Your cart is currently empty!
Tag: Marxisme
-
Le Manifeste du parti communiste a 175 ans
Il y a 175 ans – le 21 février 1848 – le Manifeste du parti communiste était publié, ouvrant les yeux du monde sur des idées qui allaient menacer l’ensemble des fondements de la société bourgeoise. Véritable bombe à sa sortie, il portait en germe de nombreuses idées marxistes fondamentales et exprimait pour la première fois une formulation claire de ce qui sera connu par la suite sous le nom de marxisme.
Ce document à la portée historique a été initialement publié en tant que plate-forme de la Ligue communiste. Il reflétait les idées clés et les propositions centrales formulées par Karl Marx et Frederick Engels au cours d’années de discussion, de recherche et de collaboration. Marx et Engels avaient été chargés de préparer un programme théorique et pratique complet du parti lors d’un congrès de la Ligue tenu à Londres en novembre 1847.
Au moment de la publication du Manifeste, le communisme était déjà reconnu comme une menace en Europe et les opposants politiques ne manquaient pas. Comme le proclame son introduction «Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : Le pape et le tsar, Matternich [ancien ministre des affaires étrangères de l’empire autrichien] et Guizot [ancien Premier ministre français], les radicaux de France et les policiers d’Allemagne.»
Le manuscrit a été envoyé à l’imprimeur quelques semaines seulement avant la révolution française du 24 février 1848. Publié en allemand, il a rapidement été traduit en plusieurs langues, dont le français, l’anglais, le danois et le polonais. La traduction française est sortie peu avant l’insurrection des ouvriers parisiens et la révolution défaite de juin 1848, la première grande bataille entre le prolétariat et la bourgeoisie. Après cette défaite, la Ligue communiste a été attaquée, ses membres ont été arrêtés, plusieurs ont été emprisonnés, puis la Ligue a été formellement dissoute.
Le Manifeste du parti communiste défend l’idée de la lutte des classes en tant que processus historique. Sa première phrase – «l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire des luttes de classes», résume l’histoire écrite à travers les yeux des travailleurs. Contrairement à l’histoire officielle normalement racontée à travers le prisme de ceux qui se trouvent au sommet de la société, le Manifeste place fermement la classe ouvrière comme force motrice de l’histoire.
Le Manifeste est tout à la fois pertinent et inspirant pour l’époque actuelle. La pertinence du Manifeste s’est accrue au fil du temps, à mesure que ses idées s’ancraient dans la réalité vécue par la classe ouvrière. Sa popularité s’est développée avec la croissance du socialisme, en commençant par l’Europe, à partir des années 1870. A partir de la Révolution française, comme l’avait prédit le Manifeste, le capitalisme a atteint tous les recoins du globe. Après la révolution russe de 1917, le Manifeste est devenu un texte fondateur pour les marxistes du monde entier.
Dans la préface d’Engels, celui-ci parle de la proposition fondamentale qui constitue le noyau du Manifeste et qui, selon lui, est «destinée à faire pour l’histoire ce que la théorie de Darwin a fait pour la biologie» : «La production économique et la structure sociale qui en résulte nécessairement forment, à chaque époque historique, la base de l’histoire politique et intellectuelle de cette époque; que par suite (depuis la dissolution de la propriété commune du sol des temps primitifs), toute l’histoire a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes, aux différentes étapes de leur développement social; mais que cette lutte a actuellement atteint une étape où la classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l’exploite et l’opprime (la bourgeoisie), sans libérer en même temps et à tout jamais la société entière de l’exploitation, de l’oppression et des luttes de classes.»
Cette proposition, qui place l’organisation sociale comme découlant de son mode de production et d’échange, et qui pousse ensuite à considérer que cela explique en soi l’histoire politique de l’époque, est désormais centrale pour comprendre le marxisme. C’est sur cette base que nous développons nos perspectives aujourd’hui. Et, ce qui est important, nos perspectives arrivent à chaque fois à la conclusion que les intérêts des travailleurs et de la classe dominante sont opposés, que l’émancipation de la classe ouvrière doit venir de la lutte, et que nous ne pouvons être libérés de l’oppression de toutes sortes – racisme, sexisme, validisme, transphobie, etc. – que lorsque nous serons libérés de l’emprise du capitalisme, de l’exploitation et de l’emprisonnement des classes.
Le Manifeste est un plaidoyer contre la société de classe elle-même, et pas seulement du capitalisme. Il critique la façon dont les divisions de classe ont été cousues dans le tissu de la société pendant des millénaires, créant une prison d’oppression pour de nombreuses sections de l’humanité. Il décrit comment la société bourgeoise moderne «a surgi des ruines de la société féodale», qui était elle-même criblée d’antagonismes de classe. La société bourgeoise a établi de nouvelles classes et de nouvelles conditions d’oppression, créant deux classes qui se font directement face : la bourgeoisie et le prolétariat. Il décrit comment la bourgeoisie a «impitoyablement déchiré les divers liens féodaux qui unissaient l’homme à ses «supérieurs naturels» et n’a laissé d’autre lien entre l’homme et l’homme que le pur intérêt personnel, que l’impitoyable «calcul égoïste». (…) Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce.»
Le capitalisme en était encore à ses débuts en 1848 : seules l’Angleterre et la Belgique étaient industrialisées. Pourtant, le Manifeste a fait preuve d’une incroyable clairvoyance en décrivant comment la crise était inhérente au système capitaliste, en annonçant la destruction délibérée des moyens de production afin d’augmenter les profits.
Le Manifeste décrit comment le capitalisme a été stimulé et, à son tour, accéléré par la colonisation, le commerce des marchandises et la recherche de nouveaux marchés. Les guildes ont été supplantées par la production industrielle de masse. Avec la croissance des marchés, la demande a augmenté et l’industrie s’est développée, tout comme le prolétariat en tant que classe distincte et exploitée. «Ces ouvriers, qui doivent se vendre par morceaux, sont une marchandise, comme tout autre article de commerce, et sont par conséquent exposés à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché.»
Le Manifeste aborde également le rôle de la famille dans la société bourgeoise en disant que celle-ci «a arraché à la famille son voile sentimental et a réduit la relation familiale à une simple relation d’argent.» À l’ère industrielle, le travail des enfants était courant, et le Manifeste critique la façon dont l’industrie moderne «déchire tous les liens familiaux et transforme les enfants en simples articles de commerce et instruments de travail.» Les femmes, dans la société bourgeoise, sont considérées comme de «simples instruments de production». Ces idées sur le rôle de la famille sont ensuite développées par Engels dans son livre de 1884 : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État.
D’autres idées clés, développées dans d’autres écrits marxistes, décrivent comment la bourgeoisie moderne a renforcé son influence politique par la création d’un État moderne, dont l’exécutif n’est «qu’un comité chargé de gérer les affaires communes de toute la bourgeoisie.» Cette idée est de celles qui offrent aux marxistes une perspective claire sur l’État et sur qui il représente réellement. Après la défaite de la Commune de Paris en 1871, il est devenu évident que la classe ouvrière ne peut pas utiliser la machine étatique existante pour atteindre ses objectifs. Cette idée a été développée par Lénine, dans L’État et la Révolution.
Même le chapitre 3 du Manifeste, qui décrit une série de variantes du socialisme – dont le socialisme petit-bourgeois, le socialisme allemand ou «véritable», le socialisme conservateur ou bourgeois, le socialisme critico-utopique et le communisme – a une certaine pertinence aujourd’hui. Bien que ces formes spécifiques de socialisme n’existent plus, nous pouvons critiquer des variantes du réformisme social-démocrate, du gauchisme et autres. Un point essentiel est que rien ne peut remplacer la lutte de masse et la construction de mouvements pour renverser le capitalisme.
Signification historique
Le fait que, 175 ans plus tard, Alternative Socialiste Internationale – dont le PSL/LSP est la section belge – écrive sur ce livre témoigne de son importance et de sa pertinence. Nous continuons à vivre dans une société qui est criblée d’oppressions. Le prolétariat d’aujourd’hui est toujours confronté à la même oppression fondamentale que celle décrite dans le Manifeste.
Outre les idées sur les classes, le travail salarié, l’oppression, la classe ouvrière et la lutte, ce qui rend le Manifeste communiste si puissant, c’est sa description poétique et crue de l’inhumanité de ce système brutal. La puissance de son écriture fait partie de son attrait.
Le Manifeste communiste ne se contente pas de fournir une analyse, il fournit un ensemble de revendications. Ses exigences comprennent :
- L’abolition de la propriété privée.
- Un impôt progressif sur le revenu
- L’abolition de l’héritage.
- La centralisation du crédit dans les mains de l’État, au moyen d’une banque nationale à capital d’État et à monopole exclusif.
- La centralisation des moyens de communication et de transport entre les mains de l’État.
- Un enseignement gratuit pour tous les enfants dans les écoles publiques. Abolition du travail des enfants dans les usines.
- L’extension des usines et des instruments de production appartenant à l’État ; la mise en culture des terres incultes et l’amélioration générale du sol selon un plan commun.
Le Manifeste dit que «de toutes les classes qui se trouvent aujourd’hui face à face avec la bourgeoisie, seul le prolétariat est réellement une classe révolutionnaire.» C’est également vrai, bien que de nombreux travailleurs aujourd’hui ne comprennent toujours pas leur propre pouvoir.
Le Manifeste décrit comment les travailleurs peuvent utiliser leur pouvoir et comment «les communistes soutiennent partout tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre social et politique des choses existant. Dans tous ces mouvements, ils mettent en avant, comme question principale, dans chaque cas, la question de la propriété, quel que soit son degré de développement à ce moment-là.»
Fait important, le Manifeste fait référence à la suprématie politique du prolétariat, qui n’a pas de patrie. L’idée même d’internationalisme et le concept d’unité internationale sont introduits : «ils travaillent partout à l’union et à l’accord des partis démocratiques de tous les pays.»
Enfin, le Manifeste indique que les communistes sont ouverts sur leurs vues et leurs objectifs. Ils indiquent clairement que leurs fins «ne peuvent être atteintes que par le renversement violents de toutes ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée une révolution communiste.»
Le Manifeste affirme que «les idées dominantes de chaque époque ont été les idées de la classe dominante». Le Manifeste lui-même remet en question cette affirmation en fournissant une contre-narration importante aux idées dominantes, et celles-ci restent pertinentes dans la nouvelle ère du capitalisme d’aujourd’hui.
La phrase de conclusion du Manifeste est aussi vraie aujourd’hui qu’elle l’était lorsqu’elle a été écrite en 1848 : «Les travailleurs n’ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !»
-
Comment fonctionnerait une économie planifiée?
Même les politiciens et les économistes bourgeois doivent bien reconnaître que le marché de l’énergie est « irrationnel » et ne fonctionne pas. Qui les contredira? L’idée que seul le capital privé est capable de produire efficacement des biens et des services a été le refrain idéologique dominant de ces 40 dernières années. C’est ainsi que l’on a justifié la privatisation du marché de l’énergie, des télécommunications, voire du rail et même de l’eau dans certains pays.
Par Peter (Leuven)
Avant même qu’une nouvelle récession ne ravive le chômage, la confiance aveugle envers les marchés capitalistes a été fortement ébranlée. La compréhension politique des travailleurs et des jeunes laisse plus d’espace à l’analyse selon laquelle il s’agit d’une crise de tout le système. La critique anticapitaliste est beaucoup plus largement acceptée qu’il y a quelques années. L’ère du désordre capitaliste pulvérise les vieilles certitudes à une vitesse vertigineuse et provoque des chocs idéologiques au sein de la classe dominante.
De nouvelles figures ou formations de gauche comme Bernie Sanders aux États-Unis, Mélenchon en France ou le PTB en Belgique ont émergé, en défendant des revendications sociales bien légitimes. Mais, élément frappant, dans aucun de ces cas on ne défend ouvertement une planification démocratique et socialiste de l’économie(1). C’est notamment dû au puissant vent de propagande bourgeoise qui a suivi l’effondrement des économies bureaucratiquement planifiées prétendument « communistes » (en réalité staliniennes) en Russie et à l’Est. Le prétendu manque d’efficacité de la planification économique trouve encore un écho dans la conscience générale. Il est temps de riposter contre cette propagande antisocialiste et de restaurer, dans le programme radical de transformation sociale dont nous avons besoin, la place centrale de la planification économique socialiste et de la démocratie des conseils.
La démocratie des conseils : le chaînon manquant
Karl Marx, fondateur du socialisme scientifique, n’a donné qu’un aperçu général du socialisme dans Le Manifeste du parti communiste (1848). La propriété privée des moyens de production devait être abolie pour contrecarrer les crises de surproduction, et les travailleurs devaient collectivement décider de l’organisation de la production. Marx désirait éviter de tomber dans l’utopie. La Commune de Paris (1871) a enfin donné une image de la démocratie ouvrière issue d’une expérience concrète : élections libres, possibilité permanente de révocation des élus, travailleurs élus à un salaire ouvrier moyen… Marx l’appelait « la forme politique enfin découverte sous laquelle l’émancipation économique des travailleurs doit être réalisée » mais soulignait qu’il fallait totalement abolir l’État capitaliste oppresseur et pas seulement en prendre possession.
La révolution russe (1917) a complété cette image d’une démocratie de et pour la classe ouvrière. Les « soviets » (conseils ou comités en russe) reposaient sur des assemblées de masse organisées démocratiquement sur les lieux de travail notamment, avec des discussions libres entre les divers points de vue de la classe ouvrière et des personnes opprimées. Chaque lieu de travail ou caserne élisait un certain nombre de représentants pour les conseils centraux des ouvriers et des soldats, et ce dans chaque ville.
Ce puissant réseau de conseils se réunissait dans des congrès nationaux périodiques de représentants des classes opprimées. Dans les moments d’effervescence révolutionnaire, ces organes de lutte élus dans les entreprises, les districts, les écoles… sont de plus en plus devenus l’expression d’un phénomène de double pouvoir. Il y avait un nouveau pouvoir émergent aux côtés du gouvernement capitaliste mis en place à la chute du tsarisme. Pour les marxistes, ce type de démocratie des conseils échelonnés après la révolution est crucial pour la viabilité d’une économie planifiée. Cependant, en raison de l’isolement de la révolution dans un pays économiquement arriéré, les éléments de démocratie ouvrière ont été difficiles à maintenir et, à partir de 1924, ils ont complètement été éliminés sous le joug de la bureaucratie stalinienne.
La Commune de Paris n’a, hélas, existé que dans une seule ville et elle n’a pu donner qu’une image limitée de l’organisation économique du socialisme. Lénine remarquait d’ailleurs qu’à l’époque de la Commune, la concentration et la centralisation du capital n’en étaient encore qu’à leurs débuts. Aujourd’hui, ce phénomène a pris des dimensions stupéfiantes : le capitalisme est dominé par les monopoles, ce qui peut en retour faciliter l’élaboration d’une planification économique. Les entreprises multinationales représentent aujourd’hui environ 1/3 de la production mondiale et 1/4 de l’emploi mondial.
Le débat sur le « calcul économique en régime socialiste »
Depuis les années 1920, les économistes de la classe dominante s’épuisent en arguments contre la « planification centrale ». Comme si toute la planification économique devait obligatoirement être centralisée et ne pas dépendre du type de produit ou de service… La production d’acier ou le transport ferroviaire doivent par nature être centralisés. Les biens de consommation ou les biens comportant de nombreux composants pourraient bénéficier davantage d’une planification décentralisée, l’entreprise nationalisée et son comité d’entreprise estimant et contrôlant le rythme de la production et des achats.
Selon les idéologues capitalistes, les économies planifiées souffriraient toujours du « manque d’information » et du « manque d’innovation ». Même l’économie bureaucratiquement planifiée en Russie – une économie sans contrôle ouvrier et sans gestion démocratique par la classe ouvrière, excessivement centralisée pour des raisons bureaucratiques et élitistes… – a toutefois connu une croissance beaucoup plus rapide que celle d’un pays capitaliste comme l’Inde. Bien qu’encore limitée en raison de la dictature et du manque de coopération internationale, cela a illustré le potentiel de la planification : éliminer le cycle de croissance et de récession du capitalisme, éviter les crises ou dépressions prolongées, garantir les services de base tels que l’éducation, les soins de santé, le logement, l’emploi…
Imaginons ce qu’aurait donné le développement de ces économies sous une démocratie des conseils, avec une recherche scientifique pleinement épanouie et non ravalée au rang de jouet par la bureaucratie et entravée par des conflits internes, des dépenses militaires hallucinantes, etc.
Face à l’échec d’une planification trop centralisée et dictatoriale, certains ont défendu un « socialisme de marché » décentralisé, où la concurrence subsiste entre entreprises nationalisées, avec peu ou pas de planification globale ou dans le secteur spécifique. Cette approche a rapidement dégénéré en un retour de la hiérarchie et de la gestion managériale, comme dans la Yougoslavie de type stalinienne après la Seconde Guerre mondiale. Ceux qui estiment que les marchés et l’argent existeront toujours ignorent le fait que dans une situation d’abondance, les produits et les services peuvent être distribués gratuitement, sans intervention de l’argent.
D’autres ont tenté d’imaginer des stratagèmes permettant de passer soudainement à un monde sans argent ni marchés en imaginant que la démocratie des conseils produirait immédiatement en fonction des besoins grâce aux technologies modernes. Mais cela nécessite une plus longue période de transition reposant sur la croissance et la coordination des forces productives au niveau mondial.
Des éléments tels que l’argent et les prix ne seront pas immédiatement supprimés, mais intégrés dans la planification de l’économie de transition vers un stade supérieur du socialisme. La loi de la valeur (les prix reflétant le temps de travail nécessaire à la production) ne disparaîtra pas du jour au lendemain. Elle sera dépassée par le développement de la production, au moment où la distribution gratuite deviendra envisageable.
Formes et niveaux de planification : une réponse au « problème de l’information »
La même forme de planification ne convient pas à tous les produits ou services. On peut déjà aujourd’hui distinguer différentes formes de planification qui existeraient également sous le socialisme. Pour les produits qui peuvent se détériorer, les supermarchés appliquent déjà une planification « en temps réel » : les données de vente sont directement transmises le long des chaînes d’approvisionnement ; la production est retardée ou accélérée à l’instant même.
Cette méthode diffère de la production basée sur les commandes, où la production ne commence qu’après la passation d’une commande. Les produits industriels ou technologiques plus importants et plus coûteux bénéficieront davantage d’une production après un besoin déjà établi.
Enfin, la planification socialiste fait souvent référence à l’analyse « entrée-sortie ». De combien et de quels facteurs économiques avons-nous besoin pour produire de l’énergie verte éolienne et solaire à grande échelle ? Combien de professeurs, de salles de classe, de bâtiments… sont nécessaires en fonction de l’évolution du nombre d’élèves et du besoin de classes plus petites ? Cette planification est particulièrement utile pour les secteurs de croissance prioritaires sous le socialisme, comme la socialisation des tâches ménagères, par exemple.
Le prétendu « problème d’information » des économies planifiées, lancé par les idéologues capitalistes, serait le suivant : des « millions de produits » ne pourraient être fabriqués par une « planification centrale » sans entraîner une surcharge d’informations qui ne peuvent être traitées. Seuls les signaux de prix basés sur l’offre et la demande et la production privée à des fins de profit pourraient traiter efficacement ces informations.
Dans une économie démocratiquement planifiée, la planification sera à la fois centralisée et décentralisée. Pour une production comportant de nombreux composants différents, la planification pourrait être effectuée par l’entreprise nationalisée et son comité d’entreprise, avec des réunions sectorielles régulières pour entretenir la solidarité d’une révolution socialiste réussie, assurer l’échange d’expériences en matière de planification et de perfectionnement de la production, gérer collectivement le temps de travail…. Tout cela dans l’intérêt des travailleurs et non d’un étroit cercle de patrons motivés par le profit à court terme.
Les décisions pourraient être prises par, disons, 1/3 de représentants de l’entreprise, 1/3 de représentants des syndicats du secteur et 1/3 de représentants du gouvernement des travailleurs, afin que tous les intérêts soient représentés. Une fois l’économie planifiée divisée en secteurs d’activité, chacun devra gérer la planification de plusieurs centaines, au lieu de milliers, d’entreprises. Qu’elle soit centralisée ou décentralisée, cette planification devra toujours reposer sur la gestion collective démocratique.
Une telle économie planifiée ne sera pas constituée d’une seule ou d’une poignée d’institutions de planification, mais de milliers de centres de planification et de millions de mains, d’yeux et d’idées de travailleurs à différents niveaux. La forme appropriée de planification, combinée au niveau le plus évident, permettrait de faire fonctionner la planification économique, basée sur la libre discussion, le droit de critique, le contrôle ouvrier de la production et une véritable démocratie ouvrière.
1) Mélenchon allant toutefois un pas plus loin avec le concept de «planification écologique».
-
Pourquoi la classe ouvrière est au cœur de la lutte pour le changement

« La classe ouvrière est de retour », a déclaré Mick Lynch du syndicat britannique des transports RMT lors d’une réunion de la campagne « Enough is Enough » à Londres. « Pas seulement en tant qu’idée, mais en tant que mouvement. »
Par Fabian
Ceux qui ne possèdent pas de capital ou d’actifs productifs (terres, usines, machines, bureaux, etc.) doivent vendre leur travail en échange d’un salaire afin d’avoir de la nourriture sur table et un toit au-dessus de leur tête. Les entreprises ne font des bénéfices que parce qu’elles payent « leurs » travailleurs moins que la valeur totale du travail de ces derniers, en écrémant ce que Marx appelle la « plus-value du travail ». Sans travail, pas de plus-value et donc pas de profit. Le capitalisme en tant que système économique repose sur un vol à grande échelle commis par les patrons et les actionnaires, la classe capitaliste.
