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Tag: Marxisme
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Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (1e partie)
Pourquoi avons-nous besoin d’une théorie ?Le marxisme est la théorie révolutionnaire du prolétariat. Il est parfois appelé une « philosophie ». Le mot « philosophie » provient du grec ancien, la langue parlée en Grèce il y a plus de 2000 ans, et signifie « amour de la sagesse ». Une philosophie est un système d’idées utilisé pour tenter de comprendre le monde. Mais aujourd’hui, il nous semble que le marxisme est mieux défini comme étant une « théorie » plutôt qu’une « philosophie ».
Le prolétariat a toutes les raisons de s’efforcer de mieux comprendre le monde. Nous voulons comprendre beaucoup de choses au cours de notre vie. Nous voulons comprendre pourquoi il y a de la pauvreté, des inégalités, du racisme, des guerres, et beaucoup d’autres choses qui font de notre vie un combat de tous les jours. En tant que classe au sein de la société capitaliste, nous n’avons aucun intérêt matériel à défendre. Nous ne vivons pas de l’exploitation du travail d’autrui. Au contraire, c’est à nous que, chaque jour, d’autres volent la richesse que nous créons par notre travail. Alors, si nous cherchons à mieux comprendre pourquoi tout cela se passe comme ça, nous avons tout à gagner, et rien à perdre.
– Première partie d’une brochure de Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (WASP) (section sud-africaine du Comité pour une Internationale ouvrière), 2015
Mais la compréhension qui nous est donnée par le marxisme ne nous donne pas seulement le « point de vue » des travailleurs. Par exemple, du point de vue des travailleurs, les patrons sont « injustes » et « radins », puisqu’ils nous donnent des salaires de misère alors qu’eux empochent les bénéfices. Du point de vue des patrons par contre, les patrons « méritent » ces bénéfices puisqu’ils ont payé leurs travailleurs « comme il faut », selon le salaire fixé par la loi. Ils traitent leurs travailleurs d’« ingrats » qui se plaignent sans arrêt alors qu’ils ont de la « chance », qu’ils ont le « privilège » d’avoir un travail là où beaucoup d’autres n’ont rien ! Il semble donc qu’il existe plusieurs « points de vue » dans la société, aucun n’étant plus « juste » ou plus « incorrect » que l’autre. Si le marxisme ne faisait que décrire la société du « point de vue » des travailleurs, il ne serait donc qu’une opinion parmi d’autres. On dirait donc qu’il serait subjectif.
Mais la théorie marxiste nous permet justement d’acquérir une compréhension objective du monde et de la société. Le marxisme nous donne une méthode qui nous permet de former nos pensées de sorte à comprendre le monde de façon aussi exacte que possible. Par exemple, le marxisme permet d’expliquer la relation objective qui existe entre les salaires et le profit, indépendamment du « point de vue » de l’une ou l’autre personne ; ainsi, le marxisme explique pourquoi justement les travailleurs et la classe capitaliste ont des « points de vue » différents à ce sujet. Car de manière objective, le profit provient simplement de la partie du travail fourni par les travailleurs qui ne leur a pas été payée. Les patrons cachent cela en payant des salaires à l’heure ou au mois, qui donnent l’impression aux travailleurs qu’ils ont été payés pour l’entièreté de leur travail. Donc lorsqu’on examine la question du point de vue objectif, on se rend compte que le point de vue des travailleurs est beaucoup plus proche de la réalité que celui des patrons !
C’est cette quête d’explications objectives qui se trouve aussi à la base de la science moderne. La science pose la question du « pourquoi ? » à propos de toute chose dans la nature, à la recherche d’explications objectives des causes, jusqu’au début de l’univers, et au-delà ! C’est la science seule qui nous a permis de comprendre que toute chose dans la nature a une histoire, qui peut également être expliquée.
L’apport de Karl Marx a été d’utiliser l’approche scientifique pour expliquer la société. Il a découvert les processus objectifs qui expliquent l’évolution de la société. Il a trouvé ces causes dans le développement des forces de production et de la lutte de classe que ce développement engendre. En d’autres termes, Marx a montré que les outils et les techniques qui sont utilisés pour faire fonctionner la société (les forces de production) et la manière dont les gens s’organisent autour de ces outils et techniques pour les faire fonctionner (les relations de production) engendrent différentes classes de gens. Ces classes ont des relations différentes par rapport aux forces de production et les unes par rapport aux autres. Par exemple, de nos jours, la classe capitaliste possède les forces de production ; la classe prolétaire n’en possède pas. La classe prolétaire (les travailleurs) vit en recevant un salaire de la part des capitalistes, en échange de la location de sa force de travail. La classe capitaliste vit de l’exploitation de la force de travail de ses travailleurs prolétaires. C’est ce qui donne à la classe des travailleurs et à la classe capitaliste leurs différents « points de vue » à propos de différentes idées, leur différente conception de ce qui est « juste » et de ce qui ne l’est pas.
Cette structure de base de la société existe indépendamment du « point de vue » de tout un chacun. Il s’agit d’une base objective pour expliquer le fonctionnement de la société. Comme Marx l’a dit, cette base peut être « déterminée avec toute la précision des sciences naturelles ». Marx explique ensuite qu’au-dessus de cette « base concrète … s’élève une superstructure juridique et politique … à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général » (Critique de l’économie politique, 1859). Le marxisme, en fondant l’analyse de la société sur des bases scientifiques, nous permet de développer des explications pertinentes pour comprendre « pourquoi ? » la société fonctionne de la manière dont nous le voyons aujourd’hui. Lénine, l’organisateur de la révolution prolétarienne de 1917 en Russie et fondateur de l’Union soviétique, expliquait ceci :
“Marx … a étendu la connaissance de la nature à la connaissance de la société humaine. Le matérialisme historique de Marx (qui place la compréhension de la société sur des bases scientifiques) a été la plus grande conquête de la pensée scientifique. Au chaos et à l’arbitraire qui régnaient jusque-là dans les conceptions de l’histoire et de la politique, a succédé une théorie scientifique remarquablement cohérente et harmonieuse, qui montre comment, d’une forme d’organisation sociale, surgit et se développe, du fait de la croissance des forces productives, une autre forme, plus élevée, – comment par exemple le capitalisme est né du féodalisme (le type de société qui existait en Europe avant le capitalisme).
“De même que la connaissance de l’homme reflète la nature qui existe indépendamment de lui, … de même la connaissance sociale de l’homme (c’est-à-dire les différentes opinions et doctrines philosophiques, religieuses, politiques, etc.), reflète le régime économique de la société. Les institutions politiques s’érigent en superstructure sur une base économique. Nous voyons, par exemple, comment les différentes formes politiques des États européens modernes servent à renforcer la domination de la bourgeoisie (classe capitaliste) sur le prolétariat (classe des travailleurs). La philosophie de Marx … a donné de puissants instruments de connaissance à l’humanité, surtout à la classe des travailleurs. »
(Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme, 1913)
C’est pourquoi le marxisme est aussi appelé socialisme scientifique. Tout comme n’importe quelle science, le marxisme a sa propre méthode d’analyse qui nous enseigne où chercher pour trouver des explications objectives. Cette méthode est appelée matérialisme dialectique. Une fois que nous arrivons sur le plan des explications objectives, le marxisme nous fournit les « outils » de la pensée dialectique qui nous aident à examiner les éléments que nous trouvons. Ces « outils » sont les lois de la dialectique. (Ces deux concepts seront expliqués dans les deuxième et troisième parties de cette brochure).
Une autre conséquence découle de l’extension des principes scientifiques à l’étude de la société. Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, Engels écrit : « De toute l’ancienne philosophie, il ne reste plus alors … que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique [voir troisième partie de cette brochure]. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l’histoire. » En d’autres termes, Engels dit que le seul champ de la connaissance humaine qui reste à la philosophie est l’analyse de notre mode de pensée et de notre façon de voir le monde. Toute autre connaissance, y compris la science sociale, doit être fournie par une approche scientifique qui recherche des explications objectives.
Pourquoi dit-on que le marxisme est scientifique ?
La base de toute science est le fait de rassembler des informations. Dans certaines branches de la science, les observations peuvent être plus détaillées et plus précises, à la suite d’expériences en laboratoire. Des théories sont ensuite développées afin de relier ces observations entre elles et de les expliquer. Au fur et à mesure que notre connaissance du monde se développe, ces théories, à leur tour, guident nos observations en nous permettant d’effectuer des prédictions, qui nous permettent de tester la validité de ces théories.
Le marxisme suit la même approche. Sauf que le laboratoire du marxisme est l’expérience de la classe prolétaire tout au long de l’histoire. Ces expériences servent d’« observations » au socialisme scientifique. Dans ce sens, le marxisme n’est rien d’autre que la généralisation des expériences effectuées par la classe prolétaire. Lorsque nous parlons de « généralisation », nous voulons dire que si nous voyons la même chose se reproduire encore et encore dans un contexte donné, c’est que nous pouvons en tirer une règle générale. Par exemple, si nous voyons qu’à chaque fois que quelqu’un court à travers le couloir, il ou elle tombe et se blesse, la prochaine fois que nous voyons quelqu’un courir à travers le couloir, nous lui crions « Arrête de courir ! ». C’est une généralisation de notre expérience.
C’est la même chose lorsqu’on étudie l’histoire. Si nous voyons la classe prolétaire confrontée encore et encore aux mêmes problèmes au cours de sa lutte, nous pouvons en tirer une conclusion par rapport à ces mêmes problèmes lorsqu’ils surgissent à nouveau aujourd’hui. De même, si les travailleurs en lutte ont testé certaines méthodes pour résoudre ces problèmes, et que ces méthodes ont échoué, nous pouvons apprendre de ces erreurs pour ne pas les répéter à nouveau. Par exemple, dans chaque situation révolutionnaire où la classe prolétaire tente de prendre le pouvoir, nous voyons les capitalistes utiliser le pouvoir d’État (la police, l’armée, les tribunaux, etc.) pour défendre leur système. Et lorsque les travailleurs ne sont pas préparés à cette éventualité, ils échouent et sont vaincus. En appliquant la méthode du marxisme pour analyser cette expérience, nous tirons la « théorie marxiste de l’État » qui explique pourquoi nous voyons la même chose se reproduire à chaque fois : nous en concluons donc que l’État n’est pas une structure « neutre » au-dessus de la société, mais une arme entre les mains de la classe dominante. Ce qui fait qu’aujourd’hui, dans des situations révolutionnaires, nous ne sommes plus étonnés de voir l’État se retourner contre nous. Nous nous organisons pour nous défendre en conséquence. Donc, la théorie guide nos actions, et ce sont les expériences du passé qui nous ont permis de développer cette théorie.
Tous ceux qui disent qu’on n’a pas besoin de théorie « parce que ça ne se mange pas », disent dans les faits qu’ils n’ont rien à apprendre de 200 ans de sacrifices et de luttes héroïques du prolétariat partout dans le monde. Car lorsque nous, marxistes, parlons de « théorie », nous n’entendons rien d’autre que tous ces sacrifices et toutes ces luttes. Ceux qui disent que « la théorie ne se mange pas » sont soit des arrogants, soit des ignorants, ou bien les deux!
Pourquoi est-ce que les marxistes sont les seuls à comprendre la société de manière scientifique ?
En tant que prolétaire, acquérir une compréhension scientifique de la société n’est pas un exercice académique, ni quelque chose d’utile pour avoir l’air intelligent devant ses amis. Il s’agit plutôt d’une question de vie ou de mort. Nous posons la question « pourquoi ? » parce que nous voulons changer le monde. Et c’est l’analyse scientifique de l’histoire réalisée par Marx, en particulier son analyse de la société capitaliste, qui fournit à la classe prolétaire les armes dont elle a besoin pour comprendre comment la société peut être réorganisée afin de satisfaire les besoins de la vaste majorité de la population, plutôt que de ne faire que grossir les profits d’une poignée d’individus. Pour la classe prolétaire, le marxisme constitue un guide pour l’action dans la lutte pour créer un société socialiste. Comme Marx l’écrivait, « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c’est de le transformer ». (Thèses sur Feuerbach, 1845)
Le socialisme n’est pas une jolie idée sortie de nulle part. Il s’agit d’une prédiction, basée sur une compréhension des limites de l’économie capitaliste. Le socialisme va remplacer la propriété privée capitaliste des banques, des mines, des grandes plantations, des grosses usines et autres grandes entreprises par une propriété sociale. Sur cette base, la production pour les besoins sociaux remplacera la production pour le profit. Au lieu du chaos et de la concurrence du marché capitaliste, le socialisme organisera un plan démocratique de production. Ce plan sera nécessairement un plan international. Sur cette base économique, le niveau de vie va énormément s’élever, offrant une base pour un développement continu de la société, de l’éducation, de la science et de la culture.
Cette menace posée à sa domination de classe est la raison pour laquelle la classe capitaliste fait tout pour s’opposer et résister à la compréhension scientifique de la société telle que présentée par le marxisme. Mais de prime abord, cela semble tout de même étrange. Après tout, la classe capitaliste est tout à fait capable d’accepter chaque avancée scientifique qui explique les phénomènes naturels. Surtout vu que les capitalistes utilisent ces avancées pour engranger plus de profits, que ce soit dans l’industrie, dans la médecine, dans l’agriculture, etc. Les capitalistes sont même d’accord qu’il est possible d’acquérir une compréhension scientifique de l’individu, grâce à la psychologie moderne et à la neuroscience.
Mais la position de la classe capitaliste l’empêche d’admettre que la société puisse être analysée de manière scientifique. Car elle se sent menacée par les idées du marxisme, qui expliquent qu’elle tire la source de sa domination de la propriété privée des moyens de production, et qu’elle tire ses profits de l’exploitation de la force de travail de la classe prolétaire. Plus encore, à partir du moment où le marxisme envisage le capitalisme comme n’étant qu’une simple étape au cours d’un même processus de développement historique, il apparaît évident que l’histoire ne s’arrête pas au capitalisme : la société va continuer à évoluer ; le capitalisme ne durera pas éternellement.
Mais nous ne parlons pas ici d’un simple acte de manipulation, d’un « complot » de la part des capitalistes, comme quoi ils connaîtraient la vérité et chercheraient à la cacher. Même si les meilleurs stratèges du capitalisme ont une certaine compréhension de la nature de leur système, qu’ils mettent au service de ce système, nous parlons ici en général d’un processus beaucoup plus subtil. La classe capitaliste est comme une personne qui escalade une montagne alors qu’elle n’a pas assez de corde pour atteindre le sommet. Elle se convainc qu’elle se trouve sur la seule montagne dans le monde, tout simplement parce qu’elle n’arrive pas au sommet de cette montagne pour voir que derrière cette montagne, s’en cache une autre, et une autre encore, à perte de vue. Sa position sur la montagne l’empêche de voir la réalité. Tout comme cette personne qui est en train d’escalader la montagne, c’est la position des capitalistes dans la société qui les empêche d’admettre qu’il existe une autre façon d’organiser la société, que leur façon d’organiser la société n’est tout simplement que leur façon de l’organiser et rien d’autre. C’est pourquoi nous voyons se développer autant de courants philosophiques, religieux, économiques et politiques qui tous tentent de nous expliquer pourquoi la société capitaliste est selon eux « normale », « naturelle », « inévitable ».
Les capitalistes cherchent à mélanger le problème
Dans la vie de tous les jours, le « point de vue » des capitalistes est mis en avant et présenté comme étant le « bon sens ». Les médias sont remplis de cette pensée à cinq francs. Il suffit d’allumer sa radio ou sa télévision pour le voir. On nous y explique que certaines personnes sont devenues riches parce qu’elles ont « travaillé dur » pour en arriver là ; pas parce qu’elles ont exploité la force de travail de leurs employés. On nous y explique que « l’homme est par nature égoïste », pour nous expliquer les inégalités ; on ne nous dit pas que ces inégalités viennent du fait que la société est divisée en une classe qui possède les moyens de production, et une autre classe qui ne possède rien et qui se voit obligée de vendre sa force de travail aux patrons. Partout, on nous parle d’« entrepreneuriat », on nous parle de « leadership » et autres philosophies qui prônent le « développement personnel » et la « pensée positive ». Au final, tout cela a pour but de nous convaincre de nous adapter à cette société, de nous empêcher de chercher à observer l’horizon du sommet de la montagne.
Il y a une autre arme, encore plus sophistiquée, dans l’arsenal idéologique du capitalisme. Pour pouvoir gérer une économie moderne, les gouvernements capitalistes doivent avoir une certaine compréhension de la société. On collecte des statistiques sur la croissance économique, sur la démographie, sur les importations et exportations, sur le fonctionnement des différentes branches de l’industrie, etc. On collecte aussi des statistiques sur le taux de pauvreté, d’inégalité et de chômage. Jamais on n’a fait autant d’« observations » sociales à aucun moment de l’histoire ! C’est donc au niveau de la théorie que le capitalisme se défend. Les capitalistes doivent tout faire pour empêcher qu’une théorie n’arrive pour relier entre elles toutes ces observations et en tirer une conclusion objective afin d’expliquer pourquoi le capitalisme est une catastrophe pour la vaste majorité de l’humanité.
Comme il est impossible à éviter entièrement, le marxisme est souvent présenté comme une théorie « parmi d’autres ». Les départements de sociologie à l’université sont remplis de théories confuses, à moitié développées, qui sont présentées comme un assortiment parmi lequel le chercheur n’a que l’embarras du choix. On peut choisir la théorie qui nous plait le mieux, celle qui a l’air la plus jolie, quelle que soit sa capacité (ou non) à analyser correctement la société. Ainsi, la voix du marxisme est noyée au milieu d’un véritable vacarme. Les connexions effectuées par Marx sont déconnectées. Lorsque les idées et les théories sont traitées de cette manière, nous appelons cela une approche éclectique. Cette approche est considérée comme normale dans les sciences sociales de la société capitaliste. Et en général, les quelques universitaires qui affirment se plier à la méthode marxiste la stérilisent en ignorant les conclusions révolutionnaires qui en découlent.
Mais dans la société capitaliste, ce n’est que parmi les « sciences » sociales qu’on laisse cet éclectisme se développer. Il est très clair que certaines théories scientifiques expliquent la nature de manière plus exacte que d’autres. Les théories qui sont les plus capables d’expliquer la nature deviennent les théories enseignées, tandis que les autres sont rejetées. Par exemple, lorsqu’une personne est malade, un médecin et un marabout ont tout deux « leur théorie ». Le marabout va expliquer que la maladie est causée par un mauvais génie. Le médecin y verra une infection de microbes.
Mais la théorie du médecin est plus efficace pour expliquer ce qui est en train de se passer. Une explication correcte permet un traitement efficace et adapté de la maladie. Par exemple, un traitement à base d’antibiotiques. Il est possible que le marabout ait à sa disposition un traitement à la suite des expériences effectuées par de nombreuses générations de marabouts avant lui, qui ont peut-être par hasard découvert une plante qui contient la même substance que celle qui est contenue dans l’antibiotique. D’ailleurs, bien souvent, les médecins découvrent de telles substances en analysant les plantes utilisées de manière traditionnelle par des marabouts. Mais le marabout n’est pas capable de comprendre pourquoi cette plante est efficace en tant que traitement, tant qu’il ne comprend pas les bases de la biochimie. Tout ce qu’il sait, est que cette plante fonctionne en tant que médicament. Nous voyons donc qu’une de ces deux théories est beaucoup moins exacte que l’autre dans sa capacité à expliquer le monde. Ce qui vaut pour la science et la médecine, vaut également pour la société. Le marxisme est capable d’expliquer la société de manière bien plus exacte que n’importe quelle autre « théorie » sociologique.
Tout cela ne veut pas dire que la science est immunisée à l’influence du contexte social. Par exemple, à partir du 17e siècle, l’esclavage des Noirs en Amérique a été justifié par des théories pseudoscientifiques sur les différentes « races » humaines, qui sont aujourd’hui entièrement discréditées. Puisqu’il leur manquait une théorie capable d’expliquer de manière objective les phénomènes sociaux, par exemple, l’existence d’une classe d’esclaves noirs, – une explication qui ne pouvait être trouvée qu’en analysant les conditions sociales qui ont donné naissance à ce phénomène –, les scientifiques se sont à la place rabattus sur des théories utilisées pour décrire la nature plutôt que la société. C’est ainsi que la théorie selon laquelle il existerait des êtres vivants « plus évolués » que d’autres, selon une forme de hiérarchie biologique, a été appliquée à tort à la société, dans une tentative d’expliquer pourquoi les Noirs se trouvent au bas de la « hiérarchie sociale », avec les Blancs au sommet.
Et cette façon de faire continue encore aujourd’hui, dans les travaux de nombreux scientifiques qui seraient sans cela d’éminents théoriciens. Mais, contrairement à ce que certains disent, il ne s’agit pas d’un argument contre la méthode scientifique. Tout ce que cela démontre, est qu’une recherche trop peu rigoureuse d’explications objectives concernant la société peut causer de grandes erreurs.
Une autre manière de rejeter le marxisme est de dire qu’il s’agit d’une « vieille théorie », qui ne peut certainement pas s’appliquer à la complexité de la vie au 21e siècle. Mais depuis quand l’âge est-il un critère pour juger de la validité d’une théorie ? Les lois de physique telles qu’élaborées par Isaac Newton ont plus de 300 ans, pourtant elles constituent toujours la base de la physique moderne. Trotsky a dit : « Le critère qui permet de répondre à cette question est simple : si la théorie permet d’apprécier correctement le cours du développement économique, et de prévoir l’avenir mieux que les autres théories, alors elle reste la théorie la plus avancée de notre temps, même si elle date d’un bon nombre d’années. » (Le marxisme et notre époque, 1939)
Une théorie « européenne » ?
Certains soi-disant panafricanistes rejettent le marxisme pour la seule raison qu’il a été « inventé » en Europe par un Blanc. Ils oublient que la plupart des grands dirigeants panafricanistes qu’ils vénèrent, surtout les chefs des luttes de libération des années ‘1950 et ‘1960, basaient leur action, au moins en partie, sur les idées du marxisme. Mais le marxisme n’est pas une « invention ». Le marxisme est une description des processus de l’évolution de la société, tout comme les autres théories scientifiques décrivent les processus de l’évolution de la nature. Ces processus existent, qu’on leur donne un nom ou pas, et quelle que soit la personne qui les a décrits en premier. Les panafricanistes qui sautent du mont Kilimandjaro subiront pleinement la dure loi de la gravité, même si la théorie de la gravitation universelle a été formulée pour la première fois en Europe !
Il est vrai que ce sont les conditions sociales qui prévalaient au 19e siècle en Europe et l’émergence d’une classe ouvrière révolutionnaire qui ont permis à Karl Marx de développer ses idées. Mais certaines idées et inventions appartiennent à l’ensemble de l’humanité, quelle que soit leur origine. L’écriture a été inventée en Afrique. Mais depuis, cette invention a été adaptée pour représenter l’ensemble des langues du monde. Même si les caractères chinois sont très différents des lettres de l’alphabet arabe ou de l’alphabet latin avec lequel nous écrivons le français, la méthode fondamentale, qui consiste à représenter les mots et les sons de la langue humaine par des symboles écrits, reste la même. De même, la méthode du marxisme peut être appliquée pour comprendre les différentes sociétés humaines à différents stades de développement, partout dans le monde. Cette méthode peut e?tre employée pour analyser les sociétés africaines de l’époque précoloniale, coloniale ou postcoloniale aussi bien que pour analyser les différentes étapes de l’évolution de la société européenne.
En réalité, c’est la position de classe de l’élite noire qui défend de telles idées qui fait que cette élite se retrouve coincée sur la même montagne que la classe capitaliste. L’origine européenne de Marx ne fait que servir d’excuse à ces « dirigeants » noirs pour rejeter les conclusions révolutionnaires du marxisme qui remettent en question leurs intérêts au sein de la société capitaliste.
La distorsion stalinienne du marxisme
Mais cette excuse leur a été servie sur un plateau d’argent par la distorsion stalinienne du marxisme. Les staliniens ont tenté d’imposer aux sociétés africaines la description faite par Marx du développement des sociétés de classes européennes. L’Europe s’est développée en passant par la société esclavagiste antique de la Grèce et de l’Empire romain, la société féodale des rois, seigneurs et paysans puis le capitalisme, avant que ne commence la lutte de la classe prolétaire pour le socialisme. Se basant sur ces textes, les staliniens ont affirmé que l’Afrique devrait « inévitablement » passer par les mêmes étapes avant qu’on ne puisse y parler de lutte pour le socialisme.
Mais cela fait en réalité des siècles que le capitalisme européen est arrivé en Afrique et que depuis, ces deux continents interagissent l’un avec l’autre. Les sociétés précapitalistes africaines (qui ne correspondaient pas à un des stades de l’évolution de la société européenne) ont été bouleversées par la longue histoire de la traite des Noirs, du colonialisme, de l’exploitation et de l’oppression impérialistes… L’Afrique, si elle avait été laissée à elle-même, aurait pu connaitre un développement autonome et original, mais il est clair à présent que toutes ces étapes historiques ne verront jamais le jour. Aujourd’hui comme depuis déjà plusieurs siècles, l’Afrique fait partie intégrante du système capitaliste mondial.
La distorsion du marxisme était nécessaire pour la dictature de la bureaucratie stalinienne. Après avoir trahi la révolution prolétarienne russe de 1917, cette couche privilégiée a commencé à craindre que de nouvelles révolutions socialistes ne réussissent ailleurs dans le monde. Car si une véritable démocratie prolétarienne, basée sur le socialisme, avait émergé dans un autre pays, cela aurait certainement inspiré la classe prolétaire d’Union soviétique à se lever de nouveau pour chasser ses « leaders ». L’idée selon laquelle l’Afrique (et le monde colonial puis néocolonial) devait nécessairement passer par une étape « capitaliste » avant d’envisager la révolution socialiste, constituait une partie très importante de la politique étrangère de l’Union soviétique stalinienne, utilisée pour saboter chaque mouvement révolutionnaire qui se présentait dans ces pays. C’est ainsi que nous voyons encore le Parti communiste sud-africain (tout comme les fondateurs du Front populaire ivoirien et d’autres partis « communistes ») s’en tenir à la vieille théorie de la « révolution démocratique nationale ». Cela sert de prétexte à ces partis pour justifier leur adaptation au capitalisme. La distorsion stalinienne du marxisme est une autre manière d’expliquer qu’il n’y a qu’une seule montagne. Et elle permet de justifier pourquoi le parti ferme les yeux sur le fait que les ministres « communistes » touchent d’énormes salaires, vivent dans des palais et roulent en BMW.
