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  • Keynes, la crise du néolibéralisme et pourquoi le capitalisme ne peut être réformé

    Le Covid-19 a bouleversé le monde, faisant paraître possible tout ce qui était considéré comme impossible. Dans le contexte d’une nouvelle crise du capitalisme et de l’affaiblissement de l’ordre néolibéral au niveau mondial, les idées de l’économiste libéral John Maynard Keynes vont de plus en plus s’imposer dans les politiques des gouvernements capitalistes, écrit Cillian Gillespie, membre du parti-frère irlandais du PSL, le Socialist Party.

    La crise du Covid-19 fait des ravages dévastateurs dans la vie des travailleurs et des pauvres de toute la planète. Non seulement avec le virus lui-même, mais également avec la crise économique qui l’accompagne, considérée par beaucoup comme la pire depuis la Grande Dépression des années 1930. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime que 50 % des travailleurs du monde entier verront leur niveau de vie être décimé en conséquence(1).

    Cette forte récession économique survient un peu plus de dix ans après la Grande Récession de 2008. La reprise qui a suivi fut faible et massivement déséquilibrée ; elle a aggravé les inégalités en intensifiant les tendances néo-libérales existantes : disparité croissante des richesses, précarité croissante du travail, stagnation des salaires, logements inabordables et érosion des services publics.

    Dans le contexte de la crise du coronavirus, cependant, les États capitalistes ont été contraints de prendre des mesures qui rompent avec l’orthodoxie néo-libérale à laquelle ils étaient attachés depuis plusieurs décennies. Les décisions de l’actuel gouvernement intérimaire irlandais du Fine Gael de créer – bien que temporairement – un système de santé à un seul niveau, avec l’intégration de tous les hôpitaux dans le système public, d’interdire les expulsions, de geler les loyers et d’augmenter les dépenses publiques grâce, notamment, à l’allocation de 350 euros du “Covid-19 Unemployment Payment”, en sont un exemple. Partout dans le monde, les gouvernements ont rapidement mis en œuvre des mesures de relance d’une ampleur supérieure à celles de la période 2008-2009. Ainsi, le programme récemment mis en œuvre par Trump représente 10 % du PIB des États-Unis. En 2009, ce chiffre, qui représentait une application mise en œuvre au fil des mois, était de 5 %.

    L’instauration de ces politiques est en fait une reconnaissance des limites – et même des échecs – du marché privé et de la nécessité d’une intervention de l’État et d’investissements publics pour faire face à l’urgence sanitaire de cette ampleur. Il en va ben entendu de même pour les urgences préexistantes en matière de logement, de santé mentale, de changement climatique, etc. Le service de santé à deux niveaux du Sud de l’Irlande était manifestement incapable de faire face à une augmentation du nombre de personnes devant accéder aux unités de soins intensifs.

    Le néolibéralisme exposé

    Les représentants du capitalisme au niveau mondial craignent clairement que la crise actuelle n’ait pour conséquence d’exposer leur système et de provoquer une plus grande instabilité politique et sociale. Même avant le déclenchement de la crise du Covid-19, il était évident que la base sociale du néo-libéralisme avait considérablement été ébranlée. Cela a été constaté l’année dernière encore lors des bouleversements révolutionnaires dans des pays aussi divers que le Soudan, le Liban, la Chine (Hong Kong) et le Chili.

    Plus près de nous, l’élection dans le Sud de l’Irlande, début février, était également révélatrice de ce processus. Lors de ces élections, les suffrages obtenus par les deux principaux partis du capitalisme irlandais sont tombés à un niveau inédit et historiquement bas de 45 % ensemble. Pourtant, l’économie était en pleine croissance. Mais les crises du logement et de la santé, alimentées par des politiques reposant sur le profit du marché privé, avaient engendré une énorme colère. Cela illustre que la base de soutien des partis du soi-disant “centre politique” (c’est-à-dire l’establishment capitaliste traditionnel) a été corrodée par une décennie de crises et d’inégalités.

    Compte tenu de ce panorama de bouleversements pour le capitalisme mondial, l’hégémonie du néolibéralisme est remise en question, tant sur le plan idéologique que sur celui des politiques des gouvernements capitalistes. L’intervention de l’État, y compris l’augmentation des dépenses publiques et même la nationalisation (des entreprises en faillite), sera de plus en plus souvent de mise. Il est donc probable que les idées, ou les variantes des idées, de l’économiste John Maynard Keynes soient reprises dans la pensée des stratèges du capitalisme.

    Cela vaut également pour les personnalités et les organisations qui défendent des approches réformistes de gauche au sein de la gauche et du mouvement ouvrier, à l’instar de Bernie Sanders et d’Alexandria Ocasia Cortez (AOC) aux États-Unis. Cela vaut aussi pour l’expression réformiste de gauche et reposant sur la collaboration de classe comme celle que l’on trouve à la tête du Congrès irlandais des syndicats (ICTU). Le biographe de Keynes, Lord Robert Skidelsky, a d’ailleurs été invité aux conférences de l’ICTU pour y discuter des alternatives au néolibéralisme. (3) Ses idées servent à défendre que le capitalisme peut finalement surmonter les crises qui lui sont inhérentes, et peut être rendu plus rationnel et plus humain.

    Qui est Keynes ? Qu’est-ce que le keynésianisme ?

    Keynes n’était pas un marxiste, ni un membre du mouvement ouvrier, bien qu’il soit aujourd’hui une figure défendue par de nombreux membres de la gauche réformiste. C’était un économiste libéral né dans le privilège de la classe dirigeante britannique. Sa célèbre citation “La guerre des classes me trouvera du côté de la bourgeoisie éduquée” illustre bien les intérêts de classe qui le préoccupaient fondamentalement. Ce fut le point de départ de l’élaboration de ses perspectives économiques et de ses solutions, ce que les défenseurs de ses idées dans le mouvement ouvrier qui soutenaient que le capitalisme pouvait d’une certaine manière être réformé ont préféré ignorer.

    En illustration de cette approche, Brendan Ogle, éminent responsable du syndicat Unite, a écrit dans son livre From Bended Knee to New Republic : « En substance, Keynes soutenait que le plein emploi et la stabilité des prix ne pouvaient être assurés au mieux par un libéralisme complet, mais par l’intervention du gouvernement au moyen de politiques qui considéraient la production de la nation comme la dynamique clé à prendre en compte plutôt que celle de l’individu. Keynes, voyez-vous, croyait en la “société”. » (4)

    Keynes et ses idées ont pris de l’importance et ont gagné en popularité dans l’entre-deux-guerres, où les crises économiques se sont développées au lendemain du chaos de la Première Guerre mondiale. La révolution russe et les nouveaux bouleversements révolutionnaires qui ont suivi avaient constitué une réelle menace existentielle pour le capitalisme. Cela s’est révélé particulièrement vrai au début de la Grande Dépression de 1929 avec l’émergence d’un chômage de masse et l’impact dévastateur que cela a eu sur les conditions de vie de la classe ouvrière dans le monde entier.

    Au début de la Grande Dépression, les économistes capitalistes traditionnels s’en tenaient obstinément au concept de la “main invisible du marché” ; ils insistaient sur le fait que l’offre et la demande, la concurrence et le libre-échange – sans intervention de l’État – surmonteraient naturellement le marasme économique. La dynamique d’un système basé sur l’entreprise privée, selon eux, était à la fois autocorrectrice et autorégulatrice et conduirait bientôt à une période de croissance et à un redressement du système.

    Cependant, alors que l’ampleur de la crise devenait plus évidente, Keynes et les gouvernements capitalistes qu’il a influencés en ont conclu que l’attitude de “laissez-faire” de l’école néoclassique des économistes bourgeois n’était tout simplement pas adaptée à la situation. Non seulement le capitalisme était confronté au défi de la révolte et de la révolution de la classe ouvrière dans beaucoup de ses centres vitaux, mais il y avait aussi l’existence de l’Union soviétique, qui faisait des progrès économiques importants dans les années 1930, alors que les économies capitalistes étaient en perte de vitesse. L’économie soviétique, en dépit du régime dictatorial et brutal de la caste bureaucratique qui détenait le pouvoir politique et qui était dirigée et personnifiée par Staline, était basée sur la propriété de l’État et la planification de ses secteurs clés. Elle démontrait qu’une alternative au capitalisme était viable.

    Dans une lettre adressée au président américain nouvellement élu, Franklin D. Roosevelt, Keynes a exposé avec force le choix auquel leur système était confronté et les raisons pour lesquelles un changement de cap était nécessaire : « Vous vous êtes fait l’administrateur de ceux qui, dans chaque pays, cherchent à réparer les maux de notre condition par une expérience raisonnée dans le cadre du système social existant. Si vous échouez, le changement rationnel sera gravement compromis dans le monde entier, laissant à l’orthodoxie et à la révolution le soin de le combattre. »

    La Grande Dépression et le New Deal

    Pour Keynes, une telle orientation signifiait une plus grande intervention du gouvernement dans l’économie afin de réguler les forces aveugles du marché. Dans ses œuvres, comme son ouvrage majeur de 1936 « Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie », Keynes a souligné la nécessité d’une intervention et de dépenses publiques agressives et inflationnistes dans, par exemple, les programmes de travaux publics, comme la construction d’aéroports, de gares et de routes, pour créer des emplois. Ce faisant, elles stimuleraient la “demande effective” de la part des travailleurs et créeraient à leur tour un marché pour les biens et services produits par les sociétés capitalistes privées.

    Grâce à la mise en place de programmes d’infrastructure qui stimulent l’économie et créent des emplois directs, la demande de biens et de services serait accrue, ce qui inciterait les capitalistes à investir leurs bénéfices accumulés dans la production et les entreprises et à jeter les bases du plein emploi. Les partisans d’un capitalisme de marché libre et non réglementé croyaient au concept d’”économie de l’offre”, c’est-à-dire que l’offre de biens via l’investissement capitaliste répondrait invariablement à une demande (principalement des travailleurs) sur le marché, un argument avancé par l’économiste français du XVIIIe siècle, Jean Baptiste Say. Il s’agissait donc simplement d’encourager l’investissement privé dans l’économie par des mesures telles qu’un faible impôt sur les sociétés et la déréglementation.

    Le premier gouvernement capitaliste notable à expérimenter les idées de Keynes dans la période des années 1930 a été la présidence de Franklin Delano Roosevelt par le biais de son fameux “New Deal”. Roosevelt est arrivé au pouvoir dans un contexte de chômage de masse et de résurgence des luttes syndicales. Au premiers rangs de ces dernières se trouvaient les socialistes, parmi lesquels la base du Parti communiste (qui a rapidement atteint 100.000 membres) et les modestes forces du trotskysme américain. Dans ce contexte, sa présidence a introduit une série de programmes visant à créer des emplois et de réformes telles que la loi sur la sécurité sociale en 1936. Si ces mesures ont contribué à améliorer partiellement les conditions de vie et à créer temporairement des emplois, elles n’ont pas été le facteur décisif pour sortir les États-Unis de la crise. Il faut également noter que le capitalisme américain disposait de réserves économiques plus importantes, en tant que puissance capitaliste émergente mondiale, pour mettre en œuvre les réformes du New Deal, contrairement à celles des puissances capitalistes européennes en déclin.