Leurs intérêts lucratifs sont en totale contradiction avec les intérêts de la classe ouvrière, concernant avant tout la sécurité d’emploi, des salaires plus élevés, des horaires de travail plus courts, mais aussi de bonnes pensions et allocations sociales, de bons services publics tels que les soins de santé, l’enseignement, etc.
La mesure dans laquelle les capitalistes parviennent à s’approprier la plus-value ou sont forcés d’accorder de meilleures conditions de travail et de salaire fait l’objet d’une lutte permanente. Elle passe par les négociations salariales individuelles au niveau de l’entreprise aux conventions collectives de travail et aux « réformes du marché de l’emploi » menées par les gouvernements. Pour mener cette guerre de classe, les capitalistes contrôlent l’appareil d’État, les tribunaux, les médias et les partis politiques traditionnels.
En tant qu’individu – sans contrôle sur les moyens de production ou sur les biens et services produits – le travailleur est sacrifiable et à la merci du patron. Mais lorsque les travailleurs s’organisent collectivement, leur position sociale devient leur force. En utilisant l’arme de la grève – en retenant collectivement leur travail – ils rendent impossible la génération de profits pour les capitalistes et développent une plus grande pression pour le changement que tout autre moyen d’action. Tous les progrès économiques et sociaux des 150 dernières années (droit de vote, normes environnementales, droits à la retraite, congés payés, semaine de 40 heures, etc.) ont été réalisés sur la base des luttes de la classe ouvrière organisée.
Cependant, tant que les relations de production dominantes restent capitalistes, toutes les réalisations de la classe ouvrière sont constamment sous pression. Outre les attaques contre les conditions de travail et la pollution criminelle pour augmenter les profits, la concurrence entre capitalistes conduit également à des guerres impérialistes. « Socialisme ou barbarie », concluait Rosa Luxemburg. La dynamique du capitalisme oblige la classe ouvrière à se battre pour ses intérêts, encore et encore.Un haut degré d’organisation de la classe ouvrière en lutte et une conscience développée de son rôle central dans le processus de production peuvent entraîner un changement de société. Cela peut se faire en prenant les moyens de production sous contrôle collectif et en les utilisant de manière planifiée pour nos besoins et ceux de la planète. De cette manière, nous pourrons mettre fin à toutes les formes de pillage capitaliste, de discrimination et d’inégalité.
-
Exproprier les expropriateurs : Pourquoi nous appelons à la nationalisation et à la propriété publique démocratique

Image : Wikicommons Une alternative économique socialiste comprend de nombreuses caractéristiques essentielles telles que des augmentations de salaire et une réduction des heures de travail pour les travailleurs, des impôts sur la richesse et les bénéfices, des services publics étendus et gratuits, etc. Mais une revendication centrale est la nationalisation des ressources économiques et naturelles et la propriété publique démocratique de l’économie.
Par Eddie McCabe Socialist Party (ISA – Irlande)
Le “droit” à la propriété privée est fondamental pour le capitalisme, et à son tour, l’abolition du droit à la propriété privée est fondamentale pour le socialisme. Pour être clair : cela ne concerne pas les choses que la plupart des travailleurs possèdent : les possessions qu’ils ont accumulées parce qu’ils en ont besoin ou envie, qu’il s’agisse de meubles, de véhicules, d’appareils électroniques ou de bijoux, ou même des propriétés résidentielles qui constituent les foyers des gens. Tout le monde a droit à ces biens et, en fait, seul le socialisme pourrait fournir à chacun tout ce dont il a besoin ou envie pour vivre confortablement, la seule contrainte étant les ressources limitées de la nature et le bien-être écologique.
Ce que signifie le droit à la propriété privée sous le capitalisme, c’est le droit d’une minorité riche de posséder et de contrôler les principales ressources économiques et naturelles du monde, y compris les ressources humaines. En d’autres termes, ce n’est pas seulement la richesse qu’ils possèdent, mais les moyens de produire de la richesse, ce qui est obtenu par l’exploitation de tous ceux qui ne possèdent pas ces moyens – la vaste majorité pauvre et ouvrière. En effet, les droits de propriété capitalistes équivalent essentiellement à une protection juridique d’une minorité exploiteuse contre une majorité exploitée, et à la consécration de l’inégalité sociale dans le système.
Karl Marx et Friedrich Engels l’ont bien expliqué en écrivant : « Vous êtes saisis d’horreur parce que nous voulons abolir la propriété privée. Mais, dans votre société, la propriété privée est abolie pour les neuf dixièmes de ses membres. C’est précisément parce qu’elle n’existe pas pour ces neuf dixièmes qu’elle existe pour vous. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une forme de propriété qui ne peut se constituer qu’à la condition de priver l’immense majorité de la société de toute propriété.» (Manifeste du Parti Communiste)
Un système fondé sur la dépossession
La propriété privée capitaliste n’a donc pas grand-chose à voir avec les biens personnels des individus et tout à voir avec le pouvoir et les privilèges de la classe dirigeante, qui, comme Marx l’a noté ci-dessus, provient en fin de compte de la dépossession et de la misère de la masse des gens. Les défenseurs du capitalisme de libre marché prêcheront le caractère sacré de la propriété privée, insistant sur le fait que toute atteinte à la propriété privée par les gouvernements est une forme de despotisme. Pour reprendre les termes de l’influent économiste Milton Friedman, « la préservation de la liberté… est la principale justification de la propriété privée. » (Milton Friedman, 13 mars 1978, ‘What Belongs to Whom?’, Newsweek.)
Ce principe, cependant, ignore commodément l’histoire brutale des origines du capitalisme dans la dépossession violente et le déplacement des populations. Les premières villes industrielles d’Europe étaient peuplées de paysans contraints de quitter les terres rurales qu’ils cultivaient, qu’il s’agisse de leurs propres petits lopins ou de terres communes privatisées par la « clôture », pour rejoindre les moulins et les usines. De même, les conquêtes coloniales à travers le monde ont privé les peuples indigènes de leurs terres par le pillage, l’esclavage et, souvent, le génocide. Des codes juridiques ont été élaborés pour légitimer ce nouvel état de fait, les pilleurs étant désormais protégés par des « droits de propriété » soutenus par les États capitalistes et impérialistes.
Le « mouvement anti-vol »
Mais en plus d’être un système fondé – comme toutes les sociétés de classe – sur le vol non dissimulé par la violence (l’expropriation, une caractéristique toujours présente comme peuvent en témoigner les petits agriculteurs en Inde ou les communautés indigènes au Brésil), le capitalisme est un système de vol dissimulé mais systémique par l’économie (l’exploitation). Les profits qui stimulent son développement, en alimentant les investissements pour produire plus de biens et de services afin de faire encore plus de profits, proviennent tous du travail effectué par les travailleurs au-delà de ce pour quoi ils sont payés. La valeur créée après avoir couvert le coût de leur salaire, c’est-à-dire grâce au travail qu’ils font gratuitement, ne va pas à eux-mêmes mais à leurs patrons. La proportion de travail rémunéré et non rémunéré varie, mais aucun travailleur n’est employé (pour longtemps) s’il ne crée pas plus de valeur que ce que couvre son salaire.
Prenons l’exemple de l’économie du sud de l’Irlande en 2019, avant la pandémie : le salaire horaire moyen d’un travailleur était de 24,23 euros (1). Cette année-là, les travailleurs irlandais étaient considérés comme les plus productifs au monde, bien que cette mesure soit faussée par le rôle démesuré des multinationales. La différence va à l’État sous forme d’impôts et, dans une large mesure, aux entreprises sous forme de bénéfices, ce qui signifie que celles-ci – c’est-à-dire la classe capitaliste, étrangère et nationale – contrôlent la valeur excédentaire créée dans l’économie, ce qui garantit également leur suprématie politique et leur domination sociale et culturelle. Rien de tout cela ne serait possible sans arnaquer les travailleurs de manière systémique.
Les droits de propriété capitalistes protègent l’argent, la terre et le luxe de l’élite dirigeante, mais surtout, ils protègent le capital – le moyen d’exploiter le travail salarié et de produire des profits.
Comprenant tout cela, James Connolly (marxiste et syndicaliste irlandais, l’un des dirigeants de l’insurrection de Pâques en 1916, les « Pâques sanglantes », à la suite de quoi il fut fusillé) a écrit en 1909 : « Nous confisquerions certainement les biens de la classe capitaliste, mais nous ne proposons de voler personne. Au contraire, nous proposons d’établir une fois pour toutes l’honnêteté comme base de nos relations sociales. Ce mouvement socialiste est en effet digne de s’intituler le grand mouvement anti-vol du vingtième siècle. »
La nécessité de la propriété publique
Le programme du mouvement socialiste, et de tout véritable parti socialiste révolutionnaire, doit mettre au cœur de son action la revendication d’une propriété publique démocratique des richesses, ressources et industries clés de la société. Cela implique naturellement de les retirer des mains privées. Ce n’est qu’ainsi qu’elles pourront être utilisées au profit de la société dans son ensemble, ce qui nous permettra de commencer à résoudre réellement les problèmes sociaux chroniques tels que la pauvreté, le sans-abrisme et la maladie, sans parler de la menace existentielle du changement climatique.
La crise du climat et de la biodiversité illustre particulièrement bien la nécessité de la propriété publique, même si les crises du logement, de la santé ou de la précarité au travail illustrent toutes la même chose. Est-il vraiment concevable pour quiconque que le réchauffement de la planète puisse être inversé ou arrêté alors que les grandes entreprises de combustibles fossiles – dont l’existence même dépend de la poursuite des émissions de CO2 – sont détenues et gérées comme des sources de profit? En fait, l’ensemble de cette industrie doit être fermée et remplacée par des alternatives renouvelables d’ici une vingtaine d’années. Mais le coût de cette opération pour ces entreprises est de l’ordre de 25.000 milliards de dollars (2). Il est inutile de préciser qu’elles ne s’y plieront pas de bon gré. Au contraire, elles feront tout ce qui est en leur pouvoir pour continuer à profiter de la pollution. La seule façon de les arrêter, et de sauver l’humanité de l’extinction, est de faire passer l’ensemble de l’industrie sous contrôle public et de procéder à son élimination complète.
Quiconque prend la crise environnementale un tant soit peu au sérieux doit être d’accord sur ce point au moins. Mais si nous nous en tenons au thème de l’environnement, les arguments en faveur de la propriété publique s’étendent à pratiquement toutes les grandes industries. Parmi les autres secteurs évidents, citons l’industrie automobile, qui a besoin d’un système de transport basé sur des véhicules privés, ou les grandes entreprises agroalimentaires, qui dépendent du nivellement des forêts tropicales pour faire de la place au bétail et aux aliments pour animaux. Ces deux puissantes industries s’opposeront avec véhémence aux changements sociétaux radicaux qui s’imposent dans le domaine des transports publics et de la production alimentaire pour éviter un changement climatique catastrophique. Encore une fois, ils ne peuvent pas être laissés aux mains du secteur privé.
En outre, un rapport des Nations unies réalisé par Trucost a révélé qu’aucune des plus grandes industries du monde ne serait rentable si elle devait réellement payer les coûts environnementaux de ses activités (3). C’est au reste de la société de payer la facture des dommages par le biais de fonds publics et en s’adaptant à la détérioration des écosystèmes.
Tant que les entreprises opèrent dans une économie de marché, qu’elles le veuillent ou non, la recherche du profit doit passer avant toute autre considération, y compris le bien-être des personnes et de l’environnement. Si ce n’était pas le cas, elles ne pourraient tout simplement pas rester compétitives. Ce que cela signifie pour la crise climatique, c’est que la propriété et le contrôle privés des industries clés dans le monde conduiront certainement à un désastre inimaginable. Nous avons donc besoin d’une alternative, à la fois à la propriété privée et au système de marché.
Un alternative
A bien des égards, l’alternative est évidente et simple, et donc éminemment réalisable. Si le problème est la propriété privée, l’alternative est la propriété publique. Si le problème est la production pour le profit, l’alternative est la production pour les besoins. Si le problème est l’anarchie du marché libre, l’alternative est la planification économique. Mais qu’est-ce que tout cela implique exactement et comment cela peut-il être mis en place ?
Il est logique de commencer par le sommet. La tendance innée dans une économie capitaliste est au monopole, et à la concentration de la richesse et du pouvoir économique dans un nombre réduit de mains. En 2017, par exemple, sur les 200 plus grandes entités économiques du monde en termes de revenus, 157 étaient des entreprises et 43 des pays (4). En 2021, les revenus des 500 plus grandes entreprises représentaient plus d’un tiers du PIB mondial, soit 32.000 milliards de dollars (5). Nous savons donc par où commencer. Les mastodontes de la vente au détail comme Amazon, de l’industrie manufacturière comme Foxconn, de la haute technologie comme Microsoft : ces entreprises et leurs semblables sont les priorités évidentes de l’expropriation aujourd’hui, dont les ressources seraient essentielles à l’élaboration d’un plan économique.
Marx faisait allusion à cette dynamique du capitalisme, qui rend possible la planification socialiste : « Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il a naturellement fallu plus de temps, d’efforts et de peines que n’en exigera la métamorphose en propriété sociale de la propriété capitaliste, qui de fait repose déjà sur un mode de production collectif. Là, il s’agissait de l’expropriation de la masse par quelques usurpateurs; ici, il s’agit de l’expropriation de quelques, usurpateurs par la masse. » (Le Capital)
Nationalisation
Prendre la propriété et le contrôle de ces sociétés géantes – qui dominent les industries, qui dominent les économies – reviendrait à contrôler les “sommets de commandement” de l’économie, ces sections dont les activités soutiennent et les décisions affectent toutes les autres. Dans ces cas, nous avons affaire à des sociétés multinationales, dont les activités sont souvent réparties dans le monde entier. Elles devraient naturellement être nationalisées par les États dont elles sont originaires, mais leurs actifs – usines, centres de recherche, main-d’œuvre, etc. – dans n’importe quel pays pourraient être réquisitionnés par ces États particuliers s’ils le jugent nécessaire ou utile. Cela impliquerait probablement de rompre le lien avec la société mère et de les réaménager, voire de les réoutiller à des fins plus utiles sur le plan social.
Par exemple, neuf des dix plus grandes entreprises pharmaceutiques ont des activités en Irlande, principalement des multinationales américaines. À elle seule, Pfizer emploie 3.700 personnes sur six sites pour développer et fabriquer des médicaments, dont son vaccin Covid. Un gouvernement socialiste irlandais pourrait reprendre ces installations et travailler avec sa main-d’œuvre hautement qualifiée pour continuer à produire des médicaments et des vaccins de qualité, mais en tenant compte des besoins des systèmes de santé en Irlande et dans le monde entier – et non des soldes bancaires des actionnaires – comme nouvelle pierre de touche.
La capacité de ces entreprises publiques à réussir – indépendamment de leurs anciens propriétaires privés – dépend clairement de la stabilité offerte par le soutien de l’État, mais surtout de la capacité de ses travailleurs à contrôler et gérer démocratiquement les entreprises elles-mêmes. Étant donné que ce sont les travailleurs qui effectuent toutes les opérations clés, il n’y a aucune raison d’en douter. Il suffit de regarder l’expérience des empresas recuperadas (entreprises récupérées) en Argentine, où des milliers de travailleurs ont pris le contrôle de centaines d’entreprises qui avaient fait faillite pendant la crise financière du début du siècle (voir le documentaire The Take (2004) de Naomi Klein et Avi Lewis pour plus d’informations à ce sujet). Sous le slogan « Occuper. Résister. Produire. », ces travailleurs ont transformé des entreprises en faillite en coopératives productives, pour leur propre bénéfice et celui de leurs communautés, et ont démontré le potentiel du contrôle et de la gestion par les travailleurs. Cependant, le modèle coopératif, bien qu’il constitue sans aucun doute une amélioration pour les travailleurs concernés, est sévèrement limité par le fait que les coopératives doivent toujours fonctionner selon la logique du marché axé sur le profit, ce qui n’est pas nécessairement le cas des entités publiques.
La riposte capitaliste
La principale objection à de telles nationalisations (qui provoqueraient une vague d’indignation morale de la part des médias, de la classe politique et des milieux d’affaires) serait sans doute centrée sur la « violation inadmissible des droits de propriété » protégeant ces sociétés. Mais comme nous l’avons déjà noté, les droits de propriété sous le capitalisme équivalent au droit d’une élite parasitaire d’exproprier et d’exploiter systématiquement les masses. Aux cris de « vol », nous répondrons dans l’esprit de la réfutation « anti-vol » de Connolly.
Des préoccupations plus légitimes concernant une telle politique de nationalisation ont trait à la possibilité de la mener à bien face à la réaction de la droite. Les exemples passés de gouvernements de gauche mettant en œuvre des programmes de nationalisation dans l’intérêt de la classe ouvrière nous montrent ce qui peut arriver. En 1981, François Mitterrand, du Parti socialiste (PS), a été élu président de la France grâce à une vague de soutien populaire et à un plan visant à mener des politiques réformistes radicales, notamment la nationalisation des 36 plus grandes banques et des principales entreprises de fabrication, de production d’acier, d’armement et d’informatique. Ces mesures étaient prometteuses, mais elles ont immédiatement été suivies d’une fuite des capitaux et par une attaque contre la monnaie française. Sans plan pour faire face à ces chocs économiques, Mitterrand a dû battre en retraite et se tourner honteusement vers des politiques d’austérité.
Le sort de la coalition de l’Unité populaire de Salvadore Allende au Chili a été encore pire. L’élection d’Allende à la présidence du Chili en 1970 s’est accompagnée d’un vaste mouvement social qui a poussé le gouvernement à aller plus loin que ce que ses dirigeants réformistes avaient l’intention de faire. Outre les banques et les mines de cuivre vitales, des industries privées telles que le textile ont été nationalisées, notamment l’usine de coton Yarur, la plus grande du Chili, saisie par les travailleurs eux-mêmes avant d’exiger que le gouvernement en prenne possession. À la lumière de tout cela, le capitalisme chilien et l’impérialisme américain ont répondu non seulement par des attaques économiques, mais aussi par un coup d’État militaire meurtrier en 1973, qui a porté au pouvoir la dictature de Pinochet et les politiques néolibérales du « libre marché ».
Un plan économique socialiste
Certains diront que la leçon à tirer de ces expériences est que les gouvernements socialistes ou de gauche doivent veiller à ne pas provoquer de réaction en étant trop audacieux et radicaux. En fait, c’est le contraire qui est vrai, à condition qu’il existe une stratégie socialiste claire et complète. La classe dirigeante s’opposera à toute mesure prise par un gouvernement socialiste qui profite aux pauvres au détriment des riches. Même des impôts importants sur la fortune ou sur les sociétés, sans parler des nationalisations, pourraient provoquer des fuites de capitaux et des grèves d’investissement, surtout si elles s’inscrivent dans le cadre d’un soulèvement social aux aspirations révolutionnaires.
La leçon du Chili et de la France est que les demi-mesures ne mènent pas à la victoire, mais à la défaite. Des nationalisations spécifiques sont nécessaires dans de nombreux cas, par exemple pour sauver des emplois lorsque des entreprises font faillite ou s’enfuient. Même les gouvernements de droite le font, mais sous la forme de renflouements des propriétaires aux dépens du public – par exemple la nationalisation effective des banques en Irlande ou de General Motors aux États-Unis pendant le crash financier de 2008. Mais un programme socialiste exige – et nécessite – non pas des nationalisations ponctuelles ici et là, mais la nationalisation des « sommets de l’économie » sous le contrôle et la gestion des travailleurs, ainsi qu’un plan global de production et de distribution.
L’élaboration d’un tel plan est évidemment extrêmement complexe, mais il s’agit fondamentalement d’un problème technique – et non d’un problème insurmontable (6). Il exige une véritable démocratie participative à tous les niveaux de la société et de l’économie, ce qui nécessite un changement social massif en tandem avec les politiques économiques transformatrices. Elle ne peut être réalisée que par un grand mouvement social qui impulse le changement par le bas, en mobilisant et en activant les travailleurs, les communautés et les étudiants, afin qu’ils prennent le contrôle de leur situation. Dans le cadre d’un tel mouvement, un gouvernement socialiste pourrait résister à la pression du capitalisme international et même à la menace des forces armées de l’État capitaliste.
En reprenant à la classe capitaliste la propriété et le contrôle des richesses et des ressources de la société, et en planifiant leur utilisation dans l’intérêt des gens et de la planète, un tel mouvement serait un phare révolutionnaire dans un monde en feu.
Notes
1. Eoin Burke-Kennedy, 26 juin 2020, “Average full-time salary in Republic nearly €49,000”, The Irish Times, www.irishtimes.com.
2. Anamaria Deduleasa, 4 juin 2020, “Energy transition ‘to wipe $25trn off the value of fossil-fuel reserves’ : report”, www.rechargenews.com.
3. Films For Action, 22 avril 2016, ‘UN Report Finds Almost No Industry Profitable If Environmental Costs Were Included’, www.filmsforaction.org.
4. Jake Johnson, 19 octobre 2028, ” 157 des 200 entités les plus riches du monde sont des sociétés, pas des gouvernements “, www.inequality.org.
5. Fortune, février 2022, ” Global 500 “, www.fortune.com.
6. Pour en savoir plus, voir Andrew Glyn, 1979, Capitalist Crisis : Stratégie alternative ou plan socialiste
-
Comment les bolcheviks ont traité la question nationale

Dans son discours justifiant l’invasion de l’Ukraine, Poutine s’en est pris aux bolcheviks et à Lénine. Il leur a reproché de ne d’avoir reconnu le droit à l’autodétermination de l’Ukraine, entre autres pays. Poutine s’est en fait placé dans les traces de Staline, qui préconisait une fédération russe centralisée au lieu d’une coopération entre républiques socialistes. Cette attaque contre l’approche bolchevique de la question nationale est l’occasion de revenir dessus plus en détail grâce à ce dossier de Rob Jones, membre de la section russe d’ASI, qui avait été écrit en 2017 à l’occasion du centenaire de la révolution russe.
