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Tag: Marxisme
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Combattre les inégalités ? En luttant pour le socialisme !

En décembre, un rapport publié par le think thank World Wealth and Income Database (WID) a détaillé en long et en large les inégalités de revenus et de richesses à travers le monde selon un grand nombre de critères. En particulier, il met en avant qu’entre 1980 et 2016, le pourcent des ménages les plus riches a capté 27% de la croissance des revenus. Traduction : depuis plus de 35 ans, les plus riches captent l’essentiel de la croissance économique.
Par Baptiste (Hainaut)
Tout va bien pour les ultra-riches. Jeff Bezos (Amazon) est passé devant Bill Gates pour devenir la personne la plus fortunée de la planète. En 2017, ses actifs sont passés de 72,8 milliards de dollars à 108,2 milliards. Il a donc gagné 65.000 dollars par minute! Selon Oxfam, cette année-là, les huit personnes les plus riches au monde possédaient plus que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. En 2017, leurs avoirs sont passés de 509,9 milliards de dollars à 637,9 milliards de dollars (voir cadre). Une progression de 25 %.
En Belgique, les grands dirigeants d’entreprises n’ont pas non plus eu à se plaindre. Leurs revenus ont augmenté de 26 % en un an. On peut toujours rêver pour recevoir autant… En 2016 (les données de 2017 ne sont pas encore disponibles), le salaire moyen d’un travailleur s’élevait à 43.097 euros, selon l’OCDE. Un an plus tôt (en euros de la valeur en 2016), il s’élevait à 43.541 euros. Nous avons perdu 1%.
Les inégalités sont intrinsèques au capitalisme
Mais tiens, pourtant, le monde n’a-t-il pas été ébranlé par la crise il y a 10 ans ? Pour les travailleurs, les jeunes et les allocataires sociaux, le coût de la vie augmente, les revenus n’évoluent pas de manière substantielle quand ils ne diminuent pas, les acquis sociaux sont détricotés sur fond de politiques d’austérité… Non seulement il n’y a pas d’augmentation de revenus ni de richesses, mais en plus il y a un risque croissant de sombrer dans la pauvreté. Nous devons nous serrer la ceinture parce que c’est la crise, nous dit-on. Visiblement, cela ne s’applique pas aux ultra-riches.
Mais si les politiques d’austérité accentuent les inégalités, il ne suffit pas pour autant de les stopper pour mettre fin aux inégalités. Ces dernières trouvent leur source dans le fonctionnement même de l’économie capitaliste. Comment sont créées les richesses ? Quelle partie est redistribuée sous forme de salaires ? D’où sortent les profits ? Ces questions existentielles pour les économistes sont fondamentales pour comprendre comment fonctionne le capitalisme, et comment les inégalités sont créées.
D’où viennent les inégalités ?
Lorsqu’un objet ou un bien est élaboré, sa caractéristique première est de répondre à un besoin, d’avoir une finalité, un usage. Mais ce n’est pas cet usage qui détermine sa valeur. Un bien n’aura pas forcément plus de valeur s’il est de bonne qualité, s’il a une utilité commune et non individuelle, s’il est plus durable etc. Sous le capitalisme, la valeur d’un bien est déterminée par la quantité de travail qu’il représente, par le temps de travail qui est nécessaire à sa confection. Il va de soi que si une personne met deux fois plus de temps qu’une autre à produire un objet, celui-ci n’aura pas plus de valeur pour autant. C’est pourquoi on considère le temps de travail socialement nécessaire, qui tient compte du temps nécessaire en moyenne en fonction du niveau de développement des forces de production.
Cette détermination de la valeur d’un bien offre aux capitalistes un dénominateur commun entre des objets de natures très différentes, ce qui permet d’établir des échanges. Car l’objectif d’un capitaliste n’est pas de répondre aux besoins de la société, mais d’utiliser ces besoins comme un marché pour vendre un maximum de ses biens. La valeur d’usage d’un bien est ainsi supplantée par sa valeur d’échange dans un processus de marchandisation généralisée.
Une fois que les travailleurs ont créé des richesses en produisant des biens à travers leur travail, en quoi consiste le paiement des salaires ? Dans le capitalisme, le travailleur est lui-même ramené à une marchandise particulière, où le salaire est payé de sorte à ce que le travailleur ait le minimum vital pour assurer une reproduction quotidienne de sa main d’œuvre. La valeur du salaire ne correspond donc pas aux richesses que le travailleur a produites, mais correspond à sa capacité à travailler.
Cette caractérisation de la valeur d’une marchandise a été théorisée par Marx et représente un des socles sur lequel l’analyse marxiste de l’économie est basée. C’est ainsi qu’il explique qu’à la fin de chaque journée normale de travail, lorsque les marchandises produites sont vendues et que les salaires sont payés, il reste un solde appelé plus-value. Cette plus-value correspond donc à du temps de travail non rémunéré, appropriée par le patron et grâce à laquelle il accroît l’ampleur de l’entreprise mais aussi sa propre fortune.
Un système malade
Ce fondement économique fait la distinction entre les deux classes sociales principales dans le capitalisme : les travailleurs, qui vivent de leur travail, et les capitalistes, qui vivent de leur propriété des moyens de production et de l’exploitation des travailleurs. Les intérêts sont antagonistes, et l’importance relative entre salaires et plus-value résulte du rapport de force entre les capitalistes et les travailleurs. Tandis que l’immense majorité de la population cherche à vivre dignement, une infime minorité s’organise pour augmenter le taux d’exploitation pour phagocyter le concurrent et améliorer ses profits. Il ne peut résulter d’un tel système qu’une inégalité croissante, dont l’ampleur ne peut être freinée que par la lutte des classes.
Mais il faut également noter que le fonctionnement du capitalisme n’entraine pas uniquement des inégalités mais aussi des contradictions et des crises, à commencer par la surproduction. Les travailleurs ne gagnant pas de quoi consommer ce qu’ils produisent, il en résulte inévitablement des surplus qui entraînent faillites et plus largement une crise économique lorsque l’ensemble d’un secteur est concerné ou que le système financier est également contaminé. De telles crises sont évidemment plus violentes pour les travailleurs, qui perdent leur emploi, que pour les capitalistes, qui en général se contentent de se réorienter.
Comment en finir avec les inégalités ?
Les inégalités ne résultent pas d’un manque de sensibilité politique, ou même d’une dérive financière de l’économie. Le fonctionnement naturel du capitalisme systématise inévitablement les inégalités, la pauvreté, l’instabilité et le chaos. Une sécurité sociale forte et des contraintes fiscales peuvent atténuer ces inégalités, mais cela ne sera jamais suffisant tant que le pouvoir économique sera laissé aux mains de la classe capitaliste. De fait, elles gardent toujours l’initiative de contourner ces contraintes, et peuvent toujours profiter d’un momentum favorable pour détricoter les acquis.
Nous avons besoin d’une alternative à ce système. Ce besoin s’est exprimé lors de plusieurs élections récentes, avec la popularité de figures comme Sanders, Mélenchon ou Corbyn. Cette popularité illustre la recherche croissante d’une alternative à gauche au néolibéralisme, et un regain d’attention pour les idées du socialisme.
Le marxisme fournit non seulement une grille d’analyse permettant une compréhension de la société capitaliste, mais donne également les bases pour un changement révolutionnaire de la société. Car l’organisation même des travailleurs au sein du capitalisme a façonné une force sociale capable de changer le cours de l’Histoire à travers l’élaboration d’une économie planifiée et gérée démocratiquement. Un tel système, que nous appelons une société socialiste, permettrait d’orienter l’économie et la production non plus selon les profits d’une minorité mais en fonction des besoins sociaux, environnementaux… de la majorité de la population. C’est seulement de cette manière que les inégalités peuvent disparaître et que tout un chacun pourra vivre dignement.
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Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (4e partie)
Le développement historique du marxisme
Tout au long des précédentes parties de ce document, le marxisme a été expliqué en tant qu’argument raisonné (c’est-à-dire abstrait). Nous avons fait cela afin de simplifier les idées du marxisme, pour pouvoir mieux les expliquer. Mais le marxisme, comme toute autre idée, n’est que le produit du développement historique. Les avancées dans la pensée qui ont culminé aujourd’hui avec le marxisme se sont produites au fur et à mesure des transformations des conditions sociales.
Dans cette quatrième partie, nous nous penchons sur l’histoire de l’évolution de la pensée philosophique qui a abouti au marxisme à l’époque capitaliste moderne.
– Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)
L’idéalisme religieux
Les premières tentatives d’expliquer le monde ont pris la forme des religions primitives, avec la croyance selon laquelle des esprits ou des génies existent qui contrôlent la nature. Pour pouvoir expliquer d’où viennent les rêves, les hommes primitifs ont développé l’idée d’une « âme » capable de quitter le corps. Comme ils n’avaient aucune connaissance du cerveau ou du subconscient, cette théorie expliquait apparemment pourquoi les hommes se réveillaient toujours au même endroit que là où ils s’étaient endormis, alors qu’ils avaient rêvé qu’ils étaient en train de se promener.
Dans les rêves, on peut voir vivantes des personnes décédées, ce qui a mené à l’idée selon laquelle toute personne possède une « âme » immortelle (qui ne peut mourir). À partir de là, est apparue l’idée selon laquelle d’autres « âmes », qui nous sont invisibles lorsque nous sommes éveillés, sont la cause de tous les phénomènes inexplicables dans le monde réel. C’est de là qu’on a fini par imaginer l’existence de dieux, ou d’un seul dieu, qui, comme les âmes, était éternel (avait toujours existé).
Le développement de l’idée du dieu éternel a joué le rôle d’un gros caillou coincé entre les ciseaux de la connaissance humaine. À partir du moment où on envisageait que certaines choses sont « éternelles » dans le monde, il n’y avait plus besoin de rechercher des explications objectives. Si quelque chose a toujours existé de toute éternité, il n’y a pas besoin de l’expliquer ! Mais l’« éternité » est une idée abstraite : on ne voit pas d’« éternité » nulle part dans le monde ! Cette idée n’est rien d’autre qu’un produit des conditions sociales qui lui ont donné naissance. Mais ce genre d’idées abstraites a pu s’élever au-dessus de la société, comme un dogme, un acte de « foi ». La conséquence en a été que pendant des siècles entiers, il est devenu impossible de développer l’idée que des explications objectives pourraient être trouvées aux phénomènes observés dans la nature ou dans la société.
Toute religion est donc une forme d’idéalisme. Toutes les religions affirment qu’il y a une limite aux explications objectives, parce que selon elles, il existe « quelque chose » « en-dehors » du monde : que ce soit un au-delà, une âme, un dieu, ou une « énergie cosmique ». Au lieu de comprendre que ces idées n’étaient qu’un produit de la société, on a commencé à dire que la société elle-même était un produit de Dieu, alors que Dieu n’est rien d’autre qu’une idée humaine. Marx expliquait ainsi que :
« L’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde… »
(Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)Mais cette situation était inévitable dans les sociétés primitives qui avaient très peu de connaissances ou une très faible compréhension du monde. Le fait que la religion existe encore aujourd’hui, à une époque où la science est beaucoup plus avancée, ne peut s’expliquer que par une explication objective tenant compte des conditions sociales actuelles : les hommes n’arrivent toujours pas à expliquer leurs conditions de vie. Dans la société capitaliste, cela revient à se poser la question de comprendre pourquoi certains sont tellement riches, alors que d’autres n’ont rien.
Sans une compréhension scientifique de la société (une compréhension qui est en permanence combattue avec acharnement par tout l’arsenal idéologique de la bourgeoisie), cette situation est présentée comme étant simplement le résultat de « la chance ». Pour la classe capitaliste, la religion explique leur « chance » par le fait que ces personnes sont « bénies ». Pour la classe prolétaire, la religion explique que leur « malchance » constitue une « épreuve pour leur foi » ou que cela fait partie du « plan de Dieu » ; dans tous les cas, il s’agit d’une situation qu’elle doit accepter et tolérer. La moindre petite amélioration des conditions de vie des prolétaires est interprétée comme provenant de la volonté de Dieu, et non pas des sacrifices de la lutte de classe. Au point où même un bon président serait envoyé par Dieu, et non pas le fruit de certaines conditions sociales ayant mené à sa prise de pouvoir… Marx expliquait ainsi que :
« La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. Elle est l’opium du peuple.
Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes dont la religion n’est que l’auréole. »
(Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)Les critiques du capitalisme données par certains guides religieux opérant dans des congrégations prolétaires sont bien entendu relativement progressistes. Mais au final, tout le cadre philosophique de la religion, avec son idée d’un dieu « éternel », maintient la classe prolétaire et les pauvres dans une « illusion concernant leur propre situation ». Ce mode de pensée empêche la classe prolétaire d’arriver à une véritable compréhension des causes de sa souffrance. Or, ces causes ne peuvent être découvertes que par l’examen des conditions sociales objectives de la société capitaliste. Et ce n’est que sur cette base que l’on peut obtenir une véritable compréhension de ce qui est nécessaire pour transformer la société.
La philosophie antique
Il y a plus de 2500 ans, le développement des cités-États de la Grèce antique et des autres nations de la mer Méditerranée rendait la société de plus en plus complexe. C’est alors que sont apparues pour la première fois la plupart des idées philosophiques fondamentales qui sont réapparues par la suite tout au long des siècles sous des formes nouvelles. C’est dans le monde antique qu’est apparue la logique formelle, développée par le philosophe grec Aristote.
D’autre part, les troubles révolutionnaires qui ont ébranlé la ville grecque de Milet (qui se trouve aujourd’hui en Turquie) ont donné naissance à l’idée que des bouleversements profonds étaient possibles, dont les causes pouvaient être découvertes (une idée notamment développée par le philosophe Anaximandre). C’est de cette conclusion que tirent leurs racines à la fois le matérialisme et la dialectique modernes. Mais ces anticipations sont restées très limitées en raison des conditions sociales de l’époque et de la faiblesse des connaissances sur la nature et sur la société. Matérialisme et dialectique sont restés deux idées isolées l’une de l’autre. Mais le fait qu’elles soient nées a tout de même joué un rôle en repoussant les limites de la pensée de l’époque.
Cependant, avec l’effondrement de la société antique, ces idées ont été perdues pendant des siècles. La nouvelle religion chrétienne catholique, qui a dominé l’Europe à partir du 4e siècle, a cherché à limiter toutes les tentatives de comprendre le monde dans le cadre de la société féodale qui venait de s’établir.
La scolastique
Au 12e siècle, les œuvres du philosophe grec Aristote ont été redécouvertes par l’Europe. Beaucoup de ses théories étaient potentiellement très utiles et suscitaient beaucoup d’enthousiasme chez les intellectuels. Aristote était un pionnier qui avait établi une méthode qui annonçait la méthode scientifique. Il effectuait des observations (même si ses observations étaient pour la plupart superficielles et erronées) pour en tirer des conclusions qui servaient de base à ses théories.
L’Église catholique a perçu cette méthode comme une menace, parce qu’elle suggérait que la connaissance pouvait être acquise par des moyens autres que la révélation divine (sans même parler du fait qu’Aristote était un païen qui croyait en l’existence de plusieurs dieux !). Thomas d’Aquin, un seigneur féodal italien et intellectuel catholique, a alors entrepris de « christianiser » les idées d’Aristote, créant ainsi une nouvelle philosophie appelée la scolastique. Il s’agissait d’un mélange d’idéalisme religieux et des étiquettes statiques de la logique formelle. Cette nouvelle doctrine est devenue une arme très efficace entre les mains de la classe féodale pour légitimer son règne.
Ayant décrété que la « cause première » d’Aristote était identique au dieu chrétien, la scolastique enseignait que les choses ne doivent pas être découvertes mais interprétées. Tout pouvait être révélé à travers les textes chrétiens. Ainsi, pour comprendre le monde, il n’était pas nécessaire d’aller faire des observations sur le terrain : le seul « outil » requis était un bon fauteuil moelleux entre les quatre murs d’une salle de lecture. Et si la réalité du monde en-dehors de ces quatre murs contredisait ce que la scolastique avait « interprété » par la lecture des textes et la contemplation de Dieu, ces observations étaient rejetées : c’était le monde qui était « erroné ». C’est un peu la même chose qu’on voit aujourd’hui, quand on entend des gens répéter que « L’homme est égoïste de nature », même après qu’on leur montre des centaines d’exemples d’entraide, de générosité et de solidarité entre les hommes. La relation entre le monde et les pensées reste donc « la tête en-bas ».
La révolution scientifique
La révolution scientifique qui a éclaté en Europe au 17e siècle a commencé à remettre en cause cette façon de voir le monde. Tout comme à Milet deux mille ans auparavant, l’Europe connaissait alors une période de profonds bouleversements sociaux. La classe bourgeoise, l’ancêtre de la classe capitaliste, commençait à devenir une force importante dans la société, mais entrait de ce fait en conflit avec la classe féodale. Au cours du 17e siècle, on a vu des révolutions et des contrerévolutions entre ces deux classes, qui ont pris la forme de guerres de religion, comme la Guerre civile anglaise et la guerre des Trente Ans qui a ensanglanté toute l’Europe.