    Entre 1934 et 1937, quelque cinq à sept millions d’emplois ont été créés aux États-Unis. Cependant, cette période de reprise économique relative a été rapidement suivie d’un ralentissement économique en 1937-1939 et le nombre de chômeurs à la fin de la décennie s’élevait à 10 millions. La guerre imminente en Europe et en Asie, dans laquelle le capitalisme américain a finalement été entraîné en décembre 1941, a forcé la création d’une nouvelle économie de guerre, qui s’est traduite par le plein emploi et un nouvel essor économique. Ce sont ces mesures, et non celles du New Deal, qui se sont avérées essentielles pour permettre au capitalisme américain de surmonter la Grande Dépression qui a produit une décennie de lutte de masse de la classe ouvrière et de turbulences générales.

    Aucune solution aux contradictions et aux crises capitalistes

    L’une des principales failles de l’analyse de Keynes est qu’elle ne reconnaît pas la contradiction fondamentale de la production capitaliste. De plus, il n’a pas répondu à la question de savoir d’où viendraient les ressources pour financer les mesures de relance qu’il préconisait. Proviendraient-elles des profits des grandes entreprises et des super-riches, ou de nouveaux impôts (directs ou indirects) sur les travailleurs ?

    La classe capitaliste n’investit pas dans le but de répondre à la “demande”, ou aux besoins sociaux en général. Elle n’est motivée que par la recherche de l’accumulation de profits à court terme. L’augmentation des salaires et des impôts sur ces profits aura un effet négatif sur les marges bénéficiaires et rendra les entreprises capitalistes moins compétitives par rapport à leurs rivales. En pratique, elles résisteront toujours aux politiques qui ont un impact sur leurs bénéfices.

    Les capitalistes peuvent fournir des financements sous forme de prêts pour financer des mesures de relance, mais là encore, les banques et les détenteurs d’obligations sur les marchés financiers sont là pour faire de l’argent, et non pour fournir des crédits pour le plaisir de le faire, et ils veilleront à ce que ces prêts soient payés à des taux exorbitants – ce qui augmentera la dette publique, qui doit être remboursée avec intérêts. Par conséquent, si la classe capitaliste n’est pas disposée à payer pour ces mesures, ce sont invariablement les travailleurs qui seront contraints de le faire, ce qui sape ainsi une fois de plus le marché des biens et créée une nouvelle spirale déflationniste.

    C’est également une erreur de supposer que les investissements capitalistes, en raison d’une demande accrue de leurs biens, entraîneront des taux d’emploi élevés. La logique de la concurrence capitaliste signifie que les patrons investiront à un rythme beaucoup plus élevé dans les technologies permettant d’économiser du travail (comme nous le voyons aujourd’hui avec l’automatisation dans de nombreux domaines) que dans la taille de leur main-d’œuvre respective. Cependant, la nouvelle valeur en cours de production, dont tous les profits dérivent en fin de compte, est produite par le travail vivant de ces mêmes travailleurs : et non par le “travail mort” des machines ou d’autres formes de ce que Marx appelait le “capital constant” – matières premières, outils, etc. Avec le temps, ce processus de remplacement du travail vivant par le travail mort entraîne une baisse du taux de profit, qui, pour être restauré, nécessite de nouvelles attaques sur les conditions des travailleurs – réduction des salaires ou allongement de la journée de travail.

    Keynes, et ceux qui ont défendu ses idées au sein de l’establishment capitaliste, ainsi que de la gauche et du mouvement ouvrier, ont cherché à nier qu’il existait un conflit d’intérêts fondamental entre la classe ouvrière et la classe capitaliste. Selon leur raisonnement, si l’État se contentait de créer une demande de biens et de services parmi les travailleurs, la classe capitaliste investirait ses ressources dans le système, dans l’intérêt des deux classes.

    En fait, l’exploitation inhérente sur laquelle le capitalisme est construit signifie qu’il est fondamentalement incapable de soutenir la demande globale et de surmonter le problème de la “sous-consommation”. Les travailleurs ne reçoivent jamais dans leurs salaires la somme totale de la valeur qu’ils créent. La plus-value revient aux patrons, ce qui signifie que les travailleurs, qui constituent également une grande partie des consommateurs, ne peuvent pas racheter toutes les choses qu’ils produisent, ce qui entraîne des crises périodiques de surproduction. De telles crises ne sont pas automatiques, car de nombreux biens produits par les travailleurs sont en effet destinés à la consommation des capitalistes ou des super-riches, eux-mêmes tels que les produits de luxe, par exemple les yachts, et les biens d’équipement, tels que les machines de production et de fabrication. Ces biens diffèrent de ceux qui sont consommés en permanence par les travailleurs, comme les denrées alimentaires, les vêtements, les voitures, etc.

    Il existe d’autres moyens de contourner cette contradiction, temporairement, pour éviter (ou retarder) une descente en crise immédiate du système. Aux États-Unis, par exemple, où les salaires réels stagnent depuis les années 70 et où les dépenses de consommation représentent 70 % de la croissance économique, les dépenses des travailleurs ont été alimentées par l’octroi de crédits bon marché – ce qui a conduit à des niveaux records d’endettement privé. Mais à un certain moment, ces bulles de crédit doivent éclater, et la crise prend son envol.

    L’exception du boom de l’après-guerre

    La période où les idées keynésiennes régnaient en maître en termes de politique gouvernementale a coïncidé avec le soi-disant “âge d’or” du capitalisme. Il s’agit de l’énorme expansion économique qui a suivi la Seconde Guerre mondiale.

    La destruction massive des villes, des infrastructures et de l’industrie pendant la guerre et la reconstruction des économies capitalistes de l’Europe occidentale ont permis de restaurer les taux de profit de la classe capitaliste. Ce boom, combiné à la puissance du mouvement ouvrier organisé (et dans l’ombre du monde stalinien en expansion dont la puissance et le prestige avaient été massivement renforcés), a eu pour conséquence que le système a fait des concessions importantes à la classe ouvrière pour couper court au potentiel de bouleversement social.

    L’impérialisme américain, qui est sorti indemne de la guerre, régnait désormais en maître sur le capitalisme mondial. Les institutions qu’il a contribué à établir en 1944 à la conférence de Bretton Woods (à laquelle Keynes lui-même a assisté), à savoir la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ont joué un rôle clé dans la promotion des politiques interventionnistes de l’État et des politiques keynésiennes. Il en est résulté une augmentation significative du niveau de vie des travailleurs, en particulier dans les pays capitalistes avancés, sous la forme d’une hausse des salaires et d’une augmentation des dépenses de l’État pour financer la gratuité de la santé, de l’éducation et du logement public dans de nombreux États. Parallèlement, la part de la propriété publique dans l’économie, souvent appelée “économie mixte”, a augmenté.

    La mesure dans laquelle les idées keynésiennes sont devenues l’orthodoxie du capitalisme mondial a peut-être été la mieux résumée par le président américain Richard Nixon dans sa célèbre déclaration de 1971 : “nous sommes tous keynésiens maintenant”. Sous la pression d’un mouvement ouvrier militant aux États-Unis, et avec en toile de fond la guerre du Vietnam et une explosion de la lutte pour la libération des Noirs, des femmes et des LGBTQI, son régime a mis en œuvre des réformes qui allaient totalement à l’encontre de ses instincts politiques. En plus d’être un faucon de la guerre froide, il avait construit sa carrière en s’attaquant aux dépenses des “grands gouvernements” dans le New Deal. Mais ses politiques ont compris l’introduction de contrôles fédéraux sur les prix du pétrole et du gaz, la législation sur la santé et la sécurité sur le lieu de travail et la création de l’Agence de protection de l’environnement (EPA).

    Les disciples de Keynes (de différentes teintes) se penchent sur la période de l’après-guerre pour prouver la validité de ses idées, mais ils ne parviennent pas à expliquer pourquoi cette période de croissance sans précédent a fait place à la crise capitaliste au milieu des années 1970. À la fin des années 1960, la concurrence capitaliste croissante entre les États-Unis d’une part et les économies capitalistes reconstruites de l’Allemagne et du Japon d’autre part, ainsi que l’existence d’un puissant mouvement ouvrier qui a joué un rôle dans la défense des salaires et des conditions de travail des travailleurs, ont entraîné une baisse des taux de profit et une compression des bénéfices pour le système. Les investissements capitalistes se sont taris, ce qui a entraîné une période de “stagflation” – combinant l’inflation, qui a vu les salaires minés par la montée en flèche des prix, et la stagnation de la croissance – pendant une grande partie des années 70 et au début des années 80.

    La rentabilité et les taux de profit du système ne pouvaient être rétablis qu’en attaquant la part de la richesse de la société allant au travail, en faveur du capital. Cela impliquait de réduire les salaires et les investissements publics qui finançaient le “salaire social” de la classe ouvrière, ce qui nécessitait une attaque frontale contre le pouvoir de la classe ouvrière organisée.

    Grandeur et décadence du néolibéralisme

    Tout comme les idées de Keynes ont gagné du terrain dans l’establishment capitaliste en réponse à la crise des années 1930, la crise des années 1970 – qui a marqué la fin du boom de l’après-guerre – a persuadé les capitalistes d’abandonner le keynésianisme au profit de politiques connues sous le nom de “monétarisme” ou “néolibéralisme”.

    Parmi les principaux défenseurs de ces idées figuraient Milton Friedman et ses disciples de l’École de Chicago. Le Chili a été le premier laboratoire à tester leurs idées, après le renversement du gouvernement de gauche de Salvador Allende, soutenu par la CIA, et l’instauration de la dictature sous Augusto Pinochet. Les figures de proue et les croisés les plus importants du néolibéralisme dans les pays capitalistes avancés étaient Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Au centre de leur projet se trouvait la guerre contre la classe ouvrière organisée, notamment lors de la grève des contrôleurs aériens aux États-Unis (1981) et de la grève des mineurs en Grande-Bretagne (1984-1985).

    Les politiques du néolibéralisme impliquaient la privatisation des services publics, la réduction des dépenses sociales, la déréglementation des marchés financiers, l’abolition des contrôles des capitaux et l’attaque des salaires et des conditions de travail. En substance, cela signifiait que les contraintes durement gagnées sur la capacité des patrons à exploiter impitoyablement la classe ouvrière étaient mises de côté. En lieu et place du déficit keynésien, une camisole de force devait être maintenue sur les budgets des États capitalistes (bien que dans le cas des États-Unis, cela n’ait jamais été respecté). L’Union européenne, qui a été l’un des principaux moteurs du néolibéralisme, a fait en sorte que tous les États de l’UE aient un régime d’austérité inscrit dans la loi, en introduisant des règles strictes concernant les déficits budgétaires et la dette nationale, les empêchant de dépasser respectivement 3 % et 60 % du PIB. Ces politiques ont été appliquées avec rigueur dans le contexte de la crise de la zone euro de la dernière décennie, dont la Grèce a été le théâtre le plus dramatique.

