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Tag: Crise économique
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Le régime chinois face à un dilemme après l’effondrement d’Evergrande

Evergrande, la société immobilière chinoise, manque une échéance de paiement après l’autre. Si elle s’effondre, les conséquences pourraient être énormes pour l’économie chinoise, son régime autoritaire et le capitalisme mondial. Nous nous en avons discuté avec Vincent Kolo, de chinaworker.info.
Le nom d’Evergrande est soudainement apparu dans l’actualité. Qu’est-ce qu’Evergrande ? Comment cette société est-elle devenue si importante ?
VK : Evergrande est le deuxième plus grand promoteur immobilier de Chine. C’est une énorme entreprise à l’agonie qui se dirige vers la faillite. Evergrande a construit environ 12 millions de logements, soit l’équivalent de la moitié du parc immobilier total du Royaume-Uni.
Une partie de la crise en cours est due au fait que l’entreprise compte actuellement 1,6 million de logements inachevés. Beaucoup de promoteurs immobiliers en Chine utilisent un modèle commercial basé sur la prévente : les gens achètent leur nouvelle maison avant même que la première pelletée de terre n’ait été creusée. Aujourd’hui, ils paniquent car ils ont déjà payé, mais si l’entreprise s’effondre, ils n’obtiendront pas leurs nouvelles maisons.
La dette d’Evergrande s’élève à 300 milliards de dollars, ce qui équivaut, par exemple, à la dette nationale de l’Irlande. Fin septembre, elle a commencé à faire défaut sur ses dettes libellées en dollars sur le marché obligataire international. Mais elle n’a effectivement pas payé ses dettes en Chine depuis mars de cette année. Elle a payé ses créanciers, ses fournisseurs, les entreprises de construction avec lesquelles elle a passé des contrats, sous la forme de reconnaissances de dette d’une valeur totale de 100 milliards de dollars supplémentaires. Peut-être que pas mal de cela ne sera jamais payé.
La crainte est que l’entreprise se dirige vers l’effondrement. Si cela se produit et qu’il n’y a pas de sauvetage de la part du gouvernement chinois, cela pourrait déclencher un effondrement du secteur immobilier chinois. Cela pourrait ensuite se propager aux banques, qui sont très exposées au marché immobilier. Et il y aurait alors une crise financière en Chine avec toutes les ramifications économiques et politiques que cela implique.
Certains comparent Evergrande à Lehman Brothers : est-ce une bonne comparaison ?
VK : Je pense que l’on peut dire oui et non.
Il est clair qu’Evergrande n’est pas une banque d’investissement comme l’était Lehman Brothers. Le système financier chinois n’est pas le même que celui des États-Unis ou de l’Union européenne. Il est dominé par les banques, et les banques, dans la plupart des cas, appartiennent à l’État. Le système bancaire est protégé par le contrôle des changes, la monnaie n’est pas librement échangeable, elle est protégée par le contrôle des capitaux, ce qui signifie qu’ils ont une plus grande résistance aux turbulences financières que les capitalistes occidentaux.
Cela signifie-t-il que le système est à l’épreuve des balles, qu’il ne peut y avoir de crise financière en Chine ? La réponse à cette question est “non”, mais il est moins probable qu’une crise se déroule de la même manière que dans une économie capitaliste occidentale.
Lorsque les commentateurs pro-capitalistes disent “ce n’est pas un nouveau Lehman Brothers”, dans un sens, ils ont bien sûr raison. Mais tout d’abord, le risque d’une crise bancaire en Chine existe bel et bien, c’est pourquoi le régime de Xi a imposé des contrôles de capitaux d’une sévérité sans précédent, à la fois en interne et vers l’extérieur. L’interdiction des crypto-monnaies et la répression de l’année dernière à l’encontre de Ant Group [la société de fintech détenue par Alibaba de Jack Ma] en sont des exemples. Même les transactions entre provinces sont désormais plus difficiles.
Deuxièmement, Lehman Brothers n’a pas provoqué la grande récession de 2008-2009. Mais son effondrement a constitué un tournant, qui a accéléré de manière spectaculaire le cours des événements. La crise, dont les racines se trouvent dans la nature même du capitalisme, était déjà en cours. Si le gouvernement Bush était intervenu pour sauver Lehman Brothers, la crise n’aurait pas été évitée, elle aurait simplement pris une autre forme.
Evergrande est un symptôme de quelque chose de beaucoup plus grand.
Jusqu’en 2008, il semblait que les bulles immobilières aux États-Unis et en Chine avaient gonflé en parallèle, mais après 2008, la bulle américaine a éclaté, tandis que celle de la Chine a continué de croître.
VK : 2008 a constitué un tournant. Depuis lors, aucun des problèmes fondamentaux à l’origine de la crise mondiale n’a été résolu. La dette a explosé à l’échelle mondiale, avec deux bulles d’endettement sans précédent qui se sont développées aux deux pôles de la guerre froide. Aux États-Unis, le crédit bon marché et les taux d’intérêt nuls ont permis à la capitalisation des marchés boursiers de passer de 140 % du PIB avant 2008 à 200 % aujourd’hui.
Mais l’explosion la plus rapide de toutes les grandes économies a été celle de la Chine, où le marché boursier est un facteur secondaire. Ici, le marché immobilier a été décisif. La valeur marchande de l’ensemble des biens immobiliers des villes chinoises équivaut désormais à cinq fois le PIB du pays. À titre de comparaison, la valeur marchande de l’ensemble des biens immobiliers aux États-Unis en 2020 représentait environ deux fois le PIB. En Chine, la proportion est complètement hors normes.
La Chine, dont la population est environ quatre fois plus importante que celle des États-Unis, construit chaque année dix fois plus de maisons. Bien que cela puisse sembler une bonne chose, beaucoup de gens ordinaires n’ont pas les moyens de les acheter. Quatre des cinq villes aux logements les plus chers se trouvent en Chine. L’ensemble du marché du logement a été privatisé depuis 1998, il y a très peu de logements sociaux. Le taux d’accession à la propriété sur le marché immobilier est de 93 %, bien plus élevé qu’aux États-Unis et en Europe. Mais alors que de très nombreuses personnes n’ont pas les moyens d’acheter de nouvelles maisons, les riches, les fonctionnaires et les couches les plus aisées de la classe moyenne spéculent sur l’immobilier. Il en résulte un énorme problème de logements vides. En 2017, 20 % des logements urbains étaient vacants. Cela représente une utilisation incroyablement gaspilleuse et improductive du capital, et le régime estime qu’il doit intervenir pour stopper cette évolution.
L’autre facteur en Chine est que la population est ségréguée via le système du “hukou” (enregistrement du logement). Ce système divise la population entre ceux qui ont le droit de vivre dans les villes et ceux qui sont enregistrés pour vivre dans les zones rurales. Même si la Chine est aujourd’hui largement urbanisée, la majorité de la population est toujours considérée comme rurale. Les villes aussi sont classées par niveaux. Les villes les plus riches – Shanghai et Pékin – se trouvent dans le “Tier 1”. Les personnes possédant un hukou “rural” ne sont jamais autorisées à résider de façon permanente dans ces villes.
Evergrande se concentre davantage sur les villes les plus pauvres, celles que l’on appelle en Chine les “Tier 3” et “Tier 4”, qui ne sont généralement pas visitées par les journalistes du Financial Times ou du Washington Post. C’est là que vivent les gens de la classe ouvrière ordinaire et c’est là que la crise immobilière se fait le plus sentir. Cela s’explique en partie par le fait que des capitaux ont été investis dans le développement immobilier alors que la plupart des villes chinoises ne connaissent plus de croissance. Cette situation est liée à la crise démographique, un problème majeur pour la dictature chinoise, car la population diminue. Un chiffre qui replace toute la crise d’Evergrande dans son contexte est que les trois quarts des villes chinoises sont en train de rétrécir. Alors pourquoi construire de plus en plus d’énormes projets immobiliers ?
Comment analyser l’évolution de la crise du marché immobilier ?
VK : La bulle immobilière en Chine a atteint ses limites. Elle est en train d’éclater. La façon dont le processus va se dérouler n’est pas tout à fait claire, il pourrait y avoir différentes trajectoires. Mais ce que nous pouvons dire avec certitude, c’est qu’Evergrande marque un tournant.
Le marché immobilier a été crucial pour la croissance de l’économie, il représente 29 % du PIB en Chine. Aujourd’hui, il est probable que l’ensemble du secteur soit plongé dans la crise. Evergrande est la plus grande, la plus sensationnelle des entreprises en crise, mais il y a d’autres entreprises du secteur immobilier qui ne remboursent pas leurs dettes, qui sont surendettées et qui vont probablement s’effondrer au cours de la prochaine période. La crise est bien plus importante que celle d’Evergrande. Cela signifie que le marché immobilier ne peut plus être le principal moteur de croissance de l’économie chinoise.
La guerre froide entre les impérialismes américain et chinois intensifie la pression exercée sur le régime de Xi Jinping pour qu’il “modernise” l’économie. Mais l’environnement international est désormais complètement différent, la démondialisation faisant son œuvre. La Chine est contrôlée et bloquée, notamment par le capitalisme américain, dans de plus en plus de domaines. Le régime chinois a donc décidé de prendre le taureau par les cornes en s’attaquant à l’effet de levier excessif dans le secteur immobilier, qui représente une énorme ponction sur les ressources.
Xi Jinping essaye de sevrer l’économie de son gaspillage, de sa spéculation, de sa dépendance à l’égard du surinvestissement et du surendettement et, l’année dernière, il a imposé les “trois lignes rouges” au secteur immobilier. Seules les entreprises répondant à ces critères, à savoir le rapport entre le passif et l’actif, la dette nette et les fonds propres, et les liquidités et les emprunts à court terme, seraient autorisées à accéder au marché du crédit. Evergrande n’a pas respecté les trois lignes rouges et a donc été privé de capitaux provenant de sources normales et a opté pour une “économie de reconnaissance de dettes”. De plus en plus de promoteurs immobiliers font maintenant la même chose qu’Evergrande : ils vendent les maisons avant même qu’elles ne soient construites et utilisent l’argent pour rembourser leurs dettes.
La question est de savoir si, face à l’escalade de ce processus destructeur et douloureux, le gouvernement garde son sang-froid ou s’il abandonne sa ligne dure, de peur que la bulle immobilière ne devienne incontrôlable et ne fasse s’effondrer toute l’économie.
Les experts financiers s’inquiètent des effets de l’effondrement d’Evergrande sur les banquiers, les investisseurs et autres. Mais qu’en est-il des gens ordinaires ? L’effondrement affectera-t-il les personnes à la recherche d’un logement ? Qu’en est-il de ceux qui travaillent directement ou indirectement pour Evergrande ?
VK : La majorité des travailleurs en Chine, à l’exception peut-être de quelques personnes appartenant à l’aristocratie du travail, je suppose qu’on pourrait l’appeler ainsi, ont été exclus de ce processus, n’achetant pas ces maisons. L’effet que cela aura sur la classe ouvrière sera donc contradictoire. Si le marché de l’immobilier s’effondre, et que les prix commencent à chuter, cela pourrait être populaire parmi une partie de la population.
Mais pour ceux qui ont acheté des biens immobiliers, ce qui inclut certains cols blancs urbains, qui ont investi non seulement leurs propres économies mais aussi celles de leurs parents et de leurs proches pour acheter un endroit où vivre, l’effondrement des prix de l’immobilier serait une catastrophe. Ils seront confrontés à des fonds propres négatifs, comme cela s’est produit aux États-Unis, en Irlande, en Espagne et ailleurs après 2008. C’est un signal d’alarme pour le régime chinois car si cela commence à se produire dans tout le pays, vous avez les germes d’un mécontentement social massif.
Quant aux travailleurs d’Evergrande, il s’agit principalement du personnel de vente, des gestionnaires, des planificateurs et des comptables, mais pas des constructeurs. L’entreprise emploie environ 160.000 personnes effrayées de perdre leur emploi. Le travail de construction proprement dit est sous-traité à des entreprises qui emploient principalement des travailleurs migrants sous contrat temporaire, travaillant pour de bas salaires dans des conditions très brutales. Lorsque le travail est terminé, ils sont au chômage, puis vont ailleurs. Si Evergrande tombe, trois à quatre millions d’emplois sont menacés dans la construction et dans les chaînes d’approvisionnement de l’entreprise. Et avec une dizaine d’autres “Evergrande” plus petits menacés, les effets sur l’emploi et sur l’économie en général pourraient être graves.
Selon certaines informations, des manifestations ont déjà eu lieu en Chine à ce sujet. Sont-elles généralisées ?
VK : Il y a des protestations depuis plusieurs mois, avec beaucoup de gens qui réclament le remboursement de leur argent, surtout des ouvriers de la construction, parfois des patrons de la construction qui n’ont pas été payés, donc ne paient pas non plus leurs ouvriers. Plus de 80.000 employés d’Evergrande ont “prêté” de l’argent à l’entreprise – environ 15,5 milliards de dollars selon un responsable d’Evergrande – car les responsables ont escroqué la main-d’œuvre pour qu’elle achète des produits dits de gestion de patrimoine, en promettant des taux d’intérêt très attractifs pour aider l’entreprise à sortir de son marasme financier. Ces personnes ne sont pas des spéculateurs, dont on pourrait dire “ça les arrange”, mais souvent des gens désespérés qui veulent sauver leur emploi ou gagner un peu d’intérêt pour leur vie future. Il y a eu le cas d’une femme atteinte d’un cancer qui essayait de réunir des fonds pour son traitement.
Dans plusieurs villes, des personnes se sont rassemblées devant les bureaux des entreprises, très en colère, pour demander à être remboursées. La plupart sont des employés d’Evergrande. À ce stade, la colère n’est pas dirigée contre Xi Jinping, ni contre le PCC (le parti soi-disant communiste), mais contre Evergrande. Mais elle peut se transformer en une colère plus générale si le gouvernement n’intervient pas pour organiser une sorte de renflouement.
Alors comment pensez-vous que Xi Jinping va gérer cette crise ?
VK : Publiquement, le gouvernement ne dit rien. C’est incroyable. Les médias du monde entier parlent beaucoup d’Evergrande, mais vous ne lirez rien à ce sujet en Chine. Cependant, le gouvernement essaie d’utiliser cette crise pour faire pression sur les autres sociétés immobilières afin qu’elles réduisent leur endettement. Mais c’est une sorte de jeu de la poule mouillée : à quel moment vont-ils abandonner cette approche musclée s’il y a un risque d’effondrement de l’ensemble du secteur immobilier ?
Je pense qu’ils utiliseront un mélange de mesures. L’approche du PCC sera de nier officiellement qu’il sauve Evergrande, mais au niveau local et régional, il y aura différents types d’interventions et de renflouements de certaines entités pour éviter que cela n’aille trop loin et limiter les retombées sociales. Tout d’abord, pour ceux qui ont acheté les 1,6 million de propriétés inachevées et qui risquent de ne pas les obtenir, différentes entreprises d’État et gouvernements locaux interviendront pour achever la construction ou reprendre des actifs clés comme dans le cas du stade de football de Guangzhou [propriété d’Evergrande comme l’équipe, Guangzhou FC], afin que cela ne devienne pas une source de mécontentement social. Certains détenteurs nationaux de produits de gestion de patrimoine pourraient être partiellement indemnisés. Mais je pense que les spéculateurs internationaux seront laissés en plan. Ils n’obtiendront rien en retour.
