contraste marqué avec la manière dont il avait été reçu ailleurs, Trotsky y a reçu un accueil officiel flamboyant et alla vivre à Coyoacan, dans la banlieue de Mexico, dans une maison prêtée par son ami et partisan politique, le peintre mexicain Diego Rivera.

    L’arrivée de Trotsky a toutefois coïncidé avec un deuxième procès-spectacle de Moscou, suivi de peu par un troisième procès, encore plus grotesque. »Nous avons écouté la radio », raconte Natalia, » ouvert le courrier et les journaux de Moscou, et nous avons ressenti jaillir la folie, l’absurdité, l’indignation, la fraude et le sang, cela nous affluait de toutes parts, ici au Mexique comme en Norvège. » (Vie et mort de Léon Trotsky, p212). Encore une fois Trotsky a exposé les contradictions internes de ces procès et réfuté les prétendues »preuves » contre lui et ses partisans dans une série d’articles.

    Une »contre-procès » a par ailleurs été organisé, sous la présidence du philosophe libéral américain John Dewey. Cette commission a totalement exonéré Trotsky des accusations lancées contre lui. Trotsky a averti que le but de ces essais était de justifier une nouvelle vague de terreur – qui serait dirigée contre tous ceux qui ont représenté la moindre menace pour la direction dictatoriale de Staline, que ce soient des opposants actifs, de potentiels rivaux bureaucratiques ou des complices devenus tout simplement embarrassants. Trotsky était bien conscient que la peine de mort prononcée contre lui était loin d’être une condamnation qui resterait sans effet.

    A partir du moment de son arrivée, le Parti communiste mexicain, dont les dirigeants suivaient loyalement la ligne de Moscou, a commencé à faire de l’agitation pour que des restrictions frappent Trotsky, pour l’empêcher de répondre aux accusations portées contre lui lors de ces procès-spectacles, et finalement pour provoquer son expulsion du pays. Les journaux et les revues du Parti communiste et de la fédération syndicale contrôlée par le parti Communiste (CTM) ont déversé un flot d’injures et d’accusations calomnieuses en déclarant que Trotsky complotait contre le gouvernement Cardenas en collaboration avec des éléments fascistes et réactionnaires. Trotsky était bien conscient que la presse stalinienne utilisait la langue de ceux qui décident non par la voie de votes mais par celle des mitrailleuses.

    Au milieu de la nuit, le 24 mai 1940, une première attaque directe contre la vie de Trotsky a eu lieu. Un groupe d’hommes armés a pénétré dans la maison de Trotsky, a mitraillé les chambres et a tenté de détruire les archives de Trotsky en provoquant le maximum de dégâts possible. Trotsky et Natalia ont échappé de justesse à la mort en se couchant sur le sol sous le lit. Leur petit-fils, Seva, a été légèrement blessé par une balle. Par la suite, ils ont constaté que les assaillants avaient été enlevé Robert Sheldon Harte, l’un des secrétaires-gardes de Trotsky, qui avait apparemment été trompé par un membre du raid qu’il connaissait et en qui il avait confiance. Son corps a été retrouvé enterré dans une fosse.

    Toutes les preuves orientaient l’enquête vers les staliniens mexicains et, derrière eux, le GPU. Grâce à une analyse détaillée de la presse stalinienne des semaines ayant précédé le raid, Trotsky a clairement montré qu’ils préparaient une tentative de meurtre. La police mexicaine a très vite arrêté certains complices mineurs des bandits, et les preuves ont incriminé un des principaux membres du Parti communiste mexicain. L’enquête a conduit jusqu’à David Alfaro Siqueiros qui, comme Diego Rivera, était un peintre bien connu. Mais contrairement à Rivera, il était un membre éminent du Parti Communiste du Mexique. Siqueiros avait aussi été en Espagne et était suspecté d’entretenir des liens avec le GPU depuis longtemps. Malgré les tentatives scandaleuses qui ont essayé de dépeindre cette attaque comme étant l’oeuvre de Trotsky afin de discréditer le PC et le gouvernement Cardenas, la police a finalement arrêté les meneurs, y compris Siqueiros. Toutefois, en raison de pressions exercées par le Parti Communiste et la centrale syndicale CTM, ils ont été libérés en mars 1941 pour »manque de pièces à conviction » !

    Siqueiros n’a pas nié son rôle dans cette agression. En fait, il s’en vantait ouvertement. Mais la direction du Parti communiste, clairement embarrassée non pas tant par la tentative elle-même, mais par la façon dont elle avait été bâclée, a tenté de se dissocier du raid, rejetant la faute sur un gang »d’éléments incontrôlables » et »d’agents provocateurs ».

    La presse stalinienne a tantôt présenté Siqueiros comme un héros, tantôt comme un »fou ou un demi-fou », parfois même comme un agent à la solde de Trotsky! La presse stalinienne a même affirmé que Trotsky devait être expulsé suite à cet évènement, car l’attaque n’était qu’un acte de provocation dirigé contre le Parti communiste et contre l’état mexicain.

    Trente-huit ans plus tard, cependant, un membre dirigeant du Parti Communiste mexicain a admis la vérité. Dans ses mémoires, Mon Témoignage, publiées par la maison d’édition du Parti Communiste mexicain en 1978, Valentin Campa, un vétéran du parti, a catégoriquement contredit les démentis officiels de la participation du parti et a révélé divers détails sur la préparation de cet attentat contre la vie de Trotsky.

    Campa raconte notamment comment, à l’automne 1938, il a, avec Raphael Carrillo (membre du comité central du PC), été convoqué par Herman Laborde (secrétaire général du parti) et a été informé d’une « affaire extrêmement confidentielle et délicate ». Laborde leur a dit qu’il avait reçu la visite d’un délégué de l’Internationale Communiste (en réalité, un représentant du GPU) qui l’avait informé de la »décision d’éliminer Trotsky » et avait demandé leur coopération « pour mener à bien cette élimination ». Après une »analyse vigoureuse », cependant, Campa déclare avoir rejeté la proposition: « Nous avons conclu … que Trotsky était fini politiquement, que son influence était presque nulle, d’ailleurs on nous l’avait dit assez souvent à travers le monde. Les conséquences de son élimination feraient beaucoup de tort au Parti communiste mexicain et au mouvement révolutionnaire du Mexique et à l’ensemble du mouvement communiste international. Nous avons donc conclu que proposer l’élimination de Trotsky était clairement une grave erreur. » Mais Laborde et Campa ont été accusés »d’opportunisme sectaire » pour leur opposition au projet et d’être »mous concernant Trotsky ». Ils ont été chassés du parti.

    La campagne pour préparer le Parti Communiste mexicain à l’assassinat de Trotsky a été réalisée par le biais d’un certain nombre de dirigeants staliniens déjà expérimentés dans l’exécution impitoyable des ordres de Moscou : Siqueiros lui-même, qui avait joué un rôle actif en Espagne, était probablement un agent du GPU depuis 1928. Vittoria Codovila, un stalinien argentin qui avait opéré en Espagne sous la direction d’Eitingon, avait été probablement impliqué dans la torture et le meurtre du dirigeant du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) Andreas Nin. Pedro Checa, dirigeant du Parti communiste espagnol en exil au Mexique, avait reçu son pseudonyme de la police secrète soviétique, la Tchéka. Carlos Contreras, alias Vittorio Vidali, avait été actif dans les forces spéciales du GPU en Espagne sous le pseudonyme de « Général Carlos ». Le colonel Eitingon avait coordonné leurs efforts.

    Staline prépare un nouvel essai

    Après l’échec de la tentative de Siqueiros, Campa écrit »une autre alternative a été mise en pratique. Raymond Mercader, sous le pseudonyme de Jacques Mornard, a assassiné Trotsky dans la soirée du 20 août 1940. »

    Trotsky se considérait en sursis. « Notre joyeux sentiment de salut », écrivait Natalia, « a été freiné par la perspective d’une nouvelle attaque et de la nécessité de s’y préparer. » (Natalia, Father and son) Les défenses de la maison de Trotsky ont été renforcées et de nouvelles précautions ont été prises. Mais malheureusement – tragiquement – aucun efforts n’a été fait pour enquêter de manière plus approfondie sur l’homme qui s’est avéré être l’assassin, malgré les soupçons que plusieurs membres de la famille avaient déjà eu sur ce personnage étrange.

    Trotsky s’est opposé à quelques-unes des mesures de sécurité supplémentaires suggérées par ses secrétaire et gardes : contre le fait qu’un garde soit à ses côtés à tout moment, par exemple. « Il est impossible de consacrer sa vie uniquement à l’auto-défense », a écrit Natalia, »car dans ce cas, la vie perd toute sa valeur ». Néanmoins, compte tenu de la nature vitale et indispensable du travail de Trotsky et de inéluctabilité d’une attaque contre sa vie, il ne fait aucun doute qu’il y avait de graves lacunes dans sa sécurité et que des mesures plus strictes auraient dû être mises en œuvre. Peu de temps avant l’enlèvement de Sheldon Harte, par exemple, Trotsky l’avait vu autoriser des ouvriers passer librement dans et hors de la cour. Trotsky s’est plaint de cette négligence et a ajouté – ironie du sort, ce n’était que quelques semaines avant la mort tragique de Harte – « vous pourriez être la première victime de votre propre négligence. »

    Mercader a rencontré Trotsky pour la première fois quelques jours après le raid de Siqueiros. Mais les préparatifs pour cet assassinat datait de plus longtemps. Grâce à Zborowski et à d’autres agents du GPU qui avaient infiltré les partisans de Trotsky aux États-Unis, Mercader a été introduit en France auprès de Sylvia Ageloff, une jeune trotskyste américaine qui est par la suite allée travailler pour Trotsky à Coyoacan. L’agent du GPU a réussi à séduire Sylvia Ageloff et à en faire la complice involontaire de son crime.

    Mercader avait une couverture élaborée, même si elle a suscité beaucoup de soupçons. Elle a malheureusement assez bien servi son but. Mercader avait rejoint le Parti communiste en Espagne, et était devenu militant actif dans la période de 1933 à 1936, quand le parti était déjà stalinisé. Probablement grâce à sa mère, Caridad Mercader, qui était un agent du GPU et était associée à Eitingon, Ramon Mercader est entré au service du GPU. Après la défaite de la République espagnole – aidée par le sabotage stalinien de la révolution espagnole – Mercader s’est rendu à Moscou, où il a été préparée à son futur rôle. Après avoir rencontré Ageloff à Paris en 1938, il l’a plus tard accompagnée au Mexique en janvier 1940 et s’est progressivement introduit dans les bonnes grâces de la famille de Trotsky.

    Après cela, Mornard/Mercader a organisé une rencontre avec Trotsky, sous prétexte de discuter d’un article qu’il avait écrit – que Trotsky considérait comme sans intérêt au point que cela en devenait gênant. La première réunion était en fait très clairement une »répétition générale » pour l’assassinat qui devait suivre.

    Il s’est ensuite à nouveau rendu dans cette maison le 20 août. Malgré les réticences des gardes de Natalia et de Trotsky, Mornard/Mercader a de nouveau autorisé à voir Trotsky seul – « trois ou quatre minutes se sont écoulées », rapporte Natalia. »J’étais dans la chambre d’à côté. Il y a eu un cri perçant, horrible (…) Lev Davidovich est apparu, appuyé contre le cadre de porte. Son visage était couvert de sang, ses yeux bleus étincelants sans lunettes et ses bras pendant à son côté. (…) Mornard avait frappé Trotsky d’un coup fatal porté à l’arrière de la tête à l’aide d’un pic à glace dissimulé dans son imperméable. Mais le coup n’avait pas immédiatement été mortel. » »Trotsky a crié très longuement, infiniment longuement, » comme l’a précisé Mercader lui-même et s’est courageusement jeté sur son assassin, ce qui a empêché d’autres coups de survenir.

    « Le médecin a déclaré que la blessure n’était pas très grave », a dit Natalia. « Lev Davidovich écouta sans émotion, comme on le ferait d’un message classique de confort. Attirant l’attention sur son cœur, il dit: »Je sens … ici … que c’est la fin … cette fois … ils ont réussi. » (Vie et mort de Léon Trotsky, P268) Trotsky a été transporté à l’hôpital, a été opéré et a survécu pendant plus d’une journée pour finalement mourir à l’âge de 62 ans le 21 août 1940.

    Mercader semble avoir espéré disposer d’un traitement similaire à celui de Siqueiros et pouvoir bénéficier d’une peine légère. Mais il a été condamné à 20 ans de prison, qu’il a effectivement faites. Cependant, même après que son identité ait été fermement établies avec ses empreintes digitales et d’autres preuves, il a refusé d’admettre qui il était ou qui lui avait ordonné d’assassiner Trotsky. Le crime a été quasiment universellement attribué à Staline et au GPU, mais les staliniens ont nié toute responsabilité. Cependant, la mère de Mercader, qui s’était enfuie du Mexique avec Eitingon, a été présentée à Staline et décorée ainsi que son fils. Mercader lui-même a été honoré lors de son retour à l’Est après sa libération. En dépit de son silence, toute une série de preuves sont arrivées, notamment à partir du témoignage d’espions russes traduits en justice aux Etats-Unis, de celui de certains des meilleurs agents du GPU qui ont fait défection vers les pays occidentaux ou encore hors des mémoires de dirigeants staliniens eux-mêmes. Mercader faisait clairement partie de la machine de terreur secrète de Staline.

    En fin de compte, Staline a réussi à tuer l’homme qui – aux côtés de Lénine – était sans aucun doute le plus grand dirigeant révolutionnaire de l’histoire. Mais, comme Natalia Sedova l’a écrit par la suite: « Tout au long de sa vie héroïque et magnifique, Lev Davidovich a cru en l’émancipation de l’humanité. Au cours des dernières années de sa vie, sa foi ne s’est pas affaiblie, au contraire, elle était devenue plus mature, plus ferme que jamais. L’humanité s’émancipera de toute oppression et triomphera des exploitations de toutes sortes. » (How it happened, novembre 1940)

    L’héritage de Trotsky

    De nombreuses tentatives ont été faites de présenter Trotsky comme un personnage tragique, comme si sa perspective d’une révolution socialiste dans les pays capitalistes développés et d’une révolution politique en Union soviétique était »noble », mais désespérément idéaliste. C’est le point de vue sous-entendus par Isaac Deutscher dans le troisième volume de sa biographie »Trotsky, le prophète désarmé », dans laquelle il dénigre les efforts de Trotsky pour réorganiser et ré-armer une nouvelle direction marxiste internationale avec la création de la Quatrième Internationale en 1938, rejetant le travail tenace et minutieux de Trotsky comme futile.

    Toute la vie de Trotsky et son œuvre après la révolution russe victorieuse a été indissolublement liée à la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière internationale, dans une première période de retraite, puis de défaites catastrophiques. Pour la simple raison que Trotsky a joué un rôle de premier plan dans la révolution d’Octobre, le reflux de la révolution l’a contraint à l’exil et à l’isolement politique. Mais alors que les sceptiques avaient abandonné les perspectives marxistes et fait la paix avec le stalinisme ou le capitalisme – ou les deux – Trotsky, et la petite poignée qui est restée attachée aux idées de l’Opposition de Gauche, ont lutté pour ré-armer une nouvelle génération de dirigeants révolutionnaires pour l’avenir du mouvement de la classe ouvrière.

  • Trotsky : "Pourquoi Staline l’a-t-il emporté ?"

    trotsky_militantEn 1917 se déroula la révolution qui porta pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité les masses exploitées au pouvoir. Hélas, à cause de l’arriération de la jeune République Soviétique héritée de l’ancien régime tsariste et des destructions dues à la Première Guerre Mondiale et à la guerre civile, à cause aussi de l’isolement du premier Etat ouvrier suite à l’échec des révolutions dans les autres pays – et plus particulièrement en Allemagne – une bureaucratie a su émerger et usurper le pouvoir.

    Staline a personnifié ce processus, tandis que Trotsky, proche collaborateur de Lénine et ancien dirigeant de l’insurrection d’Octobre et de l’Armée Rouge, a été la figure de proue de ceux qui étaient restés fidèles aux idéaux socialistes et qui, tout comme Trotsky lui-même en 1940, l’on bien souvent payé de leur vie.

    Dans ce texte de 1935 qui répond aux questions de jeunes militants français, Trotsky, alors en exil, explique les raisons de la victoire de la bureaucratie sur l’opposition de gauche (nom pris par les militants communistes opposés à la dérive bureaucratiques et à l’abandon des idéaux socialistes et internationalistes par l’Union Soviétique).

    Il explique aussi pourquoi il n’a pas utilisé son prestige dans l’Armée Rouge – qu’il avait lui-même mis en place et organisée pour faire face à la guerre civile – afin d’utiliser cette dernière contre la caste bureaucratique.

    Derrière cette clarification d’un processus majeur lourd de conséquences pour l’évolution ultérieure des luttes à travers le monde se trouvent aussi la question du rôle de l’individu dans le cours historique ainsi qu’une réponse à la maxime « la fin justifie les moyens », deux thèmes qui n’ont rien perdu de leur actualité.