Déjà, la classe bourgeoise avait réinventé le christianisme en créant la religion protestante, qui remettait en cause la domination de l’Église catholique et sa légitimation du règne de la classe féodale, « voulu par Dieu ». À la place, le protestantisme insistait sur la possibilité d’un lien direct et personnel avec Dieu, sans devoir forcément passer par l’intermédiaire de la hiérarchie catholique. Cette brèche dans les défenses idéologiques de la société féodale a commencé à s’élargir : il n’en fallait pas plus pour que tout ce qui était enseigné par l’Église catholique soit remis en question. Même si les penseurs à l’origine de la révolution scientifique n’ont jamais remis en doute l’idée de l’existence d’un dieu (du moins, d’un dieu réinventé), ils n’acceptaient plus ni les dogmes catholiques, ni la scolastique en tant que seule manière de comprendre le monde.
Le matérialisme est réapparu au cours de la révolution scientifique, mais en y ajoutant l’idée que les observations pouvaient nous donner des informations sur le monde que la simple « interprétation » des textes dans une salle de lecture ne pouvait nous donner. L’invention du télescope et du microscope, ainsi que d’autres instruments scientifiques, ont permis d’effectuer des observations plus détaillées, voire inédites, de la nature. C’est ainsi qu’on a découvert la place de la Terre dans le système solaire ; c’est ainsi qu’on a découvert les microbes, ces petits êtres vivants minuscules qui sont responsables des maladies.
Beaucoup de ces premiers scientifiques à l’origine de ces découvertes étaient aussi, par nécessité, des philosophes. Au 17e siècle, alors que la logique formelle héritée de la scolastique demeurait le mode de pensée dominant, les nouvelles observations ne pouvaient plus être expliquées par les vieilles façons de penser. À moins de rejeter ces observations comme « erronées », ces premiers scientifiques étaient contraints de proposer de nouvelles idées sur la nature de la connaissance et de la compréhension humaines. C’est un peu le même problème auquel est confronté le marxisme aujourd’hui, comme nous l’avons expliqué dans la première partie de ce document.
Toutefois, le matérialisme qui est né au cours de la révolution scientifique, même s’il constituait une avancée, restait limité. Il conservait certaines limites issues de l’ancienne façon de penser. Par exemple, les premiers scientifiques rejetaient avec force toute tentative d’émettre des théories. Ils ne pensaient pas qu’il était possible de relier entre elles leurs nouvelles observations pour en tirer un tableau plus large. Ils étudiaient des phénomènes, mais pas les connexions entre ces phénomènes.
Cette première forme de matérialisme affirmait qu’il était possible de trouver des explications objectives aux phénomènes naturels. Mais elle ne pouvait toujours pas vraiment expliquer les processus de changement qui se produisent dans le monde. On ne remettait pas en cause le fait que certains changements se produisaient à un certain niveau, mais ce changement était considéré de façon mécanique.
Par exemple, on a conçu un modèle du système solaire où le soleil, les planètes, les lunes tournaient les unes autour des autres comme si elles étaient montées sur des rouages mécaniques, comme les cadrans d’une montre. On ne comprenait toujours pas que le système solaire s’était formé il y a des milliards d’années à partir d’un conglomérat de gaz et de poussières en rotation. On ne comprenait pas non plus que le système solaire finira un jour par disparaitre dans des milliards d’années, après que le soleil ait fini de bruler toutes ses réserves d’énergie. Ce matérialisme mécanique concevait des changements dans l’espace, mais pas dans le temps. Il ne décrivait donc que des formes de changement très superficielles.
Dieu avait toujours un rôle à jouer dans ce nouveau matérialisme mécanique. Dieu était maintenant le « grand horloger ». Dieu avait conçu un plan pour le monde, avait assemblé les rouages et mécanismes, puis l’avait mis en marche. On retrouve toujours des traces de ce mode de pensée dans la théorie du « dessein intelligent », l’idée (erronée) selon laquelle Dieu aurait guidé le processus d’évolution dans la nature pour « aboutir » à la création de l’homme. Mais c’est ce matérialisme qui a jeté les bases de la révolution scientifique. Même s’il était limité, il était déjà révolutionnaire.
C’est lors du 18e siècle, où la puissance de la classe bourgeoise croissait de plus en plus, que les nouvelles façons de concevoir la nature ont commencé à être appliquées à la société. On appelle cette période l’âge des « Lumières ». Bien évidemment, la classe bourgeoise a alors découvert qu’une société « objective » serait une société qui serait organisée conformément à ses intérêts. Le « point de vue » de ces philosophes bourgeois (Rousseau, Voltaire, Jefferson, Hobbes…) concernant les concepts de liberté, d’égalité, de démocratie, a été transformé en une série d’idées abstraites qui ont été élevées au-dessus de la société, formant ainsi un nouvel idéalisme philosophique.
Kant et Hegel
Au fur et à mesure que de nouvelles observations étaient effectuées, la science continuait à repousser les limites du matérialisme mécanique. C’est ainsi que le philosophe allemand Kant, ayant observé des nébuleuses dans l’espace (de gigantesques nuages de gaz dans l’espace) a rompu avec le modèle mécanique du système solaire, en développant une théorie selon laquelle ces nuages de gaz, en se condensant, finissent par donner naissance à des étoiles et à des planètes.
En 1789, la classe bourgeoise française a renversé sa classe féodale. C’était la révolution française, qui a ouvert la voie à des décennies de révolutions et de contrerévolutions dans toute l’Europe. C’est au cours de cette période de transformations révolutionnaires que le philosophe allemand Hegel a réintroduit l’ancien concept grec de la dialectique. Le monde était en effet en train d’être bouleversé : il fallait une explication à tout ce changement.
Malheureusement pour Hegel, même s’il a redécouvert la dialectique, il n’était pas un matérialiste. Il a renversé les étiquettes fixes de la scolastique en introduisant des lois dialectiques qui pouvaient décrire le changement. Mais il n’a pas cherché une explication objective des idées en observant les processus qui ont lieu dans la nature et dans la société. Hegel était convaincu que c’étaient les idées qui étaient la cause du changement. En d’autres termes, la dialectique de Hegel était idéaliste. Il a remplacé Dieu par « l’Idée », qui existait quelque part « au-delà » du monde réel.
Marx et Engels
Dans sa jeunesse, Marx était un « jeune hégélien », un partisans des idées de Hegel. Mais il a fini par se rendre compte des limites de la philosophie de Hegel. La principale avancée réalisée par Marx et par son ami Engels a été de prendre la dialectique de Hegel et de la « remettre sur ses pieds ». En d’autres termes, Marx et Engels ont rendu la dialectique matérialiste. Marx et Engels ont expliqué que le rôle de la pensée dialectique devrait être de décrire les changements en cours dans le monde, pour nous aider à mieux le comprendre. Marx et Engels ont combiné le matérialisme et la dialectique pour développer le matérialisme dialectique.
Tant qu’elles étaient isolées, ces deux idées étaient assez faibles. Mais regroupées, elles devenaient beaucoup plus fortes. C’est à partir de cette nouvelle philosophie, de cette nouvelle méthode d’analyse, que Marx et Engels ont pu développer l’analyse scientifique de la société dont nous parlions dans la première partie de ce document.
Cette avancée n’a pas été rendue possible uniquement par le « génie » de Marx et d’Engels (même si on ne peut pas dire qu’ils n’étaient pas brillants). Depuis le début de la révolution scientifique, les avancées dans la compréhension de la nature s’étaient poursuivies, ce qui permettait d’obtenir des explications objectives pour de plus en plus de phénomènes dans le monde. Par exemple, la théorie de l’évolution de Charles Darwin permettait d’expliquer les changements en cours dans le monde animal, renversant l’idée scolastique selon laquelle les « formes » animales étaient éternelles. Il devenait de plus en plus évident que la nature pouvait être décrite de manière exacte par la dialectique.
Tout comme les périodes de l’histoire qui avaient précédé, Marx et Engels vivaient dans une période de révolutions et de contrerévolutions. Après la révolution française, de plus en plus de gens étaient déçus de constater que la « liberté » dont on avait tant parlé n’était en réalité que la « liberté » pour les capitalistes. Les prolétaires, les pauvres, les femmes, les esclaves noirs restaient exclus. C’est ainsi qu’est apparu le courant des « socialistes utopistes » en France et au Royaume-Uni. Tout comme les philosophes bourgeois des Lumières croyaient qu’une société organisée de manière « objective » ne pouvait être qu’une société organisée selon les intérêts de la classe capitaliste, ces premiers socialistes croyaient qu’une société « objective » serait une société organisée selon les intérêts de la classe prolétaire. Ils pensaient pouvoir convaincre les capitalistes de leurs erreurs et leur faire entendre « raison ». Mais ils ont été surpris lorsque le « point de vue » de la classe capitaliste s’est avéré non négociable ! On voit toujours cette attitude aujourd’hui chez les réformistes petits-bourgeois qui pensent que la classe capitaliste pourrait être convaincue de traiter les travailleurs de façon plus juste, simplement parce que « c’est ça qui est moral ».
Mais la réponse à cette « idéalisme socialiste » a été fournie par l’émergence de la classe prolétaire en tant que force politique indépendante dans la société. Les prolétaires pouvaient parler pour eux-mêmes ! Au Royaume-Uni, le mouvement chartiste s’est développé à partir des années ‘1830 pour demander des droits politiques pour la classe prolétaire. En France, on voyait des grèves se déclarer dans les grandes villes industrielles.
Marx et Engels en ont tiré la conclusion que le socialisme ne pourrait advenir que suite à la lutte de la classe prolétaire contre la classe capitaliste, pas à force de chercher à convaincre certains capitalistes « de bonne volonté ». Comme Marx et Engels l’ont écrit dans la première ligne du Manifeste du Parti communiste, « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte de classes ». La même année où le Manifeste a été publié, les révolutions européennes de 1848 ont confirmé cette prédiction. La classe prolétaire allait de plus en plus tendre à se battre pour elle-même, sans devoir forcément suivre la classe capitaliste dans sa lutte contre la classe féodale.
Ce sont tous ces développements dans la société qui ont permis à Marx et Engels d’accomplir cette avancée philosophique pour la première fois de l’histoire de l’humanité.
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Engels et la libération des femmes

Longtemps considéré par les marxistes comme un texte important concernant l’origine de l’oppression des femmes, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, par Friedrich Engels, a été critiqué par ceux qui tentent d’expliquer autrement le statut de ‘seconde zone’ de la femme dans la société. CHRISTINE THOMAS remet en avant la pertinence du livre pour les luttes des femmes aujourd’hui.
Dans la préface de la première édition de « l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État », Friedrich Engels décrit modestement son travail comme «un maigre substitut à ce que mon ami défunt [Karl Marx] a déjà accompli». Dans ses dernières années, Marx s’était particulièrement intéressé à l’étude des premières sociétés dans le cadre de son analyse du fonctionnement et du développement historique du capitalisme. Engels a puisé dans les notes inédites de Marx. Il a également reconnu que son livre devait une dette énorme à « Ancient Society », le travail révolutionnaire de l’avocat américain et anthropologue amateur, Lewis Henry Morgan, publié sept ans auparavant.
Selon Engels, le point de départ pour comprendre le développement historique de la société se trouve dans le processus de production et de reproduction. Les changements dans la manière dont nous vivons modifient la production et les relations sociales –par un entrelacement complexe de forces économiques et sociales. Les institutions sociales, telles que l’État, la famille et son lien avec l’oppression de la femme, sont spécifiques selon le cours de l’Histoire et sujettes à changement. Se basant principalement sur l’étude de Morgan sur les Iroquois nord-américains et sur la société polynésienne, Engels a tenté de montrer comment existaient autrefois des sociétés égalitaires dépourvues de propriété privée, d’État, d’oppression systématique des femmes et où la famille n’était pas l’institution sociale principale.
À la lumière de plus de 100 ans de recherches archéologiques et anthropologiques, nous pouvons dire que l’argument général d’Engels conserve sa validité. Cependant, « l’Origine » doit être considéré comme un produit de son temps: révolutionnaire et explosif. Engels a cherché à défier l’idéologie dominante en refusant l’argument que les institutions de la société capitaliste étaient universelles et naturelles. Dans le même temps, ce travail était entravé par le peu de preuves scientifiques disponibles dans les années 1880. En conséquence, « l’Origine » inclut inévitablement des erreurs factuelles concernant les détails des sociétés anciennes et leur évolution. Engels a reconnu que son livre aurait besoin d’être revu à mesure que de nouvelles preuves étaient découvertes.
Suivant de près Morgan, Engels a identifié la «gens» communale et égalitaire comme l’unité sociale de base des sociétés sans classe. Les anthropologues d’aujourd’hui reconnaissent l’existence historique de la «gens», mais pas la terminologie, en se référant plutôt au «groupe de parenté». Il y a aussi un accord général sur le fait que des groupes sociaux sans classes sans propriété privée (au sens de la propriété privée des moyens de production), et sans structure étatique, ont existé durant une part importante de l’Histoire.
Ce qui est réfuté toutefois, c’est la séquence évolutionniste d’Engels sur la façon dont la «gens» a vu le jour. Il n’y a aucune évidence concernant les différentes étapes qu’il a décrites : de la «promiscuité» sans restriction à «l’appariement» (excluant ainsi les relations sexuelles entre générations d’une même gens), ou au «mariage de groupe» (entraînant l’interdiction de mariage entre descendants). C’était une simple spéculation. Comme Morgan avant lui, Engels pensait à tort que les termes de parenté dominants – la façon dont les gens s’adressaient : sœur, père, épouse – dans les sociétés étudiées reproduisaient des relations et des systèmes matrimoniaux d’un passé lointain. En réalité, ils reflétaient des relations sociales et économiques relativement contemporaines à Engels.
Les «gens» étudiées par Morgan et Engels étaient des organisations sociales de base de sociétés basées sur l’agriculture simple (horticulture). Il s’agissait souvent de sociétés matrilinéaires (ascendance tracée par la mère) dans lesquelles les femmes pouvaient avoir une autorité considérable. Eleanor Burke Leacock (1) explique comment, chez les Iroquois, les femmes contrôlent le magasin de légumes, de viande et d’autres produits, organisent des mariages, nominent et déposent les sachems (chefs en temps de paix). Certains lecteurs de « l’Origine » ont supposé qu’une période de «matriarcat», régie par les femmes, précédait le patriarcat, le contrôle institutionnalisé des femmes par les hommes. En fait, il n’y a aucune preuve de cela, et quand Engels parlait de «droit de la mère», il entendait la matrilinéarité et non le matriarcat. Engels croyait que la matrilinéarité dans tous les cas précédait la patrilinéarité. Leacock semble être d’accord avec cela quand elle déclare qu’il y a de nombreux exemples de sociétés matrilinéaires devenant patrilinéaires mais pas vice versa. Cependant, nous n’avons aucune preuve de ce fait, alors cela reste une question ouverte.
De plus, les premières sociétés connues n’étaient pas horticoles mais reposaient sur la technologie plus simple de la chasse / pêche et de la cueillette. Des anthropologues tels que Leacock et Richard Lee (2) ont étudié les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Ils l’ont fait grâce à l’expérience directe de peuples toujours existants et à l’analyse des récits historiques ; y compris les écrits des Jésuites du 17e siècle sur les Canadiens autochtones Montagnais-Naskapis, dans la péninsule du Labrador. Il est clair que chaque société a ses propres caractéristiques spécifiques, qui peuvent être façonnées par des différences de géographie, d’environnement, etc., mais cela n’empêche pas de pouvoir décrire les caractéristiques générales partagées par toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs.
Evidemment, il y aura toujours des exceptions et il est important de savoir si, par exemple, un groupe de chasseurs-cueilleurs a eu des contacts avec des sociétés basées sur des modes de production alternatifs ou s’il est revenu à un système chasseur/cueilleur alors qu’il était déjà plus avancé technologiquement. Il est également nécessaire d’être conscient des préjugés et des hypothèses possibles de l’auteur / chercheur original lorsqu’il fonde une analyse sur des récits de seconde main. Mais avec ces mises en garde à l’esprit, quelques points généraux peuvent être faits sur les principes d’organisation de ces sociétés de chasseurs-cueilleurs.
Différent mais égalitaire
Bien que la taille puisse varier en fonction de l’environnement et de l’approvisionnement alimentaire disponible, les chasseurs-cueilleurs vivaient normalement dans de petits groupes sociaux basés sur la parenté. Un nombre de 30-40 personnes était généralement considéré comme optimal. Un groupe pouvait être changeant avec une composition fluide et une interprétation souple de la «famille» – des enfants pas nécessairement élevé par des « parents de sang ». Les groupes étaient mobiles pour la recherche de nourriture, se réunissant à diverses occasions pour coopérer, socialiser, etc. La production et la distribution de biens étaient sociales et coopératives et les moyens de production très basiques. Bien qu’il y ait eu quelques possessions privées personnelles, les moyens de production étaient la propriété collective, avec peu d’accumulation étant donné que le groupe était continuellement en mouvement. Bien que l’échange de cadeaux ait eu lieu entre les gens, la production était principalement destinée à un usage direct.
Tous les adultes aptes au travail étaient directement impliqués dans la production et la distribution de nourriture. La principale division du travail était fondée sur le sexe. En général, les hommes étaient responsables de la chasse et les femmes étaient principalement engagées dans la cueillette de fruits, de noix, de baies, etc., les biens des deux sexes étant collectivement partagés par la bande. Parce que les sources d’Engels provenaient principalement des sociétés horticoles, il ne se référait pas au rôle des femmes en tant que cueilleuses, se concentrant, au contraire, sur leur responsabilité en matière de garde d’enfants et de gestion du ménage. Néanmoins, Engels a eu raison de souligner la nature «publique» du rôle des femmes dans les gens. Le soin des enfants était un rôle social joué au profit de tout le groupe. Il n’y avait pas de division artificielle entre le rôle privé d’une femme dans un ménage et son rôle public dans la société en général, comme cela est le cas sous le capitalisme et d’autres sociétés de classe.
Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les relations personnelles entre hommes et femmes pouvaient être à la fois stables et fluides, tout comme le mariage matrilocal (dans le groupe de parenté de l’épouse) ou patrilocal (le mari), selon ce qui convenait le mieux. Mais, en raison de la nature coopérative de la bande, la séparation n’entraînait pas nécessairement des difficultés économiques pour les femmes ou les enfants. L’unité sociale principale était le groupe collectif, pas la famille ou le ménage, et cela était basé sur l’interdépendance économique de l’ensemble de la bande et non des femmes individuelles dépendantes des partenaires masculins.
Leacock, Stephanie Coontz, Peta Henderson (3), et Christine Ward Gaitley (4), mettent toutes en garde contre les dangers de faire des suppositions sur le rôle des femmes dans les sociétés pré-classes à partir du modèle des relations sociales inégales qui dominent le capitalisme. Une division du travail entre hommes et femmes n’implique pas nécessairement une inégalité. La contribution économique des femmes dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs fournissait normalement l’essentiel des besoins nutritionnels du groupe. Alors que les rôles des hommes et des femmes variaient et pouvaient être interchangeables, ils n’étaient ni supérieurs ni inférieurs, mais à la fois estimés et nécessaires pour le groupe.
Leacock a montré comment les femmes contrôlaient leur propre production, prenant des décisions autonomes sur les activités dont elles étaient responsables. Bien que les femmes soient celles qui enfantent et que leur rôle reproductif limite normalement leur capacité de chasse (manifestement dangereux pour les femmes enceintes et allaitantes), cela ne leur confère pas un statut social inférieur. En réalité, la division du travail était souvent assez flexible, avec des femmes qui chassaient le petit gibier ou accompagnaient les hommes à la chasse si elles n’étaient pas enceintes ou allaitantes. De la même manière, les hommes s’occupaient souvent des enfants quand cela était nécessaire.
Par conséquent, le statut social inégal des femmes ne peut pas être simplement expliqué par le rôle reproductif des femmes, abstraction faite des relations sociales et économiques, comme certaines féministes radicales (et non féministes) ont tenté de le faire. Les théories de la suprématie masculine étant dues à une plus grande force ou à la violence sont également montrées comme intenables. Bien que la violence et même des guerres sporadiques se soient parfois produites dans les sociétés sans classe précoces, elles étaient toutes deux assez rares. Les études de Leacock l’ont amenée à énumérer les valeurs principales des groupes communautaires comme étant la coopération, la réciprocité, la solidarité, la générosité, la patience et le respect. Même la chasse était normalement une activité basée sur la coopération entre les hommes, et parfois les femmes, contrairement à la description déterministe stéréotypée, brute et biologique de l’agressif «homme chasseur».
Les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient marquées par des relations économiques et sociales non stratifiées, non hiérarchiques, sans différenciation sociale fondée sur la richesse. Il n’y avait pas d’Etat. La prise de décision et la résolution des conflits étaient généralement menées de manière informelle sur la base de discussions et de consensus. Lorsque le conflit ne pouvait pas être résolu, il est probable que la personne doive quitter le groupe. La gens était peut-être plus encline à écouter les opinions de certains membres du groupe, mais cette «autorité» était basée sur les atouts personnels ou l’âge de ces personnes particulières et ne découlait pas de relations de propriété. Ils pouvaient persuader et convaincre, mais n’avaient pas le pouvoir d’imposer leurs opinions ou d’obliger les autres à agir ou à se comporter d’une manière particulière.
Révolution néolithique
Pour Engels, l’effondrement des «gens» et le processus d’ascension de la propriété privée, des classes, de la famille en tant qu’institution sociale et de l’Etat étaient enracinés dans le développement de la technologie et des forces productives. En parallèle, il en va de même de l’oppression des femmes. Dans le premier chapitre de « l’Origine », Engels esquisse un schéma évolutif utilisant la terminologie du 19ème siècle – sauvagerie, barbarie, civilisation – qui, de toute évidence, serait inacceptable aujourd’hui. Les anthropologues parlent maintenant de chasseurs-cueilleurs / pêcheurs, de sociétés agricoles et urbaines. Certains des détails avancés par Engels sur la façon dont les sociétés ont changées sont également remis en question par les preuves accumulées depuis lors. Néanmoins, le consensus est général : il y a environ 8-10 000 ans, une révolution de la production a eu lieu – généralement appelée «révolution néolithique», un terme utilisé pour la première fois par l’archéologue V Gordon Childe. Cela signifia le début des inégalités avec la différenciation de classe, engendrant pouvoir, richesse et oppression de genre.
Cette transformation radicale était enracinée dans la nouvelle capacité des sociétés à domestiquer les plantes et les animaux. Engels pensait, à tort, que le pastoralisme ou l’élevage précédaient la plantation et la récolte. Au contraire, les documents historiques montrent qu’ils sont apparus étroitement ensemble (dans des échelles de temps historiques) probablement, initialement, dans le Croissant fertile de l’Asie du Sud-Ouest et au «Proche-Orient». L’agriculture simple est apparue indépendamment dans au moins cinq régions du monde, et probablement plus, se répandant dans d’autres régions à travers la migration des agriculteurs, la diffusion de nouvelles techniques ou par la conquête. L’agriculture est arrivée en Europe de l’Asie occidentale entre 3 500 et 6 000 avant notre ère.
Cela ne s’est pas fait par des processus unilinéaires. Certaines sociétés n’ont pas commencé à produire de la nourriture avant le contact colonial, d’autres ont même résisté, continuant leur mode de production de chasseurs-cueilleurs jusqu’à des temps relativement récents. Engels est souvent critiqué pour avoir préconisé une vision unilinéaire du développement social dans « l’Origine ». Mais si c’était le cas, cela serait en contradiction avec ses écrits généraux et ceux de Marx sur le développement historique. De telles critiques sembleraient se fonder sur le manque d’information disponible pour Engels au sujet de différentes sociétés, ainsi que sur les erreurs de ses «interprètes» et de ses «suiveurs», plutôt que sur la position d’Engels lui-même.
Pourquoi les peuples anciens sont passés de la chasse/cueillette à l’agriculture simple, la raison est probablement différente d’une région à l’autre. Des facteurs environnementaux, tels qu’une réduction de l’approvisionnement en nourriture disponible ou une augmentation des plantes domestiques, auraient probablement joué un rôle. Quelques sociétés de chasseurs-cueilleurs ont vécu dans des régions particulièrement riches sur le plan environnemental (la côte nord-ouest du Pacifique, par exemple). Ils ont pu mener une vie relativement sédentaire, mais la plupart étaient nomades et se déplaçaient pour exploiter les ressources alimentaires.
Avec une production basée sur de simples techniques agricoles (culture sur brûlis, houe et bâton), la sédentarité s’est installée. Le sol devait être préparé et les cultures semées et récoltées, nécessitant une attention plus constante de la part des cultivateurs. Au fil du temps, certaines gens sont devenues plus stables, formant de petits villages permanents et finalement abandonnant leur mode de vie nomade. Un mode de vie sédentaire et une productivité accrue ont jeté les bases d’une augmentation de la fécondité féminine et de la densité de la population.
La taille des groupes de chasseurs-cueilleurs était normalement restreinte pour tenir compte de la nécessité d’être en mouvement et des ressources alimentaires disponibles. Les femmes ne voulant pas porter plus d’un bébé, elles ont essayé de contrôler l’enfantement en l’espaçant (jusqu’à quatre ans) par la lactation et l’abstinence. Mais aussi, si nécessaire, par l’avortement et l’infanticide. Dans les communautés sédentaires, ces restrictions ont diminué, les femmes donnant naissance plus régulièrement (avec un écart moyen de deux ans). Les populations ont commencé à se développer lentement.
Dans les sociétés agricoles simples, la production était souvent, mais pas toujours, assurée par des ménages individuels ou étendus. Toutefois, la terre était «possédée» collectivement par la gens. La distribution de la nourriture était communale et, en général, les relations économiques et sociales étaient organisées sur la base des liens de groupe. A mesure que la société s’est développée, les relations ont commencé à se formaliser davantage. Les normes socialement acceptées concernant l’accès aux ressources ont commencé à changer. Autour notamment des bases sur lesquelles la production était organisée, la division du travail, comment les produits étaient distribués et échangés au sein des groupes et entre les groupes, quelles personnes pouvaient se marier, etc – Tout cela devenait progressivement plus réglementé et structuré. Egalement, la base de la gens et des valeurs communes de la coopération, de la réciprocité, des obligations et responsabilités mutuelles convenues par le groupe ont graduellement changées.
L’émergence de la société de classe
Ainsi, les nouvelles forces économiques et sociales issues des nouvelles méthodes de production contenaient les germes d’un conflit potentiel au sein et entre les gens. Cela a miné les principes d’organisation égalitaires et communautaires sur lesquels le groupe était basé. Ce processus n’était cependant pas inévitable ou unilinéaire et chaque société avait sa propre dynamique. Dans certains cas, les processus internes ont progressé jusqu’à la différenciation des classes. Dans d’autres, ils s’arrêtaient à des stades intermédiaires de développement, parfois s’effondraient avant que le processus puisse être achevé. Pour beaucoup, la société de classe ne s’est pas développée de façon interne mais par l’imposition externe des puissances coloniales. De plus, ce sont des processus qui, dans la plupart des cas, se sont déroulés progressivement sur des milliers d’années.
La production dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs était principalement utilisée directement par les membres de la bande. Il y a eu ensuite le développement et l’amélioration technologique agricole. D’autres techniques telles que la poterie et le travail des métaux, et plus tard des techniques de production plus intensives basées sur la charrue et l’irrigation sont aussi apparues. Il est ainsi devenu possible au fil du temps de produire au-delà des besoins immédiats du groupe. Un stock de céréales excédentaires ou d’autres denrées alimentaires pouvait alors être utilisé en période de difficultés causées par les mauvaises récoltes dues aux tempêtes, à la sécheresse, aux ravageurs, etc.
Un excédent croissant a également permis à certains individus et groupes de se retirer de la production alimentaire, tels que les artisans, les commerçants, les guerriers et les prêtres. Dans certaines sociétés, un membre particulier du groupe qui avait acquis un certain prestige (ancien du village, «grand homme», etc.) s’est chargé de rassembler et de distribuer le surplus, souvent au moyen de fêtes cérémonielles. Pour commencer, ce rôle, exercé pour le compte et au profit du groupe dans son ensemble, ne conférait aucun privilège. La personne n’avait aucun moyen de contrôle car, selon les coutumes de réciprocité et de générosité, elle devait normalement donner plus que reçu. Le socle pour le développement des sociétés de classes était toutefois établi. Les différences ont peu à peu émergées et la concurrence entre les lignées (groupes de descendance de parenté) et les ménages se sont développées, avec le plus productif qui gagne en prestige.
Dans certains cas, la position du chef de la lignée est devenue héréditaire et les chefs ont gagné, dans les sociétés les plus stratifiées, un accès privilégié aux ressources. Le classement, la hiérarchie et l’inégalité d’accès aux ressources se sont développés parallèlement et en contradiction avec les principes d’organisation communaux horizontaux du groupe. Dans ces sociétés où la lignée dominante, le groupe, le chef, etc., s’est éloigné de l’obligation de réciprocité le chemin était pavé vers la société de classe. Un ou plusieurs groupes se sont ainsi emparés d’une partie ou de l’entièreté de la production, sans se conformer à l’obligation du retour équivalent.
Consolidation de l’état
Avec les inégalités croissantes et la différenciation entre classes, le besoin d’institutions et de forces coercitives pour administrer des sociétés de plus en plus complexes à pris forme. Il fallait contraindre les producteurs à augmenter leur production et leur main d’œuvre ainsi qu’à extraire des impôts. Ces forces servaient à protéger, légitimer, renforcer et maintenir la position privilégiée des groupes dirigeants. Bien sûr, il y eu des épisodes de résistance et de rébellion contre ces règles de classe naissantes. Mais les élites dirigeantes en développement reposaient souvent sur des relations de parenté issues des gens qui continuaient à exister même lorsque les relations de classe dominaient. L’idéologie des sociétés-gens a joué un rôle crucial dans la justification de l’exploitation, et leur acceptation par le groupe social plus large.
Les lignées les plus réussies étaient normalement considérées comme les plus proches des ancêtres et des dieux du groupe. C’est cette proximité qui expliquait leur capacité à augmenter la production, la fertilité, etc., et à justifier leur maintien en tant qu’élément essentiel pour le bien-être de l’ensemble du groupe. Le rôle des prêtres et des castes sacerdotales était étroitement lié à la légitimation idéologique du pouvoir économique et politique de la couche dirigeante. Et dans certains cas (par exemple, en Mésopotamie), les groupes dirigeants émergèrent eux-mêmes de ces couches religieuses. Là où les processus se développaient le plus loin, l’idéologie devenait institutionnalisée en tant que religion d’État.
La manière dont les relations de classe se déroulaient variait beaucoup d’une société à l’autre. Cela pouvait être un processus changeant avec des luttes émergeantes entre différents groupes d’élites. Dans « l’Origine », Engels décrit les processus impliqués dans la formation de l’esclavage dans la Grèce classique et à Rome. Les premières sociétés de classes connues se fondaient sur ce que Marx appelait le mode de production asiatique. C’est une faute de langage car ces sociétés sont également apparues en dehors de l’Asie. Bien que l’esclavage ait pu exister, il n’était pas le mode de production dominant. La terre n’était pas une propriété privée, comme c’était le cas dans la société féodale, mais était considérée comme la «propriété» de l’État. Celui-ci exploitait les paysans et autres groupes subalternes par l’expropriation des impôts et le travail collectif sur les grandes œuvres communautaires. Par exemple, ce fut le cas de la construction de routes, de l’irrigation, temples et les lieux de sépulture au profit de l’élite dirigeante. Les premiers États-Villes sont probablement apparus en Mésopotamie autour de 3700 avant Jésus-Christ. Là, la redistribution économique, la religion, l’artisanat, l’écriture, le commerce, etc., étaient organisés à travers et autour du temple. L’Etat fournit aux paysans les moyens de production et expropriait le surplus.
Le déclin du statut des femmes dans la société était inextricablement lié à ces processus économiques et sociaux qui ont donné lieu aux inégalités de classe et à l’État. Par conséquent, il ne s’agissait pas d’un événement soudain, comme semblent le suggérer certains «interprètes» d’Engels. Il s’agit d’un long développement contradictoire se déroulant sur des milliers d’années avec différents niveaux de subordination existant dans différentes sociétés à différents stades de développement. Engels n’a jamais entièrement expliqué pourquoi ce sont les hommes qui sont devenus le sexe dominant et non les femmes. Mais les preuves disponibles indiquent que, en raison de la division du travail existant entre les hommes et les femmes dans les gens, l’accumulation, le stockage et la distribution du surplus étaient normalement détenus par des hommes.
Bien qu’il existe des preuves que les femmes aient été des chefs, commerçants et chamanes, en particulier dans les sociétés africaines, ce sont généralement les hommes qui occupaient ces postes. Ils faisaient aussi office de guerriers chargés de défendre et d’accumuler le surplus de nourriture. Dans les sociétés où les techniques agricoles sont devenues plus lourdes et plus intensives, ce sont les hommes qui ont eu la responsabilité de la charrue et de l’irrigation. Une division du travail dans les rapports égalitaires, économiques et sociaux, n’impliquait aucune hiérarchie des relations de genre. Dès l’apparition des classes cette division devint la base d’un prestige et d’un pouvoir croissants des hommes dans la société, et de leur contrôle du surplus croissant.
Inégalité de genre institutionnalisée
En même temps que l’évolution des techniques de production, l’importance du ménage individuel en tant qu’unité économique aux côtés et en concurrence avec la gens a accru. Dans les premières sociétés de classes, l’État, en s’appropriant une partie de la production familiale, comptait sur les chefs de famille pour remettre l’hommage. Cela renforçait ainsi le contrôle exercé par les hommes sur la production des femmes au sein d’une famille individuelle. En conséquence, les femmes sont devenues de plus en plus économiquement dépendantes d’un seul chef de famille, perdant leur autonomie relative dans la société. Dans le même temps, leur travail, qui avait été auparavant réalisé comme un rôle social pour la gens, est progressivement devenu une activité privée au sein de l’unité de ménage individuelle. Les femmes qui faisaient partie des groupes économiquement dominants perdaient aussi normalement leur autonomie économique, sous le contrôle des hommes. Elles conservaient toutefois un certain pouvoir social à l’égard des classes subalternes dont le travail était exploité pour produire le surplus.
Dans les gens, l’apparition de l’exogamie («se marier» en dehors du groupe) n’excluait pas principalement, comme Engels l’a supposé, le mariage entre parents-enfants (inceste), mais était en fait lié à la coopération entre différents groupes. Ce ne sont pas non plus les hommes qui ont «échangé» les femmes comme des marchandises, comme le soutiennent les anthropologues structuralistes (5) et certaines féministes. C’est la gens dans son ensemble, y compris les femmes, qui participe à ces décisions (6). Avec l’augmentation des inégalités de classe, le mariage entre l’élite dirigeante a commencé à prendre un rôle politique visant à accroître la richesse, le pouvoir et le prestige.