À mon avis, Evergrande elle-même ne sera pas sauvée. Le plan consiste donc à utiliser cette situation pour donner une leçon aux autres, pour établir une discipline et un contrôle sur le secteur immobilier. Mais la question est de savoir s’ils y parviendront. C’est une entreprise très, très compliquée et dangereuse. Par sa nature même, vous ne pouvez pas contrôler une bulle. Il y a donc beaucoup de risques pour le régime chinois quant à la façon dont cela peut se dérouler.
Evergrande a été critiqué pour avoir suivi le “modèle mondial” du capitalisme chinois – une croissance fulgurante alimentée par la dette. Ce modèle est-il en train d’échouer ?
VK : Le “go global model” fait plutôt référence à des champions nationaux tels que Huawei, qui a été poussé à réussir sur le marché mondial, du moins jusqu’à ce qu’il soit bloqué par Trump puis Biden. Aujourd’hui, Huawei est une entreprise en détresse.
Evergrande n’a pas été particulièrement active sur les marchés internationaux, mais son modèle est très largement alimenté par la dette. Depuis de nombreuses années, la Chine se dirige vers un scénario à la japonaise. Une bulle immobilière remplie de dettes s’est effondrée en 1989. À l’époque, les biens immobiliers situés autour du palais impérial de Tokyo valaient plus que l’ensemble de l’État de Californie – c’est du moins ce que l’on disait souvent. Cette bulle a éclaté et le capitalisme japonais ne s’en est jamais vraiment remis. Il a souffert de plus de deux décennies de stagnation et l’année dernière, l’économie avait la même taille qu’en 1995. Cela pourrait maintenant être la perspective de l’économie chinoise.Bien sûr, ce ne sera pas exactement la même chose, mais ce sera beaucoup plus alarmant si cela se produit en Chine, car le Japon avait un coussin de protection sociale beaucoup plus solide que la Chine.
En raison du “hukou”, les populations rurales sont exclues du système d’allocations de chômage, tandis que seule une partie de la population urbaine bénéficie d’un certain niveau d’aide. La grande majorité de la population n’est absolument pas assurée. Ainsi, le type de crise qui s’est produit au Japon, ou dans le capitalisme occidental en 2008, ne se produira pas. Au contraire, toute crise dans le contexte chinois, avec des niveaux de vie si bas et l’absence de tout filet de sécurité sociale, sera plus prolongée, plus longue. C’est une perspective pour l’agitation révolutionnaire qui se développe en Chine.
Certaines personnes de gauche au niveau international affirment que le régime du PCC peut contrôler la crise grâce à son système supérieur de contrôle de l’État. Êtes-vous d’accord avec cela ?
VK : Le système fonctionne différemment mais il est toujours soumis aux lois économiques de la gravité. Le régime chinois a évité la crise qui a frappé le reste du monde en 2008 précisément en encourageant des entreprises comme Evergrande. Elles ont permis à d’énormes quantités de crédit d’affluer sur le marché immobilier, augmentant la demande de toutes les matières premières grâce au boom de la construction, et alimentant l’économie sur la base de la dette. De cette façon, la Chine a apparemment traversé la crise, entraînant avec elle des économies comme l’Australie. Mais elle y est parvenue en modifiant complètement son modèle de croissance.
Aujourd’hui, elle en paie le prix. Le fait que Xi Jinping se trouve dans cette situation et soit prêt à prendre ces risques montre à quel point la situation est désespérée. Les sections de la gauche qui ont des illusions sur le régime du PCC, et qui pensent qu’il peut éviter une crise, font une erreur fondamentale dans leur évaluation. La seule autre option dont dispose le PCC est de rouvrir le robinet du crédit et de gonfler encore plus la bulle, pour la faire éclater plus tard. Même avec ce capitalisme guidé, ils ne peuvent pas indéfiniment éviter une crise, les contradictions finiront par se refléter.
Quelle que soit la décision prise au sujet d’Evergrande, comment cela affectera-t-il la promesse déclarée du PCC de promouvoir la “prospérité commune” ?
VK : Le slogan clé du Parti communiste chinois, la “prospérité commune”, est un slogan vide qui n’a absolument rien à voir avec le socialisme. Si vous revenez 100 ans en arrière, “prospérité commune” était le slogan du Kuomintang de Sun Yat-sen. C’est vague, c’est vide. Mais le gouvernement peut sentir la pression explosive qui se développe dans la société à cause de l’écart de richesse, et le PCC en est responsable. Ses attaques contre le secteur capitaliste privé ne se traduiront pas d’elles-mêmes par une amélioration des salaires et des conditions de travail des travailleurs, surtout sous une dictature qui interdit les syndicats.
Il est étonnant que certaines sections de la gauche internationale pensent que le régime chinois est socialiste, que cet énorme secteur privé, spéculatif et capitaliste [le marché immobilier] qui représente 29 % du PIB s’est développé sans que le PCC n’en soit responsable d’une manière ou d’une autre.
Le propriétaire et président d’Evergrande, Xu Jiayin, est membre du Parti communiste depuis 35 ans, il est membre du Comité consultatif politique du peuple chinois (CCPPC), l’organe jumeau du soi-disant parlement – le Congrès national du peuple. En 2012, l’année où Xi Jinping a été nommé “leader suprême”, Xu Jiayin a assisté à une session de la CCPPC en portant une ceinture “Hermès” en or très chère. Cela a fait le tour des médias sociaux. Il a été deux fois l’homme le plus riche de Chine. Toute sa carrière professionnelle a été liée à l’élite du PCC.
De nombreux contrats d’Evergrande ont été financés par les gouvernements locaux, qui tirent la moitié de leurs revenus de la vente de terrains. La vente des terres les plus lucratives a procuré des revenus corrompus aux élites du PCC dans tout le pays. Ainsi, si la bulle éclate, les vagues se répercuteront sur l’ensemble des gouvernements locaux. Ils ressentent déjà les effets de la forte baisse des ventes de terrains.
Xu Jiayin lui-même ne sera certainement plus un milliardaire, il pourrait bien finir en prison à cause de ce qui est en train d’être révélé sur Evergrande. Ce que ses patrons ont fait est effrayant, ils ont construit un énorme système de Ponzi, basé sur la tromperie des gens pour que la fraude continue. Les régimes capitalistes autoritaires comme celui de Xi Jinping peuvent de temps en temps montrer l’exemple, poursuivre les hommes d’affaires et même les abattre, mais cela ne change pas la base capitaliste de l’économie.
Le secrétaire d’État américain Antony Blinken a appelé Pékin à “agir de manière responsable” dans ses relations avec Evergrande, probablement en raison d’informations selon lesquelles tout sauvetage par le gouvernement chinois privilégierait les intérêts nationaux par rapport à ceux des détenteurs d’obligations étrangers. Comment cela s’inscrit-il dans le cadre des tensions croissantes entre la Chine et les États-Unis ?
VK : Le problème d’Evergrande n’est pas seulement celui de la Chine. Si Evergrande marque un tournant, le début d’une crise généralisée dans le secteur immobilier chinois, cela aura des répercussions mondiales.
Blinken tente de faire pression sur le régime chinois pour qu’il préserve les intérêts des fonds spéculatifs et des spéculateurs de Wall Street, qui ont acheté ces obligations de pacotille. D’ailleurs, les banques occidentales, telles que la banque britannique HSBC et la banque suisse UBS, continuent d’acheter ces titres, même s’ils n’ont aucune valeur, parce qu’elles calculent qu’il pourrait encore y avoir un gain. Je pense que le régime chinois ne leur accordera que peu d’importance. Sa priorité est d’éviter les troubles intérieurs.
Mais c’est un problème pour les États-Unis. Il est intéressant de constater un certain changement de ton de la part de certains analystes internationaux pro-capitalistes. Depuis le début de la guerre froide actuelle, l’accent a été mis sur “la Chine devient trop puissante”, “la Chine est une menace parce qu’elle est si forte”. Aujourd’hui, on trouve de plus en plus d’articles affirmant que “la Chine est peut-être plus faible que nous le pensions”. La Chine peut être une menace non pas parce qu’elle “dépasse les États-Unis”, mais parce que son économie entre dans une crise grave. Cela affectera l’ensemble du capitalisme mondial.
Depuis la grande récession de 2008, la Chine a représenté environ 28 % de la croissance mondiale. Tout le monde sait que le charbon d’Australie, le fer du Brésil et les matières premières d’Afrique et d’Amérique latine ont été aspirés sur le marché chinois à des prix élevés précisément parce que des entreprises comme Evergrande construisaient toutes ces maisons. La part de la Chine dans les mises en chantier mondiales est actuellement de 32 %.
En 2020, Kenneth Rogoff, de Harvard, et Yuanchen Yang, de l’université de Tsinghua, ont affirmé qu’”une chute de 20 % de l’activité immobilière pourrait entraîner une baisse de 5 à 10 % du PIB, même sans l’amplification d’une crise bancaire, ni la prise en compte de l’importance de l’immobilier comme garantie”. Le scénario qu’ils esquissent n’est pas farfelu. En août de cette année, on a constaté une chute de 20 % en glissement annuel des ventes de logements. En septembre, elle est passée à 30 %. Si ce marché continue à s’effondrer de la sorte, cela se traduira par de graves problèmes non seulement pour la Chine, mais aussi pour l’ensemble de l’économie mondiale, sans oublier les craintes d’une forte baisse des prix des métaux.
En ce qui concerne les États-Unis, ils se sont préparés à cette guerre froide à long terme en partant du principe que la Chine les défie, mais ils pourraient être confrontés à un scénario différent consistant à limiter les dégâts causés par une Chine en crise profonde.
Comment les socialistes feraient-ils face à cette situation ?
VK : Quelle serait une véritable politique socialiste ? Le PCC n’est pas un parti socialiste mais un parti capitaliste et autoritaire de milliardaires comme Xu Jiayin, et d’ailleurs Xi Jinping lui-même et sa famille, qui sont également extrêmement riches. S’ils devaient mettre en œuvre des politiques socialistes, ils provoqueraient leur propre chute.
Les politiques socialistes impliqueraient la nationalisation des sociétés immobilières en Chine – certaines sont déjà détenues par l’État, d’autres, comme Evergrande, sont privées. Mais la nationalisation nécessite une planification démocratique par la main-d’œuvre, par les représentants des résidents et par les syndicats, qui n’existent pas en Chine. La propriété publique et la planification démocratique sont la clé.
Si un cinquième des appartements urbains sont vides, alors un gouvernement ouvrier les confisquerait, ne versant une compensation que dans les rares cas où un individu peut prouver qu’il souffre d’une réelle détresse financière. Cela signifierait que des millions d’unités de logement seraient instantanément disponibles pour le logement social, louées à des loyers bas plutôt que vendues, avec une réorganisation totale du marché du logement vers le logement social et locatif, loin du marché exclusif et coûteux des appartements à vendre.
Bien entendu, si le secteur immobilier est un élément crucial de l’économie chinoise, il ne serait pas possible de le planifier de manière isolée. Cela nécessiterait la transformation socialiste de l’économie au sens large, y compris du système financier. De cette manière, toutes les dettes pourront être annulées et les ressources utilisées pour répondre aux besoins des gens ordinaires.
Une mesure clé serait de se débarrasser du système du hukou. S’il était aboli demain, les gouvernements locaux chinois ne disposeraient pas de l’infrastructure sociale nécessaire pour y faire face. La majorité des cols bleus vivant dans les grandes villes ont des hukous ruraux. Comme ils ne peuvent pas posséder leur propre maison, il arrive souvent que deux ou trois familles vivent dans des pièces sordides et exiguës. Les administrations municipales n’ont pas les moyens de fournir les soins de santé, les indemnités de chômage et les pensions nécessaires. Pour abolir le hukou, il faut donc une révision complète et révolutionnaire de l’ensemble du système financier gouvernemental.
Toutes ces questions sont liées les unes aux autres. Il n’y a pas de syndicats en Chine, alors comment développer les mécanismes de planification, afin d’éviter tous les problèmes qui se posent actuellement. La seule façon d’y parvenir est de placer toutes les décisions économiques sous le contrôle démocratique de la classe ouvrière, ce qui implique l’auto-organisation des travailleurs dans des partis démocratiques, des organisations de travailleurs et, surtout, des syndicats. Tout cela nécessite une lutte révolutionnaire, en d’autres termes un programme révolutionnaire, pour des droits démocratiques complets et immédiats et le renversement de la dictature.
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Malgré les projections de croissance, l’économie mondiale reste profondément instable

Il est difficile de surestimer les ravages causés par la récession mondiale déclenchée par une pandémie en 2020. Il s’agit de la plus grande contraction économique depuis la Grande Dépression des années 1930. Dans le monde entier, des heures de travail équivalentes à 255 millions d’emplois ont été perdues. La Banque mondiale estime que le nombre de personnes en situation de “grande pauvreté”, c’est-à-dire vivant avec moins de 1,90 dollar par jour, est passé de 119 à 124 millions de personnes.
Par Tom Crean
Mais tout le monde n’a pas souffert. Selon une analyse du magazine Forbes, la richesse des milliardaires du monde a augmenté de 1.900 milliards de dollars en 2020 ! Les inégalités, tant au sein des nations qu’entre les pays riches et le monde “en développement”, se sont considérablement accrues.
Les économistes capitalistes sont toutefois désormais optimistes quant aux perspectives de reprise économique mondiale en 2021. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a récemment prévu une croissance économique mondiale de 5,6 % en 2021, après une contraction de 3,5 % en 2020. Cette estimation pour 2021 est en hausse de 1,4 % par rapport à leur projection de novembre. Un bon 1 % de la croissance mondiale supplémentaire estimée est attribué à la loi de relance de 1.900 milliards de dollars adoptée par le Congrès américain au début de ce mois.
Cette projection repose sur un certain nombre d’hypothèses très optimistes qui doivent être remises en question. Elle ne tient pas compte non plus de toutes les contradictions sous-jacentes du capitalisme contemporain. La reprise, qui repose largement sur des injections fiscales et monétaires sans précédent et non durables, sera très inégalement répartie et sera probablement de courte durée avant que la tendance de l’économie mondiale à la dépression ne se réaffirme.
Les perspectives concernant la pandémie
Les projections concernant l’économie mondiale ne peuvent évidemment pas être séparées de l’évolution de la pandémie et des progrès de la vaccination de la population. Certains des pays les plus riches, notamment les États-Unis et la Grande-Bretagne (ainsi qu’Israël), ont fait de grands progrès dans la vaccination de leur population après une gestion désastreuse de la pandémie. Environ un tiers des adultes américains et plus de la moitié des adultes britanniques ont désormais reçu au moins une dose de vaccin. Cela permet d’envisager une réouverture plus large et un “retour à la normale” d’ici l’été.
En général, les projections de croissance de l’OCDE reposent sur des hypothèses optimistes quant à l’évolution de la pandémie. Mais même dans les semaines qui ont suivi l’annonce de l’OCDE, nous constatons une fois de plus que les échecs des gouvernements capitalistes à contenir le virus et à élaborer un plan mondial rationnel de vaccination continuent de créer de nouveaux dangers pour la santé de la population mondiale et pour la reprise économique.