    Pourquoi Staline l’a-t-il emporté ? Par léon Trotsky

    « Comment et pourquoi avez vous perdu le pouvoir ? », « comment Staline a-t-il pris en main l’appareil ? », « qu’est-ce qui fait la force de Staline ? ». La question des lois internes de la révolution et de la contre-révolution est posée partout et toujours d’une façon purement individuelle, comme s’il s’agissait d’une partie d’échec ou de quelque rencontre sportive, et non de conflits et de modifications profondes de caractère social. De nombreux pseudo-marxistes ne se distinguent en rien à ce sujet des démocrates vulgaires, qui se servent, en face de grandioses mouvements populaires, des critères de couloirs parlementaires.

    Quiconque connaît tant soit peu l’histoire sait que toute révolution a provoqué après elle la contre-révolution qui, certes, n’a jamais rejeté la société complètement en arrière, au point de départ, dans le domaine de l’économie, mais a toujours enlevé au peuple une part considérable, parfois la part du lion, de ses conquêtes politiques. Et la première victime de la vague réactionnaire est, en général, cette couche de révolutionnaire qui s’est trouvée à la tête des masses dans la première période de la révolution, période offensive, « héroïque ». […]

    Les marxistes savent que la conscience est déterminée, en fin de compte, par l’existence. Le rôle de la direction dans la révolution est énorme. Sans direction juste, le prolétariat ne peut vaincre. Mais même la meilleure direction n’est pas capable de provoquer la révolution, quand il n’y a pas pour elle de conditions objectives. Au nombre des plus grands mérites d’une direction prolétarienne, il faut compter la capacité de distinguer le moment où on peut attaquer et celui où il est nécessaire de reculer. Cette capacité constituait la principale force de Lénine. […]

    Le succès ou l’insuccès de la lutte de l’opposition de gauche (1) contre la bureaucratie a dépendu, bien entendu, à tel ou tel degré, des qualités de la direction des deux camps en lutte. Mais avant de parler de ces qualités, il faut comprendre clairement le caractère des camps en lutte eux-mêmes ; car le meilleur dirigeant de l’un des camps peut se trouver ne rien valoir pour l’autre camp, et réciproquement. La question si courante et si naïve : « pourquoi Trotsky n’a-t-il pas utilisé en son temps l’appareil militaire contre Staline ? » témoigne le plus clairement du monde qu’on ne veut ou qu’on ne sait pas réfléchir aux causes historiques générales de la victoire de la bureaucratie soviétique sur l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat…

    Absolument indiscutable et d’une grande importance est le fait que la bureaucratie soviétique est devenue d’autant plus puissante que des coups plus durs se sont abattus sur la classe ouvrière mondiale (2). Les défaites des mouvements révolutionnaires en Europe et en Asie ont peu à peu miné la confiance des ouvriers soviétiques dans leur allié international. A l’intérieur du pays régnait toujours une misère aiguë (3). Les représentants les plus hardis et les plus dévoués de la classe ouvrière soit avaient péris dans la guerre civile, soit s’étaient élevés de quelques degrés plus hauts, et, dans leur majorité, avaient été assimilés dans les rangs de la bureaucratie, ayant perdu l’esprit révolutionnaire. Lassée par les terribles efforts des années révolutionnaires, privée de perspectives, empoisonnée d’amertume par une série de déceptions, la grande masse est tombée dans la passivité. Une réaction de ce genre s’est observée, comme nous l’avons déjà dit, après chaque révolution. […] […] L’appareil militaire […] était une fraction de tout l’appareil bureaucratique et, par ses qualités, ne se distinguait pas de lui. Il suffit de dire que, pendant les années de la guerre civile, l’Armée Rouge absorba des dizaines de milliers d’anciens officiers tsaristes (4).
    […] Ces cadres d’officiers et de fonctionnaires remplirent dans les premières années leur travail sous la pression et la surveillance directe des ouvriers avancés. Dans le feu de la lutte cruelle, il ne pouvait même pas être question d’une situation privilégiée pour les officiers : le mot même était rayé du vocabulaire. Mais après les victoires remportées et le passage à la situation de paix, précisément l’appareil militaire s’efforça de devenir la fraction la plus importante et privilégiée de tout l’appareil bureaucratique. S’appuyer sur les officiers pour prendre le pouvoir n’aurait pu être le fait que de celui qui était prêt à aller au devant des appétits de caste des officiers, c’est-à-dire leur assurer une situation supérieure, leur donner des grades, des décorations, en un mot à faire d’un seul coup ce que la bureaucratie stalinienne a fait progressivement au cours des dix ou douze années suivantes. Il n’y a aucun doute qu’accomplir un coup d’Etat militaire contre la fraction Zinoviev-Kaménev-Staline (5), etc., aurait pu se faire alors sans aucune peine et n’aurait même pas coûté d’effusion de sang ; mais le résultat d’un tel coup d’Etat aurait été une accélération des rythmes de cette même bureaucratisation et bonapartisation, contre lesquels l’opposition de gauche entrait en lutte.

    La tâche des bolcheviques-léninistes, par son essence même, consistait non pas à s’appuyer sur la bureaucratie militaire contre celle du parti, mais à s’appuyer sur l’avant-garde prolétarienne et, par son intermédiaire, sur les masses populaires, et à maîtriser la bureaucratie dans son ensemble, à l’épurer des éléments étrangers, à assurer sur elle le contrôle vigilant des travailleurs et à replacer sa politique sur les rails de l’internationalisme révolutionnaire. Mais comme dans les années de guerre civile, de famine et d’épidémie, la source vivante de la force révolutionnaire des masses s’était tarie et que la bureaucratie avait terriblement grandit en nombre et en insolence, les révolutionnaires prolétariens se trouvèrent être la partie la plus faible. Sous le drapeau des bolcheviques-léninistes se rassemblèrent, certes, des dizaines de milliers des meilleurs combattants révolutionnaires, y compris des militaires. Les ouvriers avancés avaient pour l’opposition de la sympathie. Mais cette sympathie est restée passive : les masses ne croyaient plus que, par la lutte, elles pourraient modifier la situation. Cependant, la bureaucratie affirmait : « L’opposition veut la révolution internationale et s’apprête à nous entraîner dans une guerre révolutionnaire. Nous avons assez de secousses et de misères. Nous avons mérité le droit de nous reposer. Il ne nous faut plus de « révolutions permanentes ». Nous allons créer pour nous une société socialiste. Ouvriers et paysans, remettez vous en à nous, à vos chefs ! » Cette agitation nationale et conservatrice s’accompagna, pour le dire en passant, de calomnies enragées, parfois absolument réactionnaires (6), contre les internationalistes, rassembla étroitement la bureaucratie, tant militaire que d’Etat, et trouva un écho indiscutable dans les masses ouvrières et paysannes lassées et arriérées. Ainsi l’avant-garde bolchevique se trouva isolée et écrasée par morceau. C’est en cela que réside tout le secret de la victoire de la bureaucratie thermidorienne (7). […]

    Cela signifie-t-il que la victoire de Staline était inévitable ? Cela signifie-t-il que la lutte de l’opposition de gauche (bolcheviques-léninistes) était sans espoirs ? C’est poser la question de façon abstraite, schématique, fataliste. Le développement de la lutte a montré, sans aucun doute, que remporter une pleine victoire en URSS, c’est-à-dire conquérir le pouvoir et cautériser l’ulcère de bureaucratisme, les bolcheviques-léninistes n’ont pu et ne pourront le faire sans soutien de la part de la révolution mondiale. Mais cela ne signifie nullement que leur lutte soit restée sans conséquence. Sans la critique hardie de l’opposition et sans l’effroi de la bureaucratie devant l’opposition, le cours de Staline-Boukharine (8) vers le Koulak (9) aurait inévitable abouti à la renaissance du capitalisme. Sous le fouet de l’opposition, la bureaucratie s’est trouvée contrainte de faire d’importants emprunts à notre plate-forme (10). Les léninistes n’ont pu sauver le régime soviétique des processus de dégénérescence et des difformités du pouvoir personnel. Mais ils l’ont sauvé de l’effondrement complet, en barrant la route à la restauration capitaliste. Les réformes progressives de la bureaucratie ont été les produits accessoires de la lutte révolutionnaire de l’opposition. C’est pour nous trop insuffisant. Mais c’est quelque chose. »

    Ce texte est tiré de : Trotsky, Textes et débats, présentés par Jean-Jacques Marie, Librairie générale Française, Paris, 1984.

    1. Opposition de gauche – bolcheviques-léninistes : On a tendance à séparer Lénine de la lutte contre la bureaucratie incarnée par le conflit entre Trotsky contre Staline et ses différents alliés successifs. Pourtant, la fin de la vie de Lénine est marquée par le combat commencé de concert avec Trotsky contre Staline, qu’il rencontrait à chaque fois qu’il voulait s’attarder sur un problème spécifique (constitution de l’URSS, monopole du commerce extérieur, affaire de Géorgie, transformation de l’inspection ouvrière et paysanne, recensement des fonctionnaires soviétiques,…). En 1923, Lénine paralysé, Staline s’est allié à Zinoviev et Kamenev contre Trotsky. La politique de la troïka ainsi créée à la direction du Parti Communiste s’est caractérisée par l’empirisme et le laisser aller. Mais dès octobre 1923, l’opposition de gauche a engagé le combat, c’est-à-dire Trotsky et, dans un premier temps, 46 militants du Parti Communiste connus et respectés de longue date en Russie et dans le mouvement ouvrier international. La base de leur combat était la lutte pour la démocratie interne et la planification (voir au point 10). Le terme de bolchevique-léninistes fait référence à la fidélités aux principes fondateurs du bolchevisme, principes rapidement foulé au pied par Staline et les bureaucrates alors qu’ils transformaient Lénine en un guide infaillible et quasi-divin. Le terme « trotskiste » a en fait été inventé par l’appareil bureaucratique comme une arme dans les mains de ceux qui accusaient Trotsky de vouloir détruire le parti en s’opposant à la « parole sacrée » de Lénine détournée par leurs soins.
    2. « des coups plus durs se sont abattus sur la classe ouvrière mondiale » Pour les révolutionnaires russes, la révolution ne pouvait arriver à établir le socialisme qu’avec l’aide de la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés. Lénine considérait par exemple qu’il fallait aider la révolution en Allemagne, pays à la classe ouvrière la plus nombreuse et la plus organisée, jusqu’à sacrifier le régime soviétique en Russie si la situation l’exigeait. Cependant, si la Révolution russe a bien engendré une vague révolutionnaire aux nombreuses répercussions, partout les masses ont échoué à renverser le régime capitaliste. En Allemagne, c’est cette crise révolutionnaire qui a mis fin à la guerre impérialiste et au IIe Reich. Mais, bien que cette période révolutionnaire a continué jusqu’en 1923, l’insurrection échoua en janvier 1919 et les dirigeants les plus capables du jeune Parti Communiste allemand, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, ont été ensuite assassinés. Quelques semaines plus tard, les républiques ouvrières de Bavière et de Hongrie ont également succombé dans un bain de sang. En France faute de direction révolutionnaire, le mouvement des masses a échoué à établir le socialisme, de même qu’en Italie où la désillusion et la démoralisation a ouvert la voie au fascisme. La stabilisation momentanée du capitalisme qui a suivit a cruellement isolé la jeune république des soviets et a favorisé l’accession au pouvoir de la bureaucratie. Quand sont ensuite arrivés de nouvelles opportunités pour les révolutionnaires sur le plan international, la bureaucratie avait déjà la mainmise sur l’Internationale Communiste. Ainsi, quand la montée de la révolution chinoise est arrivée en 1926, la politique de soumission à la bourgeoisie nationale et au Kouomintang de Tchang Kaï-Chek dictée par Moscou a eu pour effet de livrer les communistes au massacre. En mars 1927, quand Tchang-Kaï-Chek est arrivé devant la ville de Shangaï soulevée, le mot d’ordre de l’Internationale Communiste sclérosée était alors de déposer les armes et de laisser entrer les nationalistes. Ces derniers ont ainsi eu toute la liberté d’exécuter par millier les communiste et les ouvriers désarmés…
    3. « A l’intérieur du pays régnait toujours une misère aiguë. » En 1920, alors que la guerre civile devait encore durer jusqu’à l’été 1922, l’industrie russe ne produisait plus en moyenne que 20% de sa production d’avant-guerre, et seulement 13% en terme de valeur. A titre d’exemple, la production d’acier était tombée à 2,4% de ce qu’elle représentait en 1914, tandis que 60% des locomotives avaient été détruites et que 63% des voies ferrées étaient devenues inutilisables. (Pierre Broué, Le parti bolchevique, Les éditions de minuit, Paris, 1971). La misère qui découlait de ces traces laissées par la guerre impérialiste de 14-18 puis par la guerre civile entre monarchistes appuyés par les puissances impérialistes et révolutionnaires a mis longtemps à se résorber.
    4. « Durant la guerre civile, l’Armée Rouge absorba des dizaines de milliers d’anciens officiers tsaristes. » La dislocation de l’Etat tsariste et la poursuite de la participation de la Russie à la Première Guerre Mondiale entre le mois de février (où le tsarisme s’est effondré) et l’insurrection d’Octobre par les différents gouvernements provisoires avaient totalement détruit l’armée russe. Arrivés au pouvoir, les soviets durent reconstruire à partir de rien une nouvelle armée capable de défendre les acquis de la Révolution face aux restes des troupes tsaristes aidés financièrement et militairement par différentes puissances étrangères (Etats-Unis, France, Angleterre, Allemagne, Japon…). C’est à Trotsky qu’a alors été confiée la tâche de construire l’Armée Rouge. Face à l’inexpérience des bolcheviques concernant la stratégie militaire, Trotsty a préconisé d’enrôler les anciens officiers tsaristes désireux de rallier le nouveau régime. Approximativement 35.000 d’entre eux ont accepté au cours de la guerre civile. Ces « spécialistes militaires » ont été un temps encadrés par des commissaires politiques qui avaient la tâche de s’assurer que ces officiers ne profitent pas de leur situation et respectent les ordres du gouvernement soviétique.
    5. Fraction Zinoviev-Kaménev-Staline – Comme expliqué dans le premier point, Zinoviev et Kamenev, dirigeants bolcheviques de premier plan et de longue date, se sont alliés à Staline dès la paralysie de Lénine pour lutter contre Trotsky. Son combat contre la bureaucratisation du parti et de l’Etat les effrayait tout autant que sa défenses des idées de l’internationalisme, à un moment où ils ne voulaient entendre parler que de stabilisation du régime. Finalement, cette fraction volera en éclat quand la situation du pays et du parti forcera Zinoviev et Kamenev à reconnaître, temporairement, leurs erreurs. Ils capituleront ensuite devant Staline, mais seront tous deux exécutés lors du premier procès de Moscou en 1936.
    6. Calomnies enragées – Faute de pouvoir l’emporter par une honnête lutte d’idées et de positions, les détracteurs de l’opposition de gauche n’ont pas lésiné sur les moyens douteux en détournant et en exagérant la portée de passages des œuvres de Lénine consacrés à des polémiques engagées avec Trotsky il y avait plus de vingt années, en détournant malhonnêtement des propos tenus par Trotsky, en limitant le rôle qu’il avait tenu lors des journées d’Octobre et durant la guerre civile, ou encore en limitant ou en refusant tout simplement à Trotsky de faire valoir son droit de réponse dans la presse de l’Union Soviétique. Parallèlement, Lénine a été transformé en saint infaillible – son corps placé dans un monstrueux mausolée – et ces citations, tirées hors de leurs contextes, étaient devenues autant de dogmes destinés à justifier les positions de la bureaucratie. La calomnie, selon l’expression que Trotsky a utilisée dans son autobiographie, « prit des apparences d’éruption volcanique […] elle pesait sur les conscience et d’une façon encore plus accablante sur les volontés » tant était grande son ampleur et sa violence. Mais à travers Trotsky, c’était le régime interne même du parti qui était visé et un régime de pure dictature sur le parti a alors été instauré. Ces méthodes et manœuvres devaient par la suite devenir autant de caractéristiques permanentes du régime stalinien, pendant et après la mort du « petit père des peuples ».
    7. « bureaucratie thermidorienne » : Il s’agit là d’une référence à la Révolution française, que les marxistes avaient particulièrement étudiée, notamment pour y étudier les lois du flux et du reflux révolutionnaire. « Thermidor » était un mois du nouveau calendrier révolutionnaire français. Les journées des 9 et 10 thermidor de l’an II (c’est-à-dire les 27 et 28 juillet 1794) avaient ouvert, après le renversement de Robespierre, Saint-Just et des montagnards, une période de réaction qui devait déboucher sur l’empire napoléonien.
    8. Staline-Boukharine – En 1926, l’économie ainsi que le régime interne du parti étaient dans un état tel que Kamenev et Zinoviev ont été forcés de reconnaître leurs erreurs. Ils se sont alors rapproché de l’opposition de gauche pour former ensemble l’opposition unifiée. Staline a alors eu comme principal soutien celui de Boukharine, « l’idéologue du parti », dont le mot d’ordre était : « Nous devons dire aux paysans, à tous les paysans, qu’ils doivent s’enrichir ». Mais ce n’est qu’une minorité de paysan qui s’est enrichie au détriment de la majorité… Peu à peu politiquement éliminé à partir de 1929 quand Staline a opéré le virage de la collectivisation et de la planification, Boukharine a ensuite été exécuté suite au deuxième procès de Moscou en 1938.
    9. Koulak – Terme utilisé pour qualifier les paysans riches de Russie, dès avant la révolution. Ses caractéristiques sont la possession d’une exploitation pour laquelle il emploie une main d’œuvre salariée, de chevaux de trait dont il peut louer une partie aux paysans moins aisés et de moyens mécaniques (comme un moulin, par exemple).
    10. « la bureaucratie s’est trouvée contrainte de faire d’importants emprunts à notre plate-forme » – Dès 1923, devant la crise dite « des ciseaux », c’est-à-dire le fossé grandissant entre les prix croissants des biens industriels et la diminution des prix des denrées agricoles, Trotsky avait mis en avant la nécessité de la planification afin de lancer l’industrie lourde. A ce moment, la Russie était encore engagée dans la nouvelle politique économique (NEP), qui avait succédé au communisme de guerre en 1921 et avait réintroduit certaines caractéristiques du « marché libre » pour laisser un temps souffler la paysannerie après les dures années de guerre. Mais cette politique devait obligatoirement n’être que momentanée, car elle permettait au capitalisme de retrouver une base en Russie grâce au koulaks et au « nepmen » (trafiquants, commerçants et intermédiaires, tous avides de profiter de leurs avantages au maximum, car ils ne savent pas de quoi sera fait le lendemain de la NEP). Une vague de grève avait d’ailleurs déferlé en Russie cette année-là. Finalement, en 1926, 60% du blé commercialisable se trouvait entre les mains de 6% des paysans (Jean-Jaques Marie, Le trotskysme, Flammarion, Paris, 1970). L’opposition liquidée, la bureaucratie s’est attaquée à la paysannerie riche en collectivisant les terres et en enclenchant le premier plan quinquennal. Mais bien trop tard… Tout le temps perdu depuis 1923 aurait permit de réaliser la collectivisation et la planification en douceur, sur base de coopération volontaire des masses. En 1929, la situation n’a plus permit que l’urgence, et Staline a « sauvé » l’économie planifiée (et surtout à ses yeux les intérêts des bureaucrates dont la protection des intérêts était la base de son pouvoir) au prix d’une coercition immonde et sanglante.
  • École d'été du CIO. Exemples historiques du potentiel de la lutte de masse