Les staliniens ont tendance à élaborer leurs théories avant, puis à exiger de la société qu’elle se conforme à leurs théories. Cette approche est totalement opposée au marxisme. Trotsky, qui a été exilé puis assassiné par la bureaucratie stalinienne pour avoir défendu les véritables méthodes du marxisme, avait développé sa théorie de la « révolution permanente » en démontrant que le reste du monde n’était pas forcément « destiné » à suivre les mêmes étapes par lesquelles l’Europe était passée. Trotsky est parti du principe marxiste fondamental selon lequel ce qui est vrai est ce qui existe, pour analyser les pays coloniaux et semicoloniaux et démontrer que le développement économique et la démocratie qui avaient été apportés à l’Europe par la classe capitaliste ne pourraient être apportés aux pays coloniaux que par la classe prolétaire à la tête des masses paysannes. Cette prédiction a d’ailleurs été, plus que nulle part ailleurs, confirmée par l’expérience de la révolution russe elle-même : une vérité très dérangeante pour les staliniens !
La théorie prolétarienne peut percer l’armure idéologique du capitalisme
La classe capitaliste utilise son contrôle sur la société (via le contrôle des médias, des programmes d’enseignement, etc.) pour promouvoir les idées qui défendent le système capitaliste. Elle cherche ainsi à imposer ses idées à l’ensemble de la société. Ces idées sont alors intégrées dans l’armure idéologique du capitalisme. Comme Marx l’a dit : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes » (L’Idéologie allemande, 1845).
Mais aucune des protections idéologiques du capitalisme ne peut réussir éternellement à endormir la classe prolétaire. Chaque jour, la réalité nous force à entrevoir la contradiction entre ce qu’on nous enseigne dans la société et nos observations qui découlent de notre expérience de la vie quotidienne. L’expérience de notre propre exploitation, de notre propre misère, alors que nous voyons une richesse indécente s’étaler qui serait autrement capable de mettre un terme à ces maux, contredit l’idée selon laquelle « Tout est comme il faut ». Le marxisme aide la classe prolétaire à prendre conscience de cette contradiction, à dépasser le simple soupçon qui la pousse à se dire que « Non, tout n’est pas comme il faudrait », pour embrasser cette idée de manière consciente. Le marxisme nous apprend à former notre manière de raisonner afin de pénétrer à travers le brouillard de confusion que le « bon sens » capitaliste tente de nous imposer, pour pouvoir comprendre comment nous pouvons changer la société.
Mais la société capitaliste fait tout pour empêcher les prolétaires de tirer ces conclusions. Beaucoup de gens n’ont même pas la possibilité d’aller à l’école primaire. Mais même un diplôme universitaire ne peut pas nous apprendre à voir au-delà du brouillard des idées capitalistes. C’est pourquoi nous devons nous baser sur nos propres organisations révolutionnaires afin de nous former et de nous éduquer. C’est ainsi que la méthode d’analyse marxiste permet à n’importe quel ouvrier d’égaler, si pas de dépasser en niveau de compréhension n’importe quel patron, pasteur, académicien ou politicien capitaliste.
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“Joyeux Noël” L’impérialisme et les guerres : accident ou nécessité capitaliste ?

Vous cherchez un bon film de Noël ? Nous en avons un qui vous changera des traditionnels… “Joyeux Noël” raconte l’histoire véridique de la fraternisation de soldats des tranchées françaises, allemandes ou écossaises en décembre 1914. Ce film tord le cou à de nombreux mensonges qui entournent la Première guerre mondiale et donne un aperçu de ce qui aurait été possible si les dirigeants sociaux-démocrates de l’époque n’avaient pas trahi les idéaux de l’internationalisme ouvrier.
Quand Lénine, l’un des dirigeants du parti bolchevique et co-dirigeant de la révolution russe d’Octobre 1917, a entendu parler de cette Trêve de Noël, il a déclaré que s’il y avait des organisations prêtes à se battre pour une telle politique parmi les soldats de toutes les nations belligérantes, il pourrait y avoir une fin rapide de la guerre en faveur de la classe ouvrière et des pauvres .
Il avait écrit: «Essayez d’imaginer Hyndman, Guesde, Vandervelde, Plékhanov, Kautsky et le reste [les dirigeants des partis sociaux-démocrates et ouvriers qui ont soutenu la guerre] qui, au lieu d’aider la bourgeoisie (ce dans quoi ils sont maintenant engagés), formeraient un comité international d’agitation pour la fraternisation et pour l’établissement de relations amicales entre socialistes de tous les pays belligérants, à la fois dans les tranchées et parmi les troupes en général. Que seraient les résultats dans quelques mois?”
L’impérialisme, stade suprême du capitalisme
Lorsque l’on parle d’impérialisme, Lénine n’est évidemment pas n’importe qui : il s’agit de l’auteur de “L’impérialisme, stade suprême du capitalisme” (1916), l’ouvrage fondamental du marxisme analysant le mode de production capitaliste à l’époque impérialiste, celle “des guerres et des révolutions”.
La question de la nature de l’impérialisme n’a évidemment jamais perdu de son actualité depuis la Première guerre mondiale, les conflits impérialistes n’ayant jamais cessé d’étendre leurs ombres sanglantes tout au long du 20e siècle. Quant au 21e siècle, l’invasion de l’Irak, pour ne citer qu’elle, a très rapidement démontré que le 21e siècle n’allait pas constituer l’ère de paix et de prospérité que beaucoup attendaient.
Mais l’impérialisme est-il un choix, une forme d’aménagement du capitalisme parmi d’autres, ou encore un accident ? L’impérialisme n’est ni un pur choix laissé librement à chaque Etat, ni une forme d’aménagement du capitalisme parmi d’autres, et encore moins un accident de l’histoire mais, comme Lénine l’expliquait, la forme concrète qu’a pris le développement du capitalisme international au tournant du 20e siècle.
Lénine a expliqué que l’impérialisme est en fait inscrit dans les gènes même du mode de production capitaliste. Si au début de celui-ci (au 18e et 19e siècle) pouvait encore régner la libre concurrence, un déséquilibre s’est rapidement manifesté entre les entreprises (les plus fortes avalant les plus faibles, surtout lors des crises économiques). La concentration combinée de la production et des capitaux a fait apparaître, dès la fin du 19e siècle, des monopoles, c’est-à-dire des sociétés contrôlant quasiment seules un marché. Là non plus, pas d’accident, la libre concurrence permet qu’il y ait vainqueurs et vaincus et les vainqueurs ressortent toujours du combat renforcés, avec plus de moyens.
Dés cet instant, la libre concurrence a été reléguée à ce qu’elle est encore de nos jours : une corde à l’arc de l’idéologie bourgeoise pour justifier son existence, autant en prise avec le réel que la théorie de la terre plate en son temps. Les crises économiques suivantes, loin d’atténuer cette tendance à la concentration, ont renforcé le poids de ces monopoles, qui sont devenus internationaux, les ancêtres de nos multinationales.
Parallèlement à l’émergence de monopoles, les banques ont pris de plus en plus d’importance. Elles sont sorties de leur rôle d’intermédiaires qui mettaient l’argent à disposition des capitalistes pour intervenir de plus en plus dans la gestion de celui-ci par les capitalistes. Il y eut une “ fusion “ entre les banques et les industries, et bien vite les exportations de capitaux dépassèrent celles des marchandises, caractéristiques des premiers temps du capitalisme. Envoyés à l’étranger, ces investissements permettaient aussi de favoriser la vente de marchandises : j’investis dans ton pays si tu n’achètes ton matériel qu’à mes usines… Quant au surprofit (ainsi appelé car obtenu en plus du profit effectué par les capitalistes sur les ouvriers de leur pays), il a permis de lâcher plus de lest à la classe ouvrière des métropoles et à corrompre certaines couches du prolétariat.
Mais le monde a des limites, et quand les débouchés n’existent plus, il faut une redistribution des cartes au moyen de guerres terriblement destructrices en biens mais surtout en vies humaines, comme ce fut le cas en 14-18, mais aussi en 40-45,…
Le capitalisme contemporain EST impérialiste. S’en tenir à combattre ses manifestations extérieures (les annexions territoriales, les pratiques douteuses des multinationales,…) sans vouloir s’attaquer aux bases économiques de ce système, c’est-à-dire au capitalisme lui même, c’est avoir l’illusion qu’on peut combattre les conséquences d’un système en laissant intactes les causes et les mécanismes qui les produisent. Ce qui est le meilleur moyen de courir à l’échec et à la déception.
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Engels : Un penseur révolutionnaire pour un monde en crise

Engels a vécu une vie bien remplie dans une période de l’histoire marquée par des révoltes explosives et de violentes contre-révolutions, où l’on comprenait bien l’actualité de la révolution et où une classe ouvrière nouvellement formée commençait à s’organiser à une échelle internationale inédite.
Par Katia Hancke, Socialist Party (section irlandaise d’ASI)
Friedrich Engels est né il y a 200 ans, mais en tant que penseur, il était profondément radical et remarquablement moderne. Sa collaboration de toute une vie avec Karl Marx a donné lieu à de nombreux ouvrages co-écrits, ainsi qu’à une correspondance approfondie entre les deux, dans laquelle ils ont développé leurs idées conjointement, Engels a également écrit ses propres brillantes contributions aux débats contemporains du mouvement socialiste et ouvrier, et a été un militant de premier plan dans la première et la deuxième internationale.
Engels a vécu une vie bien remplie dans une période de l’histoire marquée par des révoltes explosives et une contre-révolution violente, où l’on comprenait largement l’actualité de la révolution et où une classe prolétaire nouvellement formée commençait à s’organiser à une échelle internationale sans précédent. Le mouvement socialiste a évolué dès ses débuts vers un mouvement de masse dans lequel les polémiques et les débats étaient nécessaires pour clarifier les questions de théorie, de programme, de stratégie et de tactique. Beaucoup de ces débats perdurent encore aujourd’hui. De cette manière, et de bien d’autres, les contributions d’Engels au marxisme révolutionnaire au XIXe siècle continuent de nous aider dans notre quête actuelle de cohérence de la pensée et de clarté du programme et de l’orientation.
Cet article se concentrera sur trois des œuvres d’Engels réparties tout au long de sa vie politique – de 1845 à 1884 – et donnera un aperçu du développement de sa pensée en tant que matérialiste dialectique. Le premier livre est “La Situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844”, qui pour la première fois met en avant la classe ouvrière en tant que force motrice de sa propre émancipation et de la transformation socialiste de la société. Le second est “Anti-Duhring”, une polémique de la fin des années 1860 et des années 70, sur l’histoire et la philosophie, qui présente le matérialisme dialectique comme une méthode cohérente et systémique pour comprendre le monde. La troisième est la contribution distincte d’Engels à la compréhension de l’oppression des femmes, “Les origines de la famille, de la propriété privée et de l’État” qui, à ce jour, est fondamentale pour une analyse féministe socialiste de la façon dont l’oppression fait partie intégrante du système capitaliste.
Les débuts du capitalisme industriel
“L’émancipation des classes ouvrières doit être conquise par les classes ouvrières elles-mêmes”. Ainsi commence le Règlement général de l’Association internationale des travailleurs – la fondation de la première Internationale en 1864. Pour les marxistes, le rôle central de la classe ouvrière dans tout mouvement visant à remettre en cause le capitalisme en tant que système est fondamental. Ce principe clé du marxisme a été exprimé pour la première fois par Engels dans “La Situation de la classe ouvrière en Angleterre”, publié en 1845.
Engels avait quitté l’Allemagne pour Manchester en 1842 afin de travailler dans l’une des usines de son père. Une fois à Manchester, il rompt avec son éducation bourgeoise et par son lien intime avec Mary Burns (ouvrière dans une usine locale) est introduit dans les quartiers populaires de Salford et de Manchester. Cela lui ouvre un nouveau monde et a un impact sur ses idées tout au long de sa vie.
Le livre qu’il écrit en 1845 reflète ce changement. Bien que le livre fasse l’objet de recherches approfondies et se base sur des études gouvernementales antérieures, il est clairement écrit par quelqu’un qui a été témoin de ce qu’il décrit dans le livre. Le résultat est un exposé vivant, indigné et furieux des conditions dans lesquelles les ouvriers devaient vivre à l’époque. Il décrit les usines – les longues heures de travail, le travail pénible et les mauvais environnements de travail – qui entraînaient des décès prématurés, des maladies et des difformités à vie. Il décrit la misère des quartiers ouvriers – les logements de mauvaise qualité, la surpopulation, le manque d’hygiène. Il est intéressant de noter que, près de 200 ans plus tard, la prolifération mondiale des bidonvilles décrits par des géographes urbains comme Mike Davis ressemble étrangement à ce dont Engels a été témoin.
En plus d’exposer les problèmes économiques et sociaux auxquels est confronté le prolétariat de Manchester, Engels souligne les conséquences plus larges de la montée du capitalisme dans les villes d’Angleterre – la destruction de l’environnement, les effets du travail des enfants, la désintégration de la vie familiale, les effets psychologiques, l’aliénation brutale
À titre d’exemple, cette description de la vie dans les rues de Londres en 1844 semble remarquablement familière :
“L’indifférence brutale, l’isolement insensible de chacun dans son intérêt privé deviennent d’autant plus repoussants et offensants que ces individus sont entassés les uns sur les autres, dans un espace limité. Et, aussi conscient que l’on puisse être que cet isolement de l’individu, cette recherche étroite de soi-même est partout le principe fondamental de notre société, il n’est nulle part aussi effrontément dénudé, aussi gênant qu’ici, dans la foule de cette grande ville. La dissolution de l’humanité en monades, dont chacune a un principe et un but distincts, le monde des atomes, est ici menée à son extrême limite”[i].
Le livre est un puissant “J’accuse” sur l’exploitation horrible à laquelle est soumise une nouvelle classe ouvrière en pleine expansion à l’ère de la croissance capitaliste. Mais le texte n’est pas seulement un rapport journalistique, il utilise les faits sur le terrain pour développer une analyse qui transcende les spécificités de l’Angleterre des années 1840 et qui est aussi pertinente aujourd’hui qu’elle l’était en 1845. Deux points en particulier méritent d’être soulignés ici.
Une nouvelle classe exploitée
La première est la façon dont Engels analyse avec perspicacité les causes profondes des conditions qu’il décrit. Il identifie clairement le capitalisme comme le coupable – un système qui, par nature, à l’exploitation cousue dans son tissu. Il explore la manière dont la révolution industrielle a été fondée avant tout sur une expansion explosive de la capacité des forces productives. L’introduction de nouvelles machines, de nouvelles technologies et la production en usine sont identifiées comme les forces motrices d’une transformation radicale de tous les aspects de la société. S’il met en évidence l’interaction dialectique entre ces différents éléments, l’expansion des forces productives – les développements économiques – est la clé pour comprendre la montée du capitalisme.
Il oppose cette analyse à d’autres théories, comme celle de l’économiste anglais Thomas Robert Malthus, qui met l’accent sur la croissance démographique comme cause de l’essor de la révolution industrielle en Europe, et sur la notion selon laquelle les crises ont été provoquées par le fait qu’il y avait trop de gens. Ces idées n’étaient pas seulement populaires à l’époque – certaines d’entre elles sont encore reprises aujourd’hui, par exemple par ceux qui imputent à tort la destruction de l’environnement à la croissance de la population mondiale et qui promeuvent la solution inhumaine correspondante du contrôle de la population.
Le fait qu’Engels ait mis en évidence les raisons du développement du capitalisme et souligné la centralité du développement économique pour influencer les phénomènes sociaux, politiques et culturels est un exemple clair d’une méthode matérialiste historique. Engels lui-même l’a exprimé de cette manière : “C’est à Manchester que j’ai été frappé au visage par les réalités économiques qui, jusqu’à présent, n’ont joué aucun rôle dans le récit historique ou ont été écartées. Mais au moins dans le monde moderne, elles constituent une force historique décisive et la base des contradictions de classe actuelles…”[ii]
Engels commence ici aussi le développement d’une théorie des salaires, expliquant qu’avec la montée du capitalisme “les employeurs ont acquis le monopole de tous les moyens d’existence” – les patrons possèdent tous les leviers clés de l’économie. Les travailleurs doivent vendre leur travail à la classe capitaliste pour gagner leur vie. Il retrace la croissance de la population, qui est en corrélation avec des périodes d’expansion où plus de travail est créé. Mais ces mêmes travailleurs qui sont si essentiels pour rendre cela possible à un moment donné, sont sans aucun égard jetés à la casse à un autre moment – pour garantir des profits en temps de crise. Et cette “armée de réserve du travail” est ensuite utilisée pour retenir les salaires de ceux qui sont encore employés.
Toutes ces idées sont développées beaucoup plus avant par Marx et Engels dans les décennies suivantes, et culminent dans les trois volumes du Capital. Mais les graines d’une analyse marxiste du capitalisme sont déjà là dans “La Situation de la classe ouvrière en Angleterre”.
Une force révolutionnaire puissante
Le deuxième aspect du livre, qui a une pertinence durable, est la centralité de la lutte des classes – de la classe ouvrière dans la lutte pour sa propre libération. Alors que les idées socialistes gagnaient en popularité en Angleterre et dans le reste de l’Europe, ces idées étaient basées sur une indignation morale contre les horreurs du capitalisme et sur un plan détaillé de ce à quoi ressemblerait une société socialiste alternative, sans considérer comment les choses peuvent être changées – quelle force matérielle, quelle classe dans la société est capable de poser un défi fondamental au capitalisme. Des gens comme Robert Owen en Grande-Bretagne et Saint Simon en France ont essayé de créer des “colonies socialistes”, de petites bulles de “paradis” qui se coupent du reste du monde alors que le système capitaliste dans son ensemble est laissé intact.
L’idéalisme du socialisme utopique reflète le fait qu’il s’agit essentiellement d’un petit groupe d’intellectuels qui ont imaginé ces idées sans faire réellement référence au peuple qu’ils étaient si désireux de libérer – la classe ouvrière – ou sans s’impliquer avec lui. Engels lui-même le résume plus tard comme suit :
“Le mode de pensée des utopistes a longtemps dominé les idées socialistes du XIXe siècle. La solution des problèmes sociaux… les utopistes ont tenté d’évoluer hors du cerveau humain. La société ne présentait que des torts ; les éliminer était la tâche de la raison. Il fallait donc découvrir un nouveau système d’ordre social plus parfait et l’imposer à la société de l’extérieur par la propagande et, dans la mesure du possible, par l’exemple d’expériences modèles. Ces nouveaux systèmes sociaux étaient voués à l’utopie ; plus ils étaient élaborés en détail, plus ils ne pouvaient éviter de glisser vers de pures fantasmes”[iii].
Si les particularités de certains de ces régimes peuvent sembler bizarres dans le monde d’aujourd’hui, des variantes d’idées socialistes utopiques se sont infiltrées à plusieurs reprises dans le mouvement des travailleurs. Le fait que pour mettre fin à l’exploitation et à l’oppression, il faille changer le système dans son ensemble est, après tout, intimidant. Si l’on n’identifie pas la force matérielle qui peut apporter ce changement, cela peut sembler impossible, et les gens se limitent à des “solutions” réformistes ou même personnelles hors du système – en utilisant des coopératives, en insistant sur des espaces sûrs, etc.
C’est pourquoi l’insistance d’Engels sur la puissance potentielle de la classe ouvrière, exposée pour la première fois en 1845, est si importante. Il s’oppose à l’idée utopique populaire selon laquelle la classe ouvrière, du fait de son exploitation, est incapable d’organiser sa propre libération et doit s’appuyer sur des intellectuels de l’extérieur qui la “sauveront”. Engels, en revanche, a fait l’expérience de la façon dont les conditions dans lesquelles se trouvent les travailleurs de Manchester ont également conduit à la naissance du prolétariat moderne en tant que classe. Cette conscience de classe croissante a été mise à profit par le mouvement chartiste qui s’est développé au début des années 1840 et qui a conduit à la grève générale de 1842, particulièrement forte à Manchester.
Engels en a tiré des conclusions générales durables : bien que les humains soient le produit de leur environnement, nous sommes également capables d’interagir avec notre entourage et de l’influencer – nous sommes une partie active de notre propre histoire. Cette interaction dialectique sera développée dans les écrits d’Engels pour le reste de sa vie.
La reconnaissance du fait que l’auto-émancipation des exploités et des opprimés n’est pas seulement possible, elle est impérative pour changer le système, a transformé la pensée et la pratique socialistes. Il a fait passer le débat d’une querelle académique à une véritable discussion sur la nécessité pour les travailleurs de s’organiser et de s’unir – autour de toutes les questions d’exploitation et d’oppression. Trois ans plus tard, Marx et Engels l’ont exprimé comme dernier mot d’ordre du Manifeste Communiste: “Travailleurs du monde entier, unissez-vous !”
Promouvoir une philosophie matérialiste
Dans les décennies suivantes, la coopération proche entre Marx et Engels a conduit à l’élaboration d’une vision du monde cohérente et d’une méthode philosophique appelée matérialisme dialectique. Si cette méthode se retrouve dans pratiquement tous leurs écrits sur la société et l’histoire, le traitement le plus explicite qu’Engels lui a réservé se trouve dans la polémique Anti-Duhring (1876-78). Dans cette série d’articles, réunis plus tard sous forme de livre, Engels démonte à contrecœur mais avec force le fatras d’idées proposé par un influent professeur d’université appelé Eugène Duhring et le met en regard d’une compréhension matérialiste dialectique de la société et de la nature.
A l’époque, Duhring avait obtenu un soutien considérable au sein du parti social-démocrate allemand (SPD), entre autres en raison du niveau de persécution qu’il avait subi aux mains des autorités répressives de l’Etat prussien. Le SPD était à l’époque une “église socialiste large” – un parti qui mettait en avant l’unité à tout prix plutôt que la clarté des objectifs. Cela est illustré par les discussions autour du programme adopté lors du congrès de Gotha en 1875 et par la volonté de compromis sur les questions de programme et de tactique. L’Anti Duhring d’Engels s’est donc concentré sur le lancement d’une discussion sur le besoin de cohérence intellectuelle et de clarté de pensée. Le changement se produit tout le temps, partout – rien ne reste toujours le même. C’est pourquoi nous avons besoin d’une philosophie qui nous permette de comprendre comment le changement se produit – les processus qui le sous-tendent.
Il introduit les différents éléments de la pensée dialectique – l’idée que les processus peuvent logiquement se transformer en leur contraire (négation de la négation) ; que la quantité se transforme en qualité, entraînant inévitablement une interruption de toute continuité ; l’unité et le conflit des opposés – l’idée que les contradictions sont inévitables et un moteur de changement.
Il utilise ensuite ces concepts pour expliquer comment des contradictions inévitables s’accumulent au sein du capitalisme – comment, en essayant de s’accrocher à l’ancien (la propriété privée), il crée simultanément les germes d’une nouvelle forme socialisée de système social. Le capitalisme est son propre fossoyeur. La croissance du capitalisme est basée sur la socialisation du travail mais sur la privatisation des moyens de production entre les mains d’un groupe (toujours plus petit) de capitalistes. Alors que dans les périodes précédentes, les travailleurs auraient produit des biens à la maison ou dans de petits ateliers avec leurs propres moyens de production, la révolution industrielle force de grands groupes de travailleurs à travailler ensemble dans des usines appartenant aux capitalistes. La privatisation des moyens de production donne aux capitalistes des possibilités illimitées d’exploiter les travailleurs et de les sous-payer pour le travail qu’ils font, laissant aux capitalistes d’énormes profits. Mais cette même socialisation de la production pose également les bases de la naissance du prolétariat en tant que classe. De grands groupes de travailleurs collés ensemble dans des conditions de travail collectives conduisent logiquement les travailleurs à s’organiser ensemble et à comprendre leurs intérêts communs en tant que classe – développant ainsi la conscience de classe.
En même temps, la révolution industrielle entraîne une expansion énorme et sans précédent de la production. Pour la première fois dans l’histoire, il est possible d’éradiquer la faim et la pauvreté à l’échelle mondiale. Mais en raison de la propriété privée de la classe capitaliste, cette énorme augmentation de la production de richesses est au contraire transformée en profits pour le 1%, alors que l’inégalité augmente quotidiennement. Ces intérêts de classe opposés sont à la base de toute lutte de classe.
En bref, alors que dans le passé, le travail et les moyens de production étaient privés, le capitalisme prouve que la socialisation améliore considérablement la capacité de l’humanité à satisfaire les besoins de tous. Cependant, tant que les moyens de production restent privés, entre les mains de quelques super riches, ce potentiel est bloqué. Pour que la richesse produite soit utilisée pour le bien commun, il faut socialiser à la fois le travail et les moyens de production.
Engels utilise donc le capitalisme comme exemple pour expliquer que les changements dans les relations économiques sont la force motrice de l’histoire.
Une approche aux sciences naturelles
Au moment de la polémique autour de la publication de l’Anti-Duhring[iv], Engels s’intéressait déjà à la manière dont le matérialisme dialectique s’applique dans d’autres domaines. Son application à l’économie, à l’histoire et à la société a jusqu’à aujourd’hui un impact durable sur notre compréhension de ces sciences. Mais les recherches d’Engels sur la dialectique et la nature sont plus controversées.
Cela s’explique en grande partie par le fait que dans les années qui ont suivi, sous les régimes staliniens de l’ex-URSS, les scientifiques étaient censés travailler dans un cadre qui a fait de la méthode d’enquête d’Engels un dogme. Cependant, un examen attentif des écrits d’Engels sur la science – tant dans l’Anti-Duhring que dans la collection de notes publiées à titre posthume sous le titre “Dialectique de la Nature” – montre clairement que sa pensée était beaucoup plus curieuse (sous forme de questions ouvertes) que dogmatique. Par exemple, dans Anti-Duhring, il déclare explicitement qu’un marxiste “ne construit pas de lois dialectiques dans la nature mais les découvre en elle”[v].
De nombreux détails des écrits d’Engels sur la science sont devenus obsolètes au fur et à mesure que la recherche scientifique avançait. Mais il est intéressant de noter que beaucoup des conclusions générales qu’il tire de ses recherches restent valables à ce jour. Un bon exemple est l’un de ses premiers essais dans la collection, “Le rôle joué par le travail dans la transition du singe à l’homme”. Cent ans après sa rédaction, le paléontologue américain Stephen Jay Gould a déclaré qu’Engels avait découvert une théorie radicalement différente de l’évolution des premiers êtres humains, car il n’était pas convaincu par l’idée répandue selon laquelle notre cerveau est le moteur du développement humain. Il a plutôt reconnu que toute recherche scientifique repose sur une réflexion théorique – les questions que vous posez influencent la recherche. Et les questions que vous posez sont influencées par votre réflexion, votre préjugé idéologique.