La situation dans l’Union européenne (UE) est très révélatrice. L’automne dernier, les médias capitalistes ont salué l’UE comme une réussite au sein des nations les plus riches, notamment par rapport aux États-Unis et au Royaume-Uni. Mais l’UE est aujourd’hui très en retard dans la course à la vaccination, puisque seulement 12 % de la population allemande, par exemple, a reçu au moins une dose. Ce retard est dû en partie à des interruptions d’approvisionnement et à l’impossibilité de s’approvisionner à un stade précoce, le tout aggravé par un processus de distribution extrêmement incompétent. Puis vint la débâcle du vaccin AstraZeneca en Europe, qui a vu la vaccination s’arrêter complètement pendant plusieurs jours avant de reprendre, plusieurs pays européens bloquant ou limitant toujours son utilisation. Cela n’a fait que contribuer à un scepticisme massif à l’égard des vaccins. Tout cela s’est produit au milieu d’une nouvelle vague désastreuse de la pandémie en Europe avec son lot de nouvelles vagues de confinement.
En plus d’être un coup dur pour le prestige des dirigeants de l’UE comme Merkel et Macron, le chaos vaccinal combiné à la nouvelle vague de COVID a porté un autre coup à l’économie européenne et a mis un grand point d’interrogation sur sa capacité à rouvrir complètement le tourisme cet été. Selon les prévisions actuelles, l’économie de l’UE devrait se contracter de 1,5 % au premier trimestre de 2021 (contre une contraction de 0,8 % auparavant), ce qui signifie que l’UE connaît actuellement une récession à double creux.
En dehors des pays riches, le rythme de la vaccination est encore plus lent et n’a même pas commencé dans de nombreux pays. Au rythme actuel, on estime qu’il faudrait des années pour vacciner la population mondiale. L’Inde connaît actuellement une nouvelle vague, tandis qu’au Brésil, la propagation de nouveaux variants dangereux et la négligence criminelle du régime Bolsonaro mettent le système de santé à rude épreuve.
Dès le début, la réponse à la pandémie a été minée par des systèmes de santé qui, même dans des régions relativement riches comme l’Italie du Nord, ont été considérablement affaiblis par des décennies de coupes budgétaires néolibérales. Cette situation est aggravée par l’absence totale d’une réponse et d’une stratégie de vaccination coordonnées au niveau mondial. Les impérialistes de l’UE, du Royaume-Uni et des États-Unis ont protégé les profits et les “droits de propriété intellectuelle” des géants pharmaceutiques et ont refusé de partager gratuitement les vaccins avec le reste du monde, ce qui accélérerait massivement la campagne de vaccination.
Une telle décision ne serait pas seulement dans l’intérêt de la société, mais aussi dans celui des capitalistes. Plus la pandémie poursuit ses ravages dans de grandes parties du globe, plus il est possible que des variants encore plus dangereux se développent et relancent la pandémie. Mais cette ligne d’action rationnelle est bloquée par la concurrence entre les puissances impérialistes.
Au lieu de cela, nous assistons au spectacle du “nationalisme vaccinal”. D’un côté, il y a la thésaurisation des vaccins avec l’UE qui impose des contrôles à l’exportation et l’Inde, un important producteur de vaccins, qui interdit les exportations pour le moment. Les États-Unis sont susceptibles de disposer d’un stock massif de vaccins dans les mois à venir, mais ils se sont très peu engagés à partager leurs excédents avec d’autres pays. Entre-temps, la Chine et la Russie ont utilisé les dons de vaccins à des pays particuliers dans le cadre de leur offensive diplomatique dans le cadre de la nouvelle guerre froide avec les États-Unis. Les États-Unis, l’Inde, l’Australie et le Japon, qui agissent collectivement comme “la Quadrilatérale” en matière de sécurité, ont répondu par un plan visant à produire un milliard de doses de vaccin en Inde, financé par les États-Unis pour l’Asie du Sud-Est, ce qui constitue manifestement une tentative de contrecarrer la diplomatie chinoise en matière de vaccins.
Les difficultés à atteindre l’immunité collective en raison de l’échec total d’une approche globale d’une crise mondiale et le danger de variants plus mortels laissent présager de sérieuses complications pour la perspective de croissance décrite par l’OCDE.
L’effet des mesures de relance américaines sur l’économie mondiale
Toutefois, à moins d’une évolution désastreuse à court terme, les pays riches – en particulier ceux où le déploiement des vaccins est rapide – verront leur économie se rouvrir plus ou moins rapidement au cours de l’année 2021 et un rebond économique significatif est probable. Après un effondrement économique en 2020 touchant 93 pays, les chiffres de croissance sembleront toutefois plus impressionnants qu’ils ne le sont réellement.
Un facteur clé dans les projections de croissance mondiale est la demande refoulée dans un certain nombre de pays riches. Une partie de la population, notamment de la classe moyenne, a économisé de l’argent pendant la pandémie en travaillant à domicile et en ne voyageant pas. Toutefois, ce sont les mesures de relance massives adoptées dans un certain nombre de pays qui contribuent le plus à la demande. Alors que les mesures de relance adoptées aux États-Unis depuis le début de la pandémie équivalent à 27 % du PIB, celles de l’Allemagne équivalent à 20 % et celles du Japon à probablement 30 %.
Mais il est clair que le nouveau plan de relance américain revêt une importance internationale particulière. Il équivaut à un pourcentage stupéfiant de 9% du PIB américain ; l’OCDE prévoit maintenant que l’économie nationale américaine connaîtra une croissance de 6,5% cette année, un niveau de croissance jamais atteint depuis le début des années 80. Les effets d’entraînement de l’augmentation de la demande américaine sur les principaux partenaires commerciaux des États-Unis, notamment le Canada et le Mexique, mais aussi la Chine et l’Union européenne, sont également importants. L’année dernière, la demande des pays riches en Equipement de protection individuels (EPI), ordinateurs, équipements d’exercice et divers autres biens de consommation durables a contribué massivement aux exportations chinoises, permettant à la Chine d’être la seule grande économie à afficher une croissance nominale, même si les performances de l’économie ont été considérablement exagérées par le régime. Sur base du nouveau plan de relance américain, la banque UBS a revu à la hausse ses prévisions de croissance des exportations chinoises pour cette année, les faisant passer de 10 % à 16 %.
Dans les pages financières des grandes publications bourgeoises, on discute beaucoup de la manière dont le projet de loi de relance entrainerait une hausse de l’inflation aux États-Unis et obligerait la Réserve fédérale à augmenter les taux d’intérêt pour couper dans une économie en “surchauffe”. Le plan de relance de Biden et les précédents plans de relance de 2020 ont tous été financés exclusivement par l’emprunt. Après avoir utilisé pendant des décennies le spectre de l’inflation pour justifier des mesures d’austérité, la Réserve fédérale et le département du Trésor américain ont opéré un virage à 180 degrés et déclarent désormais que l’inflation n’est plus une préoccupation majeure. Le directeur de la Fed, Jerome Powell, a déclaré que même si l’inflation se manifestait dans le courant de l’année, elle serait temporaire et ne justifierait pas une hausse importante des taux d’intérêt, ce qui est important car si le coût des emprunts devait augmenter, cela pourrait déclencher la prochaine récession et compliquer les plans de relance. En fait, de nouvelles mesures seront probablement nécessaires, même si elles sont plus ciblées, tandis que les inévitables tentatives de remplacer les mesures de relance par l’austérité risquent de déstabiliser l’économie mondiale au cours de la prochaine période.
Il faut souligner que la capacité des États-Unis à emprunter des sommes aussi faramineuses repose sur des taux d’intérêt historiquement bas et une inflation faible, ainsi que sur la position du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale. L’impérialisme américain est dans la position privilégiée de pouvoir accéder à des fonds apparemment illimités à très peu de frais. Comme l’a dit Léon Trotsky à propos des politiques du New Deal dans les années 1930, il s’agissait d’une “politique américaine par excellence”, indisponible à la plupart des pays et certainement pas aux pays pauvres. Et si les mesures de relance des pays riches peuvent donner un certain coup de pouce aux pays pauvres, elles auront également tendance à détourner davantage les investissements des pays pauvres et à exacerber leurs propres crises de la dette.
Biden a maintenant dévoilé un autre plan d’infrastructure massif en deux étapes de 3 à 4 trillions de dollars qui, selon lui, sera financé par une augmentation de l’impôt sur les sociétés et des taxes sur les riches. Bien que cela soit présenté comme faisant partie d’une stratégie de lutte contre le changement climatique et comme un programme d’emploi visant à remédier aux inégalités, ce plan s’inscrit également dans le cadre de l’intensification de la concurrence avec l’impérialisme chinois. Mais alors qu’une partie de la classe dirigeante considérera l’augmentation de l’impôt sur les sociétés comme un prix nécessaire à payer pour atteindre certains objectifs stratégiques, celle-ci rencontrera une résistance importante de la part des sections qui s’opposent à l’augmentation des impôts avec une ferveur toute religieuse.
L’éloignement de la politique néolibérale
L’ampleur des mesures adoptées par la classe dirigeante américaine dans cette crise représente un changement de cap majeur. Se référant à l’ampleur de l’intervention fiscale et à la campagne de vaccination, le Financial Times (3/13/21) a récemment souligné : “Pris dans son ensemble, cet élan d’activisme gouvernemental fait écho au New Deal de Franklin Delano Roosevelt pendant la Dépression et aux réformes de la Grande Société de Lyndon Johnson dans les années 1960. Le président américain et de nombreux démocrates espèrent également qu’il pourra devenir une puissante réfutation du commentaire de Ronald Reagan en août 1986 : “les mots les plus terrifiants de la langue anglaise sont : “Je suis du gouvernement et je suis là pour vous aider”. Ce mantra a inauguré une période de déréglementation, de faibles impôts, de dépenses intérieures limitées et de croyance dans les marchés libres comme principaux piliers de la politique économique américaine. Ces recettes ont commencé à être remises en question après la crise financière mondiale, même si elles ont été partiellement ravivées sous l’administration de Donald Trump. Pourtant, elles n’ont pas pu faire face aux assauts de la pandémie, qui a laissé les Américains aspirer à une plus grande implication de Washington, offrant à Biden une chance de combler ce vide.”
L’abandon de la politique néolibérale par l’élite américaine que décrit le Financial Times résulte de plusieurs facteurs, comme l’a souligné Alternative Socialiste Internationale (ASI, dont le PSL/LSP est la section belge). Tout d’abord, il s’agit de la deuxième crise massive à laquelle le capitalisme est confronté en un peu plus d’une décennie. Pendant la crise financière de 2008-9, l’accent a été mis sur la politique monétaire, en injectant de l’argent (notamment par le biais de l’assouplissement quantitatif) sur les marchés financiers pour soutenir le système bancaire. Mais comme l’admettent les banquiers centraux eux-mêmes, se concentrer uniquement sur la politique monétaire aurait été désastreux cette fois-ci. Les confinements nationaux ont engendré la menace d’un effondrement de la demande et d’une misère de masse qui ne pouvait être évitée que par une intervention fiscale d’une ampleur sans précédent depuis le New Deal.
Deuxièmement, dans le cas de l’administration Biden, il y a une détermination à “tirer les leçons” de 2008-9. De l’avis de nombreux économistes libéraux, les mesures de relance limitées combinées à une austérité massive dans l’UE et aux États-Unis à cette époque ont rendu la reprise économique ultérieure beaucoup plus lente et moins profonde.
Enfin, la classe dirigeante américaine constate que les inégalités de masse et la polarisation politique extrême ont contribué à la rébellion Black Lives Matter de l’été dernier, puis à la menace de coup d’État de Trump et à l’assaut du Capitole le 6 janvier. Ils se rendent compte qu’ils risquaient de perdre le contrôle de la situation et qu’il est donc nécessaire de faire des gestes pour restaurer la confiance dans l’État afin de prendre de l’avance sur la prochaine explosion sociale.
La situation reste profondément instable
Le rebond probable de l’économie mondiale représente-t-il le début d’une reprise plus générale ? Certains médias bourgeois ont comparé la situation aux conséquences de la Première Guerre mondiale et à l’épidémie de grippe espagnole dévastatrice de 1918-20 qui a été suivie par les “années folles” aux États-Unis et en Europe.
Ces attentes sont infondées. La cause sous-jacente de la crise actuelle et de la crise de 2008-09 est le caractère de plus en plus parasitaire et sclérosé du capitalisme. Durant l’ère néolibérale, qui a débuté à la fin du boom d’après-guerre, à la fin des années 70, la classe capitaliste a restauré sa rentabilité en s’attaquant au secteur public et au niveau de vie des travailleurs. Elle a également profité de l’ouverture de nouveaux marchés après l’effondrement du stalinisme. Cela a conduit à une augmentation massive des inégalités et a sapé la capacité des travailleurs à absorber la richesse produite. Il en a résulté une diminution de la rentabilité des investissements productifs et une baisse de la croissance de la productivité, les capitaux excédentaires étant injectés dans le casino financier.
Le rebond, alimenté par des dépenses massives de l’État, ne résoudrait aucun de ces problèmes. Même aux États-Unis, alors que le rebond pourrait ramener des millions de personnes au travail, il sera loin de résoudre la dévastation causée par la crise de 2020, y compris l’endettement massif affectant de grandes sections de la classe ouvrière, la forte baisse de la participation des femmes au marché du travail, et les centaines de milliers de petites entreprises qui ne rouvriront pas.
Le rebond est également payé par une augmentation massive de la dette publique qui, aux États-Unis, a atteint une ampleur sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette situation n’est pas viable, d’autant plus qu’il n’y a aucune perspective d’une période prolongée de croissance significative. Au lieu de cela, comme dans toutes les crises précédentes, la classe dirigeante cherchera à présenter la facture de la crise à la classe ouvrière au cours de la période suivante, ce qui ne fera qu’accroître l’avilissement et l’inégalité.
En outre, l’hypothèse selon laquelle l’inflation et les taux d’intérêt resteront très bas, ce qui a permis une telle frénésie d’emprunts, est ahistorique. L’inflation pourrait augmenter à la fin de cette année, même si le contexte global reste déflationniste. Mais quelles que soient les assurances actuelles de la Fed, une forte poussée d’inflation, même temporaire, pourrait forcer une hausse des taux d’intérêt et mettre fin rapidement au rebond.
Outre la possibilité d’une “surchauffe” de l’économie réelle, il y a une crise financière imminente qui est également alimentée par l’injection massive de liquidités sur les marchés financiers depuis mars de l’année dernière, qui ont également contribué à prévenir une implosion. Cela a créé des bulles spéculatives dans les actions et autres actifs, y compris le logement.
Un autre élément déclencheur de la prochaine phase de la crise économique mondiale pourrait être le défaut de paiement imminent de la dette de toute une série de pays pauvres qui ne disposent pas des outils monétaires et fiscaux dont disposent les pays impérialistes et qui ont été généralement frappés bien plus durement par la récession économique. La situation du Liban est particulièrement extrême : la corruption rampante et les dysfonctionnements de l’appareil d’État ont provoqué un effondrement bancaire et une hyperinflation. De larges pans de la population ont été paupérisés. Tel pourrait être le sort de nombreux pays au cours de la prochaine période.
En bref, il n’y a aucune base pour un retour à une situation stable pour le capitalisme. Les gouvernements ont utilisé une puissance de feu monétaire sans précédent pour éviter un effondrement complet en 2008-9. Ils utilisent maintenant une puissance de feu budgétaire et monétaire sans précédent pour faire face à cette crise. Que feront-ils lorsque la prochaine crise frappera ?
ASI a qualifié cette période de dépressive. Cela ne signifie pas que toutes les lignes de tendance doivent constamment pointer vers le bas, mais plutôt qu’il n’y a pas de chemin vers une croissance stable pour le capitalisme. Et une période de dépression ne signifie pas qu’il ne peut y avoir de reprises temporaires, comme ce fut le cas lors de la Grande Dépression des années 1930.