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    Mais atteindre la victoire nécessite une organisation et des tactiques adéquates

    L’école d’été annuelle de notre internationale, le Comité pour une Internationale Ouvrière, (organisée par les Étudiants de Gauche Actifs / Actief Linkse Studenten) comprend à chacune de ses éditions un meeting central qui aide à souligner quelques lignes centrales dans la foule des thèmes abordés au cours de ces 6 jours de discussion. Cette année, beaucoup d’attention a été accordée à l’instabilité mondiale mais aussi à quelques événements historiques d’importances. Cette année est en effet le centenaire des «Pâques Sanglantes», le soulèvement de Dublin de 1916. Mais nous fêtons également les 80 ans des développements révolutionnaires survenus en Espagne mais aussi en France en 1936. Avec ce meeting, le CIO tenait à souligner l’importance pour les travailleurs de disposer d’une politique indépendante des partis bourgeois. Notre camarade Geert Cool nous livre un rapport de cette discussion.

    80 ans après la révolution espagnole

    La première oratrice était Viki, une camarade de notre section espagnole. Elle est revenue sur quelques grandes lignes de la situation révolutionnaire qu’a connue l’Espagne dans les années 1930, les années 1936 et 1937 en constituant le point culminant. En 1931, les anti-monarchistes avaient remporté les élections et obtenu l’abdication du roi. Mais le gouvernement républicain n’a pas répondu aux attentes concernant la réforme agraire et de meilleures conditions de vie. Cela a conduit à une lutte radicale, avec notamment la Commune Asturienne et des mouvements de grève qui ont secoué toute l’Espagne. En 1936, les élections apportent le Front populaire au pouvoir. Les masses n’attendent pas les décisions d’en haut pour obtenir des changements, les travailleurs et les pauvres s’y mettent eux-mêmes. C’est ainsi que des ouvriers se sont mis à occuper les usines. Quand il est devenu clair que le Front populaire refusait d’armer les ouvriers et les paysans pauvres contre la menace fasciste, ils se sont armés eux-mêmes.

    Le Front populaire était une initiative unitaire initiée par le sommet du Parti communiste, des sociaux-démocrates et de diverses forces libérales. Dans le cas de l’Espagne, ces dernières ne représentaient pas les «éléments progressistes» de la bourgeoisie, mais plutôt l’ombre de la bourgeoisie. Cette unité fut rendu possible par le tournant opéré par l’Internationale communiste stalinisée (la IIIe Internationale) qui avait mis fin à son cours ultra-gauche qui lui faisait s’opposer à tous les autres, y compris à la base de masse des partis sociaux-démocrates, pour adopter une approche contraire. Il fallait désormais rechercher l’unité avec les dirigeants non seulement de la social-démocratie, mais aussi avec toutes sortes de forces libérales. Selon le parti Communiste stalinisé, il s’agissait de la première phase de la lutte : tout d’abord vaincre le fascisme. Une deuxième phase de la lutte mettrait à l’ordre du jour la combat pour le socialisme. Cela a dans les faits signifié que le Front Populaire s’est retourné contre les aspirations révolutionnaires de la base de la société.

    La soulèvement de Franco et des fascistes contre les masses révolutionnaires a finalement pu l’emporter, mais il a fallu des années. Sans la lutte héroïque des travailleurs et leur soutien international, Franco aurait probablement immédiatement pris le pouvoir. Les travailleurs ont développé leurs propres milices et même organisé leurs propres soins de santé. Barcelone a été reprise en 24 heures par ces milices agissant comme une véritable armée de libération sociale, ce qui a conduit à une situation de double pouvoir. La classe ouvrière avait le potentiel d’étendre et de consolider cette prise de pouvoir, mais elle s’est heurtée aux autorités du Front Populaire qui voulaient rester dans les limites du capitalisme. À cette fin, le gouvernement a brisé les milices ouvrières et a repris le contrôle de certains endroits stratégiques contre les travailleurs. A ce titre, la conquête sanglante de la centrale téléphonique de Barcelone en mai 1937 a constitué un point tournant. La centrale était gérée par les travailleurs, sous une forte influence du syndicat anarchiste CNT.

    La situation est évidemment différente aujourd’hui. Mais nous devons tirer la leçon que les alliances et coalitions avec des partis capitalistes sont utilisés pour défendre les intérêts de la bourgeoisie et non pas ceux de la classe ouvrière. Des coalitions de forces de gauche avec des partis austéritaires pour au final appliquer elles-mêmes des économies budgétaires sont désastreuses pour les conditions de vie de la majorité de la population, et elles ne peuvent pas stopper l’extrême droite, au contraire. Mais il ressort de l’expérience espagnole de 1936 que la classe ouvrière dispose d’une puissance tout bonnement phénoménale. Pour peu qu’elle soit organisée et qu’elle développe sa propre alternative sur cette base, rien ne peut lui résister. Cela vaut toujours à l’époque actuelle.

    100 ans après les «Pâques Sanglantes»

    Le deuxième orateur était Paul Murphy, membre du Parlement irlandais et l’un des principaux dirigeants de la campagne contre la taxe sur l’eau. Des commentateurs de presse irlandais l’ont appelé le «Boris Johnson irlandais» à cause de son opposition à l’Europe du capital. La comparaison est bien entendu parfaitement erronée : il y a peu de choses en commun entre un populiste réactionnaire de Londres et un défenseur intransigeant des intérêts de la classe ouvrière.

    Le soulèvement irlandais de Pâques 1916 était une révolte contre l’impérialisme britannique. Mais selon le dirigeant socialiste James Connolly, il pouvait également mettre le feu à la mèche d’une révolte européenne contre la guerre pour renverser la classe dirigeante brutale. La justesse de cette perspective ne deviendra apparente qu’un an plus tard, lorsque la Révolution russe a conduit à une vague révolutionnaire dans toute l’Europe. En Irlande aussi le soutien fut énorme pour la Révolution russe, avec des réunions de masse, des occupations d’usines et une période révolutionnaire qui allait durer jusqu’en 1923.

    Malheureusement, le soulèvement de Pâques de 1916 était prématuré et la base sur laquelle il reposait trop limitée pour obtenir une victoire. Ses différents dirigeants ont été exécutés, parmi lesquels James Connolly. La classe ouvrière s’est donc retrouvée sans direction lors de la période révolutionnaire qui a suivi 1917. Connolly et ses associés étaient particulièrement impatients. Ils n’ont pas adopté de position politiquement indépendante de la classe ouvrière, mais ont au contraire soutenu une déclaration nationaliste bourgeoise. Connolly, qui était président du plus grand syndicat, n’a pas appelé à la grève générale parce qu’il savait qu’il serait isolé. Sa réaction peut se comprendre en raison du désespoir et de la désillusion consécutive à la trahison de la direction de la Deuxième Internationale qui avait décidé de rejoindre la barbarie de la guerre mondiale au lieu de s’y opposer.

    Cela confirme par la négative tout l’intérêt pour un parti révolutionnaire de disposer d’une direction collective ainsi que la nécessité de l’internationalisme révolutionnaire. Au sein de la Deuxième Internationale, Connolly se tenait aux côtés de Lénine & Co mais, après 1914, il n’a plus eu aucun lien avec ses alliés dans d’autres pays. Il appartenait toutefois à cette petite minorité de dirigeants de gauche qui ne se sont pas compromis dans la trahison et se sont opposés à la guerre, à l’instar d’autres dirigeants tels que Lénine, Trotsky, Luxembourg, Liebknecht et l’Ecossais John MacLean. Connolly s’était précédemment prononcé contre l’adhésion de socialistes à des gouvernements capitalistes. Lors du congrès de la IIe Internationale de 1900, une discussion avait éclaté au sujet de la participation des sociaux-démocrates français au gouvernement de 1898. Pour Kautsky, il s’agissait d’une question de tactique et non de principe. Connolly lui a répondu que les masses révolutionnaires ne devait pas accepter de «fonctions gouvernementales qu’ils n’avaient pas obtenues sur base de leurs propres forces.»

    Cette indépendance de la classe ouvrière est une question fondamentale pour la victoire des mouvements sociaux. C’est ce que nous avons encore pu constater dans le combat contre la taxe qui visait à en finir avec la gratuité de l’eau en Irlande. Tandis que d’autres ont recherché à conclure une unité par le sommet en essayant d’attirer des parties de l’establishment, nous avons défendu des méthodes radicales reposant sur la base en appelant à une campagne de non-paiement de la taxe dirigée par des activistes locaux. Avec actuellement 73% de la population ayant refusé de payer la dernière facture, il est clair que cet appel et l’organisation du boycott de masse a été d’une grande importance. La suspension de la taxe d’eau (survenue après la tenue des dernières élections anticipées) est une défaite majeure pour le gouvernement et une source de confiance pour la classe ouvrière. Cela instaure l’idée que des victoires sont possibles. Cela sera utile autour d’autres thèmes, comme au sujet du droit à l’avortement, toujours illégal en Irlande.

    Une commentateur bourgeois a écrit dans un journal à diffusion nationale qu’une «petite clique de trotskystes clique qui défend ouvertement le renversement du système politique réussit à déterminer l’agenda politique.» Pour la classe dirigeante, notre position est en effet effrayante. D’où la répression que subissent les militants qui s’opposent à la taxe sur l’eau. En avril prochain se déroulera un procès contre les activistes de Jobstown. Ces militants, parmi lesquels Paul Murphy lui-même et deux conseillers locaux de l’Anti-Austerity Alliance, sont accusés de «séquestration» par l’ancienne vice-Premier ministre Joan Burton dont la voiture a été bloquée pendant deux heures à cause d’une manifestation spontanée. Les arrestations, survenues un mois après notre victoire lors d’une élection parlementaire intérimaire, étaient une manière pour l’establishment d’envoyer un signal clair : «n’allez pas plus loin!» Le procès d’avril prochain prévoit des peines allant jusqu’à l’emprisonnement à vie ! Nous mènerons campagne avec acharnement, tant en Irlande qu’au niveau international, contre cette répression politique. Comme Connolly l’avait fait remarquer : «Nous devons mettre en garde la classe dirigeante: vous pouvez nous emprisonner ou nous assassiner. Mais à partir de prison ou du cimetière, nous continuerons à construire la force par laquelle vous serez assommés. »

    80 ans après la grève générale de 1936 en France

    En 1936, la France a été agitée, dans une période de révolution et de contre-révolution, comme l’a noté Leila, de la Gauche Révolutionnaire. France avait été plus tardivement affecté par la crise mais elle a connu une explosion du nombre de chômeurs. Jusqu’à un million de Français sont devenus sans emploi. Cela a conduit à de grandes marches de chômeurs.

    En février 1934, des milices fascistes ont tenté de prendre le pouvoir avec des groupes de droite. Ils ont marché sur le parlement. La journée fut marquée par des émeutes et des morts. Les contre-révolutionnaires ont éveillé le mouvement ouvrier et un mouvement antifasciste s’est développé. L’appel à une réponse forte contre la menace fasciste a été utilisé pour constituer un Front Populaire entre les dirigeants sociaux-démocrates et ceux du Parti communiste avec le Parti radical, un parti bourgeois.

    Le Front Populaire n’a pas cherché à renforcer la lutte révolutionnaire pour un autre système, l’objectif était de sauver le système capitaliste et l’Etat bourgeois. Pourtant, de nombreux travailleurs se sont sentis encouragés par le Front Populaire et par le gouvernement du Front Populaire. Plus d’actions contre les patrons ont eu lieu. En mai 1936, un grand mouvement de grève a commencé au Havre après le licenciement de deux travailleurs. Ce mouvement de grève a été caractérisé par des actions de masse, y compris à l’initiative de travailleurs peu rémunérés. Les serveurs des cafés se sont par exemples mis en grève.

    Le Premier ministre Léon Blum a reconnu que des concessions étaient nécessaires, d’autant plus que l’on craignait que la grève devienne un véritable mouvement révolutionnaire sur lequel les directions syndicales n’auraient plus de prise. L’élite dirigeante a pris peur parce qu’elle a pu voir de ses yeux la puissance du mouvement ouvrier. Les directions des partis communiste et sociaux-démocrates ont cherché à entraver la poursuite du mouvement à partir de leurs positions au gouvernement. Le Parti communiste a défendu que la révolution n’était pas à l’ordre du jour parce qu’il fallait tout d’abord combattre le fascisme.

    La menace de la révolution a conduit à des concessions importantes telles que les congés payés, la semaine de travail des 40 heures et la reconnaissance des droits syndicaux. Le mouvement fut également une source d’inspiration pour d’autres mouvements, y compris le mouvement de grève générale révolutionnaire en Belgique en mai-juin 1936. Bien plus était possible à obtenir à partir du mouvement de grèves de 1936, mais il aurait alors fallu une direction révolutionnaire capable de mener le combat pour arracher le pouvoir des mains de l’élite capitaliste.

    Apprendre des leçons du passé pour vaincre à l’avenir !

    Le meeting a été clôturé par Peter Taaffe, du Secrétariat international du Comité pour une Internationale Ouvrière. Il a souligné l’importance d’étudier les mouvements du passé à tous les niveaux de notre organisation afin de renforcer le cadre de nos partis afin d’être en mesure de gagner la bataille. Dans une période turbulente telle qu’aujourd’hui, comme l’a encore illustré le coup d’Etat manqué en Turquie, d’autres développements sociaux importants ne sont pas inimaginables.

    Aujourd’hui, la conscience, y compris parmi l’avant-garde du mouvement ouvrier, a considérablement reculé par rapport aux années 1930. A ce moment-là, l’idée de former une coalition avec des partis bourgeois était immédiatement assimilée à une trahison. La situation est différente aujourd’hui. Beaucoup peuvent considérer qu’une telle coalition serait un pas en avant, un moyen d’instaurer des politiques progressistes au moins partiellement. Nous avons besoin de regarder ces expériences historiques dans leur contexte, mais aussi d’en tirer les leçons pour aujourd’hui.

    En France et en Espagne, nous avons vu en 1936 que les graines de la révolution étaient présentes. Trotsky avait fait remarqué qu’en Espagne il n’y avait pas eu une, mais au moins dix opportunités révolutionnaires. Ce potentiel n’a pas été exploité, à cause de la tactique du Front Populaire et d’autres facteurs. Selon Trotsky, le Front Populaire a agit comme un briseur de grève pour stopper la radicalisation du mouvement. Le caractère inachevé des révolutions de 1936 a fait dévier l’Histoire. Le massacre de la seconde guerre mondiale aurait pu être évité en cas de victoire de la révolution en France et en Espagne.

    Une des principales raisons de ce caractère inachevé a été l’imposition d’un Front Populaire par en haut. La prise du pouvoir par les nazis en Allemagne fut un choc pour le mouvement ouvrier et a conduit à une aspiration unitaire. Trotsky a réitéré son appel au front unique: marcher séparément, frapper ensemble. En d’autres termes : unité d’action, tout en maintenant ses propres programmes et propositions. Au lieu de cela, le Parti communiste a préconisé une caricature d’unité, y compris avec les radicaux français envers lesquels les masses n’avaient à juste titre aucune confiance.