Comme l’a dit Gould : “Un préjugé doit être reconnu avant qu’il ne soit contesté. La primauté cérébrale semblait si évidente et naturelle qu’elle était acceptée comme donnée, plutôt que reconnue comme un préjugé social profondément enraciné lié à la position de classe des penseurs professionnels et de leurs mécènes. Engels écrit : “Tout mérite pour le progrès rapide de la civilisation a été attribué à l’esprit, au développement et à l’activité du cerveau. Les hommes se sont habitués à expliquer leurs actions à partir de leurs pensées, plutôt qu’à partir de leurs besoins…. Et c’est ainsi qu’est apparue au fil du temps cette vision idéaliste du monde qui, surtout depuis la chute du monde antique, a dominé l’esprit des hommes. Elle les domine encore à un tel point que même les scientifiques les plus matérialistes de l’école darwinienne ne parviennent toujours pas à se faire une idée claire de l’origine de l’homme, car sous cette influence idéologique, ils ne reconnaissent pas le rôle que joue le travail dans ce domaine”. L’importance de l’essai d’Engels ne réside pas dans l’heureux résultat qu’Australopithecus a obtenu en confirmant une théorie spécifique qu’il a posée – via Haeckel – mais plutôt dans son analyse perspicace du rôle politique de la science et des préjugés sociaux qui doivent affecter toute pensée”[vi].
Cette clarté selon laquelle la recherche scientifique, comme toute pensée humaine, est conditionnée par les réalités sociales dans lesquelles elle est créée, nous est utile en cette période où des “faits scientifiques” contradictoires sont utilisés pour soutenir des fake news et des théories de conspiration.
Les origines de l’oppression des femmes
Engels applique cette même méthode de réflexion pour comprendre les origines de l’oppression des femmes dans son livre, “Les origines de la famille, de la propriété privée et de l’État”, publié pour la première fois en 1884. Dans cet ouvrage, il souligne une fois de plus que ce sont les changements dans la méthode de production qui ont conduit à des changements dans les relations de production, au changement social. Le livre explique comment la montée de la société de classes, basée sur la création de la propriété privée, a conduit au développement de l’État, en tant qu’instrument représentant les intérêts de la classe dominante dans la sphère publique. Et comment simultanément la famille a été utilisée comme une institution pour sauvegarder la propriété privée et la transmettre.
Il s’appuie sur des recherches approfondies d’une science nouvelle et en plein essor, l’anthropologie, en particulier sur les travaux révolutionnaires (à l’époque controversés) de Lewis Henry Morgan dans son livre “Ancient Society”. Mais les conclusions d’Engels transcendent les spécificités de la recherche anthropologique pour formuler des points beaucoup plus généraux qui, à ce jour, fournissent un aperçu unique des origines de l’oppression des femmes.
Il prouve que le patriarcat est antérieur au capitalisme et peut être retracé jusqu’au développement des premières sociétés agraires. Ce passage du chasseur-cueilleur à la sédentarisation voit pour la première fois la montée en puissance de la propriété privée et donc de l’héritage. Le principal moyen de production (le bétail domestique) tend à être entre les mains des hommes, ce qui augmente considérablement leur statut et leur position. Les relations d’autorité, de pouvoir et de propriété entre hommes et femmes sont déterminées dans ce contexte.
Engels retrace les différentes formes et fonctions que l’institution de la famille a prises et comment elle a énormément varié selon le contexte historique, le contexte géographique et la classe sociale. L’ensemble du livre remet en question l’idée que le rôle de la femme dans la famille, en tant que principale dispensatrice de soins et partenaire subordonnée, est gravé dans la pierre. L’institution de la famille est décrite comme un produit culturel et historique en constante évolution plutôt que comme une façon “naturelle” d’organiser la société.
Il souligne également qu’historiquement, la famille a été utilisée pour pousser les femmes au foyer et les éloigner de la participation à la production sociale. Ce désavantage économique s’exprime également sur le plan social et sexuel (il expose avec force l’hypocrisie de la monogamie comme quelque chose qui, dans la pratique, n’est imposé qu’aux femmes, un double standard qui survit) – le patriarcat n’est pas seulement basé sur la dépendance économique, il s’est imbriqué dans tous les aspects de la vie.
La soif implacable du capitalisme pour une main-d’œuvre plus nombreuse a inversé cette tendance à exclure les femmes de la production sociale. Engels souligne que l’intégration des femmes dans la population active est un élément positif : elle donne aux femmes un moyen de revenu indépendant et permet aux femmes actives de sortir de l’isolement du foyer et de s’organiser dans le cadre du mouvement prolétarien. Cette remarque d’Engels est importante dans le contexte d’un mouvement socialiste qui, à l’époque, était divisé sur la question de l’organisation des femmes. Alors que l’aile réformiste du mouvement plaidait pour que les femmes soient renvoyées au foyer, Engels a fourni aux marxistes révolutionnaires tels que Clara Zetkin une base théorique pour organiser les travailleuses et les faire entrer dans le mouvement socialiste.
Engels est pleinement conscient de la double oppression que subissent les travailleuses, tant au travail qu’à la maison. Il souligne que l’éradication de cette double oppression est une condition nécessaire à la libération : “L’émancipation de la femme ne sera possible que lorsque celle-ci pourra participer à la production à une grande échelle sociale et que le travail domestique ne demandera plus qu’une part insignifiante de son temps”. Mais il est optimiste que ce double fardeau ne peut pas continuer et conduira à l’éclatement de la famille en tant qu’institution. Considérant que rien qu’en 2018, les femmes ont globalement réalisé 10 000 milliards de dollars de travail domestique non rémunéré selon Oxfam, on peut affirmer qu’Engels a été prématuré en écartant la capacité du capitalisme à poursuivre l’oppression des femmes à l’intérieur et à l’extérieur du foyer.
La contribution d’Engels influence le débat sur la libération des femmes jusqu’à ce jour. Il nous a donné un cadre pour une analyse historique de la question, prouvant que l’oppression est enracinée dans le système économique dans lequel nous vivons. Il établit un lien direct entre toutes les luttes contre l’oppression et la nécessité de renverser le capitalisme – ce n’est qu’en modifiant les rapports de production que nous pourrons transformer l’oppression privée en responsabilité sociale collective. Sous le capitalisme, les soins aux jeunes, aux malades et aux personnes âgées sont déchargés comme un fardeau sur les familles individuelles – une offensive idéologique a accompagné et rendu possible des coupes dans l’éducation, les soins de santé et l’aide sociale ainsi qu’une dévalorisation et une sous-rémunération des emplois dans ces secteurs. Engels oppose à cela ce qui est possible si nous possédons collectivement la richesse que nous créons :
“Avec le passage des moyens de production en propriété commune, la famille unique cesse d’être l’unité économique de la société. Le ménage domestique se transforme en une industrie sociale. Les soins et l’éducation des enfants deviennent une affaire publique ; la société s’occupe de tous les enfants de la même façon…”
Leçons pour aujourd’hui
Le capitalisme du 21e siècle est, sous de nombreux aspects, différent de ce que Engels décrit au 19e siècle – il y a 200 ans, le jeune capitalisme était encore un système en pleine ascension, alors que nous vivons dans un système en crise profonde, économiquement, politiquement, socialement, écologiquement et de bien d’autres façons. Cette crise mondiale coïncide avec un regain d’intérêt pour les idées socialistes – une recherche de moyens pour construire une alternative à un système pourri qui maintient une classe ouvrière mondiale toujours plus nombreuse dans des conditions d’exploitation et d’oppression.
Les écrits d’Engels transcendent les spécificités de l’époque victorienne en ce sens qu’ils nous aident à développer une méthode pour comprendre ce qui se passe dans le monde et servir de guide d’action pour tous les travailleurs. Ils nous offrent également une vision inspirante des possibilités qui s’ouvrent une fois que le capitalisme sera remplacé par un système basé sur la propriété et le contrôle publics des secteurs clés de l’économie, dans lequel la richesse générée dans la société peut être utilisée pour le bien commun. Le rappel de Marx et Engels dans le Manifeste Communiste – que nous n’avons rien à perdre que nos chaînes, mais que nous avons un monde à gagner – est aujourd’hui plus pertinent que jamais.
[i] Paragraphe d’ouverture de The Great Towns, chapitre de The Condition of the Working Class in England. L Proyect dans “Engels on the English Working Class”, http://www.columbia.edu/~lnp3/mydocs/modernism/engels_english.htm
[ii] p80, Engels a revolutionary life, par John Green, 2009, Artery publications
[iii] Socialism, Utopian and Scientific comme cité dans None so fit to break the chains, Dan Swain, 2020 Haymarket
[iv] Pour une explication complète de cette controverse, voir Politique, polémique et marxisme : l’anti-Duhring d’Engels par David Riazanov
[v] “Engels’ Intentions in Dialectics of Nature”, Kaan Kangal, Science & Society vol 83, 2019 développe ce point de l’exploration de la science par Engels.
[vi] Posture Maketh the Man, en Ever Since Darwin, Stephen Jay Gould, 1977
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Ce samedi, après-midi “Réforme ou révolution – Comment changer la société” : les liens zoom pour y participer

Le 17 octobre, le PSL/LSP organise une journée nationale de formation sous le titre : “Réforme ou révolution – Comment changer la société”. Compte tenu des mesures sanitaires, ce sera une journée de formation en ligne avec différents ateliers de discussion qui aborderont tant des questions plus théoriques sur le marxisme que les campagnes que nous menons. La journée de formation est ouverte à tous ceux qui veulent se familiariser avec le marxisme ou qui veulent approfondir les questions sur la manière dont nous pouvons changer la société.
[online] Journée de formation et d’introduction au marxisme organisée par le Parti Socialiste de Lutte (PSL/LSP).
Toute une série de thèmes seront abordés lors de meetings en séance plénière et d’ateliers de discussions.
Cette journée se déroulera via zoom. Les liens pour chaque discussion sont ci-dessous.
13:00 : Meeting d’ouverture – Cette société en crise exige un changement de cap – Nous devons nous débarrasser du capitalisme ! https://us02web.zoom.us/j/8054612687?pwd=VytKTTVOUVF0bENGZEdEYlcvQ2txUT09
13:40 : Réforme ou Révolution – dans la théorie – Choix entre 3 thèmes
1) Rosa Luxemburg a écrit un livre intitulé “Réforme sociale ou révolution” : quels étaient ses arguments et ses conclusions ? https://us02web.zoom.us/j/8054612687?pwd=VytKTTVOUVF0bENGZEdEYlcvQ2txUT09
2) Vladimir Lénine – Dans le livre “L’État et révolution”, Lénine aborde la question de l’État ; quel rôle joue l’État dans la société ? Pourquoi ne peut-il pas être neutre ? En quoi un État ouvrier diffère-t-il d’un État bourgeois ? https://us02web.zoom.us/j/3957427704?pwd=RDNvUFQ1MTJNZS9ncjJFb2xacTJldz09
3) Léon Trotsky a analysé le développement du fascisme et l’arrivée au pouvoir des nazis dans les années 1930. Quelles leçons pour aujourd’hui ? https://us02web.zoom.us/j/9169893755?pwd=MnduQ1VjMlpSNUFBZW5tTEsweDJjUT09
15:20 : Réforme ou Révolution – dans l’histoire et en pratique – Choix entre 3 thèmes
1) Chili, 1973 – En 1973, la révolution était à l’ordre du jour au Chili. L’échec et la contre-révolution ont installé une dictature brutale et ont expérimenté les premières recettes néo-libérales. Pourquoi cela a-t-il mal tourné ? Quelle expérience pour aujourd’hui ? https://us02web.zoom.us/j/8054612687?pwd=VytKTTVOUVF0bENGZEdEYlcvQ2txUT09
2) Grèce, 2015 – En 2015, le parti Syriza a remporté les élections et obtenu la majorité au Parlement grec. Mais, après 6 mois seulement, la troïka (UE, BCE et FMI) a fait capituler Syriza. Comment cela a-t-il pu se produire ? Quelles leçons pour les nouvelles forces de gauche ? https://us02web.zoom.us/j/3957427704?pwd=RDNvUFQ1MTJNZS9ncjJFb2xacTJldz09
3) PTB & PSL – Parti du Travail de Belgique et Parti Socialiste de Lutte, différences et convergences : Quel programme pour changer de société ? https://us02web.zoom.us/j/9169893755?pwd=MnduQ1VjMlpSNUFBZW5tTEsweDJjUT09
17:00 : Meeting – Comment se débarrasser du capitalisme une bonne fois pour toutes ? https://us02web.zoom.us/j/8054612687?pwd=VytKTTVOUVF0bENGZEdEYlcvQ2txUT09

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Le capitalisme échoue sur tous les fronts. Luttons pour le socialisme !
Bonne nouvelle : pandémie ou pas, les profits sont au rendez-vous. Des profits records même ! Alors que plus de 48 millions de personnes ont perdu leur emploi aux États-Unis depuis le mois de mars, les 600 milliardaires du pays ont réussi à s’enrichir de 637 milliards de dollars supplémentaires (soit environ le PIB de l’Argentine). Autres records que le capitalisme bat déjà en 2020: cette année, pour la première fois, une température de plus de 20 degrés a été mesurée en Antarctique et il y a eu encore plus de forêt amazonienne en feu cet été que l’année dernière.Par Fabian (Gand)
Plusieurs scientifiques avertissent maintenant que la combinaison du réchauffement climatique et du déclin très rapide des biotopes naturels – par la pollution, l’expansion des forêts et de l’agriculture motivée par le profit – entraînera un effondrement sans précédent de la biodiversité sur notre planète dans les décennies à venir. Cela aggraverait encore tous les autres problèmes écologiques et rendrait de grandes parties de la planète à peine habitables. Cependant, nous n’avons même pas besoin de regarder aussi loin dans l’avenir pour voir quel sombre avenir le capitalisme réserve à la jeunesse.
Une pandémie qui aggrave les inégalités
Les actions en Bourse se portent à nouveau très bien alors que, selon l’OIT (Organisation internationale du travail), jusqu’à 1,5 milliard de personnes risquent de perdre leur emploi en raison de la crise économique qui a débuté avec l’apparition du Covid-19. Alors que la jeunesse était déjà frappée par un chômage important avant la crise sanitaire et économique, elle sera désormais doublement touchée par les licenciements, le non-renouvellement des contrats précaires et la diminution des nouvelles offres d’emploi.
Le confinement a clairement démontré quelles différences existent entre famille aisées et défavorisées en termes d’enseignement, de loisirs et même d’accès à l’espace public. Les problèmes psychologiques s’accumulent et sont plus fréquents chez les jeunes. Les jeunes des quartiers défavorisés sont rapidement devenus la proie de la police pendant le confinement, avec une répression sévère de ceux qui ne pouvaient que choisir entre rester chez eux dans un appartement exigu ou traîner dans la rue. La violence policière brutale et le ‘‘contrôle au faciès’’ sont devenus la norme dans de nombreuses communes du pays.
Comme peu de gouvernements, voire aucun, ne parviennent à adopter des politiques décisives contre la propagation du virus, par crainte de mettre en danger les intérêts commerciaux, l’accent est mis sur le comportement individuel. On masque ainsi l’impact du manque de soins, de dépistage, de tracing, d’infrastructures pour un enseignement ou des loisirs sûrs,… Quant à l’extrême droite, une fois de plus, tout lui est bon pour cibler certains groupes de population et inciter à la haine et au racisme.
Les robinets sont ouverts…
Au début de la pandémie, les gouvernements de nombreux pays se sont empressés d’injecter d’énormes quantités d’argent dans l’économie afin de maintenir le système à flot. Des centaines de milliards ont été distribués aux banques et aux entreprises et – pour éviter que la demande de produits et de services ne s’effondre complètement – quelques euros ou dollars aux travailleurs et à leurs familles par le biais de systèmes de chômage temporaire.
Cependant, maintenant que le premier choc est passé, les capitalistes et leurs représentants politiques commencent à réfléchir à la manière de restaurer leurs taux de profit en faisant payer la crise aux jeunes et aux travailleurs à coups de chômage, de bas salaires, de réduction des droits sociaux, etc. Les écotaxes symboliques peuvent rapporter de l’argent, mais une véritable transition écologique de l’économie est la dernière chose à l’ordre du jour, car cela ne serait pas rentable. Ce système n’a rien d’autre à offrir aux milliards de jeunes et de travailleurs que la pauvreté, la misère et la division, à côté de la santé, du climat et de la crise économique.
Les jeunes et les travailleurs montrent la voie
En de nombreux lieux de travail, ce sont les travailleurs eux-mêmes qui ont initié ou fait respecter les mesures de protection contre le virus. Au Liban, la jeunesse s’est précipitée porter son assistance à Beyrouth après l’explosion alors que le gouvernement regardait impuissant. Au Bélarus de nombreux jeunes manifestent chaque jour tandis que les ouvriers partent en grève. La dictature de Loukachenko vacille.
Nous ne pouvons pas laisser aux capitalistes et à leurs gouvernements le soin de changer nos perspectives d’avenir. Le véritables progrès passe par l’organisation et la lutte des (futurs) travailleurs, mais tout progrès acquis sous le capitalisme est à nouveau soumis à la pression des intérêts du profit. C’est pourquoi nous devons nous organiser contre ce système et le renverser afin de le remplacer par une planification démocratique de l’économie, en fonction des besoins des êtres humains et de la planète. En d’autres termes, par une société socialiste démocratique.
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Quatre-vingts ans depuis l’assassinat de Léon Trotsky
Le 20 août 1940, Lev Davidovich (Léon) Trotsky fut brutalement assassiné par un des sbires de Staline. Alternative Socialiste Internationale (ASI) et ses sections (dont le PSL/LSP en Belgique) entendent publier une série d’articles afin de commémorer son travail et d’examiner la pertinence de ses idées.Dossier de Lynn Walsh (écrit en 2000)
Le 20 août 1940, Trotsky a reçu un coup fatal de pic à glace de la part de Ramon Mercader, un agent envoyé au Mexique par la police secrète de Staline, la GPU, afin d’y assassiner le révolutionnaire en exil, qui, aux côtés de Lénine, avait mené la révolution d’Octobre, puis avait été le fondateur et le dirigeant de l’Armée rouge, et le co-fondateur de la Troisième Internationale, l’Internationale communiste.
Cet assassinat n’était pas seulement une manœuvre malveillante de Staline. Il s’agissait de l’aboutissement d’une sanglante campagne terreur systématique dirigée contre toute une génération de dirigeants bolcheviques et contre les jeunes révolutionnaires d’une deuxième génération prêts à défendre les véritables idées du marxisme contre le régime bureaucratique et répressif qui s’était développé sous Staline.
Lorsque le GPU est parvenu à atteindre Trotsky en 1940, il avait déjà assassiné, ou poussé au suicide, de nombreux membres de la famille de Trotsky, des dizaines de ses amis et collaborateurs les plus proches, ainsi que d’innombrables dirigeants et sympathisants de l’Opposition de gauche internationale.
Cependant, malgré le meurtre de toute une génération de bolcheviques-léninistes et les efforts herculéens de la bureaucratie pour enterrer les idées et la personnalité historique de Trotsky sous une montagne de distorsions, de mensonges, de calomnies et de grotesques fabrications historiques, les idées de Trotsky n’ont jamais eu autant de pertinence et d’attrait pour les militants de la classe ouvrière qu’aujourd’hui, alors qu’il existe une perspective indéniable de nouveaux développements révolutionnaires dans les pays capitalistes avancés, les pays sous-développés de l’ancien monde colonial et dans les anciens États ouvriers déformés de Russie et d’Europe de l’Est.
Quatre-vingt ans plus tard, certains médias et universitaires présenteront le meurtre de Trotsky, tout comme en 1940, comme la conclusion d’un conflit personnel entre Trotsky et Staline. Ils mettront sans doute en évidence une grande rivalité entre deux dirigeants ambitieux qui se sont battus pour le pouvoir et qui étaient tout aussi mauvais l’un que l’autre d’un point de vue bourgeois. Les commentaires les plus vénéneux porteront sans doute sur les vues soi-disant “romantiques” de Trotsky sur la “révolution permanente” qui sont potentiellement beaucoup plus dangereuses que la position “pragmatique” de la bureaucratie de Staline qui parlait de construire “le socialisme dans un pays”. Si le rôle de Trotsky est généralement souligné lors de commémorations, c’est souvent dans le but de le minimiser.
Pourquoi, si Trotsky était l’un des principaux dirigeants du parti bolchevique et le chef de l’Armée rouge, a-t-il permis à Staline de concentrer le pouvoir entre ses mains ? Pourquoi Trotsky n’a-t-il pas pris le pouvoir lui-même ? L’idée sera sans aucun doute mise en avant à nouveau que Trotsky était “trop doctrinaire”, que sa politique était “peu pratique” et qu’il s’est laissé “distancer” par Staline. En corollaire, on suggérera à nouveau que Staline était plus “pragmatique” et qu’il était un dirigeant plus “astucieux” et “énergique”.
Trotsky lui-même a répondu à cette question avec son analyse de la dégénérescence politique de l’État ouvrier en Union soviétique. Du point de vue du marxisme, il est totalement faux de présenter le conflit qui s’est ouvert après 1923 comme une lutte personnelle pour le pouvoir entre des dirigeants rivaux.
Staline et Trotsky étaient tous deux l’expression de forces sociales et politiques qui s’opposaient de différentes manières. Trotsky l’a fait de manière consciente, Staline de manière inconsciente. Trotsky a résisté politiquement à Staline. Staline, en revanche, a combattu Trotsky et ses partisans par une campagne de terreur parrainée par l’État. Trotsky a écrit : “Staline se bat à une autre échelle. Il n’essaie pas de s’attaquer aux idées de son adversaire, mais au corps de cet adversaire”. Glaciale intuition.
Le triomphe de la bureaucratie
« En raison du déclin prolongé de la révolution internationale », écrivait Trotsky en 1935 dans son “Journal d’exil”, « la victoire de la bureaucratie, et par conséquent de Staline, était prédestinée. Le résultat que les observateurs oisifs et les imbéciles attribuent à la force personnelle de Staline, ou du moins à sa ruse exceptionnelle, provient de causes qui se trouvent au plus profond de la dynamique des forces historiques. Staline est apparu comme l’expression semi-consciente du deuxième chapitre de la révolution, son “Matin d’après””.
Ni Trotsky, ni aucun des dirigeants bolcheviques en 1917, n’avaient imaginé que la classe ouvrière de Russie pouvait construire une société socialiste dans l’isolement, dans un pays économiquement arriéré et culturellement primitif.
Ils étaient convaincus que les travailleurs devaient prendre le pouvoir afin de mener à bien les tâches largement inachevées de la révolution bourgeoise et démocratique. Mais en s’attelant aux tâches impératives de la révolution socialiste, ils ne pouvaient procéder qu’en collaboration avec la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés, car, par rapport au capitalisme, le socialisme exige un niveau de production et de culture matérielle plus élevé.
La défaite de la révolution allemande en 1923, à laquelle les bévues de la direction de Staline et Boukharine ont contribué, a renforcé l’isolement de l’État soviétique, et le recul forcé de la Nouvelle Politique Économique (NEP) a accéléré la cristallisation d’une caste bureaucratique qui plaçait de plus en plus son confort, son aspiration à la tranquillité et sa soif de privilèges avant les intérêts de la révolution internationale.
La couche dirigeante de la bureaucratie “découvrait rapidement que Staline était la chair de sa chair”. En reflétant les intérêts de la bureaucratie, Staline a commencé une lutte contre le “trotskysme”, une farce idéologique qu’il inventa pour déformer et stigmatiser les idées authentiques du marxisme et de Lénine, défendues par Trotsky et l’Opposition de gauche.
La purge sanglante de Staline contre l’Opposition était motivée par la crainte de la bureaucratie que le programme de l’Opposition pour la restauration de la démocratie ouvrière trouve un écho parmi une nouvelle couche de jeunes travailleurs et ne donne un nouvel élan à la lutte contre la dégénérescence bureaucratique. Ses idées étaient, comme Trotsky l’a dit dans son « Journal d’exil », « Voilà une source d’extraordinaires appréhensions pour Staline : ce sauvage a peur des idées, connaissant leur force explosive et sachant sa faiblesse devant elles. ».
Cette peur explique également le désir personnel de Staline de se venger de Trotsky et de sa famille. Staline, remarque Trotsky, « est assez intelligent pour comprendre que même aujourd’hui je ne changerais pas de place avec lui [en 1935, alors que je vivais dans un “style de prison” en France]… d’où la psychologie d’un homme piqué ».
Expulsion et exil
Répondant à l’avance à l’idée erronée que le conflit était en quelque sorte le résultat d’un « malentendu » ou d’un refus de compromis, Trotsky raconta comment, alors qu’il était exilé à Alma-Ata en 1928, un ingénieur « sympathisant », probablement envoyé « pour tâter le pouls », lui demanda s’il ne pensait pas que certaines étapes vers la réconciliation avec Staline étaient possibles :
« Je lui répondis en substance que de réconciliation il ne pouvait être question pour le moment : non pas parce que je ne la voulais pas, mais parce que Staline ne pouvait pas se réconcilier, il était forcé d’aller jusqu’au bout dans la voie où l’avait engagé la bureaucratie. – Et par quoi cela peut-il finir ? – Par du sang, répondis-je : pas d’autre fin possible pour Staline. – Mon visiteur eut un haut-le-corps, il n’attendait manifestement pas pareille réponse, et ne tarda pas à se retirer.»
Trotsky a mené un combat au sein du parti communiste russe à partir de 1923. Dans une série d’articles, publiés sous le titre “Cours nouveau”, il a commencé à mettre en garde contre le danger d’une réaction post-révolutionnaire. L’isolement de la révolution dans un pays arriéré conduisait à la croissance naissante d’une bureaucratie au sein du parti bolchevique et de l’État. Trotsky commença à protester contre le comportement arbitraire de la bureaucratie du Parti qui se cristallisait sous Staline.
Peu avant sa mort en 1924, Lénine s’est mis d’accord avec Trotsky sur un bloc au sein du Parti pour lutter contre la bureaucratie.