    Un facteur qui a renforcé l’idéologie néolibérale fut l’effondrement des régimes staliniens en Union soviétique et en Europe de l’Est au cours de la période 1989-1991, à la suite de la mauvaise gestion criminelle des bureaucraties non élues et irresponsables qui dirigeaient ces sociétés. La propriété et la planification de l’économie par l’État ont été présentées comme étant intrinsèquement inefficaces et conduisant inévitablement à une réduction des conditions de vie. Cela n’a pas seulement été utilisé pour saper l’idée du socialisme en général, mais aussi pour pousser à la privatisation des services publics et à une déréglementation accrue des marchés financiers. Cette ligne d’argumentation a été adoptée par les dirigeants des organisations de masse de la classe ouvrière. En Grande-Bretagne, le “New Labour”, sous la direction de Tony Blair, a abandonné la “clause quatre” de la constitution du parti travailliste qui l’engageait à nationaliser les secteurs clés de l’économie.

    La mise en œuvre des politiques néolibérales dans les pays capitalistes n’a évidemment pas été uniforme et l’État joue toujours un rôle crucial dans le développement capitaliste, contrairement au mantra de “la main invisible du marché”. Même sous la présidence de Ronald Reagan, les États-Unis ont connu une forme de “keynésianisme militarisé” avec une augmentation massive des dépenses de l’État en matière d’armement.

    Dans les années 1990 et 2000, après l’effondrement de la bulle immobilière et la récession qui s’en est suivie, les gouvernements successifs du Japon, alors deuxième économie mondiale, ont mis en œuvre une série de grands programmes de relance impliquant des investissements massifs dans les infrastructures publiques. Des mesures de relance ont été mises en œuvre en Europe et aux États-Unis après le krach de 2008-2009, et les États, par l’intermédiaire de leur banque centrale, ont joué un rôle essentiel dans le maintien à flot de l’économie capitaliste grâce à l’assouplissement quantitatif (EQ), c’est-à-dire en imprimant de la monnaie et en réduisant les taux d’intérêt pour promouvoir les investissements capitalistes. Aucune de ces politiques, que ce soit au Japon ou celles mises en œuvre aux États-Unis ou en Europe, n’a permis de surmonter les faiblesses structurelles du capitalisme actuel.

    Les demi-mesures réformistes ne suffiront pas

    La peur de la classe ouvrière en cette période d’instabilité économique, sociale et politique signifie que les mesures keynésiennes sous la forme d’une intervention accrue de l’État dans l’économie seront payantes. La crise du coronavirus a déjà accéléré cette tendance. De telles politiques ne constituent cependant pas du socialisme, comme le soutient Bernie Sanders. Il s’agit plutôt de réformes mises en œuvre dans le cadre de la propriété privée de l’industrie et de la finance et du règne du profit privé. Néanmoins, leur mise en œuvre perturbera le dogme de Thatcher selon lequel “il n’y a pas d’alternative” à l’ordre économique existant.

    Les idées de Keynes continueront sans aucun doute à être utilisées par les tendances réformistes qui émergeront dans les nouveaux mouvements de gauche et de classe ouvrière. Ils se sentiront encouragés à le faire étant donné l’ampleur de l’affaiblissement idéologique du capitalisme néolibéral, même si la classe dirigeante entend poursuivre l’application de ces politiques à la demande du grand capital et des banquiers. Cependant, leurs programmes se heurteront à la réalité d’un réel conflit d’intérêts au cœur de ce système, ce qui signifie que les besoins de la classe capitaliste et de la majorité ouvrière ne peuvent coexister pacifiquement, quelle que soit la “mixité” de l’économie.

    Les socialistes révolutionnaires lutteront bien sûr pour des réformes telles que l’investissement de l’État pour créer des emplois, l’augmentation des salaires des travailleurs, etc. prônées par les réformistes et les keynésiens, mais ils mettront en avant la nécessité d’un changement radical plus large. Le capitalisme repose sur des crises, qui deviennent de plus en plus graves au XXIe siècle, et l’accumulation de capital et de richesses par la classe des milliardaires ne peut se faire qu’au détriment de nos conditions de vie, de notre santé et de notre environnement.

    Il existe cependant une véritable alternative, une alternative qui ne bricole pas tel ou tel aspect du système de marché rapace motivé par la recherche du profit à court terme, mais qui vise à remplacer la recherche du profit par la recherche de la satisfaction des besoins des gens. Une alternative qui remplace l’anarchie du marché par une planification rationnelle et démocratique de l’économie. Une alternative qui remplace le règne d’une petite élite par celui de l’immense majorité. Cela ne peut être réalisé qu’en “expropriant les expropriateurs”, selon les termes de Karl Marx. C’est-à-dire en saisissant les richesses et les ressources que les travailleurs ont créées pour les faire entrer dans le domaine public sous leur gestion et leur contrôle. Ce faisant, nous poserons les bases d’une société socialiste internationale où notre planète sera sauvegardée et où les êtres humains pourront se développer au maximum de leurs capacités et de leurs talents.

    Notes :

    1. “Half of world’s workers ‘at immediate risk of losing livelihood due to coronavirus”, Guardian, 29 April 2020,
    2. https://www.ictu.ie/press/diary/2010/10/12/building-an-alternative-vision-skidelsky-lecture/
    3. Brendan Ogle, From Bended Knee to a New Republic: How the Fight for Water is Changing Ireland, Liffey Press (2016), p.32
    4.  “Open Letter to President Roosevelt”, New York Times, 31 December 1933
  • Fin de la Seconde Guerre mondiale : quand le drapeau soviétique flottait sur le Reichstag

    Ce 8 mai marquait le 75e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe. L’establishment fait aujourd’hui appel à l’idée selon laquelle nous serions tous dans le même bateau contre un ennemi commun en cette période de crise du Covid-19. C’est aussi vide de sens sont aussi vides maintenant qu’ils l’étaient au beau milieu des horreurs du fascisme et de la guerre.

    Par Paddy Meehan, Socialist party, section d’Alternative Socialiste Internationale en Irlande du Nord

    Plus de 70 millions de personnes ont perdu la vie pendant la Seconde Guerre mondiale, dont 6 millions de Juifs, 4,7 millions de Polonais et 4 millions de socialistes, d’homosexuels, de Tsiganes et d’autres “indésirables” qui ont trouvé la mort dans les camps de la mort nazis.

    Des noms comme Auschwitz-Birkenau, Belsen et le ghetto de Varsovie sont gravés dans la conscience populaire comme autant d’horreurs nées du fascisme et qui ne doivent plus jamais se reproduire. Mais nombreux sont ceux qui se demandent pourquoi un tel conflit a pu se reproduire une génération à peine après le massacre de la Première Guerre mondiale.

    La première guerre mondiale s’est terminée par une vague révolutionnaire

    La Première Guerre mondiale a marqué le premier conflit militaire à l’échelle industrielle, avec des massacres sanglants sur les fronts occidental et oriental. Ce fut également le premier grand conflit entre les puissances impérialistes et capitalistes pour le contrôle des marchés mondiaux. Le conflit avait été mené jusqu’à une impasse lorsque les ouvriers, les soldats et les marins se sont soulevés, d’abord lors des révolutions russes, ensuite en Allemagne. Ces révolutions ont mis fin à la guerre mais, à l’exception de la Russie, le capitalisme est resté en place.

    Le capitalisme allemand vaincu s’est retrouvé à devoir payer d’importantes réparations de guerre tout en ayant perdu des pans de son territoire. Si la Grande-Bretagne et la France ont pu sortir de la guerre avec leurs empires intacts, ils étaient lourdement endettés envers la puissance émergent : les États-Unis, pays qui n’avait pas encore atteint son futur statut de puissance capitaliste dominante. Avec le précédent établi par la révolution d’Octobre et la création du premier État ouvrier du monde en Russie, le soi-disant armistice n’a dans les faits signifié qu’un déplacement du conflit de l’Europe occidentale vers la guerre civile russe, la répression brutale des mouvements révolutionnaires dans les divers pays et le maintien par la force des colonies.

    Toutes les questions soulevées par le conflit impérialiste – la lutte pour le contrôle et l’accès aux marchés et aux colonies au profit des classes capitalistes nationales – reviendraient à n’en pas douter sur le devant de la scène. Une menace supplémentaire s’était ajoutée au niveau mondial : celle de l’opposition croissante au système capitaliste, avec des grèves et des soulèvements importants de Minneapolis à Glasgow, de Berlin à Shanghai. Le capitalisme devait faire face à la concurrence acharnée entre ses propres élites nationales tandis que la classe ouvrière devenait de plus en plus organisée et radicalisée.

    Toute capacité du capitalisme à faire progresser la société a été totalement détruite au seuil des années 1930, lorsque l’économie mondiale plongea dans la dépression suite au krach de 1929. La lutte des capitalistes pour maintenir leurs profits et leur contrôle sur les ressources et les usines les a conduits à accroître la pauvreté et la misère des travailleurs. Le dernier coup de dés pour le système serait de recourir à la dictature fasciste en Allemagne et en Italie, avec l’écrasement de la résistance organisée de la classe ouvrière.

    La montée du fascisme et la réaction du capitalisme

    Les commémorations en Grande-Bretagne et ailleurs présentent généralement l’effort de guerre comme une campagne nationale impliquant toutes les classes dans le but de vaincre Hitler et le fascisme. Cependant, la réaction de la classe dirigeante britannique face au fascisme a été, au mieux, une opposition limitée reposant sur la défense des possessions impériales et, au pire, une sympathie active pour les objectifs du fascisme visant à briser l’opposition sociale pour ouvrir la voie à un capitalisme sans entrave. Le roi Édouard VIII, qui avait abdiqué, entretenait une relation si étroite avec les nazis après l’occupation de la France en 1940 qu’il a pu demander aux forces d’occupation de poster des gardes dans ses possessions françaises !

    La réaction de la classe dirigeante britannique au fascisme dans les années 20 et 30 a faite d’apaisement, sous l’impulsion de Chamberlain, homme politique aujourd’hui très décrié. Les capitalistes britanniques avaient considéré d’un bon œil l’arrivée de Mussolini au pouvoir en Italie. Lors d’une visite dans le pays en 1927, Churchill a déclaré : “Si j’étais Italien, je suis sûr que j’aurais été de tout cœur avec vous du début à la fin dans votre lutte triomphale contre les appétits et les passions bestiales du léninisme”.

    Ce même sentiment explique pourquoi ils sont restés inactifs pendant la guerre civile espagnole. Et alors que la guerre touchait à sa fin, Churchill avait ordonné d’élaborer des plans visant à décapiter le régime nazi tout en le maintenant largement intact afin de lancer une nouvelle offensive contre l’Union soviétique. Son opposition au système économique et social soviétique, bien qu’ayant grossièrement dégénéré depuis la révolution, était bien plus authentique que son opposition au fascisme. Ces projet se sont toutefois révélés irréalisables, à la fois pour des raisons militaires et en raison de la résistance qu’ils auraient rencontrée de la part des travailleurs du monde entier.