    Les mouvements de 1936 ont été stimulés par le choc de l’arrivée au pouvoir du régime nazi en Allemagne, mais aussi par le contexte économique. Ainsi, les salaires des travailleurs français avaient diminué de 30% entre 1931 et 1936. En 1936, les partis du Front populaire recueillaient 5,5 millions de voix contre 4,5 millions pour la droite. Les radicaux avaient perdu un demi-million de voix, tandis que le Parti communiste avait doublé son résultat.

    Le mouvement de masse en France était énorme: 500.000 personnes avaient participé à un rassemblement pour commémorer la Commune de Paris. Le mouvement de grève de mai et juin a impliqué 3 millions de travailleurs, soit bien plus que le nombre de syndiqués. Le Premier ministre Léon Blum s’est retrouvé dans une position difficile. Il a fait remarqué qu’il craignait être dans la même position que Kerenski en Russie et que la situation conduirait à l’arrivée d’un Lénine français.

    Ce mouvement a eu un impact international, jusqu’en Allemagne. Tout d’abord, la presse allemande a parlé du «chaos» des grèves françaises. Mais quand les travailleurs ont commencé à prendre confiance et à se sentir enthousiasmés, toutes les nouvelles venues de France ont été censurées. Un mois plus tard à peine, la question du pouvoir était posée en Espagne. Une victoire dans ces deux pays aurait pu poser les bases d’une fédération socialiste, ce qui aurait eu un impact dans toute l’Europe et au-delà.

    Il était alors possible aux travailleurs de prendre le pouvoir de manière relativement pacifique. Si cela n’a pas été le cas, cela est dû à l’attitude de la direction du mouvement ouvrier. Le Parti communiste a fait remarquer qu’il «fallait savoir finir une grève», slogan qui sera répété par le PCF en 1968. Pourtant, des concessions importantes ont été arrachées, même si celles-ci ont été rapidement minées par l’inflation. En 1938, la social-démocratie a disparu du gouvernement.

    Les dirigeants du mouvement ouvrier ont à peine tiré les leçons de ces évènements. Au Chili, en 1973, les mêmes erreurs ont été répétées avec des conséquences sanglantes. Il est nécessaire d’être intransigeant en termes de coalitions et de refus d’appliquer la politique bourgeoise. Les coalitions avec les partis bourgeois sont similaires à la relation qu’un cavalier entretient avec son cheval, mais c’est la bourgeoisie qui est en selle et tient les rênes en mains. Mais il faut bien entendu toujours expliquer cette attitude de façon tactique. Il suffit de penser à la façon dont Lénine avait articulé ses slogans contre le gouvernement provisoire en Russie après février 1917: «A bas les 10 ministres capitalistes», plutôt que «A bas le gouvernement provisoire.»

    Dans la nouvelle période d’instabilité mondiale et de recherche d’alternatives qui nous fait face, le mouvement ouvrier a d’énormes défis à relever. Fort de l’expérience du passé récent et un peu plus lointain, nous pouvons relever ces défis et développer dans ce cadre des tactiques combatives ainsi qu’un programme avec lequel nous pouvons vaincre.

  • Débat. Le socialisme, idée d’avenir ou dépassée ?

    postcapitalism01Dans le livre ‘Postcapitalism’, Paul Mason affirme que les perspectives à long terme pour le capitalisme ne sont pas bonnes et que la fin du capitalisme découlera du développement de la technologie, notamment les technologies de l’information qui ne peuvent pas être restreintes aux limites étroites de l’État-nation et de la propriété privée capitaliste des moyens de production. Mais il relègue le mouvement des travailleurs et le socialisme au passé pour préférer une alternative dans le no man’s land politique du ‘‘post-capitalisme’’.

    Par Peter Taaffe, secrétaire général du Socialist Party (CIO-Angleterre et Pays de Galles)

    postcapitalism02Ce n’est pas à la classe ouvrière de s’occuper du post-capitalisme selon lui, puisqu’elle appartient appartient au passé. Cela se produirait plutôt par le biais de ‘‘la connaissance générale (…) où l’esprit de chacun sur terre est relié à celui des autres par le partage des connaissances et où chaque pas en avant bénéficie à tout le monde.’’ En tant que journaliste de Channel 4 et auparavant de Newsnight, l’ancien marxiste Paul Mason est influencé par le mouvement Occupy.

    Ce mouvement a sans nul doute constitué une étape importante dans la prise de conscience politique de la nouvelle génération aux États-Unis et dans le reste du monde, tout comme l’ont été les mouvements des Indignés en Espagne, en Grèce,… Cela, nous l’avons salué. Mais Mason ne se base pas sur les forces et le potentiel du mouvement, il se réfère à ses faiblesses : la soi-disant ‘spontanéité’ et la naïveté qui l’accompagne dans la confrontation avec le capitalisme. L’idée qu’un mouvement généralisé de la jeunesse délibérément ‘non-organisé’ pourra se développer et être capable de renverser le capitalisme ‘moderne’ brutal et de neutraliser la machine d’Etat mène à l’impasse. Une partie du mouvement Occupy – entre autres à Seattle avec l’élection de notre camarade Kshama Sawant – a tiré la conclusion que l’action politique est également nécessaire pour parvenir à un changement.

    Une mauvaise compréhension du marxisme

    Mason se trompe quand il dit que le marxisme sous-estime la capacité d’adaptation du capitalisme. Marx a expliqué qu’aucun système dans l’histoire ne disparait de la scène sans avoir épuisé toutes ses possibilités. Cela ne doit pas être interprété, comme le fait malheureusement Mason, de façon crûment ‘déterministe’ économique. Au bout du compte, les développements économiques peuvent être décisifs, mais l’État et la politique jouent également un rôle crucial dans l’ensemble du processus.

    Mason est également partial dans son analyse de la classe des travailleurs. ‘‘Le marxisme avait tort à propos de la classe ouvrière. Le prolétariat s’est rapproché le plus d’une force historique collective éclairée issue de la société humaine. Mais 200 ans d’expérience montrent également que le prolétariat se préoccupe principalement de ‘la vie malgré le capitalisme’ au lieu de le renverser. La littérature de gauche est remplie d’excuses à l’histoire de 200 ans de défaites: l’Etat était trop fort, la direction trop faible, l’aristocratie ouvrière avait trop d’influence,… La classe ouvrière ne défendait pas inconsciemment le socialisme, elle avait conscience de ce qu’elle voulait et cela s’est reflété dans ses actions. Elle voulait une forme plus viable de capitalisme.’’

    Durant le 20e siècle – marqué par des guerres, des catastrophes économiques et sociales, des révolutions et des soulèvements – il n’y aurait donc, selon Mason, eu aucune tentative de mettre sur pied un nouveau monde socialiste. Mason parvient à ne pas tenir compte de la révolution russe, de la révolution allemande de 1918-1923, des occupations d’usines italiennes de 1920 et de celles qui ont eu lieu dans les années 1930 aux États-Unis, de la révolution espagnole de 1931-1937 ou encore de mai 1968 en France. Tout ceci était apparemment un grand malentendu. Selon lui, au lieu de la révolution et la perspective d’une nouvelle société, les masses ont versé leur sang et se sont données tant de peine pour parvenir à une forme durable de capitalisme.

    La conscience socialiste

    Mason a une vision complètement unilatérale et déterministe de la conscience, alors que celle-ci se forme par le biais d’une combinaison d’événements et de l’expérience collective de la classe ouvrière, en particulier celle des meneurs et du rôle crucial des partis et de leurs dirigeants. La mythologie romaine affirme que Minerve est sortie entièrement formée de la tête de Jupiter. Mason pense apparemment que la conscience de la classe ouvrière s’est formée d’une manière similaire, indépendamment des changements objectifs.

    De quelle autre façon peut-il expliquer que le projet de gauche des 25 dernières années s’est effondré: ‘‘le marché a détruit la planification, l’individualisme a remplacé le collectivisme et la solidarité, la plus grande partie des travailleurs dans le monde ressemble au ‘prolétariat’, mais ne pense pas et n’agit pas comme il le faisait autrefois.’’ Ceci indique que Mason n’a pas compris comment l’effondrement du stalinisme, dans le contexte d’une période de croissance capitaliste, a eu – et a toujours – un énorme impact sur la conscience politique de la classe ouvrière.

    Le démantèlement de l’économie planifiée – qui était un point de référence pour la classe ouvrière en dépit de la monstrueuse bureaucratie – a permis à la classe dirigeante de mener une campagne massive vantant les avantages du capitalisme sur le ‘socialisme discrédité’. Ce fut une défaite politique majeure qui a frappé la conscience du mouvement ouvrier et de la classe ouvrière dans le monde entier, même si cela s’est produit à une autre échelle que les lourdes défaites qui ont suivi la victoire du fascisme dans les années 1930.

    Même après la crise de 2007/08, les capitalistes ont continué de prétendre par tous les moyens en leur possession qu’il n’y a pas d’alternative au marché. Les dirigeants syndicaux et la social-démocratie les ont longtemps suivis sur cette voie en glissant toujours plus loin à droite. C’est la raison pour laquelle la classe ouvrière, dans le sens large du terme, mais aussi les couches les plus instruites, en dépit d’une lutte héroïque contre le raz-de-marée du capital, n’a pas encore assimilé la véritable alternative que constitue le socialisme démocratique face au capitalisme contemporain.

    Toutefois, il y a eu des pas en avant. L’élection de Kshama Sawant à Seattle et la campagne pour l’élection présidentielle américaine de Bernie Sanders indiquent que de nouvelles graines ont été semées, qui commence à éclore, et ne demande qu’à croître la conscience socialiste. Ceci est même possible aux États-Unis, le bastion du capitalisme mondial. L’Europe touchée par la crise et le reste du monde ne se feront pas attendre longtemps.

    Le socialisme utopique

    Les alternatives de Paul Mason sont tout sauf modernes et ne constituent pas une avancée par rapport aux ‘‘vieilles idées du socialisme’’. En substance, cela se résume à un retour à l’idée des coopératives. C’est la même idée qui a été défendue en son temps par Robert Owen et d’autres, avant que le marxisme n’existe et que le mouvement ouvrier ne soit politiquement conscient. Owen était un utopiste et ses projets ont échoué. Ce fut une tentative héroïque pour créer des ilots de socialisme au milieu de l’océan capitaliste. L’objectif était de changer la société sans que la société ne le remarque.

    Mason affirme que les socialistes utopiques ont échoué parce qu’ils n’ont pas disposé de suffisamment de temps, mais que maintenant, il est possible d’atteindre l’abondance grâce aux technologies de l’information. Il a tort sur plusieurs points. Comme expliqués par Marx et Engels, à l’époque, les socialistes utopiques ont développé ces idées parce que la classe ouvrière n’était pas encore suffisamment développée pour constituer une force politique indépendante avec une conscience de classe.

    L’échec des mouvements radicaux – particulièrement de Syriza en Grèce – a négativement affecté Mason. Mais cela ne constitue qu’une étape dans la lutte de classe dont des leçons doivent être tirées pour la suite et en particulier que non seulement des organisations fortes sont nécessaires, mais aussi une direction déterminée à mener le combat jusqu’au renversement du capitalisme pour commencer une nouvelle ère socialiste. Sur ce point crucial, le livre de Mason n’est malheureusement pas utile.

  • La révolution permanente, hier et aujourd’hui

    0605tunisieL’expérience des processus de révolutions et de contre-révolutions au Moyen-Orient et au Maghreb dans les cinq dernières années nourrissent le débat sur le caractère de ces révolutions ainsi que sur l’orientation à donner au travail des militants de gauche dans la région. Il n’est donc pas inutile de revenir sur certaines analyses théoriques, afin de les confronter à la réalité d’aujourd’hui. En particulier, la théorie de la révolution permanente, une des contributions les plus essentielles du révolutionnaire russe Léon Trotsky au marxisme.

    Article tiré du journal de nos camarades tunisiens // Journal en version PDF

    journal_tunisieA partir de 1905, Trotsky élaborait la première ébauche de cette théorie. L’idée prédominante dans le mouvement marxiste de l’époque était qu’une révolution socialiste ne pouvait avoir lieu que dans les pays hautement industrialisés, là où le prolétariat avait un poids numérique prépondérant, et que les mouvements révolutionnaires dans les pays économiquement retardataires se cantonneraient purement à des tâches dites “démocratiques”: l’élimination des vestiges du féodalisme, l’introduction de libertés fondamentales, la réforme agraire et le développement industriel sur la base du capitalisme.

    Le point de départ original de Trotsky était celui d’un “développement inégal et combiné”: le système capitaliste a pénétré l’ensemble de la planète, mais ce processus ne s’est pas fait d’une manière homogène, suivant un schéma évolutionniste rigide. Au contraire, dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, l’héritage de stades pré-capitalistes de développement s’est vu entremêlé avec l’introduction de techniques modernes de production et d’échange. Ainsi la Russie du début du siècle dernier était un pays majoritairement rural, mais où était concentrée dans de grands centres industriels une classe ouvrière certes numériquement minoritaire mais dont le poids économique et politique sera déterminant pour la révolution de 1917.

    Cet amalgame de formes archaïques avec des formes modernes est visible à de multiples niveaux dans le monde néocolonial aujourd’hui. L’esclavage existe toujours en Mauritanie par exemple, touchant jusqu’à 20% de la population – mais une partie significative du produit intérieur brut du pays est générée par l’industrie minière, où une classe ouvrière revendicative s’est affirmée. Daesh, menant sa guerre à l’aide d’armements dernier cri et d’une utilisation frénétique des réseaux sociaux, tout en se référant à des pratiques et des croyances issues des premiers califats, confirme à sa manière cette loi du développement inégal et combiné.

    Cependant, parler de coexistence de divers rapports de production peut être trompeur, car cette coexistence se manifeste par la subordination de tous les rapports de production existant au mode de production dominant, en l’occurrence le capitalisme. Les relations économiques héritées du passé occupent donc un rôle subalterne, ou s’intègrent comme une roue fonctionnelle dans l’engrenage de la machine capitaliste – à la manière de ces millions de migrants venus d’Asie qui travaillent dans des conditions semi-esclavagistes afin de remplir les comptes en banque des milliardaires du Golfe.

    En Tunisie, bien que la petite production artisanale ou familiale ait encore une place importante dans l’économie, les fruits de la production économique se trouve de manière écrasante dans les mains de gros groupes capitalistes et de banques, dont les bénéfices s’appuient sur le labeur de centaines de milliers de salariés. La particularité se trouve dans le fait qu’une part importante de cette richesse nationale est siphonnée par des capitalistes et actionnaires étrangers, ce qui est dû aux relations de domination imposées par l’impérialisme occidental. La bourgeoisie des nations économiquement les plus avancées a en effet historiquement imposé sa domination au reste de la planète par le partage du monde en sphères d’influence, le colonialisme et le truchement des institutions politiques, les agressions militaires, le pillage des richesses des pays soumis, l’exportation de capitaux visant à la surexploitation de la main d’œuvre indigène, etc.

    Aujourd’hui, bien que les Etats anciennement coloniaux ont acquis une indépendance politique formelle, ils restent pour la plupart soumis aux desiderata des capitalistes les plus forts, ceux des pays impérialistes. La classe dirigeante tunisienne peut bien célé- brer les 60 ans d’indépendance du pays et nous parler d’ unité nationale; dans les faits, ces politiciens rampent à genoux face aux exigences du FMI et de la Banque Mondiale. Les multinationales étrangères agissent en terrain conquis, surexploitant la main d’œuvre tunisienne, bénéficiant de régimes fiscaux et salariaux beaucoup plus avantageux que dans leur pays d’origine, et expatriant des gigantesques sommes d’argent hors du pays : une forme de colonisation qui ne dit pas son nom.

    Le rôle de la classe ouvrière

    Trotsky expliquait que les peuples des nations dominées ne pourraient, pour leur émancipation véritable des griffes des pays impérialistes, s’appuyer sur la bourgeoisie de leur propre pays. Sa position et son arrivée, tardive, sur la scène de l’histoire sont pour une large part dépendante des faveurs qui lui sont octroyées par les grandes puissances. Celles-ci ont toujours été soucieuses de se ménager des alliés locaux capables de garantir le maintien de leur domination. Les capitalistes français ou américains et leurs gouvernements ont ainsi pu s’accommoder des familles Ben Ali et Trabelsi pendant des années, car ces dernières savaient satisfaire leurs exigences, par exemple en privatisant le pays pour leur bénéfice -tout en se servant largement au passage, bien entendu.

    Trotsky mettait en évidence le fait que la moindre lutte sérieuse contre l’impérialisme susciterait les appétits des masses ouvrières et paysannes pour une transformation de leurs conditions de vie: une raison de plus pour la bourgeoisie des pays soumis de préférer le statu quo plutôt que de contester la domination impérialiste. La peur par les capitalistes locaux (aussi “patriotes” qu’ils se présentent) de se faire dépasser par les travailleurs pousserait inévitablement les premiers dans les rangs de la contre-révolution. Cette dynamique s’est confirmée dans toutes les expériences révolutionnaires des cent dernières années. La seule classe avec la cohésion sociale, le pouvoir économique et l’intérêt naturel à diriger les masses opprimées dans une lutte révolutionnaire sans compromission, est la classe des travailleurs. En Tunisie comme en Egypte c’est d’ailleurs l’entrée en scène du salariat dans des grèves de masse qui a commencé à faire basculer la situation au détriment de Ben Ali et de Mubarak. En Iran en 1979, c’est lorsque les travailleurs sont entrés en mouvement en paralysant le pays, notamment l’industrie du pétrole, qu’en l’espace de deux mois la monarchie du Shah fut renversée. La première intifada des Palestiniens, caractérisée entre autres par des grèves de masse, fut capable de faire trembler le régime israélien à un niveau que des décennies de lutte armée n’avaient pu le faire.