Lorsque Trotsky et un groupe d’opposants de gauche ont commencé à se battre pour un renouveau de la démocratie ouvrière, le Bureau politique a été obligé de promettre la restauration de la liberté d’expression et de critique au sein du Parti communiste. Mais Staline et ses associés ont veillé à ce que cela reste lettre morte.
Quatre ans après, le 7 novembre 1927, jour du 10e anniversaire de la révolution d’Octobre, Trotsky fut contraint de quitter le Kremlin et de se réfugier chez des amis de l’Opposition. Une semaine plus tard, Trotsky et Zinoviev, le premier président de l’Internationale communiste, étaient expulsés du Parti. Le lendemain, Adolph Joffe, un autre opposant et ami de Trotsky, se suicidait pour protester contre l’action dictatoriale des dirigeants de Staline. Ce fut le premier des camarades et des proches de Trotsky à être poussé à la mort ou directement assassiné par le régime de Staline. Ce dernier, par une répression systématique et impitoyable des opposants, a ouvert un fleuve de sang entre la véritable démocratie ouvrière et ses propres méthodes bureaucratiques et totalitaires.
En janvier 1928, Trotsky fut contraint à son troisième exil à l’étranger. Il fut d’abord déporté à Alma-Ata, une petite ville près de la frontière chinoise, puis en Turquie, où il s’est installé sur l’île de Prinkipo, sur la mer de Marmara près de Constantinople, aujourd’hui Istanbul.
Dans une tentative de paralyser l’œuvre littéraire et politique de Trotsky, Staline s’en pris à son petit “appareil”, composé de cinq ou six proches collaborateurs : « Glazman, poussé au suicide ; Butov, mort dans une prison du GPU ; Blumkin, abattu ; Sermuks et Poznansky ont disparu. Staline ne voyait pas que, même sans secrétariat, je pouvais poursuivre un travail littéraire qui, à son tour, pouvait favoriser la création d’un nouvel appareil. Même le plus intelligent des bureaucrates fait preuve d’une incroyable myopie, dans certaines questions ! » Tous ces révolutionnaires ont joué un rôle important, notamment en tant que membres du secrétariat militaire ou dans le train armé de Trotsky pendant la guerre civile. Mais Staline, comme l’a fait remarquer Trotsky, « menait la lutte sur un autre plan, et avec des armes différentes ».
Si Staline a par la suite consacré une si grande partie des ressources de sa police secrète, connue sous ses différents noms abrégés : Tcheka, GPU, NKVD, MVD et KGB, à la planification et à l’exécution de l’assassinat de Trotsky, pourquoi Staline a-t-il permis à son adversaire de s’exiler en premier lieu ?
Dans une lettre ouverte au Politbureau en janvier 1932, Trotsky a publiquement averti que Staline préparerait un attentat contre sa vie.
« La question des représailles terroristes contre l’auteur de cette lettre », écrit-il, « a été posée il y a longtemps : en 1924/5, lors d’un rassemblement intime, Staline a pesé le pour et le contre. Les avantages étaient évidents et clairs. La principale considération contre était qu’il y avait trop de jeunes trotskystes qui pouvaient répondre par des actions anti-terroristes ». Trotsky fut informé de ces discussions par Zinoviev et Kamenev, qui avaient brièvement formé un « triumvirat » au pouvoir avec Staline, mais qui se sont ensuite temporairement opposés à lui.
La persécution
Mais « Staline est arrivé à la conclusion que c’était une erreur d’avoir exilé Trotsky hors d’Union soviétique », a écrit Trotsky : « …contrairement à ses attentes, il s’est avéré que les idées ont un pouvoir propre, même sans appareil et sans ressources. L’Internationale Communiste est une structure grandiose, qui est laissée telle une coquille vide, tant sur le plan théorique que sur le plan politique. L’avenir du marxisme révolutionnaire, c’est-à-dire aussi du léninisme, est désormais indissociable des cadres internationaux de l’Opposition de gauche. Aucune falsification ne peut y changer quoi que ce soit. Les travaux fondamentaux de l’Opposition ont été, sont ou seront publiés dans toutes les langues. Les cadres de l’Opposition, encore peu nombreux mais néanmoins indomptables, sont présents dans tous les pays. Staline comprend parfaitement le grave danger que l’inconciliabilité idéologique et la croissance persistante de l’Opposition de gauche internationale représentent pour lui personnellement, pour sa fausse « autorité », pour sa toute-puissance bonapartiste ». (Écrits, 1932, pp.18-20)
Au début de son exil en Turquie, Trotsky a écrit sa monumentale Histoire de la révolution russe, ainsi que sa brillante autobiographie, Ma vie. Grâce à une correspondance volumineuse avec les opposants dans d’autres pays et surtout grâce au Bulletin de l’Opposition, publié à partir de l’automne 1929, Trotsky a commencé à réunir le noyau d’une opposition internationale de véritables bolcheviks. Mais le pronostic de Trotsky selon lequel, en utilisant le GPU, Staline procéderait à une purge féroce et tenterait de détruire tout ce qui travaillait contre lui s’est vite vérifié.
Vers la fin de son exil turc, Trotsky a subi un coup cruel lorsque sa fille, Zinaida, malade et démoralisée, a été poussée au suicide à Berlin. Son mari, Platon Volkov, un jeune militant de l’Opposition, fut arrêté et disparut à jamais. La première femme de Trotsky, Alexandra Sokolovskaya, la femme qui l’avait initié aux idées socialistes, a été envoyée dans un camp de concentration où elle est décédée. Plus tard, le fils de Trotsky, Serge, un scientifique sans implication politique ni relations politiques, a été arrêté sous une fausse accusation d’”empoisonnement des travailleurs”, et Trotsky a appris par la suite qu’il était mort en prison. Parallèlement à sa peur morbide des idées, « le motif de la vengeance personnelle a toujours été un facteur considérable dans la politique répressive de Staline. »
Dès le début, d’ailleurs, le GPU a commencé à infiltrer le foyer de Trotsky et les groupes de l’Opposition de gauche. La suspicion a entouré un certain nombre de personnes qui apparaissaient dans les organisations de l’Opposition en Europe, ou qui venaient à Prinkipo pour rendre visite à Trotsky ou l’aider dans son travail. Jakob Frank, par exemple, un juif lituanien, a travaillé à Prinkipo pendant un certain temps, mais est passé plus tard au stalinisme. Un autre, connu sous le nom de Kharin (ou Joseph) a remis le texte d’un numéro du Bulletin de l’Opposition au GPU, perturbant ainsi gravement sa production. Il y eut aussi le cas de Mill (Paul Okun, ou Obin) qui passa également aux mains des staliniens, laissant Trotsky et ses collaborateurs dans l’incertitude quant à savoir s’il n’était qu’un traître ou un agent du GPU.
Pourquoi ces personnes ont-elles été acceptées comme de véritables collaborateurs ? Dans un commentaire public sur la trahison de Mill, Trotsky a fait remarquer que « L’Opposition de gauche est placée dans des conditions extrêmement difficiles d’un point de vue organisationnel. Aucun parti révolutionnaire n’a travaillé dans le passé sous une telle persécution. En plus de la répression par la police capitaliste de tous les pays, l’Opposition est exposée aux coups de la bureaucratie stalinienne qui ne s’arrête à rien (…) c’est bien sûr la section russe qui a le plus de mal (…) Mais trouver un bolchevique-léniniste russe à l’étranger, même pour des fonctions purement techniques, est une tâche extrêmement difficile. Ceci et seulement ceci explique le fait que Mill a pu, pendant un certain temps, entrer au Secrétariat administratif de l’Opposition de gauche. Il fallait une personne qui connaisse le russe et soit capable d’assurer des fonctions de secrétariat. Mill avait été à un moment donné membre du parti officiel et pouvait en ce sens revendiquer une certaine confiance personnelle. » (Écrits 1932, p.237)
Rétrospectivement, il est clair que l’absence de contrôles de sécurité adéquats devait avoir des conséquences tragiques. Mais les ressources étaient extrêmement limitées, et Trotsky a compris qu’une phobie de l’infiltration et une suspicion exagérée à l’égard de tous ceux qui offraient leur soutien au travail de l’Opposition pouvaient être contre-productives. De plus, avec sa vision positive et optimiste du caractère humain, Trotsky était réticent à soumettre les individus à des enquêtes et à des investigations personnelles.
Un visiteur de Prinkipo, cependant, était sans aucun doute un agent professionnel de GPU. Le cours ultérieur de la carrière de cet agent allait beaucoup plus tard jeter une lumière considérable sur les manœuvres meurtrières du GPU contre Trotsky et l’Opposition. Il s’agit d’Abraham Sobolevicius, qui, en tant que « Senin », était un membre important de l’Opposition de gauche allemande, avec son frère, Ruvin Soblevicius.
Ces frères ont conspiré pour perturber les activités du groupe allemand, avec un succès considérable. En 1933, avec la prise de pouvoir par Hitler, ils retournèrent au siège du GPU à Moscou, mais pas avant que Trotsky n’ait confronté “Senin” lors d’une brève visite à Copenhague en 1932 et dénoncé le “soi-disant trotskiste” comme “plus ou moins un agent des staliniens”. « Selon l’estimation la plus modérée », écrivait Trotsky, « nous ne pouvons appeler ces gens [les frères Sobolevicius] que les ordures de la révolution », et il commentait qu’il y avait certainement des liens entre ces agents et le GPU à Moscou.
Les procès et les purges
Beaucoup plus tard, cela a été confirmé par “Senin” lui-même : « Mes services pour la police secrète soviétique remontent à 1931 », avouait-il, bien qu’ils aient certainement commencé plus tôt.
« Le travail consistait à espionner Léon Trotsky pour Joseph Staline, qui était obsédé par l’idée de savoir tout ce que faisait et pensait son rival détesté, même en exil (…) Pendant deux ans, en 1931 et 1932, j’ai espionné Trotsky et les hommes autour de lui. Trotsky, ne se doutant de rien, m’a invité dans sa maison lourdement gardée à Prinkipo, en Turquie. J’ai dûment rapporté au Kremlin tout ce que Trotsky m’a dit en toute confidentialité, y compris ses remarques acerbes sur Staline. »
Cela a été révélé aux États-Unis en 1957/8, lorsque “Senin”, maintenant sous le nom de Jack Sobel, a été jugé comme le membre clé d’un réseau d’espionnage russe en Amérique. Au cours de son témoignage, à son propre procès, au procès pour parjure de son collègue agent, Mark Zborowski, et également aux audiences du Sénat sur l’espionnage, Jack Sobel, avec son frère, maintenant connu sous le nom de Robert Sobel, a confirmé en détail le rôle meurtrier du GPU par rapport à Trotsky, à sa famille et à ses partisans.
Trotsky était désireux d’échapper à l’isolement de Prinkipo et de trouver une base plus proche du centre des événements européens. Mais les démocraties capitalistes étaient loin de vouloir accorder à Trotsky le droit d’asile démocratique. Finalement, en 1933, Trotsky fut admis en France. Mais l’aggravation des tensions politiques, et notamment la croissance de la droite nationaliste et fasciste, conduisent bientôt le gouvernement Daladier à ordonner son expulsion. Pratiquement tous les gouvernements européens lui avaient déjà refusé l’asile. Trotsky vivait, comme il l’a écrit, sur « une planète sans visa ». Expulsé en 1935, Trotsky trouva refuge pour une courte période en Norvège où il écrivit La Révolution trahie (1936).
« Le mensonge, la falsification, le faux et la perversion judiciaire ont pris une ampleur jusqu’alors inconnue dans l’histoire… » écrivait Trotsky alors qu’il était encore en France. Mais peu après son arrivée en Norvège, le premier grand procès de Moscou a explosé à la face du monde. « Des procès inquiétants ont lieu maintenant en URSS », commente Trotsky dans son journal ; « la dictature de Staline approche d’une nouvelle frontière. »
Lors du premier procès-spectacle monstrueux, Zinoviev, Kamenev et d’autres dirigeants importants du parti bolchevique ont été jugés sur base de fausses confessions extorquées par des pressions brutales, des tortures et des menaces contre les familles des accusés. Les principaux accusés ont été condamnés à mort et immédiatement exécutés. La campagne de Staline contre le « trotskysme » atteignit son apogée.
Dans ces grands procès, Trotsky était le principal accusé in absentia, accusé d’avoir mis en scène d’innombrables conspirations dans le but présumé d’assassiner Staline, Vorochilov, Kaganovich et d’autres dirigeants soviétiques, et d’avoir agi en collusion secrète avec Hitler et l’empereur du Japon afin de provoquer la chute du régime soviétique et la désintégration de l’Union soviétique.
Dans le même temps, Staline a exercé une pression intense sur le gouvernement de Norvège pour qu’il restreigne Trotsky afin de l’empêcher de répondre et de réfuter les viles accusations portées contre lui à Moscou. Pour éviter l’emprisonnement virtuel, Trotsky a été obligé de trouver un autre refuge, et il a accepté avec empressement une offre d’asile du gouvernement Cardenas au Mexique. En route, Trotsky se souvient de sa lettre ouverte au bureau politique dans laquelle il avait anticipé la « campagne mondiale de calomnie bureaucratique » de Staline et prédit des attentats contre sa vie. (Écrits 1936/37, p44)
La purge en Russie ne s’est pas limitée à une poignée de vieux bolcheviks ou d’opposants de gauche. Pour chaque dirigeant qui a participé à un procès-spectacle, des centaines ou des milliers de personnes ont été silencieusement emprisonnées, envoyées à une mort certaine dans les camps de prisonniers de l’Arctique ou sommairement exécutées dans les caves des prisons. Au moins huit millions de personnes ont été arrêtés au cours des purges, et cinq ou six millions ont pourri, dont beaucoup à mort, dans les camps. Ce sont sans doute les partisans de l’Opposition de gauche, adeptes des idées de Trotsky, qui ont subi la plus lourde répression.
Dans ses récents mémoires, Léopold Trepper, véritable révolutionnaire pris dans la machine du GPU, pose la question : « Mais qui a protesté à l’époque ? Qui s’est levé pour exprimer son indignation ? » (Le Grand Jeu, 1977). Il donne cette réponse : « Les trotskistes peuvent prétendre à cet honneur. A l’instar de leur chef qui a été récompensé de son obstination par un piolet, ils ont combattu le stalinisme jusqu’à la mort et ils ont été les seuls à le faire. Au moment des grandes purges, ils ne pouvaient que crier leur rébellion dans les friches glaciales où ils avaient été traînés pour être exterminés. Dans les camps, leur conduite était admirable. Mais leurs voix étaient perdues dans la toundra. Aujourd’hui, les Trotskystes ont le droit d’accuser ceux qui autrefois hurlaient avec les loups. Mais n’oublions pas qu’ils avaient l’énorme avantage sur nous d’avoir un système politique cohérent capable de remplacer le stalinisme. Ils avaient quelque chose à quoi s’accrocher au milieu de leur profonde détresse en voyant la révolution trahie. Ils n’ont pas « avoué », car ils savaient que leur confession ne servirait ni le Parti ni le socialisme. »
Les purges en Russie étaient également liées à l’intervention directe et contre-révolutionnaire de Staline dans la révolution et à la guerre civile qui a éclaté en Espagne à l’été 1936. Par l’intermédiaire d’une direction bureaucratique du Parti communiste espagnol contrôlée depuis Moscou, de l’appareil des conseillers militaires soviétiques et de la « Force des tâches spéciales » du GPU, Staline a étendu sa terreur aux anarchistes, aux militants de gauche et surtout aux trotskystes qui faisaient obstacle à sa politique.
Pendant ce temps, la police secrète de Staline a également intensifié ses mesures pour détruire le centre de l’Opposition de gauche internationale, basée à Paris et dirigée par le fils de Trotsky, Léon Sedov.
Léon Sedov
En 1936, le GPU a volé une partie des archives de Trotsky conservées à Paris, une manœuvre destinée à saper la capacité de Trotsky à répondre aux accusations monstrueuses et aux fausses preuves avancées dans les procès de Moscou. Mais un coup beaucoup plus dur pour Trotsky personnellement et pour l’Opposition en général fut la mort de Léon Sedov.
Sedov avait été indispensable à Trotsky dans son travail littéraire, dans la préparation et la distribution du “Bulletin de l’opposition”, et dans le maintien des contacts entre les groupes d’opposants au niveau international. Mais Sedov a également apporté une contribution remarquable et indépendante au travail de l’Opposition.
Au début de l’année 1937, il fut cependant atteint d’une appendicite. Sur les conseils d’un homme qui était devenu son plus proche collaborateur, “Etienne”, Sedov est entré dans une clinique, qui s’est révélée par la suite être dirigée à la fois par des émigrés russes “blancs” et des Russes aux tendances staliniennes. Sedov semblait se remettre de l’opération qui avait été pratiquée, mais peu après, il est mort avec des symptômes extrêmement mystérieux.
Les preuves, et l’opinion d’au moins un médecin, ont mis en évidence un empoisonnement, et une enquête plus approfondie a fortement suggéré que sa maladie avait d’abord été provoquée par un empoisonnement sophistiqué, pratiquement indétectable.
Trotsky a écrit un hommage émouvant à son fils mort, « Léon Sedov, fils, ami, combattant ». Il a rendu hommage au rôle de Sedov dans la lutte pour défendre les idées authentiques du marxisme contre leur perversion stalinienne. Mais il a également donné une indication de la profondeur du coup personnel. « Il faisait partie de nous deux », a écrit Trotsky, parlant pour lui et pour Natalia : « Notre jeune part. Par des centaines de canaux, nos pensées et nos sentiments le rejoignent quotidiennement à Paris. Avec notre garçon est mort tout ce qui restait de jeune en nous. »
Par la suite, il a été révélé que Leon Sedov avait été trahi par “Etienne”, un agent de GPU bien plus insidieux et impitoyable que les précédents espions et provocateurs qui avaient infiltré le cercle de Trotsky. Etienne a ensuite été démasqué en tant que Mark Zborowski, qui, comme les Sobel, a été démasqué aux Etats-Unis à la fin des années 50 en tant que figure clé du réseau d’espionnage américain du GPU.
À cette époque, Zborowski, avait déjà une longue traînée de duplicité et de sang derrière lui. Lors de son procès aux États-Unis, Zborowski a avoué avoir conduit le GPU aux archives de Trotsky et avoir été responsable du suivi de Rudolf Klement (secrétaire de Trotsky, assassiné à Paris en 1938), d’Erwin Wolf (un partisan de Trotsky qui s’est rendu en Espagne et a été assassiné en juillet 1937) et d’Ignace Reiss (un agent de haut niveau du GPU qui a renoncé à la machine de terreur de Staline et a déclaré son soutien à la Quatrième Internationale, assassiné en Suisse en septembre 1937).
De son propre aveu, Zborowski était un agent professionnel du GPU depuis 1931 ou 1932, mais plus probablement depuis 1928. Il a peut-être été membre du parti communiste polonais à un moment donné, bien qu’il l’a nié, mais il était sans aucun doute un agent stalinien mercenaire. Il a sans doute eu des contacts avec Jack Sobel à Paris, ainsi qu’avec les agents de la “Special Tasks Force” de la GPU en Espagne, responsable du meurtre d’Erwin Wolf à Barcelone, et qui comptait dans ses rangs le tristement célèbre colonel Eitingon.
C’est cet homme, sous de nombreux pseudonymes, qui devait diriger les tentatives d’assassinat de Trotsky au Mexique, en collaboration avec son associée et amante du GPU, Caridad Mercader, et son fils Ramon Mercader, l’agent qui a finalement assassiné Trotsky. Zborowski a également été chargé de commencer à infiltrer Mercader dans l’entourage de Trotsky. Près de deux ans avant l’assassinat, il a mis en place un plan élaboré pour permettre à Mercader de séduire une jeune trotskiste américaine, Sylvia Ageloff, afin d’entrer dans la maison de Trotsky.
Procès-spectacles et purges sanglantes
Tous les éléments de preuve de l’époque indiquaient la responsabilité du GPU dans le meurtre de Trotsky, de son fils Léon Sedov et d’autres partisans de premier plan. Mais plus tard, cela a été plus que largement confirmé, non seulement par les preuves détaillées des Sobel, Zborowski et autres personnes forcées de témoigner devant les tribunaux américains et les audiences du Sénat à la fin des années 50 et au début des années 60, mais aussi par les preuves détaillées d’un certain nombre d’officiers supérieurs du GPU qui ont fui la Russie et ont révélé la vérité sur l’activité meurtrière à laquelle ils avaient participé.
Le premier était Ignace Reiss, qui a rapidement payé de sa vie sa dénonciation des crimes de Staline. Plus tard, Alexander Orlov, qui avait été directeur du GPU en Espagne pendant la guerre civile, s’est enfui en Amérique. Il a tenté de mettre Trotsky en garde contre le complot contre sa vie, bien que cela n’ait été que partiellement réussi en raison de la crainte compréhensible de Trotsky d’être induit en erreur par un provocateur.
Mais Orlov, à la fois dans son témoignage au gouvernement américain et dans son livre, « L’histoire secrète des crimes de Staline », a confirmé en détail le rôle de Zborowski, Eitingon et Mercader. D’autres preuves ont été apportées beaucoup plus tard par d’autres transfuges du GPU, comme Krivitsky, traqué et assassiné par le GPU en 1941, et plus tard encore par le colonel Vladimir Petrov qui s’est enfui en Australie et le capitaine Nikolai Khokhlov. Khokhlov a témoigné de cela : « L’assassinat de Trotsky a été organisé par le général de division Eitingon, le même général qui était en Espagne sous le nom de général Katov », et qui « a recruté des Espagnols pour détourner les activités des services de renseignement soviétiques ».
Khokhlov a ajouté : « Et c’est là qu’il a recruté un Espagnol qui a été amené en Union soviétique et qui a reçu des instructions détaillées et qui a ensuite été envoyé au Mexique sous le nom de Mornard » (c’est-à-dire Mercader ou “Jacson”). (Cité dans Isaac Don Levine, The Mind of an Assassin’, 1960, p.34)
Raid armé et assassinat
Trotsky, Natalia Sedova et une poignée de proches collaborateurs sont arrivés au Mexique en janvier 1937.
L’administration du général Lazaro Cardenas est le seul gouvernement au monde qui a accordé l’asile à Trotsky dans les dernières années de sa vie. Contrairement à l’accueil qu’il avait reçu ailleurs, Trotsky a reçu un accueil officiel flamboyant et est allé vivre à Coyoacan, dans la banlieue de Mexico, dans une maison prêtée par son ami et son soutien politique Diego Rivera, un peintre mexicain bien connu.L’arrivée de Trotsky coïncide cependant avec un deuxième procès spectacle à Moscou, suivi de peu par un troisième procès, encore plus grotesque.
« Nous avons écouté la radio », raconte Natalia, « ouvert le courrier et les journaux de Moscou, et nous avons senti que la folie, l’absurdité, l’indignation, la fraude et le sang nous inondaient de toutes parts, ici au Mexique comme en Norvège… » (Vie et mort de Léon Trotsky, page 212).
Une fois de plus, Trotsky a exposé les contradictions internes des preuves fabriquées utilisées dans ces monstrueuses machinations, et a réfuté complètement, dans un flot d’articles, toutes les accusations portées contre lui et ses partisans. Il s’est d’ailleurs avéré possible d’organiser un « contre-procès » présidé par le philosophe libéral américain John Dewey, et cette commission a complètement exonéré Trotsky des accusations portées contre lui.
Trotsky a averti que le but de ces procès était de justifier une nouvelle vague de terreur, dirigée contre tous ceux qui représentaient la moindre menace pour la direction dictatoriale de Staline, que ce soit en tant qu’opposants actifs, rivaux bureaucratiques potentiels ou simplement complices gênants du passé. Trotsky était bien conscient que la peine de mort prononcée contre lui était loin d’être une sentence platonique.
Dès son arrivée, le parti communiste mexicain, dont les dirigeants suivaient fidèlement la ligne de Moscou, a commencé à faire campagne pour que des restrictions soient imposées à Trotsky afin de l’empêcher de répondre aux allégations du procès pour l’exemple et, finalement, de provoquer son expulsion du pays. Les journaux et revues publiés par le Parti communiste et la fédération syndicale contrôlée par le Parti communiste ont déversé un flot d’allégations calomnieuses, selon lesquelles Trotsky complotait contre le gouvernement Cardenas et collaborait prétendument avec des éléments fascistes et réactionnaires. Trotsky était bien conscient que la presse stalinienne utilisait le langage des gens qui décident des choses, non par des votes mais par la mitrailleuse.
Au milieu de la nuit du 24 au 25 mai, la première attaque directe contre la vie de Trotsky a eu lieu. Un groupe armé s’est introduit dans la maison de Trotsky, a ratissé les chambres à coucher à la mitrailleuse et a déclenché des incendies manifestement destinés à détruire les archives de Trotsky et à causer le plus de dégâts possible. Trotsky et Natalia ont échappé de justesse à la mort en s’allongeant sur le sol sous le lit. Leur petit-fils, Seva, a été légèrement blessé par une balle.
Une bombe laissée n’a heureusement pas explosé. Par la suite, on a découvert que Robert Sheldon Harte, l’un des gardes-secrétaires, les avait laissés entrer. Il avait apparemment été piégé par un membre de l’équipe du raid qu’il connaissait et en qui il avait confiance. Son corps a ensuite été retrouvé enterré dans une fosse. De plus, les apprentis-assassins connaissaient la disposition du bâtiment et les dispositifs de sécurité, ils avaient clairement des informations privilégiées. Bien qu’un doigt accusateur ait été pointé sur Sheldon Harte en tant que complice, il a sans aucun doute été dupé, comme l’a affirmé avec insistance Trotsky à l’époque, par quelqu’un qui lui était familier. Personne ne correspond mieux à cette conclusion que Mornard, alias “Jacson”.
Toutes les preuves désignaient les staliniens mexicains et, derrière eux, le GPU. Grâce à une analyse détaillée de la presse stalinienne dans les semaines précédant le raid, Trotsky a clairement montré qu’ils avaient eu connaissance et se préparaient à une tentative d’assassinat armé contre lui. La police mexicaine a rapidement arrêté certains complices, et leurs preuves ont rapidement incriminé des membres dirigeants du parti communiste mexicain.