Démondialisation
La tendance dépressive est aggravée par la tendance à la démondialisation. La pandémie a exercé une pression énorme sur les chaînes d’approvisionnement mondiales et a mis en évidence les problèmes massifs du modèle de production “just-in-time”, en particulier dans le domaine des soins de santé, les pays et les régions s’efforçant de garantir l’accès aux fournitures médicales vitales. Plus récemment, le porte-conteneurs Ever Given, coincé pendant une semaine dans le canal de Suez et bloquant une artère commerciale vitale, est devenu emblématique de ces tensions.
La rivalité stratégique entre les États-Unis et la Chine a accéléré le processus de “découplage” économique entre les deux pays. Pendant des années, la Chine a consciemment cherché à utiliser les investissements de l’État pour développer sa force dans les technologies de pointe. Elle a cherché à sécuriser l’approvisionnement en matières premières essentielles au niveau mondial et à renforcer les industries stratégiques. Les États-Unis vont maintenant prendre la même direction. Une pénurie de puces électroniques a déjà entraîné l’arrêt temporaire d’un certain nombre de chaînes de production aux États-Unis, ce qui alimente les discussions sur la manière de garantir l’approvisionnement américain de ce composant essentiel à la fabrication. Tout cela pointe vers plusieurs chaînes d’approvisionnement régionales plutôt que vers un système mondial intégré.
Sous Trump, les États-Unis ont imposé d’importants tarifs douaniers sur les importations chinoises. Certains s’attendaient à ce qu’ils soient annulés ou réduits sous Biden. Mais jusqu’à présent, rien n’indique que ce soit le cas. Au contraire, les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne et l’Union européenne ont récemment imposé des sanctions à des responsables chinois en raison de leur politique à l’égard de la minorité ouïghoure du Xinjiang, ce qui a entraîné des contre-sanctions de la part de la Chine. Un nouvel accord d’investissement entre la Chine et l’UE semble désormais compromis. Pendant ce temps, en Chine, des boycotts sanctionnés par l’État sont organisés contre les détaillants étrangers qui ont critiqué leur politique.
On fait souvent la comparaison avec la guerre froide entre l’Union soviétique et les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Mais il s’agissait d’un conflit entre deux systèmes sociaux concurrents qui ne faisaient pas partie d’un marché mondial intégré. Il s’est également produit pendant la plus grande reprise économique de l’histoire du capitalisme. La situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui ressemble davantage à la période de l’entre-deux-guerres, de 1918 à 1939, une période de stagnation généralisée pour le capitalisme, avec des rivalités mondiales croissantes.
Un niveau élevé de protectionnisme était également un trait caractéristique de l’entre-deux-guerres, en particulier des années 1930. Il est bien sûr vrai que l’économie mondiale est beaucoup plus intégrée aujourd’hui et qu’il n’est pas facile d’y remédier. Mais c’est la ligne de tendance qui est importante. La réaffirmation des intérêts nationaux et le fait que les pays soient de plus en plus divisés en deux “camps” mineront davantage le type d’économie mondiale intégrée qui existait au cours des dernières décennies. Toutefois, le recours croissant des gouvernements capitalistes à l’intervention de l’État et à une politique économique nationaliste ne permettra pas d’éviter ou de résoudre de nouvelles crises, pas plus qu’il ne l’a fait dans les années 30.
Pas d’issue sous le capitalisme
Si de nouveaux variants ou de nouveaux problèmes liés aux campagnes de vaccination peuvent affecter l’ampleur de la reprise économique cette année, ils ne l’arrêteront probablement pas complètement. Mais le rebond sera temporaire et toute une série de facteurs peuvent déclencher la prochaine étape de la crise. Et, bien entendu, les bénéfices éventuels seront répartis de manière très inégale dans le monde.
Une reprise temporaire peut, cependant, avoir un impact positif sur la lutte des classes dans de nombreux pays, en donnant aux travailleurs plus de confiance pour agir. Dans de nombreux pays, nous avons déjà constaté que les travailleurs de la santé et le personnel enseignant étaient prêts à se soulever malgré leur épuisement.
La colère est massive en raison de la façon dont les systèmes de santé dégradés ont causé tant de pertes de vie et de l’échec à protéger les travailleurs de première ligne pendant la pandémie. Toute tentative d’annuler les aides et les protections qui empêchent les gens de tomber dans la misère suscitera une forte résistance. La demande de changements permanents au profit de la masse de la population augmentera.
L’aspiration à des changements fondamentaux sera encore plus forte à mesure que les effets du changement climatique s’aggraveront. C’est l’autre crise, encore plus profonde, qui a été temporairement reléguée au second plan par la pandémie et la crise économique.
En voyant jusqu’où le capitalisme est prêt à aller pour sauver ce système en décomposition, des dizaines de millions de personnes se demanderont pourquoi nous ne pouvons pas nous débarrasser complètement du capitalisme. Tous les développements contemporains montrent qu’il est urgent d’adopter une planification rationnelle, démocratique et globale, basée sur la propriété publique des secteurs économiques clés, afin de relever les défis auxquels nous sommes confrontés en tant qu’espèce.
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Un “plan de relance” pour répondre aux besoins (mais pas ceux des profits des grandes entreprises)

Photo: Pixabay Les annonces de plans de relance colossaux se suivent depuis plusieurs mois, en creusant les déficits publics. Il s’agit d’un changement monumental par rapport aux décennies précédentes, au plus fort de l’ère du néolibéralisme.
Par Stéphane Delcros
La classe dominante n’agit pas ainsi par soudaine prise de conscience sociale et humanitaire, mais tout simplement pour éviter un effondrement de l’économie (et donc de ses profits) et tenter de limiter les troubles sociaux. Si une part de ces plans d’aides directes ou indirectes est destinée aux travailleuses et aux travailleurs (sans être à la hauteur de l’enjeu), leur majeure partie vient surtout en aide aux détenteurs des grandes entreprises, chaque plan comportant bien entendu son lot de nuances. Une chose est sûre : il en faudra beaucoup plus pour amortir la crise sociale et compenser le désinvestissement opéré durant des décennies.
Que faire de la dette ?
Le secrétaire général de l’Interrégionale wallonne de la FGTB Jean-François Tamellini a proposé en janvier au ministre wallon du Budget Jean-Luc Crucke (MR) de « neutraliser » les intérêts sur la dette wallonne en 2021 et 2022. « Les banques et le secteur de la finance doivent contribuer aux mesures de relance de la Wallonie », argumentait-il en demandant à Crucke de trouver des moyens pour « éviter d’étouffer les citoyens et un retour à l’austérité budgétaire ».
Fin 2021, il est attendu que la dette publique (directe) de la Région wallonne s’élèvera à près de 20 milliards d’euros. Comme pour les autres entités fédérées et l’Etat fédéral, la Wallonie procède à un « remboursement » annuel de cette dette, et aussi au paiement d’intérêts liés à celle-ci, remboursés à hauteur de 300 millions d’euros par an. Geler le paiement des intérêts durant 2 ans rapporterait 600 millions aux finances publiques ; et Tamellini propose d’ensuite renégocier cette dette pour annuellement payer moins d’intérêts. Il y a un gouffre monumental entre ces mesurettes proposées et la réalité de la crise, et donc les mesures nécessaires.
C’est d’une annulation de la dette publique dont nous avons besoin, et ça sous la pression d’un mouvement ouvrier combatif et offensif. Bien sûr, après avoir procédé à cette annulation, un remboursement de petits détenteurs pourrait se faire, sur base de besoins prouvés. Mais cette masse de dette est dans l’immense majorité détenue par des gros spéculateurs. Ils se sont suffisamment rempli les poches sur notre dos ces dernières décennies.
De quel type de plan de relance avons-nous besoin ?
Ce n’est pas la classe des travailleurs qui est à la baguette pour décider du contenu et de l’orientation de ces plans ; elle devrait pourtant l’être. C’est elle qui fait tourner le monde, pas les actionnaires. Un véritable plan de relance devrait mettre en œuvre ce qui est nécessaire de toute urgence : une hausse générale des salaires et des allocations ; des investissements publics colossaux dans les soins de santé, l’éducation, les transports collectifs et les infrastructures (y compris numériques) ; dans la création de centaines de milliers d’emplois de qualité et socialement utiles ; et dans la construction d’hôpitaux, de logements sociaux, d’écoles et de crèches publiques – tout cela en assurant une véritable transition écologique.
Il en découle la question du financement d’un telle politique : outre l’annulation de la dette publique, la mise sous gestion et contrôle public – par toutes les travailleuses et travailleurs – du secteur bancaire et financier est une nécessité pour être capable de collectivement planifier les investissements nécessaires. C’est certain, une lutte collective colossale nous fait face pour riposter à la hauteur de l’enjeu et créer un rapport de forces permettant d’imposer une telle politique.
« Il ne s’agit pas d’une proposition bolchevique », aurait dit le représentant de la FGTB wallonne au ministre du Budget, afin de rassurer celui qui disait encore en novembre : « Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’une dette ne doit pas être remboursée. » Mais la gentillesse du mouvement ouvrier envers un représentant du monde patronal n’a jamais fonctionné ; « les caresses n’ont jamais transformé un tigre en chaton ».
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Le monde d’après. Le modèle keynésien des nouvelles formations de gauche est-il la solution?

Piketty La crise du Covid-19 a déclenché à une allure fulgurante la pire crise économique auquel est confronté le système capitaliste depuis les années 30. Les mesures de relance mises en place partout dans le monde sont déjà d’une plus grande ampleur que celles de 2008-2009. L’orthodoxie budgétaire et les camisoles de force financières ont rapidement volé en éclats. Le néo-libéralisme avec son lot d’inégalités croissantes, de précarité et de baisse des conditions de vie est ébranlé.
Par Boris (Bruxelles), article tiré de l’édition d’été de Lutte Socialiste
L’idée que des gouvernements capitalistes recourent à certaines mesures keynésiennes d’interventions de l’État pour sauvegarder leur système s’accroissent au sein de l’establishment économique et politique. Cela n’est pas un retour au modèle keynésien d’après la Deuxième Guerre mondiale mais plutôt comparable aux interventions d’État des années ’30. Cela ne veut pas dire que celles-ci ne seraient pas combinées avec de nouvelles cures d’austérité et des coupes sombres dans les services publics. Des avancées pour les travailleurs et leur famille ne seront possibles que par des mobilisations de masse qui établissent un rapport de forces favorable à ceux-ci.
Un retour au modèle Keynésien d’après-guerre est-il possible ?
L’affaiblissement du néolibéralisme et la tendance au recours à de mesures keynésiennes de gouvernements capitalistes va probablement conforter les nouvelles figures et formations de gauche réformistes dans l’orientation d’avoir pour modèle l’État-providence d’après-guerre et une économie mixte (cohabitation d’entreprises publiques et privées) à l’instar de Bernie Sanders et d’Alexandria Ocasio-Cortes aux États-Unis, de Podemos en Espagne ou du PTB en Belgique.
Le PTB propose une « taxe corona », une contribution one-shot de 5 % sur les fortunes de plus de 3 millions d’euros pour faire payer la crise sanitaire aux très riches. Le PTB explique que cette idée est aujourd’hui débattue dans de nombre pays en se référant à la proposition de trois économistes, proche de Thomas Pikety, d’un impôt sur la fortune progressif, limité dans le temps, à l’échelle européenne, prélevé sur la valeur nette du 1% les plus riches. Ce débat traverse en ce moment également le gouvernement PSOE-Podemos en Espagne en vue d’un accord sur une réforme fiscale afin d’augmenter l’investissement public. Le gouvernement Sanchez a commencé en urgence à mettre en place un ‘‘bouclier social’’ dont la mesure phare est l’introduction d’un revenu de minimum vital pour 800.000 familles dans la pauvreté.
L’économiste de gauche le plus en vue autour de ce genre de proposition est Thomas Pikety. Il plaide pour une politique keynésienne d’investissements entre autres vers les énergies renouvelables, la santé et la sécurité sociale. Ses propositions partent de l’idée que les inégalités doivent être réduites par une meilleure redistribution des richesses, que la moitié la plus pauvre des Français possède 5% du patrimoine et qu’il faudrait faire passer cette part à 20%. Pour y parvenir, il défend une augmentation de l’imposition des revenus supérieurs à quatre fois le salaire minimum, un impôt sur le patrimoine et une contribution sur les héritages de plus de 1 million d’euros pour garantir un héritage de 120.000 euros à 25 ans à la moitié des Français qui n’ont rien.
Pour relancer l’économie, Pikety plaide pour une contribution temporaire exceptionnelle sur le plus haut patrimoine en se réfèrent à celle mis en place par le gouvernement allemand d’après-guerre entre 1948 et 1952. Son modèle est la Suède d’après-guerre où selon lui, la lutte du mouvement ouvrier combinée à la prédominance des idées de gauche parmi les intellectuels ont permis à la social-démocratie de construire un modèle social par des réformes au parlement.
Avec de nombreuses nuances, et à des degrés divers, la grande majorité des nouvelles formations de gauche réformiste suivent ce schéma de pensée, de Bernie Sanders à Raoul Hedebouw, en passant par Pablo Iglesias.
Mais la période de croissance économique prolongée du capitalisme d’après-guerre est une exception. La crise du système capitaliste nous place dans une période qui a beaucoup plus de ressemblances à celle des années ’30. La restauration du taux de profits d’après-guerre s’est entre autres basée sur l’économie de guerre, l’exploitation brutale de la force de travail dans les colonies et la reconstruction de l’Europe suite à la destruction massive des infrastructures, des villes et de l’industrie. L’impérialisme américain est sorti de la guerre comme superpuissance dominante et a promu les interventions keynésiennes des États. Une source de financement gigantesque extérieur comme le Plan Marshall n’est pas envisageable aujourd’hui. La menace d’un autre modèle que le capitalisme qui existait avec l’Union Soviétique et surtout un mouvement ouvrier extrêmement organisé ont permis d’arracher des concessions importante en terme de revenus et de sécurité sociale.
Le capitalisme n’est pas réformable
Pikety part de l’idée de sauvegarder le système et que les deux classes, capitalistes et travailleurs, peuvent trouver une politique économique favorable à tous et ainsi éviter les crises inhérentes au système. L’idée que l’État créerait une demande de biens et services parmi les travailleurs ce qui entraînerait des investissements des capitalistes en retour pour le bien collectif est erronée. L’exploitation capitaliste ne permet pas aux travailleurs d’acheter toutes les marchandises produites et la classe capitaliste est numériquement trop restreinte pour compenser cela. Le capitalisme fonctionne sur la course aux profits à court terme. Des hausses de salaires où des impôts sur leurs profits seront combattus avec détermination pour ne pas affaiblir leur compétitivité face à leurs concurrents, y compris en recourant à la fuite de capitaux et au sabotage de l’économie. Chaque mesure favorable aux travailleurs se heurtera aux intérêts qui nous opposent aux capitalistes.
En tant que marxistes, nous devons lutter pour chaque réforme, pour plus d’investissements publics dans la santé, l’enseignement, les énergies renouvelables et les besoins sociaux, pour chaque amélioration des salaires et des allocations, pour chaque impôt qui cible les riches,…. Mais nous devons systématiquement lier nos implications dans ces combats quotidiens à la nécessité de nous en prendre à la propriété privée du capital afin d’établir une société socialiste où les secteurs clés de l’économie seront nationalisés et placés sous contrôle et gestion de la collectivité pour planifier la production en fonction des besoins des travailleurs et de leur famille.
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A quoi ressemblera le monde d’après ? Une stratégie de sortie du capitalisme s’impose !