Alors que les groupes économiquement dominants cherchaient à garder le contrôle au sein des lignées et des ménages au pouvoir, l’héritage prit une importance croissante, aidant à généraliser la patrilocalité et la patrilinéarité. Dans le même temps, le contrôle de la reproduction et de la sexualité des femmes s’est intensifié, donnant lieu à de sévères châtiments pour l’adultère commis par des femmes. Au fil du temps, la famille patriarcale monogame dont parlait Engels (dans laquelle un homme avait le contrôle total de tous les membres de la famille, y compris le droit de recourir à la violence physique), devint la principale forme de cellule familiale. Toutefois cela fut bien plus tardif que ce qu’Engels soupçonnait. Avec la consolidation du pouvoir de classe, ces inégalités entre les sexes se sont progressivement institutionnalisées, inscrites dans la loi, perpétuées par l’idéologie et la religion de l’État.
Réelle libération
Engels a situé l’oppression des femmes dans les processus historiques, en montrant que la domination masculine et l’oppression systématique des femmes n’étaient pas universelles. « l’Origine » d’Engels reste un livre puissant, malgré ses inexactitudes. Il a en fait montré que les changements économiques et sociaux passés ont modifié le statut des femmes dans la société. Il a également démontré que les changements futurs peuvent jeter les bases d’une transformation de la vie des femmes et d’une fin à l’oppression de celles-ci. “La première condition pour la libération des femmes”, a déclaré Engels, “est de ramener l’ensemble du sexe féminin dans l’industrie publique”.
Au cours des dernières décennies les changements structurels dans le capitalisme ont conduit à une augmentation de la participation des femmes à la main-d’œuvre dans de nombreux pays à travers le monde. Cela a eu un effet positif sur les idées et les aspirations des femmes elles-mêmes. Cela a également influençé plus largement les attitudes sociales, l’autonomie économique, sociale et personnelle des femmes mais cela restait limité par les besoins du capitalisme. Engels a expliqué que «ceci exige à son tour l’abolition de la famille monogame comme étant l’unité économique de la société». La famille en tant qu’institution et le rôle des femmes en son sein ont clairement subi des changements importants depuis qu’Engels a écrit « L’origine de la famille, la propriété privée et l’État ». Néanmoins, il conserve une pertinence économique et idéologique concernant le capitalisme du 21ème siècle, qui souffre d’une crise systémique et est déchiré par ses contradictions. C’est un système qui exploite les femmes comme main-d’œuvre bon marché sur les lieux de travail tout en dépendant de leur rôle traditionnel de soignantes non rémunérées au sein du foyer.
L’idéologie capitaliste, concernant le rôle et le statut des femmes dans la société, a également évoluée depuis la fin du XIXe siècle. Mais les idées et les valeurs d’un système basé sur la production marchande pour le profit, les inégalités de richesse et de pouvoir se perpétuent et perdurent. Les idées d’autorité et de suprématie masculines qui ont leurs racines dans les sociétés de classe antérieures également. En conséquence, les femmes continuent d’être victimes de violences, d’abus sexuels. Elles continuent à être réprimées sur leur sexualité et leurs droits en matière de procréation ; à être confrontées au sexisme, à la discrimination, aux stéréotypes sexistes et au double standard.
Pour Engels, la solution des problèmes auxquels les femmes sont confrontées implique «le transfert des moyens de production en propriété commune». De cette façon, “la famille monogame cesse d’être l’unité économique de la société. Le ménage privé est transformé en industrie sociale. Les soins et l’éducation des enfants deviennent une affaire publique. La société s’occupe de tous les enfants … ” Dans une société socialiste, les relations personnelles seront libérées des contraintes économiques et sociales qui continuent de les limiter encore aujourd’hui. La base de la vraie libération sera posée. Cent trente-trois ans après leur première écriture, les mots d’Engels concernant la fin de l’oppression des femmes conservent toute leur force.
Notes:
1. Leacock: “Myths of Male Dominance”, Monthly Review Press.
2. Leacock et Lee: “Politics and History in Band Societies”, Cambridge University Press, 1982; Lee, The Kung San, Cambridge, 1979.
3. Coontz et Henderson: “Women’s Work, Men’s Property”, Verso, 1986.
4. Gaitley: “Kinship to Kingship, Gender Hierarchy and State Formation”, University of Texas Press, 1987.
5. Voir en particulier Levi-Strauss.
6. Voir Leacock, Gaitley, Coontz and Henderson, op cit. -
2018 : 170e anniversaire du Manifeste du Parti Communiste
L’année 2018 sera l’occasion de célébrer divers événements cruciaux de l’histoire du mouvement des travailleurs. Ce sera notamment le 170e anniversaire du Manifeste du Parti Communiste. Vous trouverez ci-dessous un texte écrit par Trotsky à l’occasion du 90e anniversaire de cet ouvrage monumental. Ce texte est issu du site marxists.org.On a peine à croire que dix années seulement nous séparent du centenaire du Manifeste du parti communiste ! Ce manifeste, le plus génial de tous ceux de la littérature mondiale, surprend aujourd’hui encore par sa fraîcheur. Les parties principales semble avoir été écrites hier. Vraiment, les jeunes auteurs (Marx avait vingt-neuf ans, Engels vingt-sept) ont su regarder vers l’avenir comme personne avant eux et, peut-être bien, après.
Déjà, dans la préface à l’édition de 1872, Marx et Engels ont indiqué que, bien que quelques parties secondaires du Manifeste eussent vieilli, ils ne se croyaient pas en droit de modifier le texte primitif, car, au cours des vingt-cinq années écoulées, le Manifeste était devenu un document historique. Depuis, soixante-cinq années se sont écoulées. Certaines parties isolées du Manifeste ont glissé plus profondément encore le passé. Nous nous efforcerons de présenter dans cette préface, sous une forme résumée, à la fois les idées du Manifeste qui ont intégralement conservé leur force jusqu’à nos jours, et celles qui ont aujourd’hui besoin de modifications sérieuses ou de compléments.
1. La conception matérialiste de l’histoire, découverte par Marx peu de temps seulement avant la publication du Manifeste et qui y est appliquée avec une parfaite maîtrise, a tout à fait résisté à l’épreuve des événements et des coups de la critique hostile : elle constitue aujourd’hui l’un des instruments les plus précieux de la pensée humaine. Toutes les autres interprétations du processus historique ont perdu toute valeur scientifique. On peut dire avec assurance qu’actuellement il est impossible non seulement d’être un militant révolutionnaire, mais tout simplement d’être un homme politiquement instruit sans s’être approprié la conception matérialiste de l’Histoire.
2. Le premier chapitre du Manifeste débute par la phrase suivante: “L’histoire de toute société passée est l’histoire de la lutte de classes.”
Cette thèse, qui constitue la conclusion la plus importante de la conception matérialiste de l’Histoire, n’a pas tardé à devenir elle-même un objet de la lutte des classes. La théorie, qui remplaçait le “bien-être commun”, “l’unité nationale” et les “vérités éternelles de la morale” par la lutte des intérêts matériels considérés comme la force motrice, a subi des attaques particulièrement acharnées de la part des hypocrites réactionnaires, des doctrinaires libéraux et des démocrates idéalistes. Vinrent s’ajouter à eux, plus tard, cette fois au sein du mouvement ouvrier lui-même, ceux qu’on appelait les révisionnistes; c’est-à-dire les partisans de la révision du marxisme dans l’esprit de collaboration et de réconciliation entre les classes. Enfin, à notre époque, les méprisables épigones de l’Internationale Communiste (les “staliniens”) ont pris le même chemin : la politique de ce qu’on appelle les “fronts populaires” découle entièrement de la négation des lois de la lutte de classes. C’est pourtant l’époque de l’impérialisme qui, en poussant à l’extrême toutes les contradictions sociales, constitue le triomphe historique du Manifeste communiste.
3. L’anatomie du capitalisme en tant que stade déterminé de l’évolution économique de la société économique de la société a été expliquée par Marx dans son Capital sous une forme achevée (1867). Mais, déjà dans le Manifeste communiste, les lignes fondamentales de sa future analyse ont été tracées d’un ciseau ferme : la rétribution du travail dans la mesure indispensable à la production; l’appropriation de la plus value; la concurrence comme loi fondamentale des rapports sociaux; la ruine des classes moyennes, c’est-à-dire de la petite bourgeoisie des villes et de la paysannerie; la concentration des richesses entre les mains d’un nombre toujours plus réduit de possédants, à un pôle et l’augmentation numérique du prolétariat à l’autre; la préparation des conditions matérielles et politiques du régime socialiste.
4. La thèse du Manifeste sur la tendance du capitalisme à abaisser le niveau de vie des ouvriers et même à les paupériser, a subi un feu violent. Les prêtres, les professeurs, les ministres, les journalistes, les théoriciens social-démocrates et les chefs syndicaux se sont élevés contre la théorie de la “paupérisation” progressive. Ils ont invariablement découvert le bien-être croissant des travailleurs en faisant passer l’aristocratie ouvrière pour le prolétariat ou en prenant une tendance temporaire pour une tendance générale. En même temps, l’évolution même du capitalisme le plus puissant, celui d’Amérique du Nord, a transformé des millions d’ouvriers en pauvres, entretenus aux frais de la charité étatique, municipale ou privée.
5. Par opposition au Manifeste qui décrivait les crises commerciales-industrielles comme une série de catastrophes croissantes, les révisionnistes affirmaient que le développement national et international des trusts garantit le contrôle du marché et mène graduellement à la domination des crises. Il est vrai que la fin du siècle dernier et le début de ce siècle se sont distingués par un développement tellement impétueux que les crises ne semblaient être que des accalmies “accidentelles”. Mais cette époque est irrémédiablement révolue. En dernière analyse, dans cette question également, la vérité s’est trouvée du côté du Manifeste.
6. “Le gouvernement moderne n’est qu’une délégation qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise.” Dans cette formule concentrée qui paraissait aux chefs social-démocrates un paradoxe journalistique, se trouve en réalité contenue la seule théorie scientifique de l’Etat. La démocratie créée par la bourgeoisie n’est pas une coquille vide que l’on peut, ainsi que le pensaient à la fois Bernstein [1] et Kautsky [2] , remplir paisiblement du contenu de classe que l’on veut. La démocratie bourgeoise ne peut servir que la bourgeoisie. Le gouvernement de “Front populaire”, qu’il soit dirigé par Blum ou Chautemps, [Largo] Caballero ou Negrin, n’est “qu’une délégation qui gère les affaires communes de toute la classes bourgeoise”. Quand cette “délégation” se tire mal d’affaire, la bourgeoisie la chasse d’un coup de pied.
7. “Toute lutte de classes est une lutte politique.” “L’organisation des prolétaires en classe et, par suite, en parti politique.” A la compréhension de ces lois historiques, les syndicalistes d’un côté, les anarcho-syndicaliste de l’autre se sont longtemps dérobés et essaient aujourd’hui encore de se dérober. Le syndicalisme “pur” reçoit aujourd’hui un coup terrible dans son principal refuge, les Etats-Unis. L’anarcho-syndicalisme a subi une défaite irréparable dans son dernier bastion, l’Espagne. Dans cette question également le Manifeste a eu raison.
8. Le prolétariat ne peut conquérir le pouvoir dans le cadre des lois édictées par la bourgeoisie. “Les communistes proclament ouvertement que leur buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social traditionnel.” Le réformiste a essayé d’expliquer cette thèse du Manifeste par la non maturité du mouvement de l’époque et l’insuffisance du développement de la démocratie. Le sort des “démocraties” italienne, allemande et d’une longue série d’autres, démontre que, si quelque chose n’était pas mûr, il s’agissait des idées réformistes elles-mêmes.
9. Pour opérer la transformation socialiste de la société, il faut que la classe ouvrière concentre dans ses mains le pouvoir capable de briser tous les obstacles politiques sur la voie de l’ordre nouveau. Le “prolétariat organisé en classe dominante”, c’est la dictature. En même temps, c’est la seule démocratie prolétarienne. Son envergure et sa profondeur dépendent des conditions historiques concrètes. Plus est grand le nombre des états qui s’engagent dans la révolution socialiste, plus les formes de dictature seront libres et souples, et plus la démocratie ouvrière sera large et profonde.
10. Le développement international du capitalisme implique le caractère international de la révolution prolétarienne. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation. Le développement ultérieur du capitalisme a si étroitement lié les unes aux autres toutes les parties de notre planète, “civilisées” et “non-civilisées”, que le problème de la révolution socialiste a complètement et définitivement pris un caractère mondial. La bureaucratie soviétique a essayé de liquider le Manifeste dans cette question fondamentale. La dégénérescence bonapartiste de l’Etat soviétique a été l’illustration meurtrière du mensonge de la théorie du socialisme dans un seul pays.
11. “Une fois que, dans le cours du développement, les différences de classe ont disparu et que toute la production est concentrée aux mains des individus associés, le pouvoir public perd son caractère politique.” Autrement dit l’Etat dépérit. Il reste la société, libérée de sa camisole de force. C’est cela le socialisme. Le théorème inverse, la monstrueuse croissance de la contrainte d’Etat en U.R.S.S. démontre que la société s’éloigne du socialisme.
12. “Les ouvriers n’ont pas de patrie.” Cette phrase du Manifeste a été souvent jugée par les philistins comme une boutade bonne pour l’agitation. En réalité, elle donnait au prolétariat la seule directive raisonnée sur le problème de la “patrie” socialiste. La suppression de cette directive par la II° internationale a entraîné non seulement la destruction de l’Europe pendant quatre années, mais encore la stagnation actuelle de la culture mondiale. Devant l’approche de la nouvelle guerre, le Manifeste demeure aujourd’hui encore le conseiller le plus sûr dans la question de la “patrie” capitaliste.
Nous voyons ainsi que le petit ouvrage des deux jeunes auteurs continue à fournir des indications irremplaçables dans les questions fondamentales et les plus brûlantes de la lutte de libération. Quel autre livre pourrait se mesurer, même de loin, avec le Manifeste communiste ? Cela ne signifie nullement, cependant, qu’après quatre-vingt-dix années de développement sans précédent des forces productives et de grandioses luttes sociales, le Manifeste n’ait pas besoin de corrections et de compléments. La pensée révolutionnaire n’a rien de commun avec l’idolâtrie. Les programmes et les pronostics se vérifient et se corrigent à la lumière de l’expérience, qui est pour la pensée humaine l’instance suprême. Des corrections et des compléments, ainsi qu’en témoigne l’expérience historique même, ne peuvent être apportés avec succès qu’en partant de la méthode qui se trouve à la base du Manifeste. Nous essaierons de le montrer en nous aidant des exemples les plus importants.
1. Marx enseignait qu’aucun ordre social n’abandonne la scène avant d’avoir épuisé ses possibilités créatrices. Le Manifeste flétrit le capitalisme parce qu’il entrave le développement des forces productrices. A son époque cependant, ainsi qu’au cours des décennies suivantes, cette entrave n’était que relative: si, dans la seconde moitié du XIX° siècle, l’économie avait pu être organisée sur les fondements socialistes, le rythme de sa croissance aurait été incomparablement plus rapide. Cette thèse, théoriquement incontestable, ne change rien au fait que les forces productives ont continué à croître, à l’échelle mondiale, sans interruption jusqu’à la guerre mondiale. Ce n’est qu’au cours des vingt dernières années qu’en dépit des découvertes les plus modernes de la science et de la technique, s’est ouverte la période de la stagnation directe et même du déclin de l’économie mondiale. L’humanité commence à vivre sur le capital accumulé et la prochaine guerre menace de détruire pour longtemps les bases même de la civilisation. Les auteurs du Manifeste escomptaient que le Capital se briserait longtemps avant de transformer, de régime relativement réactionnaire en un régime absolument réactionnaire. Cette transformation ne s’est précisée qu’aux yeux de la génération actuelle et elle a fait de notre époque celle des guerres, des révolutions et du fascisme.
2. L’erreur de Marx-Engels quant aux délais historiques découlait d’une part de la sous-estimation des possibilités ultérieures inhérentes au capitalisme et d’autre part de la surestimation de la maturité révolutionnaire du prolétariat. La révolution de 1848 ne s’est pas transformée en révolution socialiste, comme le Manifeste l’avait escompté, mais ouvrit par la suite à l’Allemagne la possibilité d’un épanouissement formidable. La Commune de Paris démontra que le prolétariat ne peut arracher le pouvoir à la bourgeoisie sans avoir à sa tête un parti révolutionnaire éprouvé. Or la longue période d’essor capitaliste qui suivit entraîna, non l’éducation d’une avant-garde révolutionnaire, mais au contraire, la dégénérescence bourgeoise de la bureaucratie ouvrière, qui devint à son tour le frein principal de la révolution prolétarienne. Cette “dialectique”, les auteurs du Manifeste ne pouvaient la prévoir eux-mêmes.
3. Le capitalisme, c’est, pour le Manifeste, le règne de la libre concurrence. Parlant de la concentration croissante du Capital, le Manifeste n’en tire pas encore la nécessaire conclusion au sujet du monopole qui est devenu la forme dominante du Capital à notre époque et la prémisse la plus importante de l’économie socialiste. Ce n’est que plus tard que Marx constata que dans son Capital la tendance à la transformation en monopole de la libre concurrence. La caractéristique scientifique du capitalisme de monopole a été donnée par Lénine dans son Impérialisme.