Pour commencer, les suspects avaient déjà été impliqués dans les Brigades internationales en Espagne, déjà connues comme le terrain de recrutement des agents et des tueurs de Staline. La piste a rapidement mené à David Alfaro Siqueiros, comme Diego Rivera, un peintre bien connu, mais contrairement à Rivera, un membre éminent du Parti communiste mexicain. Siqueiros était également en Espagne et était depuis longtemps soupçonné de liens avec le GPU. Malgré la tentative scandaleuse des staliniens de présenter l’attentat comme une attaque prétendument organisée par Trotsky pour discréditer le PC et le gouvernement Cardenas, la police a fini par arrêter divers chefs de file du PC, dont Siqueiros. Cependant, suite à la pression du PC et de la CTM, Siqueiros et les autres furent libérés en mars 1941, pour “manque de preuves matérielles et incriminantes” !
Siqueiros n’a pas nié son rôle dans l’assaut. En fait, il s’en est ouvertement vanté. Mais la direction du parti communiste, manifestement gênée, non pas tant par la tentative elle-même, mais par la façon dont elle a été bâclée, a tenté de se dissocier du raid, en rejetant la faute sur une bande « d’éléments incontrôlables » et « d’agents provocateurs ».
La presse stalinienne a alterné entre la proclamation de Siqueiros comme héros, et, d’autre part, comme « fou à moitié fou » et « aventurier irresponsable », et même… comme étant à la solde de Trotsky ! Avec une « logique » éhontée, la presse du PC a affirmé que l’attaque était un acte de provocation dirigé contre le Parti communiste et contre l’État mexicain, et que Trotsky devait donc être expulsé immédiatement.
Trente-huit ans plus tard, cependant, un membre éminent du Parti communiste mexicain a admis la vérité. Dans ses mémoires, Mon témoignage, publié par la propre maison d’édition du PC mexicain en 1978, Valentin Campa, un membre chevronné du parti, a contredit catégoriquement les démentis officiels de l’implication du parti et a donné des détails sur la préparation de l’attentat contre la vie de Trotsky. Des extraits clés des mémoires de Campa ont d’ailleurs été publiés dans le quotidien du parti communiste français le plus influent (“L’Humanite”, 26/27 juin 1978) sous l’autorité du secrétaire général du parti, George Marchais.
Campa raconte comment, à l’automne 1938, il fut convoqué, avec Raphael Carrillo, membre du comité central du PC mexicain, par Herman Laborde, secrétaire général du parti, et informé « d’une affaire extrêmement confidentielle et délicate ». Laborde leur a dit qu’il avait reçu la visite d’un délégué du Comintern, en réalité, un représentant du GPU, qui l’avait informé de la « décision d’éliminer Trotsky » et avait demandé leur coopération « pour la réalisation de cette élimination ».
Cependant, après une « analyse vigoureuse », Campa déclare avoir rejeté la proposition. « Nous avons conclu (…) que Trotsky était fini politiquement, que son influence était presque nulle, d’ailleurs nous l’avions dit assez souvent dans le monde entier, d’ailleurs les résultats de son élimination rendraient un grand service au Parti communiste mexicain et au mouvement révolutionnaire du Mexique et à tout le mouvement communiste international. Nous avons donc conclu que proposer l’élimination de Trotsky était clairement une grave erreur ». Pour leur opposition, cependant, Laborde et Campa ont été accusés « d’opportunisme sectaire », d’être « doux avec Trotsky » et ont été chassés du parti.
La campagne visant à préparer le PC mexicain au meurtre de Trotsky a été menée par un certain nombre de dirigeants staliniens déjà expérimentés dans l’exécution impitoyable des ordres de leur maître à Moscou : Siqueiros lui-même, actif en Espagne, probablement agent du GPU depuis 1928 ; Vittoria Codovila, stalinienne argentine qui avait opéré en Espagne sous Eitingon, probablement impliquée dans la torture et le meurtre du leader du POUM Andreas Nin ; Pedro Checa, leader du parti communiste espagnol en exil au Mexique, qui a en fait pris son pseudonyme à la police secrète soviétique, la Cheka ; et Carlos Contreras, alias Vittorio Vidali, qui a été actif au sein de la « Force de missions spéciales » de la GPU en Espagne sous le pseudonyme de « Général Carlos ». Le colonel Eitingon, omniprésent, coordonnait bien sûr leurs efforts.
Après l’échec de la tentative de Siqueiros et de son groupe de prendre d’assaut la maison de Trotsky, Campa écrit : « une troisième alternative a été mise en pratique. Raymond Mercader, qui vivait sous le pseudonyme de Jacques Mornard, a assassiné Trotsky le soir du 20 août 1940 ».
Trotsky considérait sa survie au raid de Siqueiros comme « un sursis ». « Notre joyeux sentiment de salut », écrira Natalia par la suite, « a été atténué par la perspective d’une nouvelle visite et la nécessité de s’y préparer ». Les défenses de la maison de Trotsky ont été renforcées et de nouvelles précautions ont été prises. Mais malheureusement, tragiquement, aucun effort n’a été fait pour vérifier plus minutieusement l’homme qui s’est avéré être l’assassin, malgré les soupçons que plusieurs membres de la maisonnée avaient sur cet étrange personnage.
Trotsky a résisté à certaines des mesures de sécurité supplémentaires suggérées par ses gardes-secrétaires : par exemple, qu’un garde soit posté par lui à tout moment. « Il était impossible de convertir sa vie uniquement en autodéfense », écrivait Natalia, « car dans ce cas, la vie perd toute sa valeur ». Néanmoins, compte tenu du caractère vital et indispensable de l’œuvre de Trotsky et de l’inévitabilité d’un attentat contre sa vie, il ne fait aucun doute que la sécurité présentait de graves lacunes et que des mesures plus strictes auraient dû être mises en œuvre.
Peu avant l’enlèvement de Sheldon Harte, par exemple, Trotsky l’avait remarqué en permettant aux ouvriers qui renforçaient la maison de passer librement dans la cour et hors de celle-ci. Trotsky s’est plaint que c’était très imprudent et a ajouté, ironiquement, quelques semaines seulement avant la mort tragique de Harte : « Vous pourriez être la première victime de votre propre imprudence ». (Natalia Sedova, “Père et fils”.)
Mercader a rencontré Trotsky pour la première fois quelques jours après le raid des Siqueiros. Mais les préparatifs de sa tentative étaient déjà en cours depuis longtemps. Par l’intermédiaire de Zborowski et d’autres agents du GPU qui avaient infiltré les partisans de Trotsky aux États-Unis, Mercader avait été présenté en France à Sylvia Agaloff, une jeune trotskyste américaine qui est ensuite allée travailler pour Trotsky à Coyoacan. L’agent de GPU a réussi à séduire Sylvia Agaloff, et à faire d’elle la complice involontaire de son crime.
Mercader disposait d’une « couverture élaborée » qui, bien qu’elle ait suscité de nombreux soupçons, a malheureusement rempli son rôle. Mercader avait rejoint le parti communiste en Espagne, et était devenu actif dans ses rangs entre 1933 et 1936, alors qu’il était déjà un parti stalinisé. Probablement par l’intermédiaire de sa mère, Caridad Mercader, qui était déjà un agent du GPU et associée à Eitingon, Mercader est lui aussi entré au service du GPU. Après la défaite de la République espagnole, aidée par le sabotage de la révolution en Espagne par Staline, Mercader se rend à Moscou où il est préparé à son futur rôle. Après avoir rencontré Ageloff à Paris en 1938, il l’accompagne ensuite au Mexique en janvier, et s’incruste peu à peu chez les membres de la famille de Trotsky.
Après avoir obtenu l’acceptation de la maison de Trotsky, Mornard s’arrangea pour rencontrer Trotsky personnellement sous le prétexte de discuter d’un article qu’il avait écrit, que Trotsky considérait à un degré embarrassant comme banal et dénué d’intérêt. La première rencontre était clairement une « répétition générale » pour le véritable assassinat.
La fois suivante, il est venu le matin du 20 août. Malgré les réticences de Natalia et des gardes de Trotsky, Mornard a de nouveau été autorisé à voir Trotsky seul, « trois ou quatre minutes se sont écoulées », raconte Natalia : « J’étais dans la chambre d’à côté. Il y a eu un terrible cri perçant (…) Lev Davidovich est apparu, appuyé contre le cadre de la porte. Son visage était couvert de sang, ses yeux bleus brillaient sans lunettes et ses bras pendaient mollement à ses côtés… » Mornard avait frappé Trotsky d’un coup fatal à l’arrière de la tête avec un piolet dissimulé dans son imperméable. Mais le coup n’a pas été immédiatement mortel ; Trotsky « a crié très longtemps, infiniment longtemps », comme l’a dit Mercader lui-même, et Trotsky a courageusement lutté contre son assassin, empêchant d’autres coups.
« Le médecin a déclaré que la blessure n’était pas très grave », dit Natalia. « Leon Davidovich l’a écouté, lui, sans émotion, comme on le ferait avec un message de réconfort conventionnel. En montrant son cœur, il a dit à Hansen en anglais : « Je sens…ici…que c’est la fin…cette fois…ils ont réussi ». (Vie et mort de Léon Trotsky, p. 268)
Trotsky fut emmené à l’hôpital, opéré et survécut plus d’un jour après cela, mourant à l’âge de 62 ans le 21 août 1940.
Mercader semble avoir espéré qu’après le traitement clément de Siqueiros, il pourrait lui aussi obtenir une peine légère. Mais il a été condamné à 20 ans de prison, qu’il a purgés.
Cependant, même après que son identité ait été fermement établie par ses empreintes digitales et d’autres preuves, il a refusé d’admettre qui il était ou qui lui avait ordonné de tuer Trotsky.
Bien que le crime ait été presque universellement attribué à Staline et au GPU, les staliniens ont effrontément nié toute responsabilité. Il existe cependant de nombreuses preuves que la mère de Mercader, qui s’est échappée du Mexique avec Eitingon, a été présentée à Staline et décorée d’un grand honneur bureaucratique pour son fils et elle-même. Mercader lui-même a été honoré lorsqu’il est retourné en Europe de l’Est après sa libération. Malgré son silence, une chaîne de preuves, qui peut maintenant être construite à partir des témoignages élaborés d’espions russes traduits en justice aux États-Unis, d’agents de haut niveau du GPU qui ont fait défection dans des pays occidentaux à diverses reprises, et des mémoires tardifs des dirigeants staliniens eux-mêmes, relient clairement Mercader à la machine de terreur secrète de Staline basée à Moscou.
En fin de compte, Staline a réussi à assassiner l’homme qui, avec Lénine, était indubitablement le plus grand leader révolutionnaire de l’histoire. Mais, comme Natalia Sedova l’a écrit par la suite : « Le châtiment viendra aux vils meurtriers. Pendant toute sa vie héroïque et magnifique, Lev Davidovich a cru en l’humanité émancipée de l’avenir. Durant les dernières années de sa vie, sa foi n’a pas faibli, mais au contraire est devenue plus mature, plus ferme que jamais. L’humanité future, émancipée de toute oppression, triomphera de toutes sortes de coercitions… » (Comment cela s’est passé, novembre 1940.)
Le rôle vital de Trotsky
De nombreuses tentatives ont été faites pour dépeindre Trotsky comme un personnage « tragique », comme si sa perspective de révolution socialiste dans les États capitalistes et de révolution politique en Union soviétique était « noble »… mais désespérément idéaliste. C’est ce que laisse entendre Isaac Deutscher dans le troisième volume de sa biographie de Trotsky, Le prophète désarmés, dans lequel il dénigre les efforts de Trotsky pour réorganiser et réarmer une nouvelle direction marxiste internationale, qualifiant de futile le travail tenace et minutieux de Trotsky. Le dernier biographe en date, Ronald Segal, a intitulé son livre « La tragédie de Léon Trotsky ».
Mais s’il y a un élément tragique dans la vie de Trotsky, c’est parce que toute sa vie et son œuvre après la révolution russe victorieuse étaient indissociables de la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière internationale, dans une période d’abord de recul puis de défaites catastrophiques.
Pour la raison même que Trotsky a joué un rôle de premier plan dans la révolution d’Octobre, son passé lui a dicté qu’avec le reflux de la révolution, il serait contraint à l’exil et à l’isolement politique. Mais alors que les fainéants et les sceptiques abandonnaient les perspectives marxistes et faisaient la paix avec le stalinisme ou le capitalisme, ou les deux, Trotsky, et la petite poignée qui restait attachée aux idées de l’Opposition, luttait pour réarmer une nouvelle génération de dirigeants révolutionnaires en vue de la future résurgence du mouvement de la classe ouvrière.
En exil, Trotsky a enrichi la littérature du marxisme avec des œuvres magnifiques : mais il était loin d’accepter que son rôle soit simplement celui d’historien et de commentateur des événements.
« Je suis réduit », écrit Trotsky dans son Journal d’exil, « à dialoguer avec les journaux, ou plutôt à travers les journaux avec des faits et des opinions.
« Et je continue à penser que le travail dans lequel je suis engagé aujourd’hui, malgré son caractère extrêmement insuffisant et fragmentaire, est l’œuvre la plus importante de ma vie, plus importante que 1917, plus importante que la période de la guerre civile ou toute autre.
« Par souci de clarté, je le dirais ainsi. Si je n’avais pas été présent en 1917 à Pétersbourg, la Révolution d’Octobre aurait quand même eu lieu, à condition que Lénine soit présent et aux commandes. Si ni Lénine ni moi n’avions été présents à Pétersbourg, il n’y aurait pas eu de révolution d’octobre : la direction du parti bolchevique aurait empêché qu’elle ait lieu, ce dont je n’ai pas le moindre doute ! Si Lénine n’avait pas été présent à Pétersbourg, je doute que j’aurais pu réussir à vaincre la résistance des dirigeants bolcheviques. La lutte contre le “trotskysme”, c’est-à-dire contre la révolution prolétarienne, aurait commencé en mai 1917, et l’issue de la révolution aurait été remise en question.
« Mais je le répète, grâce à la présence de Lénine, la révolution d’octobre aurait été victorieuse de toute façon. On pourrait en dire autant de la guerre civile, bien que dans sa première période, surtout au moment de la chute de Simbirsk et de Kazan, Lénine ait hésité et ait été assailli par le doute. Mais c’était sans aucun doute un état d’esprit passager qu’il n’a probablement jamais avoué à personne d’autre que moi.
Je ne peux donc pas parler du caractère « indispensable » de mon travail, même pour la période allant de 1917 à 1921. Mais maintenant, mon travail est « indispensable » au sens plein du terme. Il n’y a aucune arrogance dans cette affirmation. L’effondrement des deux internationales a posé un problème qu’aucun des dirigeants de ces internationales n’est du tout en mesure de résoudre. Les vicissitudes de mon destin personnel m’ont confronté à ce problème et m’ont armé d’une expérience importante pour le résoudre.
« Il n’y a plus personne d’autre que moi pour mener à bien la mission d’armer une nouvelle génération avec la méthode révolutionnaire par-dessus la tête des dirigeants de la deuxième et de la troisième Internationale. Et je suis tout à fait d’accord avec Lénine, ou plutôt Turgenev, pour dire que le pire des vices est d’avoir plus de cinquante-cinq ans ! J’ai besoin d’au moins cinq années supplémentaires de travail ininterrompu pour assurer la succession. »
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La vie de Léon Trotsky “Nous connaissons notre devoir. Nous nous battrons jusqu’au bout.”

Le 20 août 1940, l’agent stalinien Ramon Mercader a attaqué et tué Léon Trotsky au piolet dans la maison où il séjournait en exil au Mexique. C’est ainsi que Staline et ses hommes de main ont mis fin à leur campagne sanglante visant à anéantir les vieux bolcheviks, les dirigeants et les participants de la révolution d’Octobre 1917.
Par Rob Jones, Alternative Socialiste Internationale – Russie
Même dans la mort, Trotsky a frappé de peur la classe dirigeante. Le département d’État américain n’a même pas permis que son corps soit enterré sur le territoire des États-Unis. Il a fallu 5 jours pour qu’une décision soit prise quant à son enterrement, laps de temps qui a permis à trois cent mille personnes de lui rendre hommage. Il s’agissait de prolétaires aux pieds nus issus des bidonvilles et de paysans d’un pays où le souvenir de la révolution mexicaine était encore vif. Le Mexique fut le seul pays au monde prêt à accorder un visa au révolutionnaire exilé de Russie.
Toujours au côté de la classe ouvrière
La vie et la mort de Léon Trotsky reflètent à la fois l’histoire et la tragédie de la révolution russe, du mouvement ouvrier et du marxisme lui-même dans la première moitié du XXe siècle. Il a participé directement aux principaux événements de cette époque, dont la révolution russe de 1905 puis celle de 1917 qui a ébranlé le monde jusqu’à ses fondements. En 1905 comme en 1917, il a dirigé le Soviet de Petrograd. Son nom est inextricablement lié à la formation de l’Armée rouge, qu’il a conduit à la victoire lors de la guerre civile.
La révolution se fait par vagues, avec des hauts et des bas. Et un vrai révolutionnaire ne se distingue pas seulement par la façon dont il se conduit pendant les hauts de la lutte révolutionnaire. Il est plus important de savoir comment il se conduit lorsque la révolution recule. De nombreux révolutionnaires ont été brisés pendant les années sombres de la réaction et de la répression – qu’elles soient tsaristes, staliniennes ou fascistes. Même les héros légendaires de la révolution russe tels que Smirnov, Smilga, Mrachkovskii, Muralov, Serebryakov et même Christian Rakovsky ont été contraints, ne serait-ce qu’en paroles, de trahir leurs idéaux pendant les années de réaction stalinienne.
Staline a brisé beaucoup de gens, mais il ne pouvait pas briser tout le monde. Des milliers de révolutionnaires ont préféré trouver la mort dans les camps de prisonniers de Vorkuta, au-dessus du cercle polaire arctique, et dans les cellules de la prison de la Loubianka, le quartier général de la police politique stalinienne. Léon Trotsky figurait parmi ces soldats de la révolution prolétarienne qui ne pouvait être brisé. Avant que Trotsky ne rencontre son destin et ne soit assassiné, son frère, sa soeur et le mari de celle-ci, sa première femme, deux de ses enfants et quatre de leurs partenaires ont également été assassinés par Staline, ainsi que, bien sûr, nombre de ses camarades et amis.
Malgré cette immense souffrance personnelle, Trotsky est resté fidèle jusqu’au bout à la classe ouvrière. Il a non seulement refusé de reconnaître l’autorité et les accusations de la clique de Staline. Il a également été capable de donner une explication théorique de ce qui s’était passé, et a proposé un véritable programme politique de lutte contre la bourgeoisie, contre le fascisme et contre le stalinisme.
Même dans les jours les plus sombres de sa vie, Léon Trotsky regardait l’avenir avec optimisme. Dans son testament, rédigé en février 1940, il écrivait :
« Pendant quarante-trois années de ma vie consciente je suis resté un révolutionnaire; pendant quarante-deux de ces années j’ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j’avais à tout recommencer, j’essaierais certes d’éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé. Je mourrai révolutionnaire prolétarien, marxiste, matérialiste dialectique, et par conséquent intraitable athéiste. Ma foi dans l’avenir communiste de l’humanité n’est pas moins ardente, bien au contraire elle est plus ferme aujourd’hui qu’elle n’était au temps de ma jeunesse.
Natacha vient juste de venir à la fenêtre de la cour et de l’ouvrir plus largement pour que l’air puisse entrer plus librement dans ma chambre. Je peux voir la large bande d’herbe verte le long du mur, et le ciel bleu clair au-dessus du mur, et la lumière du soleil sur le tout. La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence, et en jouissent pleinement. »
1905 et la théorie de la révolution permanente
Les moments clés de la vie de Trotsky sont, bien sûr, inextricablement liés à ces idées, qu’il a ajoutées à l’arsenal du marxisme et qui restent toutes valables à ce jour. La théorie de la révolution permanente, premier ouvrage théorique de Trotsky, est, à ce jour, le moins connu et le moins compris. En fait, il s’agit en réalité d’un développement des idées proposées pour la première fois par Marx et Engels, à la suite des révolutions de 1848 en Europe.
De nombreux marxistes ont compris et comprennent encore schématiquement la conception que Marx avait du développement de la société. Quelque part, ils semblent avoir entendu que le féodalisme devrait être remplacé par le capitalisme, et que ce dernier devait céder place au socialisme. La bourgeoisie devrait mettre en œuvre la révolution bourgeoise et le prolétariat la révolution socialiste.
En 1905, la Russie fut secouée par une première vague révolutionnaire, une répétition générale avant celle de 1917. Trotsky s’est alors empressé de rentrer en Russie. Il a plus tard décrit la grande grève d’octobre de cette année-là en ces termes : « Ce ne furent ni l’opposition de la bourgeoisie libérale, ni les soulèvements spontanés des paysans, ni les actes de terrorisme des intellectuels qui forcèrent le tsarisme à s’agenouiller: ce fut la grève ouvrière. L’hégémonie révolutionnaire du prolétariat s’avéra incontestable. (…) Si telle était la force du jeune prolétariat en Russie, quelle ne serait pas la puissance révolutionnaire de l’autre prolétariat, celui des pays les plus cultivés ? » (Ma vie)
Sur base de l’expérience de 1905, Trotsky a fait remarquer qu’à l’époque de l’impérialisme, le monde se développe de manière inégale et combinée. Au fur et à mesure que les sociétés techniquement moins développées progressent, elles ne réinventent pas le télégraphe mais achètent des smartphones déjà fabriqués. Le tsarisme, sous la pression de l’Occident, n’attendra pas, disait-il, le développement pas-à-pas de l’industrie, mais commencera par la construction d’usines gigantesques.
Mais la bourgeoisie nationale des pays sous-développés, y compris en Russie, liée comme elle l’est à ses “plus puissants patrons impérialistes”, est trop faible et trop lâche pour agir en tant que force progressiste indépendante afin de résoudre les tâches de la révolution bourgeoise. Cela ne fut pas le cas des révolutions bourgeoises classiques telles que celles d’Angleterre (1642-1651) et de France (1789-1794). Dans cette situation, le prolétariat doit se placer à la tête de la lutte pour les droits démocratiques et, en même temps, dans le cadre de cette lutte, se mettre en avant et lutter pour sa propre transformation socialiste de la société.
Le libéral Pavel Milioukov, alors chef du parti des cadets, trouvait ce programme terrifiant. C’est lui qui a été le premier à qualifier de “trotskystes” les sociaux-démocrates qui soutenaient cette approche.
Trotsky avait donc prévu la manière dont la révolution allait se développer en 1917. Son approche reste absolument valable aujourd’hui en Amérique latine, en Asie et en Afrique, ainsi qu’en Russie, en Ukraine et au Kazakhstan. Mais cette approche n’est pas acceptée par tous ceux qui se disent marxistes. Le soutien aux “bourgeois à orientation nationale” est devenu depuis longtemps la marque distinctive des communistes d’origine stalinienne. Même aujourd’hui, les partis “communistes” qui maintiennent une base quelconque posent encore comme tâche principale la construction d’une société bourgeoise développée, la lutte pour le socialisme pouvant être reportée à l’avenir.
En septembre 1906, 52 membres du Soviet de Pétrograd avec Trotsky à leur tête furent accusés devant les tribunaux tsaristes d’avoir organisé une insurrection armée. Ignorant les conseils de ses avocats et faisant la démonstration du brillant talent oratoire pour lequel il est devenu célèbre par la suite, Trotsky a défendu la politique du Soviet devant les tribunaux. Il fut condamné à l’exil en Sibérie d’où il s’échappa bientôt pour s’enfuir à l’étranger.
1907-1916 – les années de la réaction et de la guerre
La défaite de la révolution a porté un coup presque fatal au Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR), qui à l’époque comprenait tous les marxistes russes. Beaucoup de ses membres sont partis, pour ne plus jamais revenir. Aux défaites suivaient d’autres défaites. Le nombre de sections du parti a été divisé par dix, et beaucoup de celles qui restaient debout étaient en fait dirigées par des agents provocateurs.
Une grande partie des mencheviks – qui soutenaient tout d’abord le capitalisme, puis le socialisme pour plus tard – ont proposé d’établir un “parti large légal” exigeant la dissolution des comités clandestins. Cela a conduit à une nouvelle lutte de fraction avec une force renouvelée au sein du POSDR, impliquant plusieurs fractions différentes (les bolcheviks, Vperedovtsi, le groupe de Trotsky, les mencheviks, les liquidateurs, le Bund des travailleurs juifs et d’autres). La situation a été aggravée par le soutien apporté aux mencheviks par les sociaux-démocrates allemands, une situation qui a suscité de vives inquiétudes chez Lénine. Ce sont les années où les désaccords entre Lénine et Trotsky ont été les plus graves.
En août 1912, Trotsky tente d’organiser un bloc pour réunir toutes les factions. Mais comme les bolcheviks refusent de s’y joindre, Trotsky se retrouve de facto dans un bloc avec les mencheviks. Reconnaissant qu’il avait eu tort d’essayer, il expliqua plus tard que cela était dû à son désir de compromis, et à une croyance fataliste selon laquelle, d’une manière ou d’une autre, au cours de la prochaine révolution, toutes les fractions fusionneraient en une seule.
En 1927, Adolf Joffe, secrétaire de Trotsky pendant de nombreuses années, décrivit dans sa dernière lettre à Trotsky, écrite alors qu’il était terriblement malade et sur le point de se suicider, comment il voyait la relation antérieure entre Lénine et Trotsky.
« Je n’ai jamais douté que vous étiez dans la voie juste, et, vous le savez, depuis plus de vingt ans, y compris dans la question de la ” révolution permanente “, j’ai toujours été de votre côté. (…) Vous avez toujours eu raison en politique depuis 1905, et Lénine lui aussi l’a reconnu ; je vous ai souvent raconté que je lui avais entendu dire moi-même : en 1905, c’était vous et non lui qui aviez raison. A l’heure de la mort, on ne ment pas et je vous le répète aujourd’hui. (…) Mais vous vous êtes souvent départi de la position juste en faveur d’une unification, d’un compromis dont vous surestimiez la valeur. C’était une erreur. »
Après août 1912, Trotsky ne fit plus de telles erreurs. À la fin de cette année, Trotsky avait perdu ses illusions en ce bloc, alors il l’a quitté. À cette époque, l’enchevêtrement des contradictions serbes, grecques, bulgares et turques explosa dans les guerres balkaniques. Trotsky se rendit dans les Balkans en tant que correspondant de guerre du journal “La pensée de Kiev”. Cette expérience lui a permis d’acquérir une compréhension inestimable de la question nationale. C’est là qu’il a rencontré le révolutionnaire roumain Christian Rakovsky, qui deviendra plus tard le dirigeant de l’Ukraine soviétique et le plus proche ami de Trotsky.