La crise du coronavirus a porté au paroxysme les multiples problèmes auxquels se heurte le capitalisme. L’économie mondiale déjà vacillante a plongé dans une crise qui ne peut être comparée qu’à la Grande Dépression des années ’30. A la mi-mai, 36 millions d’emplois avaient déjà été perdus aux États-Unis et l’on s’attendait à un chiffre de 59 millions pour l’Europe. Comment sortir au plus vite du confinement ? La question est posée par les actionnaires, mais aussi par de nombreuses travailleuses et travailleurs qui craignent pour leur emploi, leur avenir et leur santé.Par Nicolas Croes
Leur déconfinement : chômage de masse et danger d’une seconde vague
En Belgique, le mois de mai a été marqué par l’annonce du crash social chez Brussels Airlines, où 1.000 emplois sont menacés. Deux semaines plus tôt, un sondage du groupe de services en ressources humaines Acerta indiquait que 18% des travailleurs du pays craignent de perdre leur travail en raison de la crise actuelle. Le 18 mai, une étude de l’Economic Risk Management Group (ERMG) est venue le confirmer en révélant que les entreprises envisagent de licencier au moins un chômeur temporaire sur cinq. Concrètement, cela signifie que jusqu’à 180.000 personnes sont menacées de perdre leur emploi prochainement dans notre pays. A côté de cela, un gigantesque nombre de faillites est attendu, en particulier dans l’Horeca (jusqu’à 20%) et dans le secteur des arts et du spectacle (28%).
La Banque nationale et le Bureau du Plan envisageaient en avril une contraction du Produit intérieur brut (PIB) belge de 8% pour l’année 2020. Un mois plus tard, la banque BNP Paribas Fortis révisait ses propres prévisions à la baisse en expliquant que le PIB du pays devrait s’effondrer de 11,1% en 2020 (contre 7,1% selon sa précédente estimation), tandis que l’hypothétique rebond en 2021 ne serait selon elle que de 4,3% au lieu des 7,6% qu’elle envisageait dans un premier temps.
Au même moment, alors que les différents gouvernements en Europe avaient commencé à enclencher leurs plans de déconfinement, le directeur Europe de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) Hans Klugge avertissait : ‘‘L’Europe doit se préparer pour une seconde vague mortelle du coronavirus’’ dans le courant de l’année. Il soulignait que l’affaiblissement de l’épidémie en Europe ne veut en aucun cas dire qu’elle touche à sa fin. Pour Emmanuel André, ex-porte-parole interfédéral de la lutte contre le covid-19, la politique d’austérité est coupable : ‘‘Cela fait des années que la Belgique fait des économies sur le contrôle et la prévention en matière de santé. Nous avons vite été dépassés par l’épidémie, parce qu’on avait investi trop peu en personnel et en ressources de prévention.’’ Il affirme que les pénuries accumulées ont nécessité des mesures drastiques telles que le confinement : ‘‘Si tout avait été en place dès le début, si on avait eu assez de tests, de masques, on n’aurait peut-être pas dû imposer de lockdown…’’
Les recommandations de l’OMS ignorées par souci de rentabilité des entreprises et par aveuglement budgétaire n’ont pas manqué par le passé. Notamment concernant le danger d’une éventuelle pandémie mondiale. Rappelons qu’entre 2011 et 2018, la Commission européenne a recommandé à 63 reprises aux États membres de l’UE de privatiser certains pans du secteur de la santé ou de réduire les dépenses publiques en matière de santé. Et la manière dont les autorités des différents pays ont jusqu’ici géré la situation ne va pas non plus rassurer grand monde. Pour disposer d’une réponse globale aux crises sanitaire, économique et écologique, il faut nous débarrasser des œillères de la course au profit à court terme et de l’économie de la concurrence acharnée.
5 propositions pour une stratégie de déconfinement
1. Sans sécurité, pas question de travailler !
La stratégie de déconfinement, en Belgique et ailleurs, se résume à un coup de dés pour remettre tout le monde au travail en comptant sur l’effet de l’été et l’arrivée rapide d’un vaccin sur le marché. A ce titre, les travailleuses et travailleurs des transports en commun bruxellois STIB/MIVB ont montré la voie en arrêtant de travailler en faisant usage du droit de retrait en considérant que les conditions n’étaient pas remplies pour que leur travail puisse se faire en toute sécurité. Ils ont raison : sans sécurité, pas question de travailler !
Selon la ‘‘grande enquête Corona’’ de l’Université d’Anvers, plus de la moitié des personnes ayant contracté le Covid-19 ont vraisemblablement été contaminées au travail. Cela ne fait que confirmer les chiffres des contrôles menés par l’Inspection du travail entre le 23 mars et le 30 avril : dans 75% des cas, les règles de précaution étaient enfreintes.
Puisque phases de déconfinement il y a, il doit en aller de même pour l’organisation des travailleurs. Personne n’est plus apte qu’eux à définir ce qui est nécessaire pour assurer la sécurité sur le lieu de travail. Les choses ne sont pas différentes en termes de menace de fermeture d’entreprises et de licenciements collectifs. Les organisations syndicales ne doivent pas laisser l’initiative aux autorités et aux actionnaires : des comités anti-crise doivent être constitués de toute urgence autour des délégations syndicales et des Comités pour la prévention et la protection au travail (CPPT) pour élaborer un cahier de revendication offensif ainsi que pour définir les méthodes d’action qui s’imposent, notamment l’organisation du contrôle de la sécurité sur le lieu de travail.
2. Des masques et des vaccins gratuits & sauver l’emploi, pas les profits !
Aucun lieu de travail n’aurait dû être rouvert sans assurer un approvisionnement suffisant de masques ainsi que des tests de dépistage. En France, fin mars, des associations de soignants ont exigé la ‘‘réquisition des moyens de production’’ de médicaments et matériel. De fait, sans remettre en cause le bien-fondé de la propriété privée des moyens de production, nous serons toujours confrontés aux étroites limites du marché et de la course aux profits.
La même question est posée de manière très crue concernant le vaccin à venir. Pour Yves Van Laethem, président de la section ‘‘vaccin’’ du Conseil supérieur de la santé, ‘‘On avance de manière abstraite puisque personne n’a encore de données sur le premier vaccin qui va sortir, ses caractéristiques, etc. Par contre, ce qui est certain, c’est qu’il n’y en aura pas pour tout le monde’’. Ce constat est tout simplement scandaleux ! A l’Assemblée mondiale de la santé qui a eu lieu à la mi-mai, le CNCD-11.11.11 a défendu à juste titre que le vaccin ‘‘puisse être placé dans le domaine public et qu’il ne puisse pas être accaparé ni par un État puissant, ni par une grande entreprise.’’ Y parvenir exigera de construire une solide relation de force.
La prise sous contrôle public s’impose également concernant les pertes d’emploi. Une des revendications centrales des luttes à venir doit être l’expropriation et la nationalisation sous contrôle démocratique des travailleuses et des travailleurs des entreprises qui menacent de délocaliser, qui procèdent à des licenciements collectifs ou qui sont nécessaire pour répondre correctement à la crise sanitaire. S’il est question de rachat ou d’indemnité, cela ne doit être que sur base de besoins prouvés : ce sont les travailleurs qui ont besoin de la solidarité de la collectivité, pas les capitalistes qui planquent leur argent dans des paradis fiscaux.
3. Contre le chômage et la charge de travail insoutenable : la réduction collective du temps de travail
Le prétexte de la crise est partout utilisé pour revenir sur les conquêtes sociales du mouvement ouvrier. En Belgique, le principe du repos dominical a été attaqué dans les supermarchés. Mais si l’on veut s’en prendre au chômage et que tout le monde travaille, il ne faut pas augmenter la durée du temps de travail, il faut au contraire la diminuer. Avant la crise, FGTB et CSC ont chacun défendu le principe de la réduction collective du temps de travail sans perte de salaire et avec embauches compensatoires et la semaine des 30 heures. Il est temps de sortir des campagnes de sensibilisation et de passer à l’offensive !
Cette vieille revendication du mouvement ouvrier s’impose non seulement concernant le chômage, mais aussi face à la crise sanitaire. Combien de parents ne sont-ils pas sur les genoux aujourd’hui après avoir dû gérer leurs enfants et le télétravail ?
4. Un plan radical d’investissements publics dans les soins de santé, l’enseignement, les transports en commun,…
Les enjeux titanesques de la crise historique actuelle ne peuvent être laissés à l’arbitraire des capitalistes et de leur personnel politique. Nous devons saisir les richesses des banques et les utiliser dans le cadre d’un plan d’investissements massifs dans les soins de santé, dans l’enseignement, dans les transports en commun,… L’épargne pourrait ainsi être mobilisée pour répondre aux besoins sociaux, y compris en terme de développement du secteur culturel et de celui des loisirs.
La revendication d’une ‘‘taxe des millionnaires’’ était déjà très populaire avant la crise. A l’occasion du Premier mai, le PTB en a proposé une nouvelle version sous la forme d’une ‘‘taxe corona’’ de 5% sur toutes les fortunes dépassant les 3 millions d’euros, soit 2% de la population belge. Le PSL soutient la lutte pour une fiscalité plus équitable mais prévient d’emblée : les capitalistes résisteront et s’organiseront, au besoin avec une fuite de capitaux (pour cela, les frontières ne seront pas fermées). D’autre part, cette taxe devrait rapporter 15 milliards d’euros, ce qui est très insuffisant pour répondre à la hauteur du défi. C’est pourquoi cette mesure doit à notre avis être immédiatement couplée à la nationalisation de la totalité du système bancaire ainsi qu’au non-paiement de la dette publique.
Aucune réponse aux multiples crises (économique, sanitaire, écologique) ne peut être élaborée en faisant l’économie de ces armes cruciales contre la dictature des marchés.
5. Un autre modèle de société, MAINTENANT !
Pour réellement libérer l’humanité de l’angoisse, ce sont tous les secteurs clés de l’économie (énergie, pharmaceutique,…) qui devraient être saisis afin de fonctionner dans le cadre d’une planification démocratiquement élaborée de la production économique. Ce type de société, une société socialiste démocratique, s’impose de toute urgence alors que les sonnettes d’alarme tintent dans tous les sens. Ainsi, des températures invivables pour l’homme ont été atteintes cette année en raison du changement climatique alors que les climatologues s’attendaient à ce que cela n’arrive qu’en 2050.
Le confinement a illustré que ce sont les travailleuses et les travailleurs qui font tourner le monde, il est absolument nécessaire qu’ils le prennent en main pour libérer l’être humain et la planète du capitalisme.
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Québec. « Relance économique » en pandémie : un projet de loi démasque l’austérité à venir
Le gouvernement conservateur et nationaliste de François Legault a échoué son coup de force législatif visant à « relancer » l’économie du Québec. Il n’a pas réussi à faire adopter son projet de loi 61, qui vise à lui donner des pouvoirs extraordinaires afin d’accélérer des projets d’infrastructures qui seront réalisés par le privé. Le premier ministre promet de revenir à la charge cet automne. D’ici là, il continuera de diriger la province canadienne la plus éprouvée par la COVID-19 à coup de décrets austères, tout en bénéficiant de l’aide financière historique d’Ottawa.Par Julien D., Alternative Socialiste (section d’Alternative Socialiste Internationale au Québec)
Déposé le 3 juin, le projet de loi omnibus sur la relance de l’économie québécoise visait a « accélérer » la réalisation de 202 projets publics d’infrastructures en octroyant des pouvoirs exceptionnels au gouvernement. Ces projets étaient toutefois déjà prévus par le Plan québécois des infrastructures des 10 prochaines années, un plan mis au point avant la pandémie de la COVID-19. Les projets visés par le projet de loi 61 (PL61) concernent surtout la construction de nouvelles autoroutes ainsi que la rénovation et la construction de CHSLD1, de « maisons des aînés » et d’hôpitaux. Certains projets prévoient aussi la rénovation et l’agrandissement d’écoles.
La réalisation d’une bonne partie de ces travaux est essentielle pour maintenir l’offre de services publics. Toutefois, le gouvernement de la CAQ2 propose d’accélérer leurs travaux en ouvrant une nouvelle boite de pandore néolibérale.
La première mouture du PL61 donnait au gouvernement des droits d’exproprier des terrains sans contestation possible. Les octrois de contrats publics pouvaient se faire sans appel d’offres. La reddition de compte était restreinte à une fois l’an et les ministres concernés pouvaient être placés hors d’atteinte des tribunaux. Le gouvernement provincial pouvait contourner plusieurs lois relatives à la qualité de l’environnement, à l’aménagement du territoire ainsi qu’à la protection des espèces menacées pour faire construire plus vite. Enfin, le PL61 étendait l’état d’urgence sanitaire pour une durée indéfinie, permettant ainsi au gouvernement de continuer à décréter les conditions de travail dans le secteur public.
Sauvé par la fin de session parlementaire
Comme le gouvernement a déposé le PL61 de manière tardive, il devait obtenir l’accord unanime des partis d’opposition pour l’adopter. Il a dû mettre de l’eau dans son vin pour faire avancer le projet. Autrement, il aurait tout simplement pu l’adopter grâce à sa majorité parlementaire.
Dans la nouvelle mouture du projet gouvernemental, les promoteurs ne peuvent plus simplement détruire un milieu naturel contre de l’argent. Ils devront d’abord chercher à éviter, puis à minimiser les impacts environnementaux avant de compenser financièrement. Ensuite, seules les villes pourront passer un contrat sans respecter les normes prévues par la Loi sur les contrats des organismes publics.
Le gouvernement a aussi convenu de limiter l’état d’urgence jusqu’au 1er octobre, période durant laquelle la 2e vague de la COVID-19 devrait déferler. Il a aussi acquiescé à supprimer l’article qui lui aurait permis d’échapper aux poursuites judiciaires dans l’exercice de cette nouvelle loi.
Le jeu des procédures a permis aux partis d’opposition de modifier puis de freiner l’adoption du PL61 à la clôture de la session parlementaire. Le gouvernement aura néanmoins les coudées franches pour faire adopter son projet de loi cet automne, à la reprise des travaux parlementaires. Les concessions de surface qu’il a accordées n’ont pas fondamentalement altéré la raison d’être du PL61.
La raison d’être du PL61, c’est compenser le plus rapidement possible les pertes de profits des grandes compagnies privées grâce à l’argent public.
L’accélération, une politique au service du privé
Le premier ministre Legault a répété en conférence de presse vouloir « accélérer pour les aînés ». Or, il semble que sa volonté de ne « pas perdre de temps » découle surtout des pressions du milieu des affaires.
Le Conseil du patronat estime depuis la fin avril que l’ensemble des activités économiques aurait dû reprendre, alors que le Québec connaissait son pic de décès au coronavirus. De son côté, la Fédération des chambres de commerce souhaite que les mesures du PL61 « puissent devenir permanentes » et qu’elles deviennent applicables à l’ensemble du secteur privé. L’alliance de l’immobilier, formée par les quatre plus importantes associations de l’industrie de la construction et de l’immobilier commercial, partage la même position.
Soyons clairs, le PL61 n’est pas un plan de sortie de crise. Il n’implique aucun investissement supplémentaire pour les secteurs publics qui en ont immédiatement besoin: la santé et les services sociaux, le logement abordable et le transport collectif. Peu importe sa mouture, le PL61 bénéficie d’abord et avant aux firmes privées de génie-conseil qui s’occuperont des travaux et aux grandes compagnies de construction qui les réaliseront.
L’accélération des projets d’infrastructure vise à sécuriser le plus rapidement possible leurs contrats et leurs profits, même si cela signifie nuire à notre santé, polluer notre environnement et gérer l’argent public de manière arbitraire et opaque.