    La logique de l’apaisement

    La logique de l’apaisement considérait que le principal danger pour les intérêts capitalistes britanniques n’était pas le fascisme mais bien la menace révolutionnaire et le rôle potentiel que l’Union soviétique pourrait jouer en représentant une alternative au capitalisme, même si la république soviétique avait subi un processus de dégénérescence bureaucratique. En raison du déclin de l’empire britannique, un conflit en Europe aurait pour conséquence d’affaiblir sa capacité à contrôler les dominions et renforcerait la position du capitalisme américain au niveau international. Lorsqu’est arrivé un homme fort antisocialiste et antisoviétique avec l’ambition d’étendre l’influence allemande en Europe centrale et dans les Balkans, les capitalistes britanniques ont sauté sur l’occasion pour agir en médiateurs concernant le réarmement et les annexions de l’Allemagne. L’occupation nazie de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie fut autorisée en échange de l’engagement de ne pas perturber les intérêts impérialistes britanniques.

    Les capitalistes allemands avaient déjà compris qu’ils avaient besoin d’un dictateur. Les années 20 en Allemagne n’ont pas connu un mais plusieurs bouleversements révolutionnaires et, dans les années 30, le puissant mouvement ouvrier restait puissant en dépit de la capitulation des dirigeants du parti social=démocrate réformiste, le SPD. En raison de la croissance importante du parti communiste allemand, en dépit des zigzags opportunistes de la bureaucratie soviétique, le capitalisme allemand a cherché du soutien auprès des classes moyennes ruinées, progressivement de plus en plus consolidées autour du parti nazi et de Hitler lui-même. Une minorité de la classe capitaliste allemande – comme Thyssen, Bosch et Thiele – a activement et financièrement soutenu les nazis dès le début. Avec la crise provoquée par le krach capitaliste et le militantisme croissant des travailleurs allemands, ces partisans de la première heure ont commencé à présenter Hitler et la direction nazie comme une alternative potentielle à de plus larges couches du capitalisme allemand et de l’État.

    Les travailleurs allemands auraient pu stopper Hitler

    C’est à ce stade que l’on aurait pu arrêter Hitler et les nazis. La classe ouvrière allemande avait conservé d’énormes organisations et un grand pouvoir, malgré la faiblesse politique de ses dirigeants. Une approche de front unique entre organisations ouvrières qui reconnaissait les dangers réels que représentait le fascisme, comme le soutenait Trotsky, aurait pu faire tomber le système et empêcher que le capitalisme allemand, menacé, ne se tourne vers le fascisme pour vaincre ces organisations.

    En fin de compte, la politique de la direction du SPD consistant à soutenir l’État allemand et la ligne sectaire, inspirée de Staline, du Parti communiste allemand (qui considérait les sociaux-démocrates et les fascistes comme des « frères jumeaux ») n’ont pas permis de reconnaître le danger du fascisme. En raison de cet échec à la direction des deux grands partis ouvriers, la seule force capable d’arrêter l’horreur à venir – la classe ouvrière organisée et active – a été brutalement écrasée par les nazis.

    La guerre civile espagnole

    Au lieu de cela, la poussée vers un nouveau conflit mondial s’est accélérée dans les années 1930. Dans la guerre civile espagnole, précurseur de la guerre mondiale, l’Allemagne et l’Italie réarmées ont testé leur approche meurtrière en intervenant pour soutenir Franco. Les États britannique, français et américain – qui craignaient le développement des forces révolutionnaires en Europe occidentale – ne sont pas officiellement intervenus afin d’arrêter le fascisme. Dans les faits, ils l’ont accepté passivement. Parallèlement, l’intervention de Staline et de l’URSS visait délibérément à ne pas contrarier le Grande-Bretagne et les États-Unis, auxquels ils voulaient s’allier mais qui faisaient montre de grandes réticences. C’est dans ce but que Staline a sacrifié la révolution espagnole et la classe ouvrière ainsi que la paysannerie du pays.

    Ces événements montreraient également une autre facette de la guerre mondiale à venir. Des dizaines de milliers d’hommes et de femmes du monde entier ont quitté leur foyer pour défendre la République espagnole. Leurs actions trouveront un écho dans les mouvements de résistance qui se sont développés en France, en Italie, en Pologne, en Grèce, dans les Balkans, au Vietnam et en Chine occupés. Les travailleurs et les jeunes socialistes et communistes y ont joué un rôle de premier plan. Des millions de travailleurs à travers le monde voulaient vaincre le fascisme en combattant et en contribuant à l’effort de guerre, malgré les sacrifices dévastateurs que cela impliquait.

    Ce sacrifice était très différent de celui des élites dirigeantes. En Grande-Bretagne, Churchill visait à défendre l’Empire britannique. Longtemps partisan du report de l’invasion alliée en Europe occidentale, il avait favorisé une campagne désastreuse de bombardements de plus en plus aveugles. Avant le déclenchement de la guerre, alors que Staline voulait entrer en alliance avec les puissances occidentales contre Hitler, celles-ci ont repoussé la proposition. Staline a donc changé de tactique pour s’aligner avec Hitler dans le cadre du pacte Molotov-Ribbentrop. Ce pacte n’a pas servi à gagner du temps pour préparer l’inévitable invasion. Staline croyait aux propos rassurants d’Hitler et a participa au dépeçage de la Pologne. D’autre part, les purges et le manque de préparation ont affaibli la riposte de l’Armée Rouge et des travailleurs.

    L’avancée d’Hitler et la résistance de l’URSS

    Hitler et les puissances de l’Axe se sont lancées dans une guerre éclair qui, en quelques années, leur permis d’occuper la Mandchourie, la Belgique, les Pays-Bas, la France, d’importantes parties des Balkans,… Hitler se tourna alors vers l’Union soviétique et, en juin 1941, lancera la plus grande invasion de l’histoire de l’humanité. La brutalité de l’invasion nazie en Europe de l’Est et en Union soviétique allait faire comprendre à toute la population soviétique qu’il s’agissait d’une guerre d’anéantissement.

    La bureaucratie stalinienne, choquée et non préparée, fut obligée de relâcher son contrôle sur la société pour être en mesure de sauver sa peau. Certains aspects des purges furent assouplis et, en particulier dans l’Armée rouge, plus de liberté fut accordée pour préparer la défense de l’Union soviétique. Ceci s’est accompagné d’une tentative de dépolitisation du conflit qui le considérait comme une “Grande Guerre Patriotique”, sans qu’un appel à la révolte ne soit lancé à destination des travailleurs et soldats conscrits allemands, tandis que les grades militaires de haut rang étaient réintroduits. Après de premières défaites écrasantes du début de l’invasion, le sacrifice héroïque (plus de 27 millions de soldats et de civils soviétiques ont été tués) et l’effort de guerre inégalé (le char T-34 fut le char le plus produit de la guerre) allaient permettre de repousser les nazis juqu’à Berlin et entraîner l’occupation par l’Armée soviétique de territoires dans toute l’Europe de l’Est et en Allemagne.

    Tous dans le même bateau ?

    Un mythe sciemment véhiculé est que tout le monde était “ensemble” dans l’effort de guerre. Comme aujourd’hui, la réalité était bien différente. Dans l’East End de Londres, les communautés ouvrières ont dû se battre pour obtenir des abris souterrains. Les travailleurs sont entrés en action pour défendre leurs intérêts, en s’opposant aux souhaits des dirigeants syndicaux et même du parti communiste stalinisé.

    En 1944, à Belfast, les ouvriers de l’ingénierie sont entrés en grève pour des augmentations de salaire. Au fur et à mesure de la sortie des usines, cela s’est transformé en une grève générale de l’industrie mécanique. Fin mars, plus de 20 000 ouvriers étaient en grève. De même, en 1942, une grève s’est développée à Shorts contre les tentatives de licenciement de deux syndicalistes. Dans les deux cas, l’initiative est venue des rangs des syndicalistes, l’organisation et la coordination de l’action étant assurées par les puissantes organisations de délégués syndicaux.

    L’après-guerre

    Les conférences de Yalta et de Potsdam ont réuni les grandes puissances impérialistes – Etats-Unis, Grande-Bretagne – aux côtés de l’URSS stalinienne afin de découper le monde en « sphères d’influence ». Ce fut important pour couper l’herbe sous le pied de la résistance antinazie, qui posait la question de la prise du pouvoir par les travailleurs, tout particulièrement en Grèce, en France et en Italie. Ces conférences ont consolidé la position dominante des Etats-Unis en tant que grande puissance du monde capitaliste au détriment des anciennes puissances – la Grande-Bretagne en particulier. Les capitalistes n’ont pu maintenir leur système que sur base de concessions massives aux travailleurs, y compris en Grande-Bretagne, où les travailleurs ont obtenu la création du système national de soins de santé NHS et la nationalisation de secteurs de l’économie.

    Les leçons pour aujourd’hui

    La période est pleine de leçons pour aujourd’hui. La leçon la plus évidente est que le mouvement ouvrier doit absolument affronter les fascistes qui tentent de s’organiser. Durant la période d’après-guerre, les travailleurs ont pu arracher de grandes conquêtes sociales que nous devons défendre aujourd’hui contre ceux qui cherchent à les détruire. Ce n’est pas Churchill ou Staline qui ont joué un rôle clé dans la défaite du fascisme, mais les efforts héroïques de la classe ouvrière. Ni hier ni aujourd’hui, nous ne sommes “tous ensemble”. Il y avait de fortes différences entre les intérêts et les attitudes de l’élite capitaliste et ceux des travailleurs. La défaite du fascisme a été construite par l’esprit de sacrifice et de solidarité de la classe ouvrière. Les travailleurs ont sauvé l’humanité contre certaines des dictatures les plus brutales jamais vues. Ils ont changé le cours de l’histoire, et ils peuvent le faire à nouveau.

  • 150e anniversaire de la naissance de Lénine

    Vladimir Ilyich Oulianov – mieux connu sous son pseudonyme révolutionnaire, Vladimir Lénine – est né dans la ville de Simbirsk, aujourd’hui connue sous le nom d’Oulianovsk, à environ 900 km de Moscou sur la Volga, il y a un siècle et demi. À l’âge de 30 ans, il avait acquis la réputation d’être l’un des plus grands marxistes au monde et, dix-sept ans plus tard, avec Léon Trotsky, il a dirigé la première révolution socialiste au monde.

    Par Rob Jones, Sotsialisticheskaya Alternativa, section russe d’Alternative Socialiste Internationale

    Si un gouvernement déchirait aujourd’hui tous les accords internationaux qui restreignent les droits des gens, s’il prenait en main le sommet de l’économie, s’il introduisait un système de contrôle de l’industrie par les travailleurs et appelait les travailleurs et les paysans du monde entier à coopérer pour le bénéfice de tous, il obtiendrait le soutien enthousiaste des travailleurs et des peuples opprimés. Et c’est précisément ce que le premier gouvernement soviétique de novembre 1917, dirigé par les bolcheviks, a mis en place. Et ce n’en est encore qu’une partie. Le nouveau gouvernement soviétique a quasiment tous les aspects de la vie des travailleurs de Russie.