Son expérience dans les Balkans a aidé Trotsky, non seulement pendant la guerre civile, mais aussi plus tard durant le conflit autour de l’horrible position de Staline sur la question de l’autonomie dans le Caucase au début des années 20. Dans les années 1930, il est revenu sur la question nationale en discutant de la Finlande, de l’Espagne et de l’Ukraine.
Le manifeste de Zimmerwald
En 1914, il y a eu une nouvelle et bien plus grave scission tant au sein du parti que dans le mouvement socialiste international. De nombreux sociaux-démocrates avaient décidé de soutenir leur propre pays et leur propre classe capitaliste dans la guerre mondiale impérialiste. La Deuxième Internationale s’est effondrée en quelques jours. Seule une poignée de révolutionnaires sont restés fidèles à leur classe. Trotsky ne pouvait qu’être l’un d’entre eux.
En 1915, il fit partie des 38 délégués qui ont participé à la Conférence anti-guerre de Zimmerwald – il en a rédigé le manifeste. Par la suite, Trotsky et Lénine ont commencé à se rapprocher, sûrement mais lentement. Pendant son séjour à Paris, Trotsky publia un journal intitulé Nasche Slovo (Notre Parole), dans lequel il fit preuve d’une vive agitation anti-guerre. Lorsque des copies de son journal furent trouvées dans les mains de soldats russes en France, Trotsky, qui avait alors été déporté en Espagne, fut rapidement expulsé, accusé d’être un “agent allemand”. Les Espagnols l’ont transféré au Portugal, d’où il a été mis de force sur un bateau à destination de l’Amérique.
1917 – La révolution permanente en action
Lorsque la révolution éclata à nouveau en Russie en 1917, Lénine revint rapidement en Russie, en avril. Trotsky quitta New York en mars, mais il fut détenu dans un camp de concentration au Canada jusqu’à sa libération en mai. Mais une fois rentré en Russie, Lénine et lui sont devenus d’inséparables alliés.
Lorsque Lénine a lancé sa lutte contre les tendances mencheviques à la tête du parti bolchevique représentées par Kamenev, Rykhov et Staline, il savait qu’il obtiendrait le soutien le plus sérieux de Trotsky. À cette époque, Kamenev affirmait que Lénine était devenu un “trotskyste”, puisqu’à son retour en Russie, dans ses “thèses d’avril”, il exigeait que le parti cesse de soutenir le gouvernement provisoire et appelle plutôt à la révolution socialiste – une politique totalement conforme à la révolution permanente de Trotsky.
Pendant les jours sombres de juillet 1917, alors que les bolcheviks étaient calomniés et poussés à la clandestinité, que Kamenev était arrêté et emprisonné dans la “forteresse Pierre et Paul” et que des voyous parcouraient les rues à la recherche de Lénine et de Zinoviev, Trotsky se retrouva à la tête de la fraction bolchevique et du Comité exécutif central du Soviet. Il a déclaré publiquement son entière solidarité avec la position des bolcheviks et a lui-même été arrêté le jour même. “Depuis ce jour”, écrivait Lénine, “il n’y a pas eu de meilleur bolchevique que Trotsky”.
En septembre, il fut élu président du Soviet, désormais pleinement accepté comme membre du parti bolchevique. Lors de la révolution d’octobre, Trotsky a été l’un des chefs et le principal organisateur de l’insurrection.
Le chef menchevik Dan, qui a attaqué l’insurrection, l’a décrite comme une conspiration. Trotsky a répondu : “Ce qui se passe est une insurrection, pas une conspiration. Une insurrection des masses n’a pas besoin de justification. Nous avons canalisé l’énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats. Nous avons ouvertement forgé la volonté des masses pour l’insurrection. Notre insurrection a été victorieuse. Et maintenant, ils nous disent : rejetez votre victoire, passez un accord. Avec qui ? Vous, les misérables, vous – qui êtes en faillite, dont le rôle est passé. Allez là où vous êtes désormais destinés à être – dans la poubelle de l’histoire !”
L’Armée rouge – en avant, marche !
Des millions de personnes ont été tuées sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Les bolcheviks avaient promis de sortir la Russie de ce bain de sang. Mais les classes dirigeantes internationales n’étaient pas $d’accord et ont essayé de forcer la Russie à se soumettre. Le nouveau gouvernement soviétique a tenté de mettre en œuvre ses promesses et a résisté aux menaces allemandes lors des pourparlers de paix de Brest-Litovsk. Mais quelques jours plus tard, les pays de l’Entente ont lancé leur intervention contre les Soviétiques. Il était nécessaire de mettre en place l’”Armée rouge ouvrière-paysanne” et Lénine a convaincu Trotsky de la diriger comme un élément essentiel pour la survie de la révolution.
L’histoire de la guerre civile, lorsque la jeune république ouvrière a été envahie par les armées de plus d’une douzaine de puissances capitalistes, de 1918 à 20, est pleine d’exploits à la limite de l’entendement humain. De nombreux commandants militaires de premier plan sont nés au cours de cette période. Mais c’est Trotsky qui a joué le rôle central dans la conduite de cette opération militaire sans précédent.
Pour combattre la cavalerie blanche supérieure, Trotsky a organisé la formation de la Cavalerie Rouge. Son slogan “Prolétaire, à cheval !” se répand comme une traînée de poudre parmi les masses.
Environ 40.000 anciens officiers tsaristes ont été recrutés dans l’Armée rouge en tant que cadres militaires centraux. Pour les contrôler, des commissaires politiques avaient été nommés. Dans certains cas particuliers, des spécialistes militaires de haut rang, deux ouvriers leur étaient attachés avec un ordre direct du président du Conseil militaire révolutionnaire – Trotsky – de ne les laisser hors de vue sous aucun prétexte, de jour comme de nuit.
Pendant deux ans, le célèbre train de Trotsky a parcouru le pays, pour soutenir les différents fronts, inciter les déserteurs à retourner à l’armée et résoudre divers problèmes. L’un des moments les plus critiques a eu lieu autour de Petrograd. Les régiments de l’armée rouge n’ont pas pu retenir les soldats de l’armée du garde blanc Ioudenitch. Ziniviev, prostré sur son divan, souffrait d’une migraine et ne pouvait rien faire. La décision de livrer Petrograd avait déjà été prise. Mais le train de Trotsky est arrivé à temps pour prendre la tête de la défense de la ville. Ioudenitch fut vaincu et le cœur de la révolution fut sauvé.
1923–1927 – L’Opposition de gauche
Parmi les très nombreuses falsifications entourant le nom de Trotsky, il y en a une qui suggère que Trotsky n’a rien fait pour empêcher la montée au pouvoir de Staline ou, au contraire, que Trotsky lui-même était avide de pouvoir et que s’il avait pris le pouvoir à la place de Staline, rien n’aurait changé. Et bien sûr, il y a ceux qui disent que Trotsky aurait été encore pire.
Les “historiens” officiels continuent de parler de Trotsky comme d’un homme satisfait de lui-même, en quête de pouvoir et hypocrite. C’est complètement faux. Trotsky ne pouvait pas tolérer la lâcheté, la paresse politique et morale. Mais il n’a jamais construit de combinaisons bureaucratiques ou d’intrigues dans le dos de ses semi-amis ou de ses adversaires politiques. Il leur disait toujours en face qu’ils étaient des canailles. La partenaire de Trotsky, Natalia Sedova, a décrit les choses de la façon suivante :
« Vous savez, deux ou trois mois avant notre exil à Alma-Ata, les réunions du PolitBuro étaient fréquentes et animées. Des camarades et amis proches se sont réunis dans notre appartement pour attendre la fin du PolitBuro et le retour de Lev Davidovich et Piatakov, pour savoir ce qui s’était passé. Je me souviens d’une de ces réunions. Nous attendions avec impatience. La réunion traînait en longueur. Le premier à apparaître était Piatakov, nous attendions d’entendre ce qu’il allait dire. Il était silencieux, pâle, les oreilles brûlantes. Il était très bouleversé. Il s’est levé, s’est versé un verre d’eau, puis un second en les buvant. En essuyant la sueur de son front, il a dit : “Eh bien, j’étais au front et je n’ai jamais rien vu de tel !” Puis Lev Davidovich est entré. Piatakov s’est tourné vers lui et lui a dit : “Pourquoi lui avez-vous dit cela (à Staline). Qu’est-ce que tu as dans la langue ? Il ne t’oubliera jamais pour cela, ni tes enfants, ni tes petits-enfants ! Il semble que Lev Davidovich ait appelé Staline “fossoyeur du parti et de la révolution” (…) Lev Davidovich n’a pas répondu. Il n’y avait rien à dire. Il fallait dire la vérité coûte que coûte. »
Mais l’erreur la plus grave de ceux qui font ces déductions est qu’ils considèrent Trotsky non seulement comme une figure de proue, mais aussi comme une personnalité distincte et autonome. Comme si une seule personne, par la force de son caractère, pouvait renverser le cours de l’histoire.
Bien sûr, il n’était pas seul. Des milliers, des dizaines de milliers de bolcheviks ont fait obstacle à la contre-révolution stalinienne. Beaucoup d’entre eux étaient des révolutionnaires de premier plan, des gens ayant l’intellect de Preobrajenski ou de Smirnov, le génie organisationnel de Piatakov, les instincts de classe de Sapronov, tous réunis dans la plate-forme de l’Opposition de gauche (1923-27), dont le principal auteur était Trotsky. Même Lénine, dans ses dernières années, a écrit des lettres critiquant Staline et l’émergence de la bureaucratie. La mort de Lénine, au début de l’année 1924, a été utilisée par Staline pour renforcer sa position.
Les revendications politiques proposées par l’Opposition de gauche en opposition à la politique de la majorité du PolitBuro dirigé par Staline et Boukharine se composaient de 5 points principaux. L’Opposition de gauche exigeait une augmentation du rythme de l’industrialisation du pays, en mettant la Nouvelle Politique Economique sous le contrôle du plan, en améliorant le niveau de vie des travailleurs et en renforçant le rôle joué par la classe ouvrière. Boukharine, à l’époque, n’acceptait qu’un “plan” qui s’appuyait sur les mécanismes du marché et il appelait les paysans à “s’enrichir”. Staline a ridiculisé les idées de l’Opposition de gauche, en disant que la construction de Dneprogec, un grand barrage hydroélectrique, serait comme si un paysan achetait un tourne-disque au lieu d’une vache. Dans le même temps, les exigences de travail étaient renforcées et la vodka était mise en vente dans les magasins (les bolcheviks avaient fait campagne pour réduire la consommation d’alcools forts).
L’Opposition de gauche exigeait une fédération de républiques nationales. Staline ne proposait qu’une autonomie régionale avec un puissant centre. Il était plus facile de gouverner de cette façon.
L’Opposition de gauche a exigé une démocratie interne au parti et à l’Union soviétique, en défendant à juste titre que la construction du socialisme n’avait pas de sens sans une discussion et des débats généralisés sur les différences. Pour la fraction stalinienne qui s’appuyait sur des manœuvres bureaucratiques, des privilèges et la destruction du parti bolchevique, cela aurait été suicidaire.
Comme les bolcheviks en 1917, l’Opposition de gauche estimait que la révolution russe n’était que la première étape d’une révolution mondiale. La bureaucratie stalinienne pensait que la révolution était terminée, qu’elle avait accompli tout ce qu’elle pouvait. Ce credo est devenu celui du “socialisme dans un seul pays”.
Enfin, les partis révolutionnaires des autres pays considéraient l’URSS comme leur bastion. L’Opposition de gauche a proposé une stratégie “d’octobre” audacieuse – en particulier une tactique de classe indépendante. Staline avait alors déjà adopté la “théorie des deux étapes” menchévique – d’abord la démocratie bourgeoise, puis le socialisme. Ou d’abord l’indépendance par rapport au colonialisme, puis le socialisme.
Mais pour que ces idées soient adoptées, un changement radical de direction du parti était nécessaire, et pour cela, beaucoup dépendait des développements internationaux.
Trotsky a vivement critiqué la politique suicidaire proposée par Staline pour la révolution chinoise de 1925-1927 (L’Internationale communiste après Lénine, 1928). Staline proposa que le Parti communiste chinois rejoigne le Kuomintang, le parti de la bourgeoisie nationale. Le parti communiste fut ainsi désarmé politiquement et en retour, le Kuomintang a mené un massacre sans précédent des communistes.
Personne ne doit oublier qu’entre les bolcheviks et les staliniens, il n’y avait pas seulement des différences théoriques, mais un fleuve de sang, celui versé par les révolutionnaires russes, chinois, allemands, espagnols, autrichiens et autres.
Dans les années 1920, la Russie était épuisée suite à la guerre civile et aux destructions. La classe ouvrière avait subi de graves pertes. Le retard de la Russie paysanne se faisait sentir. L’échec des révolutions ouvrières en Europe avait des conséquences. Le parti et la bureaucratie, qui s’étaient renforcés pendant la période de la Nouvelle politique économique, avaient pris de plus en plus d’importance. Aucun révolutionnaire, même le plus décisif, ne pouvait s’opposer seul au recul de la révolution. L’Opposition de gauche avait compris que ses chances n’étaient pas grandes. Trotsky lui-même l’avait compris. Il écrivit de son exil au Comité central le 16 décembre 1928 : « “Chacun pour soi. Vous voulez poursuivre la mise en œuvre de la politique des forces de classe hostiles au prolétariat. Nous connaissons notre devoir. Nous nous battrons jusqu’au bout. »
Comment vaincre le fascisme
La politique de l’Internationale communiste dominée par Staline en Allemagne avait conduit à l’isolement du Parti communiste allemand (KPD), en particulier vis-à-vis des millions de travailleurs du Parti social-démocrate (SDP). La direction bureaucratique nommée par le Kremlin était tout simplement incapable de comprendre ce qui se passait ou de donner aux masses ouvrières une direction politique claire. Les communistes allemands ont manqué les occasions révolutionnaires des années 1920. Cela a préparé le terrain pour l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Trotsky n’a jamais cessé de se battre pour que le parti communiste allemand adopte la tactique du front unique, qui avait été développée par le deuxième Congrès de l’Internationale communiste. Cette tactique reposait sur la nécessité d’établir une unification militante des organisations ouvrières de masse dans le cadre d’une lutte commune contre le fascisme. Pour cela, expliquait-il, il fallait non seulement se battre aux côtés des sociaux-démocrates de base, mais aussi proposer des accords à la direction de ce parti, même si celle-ci trouvait toutes les raisons de rejeter ces propositions. Dans son brillant ouvrage « La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne » (1932), Trotsky livre une analyse détaillée du fascisme et de la façon de le combattre.
Le KPD a cependant rejeté la tactique du front unique et a plutôt lancé des ultimatums au SDP. Il a proposé au SDP de “se battre ensemble”, mais à la condition que ce soit sous la direction du KPD. De cette façon, au lieu de gagner la confiance des travailleurs sociaux-démocrates, ils les ont chassés avec des ultimatums. Lorsque la situation est devenue encore plus dangereuse, la tactique de l’Internationale communiste est devenue encore plus “radicale”. Le KPD a même coopéré avec les nazis contre les sociaux-démocrates, parce qu’ils défendaient que “le social-fascisme est plus dangereux que le fascisme ouvert”. Quand, en 1933, Hitler est arrivé au pouvoir, la direction du KPD a cyniquement déclaré que la prochaine élection serait une victoire garantie pour les communistes ! Après que les staliniens aient capitulé sans lutter en Allemagne, Trotsky est parvenu à la conclusion que l’Internationale communiste n’était plus une force révolutionnaire et a proposé de créer une nouvelle Internationale.
Qu’est-ce que l’URSS et où va-t-elle ?
En dépit de tous ses ouvrages antérieurs, La révolution trahie a probablement été l’œuvre la plus importante de Trotsky. Publié en 1936, l’ouvrage analyse le stalinisme et la façon de le combattre. Trotsky y développe de nombreuses questions qui n’étaient pas encore claires dans les années 1920.
Le stalinisme, expliqua-t-il, est une réaction contre la révolution d’Octobre. La force motrice de cette réaction était la couche de bureaucrates du parti et de l’Union soviétique qui, pour maintenir leur position, reposaient sur une classe, puis sur une autre dans la société. La classe ouvrière et ses organisations politiques, y compris le parti bolchevique, avaient été écartés du pouvoir par une guerre civile unilatérale – la répression stalinienne des opposants politiques. La caste bureaucratique des anciens révolutionnaires et carriéristes est parvenue à renforcer sa position en raison de l’épuisement de la classe ouvrière après la révolution et la guerre civile, en raison de la pression réactionnaire massive de la paysannerie sur le jeune État des travailleurs et en raison de l’échec des mouvements révolutionnaires en Allemagne et ailleurs.
Trotsky a utilisé une analogie avec la révolution française (1789-1794). La retraite contre-révolutionnaire, qui avait clairement commencé en 1923-24, pouvait être comparée, disait-il, au Thermidor. Le Thermidor n’est pas une contre-révolution classique, mais le recul politique de la révolution des radicaux, d’abord vers les modérés, puis vers les conservateurs. De cette façon, la nouvelle caste dirigeante a renforcé sa position. Mais cette “caste” ne pouvait survivre qu’en reposant sur les acquis de la révolution : sur la propriété de l’État et l’économie planifiée. Un tel régime devait développer et défendre l’économie planifiée, mais en utilisant ses propres méthodes et dans le cadre de ses propres objectifs.
Ainsi, l’URSS est restée un État ouvrier dans sa forme uniquement, mais il était déformé. L’URSS était un État ouvrier déformé. Dans celui-ci, la classe dirigeante avait été écartée du pouvoir politique, et la dictature du prolétariat trouvait son reflet déformé dans le bonapartisme prolétarien de Staline. Pour reprendre le pouvoir, le prolétariat avait besoin d’une révolution politique, mais pas sociale, contre le stalinisme afin de restaurer la démocratie ouvrière. Cette révolution politique n’était pas un luxe mais une nécessité désespérée car, tôt ou tard, Trotsky prédisait que pour protéger ses privilèges, la bureaucratie commencerait à restaurer le capitalisme.
La Quatrième Internationale
Dans la période d’avant-guerre, il fallait un courage extraordinaire pour commencer à construire une nouvelle Internationale. Créée en 1939, elle avait de puissants ennemis – le stalinisme, la social-démocratie impuissante, l’impérialisme et bien sûr le fascisme. Au moment de sa création, elle comptait environ 3.000 marxistes. Après l’assassinat de Trotsky en 1940, elle a traversé la période difficile du boom économique de l’après-guerre. Une partie de l’Internationale a développé une perspective politique erronée, une autre partie a rejeté le rôle de la classe ouvrière en tant que force motrice de la révolution socialiste. En 1989-91, lorsque le bloc soviétique s’est effondré, conduisant finalement à la restauration du capitalisme, toute la gauche et le mouvement ouvrier international ont été désorientés.
Alternative Socialiste Internationale (dont le nom était Comité pour une Internationale Ouvrière jusqu’au début de cette année) s’est opposé au rejet de la classe ouvrière pendant cette période, a continué à maintenir l’héritage de Trotsky et patiemment construit les premiers cadres et organisations à l’échelle internationale. Aujourd’hui, une nouvelle radicalisation est en cours dans le monde. ASI est bien placée pour en tirer profit et prend les mesures nécessaires pour la construction d’une nouvelle internationale socialiste révolutionnaire.
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Lénine: le dictateur originel ?

Lénine et Trotsky En pleine exaltation suite à la prise de Bagdad par les troupes américaines le 10 avril 2004, le secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, a proclamé que ‘‘Saddam Hussein rejoint désormais Hitler, Staline, Lénine, Ceausescu dans le panthéon des dictateurs brutaux qui ont été mit en échec’’. Près d’un siècle après la mort de Lénine, les classes dirigeantes le lient toujours aux dictateurs les plus horribles du 20e sicèle. Per-Åke Westerlund (section suédoise du Comité pour une Internationale Ouvrière) examine les raisons qui se cachent derrière ces décennies de calomnie.
Vladimir Lénine, le principal dirigeant de la révolution russe, a judicieusement observé à la mi-1917 : «Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de “consoler” les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire». (L’Etat et la révolution)
Lénine est décédé le 21 janvier 1924, étant alors gravement malade et s’étant éloigné du travail politique depuis la fin de 1922. Cependant, depuis sa mort, les classes dirigeantes n’ont jamais essayé de le canoniser. Leur crainte de la révolution russe, «dix jours qui ébranlèrent le monde», les a amené à continuer avec «la plus sauvage malice, la haine la plus furieuse et les campagnes de mensonges et de calomnies les plus scrupuleuses». Jamais avant ou après, les capitalistes n’étaient plus près de perdre leurs profits et leur pouvoir à l’échelle mondiale que pendant la période 1917-20.
Les campagnes anti-léninistes sont utilisées pour effrayer les travailleurs et les jeunes des idées et des luttes révolutionnaires. Pour les socialistes d’aujourd’hui, il faut répondre aux mensonges et aux calomnies dirigées contre Lénine et la révolution russe.
L’image d’une ligne ininterrompue passant par Lénine, Staline, et continuant vers Leonid Brezhnev et Mikhaïl Gorbatchev, est peut-être la plus grande falsification de l’Histoire. Des publications comme ‘Le livre noir du communisme: Crimes, terreur, répression – par Stéphane Courtois, Nicolas Werth, Jean-Louis Panne, Andrzej Paczkowski, Karel Bartosek, Jean-Louis Margolin (Robert Laffont, 1997) – ne dit rien sur la politique des bolcheviks dirigés par Lénine ou des décisions prises immédiatement après la révolution d’octobre 1917. Ils cachent les énormes luttes des années 1920, initiées par Lénine lui-même, pour empêcher la montée du stalinisme. Ils ne peuvent pas expliquer la guerre civile unilatérale de Staline menée dans les années 1930 contre quiconque était lié à Lénine.
A l’opposé, l’historien EH Carr fait la distinction entre Lénine et Staline. Il décrit comment le régime de Lénine encourageait la classe ouvrière à participer activement aux affaires du parti et de la nation. Cette position sur la démocratie et les droits des travailleurs était complètement opposée à la dictature établie par Staline. Ce sont les conseils ouvriers, les soviets, qui ont pris le pouvoir en octobre 1917, et ce sont leurs délégués élus et révocables qui formèrent le gouvernement. Les droits des travailleurs, y compris le droit de grève, ont été consacrés. La mise en place de comités d’usine et de négociation collective a été encouragée. Les bolcheviks n’étaient pas favorables à l’interdiction des autres partis, pas même des partis bourgeois, tant que ceux-ci ne rentraient pas en lutte armée. Au début, la seule organisation interdite était les Cent-Noirs, parti proto-fasciste spécialisé dans les attaques physiques contre les révolutionnaires et dans les pogroms contre les juifs.
La contre-révolution stalinienne
Le gouvernement bolchevik s’est avéré être le plus progressiste de l’histoire dès ses premières mesures. Il s’agissait de nouvelles lois sur les droits des femmes, le droit au divorce et à l’avortement. L’antisémitisme et le racisme étaient interdits par la loi. Les nations opprimées avaient le droit de décider de leur sort. C’était le premier état qui tentait de créer un nouvel ordre socialiste, en dépit de terribles conditions matérielles.
L ‘Union soviétique de Lénine et son programme politique ont été brisés par le stalinisme. L’arrivée au pouvoir de la bureaucratie stalinienne signifiait une contre-révolution dans tous les domaines, à l’exception de l’économie nationalisée. Les droits pour les travailleurs, les femmes et les nations opprimées étaient tous placés sous le talon de fer. Au lieu de «disparaître», ce qui était le point de vue de Lénine pour l’appareil de l’État ouvrier, il devînt une machine militaire et policière oppressante aux proportions gigantesques. Le stalinisme était une dictature nationaliste, un organisme parasite vivant sur le corps de l’économie planifiée.
Ce n’était pourtant pas un développement inévitable de la révolution ouvrière. Le stalinisme est né dans des circonstances concrètes: l’isolement de la révolution – en particulier la défaite de la révolution allemande de 1918 à 23 – et l’arriération économique de la Russie. Le stalinisme, cependant, ne pouvait pas prendre le pouvoir sans résistance, sans une contre-révolution politique sanglante. Les purges de Staline et les chasses aux sorcières en 1936-1938 n’étaient pas des actions aveugles, mais la réponse de la bureaucratie à une opposition croissante à son règne. Le principal accusé dans ces démonstrations de pouvoir était l’allié de Lénine à partir de 1917, Léon Trotsky et ses partisans, emprisonnés et exécutés par milliers. Trotsky – qui a défendu et développé le programme de Lénine et des bolcheviks – a été expulsé de l’Union soviétique en 1929 et assassiné sur ordre de Staline à Mexico en 1940. Trotsky est devenu l’ennemi principal du régime de Staline parce qu’il avait dirigé la révolution en 1917 aux côtés de Lénine (alors que Staline avait hésité et était resté en marge). Il a analysé et exposé en détail le régime de terreur de Staline et il avait un programme pour renverser le stalinisme et pour restaurer la démocratie ouvrière.
Les politiciens bourgeois et les sociaux-démocrates d’Europe de l’ouest ont également attaqué Trotsky en tant que leader marxiste révolutionnaire. Ils ont compris que ses idées n’étaient pas seulement une menace pour Staline, mais aussi pour le pouvoir des capitalistes. Pendant les Procès de Moscou en 1936, le gouvernement norvégien n’a pas permis à Trotsky, qui était alors en Norvège, de se défendre publiquement. Lorsque Staline, en 1943, a clôturé l’Internationale communiste (créée en 1918 pour relier des groupes révolutionnaires à travers le monde), afin de parvenir à une alliance avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, le New York Times a déclaré que Staline avait finalement renoncé à l’idée de Trotsky d’en arriver à une révolution mondiale.
L’ancien chef d’espionnage de Staline, Leopold Trepper, a écrit plus tard: “Mais qui a protesté à cette époque? Qui s’est levé pour exprimer son indignation? Les trotskistes peuvent revendiquer cet honneur. À l’instar de leur chef, qui a été récompensé pour son entêtement d’un coup de pic à glace, ils ont combattu le stalinisme jusqu’à la mort et ils ont été les seuls à faire … Aujourd’hui, les Trotskistes ont le droit d’accuser ceux qui hurlaient autrefois avec les loups “. (The Great Game, 1977) Nous pouvons comparer son commentaire avec celui de Winston Churchill, qui, dans les années 1950, a qualifié Staline de «grand homme d’Etat russe».