Un siècle après la révolution d’Octobre, l’approche des bolcheviks pour résoudre la question nationale reste un exemple brillant de ce qui pourrait être réalisé dans la résolution des conflits nationaux si de véritables gouvernements socialistes arrivaient au pouvoir dans le monde entier.
C’est particulièrement le cas lorsque, sous la domination capitaliste, le monde du XXIe siècle a été ravagé par des conflits meurtriers au Darfour, au Congo, au Moyen-Orient. La question nationale n’a toujours pas été résolue de manière satisfaisante en Catalogne, en Écosse, en Irlande, en Belgique, au Québec et ailleurs, et a alimenté des conflits brutaux dans les Balkans, le Caucase, l’Asie centrale et l’Ukraine.
Deux guerres brutales en Tchétchénie et le traitement des minorités nationales démontrent que l’élite dirigeante de la Russie capitaliste moderne n’a rien en commun avec les Bolcheviks. La récente attaque à Sourgout, la ville pétrolière sibérienne, où un jeune musulman a couru avec un couteau dans un centre commercial, est clairement le résultat de politiques d’État racistes et des actions des extrémistes d’extrême droite. Ce n’est que récemment que la police anti-émeute a envahi un café de la ville et y a forcé les jeunes hommes à se raser la barbe, en prétendant qu’ils pouvaient être des wahhabites. Les bolcheviks, dirigés par Lénine, se sont cependant pliés en quatre pour soutenir les droits des minorités nationales et ethniques. Très en avance sur son temps, Lénine a même critiqué l’utilisation dans le langage courant de stéréotypes nationaux tels que l’utilisation du mot « Khokhol » pour décrire les Ukrainiens. Non seulement ce mot est toujours d’usage courant, mais il a récemment été ajouté par la propagande officielle russe qui présentait l’Ukraine comme un État fasciste.
La question de la langue
Les Bolcheviks étaient très sensibles à la question linguistique, prenant des mesures conscientes pour soutenir l’utilisation des langues minoritaires. Lénine s’est prononcé contre la reconnaissance de certaines langues comme « langues d’État », en particulier lorsque cela signifie que des minorités linguistiques importantes sont victimes de discrimination. Pourtant, à l’opposé de cette approche, les tentatives des nouveaux gouvernements capitalistes de restreindre l’utilisation de la langue russe ont conduit à un grave conflit ethnique en Moldavie dans les années 1990 et à de graves tensions dans les États baltes. Dans le Kazakhstan du président Nazarbaïev, chaque fois qu’un conflit social a éclaté, en particulier lors de la grève des travailleurs et travailleuses du pétrole de Zhenaozen, il s’est appuyé sur les soi-disant « nationaux-patriotes » et « nationaux-démocrates » (nationalistes de droite) pour demander des restrictions sur la langue russe. Même la menace de restreindre l’utilisation du russe en Ukraine a suffi à accroître les tensions qui ont conduit au conflit dans l’Est de l’Ukraine. Hypocritement, le gouvernement Poutine, qui a utilisé l’attaque contre les droits des russophones en Ukraine pour intervenir en Ukraine orientale, a maintenant annoncé que le financement de l’enseignement des nombreuses langues minoritaires de Russie allait cesser. Cela provoque déjà le mécontentement dans des républiques comme le Tatarstan.
Déclaration sur les droits des peuples de Russie*
Par-dessus tout, les Bolcheviks étaient des partisan·es de principe du droit des nations à l’autodétermination. Dans les jours qui ont suivi la révolution d’Octobre, la Déclaration des droits des peuples de Russie a été publiée. Contrairement à l’approche de la diplomatie moderne, dans laquelle les différentes parties manœuvrent et dissimulent leurs véritables intentions à la population, cette déclaration révolutionnaire déclarait de manière claire, transparente et concise que parce que les peuples de Russie ont subi une telle répression et une telle mauvaise gestion, les pogroms, l’esclavage et les attaques devaient être immédiatement cesser, de manière décisive et irréversible. Il devrait y avoir, a-t-il déclaré, l’égalité et la souveraineté des nationalités russes, le droit des peuples russes à l’autodétermination jusqu’à et y compris le droit de former leurs propres États, l’abolition de tous les privilèges et restrictions nationaux et religieux soutenus par le libre développement des minorités nationales et des groupes ethniques qui peuplent le territoire russe.
*(Dans la langue russe, il y a deux mots pour désigner le russe : « Russkiy » désigne l’ethnie russe, tandis que « Rossiskiy » désigne toute personne vivant en Russie. Sous le tsar, le pays était l’« empire russe », sous les bolcheviks, c’était la « Fédération soviétique des républiques socialistes de Rossiskaïa ». Les « peuples de Russie » désignent toutes les nationalités vivant en Russie.)
Le gouvernement provisoire
En soi, cela contrastait vraiment avec la position adoptée par les différents gouvernements qui ont dirigé la Russie après la révolution de février 1917. Le soulèvement spontané et populaire qui a renversé l’autoritarisme tsariste en février a été mené par les masses ouvrières, militaires et paysannes qui croyaient qu’en conséquence, une société libre et démocratique serait établie en Russie – beaucoup croyaient qu’elle mènerait à une société socialiste. Mais la réalité était tout autre. Non seulement la nouvelle coalition bourgeoise refusait de mettre fin à la participation de la Russie à la Première Guerre mondiale ou d’accorder des terres à la paysannerie, mais elle refusait également d’accorder la liberté aux nombreux peuples et nations de l’ancien empire tsariste. Dès le mois de mars, par exemple, elle a envoyé à la Finlande un ordre confirmant son statut de membre de l’empire russe tel que défini par l’ancien tsar au XVIIIe siècle. Lorsqu’en juillet, le Sejm finlandais a adopté une résolution stipulant qu’il est le seul à « décider, affirmer et décréter l’application de toutes les lois finlandaises, notamment celles qui concernent les finances, la fiscalité et les douanes », le gouvernement provisoire russe a envoyé des troupes pour dissoudre le parlement finlandais. Les questions relatives aux droits des peuples russes, décrétées par le gouvernement provisoire, seraient décidées par l’assemblée constituante. Mais lorsqu’il a finalement publié la position sur les droits des nations à présenter à l’assemblée constituante, il a déclaré sans ambages qu’il considérait « l’État russe comme un et indivisible ».
Les bolcheviks obtiennent le droit à l’autodétermination
Alors que la « démocratie bourgeoise » qui a régné sur la Russie de février à octobre impliquait que la nouvelle « démocratie » inclurait la liberté pour les différentes nations et les différents peuples mais n’a pas tenu ses promesses, le nouveau gouvernement soviétique dirigé par les bolcheviks a non seulement déclaré mais a fait tout son possible pour mettre en œuvre le droit à l’autodétermination. Il a fallu moins d’une semaine au nouveau gouvernement soviétique pour reconnaître le droit de la Finlande à l’indépendance. Cette reconnaissance a été rapidement suivie par le soutien à l’indépendance de l’Ukraine, de la Moldavie, de la Lituanie, de l’Estonie, de la Transcaucasie, du Belarus, de la Pologne et de la Lettonie. Malgré toutes les complexités et les difficultés, et le fait qu’en général, ces nouveaux pays indépendants étaient nationalistes bourgeois plutôt que soviétiques, le gouvernement bolchevique a respecté ces droits.
L’Asie centrale, foyer du « Grand jeu » impérialiste, avait, en 1917, à peine émergé d’une forme de féodalisme. Bien que faisant partie de l’empire tsariste, elle était gouvernée par une série de Khans féodaux sans nations consolidées. Une classe ouvrière existait à peine, au mieux elle était composée de travailleurs et travailleuses des chemins de fer et des infrastructures de soutien, dont la plupart étaient russes et russophones. Les élites locales avaient, pendant de nombreuses décennies, été forcées de se soumettre aux diktats tsaristes soutenus par la force armée, elles voyaient donc la révolution comme une opportunité d’échapper à la domination russe. Tout en faisant tout leur possible pour encourager le développement d’une conscience socialiste et d’une démocratie soviétique dans cette région, les bolcheviks ont reconnu la réalité telle qu’elle était alors, et se sont pliés en quatre pour faire preuve de bonne volonté envers les différentes nationalités.
Le Khan de Khorezm (dans une région aujourd’hui couverte par le Turkménistan) est resté au pouvoir jusqu’en 1920, date à laquelle il a été renversé par un soulèvement populaire soutenu par les troupes de l’Armée rouge. La nouvelle Fédération socialiste russe a reconnu la République soviétique populaire de Khorezm comme un État indépendant – renonçant publiquement à toute revendication territoriale et offrant une union économique et militaire volontaire avec le nouvel État. Tous les biens et terres qui appartenaient autrefois à l’État russe, ainsi que les structures administratives, ont été remis au nouveau gouvernement sans aucune demande de compensation. Une aide financière a été fournie pour la construction d’écoles, pour une campagne visant à mettre fin à l’analphabétisme et pour la construction de canaux, de routes et d’un système télégraphique.
La Pologne
À l’autre bout de l’immense empire tsariste, il y avait la Pologne. Pendant plus de cent ans avant 1917, elle avait été divisée sous le contrôle des empires autrichien, prussien et russe. Lorsque ces empires se sont effondrés à la fin de la guerre et que la révolution russe s’est étendue à tous les territoires de l’ancien empire tsariste, la Pologne s’est retrouvée dans une situation nouvelle – capable de s’unifier et de revendiquer son indépendance. Le gouvernement bolchevique a reconnu le Comité national polonais comme représentant de la Pologne.
Le nouveau gouvernement provisoire polonais dirigé par Pilsudski – alors leader du parti socialiste polonais – sous la pression des masses, a introduit la journée de 8 heures, le vote des femmes et la gratuité de l’enseignement scolaire. Pilsudski a cependant annoncé qu’il « est descendu du tramway socialiste à l’arrêt appelé Indépendance ». Le nouveau gouvernement s’est opposé aux soviets et aux conseils ouvriers qui avaient vu le jour, arrêtant les communistes et profitant de la guerre civile qui faisait rage en Russie pour étendre le territoire polonais. Les troupes polonaises ont envahi la Lituanie et, soutenues par les puissances occidentales, ont formé une alliance avec le nationaliste ukrainien Petlura et se sont installées en Ukraine, pour finalement s’emparer de Kiev. Il a fallu une contre-attaque décisive de l’Armée rouge pour les forcer à retourner à Varsovie. Malgré cela, Lénine a insisté, lors des négociations de paix avec la Pologne, sur le fait que « la politique de la Fédération socialiste russe à l’égard de la Pologne est fondée, non pas sur des avantages militaires ou diplomatiques temporaires, mais sur le droit absolu et inviolable à l’autodétermination. La RSFSR reconnaît et admet sans condition l’indépendance et la souveraineté de la République de Pologne, et ce, depuis le moment où l’État polonais a été formé ».
La lutte de Lénine
Lénine s’est battu avec acharnement pour que le « droit des nations à l’autodétermination » soit inclus dans le programme du parti bolchevique. Ses désaccords avec Rosa Luxembourg, qui estimait qu’une telle revendication était une diversion de la lutte des classes, sont bien connus. Ses arguments ont été repris par des bolcheviks de premier plan tels que Karl Radek, Youri Pyatokov et Nikolaï Boukharine.
Dans le cadre de la polémique sur cette question, Lénine a encouragé Staline à écrire son pamphlet sur la question nationale, bien qu’il ait jugé nécessaire de s’opposer à certains éléments de l’approche de Staline, même à ce stade précoce. Il n’était pas d’accord avec la définition rigide que Staline donnait d’une nation comme « une communauté stable de personnes historiquement constituée, formée sur la base d’une langue, d’un territoire, d’une vie économique et d’une composition psychologique communs se manifestant dans une culture commune », ce qui aurait exclu les droits de nombreux peuples, notamment les Juifs. Lénine n’était pas non plus d’accord avec la position proposée par Staline et Boukharine en 1919 qui réclamait le droit à l’autodétermination de la classe ouvrière de chaque nation. Il soutenait qu’étant donné que de nombreux peuples de l’empire russe – y compris les peuples kouvach, bachkir, turkmène, kirghize et ouzbek – vivaient dans des régions encore sous-développées sur le plan social et économique, ils n’avaient pas encore la possibilité de développer même les classes et encore moins la conscience de classe. Pourtant, dès 1918, Staline affirmait que « le slogan de l’autodétermination est dépassé et devrait être subordonné aux principes du socialisme ». En octobre 1920, il déclarait que les appels à la sécession des régions frontalières de la Russie « doivent être rejetés non seulement parce qu’ils vont à l’encontre de la formulation même de la question de l’établissement d’une union entre les régions du centre et les régions frontalières, mais surtout parce qu’ils vont fondamentalement à l’encontre des intérêts de la masse de la population tant dans les régions du centre que dans les régions frontalières ».
L’Ukraine
Malheureusement, Staline n’était pas le seul à occuper cette position. Lorsque la révolution de février a éclaté, le nombre de bolcheviks à Kiev, la capitale et le centre industriel de l’Ukraine, n’était que de 200, et ils étaient à peine organisés. En octobre, leur nombre a atteint 800. En réponse à la révolution de février, les dirigeants de la bourgeoisie ukrainienne ont établi la Tsentralnaya rada (Union soviétique centrale) comme « un gouvernement de tous les Ukrainiens et Ukrainiennes » et ont revendiqué son droit à l’autodétermination. Les dirigeant·es des bolcheviks de Kiev, cependant, n’ont pas reconnu l’importance de la question nationale, disant qu’elle était secondaire par rapport à celle de la lutte des classes. Tout en participant aux luttes générales de toute la Russie contre le gouvernement provisoire de Petrograd, ils ont quitté la rada Tsentralnaya pour poursuivre la construction de la nation – y compris la mise en place de structures gouvernementales et de forces armées. Après octobre, ils ont participé à un bloc avec les mencheviks et les bundistes, qui a reconnu le « Tsentralnaya rada » comme le gouvernement légitime et a déclaré que toute opposition à celui-ci devait être « exclusivement de forme pacifique ». Ils ont refusé d’accepter la position d’autres bolcheviks ukrainiens selon laquelle il était « nécessaire de mener une lutte sans compromis contre le rada et, en aucun cas, de conclure des accords avec lui ». En conséquence, le rada de Tsentralnaya a maintenu une position forte en tant que gouvernement en Ukraine et la prise de pouvoir par les Soviétiques a été retardée et considérablement affaiblie – rendant ainsi la guerre civile en Ukraine beaucoup plus complexe et prolongée que ce n’aurait été le cas si les Bolcheviks de Kiev avaient agi de manière décisive.
La question nationale et l’armée rouge
Malgré les difficultés en Ukraine, l’approche de Lénine a joué un rôle essentiel pour assurer la victoire des Soviétiques dans la guerre civile, notamment parce que la plupart des armées de Whiteguard s’opposaient à l’autodétermination sous quelque forme que ce soit.
Dans le Caucase, le général blanc Deniken a clairement indiqué qu’il s’opposait aux droits nationaux parce que « la Russie devrait être une et indivisible ». Même les groupes nationalistes qui s’opposaient aux bolcheviks en général considéraient la promesse de l’autodétermination comme une raison suffisante pour au moins maintenir la neutralité. Dans de nombreux cas, la promesse était suffisante pour gagner des nationalités entières.
Une décision critique concernait la décision de baser l’Armée rouge sur des unités territoriales sur la base « vous servez là où vous vivez ». L’ancienne armée tsariste a été russifiée – dans les cas où des membres de minorités nationales servaient, ils étaient, à l’exception des Cosaques, envoyés dans des unités régulières loin de leur propre maison, et devaient parler russe. Mais l’armée rouge sous Trotsky avait une approche différente. Des unités entières de l’Armée Rouge étaient basées sur les différentes nationalités, utilisant leur propre langue et avec de nombreuses publications militaires dans les langues non russes. Cela a aidé l’Armée rouge à gagner les populations des régions où d’autres nationalités dominaient. De nombreux groupes juifs créent leurs propres unités pour s’opposer aux pogroms initiés par le général Kolchak et d’autres. Une école d’officiers musulmans de l’Armée rouge a même été créée à Kazan, la capitale du Tatarstan. En 1919, toute l’armée nationale de Bachkirie, une région musulmane s’étendant de la Volga à l’Oural, s’est jointe à l’Armée rouge et a établi la République socialiste soviétique de Bachkirie.
Partout où elles ont été établies, ces formations nationales ont reçu une aide matérielle considérable dans le domaine de l’éducation et de la santé, en particulier dans la campagne visant à mettre fin à l’analphabétisme. Malgré la guerre civile, le nombre d’universités dans le nouveau pays socialiste est passé de 63 en 1917 à 248 en 1923. Tout en évitant une confrontation frontale avec les partisans de la religion musulmane, une agitation active est menée contre la polygamie, la vente des épouses et la pratique consistant à n’autoriser les divorces que si le mari est d’accord. Malheureusement, cette approche a été l’une des victimes de la montée du stalinisme qui, dans les années 1930, a réintroduit la langue russe comme langue de commandement et a mis fin aux publications militaires dans d’autres langues.
Des erreurs ont été commises
Le maintien d’une approche sensible et flexible des différentes nationalités a nécessité de nombreuses discussions et souvent des interventions directes de Lénine ou de ses partisans pour corriger les erreurs. Alors que les bolcheviks étaient favorables à la collectivisation volontaire des terres, Lénine a averti que dans des régions comme l’Asie centrale et le Caucase, il serait prématuré de pousser la question. Il s’est même prononcé contre la nationalisation de l’industrie pétrolière en Azerbaïdjan, craignant que, la classe ouvrière n’étant pas encore suffisamment développée, cela n’entraîne une rupture des approvisionnements pendant la guerre civile.
Dans certains domaines, malgré l’approche de Lénine, les nationalités ont été traitées avec maladresse. La révolution bolchevique avait à peine atteint l’Asie centrale que les intellectuels locaux et les élites nationales voyaient l’opportunité de développer l’autonomie ou même de nouvelles républiques nationales. Mais la révolution est arrivée par le biais des cheminots et des troupes dissoutes, presque toutes russophones. Ils ont créé le Soviet des travailleurs et travailleuses et des soldats de Tachkent et ont déclaré le « pouvoir soviétique ». Ils ont fait valoir que les musulman·es ne devaient pas maintenir de positions dans les nouveaux États et qu’il n’était pas nécessaire d’inclure les paysan·nes dans le Soviet en raison de leur « retard ». En conséquence, le Soviet s’est retrouvé isolé de 95 % de la population locale. Sa tentative de recourir à la force militaire pour renverser le nouveau gouvernement Kokland, qui plaidait pour la création d’une « république fédérale démocratique du Turkestan faisant partie de la Fédération de Russie », a eu des conséquences négatives, car beaucoup y voyaient une simple occupation militaire.
L’approche flexible de Lénine
Au départ, l’attitude du ministère des nationalités de Staline était que c’était une affaire locale, mais à mesure que les armées blanches étaient défaites dans la région, la question de savoir comment le pouvoir soviétique allait s’établir devint plus urgente. Frunze, qui dirigeait l’avance de l’armée rouge, proposa à l’origine de diviser la région pour la rendre plus facile à gouverner. Cette proposition s’est heurtée à la résistance des communistes locaux, dont beaucoup saisissaient à peine les principes de base de la politique bolchevique. Mais ils ont été encore plus contrariés lorsque Staline a dirigé une commission chargée de proposer la création d’une région autonome unifiée du Turkestan au sein de la Fédération de Russie. Finalement, Lénine dut intervenir et redéfinir la position à adopter : il fallait veiller à égaliser le régime foncier des Russes avec celui des habitantes et habitants locaux tout en réduisant énergiquement l’influence des koulaks russes ; veiller à ce que toute décision prise au niveau central concernant le Turkestan ne soit prise qu’avec le consentement des dirigeants locaux ; préparer systématiquement, « progressivement mais sûrement », le transfert du pouvoir aux Soviets locaux des travailleurs et travailleuses avec la tâche générale définie comme « non pas le communisme, mais le renversement du féodalisme ». Toute décision, a-t-il dit, sur « la question de la division de la République en trois parties ne doit pas être décidée prématurément ».
La korénisation
D’autres questions qui ont pris beaucoup de temps et d’énergie à résoudre concernaient la « korénisation » (« koren » signifie racine), principe selon lequel les Bolcheviks s’enracinent dans les nouvelles républiques et zones ethniques en développant des leaderships locaux plutôt qu’en s’appuyant sur des émissaires du centre.
Une attention particulière a été accordée au développement des cultures nationales, en particulier des langues. Lénine se fâchera lorsqu’il apprendra que les fonctionnaires soviétiques, y compris ceux du centre, continuent à utiliser le russe dans les régions où cette langue n’est pas la langue locale : « Le pouvoir soviétique se distingue de tout pouvoir bourgeois et monarchique en ce qu’il représente pleinement les intérêts quotidiens réels des masses laborieuses, mais cela n’est possible qu’à la condition que les institutions soviétiques travaillent dans les langues indigènes ». Malheureusement, l’un des pires obstacles au développement des langues nationales était le ministère des nationalités lui-même, dont les fonctionnaires soutenaient souvent qu’il suffisait de traduire du russe vers les langues locales. Lénine a répondu qu’au contraire, il s’agissait de veiller à ce que les autorités éducatives fournissent aux enseignantes et enseignants familiers avec les langues et cultures autochtones ainsi que des manuels en langue maternelle. Lors d’un congrès consacré à cette question, un orateur a affirmé que « l’esprit international ne s’obtient pas en regroupant des enfants qui ne se comprennent pas, mais plutôt en introduisant dans la langue maternelle l’esprit de la révolution mondiale ».