    Il s’est immédiatement de la Première Guerre mondiale impérialiste. Il a accordé le droit à l’autodétermination aux nations qui voulaient quitter l’ancien empire russe. Il a exproprié les grandes propriétés foncières et a donné à chaque paysan le droit d’utiliser la terre. Il a refusé à l’Église orthodoxe russe et aux autres religions le droit de se mêler des affaires de l’État.

    Alors que, dans les démocraties bourgeoises telles que la Grande-Bretagne, le droit de vote était limité aux hommes de plus de 21 ans possédant des biens, la nouvelle Russie soviétique a accordé le droit de vote à tous les citoyens, hommes et femmes de plus de 18 ans, sauf s’ils étaient impliqués dans l’exploitation d’autrui. Un système de soviets (conseils, en russe) composé de représentants élus des travailleurs, des soldats et des paysans dirigeait la société.

    Le gouvernement bolchevique a déclaré que les femmes devaient disposer de droits égaux, a introduit un vaste programme pour réduire l’analphabétisme féminin, a créé des cuisines sociales, des blanchisseries et des jardins d’enfants pour soulager la pression exercée sur les femmes. Les lois sur le mariage et le divorce ont été modifiées pour permettre à une femme de divorcer à tout moment si elle le souhaite, le droit à l’avortement a été introduit. Alexandra Kollontai est devenue la première femme ministre (Commisaire du Peuple) d’un gouvernement au monde.

    L’homosexualité a été dépénalisée et, de fait, un certain nombre de partisans culturels et politiques de premier plan étaient homosexuels, dont Georgy Chicherin, Commissaire du Peuple aux affaires étrangères.

    L’éducation, y compris l’enseignement supérieur, a été rendue gratuite pour tous. Une campagne d’alphabétisation de masse a été lancée. Neuf ans d’enseignement scolaire étaient prévus et toute personne ayant obtenu un certificat scolaire à 16 ans avait le droit d’étudier à l’université. En 1921, plus de 200 nouvelles universités avaient été créées, un nombre triplé en trois ans. Des centaines d’écoles spéciales ont été créées pour enseigner les langues des minorités du pays.

    Les soins de santé ont également été rendus gratuits pour tous, et tous les établissements médicaux ont été intégrés au système d’État. L’idéologie médicale a été radicalement modifiée : plutôt que de viser à traiter les personnes les plus aisées souffrant de maladies et de blessures chroniques, l’approche soviétique visait à éliminer les maladies infectieuses qui, à cette époque, tuaient des centaines de milliers, voire des millions de pauvres. L’espérance de vie, qui était inférieure à 30 ans en 1913, est passée à 44 ans en 1926, et à 60 ans à la fin de la seconde guerre mondiale.

    Malgré tout cela, et la guerre civile lancée par les puissances impérialistes après la révolution, le parti bolchevique de Lénine a réussi à moderniser l’alphabet russe, à introduire le langage écrit dans plusieurs régions, à aligner le calendrier julien réactionnaire sur le reste de l’Europe. Certains conservateurs, se complaisant dans le passé, s’embrouillent encore et utilisent encore aujourd’hui les dates juliennes. Les passeports internes sans lesquels il n’était pas permis de voyager ont été supprimés.

    Bien entendu, Lénine a également contribué à la création de la Troisième Internationale, le Comintern, qui s’était donné pour mission de développer des mouvements révolutionnaires à travers le monde.

    Sa petite enfance

    Beaucoup d’idées que Lénine a défendues par la suite ont été formées au cours des premières années de sa vie dans la province de Simbirsk. Vivant dans une maison confortable mais modeste, construite en bois, son père était inspecteur scolaire local, un poste qu’il occupait dans le cadre de la réforme de l’éducation. Les trois garçons Oulianov ont bénéficié d’une atmosphère où la lecture était encouragée. Alexandr, l’aîné, était imprégné de l’esprit révolutionnaire et a rejoint la “volonté du peuple”, qui estimait que le terrorisme individuel conduirait à la révolution. Il fut exécuté en 1887 pour le rôle qu’il avait joué dans un complot pour assassiner le tsar. Vladimir fut donc inébranlablement convaincu que de telles méthodes étaient néfastes, et que seule la classe ouvrière organisée et politiquement consciente pouvait mener à bien la révolution.

    Expulsé de l’université de Kazan après avoir aidé à organiser une manifestation étudiante, Vladimir s’est installé à Saint-Pétersbourg où il s’est joint au Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) créé en 1898 pour promouvoir les idées de Marx et Engels au sein du mouvement révolutionnaire et ouvrier russe. Il fut arrêté, envoyé en exil et, après sa libération, s’est rendu en Europe où il a joué un rôle majeur dans les cercles marxistes. Il a fondé un journal, Iskra (l’Etincelle), qui était passé clandestinement en Russie.

    Le mouvement social-démocrate en Europe, qui reposant initialement sur les idées de Marx et Engels, s’était développé de façon spectaculaire. En Allemagne, il bénéficiait d’un soutien massif des syndicats et disposait de nombreux députés. Au début, Lénine avait énormément de respect pour les géants de la social-démocratie européenne tels que Karl Kautsky et Wilhelm Liebknecht, ainsi que pour Georgi Plekhanov, le fondateur de la social-démocratie russe. Mais l’ancienne social-démocratie était peu à peu devenue dominée par des gens qui s’intéressaient davantage aux carrières parlementaires qu’au marxisme révolutionnaire.

    Que faire ?

    Le tournant de l’évolution politique de Lénine a eu lieu avec la publication de son texte “Que faire ?” en 1902 et les débats du deuxième Congrès du POSDR en 1903. Ce qui ne semblait être qu’une dispute sur des questions d’organisation, en réalité, était en réalité une division du mouvement socialiste russe en deux ailes, l’une réformiste, l’autre révolutionnaire.

    Lénine a soutenu que le POSDR devait être un parti de révolutionnaires professionnels, discipliné, uni et agissant en accord avec le programme du parti. Ses opposants, menés par Julius Martov, soutenaient que le parti devrait être plus large. Il suffisait, selon lui, qu’un membre soit d’accord avec l’approche générale du parti, sans nécessairement participer à ses activités. Lénine a obtenu une majorité de voix, sa fraction est donc devenue celle des “bolcheviks” (majoritaires) contre les “mencheviks” (minoritaires) de Martov.

    1905

    Deux ans plus tard, au début de l’année 1905, éclata la première révolution russe. Le pope Gapone, un prêtre orthodoxe qui travaillait probablement pour la police, avait essayé de détourner la colère des masses en menant une manifestation ouvrière massive au Palais d’Hiver du Tsar à Saint-Pétersbourg pour y délivrer une simple pétition appelant à des réformes. Mais la police tsariste ouvrit le feu, provoquant une vague de grève massive dans tout l’empire russe, qui comprenait alors la Pologne et la Finlande. C’est à cette occasion que les travailleurs ont constitué des soviets pour la première fois. À la fin de l’année, Trotsky était élu président du Soviet de Saint-Pétersbourg.

    De nombreux bolcheviks avaient échoué à ce test de la pratique, mais ce ne fut pas le cas de Lénine lui-même. L’un des principaux bolcheviks de Saint-Pétersbourg, Alexandr Bogdanov, représentait ceux qui avaient travaillé à la création du parti clandestin, mais il s’est avéré incapable de passer au travail de masse. Il parlait du Soviet, qui représentait des centaines de milliers de travailleurs, comme d’une manœuvre de Trotsky et proposa que les bolcheviks lui posent un ultimatum : adopter le programme bolchevique ou se retirer. Mais Lénine avait compris la signification du soviet. Il a défendu que le parti devait être ouvert à une masse de jeunes travailleurs pour surmonter l’influence conservatrice des “hommes du comité”.

    Lénine avait tiré la conclusion très claire qu’il ne fallait pas faire confiance à la bourgeoisie libérale, qui tentait de trouver un compromis avec le tsarisme pour aboutir à une assemblée constituante. Les mencheviks, par contre, les ont aidés. Lénine soutenait que la classe ouvrière devait travailler avec la paysannerie pauvre au sein d’un bloc révolutionnaire afin de renverser le Tsarisme et d’établir une véritable démocratie révolutionnaire. Même si cette dernière était bourgeoise, cela permettrait à la classe ouvrière de mener le peuple tout entier, et en particulier la paysannerie, à “la liberté complète, pour une révolution démocratique conséquente, pour une république ! A la tête de tous les travailleurs et des exploités – pour le socialisme !” Trotsky est allé plus loin en soutenant que, comme la bourgeoisie libérale en Russie, tout comme celle d’autres pays arriérés, était trop faible et incapable de mener sa propre révolution à l’image de ce qu’avaient fait les bourgeoisies française et anglaise. La classe ouvrière devait donc la faire à leur place, et aller plus loin pour mettre en œuvre une révolution socialiste.

    Durant les années de réaction qui ont suivi 1905, Lénine a lutté pour maintenir un parti, contre les tendances d’ultra-gauche, dont Bogdanov, qui soutenaient que les révolutionnaires ne devaient pas prendre part aux travaux parlementaires. Mais de grands défis attendaient.

    La trahison social-démocrate

    La Deuxième Internationale a toujours défendu que la classe ouvrière de chaque pays ait des intérêts communs. Ce fut donc un choc énorme lorsqu’en 1914, les sociaux-démocrates allemands, à l’exception honorable de Karl Liebknecht et d’Otto Rühle, votèrent au Bundestag les crédits de guerre destinés à financer la machine de guerre de l’impérialisme allemand. Lorsque Lénine entendit la nouvelle pour la première fois, il pensa tout d’abord qu’il s’agissait d’un mensonge. Il semblait donc que le menchevisme n’était pas seulement réformiste, mais que la trahison de l’internationalisme était inhérente à sa politique. Cela a laissé à 38 délégués de 11 pays seulement le soin de voyager dans quatre diligences pour se rendre à la conférence de Zimmerwald en 1915 afin de défendre la bannière du socialisme international.

    En Russie même, l’organisation révolutionnaire était rendue difficile en raison de la guerre et des activités de la police tsariste. Au cours des premiers mois de la guerre, le parti bolchevique avait été réduit à une poignée de membres. La totalité des membres féminins avait été arrêtée. Peu à peu, de nouvelles forces ont été constituées, mais elles étaient à peine prêtes pour le déclenchement de la nouvelle révolution. Lorsqu’une délégation de femmes travailleuses est venue demander l’aide des bolcheviks pour préparer une grève pour la Journée internationale des femmes de 1917, on leur a dit d’attendre une décision du Comité central. Les bolcheviks ne disposaient pas d’imprimerie pour produire un tract pour la grève. C’est le petit groupe Mezhraiontsii, un groupe de social-démocrates révolutionnaires anti-guerre, qui plus tard, sous l’influence de Trotsky, a fusionné avec les bolcheviks, qui a fourni des tracts contre “la guerre, les prix élevés et le manque de droits des femmes travailleuses”.