    Internationalisme

    L’exemple de la Grèce a donné un aperçu du déchainement de réactions hostiles que susciterait un gouvernement véritablement progressiste dans n’importe quel pays du monde. L’autarcie nationale de la révolution dans ces conditions serait synonyme d’étranglement par les classes capitalistes de tous les pays. C’est pourquoi organiser la solidarité des masses ouvrières et des pauvres à l’échelle internationale est une tâche vitale des marxistes; cela est d’autant plus vrai pour les nations qui jouent un rôle périphérique dans l’économie mondiale, telle que la Tunisie. La nécessité de la révolution mondiale représente l’autre dimension de la “permanence” de la révolution, une nécessité découlant directement du caractère international du capitalisme. Les effets extrêmement contagieux des révolutions de 2010-2011 parmi les peuples du monde arabe ont donné un avant-goût du potentiel pour la lutte révolutionnaire internationale, si cette lutte trouvait une expression politique organisée.

    La “révolution par étapes”

    Les concepts de la révolution permanente furent condamnés comme une hérésie par la bureaucratie dirigée par Staline, laquelle prit le contrôle de l’Internationale Communiste à partir du milieu des années ’20. Celle-ci craignait comme la peste le développement de mouvements révolutionnaires menaçant ses privilèges nouvellement acquis, et s’engagea pour ce faire dans des théorisations douteuses. La dynamique de la révolution permanente avait pourtant été entièrement confirmée par la révolution russe elle-même, et par la pratique politique de Lénine, dont les staliniens, ironiquement, continuent de se revendiquer.

    Il est vrai qu’avant 1917, Lénine croyait encore à une révolution “démocratique” séparée de la lutte pour le socialisme; mais même à cette époque, il n’entretenait aucune illusion sur le fait que la bourgeoisie russe joue le moindre rôle pour la réaliser. Partant du principe que “la domination politique du prolétariat est incompatible avec son esclavage économique”, Trotsky poussait le raisonnement un cran plus loin, expliquant qu’une fois au pouvoir, un gouvernement révolutionnaire ouvrier ne se contenterait pas de mesures “démocratiques”, mais s’attaquerait aux fondements même du système capitaliste, en nationalisant l’industrie, les banques et les terres. Le développement des évènements lui donna raison. En 1919, Lénine parlait d’ailleurs de la “contradiction entre l’état arriéré de la Russie et son saut par-dessus la démocratie bourgeoise vers la plus haute forme de démocratie, vers la démocratie soviétique ou prolétarienne”. Cela ne laisse aucun doute quant au dédain qu’aurait suscité chez lui le schéma d’une “révolution par étapes” dans laquelle la classe ouvrière se contenterait d’apporter son soutien à la bourgeoisie dite nationale en vue d’une révolution démocratique – un dogme pourtant devenu jusqu’à aujourd’hui le cheval de bataille de la plupart des organisations se revendiquant du stalinisme, mais aussi du maoïsme. (“la révolution est dirigée contre l’impérialisme et le féodalisme et non contre le capitalisme et la propriété privée capitaliste”, disait Mao lui-même de la révolution chinoise en décembre 1939).

    A de multiples reprises, les partis communistes stalinisés se sont efforcés de rechercher une bourgeoisie nationale “progressiste” à laquelle s’agripper pour réaliser l’étape “démocratique” de la révolution. Dans la pratique, cela signifiait bien souvent s’abstenir de toute action excessive susceptible d’effrayer les capitalistes nationaux, et freiner la lutte des prolétaires pour leurs revendications propres en subordonnant la lutte pour le socialisme à un illusoire capitalisme national, démocratique et “anti-impérialiste”.

    L’anti-impérialisme n’était d’ailleurs souvent que de pure forme. Dans plusieurs pays, en particulier en Afrique du Nord, les Partis Communistes traditionnels ne sont même jamais parvenus à devenir une force de masse, ayant refusé de s’inscrire dans le combat anticolonial, et laissant ce terrain occupé par des forces politiques de nature petite-bourgeoise, à l’image du néo-Destour en Tunisie.

    Le PC irakien offre un cas d’école de l’échec de l’application d’une politique soumettant la lutte des travailleurs au carcan étroit de la “révolution par étape”. Le principal théoricien de ce parti Amer Abdallah déclarait dans les années 1950: “Notre parti soutient les intérêts économiques de la bourgeoisie nationale comme condition fondamentale pour le développement d’un Etat bourgeois démocratique.” Les efforts du parti ne pas dépasser les tâches de “libération démocratique et nationale” conduisit à une recherche désespérée pour identifier une aile progressiste dans la classe dirigeante. La lutte de classe des ouvriers et des paysans irakiens fut sacrifiée aux besoins, aux ambitions et aux intérêts de dirigeants procapitalistes. Cela conduit le PCI à soutenir le régime du général Kassem de 1958 jusqu’au premier coup d’Etat militaire en 1963- puis à une alliance chancelante avec le parti Baas de Saddam Hussein, qui les utilisa pendant un temps pour mettre en place une façade de gauche à son régime- avant de se retourner contre eux de la manière la plus brutale, ré- compensant la position compromettante du PCI par l’emprisonnement et le massacre de milliers de ses membres et sympathisants. L’entêtement des dirigeants communistes irakiens à s’accrocher à la doctrine stalinienne de la théorie de la révolution par étapes a conduit à l’anéantissement du Parti Communiste le plus puissant du monde arabe.

    L’impasse de la révolution par étapes s’est vérifiée aussi par la faillite de la stratégie du Fatah Palestinien, dont la recherche d’alliances avec les bourgeoisies arabes s’est soldée par un échec retentissant. C’est cette même logique qui entraine certains militants aujourd’hui à se ranger derrière le tyran Assad au nom du combat contre l’impérialisme, contribuant à creuser la tombe du mouvement ouvrier syrien.

    Le cas de la Tunisie

    Il n’en va pas autrement avec la trahison opérée par les dirigeants des grandes organisations de la gauche tunisienne en 2013, lorsqu’elles se sont alliées avec des franges de l’ancien régime au nom de la lutte contre Ennahda et pour un “Etat civil et démocratique”. L’alliance gouvernementale ultérieure entre Nidaa Tounes et Ennahda ont fait s’écrouler les montages théoriques justifiant la collaboration avec les forces de l’ancien régime au nom de la révolution nationale, patriotique, démocratique ou quel que soit le nom qu’on lui donne.

    La majorité des marxistes en Tunisie s’accordent sur le fait qu’une partie des tâches de la révolution, en Tunisie comme au Maghreb et au Moyen-Orient en général, sont formellement d’ordre démocratiques (ou “bourgeoises”): renverser la dictature (ou empêcher son retour), garantir les libertés de base, en finir avec les survivances féodales (notamment au niveau de la répartition des terres), supprimer la dépendance au capital étranger, etc. Le désaccord réside dans la question de savoir si ces tâches peuvent être réalisées en alliance avec la bourgeoisie dite nationale ou contre elle, si la révolution doit se limiter à ces tâches ou bien les combiner à des mots d’ordre sociaux audacieux, et si la révolution doit se cantonner aux frontières nationales ou au contraire chercher activement à construire une dynamique de luttes visant, à terme, au socialisme et au pouvoir des travailleurs à l’échelle internationale.

  • Combattre l'oppression : Un point de vue marxiste sur le féminisme

    womensRightsSymbol628x356Une analyse matérialiste de l’origine et de la nature de l’oppression des femmes

    Le marxisme est une philosophie et un point de vue sur le monde qui cherche à analyser la réalité concrète à partir de faits matériels. Bien qu’il n’était pas possible pour Marx et Engels, à eux seul, de se pencher de façon adéquate sur l’ensemble des questions liées à l’oppression (tout comme ils n’ont pas pu se pencher dans leurs écrits spécifiquement sur d’autres thèmes importants), ils ont tout de même beaucoup écrit sur l’oppression des femmes, sur l’oppression raciale – liée à l’esclavage et à l’impérialisme – et sur l’oppression des minorités nationales, comme celle de la nation irlandaise dans le cadre de l’Empire britannique. Alors que bien souvent, le marxisme est présenté de façon réductrice par certains groupes politiques ou intellectuels qui le réduisent à un déterminisme économique simpliste, cette interprétation est complètement à l’opposé du vrai marxisme. En effet, ce sont les outils du marxisme qui nous permettent aujourd’hui de développer une analyse complexe et scientifique qui prend en compte tous les aspects d’un même problème, par exemple lorsqu’on analyse la nature et l’origine des différentes formes d’oppression qui existent au sein de la société capitaliste moderne. Ce sont aussi les outils du marxisme qui nous donnent les moyens d’organiser la lutte et finalement d’en finir avec les rapports de forces sociaux qui génèrent la victimisation, la discrimination et l’oppression.

    Par Laura Fitzgerald

    En ce qui concerne l’oppression des femmes, Engels a apporté une contribution autant inestimable que révolutionnaire avec son ouvrage « L’Origine de la famille, de l’État et de la propriété privée ». La conclusion la plus importante de ce travail est que l’oppression des femmes, bien qu’elle existe depuis des milliers d’années, n’est pas quelque chose d’inévitable, d’immuable, ordonnée par Dieu ou découlant de la nature des hommes. Engels parle notamment de l’existence de sociétés primitives dans lesquelles les femmes sont tenues en haute estime, où les classes sociales n’existent pas, dans lesquelles tout membre est essentiel à la survie et à la prospérité du groupe tout entier. Il y décrit le lien qui existe entre l’institution de l’oppression systématique et séculaire des femmes et la société de classes. En effet, le développement de l’agriculture a permis de libérer une petite partie de la population du travail productif, qui s’est ensuite constituée en élite au sommet de la société. Petit à petit, la perpétuation de cette division du travail en classes sociales s’est retrouvée liée à la transmission de la propriété privée via la lignée mâle, qui ne pouvait être garantie que par l’assujettissement des femmes.

    Ce développement tire son origine de la division genrée du travail, qui était souvent une caractéristique des sociétés de chasseurs-cueilleurs, bien que cette division n’était pas forcément hiérarchisée. Mais à partir du moment où la propriété privée (des outils, de la terre, etc.) a commencé à être transmise en suivant la lignée mâle, il est apparu nécessaire d’instaurer des contrôles sur la sexualité des femmes : c’est le modèle de famille patriarcale qui s’est imposé, car il convenait le mieux à cette fin. Contrairement donc à la théorie de la “patriarchie” anhistorique (qui fait abstraction du passé) selon laquelle les hommes auraient “naturellement” pris le pouvoir sur les femmes, les marxistes ont une vision plus positive de cette question. Ils placent ces discussions dans le contexte de la lutte pour une société socialiste, sans classes sociales. Celle-ci doit, par nature, constituer une lutte pour une société libérée de toute forme de division et ainsi faire disparaitre la base économique de l’oppression des femmes (et donc, graduellement, les expressions culturelles de cette oppression).

    Lorsque Marx et Engels se sont penchés pour la première fois sur la question de la famille nucléaire sous le capitalisme, ils l’ont perçue comme un élément crucial à la transmission de la propriété privée pour la classe dominante. À l’époque de Marx, les femmes qui travaillaient dans les usines souffraient tellement de leur travail pendant leur grossesse, après l’accouchement et pendant l’allaitement, que cela nuisait à la santé et à la productivité de l’ensemble de la force de travail. Dans ces circonstances, même la classe ouvrière s’opposait à la dissolution de la famille nucléaire puisque cette institution permettait, en l’absence de toute couverture sociale, aux femmes de bénéficier du revenu de leur mari aux moments où elles étaient trop vulnérables pour pouvoir elles-mêmes travailler. Tout ceci a donc encouragé la promotion de la famille nucléaire par la classe dirigeante afin d’assurer, du point de vue des patrons, que les femmes jouent un rôle dans la reproduction et l’éducation d’une main d’œuvre vigoureuse et en bonne santé, ingrédient essentiel pour le maintien de leurs profits.

    Ce rôle de “reproduction sociale” pour le capitalisme demeure une des principales bases économiques de l’oppression des femmes aujourd’hui, puisque nous voyons que de nos jours encore, sur tous les continents, ce sont les femmes qui accomplissent la grande majorité du travail domestique non payé. Ce rôle a également été utilisé par le capitalisme en tant qu’outil de contrôle social et continue à être utilisé en tant que moyen de promotion des fonctions genrées les plus arriérées tout en assurant l’assujettissement des femmes.

    En Irlande, l’État capitaliste, qui reste faible, s’est reposé, dès sa fondation, sur la puissance et l’autorité de l’Église catholique. Aujourd’hui, cette alliance réactionnaire entre Église et État n’est toujours pas brisée. L’idéologie religieuse joue un rôle parfois extrême dans tout ce qui touche aux soins de santé et à la loi, comme on le voit avec l’interdiction constitutionnelle de l’avortement ou l’affirmation – même par un responsable des Nations-Unies – qu’au regard de la loi, les femmes ne sont rien de plus que des “incubateurs”. Le modèle de la famille nucléaire “traditionnelle” est cependant grandement remis en question puisqu’on voit que la majorité de la population participe en réalité à d’innombrables types d’arrangements familiaux divers et variés. Les couches les plus clairvoyantes de la classe dirigeante tolèrent cet état de fait, tant que le rôle de “reproduction sociale” par l’institution familiale est assuré. Mais avec la politique d’austérité appliquée par l’élite dirigeante à travers toute l’Europe, favorisant un démantèlement et une privatisation croissante des services publics, le poids du rôle de reproduction sociale au sein des familles empire pour les femmes et l’ensemble de la classe ouvrière.

    L’entrée massive des femmes dans la force de travail a été un immense facteur de progrès, qui a contribué à élever la confiance et les attentes des femmes. Aux États-Unis, durant la période d’après-guerre, les médias et notamment la publicité ont consciemment œuvré à promouvoir le modèle de la famille nucléaire et le rôle de la femme au foyer, financièrement dépendante de son mari et qui avait la charge de nourrir la famille. Aujourd’hui, les médias et l’immense industrie du sexe misent plutôt sur l’objectification sexiste du corps féminin. Au cours des années ’50 aux États-Unis, il s’agissait d’une contre-attaque idéologique à la suite du progrès accompli par les femmes en tant que partie prenante de la force de travail au cours de la guerre. Aujourd’hui, l’objectification des femmes est un sous-produit de la soif de profits de la majeure partie de la grande industrie. Cela n’est forcément pas sans conséquence sur la position des femmes dans la société. Dans ces deux cas, malgré leurs différences, le même résultat est obtenu : la promotion d’idées sexistes qui contribuent à l’oppression et à la violence contre les femmes.

    Les théories de l’identité politique

    Les théories de l’“intersectionnalité” et du “privilège” (expliquées ci-dessous) peuvent être considérées comme faisant partie de toute la panoplie d’arguments qui constituent la théorie de l’“identité politique”. Cela fait à peu près vingt ans que cette théorie vit au sein d’une partie (relativement isolée) de la gauche américaine et, via les deux concepts susmentionnés qui sont aujourd’hui particulièrement populaires, parmi la nouvelle génération de militants irlandais actifs dans le mouvement pour le droit à l’avortement et dans de nombreux pays où grandit une résistance contre le sexisme sous ses diverses formes comme le sexisme médiatique, le harcèlement de rue, la violence sexuelle et conjugale. On la retrouve également régulièrement dans le mouvement LGBTQI.

    La théorie de l’identité politique peut être définie comme une analyse qui considère la société comme étant composée de différents “groupes d’intérêts”. Parfois, ces groupes d’intérêts se croisent ou se chevauchent les uns les autres, mais il manque un cadre global qui permette d’analyser la société dans son ensemble. L’utilisation généralisée des réseaux sociaux, notamment par toutes celles et ceux qui veulent combattre l’inégalité et l’oppression, permet d’expliquer que, pour la plupart des femmes politisées ou actives contre le sexisme, ces théories ont déjà été vues et entendues sous une forme ou sous une autre.

    Les théories de l’intersectionnalité et du privilège proviennent généralement de la “troisième vague du féminisme” (ou “postféminisme”) des années ’80 et ‘ 90. Ces mouvements se sont davantage concentrés sur la féminisation de l’élite dirigeante plutôt que sur les luttes des mouvements pour les droits des femmes. Il s’agissait ainsi d’un important recul provenant de l’illusion selon laquelle le système capitaliste serait capable d’apporter l’égalité et la liberté pour les femmes. À cette époque, la crise du capitalisme des années ’70 et ’80 avait révélé la faillite du réformisme de la direction syndicale et de la direction du Parti travailliste. Ces derniers se sont positionnés aux côtés du système, ce qui a mené à des défaites et des reculs. Cela coïncide avec l’émergence de la doctrine néolibérale du capitalisme, avec l’effondrement du stalinisme et avec l’affirmation des capitalistes selon laquelle la “fin de l’Histoire” – c’est-à-dire la fin de la lutte des classes – était arrivée.