Opportunité de corruption et de collusion
La plupart des organismes de surveillance – de la protectrice du citoyen au comité de suivi de la commission Charbonneau – ont reconnu que le PL61 ouvre la porte au crime organisé, à la corruption et à la collusion.
Les décennies de coupures dans les services publics, en particulier dans le personnel d’ingénierie du Ministère des Transports du Québec (MTQ) et des municipalités, ont conduit à une perte d’expertise interne en termes d’évaluation de projet. Cette situation est à l’origine des scandales de corruption ayant touché le secteur de la construction durant les dernières années.
La journée même où le président du Conseil du trésor, Christian Dubé, présentait le PL61 en conférence de presse, la vérificatrice générale du Québec, Guylaine Leclerc, publiait un rapport estimant que le MTQ est trop souvent incapable d’évaluer correctement la valeur des contrats qu’il octroie.
Les « allègements » de procédures du PL61 risquent de replonger le Québec dans un nouveau cycle de collusion. Le premier ministre lui-même a reconnu la partisanerie derrière son projet de loi: les projets d’infrastructures choisis l’ont été en fonction du poids électoral de la CAQ au Québec!
Contourner les lois pour rétablir le profit privé
La CAQ tente de profiter de la crise actuelle pour en revenir aux belles années du néolibéralisme, voire à celles du libéralisme sauvage des années 30 sous Maurice Duplessis. Ce type d’économie « libérée » au maximum des contraintes de l’État ne sert ultimement qu’à une chose: garantir la profitabilité des grandes compagnies.
La tentative du gouvernement québécois de contourner les lois environnementales en temps de pandémie s’inscrit dans une tendance canadienne. À titre d’exemple, le gouvernement fédéral de Justin Trudeau a annoncé au début juin qu’il exempte tous les forages d’exploration pétrolière réalisés en milieu marin, au large de Terre-Neuve, du processus d’évaluation environnementale. Même approche en Alberta où le gouvernement a suspendu sa réglementation environnementale, dont la reddition de compte des compagnies privées.
L’austérité n’est pas une sortie de crise
Du côté des secteurs public et parapublic, l’État du Québec est actuellement en négociation avec les syndicats représentant leurs employé·es en vue du renouvellement des conventions collectives 2020-2025. Le maintien de l’État d’urgence sanitaire jusqu’au 1er octobre permettra au gouvernement de garder le contrôle total sur leurs conditions de travail. La politique d’arrêtés ministériels pourra se continuer d’ici là.
La ministre de la Santé et des Services sociaux, Danielle McCann, pourra aller de l’avant dans ses plans de régime minceur. Que ce soit la modulation des primes de risques ou le recalcul des horaires du personnel, tout est bon pour minimiser les dépenses gouvernementales en temps de pandémie!
Le 1er juin dernier, le ministre des Finances, Éric Girard, a d’ailleurs dévoilé en entrevue à Radio-Canada qu’après les déficits importants causés par la crise actuelle, son gouvernement « va rapidement se mettre sur une trajectoire de déclin de la dette ». En clair, la CAQ prépare le grand retour de l’austérité, celle-là même qui est à l’origine de la catastrophe de la COVID-19 au Québec.
Épicentre de la COVID-19 au Canada
En date du 14 juin, plus de 5 222 personnes sont mortes de la COVID-19 au Québec, soit 64% de tous les décès au Canada. Le Québec compte pour plus de 54% de tous les cas d’infections au pays (53 952/98 787), bien qu’il ne compte que pour 23% de sa population. Plusieurs facteurs ont été avancés pour expliquer la plus grande prévalence de la COVID-19 au Québec: retour des vacances de la relâche, âge de la population, santé de la population, etc.
D’autres, à commencer par le directeur de la Santé publique du Québec, Horacio Arruda, tentent de masquer la gestion catastrophique de la crise en personnifiant le coronavirus comme une bête qui rôde et peut frapper à tout instant.
Mais l’hécatombe dans les CHSLD a forcé tout le monde à se rendre à l’évidence. Des décennies d’austérité budgétaire et de course au profit effrénée ont engendré un manque de personnel critique, des conditions de travail et des salaires minables, une désuétude des infrastructures, un manque de place, des services dysfonctionnels et même la présence de criminels notoires comme propriétaires de CHSLD privés.
Au moins 85% des personnes décédées de la COVID-19 au Québec résidaient dans un CHSLD (privé ou public) ou une résidence privée pour aîné·es. Plus de 200 de ces établissements sont toujours touchés par l’épidémie. Les conditions de travail des personnes préposées aux bénéficiaires (PAB) – responsables des soins de base – sont si basses que seulement 38% d’entre elles font toujours ce travail après 5 ans. Avant la pandémie, le réseau de santé et des services sociaux connaissait déjà un manque à gagner d’environ 6 400 PAB par année.
Appelées en renfort, les Forces armées canadiennes ont produit un rapport le 27 mai sur l’action de leurs 1 350 militaires ayant œuvré dans 25 CHSLD québécois. Le rapport pointe du doigt les politiques désastreuses des gestionnaires. Il souligne leur difficulté à gérer les zones de contamination, leur laxisme à implanter une utilisation correcte des équipements de protection et leur manque de personnel.
L’hécatombe du privé
Ce n’est pas un hasard si le nombre de décès et d’infections à la COVID-19 se concentre dans les CHSLD complètement privés. Même si ces derniers ne représentent que 9,7% de tous les CHSLD, ils constituent près du tiers des établissements présents sur la « liste rouge » gouvernementale, c’est-à-dire les endroits où plus de 25% des résidents et résidentes sont infectés.
Déjà en 2012, le vérificateur général du Québec a sonné l’alarme quant à la gestion catastrophique des CHSLD. Malgré les rapports accablants, les plaintes étouffées et les grèves pour de meilleures conditions de travail en CHSLD, le gouvernement caquiste a tout misé sur la préparation de places en hôpital pour affronter le coronavirus. Cette stratégie s’est avérée catastrophique.
Avec le nombre de cas et de décès qui diminue en juin, le gouvernement Legault fait passer le déconfinement en vitesse supérieure. Le PL61 soulève l’enjeu d’un retour général et sécuritaire au travail, autrement dit d’un véritable plan de sortie de crise sanitaire, écologique et économique.
Davantage vulnérables à une 2e vague
Bien que la courbe d’infections a été aplatie et que le nombre de cas et de décès reliés à la COVID-19 diminue, les travailleurs et les travailleuses n’ont toujours pas de données fiables sur la contagion ni sur les stocks d’équipements de protection individuelle. La pénurie de personnel en santé est pire qu’avant: 5 000 travailleurs et travailleuses sont infectées et de nombreux autres sont en arrêt de travail pour épuisement. Les urgences de la plupart des hôpitaux de Montréal demeurent dangereusement près de leur capacité maximale ou au-dessus.
La stratégie du gouvernement nous dirige tout droit vers une 2e vague d’infections, probablement en automne. Ottawa vient tout juste de prolonger la durée de la Prestation canadienne d’urgence à 24 semaines. Or, il y a fort à parier que les différents paliers de gouvernement soutiendront que les coffres « sont vides » cet automne. Sans les programmes publics de stimulation de la consommation privée, les gouvernements capitalistes n’auront qu’une seule option pour « relancer » l’économie: couper dans les salaires, les conditions de travail et les emplois.
Entre l’austérité et l’argent de l’État
Le gouvernement Legault a le beau jeu pour maintenir la ligne de l’austérité. L’essentiel de l’aide financière octroyée depuis le début de la pandémie aux entreprises et aux personnes ayant perdu leur revenu provient d’Ottawa. Déjà à la mi-mai, le gouvernement fédéral a annoncé 154 milliards de $ en aide directe. Il s’agit du programme de sauvetage économique le plus colossal de l’histoire du pays.
Lors de la crise financière de 2008, le gouvernement conservateur de Stephen Harper s’était contenté d’injecter 40 milliards de $ sur deux ans. Quant à lui, le gouvernement québécois s’en est essentiellement tenu à des investissements en infrastructure.
Douze ans plus tard, la nouvelle crise économique – accélérée par la pandémie – présente une gravité inégalée dans l’histoire. Avec le confinement, le taux de chômage au Québec est passé de 4,5% en février à 17% en avril. La province a enregistré la baisse de l’emploi la plus prononcée au Canada (-18,7% ou -821 000) durant la même période. La fermeture de tous les chantiers de construction le 23 mars a eu un impact significatif sur ces données.
Retour au travail hâtif
Cela n’a pas empêché le gouvernement Legault d’opter pour le même type de stratégie de relance que Jean Charest en 2008, mais en la bonifiant d’une aide indirecte de 2,5 milliards de $ aux entreprises. La CAQ a surtout misé sur des politiques agressives de retour au travail, sans consultation des travailleurs et des travailleuses concernées.
Les premières mesures de reprise des activités économiques ont été décrétées à la mi-avril, en pleine ascension du nombre de cas de COVID-19, et malgré les recommandations de plusieurs scientifiques.
Les mines ont redémarré le 15 avril tandis que la construction résidentielle a repris 5 jours plus tard. Début mai, le commerce de détail a repris ses activités graduellement à l’extérieur de la grande région de Montréal. Déjà 90% des travailleurs et travailleuses de la construction étaient de retour à la mi-mai, soit une semaine avant la réouverture complète des chantiers. Les écoles primaires, les services de garde et le secteur manufacturier ont aussi repris leurs activités à la mi-mai.
Selon l’Institut de la statistique du Québec, la reprise a effectivement permis au taux de chômage de baisser à 13,7% et à l’emploi de grimper en mai, mais à quel prix? Commentant les mesures de déconfinement de la fin avril, le Dr Arruda a déclaré espérer que « pas trop de gens vont mourir ». Depuis, plus de 2 700 décès se sont rajoutés au funeste bilan.
Sortir du cycle de l’austérité
Il existe une alternative au cycle austérité/sauvetage par l’État/austérité. Renflouer les poches du privé avec l’argent public à chaque crise n’est pas une solution durable, bien que cela semble être le seul horizon des parlementaires et des directions des centrales syndicales.
Certes, une sortie de crise passe par des réinvestissements massifs en santé et dans les services sociaux. Toutefois, pour sortir définitivement de la crise actuelle, l’État doit créer des emplois écologiques et de qualité par la prise de contrôle de toutes les compagnies privées liées à la production de matériel et de services médicaux essentiels. Ces compagnies, tout comme celles des autres secteurs clés de l’économie, doivent être placées sous la gestion des travailleurs et des travailleuses qui y œuvrent. Une planification démocratique générale de la production est la seule manière de répondre durablement aux vrais besoins de la population.
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Qui va payer pour la crise ?
La crise sanitaire va de pair avec une crise économique. Des milliers d’emplois sont menacés et des centaines de milliers de personnes ont perdu leurs revenus à cause de la crise. La sécurité sociale fonctionne à plein régime. Les gouvernements apportent leur soutien aux entreprises. D’où la question suivante : qui va payer pour tout ça ?Par Geert Cool, article tiré de l’édition de juin de Lutte Socialiste
Pour les patrons et leurs politiciens, la réponse est simple. Ceux qui ont payé pour la crise financière de 2008-09 doivent payer à nouveau. On ne va tout de même pas demander aux grandes entreprises de contribuer davantage à la collectivité en ce moment quand même ? Pour rendre ce message un peu moins rude, on nous dit que nous sommes ‘‘tous dans le même bateau’’ et que nous aurons tous à nous serrer la ceinture. Cette propagande néolibérale ne correspond pas à la réalité. Nous ne sommes pas dans le même bateau. Après la crise précédente, la majorité de la population s’est appauvrie tandis que les plus riches continuaient à s’enrichir.
Après la crise précédente, les gouvernements successifs, en particulier le gouvernement Michel, ont fait payer un lourd tribut aux travailleurs et à leurs familles : augmentation de l’âge de la retraite, saut d’index, nouvelles coupes budgétaires dans la sécurité sociale et les services publics,… Après cette crise sanitaire qui a mis les travailleurs à l’honneur, ce sera difficile à reproduire. À moins, bien sûr, d’endormir l’opinion publique. L’élite capitaliste y travaille déjà. Par exemple, on a pu entendre un économiste réclamer une taxe sur les personnes âgées, ou voir sur les chaines télévisées flamandes un ‘‘grand débat’’ uniquement composé des politiciens de droite et, en plus des experts médicaux, uniquement des porte-parole du patronat.
Avec les énormes inégalités actuelles, l’idée de faire payer les plus riches bénéficie d’un soutien populaire. Pourtant, une proposition du PTB au Parlement en faveur d’une ‘‘taxe corona’’ sur les super-riches n’a reçu le soutien que du PS. Le SP.a et Groen/ECOLO se sont abstenus parce que la proposition avait été élaborée soi-disant ‘‘trop rapidement’’. La droite a voté contre. La VRT a demandé à Tom Van Grieken (Vlaams Belang) de s’exprimer au sujet du 1er mai, fête internationale des travailleurs, mais l’extrême droite a beau tenter de se présenter comme étant plus ‘‘sociale’’, sa rhétorique se limiter à monter les travailleurs les uns contre les autres. Avec ce Parlement, une proposition d’impôt sur la fortune n’aboutira qu’avec la pression de la rue. Il nous faut une campagne qui transforme le soutien passif pour un impôt sur la fortune en une lutte concrète.
Nous sommes en faveur d’une taxe des millionnaires. La droite répond que cela entraînerait une fuite des capitaux. L’argument n’est pas original, mais il est vrai que les super-riches ne renonceront pas comme ça à leurs privilèges. Ils disposent d’une armée d’experts fiscaux pour transférer leurs richesses où bon leur semble. En 2019, pas moins de 172,3 milliards d’euros ont quitté notre pays pour toutes sortes de paradis fiscaux. Ne soyons pas naïfs : les capitalistes feront tout ce qui est en leur pouvoir pour ne rien avoir à payer.
Une taxe des millionnaires exige la levée complète du secret bancaire, l’instauration d’un cadastre des fortunes et la possibilité de recourir l’expropriation. Compte tenu de leur poids dans la société, il serait absurde de ne pas y lier la nationalisation du secteur financier et des grandes entreprises sous contrôle et gestion démocratiques des travailleuses et travailleurs. Ce n’est qu’ainsi qu’une taxe sur les millionnaires prendrait sa véritable signification : non pas en entretenant des illusions envers la possibilité d’un capitalisme social, mais comme mesure transitoire dans la perspective d’une transformation socialiste de la société.
Un impôt sur la fortune pourrait aplanir un peu la courbe des inégalités. Mais tant que le virus capitaliste tiendra le monde sous son emprise, la tendance à l’accroissement des inégalités se poursuivra. Un vaccin est nécessaire : la transformation de la société. Pour développer ce vaccin, nous devons rassembler tous les talents disponibles des militants et des organisations de la classe ouvrière sur la base d’un programme socialiste.
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Chèque consommation de 300 euros – Une mesure d’austérité qui ne dit pas son nom

David Clarinval (MR), ministre fédéral du budget. Photo : wikipedia Samedi 6 juin, les dix partis qui soutiennent les pouvoirs spéciaux du gouvernement Wilmès se réunissaient pour s’accorder sur une série de mesures visant à réduire l’impact des conséquences économiques liées à la crise du coronavirus. L’une d’entre elles a fait l’objet d’une attention médiatique particulière.