4. Se référant surtout à l’exemple de la “révolution industrielle” anglaise, les auteur du Manifeste se représentaient de façon trop rectiligne le processus de liquidation des classes intermédiaires sous la forme d’une prolétarisation totale de l’artisanat, du petit commerce et de la paysannerie. En réalité, les forces élémentaires de la concurrence sont loin d’avoir achevé cette œuvre à la fois progressiste et barbare. Le Capital a ruiné la petite bourgeoisie beaucoup plus vite qu’il ne l’a prolétarisée. En outre, la politique consciente de l’Etat bourgeois vise depuis longtemps à conserver artificiellement les couches petites bourgeoises. Le développement de la technique et la rationalisation de la grande production, tout en engendrant un chômage organique, freinent, à l’opposé, la prolétarisation de la petite bourgeoisie. En même temps, le développement du capitalisme a accru de façon extraordinaire l’armée des techniciens, des administrateurs, des employés de commerce, en un mot de tout ce qu’on appelle “la nouvelle classe moyenne”. Le résultat en est que les classes moyennes, dont le Manifeste prévoit de façon si catégorique la disparition, constituent, même dans un pays aussi industrialisé que l’Allemagne, à peu près la moitié de la population. La conservation artificielle des couches petites-bourgeoises depuis longtemps périmées n’atténue cependant en rien les contradictions sociales. Au contraire, elle les rend particulièrement morbides. S’ajoutant à l’armée permanente des chômeurs, elle est l’expression la plus malfaisante du pourrissement du capitalisme.
5. Le Manifeste, conçu pour une époque révolutionnaire contient (à la fin de son second chapitre) dix revendications qui correspondent à la période de la transition immédiate du capitalisme au socialisme. Dans leur préface de 1872 Marx et Engels indiquèrent que ces revendications étaient en partie vieillies et qu’elles n’avaient plus en tout cas qu’une signification secondaire. Les réformistes se sont emparés de cette appréciation; ils l’on interprétée dans le sens que les mots d’ordre révolutionnaires transitoires cédaient définitivement la place au “programme minimum” de la social-démocratie qui, lui, comme on le sait, ne sortait pas du cadre de la démocratie bourgeoise.
En réalité, les auteurs du Manifeste ont indiqué de façon très précise la principale correction à apporter à leur programme de transition, à savoir : “Il ne suffit par que la classe ouvrière s’empare de la machine d’état pour la faire servir à sa propre fin”. Autrement dit, la correction visait le fétichisme de la démocratie bourgeoise. A l’Etat capitaliste, Marx opposa plus l’état de type de la Commune. Ce “type” a pris, par la suite, la forme beaucoup plus précise des soviets. Il ne peut y avoir aujourd’hui de programme révolutionnaire sans soviets et sans contrôle ouvrier. Quant à tout le reste, aux dix revendications du Manifeste, qui, à l’époque de la paisible activité parlementaire, apparaissaient “archaïques”, elle ont jusqu’à présent revêtu toute leur importance. Ce qui est, en revanche, vieilli sans espoir, c’est le “programme minimum” social-démocrate.
6. Pour justifier l’espoir que la “révolution bourgeoise allemande ne peut être que le prélude de la révolution prolétarienne”, le Manifeste invoque les conditions générales beaucoup plus avancées de la civilisation européenne par rapport à l’Angleterre du XVI° siècle et à la France au XVII°, et le développement bien supérieur du prolétariat. L’erreur de ce pronostic ne consiste pas seulement dans l’erreur sur le délai. Quelques mois plus tard, la révolution de 1848 montra précisément que, dans la situation d’une évolution plus avancée, aucune des classes bourgeoises n’est capable de mener jusqu’au bout la révolution : la grande et moyenne bourgeoisie est trop liée aux propriétaires fonciers et trop soudée par la peur des masses; la petite bourgeoisie est trop dispersée et trop dépendante, par l’intermédiaire de ses dirigeant de la grande bourgeoisie. Comme l’a démontré l’évolution ultérieure en Europe et en Asie, la révolution bourgeoise, prise isolément, ne peut plus du tout se réaliser. La purification de la société des défroques féodales n’est possible que si le prolétariat, libéré de l’influence des partis bourgeois, est capable de se placer à la tête de la paysannerie et d’établir sa dictature révolutionnaire. Par là-même, la révolution socialiste pour s’y dissoudre ensuite. La révolution internationale devient ainsi un chaînon de la révolution internationale. La transformation des fondements économiques et de tous les rapports de la société prend un caractère permanent.
La claire compréhension du rapport organique entre la révolution démocratique et la dictature du prolétariat et, par conséquent, avec la révolution socialiste internationale, constitue, pour les partis révolutionnaires des pays arriérés d’Asie, d’Amérique latine, d’Afrique, une question de vie ou de mort.
7. En montrant comment le capitalisme entraîne dans son tourbillon les pays arriérés et barbares, le Manifeste ne mentionne pas la lutte des peuples coloniaux et semi-coloniaux pour leur indépendance. Dans la mesure où Marx et Engels pensaient que la révolution socialiste, “dans les pays civilisés tout au moins”, était l’affaire des années prochaines, la question des colonies était, à leur yeux, résolue, non comme résultat d’un mouvement autonome des peuples opprimés, mais comme résultat de la victoire du prolétariat dans les métropoles du capitalisme. C’est pourquoi les questions de la stratégie révolutionnaire dans les pays coloniaux et semi-coloniaux ne sont même pas effleurées dans le Manifeste. Mais ces question exigent des solution particulières. Ainsi, par exemple, il est bien évident que si la “patrie nationale” est devenu le pire frein historique dans les pays capitalistes développés, elle reste encore un facteur relativement progressiste dans les pays arriérés qui sont obligés de lutter pour leur existence et leur indépendance. “Les communistes, déclare le Manifeste, appuient dans tous les pays tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre politique et social existant.” Le mouvement des race de couleur contre les oppresseurs impérialistes est l’un des mouvement les plus puissants et les plus important contre l’ordre existant et c’est pourquoi il lui faut le soutient complet, sans réticence, du prolétariat de race blanche. Le mérite d’avoir développé la stratégie révolutionnaire des peuples opprimés revient surtout à Lénine.
8. La partie la plus vieillie du Manifeste – non quant à la méthode, mais quant à l’objet – est la critique de la littérature “socialiste” de la première moitié du XIX° siècle, et la définition de la position des communistes vis-à-vis des différents partis d’opposition. Les tendances et partis énumérés dans le Manifeste ont été balayés si radicalement par la révolution de 1848 ou par la contre-révolution qui suivit, que l’histoire ne les mentionne même plus. Cependant, dans cette partie également le Manifeste nous est peut être aujourd’hui plus proche qu’à la génération précédente. A l’époque de la prospérité de la II° internationale, lorsque le marxisme semblait régner sans conteste, les idées du socialisme d’avant Marx pouvaient être considérées comme définitivement révolues. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La décadence de la social-démocratie et de l’Internationale Communiste engendre à chaque pas de monstrueuses récidives idéologiques. La pensée sénile retombe pour ainsi dire dans l’enfance. A la recherche des formules de salut, les prophètes de l’époque du déclin redécouvrent les doctrines depuis longtemps enterrées par le socialisme scientifique. En ce qui concerne la question des partis d’opposition, les décennies écoulées y ont apporté les plus profonds changements : non seulement les vieux partis ont été remplacés depuis longtemps par de nouveaux, mais encore le caractère même des partis et de leurs rapports mutuels s’est radicalement modifié dans les conditions de l’époque impérialiste. Le Manifeste doit donc être complété par les principaux documents des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, par le littérature fondamentale du bolchevisme et les décisions de conférences de la IV° internationale.
Nous avons rappelé ci-dessus que, pour Marx, aucun ordre social ne quitte la scène avant d’avoir épuise ses possibilités. Cependant l’ordre social, même périmé, ne cède pas la place à un ordre nouveau sans résistance. La succession des régimes sociaux suppose la lutte de classe le plus âpre, c’est-à-dire la révolution. Si le prolétariat, pour une raison ou pour une autre, s’avère incapable de renverser l’ordre bourgeois qui se survit, il ne reste au capital financier, dans sa lutte pour maintenir sa domination ébranlée, qu’à transformer la petite bourgeoisie, qu’il a conduite au désespoir et à la démoralisation, en une armée de pogrome du fascisme. La dégénérescence bourgeoise de la social-démocratie et la dégénérescence fasciste de la petite bourgeoisie sont entrelacées comme cause et effet.
Aujourd’hui, la III° internationale mène dans tous les pays avec une licence plus effrénée encore, son œuvre de tromperie et de démoralisation des travailleurs. En frappant l’avant-garde du prolétariat espagnol, les mercenaires sans scrupules de Moscou non seulement, fraient la voie au fascisme, mais encore réalisent une bonne partie de sa besogne. La longue crise de la culture humaine, se ramène au fond à la crise de la direction révolutionnaire.
Héritière de la grande tradition dont le Manifeste du parti communiste est le chaînon le plus précieux, la IV° Internationale éduque de nouveaux cadres pour résoudre les tâches anciennes. La théorie est la réalité généralisée. La volonté passionnée de refondre la structure de la réalité sociale s’exprime dans une attitude honnête à l’égard de la théorie révolutionnaire. Le fait qu’au sud du continent noir, nos camarades d’idées aient traduit pour la première fois le Manifeste dans la langue des Africains Boers constitue une confirmation éclatante du fait que la pensée marxiste n’est aujourd’hui vivante que sous le drapeau de la IV° internationale. L’avenir lui appartient. Au centenaire du Manifeste communiste, la IV° Internationale sera la force révolutionnaire déterminante sur notre planète.
30 octobre 1937.
Notes[1] Edouard Bernstein (1850-1932) avait été rédacteur du Sozialdemokrat en exil au temps des lois antisocialistes et exécuteur testamentaire d’Engels. Il pose les fondements théoriques de son “révisionnisme” dès 1899. Pendant la guerre il rejoint l’U.S.P.D.
[2] Karl Kautsky (1854-1838), autrichien d’origine, leader des social-démocrates allemands, émigré au temps des lois antisocialistes, avait été le principal défenseur du marxisme contre le révisionnisme au temps de la “bernsteiniade”. Il fut à la fois le “pape” de la social-démocratie et le théoricien du “centre”. Comme Bernstein il rejoignit l’U.S.P.D. en 1917 mais, très antibolchevick, revint rapidement au parti social-démocrate.
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Centenaire de la Révolution Russe : la prise du pouvoir en octobre

La révolution commencée en février a suivi son cours. La monarchie avait été renversée, une formidable liberté de presse, de réunion, existait comme nulle part ailleurs à cette époque. Les travailleurs, les paysans, les soldats, s’étaient dotés de conseils (les soviets) qui leur permettaient à la fois de développer leurs demandes mais aussi d’organiser en partie la société (contestation du pouvoir absolu des officiers dans l’armée, début de répartition des terres à la campagne, organisation du travail dans les usines…). Mais les aspirations fondamentales et les revendications de base de la révolution restaient : la journée de travail de 8 heures, la paix et la terre aux paysans. Le gouvernement provisoire, pas plus que le comité exécutif issu du congrès des soviets de juin, n’avait fait un pas dans ce sens, renvoyant cela à l’élection d’une Assemblée constituante – que le gouvernement refusait par ailleurs d’organiser. Quant à la guerre, toujours aussi absurde et meurtrière, toutes les forces politiques voulait la continuer, exceptés les bolcheviques et une partie des Socialistes-révolutionnaires de gauche.
Par un coup de force, le chef du gouvernement provisoire, Kerenski, avait fait arrêter de nombreux dirigeants bolcheviques, dont Trotsky ; Lénine a dû se cacher des mois en Finlande voisine, de crainte (justifiée) d’être assassiné. Le journal bolchevique, la Pravda ainsi que d’autres, avaient été interdits. Et toute la fin août avait été marquée par la tentative conjointe mais concurrente de Kerenski d’un côté, et du général Kornilov de l’autre, d’établir une dictature sanglante et répressive.
C’est la mobilisation en masse des bolcheviques (sur les mots d’ordre « défense de la révolution, pas de soutien à Kerenski, lutte contre Kornilov ») et de centaines de milliers de travailleurs et de soldats qui avaient fait échouer le coup d’État qui aurait débouché sur un régime de type fasciste s’il avait réussi. Cette défense victorieuse de la révolution et de ses acquis démocratiques changea définitivement l’ambiance. Les prisonniers politiques tels Trotsky et beaucoup d’autres furent libérés par les Gardes rouges (les détachements armés d’ouvriers) qui furent essentiels pour défendre la révolution. Les bolcheviques reçurent un soutien croissant grâce à la constance de leurs mots d’ordre. Leur refus de brader les aspirations de la révolution pour des combinaisons avec des partis hostiles aux travailleurs, aux paysans et au peuple, se sont avérés le seul rempart contre les ambitions dictatoriales des classes dirigeantes. La bourgeoisie, représentée par le parti Cadet, ne faisait plus mystère qu’elle était prête à s’allier avec les restes de l’aristocratie pourtant renversée en février, de même qu’à maintenir les alliances avec la France et la Grande Bretagne pour continuer la boucherie qu’était la Ière guerre mondiale. Incapable de prendre une mesure en faveur de masses ouvrières et paysannes, condamnant les soldats à toujours plus de mort et de sacrifice, et à l’autre bout, son refus de soutenir Kornilov et l’exigence d’une dictature pour asseoir le pouvoir de l’alliance de la bourgeoisie et de l’aristocratie, le gouvernement provisoire n’avait plus aucun soutien réel. Son pouvoir pourrissant ne demandait qu’à tomber, mais il fallait pour cela un autre gouvernement, à la tête d’un nouvel État constitué par les masses et à leur service.
Le pouvoir des soviets
Le 31 août 1917, le soviet de Petrograd devient à majorité bolchevique et adopte une résolution demandant le passage du pouvoir aux Soviets. Il sera suivi de plus d’une centaine de soviets de province dont celui de Moscou où pourtant les socialistes révolutionnaires, favorables au gouvernement provisoire et à la poursuite de la guerre, étaient dominants. Chaque élection, durant tout le mois de septembre, voit une victoire des bolcheviques. L’agitation grandit tandis qu’à la campagne, les paysans appliquent le mot d’ordre de répartition des terres sans plus attendre les éternelles promesses du gouvernement. Des organisations de masse se constituent, dans les quartiers populaires, parmi les soldats. Les gardes rouges se structurent et s’organisent à la fois en milice pour l’ordre public et contre les agents provocateurs tsaristes mais également pour défendre les usines et les lieux de la révolution (journaux, sièges des soviets ou des partis). Pour Lénine, les conditions sont mûres et elles risquent de pourrir si on laisse les masses dans l’attente. Kerenski s’est arrogé les quasi pleins pouvoirs en se faisant nommer, le 14 septembre, chef des armées avec pour objectif de continuer la guerre.
Les mots d’ordre des bolcheviques, « le pain, la terre, la paix, et le pouvoir aux soviets » devient celui des masses, y compris dans la base des deux partis « socialistes » qui soutiennent le gouvernement provisoire, les mencheviques et socialistes révolutionnaires.
Reflet de ce changement continu, Trotsky est élu président du soviet de Petrograd et celui de Moscou devient à majorité bolchevique le 5 octobre. Lénine écrit alors le 29 septembre « la crise est mûre ». En parfait accord avec Trotsky, il ouvre le débat au sein du parti bolchevique sur la prise du pouvoir et le renversement du gouvernement provisoire.
Il y a d’un côté le gouvernement provisoire dont seule une minorité de la bourgeoisie et les puissances impérialistes défendent une légitimité, et de l’autre le pouvoir des soviets, représentant des millions de travailleurs, de soldats et de paysans, et dont le comité exécutif se refuse à prendre le pouvoir alors que les masses le demandent. Un tel double pouvoir ne peut durer très longtemps et l’indécision est pire que tout. Un nouveau Kornilov pouvait surgir et les manœuvres de Kerenski pour avancer vers une dictature étaient claires.
Mais la direction du parti bolchevique est encore indécise. Une minorité (dont Kamenev, futur allié de Staline qui finira par le faire exécuter) reste complètement hostile à la prise du pouvoir, d’autres (dont Staline) tergiversent, proposent de ne pas prendre position mais que les organes du parti en « discutent »… Il faudra une intense bataille démocratique dans le parti, avec des avancées et des reculs, pour que la direction soit enfin résolue à aller de l’avant.
Car les masses s’impatientaient. Kerenski tenta une dernière manœuvre : faire envoyer au front contre l’armée allemande les régiments cantonnés à Petrograd, ceux-là mêmes qui avaient défendu la révolution contre Kornilov. Cette provocation rencontra une vive résistance et les soviets des soldats votèrent désormais à l’unanimité la défiance contre le gouvernement provisoire.
Prise du pouvoir
Sous la pression des masses qui en avaient plus qu’assez de la guerre, le comité central des bolcheviques décide dans la deuxième semaine d’octobre de lancer l’insurrection. Pour Lénine, le parti doit prendre le pouvoir, pour Trotsky, le parti doit donner le pouvoir aux soviets. Une position commune émerge, le parti organise l’insurrection et propose à la séance d’ouverture du 2ème congrès pan-russe des soviets, le 25 octobre (7 novembre pour le calendrier occidental) que les soviets prennent le pouvoir. Un comité révolutionnaire est formé, avec à sa présidence Trotsky, et une vaste campagne d’agitation dans toutes les grandes villes est organisée. Des votes en faveur de la prise du pouvoir par les soviets s’organisent un peu partout, remportant enthousiasme et majorité.