Pour aider à renforcer le soutien dans les régions non russes, les bolcheviks ont adopté une politique consciente de collaboration avec les organisations révolutionnaires de gauche et de tentative de les convaincre. En Ukraine, beaucoup d’efforts ont été déployés et beaucoup de patience a été nécessaire pour travailler avec l’organisation « Borotba », essentiellement un groupement révolutionnaire social de gauche ayant ses racines dans les campagnes. Christian Rakovskii, ami de longue date et allié de Trotsky, a joué un rôle clé dans ce travail. Dans le même temps, dix nouvelles « universités communistes » ont été créées pour former les cadres nationaux bolcheviques. Tout aussi important, un énorme investissement a été réalisé pour ouvrir le système d’éducation publique à l’enseignement dans les langues nationales. En 1921, dix millions de roubles ont été alloués à l’enseignement des langues bélarussienne et ukrainienne. Ce processus a été rapidement mené à bien pour les principales nationalités comme l’arménien, le géorgien et l’azéri. Pour les petites nationalités, le processus a été plus long. Mais la tâche a été traitée avec sérieux. En 1923, 67 écoles enseignaient le mari, 57 le kabardi, 159 le komi, 51 le kalmouk, 100 le kirghiz, 303 le buriat et plus de 2500 la langue tatar. En Asie centrale, le nombre d’écoles nationales, qui était de 300 avant la révolution, a atteint 2100 à la fin de 1920. Ceci est d’autant plus important que de nombreuses langues/dialectes de la région étaient, jusqu’à la révolution, non écrites. L’introduction de nouveaux alphabets, souvent latinisés, ainsi que la modernisation de l’alphabet russe ont facilité cette tâche.
Cette réalisation est d’autant plus impressionnante que la guerre civile a fait rage pendant la plus grande partie de cette période. Souvent, cela s’est traduit par un manque de ressources. Les écoles étaient souvent utilisées pour le cantonnement des troupes. Et comme de nombreux enseignants et enseignantes volontaires participaient à l’effort de guerre, il était souvent difficile de trouver suffisamment de ressources pour enseigner dans les écoles. En Ukraine, il y avait très peu de professeur·es de langue ukrainienne en 1917, et bien qu’en 1923 il y en avait déjà 45 000, il en fallait deux fois plus. La situation s’est améliorée de façon spectaculaire après la fin de la guerre civile.
Le Caucase
Sans l’approche sensible et flexible de Lénine sur la question nationale, il aurait été beaucoup plus difficile de gagner la guerre civile.
Malheureusement, cette approche est devenue l’une des premières victimes de la dégénérescence bureaucratique de la révolution qui s’est renforcée au début des années 20, avec l’apparition de ce problème dans le Caucase.
Les régions caucasiennes, principalement la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie, ont attendu en vain que la révolution de février reconnaisse l’autodétermination et lorsque la révolution d’octobre a eu lieu, elles se sont retrouvées occupées par une combinaison des armées allemande et turque. Après la défaite allemande de 1918, leur place a été prise par les Britanniques et l’Armée blanche de Denikin. En effet, en signant la paix de Brest-Litovsk, non seulement les bolcheviks ont cédé le contrôle des pays baltes et de parties importantes de l’Ukraine et du Belarus, mais ils ont également accepté qu’une partie importante du Caucase soit concédée aux Turcs ottomans.
Alors que la guerre civile progressait et que les forces de Dénikine étaient finalement repoussées en Crimée, la question de savoir qui devait gouverner le Caucase a été posée. Les Bolcheviks bénéficiaient d’un soutien important dans les grandes villes, telles que Bakou en Azerbaïdjan, Tbilissi en Géorgie, Groznii en Tchétchénie. La révolution a essentiellement atteint la région grâce à la victoire militaire de l’Armée rouge. Des républiques soviétiques ont été créées en Azerbaïdjan et en Arménie.
La Géorgie, cependant, était le fief d’un gouvernement menchévique, une sorte de cause célebre pour la Seconde Internationale réformiste. Malgré de dures polémiques politiques avec les dirigeants géorgiens, dont plusieurs avaient participé au gouvernement provisoire de Saint-Pétersbourg en 1917, Lénine était favorable à une politique de conciliation. Trotsky s’est lui aussi prononcé contre une intervention militaire – la tâche de renverser le gouvernement géorgien devrait être accomplie par le peuple géorgien, a-t-il estimé. Il a donc préconisé « une certaine période de travail préparatoire à l’intérieur de la Géorgie, afin de développer le soulèvement et de lui venir ensuite en aide ». En mai 1920, le gouvernement soviétique russe a signé un traité reconnaissant l’indépendance et concluant un pacte de non-agression.
L’inflexibilité de Staline
Le principal représentant des bolcheviks dans la région, Sergey Ordzhonikdze, un proche camarade de Staline (ils étaient tous deux géorgiens) avait d’autres idées. Après la création d’un Azerbaïdjan soviétique et d’une Arménie soviétique, il a plaidé pour la soviétisation immédiate de la Géorgie. Staline a soutenu cette position. Ignorant les recommandations de Lénine et du gouvernement russe, ils ont utilisé les unités de l’Armée rouge pour provoquer des affrontements à la frontière géorgienne. Le Comité central, mis devant le fait accompli, a été contraint d’adopter une résolution disant qu’il était « enclin à permettre à la 11e armée de soutenir activement le soulèvement en Géorgie et d’occuper Tiflis à condition que les normes internationales soient respectées, et à condition que tou·tes les membres du Conseil militaire révolutionnaire de la 11e armée, après un examen approfondi de toutes les informations, garantissent le succès. Nous vous avertissons que nous sommes obligés de nous passer de pain faute de moyens de transport et que nous ne vous laisserons donc pas disposer d’une seule locomotive ou d’une seule voie ferrée. Nous sommes obligés de ne transporter rien d’autre que des céréales et du pétrole en provenance du Caucase ». Cette information a été cachée à Trotsky, alors dans l’Oural. À son retour à Moscou, il était si furieux de découvrir ce qui s’était passé qu’il a demandé qu’une commission d’enquête examine pourquoi l’Armée rouge était intervenue de cette façon.
Cette intervention a naturellement suscité l’opposition de la population locale et d’une couche importante de Bolcheviks géorgien·nes. Mais plutôt que de reconnaître les sensibilités nationales à long terme dans la région, dans laquelle il y avait clairement trois identités nationales bien établies, Ordzhonikidze, avec le soutien de Staline, a conçu la création d’une « République soviétique transcaucasienne », qui ferait partie de la RSFSR et aurait une autorité générale sur les trois nouvelles républiques soviétiques. Outre le fait qu’elle pouvait se prononcer sur les questions intérieures géorgiennes, elle a également tenté d’établir une union monétaire, ce à quoi se sont opposés les Géorgiens et Géorgiennes qui estimaient qu’une telle union saperait leur économie relativement plus forte. Compte tenu de cette approche dans l’établissement de la République soviétique transcaucasienne, beaucoup ont également supposé que l’économie serait développée par l’importation d’une main-d’œuvre russe, ce que beaucoup dans la région ont considéré comme une continuation des anciennes pratiques tsaristes.
Bien entendu, l’approche autoritaire d’Ordzhonikidze, qui prenait souvent ses décisions sans consulter les dirigeants locaux, son recours à des mesures répressives sévères contre les opposant·es et son mode de vie extravagant, notamment sa chevauchée d’un grand cheval blanc, n’ont guère contribué à apaiser les tensions.
La formation de l’URSS
La discussion autour de la République soviétique transcaucasienne s’inscrivait dans une question plus large sur l’avenir du nouvel État soviétique.
À cette époque, il était devenu évident que les positions de Lénine et de Staline sur la question nationale étaient diamétralement opposées. Le premier voyait la formation d’une union d’États soviétiques libres et égaux comme un moyen de consolider le soutien à la révolution parmi les différentes nationalités et comme une base permettant aux futurs États soviétiques, comme l’Allemagne, de s’allier à la Russie sans qu’aucune puissance ne domine l’autre. Cependant, Staline pensait que la question nationale était secondaire et que, de plus, la révolution ne se propagerait pas et que le socialisme devrait être construit en Russie uniquement. Pour lui, l’existence de républiques, comme la république transcaucasienne, était une question de commodité administrative. La question est venue à l’esprit avec la discussion autour de la formation de l’URSS.
En tant que commissaire aux nationalités, Staline a rédigé le document original qui devait décider des relations entre les nouvelles républiques soviétiques. Dans ce projet, il proposait que les républiques soviétiques indépendantes d’Ukraine, du Bélarus, de Géorgie, d’Azerbaïdjan et d’Arménie soient établies en tant que régions autonomes au sein de la Fédération de Russie, le statut de Boukhara, de Khorezm et de l’Extrême-Orient devant être décidé ultérieurement. Pour toutes les fonctions clés telles que l’économie, le budget, les affaires étrangères et militaires, les décisions seraient prises par les ministères russes. Seules les questions relativement mineures telles que la culture, la justice, les soins de santé et les terres resteraient sous la responsabilité des régions « autonomes ». Toutes les républiques, à l’exception de l’Azerbaïdjan, se sont vivement opposées à ce plan. Pourtant, Staline a fait passer son plan par la mission spéciale mise en place pour approuver la proposition, avant de la soumettre au gouvernement.
Mais il avait encore un obstacle à surmonter – Lénine. Lors d’une rémission des conséquences de son attaque, Lénine se vit présenter la proposition. Il réagit avec beaucoup de colère et insiste pour que toute l’idée d’« autonomie » telle que proposée par Staline soit abandonnée et que l’URSS soit établie comme une fédération de républiques égales. Bien que Staline ait été forcé de concéder ce point, il s’est battu pour que la nouvelle URSS n’aille pas jusqu’à assurer les droits nationaux que Lénine voulait. Il changea sa position antérieure d’opposition à une structure de pouvoir à deux niveaux pour la nouvelle Union en introduisant un nouveau « Conseil des nationalités » au-dessus de la législature. Il a rempli ce Conseil de ses propres partisan·nes. Et pour ajouter l’insulte à l’injure, plutôt que de donner aux trois républiques caucasiennes le statut d’Union, il a proposé que la « république soviétique transcaucasienne » rejoigne l’URSS et que les trois républiques se soumettent à cet organe. Cette approche a provoqué l’indignation des Géorgiens et Géorgiennes.
La colère de Lénine
Lénine était trop malade pour assister à la réunion du Comité central qui a discuté de ces propositions en février 1923. Lorsqu’il a finalement reçu un rapport, la colère de Lénine a atteint son point d’ébullition. Il écrivit à Trotsky : « Camarade Trotsky ! Je voudrais vous demander de prendre en charge la défense du cas géorgien au sein du Comité central du parti. L’affaire est maintenant poursuivie par Staline et Derzhinskii, sur l’objectivité desquels je ne peux pas compter ».
Bien que Lénine n’ait pas eu le dernier mot sur la question, sa santé se détériorait rapidement. Il n’a pas pu assister à la réunion à huis clos du Comité central en juin, qui a été consacrée à une discussion approfondie de la question nationale. Les positions contradictoires exprimées par les orateurs lors de cette réunion ont montré clairement les contradictions qui se développent entre ceux et celles qui soutiennent l’approche de Lénine en matière de nationalités et ceux et celles qui, autour de Staline, rejettent tous les grands principes de la position bolchevique. Malheureusement, bien que la proposition de Lénine d’établir l’URSS ait été adoptée, sa mise en œuvre a été laissée entre les mains de la caste bureaucratique qui se cristallise rapidement autour de Staline.
Les crimes du stalinisme
Malheureusement, l’approche de la question nationale par la bureaucratie stalinienne, qui a réussi à achever la contre-révolution politique en URSS après la mort de Lénine, a fait basculer la politique nationale de Lénine et des bolcheviks. Les dommages causés par le chauvinisme russe que Lénine critiquait avec tant d’acuité, combinés à l’antisémitisme et aux perspectives racistes de la bureaucratie, ont été aggravés par la politique criminelle de collectivisation forcée qui a conduit à la famine dans de vastes régions de Russie, d’Ukraine et d’Asie centrale. Cela permet aux nationalistes réactionnaires d’aujourd’hui de prétendre qu’il y a eu une politique consciente de génocide, qu’ils appellent « holodomor » contre les nationalités, en l’imputant au « bolchevisme ». L’utilisation des États baltes comme pions dans les négociations avec Hitler, la déportation de nations entières, dont les Tchétchènes et les Tatars de Crimée vers le Kazakhstan pendant la Seconde Guerre mondiale, l’utilisation de l’armée soviétique pour réprimer les soulèvements dans l’ancienne Allemagne de l’Est, en Hongrie et en Tchécoslovaquie et le refus de reconnaître les droits des nations pendant la période de « perestroïka » n’avaient absolument rien à voir avec la politique nationale de Lénine et du parti bolchevique.
Cent ans plus tard, la politique de Lénine sur la question nationale a encore plus de pertinence qu’auparavant.
C’est une erreur fatale d’adopter, comme le font certaines personnes de la gauche moderne, la position de Staline selon laquelle « le slogan de l’autodétermination est dépassé et devrait être subordonné aux principes du socialisme ». Tant que le capitalisme existera, aucune nation ne pourra acquérir une véritable indépendance, car elle sera toujours dominée par les intérêts des sociétés multinationales et les différents intérêts impérialistes, et elle n’est pas non plus capable d’assurer de véritables droits démocratiques et nationaux pour tous et toutes. Pour renverser le système capitaliste, il faut une lutte de la classe ouvrière puissante et unie avec une direction socialiste, dont la construction ne sera possible que si elle a une position claire sur la question nationale.
-
18 mars 1871 : Les Communards montent « à l’assaut du ciel »

Il y a 150 ans, une insurrection ouvrière a tenté de construire une nouvelle forme d’État à Paris connue sous le nom de la Commune, en référence au gouvernement révolutionnaire de Paris établi après la Révolution française de 1789. Ses 72 jours d’existence, jusqu’au 28 mai, ont autant fait trembler les classes possédantes à travers l’Europe qu’inspiré les révolutionnaires, de l’époque à aujourd’hui.
Par Nicolas Croes
L’aventure guerrière et la chute du Second Empire
A l’époque, 65% de la population française (environ 38 millions) vivent à la campagne. Mais, environ 70% des 2 millions de Parisiens représentent une composition « industrielle et commerciale ». Le mouvement ouvrier est en plein essor et se fait de plus en plus revendicatif. Sous la pression des luttes, un droit de grève limité est accordé aux ouvriers par suppression du « délit de coalition » en 1864, l’année même de la fondation de l’Alliance Internationale des Travailleurs, mieux connue sous le nom de Première internationale (sa section française sera constituée 4 ans plus tard). Mais les concessions du régime du Second Empire (1852-1870) sont insuffisantes.
A cette menace ouvrière s’ajoutent de sérieux problèmes de politique intérieure, une situation qui pousse l’empereur Napoléon III à se lancer dans une aventure extérieure : il déclare donc la guerre à la Prusse(1) le 19 juillet 1870. Mais la guerre est une catastrophe. Un mois et demi plus tard, l’empereur capitule à Sedan le 2 septembre. La République est proclamée le 4 septembre sous la pression de la foule et de la Garde nationale qui ont envahi le palais Bourbon et réclament la chute de la dynastie. Mais avec la capitulation de Sedan, les armées prussiennes et leurs alliés envahissent le Nord de la France et assiègent Paris à partir du 18 septembre.
L’effervescence révolutionnaire
La Garde nationale va jouer un rôle de premier plan dans les événements de la Commune. Tout d’abord milice bourgeoise, elle devient une milice populaire à mesure que gonflent ses effectifs durant la guerre contre la Prusse. Le 2 septembre 1870, il est décidé que les officiers, sous-officiers et caporaux des bataillons de la Garde nationale de la Seine seront élus. Le 4 septembre, la liberté d’expression et de réunion est acquise. Journaux, clubs et organisations diverses fleurissent, la plupart soulignant le rôle de premier plan de la Garde nationale.
Le nouveau gouvernement français prend rapidement beaucoup plus peur de ce peuple en armes que des troupes étrangères. L’armistice est signé le 28 janvier 1871. L’article 7 de l’armistice stipulait « La Garde Nationale conservera ses armes, elle sera chargée de la garde de Paris et du maintien de l’ordre » Bismarck, l’homme fort de la Prusse, avait averti le gouvernement français des dangers de cette disposition. Il ne faudra pas longtemps pour que les ennemis d’hier se retrouvent unis et complices dans la défense de leurs intérêts de classe. L’Assemblée nationale élue le 8 février, majoritairement royaliste, choisit de siéger à Versailles plutôt qu’à Paris, ville populaire, ville dangereuse. Elle nomme pour chef de l’exécutif un ancien ministre de l’Intérieur, Adolphe Thiers.
A Paris, le 24 février, une réunion de 2.000 délégués représentants 200 bataillons de la Garde nationale vote une motion affirmant que celle-ci ne se laissera pas désarmer par le gouvernement d’Adolphe Thiers et appelle les habitants de la province à imiter Paris. Un peu plus tard est élu un Comité central de la Garde nationale, sans participation des délégués des bataillons bourgeois. Le 11 mars, le gouvernement supprime sans préavis le moratoire sur le remboursement des dettes de commerce et des loyers instauré au début de la guerre. Il supprime aussi l’indemnité due à la garde nationale. La situation est explosive.
Le soulèvement
Le 18 mars 1871, des troupes régulières sous les ordres du gouvernement d’Adolphe Thiers avancent dans Paris pour saisir les canons de la Garde nationale. Mais les soldats fraternisent avec le peuple ! Le général Lecomte ordonne de tirer sur la foule, mais il est arrêté par ses propres soldats. Il sera exécuté plus tard avec un autre prisonnier, le général Clément-Thomas, qui fut l’un des commandants de la sanglante répression du soulèvement de juin 1848. En 24 heures, le gouvernement et les troupes régulières se replient sur Versailles et abandonnent la capitale aux insurgés. C’est le début de la Commune de Paris.
Le Comité central de la Garde nationale s’installe à l’Hôtel de ville. Dès le lendemain, il appelle à l’élection d’une Assemblée communale. Immédiatement il prend des mesures sociales dans le sens de la Commune : il rétablit la solde des Gardes nationaux et le moratoire des loyers et des échéances.
L’élection d’une assemblée communale a lieu le 26 mars 1871, plus de 230.000 électeurs masculins y participent. Les partisans de la Commune l’emportent largement. Le 28 mars, les 90 élus proclament la Commune sur la place de l’Hôtel de ville au milieu d’une foule d’environ 200.000 personnes.
Parmi les nombreuses mesures de la Commune, on peut citer :
- la séparation de l’Église et de l’État ;
- des mesures en faveur de l’instruction et de l’éducation du peuple : l’école laïque gratuite et obligatoire, y compris pour les filles ;
- la révocation des élus : « Les membres de l’Assemblée municipale, sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l’opinion, sont révocables, comptables et responsables » ;
- le remplacement de l’armée par la Garde nationale, c’est-à-dire par le peuple en armes ;
- des mesures sociales protégeant les locataires, les travailleurs, les sans travail, les sans-logis,… ;
- l’attribution des entreprises abandonnées par les propriétaires aux ouvriers et aux associations de producteurs ;
- l’égalité entre enfants naturels et « légitimes ».
Mais Paris est à nouveau assiégée, par l’armée française cette fois. Le 21 mai commence la « Semaine sanglante », les troupes versaillaises envahissent Paris, la répression sera abominable, elle donne une idée de la haine et de la frayeur de la classe dirigeante face à ce noyau d’Etat ouvrier. Entre 20.000 à 35.000 Communards ou supposés tels sont exécutés, dont nombre de femmes et d’enfants. En 1871 et 1872, les Conseils de Guerre rendent plus de 50.000 jugements, dont diverses condamnations à mort, aux travaux forcés à perpétuité et à la déportation dans des bagnes.
Rendre hommage aux Communards en poursuivant leur combat
C’est suite à l’expérience de la Commune que Marx et Engels ont modifié un élément du célèbre Manifeste du Parti Communiste : il faut briser l’État bourgeois pour en construire un autre et non pas seulement en prendre possession. Ils ont par ailleurs souligné l’erreur de ne pas saisir les fonds de la Banque de France qui se trouvaient à Paris. « Le plus difficile à saisir est certainement le saint respect avec lequel on s’arrêta devant les portes de la Banque de France. Ce fut d’ailleurs une lourde faute politique. La Banque aux mains de la Commune, cela valait mieux que dix mille otages. Cela signifiait toute la bourgeoisie française faisant pression sur le gouvernement de Versailles pour conclure la paix avec la Commune. » (Engels, 1891, préface à « La Guerre Civile en France »)
Lénine (dont l’ouvrage « L’État et la révolution » fait la part belle à la Commune) et Trotsky ont pu revenir sur les événements de la Commune à la lumière de l’expérience de la révolution russe. Pour reprendre les mots de ce dernier : « La Commune nous montre l’héroïsme des masses ouvrières, leur capacité de s’unir en un seul bloc, leur don de se sacrifier au nom de l’avenir, mais elle nous montre en même temps l’incapacité des masses à choisir leur voie, leur indécision dans la direction du mouvement, leur penchant fatal à s’arrêter après les premiers succès, permettant ainsi à l’ennemi de se ressaisir, de rétablir sa position. »
Ainsi, il soulignait que la Commune aurait eu toutes les possibilités de prendre le pouvoir le 4 septembre 1870 mais que faute d’un parti réunissant les leçons et l’expérience des révolutions passées, les combats d’autrefois, les trahisons répétées de la démocratie bourgeoise, l’initiative a été laissée aux bourgeois. Il faut bien entendu garder en tête que le mouvement ouvrier n’était encore que naissant et en pleine expansion à l’époque et que nulle part n’existait encore de réel parti révolutionnaire. « Ces six mois furent une perte irréparable. Si en septembre 1870, à la tête du prolétariat de France s’était trouvé le parti centralisé de l’action révolutionnaire, toute l’histoire de la France, et avec elle toute l’histoire de l’humanité, auraient pris une autre direction. » Finalement, le 18 mars, le pouvoir est bien arrivé aux mains des masses ouvrières de Paris, sans que ce ne soit un acte conscient : ses ennemis avaient tout simplement quitté Paris. Un moment précieux a été gâché, qui aurait permis d’emprisonner le gouvernement avant sa fuite de Paris.