    Cette période de défaites a mené à un recul très important de la conscience de classe et de l’autorité du mouvement ouvrier. Le néolibéralisme était seul maitre à bord, que ce soit sur le plan économique ou politique. D’importantes attaques ont été menées contre les syndicats en même temps que déferlaient privatisations, contrats à court terme, emplois sous-payés, désindustrialisation et un grand panel de mesures supprimant tout obstacle au profit. C’est à cette époque également qu’est apparu le petit cousin idéologique du néolibéralisme : le postmodernisme.

    Le Postmodernisme

    Le postmodernisme est le rejet de tous les “grands récits”, de toute tentative de développement d’une analyse et d’un point de vue global. Selon le postmodernisme, on ne peut réellement connaitre et analyser la réalité objective dans sa totalité. Il s’agit d’une analyse de l’oppression se basant sur un idéalisme majoritairement personnel et subjectif. Bien entendu, les opinions et les expériences personnelles de tous les opprimés sont extrêmement importantes. Mais afin d’avoir un aperçu correct de la nature et des causes de l’oppression, en plus d’être à l’écoute de la voix des opprimés, il faut une analyse matérialiste des forces sociales à l’œuvre, qui sont à la source de cette oppression. Ainsi, nous avons besoin d’une vision claire, c’est-à-dire d’un programme et de méthodes justes pour lutter et parvenir à vaincre l’oppression sexiste.

    Il est vrai que la plupart des courants “d’identité” rejettent consciemment le féminisme libéral ou bourgeois – c’est-à-dire un féminisme entièrement cautionné par le capitalisme, qui ne cherche à obtenir des changements que s’ils s’insèrent dans le cadre donné par ce système, qui porte surtout une attention à la féminisation de l’élite dirigeante, qui veut plus de patrons et de politiciennes femmes tout en se maintenant dans ce système de profits, qui est pourtant la cause de l’inégalité et de l’oppression. Néanmoins, cette attention portée sur le caractère individuel, voire personnel du problème – également inhérent à la politique d’identité, bien que d’une autre manière – ne remet pas en question le statu quo. Dans le rejet des “grands récits”, il n’y a aucune critique globale de la manière dont le système perpétue le racisme, le sexisme et l’homophobie.

    Nancy Fraser – une intellectuelle féministe de gauche qui dénonce la manière dont le mouvement féministe est à ses yeux devenu la “bonniche du capitalisme” – déplore cette transition “identitaire”. Nancy Fraser exagère sans doute l’ampleur de la politique socialiste et de l’idée de lutte des classes dans le mouvement féministe des années ’60 et ’70 – bien qu’il soit certain que cette vision des choses ait joué un grand rôle dans ce mouvement. Néanmoins, les critiques exprimées par celle-ci sur ce qui est advenu de ce mouvement féministe sont extrêmement éclairantes :

    « Tandis que la génération de ’68 espérait, entre autres, restructurer l’économie politique de sorte à abolir la division genrée du travail, les féministes qui ont succédé ont formulé d’autres buts moins matériels. Certaines cherchaient, par exemple, à obtenir une reconnaissance de la différence sexuelle, tandis que d’autres préféraient déconstruire l’opposition catégorique entre masculin et féminin. Le résultat a été un déplacement du centre de gravité du mouvement féministe. Alors qu’il se concentrait sur le travail et sur la violence, les luttes féministes aujourd’hui parlent de plus en plus d’identité et de représentation… Le tournant dans le mouvement féministe en faveur de la “reconnaissance” va clairement de pair avec l’hégémonie du néolibéralisme, qui veut avant tout faire disparaitre tout souvenir de l’idéal socialiste. » (Les Fortunes du féminisme : du capitalisme d’État à la crise néolibérale, 2013)

    Nancy Fraser oppose cette approche à son propre modèle de reconnaissance / redistribution : la remise en question des aspects économiques de l’oppression des femmes et celle de ses aspects culturels (tels que le manque de reconnaissance) doivent inextricablement être liées afin de pouvoir combattre efficacement l’oppression des femmes. Pour les marxistes, cela constitue le b.a.-ba de la lutte pour l’émancipation des femmes et il est positif qu’une féministe célèbre aille dans ce sens. Prenons un exemple. En Irlande, la lutte pour les droits reproductifs ne peut pas être complète si elle se concentre uniquement sur les aspects légaux. On ne peut oublier le fait que le système des soins de santé est non seulement entre les mains de l’establishment catholique avec sa vision arriérée des femmes et de la reproduction, mais qu’il est également gravement sous-financé, ce qui fait que son personnel est clairement dépassé par le nombre de patients, causant des souffrances inutiles à celles qui accouchent dans les hôpitaux publics.

    La lutte pour les droits à la reproduction doit donc être liée à la lutte pour un service public de soins de santé progressiste, laïc, moderne et totalement gratuit. Vu la faiblesse du capitalisme irlandais (celui-ci étant très fortement axé sur le néo-libéralisme à l’anglo-saxonne), la politique d’austérité actuelle, ainsi qu’une tendance continue vers un modèle privatisé des soins de santé et l’inexistence totale d’un véritable service public de ces soins pour sa population, il est aujourd’hui plus que jamais nécessaire de lutter pour une alternative à ce système. Cela veut dire remettre en question la propriété privée des moyens de production et des capitaux afin de placer ces ressources au service de la population sous contrôle démocratique des travailleurs. Cela permettra de développer un service de santé public démocratique et accessible à tous.

    Une approche de classe

    Un enjeu important pour les théories de l’identité politique est de pouvoir définir et caractériser l’oppression et, dans le cas de l’intersectionnalité, d’analyser la manière dont les différents types d’oppressions interagissent entre eux. Il est vrai que nous pouvons tirer beaucoup de précieuses informations de cette réflexion afin d’étayer et d’enrichir notre analyse socialiste. À ce sujet, on caricature souvent les marxistes et les socialistes en les représentant comme obsédés par la question des classes sociales. Il est clair que pour les socialistes, la division de la société en classes sociales est cruciale et est la clé de toute analyse de la société.

    Il existe en effet une classe dirigeante, qu’on appelle souvent aujourd’hui celle des « 1 % ». C’est un tout petit groupe de gens qui détient la majorité des richesses et des moyens de production, grâce auxquels ils réalisent leurs profits.
    Et puis, il y a l’autre grande classe dans la société, celle des travailleurs (ou classe prolétaire). La définition large de cette classe est qu’elle regroupe l’ensemble des “esclaves salariés”, c’est-à-dire toutes les personnes contraintes à vendre leur force de travail pour pouvoir vivre. Leurs familles, qui dépendent de leur salaire, les pensionnés et les chômeurs font également partie de cette classe sociale.

    Enfin, il y a les couches moyennes (la “petite-bourgeoisie”, mais aussi la paysannerie, les artisans, les petits et moyens commerçants, les indépendants, etc.) qui balancent entre ces deux grandes classes et qui participent au conflit entre les classes en se rangeant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Notons que, de manière générale, non seulement la classe des travailleurs est aujourd’hui la plus grande classe de la société à l’échelle mondiale, mais elle s’accroit constamment au fur et à mesure que les paysans chinois et indiens quittent leurs campagnes pour aller chercher du travail en ville, que les femmes du monde entier rejoignent les forces de production et que les petits commerçants et artisans cèdent la place à la grande distribution et à l’industrie.

    La classe des travailleurs est la force la plus puissante dans la société, pour peu qu’elle soit unie et consciente. Nous avons vu cela à de nombreuses reprises dans l’histoire. En effet, en cas de grève, les profits ne sont plus réalisés et la société tout entière peut se retrouver paralysée si les travailleurs le décident, car c’est eux qui occupent les positions les plus importantes dans l’économie et dans la société. Par exemple, en Égypte, après des semaines d’occupation de la place Tahrir, c’est la grève générale qui a porté le coup fatal à Moubarak. Malheureusement, l’absence d’une force socialiste et le faible niveau de la conscience de classe ont limité la portée du mouvement révolutionnaire égyptien et la contre-révolution a pris le dessus. Toutefois, le processus révolutionnaire est toujours en cours de développement et il est clair que de nouvelles luttes vont se développer. Cependant, l’Égypte illustre bien le fait que nous devons constamment organiser et bâtir la conscience et la force de notre classe sociale.

    La classe des travailleurs n’est pas homogène. Elle est composée d’une myriade d’individus dont l’expérience, l’attitude et le degré d’exploitation diffèrent largement. Il est crucial de bien comprendre la nécessité d’avoir un programme ainsi que des organisations syndicales et politiques qui unifient l’ensemble de la classe des travailleurs au-delà de ces divisions. En Irlande, c’est le manque d’unité qui a permis à la politique d’austérité de passer. Cette politique a directement aggravé les conditions de vie des femmes, qui forment la majorité des travailleurs précaires et des utilisateurs des services publics. La direction bureaucratique des syndicats n’est pas parvenue à s’opposer à la division entre travailleurs du secteur public et du privé. Celle-ci est attisée par les politiciens et les médias et leur volonté de s’engager dans un modèle de “conciliation sociale”. Mais cette dernière ne permet pas de reconnaitre les intérêts fondamentalement opposés entre la classe dirigeante et la classe des travailleurs.

    Le fait que la division en classes sociales soit pour nous la question centrale ne veut pas dire que nous refusons de reconnaitre qu’il existe d’autres formes particulières d’oppression. Mais seule une classe des travailleurs consciente, organisée et unie a la puissance de combattre le système d’oppression qu’est le capitalisme. La classe dominante doit maintenir coute que coute cette oppression parce que cela permet de diviser les travailleurs, d’empêcher leur unité dans la lutte et ainsi d’en tirer des profits. Cette lutte est la forme la plus efficace de résistance contre la classe dominante qui possède non seulement le pouvoir économique, mais aussi le pouvoir politique et idéologique. Elle a également à son service non seulement un appareil d’État, qui détient le monopole légal de la violence (police, armée, etc.), mais aussi des médias qui diffusent constamment son idéologie.

    Si on prend l’exemple d’une travailleuse confrontée à une domination abusive de son conjoint, il est probable que, de son point de vue, son oppression en tant que femme est le premier et le plus grand obstacle à son émancipation ainsi que la plus grande source de malaise dans sa vie à ce moment-là. Le fait qu’elle soit une femme de la classe des travailleurs est néanmoins tout aussi important. Par exemple, s’il s’agit d’une travailleuse disposant de faibles revenus, cela limite ses options et ses choix. Il lui sera plus difficile de quitter ce conjoint pour aller mener sa propre vie. D’un autre côté, il ne faut pas perdre de vue que travailler à l’extérieur de la maison permet de fréquenter d’autres personnes qui se trouvent dans la même position. Son travail en dehors du domicile familial peut alors accroitre son sentiment de confiance en soi. En tant que travailleuse, elle dispose d’une force potentielle qui lui permet de faire grève avec ses collègues et d’apprendre à construire une unité de classe et une solidarité, qui peut rejaillir sur sa confiance en elle et sur sa capacité à trouver les outils nécessaires pour sortir de cette relation abusive.

    Puissance, privilège et oppression

    Les socialistes reconnaissent le fait que c’est l’ensemble des femmes qui sont opprimées, y compris les femmes de classes sociales supérieures (on peut dire la même chose des personnes dites “de couleur” ou des LGBTQI). Bien sûr, la classe des travailleurs et les couches les plus pauvres de ces groupes opprimés souffrent, en général, de manière plus intense de cette oppression bien que de nombreuses femmes de la bourgeoisie sont également tuées ou violées par leurs partenaires ou ex-partenaires. On a beaucoup parlé par exemple du cas de Reeva Steenkamp, une riche femme sud-africaine, assassinée par son petit ami Pistorius. Beaucoup de gens connaissent aussi l’histoire d’Oprah Winfrey, qui est aujourd’hui une des femmes les plus riches du monde, mais qui, en tant que jeune femme noire, a souffert horriblement d’un viol, d’une grossesse précoce et d’une misère affligeante pendant toute sa jeunesse. Toute oppression doit être combattue. Mais il faut cependant bien se rendre compte que O. Winfrey, avec son salaire de 75 millions de dollars en 2013, a forcément un intérêt dans le maintien du statu quo social et a donc très peu de chances d’être convaincue de la nécessité d’une lutte radicale pour en finir avec toutes les oppressions.

    Il ne fait aucun doute que certaines couches des classes moyennes qui sont actives dans les mouvements féministes ou dans les mouvements LGBTQI peuvent être convaincues de rejoindre la lutte radicale contre le capitalisme. Mais une caractéristique primordiale de la classe sociale à laquelle l’individu appartient est le fait qu’elle contribue fortement à définir sa vision du monde. Par exemple, au Royaume-Uni, les suffragettes bourgeoises du début du XXe siècle ont fini par s’opposer au mouvement des travailleurs pour ensuite applaudir les puissances impérialistes lors de la Première Guerre mondiale. Ainsi, lorsque ce type de mouvements se retrouve confronté à une question tactique ou sociale décisive, leur positionnement reflète généralement cette fracture de classe. Dans le cas des suffragettes, leurs membres issues de la bourgeoisie ont été entrainées par la propagande guerrière diffusée par leur propre classe.

    À contrario, Sylvia Pankhurst a rompu avec le mouvement des suffragettes, dirigé par sa mère et ses sœurs, précisément sur base de cette question. Elle a alors choisi de se ranger du côté de la classe des travailleurs et contre l’élite impérialiste de son pays. L’appartenance à une classe est donc plus qu’une simple question d’identité et de discrimination sociale face à tel ou tel groupe (c’est plus que le “classisme” dont on parle souvent parmi les groupes “identitaires”). Il s’agit d’une réalité objective et d’une fracture sous-jacentes à tous les autres aspects de la société de manière fondamentale.

    Il faut également considérer le fait que les couches qui sont opprimées de la façon la plus absolue sont tellement écrasées par une myriade de choses abominables dans tous les aspects de leur vie qu’il n’est pas si évident qu’elles puissent diriger un mouvement social en vue du changement de société. On pense par exemple aux enfants victimes d’abus sexuels ou aux victimes de trafics sexuels qui sont littéralement réduites à l’esclavage dans le cadre de réseaux mafieux. Bien entendu, ces personnes représentent la section la plus opprimée au sein de la classe des travailleurs, qui est elle-même large et hétérogène.

    La grève des mineurs au Royaume-Uni

    Les exemples des puissantes luttes des travailleurs dans le passé sont souvent considérés comme des points de référence pour les couches opprimées de la société de manière générale. Lors de la grève des mineurs au Royaume-Uni, une partie extrêmement puissante et bien organisée de la classe des travailleurs a été prise pour cible par Thatcher et son gouvernement capitaliste néolibéral, ce qui a déclenché une lutte de résistance héroïque. Les mineurs ont représenté une source d’inspiration majeure par leur contre-attaque contre tout ce que Thatcher représentait, c’est-à-dire la course aux profits à tout prix des capitalistes et la destruction de toute solidarité des travailleurs ou de toute organisation capable d’y faire obstacle.

    De nombreuses femmes de la classe des travailleurs – les épouses, les mères, les sœurs et les filles des mineurs en grève – ont joué un rôle très important dans la guerre de classe épique qui s’en est suivie. Au même moment, Thatcher signait des lois homophobes qui ont poussé la communauté LGBT à se ranger derrière les mineurs, tout comme d’ailleurs les communautés noires et asiatiques. Les travailleurs en grève sont devenus la référence absolue pour tous les groupes opprimés qui ont alors uni leurs différentes luttes derrière cette bannière, plutôt que de poursuivre celles-ci de manière isolée – ce qui aurait facilité leur répression par la classe dirigeante.

    Lors de cette lutte, on a également vu un changement important de l’attitude de nombre de mineurs par rapport aux femmes, tout comme par rapport aux homosexuel-le-s, aux Noir-e-s et aux Asiatiques qui les soutenaient. Ainsi, ils voyaient sous un jour différent celles qui étaient devenues des organisatrices et des militantes de la lutte des classes, les respectant davantage, tout en comprenant mieux les difficultés auxquelles elles sont confrontées dans leur foyer. De nombreux mineurs ont donc commencé à s’occuper des tâches domestiques et de la garde des enfants tandis que les femmes organisaient des meetings et des actions de solidarité tout au long de la lutte. Ce conflit de classes a également provoqué toute une série de divorces et de séparations, vu que de nombreuses femmes, ayant gagné en confiance, attendaient désormais plus de la vie qu’une relation malheureuse.

    Le pouvoir

    L’analyse de Michel Foucault du “pouvoir” se retrouve derrière une grande partie de la théorie de l’identité politique. Foucault était un intellectuel de gauche démoralisé par la défaite de Mai 68 en France et qui a ouvert la voie à la pensée postmoderne. Selon Foucault, le pouvoir se retrouve à tous les niveaux de la société. Mais il refuse de reconnaitre que le plus grand pouvoir dans la société est celui de la classe dirigeante, issu de sa propriété privée des moyens de production : un pouvoir exprimé par l’État, par le contrôle des idées propagées dans la société, etc.