Souvent peu expérimentés à la tactique militaire, les détachements de Gardes rouges organisent du mieux qu’ils peuvent des plans d’occupation des endroits stratégiques des villes. A Petrograd, le 24 octobre et le matin du 25, des détachements occupent l’ensemble des bâtiments officiels, sans un coup de feu. Seuls le palais du gouvernement provisoire et les détachements d’élèves officiers sont hostiles. Partout ailleurs, les détachements du comité révolutionnaire militaire sont aidés par les travailleurs. Lorsque s’ouvre le 2ème congrès pan-russe des soviets, Trotsky soumet une résolution prononçant la dissolution du gouvernement provisoire et proclamant le pouvoir aux soviets. Celle-ci est largement majoritaire, seuls une partie des mencheviks et des socialistes révolutionnaires votent contre (moins de 100 mandats sur 562 délégués), et quittent la séance. Pourtant, les bolcheviques proposent que le gouvernement issu des soviets intègre l’ensemble des courants politiques présents au congrès pan-russe, mais seuls les SR dits de « gauche » accepteront.
L’insurrection a été plus difficile à Moscou où des combats de rue dureront quelques jours. À Petrograd, il n’y eut quasiment aucun coup de feu, au contraire de la révolution de février qui avait vu des centaines de morts. En moins de 48 heures, le congrès des soviets va faire ce que le gouvernement provisoire a été incapable de faire en huit mois : un décret donnant la terre aux paysans pauvres, un autre instaurant la journée de 8 heures, et la souveraineté et l’égalité de tous les peuples de Russie. Sur la guerre, la diplomatie secrète est abolie et le congrès propose l’ouverture immédiate de pourparler de paix, en vue d’une paix équitable, sans indemnité ni annexion.
Construire le socialisme
De simples ouvriers, soldats et paysans, grâce à la direction du parti bolchevique et la détermination de ses meilleurs dirigeants dont Lénine et Trotsky, avaient osé. Ils avaient osé prendre les affaires du pays en main, ne plus accepter la domination des forces qui ne gouvernent qu’en fonction des intérêts des classes dirigeantes. Très vite, d’autres mesures seront prises : une égalité complète entre hommes et femmes, la nationalisation des banques, le contrôle des travailleurs sur la production… Mais très vite aussi, la bourgeoisie des grands pays capitalistes se déchaîna contre le pouvoir des soviets. Une infâme guerre civile, avec l’envoi de dizaines de milliers de soldats français, anglais, états-uniens, allemands, japonais, pour appuyer les troupes pro-tsaristes (les « blancs »), fut imposée aux peuples de Russie et au pouvoir révolutionnaire des soviets.
Mais la vague révolutionnaire gagna d’autres pays, et notamment les empires centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie) et le premier résultat international de la révolution d’Octobre fut qu’il a été mis fin à la boucherie qu’était la 1ère guerre mondiale qui aurait certainement encore duré des années sans la révolution d’Octobre.
La plus grande réalisation humaine de l’histoire allait donner un tournant décisif et dominer tout le 20ème siècle. Des millions de travailleurs, dans les pays dominants comme dans les colonies, allaient se saisir de la victoire d’octobre et menacer l’ordre capitaliste.
[divider]
La mise en place, dans la 2ème partie des années 20, du pouvoir dictatorial de Staline et la bureaucratisation croissante de l’Union soviétique sous sa politique est constamment utilisée aujourd’hui pour dénigrer la révolution d’octobre. C’est évidemment en mettant de côté que les principaux acteurs de la révolution, à commencer par son principal dirigeant, Trotsky, ont justement mené une opposition farouche contre Staline. C’est également en mettant de côté que l’ensemble des pays qui ont vu une période révolutionnaire à la même époque et où les « socialistes » réformistes ont réussi à empêcher que la révolution socialiste triomphe, se sont transformés en pays fascistes : Italie, Allemagne, Espagne, Roumanie… pour aboutir à la terrible 2nde guerre mondiale.Le principal dirigeant de la révolution d’Octobre, Trotsky, a montré dans son œuvre magistrale, la Révolution Trahie, quelles sont les bases réelles de la bureaucratie stalinienne. Il a continué inlassablement à défendre les acquis de la révolution d’octobre tout en appelant à ce que les masses se soulèvent contre cette même bureaucratie et que soit repris le chemin vers le socialisme en Union soviétique et dans le monde.
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Le Jeune Karl Marx : Une œuvre de mémoire populaire et un appel à l’action

Photo : Camille Jurdant De Sergueï Eisenstein à Roberto Rossellini, quelques cinéastes ont été tentés de porter la figure du philosophe révolutionnaire allemand Karl Marx sur grand écran. Mais comment illustrer en images l’histoire de l’évolution d’une pensée ?
Par Sébastien (Liège)
Butant sur cette question, Eisenstein (1927) abandonna le projet d’adapter au cinéma Le Capital – l’ouvrage majeur de Marx – tandis que Rossellini (1974) n’eut l’idée d’un biopic sur le grand barbu qu’à la veille de sa mort. Or, si l’industrie hollywoodienne ne voit d’intérêt à parler du plus grand penseur du XIXe siècle qu’en vue de provoquer la ‘‘peur du rouge’’, les jeunes et les travailleurs d’aujourd’hui ont plus que jamais besoin de se réapproprier l’histoire des luttes de leur classe.
Avec Le Jeune Karl Marx (2017), le réalisateur haïtien Raoul Peck (Lumumba, I’m Not Your Negro), résolument du côté des opprimés, participe à ce devoir de mémoire en plein centenaire de la Révolution russe. Ce mardi 3 octobre, une équipe du PSL a assisté à la projection en avant-première, en présence du réalisateur, au cinéma Le Parc (Liège).
1843-1848 : Prémices d’une collaboration qui bouleversera le cours de l’Histoire des luttes.
Allemagne, 1842. Dans un silence de plomb, des paysans pauvres ramassent du bois mort dans une forêt. Peu à peu, un bruit assourdi par la terre, semblable au roulement des tambours, brise ce calme pesant. La cavalerie prussienne arrive. Au service des propriétaires terriens, elle va massacrer ces ‘‘voleurs’’. Légalement. Durant cette scène, en voix off, le jeune Karl énonce des passages de son article Débats sur la loi relative au vol de bois parut la même année. Une scène puissante qui ne nous quittera plus. C’est probablement son objectif dans un film dont la suite ne mettra pas en scène la main d’œuvre en lutte, mais bien les débats philosophiques et luttes internes des figures de sa direction révolutionnaire d’alors.
C’est donc dans ce contexte d’intense développement des antagonismes de classe que le jeune Karl Marx (interprété par un August Diehl qui réussit le pari de nous faire oublier l’image du sage et grisé personnage retenu par tous) fait la rencontre du tout aussi jeune Friedrich Engels (Stefan Konarske), fils révolté d’un riche industriel anglais. Accompagnés de leurs conjointes Jenny Marx (Vicky Krieps) et Mary Burns (Hannah Steele) – dont la mise en exergue des rôles nous a ravis – ils vont collaborer à l’élaboration de ce qui deviendra la pensée ‘‘marxiste’’. Le film se clôture en 1848 par la rédaction puis la publication du résumé populaire de cette pensée à destination de la classe ouvrière : Le Manifeste du parti communiste.
Il faut une théorie solide pour changer le monde, hier comme aujourd’hui.
À travers quelques personnages révolutionnaires contemporains de Marx tels que l’anarchiste Proudhon (Olivier Gourmet) ou l’agitateur social Wilhelm Weitling (Alexander Scheer), Raoul Peck illustre brillamment l’importance d’adopter une théorie révolutionnaire solide pour peser dans la lutte des classes opposant bourgeoisie et prolétariat. Concepts et slogans abstraits ne sont que verbiage du socialisme utopique, auquel Marx et Engels opposeront le socialisme scientifique, matérialiste. Quand la Ligue des Justes, initiée par Weitling, affirme que ‘‘tous les hommes sont frères’’, Engels somme la foule à s’interroger : bourgeois et patrons sont-ils vraiment semblables à l’ouvrier ? Ont-ils les mêmes intérêts ?
De nos jours, médias traditionnels, politiciens bourgeois et grands patrons n’ont de cesse de masquer les conséquences désastreuses du capitalisme. Ils tentent de brouiller l’existence d’une lutte toujours aussi acerbe et meurtrière entre deux classes aux intérêts antagonistes. Difficile pourtant d’éclipser les faits : ils sont aujourd’hui 8 milliardaires à posséder autant de richesses que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. Dans ce contexte, Le Jeune Karl Marx est une invitation salvatrice à exposer l’actualité de cette pensée qui a inspiré les meilleurs révolutionnaires du siècle dernier. Enfin, ce film est surtout un appel à l’engagement contre un système capitaliste dont les conséquences dramatiques quotidiennes nous rappellent que la lutte des classes, loin d’être un concept poussiéreux, est une réalité qui s’intensifie de jour en jour.
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1917 : Quand la classe des travailleurs a pris le pouvoir

« Pour nous, il ne s’agit pas de réformer la propriété privée, mais de l’abolir ; il ne s’agit pas d’atténuer les antagonismes de classe, mais d’abolir les classes ; il ne s’agit pas d’améliorer la société actuelle, mais d’en établir une nouvelle ». Karl Marx et Friedrich Engels, Lettre à la Ligue des communistes, 1850
Dès la fin aout 1917, la crise révolutionnaire en Russie était arrivée à maturité. L’échec du coup d’État du général Kornilov avait rempli de confiance l’avant-garde prolétarienne et renforcé sa détermination. À son tour, la compréhension du lien entre économie et politique, entre la décision du gouvernement de transition de maintenir son engagement dans la guerre ainsi que la propriété privée des usines et des terres, la disette dont souffraient à la fois les travailleurs des villes, les paysans des villages et les soldats dans leurs tranchées – tous ces facteurs pénétraient dans la conscience de millions de gens en exposant l’ampleur des mensonges et des promesses trahies des partis SR (« socialistes-révolutionnaires », parti de gauche non marxiste) et menchévique (ex-fraction réformiste du Parti ouvrier social-démocrate de Russie), qui refusaient de rompre leur coalition avec la bourgeoisie et les grands propriétaires terriens.
Dossier de Bárbara Areal, Izquierda Revolucionaria (section du Comité pour une Internationale Ouvrière dans l’Etat espagnol)
En février 1917, une première révolution avait contraint l’empereur à abdiquer et un régime « démocratique » de transition avait été mis en place (comme en Tunisie en 2011 ou au Burkina en 2015…). Cependant, le peuple avait lui aussi créé ses propres organes de pouvoir au cours de la lutte, des assemblées populaires appelées « soviets » (mot russe qui signifie « conseil » et qu’on pourrait aussi traduire par « agora »), et qui faisaient la loi dans les quartiers ouvriers, les zones industrielles mais aussi dans de nombreux villages. On était donc dans une situation inédite de « double pouvoir », qui atteignait son paroxysme au mois de septembre 1917.
Les institutions et organismes tels que le régime de transition et l’ancienne assemblée nationale perdaient de plus en plus rapidement tout crédit auprès de la majorité de la population, tout comme le « préparlement » convoqué par le chef du gouvernement, Kérensky, dans une tentative désespérée de détourner les masses de l’action révolutionnaire. Véritables théâtres de la tromperie et du mensonge, tous ces organismes avaient démontré leur incapacité à répondre aux besoins d’une population fatiguée des discours creux, que les faits contredisaient décidément à chaque pas : ni terre, ni pain, ni paix, ni droits pour les ethnies opprimées. Aspirations qui n’avaient pas de place dans le cadre du capitalisme russe, et qui poussaient inexorablement en direction d’une nouvelle révolution.
Toute cette avancée dans la conscience s’est traduite par une croissance de l’autorité politique des bolchéviks (le parti de Lénine et de Trotsky), qui, de petit groupe minoritaire qu’ils étaient, ont rapidement gagné la majorité dans les soviets de Pétrograd et de Moscou (les deux capitales qui servaient de guide politique au reste de la Russie) ainsi que dans de nombreuses autres villes. Cette victoire avait été préparée depuis la base, au cœur du prolétariat, en conquérant en premier lieu les soviets des usines et des quartiers ouvriers, et en démontrant aux masses opprimées que les bolchéviks n’étaient pas comme les autres partis : eux faisaient ce qu’ils disaient ! Et malgré la répression permanente, ils n’ont jamais abandonné les masses, y compris dans les circonstances les plus difficiles.
À ce point, il est important de noter que, depuis février, la majorité des soviets avait été dirigée par des partis conciliateurs et réformistes tels que les SR et les menchéviks. Ces formations avaient perverti les organes du pouvoir prolétarien en les plaçant au service de la collaboration des classes. La possibilité de ce que les soviets soient convertis en un outil au service de la contrerévolution a été évitée en de nombreuses occasions par Lénine, qui a correctement insisté sur le fait qu’il ne fallait pas avoir le moindre attachement à la moindre forme d’organisation, à partir du moment où celle-ci cesse de jouer le rôle progressiste pour lequel elle avait été créée.
Mais les réserves de Lénine (qui a même été jusqu’à proposer d’abandonner son mot d’ordre de « Tout le pouvoir aux soviets ! » et de recentrer plutôt les forces du parti sur les comités d’usine pour les reformer en organes de l’insurrection) étaient la conséquence de sa propre expérience pratique. Cependant, l’échec de la tentative de coup d’État en août – le fouet de la contre-révolution – a ré-insufflé aux soviets la sagesse révolutionnaire nécessaire.
Crise au Comité central bolchévique
Les leçons à tirer de la révolution d’octobre 1917 en Russie sont tout aussi nombreuses que précieuses, surtout en ce qui concerne le rôle du parti révolutionnaire. Ainsi, une des falsifications les plus nuisibles faites par les staliniens est leur tentative d’occulter la véritable histoire de ce qui s’est produit au sein de la direction bolchévique durant cette année cruciale. Vouloir déduire du triomphe de la révolution que le programme, les méthodes et la tactique appliqués pendant ces dix mois de l’année 1917 ont été adoptés de manière naturelle, calme et unanime par l’ensemble des dirigeants bolchéviques, c’est travestir la vérité. Au contraire, la succession frénétique des évènements et des débats n’a pas manqué de secouer le parti, le plongeant dans des crises constantes.
La situation objective en septembre s’était grandement transformée. Il ne s’agissait déjà plus, comme le disait Lénine dans ses Thèses d’avril (consultables ici), d’expliquer patiemment aux masses la nécessité de lutter pour la révolution socialiste et de les rendre conscientes de leur tâche historique. La situation avait muri très rapidement. Après la répression sanglante des Journées de juillet (5 jours de révolte contre le gouvernement transitoire à Pétrograd, qui se sont soldés par le massacre de 160 manifestants) et la tentative de coup d’État par le général Kornilov en aout, le pouvoir est passé entre les mains d’une petite clique bonapartiste incarnée par Kérensky, qui menaçait la révolution d’une défaite humiliante et définitive.
De ce fait, selon les mots de Lénine, il fallait conclure qu’il était complètement impossible d’obtenir un « développement pacifique » de la révolution. L’entêtement des SR et des menchéviks de s’attacher au carrosse de la réaction bourgeoise, en se convertissant en majordomes de M. Milioukov et de son Parti constitutionnel-démocrate, rendait impossible une telle perspective. Lénine l’avait signalé dans toute sa correspondance avec le Comité central bolchévique : il n’y a pas de troisième voie. Soit une dictature bonapartiste de la bourgeoisie, soit les prolétaires prennent le pouvoir en Russie, appuyés par le pouvoir des soviets et la mobilisation des paysans pauvres.
Tous ses écrits de la fin aout et de début septembre tournent autour de ce thème : préparer les forces du parti et de l’avant-garde pour l’insurrection, puisque les faits confirmaient à chaque étape le soutien de la majorité de la classe prolétaire et des paysans pauvres. Le 12 septembre, Lénine publiait un article intitulé Les bolchéviks doivent prendre en main le pouvoir (lien ici). Deux jours plus tard, il affirmait, dans un article intitulé Le marxisme et l’insurrection (lien ici), que « Toutes les conditions objectives pour la victoire de l’insurrection sont présentes ».Ayant opéré un tournant décisif dans l’orientation du parti, Lénine s’est retrouvé confronté à une opposition acharnée de la part de la direction bolchévique. Alors qu’arrivait le moment pour lequel les bolchéviks avaient passé tant d’années à se préparer, pour lequel ils avaient fait tant d’efforts et de sacrifices, bon nombre de leurs dirigeants se retrouvaient pris d’une sensation de vertige qui les paralysait. Staline, qui était à ce moment éditeur en chef du journal bolchévique La Vérité, a autorisé le 30 aout la publication d’un article de Zinoviev contre la proposition d’insurrection.
Les déclarations se sont succédé dans la bouche des dirigeants les plus célèbres : Zinoviev, Kamenev et les autres, ont accusé Lénine d’aventurisme et de blanquisme. (Auguste Blanqui (1805-81) : révolutionnaire et représentant du communisme utopique français, il désirait la prise du pouvoir via une conspiration armée de la part d’un petit groupe). Toutes leurs justifications pour retarder la.décision se fondaient sur des « raisons » théoriques, sur l’« immaturité » des conditions pour la prise du pouvoir, sur le retard économique de la Russie qui l’empêchait de bâtir un État prolétarien, sur la difficulté de consolider le soutien des masses villageoises ou sur la « puissance » militaire des ennemis de la révolution… En définitive, selon eux, la Russie n’était pas mure pour la révolution socialiste, et il fallait d’abord passer par une phase préalable de développement capitaliste et de démocratie bourgeoise.