L’étude des événements de la Commune fourmille de leçons pour les révolutions à venir. La meilleure manière de rendre hommage aux sacrifices héroïques des Communards est de reprendre leur drapeau et de, nous aussi, faire preuve de cette souplesse, de cette initiative historique et de l’esprit de sacrifice dont parlait un Marx admiratif face à ces Parisiens « qui montent à l’assaut du ciel ».
1) C’est autour du Royaume de Prusse que sera constitué l’Empire allemand en 1871, la guerre contre le France ayant aidé à parfaire l’unité des divers entre ce royaume et ses alliés allemands.
-
[DOSSIER] L’héritage révolutionnaire d’Antonio Gramsci

Antonio Gramsci est certainement l’un des penseurs marxistes les plus populaires. Il est considéré comme l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle. Ces dernières années, ses idées ont été particulièrement étudiées et appréciées par la gauche latino-américaine, qui se penche sur l’héritage politique de ce révolutionnaire sarde. Même en Italie, à l’occasion du 100e anniversaire de la naissance du Parti communiste italien (PCI), la figure de Gramsci fait un retour en force.
Par Massimo Amadori, Resistenze Internazionali, section italienne d’Alternative Socialiste Internationale
En tant que marxistes, nous devons nous aussi nous tourner vers ce grand révolutionnaire, dont les idées peuvent encore nous apprendre beaucoup. Il est certainement nécessaire de libérer Antonio Gramsci de toutes les falsifications staliniennes ou bourgeoises qui ont déformé l’image de Gramsci au point de retirer toute portée révolutionnaire.
Le Biennio Rosso
Pour comprendre l’héritage politique d’Antonio Gramsci, il est nécessaire de lire ses écrits et d’étudier l’évolution de sa pensée au fil des ans. Cela nous oblige à analyser le contexte historique dans lequel Gramsci a travaillé, depuis le Biennio Rosso (en français, « Les deux années rouges », 1919-1920) jusqu’à sa mort dans une prison fasciste en 1937.
Antonio Gramsci est né en Sardaigne en 1891. Très jeune, il s’installe à Turin ; c’est dans la capitale piémontaise qu’il est attiré pour la première fois par les idées socialistes, et où il rejoint le Parti socialiste italien (PSI).
Après la Première Guerre mondiale, l’Italie est secouée par une vague de grèves, de protestations ouvrières et paysannes qui dure deux ans. Le mouvement ouvrier de masse ne se limite alors pas à des revendications économiques, un véritable potentiel révolutionnaire est présent, inspiré par la révolution bolchevique d’octobre 1917. Les ouvriers du nord de l’Italie ne se contentent pas de faire la grève, ils occupent également leurs usines et élisent des conseils ouvriers, à l’instar des soviets russes.
Une situation de double pouvoir se développe. Les conseils ouvriers (l’État socialiste à l’état embryonnaire) entrent en concurrence avec l’État bourgeois pour la détention du pouvoir. Lors des élections de 1919, le PSI devient le principal parti du pays. « Faisons comme en Russie » devient le slogan du prolétariat italien. Dans ce contexte, Antonio Gramsci représente l’aile la plus combative et la plus révolutionnaire du Parti socialiste italien. Il joue un rôle de premier plan dans la formation des conseils d’usine, qu’il considère à juste titre comme les organes du futur État socialiste.
Bien que les travailleurs réussissent à arracher aux patrons des gains sociaux importants, comme la journée de travail de 8 heures, les aspirations révolutionnaires du prolétariat italien sont rapidement étouffées par les dirigeants réformistes du PSI et les bureaucraties syndicales. Le Biennio Rosso est vaincu.
Antonio Gramsci, Amedeo Bordiga et toute l’aile révolutionnaire du PSI n’ont pas eu la détermination nécessaire pour rompre avec les réformistes et n’ont donc pas pu prendre l’initiative pour conduire les travailleurs à prendre le pouvoir politique. Malgré cela, à cette époque, la renommée de Gramsci dans le mouvement socialiste s’est considérablement accrue. En 1919, le révolutionnaire sarde fonde « L’Ordine Nuovo » (L’Ordre Nouveau), un journal qui réunit toute l’aile révolutionnaire du PSI à Turin.
Le fascisme italien
La réponse des grands capitalistes et des propriétaires terriens aux luttes ouvrières et paysannes ainsi qu’à la percée des socialistes est de créer et de financer des escouades fascistes. Ces escouades fascistes agressent et même assassinent des ouvriers en grève, des paysans qui avaient occupé les terres, des syndicalistes et des socialistes.
Le fascisme est le prix que le mouvement ouvrier italien a dû payer pour la défaite du Biennio Rosso. Au milieu de la vague de violence fasciste, à Livourne, le 21 janvier 1921, le PSI a connu la plus importante scission de son histoire : l’aile marxiste révolutionnaire du parti dirigée par Antonio Gramsci et Amedeo Bordiga s’est séparée pour constituer le Parti communiste italien (PCI). Le PCI est devenu la section italienne de la Troisième Internationale de Lénine et Trotsky, l’Internationale Communiste. Cette séparation d’avec les réformistes a certainement été tardive, car le mouvement ouvrier avait alors été vaincu par les escouades fascistes, et les forces réactionnaires l’emportaient dans toute l’Italie.
L’ultra-gauchisme de Bordiga
Le PCI s’est immédiatement retrouvé isolé des masses populaires, notamment en raison de la politique sectaire et gauchiste suivie par Bordiga. La direction du parti fut initialement aux mains de ce révolutionnaire napolitain qui refusait toute forme de front uni antifasciste avec le PSI et les autres forces du mouvement ouvrier. Il était donc en conflit avec Lénine, Trotsky et la direction de l’Internationale, qui soutenaient que le PCI devait défendre un front uni des organisations ouvrières pour lutter contre le fascisme. À cette époque, Gramsci, bien que n’étant pas toujours d’accord avec Bordiga, accepta sa politique sectaire.
En 1922, Antonio Gramsci se rendit à Moscou et, pendant son séjour, après avoir débattu avec Lénine, Trotsky et d’autres dirigeants bolcheviques, il acquit la conviction que la politique ultra-gauche de Bordiga était erronée et qu’une politique de front unique de la gauche contre le fascisme était nécessaire. Plus tard, il est retourné en Italie, déterminé à modifier la politique du parti sur cette question, en opposition à la fraction bordigiste.
Entre-temps, Mussolini était arrivé au pouvoir, rendant immédiatement la vie difficile au jeune parti communiste. En effet, les escouades fascistes avaient déjà commencé à arrêter et à assassiner de nombreux militants communistes. Gramsci, cependant, s’est retrouvé élu au Parlement et a donc bénéficié de l’immunité parlementaire dans les premières années du fascisme. Cette situation dura jusqu’en 1926, lorsqu’une nouvelle série de lois fut adoptée pour liquider toute opposition au fascisme et finalement faire de l’Italie un régime totalitaire.
Gramsci à la tête du PCI
Au cours des années 1923-1924, Antonio Gramsci a défendu les politiques de l’Internationale. Bien que toujours minoritaire, l’aile de Grmasci a organisé un coup d’Etat interne pour évincer Bordiga avec le soutien de l’Internationale et en utilisant des méthodes bureaucratiques. Ces méthodes antidémocratiques auraient été impensables dans les premières années de l’Internationale communiste ; mais celle-ci se bureaucratisait déjà à mesure que le stalinisme se renforçait au sein de l’URSS elle-même.
La bataille politique de Gramsci contre Bordiga était correcte et conforme aux positions non sectaires de Lénine et Trotsky. Cette bataille a toutefois été menée avec des méthodes non démocratiques et contraires à l’approche bolchevique. Au congrès de Lyon de 1926, Gramsci a porté le coup de grâce à la direction bordigiste en suivant les instructions de l’Internationale. À cette époque, le révolutionnaire sarde se rangeait du côté de la fraction stalinienne du parti bolchevique, croyant à tort que les positions de Trotsky étaient similaires à celles de Bordiga. Malgré cette erreur, Gramsci ne fut jamais stalinien et, dans une lettre adressée au Comité central du Parti communiste d’Union Soviétique (PCUS) en 1926, tout en soutenant politiquement la majorité du parti soviétique, il critiqua sévèrement les méthodes bureaucratiques et antidémocratiques que Staline utilisait contre les « trotskystes ». C’était en 1926, bien avant les procès de Moscou et les grandes purges au moyen desquelles Staline a exterminé toute la vieille garde bolchevique.
Togliatti et Staline
Avec cette position, Gramsci s’est retrouvé en conflit avec un autre communiste italien, Palmiro Togliatti, qui se trouvait alors à Moscou, et était un partisan sans réserve de Staline. Ce dernier a fait en sorte que la lettre de Gramsci ne parvienne jamais au Comité central du PCUS. La même année, Gramsci a été arrêté par le régime fasciste et condamné à une longue peine de prison. Le PCI est alors passé sous la direction stalinienne de Togliatti, qui a été pendant de nombreuses années l’un des principaux collaborateurs de Staline et fut le complice de nombre de ses crimes.
Bien qu’en prison et gravement malade, Antonio Gramsci n’a pas abandonné la lutte et a écrit de manière prolifique. Ses célèbres « Carnets de prison », probablement l’ouvrage le plus lu d’Antonio Gramsci, datent de cette période de détention. Ces écrits traitent de diverses questions et contiennent plusieurs conceptions novatrices de la théorie marxiste. Ses jugements sur Trotsky sont cependant hâtifs et démontrent un manque de connaissance des idées de Trotsky dû, sans doute, au fait que Gramsci est resté isolé en prison et n’a pas eu accès aux informations du monde extérieur. Par conséquent, il n’a pas compris ce qui se passait en Union soviétique. Malgré ces limites, Gramsci était très critique envers Staline et Togliatti, en particulier en ce qui concerne la politique d’ultra-gauche et sectaire de la « Troisième période ».
La « Troisième période »
De 1928 à 1934, l’Internationale communiste stalinisée a connu une phase d’ultra-gauche où les partis communistes ont identifié le fascisme à la social-démocratie, en définissant celle-ci comme étant du « social-fascisme ». Depuis la prison, Gramsci s’est opposé à cette politique insensée qui, en 1933, a empêché tout front uni en Allemagne entre communistes et sociaux-démocrates. Cela a permis aux nazis de prendre le pouvoir presque sans opposition. Les critiques que Gramsci adressait à l’époque à la direction stalinienne du PCI coïncidaient avec celles des trotskystes de la Nouvelle opposition italienne (NOI), liée à l’Opposition de gauche internationale de Trotsky. La NOI était dirigée par les trotskystes Pietro Tresso, Alfonso Leonetti et Alberto Ravazzoli, tous expulsés du PCI en 1930 pour leur opposition au stalinisme.
Les trotskystes italiens partageaient avec Gramsci l’opposition à la ligne du « social-fascisme ». Cependant, Gramsci, étant en prison, n’en était pas conscient. Cela ne veut pas dire que Gramsci serait devenu trotskyste, mais il n’était certainement pas stalinien et sa rupture avec Togliatti fut vive. Alors qu’il était isolé en prison, certains des camarades du parti de Gramsci s’étaient détournés de lui. Les staliniens ont à leur tour évité Gramsci, incapables de lui pardonner son « hétérodoxie ».
Nous ne savons pas comment ses pensées auraient évolué car, en raison de ses souffrances dans les prisons fascistes, Gramsci est mort en 1937. Les fascistes ont tué l’un des grands esprits de la classe ouvrière italienne.
L’héritage politique de Gramsci
L’aspect le plus important de l’héritage politique d’Antonio Gramsci est ce qui s’est passé après sa mort. Les staliniens de Togliatti, qui s’étaient opposés à lui dans la vie, se sont présentés hypocritement comme les héritiers politiques de Gramsci et ont déformé sa pensée en le présentant comme un réformiste et un « anti-trotskyste ». À partir de 1935, les staliniens ont abandonné leur phase d’ultra-gauche et, en rejetant l’approche de front unique des bolcheviks, ont introduit la stratégie des « fronts populaires », inaugurant une politique réformiste de collaboration de classe avec la bourgeoisie. Cette politique ne fut jamais révisée. En Italie, elle atteignit son apogée avec la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque le PCI dirigé par Togliatti, sous les instructions de Staline, abandonna toute perspective révolutionnaire et promut une politique d’unité nationale avec les forces bourgeoises, y compris avec la monarchie et les ex-fascistes passés du côté des alliés.
Dans l’immédiat après-guerre, le PCI est entré dans des gouvernements bourgeois et a participé à la reconstruction de l’État bourgeois républicain. L’appareil répressif de l’État est resté le même que celui créé durant le régime fasciste. Les fascistes n’avaient pas été purgés de l’appareil d’État et étaient restés à la tête de la police, de l’armée et du système judiciaire. En accordant l’amnistie aux fascistes, le PCI de Togliatti a peut-être atteint le point le plus bas de son histoire.
Togliatti a présenté la politique réformiste imposée par Staline comme une innovation italienne découlant des idées de Gramsci. Le révolutionnaire sarde a ensuite été présenté par Togliatti comme un précurseur de la politique réformiste du PCI stalinien, de la « voie parlementaire » vers le socialisme et de l’unité nationale avec la bourgeoisie.
Les écrits de Gramsci ont ensuite été produits par des maisons d’édition contrôlées par le PCI, après que Togliatti ait pris des mesures pour en effacer tout élément ne correspondant pas aux besoins des staliniens. De véritables falsifications ont été introduites, comme la phrase « Trotsky est la putain du fascisme », attribuée par Togliatti à Gramsci alors qu’il s’agissait d’une citation de Togliatti lui-même.
Les « Carnets de prison » est sans doute le texte le plus falsifié par les staliniens, ces derniers présentant les idées novatrices de Gramsci comme une anticipation du réformisme du PCI. Par exemple, le concept gramsciste « d’hégémonie culturelle », exprimé dans les Carnets, est présentée comme l’abandon de la perspective révolutionnaire et donc comme une anticipation de la voie parlementaire vers le socialisme suivie par le PCI. En fait, quiconque lit attentivement les écrits de Gramsci comprendra que le concept « d’hégémonie culturelle » n’était pas du tout l’abandon de la perspective révolutionnaire mais une tentative de Gramsci d’adapter la stratégie léniniste à un contexte occidental. Le même concept d’hégémonie était également présent dans l’œuvre de Lénine.
Gramsci voulait faire valoir que, dans les pays capitalistes avancés, la société bourgeoise s’exprimait beaucoup plus fortement que dans la Russie tsariste et que, par conséquent, le mouvement révolutionnaire devait surmonter beaucoup plus d’obstacles. Cela nécessitait la construction patiente d’une hégémonie culturelle du mouvement socialiste au sein de la société, pour contrer l’hégémonie bourgeoise. Gramsci soutenait qu’à l’Ouest, le chemin vers la révolution socialiste serait plus long et plus complexe qu’en Russie et qu’il fallait donc mener une « guerre de position » contre le capital plutôt qu’une « guerre de mouvement » comme l’avaient fait les bolcheviks en Russie. Cette perspective n’excluait pas les fronts unis avec d’autres forces de gauche et les luttes pour des objectifs démocratiques. Pour Gramsci, il s’agissait donc de repenser les méthodes révolutionnaires à l’Ouest, et non de renoncer à la révolution en rejoignant des gouvernements bourgeois comme l’a fait le PCI de Togliatti, sur recommandation de Staline.
Gramsci rejetait l’ultra-gauche de Bordiga et sa position sectaire s’opposant à un front uni de la gauche, mais il n’a jamais proposé de théorie justifiant les fronts populaires avec la bourgeoisie. Il n’a pas non plus abandonné la politique de la classe ouvrière et de la révolution. Il n’a jamais soutenu qu’à l’Ouest, il était possible pour les socialistes de prendre le pouvoir par des moyens parlementaires, sans qu’il soit nécessaire de renverser l’État bourgeois par la voie de la révolution. Toutes les batailles politiques de Gramsci étaient dirigées contre le réformisme. Toutes ses idées et ses actions contredisaient l’approche stalinienne.
Le faux réformiste
Aujourd’hui, en Italie, la presse bourgeoise, reprenant les mensonges de Togliatti, présente un Gramsci réformiste, « Père de la Patrie » et de la République italienne bourgeoise. Une fois de plus, Gramsci est purgé de ses aspects révolutionnaires. Que donc Gramsci – partisan enthousiaste de la révolution bolchevique et dirigeant du mouvement des conseils d’usine de Turin en 1920 – peut-il bien avoir à voir avec le faux réformiste Gramsci que la bourgeoisie et les staliniens nous présentent ? Le Gramsci « réformiste » qui a favorisé la coalition avec la bourgeoisie n’a jamais existé, sauf dans les fantasmes de Togliatti et de Berlinguer. Pourtant, aujourd’hui, c’est ce Gramsci que tout le monde connaît, le Gramsci honoré par la presse bourgeoise, le Parti démocrate et les héritiers du stalinisme et de la gauche réformiste italienne.
Heureusement, en Amérique latine et dans de nombreux autres pays, la gauche et les socialistes redécouvrent un autre Gramsci, le Gramsci marxiste et révolutionnaire. Gramsci était un grand révolutionnaire, qui comme tout le monde a fait des erreurs, mais qui a toujours été cohérent avec ses idéaux socialistes. Son héritage politique appartient aux marxistes révolutionnaires.
-
Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (4e partie)
Le développement historique du marxisme
Tout au long des précédentes parties de ce document, le marxisme a été expliqué en tant qu’argument raisonné (c’est-à-dire abstrait). Nous avons fait cela afin de simplifier les idées du marxisme, pour pouvoir mieux les expliquer. Mais le marxisme, comme toute autre idée, n’est que le produit du développement historique. Les avancées dans la pensée qui ont culminé aujourd’hui avec le marxisme se sont produites au fur et à mesure des transformations des conditions sociales.
Dans cette quatrième partie, nous nous penchons sur l’histoire de l’évolution de la pensée philosophique qui a abouti au marxisme à l’époque capitaliste moderne.
– Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)
L’idéalisme religieux
Les premières tentatives d’expliquer le monde ont pris la forme des religions primitives, avec la croyance selon laquelle des esprits ou des génies existent qui contrôlent la nature. Pour pouvoir expliquer d’où viennent les rêves, les hommes primitifs ont développé l’idée d’une « âme » capable de quitter le corps. Comme ils n’avaient aucune connaissance du cerveau ou du subconscient, cette théorie expliquait apparemment pourquoi les hommes se réveillaient toujours au même endroit que là où ils s’étaient endormis, alors qu’ils avaient rêvé qu’ils étaient en train de se promener.
Dans les rêves, on peut voir vivantes des personnes décédées, ce qui a mené à l’idée selon laquelle toute personne possède une « âme » immortelle (qui ne peut mourir). À partir de là, est apparue l’idée selon laquelle d’autres « âmes », qui nous sont invisibles lorsque nous sommes éveillés, sont la cause de tous les phénomènes inexplicables dans le monde réel. C’est de là qu’on a fini par imaginer l’existence de dieux, ou d’un seul dieu, qui, comme les âmes, était éternel (avait toujours existé).
Le développement de l’idée du dieu éternel a joué le rôle d’un gros caillou coincé entre les ciseaux de la connaissance humaine. À partir du moment où on envisageait que certaines choses sont « éternelles » dans le monde, il n’y avait plus besoin de rechercher des explications objectives. Si quelque chose a toujours existé de toute éternité, il n’y a pas besoin de l’expliquer ! Mais l’« éternité » est une idée abstraite : on ne voit pas d’« éternité » nulle part dans le monde ! Cette idée n’est rien d’autre qu’un produit des conditions sociales qui lui ont donné naissance. Mais ce genre d’idées abstraites a pu s’élever au-dessus de la société, comme un dogme, un acte de « foi ». La conséquence en a été que pendant des siècles entiers, il est devenu impossible de développer l’idée que des explications objectives pourraient être trouvées aux phénomènes observés dans la nature ou dans la société.
Toute religion est donc une forme d’idéalisme. Toutes les religions affirment qu’il y a une limite aux explications objectives, parce que selon elles, il existe « quelque chose » « en-dehors » du monde : que ce soit un au-delà, une âme, un dieu, ou une « énergie cosmique ». Au lieu de comprendre que ces idées n’étaient qu’un produit de la société, on a commencé à dire que la société elle-même était un produit de Dieu, alors que Dieu n’est rien d’autre qu’une idée humaine. Marx expliquait ainsi que :
« L’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde… »
(Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)Mais cette situation était inévitable dans les sociétés primitives qui avaient très peu de connaissances ou une très faible compréhension du monde. Le fait que la religion existe encore aujourd’hui, à une époque où la science est beaucoup plus avancée, ne peut s’expliquer que par une explication objective tenant compte des conditions sociales actuelles : les hommes n’arrivent toujours pas à expliquer leurs conditions de vie. Dans la société capitaliste, cela revient à se poser la question de comprendre pourquoi certains sont tellement riches, alors que d’autres n’ont rien.