Avant la contre-révolution politique du stalinisme, la direction de Lénine et Trotsky ne s’orientait pas selon leurs propres intérêts personnels. Leurs principes guidaient leurs actions, surtout pour faire avancer la lutte des travailleurs à l’échelle mondiale. Ils admettaient quand ils avaient dû se retirer ou se compromettre.
Le stalinisme, d’autre part, a utilisé les conditions des années de guerre civile et de famine massive pour construire un système politique entièrement nouveau. La société stalinienne a été décrite comme un idéal parfait, un monde de rêve. La dictature a été introduite, non seulement en Union soviétique, mais dans tous les partis «communistes» à l’échelle internationale. Cela a continué même lorsque l’économie des pays staliniens étaient à son apogée dans les années 1950 et 1960. Les débats et les traditions vivantes du parti bolchevik ont été arrêtées dès les années 1920 et 1930.
C’est seulement dans les discours que le stalinisme était connecté à la révolution, à Marx et à Lénine. Il les a transformés en icônes religieuses parce que cela contribuait à renforcer le régime. La bureaucratie voulait prendre le crédit de la révolution. Le résultat final, cependant, était de discréditer les concepts mêmes du marxisme et du «léninisme» dans l’esprit des travailleurs et des opprimés à l’échelle mondiale. Le «léninisme» est devenu le slogan d’une dictature parasitaire.
Cette falsification stalinienne des idées de Lénine et du marxisme a été acceptée sans contestation par les sociaux-démocrates et les classes dirigeantes à l’international. Ils avaient tout intérêt à cacher les vraies idées de Lénine. Trotsky et ses partisans ont défendu l’héritage politique de Lénine et se sont opposés au culte de la personnalité que Staline a construit. Contrairement aux critiques superficielles des politiciens occidentaux, Trotsky avait un programme scientifique et de classe contre le stalinisme. Trotsky, par exemple, a mis en garde contre la collectivisation forcée de Staline en 1929-1933 (alors que certains propagandistes anti-léniniste affirment que c’était Lénine qui a forcé la collectivisation).
Dans le livre, La Révolution trahie, écrit en 1936, Trotsky explique en détail comment les politiques de Staline sont opposées à celles de Lénine: sur la culture, la famille, l’agriculture, l’industrie, les droits démocratiques et nationaux, etc. Sur tous les problèmes internationaux, le stalinisme a cassé avec le programme et les méthodes de Lénine, tout particulièrement sur la nécessité de l’indépendance de la classe ouvrière dans la révolution chinoise de 1925-27, la lutte contre le fascisme en Allemagne, la révolution espagnole dans les années 1930 et dans toutes les autres luttes décisives. Les commentateurs anti-léniniste d’aujourd’hui, en soulignant que la lutte révolutionnaire est « irréaliste », se retrouve dans le camp de Staline contre Lénine et Trotsky.
1917: Qu’en est-il sorti?
La révolution de février 1917 a renversé le régime dictatorial du tsar. Pourtant, le gouvernement provisoire qui a remplacé le tsar continua les politiques qui avaient conduit à la révolution. Les horreurs de la première guerre mondiale se sont poursuivies, la question foncière est restée sans solution, l’oppression nationale a été intensifiée, la faim dans les villes a empiré, il n’y avait pas d’élections et une répression massive était dirigée contre les travailleurs et les paysans pauvres. Ces développements, à peine mentionnés par les historiens bourgeois, ont jeté les bases du soutien de masse aux bolcheviks et à la révolution d’octobre.
La droite s’appuie sur de simples slogans et sur des livres comme Le livre noir du communisme dans une tentative de calomnier les bolchéviks. Nicolas Werth, auteur du chapitre sur les bolcheviks, esquive la question des politiques menées durant l’automne de 1917. Il passe brièvement les décrets sur la paix et les terres convenus lors du deuxième congrès soviétique, réunion qui a élu le nouveau gouvernement dirigé par Lénine .
C’est à cette occasion qu’ont été adoptées les politiques demandées par les pauvres depuis février et qu’ils ont déjà commencé à mettre en œuvre une redistribution drastique des terres. Ce sont les bolcheviks qui ont effectivement mis en œuvre le slogan des Socialistes Révolutionnaires dans l’intérêt des 100 millions de paysans et sans terre. Les SR avaient un large soutien parmi les paysans, mais se divisaient selon les lignes de classe en 1917. Son aile de gauche a rejoint le gouvernement soviétique – avant d’essayer de le renverser en 1918. Trente mille riches propriétaires, haïs par toutes les couches de la paysannerie, ont perdu leurs terres sans compensation.
Le décret du gouvernement bolchevik sur la paix était une décision historique, espérée par des millions de soldats et leurs familles depuis plus de trois ans. Cet effet de la révolution russe et de la révolution allemande un an plus tard, en mettant fin à la première guerre mondiale (en novembre 1918), est complètement enterrée par les campagnes de calomnies contre Lénine et la révolution.
Werth, dans Le livre noir, écrit que les bolcheviks “semblaient” appeler les peuples non russes à se libérer. En fait, le gouvernement a déclaré toutes les personnes égales et souveraines, a préconisé le droit à l’autodétermination pour tous les peuples, y compris le droit de former leurs propres États et l’abolition de tous les privilèges nationaux et religieux.
Les décisions d’abolir la peine de mort dans l’armée et d’interdire le racisme, qui montrent les intentions réelles du régime ouvrier, ne sont mentionnées nulle part dans Le livre noir. Il en va de même pour la Russie soviétique qui est le premier pays à légaliser le droit à l’avortement et au divorce. Entièrement nouveau, c’était le droit pour les organisations de travailleurs et les gens ordinaires d’utiliser des imprimeries, rendant à la liberté de la presse plus que des mots vides. Le fait que les critiques puissent être soulevées dans les rues est vérifié par de nombreux rapports de témoins. Les mencheviks réformistes et les anarchistes opéraient en toute liberté et pouvaient, par exemple, organiser des manifestations de masse aux funérailles de Georgi Plekhanov et du Prince Kropotkine (respectivement en 1918 et 1921).
Au troisième congrès soviétique, le premier après octobre 1917, la majorité bolchevik a augmenté. Le nouveau comité exécutif élu lors de ce congrès comprenait 160 bolcheviks et 125 sociaux révolutionnaires de gauche. Mais il y avait aussi des représentants de six autres partis, dont deux leaders mencheviks. La démocratie soviétique s’étendait dans toutes les régions et tous les villages, où les travailleurs et les paysans pauvres établissaient de nouveaux organes du pouvoir, des soviets locaux qui renversaient les anciens dirigeants. La loi soviétique signifiait que certains groupes privilégiés plus petits dans la société n’avaient pas le droit de vote : ceux qui embauchaient d’autres personnes à but lucratif ou vivaient sur le travail d’autres, des moines et des prêtres, et des criminels. Cela peut être comparé à la plupart des pays européens où, à cette époque, la majorité des travailleurs et des femmes manquaient de droits syndicaux, ainsi que du droit de vote.
Lénine a expliqué l’importance historique de la révolution : “Le premier au monde (rigoureusement parlant le deuxième, puisque la Commune de Paris avait commencé la même chose), le pouvoir des Soviets appelle au gouvernement les masses, notamment les masses exploitées. Mille barrières s’opposent à la participation des masses travailleuses au parlement bourgeois (lequel, dans une démocratie bourgeoise, ne résout jamais les questions majeures; celles- ci sont tranchées par la Bourse par les banques). Et les ouvriers savent et sentent, voient et saisissent à merveille que le parlement bourgeois est pour eux un organisme étranger, un instrument d’oppression des prolétaires par la bourgeoisie, l’organisme d’une classe hostile, d’une minorité d’exploiteurs ».
Dans le même temps, Lénine avait toujours une perspective internationaliste. Il a même mis en garde contre l’utilisation de l’expérience russe comme modèle à suivre partout : « La démocratie prolétarienne, dont le gouvernement soviétique est l’une de ses formes, a apporté un développement et une expansion de la démocratie sans précédent dans le monde, pour la grande majorité de la population, pour les personnes exploitées et travailleuses ». « Que les exploiteurs soient privés du droit de vote, c’est, notons-le, une question essentiellement russe, et non celle de la dictature du prolétariat en général » (La révolution prolétarienne et le Renégat Kautsky, 1918).
Lénine a noté qu’une victoire pour la classe ouvrière « dans au moins un des pays avancés » changerait le rôle de la révolution russe : « La Russie cessera d’être le modèle et deviendra une fois de plus un pays arriéré » (Le gauchisme : la maladie infantile du communisme, 1920).
Une « Croisade » anti-soviet
À Pétrograd, les représentants des travailleurs ont pris le pouvoir en octobre, presque sans effusion de sang. En tout cas, les bolcheviks étaient trop indulgents avec leurs ennemis. A Moscou, les généraux qui ont tenté d’arrêter les travailleurs armés n’étaient pas emprisonnés s’ils promettaient de ne pas récidiver !
D’autre part, les ennemis de la révolution russe agissaient selon la devise : contre les bolcheviks toutes les méthodes sont permises, a noté Victor Serge dans son livre, L’An 1 de la Révolution Russe (1930). D’abord, ils espéraient que l’armée écraserait le nouveau gouvernement directement après octobre. Lorsque cela a échoué, ils ont provoqué des soulèvements et des sabotages, tout en réarmant une armée «blanche» contre-révolutionnaire.
Les nationalités opprimées- les pays baltes, la Finlande, l’Ukraine, etc. – avaient été dominées par le gouvernement provisoire mis en place en février 1917. Compte tenu de la possibilité d’une autodétermination nationale après octobre, la bourgeoisie nationale s’est distinguée et non par le souhait pour l’indépendance, mais en invitant les troupes impérialistes à attaquer le gouvernement révolutionnaire. En Ukraine, l’armée allemande a exprimé sa gratitude en interdisant la « rada » (parlement) qui l’avait invitée. Les droits nationaux n’étaient pas garantis en Ukraine jusqu’à ce que le pouvoir soviétique sous les bolcheviks ait prévalu.
L’auteur suédois anti-Léniniste, Staffan Skott, prouve sans conteste l’effet libérateur de la révolution, et comment cela a été écrasé plus tard par Staline: « Sous le tsar, les langues ukrainienne et biélorusse n’étaient pas autorisées. Après la révolution, la culture indépendante dans les deux pays s’est développée rapidement, avec la littérature, le théâtre, les journaux et l’art. Staline, cependant, ne voulait pas que l’indépendance n’aille trop loin et devienne une véritable indépendance. Après les années 1930, il n’y avait pas beaucoup de littérature ukrainienne et biélorusse – presque tous les auteurs avaient été abattus ou envoyés dans des camps de prisonniers pour mourir ».
Après octobre, « les gens de l’aile gauche des socialistes révolutionnaires » ont été les seuls à coopérer avec les bolcheviks, écrit Werth dans le Livre noir du communisme, pour créer une impression d’isolement bolchevik. Mais il doit admettre qu’à la fin de 1917, il n’y avait pas d’opposition sérieuse capable de contester le gouvernement. La faiblesse de la violence contre-révolutionnaire, à ce stade, donne également une image fidèle des intentions des bolcheviks. Si l’objectif de Lénine était de commencer une guerre civile – ce que le Livre noir et d’autres prétendent – pourquoi la guerre civile n’a-t-elle pas commencée avant la seconde moitié de 1918 ?
Au premier semestre de 1918, un total de 22 individus ont été exécutés par les « Rouges » – moins que dans le Texas sous le gouverneur George W. Bush. La politique pacifique dominait encore. Il y avait des débats animés dans les soviets entre les bolcheviks et les autres courants politiques.
Cependant, la caste d’officier et la bourgeoisie en Russie et internationalement étaient déterminées à agir militairement. La guerre civile en Finlande au printemps 1918, où les blancs ont gagné au prix de 30 000 travailleurs et de paysans pauvres tués, était une répétition générale de ce qui se passerait en Russie. Dans le but d’envahir et de vaincre la révolution russe, une nouvelle alliance a rapidement été formée par les deux blocs impérialistes qui étaient en guerre les uns avec les autres pendant trois ans (15 millions sont morts dans la première guerre mondiale). La propagande de guerre britannique contre l’Allemagne a totalement ignoré l’invasion allemande de la Russie au printemps de 1918.
C’est Churchill qui, en 1919, a inventé l’expression « la croisade antisoviétique des 14 nations ». À cette époque, le gouvernement soviétique était entouré par les généraux blancs, Pyotr Krasnov et Anton Dénikine, au Sud, l’armée allemande à l’Ouest et les forces tchèques à l’Est.
La majeure partie de l’invasion a eu lieu en 1918. Des troupes britanniques sont arrivées au port de Murmansk, au nord-ouest de la Russie, en juin. Deux mois plus tard, les forces britanniques et françaises ont pris le contrôle d’Arkhangelsk, les États-Unis s’y sont joins plus tard. Les États-Unis, avec 8 000 soldats et le Japon avec 72 000, ont envahi Vladivostok dans l’Extrême-Orient en août. Les forces allemandes et turques ont occupé la Géorgie, plus tard sous contrôle britannique. La Géorgie est devenue la base de l’armée du général Denikin. Entre autres, la Roumanie était une légion d’anciens prisonniers de la République tchèque, de Pologne, de Hongrie, de Bulgarie et des pays baltes.
Le 30 août 1918, le chef bolchevik, Moisei Uritsky, a été assassiné, et Lénine a été gravement blessé lors d’un attentat. Deux mois plus tôt, l’aile droite des socialistes révolutionnaires avait tué un autre bolchevik, V. Volodarsky, commissaire de presse pour le soviet de Pétrograd. La souplesse croissante des partis d’opposition fut de nouveau prouvée à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan. Les bolcheviks ont perdu leur majorité dans le soviet de Bakou, où les mencheviks et les socialistes révolutionnaires ont accueilli les troupes britanniques pour « établir la démocratie ». Contrairement à la mythologie, les dirigeants bolcheviks ont démissionné pacifiquement, mais ont ensuite été arrêtés et exécutés sur l’ordre du général britannique W Thompson. Les réalités de la guerre civile ont triomphé de la préparation des bolcheviks pour offrir aux autres partis la possibilité de gagner une majorité dans la classe ouvrière.
La « terreur rouge » proclamée par les bolcheviks en septembre 1918 n’avait rien de commun avec ce que l’on appelle aujourd’hui le terrorisme. La « terreur rouge » était publique, convenue par le pouvoir soviétique et dirigée contre ceux qui avaient déclaré la guerre contre le gouvernement et les soviets. C’était en défense de la révolution et de la libération des opprimés, contre l’exploitation impérialiste des colonies et des esclaves.
Les exemples de la Finlande et de Bakou ont montré jusqu’à quel point la « terreur blanche », les généraux contre-révolutionnaires, étaient prêts à aller. Même Werth dans Le Livre Noir est obligé de se référer à l’ambiance dans le camp blanc : « En bas avec les Juifs et les commissaires », était l’un des slogans utilisés contre Lénine et Grigori Zinoviev, un bolchevik proéminent (finalement inculpé dans l’un des procès spectacle de Staline et exécuté en 1936). La brutalité de la guerre civile en Ukraine ne peut s’expliquer que par l’antisémitisme de la contre-révolution. Les soldats blancs se battaient sous des slogans tels que « l’Ukraine aux Ukrainiens, sans bolcheviks ou juifs », « Mort à l’écume juive ».
L’Armée rouge a écrasé les soulèvements cosaques qui étaient liés aux forces de l’amiral Alexandre Kolchak. Le livre noir prétend que les cosaques étaient particulièrement persécutés, mais leurs intentions étaient claires et sans compromis : « Nous les cosaques … sommes contre les communistes, les communes (l’agriculture collective) et les juifs ». Werth estime que 150.000 personnes ont été tuées dans les pogroms antisémites conduits par les troupes de Dénikine en 1919.
Une autre alternative?
En Russie en 1917 et les années suivantes, il n’y avait aucune possibilité d’une « troisième voie » entre le pouvoir soviétique et une dictature réactionnaire de la police militaire. Les menchéviks et les socialistes révolutionnaires, en particulier, ont quand même essayé de le tester. Déjà pendant la première guerre mondiale, les principales parties de la direction menchevique avaient capitulé et ont rejoint le camp chauviniste ou patriotique, soutenant la Russie tsariste dans la guerre impérialiste. Lorsque les soviets ont dissous l’Assemblée constituante en janvier 1918, les deux parties ont entamé des négociations avec des représentants français et britanniques. En coopération avec le Parti des Cadets bourgeois (Démocrates constitutionnels), ils ont créé une nouvelle assemblée constituante à Samara, en Russie du Sud-Ouest, en juin 1918, sous la protection de la République tchèque. Cette assemblée a dissous les soviets dans la région. Des massacres ont été menés contre les bolcheviks. Même les journaux de l’assemblée elle-même se référaient à « une épidémie de lynchages ».
L’argument final de la campagne anti-Léniniste et antirévolutionnaire est que le « communisme » a tué plus de 85 millions de personnes – l’anticommuniste, RJ Rummel, dit 110 millions. Mais même un examen des chiffres donnés dans Le Livre Noir contrecarre la revendication que le stalinisme et le régime de Lénine étaient une seule et même chose. Stéphane Courtois affirme que 20 millions de victimes du communisme ont été tuées en Union soviétique. Pour la période 1918-23, cependant, le nombre de victimes serait « des centaines de milliers ». Ce chiffre de la guerre civile peut être comparé, par exemple, aux 600 000 morts par les bombardements américains du Cambodge dans les années 1970, ou les deux millions de tués à la suite du coup d’Etat militaire en Indonésie dans les années 1960. Le Livre noir place la responsabilité de toutes les victimes de la guerre civile en Russie, y compris les 150 000 assassinés dans les pogroms organisés par l’armée blanche, sur Lénine et les bolcheviks. Selon Serge, 6 000 ont été exécutés par les autorités soviétiques dans la deuxième moitié de 1918, alors que la guerre civile faisait rage, moins que le nombre de morts en une seule journée à la bataille de Verdun lors de la première guerre mondiale.
Dans leur « comptage des morts », les universitaires anti-léninistes finissent par enregistrer que la plupart des décès « causés par le communisme » énumérés dans Le Livre Noir ont pris place sous Staline ou des régimes staliniens subséquents. Cela, cependant, ne change pas la position de Courtois ou d’autres anti-communistes. Ils ne mettent pas en garde contre le stalinisme, mais contre « le désir de changer le monde au nom d’un idéal ».
L’Armée rouge l’a emporté durant la guerre civile en raison du soutien massif de la révolution socialiste, tant en Russie qu’à l’étranger. C’était la menace de la révolution à la maison qui obligeait les puissances impérialistes à se retirer de la Russie. Dans les six mois suivant le lancement de l’Internationale communiste en 1918, un million de membres s’y sont joints. La moitié d’entre eux vivaient dans des pays et des régions précédemment régis par le tsar russe. Les nouveaux partis communistes à l’échelle internationale n’ont cependant pas l’expérience des bolcheviks, qui ont construit le parti au cours de deux décennies de luttes, la révolution en 1905, le soutien massif des bolcheviks en 1913-14, etc. Les défaites des révolutions dans le reste de l’Europe – surtout en Allemagne – ont jeté les bases du stalinisme. Il est maintenant temps pour une nouvelle génération de socialistes d’apprendre les vraies leçons de Lénine et des Bolcheviks, en prévision des événements imminents.
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Etats-Unis. Les marxistes et l’Etat : Comment en finir avec le maintien de l’ordre raciste ?

Le rôle de la police et comment un réel changement peut être obtenu
La nature du maintien de l’ordre aux États-Unis est indissociable de l’histoire violente et raciste du capitalisme dans ce pays. Un fil conducteur existe des patrouilles d’esclaves aux lynchages policiers dans les communautés noires d’aujourd’hui, en passant par les chiens et les lances d’incendie de Bull Connor contre les manifestants noirs à Montgomery pendant le mouvement des droits civiques.
Par Tom Crean, Socialist Alternative, USA
Historiquement, la répression policière et étatique a également été déclenchée contre les travailleurs qui essayaient de s’organiser en syndicats, contre des organisateurs radicaux et contre toute lutte sérieuse qui menaçait les intérêts de la classe dirigeante. En 1932, le président Hoover a envoyé l’infanterie et des chars pour détruire le campement des vétérans blancs et noirs à Washington D.C., des anciens soldats qui réclamaient leurs primes de la Première Guerre mondiale promises depuis longtemps. Le 30 mai 1937, la police de Chicago a abattu 40 métallurgistes non armés qui étaient en grève devant les portes de l’entreprise Republic Steel. Dix personnes ont été tuées ce jour-là. En 2006, l’ICE (United States Immigration and Customs Enforcement, une agence de police douanière et de contrôle des frontières du département de la Sécurité intérieure des États-Unis) a organisé des rafles massives faisant penser à la Gestapo dans les usines de viande du Midwest, ce à quoi ont suivi des déportations massives de travailleurs immigrés. Cela visait à écraser le mouvement qui se développait alors en faveur des droits des immigrés, il s’agissait d’une réaction face à des travailleurs qui s’organisaient.
Le rôle de la policeComme l’expliquait Frederick Engels il y a plus de cent ans, l’émergence de l’appareil répressif de l’État, comprenant les armées, la police, les prisons, etc. reflète historiquement la division de la société en classes sociales ayant des intérêts antagonistes. L’État est constitué, selon les termes d’Engels, de “corps d’hommes armés”, qui maintient l’antagonisme de classe “dans les limites de l’ordre” mais défend en fin de compte les intérêts de la classe dominante. Dans notre société, il s’agit des capitalistes. La répression et la menace du recourt à la violence font partie intégrante de la protection des richesses et de la domination de la classe dominante dans une société aussi inégalitaire que la nôtre.
De l’esclavage à la ségrégation institutionnalisés d’aujourd’hui en passant par Jim Crow, le maintien de la division raciste est fondement du régime capitaliste aux États-Unis. Afin de former de puissants syndicats industriels comme les Travailleurs Unis de l’Automobile dans les années ’30 et ’40, les organisateurs syndicaux radicaux ont dû repousser le poison du racisme qui était encouragé par des patrons comme Ford. Sans adopter une position antiraciste sans équivoque, ils n’auraient jamais réussi à convaincre les travailleurs blancs et noirs de se battre ensemble et de remporter des victoires historiques profitant à l’ensemble de la classe ouvrière. Ce mouvement était si puissant qu’il aurait pu être le début d’une remise en cause du pouvoir capitaliste lui-même.
L’attitude agressive de la police dans les quartiers pauvres noirs et latinos aujourd’hui est destinée à maintenir les gens littéralement enfermés dans des logements et des écoles inférieurs aux normes et à les maintenir dans la ségrégation. Mais les politiciens racistes ont également cherché à présenter les personnes de couleur pauvres comme une menace pour la classe ouvrière blanche plus aisée et les communautés de la classe moyenne afin de disposer d’un plus large soutien pour ces politiques répressives.
Il n’est pas possible de créer une police totalement “non raciste” tant que le racisme et la ségrégation institutionnels restent intacts dans la société. La police ne peut pas non plus être “abolie” dans le cadre d’une société capitaliste. Tant que les capitalistes seront au pouvoir, ils devront trouver un moyen de protéger leurs intérêts et leurs biens. Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons rien faire avant de nous débarrasser du capitalisme lui-même.
Un réel changement
Les changements obtenus lors de la première phase du mouvement Black Lives Matter après 2013, notamment un entraînement plus poussé des agents de police et le port de caméras corporelles, se sont révélés totalement insuffisants. Le maintien de l’ordre peut toutefois être changé de manière significative et les incarcérations de masse peuvent être réduites. De tels gains ne peuvent cependant être obtenus que par un mouvement de masse du type de celui qui a éclaté après l’horrible meurtre de George Floyd. Pour obtenir de réelles conquêtes durables, le mouvement doit être se poursuivre, se concentrer sur la mobilisation du pouvoir social des travailleurs et défendre un programme social plus large.
Le mouvement actuel a démontré que la masse de la population rejette le racisme odieux et réactionnaire qui sévit dans les forces de police. Ce rejet du racisme est extrêmement positif. Ce qui est également exposé, c’est la protection dont bénéficie la police. Celle-ci dispose d’une immunité légale virtuelle pour presque tous les crimes. Il s’agit d’une caste qui n’est soumise à aucun contrôle démocratique. La classe dirigeante l’a envoyée en mission pour maintenir la population dans le rang, surtout la communauté noire, il est donc maintenant difficile pour l’establishment lui-même de les diriger.
Le mouvement de masse a mis en évidence de réelles divisions au sein de l’establishment politique quant à la manière de traiter le maintien de l’ordre. La position de Trump et des éléments les plus réactionnaires est d’accroître la répression de façon massive, mais cette approche s’est retrouvée isolée. Une autre aile de l’establishment – représentée par les maires Durkan à Seattle et de Blasio à New York – cherche à maintenir le statu quo mais se trouve actuellement en retrait sous la pression du mouvement. Une troisième aile cherche à contrôler le mouvement en reprenant la revendication de la diminution du budget de la police pour ensuite affaiblir la portée du mouvement. A Minneapolis, la majorité du conseil de ville est allée jusqu’à s’engager à “dissoudre” le service de police. Mais presque immédiatement, ses membres ont commencé à revenir sur cette position, en expliquant qu’ils ouvrent une période d’un an pour examiner des manières alternatives d’assurer le maintien de l’ordre. L’exercice vise à faire gagner du temps à l’establishment. C’est maintenant que nous avons besoin de changement !
Nous devons rendre plus concrète la revendication de diminution du budget de la police. Kshama Sawant, élue socialiste au Conseil de ville de Seattle, a appelé à réduire le budget de la police de 50 % et mène la lutte pour taxer Amazon (dont le siège social se situe à Seattle) afin de financer en permanence des logements sociaux, des services sociaux et de bons emplois. Nous devons exiger une fois pour toutes que la politique policière, y compris l’embauche et le licenciement, soit placée sous le contrôle de conseils civils démocratiquement élus. La police doit être immédiatement purgée de tous les flics ayant commis des actes racistes ou violents dans les quartiers. Comme dans de nombreux autres pays, la police ne doit pas être armée lors des patrouilles. Une force de police placée sous contrôle démocratique, même dans une certaine mesure, réduirait l’oppression de la classe ouvrière noire en particulier, mais elle profiterait en fait à la classe ouvrière dans son ensemble.