Dans ces circonstances extrêmes, Lénine, refusant de s’avouer vaincu, a agi en conséquence : « Je suis obligé de demander à sortir du Comité central, ce que je fais, et de garder pour moi la liberté d’agitation à la base du parti et au Congrès du parti ». Tout comme lorsque la direction bolchévique l’avait mis en minorité avec ses Thèses d’avril, « Lenine s’appuyait sur les couches inférieures de l’appareil contre les plus hautes, ou bien sur la masse du parti contre l’appareil dans son ensemble ». Même s’il n’a finalement pas dû aller jusqu’à rendre publique sa démission, la lutte interne s’est prolongée jusqu’à la fin de l’insurrection.
Enfin, lors de sa réunion du 10 octobre (ancien calendrier russe / 23 octobre dans le reste du monde), Lénine a remporté la majorité du Comité central pour organiser et appeler à une insurrection armée. Cette réunion de portée historique comportait quelques particularités. Seuls 12 des 21 membres du CC ont pu y assister. De fait, Lénine lui-même est arrivé rasé, portant des lunettes et une perruque, puisqu’il vivait alors dans la clandestinité. À la fin du débat, 10 membres ont voté pour l’insurrection, 2 contre. Cela n’a pas empêché, une semaine à peine avant la prise du pouvoir, Kamenev de publier une lettre affirmant que : « Non seulement Zinoviev et moi, mais une série de camarades trouvent que prendre l’initiative de l’insurrection armée au moment présent ».
Toute la pression idéologique exercée par la bourgeoisie et, en particulier, par la petite-bourgeoisie avait percé une brèche au sommet du parti. « Les menchéviks et les SR ont cherché à lier les mains des bolchéviks en parlant de légalité soviétique, qu’ils désiraient transformer de manière indolore en légalité parlementaire bourgeoise. Et avec pareille tactique sympathisait la droite bolchévique ». Ces pressions de la part des autres classes étaient encouragées par le caractère conservateur que tout appareil acquiert au fil des années, y compris celui du parti le plus révolutionnaire.
La prise du pouvoir
L’insistance implacable dont a fait preuve Lénine pendant ces semaines cruciales n’était pas non plus le fruit du hasard. Il existait une véritable urgence qui, si on n’y répondait pas, allait connaitre une fin tragique. « La force d’un parti révolutionnaire ne s’accroît que jusqu’à un certain moment, après quoi elle peut décliner devant la passivité du parti, les espoirs des masses font place à la désillusion et, pendant ce temps, l’ennemi se remet de sa panique et tire parti de cette désillusion. ».
La force de Lénine pour surmonter les hésitations et la peur de la défaite de nombre de ses compagnons, se basait sans doute sur la profondeur de sa théorie et sur son génie tactique, mais aussi, et il est important de le souligner, sur sa confiance dans la capacité révolutionnaire des masses démunies : « Qu’ils aient honte ceux qui disent : “Nous n’avons point d’appareil pour remplacer l’ancien, celui qui inévitablement tend à la défense de la bourgeoisie”. Car cet appareil existe. Ce sont les soviets. Ne craignez point l’initiative et la spontanéité des masses, faites confiance aux organisations révolutionnaires des masses – et vous verrez se manifester dans tous les domaines de la vie de l’État, la même puissance, la même grandeur, l’invincibilité des ouvriers et des paysans, qu’ils ont montrées dans leur union et leur élan contre le mouvement de Kornilov. ».
Effectivement, il ne s’agissait pas seulement de la classe prolétaire : des dizaines de millions de paysans pauvres brulaient d’impatience et passaient à l’action en occupant les grandes propriétés terriennes et en expulsant leurs propriétaires. Il fallait que les bolchéviks s’unissent à cette gigantesque masse humaine assoiffée de terre et de liberté, en lui démontrant dans la pratique que leur parti avait le programme auquel elle aspirait. La prise du pouvoir par la classe prolétaire serait la manière la plus efficace de le réaliser, scellant l’alliance politique entre les opprimés de la ville et du village.
Au début d’octobre, le gouvernement de Kérensky, dans une manœuvre désespérée, a annoncé vouloir envoyer au front les deux tiers de la garnison militaire de Pétrograd, en raison de sa sympathie pour le bolchévisme. Cependant, non seulement les troupes sont restées en ville, mais le conflit qui se dessinait entre le soviet de la capitale – aux mains des bolchéviks – et le gouvernement a permis la mise en place, le 7 octobre (20 octobre), du Comité militaire révolutionnaire, un organisme qui s’est dépêché de nommer des commissaires politiques dans toutes les unités et institutions militaires ; c’est-à-dire, un état-major révolutionnaire ou, comme Trotsky l’a qualifié, l’« organe soviétique légal de l’insurrection ».
L’insurrection prévue dans un premier temps pour le 15 octobre (28 octobre) a été reportée de dix jours pour la faire coïncider avec l’ouverture du second Congrès des soviets. Dans tout ceci, il faut, une fois de plus, insister sur la véritable position politique de Lénine, implacable ennemi du « crétinisme parlementaire » : « Pour nous, ce qui importe, c’est l’initiative révolutionnaire, dont la loi doit être le résultat. Si vous attendez que la loi soit mise par écrit et si vous ne développez pas vous-mêmes une énergie révolutionnaire, vous n’aurez ni la loi, ni la terre. ». Trotsky se souvient qu’« en voulant faire coïncider la prise du pouvoir avec le 2e Congrès des soviets, nous n’avions nullement l’espoir naïf que ce congrès pouvait par lui-même résoudre la question du pouvoir. […] Nous menions activement le travail nécessaire dans le domaine de la politique, de l’organisation, de la technique militaire pour nous emparer du pouvoir. ».
Tout était prêt, et le 25 octobre (7 novembre) a été lancée l’insurrection sous la direction du camarade Léon Trotsky et de ses collaborateurs du Comité militaire révolutionnaire : « …des dizaines et des dizaines de milliers d’ouvriers armés constituaient les cadres de l’insurrection. Les réserves étaient presque inépuisables. L’organisation de la Garde rouge restait, évidemment, fort loin de la perfection. Mais, complétée par les prolétaires les plus capables de sacrifice, la Garde rouge brulait du désir de mener cette fois la lutte jusqu’au bout. Et c’est ce qui décida de l’affaire. ». Aucune goutte de sang n’a été versée lors de l’insurrection à Pétrograd, contrairement à Moscou, où la naïveté de la direction révolutionnaire a facilité la mise en liberté de nombreux cadres militaires de l’ancien régime qui ont organisé des forces pour passer à la contrattaque.
La révolution d’octobre a été tout le contraire d’un coup d’État, comme voudraient nous le présenter les historiens bourgeois et leurs portevoix au sein de la gauche réformiste. En réalité, ce qui a déterminé la victoire d’octobre 1917 a été le soutien immensément majoritaire des travailleurs et des paysans pauvres à l’appel des bolchéviks. Le deuxième Congrès des soviets, qui s’est tenu du 25 au 27 octobre 1917 (du 7 au 9 novembre), a approuvé la dissolution du gouvernement de transition et la création du Conseil des commissaires du peuple, tout en ratifiant les deux fameux décrets présentés par Lénine concernant le repartage des terres aux paysans pauvres et le retrait de la Russie de la Première Guerre mondiale.
Le premier État prolétarien de l’histoire finissait ainsi de naitre. Comme l’a signalé Rosa Luxemburg depuis sa prison : « Les bolcheviks ont, de même, posé immédiatement comme but à cette prise du pouvoir le programme révolutionnaire le plus avancé : non pas défense de la démocratie bourgeoise, mais dictature du prolétariat en vue de la réalisation du socialisme. […] Lénine, Trotsky et leurs camarades ont démontré qu’ils avaient le courage, l’énergie, la perspicacité et l’intégrité révolutionnaire nécessaires pour diriger leur parti à l’heure historique de vérité ».
(Sauf indication contraire, toutes les citations dans cet articles sont tirées des deux ouvrages suivants de Trotsky : Les leçons d’Octobre et L’histoire de la révolution russe)
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Le fil rouge du week-end “Socialisme 2017” qui se tiendra à Bruxelles les 21 et 22 octobre sera le centenaire de la Révolution Russe. Divers ateliers spécifiques reviendront sur différents aspects de la révolution.
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Lénine: le dictateur originel ?

Lénine et Trotsky En pleine exaltation suite à la prise de Bagdad par les troupes américaines le 10 avril 2004, le secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, a proclamé que ‘‘Saddam Hussein rejoint désormais Hitler, Staline, Lénine, Ceausescu dans le panthéon des dictateurs brutaux qui ont été mit en échec’’. Près d’un siècle après la mort de Lénine, les classes dirigeantes le lient toujours aux dictateurs les plus horribles du 20e sicèle. Per-Åke Westerlund (section suédoise du Comité pour une Internationale Ouvrière) examine les raisons qui se cachent derrière ces décennies de calomnie.
Vladimir Lénine, le principal dirigeant de la révolution russe, a judicieusement observé à la mi-1917 : «Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de “consoler” les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire». (L’Etat et la révolution)
Lénine est décédé le 21 janvier 1924, étant alors gravement malade et s’étant éloigné du travail politique depuis la fin de 1922. Cependant, depuis sa mort, les classes dirigeantes n’ont jamais essayé de le canoniser. Leur crainte de la révolution russe, «dix jours qui ébranlèrent le monde», les a amené à continuer avec «la plus sauvage malice, la haine la plus furieuse et les campagnes de mensonges et de calomnies les plus scrupuleuses». Jamais avant ou après, les capitalistes n’étaient plus près de perdre leurs profits et leur pouvoir à l’échelle mondiale que pendant la période 1917-20.
Les campagnes anti-léninistes sont utilisées pour effrayer les travailleurs et les jeunes des idées et des luttes révolutionnaires. Pour les socialistes d’aujourd’hui, il faut répondre aux mensonges et aux calomnies dirigées contre Lénine et la révolution russe.
L’image d’une ligne ininterrompue passant par Lénine, Staline, et continuant vers Leonid Brezhnev et Mikhaïl Gorbatchev, est peut-être la plus grande falsification de l’Histoire. Des publications comme ‘Le livre noir du communisme: Crimes, terreur, répression – par Stéphane Courtois, Nicolas Werth, Jean-Louis Panne, Andrzej Paczkowski, Karel Bartosek, Jean-Louis Margolin (Robert Laffont, 1997) – ne dit rien sur la politique des bolcheviks dirigés par Lénine ou des décisions prises immédiatement après la révolution d’octobre 1917. Ils cachent les énormes luttes des années 1920, initiées par Lénine lui-même, pour empêcher la montée du stalinisme. Ils ne peuvent pas expliquer la guerre civile unilatérale de Staline menée dans les années 1930 contre quiconque était lié à Lénine.
A l’opposé, l’historien EH Carr fait la distinction entre Lénine et Staline. Il décrit comment le régime de Lénine encourageait la classe ouvrière à participer activement aux affaires du parti et de la nation. Cette position sur la démocratie et les droits des travailleurs était complètement opposée à la dictature établie par Staline. Ce sont les conseils ouvriers, les soviets, qui ont pris le pouvoir en octobre 1917, et ce sont leurs délégués élus et révocables qui formèrent le gouvernement. Les droits des travailleurs, y compris le droit de grève, ont été consacrés. La mise en place de comités d’usine et de négociation collective a été encouragée. Les bolcheviks n’étaient pas favorables à l’interdiction des autres partis, pas même des partis bourgeois, tant que ceux-ci ne rentraient pas en lutte armée. Au début, la seule organisation interdite était les Cent-Noirs, parti proto-fasciste spécialisé dans les attaques physiques contre les révolutionnaires et dans les pogroms contre les juifs.
La contre-révolution stalinienne
Le gouvernement bolchevik s’est avéré être le plus progressiste de l’histoire dès ses premières mesures. Il s’agissait de nouvelles lois sur les droits des femmes, le droit au divorce et à l’avortement. L’antisémitisme et le racisme étaient interdits par la loi. Les nations opprimées avaient le droit de décider de leur sort. C’était le premier état qui tentait de créer un nouvel ordre socialiste, en dépit de terribles conditions matérielles.
L ‘Union soviétique de Lénine et son programme politique ont été brisés par le stalinisme. L’arrivée au pouvoir de la bureaucratie stalinienne signifiait une contre-révolution dans tous les domaines, à l’exception de l’économie nationalisée. Les droits pour les travailleurs, les femmes et les nations opprimées étaient tous placés sous le talon de fer. Au lieu de «disparaître», ce qui était le point de vue de Lénine pour l’appareil de l’État ouvrier, il devînt une machine militaire et policière oppressante aux proportions gigantesques. Le stalinisme était une dictature nationaliste, un organisme parasite vivant sur le corps de l’économie planifiée.
Ce n’était pourtant pas un développement inévitable de la révolution ouvrière. Le stalinisme est né dans des circonstances concrètes: l’isolement de la révolution – en particulier la défaite de la révolution allemande de 1918 à 23 – et l’arriération économique de la Russie. Le stalinisme, cependant, ne pouvait pas prendre le pouvoir sans résistance, sans une contre-révolution politique sanglante. Les purges de Staline et les chasses aux sorcières en 1936-1938 n’étaient pas des actions aveugles, mais la réponse de la bureaucratie à une opposition croissante à son règne. Le principal accusé dans ces démonstrations de pouvoir était l’allié de Lénine à partir de 1917, Léon Trotsky et ses partisans, emprisonnés et exécutés par milliers. Trotsky – qui a défendu et développé le programme de Lénine et des bolcheviks – a été expulsé de l’Union soviétique en 1929 et assassiné sur ordre de Staline à Mexico en 1940. Trotsky est devenu l’ennemi principal du régime de Staline parce qu’il avait dirigé la révolution en 1917 aux côtés de Lénine (alors que Staline avait hésité et était resté en marge). Il a analysé et exposé en détail le régime de terreur de Staline et il avait un programme pour renverser le stalinisme et pour restaurer la démocratie ouvrière.
Les politiciens bourgeois et les sociaux-démocrates d’Europe de l’ouest ont également attaqué Trotsky en tant que leader marxiste révolutionnaire. Ils ont compris que ses idées n’étaient pas seulement une menace pour Staline, mais aussi pour le pouvoir des capitalistes. Pendant les Procès de Moscou en 1936, le gouvernement norvégien n’a pas permis à Trotsky, qui était alors en Norvège, de se défendre publiquement. Lorsque Staline, en 1943, a clôturé l’Internationale communiste (créée en 1918 pour relier des groupes révolutionnaires à travers le monde), afin de parvenir à une alliance avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, le New York Times a déclaré que Staline avait finalement renoncé à l’idée de Trotsky d’en arriver à une révolution mondiale.
L’ancien chef d’espionnage de Staline, Leopold Trepper, a écrit plus tard: “Mais qui a protesté à cette époque? Qui s’est levé pour exprimer son indignation? Les trotskistes peuvent revendiquer cet honneur. À l’instar de leur chef, qui a été récompensé pour son entêtement d’un coup de pic à glace, ils ont combattu le stalinisme jusqu’à la mort et ils ont été les seuls à faire … Aujourd’hui, les Trotskistes ont le droit d’accuser ceux qui hurlaient autrefois avec les loups “. (The Great Game, 1977) Nous pouvons comparer son commentaire avec celui de Winston Churchill, qui, dans les années 1950, a qualifié Staline de «grand homme d’Etat russe».
Avant la contre-révolution politique du stalinisme, la direction de Lénine et Trotsky ne s’orientait pas selon leurs propres intérêts personnels. Leurs principes guidaient leurs actions, surtout pour faire avancer la lutte des travailleurs à l’échelle mondiale. Ils admettaient quand ils avaient dû se retirer ou se compromettre.
Le stalinisme, d’autre part, a utilisé les conditions des années de guerre civile et de famine massive pour construire un système politique entièrement nouveau. La société stalinienne a été décrite comme un idéal parfait, un monde de rêve. La dictature a été introduite, non seulement en Union soviétique, mais dans tous les partis «communistes» à l’échelle internationale. Cela a continué même lorsque l’économie des pays staliniens étaient à son apogée dans les années 1950 et 1960. Les débats et les traditions vivantes du parti bolchevik ont été arrêtées dès les années 1920 et 1930.
C’est seulement dans les discours que le stalinisme était connecté à la révolution, à Marx et à Lénine. Il les a transformés en icônes religieuses parce que cela contribuait à renforcer le régime. La bureaucratie voulait prendre le crédit de la révolution. Le résultat final, cependant, était de discréditer les concepts mêmes du marxisme et du «léninisme» dans l’esprit des travailleurs et des opprimés à l’échelle mondiale. Le «léninisme» est devenu le slogan d’une dictature parasitaire.
Cette falsification stalinienne des idées de Lénine et du marxisme a été acceptée sans contestation par les sociaux-démocrates et les classes dirigeantes à l’international. Ils avaient tout intérêt à cacher les vraies idées de Lénine. Trotsky et ses partisans ont défendu l’héritage politique de Lénine et se sont opposés au culte de la personnalité que Staline a construit. Contrairement aux critiques superficielles des politiciens occidentaux, Trotsky avait un programme scientifique et de classe contre le stalinisme. Trotsky, par exemple, a mis en garde contre la collectivisation forcée de Staline en 1929-1933 (alors que certains propagandistes anti-léniniste affirment que c’était Lénine qui a forcé la collectivisation).