    De nombreux dirigeants bolcheviques en Russie faisaient preuve de mépris pour les luttes idéologiques qui avaient lieu principalement parmi les sociaux-démocrates en exil en Europe. Ils n’avaient donc pas compris la signification des différences entre les bolcheviques et les mencheviks. Même en avril 1917, dans 54 des 68 régions russes, les Bolcheviks et les Mensheviks fonctionnaient encore comme deux ailes d’un seul parti.

    Réarmer le parti

    Néanmoins, une révolution se préparait. Au début de l’année 1917, le parti bolchevique se développait, et comptait jusqu’à 2000 membres à Petrograd (l’ancienne Saint-Pétersbourg). Après la révolution de février, lorsque le gouvernement provisoire bourgeois est arrivé au pouvoir, les dirigeants locaux, dont Kamenev et Staline, ont apporté leur soutien au gouvernement provisoire. Lorsque Lénine est revenu d’exil, en avril, il a été confronté à la tâche, comme l’a qualifié Trotsky, de “réarmer le parti”.

    Nikolai Sukhanov était un menchevik qui se trouvait à la gare de Finlande lorsque Lénine est revenu en Russie en avril. Témoin hostile, mais honnête, il a décrit ce qui s’est passé : “Quand ils écrivent sur la rencontre enthousiaste avec Lénine à la gare de Finlande, il n’y a pas d’exagération. Les soldats et les masses prolétariennes qui sont venus à la gare appelée par les bolcheviks étaient pleins de joie (…) L’arrivée du leader bolchevique a été marquée par sa déclaration qui a fait tourner la tête, selon laquelle “les flammes de la révolution socialiste mondiale brûlent déjà’’ (…) L’inquiétude des socialistes, y compris des bolcheviks, concernant le discours de Lénine n’était pas difficile à comprendre. Ils avaient tous étudié Marx et Engels, les socialistes occidentaux, et ils comprenaient tous de la même façon la séquence des étapes à suivre… Tout d’abord, la révolution démocratique-bourgeoise et ensuite seulement, en utilisant les libertés démocratiques et à mesure que le capitalisme se développe et qu’une classe ouvrière émerge, une lutte pour le socialisme (…) les socialistes russes ne se préparaient pas une lutte armée pour le pouvoir, mais pour de futurs débats parlementaires au sein de l’assemblée constituante. Lénine, comme une tornade, s’est déchaîné sur la Russie, a fait échouer leurs plans, décidant de commencer à préparer la révolution socialiste au cours de laquelle le pouvoir devrait être transféré aux mains du prolétariat et de la paysannerie pauvre, aux Soviets.’’

    Lénine a ensuite écrit ses célèbres “Thèses d’avril”. La Pravda, le journal des bolcheviks, ne les a publiées qu’après y avoir ajouté une série de commentaires indiquant qu’il s’agissait de l’opinion personnelle de l’auteur. Lorsqu’il s’est exprimé au Comité central bolchevique deux jours plus tard, il a perdu le vote. Zinoviev, Chliapnikov et Kamenev se sont tous opposés à lui, ce dernier déclarant que “la Russie n’est pas prête pour la révolution socialiste”. Dzerjinski a attaqué Lénine, en exigeant de parler au nom “des camarades qui ont vécu la révolution dans la pratique”. Lénine a cependant tenu bon – à la fin du mois d’avril, il avait obtenu le soutien du parti. Ce fut le moment, dit Soukhanov, où “le calendrier politique russe s’est accéléré et est passé de février à octobre”.

    Lénine était convaincu que la classe ouvrière et surtout les jeunes le soutiendraient. Le parti bolchevique se développa de façon spectaculaire en 1917, alors que la condition de la victoire de la révolution de novembre se précisait, atteignant près de 350.000 membres à la fin de l’année, car il devenait évident que les libéraux et les socialistes modérés ne parvenaient pas à mettre fin à la guerre, à permettre la libération nationale, à convoquer l’assemblée constituante ou à prendre des mesures pour améliorer le sort des masses. Un membre du parti sur cinq avait moins de 26 ans, la moitié moins de 35 ans.

    Lorsque Trotsky est rentré en Russie quelques semaines après Lénine, les deux hommes sont devenus inséparables, dirigeant conjointement la révolution. Leurs divergences antérieures, qui avaient été dramatiquement exagérées par leurs ennemis, sur la nécessité d’un parti révolutionnaire soudé et sur la nature permanente de la révolution, avaient été résolues par la pratique. Trotsky était convaincu que Lénine avait raison sur le premier point, Lénine pensait que Trotsky avait raison sur le second. Tous deux comprenaient parfaitement qu’une révolution en Russie ne pouvait réussir que si elle s’inscrivait dans une révolution mondiale plus large.

    Lénine aimait à citer Goethe (dans Faust) : ” toute théorie est grise, mais vert et florissant est l’arbre de la vie.” Il a utilisé la citation lorsqu’il a expliqué pourquoi il avait changé sa position antérieure qui consistait à appeler à une “dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie”, en expliquant que ceux qui avaient appris la phrase par cœur étaient maintenant en retard sur leur temps et étaient ‘‘passés à la petite bourgeoisie contre la lutte de classe prolétarienne (…) et devraient être consignés dans les archives des antiquités “bolcheviques” pré-révolutionnaires (on peut les appeler les archives des “vieux bolcheviques”)”.

    En fait, ce sont des questions comme celle-ci qui démontrent le vrai caractère de Lénine, et non pas celui qui est diabolisé par ses adversaires ou déifié par ceux qui préfèrent le présenter comme invincible. Lénine a fait des erreurs et pouvait se tromper dans ses évaluations. Mais lorsqu’il le faisait, il était capable de changer d’avis, généralement après de vigoureuses discussions avec ses camarades.

    C’est cette approche, combinée à son alliance étroite avec Trotsky, qui a permis au parti bolchevique de gagner le soutien des masses ouvrières et des soldats représentés dans les soviets et de mener la révolution de novembre à la victoire. Le nouveau gouvernement soviétique a entrepris de transformer la Russie sur des bases socialistes.

    Mais les impérialistes ont à juste titre considéré la Russie socialiste comme un phare pour les travailleurs d’ailleurs. Ils ont lancé une guerre civile brutale : au moins 14 armées impérialistes, dont les Britanniques, les Allemands, les Américains, les Japonais et les Français ont soutenu les anciens groupes tsaristes et les Gardes blancs pour tenter de vaincre la révolution. Les sacrifices héroïques consentis par la classe ouvrière pendant la guerre l’ont laissée épuisée et exténuée. Le retard de la révolution mondiale, en particulier après la trahison de la révolution allemande par les sociaux-démocrates, a isolé une économie en retard. Cela a entraîné une réaction, une dégénérescence de la révolution.

    Le dernier combat de Lénine

    Deux tentatives d’assassinat de Lénine ont eu lieu. La seconde, plus réussie, fut celle de Fanny Kaplan, du parti des Socialiste-révolutionnaire de gauche, en 1918, qui lui laissa une balle logée dans le cou, ce qui contribua aux attaques qu’il subit plus tard avant de mourir en 1924. À cette époque, cependant, il se rendit compte que les forces de la réaction se renforçaient au sein du nouvel État soviétique autour du triumvirat Zinoviev-Kamenev-Staline.

    Lénine décrivait la situation comme étant “aspirée dans un marécage bureaucratique infâme”. Pour y remédier, il a proposé un pacte avec Trotsky pour lutter contre la bureaucratie en développement, mais malheureusement la situation objective était contre eux. Au cours de la décennie suivante, une contre-révolution politique bureaucratique s’est développée, culminant dans l’horrible dictature stalinienne qui, tout en maintenant la propriété de l’État sur les moyens de production, a annulé de nombreux acquis sociaux et démocratiques de la révolution.

    L’héritage de Lénine

    En plus d’être, avec Trotsky, le dirigeant de la révolution russe, Lénine nous a laissé un énorme héritage théorique et pratique. Il a démontré pourquoi il est nécessaire de construire une organisation révolutionnaire forte avec un programme clair, capable d’unir la classe ouvrière dans la lutte pour le socialisme. Un tel parti, a-t-il averti, ne sera pas construit de la même manière dans tous les pays. Les révolutionnaires, a-t-il soutenu, devraient être prêts à intervenir dans tous “les domaines et aspects de la vie publique, et à travailler dans tous ces domaines d’une manière nouvelle, d’une manière communiste”.

    Son analyse de l’État en tant qu’instrument de répression dans la société de classe est d’une immense pertinence aujourd’hui, alors que les gouvernements capitalistes essaient de nous convaincre, pendant la crise du coronavirus, que nous sommes tous dans le même bateau, afin que la classe ouvrière supporte le coût de l’effondrement économique.

    L’approche de Lénine de la question nationale, reposant sur la reconnaissance du droit des nations à l’autodétermination, est révolutionnaire même aujourd’hui, alors que de nombreux gouvernements capitalistes refusent ce droit que ce soit au Kurdistan, en Catalogne, au Tibet ou en Afrique du Nord.

    Et bien sûr, il y a l’expérience de l’approche de front unique des bolcheviks, qui leur a permis, à travers les soviets, de construire un mouvement puissant et uni capable de renverser le capitalisme.

    Mais le plus important est peut-être l’approche de Lénine à l’égard du marxisme révolutionnaire, qu’il n’a jamais traitée comme un dogme mais qu’il a développée en fonction de l’expérience vécue, comme il l’a commenté : ” Quiconque attend une révolution sociale “pure” ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution.”.

  • Le capitalisme et la grippe espagnole de 1918-1919

    L’hôpital du Camp Funston au Texas. Photo : Wikipédia.

    La “grippe espagnole” de 1918-1919 a tué entre 50 et 100 millions de personnes, soit plus que le nombre de morts de la Première et de la Deuxième Guerre mondiale réunies. Selon l’experte Laura Spinney, la grippe espagnole “a re-sculpté les populations humaines de manière plus radicale que tout ce qui avait été fait depuis la peste noire”.

    Par Keishia Taylor, Socialist Party (Alternative Socialiste Internationale – Irlande)

    Le fléau de la guerre

    L’épidémie de grippe a débuté au printemps 1918 et s’est rapidement propagée à travers l’Europe en raison des mouvements des troupes de la Première Guerre mondiale. Jusqu’à la moitié des soldats britanniques et les trois quarts des soldats français ont été infectés, car elle sévissait parmi les soldats mal nourris, entassés dans des tranchées et des camps militaires aux conditions sanitaires déplorables.