Par Jeremy (Namur)
Elle consiste en l’octroi d’un chèque individuel de 300 € à faire valoir exclusivement dans les commerces locaux. La façon dont cette mesure nous a été vendue peut paraître séduisante : de nombreux travailleurs ont du faire face à des pertes de revenus partielles ou totales liées à la crise et des moyens financiers supplémentaires sont évidemment plus que bienvenus. En outre, les travailleurs indépendants et des PME sont parmi les plus durement touchés par la crise avec un taux de faillite anticipé à 40 % dans le secteur de l’Horeca dans les mois à venir. Le but affiché de cette mesure est donc à la fois de soutenir la consommation des ménages et l’activité des commerces locaux.
Mais quand on y regarde d’un peu plus près, on s’aperçoit que cette disposition est bien loin d’être à la hauteur de la perte de revenu subi d’une part et de réponse à la crise qui arrive d’autre part. En effet, contrairement à ce que l’annonce laisse penser, le gouvernement n’envisage pas d’aller chercher l’argent dans les poches qui se sont enrichies pendant la crise. Il veut seulement donner la possibilité « aux entreprises qui le souhaitent et qui peuvent se le permettre » d’attribuer une prime à leurs employés, qui pourra être défiscalisée à hauteur de 300 €. Aucune disposition n’est prise pour rendre cette mesure contraignante pour l’employeur. Dans ces conditions, il est facile d’en anticiper les effets concrets.
Tout d’abord, la mesure exclut d’emblée les personnes qui ont perdu leur emploi pendant la crise et qui sont pourtant celles qui ont le plus besoin d’une aide financière. D’autre part, avec le ralentissement de l’activité économique, on voit mal quelle petite entreprise en difficulté (Horeca ou autre) choisirait elle-même d’octroyer cette prime qui constitue pour elle une dépense supplémentaire… À moins que cela ne vienne remplacer une partie du salaire de son personnel ! Et nous touchons là au problème principal.
Si, à première vue, l’attribution d’un tel chèque de soutien à la consommation semble revêtir des allures keynésiennes (relance de la consommation par l’État), un coup d’œil du côté de son mode de financement nous informe que nous sommes plutôt face à une mesure d’austérité qui ne dit pas son nom. En renonçant à taxer le capital de façon à pourvoir lui-même aux besoins de la population, le genre de demi-mesure discutée ici est le seul outil qu’il reste au gouvernement pour tenter de piloter une relance de l’économie par la consommation.
Le gouvernement prétend en appeler à la bonne volonté des grands groupes capitalistes en leur demandant gentiment d’accorder une prime à leurs employés sur laquelle il se refuse à exercer le moindre contrôle ou à percevoir la moindre cotisation sociale. Mais on a tout lieu de penser que cette mesure constitue bien plutôt un nouveau crédit d’impôt accordé au patronat qui ne manquera pas d’instrumentaliser les difficultés liées à la crise pour diminuer d’autant le salaire des travailleurs, ou les primes qu’il s’était de toute façon engagé à payer.
Que l’on soit clair, nous sommes favorables à toute mesure d’aide en faveur des travailleurs les plus durement touchés par la crise. Mais il est inacceptable de faire porter le coût d’une telle mesure à l’ensemble de la population en réduisant encore un peu le montant des cotisations patronales.Au mois d’avril dernier, le PSL a publié un programme d’urgence coronavirus. Ce dernier contient, entre autres, la revendication d’une aide financière pour les travailleurs indépendants en difficulté sur base des besoins avérés. La gestion catastrophique de la crise par le gouvernement soutenu par les partis traditionnels a démontré la nécessité d’une économie démocratiquement planifiée comprenant la nationalisation des secteurs clés de l’économie (agroalimentaire, pharmaceutique, énergie…). Dans ces secteurs, comme dans les autres, ce sont les travailleurs, et pas les patrons, qui sont les plus à même de prendre les décisions dans l’intérêt de la collectivité et c’est donc à eux que revient le droit et la responsabilité de décider démocratiquement ce qui est produit et comment.
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Keynes, la crise du néolibéralisme et pourquoi le capitalisme ne peut être réformé

Le Covid-19 a bouleversé le monde, faisant paraître possible tout ce qui était considéré comme impossible. Dans le contexte d’une nouvelle crise du capitalisme et de l’affaiblissement de l’ordre néolibéral au niveau mondial, les idées de l’économiste libéral John Maynard Keynes vont de plus en plus s’imposer dans les politiques des gouvernements capitalistes, écrit Cillian Gillespie, membre du parti-frère irlandais du PSL, le Socialist Party.
La crise du Covid-19 fait des ravages dévastateurs dans la vie des travailleurs et des pauvres de toute la planète. Non seulement avec le virus lui-même, mais également avec la crise économique qui l’accompagne, considérée par beaucoup comme la pire depuis la Grande Dépression des années 1930. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime que 50 % des travailleurs du monde entier verront leur niveau de vie être décimé en conséquence(1).
Cette forte récession économique survient un peu plus de dix ans après la Grande Récession de 2008. La reprise qui a suivi fut faible et massivement déséquilibrée ; elle a aggravé les inégalités en intensifiant les tendances néo-libérales existantes : disparité croissante des richesses, précarité croissante du travail, stagnation des salaires, logements inabordables et érosion des services publics.
Dans le contexte de la crise du coronavirus, cependant, les États capitalistes ont été contraints de prendre des mesures qui rompent avec l’orthodoxie néo-libérale à laquelle ils étaient attachés depuis plusieurs décennies. Les décisions de l’actuel gouvernement intérimaire irlandais du Fine Gael de créer – bien que temporairement – un système de santé à un seul niveau, avec l’intégration de tous les hôpitaux dans le système public, d’interdire les expulsions, de geler les loyers et d’augmenter les dépenses publiques grâce, notamment, à l’allocation de 350 euros du “Covid-19 Unemployment Payment”, en sont un exemple. Partout dans le monde, les gouvernements ont rapidement mis en œuvre des mesures de relance d’une ampleur supérieure à celles de la période 2008-2009. Ainsi, le programme récemment mis en œuvre par Trump représente 10 % du PIB des États-Unis. En 2009, ce chiffre, qui représentait une application mise en œuvre au fil des mois, était de 5 %.
L’instauration de ces politiques est en fait une reconnaissance des limites – et même des échecs – du marché privé et de la nécessité d’une intervention de l’État et d’investissements publics pour faire face à l’urgence sanitaire de cette ampleur. Il en va ben entendu de même pour les urgences préexistantes en matière de logement, de santé mentale, de changement climatique, etc. Le service de santé à deux niveaux du Sud de l’Irlande était manifestement incapable de faire face à une augmentation du nombre de personnes devant accéder aux unités de soins intensifs.
Le néolibéralisme exposé
Les représentants du capitalisme au niveau mondial craignent clairement que la crise actuelle n’ait pour conséquence d’exposer leur système et de provoquer une plus grande instabilité politique et sociale. Même avant le déclenchement de la crise du Covid-19, il était évident que la base sociale du néo-libéralisme avait considérablement été ébranlée. Cela a été constaté l’année dernière encore lors des bouleversements révolutionnaires dans des pays aussi divers que le Soudan, le Liban, la Chine (Hong Kong) et le Chili.
Plus près de nous, l’élection dans le Sud de l’Irlande, début février, était également révélatrice de ce processus. Lors de ces élections, les suffrages obtenus par les deux principaux partis du capitalisme irlandais sont tombés à un niveau inédit et historiquement bas de 45 % ensemble. Pourtant, l’économie était en pleine croissance. Mais les crises du logement et de la santé, alimentées par des politiques reposant sur le profit du marché privé, avaient engendré une énorme colère. Cela illustre que la base de soutien des partis du soi-disant “centre politique” (c’est-à-dire l’establishment capitaliste traditionnel) a été corrodée par une décennie de crises et d’inégalités.
Compte tenu de ce panorama de bouleversements pour le capitalisme mondial, l’hégémonie du néolibéralisme est remise en question, tant sur le plan idéologique que sur celui des politiques des gouvernements capitalistes. L’intervention de l’État, y compris l’augmentation des dépenses publiques et même la nationalisation (des entreprises en faillite), sera de plus en plus souvent de mise. Il est donc probable que les idées, ou les variantes des idées, de l’économiste John Maynard Keynes soient reprises dans la pensée des stratèges du capitalisme.
Cela vaut également pour les personnalités et les organisations qui défendent des approches réformistes de gauche au sein de la gauche et du mouvement ouvrier, à l’instar de Bernie Sanders et d’Alexandria Ocasia Cortez (AOC) aux États-Unis. Cela vaut aussi pour l’expression réformiste de gauche et reposant sur la collaboration de classe comme celle que l’on trouve à la tête du Congrès irlandais des syndicats (ICTU). Le biographe de Keynes, Lord Robert Skidelsky, a d’ailleurs été invité aux conférences de l’ICTU pour y discuter des alternatives au néolibéralisme. (3) Ses idées servent à défendre que le capitalisme peut finalement surmonter les crises qui lui sont inhérentes, et peut être rendu plus rationnel et plus humain.
Qui est Keynes ? Qu’est-ce que le keynésianisme ?
Keynes n’était pas un marxiste, ni un membre du mouvement ouvrier, bien qu’il soit aujourd’hui une figure défendue par de nombreux membres de la gauche réformiste. C’était un économiste libéral né dans le privilège de la classe dirigeante britannique. Sa célèbre citation “La guerre des classes me trouvera du côté de la bourgeoisie éduquée” illustre bien les intérêts de classe qui le préoccupaient fondamentalement. Ce fut le point de départ de l’élaboration de ses perspectives économiques et de ses solutions, ce que les défenseurs de ses idées dans le mouvement ouvrier qui soutenaient que le capitalisme pouvait d’une certaine manière être réformé ont préféré ignorer.
En illustration de cette approche, Brendan Ogle, éminent responsable du syndicat Unite, a écrit dans son livre From Bended Knee to New Republic : « En substance, Keynes soutenait que le plein emploi et la stabilité des prix ne pouvaient être assurés au mieux par un libéralisme complet, mais par l’intervention du gouvernement au moyen de politiques qui considéraient la production de la nation comme la dynamique clé à prendre en compte plutôt que celle de l’individu. Keynes, voyez-vous, croyait en la “société”. » (4)
Keynes et ses idées ont pris de l’importance et ont gagné en popularité dans l’entre-deux-guerres, où les crises économiques se sont développées au lendemain du chaos de la Première Guerre mondiale. La révolution russe et les nouveaux bouleversements révolutionnaires qui ont suivi avaient constitué une réelle menace existentielle pour le capitalisme. Cela s’est révélé particulièrement vrai au début de la Grande Dépression de 1929 avec l’émergence d’un chômage de masse et l’impact dévastateur que cela a eu sur les conditions de vie de la classe ouvrière dans le monde entier.
Au début de la Grande Dépression, les économistes capitalistes traditionnels s’en tenaient obstinément au concept de la “main invisible du marché” ; ils insistaient sur le fait que l’offre et la demande, la concurrence et le libre-échange – sans intervention de l’État – surmonteraient naturellement le marasme économique. La dynamique d’un système basé sur l’entreprise privée, selon eux, était à la fois autocorrectrice et autorégulatrice et conduirait bientôt à une période de croissance et à un redressement du système.
Cependant, alors que l’ampleur de la crise devenait plus évidente, Keynes et les gouvernements capitalistes qu’il a influencés en ont conclu que l’attitude de “laissez-faire” de l’école néoclassique des économistes bourgeois n’était tout simplement pas adaptée à la situation. Non seulement le capitalisme était confronté au défi de la révolte et de la révolution de la classe ouvrière dans beaucoup de ses centres vitaux, mais il y avait aussi l’existence de l’Union soviétique, qui faisait des progrès économiques importants dans les années 1930, alors que les économies capitalistes étaient en perte de vitesse. L’économie soviétique, en dépit du régime dictatorial et brutal de la caste bureaucratique qui détenait le pouvoir politique et qui était dirigée et personnifiée par Staline, était basée sur la propriété de l’État et la planification de ses secteurs clés. Elle démontrait qu’une alternative au capitalisme était viable.
Dans une lettre adressée au président américain nouvellement élu, Franklin D. Roosevelt, Keynes a exposé avec force le choix auquel leur système était confronté et les raisons pour lesquelles un changement de cap était nécessaire : « Vous vous êtes fait l’administrateur de ceux qui, dans chaque pays, cherchent à réparer les maux de notre condition par une expérience raisonnée dans le cadre du système social existant. Si vous échouez, le changement rationnel sera gravement compromis dans le monde entier, laissant à l’orthodoxie et à la révolution le soin de le combattre. »
La Grande Dépression et le New Deal
Pour Keynes, une telle orientation signifiait une plus grande intervention du gouvernement dans l’économie afin de réguler les forces aveugles du marché. Dans ses œuvres, comme son ouvrage majeur de 1936 « Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie », Keynes a souligné la nécessité d’une intervention et de dépenses publiques agressives et inflationnistes dans, par exemple, les programmes de travaux publics, comme la construction d’aéroports, de gares et de routes, pour créer des emplois. Ce faisant, elles stimuleraient la “demande effective” de la part des travailleurs et créeraient à leur tour un marché pour les biens et services produits par les sociétés capitalistes privées.
Grâce à la mise en place de programmes d’infrastructure qui stimulent l’économie et créent des emplois directs, la demande de biens et de services serait accrue, ce qui inciterait les capitalistes à investir leurs bénéfices accumulés dans la production et les entreprises et à jeter les bases du plein emploi. Les partisans d’un capitalisme de marché libre et non réglementé croyaient au concept d’”économie de l’offre”, c’est-à-dire que l’offre de biens via l’investissement capitaliste répondrait invariablement à une demande (principalement des travailleurs) sur le marché, un argument avancé par l’économiste français du XVIIIe siècle, Jean Baptiste Say. Il s’agissait donc simplement d’encourager l’investissement privé dans l’économie par des mesures telles qu’un faible impôt sur les sociétés et la déréglementation.
Le premier gouvernement capitaliste notable à expérimenter les idées de Keynes dans la période des années 1930 a été la présidence de Franklin Delano Roosevelt par le biais de son fameux “New Deal”. Roosevelt est arrivé au pouvoir dans un contexte de chômage de masse et de résurgence des luttes syndicales. Au premiers rangs de ces dernières se trouvaient les socialistes, parmi lesquels la base du Parti communiste (qui a rapidement atteint 100.000 membres) et les modestes forces du trotskysme américain. Dans ce contexte, sa présidence a introduit une série de programmes visant à créer des emplois et de réformes telles que la loi sur la sécurité sociale en 1936. Si ces mesures ont contribué à améliorer partiellement les conditions de vie et à créer temporairement des emplois, elles n’ont pas été le facteur décisif pour sortir les États-Unis de la crise. Il faut également noter que le capitalisme américain disposait de réserves économiques plus importantes, en tant que puissance capitaliste émergente mondiale, pour mettre en œuvre les réformes du New Deal, contrairement à celles des puissances capitalistes européennes en déclin.
Entre 1934 et 1937, quelque cinq à sept millions d’emplois ont été créés aux États-Unis. Cependant, cette période de reprise économique relative a été rapidement suivie d’un ralentissement économique en 1937-1939 et le nombre de chômeurs à la fin de la décennie s’élevait à 10 millions. La guerre imminente en Europe et en Asie, dans laquelle le capitalisme américain a finalement été entraîné en décembre 1941, a forcé la création d’une nouvelle économie de guerre, qui s’est traduite par le plein emploi et un nouvel essor économique. Ce sont ces mesures, et non celles du New Deal, qui se sont avérées essentielles pour permettre au capitalisme américain de surmonter la Grande Dépression qui a produit une décennie de lutte de masse de la classe ouvrière et de turbulences générales.