Sans une compréhension scientifique de la société (une compréhension qui est en permanence combattue avec acharnement par tout l’arsenal idéologique de la bourgeoisie), cette situation est présentée comme étant simplement le résultat de « la chance ». Pour la classe capitaliste, la religion explique leur « chance » par le fait que ces personnes sont « bénies ». Pour la classe prolétaire, la religion explique que leur « malchance » constitue une « épreuve pour leur foi » ou que cela fait partie du « plan de Dieu » ; dans tous les cas, il s’agit d’une situation qu’elle doit accepter et tolérer. La moindre petite amélioration des conditions de vie des prolétaires est interprétée comme provenant de la volonté de Dieu, et non pas des sacrifices de la lutte de classe. Au point où même un bon président serait envoyé par Dieu, et non pas le fruit de certaines conditions sociales ayant mené à sa prise de pouvoir… Marx expliquait ainsi que :
« La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. Elle est l’opium du peuple.
Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes dont la religion n’est que l’auréole. »
(Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)Les critiques du capitalisme données par certains guides religieux opérant dans des congrégations prolétaires sont bien entendu relativement progressistes. Mais au final, tout le cadre philosophique de la religion, avec son idée d’un dieu « éternel », maintient la classe prolétaire et les pauvres dans une « illusion concernant leur propre situation ». Ce mode de pensée empêche la classe prolétaire d’arriver à une véritable compréhension des causes de sa souffrance. Or, ces causes ne peuvent être découvertes que par l’examen des conditions sociales objectives de la société capitaliste. Et ce n’est que sur cette base que l’on peut obtenir une véritable compréhension de ce qui est nécessaire pour transformer la société.
La philosophie antique
Il y a plus de 2500 ans, le développement des cités-États de la Grèce antique et des autres nations de la mer Méditerranée rendait la société de plus en plus complexe. C’est alors que sont apparues pour la première fois la plupart des idées philosophiques fondamentales qui sont réapparues par la suite tout au long des siècles sous des formes nouvelles. C’est dans le monde antique qu’est apparue la logique formelle, développée par le philosophe grec Aristote.
D’autre part, les troubles révolutionnaires qui ont ébranlé la ville grecque de Milet (qui se trouve aujourd’hui en Turquie) ont donné naissance à l’idée que des bouleversements profonds étaient possibles, dont les causes pouvaient être découvertes (une idée notamment développée par le philosophe Anaximandre). C’est de cette conclusion que tirent leurs racines à la fois le matérialisme et la dialectique modernes. Mais ces anticipations sont restées très limitées en raison des conditions sociales de l’époque et de la faiblesse des connaissances sur la nature et sur la société. Matérialisme et dialectique sont restés deux idées isolées l’une de l’autre. Mais le fait qu’elles soient nées a tout de même joué un rôle en repoussant les limites de la pensée de l’époque.
Cependant, avec l’effondrement de la société antique, ces idées ont été perdues pendant des siècles. La nouvelle religion chrétienne catholique, qui a dominé l’Europe à partir du 4e siècle, a cherché à limiter toutes les tentatives de comprendre le monde dans le cadre de la société féodale qui venait de s’établir.
La scolastique
Au 12e siècle, les œuvres du philosophe grec Aristote ont été redécouvertes par l’Europe. Beaucoup de ses théories étaient potentiellement très utiles et suscitaient beaucoup d’enthousiasme chez les intellectuels. Aristote était un pionnier qui avait établi une méthode qui annonçait la méthode scientifique. Il effectuait des observations (même si ses observations étaient pour la plupart superficielles et erronées) pour en tirer des conclusions qui servaient de base à ses théories.
L’Église catholique a perçu cette méthode comme une menace, parce qu’elle suggérait que la connaissance pouvait être acquise par des moyens autres que la révélation divine (sans même parler du fait qu’Aristote était un païen qui croyait en l’existence de plusieurs dieux !). Thomas d’Aquin, un seigneur féodal italien et intellectuel catholique, a alors entrepris de « christianiser » les idées d’Aristote, créant ainsi une nouvelle philosophie appelée la scolastique. Il s’agissait d’un mélange d’idéalisme religieux et des étiquettes statiques de la logique formelle. Cette nouvelle doctrine est devenue une arme très efficace entre les mains de la classe féodale pour légitimer son règne.
Ayant décrété que la « cause première » d’Aristote était identique au dieu chrétien, la scolastique enseignait que les choses ne doivent pas être découvertes mais interprétées. Tout pouvait être révélé à travers les textes chrétiens. Ainsi, pour comprendre le monde, il n’était pas nécessaire d’aller faire des observations sur le terrain : le seul « outil » requis était un bon fauteuil moelleux entre les quatre murs d’une salle de lecture. Et si la réalité du monde en-dehors de ces quatre murs contredisait ce que la scolastique avait « interprété » par la lecture des textes et la contemplation de Dieu, ces observations étaient rejetées : c’était le monde qui était « erroné ». C’est un peu la même chose qu’on voit aujourd’hui, quand on entend des gens répéter que « L’homme est égoïste de nature », même après qu’on leur montre des centaines d’exemples d’entraide, de générosité et de solidarité entre les hommes. La relation entre le monde et les pensées reste donc « la tête en-bas ».
La révolution scientifique
La révolution scientifique qui a éclaté en Europe au 17e siècle a commencé à remettre en cause cette façon de voir le monde. Tout comme à Milet deux mille ans auparavant, l’Europe connaissait alors une période de profonds bouleversements sociaux. La classe bourgeoise, l’ancêtre de la classe capitaliste, commençait à devenir une force importante dans la société, mais entrait de ce fait en conflit avec la classe féodale. Au cours du 17e siècle, on a vu des révolutions et des contrerévolutions entre ces deux classes, qui ont pris la forme de guerres de religion, comme la Guerre civile anglaise et la guerre des Trente Ans qui a ensanglanté toute l’Europe.
Déjà, la classe bourgeoise avait réinventé le christianisme en créant la religion protestante, qui remettait en cause la domination de l’Église catholique et sa légitimation du règne de la classe féodale, « voulu par Dieu ». À la place, le protestantisme insistait sur la possibilité d’un lien direct et personnel avec Dieu, sans devoir forcément passer par l’intermédiaire de la hiérarchie catholique. Cette brèche dans les défenses idéologiques de la société féodale a commencé à s’élargir : il n’en fallait pas plus pour que tout ce qui était enseigné par l’Église catholique soit remis en question. Même si les penseurs à l’origine de la révolution scientifique n’ont jamais remis en doute l’idée de l’existence d’un dieu (du moins, d’un dieu réinventé), ils n’acceptaient plus ni les dogmes catholiques, ni la scolastique en tant que seule manière de comprendre le monde.
Le matérialisme est réapparu au cours de la révolution scientifique, mais en y ajoutant l’idée que les observations pouvaient nous donner des informations sur le monde que la simple « interprétation » des textes dans une salle de lecture ne pouvait nous donner. L’invention du télescope et du microscope, ainsi que d’autres instruments scientifiques, ont permis d’effectuer des observations plus détaillées, voire inédites, de la nature. C’est ainsi qu’on a découvert la place de la Terre dans le système solaire ; c’est ainsi qu’on a découvert les microbes, ces petits êtres vivants minuscules qui sont responsables des maladies.
Beaucoup de ces premiers scientifiques à l’origine de ces découvertes étaient aussi, par nécessité, des philosophes. Au 17e siècle, alors que la logique formelle héritée de la scolastique demeurait le mode de pensée dominant, les nouvelles observations ne pouvaient plus être expliquées par les vieilles façons de penser. À moins de rejeter ces observations comme « erronées », ces premiers scientifiques étaient contraints de proposer de nouvelles idées sur la nature de la connaissance et de la compréhension humaines. C’est un peu le même problème auquel est confronté le marxisme aujourd’hui, comme nous l’avons expliqué dans la première partie de ce document.
Toutefois, le matérialisme qui est né au cours de la révolution scientifique, même s’il constituait une avancée, restait limité. Il conservait certaines limites issues de l’ancienne façon de penser. Par exemple, les premiers scientifiques rejetaient avec force toute tentative d’émettre des théories. Ils ne pensaient pas qu’il était possible de relier entre elles leurs nouvelles observations pour en tirer un tableau plus large. Ils étudiaient des phénomènes, mais pas les connexions entre ces phénomènes.
Cette première forme de matérialisme affirmait qu’il était possible de trouver des explications objectives aux phénomènes naturels. Mais elle ne pouvait toujours pas vraiment expliquer les processus de changement qui se produisent dans le monde. On ne remettait pas en cause le fait que certains changements se produisaient à un certain niveau, mais ce changement était considéré de façon mécanique.
Par exemple, on a conçu un modèle du système solaire où le soleil, les planètes, les lunes tournaient les unes autour des autres comme si elles étaient montées sur des rouages mécaniques, comme les cadrans d’une montre. On ne comprenait toujours pas que le système solaire s’était formé il y a des milliards d’années à partir d’un conglomérat de gaz et de poussières en rotation. On ne comprenait pas non plus que le système solaire finira un jour par disparaitre dans des milliards d’années, après que le soleil ait fini de bruler toutes ses réserves d’énergie. Ce matérialisme mécanique concevait des changements dans l’espace, mais pas dans le temps. Il ne décrivait donc que des formes de changement très superficielles.
Dieu avait toujours un rôle à jouer dans ce nouveau matérialisme mécanique. Dieu était maintenant le « grand horloger ». Dieu avait conçu un plan pour le monde, avait assemblé les rouages et mécanismes, puis l’avait mis en marche. On retrouve toujours des traces de ce mode de pensée dans la théorie du « dessein intelligent », l’idée (erronée) selon laquelle Dieu aurait guidé le processus d’évolution dans la nature pour « aboutir » à la création de l’homme. Mais c’est ce matérialisme qui a jeté les bases de la révolution scientifique. Même s’il était limité, il était déjà révolutionnaire.
C’est lors du 18e siècle, où la puissance de la classe bourgeoise croissait de plus en plus, que les nouvelles façons de concevoir la nature ont commencé à être appliquées à la société. On appelle cette période l’âge des « Lumières ». Bien évidemment, la classe bourgeoise a alors découvert qu’une société « objective » serait une société qui serait organisée conformément à ses intérêts. Le « point de vue » de ces philosophes bourgeois (Rousseau, Voltaire, Jefferson, Hobbes…) concernant les concepts de liberté, d’égalité, de démocratie, a été transformé en une série d’idées abstraites qui ont été élevées au-dessus de la société, formant ainsi un nouvel idéalisme philosophique.
Kant et Hegel
Au fur et à mesure que de nouvelles observations étaient effectuées, la science continuait à repousser les limites du matérialisme mécanique. C’est ainsi que le philosophe allemand Kant, ayant observé des nébuleuses dans l’espace (de gigantesques nuages de gaz dans l’espace) a rompu avec le modèle mécanique du système solaire, en développant une théorie selon laquelle ces nuages de gaz, en se condensant, finissent par donner naissance à des étoiles et à des planètes.
En 1789, la classe bourgeoise française a renversé sa classe féodale. C’était la révolution française, qui a ouvert la voie à des décennies de révolutions et de contrerévolutions dans toute l’Europe. C’est au cours de cette période de transformations révolutionnaires que le philosophe allemand Hegel a réintroduit l’ancien concept grec de la dialectique. Le monde était en effet en train d’être bouleversé : il fallait une explication à tout ce changement.
Malheureusement pour Hegel, même s’il a redécouvert la dialectique, il n’était pas un matérialiste. Il a renversé les étiquettes fixes de la scolastique en introduisant des lois dialectiques qui pouvaient décrire le changement. Mais il n’a pas cherché une explication objective des idées en observant les processus qui ont lieu dans la nature et dans la société. Hegel était convaincu que c’étaient les idées qui étaient la cause du changement. En d’autres termes, la dialectique de Hegel était idéaliste. Il a remplacé Dieu par « l’Idée », qui existait quelque part « au-delà » du monde réel.
Marx et Engels
Dans sa jeunesse, Marx était un « jeune hégélien », un partisans des idées de Hegel. Mais il a fini par se rendre compte des limites de la philosophie de Hegel. La principale avancée réalisée par Marx et par son ami Engels a été de prendre la dialectique de Hegel et de la « remettre sur ses pieds ». En d’autres termes, Marx et Engels ont rendu la dialectique matérialiste. Marx et Engels ont expliqué que le rôle de la pensée dialectique devrait être de décrire les changements en cours dans le monde, pour nous aider à mieux le comprendre. Marx et Engels ont combiné le matérialisme et la dialectique pour développer le matérialisme dialectique.
Tant qu’elles étaient isolées, ces deux idées étaient assez faibles. Mais regroupées, elles devenaient beaucoup plus fortes. C’est à partir de cette nouvelle philosophie, de cette nouvelle méthode d’analyse, que Marx et Engels ont pu développer l’analyse scientifique de la société dont nous parlions dans la première partie de ce document.
Cette avancée n’a pas été rendue possible uniquement par le « génie » de Marx et d’Engels (même si on ne peut pas dire qu’ils n’étaient pas brillants). Depuis le début de la révolution scientifique, les avancées dans la compréhension de la nature s’étaient poursuivies, ce qui permettait d’obtenir des explications objectives pour de plus en plus de phénomènes dans le monde. Par exemple, la théorie de l’évolution de Charles Darwin permettait d’expliquer les changements en cours dans le monde animal, renversant l’idée scolastique selon laquelle les « formes » animales étaient éternelles. Il devenait de plus en plus évident que la nature pouvait être décrite de manière exacte par la dialectique.
Tout comme les périodes de l’histoire qui avaient précédé, Marx et Engels vivaient dans une période de révolutions et de contrerévolutions. Après la révolution française, de plus en plus de gens étaient déçus de constater que la « liberté » dont on avait tant parlé n’était en réalité que la « liberté » pour les capitalistes. Les prolétaires, les pauvres, les femmes, les esclaves noirs restaient exclus. C’est ainsi qu’est apparu le courant des « socialistes utopistes » en France et au Royaume-Uni. Tout comme les philosophes bourgeois des Lumières croyaient qu’une société organisée de manière « objective » ne pouvait être qu’une société organisée selon les intérêts de la classe capitaliste, ces premiers socialistes croyaient qu’une société « objective » serait une société organisée selon les intérêts de la classe prolétaire. Ils pensaient pouvoir convaincre les capitalistes de leurs erreurs et leur faire entendre « raison ». Mais ils ont été surpris lorsque le « point de vue » de la classe capitaliste s’est avéré non négociable ! On voit toujours cette attitude aujourd’hui chez les réformistes petits-bourgeois qui pensent que la classe capitaliste pourrait être convaincue de traiter les travailleurs de façon plus juste, simplement parce que « c’est ça qui est moral ».
Mais la réponse à cette « idéalisme socialiste » a été fournie par l’émergence de la classe prolétaire en tant que force politique indépendante dans la société. Les prolétaires pouvaient parler pour eux-mêmes ! Au Royaume-Uni, le mouvement chartiste s’est développé à partir des années ‘1830 pour demander des droits politiques pour la classe prolétaire. En France, on voyait des grèves se déclarer dans les grandes villes industrielles.
Marx et Engels en ont tiré la conclusion que le socialisme ne pourrait advenir que suite à la lutte de la classe prolétaire contre la classe capitaliste, pas à force de chercher à convaincre certains capitalistes « de bonne volonté ». Comme Marx et Engels l’ont écrit dans la première ligne du Manifeste du Parti communiste, « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte de classes ». La même année où le Manifeste a été publié, les révolutions européennes de 1848 ont confirmé cette prédiction. La classe prolétaire allait de plus en plus tendre à se battre pour elle-même, sans devoir forcément suivre la classe capitaliste dans sa lutte contre la classe féodale.
Ce sont tous ces développements dans la société qui ont permis à Marx et Engels d’accomplir cette avancée philosophique pour la première fois de l’histoire de l’humanité.
-
Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (3e partie)
Les outils de la pensée dialectiqueDans les deux premières parties de ce dossier (les liens ici et ici), nous avons vu que le marxisme n’est rien d’autre que la méthode scientifique appliquée à l’étude de la société, qui nous permet d’effectuer des prédictions, qui s’avèrent souvent beaucoup plus exactes que celles que tentent de faire les théoriciens et intellectuels bourgeois et petits-bourgeois. Nous nous sommes également penchés sur le fonctionnement de cette méthode, en approfondissant notamment l’opposition entre l’approche « idéaliste » des intellectuels bourgeois et l’approche « matérialiste » (scientifique) qui est celle des marxistes.
Dans cette troisième partie, nous passons plus en détail l’essence même de la pensée dialectique et les outils philosophiques qui nous aident à adopter ce mode de pensée.
– Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)
Le matérialisme dialectique est une méthode. Il ne s’agit pas d’une boite magique qui nous donne automatiquement une connaissance du monde entier. Tout ce que fait le matérialisme dialectique, c’est nous enseigner comment trouver des explications objectives. Il n’existe aucun raccourci : il faut toujours évidemment découvrir et étudier les faits et les données qui concernent les phénomènes que nous voulons comprendre, y compris la manière dont ces phénomènes évoluent. Mais ce qui est important, est de savoir bien organiser et relier toutes ces données entre elles afin de pouvoir bien les comprendre.
Modèles, abstractions et généralisations
L’utilisation de modèles est une méthode qui permet de former des théories capables de relier entre elles nos observations pour les expliquer. En science, un modèle est une manière de décrire comment le monde fonctionne. Les modèles sont des représentations simplifiées qui nous permettent de comprendre quelque chose que nous ne pourrons peut-être jamais voir. Cela nous permet de développer un « point de vue » différent de celui que nos cinq sens nous permettent de percevoir. Par exemple, le modèle scientifique moderne du système solaire nous permet de comprendre beaucoup plus de choses que ce que nous pouvons voir à l’œil nu.
Certains modèles ne « ressemblent » en rien aux choses qu’ils sont censés décrire. Par exemple, prenons les atomes. Toute matière dans l’univers (y compris les êtres humains) est composée d’atomes. Le modèle d’un atome, illustré ci-dessous, a été conçu de sorte à « ressembler » au système solaire.
Ce modèle nous montre les trois particules subatomiques qui composent un atome : au centre, nous voyons un noyau, composé de protons et de neutrons (les petits ronds noirs et gris) ; en « orbite » autour de ce noyau, nous voyons des électrons (les petits ronds blancs). Ce modèle représente ces particules subatomiques sous la forme de petits ronds. Mais ce modèle n’est jamais qu’une simplification de l’atome, conçue pour nous permettre de le comprendre. Par exemple, les électrons sont des charges électriques négatives. Est-ce qu’une charge électrique négative ressemble à un petit rond blanc ? C’est très peu probable ! Les protons et les neutrons peuvent quant à eux être encore décomposés en « quarks », qui ne sont pas représentés sur ce modèle. Est-ce que les protons et neutrons ressemblent à des petits ronds noirs et gris ? À nouveau, c’est très peu probable.
Cependant, si nous laissons de côté les équations mathématiques qui nous permettent d’obtenir une description encore plus précise des atomes, ce modèle nous donne une représentation de l’atome qui nous permet d’acquérir une très bonne compréhension de la manière dont les différents éléments chimiques interagissent pour former toute la matière que l’on trouve dans l’univers. En utilisant ce modèle, nous pouvons faire des prédictions qui peuvent prouver que ce modèle décrit bel et bien les différents procédés d’évolution de la matière.
Ce modèle d’atome est une abstraction. Que signifie le mot « abstraction » ? Cela veut dire que nous prenons une chose et que nous la sortons de son contexte afin de la simplifier et de pouvoir mieux la comprendre. Il s’agit d’un outil de pensée très puissant. Une fois qu’un modèle a été développé, il peut être généralisé, comme nous l’avons vu dans la première partie de ce document ; c’est-à-dire qu’il peut être appliqué à tous les phénomènes similaires.
Par exemple, une fois que nous avons obtenu un modèle de l’atome, nous pouvons généraliser ce modèle à l’ensemble des autres atomes. Nous n’avons donc pas besoin de nous pencher sur chacun des milliers de milliards d’atomes qui composent le corps humain pour vérifier si chacun de ces atomes correspond bien au modèle de notre atome. Nous utilisons ce modèle pour tous les atomes, jusqu’à ce qu’une observation vienne contredire notre modèle, c’est-à-dire que nous ne soyons pas capables d’expliquer cette observation en utilisant notre modèle. Si cela se produit, nous devons revenir à la question du « pourquoi ? », et développer un nouveau modèle, plus exact, qui nous permettra de faire des observations encore plus précises.
Le marxisme utilise lui aussi la méthode scientifique. L’immense œuvre de Marx, Le Capital, est un examen méticuleux du mode de fonctionnement de la société capitaliste. Il s’agit d’un chef d’œuvre du matérialisme dialectique. Dans ce livre, Marx se penche sur le développement historique du capitalisme. Mais pour décrire les différents processus économiques en cours au sein du capitalisme, il les réduit souvent à des modèles abstraits, voire à des équations mathématiques, avant de les ramener dans leur contexte historique et d’en tirer des conclusions.
Même les idées les plus fondamentales du marxisme utilisent le concept d’abstraction et de généralisation. Par exemple, le concept de « classe prolétaire ». À tout moment, dans la société, la « classe prolétaire » est composée de toute une série de différentes couches, elles-mêmes composées de millions, même de milliards d’individus. Il y a des ouvriers du métal, il y a des mineurs, il y a des caissières de supermarché, il y a des employés de bureau, il y a des enseignants, il y a des chômeurs…
Dans chaque secteur, il y a une division du travail en différents métiers. Et aucun de ces individus, qu’il s’agisse de M. Kouakou, de Mme Ouedraogo ou de M. Ribourt, ne peut représenter à lui seul le « prolétaire parfait ». Mais ce concept est une généralisation extrêmement utile qui nous permet de mieux comprendre le fonctionnement de la société.