    Nous ne sommes pas d’accord non plus avec l’idéalisation de la classe des travailleurs prônée par certaines organisations de gauche radicale. Ainsi, selon l’Organisation socialiste internationale aux États-Unis (ISO) ou selon la Tendance socialiste internationale (IST, dont la section la plus connue est le SWP britannique), il n’y a pas de différence de pouvoir au sein de la classe des travailleurs elle-même. Ces organisations ont en particulier tendance à affirmer de façon franche et crue que les hommes de la classe des travailleurs ne bénéficient pas de l’oppression des femmes, mais que seule la classe dirigeante en bénéficie. Citons par exemple Paul D’Amato (de l’IST) :

    « Atomisés et séparés, incités à une concurrence violente les uns contre les autres, les travailleurs sont impuissants. Ainsi, lorsqu’un homme de la classe des travailleurs abuse de sa femme, il n’agit pas parce qu’il possède un pouvoir sur elle ; au contraire, c’est le reflet de son impuissance, de sa faiblesse. Lorsqu’un travailleur blanc agit de manière raciste envers un travailleur noir, ce qui s’exprime n’est pas le pouvoir du travailleur blanc sur le noir, mais le pouvoir du système qui les broie tous les deux. »

    Il s’agit pour nous d’une véritable sous-estimation de la situation. Est-il vraiment possible d’affirmer que lorsqu’un groupe d’hommes ‘en virée’ décide d’acheter le corps d’une femme pour en ‘disposer’ sexuellement, ils agissent par impuissance ? En réalité, ce faisant, ces hommes objectifient un être humain et soumettent sa sexualité et ses aspirations à la leur. Et en général et en moyenne, les hommes de la classe des travailleurs tirent eux aussi un certain bénéfice de l’oppression des femmes. Cela signifie pour eux non seulement plus de temps libre chaque semaine, mais aussi moins d’énergie dépensée en tâches ménagères, étant donné que ce sont, en moyenne, toujours les femmes qui accomplissent la plus grande part de ces tâches et qui sont responsables de la bonne tenue du ménage, des soins aux autres membres de la famille et de la gestion des finances.

    L’approche théorique de l’IST par rapport à l’oppression des femmes est erronée; elle découle de l’analyse de Tony Cliff, un des principaux fondateurs du SWP britannique, présentée dans son ouvrage « La lutte des classes et la libération des femmes ». Selon cette analyse, il est incorrect de « trop se concentrer sur les problèmes pour lesquels les hommes et les femmes ont des avis souvent divergents – comme les problèmes du viol, des femmes battues, d’un salaire pour les femmes au foyer, etc. – tout en ignorant ou en n’accordant pas assez d’attention aux luttes importantes pour lesquelles les femmes pourraient plus facilement obtenir le soutien des hommes : les grèves, les luttes pour les allocations, l’égalité salariale, la syndicalisation, l’avortement ».

    Mais pour construire l’unité, nous ne devons pas sous-estimer les divisions qui existent bel et bien au sein de la classe des travailleurs. Au contraire, le fait de reconnaitre que ces divisions existent, de les analyser et d’y apporter une réponse a plus de chances de nous aider à construire une unité de classe. Ainsi, Trotsky expliquait qu’il était inévitable que ressurgissent des idées antisémites en Union soviétique du fait de l’oppression mise en place par le régime bureaucratique, inefficace et générateur de misère qu’était le stalinisme, et il écrivait ceci : « Bien entendu, nous pourrions simplement fermer les yeux sur ce fait ou nous limiter à quelques vagues généralités comme quoi toutes les races sont égales et que nous sommes tous frères. Mais la politique de l’autruche ne nous fera pas progresser d’un iota. » (Thermidor et l’antisémitisme, 1937)

    Il est en fait essentiel de dire que les hommes de la classe des travailleurs n’ont aucun intérêt à maintenir en place un système qui opprime les femmes. Les mêmes forces qui poussent les femmes vers des emplois mal payés et qui diffusent une idéologie sexiste exerçant un effet délétère sur l’attitude et le comportement des hommes envers les femmes sont aussi celles qui créent le chômage, la misère, l’émigration forcée et le travail au noir qui font de plus en plus partie de la vie quotidienne des hommes et des femmes de la classe des travailleurs (surtout en ce qui concerne les jeunes) dans le cadre du capitalisme néolibéral et d’austérité. La classe dirigeante tire profit de toute division au sein de la classe des travailleurs, qu’il s’agisse d’une division de genre ou de race, car ces divisions lui permettent d’affaiblir la force de résistance de cette classe. En outre, la classe dirigeante profite directement du fait de pouvoir disposer d’une main-d’œuvre féminine ou immigrée à bon marché. De ce fait, il nous faut une analyse correcte et précise de ce qu’est l’oppression. Si l’on sous-estime ou si l’on évite de s’attaquer aux attitudes sexistes ou racistes qui vivent au sein de la classe des travailleurs, on ne pourra dès lors pas rallier les groupes opprimés à la lutte unie qui est pourtant la clé de leur libération.

    Paradoxalement, alors que l’IST adopte une attitude de déni des différences entre hommes et femmes au sein de la classe des travailleurs, il prend une position totalement inverse en ce qui concerne la question nationale et l’opposition à l’impérialisme. Dans le cadre de ces questions, cette organisation jette par-dessus bord toute analyse marxiste pour affirmer que l’unité entre travailleurs est impossible, voire indésirable. En ce qui concerne l’Irlande du Nord par exemple, l’IST a longtemps accordé son soutien à l’IRA (Armée républicaine irlandaise, une milice nord-irlandaise indépendantiste et pro-catholique recourant régulièrement au terrorisme), jusqu’à appeler à voter pour le Sinn Féin (un parti politique nationaliste irlandais lié à l’IRA) malgré le fait que cette stratégie ne pouvait que susciter le dégout de la part des travailleurs protestants, traditionnellement anti-indépendance et pro-britanniques et souvent pris pour cibles par les attaques terroristes de l’IRA. Le soutien à l’IRA et au Sinn Féin constitue donc une entrave qui empêche toute possibilité d’unifier l’ensemble de la classe des travailleurs par-delà les divisions sectaires en une lutte commune contre le capitalisme, l’impérialisme et l’oppression. De même, en ce qui concerne Israël et la Palestine, l’approche de l’IST consiste à dénigrer les travailleurs juifs, ce qui est la conclusion logique de de leur analyse sans approche de classes sociales .

    L’intersectionnalité

    L’« intersectionnalité » est souvent expliquée comme étant la théorie de la façon dont les différentes oppressions s’entrecroisent. Beaucoup de partisans de cette théorie partagent un point de vue progressiste. Cela découle parfois d’un rejet du féminisme transphobique (c’est-à-dire un féminisme intolérant voire hostile par rapport à la communauté transgenre) ; ou bien d’un rejet du féminisme bourgeois ou libéral, qui au final ne sert que les intérêts des femmes des couches les plus privilégiées et n’entrevoit un changement que dans le cadre du système capitaliste. Cependant, l’intersectionnalité, par sa nature, ne peut nous fournir une stratégie pour la victoire et peut même s’avérer problématique dans la pratique.

    Le terme « intersectionnalité » a été défini par Kimberlé Crenshaw, une célèbre intellectuelle féministe noire américaine, professeur d’université aux États-Unis. Ce concept a des racines libérales puisqu’il a été conçu en premier lieu dans le but d’améliorer les services offerts aux femmes noires américaines, victimes de violences conjugales. Une telle grille d’analyse est évidemment utile et importante, mais il est intéressant de constater que l’idée d’intersectionnalité a été, dès le début, non pas développée dans le but d’en finir avec l’oppression, mais en tant qu’outil destiné à adoucir les effets les plus sournois de cette oppression. Même si elle fait souvent référence au texte du « Combahee River Collective Statement » (un manifeste féministe noir datant de 1977) comme constituant la racine ‘radicale’ de l’intersectionnalité, ce mot n’est pourtant pas utilisé dans ce texte. La définition qui en est donnée par Crenshaw elle-même est plutôt éloquente:

    « Je conçois l’intersectionnalité comme un concept provisoire qui ferait le lien entre la politique contemporaine et la théorie postmoderniste. En examinant les intersections de la race et du genre, je veux remettre en question l’idée préconçue selon laquelle il s’agirait de deux catégories bien distinctes ; par l’étude des intersections entre ces critères, j’espère pouvoir suggérer une méthodologie qui puisse au final détruire cette tendance à considérer la race et le genre comme des catégories exclusives et séparables. L’intersectionnalité est donc, de mon point de vue, un concept transitoire qui fait le lien entre les conceptions actuelles (avec leurs conséquences politiques) et la politique du monde réel (avec son point de vue postmoderniste)… La fonction de base de l’intersectionnalité consiste à cadrer la question suivante : comment se fait-il que l’oppression que les femmes de couleur vivent (celles-ci faisant simultanément partie d’au moins deux groupes sujets à une large subordination sociétale) soit traditionnellement perçue comme étant monocausale – attribuée soit à une discrimination de genre, soit de race ? » (“Beyond Racism & Misogyny: Black feminism & 2 Live Crew”, par Kimberlé Williams Crenshaw, dans “Feminist Social Thought: A Reader” (Routlege, 1997))

    Ainsi, Crenshaw place ouvertement l’intersectionnalité dans le cadre du postmodernisme. Elle explique que sa préoccupation principale est avant tout de pouvoir catégoriser et caractériser l’oppression, pas tant d’élaborer une stratégie pour mettre un terme à cette oppression. Son postulat selon lequel la ‘race’ et le genre ne sont pas des catégories essentiellement distinctes est erroné. Il s’agit d’une remarque non nécessaire, qui ne servira, au final, qu’à mettre de côté l’analyse correcte sur comment le racisme et le sexisme s’intersectionnent dans une oppression plus profonde présente dans la société et cet élément-là reste sans réponse. Cette erreur s’étend à d’autres aspects de son analyse. Par exemple, elle prétend que l’expérience subie par une femme de couleur dans le cadre d’une relation conflictuelle est qualitativement différente de celle subie par une femme blanche dans la même situation. Il est vrai qu’il y a plus de chances pour une femme de couleur, surtout si elle est issue d’un milieu prolétaire, de se voir accusée d’être elle-même responsable du mauvais traitement que lui fait subir son partenaire ou de se voir maltraitée par la police ou par le système judiciaire. Il est vrai aussi qu’il est important de se pencher sur cette réalité pour mieux la connaitre et l’analyser. Cependant, peut-on vraiment dire qu’il y ait une différence qualitative avec ce qu’une femme blanche – surtout si elle est elle aussi issue d’un milieu prolétaire – peut subir comme mauvais traitements de la part de son partenaire ? En réalité, si nous parlons d’une méthode destinée à combattre la violence des hommes envers les femmes, mieux vaut construire l’unité de toutes les femmes de la classe des travailleurs, et en particulier de toutes celles soumises à cette violence, par l’organisation de campagnes afin d’obtenir des services d’aide, des centres d’accueil et des logements publics où pourront vivre les femmes fuyant un partenaire violent. Il nous faut construire une lutte unifiée contre la culture sexiste et machiste engendrée par le capitalisme, qui est la source première de la violence envers toutes les femmes, toutes classes sociales confondues.

    Bien entendu, dans ce cadre, les femmes de couleur doivent pouvoir exprimer leurs problèmes et revendications spécifiques en fonction de leur expérience particulière : dans certains cas, des campagnes séparées autour de ces thèmes spécifiques pourraient être nécessaires et efficaces. Cependant, un gros problème de l’approche intersectionnelle est qu’elle se focalise davantage sur les expériences individuelles et sur la catégorisation des différentes oppressions engendrées par le capitalisme (et qui touchent toutes les couches de la société jusqu’aux plus marginalisées). De ce fait, elle risque de sous-estimer ou de renier les possibilités de construire un réseau de solidarité entre ces différents groupes opprimés.

    Plus important encore, cette approche ne propose pas de piste pour en finir avec l’oppression. En d’autres termes, elle rentre dans le cadre de la conception postmoderniste selon laquelle la lutte des classes est terminée. Elle se contente de catégoriser et de caractériser ces différents types d’oppression et ne cherche pas à conscientiser ces groupes opprimés spécifiques, en leur proposant des campagnes et des revendications qui leur soient propres. Pourtant, cela renforcerait plus que jamais le mouvement de la classe des travailleurs dirigé contre le capitalisme – un mouvement capable d’abolir un système tourné uniquement vers le profit ainsi que le règne des 1 % dont l’intérêt est de maintenir la division et d’empêcher le développement de toute résistance face à leur domination, en plus de tirer un profit direct de ces différents types d’oppression.

    En tant que féministe et intellectuelle noire, partisane et théoricienne de l’intersectionnalité, Bell Hooks a fermement critiqué le féminisme purement bourgeois ou procapitaliste – le féminisme de la PDG de Facebook, Sheryl Sandberg, qui nous suggère de « nous adapter » ou le féminisme de Beyoncé et son culte voué à la richesse et à l’individualisme qu’elle exprime dans sa musique. Dès le départ, Bell Hooks emploie un ton bien plus radical que, par exemple, les écrits de Crenshaw. Cependant, elle ne propose aucune stratégie pour atteindre son but, qui est d’en finir avec le capitalisme et le patriarcat – tout en laissant entendre qu’il s’agit là de deux luttes séparées, ce qui constitue également un problème.

    En effet, le capitalisme ne peut pas être vaincu sans la participation des femmes sur la ligne de front, surtout lorsque l’on parle des femmes issues de la classe des travailleurs, représentant la moitié de la main d’œuvre dans de nombreux pays et qui sont surreprésentées dans les secteurs les plus mal payés et où l’exploitation est la plus intense. Ainsi, aux États-Unis, la population afro-américaine continue à subir cette exploitation des plus sévères. Beaucoup d’efforts doivent être faits afin de construire un mouvement des travailleurs de toutes les origines multiracial capable de remettre en question les divisions et le racisme engendrés par la classe dirigeante qui puisse combattre le capitalisme américain et porter atteinte, voire mettre un terme, au règne des 1 %. Le mouvement « 15 Now ! »,  pour un salaire minimum à 15 $/heure, qui a obtenu plusieurs victoires dans diverses villes dont Seattle, possède ce caractère multiculturel: les travailleurs de couleur sous-payés jouent en effet un rôle d’avant-garde dans le cadre de cette lutte.

    À Fergusson, Missouri, une insurrection locale de la population noire pauvre a éclaté en aout 2014. Cette population est prise pour cible par la police raciste à dominante blanche. Ces évènements ont démontré le potentiel qui existe pour l’émergence d’un nouveau mouvement des droits civiques aux États-Unis. Un tel mouvement pourrait non seulement inspirer les travailleurs (de toutes ethnies confondues) qui sont déçus du soi-disant « rêve américain » prôné par le capitalisme américain, mais aussi tous ceux qui s’identifient aux « 99 % » auxquels s’est adressé le mouvement Occupy. Il pourrait combattre les idées racistes qui existent parmi la classe des travailleurs et servir de tremplin vers l’édification d’un mouvement anticapitaliste large. Ainsi, un tel mouvement, sur base de la lutte pour les droits civiques, pourrait à la fois s’en alimenter et renforcer la lutte. Une telle unité permettrait de dépasser le pouvoir démesuré de l’État capitaliste américain (à Ferguson, la police locale est intervenue en tenue de combat militaire et a combiné les attaques aux lacrymogènes à des descentes en tanks et hélicoptères), qui inflige violence et répression dans le but de maintenir le statu quo.

    De la sphère politique à la sphère individuelle ?

    La seconde vague du féminisme de la fin des années ’60 à ’70, surtout telle qu’elle s’est manifestée aux États-Unis, pourrait se résumer par le principe que « les problèmes personnels sont des problèmes politiques ». Les problèmes tels que la violence, le viol, le manque de contrôle sur ses propres capacités de reproduction, l’isolation et les traumatismes mentaux qui touchent entre autres les personnes condamnées à rester à la maison pour y effectuer un travail non rémunéré ont alors été analysés comme des problèmes sociaux qui ne pouvaient être résolus que par un mouvement social et une transformation sociale – ce à quoi le nouveau mouvement s’attelait. Ces problèmes n’étaient donc plus considérés comme des questions personnelles, dont la résolution revenait aux femmes au niveau individuel. En effet, tous ces obstacles prennent naissance dans le cadre d’un système politique et social donné et nécessitent par conséquent une transformation sociale et politique pour être supprimés.