Les divisions dans la police
Nous devons également reconnaître que la police ne constitue pas une masse homogène. L’aile réactionnaire est très forte et domine la plupart des forces de police locales dans tout le pays. Mais s’il y a eu des actes de mise en scène concernant le “genou à terre” de la part de flics qui ont ensuite violemment attaqué des manifestants, il y a également eu des signes de sympathie véritable de la part de certains policiers ordinaires. Une lettre récente de 14 officiers de Minneapolis prétend parler au nom de centaines d’autres policiers en dénonçant Derek Chauvin et en soutenant le mouvement. Il s’agit d’une mesure limitée et positive, mais elle aurait été totalement inconcevable sans la pression du mouvement de masse.
Si des policiers ordinaires veulent véritablement d’une réforme et d’une relation différente avec les communautés dans lesquelles ils travaillent, alors il est temps pour eux de se soulever et de s’efforcer de repousser des gens comme Bob Kroll – le chef d’extrême droite du syndicat de la police de Minneapolis, un partisan déclaré de Trump. Nous croyons au droit de la police à constituer des syndicats afin qu’elle puisse résister à l’utilisation que la classe dominante veut en faire contre les travailleurs. Mais ce n’est clairement pas le rôle que ces syndicats jouent aujourd’hui.
La vérité est que les forces de police de nombreuses villes ont utilisé leur participation au mouvement syndical général pour se couvrir. Le mouvement ouvrier ne peut pas rester silencieux. Il doit défendre la classe ouvrière noire et les communautés d’immigrés maltraitées par la police. Il doit exiger que les syndicats de police rejettent les politiques racistes de maintien de l’ordre et acceptent de soutenir une purge des services de police afin d’expulser les personnes ayant des antécédents de violence et de racisme pour qu’elles restent ou rejoignent les structures syndicales.
Une société juste et sûre
Vivre dans une société où les gens n’auront pas à craindre la répression de l’État et le racisme, cela implique de se débarrasser du capitalisme. Comme cela a été souligné dans un précédent article concernant la rébellion de Minneapolis :
“Une des tâches centrales d’un gouvernement des travailleurs, où les grandes entreprises seront aux mains du public et où les travailleurs disposeront du contrôle démocratique de l’économie, est de combattre l’héritage raciste de l’esclavage, de l’impérialisme et des inégalités de toutes sortes pour créer les conditions d’une société réellement débarrassée du maintien de l’ordre raciste, de l’exploitation et de l’oppression. Cela implique que les communautés ouvriers organisent leur propre sécurité et leur propre protection.
“Le processus de démantèlement de la police, des prisons et de la répression étatique en général est entrelacé avec le processus de dépassement du capitalisme et d’établissement d’une société socialiste véritablement égalitaire et sans classes. Cela ne sera pas fait par le conseil de ville de Minneapolis, mais par l’organisation consciente de la classe ouvrière en un mouvement révolutionnaire”.
Socialist Alternative défend :
- Licenciement et poursuite en justice immédiate de tous les policiers qui ont commis des actes violents ou racistes.
- Retrait de la garde nationale de Minneapolis et d’ailleurs et abrogation des couvre-feux. La garde nationale n’a rien fait pour la justice sociale et a plutôt été utilisée pour attaquer les manifestations, terroriser les communautés ouvrières, blesser les journalistes qui couvrent les manifestations non violentes et protéger les banques et les commissariats de police.
- Arrêt de la militarisation de la police. Il doit être interdit à la police d’utiliser des gaz lacrymogènes, des balles en caoutchouc et du matériel militaire. Désarmement des policiers en patrouille.
- Placement de la police sous contrôle de commissions civiles démocratiquement élues. Celles-ci devraient avoir un réel pouvoir, notamment sur les politiques d’embauche et de licenciement, la révision des priorités budgétaires et le pouvoir d’assignation à comparaître. Tout cela devrait être fait ouvertement et publiquement.
- Diminution radicale des budgets de la police et réinvestissement de ces fonds dans des écoles et des logements abordables. Imposition massive des riches pour investir dans des emplois verts, des programmes sociaux, l’enseignement public et des logements sociaux abordables en permanence.
- Les syndicats de police sont dominés par des réactionnaires qui défendent les abus, ils ne devraient pas être défendus par le mouvement ouvrier. Les syndicats doivent se ranger résolument du côté des manifestants et s’opposer au racisme et à la violence policière. Ils doivent exiger que les syndicats de police rejettent les politiques racistes de maintien de l’ordre et acceptent de soutenir une purge de la police afin de rester dans les structures syndicales ou d’y adhérer.
- Les deux principaux partis politiques, les démocrates et les républicains, ont démontré leur loyauté envers le système capitaliste raciste et oppressif. Les maires et les conseils de ville et municipaux démocrates n’ont pas fait grand-chose pour arrêter les flics tueurs. Nous ne devons pas croire que l’un ou l’autre des grands partis puisse nous représenter. Nous devons construire un nouveau parti politique de la classe ouvrière, un parti multiracial, indépendant des grandes entreprises, construit à partir de nos luttes.
- L’ensemble du système est coupable ! Comme l’a déclaré Malcolm X : “Il ne peut y avoir de capitalisme sans racisme.” Pour obtenir un changement durable, la lutte contre le racisme de la police et l’establishment politique des entreprises doit être étendue à une lutte contre le système capitaliste lui-même et pour une alternative socialiste.
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150e anniversaire de la naissance de Lénine

Vladimir Ilyich Oulianov – mieux connu sous son pseudonyme révolutionnaire, Vladimir Lénine – est né dans la ville de Simbirsk, aujourd’hui connue sous le nom d’Oulianovsk, à environ 900 km de Moscou sur la Volga, il y a un siècle et demi. À l’âge de 30 ans, il avait acquis la réputation d’être l’un des plus grands marxistes au monde et, dix-sept ans plus tard, avec Léon Trotsky, il a dirigé la première révolution socialiste au monde.
Par Rob Jones, Sotsialisticheskaya Alternativa, section russe d’Alternative Socialiste Internationale
Si un gouvernement déchirait aujourd’hui tous les accords internationaux qui restreignent les droits des gens, s’il prenait en main le sommet de l’économie, s’il introduisait un système de contrôle de l’industrie par les travailleurs et appelait les travailleurs et les paysans du monde entier à coopérer pour le bénéfice de tous, il obtiendrait le soutien enthousiaste des travailleurs et des peuples opprimés. Et c’est précisément ce que le premier gouvernement soviétique de novembre 1917, dirigé par les bolcheviks, a mis en place. Et ce n’en est encore qu’une partie. Le nouveau gouvernement soviétique a quasiment tous les aspects de la vie des travailleurs de Russie.
Il s’est immédiatement de la Première Guerre mondiale impérialiste. Il a accordé le droit à l’autodétermination aux nations qui voulaient quitter l’ancien empire russe. Il a exproprié les grandes propriétés foncières et a donné à chaque paysan le droit d’utiliser la terre. Il a refusé à l’Église orthodoxe russe et aux autres religions le droit de se mêler des affaires de l’État.
Alors que, dans les démocraties bourgeoises telles que la Grande-Bretagne, le droit de vote était limité aux hommes de plus de 21 ans possédant des biens, la nouvelle Russie soviétique a accordé le droit de vote à tous les citoyens, hommes et femmes de plus de 18 ans, sauf s’ils étaient impliqués dans l’exploitation d’autrui. Un système de soviets (conseils, en russe) composé de représentants élus des travailleurs, des soldats et des paysans dirigeait la société.
Le gouvernement bolchevique a déclaré que les femmes devaient disposer de droits égaux, a introduit un vaste programme pour réduire l’analphabétisme féminin, a créé des cuisines sociales, des blanchisseries et des jardins d’enfants pour soulager la pression exercée sur les femmes. Les lois sur le mariage et le divorce ont été modifiées pour permettre à une femme de divorcer à tout moment si elle le souhaite, le droit à l’avortement a été introduit. Alexandra Kollontai est devenue la première femme ministre (Commisaire du Peuple) d’un gouvernement au monde.
L’homosexualité a été dépénalisée et, de fait, un certain nombre de partisans culturels et politiques de premier plan étaient homosexuels, dont Georgy Chicherin, Commissaire du Peuple aux affaires étrangères.
L’éducation, y compris l’enseignement supérieur, a été rendue gratuite pour tous. Une campagne d’alphabétisation de masse a été lancée. Neuf ans d’enseignement scolaire étaient prévus et toute personne ayant obtenu un certificat scolaire à 16 ans avait le droit d’étudier à l’université. En 1921, plus de 200 nouvelles universités avaient été créées, un nombre triplé en trois ans. Des centaines d’écoles spéciales ont été créées pour enseigner les langues des minorités du pays.
Les soins de santé ont également été rendus gratuits pour tous, et tous les établissements médicaux ont été intégrés au système d’État. L’idéologie médicale a été radicalement modifiée : plutôt que de viser à traiter les personnes les plus aisées souffrant de maladies et de blessures chroniques, l’approche soviétique visait à éliminer les maladies infectieuses qui, à cette époque, tuaient des centaines de milliers, voire des millions de pauvres. L’espérance de vie, qui était inférieure à 30 ans en 1913, est passée à 44 ans en 1926, et à 60 ans à la fin de la seconde guerre mondiale.
Malgré tout cela, et la guerre civile lancée par les puissances impérialistes après la révolution, le parti bolchevique de Lénine a réussi à moderniser l’alphabet russe, à introduire le langage écrit dans plusieurs régions, à aligner le calendrier julien réactionnaire sur le reste de l’Europe. Certains conservateurs, se complaisant dans le passé, s’embrouillent encore et utilisent encore aujourd’hui les dates juliennes. Les passeports internes sans lesquels il n’était pas permis de voyager ont été supprimés.
Bien entendu, Lénine a également contribué à la création de la Troisième Internationale, le Comintern, qui s’était donné pour mission de développer des mouvements révolutionnaires à travers le monde.
Sa petite enfance
Beaucoup d’idées que Lénine a défendues par la suite ont été formées au cours des premières années de sa vie dans la province de Simbirsk. Vivant dans une maison confortable mais modeste, construite en bois, son père était inspecteur scolaire local, un poste qu’il occupait dans le cadre de la réforme de l’éducation. Les trois garçons Oulianov ont bénéficié d’une atmosphère où la lecture était encouragée. Alexandr, l’aîné, était imprégné de l’esprit révolutionnaire et a rejoint la “volonté du peuple”, qui estimait que le terrorisme individuel conduirait à la révolution. Il fut exécuté en 1887 pour le rôle qu’il avait joué dans un complot pour assassiner le tsar. Vladimir fut donc inébranlablement convaincu que de telles méthodes étaient néfastes, et que seule la classe ouvrière organisée et politiquement consciente pouvait mener à bien la révolution.
Expulsé de l’université de Kazan après avoir aidé à organiser une manifestation étudiante, Vladimir s’est installé à Saint-Pétersbourg où il s’est joint au Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) créé en 1898 pour promouvoir les idées de Marx et Engels au sein du mouvement révolutionnaire et ouvrier russe. Il fut arrêté, envoyé en exil et, après sa libération, s’est rendu en Europe où il a joué un rôle majeur dans les cercles marxistes. Il a fondé un journal, Iskra (l’Etincelle), qui était passé clandestinement en Russie.
Le mouvement social-démocrate en Europe, qui reposant initialement sur les idées de Marx et Engels, s’était développé de façon spectaculaire. En Allemagne, il bénéficiait d’un soutien massif des syndicats et disposait de nombreux députés. Au début, Lénine avait énormément de respect pour les géants de la social-démocratie européenne tels que Karl Kautsky et Wilhelm Liebknecht, ainsi que pour Georgi Plekhanov, le fondateur de la social-démocratie russe. Mais l’ancienne social-démocratie était peu à peu devenue dominée par des gens qui s’intéressaient davantage aux carrières parlementaires qu’au marxisme révolutionnaire.
Que faire ?
Le tournant de l’évolution politique de Lénine a eu lieu avec la publication de son texte “Que faire ?” en 1902 et les débats du deuxième Congrès du POSDR en 1903. Ce qui ne semblait être qu’une dispute sur des questions d’organisation, en réalité, était en réalité une division du mouvement socialiste russe en deux ailes, l’une réformiste, l’autre révolutionnaire.
Lénine a soutenu que le POSDR devait être un parti de révolutionnaires professionnels, discipliné, uni et agissant en accord avec le programme du parti. Ses opposants, menés par Julius Martov, soutenaient que le parti devrait être plus large. Il suffisait, selon lui, qu’un membre soit d’accord avec l’approche générale du parti, sans nécessairement participer à ses activités. Lénine a obtenu une majorité de voix, sa fraction est donc devenue celle des “bolcheviks” (majoritaires) contre les “mencheviks” (minoritaires) de Martov.
1905
Deux ans plus tard, au début de l’année 1905, éclata la première révolution russe. Le pope Gapone, un prêtre orthodoxe qui travaillait probablement pour la police, avait essayé de détourner la colère des masses en menant une manifestation ouvrière massive au Palais d’Hiver du Tsar à Saint-Pétersbourg pour y délivrer une simple pétition appelant à des réformes. Mais la police tsariste ouvrit le feu, provoquant une vague de grève massive dans tout l’empire russe, qui comprenait alors la Pologne et la Finlande. C’est à cette occasion que les travailleurs ont constitué des soviets pour la première fois. À la fin de l’année, Trotsky était élu président du Soviet de Saint-Pétersbourg.
De nombreux bolcheviks avaient échoué à ce test de la pratique, mais ce ne fut pas le cas de Lénine lui-même. L’un des principaux bolcheviks de Saint-Pétersbourg, Alexandr Bogdanov, représentait ceux qui avaient travaillé à la création du parti clandestin, mais il s’est avéré incapable de passer au travail de masse. Il parlait du Soviet, qui représentait des centaines de milliers de travailleurs, comme d’une manœuvre de Trotsky et proposa que les bolcheviks lui posent un ultimatum : adopter le programme bolchevique ou se retirer. Mais Lénine avait compris la signification du soviet. Il a défendu que le parti devait être ouvert à une masse de jeunes travailleurs pour surmonter l’influence conservatrice des “hommes du comité”.
Lénine avait tiré la conclusion très claire qu’il ne fallait pas faire confiance à la bourgeoisie libérale, qui tentait de trouver un compromis avec le tsarisme pour aboutir à une assemblée constituante. Les mencheviks, par contre, les ont aidés. Lénine soutenait que la classe ouvrière devait travailler avec la paysannerie pauvre au sein d’un bloc révolutionnaire afin de renverser le Tsarisme et d’établir une véritable démocratie révolutionnaire. Même si cette dernière était bourgeoise, cela permettrait à la classe ouvrière de mener le peuple tout entier, et en particulier la paysannerie, à “la liberté complète, pour une révolution démocratique conséquente, pour une république ! A la tête de tous les travailleurs et des exploités – pour le socialisme !” Trotsky est allé plus loin en soutenant que, comme la bourgeoisie libérale en Russie, tout comme celle d’autres pays arriérés, était trop faible et incapable de mener sa propre révolution à l’image de ce qu’avaient fait les bourgeoisies française et anglaise. La classe ouvrière devait donc la faire à leur place, et aller plus loin pour mettre en œuvre une révolution socialiste.
Durant les années de réaction qui ont suivi 1905, Lénine a lutté pour maintenir un parti, contre les tendances d’ultra-gauche, dont Bogdanov, qui soutenaient que les révolutionnaires ne devaient pas prendre part aux travaux parlementaires. Mais de grands défis attendaient.
La trahison social-démocrate
La Deuxième Internationale a toujours défendu que la classe ouvrière de chaque pays ait des intérêts communs. Ce fut donc un choc énorme lorsqu’en 1914, les sociaux-démocrates allemands, à l’exception honorable de Karl Liebknecht et d’Otto Rühle, votèrent au Bundestag les crédits de guerre destinés à financer la machine de guerre de l’impérialisme allemand. Lorsque Lénine entendit la nouvelle pour la première fois, il pensa tout d’abord qu’il s’agissait d’un mensonge. Il semblait donc que le menchevisme n’était pas seulement réformiste, mais que la trahison de l’internationalisme était inhérente à sa politique. Cela a laissé à 38 délégués de 11 pays seulement le soin de voyager dans quatre diligences pour se rendre à la conférence de Zimmerwald en 1915 afin de défendre la bannière du socialisme international.
En Russie même, l’organisation révolutionnaire était rendue difficile en raison de la guerre et des activités de la police tsariste. Au cours des premiers mois de la guerre, le parti bolchevique avait été réduit à une poignée de membres. La totalité des membres féminins avait été arrêtée. Peu à peu, de nouvelles forces ont été constituées, mais elles étaient à peine prêtes pour le déclenchement de la nouvelle révolution. Lorsqu’une délégation de femmes travailleuses est venue demander l’aide des bolcheviks pour préparer une grève pour la Journée internationale des femmes de 1917, on leur a dit d’attendre une décision du Comité central. Les bolcheviks ne disposaient pas d’imprimerie pour produire un tract pour la grève. C’est le petit groupe Mezhraiontsii, un groupe de social-démocrates révolutionnaires anti-guerre, qui plus tard, sous l’influence de Trotsky, a fusionné avec les bolcheviks, qui a fourni des tracts contre “la guerre, les prix élevés et le manque de droits des femmes travailleuses”.
De nombreux dirigeants bolcheviques en Russie faisaient preuve de mépris pour les luttes idéologiques qui avaient lieu principalement parmi les sociaux-démocrates en exil en Europe. Ils n’avaient donc pas compris la signification des différences entre les bolcheviques et les mencheviks. Même en avril 1917, dans 54 des 68 régions russes, les Bolcheviks et les Mensheviks fonctionnaient encore comme deux ailes d’un seul parti.
Réarmer le parti
Néanmoins, une révolution se préparait. Au début de l’année 1917, le parti bolchevique se développait, et comptait jusqu’à 2000 membres à Petrograd (l’ancienne Saint-Pétersbourg). Après la révolution de février, lorsque le gouvernement provisoire bourgeois est arrivé au pouvoir, les dirigeants locaux, dont Kamenev et Staline, ont apporté leur soutien au gouvernement provisoire. Lorsque Lénine est revenu d’exil, en avril, il a été confronté à la tâche, comme l’a qualifié Trotsky, de “réarmer le parti”.
Nikolai Sukhanov était un menchevik qui se trouvait à la gare de Finlande lorsque Lénine est revenu en Russie en avril. Témoin hostile, mais honnête, il a décrit ce qui s’est passé : “Quand ils écrivent sur la rencontre enthousiaste avec Lénine à la gare de Finlande, il n’y a pas d’exagération. Les soldats et les masses prolétariennes qui sont venus à la gare appelée par les bolcheviks étaient pleins de joie (…) L’arrivée du leader bolchevique a été marquée par sa déclaration qui a fait tourner la tête, selon laquelle “les flammes de la révolution socialiste mondiale brûlent déjà’’ (…) L’inquiétude des socialistes, y compris des bolcheviks, concernant le discours de Lénine n’était pas difficile à comprendre. Ils avaient tous étudié Marx et Engels, les socialistes occidentaux, et ils comprenaient tous de la même façon la séquence des étapes à suivre… Tout d’abord, la révolution démocratique-bourgeoise et ensuite seulement, en utilisant les libertés démocratiques et à mesure que le capitalisme se développe et qu’une classe ouvrière émerge, une lutte pour le socialisme (…) les socialistes russes ne se préparaient pas une lutte armée pour le pouvoir, mais pour de futurs débats parlementaires au sein de l’assemblée constituante. Lénine, comme une tornade, s’est déchaîné sur la Russie, a fait échouer leurs plans, décidant de commencer à préparer la révolution socialiste au cours de laquelle le pouvoir devrait être transféré aux mains du prolétariat et de la paysannerie pauvre, aux Soviets.’’
Lénine a ensuite écrit ses célèbres “Thèses d’avril”. La Pravda, le journal des bolcheviks, ne les a publiées qu’après y avoir ajouté une série de commentaires indiquant qu’il s’agissait de l’opinion personnelle de l’auteur. Lorsqu’il s’est exprimé au Comité central bolchevique deux jours plus tard, il a perdu le vote. Zinoviev, Chliapnikov et Kamenev se sont tous opposés à lui, ce dernier déclarant que “la Russie n’est pas prête pour la révolution socialiste”. Dzerjinski a attaqué Lénine, en exigeant de parler au nom “des camarades qui ont vécu la révolution dans la pratique”. Lénine a cependant tenu bon – à la fin du mois d’avril, il avait obtenu le soutien du parti. Ce fut le moment, dit Soukhanov, où “le calendrier politique russe s’est accéléré et est passé de février à octobre”.
Lénine était convaincu que la classe ouvrière et surtout les jeunes le soutiendraient. Le parti bolchevique se développa de façon spectaculaire en 1917, alors que la condition de la victoire de la révolution de novembre se précisait, atteignant près de 350.000 membres à la fin de l’année, car il devenait évident que les libéraux et les socialistes modérés ne parvenaient pas à mettre fin à la guerre, à permettre la libération nationale, à convoquer l’assemblée constituante ou à prendre des mesures pour améliorer le sort des masses. Un membre du parti sur cinq avait moins de 26 ans, la moitié moins de 35 ans.
Lorsque Trotsky est rentré en Russie quelques semaines après Lénine, les deux hommes sont devenus inséparables, dirigeant conjointement la révolution. Leurs divergences antérieures, qui avaient été dramatiquement exagérées par leurs ennemis, sur la nécessité d’un parti révolutionnaire soudé et sur la nature permanente de la révolution, avaient été résolues par la pratique. Trotsky était convaincu que Lénine avait raison sur le premier point, Lénine pensait que Trotsky avait raison sur le second. Tous deux comprenaient parfaitement qu’une révolution en Russie ne pouvait réussir que si elle s’inscrivait dans une révolution mondiale plus large.
Lénine aimait à citer Goethe (dans Faust) : ” toute théorie est grise, mais vert et florissant est l’arbre de la vie.” Il a utilisé la citation lorsqu’il a expliqué pourquoi il avait changé sa position antérieure qui consistait à appeler à une “dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie”, en expliquant que ceux qui avaient appris la phrase par cœur étaient maintenant en retard sur leur temps et étaient ‘‘passés à la petite bourgeoisie contre la lutte de classe prolétarienne (…) et devraient être consignés dans les archives des antiquités “bolcheviques” pré-révolutionnaires (on peut les appeler les archives des “vieux bolcheviques”)”.
En fait, ce sont des questions comme celle-ci qui démontrent le vrai caractère de Lénine, et non pas celui qui est diabolisé par ses adversaires ou déifié par ceux qui préfèrent le présenter comme invincible. Lénine a fait des erreurs et pouvait se tromper dans ses évaluations. Mais lorsqu’il le faisait, il était capable de changer d’avis, généralement après de vigoureuses discussions avec ses camarades.
C’est cette approche, combinée à son alliance étroite avec Trotsky, qui a permis au parti bolchevique de gagner le soutien des masses ouvrières et des soldats représentés dans les soviets et de mener la révolution de novembre à la victoire. Le nouveau gouvernement soviétique a entrepris de transformer la Russie sur des bases socialistes.
Mais les impérialistes ont à juste titre considéré la Russie socialiste comme un phare pour les travailleurs d’ailleurs. Ils ont lancé une guerre civile brutale : au moins 14 armées impérialistes, dont les Britanniques, les Allemands, les Américains, les Japonais et les Français ont soutenu les anciens groupes tsaristes et les Gardes blancs pour tenter de vaincre la révolution. Les sacrifices héroïques consentis par la classe ouvrière pendant la guerre l’ont laissée épuisée et exténuée. Le retard de la révolution mondiale, en particulier après la trahison de la révolution allemande par les sociaux-démocrates, a isolé une économie en retard. Cela a entraîné une réaction, une dégénérescence de la révolution.
Le dernier combat de Lénine
Deux tentatives d’assassinat de Lénine ont eu lieu. La seconde, plus réussie, fut celle de Fanny Kaplan, du parti des Socialiste-révolutionnaire de gauche, en 1918, qui lui laissa une balle logée dans le cou, ce qui contribua aux attaques qu’il subit plus tard avant de mourir en 1924. À cette époque, cependant, il se rendit compte que les forces de la réaction se renforçaient au sein du nouvel État soviétique autour du triumvirat Zinoviev-Kamenev-Staline.
Lénine décrivait la situation comme étant “aspirée dans un marécage bureaucratique infâme”. Pour y remédier, il a proposé un pacte avec Trotsky pour lutter contre la bureaucratie en développement, mais malheureusement la situation objective était contre eux. Au cours de la décennie suivante, une contre-révolution politique bureaucratique s’est développée, culminant dans l’horrible dictature stalinienne qui, tout en maintenant la propriété de l’État sur les moyens de production, a annulé de nombreux acquis sociaux et démocratiques de la révolution.
L’héritage de Lénine
En plus d’être, avec Trotsky, le dirigeant de la révolution russe, Lénine nous a laissé un énorme héritage théorique et pratique. Il a démontré pourquoi il est nécessaire de construire une organisation révolutionnaire forte avec un programme clair, capable d’unir la classe ouvrière dans la lutte pour le socialisme. Un tel parti, a-t-il averti, ne sera pas construit de la même manière dans tous les pays. Les révolutionnaires, a-t-il soutenu, devraient être prêts à intervenir dans tous “les domaines et aspects de la vie publique, et à travailler dans tous ces domaines d’une manière nouvelle, d’une manière communiste”.
Son analyse de l’État en tant qu’instrument de répression dans la société de classe est d’une immense pertinence aujourd’hui, alors que les gouvernements capitalistes essaient de nous convaincre, pendant la crise du coronavirus, que nous sommes tous dans le même bateau, afin que la classe ouvrière supporte le coût de l’effondrement économique.
L’approche de Lénine de la question nationale, reposant sur la reconnaissance du droit des nations à l’autodétermination, est révolutionnaire même aujourd’hui, alors que de nombreux gouvernements capitalistes refusent ce droit que ce soit au Kurdistan, en Catalogne, au Tibet ou en Afrique du Nord.
Et bien sûr, il y a l’expérience de l’approche de front unique des bolcheviks, qui leur a permis, à travers les soviets, de construire un mouvement puissant et uni capable de renverser le capitalisme.
Mais le plus important est peut-être l’approche de Lénine à l’égard du marxisme révolutionnaire, qu’il n’a jamais traitée comme un dogme mais qu’il a développée en fonction de l’expérience vécue, comme il l’a commenté : ” Quiconque attend une révolution sociale “pure” ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution.”.