La limite des modèles, des abstractions et des généralisations
Bon nombre des idées et des concepts que nous utilisons dans la vie de tous les jours sont des modèles abstraits ou des généralisations. Ces « raccourcis mentaux » sont très utiles, car ils nous permettent de ne pas être surchargés d’informations. Mais ces méthodes de pensée, bien que très importantes, ont une double face. Il est donc crucial de bien comprendre les limites de ce mode de pensée, pour nous assurer que nos idées décrivent bel et bien le monde dans lequel nous vivons.
Dans la langue de tous les jours, on entend souvent dire « Il ne faut pas généraliser ». On emploie souvent cette expression (à juste titre d’ailleurs) pour dire qu’il est incorrect de vouloir condamner un groupe tout entier pour les crimes commis par un individu appartenant à ce groupe. Cependant, en termes philosophiques, il n’est pas toujours mauvais de généraliser. Mais il faut bien comprendre quand nous pouvons généraliser, et quand nous ne pouvons pas. Nous pouvons démontrer ceci en utilisant le modèle le plus simple : un nom, c’est-à-dire un identifiant.
Nous utilisons le même identifiant pour décrire deux pommes différentes. L’identifiant que nous utilisons considère ces deux objets comme identiques. Pourtant, ils ne sont pas identiques. Ces deux pommes ont des formes différentes, des couleurs différentes. Évidemment, vous savez sans doute qu’il existe différentes variétés de pomme. Vous auriez pu répondre que la première pomme est une pomme « Granny Smith », alors que l’autre est une « Golden Delicious ». Mais nous ne sommes pas tirés d’affaire pour autant ! Prenons trois pommes « Granny Smith ». Aucune d’entre elle n’est la même que l’autre. Toutes ces pommes ont des formes différentes, des couleurs différentes, des tailles différentes… Donc, même en décidant d’être plus précis et d’utiliser le terme de « pomme Granny Smith », nous voyons qu’un même identifiant considère comme identiques des objets qui sont pourtant différents.
Dans la vie de tous les jours, évidemment, nous pouvons très bien appeler tous ces objets des « pommes » sans que cela ne pose aucun problème. Mais l’identifiant « pomme » est trop imprécis si nous voulons savoir de quelle variété de pomme nous avons besoin pour cuire un cidre ou pour préparer une tarte aux pommes. On ne peut pas utiliser n’importe quelle « pomme » pour ces deux recettes !
Est-ce qu’un identifiant encore plus précis nous permettra de dépasser cette limite ? Par exemple, nous pourrions parler de cette pomme, la première pomme… Et lui donner un identifiant unique, par exemple, « pomme nº1 ». L’identifiant « pomme nº1 » ne s’applique qu’à cette pomme et à aucune autre pomme dans le monde. Chaque propriété observable et mesurable de cette pomme qui peut servir à la différencier de toutes les autres pommes du monde (que ce soit sa taille, sa forme, sa couleur, son poids…) est incluse dans l’identifiant « pomme nº1 ». Est-ce que cette délimitation extrêmement étroite de notre identifiant nous permet de décrire avec la plus grande exactitude cette pomme et aucune autre ?
La réponse est : seulement pour un temps ! Parce que toutes les propriétés qui sont incluses dans l’identifiant « pomme nº1 » sont soumises au changement, d’heure en heure, d’une seconde à l’autre ! Cette pomme ne pourrait être décrite parfaitement par l’identifiant « pomme nº1 » que si elle n’existait pas dans le temps. Mais toute chose existe dans le temps ! Toute pomme qui a été cueillie sur un arbre commence à pourrir. Dans peu de temps, notre pomme changera de couleur pour devenir marron. Sa forme ronde et ferme va devenir ridée, déformée, molle. Toutes les caractéristiques décrites par l’identifiant « pomme nº1 » auront disparu. Est-ce que cette pomme peut toujours être considérée comme la « pomme nº1 » ?
La réponse est : OUI et NON. Si nous avions filmé cette pomme, on pourrait accélérer le film et on verrait la pomme en train de pourrir du début à la fin. Mais ce qui reste de notre « pomme nº1 » n’est maintenant plus vraiment « une pomme », mais plutôt « une pomme pourrie ». Alors que nous aurions été très heureux de manger la première pomme, nous ne voudrions même pas toucher la deuxième ! En quelques jours, à cause du passage du temps et du processus de changement, l’identifiant « pomme nº1 » est devenu complètement inutile pour décrire cette pomme.
Mais si je m’arrête à mon étiquette de « pomme nº1 », je vais commencer à vouloir prouver que rien n’a changé. Si je faisais cela, cela voudrait dire que je considère l’identifiant comme plus important que la chose elle-même que cet identifiant est censé décrire. C’est-à-dire que cette étiquette est enlevée de son contexte : elle devient totalement abstraite. C’est un tel raisonnement qui nous fait considérer le monde comme quelque chose de statique et d’immobile, parce que nos modèle abstraits et nos étiquettes abstraites sont statiques et immobiles. Voilà comment nous retombons dans l’idéalisme que nous avons décrit dans la deuxième partie de ce document.
Nous avons donc décrit ici les limites de la logique formelle. La pensée dialectique est parfois appelée logique dialectique. La logique formelle ne nous permet pas de comprendre les processus de changement. La dialectique, par contre, nous le permet.
Le mot « logique » est souvent utilisé aujourd’hui lorsqu’on dit qu’il faut « être logique » par rapport à un problème ou à une situation. Ce mot vient de l’ancienne langue de la Grèce, le grec ancien, où le mot « logos » signifiait le « raisonnement ». On peut donc dire que ces différentes formes de logique sont aussi différentes formes de raisonnement.
Les idées abstraites sur la société
Lorsque nous tentons de comprendre la société, les étiquettes abstraites qui refusent de reconnaitre le processus de changement ont elles aussi pour effet de nous distraire.
Par exemple, nous savons que des mots tels que « justice » ont une signification générale, mais tant qu’on n’a pas placé ces mots dans leur contexte, ils ne veulent plus rien dire. L’idée de « justice » proposée par la classe capitaliste est que les patrons doivent recevoir leur « juste » part de profit suite à leurs investissements. L’idée de « justice » proposée par le prolétariat est que les travailleurs doivent recevoir leur « juste » salaire en échange de leur travail. De même que les paysans trouvent qu’ils doivent recevoir leur « juste » prix pour leur produit. Mais des salaires élevés réduisent les profits, tout comme des profits élevés… réduisent les salaires. On voit donc que le même concept de « justice » est utilisé pour décrire deux choses différentes.
Imaginons que nous avons sur un plateau télévisé un responsable syndical et le patron d’une usine, et qu’on les invite à débattre de la question des salaires. Ils vont tout de suite se lancer l’un à l’autre le mot « justice » à la tête. Chacun estime que la « justice » est de son côté, en fonction de son propre « point de vue » ; mais ils ne vont jamais être capables de se convaincre l’un l’autre. Donc, tant que le débat ne cherche pas à dépasser les abstractions et à définir ce que l’on entend par « justice » en plaçant ce mot dans un contexte donné, mieux vaut éteindre sa télé ou changer de chaine, parce que ce débat ne nous apprendra rien du tout.
Un autre exemple : prenons le FPI, Front populaire ivoirien. Nous parlons ici d’une organisation qui existe depuis plus de trente ans. Nous utilisons ce raccourci aujourd’hui pour parler de la politique « menée par le FPI » ou du dernier scandale « lié au FPI ». Mais lorsque nous regardons le rôle du FPI tout au long des trente dernières années, nous voyons que l’étiquette « FPI » est trop imprécise pour nous aider à bien comprendre l’histoire.
Fondé en 1982 dans la clandestinité, le FPI était au départ un parti d’idéologie stalinienne (« communiste »), qui défendait l’idée d’une « révolution démocratique nationale » comme préalable au développement du pays. Le parti est alors associé à la lutte contre le régime de parti unique menée par les étudiants et travailleurs de Côte d’Ivoire tout au long des années ‘1980, avant d’être reconnu légalement en 1990 et de se réclamer de la social-démocratie, suite à la chute de l’Union soviétique.
Tout au long des années ‘1990, il joue son rôle de parti d’opposition aux côtés des syndicats et notamment de la FESCI. Arrivé au pouvoir en 2000, il se retrouve entrainé dans une guerre civile, va de compromis en compromis avec l’impérialisme, adopte un discours de plus en plus nationaliste et religieux, et finit par mettre au pas les syndicats du pays en excluant les leaders trop radicaux et en imposant ses propres éléments à la tête de ces structures.
Ayant perdu le pouvoir, le parti devient inactif, se scinde en deux, et son aile radicale apparait de plus en plus comme une secte religieuse qui attend le retour de son leader avant de tenter d’organiser la moindre lutte, tandis que l’autre aile adopte un discours purement social-démocrate.
Toutes ces différentes phases de l’histoire du FPI étaient très différentes les unes des autres. Alors, laquelle de ces phases entend-on lorsqu’on parle « du FPI » ? À moins que nous ne précisions à chaque fois le contexte historique dans lequel nous voulons parler « du FPI », nous risquons de commettre de nombreuses erreurs !
Une erreur fréquemment commise par la jeunesse actuelle provient de la mauvaise application de l’étiquette « FPI ». Pour beaucoup de jeunes et de militants, « le FPI » fait référence au « FPI des années ‘2000 », alors que pour les militants plus âgés, il s’agit du « FPI des années ‘1980 et ‘1990 », un symbole de la lutte pour la démocratie en Côte d’Ivoire. Les dirigeants du FPI exploitent cette erreur en utilisant la logique formelle, pour se faire passer pour un parti de gauche. Mais des millions de personnes comprennent bien que le FPI d’aujourd’hui n’est pas « leur FPI ». Cette phrase relève d’une profonde compréhension philosophique ! Car elle reconnait les limites de l’application de l’étiquette « FPI ».
La pensée dialectique
Trotsky résumait la manière dont la pensée dialectique nous aide à dépasser les étiquettes statiques en expliquant que :
« La pensée vulgaire opère avec des concepts tels que « capitalisme », « morale », « liberté », « État ouvrier », etc., qu’elle considère comme des abstractions immuables, jugeant que « le capitalisme » est « le capitalisme », « la morale » « la morale », etc. La pensée dialectique examine les choses et les phénomènes dans leur perpétuel changement et de plus, suivant les conditions matérielles de ces changements, elle détermine le point critique au-delà duquel « A » cesse d’être « A », « l’État ouvrier »* cesse d’être « un État ouvrier », etc.
Le vice fondamental de la pensée vulgaire consiste à se satisfaire de l’empreinte figée d’une réalité qui, elle, est en perpétuel mouvement. La pensée dialectique précise, corrige, concrétise constamment les concepts et leur confère une richesse et une souplesse (j’allais presque dire, « une saveur »), qui les rapprochent jusqu’à un certain point des phénomènes vivants. Non pas « le capitalisme » en général, mais un capitalisme donné, à un stade déterminé de son développement. Non pas « l’État ouvrier » en général, mais tel État ouvrier, dans un pays arriéré encerclé par l’impérialisme, etc.
La pensée dialectique est à la pensée vulgaire ce que le cinéma est à la photographie. Le cinéma ne rejette pas la photo, mais en combine une série selon les lois du mouvement. La dialectique ne rejette pas le syllogisme [les « étiquettes » de la logique formelle], mais enseigne à combiner les syllogismes de façon à rapprocher notre connaissance de la réalité toujours changeante. »
ABC de la dialectique matérialiste, in Défense du marxisme, 1939
[* L’« État ouvrier » dont Trotsky parle ici est l’Union soviétique. Dans cette polémique, Trotsky défendait la révolution russe contre un groupe de « révolutionnaires » petit-bourgeois (c-à-d. issus de la classe moyenne) qui, effrayés par la dégénérescence stalinienne de l’Union soviétique, avaient abandonné le matérialisme dialectique pour passer à une forme d’idéalisme qui tentait de « tenir l’ensemble de la doctrine révolutionnaire pour responsable des erreurs et des crimes de ceux qui l’avaient trahie ».]
Comme l’explique Trotsky, la pensée dialectique ne remplace pas les modèles simples qui sont si nécessaires dans la vie de tous les jours. Mais la pensée dialectique relie entre eux ces modèles pour les replacer dans un schéma d’évolution continue. Pour adhérer à la pensée dialectique, nous devons constamment nous entrainer à ne pas oublier que tout change tout le temps. Cela permet à nos pensées et à nos idées de former des descriptions qui collent de manière plus exacte à la réalité du monde. En tenant compte de ce changement, nous resserrons les « ciseaux » de la connaissance pour améliorer notre niveau de compréhension.
Les outils de la pensée dialectique décrits plus loin dans ce document sont des modèles. Comme tous les modèles, ils sont des représentations simplifiées du monde qui nous permettent de reconnaitre et de comprendre les processus de changement. Tout comme le modèle de l’atome proposé par M. Rutherford n’est pas une représentation exacte d’un atome, mais un modèle simplifié, la pensée dialectique n’est pas identique aux différents processus du changement, mais n’est qu’une manière générale de décrire ces processus.
En ce sens, la pensée dialectique, comme tous les modèles, est une abstraction. Comme Engels l’avait expliqué dans son ouvrage Dialectique de la nature (1883), « C’est de l’histoire de la nature et de celle de la société humaine que sont abstraites les lois de la dialectique. Elles ne sont précisément rien d’autre que les lois les plus générales de ces deux phases du développement historique ainsi que de la pensée elle-même ». Engels va plus loin :
« Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d’orge, depuis la germination jusqu’au dépérissement de la plante qui porte fruit, quand je dis qu’il est « négation de la négation » [une des lois de la dialectique expliquée plus loin dans ce document]. En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition, qu’affirmer ce non-sens que le processus biologique d’un brin d’orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme. » Anti-Dühring, 1877
Par exemple, la transformation de l’eau qui passe par les formes de glace, eau et vapeur, ou le développement de la société européenne qui est passée par les stades de société esclavagiste, société féodale et société capitaliste, sont tous deux exemples de changement. Mais les changements d’état de l’eau s’expliquent par le niveau d’énergie des molécules d’eau (par la thermodynamique), alors que les changements dans la société s’expliquent par les contradictions de classe et la lutte de classe. Mais pour que nous puissions reconnaitre que ces deux phénomènes en apparence entièrement différents sont en réalité tous deux différents stades de développement d’une même chose, nous devons penser dialectiquement.
C’est ainsi que nous pouvons reconnaitre que les différents états de l’eau (glace, eau, vapeur) ne sont que différents arrangements des mêmes molécules d’eau en fonction de leur niveau d’énergie, tout comme les différentes formes de la société européenne ne sont que différents arrangements des mêmes êtres humains en différentes classe sociales selon le niveau atteint par les forces de production. Le processus spécifique qui se trouve derrière ce changement doit être découvert, comme le disait Trotsky, en étudiant les « conditions matérielles de ces changements ».
Le mot « dialectique » vient du grec ancien ; il signifie littéralement « discussion ». Mais il s’agit d’une discussion entre des personnes qui ont au départ des points de vue différents, mais qui veulent collaborer pour découvrir la vérité. Toute discussion reconnait la possibilité d’un changement. Au cours d’une discussion, les gens peuvent tomber d’accord, en se faisant des concessions l’un à l’autre, tout comme la dialectique peut décrire la manière dont la « pomme nº1 » devient la « pomme pourrie nº1 ». Une discussion n’est pas un débat. Dans un débat, les interlocuteurs pensent chacun détenir la vérité. Un débat ressemble aux étiquettes fixes de la logique formelle. Il n’y a au cours d’un tel débat pas de possibilité pour notre « pomme nº1 » de devenir la « pomme pourrie nº1 », car les participants insistent obstinément sur le fait que eux seuls ont raison.
Les outils de la pensée dialectique
Marx et Engels ont identifié trois « lois de la dialectique » servant à décrire les processus du changement. Ils ont ici utilisé le mot « loi » dans son sens scientifique, c’est-à-dire une théorie ou une explication pour les observations effectuées. On ne parle donc ici pas du tout de la « loi » des dirigeants bourgeois qui établissent une loi puis cherchent à la faire appliquer dans le monde réel. Car cette démarche est évidemment l’opposé total de la manière dont nous devrions comprendre les « lois » de la dialectique. Les « lois » de la dialectique sont une description des processus de développement et de changement en cours dans le monde.
Permettez-nous de tenter de clarifier ce point. Plutôt que de parler des « lois » de la dialectique, nous aimerions plutôt parler des « outils » de la pensée dialectique. Entre les mains d’une personne formée à s’en servir, tout outil peut être utilisé pour créer des objets utiles à partir d’un matériau brut. La pensée dialectique peut elle aussi transformer les observations brutes, isolées les unes des autres, en descriptions utiles de la manière dont le monde évolue.
Marx et Engels ont donc identifié trois outils de la pensée dialectique, auxquels ils ont donné des noms philosophiques un peu vieillots. Ces outils sont (1) la « transformation de la quantité en qualité (et inversement) », (2) la « négation de la négation » et (3) l’« interpénétration des contraires ». Mais on peut tout aussi bien les rebaptiser en leur donnant des noms issus de la langue de tous les jours. Engels a d’ailleurs insisté sur le fait que « les hommes pensaient de manière dialectique bien avant qu’ils n’entendent parler de la dialectique ». On ne doit donc pas s’étonner du fait que la pensée dialectique puisse s’exprimer en termes utilisés dans la vie de tous les jours.
Outil nº1 : « La transformation de la quantité en qualité (et inversement) » alias « La goutte d’eau qui fait déborder le vase »
Dans une certaine limite, le fait d’ajouter ou d’enlever quelque chose à un ensemble ne change rien : on a simplement ajouté ou enlevé quelque chose. Cette limite dépend du processus de changement considéré. Dans le langage philosophique, certains changements en quantité peuvent cependant modifier la qualité d’un objet.
Nous avons déjà vu ce concept plus haut, lorsque nous avons observé notre pomme pourrir. C’était un exemple de changement quantitatif qui cause un changement qualitatif. Dans le cas de la pomme, le changement de quantité est une soustraction, puisqu’à la fin, on n’a plus de pomme. Jusqu’à un certain point cependant, « la pomme » peut toujours être considérée comme « une pomme » : elle a un peu bruni, elle est un peu moins lisse, mais on peut toujours la manger.
Mais le processus de transformation atteint un certain point où la pomme est tellement pourrie qu’il devient difficile de reconnaitre dans cette pomme pourrie la pomme que nous avions au départ. Le changement quantitatif (soustraction) a fini par produire un changement qualitatif : la pomme n’est plus une pomme, mais un déchet.
Un exemple de cette « transformation de la quantité en qualité (et inversement) » peut nous aider à mieux comprendre les transformations sociales au moment du passage du féodalisme au capitalisme en Europe. Dans la société féodale, le rôle de l’argent dans l’économie était fort limité. La plupart des paiements se faisaient « en nature », c’est-à-dire sous la forme de produits (trois mètres de tissu, 10 kg de blé, six marteaux, etc.), sans qu’on n’ait besoin d’argent pour les effectuer. Une forme de paiement en nature était le paiement sous forme de travail : les paysans fournissaient à leur seigneur (propriétaire terrien) leur travail en échange de sa protection et en guise de loyer pour la terre qu’ils cultivaient.
Mais la classe marchande, qui est l’ance?tre de la classe capitaliste, a commencé à élargir ses réseaux commerciaux à l’intérieur de la société féodale, ce qui a eu pour conséquence d’élargir les sphères de la société où les échanges étaient régulés par l’argent plutôt que par des paiements en nature. Jusqu’à un certain point, cette extension du système monétaire n’a pas eu un impact qui aurait pu menacer l’existence de la société féodale.
Mais à partir d’un certain moment (où une certaine quantité a été atteinte), l’accumulation de richesses et de puissance par la classe marchande l’a mise dans une situation où elle s’est vue forcée à entamer une lutte contre la classe féodale qui constituait pour ses activités un obstacle de plus en plus grand. En Angleterre et en France, ce processus a mené à une explosion sociale : la guerre civile et la révolution qui a amené au pouvoir la classe marchande, devenue classe capitaliste.
On voit donc que ces évènements résultaient d’une transformation de la quantité en qualité. Le capitalisme a été instauré à la place du féodalisme, en tant que nouvelle « qualité » de la société, à la suite des changements de « quantité » en son sein. Comme Marx le disait : « La nouvelle société s’est développée dans le ventre de l’ancienne ».
Revirements soudains
Une des idées les plus importantes associées à cet outil de la « transformation de la quantité en qualité (et inversement) » est que l’on voit que le moment où se produit la transformation en qualité est accompagnée de « bonds » soudains. La rapidité de ce « bond » par rapport au point de vue humain dépend du processus que l’on considère.
Ainsi, à l’échelle humaine, nous constatons facilement que la chaleur qui s’est accumulée dans de l’eau (changement quantitatif) produit un « bond » dans l’état de l’eau (qualitatif) au moment où se forment des bulles de vapeur à l’intérieur de cette eau : l’eau bout. Mais certains « bonds » durent pendant des millions d’années. Par exemple, dans l’histoire de l’évolution des être vivants, la période du Cambrien a été celle d’une « explosion » en termes de diversité des différentes formes de vie, qui s’est étendue sur une période de 20 à 25 millions d’années (une échelle de temps relativement courte par rapport à l’âge de la Terre). On voit qu’un « bond » de ce genre s’étend en réalité sur une période qui correspond à des millions de générations d’êtres humains !