Dans le livre, La Révolution trahie, écrit en 1936, Trotsky explique en détail comment les politiques de Staline sont opposées à celles de Lénine: sur la culture, la famille, l’agriculture, l’industrie, les droits démocratiques et nationaux, etc. Sur tous les problèmes internationaux, le stalinisme a cassé avec le programme et les méthodes de Lénine, tout particulièrement sur la nécessité de l’indépendance de la classe ouvrière dans la révolution chinoise de 1925-27, la lutte contre le fascisme en Allemagne, la révolution espagnole dans les années 1930 et dans toutes les autres luttes décisives. Les commentateurs anti-léniniste d’aujourd’hui, en soulignant que la lutte révolutionnaire est « irréaliste », se retrouve dans le camp de Staline contre Lénine et Trotsky.
1917: Qu’en est-il sorti?
La révolution de février 1917 a renversé le régime dictatorial du tsar. Pourtant, le gouvernement provisoire qui a remplacé le tsar continua les politiques qui avaient conduit à la révolution. Les horreurs de la première guerre mondiale se sont poursuivies, la question foncière est restée sans solution, l’oppression nationale a été intensifiée, la faim dans les villes a empiré, il n’y avait pas d’élections et une répression massive était dirigée contre les travailleurs et les paysans pauvres. Ces développements, à peine mentionnés par les historiens bourgeois, ont jeté les bases du soutien de masse aux bolcheviks et à la révolution d’octobre.
La droite s’appuie sur de simples slogans et sur des livres comme Le livre noir du communisme dans une tentative de calomnier les bolchéviks. Nicolas Werth, auteur du chapitre sur les bolcheviks, esquive la question des politiques menées durant l’automne de 1917. Il passe brièvement les décrets sur la paix et les terres convenus lors du deuxième congrès soviétique, réunion qui a élu le nouveau gouvernement dirigé par Lénine .
C’est à cette occasion qu’ont été adoptées les politiques demandées par les pauvres depuis février et qu’ils ont déjà commencé à mettre en œuvre une redistribution drastique des terres. Ce sont les bolcheviks qui ont effectivement mis en œuvre le slogan des Socialistes Révolutionnaires dans l’intérêt des 100 millions de paysans et sans terre. Les SR avaient un large soutien parmi les paysans, mais se divisaient selon les lignes de classe en 1917. Son aile de gauche a rejoint le gouvernement soviétique – avant d’essayer de le renverser en 1918. Trente mille riches propriétaires, haïs par toutes les couches de la paysannerie, ont perdu leurs terres sans compensation.
Le décret du gouvernement bolchevik sur la paix était une décision historique, espérée par des millions de soldats et leurs familles depuis plus de trois ans. Cet effet de la révolution russe et de la révolution allemande un an plus tard, en mettant fin à la première guerre mondiale (en novembre 1918), est complètement enterrée par les campagnes de calomnies contre Lénine et la révolution.
Werth, dans Le livre noir, écrit que les bolcheviks “semblaient” appeler les peuples non russes à se libérer. En fait, le gouvernement a déclaré toutes les personnes égales et souveraines, a préconisé le droit à l’autodétermination pour tous les peuples, y compris le droit de former leurs propres États et l’abolition de tous les privilèges nationaux et religieux.
Les décisions d’abolir la peine de mort dans l’armée et d’interdire le racisme, qui montrent les intentions réelles du régime ouvrier, ne sont mentionnées nulle part dans Le livre noir. Il en va de même pour la Russie soviétique qui est le premier pays à légaliser le droit à l’avortement et au divorce. Entièrement nouveau, c’était le droit pour les organisations de travailleurs et les gens ordinaires d’utiliser des imprimeries, rendant à la liberté de la presse plus que des mots vides. Le fait que les critiques puissent être soulevées dans les rues est vérifié par de nombreux rapports de témoins. Les mencheviks réformistes et les anarchistes opéraient en toute liberté et pouvaient, par exemple, organiser des manifestations de masse aux funérailles de Georgi Plekhanov et du Prince Kropotkine (respectivement en 1918 et 1921).
Au troisième congrès soviétique, le premier après octobre 1917, la majorité bolchevik a augmenté. Le nouveau comité exécutif élu lors de ce congrès comprenait 160 bolcheviks et 125 sociaux révolutionnaires de gauche. Mais il y avait aussi des représentants de six autres partis, dont deux leaders mencheviks. La démocratie soviétique s’étendait dans toutes les régions et tous les villages, où les travailleurs et les paysans pauvres établissaient de nouveaux organes du pouvoir, des soviets locaux qui renversaient les anciens dirigeants. La loi soviétique signifiait que certains groupes privilégiés plus petits dans la société n’avaient pas le droit de vote : ceux qui embauchaient d’autres personnes à but lucratif ou vivaient sur le travail d’autres, des moines et des prêtres, et des criminels. Cela peut être comparé à la plupart des pays européens où, à cette époque, la majorité des travailleurs et des femmes manquaient de droits syndicaux, ainsi que du droit de vote.
Lénine a expliqué l’importance historique de la révolution : “Le premier au monde (rigoureusement parlant le deuxième, puisque la Commune de Paris avait commencé la même chose), le pouvoir des Soviets appelle au gouvernement les masses, notamment les masses exploitées. Mille barrières s’opposent à la participation des masses travailleuses au parlement bourgeois (lequel, dans une démocratie bourgeoise, ne résout jamais les questions majeures; celles- ci sont tranchées par la Bourse par les banques). Et les ouvriers savent et sentent, voient et saisissent à merveille que le parlement bourgeois est pour eux un organisme étranger, un instrument d’oppression des prolétaires par la bourgeoisie, l’organisme d’une classe hostile, d’une minorité d’exploiteurs ».
Dans le même temps, Lénine avait toujours une perspective internationaliste. Il a même mis en garde contre l’utilisation de l’expérience russe comme modèle à suivre partout : « La démocratie prolétarienne, dont le gouvernement soviétique est l’une de ses formes, a apporté un développement et une expansion de la démocratie sans précédent dans le monde, pour la grande majorité de la population, pour les personnes exploitées et travailleuses ». « Que les exploiteurs soient privés du droit de vote, c’est, notons-le, une question essentiellement russe, et non celle de la dictature du prolétariat en général » (La révolution prolétarienne et le Renégat Kautsky, 1918).
Lénine a noté qu’une victoire pour la classe ouvrière « dans au moins un des pays avancés » changerait le rôle de la révolution russe : « La Russie cessera d’être le modèle et deviendra une fois de plus un pays arriéré » (Le gauchisme : la maladie infantile du communisme, 1920).
Une « Croisade » anti-soviet
À Pétrograd, les représentants des travailleurs ont pris le pouvoir en octobre, presque sans effusion de sang. En tout cas, les bolcheviks étaient trop indulgents avec leurs ennemis. A Moscou, les généraux qui ont tenté d’arrêter les travailleurs armés n’étaient pas emprisonnés s’ils promettaient de ne pas récidiver !
D’autre part, les ennemis de la révolution russe agissaient selon la devise : contre les bolcheviks toutes les méthodes sont permises, a noté Victor Serge dans son livre, L’An 1 de la Révolution Russe (1930). D’abord, ils espéraient que l’armée écraserait le nouveau gouvernement directement après octobre. Lorsque cela a échoué, ils ont provoqué des soulèvements et des sabotages, tout en réarmant une armée «blanche» contre-révolutionnaire.
Les nationalités opprimées- les pays baltes, la Finlande, l’Ukraine, etc. – avaient été dominées par le gouvernement provisoire mis en place en février 1917. Compte tenu de la possibilité d’une autodétermination nationale après octobre, la bourgeoisie nationale s’est distinguée et non par le souhait pour l’indépendance, mais en invitant les troupes impérialistes à attaquer le gouvernement révolutionnaire. En Ukraine, l’armée allemande a exprimé sa gratitude en interdisant la « rada » (parlement) qui l’avait invitée. Les droits nationaux n’étaient pas garantis en Ukraine jusqu’à ce que le pouvoir soviétique sous les bolcheviks ait prévalu.
L’auteur suédois anti-Léniniste, Staffan Skott, prouve sans conteste l’effet libérateur de la révolution, et comment cela a été écrasé plus tard par Staline: « Sous le tsar, les langues ukrainienne et biélorusse n’étaient pas autorisées. Après la révolution, la culture indépendante dans les deux pays s’est développée rapidement, avec la littérature, le théâtre, les journaux et l’art. Staline, cependant, ne voulait pas que l’indépendance n’aille trop loin et devienne une véritable indépendance. Après les années 1930, il n’y avait pas beaucoup de littérature ukrainienne et biélorusse – presque tous les auteurs avaient été abattus ou envoyés dans des camps de prisonniers pour mourir ».
Après octobre, « les gens de l’aile gauche des socialistes révolutionnaires » ont été les seuls à coopérer avec les bolcheviks, écrit Werth dans le Livre noir du communisme, pour créer une impression d’isolement bolchevik. Mais il doit admettre qu’à la fin de 1917, il n’y avait pas d’opposition sérieuse capable de contester le gouvernement. La faiblesse de la violence contre-révolutionnaire, à ce stade, donne également une image fidèle des intentions des bolcheviks. Si l’objectif de Lénine était de commencer une guerre civile – ce que le Livre noir et d’autres prétendent – pourquoi la guerre civile n’a-t-elle pas commencée avant la seconde moitié de 1918 ?
Au premier semestre de 1918, un total de 22 individus ont été exécutés par les « Rouges » – moins que dans le Texas sous le gouverneur George W. Bush. La politique pacifique dominait encore. Il y avait des débats animés dans les soviets entre les bolcheviks et les autres courants politiques.
Cependant, la caste d’officier et la bourgeoisie en Russie et internationalement étaient déterminées à agir militairement. La guerre civile en Finlande au printemps 1918, où les blancs ont gagné au prix de 30 000 travailleurs et de paysans pauvres tués, était une répétition générale de ce qui se passerait en Russie. Dans le but d’envahir et de vaincre la révolution russe, une nouvelle alliance a rapidement été formée par les deux blocs impérialistes qui étaient en guerre les uns avec les autres pendant trois ans (15 millions sont morts dans la première guerre mondiale). La propagande de guerre britannique contre l’Allemagne a totalement ignoré l’invasion allemande de la Russie au printemps de 1918.
C’est Churchill qui, en 1919, a inventé l’expression « la croisade antisoviétique des 14 nations ». À cette époque, le gouvernement soviétique était entouré par les généraux blancs, Pyotr Krasnov et Anton Dénikine, au Sud, l’armée allemande à l’Ouest et les forces tchèques à l’Est.
La majeure partie de l’invasion a eu lieu en 1918. Des troupes britanniques sont arrivées au port de Murmansk, au nord-ouest de la Russie, en juin. Deux mois plus tard, les forces britanniques et françaises ont pris le contrôle d’Arkhangelsk, les États-Unis s’y sont joins plus tard. Les États-Unis, avec 8 000 soldats et le Japon avec 72 000, ont envahi Vladivostok dans l’Extrême-Orient en août. Les forces allemandes et turques ont occupé la Géorgie, plus tard sous contrôle britannique. La Géorgie est devenue la base de l’armée du général Denikin. Entre autres, la Roumanie était une légion d’anciens prisonniers de la République tchèque, de Pologne, de Hongrie, de Bulgarie et des pays baltes.
Le 30 août 1918, le chef bolchevik, Moisei Uritsky, a été assassiné, et Lénine a été gravement blessé lors d’un attentat. Deux mois plus tôt, l’aile droite des socialistes révolutionnaires avait tué un autre bolchevik, V. Volodarsky, commissaire de presse pour le soviet de Pétrograd. La souplesse croissante des partis d’opposition fut de nouveau prouvée à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan. Les bolcheviks ont perdu leur majorité dans le soviet de Bakou, où les mencheviks et les socialistes révolutionnaires ont accueilli les troupes britanniques pour « établir la démocratie ». Contrairement à la mythologie, les dirigeants bolcheviks ont démissionné pacifiquement, mais ont ensuite été arrêtés et exécutés sur l’ordre du général britannique W Thompson. Les réalités de la guerre civile ont triomphé de la préparation des bolcheviks pour offrir aux autres partis la possibilité de gagner une majorité dans la classe ouvrière.
La « terreur rouge » proclamée par les bolcheviks en septembre 1918 n’avait rien de commun avec ce que l’on appelle aujourd’hui le terrorisme. La « terreur rouge » était publique, convenue par le pouvoir soviétique et dirigée contre ceux qui avaient déclaré la guerre contre le gouvernement et les soviets. C’était en défense de la révolution et de la libération des opprimés, contre l’exploitation impérialiste des colonies et des esclaves.
Les exemples de la Finlande et de Bakou ont montré jusqu’à quel point la « terreur blanche », les généraux contre-révolutionnaires, étaient prêts à aller. Même Werth dans Le Livre Noir est obligé de se référer à l’ambiance dans le camp blanc : « En bas avec les Juifs et les commissaires », était l’un des slogans utilisés contre Lénine et Grigori Zinoviev, un bolchevik proéminent (finalement inculpé dans l’un des procès spectacle de Staline et exécuté en 1936). La brutalité de la guerre civile en Ukraine ne peut s’expliquer que par l’antisémitisme de la contre-révolution. Les soldats blancs se battaient sous des slogans tels que « l’Ukraine aux Ukrainiens, sans bolcheviks ou juifs », « Mort à l’écume juive ».
L’Armée rouge a écrasé les soulèvements cosaques qui étaient liés aux forces de l’amiral Alexandre Kolchak. Le livre noir prétend que les cosaques étaient particulièrement persécutés, mais leurs intentions étaient claires et sans compromis : « Nous les cosaques … sommes contre les communistes, les communes (l’agriculture collective) et les juifs ». Werth estime que 150.000 personnes ont été tuées dans les pogroms antisémites conduits par les troupes de Dénikine en 1919.
Une autre alternative?
En Russie en 1917 et les années suivantes, il n’y avait aucune possibilité d’une « troisième voie » entre le pouvoir soviétique et une dictature réactionnaire de la police militaire. Les menchéviks et les socialistes révolutionnaires, en particulier, ont quand même essayé de le tester. Déjà pendant la première guerre mondiale, les principales parties de la direction menchevique avaient capitulé et ont rejoint le camp chauviniste ou patriotique, soutenant la Russie tsariste dans la guerre impérialiste. Lorsque les soviets ont dissous l’Assemblée constituante en janvier 1918, les deux parties ont entamé des négociations avec des représentants français et britanniques. En coopération avec le Parti des Cadets bourgeois (Démocrates constitutionnels), ils ont créé une nouvelle assemblée constituante à Samara, en Russie du Sud-Ouest, en juin 1918, sous la protection de la République tchèque. Cette assemblée a dissous les soviets dans la région. Des massacres ont été menés contre les bolcheviks. Même les journaux de l’assemblée elle-même se référaient à « une épidémie de lynchages ».
L’argument final de la campagne anti-Léniniste et antirévolutionnaire est que le « communisme » a tué plus de 85 millions de personnes – l’anticommuniste, RJ Rummel, dit 110 millions. Mais même un examen des chiffres donnés dans Le Livre Noir contrecarre la revendication que le stalinisme et le régime de Lénine étaient une seule et même chose. Stéphane Courtois affirme que 20 millions de victimes du communisme ont été tuées en Union soviétique. Pour la période 1918-23, cependant, le nombre de victimes serait « des centaines de milliers ». Ce chiffre de la guerre civile peut être comparé, par exemple, aux 600 000 morts par les bombardements américains du Cambodge dans les années 1970, ou les deux millions de tués à la suite du coup d’Etat militaire en Indonésie dans les années 1960. Le Livre noir place la responsabilité de toutes les victimes de la guerre civile en Russie, y compris les 150 000 assassinés dans les pogroms organisés par l’armée blanche, sur Lénine et les bolcheviks. Selon Serge, 6 000 ont été exécutés par les autorités soviétiques dans la deuxième moitié de 1918, alors que la guerre civile faisait rage, moins que le nombre de morts en une seule journée à la bataille de Verdun lors de la première guerre mondiale.
Dans leur « comptage des morts », les universitaires anti-léninistes finissent par enregistrer que la plupart des décès « causés par le communisme » énumérés dans Le Livre Noir ont pris place sous Staline ou des régimes staliniens subséquents. Cela, cependant, ne change pas la position de Courtois ou d’autres anti-communistes. Ils ne mettent pas en garde contre le stalinisme, mais contre « le désir de changer le monde au nom d’un idéal ».
L’Armée rouge l’a emporté durant la guerre civile en raison du soutien massif de la révolution socialiste, tant en Russie qu’à l’étranger. C’était la menace de la révolution à la maison qui obligeait les puissances impérialistes à se retirer de la Russie. Dans les six mois suivant le lancement de l’Internationale communiste en 1918, un million de membres s’y sont joints. La moitié d’entre eux vivaient dans des pays et des régions précédemment régis par le tsar russe. Les nouveaux partis communistes à l’échelle internationale n’ont cependant pas l’expérience des bolcheviks, qui ont construit le parti au cours de deux décennies de luttes, la révolution en 1905, le soutien massif des bolcheviks en 1913-14, etc. Les défaites des révolutions dans le reste de l’Europe – surtout en Allemagne – ont jeté les bases du stalinisme. Il est maintenant temps pour une nouvelle génération de socialistes d’apprendre les vraies leçons de Lénine et des Bolcheviks, en prévision des événements imminents.