    Avec la mutation du virus, de nouveaux symptômes se sont développés, notamment le bleuissement des personnes par manque d’oxygène et des saignements abondants, le taux de mortalité a grimpé en flèche, en particulier chez les jeunes adultes dans la force de l’âge, comme les soldats. On pense maintenant que cela a été causé par une surstimulation du système immunitaire, une tempête de cytokines, ainsi qu’une infection secondaire comme la pneumonie. Mais les médecins de l’époque étaient déconcertés. Si l’origine du virus est toujours contestée, il est certain que cette pandémie ne se serait pas produite sans le transport des troupes, le détournement des ressources et les dommages causés à la santé des soldats et des civils par la Première Guerre mondiale.

    “Restez calme et continuez”

    Malgré la pandémie la plus dévastatrice de l’histoire qui se déroulait sous leurs yeux, les machines de propagande des pays impérialistes étaient surmenées pour réprimer, nier et minimiser la crise afin de maintenir le moral et l’appétit patriotique pour la guerre et ne rien donner à leurs ennemis. Seule la presse de l’Espagne neutre a rendu compte de l’épidémie, donnant ainsi son nom à la grippe.

    Réprimer la vérité concernant l’ampleur de la pandémie a également été tenté ces dernières semaines, notamment par Trump aux États-Unis et les Tories en Grande-Bretagne, bien qu’avec beaucoup moins de succès en raison de l’accès à l’information et à la communication à l’ère moderne.

    En 1918, à Philadelphie, les responsables de la santé ont approuvé une parade de la liberté à laquelle ont assisté 200.000 personnes, ce qui a entraîné 759 décès une semaine plus tard. Alors que des fosses communes étaient creusées, des écoles fermées et des rassemblements publics interdits, un journal annonçait : “Ce n’est pas une mesure de santé publique. Il n’y a pas lieu de s’alarmer”. Le président américain Woodrow Wilson n’a jamais fait de déclaration publique sur la maladie.

    Arthur Newsholme, le médecin-chef britannique, a décidé que “les besoins incessants de la guerre justifiaient le risque de propagation de l’infection” et a exhorté les gens à “continuer” calmement, un slogan popularisé plus tard par la propagande de la Seconde Guerre mondiale. Pour les gouvernements capitalistes des deux camps, il était primordial de gagner la guerre impérialiste, quel qu’en soit le coût humain. Il n’était pas question de réorienter les ressources vers les soins de santé de la population.

    L’impact de la pandémie

    Lorsque les troupes ont commencé à mourir en grand nombre, de la grippe plutôt que de la guerre, les gouvernements ont commencé à s’en rendre compte, mais les premières mesures de distanciation sociale résultaient principalement de la nécessité. Lorsque les gens tombaient malades, il n’y avait pas assez d’enseignants et d’ouvriers en bonne santé pour maintenir les écoles et les usines ouvertes. Les ouvriers se méfiaient de la propagande de l’État et, en l’absence d’informations, s’isolaient intuitivement pour éviter d’attraper la maladie.

    La guerre a apporté des difficultés et des tragédies à la classe ouvrière, sur le front et au pays, mais la révolution russe d’octobre 1917 a inspiré les travailleurs du monde entier à lutter pour un avenir meilleur. Des soulèvements ont eu lieu dans le monde entier au cours de cette période, dont le plus célèbre est la révolution allemande de 1918-1919. En Irlande (où 15.000 personnes sont mortes de la grippe), nous avons assisté à la grève générale contre la conscription en 1918, à la grève des ingénieurs de Belfast en 1919 et à la « grève soviétique » de Limerick en 1919.

    La guerre et l’inadéquation de la réponse à la pandémie ont démontré que les gouvernements et le système tout entier œuvraient à l’encontre des intérêts de la classe ouvrière. L’exploitation du peuple et des terres en Inde, par exemple, de même que l’incapacité des colons britanniques à fournir un système de santé ont entraîné 17 millions de décès, soit 5 % de la population indienne totale, ce qui a encore alimenté la lutte anticoloniale dans le pays.

    La santé publique

    La dévastation mondiale causée par la grippe espagnole a eu un impact profond sur la conscience des travailleurs à travers le monde. Elle a montré que la santé de la société était une question collective, et non individuelle. Elle a remis en question l’idéologie dominante selon laquelle “les sales qui ne se lavent pas” (comme les ouvriers et les pauvres étaient désignés de façon dégoûtante et péjorative par la classe dirigeante), n’avaient qu’à s’en prendre à eux-mêmes s’ils étaient tombés malades, puisque l’ampleur de la crise a également touché les riches et les officiers.

    Dans les années qui ont suivi, l’idée d’une médecine socialisée, gratuite et accessible à tous, a commencé à faire son chemin. La Russie soviétique a été la première à développer des soins de santé publics centralisés, suivie par d’autres pays européens, ce qui a conduit à la création d’un système de santé universel complet, le NHS, établi plus tard en Grande-Bretagne après la Seconde Guerre mondiale. En 1924, le gouvernement soviétique a développé une approche qui considérait les conditions de vie et de travail ainsi que les conditions sociales comme des facteurs clés de la santé, devançant une fois de plus les pays capitalistes. Les soins de santé universels constituaient un énorme bond en avant pour les travailleurs et les gens ordinaires, qui n’avaient plus à payer de médecins indépendants, à s’en remettre à des ordres religieux ou à se priver de soins. Mais là où ces gains ont été obtenus, ils ont été largement sapés au cours des dernières décennies par les réductions budgétaires néolibérales et la privatisation, nous laissant sans préparation pour la pandémie actuelle.

    Toutes les avancées médicales des cent dernières années ne peuvent pas surmonter le sous-financement chronique et le manque de personnel du système de santé publique. L’idéologie capitaliste, et les principaux partis capitalistes de chaque pays, sont fondamentalement opposés à l’idée de la gratuité des soins de santé pour tous, et ils ne la fourniront jamais. Seul un véritable système de santé socialisé, appartenant à l’État et planifié et contrôlé démocratiquement par les travailleurs médicaux et les patients, sera en mesure de fournir le type de soins de santé nécessaires pour résister à ce type de crise.

  • Changer le monde. Le rôle du parti révolutionnaire

    Action spontanée et parti révolutionnaire

    Il y a plus de 150 ans, Karl Marx et Frederick Engels ont expliqué la nécessité de renverser le capitalisme et de construire une nouvelle société, le socialisme.

    Mais comment le capitalisme doit-il être renversé et comment la transformation vers la socialisme peut-elle être faite ? Le débat autour de ces questions a suscité des réponses en tous genres au cours de ces 150 ans. Parmi toutes celles-ci, Lénine et ses camarades en Russie ont fourni la meilleure réponse au début du 20e siècle. Le parti bolchevik qu’ils ont construit a conduit les travailleurs russes au renversement de l’Etat tsariste et à la construction d’un Etat ouvrier basé sur une économie planifiée.

    Cependant, depuis lors – bien que le capitalisme a provoqué un niveau croissant de souffrance, de pauvreté et de dégradation écologique sur la planète et malgré des luttes gigantesques dans beaucoup de pays – un renversement du capitalisme conduisant à un Etat ouvrier démocratique ne s’est plus reproduit nulle part.

    Léon Trotsky, un des dirigeants de la révolution russe de 1917, en a synthétisé la raison en 1938 lorsqu’il écrivit dans le Programme de Transition, écrit pour le congrès de fondation de la Quatrième Internationale : « La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire ». Ces mots restent aussi vrais aujourd’hui qu’ils l’étaient alors. La discussion sur la nécessité d’un parti révolutionnaire et sur ses formes d’organisation est très importante aujourd’hui, tout particulièrement parce que beaucoup de jeunes se considèrent eux-mêmes comme « anticapitalistes » et se montrent intéressés par les idées socialistes mais sont très méfiants envers les partis politiques. Cela n’a rien de surprenant, étant donné les méthodes bureaucratiques et antidémocratiques utilisées par les principaux partis politiques capitalistes et les attaques qu’ils mènent contre les conditions de vie de la population quand ils sont au pouvoir. Les jeunes peuvent aussi être méfiants face à l’idée même d’une organisation avec des organes de direction, que ce soit à cause de leur connaissance de l’existence passée des régimes staliniens bureaucratiques et oppressifs ou pour d’autres raisons comme de mauvaises expériences avec des dirigeants syndicats distants et enfermés dans leurs bureaux. En fonction de tout cela, les jeunes peuvent être poussées vers d’autres conceptions, comme les actions spontanées et « inorganisées » et les réseaux informels.

    Cependant, bien qu’il y ait des moments où l’action spontanée peut amener une accélération dans les événements, il y a de grandes limites à ce genre d’action. Elle n’offre pas un lieu adéquat où débattre démocratiquement de ce qui doit être fait et de comment les choses peuvent évoluer par la suite. Elle peut laisser les gens impliqués dans l’action à la merci de la répression d’Etat par manque d’encadrement et de planification. Et surtout elle ne constitue pas une forme d’action efficace. Il est vraisemblable que l’impact sera bien plus grand si un grand nombre de gens protestent d’une manière organisée et unie que lors d’actions menée de manière disparate dans laquelle chaque individu agit individuellement ou au sein de petits groupes.

    Cette brochure traite du rôle et de la construction d’un parti révolutionnaire basé sur la forme organisationnelle développée par le Parti Bolchevik, à savoir le centralisme démocratique. Cela ne signifie pas que les méthodes d’organisation et le rôle d’un tel parti sont appropriés pour des partis ou des organisations plus larges du mouvement ouvrier.

    La création d’un nouveau parti de masse des travailleurs en Belgique serait aujourd’hui un grand pas en avant. Il pourrait aider à développer les luttes des travailleurs et accélérer la réhabilitation des idées socialistes. Dans un tel parti, une forme d’organisation démocratique et fédérale – qui permettrait à un grand nombre de groupes de travailleurs, d’organisations de gauche et d’individus de s’impliquer – serait initialement la mieux appropriée.

    Cependant, le besoin urgent d’un nouveau parti de masse des travailleurs n’est pas contradictoire avec le besoin de développer en même temps les forces du marxisme révolutionnaire en Belgique et internationalement. En fait, les partis révolutionnaires ont souvent travaillé par le passé en tant que tendances au sein de partis plus larges pendant des périodes plus ou moins longues et il est probable que ce sera à nouveau le cas lorsque de nouveaux partis de masse des travailleurs se formeront à l’avenir.

    Le rôle d’un parti révolutionnaire

    Qu’existe ou non un parti révolutionnaire, quand les conditions de vie deviennent intolérables pour les travailleurs et les pauvres, des luttes, et à un certain stade des mouvements révolutionnaires, se développent. Le résultat final, en l’absence d’un parti révolutionnaire, est clair, comme le montrent les exemples donnés plus loin : la révolution échouera ou ne posera pas les bases du socialisme. Un parti révolutionnaire est donc essentiel. Mais quel rôle doit jouer ce parti ? Un parti révolutionnaire ne crée pas les conditions qui conduisent les travailleurs à entrer en lutte. Mais, quand ces conditions existent, la parti peut jouer un rôle clé en accélérant le développement de la conscience des travailleurs et en fixant des objectifs pour leurs luttes. Ainsi que l’écrivit Trotsky dans son livre Histoire de la révolution russe : « Sans une organisation pour la guider, l ‘énergie des masses se dissiperait comme de la vapeur qui n’est pas emprisonnée dans une boîte à piston. Mais néanmoins, ce qui fait bouger les choses, ce n’est ni le piston ni la boîte mais la vapeur ».