Tout comme la dialectique elle-même, l’idée d’un « bond qualitatif » est une abstraction utile, à condition que nous la replacions dans son contexte et que nous l’appliquions à un processus spécifique pour pouvoir reconnaitre ce qui constitue un tel « bond » et ce qui n’en est pas un.
Cette idée est cruciale lorsque nous l’appliquons à l’évolution de la société. Elle nous aide à nous préparer à des bouleversements rapides sur le plan social comme au niveau de la conscience de classe. Cet outil nous permet d’identifier quels sont les changements quantitatifs en cours qui sont susceptibles de mener à un changement qualitatif, afin de pouvoir faire des prédictions exactes. Sans cela, nous risquons d’être constamment surpris par des explosions sociales apparemment surgies de nulle part.
Prenons par exemple le cas du renversement du dictateur Moubarak en Égypte en 2011. Cet individu était pourtant au pouvoir depuis des dizaines d’années : qu’est-ce qui a fait qu’il a été dégagé précisément à ce moment-là et pas avant ni après ? C’est vrai que la Tunisie était partie dans une révolution au même moment, qui a inspiré les Égyptiens, mais la véritable étincelle qui a déclenché le mouvement a été l’annonce d’une nouvelle hausse du prix du pain. Cette énième hausse du prix du pain a été « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». Beaucoup de soi-disant « experts » n’avaient rien vu venir ! Un jour avant que le mouvement n’éclate, ces gens étaient surement encore en train de dire « Rien ne change dans ce pays », « Les travailleurs ne sont pas prêts », etc. Mais les révolutionnaires qui manipulent habilement l’outil de la « transformation de la quantité en qualité » ne sont jamais pris au dépourvu lorsque se produisent ces bonds soudains.
Outil nº2 : « La négation de la négation » alias « Rien n’est éternel »
Dans le langage philosophique, le mot « négation » signifie tout simplement la « fin » ou la « disparition ». À partir de là, il est facile de comprendre que la phrase « négation de la négation » signifie « la fin de la fin » ou « la disparition de la disparition ». C’est l’idée selon laquelle non seulement toute chose a une fin, mais la cause qui a provoqué la fin de cette chose est elle-même destinée à disparaitre. En d’autres termes, « Rien n’est éternel ».
Reprenons notre pomme. Si nous la laissons tomber dans un champ, les pépins (graines) contenus dans la pomme pourront germer et former une jeune pousse de pommier, qui consomme la pomme et la nourriture contenue dans le pépin pour pouvoir pousser. La pomme est donc « niée » par cette jeune plante. Mais le pommier qui grandit à partir de là, ne vivra pas non plus éternellement. Lui aussi finira par être « nié », c’est-à-dire qu’il mourra et disparaitra un jour, non pas sans avoir produit de nouvelles pommes.
Mais la « négation de la négation » ne veut pas dire que les phénomènes se répètent inlassablement de manière cyclique. Car à travers chacune de ces « négations », un développement se produit. Dans notre exemple de la pomme et du pommier, un procédé entre en jeu, qu’on appelle la « sélection naturelle » (une des causes de l’évolution). Car seuls germeront et survivront les pépins qui sont les plus adaptés au climat en vigueur au moment où la pomme tombe dans le champ (il se pourrait qu’il pleuve plus que d’habitude, ou que nous soyons au beau milieu d’une sècheresse). Les autres dépériront. Le pommier qui naitra de ces pépins transmettra cet avantage à ses descendants. C’est ainsi que le pommier en tant qu’espèce naturelle évolue, d’une génération à l’autre.
Prenons un autre exemple tiré de l’histoire des sociétés. Dans les sociétés primitives, la terre était la propriété de l’ensemble du groupe (ou bien n’était la propriété de personne). Cet état de propriété collective a été « nié » par le développement de la société de classes, qui a introduit la propriété privée de la terre. Les marxistes disent que cette propriété privée sera à son tour « niée » par le retour à une propriété collective. Cependant, il ne s’agira pas de la même propriété collective que l’on voyait dans le cadre des sociétés primitives, mais d’une propriété collective socialiste, basée sur un développement bien plus avancé de l’économie.
Outil nº3 : « L’interpénétration des contraires » alias « La vie n’est jamais simple »
Le monde est rempli de forces opposées. En langage philosophique, nous disons que le monde est rempli de contradictions. Mais ces forces opposées ne peuvent exister l’une sans l’autre. Par exemple, le pôle « positif » d’un aimant attire le pôle « négatif » d’un autre aimant. Mais chaque aimant a un pôle « positif » et un pôle « négatif ». Qui plus est, si on coupe un aimant en deux, on obtient deux aimants qui ont chacun un pôle « positif » et un pôle « négatif ». Ces opposés existent ensemble, c’est pourquoi on dit qu’ils « s’interpénètrent ».
Reprenons à nouveau notre pomme. Les liaisons chimiques exercent une force qui relie entre eux les atomes qui composent cette pomme. Mais en même temps, d’autres processus chimiques causent des forces qui tendent à rompre ces liaisons, ce qui fait que la pomme pourrit. Ces forces sont opposées l’une à l’autre. Elles se « contredisent », mais elles restent contenues au sein du même objet.
Dans la société humaine, on peut voir une telle « contradiction » dans la lutte de classe. Dans la société capitaliste, on voit une contradiction entre les intérêts des capitalistes, qui veulent faire plus de profits, et ceux des travailleurs, qui veulent recevoir de meilleurs salaires. Il y a aussi la contradiction entre la propriété individuelle (ou privée) du capitaliste et le travail collectif de la classe ouvrière.
L’interconnexion entre ces outils
Chacun des outils de la dialectique a sa propre utilisation « spécifique », mais ils sont tous reliés entre eux. En d’autres termes, pour obtenir un produit utile, il faut utiliser ces trois outils ensemble. On ne peut pas fabriquer une armoire uniquement avec un marteau ! On voit que l’outil nº3 se connecte aux deux autres et peut nous y ramener. Ainsi par exemple, l’accumulation des contradictions à l’intérieur d’un pôle peut finalement contrebalancer ce qui se passe au niveau du pôle opposé, de sorte que ces changements quantitatifs deviennent qualitatifs (outil nº1), niant ainsi (outil nº2) l’objet de départ.
-
Théorie: Introduction au matérialisme dialectique (2e partie)
La méthode du marxisme : le matérialisme dialectiqueDans la première partie de ce dossier, nous avons vu que le marxisme n’est rien d’autre que la méthode scientifique appliquée à l’étude de la société. En tant que théorie scientifique, le marxisme nous permet de tirer des conclusions sur base de l’expérience sociale, d’en déduire des lois générales sur l’évolution de la société et, à partir de ces lois, d’effectuer des prédictions, qui s’avèrent souvent beaucoup plus exactes que celles que tentent de faire les théoriciens et intellectuels bourgeois et petits-bourgeois. C’est pourquoi les capitalistes font tout pour discréditer le marxisme, afin de nous empêcher de réfléchir de manière rationnelle et de comprendre le fonctionnement véritable de la société qu’ils nous imposent.
Dans la deuxième partie de ce dossier, nous allons nous pencher sur le fonctionnement de cette méthode, en approfondissant notamment l’opposition entre l’approche « idéaliste » des intellectuels bourgeois et l’approche « matérialiste » (scientifique) qui est celle des marxistes.
– Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)
Comme toutes les idées, le marxisme n’est qu’un produit de l’évolution historique. Mais aucune idée ne nait à partir de rien. Toute idée se développe à partir des idées qu’elle se prépare à remplacer, parfois même en reprenant pour s’exprimer les mêmes termes dans lesquels étaient formulées les idées précédentes. Sur le développement du marxisme, Engels expliquait que :
« Par son contenu, le socialisme moderne est, avant tout, le produit de la vue immédiate, d’une part des oppositions de classes qui règnent dans la société moderne entre possédants et non possédants, bourgeois et salariés, d’autre part de l’anarchie qui règne dans la production. Mais, par sa forme théorique, il apparait au début comme une poursuite plus avant et qui se veut plus conséquente, des principes établis par les grands philosophes des lumières dans la France du 18e siècle. Comme toute théorie nouvelle, il a dû d’abord se rattacher au fonds d’idées préexistant, si profondément que ses racines plongent dans les faits économiques. » Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880
Au moment où Marx et Engels écrivaient, le « fonds d’idées préexistant » de la philosophie occidentale et antique était plus largement accessible (au moins parmi le public éduqué) qu’il ne l’est aujourd’hui. Aujourd’hui en effet, nous voyons que ce « fonds d’idées préexistant » qui était largement diffusé à l’époque de Marx nous apparait non seulement comme quelque chose d’obscur, mais semble même avoir été écrit dans une langue étrangère. De nombreux mots ont changé de sens depuis lors. Néanmoins, les révolutionnaires doivent lutter pour tenter de comprendre ces idées. Nous attendrons d’arriver à la quatrième partie de ce document pour donner un compte-rendu de l’histoire de la philosophie. À présent, nous allons plutôt tout d’abord nous concentrer sur l’introduction au matérialisme dialectique, en développant plus en profondeur les idées les plus familières de la science moderne par lesquelles nous avons commencé.
Qu’est-ce que le savoir ?
Avant d’élaborer notre compréhension du matérialisme dialectique, nous devons tout d’abord poser la question la plus basique d’entre toutes : qu’est-ce que le savoir ? C’est-à-dire, d’où viennent les connaissances que nous avons du monde qui nous entoure ? Pendant la plus grande partie de l’histoire, l’humanité n’avait même pas la moindre idée de ce que pouvait être une « explication objective » de la nature ou de la société. Même si on avait tenté de leur en montrer une, ils n’auraient pas pu en comprendre le principe !
La connaissance que l’humanité a du monde peut être décrite comme une paire de ciseaux. Un côté représente le monde tel qu’il est réellement. L’autre côté représente notre compréhension du monde. Plus les deux lames de la paire de ciseaux sont proches l’un de l’autre, plus notre compréhension du monde est exacte.
L’humanité a toujours tenté de rapprocher ces deux lames l’une de l’autre. Mais ces tentatives ne se sont jamais faites au hasard. Au cours de l’histoire, il y a eu plusieurs « points de vue », qui tentaient chacun de donner une manière pour rapprocher ces deux lames. Mais chacun de ces nouveaux « points de vue » était en fait le résultat de conditions sociales différentes, tout comme aujourd’hui, nous voyons qu’il existe différents « points de vue » sur la manière dont sont répartis les salaires des travailleurs et le profit des patrons.
Par exemple, dans les sociétés primitives où la science était très peu développée, les gens expliquaient le monde en termes de forces surnaturelles. Ainsi, on croyait que le climat était contrôlé par des esprits ou des génies (voir la quatrième partie de ce document pour plus de détails sur la religion primitive).
Personne ne savait comment distinguer une « explication objective » d’une explication fantaisiste ; il n’y avait donc aucune manière d’évaluer l’exactitude des théories développées en testant la capacité de ces théories à faire des prédictions. Les idées ont dès lors acquis un statut « indépendant », elles se sont vues séparées des conditions sociales qui leur avaient donné naissance pour être élevées au rang d’explications objectives par elles-mêmes.
C’est ainsi que certaines idées ont fini par ne plus pouvoir être remises en cause, car elles étaient considérées comme des vérités absolues qui existaient même en-dehors de l’histoire. Cela a eu pour effet d’inverser la relation entre les idées et le monde réel. Les gens ont commencé à croire, à tort, que c’est le monde qui devait agir en conformité avec leurs idées. Or, au contraire, ce sont les idées qui doivent se conformer au monde si elles veulent pouvoir le décrire avec précision.
En langue philosophique, l’approche qui consiste à faire passer les idées avant la réalité concrète s’appelle l’idéalisme. Il faut bien faire attention que lorsque nous parlons d’« idéalisme », en philosophie, cela ne veut pas dire la même chose que dans la vie de tous les jours ! Dans la vie de tous les jours, nous qualifions quelqu’un d’« idéaliste » si cette personne agit de manière honnête et désire faire le bien. Ce n’est pas du tout ce que nous voulons dire lorsque nous parlons d’idéalisme en philosophie.
L’idéalisme, en philosophie, est une façon de penser qui considère les idées comme des explications objectives par elles-mêmes et qui les considère comme idéales ou parfaites ; en d’autres termes, il s’agit d’un raisonnement abstrait (voir troisième partie de cette brochure). C’est un peu la même chose que d’avoir une paire de ciseaux qui n’a que deux côtés droits : tenter d’expliquer « notre compréhension du monde » par… « notre compréhension du monde » !
L’impasse de l’idéalisme prend le plus souvent la forme d’une religion. Mais même aujourd’hui, puisque nous constatons que la méthode scientifique de recherche d’explications objectives se voit interdire l’accès à l’étude de la société, l’idéalisme continue à exister. Par exemple, il ne faut pas beaucoup d’efforts pour tomber sur un article écrit par un journaliste paresseux ou l’un ou l’autre professeur inculte, où on pourra lire quelque chose du genre : « La raison pour laquelle les dictatures, changements de constitution et coups d’État sont si fréquents en Afrique vient du fait que les dirigeants africains, de tout temps, ont toujours été incapables d’assimiler et d’accepter le concept de démocratie. »
Il s’agit d’un discours totalement « idéaliste ». Quand on y réfléchit bien, ce genre de discours n’explique absolument rien. Pourquoi les dirigeants africains sont-ils « incapables d’assimiler et d’accepter le concept de démocratie » ? Pourquoi, si cette situation est tellement évidente et dure depuis toujours, n’y a-t-on toujours pas trouvé de solution ? Voilà les questions auxquelles ils faut répondre pour pouvoir expliquer le pourquoi, au lieu de simplement décrire cette situation comme s’il s’agissait d’une simple donnée. Cette « explication » nous donne l’idée que tout Africain assoiffé de démocratie et de liberté se change du jour au lendemain en dictateur dès qu’il acquiert un peu de pouvoir politique, sans raison. On pourrait même croire que ce genre de comportement est lié à sa nature d’Africain.
Ce genre d’« explications incomplètes », voire fictives, mais malheureusement très répandues, est la conséquence de l’idéalisme, de cette démarche intellectuelle qui se refuse à expliquer l’origine des idées (de la culture, de la psychologie…), car les idées sont perçues comme existant en-dehors des conditions sociales, de façon indépendante.
Mais les véritables raisons des nombreux coups d’État, dictatures, etc. en Afrique se trouve d’une part dans le système de domination impérialiste qui a pour effet de corrompre et de lier les élites africaines aux intérêts de capitalistes étrangers, d’autre part dans la composition sociale des pays africains modernes où le capitalisme a développé une très importante classe prolétaire sans y avoir développé une véritable classe « moyenne » ni une véritable bourgeoisie nationale, ce qui fait que la moindre ouverture démocratique risque à tout moment d’ouvrir la voie à une révolte généralisée des masses, rendant « nécessaire » dans nos pays le maintien de dictatures plus ou moins déclarées.
Passer de l’idéalisme subjectif à la science objective
La compréhension que les hommes ont du monde s’est immensément accrue au cours des quelques derniers siècles, ce qui nous a permis d’inventer de nouvelles technologies, de découvrir de nouveaux médicaments, d’appliquer de nouveaux procédés industriels, etc. qui auraient paru totalement impossibles même à nos grands-parents. Comment la société est-elle parvenue à briser le carcan de l’idéalisme pour commencer à rechercher (et à trouver) des explications objectives ?
Cette percée a tout d’abord été opérée dans le domaine de la science de la nature. Mais comment notre compréhension de la nature a-t-elle changé ? Par exemple, pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, les gens se réveillaient le matin et voyaient le soleil se lever exactement de la même manière que nous le voyons se lever aujourd’hui encore chaque matin. Le soleil nous apparait à nous aussi exactement de la même manière qu’il apparaissait aux yeux de nos ancêtres pendant tout ce temps. Mais nos ancêtres n’interprétaient pas ce qu’ils voyaient de la même manière que nous. Pour eux, le soleil était une boule de feu qui passait au-dessus de leurs têtes, disparaissait puis revenait le matin. Beaucoup pensaient qu’il s’agissait d’un dieu.
Mais aujourd’hui, nous comprenons que le soleil est en réalité une étoile, une étoile pareille à des milliards de milliards d’autres étoiles dans notre galaxie. Nous comprenons qu’il brille en raison d’un processus de fusion nucléaire. Nous savons qu’il est plus de cent fois plus grand que la Terre, qu’il se trouve à environ 150 millions de kilomètres de nous, et que c’est la Terre qui tourne autour de lui, et non l’inverse.
Pourtant, rien n’a changé dans ce que nous voyons ! Lorsque nous voyons le soleil se lever le matin, rien n’a changé à nos yeux. Il est d’ailleurs toujours difficile pour beaucoup de gens d’accepter le fait que le soleil que nous voyons pendant la journée est la même chose que les étoiles que nous voyons pendant la nuit. Alors, comment avons-nous pu changer de manière si radicale la façon dont nous comprenons le soleil ?
Cela n’a été possible qu’avec l’invention du télescope et l’observation du ciel nocturne par les astronomes de la « révolution scientifique » du 17e siècle (années ‘1600). En observant le ciel pendant la nuit au moyen du télescope, ces premiers scientifiques ont pu voir des choses qui étaient auparavant invisibles à l’œil nu. Les scientifiques ont observé les planètes tourner autour du soleil, et ont fini par conclure que si nous voyons le soleil « se lever », c’est tout simplement parce que notre Terre tourne en fait sur elle-même. Toutes ces observations ont donc permis de dégager une explication objective.
Cette nouvelle explication du lever de soleil était plus exacte : cela pouvait être prouvé par la capacité de cette explication à faire des prédictions. Par exemple, c’est l’année 1705, en utilisant la nouvelle théorie de la gravitation et des orbites elliptiques déduites de toutes ces observations du ciel, que Edmund Halley, un astronome anglais, a pu, en faisant des calculs, prédire qu’une comète observée en 1682 allait réapparaitre dans le ciel à Noël de l’année 1758. Sa prédiction s’est avérée correcte, 16 ans après sa mort, survenue en 1742. Nous savons maintenant que cette comète (baptisée depuis « comète de Halley ») apparait dans notre ciel chaque 76 ans.
Le matérialisme : la première base du marxisme
Ce que la science a apporté de nouveau, a été l’idée selon laquelle la nature existe de manière objective, indépendamment de notre « point de vue » (c’est-à-dire : que nous soyons là ou pas pour l’observer, la nature existe et continue à exister). La science dit que seules des observations objectives du monde peuvent nous donner un savoir véritable. Cela a été une percée très importante pour le savoir humain.
La science moderne a établi la manière dont nous devrions comprendre les relations entre le monde (ou la nature du moins) et nos idées. Comme Karl Marx le disait dans ses Thèses sur Feuerbach, « La question de savoir s’il y a lieu de reconnaitre à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique ». Marx veut dire par là que nous ne pouvons lancer des idées sans vérifier si elles sont ou non exactes et vraies ; pour le savoir, nous devons les tester, en effectuant des expériences sur les phénomènes que nous désirons comprendre.
Tout comme la science, le marxisme repose avant tout sur la conviction que toute chose dans le monde a une explication objective et rationnelle. En langue philosophique, nous appelons cette idée le matérialisme. Évidemment, encore une fois, en employant ce terme, nous ne voulons pas parler du « matérialisme » qui signifie le comportement d’une personne qui se soucie plus de ses vêtements et de la marque de son téléphone que de la santé de ses parents. En philosophie, le matérialisme est l’idée selon laquelle le monde existe et continue d’exister, quel que soit notre « point de vue » sur lui.
Par conséquent, toutes ces choses qui pourraient nous apparaitre de prime abord comme subjectives : les pensées, les émotions, les croyances religieuses, la moralité, les valeurs culturelles, et toute sorte d’autres idées, ont en réalité une explication objective. Par exemple, les pensées et les émotions sont les produits de notre cerveau : si nous n’avions pas de cerveau, nous n’aurions ni pensées, ni émotions ! Les émotions ressenties par les êtres humains sont le fruit d’une évolution : beaucoup d’animaux moins complexes que l’homme ressentent eux aussi des émotions à des niveaux plus ou moins développés. Les croyances religieuses et les convictions politiques proviennent elles aussi des conditions sociales de la société qui les crée et de l’individu qui les adopte. Comme Marx le disait : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience » (Critique de l’économie politique, 1859).
La pensée dialectique : la deuxième base du marxisme
Mais il y a une caractéristique du monde qui est si fondamentale que, si nous voulons pouvoir décrire le monde de la manière la plus exacte possible, elle doit être absolument être incorporée dans la manière dont nous pensons. Rien dans le monde n’est statique, immobile ou figé. Toute chose subit un processus de changement constant. La deuxième base du marxisme est donc la dialectique, ou la pensée dialectique, qui décrit le changement constant qui parcourt le monde.
Lorsque nous combinons ces deux bases que sont le matérialisme et la pensée dialectique, nous obtenons la méthode marxiste du matérialisme dialectique. En reconnaissant le processus de changement partout dans le monde, le matérialisme dialectique décrit la manière dont le monde se développe, ce qui nous permet d’énormément rétrécir la distance entre les deux lames de nos ciseaux de la connaissance.
Le matérialisme dialectique nous aide à comprendre que toute chose qui existe (qu’il s’agisse des galaxies dans l’univers ou des pensées dans notre cerveau) subit un processus d’évolution constante. Comme Trotsky le disait : « La conscience est née de l’inconscient, la psychologie de la physiologie, le monde organique de l’inorganique, le système solaire de la nébuleuse » (ABC du matérialisme dialectique, dans Défense du marxisme, 1939). Toute la science moderne démontre ce processus d’évolution continue dans la nature. Le marxisme, quant à lui, démontre que ce processus de changement n’est pas étranger à la société, mais s’étend également au domaine des idées, comme par exemple les idées dont nous sommes en train de parler en ce moment.