    En revanche, la plus grande partie du féminisme des années ’90 a complètement retourné cette maxime pourtant très progressiste. La devise de ces féministes devenait : « Les problèmes politiques sont des problèmes personnels ». On voit cela clairement dans les ouvrages de Bell Hook, dans lesquels elle exprime sa propre rage face à l’expérience du racisme et du sexisme, une rage qui ne cherche cependant pas à développer une analyse matérialiste sur la nature de l’oppression dans la société et qui, en outre, n’est pas orientée de manière à contribuer à la construction d’un mouvement de lutte contre cette oppression. Dans Rage meurtrière : En finir avec le racisme (1995), Hooks se fait la digne représentante de cette approche « du politique vers le personnel » :

    « Il est paradoxal de constater que de nombreux Blancs qui s’étaient battus aux côtés des Noirs l’ont fait en réaction aux images de victimisation des noirs. De nombreux Blancs affirmaient être préoccupés par la souffrance de la population noire du Sud à l’époque de la ségrégation et vouloir s’engager dans cette cause. Mais si l’image des Noirs en tant que victimes était une idée admise dans la conscience de chaque Blanc, l’image des Noirs en tant qu’êtres égaux, en tant qu’individus capables d’autodétermination, ne suscitait aucune sympathie. En complicité avec l’État-nation, la seule réponse des Américains blancs aux luttes des noirs a été d’accepter passivement le démantèlement des organisations militantes noires et le massacre des dirigeants noirs. »

    Dans la pratique, Hooks rejette donc l’ensemble des efforts et sacrifices consentis par divers groupes militants, notamment par le mouvement en majorité blanc des « Voyageurs de la liberté » (Freedom Riders), constitué au début des années ’60 et qui a défié les lois Jim Crow et contribué à l’émergence du jeune mouvement des droits civiques. Les conducteurs de la liberté, dont la plupart étaient des étudiants blancs issus des classes moyennes, n’ont évidemment jamais eux-mêmes connu l’oppression subie par la population noire pauvre du sud des États-Unis. Cela ne les a pourtant pas empêchés de s’engager dans des actions dangereuses qui les amenaient à une confrontation directe avec, notamment, les attaques du Ku Klux Klan. Leur seul objectif était de contribuer à la lutte contre l’injustice et la ségrégation. Hooks adopte une position extrêmement cynique, si catégorique dans son rejet des activistes blancs, qu’elle ferme les yeux sur la complexité de la réalité et se refuse à envisager tout changement potentiel dans la conscience de ceux-ci. Oui, il est fort possible que certains des conducteurs de la liberté, en tant que dignes produits de leur environnement, fussent poussés par des préjugés comme, par exemple, l’idée que leur éducation était de meilleure qualité et qu’ils avaient une plus grande capacité à organiser et à diriger un mouvement. Mais il faut aussi tenir compte du fait que la conscience de ces jeunes gens ait ensuite pu évoluer radicalement du fait de leur participation à ce mouvement – un mouvement au cours duquel ils ont vu des militants noirs et pauvres, sans aucune éducation formelle, prendre la tête de manière courageuse, authentique et efficace pour combattre l’élite, le système et les bandes violentes du KKK.

    Il est tout aussi ridicule d’affirmer que chaque être humain à peau blanche vivant aux États-Unis n’ait pu éprouver la moindre sympathie vis-à-vis des mouvements tels que le Black Power ou les Black Panthers. Certains Blancs ont rejoint et collaboré avec les Black Panthers. Tout comme les autres organisations du Black Power, ce mouvement a constitué une source d’inspiration pour l’ensemble des jeunes, des femmes et des travailleurs les plus radicalisés du pays dans le cadre de la lutte contre l’oppression à laquelle ils étaient eux-mêmes soumis, et ce, au cours d’une période par ailleurs hautement révolutionnaire à l’échelle mondiale. Il ne fait aucun doute que la naissance de ces mouvements ait ébranlé les derniers stéréotypes, préjugés ou attitudes négatives envers la population noire qui pouvaient encore subsister dans la conscience même de ces couches les plus radicales. Hooks nie également l’existence du moindre sentiment d’empathie et de solidarité de classe que certaines couches de travailleurs blancs auraient pu ressentir envers les plus opprimés de leurs frères et sœurs de classe – une oppression et une exploitation qu’eux-mêmes pouvaient pourtant comprendre au vu de leur propre expérience en tant que travailleurs.

    Nier la victimisation aide le néolibéralisme

    Qui plus est, la manière dont Hooks parle des victimes pose elle aussi problème. Être victime n’est pas un trait de caractère. Il est tout simplement le propre d’une personne qui est la victime de quelqu’un ou de quelque chose. Les travailleurs du secteur public peuvent être victimes de l’austérité – ce qui ne les empêche pas de pouvoir également devenir des agents de la lutte contre cette austérité s’ils s’organisent. Les femmes victimes de relations abusives sont victimes de la violence et/ou de la domination de leur partenaire, mais peuvent aussi être syndiquées, faire partie d’une campagne anti austérité et/ou d’un mouvement contre la violence conjugale. De façon similaire, la population noire des États-Unis est victime du racisme inhérent à l’État capitaliste de tout pays, et en particulier du racisme étatique étatsunien, qui est en effet la marque de naissance du capitalisme américain.

    La féministe suédoise Kajsa Ekis Ekman a écrit que « l’ordre néolibéral déteste les victimes » et que « s’il n’y avait pas de victimes, il n’y aurait pas d’oppresseurs ». Le fait d’être victime de l’oppression est une réalité qui existe indépendamment de notre volonté. Le fait de nier la réalité de la victimisation, que cela soit fait par un agent de police raciste de Ferguson au Missouri ou par le capitalisme raciste des Etats-Unis, permet uniquement aux oppresseurs (et, de manière plus fondamentale, au système) de s’en tirer à bon compte.

    La théorie du privilège

    La théorie du privilège est une autre branche des politiques d’identité, qui gagne de plus en plus de popularité parmi les nouveaux cercles féministes, émanant elle aussi de la troisième vague du féminisme (ou postféminisme). Cette théorie a été développée par Peggy McIntosh dans un ouvrage datant de 1988, intitulé Synthèse du privilège blanc : Déballer la sacoche invisible. McIntosh y explique son idée selon laquelle les couches privilégiées comme, par exemple, les hommes blancs de la classe dirigeante porteraient en permanence sur eux une sacoche invisible remplie de toute une série d’avantages non mérités auxquels ils peuvent recourir à tout moment de leur vie pour éliminer les divers obstacles qui pourraient se dresser devant eux. Mais elle considère elle aussi, en tant que femme blanche, porter une série d’avantages non mérités par rapport à la population non blanche.

    La plupart de ceux et celles qui s’intéressent à la théorie des privilèges le font dans le but de pouvoir mieux identifier et combattre l’oppression et l’inégalité sous toutes ses formes, ce qui constitue évidemment en soi un pas important. Cependant, le principal problème de cette approche « des privilèges » est qu’elle se concentre sur des solutions individuelles pour mener ce combat. La théorie du privilège implique, en effet, l’idée qu’on pourra combattre l’oppression tout simplement en rendant les gens conscients des « avantages indus » qu’ils portent, afin de les convaincre à titre individuel de ne pas user de ceux-ci.

    « Alors qu’un changement systémique peut prendre des décennies, certaines questions me paraissent urgentes, et j’imagine qu’elles le seront aussi pour d’autres personnes si nous prenons davantage conscience au jour le jour des avantages que représente le fait d’avoir la peau blanche. Que ferons-nous avec une telle connaissance ? Comme nous le constatons en observant les hommes, il s’agit de la question de savoir si nous allons choisir d’utiliser ou non cet avantage non mérité, si nous allons utiliser une partie de ce pouvoir acquis arbitrairement afin de reconstruire les systèmes de pouvoir sur une large base » (McIntosh, Summary of White Privilege : Unpacking the Invisible Knapsack).

    En réalité, la théorie du privilège sous-estime énormément l’ampleur et l’étendue des différentes formes d’oppression, en particulier en ce qui concerne l’oppression de classe. Elle néglige l’analyse des forces sociales sous-jacentes qui mènent à cette oppression et sous-estime totalement le racisme étatique, les profits tirés de l’oppression des femmes (sur base du travail non payé ou sous-payé dans le cadre du capitalisme), etc. Le fait de dire à chaque individu qu’il ou elle est privilégié(e) par rapport à d’autres couches de la société ne constitue pas une stratégie en vue d’un changement. Il s’agit d’une approche subjective, individualiste, libérale, remplie d’illusions envers le système. On ferme les yeux sur la nature monstrueusement oppressive du capitalisme pour adopter une attitude moralisatrice qui vise à afficher sa conscience de l’oppression dans le but de pouvoir « pointer du doigt » l’ignorance des autres.

    Cela revient à vouloir tenter de créer des ilots libres de toute oppression dans l’unique cadre de petits cercles sociaux constitués de personnes « éclairées ». À cet égard, cette approche a donc des points communs avec le concept de squats ou autres mouvements visant à se détacher des normes de la société capitaliste vivant dans des collectivités « communistes » à petite échelle. Mais ce scénario ne permet pas de débarrasser l’ensemble de la société de l’oppression et des inégalités. Ces maux ne pourront être vaincus que par une intervention dynamique pour non seulement opérer un changement d’attitude, mais aussi combattre les racines de classe de l’oppression.

    À un niveau plus fondamental, la théorie du privilège sous-estime l’ampleur de la propagation des idées sexistes et racistes sous le capitalisme, et de leur impact très profond sur les attitudes des individus. Il faudra bien plus que le « refus » d’utiliser ses privilèges individuels pour véritablement transformer les comportements et les relations entre les êtres humains. Par exemple, la théorie du « privilège » n’explique pas pourquoi un grand nombre d’hommes sont violents envers les femmes. Le phénomène social de la violence masculine envers les femmes – dont toute une couche d’hommes dans la société est l’agent – dépasse le cadre d’une simple vision dans laquelle les hommes feraient usage de « privilèges immérités ». La prévalence de la violence masculine envers les femmes, tout comme les abus sexuels perpétrés sur les femmes et les enfants, doit être comprise et analysée dans le contexte d’une idéologie prônant la famille nucléaire patriarcale depuis des milliers d’années, de la soumission permanente des femmes dans la société et de la promotion des idées sexistes sous le capitalisme – un système qui, contrairement aux systèmes économiques et sociaux précédents, jouit d’une capacité sans cesse croissante de propagation de son idéologie.

    Aucune nouvelle théorie ne pourrait justifier d’éviter la lutte active contre l’oppression sous toutes ses formes ou bien contre le système capitaliste lui-même afin d’éliminer les racines matérielles de l’oppression et de l’inégalité. Nous devons construire une société socialiste, dont les fondements seront la satisfaction des besoins humains de la majorité plutôt que les profits d’une toute petite minorité ; un système dont les principes primordiaux seront la solidarité et la coopération. Une telle transformation ne pourra être obtenue et consolidée que par la lutte et l’action de masse collectives afin d’entamer l’édification d’une base sociale qui permettra d’éliminer les comportements racistes et sexistes et d’engendrer des relations humaines personnelles et sexuelles fondées sur l’égalité, le consentement, le choix et le respect.

    Une tradition marxiste

    La tradition marxiste possède une histoire aussi riche qu’instructive en ce qui concerne la lutte contre l’oppression. Déjà en 1902, Lénine, dans un de ses ouvrages fondateurs, Que faire ?, insistait sur l’importance pour les socialistes de s’appuyer sur le pouvoir dont dispose la classe ouvrière pour transformer la société et de mener au sein du mouvement des travailleurs une agitation contre toutes les formes d’oppression – y compris celles qui touchent les classes moyennes et dominantes (il mentionnait, par exemple, la répression étatique contre le clergé et les étudiants).

    Pour Lénine, non seulement il était correct pour le mouvement des travailleurs de se tenir aux côtés de tous les opprimés, mais il était également essentiel de former les travailleurs pour qu’ils acquièrent une compréhension de l’ensemble des mécanismes du système capitaliste, de sorte qu’ils ne soient pas seulement concernés par leur propre lutte quotidienne, mais disposent d’une analyse critique et approfondie de l’ensemble du système et d’une compréhension de l’importance de l’unité des travailleurs et de la lutte au-delà de toute division, afin de mettre un terme à l’oppression. « La conscience de la classe des travailleurs ne peut être une conscience politique véritable si les travailleurs ne sont pas habitués à réagir contre tous abus, toute manifestation arbitraire d’oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont victimes … La conscience des masses laborieuses ne peut être une conscience de classe véritable si les ouvriers n’apprennent pas à profiter des faits et évènements politiques concrets et actuels pour observer chacune des autres classes sociales dans toutes les manifestations de leur vie intellectuelle, morale et politique … »

    Le célèbre socialiste américain James P. Cannon (1890-1974) – membre du syndicat des Travailleurs Industriels du Monde (IWW), du Parti socialiste, puis du Parti communiste américain, et qui est devenu, plus tard, un proche collaborateur de Trotsky – trouvait que le Parti socialiste américain avait adopté une approche trop globale vis-à-vis des travailleurs noirs au début du XXe siècle. Pour Eugene Debs, dirigeant du Parti socialiste américain, il suffisait d’appeler les Afro-Américains à l’ « unité prolétarienne » au sens large. Il n’y avait aucune campagne, revendication ou approche spécifique relative aux questions directement liées à l’oppression spécifique dont étaient victimes les populations noires. En réalité, de nombreux travailleurs blancs regroupés au sein du Parti socialiste se méfiaient de la nature « réformiste » des campagnes et revendications spécifiques à la communauté afro-américaine visant à l’égalité. De plus, de nombreuses idées racistes avaient cours à l’intérieur même du Parti socialiste.

    Dans son article « La révolution russe et la lutte des Noirs aux États-Unis », Cannon a expliqué la façon dont s’est opéré un revirement du tout au tout parmi la gauche à la suite de la révolution d’octobre 1917 en Russie. Les socialistes américains se sont inspirés de la théorie et de l’action de Lénine. Ce dernier défendait résolument le droit à l’autodétermination des nationalités opprimées en tant qu’outil visant à transcender les sentiments nationalistes et à activer l’unité de classe et la lutte socialiste au-delà des divisions nationales. Tirant les leçons de cette approche, le PC américain (malgré sa stalinisation), soucieux d’appeler la population noire à s’organiser dans le Parti communiste nouvellement fondé, a développé des revendications et du matériel spécifiques visant à la libération des Noirs et l’a incorporé dans son programme et dans ses activités. Grâce à cela, le PC a pu recruter des milliers d’Afro-Américains au cours des années ‘1920 à ’30, ce qui a permis au Parti de devenir une force importante et un point de référence pour la communauté noire pendant toute une période.

    Le pouvoir du mouvement des travailleurs

    Le mouvement de la classe des travailleurs en lutte a le potentiel de devenir la plus grande force de changement et, pour peu qu’il adopte un programme correct et construise l’unité, un tel mouvement peu devenir un point d’attraction pour l’ensemble des groupes opprimés qui peuvent, à leur tour, rejoindre le mouvement et y mettre en avant leurs revendications spécifiques. Durant Mai 68 en France, nous avons vu se réaliser une telle synergie. D’une part, il y a eu la lutte des étudiants sur les campus des universités françaises, frustrés par un establishment conservateur défendant une approche réactionnaire concernant les questions de genre. D’autre part, la classe des travailleurs s’est engagée dans une grève générale massive au fort potentiel révolutionnaire. La synergie de ces mouvements a créé une force sociale extrêmement puissante qui aurait pu (si la gauche avait été à la hauteur) briser le capitalisme français et jeter la base pour une transformation socialiste de la société en France et ailleurs. Nous avons également vu à l’œuvre une telle synergie lors de la grève des mineurs au Royaume-Uni en 1984-85 avec des femmes prolétaires, des groupes LGBT, des communautés noires et asiatiques qui se sont mis en mouvement.

    Les socialistes et les marxistes doivent mener une lutte contre toutes les formes d’oppression et développer des revendications et un programme complet afin de maximiser le potentiel pour forger une telle synergie. En ce qui concerne l’oppression des femmes, les socialistes doivent, par exemple, participer aux luttes pour les droits reproductifs et sexuels, contre le sexisme dans les médias et contre la violence sexuelle, tout en luttant pour l’égalité au travail et contre l’impact de l’austérité sur les femmes. Une telle approche sera cruciale pour assurer que la majorité du nouveau mouvement féministe émergeant – aux contours encore mal définis – puisse être gagné à une position socialiste et combattre de manière efficace les racines de classe de l’oppression des femmes.

    La radicalisation par rapport aux questions sociales

    En Irlande, on a récemment vu s’opérer de profonds changements à propos de questions sociales, telles que le droit à l’avortement ou la légalisation du mariage homosexuel, en particulier en Irlande du Sud. Les jeunes du Nord comme du Sud sont de plus en plus radicalisés sur ces questions-là. La recherche d’une société plus progressiste, démocratique et laïque peut de plus en plus devenir une porte d’entrée pour les jeunes, en particulier les femmes et les LGBTQI, vers les idées de la gauche anticapitaliste et socialiste. Au niveau mondial, l’arrivée d’une nouvelle génération de féministes est une évolution progressiste positive. Parmi ces couches, nombreux(ses) sont ceux et celles qui se frayent un chemin à travers les théories de l’identité, de l’intersectionnalité et des privilèges. Tout cela est le signe d’une quête sincère, admirable et radicale de réponses pour parvenir à un changement sociétal.

    Il est très important pour les socialistes d’entrer dans ce débat de manière sensible, de trouver une cause commune dans l’action et dans la lutte avec tous ceux et celles qui désirent lutter contre l’oppression. Il est également important de mener la lutte contre le système capitaliste – un système qui se caractérise par une inégalité croissante et qui porte en lui le racisme, le sexisme et l’homophobie depuis sa naissance. Un programme socialiste, qui organise la lutte des travailleurs pour que les richesses et les ressources en Irlande, en Europe et dans le monde soient dans les mains de la collectivité, sous contrôle démocratique de la population, est l’approche nécessaire si nous voulons créer les conditions qui nous permettront de mettre un terme à la pauvreté et à l’oppression.

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