Aucune solution aux contradictions et aux crises capitalistes
L’une des principales failles de l’analyse de Keynes est qu’elle ne reconnaît pas la contradiction fondamentale de la production capitaliste. De plus, il n’a pas répondu à la question de savoir d’où viendraient les ressources pour financer les mesures de relance qu’il préconisait. Proviendraient-elles des profits des grandes entreprises et des super-riches, ou de nouveaux impôts (directs ou indirects) sur les travailleurs ?
La classe capitaliste n’investit pas dans le but de répondre à la “demande”, ou aux besoins sociaux en général. Elle n’est motivée que par la recherche de l’accumulation de profits à court terme. L’augmentation des salaires et des impôts sur ces profits aura un effet négatif sur les marges bénéficiaires et rendra les entreprises capitalistes moins compétitives par rapport à leurs rivales. En pratique, elles résisteront toujours aux politiques qui ont un impact sur leurs bénéfices.
Les capitalistes peuvent fournir des financements sous forme de prêts pour financer des mesures de relance, mais là encore, les banques et les détenteurs d’obligations sur les marchés financiers sont là pour faire de l’argent, et non pour fournir des crédits pour le plaisir de le faire, et ils veilleront à ce que ces prêts soient payés à des taux exorbitants – ce qui augmentera la dette publique, qui doit être remboursée avec intérêts. Par conséquent, si la classe capitaliste n’est pas disposée à payer pour ces mesures, ce sont invariablement les travailleurs qui seront contraints de le faire, ce qui sape ainsi une fois de plus le marché des biens et créée une nouvelle spirale déflationniste.
C’est également une erreur de supposer que les investissements capitalistes, en raison d’une demande accrue de leurs biens, entraîneront des taux d’emploi élevés. La logique de la concurrence capitaliste signifie que les patrons investiront à un rythme beaucoup plus élevé dans les technologies permettant d’économiser du travail (comme nous le voyons aujourd’hui avec l’automatisation dans de nombreux domaines) que dans la taille de leur main-d’œuvre respective. Cependant, la nouvelle valeur en cours de production, dont tous les profits dérivent en fin de compte, est produite par le travail vivant de ces mêmes travailleurs : et non par le “travail mort” des machines ou d’autres formes de ce que Marx appelait le “capital constant” – matières premières, outils, etc. Avec le temps, ce processus de remplacement du travail vivant par le travail mort entraîne une baisse du taux de profit, qui, pour être restauré, nécessite de nouvelles attaques sur les conditions des travailleurs – réduction des salaires ou allongement de la journée de travail.
Keynes, et ceux qui ont défendu ses idées au sein de l’establishment capitaliste, ainsi que de la gauche et du mouvement ouvrier, ont cherché à nier qu’il existait un conflit d’intérêts fondamental entre la classe ouvrière et la classe capitaliste. Selon leur raisonnement, si l’État se contentait de créer une demande de biens et de services parmi les travailleurs, la classe capitaliste investirait ses ressources dans le système, dans l’intérêt des deux classes.
En fait, l’exploitation inhérente sur laquelle le capitalisme est construit signifie qu’il est fondamentalement incapable de soutenir la demande globale et de surmonter le problème de la “sous-consommation”. Les travailleurs ne reçoivent jamais dans leurs salaires la somme totale de la valeur qu’ils créent. La plus-value revient aux patrons, ce qui signifie que les travailleurs, qui constituent également une grande partie des consommateurs, ne peuvent pas racheter toutes les choses qu’ils produisent, ce qui entraîne des crises périodiques de surproduction. De telles crises ne sont pas automatiques, car de nombreux biens produits par les travailleurs sont en effet destinés à la consommation des capitalistes ou des super-riches, eux-mêmes tels que les produits de luxe, par exemple les yachts, et les biens d’équipement, tels que les machines de production et de fabrication. Ces biens diffèrent de ceux qui sont consommés en permanence par les travailleurs, comme les denrées alimentaires, les vêtements, les voitures, etc.
Il existe d’autres moyens de contourner cette contradiction, temporairement, pour éviter (ou retarder) une descente en crise immédiate du système. Aux États-Unis, par exemple, où les salaires réels stagnent depuis les années 70 et où les dépenses de consommation représentent 70 % de la croissance économique, les dépenses des travailleurs ont été alimentées par l’octroi de crédits bon marché – ce qui a conduit à des niveaux records d’endettement privé. Mais à un certain moment, ces bulles de crédit doivent éclater, et la crise prend son envol.
L’exception du boom de l’après-guerre
La période où les idées keynésiennes régnaient en maître en termes de politique gouvernementale a coïncidé avec le soi-disant “âge d’or” du capitalisme. Il s’agit de l’énorme expansion économique qui a suivi la Seconde Guerre mondiale.
La destruction massive des villes, des infrastructures et de l’industrie pendant la guerre et la reconstruction des économies capitalistes de l’Europe occidentale ont permis de restaurer les taux de profit de la classe capitaliste. Ce boom, combiné à la puissance du mouvement ouvrier organisé (et dans l’ombre du monde stalinien en expansion dont la puissance et le prestige avaient été massivement renforcés), a eu pour conséquence que le système a fait des concessions importantes à la classe ouvrière pour couper court au potentiel de bouleversement social.
L’impérialisme américain, qui est sorti indemne de la guerre, régnait désormais en maître sur le capitalisme mondial. Les institutions qu’il a contribué à établir en 1944 à la conférence de Bretton Woods (à laquelle Keynes lui-même a assisté), à savoir la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ont joué un rôle clé dans la promotion des politiques interventionnistes de l’État et des politiques keynésiennes. Il en est résulté une augmentation significative du niveau de vie des travailleurs, en particulier dans les pays capitalistes avancés, sous la forme d’une hausse des salaires et d’une augmentation des dépenses de l’État pour financer la gratuité de la santé, de l’éducation et du logement public dans de nombreux États. Parallèlement, la part de la propriété publique dans l’économie, souvent appelée “économie mixte”, a augmenté.
La mesure dans laquelle les idées keynésiennes sont devenues l’orthodoxie du capitalisme mondial a peut-être été la mieux résumée par le président américain Richard Nixon dans sa célèbre déclaration de 1971 : “nous sommes tous keynésiens maintenant”. Sous la pression d’un mouvement ouvrier militant aux États-Unis, et avec en toile de fond la guerre du Vietnam et une explosion de la lutte pour la libération des Noirs, des femmes et des LGBTQI, son régime a mis en œuvre des réformes qui allaient totalement à l’encontre de ses instincts politiques. En plus d’être un faucon de la guerre froide, il avait construit sa carrière en s’attaquant aux dépenses des “grands gouvernements” dans le New Deal. Mais ses politiques ont compris l’introduction de contrôles fédéraux sur les prix du pétrole et du gaz, la législation sur la santé et la sécurité sur le lieu de travail et la création de l’Agence de protection de l’environnement (EPA).
Les disciples de Keynes (de différentes teintes) se penchent sur la période de l’après-guerre pour prouver la validité de ses idées, mais ils ne parviennent pas à expliquer pourquoi cette période de croissance sans précédent a fait place à la crise capitaliste au milieu des années 1970. À la fin des années 1960, la concurrence capitaliste croissante entre les États-Unis d’une part et les économies capitalistes reconstruites de l’Allemagne et du Japon d’autre part, ainsi que l’existence d’un puissant mouvement ouvrier qui a joué un rôle dans la défense des salaires et des conditions de travail des travailleurs, ont entraîné une baisse des taux de profit et une compression des bénéfices pour le système. Les investissements capitalistes se sont taris, ce qui a entraîné une période de “stagflation” – combinant l’inflation, qui a vu les salaires minés par la montée en flèche des prix, et la stagnation de la croissance – pendant une grande partie des années 70 et au début des années 80.
La rentabilité et les taux de profit du système ne pouvaient être rétablis qu’en attaquant la part de la richesse de la société allant au travail, en faveur du capital. Cela impliquait de réduire les salaires et les investissements publics qui finançaient le “salaire social” de la classe ouvrière, ce qui nécessitait une attaque frontale contre le pouvoir de la classe ouvrière organisée.
Grandeur et décadence du néolibéralisme
Tout comme les idées de Keynes ont gagné du terrain dans l’establishment capitaliste en réponse à la crise des années 1930, la crise des années 1970 – qui a marqué la fin du boom de l’après-guerre – a persuadé les capitalistes d’abandonner le keynésianisme au profit de politiques connues sous le nom de “monétarisme” ou “néolibéralisme”.
Parmi les principaux défenseurs de ces idées figuraient Milton Friedman et ses disciples de l’École de Chicago. Le Chili a été le premier laboratoire à tester leurs idées, après le renversement du gouvernement de gauche de Salvador Allende, soutenu par la CIA, et l’instauration de la dictature sous Augusto Pinochet. Les figures de proue et les croisés les plus importants du néolibéralisme dans les pays capitalistes avancés étaient Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Au centre de leur projet se trouvait la guerre contre la classe ouvrière organisée, notamment lors de la grève des contrôleurs aériens aux États-Unis (1981) et de la grève des mineurs en Grande-Bretagne (1984-1985).
Les politiques du néolibéralisme impliquaient la privatisation des services publics, la réduction des dépenses sociales, la déréglementation des marchés financiers, l’abolition des contrôles des capitaux et l’attaque des salaires et des conditions de travail. En substance, cela signifiait que les contraintes durement gagnées sur la capacité des patrons à exploiter impitoyablement la classe ouvrière étaient mises de côté. En lieu et place du déficit keynésien, une camisole de force devait être maintenue sur les budgets des États capitalistes (bien que dans le cas des États-Unis, cela n’ait jamais été respecté). L’Union européenne, qui a été l’un des principaux moteurs du néolibéralisme, a fait en sorte que tous les États de l’UE aient un régime d’austérité inscrit dans la loi, en introduisant des règles strictes concernant les déficits budgétaires et la dette nationale, les empêchant de dépasser respectivement 3 % et 60 % du PIB. Ces politiques ont été appliquées avec rigueur dans le contexte de la crise de la zone euro de la dernière décennie, dont la Grèce a été le théâtre le plus dramatique.
Un facteur qui a renforcé l’idéologie néolibérale fut l’effondrement des régimes staliniens en Union soviétique et en Europe de l’Est au cours de la période 1989-1991, à la suite de la mauvaise gestion criminelle des bureaucraties non élues et irresponsables qui dirigeaient ces sociétés. La propriété et la planification de l’économie par l’État ont été présentées comme étant intrinsèquement inefficaces et conduisant inévitablement à une réduction des conditions de vie. Cela n’a pas seulement été utilisé pour saper l’idée du socialisme en général, mais aussi pour pousser à la privatisation des services publics et à une déréglementation accrue des marchés financiers. Cette ligne d’argumentation a été adoptée par les dirigeants des organisations de masse de la classe ouvrière. En Grande-Bretagne, le “New Labour”, sous la direction de Tony Blair, a abandonné la “clause quatre” de la constitution du parti travailliste qui l’engageait à nationaliser les secteurs clés de l’économie.
La mise en œuvre des politiques néolibérales dans les pays capitalistes n’a évidemment pas été uniforme et l’État joue toujours un rôle crucial dans le développement capitaliste, contrairement au mantra de “la main invisible du marché”. Même sous la présidence de Ronald Reagan, les États-Unis ont connu une forme de “keynésianisme militarisé” avec une augmentation massive des dépenses de l’État en matière d’armement.
Dans les années 1990 et 2000, après l’effondrement de la bulle immobilière et la récession qui s’en est suivie, les gouvernements successifs du Japon, alors deuxième économie mondiale, ont mis en œuvre une série de grands programmes de relance impliquant des investissements massifs dans les infrastructures publiques. Des mesures de relance ont été mises en œuvre en Europe et aux États-Unis après le krach de 2008-2009, et les États, par l’intermédiaire de leur banque centrale, ont joué un rôle essentiel dans le maintien à flot de l’économie capitaliste grâce à l’assouplissement quantitatif (EQ), c’est-à-dire en imprimant de la monnaie et en réduisant les taux d’intérêt pour promouvoir les investissements capitalistes. Aucune de ces politiques, que ce soit au Japon ou celles mises en œuvre aux États-Unis ou en Europe, n’a permis de surmonter les faiblesses structurelles du capitalisme actuel.
Les demi-mesures réformistes ne suffiront pas
La peur de la classe ouvrière en cette période d’instabilité économique, sociale et politique signifie que les mesures keynésiennes sous la forme d’une intervention accrue de l’État dans l’économie seront payantes. La crise du coronavirus a déjà accéléré cette tendance. De telles politiques ne constituent cependant pas du socialisme, comme le soutient Bernie Sanders. Il s’agit plutôt de réformes mises en œuvre dans le cadre de la propriété privée de l’industrie et de la finance et du règne du profit privé. Néanmoins, leur mise en œuvre perturbera le dogme de Thatcher selon lequel “il n’y a pas d’alternative” à l’ordre économique existant.
Les idées de Keynes continueront sans aucun doute à être utilisées par les tendances réformistes qui émergeront dans les nouveaux mouvements de gauche et de classe ouvrière. Ils se sentiront encouragés à le faire étant donné l’ampleur de l’affaiblissement idéologique du capitalisme néolibéral, même si la classe dirigeante entend poursuivre l’application de ces politiques à la demande du grand capital et des banquiers. Cependant, leurs programmes se heurteront à la réalité d’un réel conflit d’intérêts au cœur de ce système, ce qui signifie que les besoins de la classe capitaliste et de la majorité ouvrière ne peuvent coexister pacifiquement, quelle que soit la “mixité” de l’économie.
Les socialistes révolutionnaires lutteront bien sûr pour des réformes telles que l’investissement de l’État pour créer des emplois, l’augmentation des salaires des travailleurs, etc. prônées par les réformistes et les keynésiens, mais ils mettront en avant la nécessité d’un changement radical plus large. Le capitalisme repose sur des crises, qui deviennent de plus en plus graves au XXIe siècle, et l’accumulation de capital et de richesses par la classe des milliardaires ne peut se faire qu’au détriment de nos conditions de vie, de notre santé et de notre environnement.
Il existe cependant une véritable alternative, une alternative qui ne bricole pas tel ou tel aspect du système de marché rapace motivé par la recherche du profit à court terme, mais qui vise à remplacer la recherche du profit par la recherche de la satisfaction des besoins des gens. Une alternative qui remplace l’anarchie du marché par une planification rationnelle et démocratique de l’économie. Une alternative qui remplace le règne d’une petite élite par celui de l’immense majorité. Cela ne peut être réalisé qu’en “expropriant les expropriateurs”, selon les termes de Karl Marx. C’est-à-dire en saisissant les richesses et les ressources que les travailleurs ont créées pour les faire entrer dans le domaine public sous leur gestion et leur contrôle. Ce faisant, nous poserons les bases d’une société socialiste internationale où notre planète sera sauvegardée et où les êtres humains pourront se développer au maximum de leurs capacités et de leurs talents.
Notes :
- “Half of world’s workers ‘at immediate risk of losing livelihood due to coronavirus”, Guardian, 29 April 2020,
- https://www.ictu.ie/press/diary/2010/10/12/building-an-alternative-vision-skidelsky-lecture/
- Brendan Ogle, From Bended Knee to a New Republic: How the Fight for Water is Changing Ireland, Liffey Press (2016), p.32
- “Open Letter to President Roosevelt”, New York Times, 31 December 1933