    Tout d’abord, un parti révolutionnaire doit se baser sur une analyse marxiste des luttes de travailleurs du passé et des leçons à en tirer. En particulier, les écrits de Marx lui-même, d’Engels, de Lénine et de Trotsky apportent une aide vitale dans l’étude des événements du passé et pour l’utilisation de l’outil qu’est l’approche marxiste. Dans la société capitaliste, on nous enseigne à l’école l’histoire vue du point de vue et selon les intérêts de la classe dirigeante, la bourgeoisie. Les historiens universitaires qui écrivent les textes des manuels scolaires prétendent être objectifs et s’en tenir aux faits alors que, dans la plupart des cas, ils interprètent les événements historiques et les luttes du point de vue du capitalisme. Un parti révolutionnaire doit donc mener à bien un type de formation entièrement différent : la vision des événements historiques du point de vue de la classe des travailleurs et du marxisme.

    Deuxièmement, les membres d’un parti révolutionnaire doivent prendre part eux-mêmes aux activités quotidiennes et aux luttes des travailleurs et des jeunes autour d’eux, de manière à pouvoir apprendre d’expériences de première main, gagner le respect de ceux qui sont impliqués à leurs côtés dans l’action et évaluer la conscience générale à chaque moment. Le parti est alors en position pour déterminer quelles tâches sont nécessaires pour faire avancer la lutte.

    La classe des travailleurs (comme d’ailleurs les classes moyennes) ne forme une couche uniforme dans aucun pays. Il y a toujours des différences dans les circonstances matérielles, la compréhension politique et les perspectives. Les gens ne tirent pas toujours les mêmes conclusions au même moment. Un parti révolutionnaire peut évaluer les niveaux de la conscience des diverses couches et mettre en avant un programme qui joue un rôle unificateur – en liant les luttes entre elles autant que possible, en élargissant le soutien envers elles et en élevant la conscience quant aux pas suivants à faire. Par ailleurs, le parti doit analyser la nature de la classe capitaliste, qui n’est pas non plus une couche uniforme, qui est marquée elle aussi par ses contradictions et ses faiblesses en tant que classe et qui peut être divisée et battue.

    Dans ce processus, le parti utilise sa connaissance collective qu’il a acquise tant des leçons du passé que des tâches qui seraient nécessaires à accomplir. Mais il doit soigneusement mettre en application cette connaissance en tenant compte du niveau et des stades de développement de la conscience des travailleurs ainsi que de leurs traditions.

    Pourquoi un parti est-il tellement important ?

    Il suffit de tirer les leçons des révolutions qui ont échoué pour comprendre pourquoi un parti révolutionnaire est vital.

    Allemagne

    Après la révolution russe, les travailleurs allemands essayèrent de renverser le capitalisme en Allemagne en 1918. Cependant, les dirigeants du Parti Social-Démocrate (SPD)défendaient une perspective réformiste – ils pensaient que le capitalisme ne pouvait être changé que graduellement – et cela conduisit à la défaite de la révolution et à l’assassinat des grands dirigeants révolutionnaires Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht.

    En 1923, l’effondrement économique du pays et l’occupation de la Ruhr par la France créa une crise majeure et offrit aux travailleurs une occasion d’en finir avec le capitalisme. Cette fois, le Parti Communiste, créé en 1918, avait un important soutien parmi les travailleurs mais les dirigeants du PC échouèrent à préparer ceux-ci adéquatement à la tâche de changer la société et à leur donner une direction claire au moment où la situation était la plus propice.

    Moins d’une décennie après, dans le contexte de la récession mondiale entre 1929 et 1933, la situation devint à nouveau critique. La classe moyenne avait été ruinée par la récession et le niveau de vie des travailleurs avait chuté. Craignant une nouvelle révolution, la classe dirigeante remplit les caisses du Parti Nazi. Quand les nazis reçurent six millions de votes à l’élection de 1930, Trotsky et ses partisans, récemment exclus de l’Internationale Communiste, appelèrent les travailleurs organisés dans le PC allemand à entrer dans un « front unique » avec ceux du Parti Social-Démocrate pour défaire les fascistes. Mais la dégénérescence de l’Internationale Communiste était telle que leurs dirigeants décrivirent les sociaux-démocrates comme des « sociaux-fascistes » et refusèrent tout front unique. L’Internationale Communiste soutint même que le PC devait s’unir avec les nazis contre les sociaux-démocrates !

    Les dirigeants du PC allemand adoptèrent la position fatale selon laquelle Hitler ne serait pas pire que les gouvernements précédents et que, de toute façon, l’arrivée de Hitler au pouvoir ne ferait qu’inciter les travailleurs à balayer les fascistes.

    Les dirigeants sociaux-démocrates n’offrirent pas non plus une direction claire. Tandis que les travailleurs commençaient instinctivement à former des groupes de défense dans les entreprises et parmi les sans-emploi, les dirigeants sociaux-démocrates refusèrent de reconnaître que les fascistes étaient un véritable danger. Par exemple, l’un d’eux, Sohiffrin affirma à un moment : « Le fascisme est définitivement mort ; il ne se relèvera plus jamais ». Les dirigeants du SPD appelèrent au calme et à la retenue.

    Les terribles échecs des dirigeants ouvriers menèrent à la victoire de Hitler en 1933 et à l’écrasement d’un puissant mouvement ouvrier avec une tradition marxiste remontant à 75 ans.

    Espagne

    En Espagne, entre 1931 et 1937, les ouvriers et les paysans essayèrent à plusieurs reprises de renverser le capitalisme et le féodalisme, réussissant à un moment à prendre le contrôle des deux-tiers du pays. Ils étaient organisés en quatre blocs : les anarchistes, le Parti Socialiste, le Parti Communiste et un parti d’extrême-gauche plus petit, le POUM.

    Cependant, malgré les aspirations révolutionnaires de leurs membres, les dirigeants de ces partis échouèrent à prendre les mesures pour consolider les gains réalisés par les travailleurs et les paysans. Ils n’expliquèrent pas qu’il était nécessaire d’en finir avec le vieil appareil d’Etat et quelles seraient les différentes mesures à prendre pour avancer vers le socialisme. Au contraire, ils finirent tous par s’aligner sur les dirigeants communistes staliniens qui défendaient l’idée d’une stratégie en deux étapes. Celle-ci affirmait qu’il fallait d’abord passer par une période de développement d’une démocratie capitaliste en Espagne, nécessaire avant de pouvoir mettre en avant la perspective d’une lutte pour le socialisme. Pour les staliniens, la tâche n’était donc pas d’amener la classe des travailleurs à prendre le pouvoir, mais au contraire de rendre le pouvoir aux capitalistes.

    Cette politique, désorientant les travailleurs et décourageant leur enthousiasme révolutionnaire – ouvrit tragiquement la voie au général fasciste Franco, dont la victoire au terme de la guerre civile se traduisit par la mort de dizaines de milliers de syndicalistes et de militants ouvriers et par l’instauration d’une dictature fasciste brutale qui dura quarante ans.

    Chili

    La coalition de l’Unité Populaire qui arriva au pouvoir au Chili en 1970 était soutenue par un mouvement ouvrier puissant et reposait sur une alliance entre le Parti Socialiste et le Parti Communiste. Soumis à de fortes pressions venant de la population qui voulait des améliorations de ses conditions de vie, le gouvernement dût aller au-delà de ce que ses dirigeants avaient prévu. Des industries-clé comme les mines de cuivre furent nationalisées, un gel des prix et des loyers introduit, une réforme agraire partielle mise en œuvre et du lait distribué gratuitement aux enfants dans les écoles. Face à ces mesures et au danger d’explosion révolutionnaire, la classe capitaliste devint enragée et une partie se mit à préparer un coup d’Etat pour écraser le gouvernement d’Unité Populaire.

    La situation devint très favorable au renversement du capitalisme. La bourgeoisie était démoralisée et divisée quant au chemin à suivre, des parties de la classe moyenne soutenait le gouvernement d’Unité Populaire et le mouvement ouvrier se renforçait. Un parti révolutionnaire aurait soutenu la revendication des travailleurs qui réclamaient des armes pour défaire les forces contre-révolutionnaires qui se préparaient. Il aurait aussi soutenu l’organisation de Conseils de travailleurs, de paysans, de soldats, de petits indépendants,… destinés à devenir les réels centres de pouvoir.

    Au contraire, les dirigeants des partis socialistes et communistes de l’Unité Populaires retinrent les masses. Ces « dirigeants » insistèrent sur la nécessité de rester dans le cadre de la légalité capitaliste et de laisser les leviers de pouvoir aux mains de la bourgeoisie. Ils laissèrent intacts l’armée, les juges, la police, la presse,… Le résultat final fut la victoire d’un dictateur brutal et l’assassinat de milliers de militants ouvriers, syndicaux, socialistes et communistes.

    Etats ouvriers déformés

    Malheureusement, on peut donner beaucoup d’autres exemples de révolutions qui ont échoué avec des conséquences tragiques : la révolution hongroise en 1919, les occupations d’usines par les travailleurs italiens en 1920, la révolution chinoise en 1925-27, le Portugal en 1974-75 et encore bien d’autres.

    Au cours de la révolution portugaise, 70% de l’industrie, des banques et du secteur financier se trouvèrent dans les mains de l’Etat. Le grand quotidien conservateur britannique The Times annonça qu’au Portugal le capitalisme était mort. Mais les dirigeants socialistes et communistes jouèrent ici aussi un rôle contre-révolutionnaire par leur refus de mener la révolution à son terme, permettant à la bourgeoisie de restaurer son pouvoir et de restait intact.

    Il y a eu aussi des révolutions issues de guerres paysannes ou luttes de guérilla qui ont réussi à renverser le capitalisme et qui ont fini par introduire des économies planifiées, comme en Chine à partir de 1949 et à Cuba à partir de 1959. Mais les partis révolutionnaires qui ont dirigé ces mouvements ne se fixaient pas le but de construire le socialisme et, comme ils se basaient davantage sur la paysannerie que sur la classe des travailleurs, ils furent incapables de faire naître des sociétés socialistes démocratiques (voir plus bas Le rôle de la classe des travailleurs) Les marxistes décrivent les régimes qui en résultent comme des « Etats ouvriers déformés » parce que, bien qu’ils aient été capables d’augmenter spectaculairement le niveau de vie de la masse du peuple pendant une période sur base d’une économie planifiée, ce sont des régimes fortement répressifs qui ne reposent pas sur un pouvoir exercé démocratiquement par les travailleurs.

    Le parti Bolchevik

    Le contraste entre les événements de Russie en 1917 et les exemples ci-dessus est frappant. Quinze ans auparavant, Lénine était arrivé à la conclusion que, pour que les travailleurs russes puisse renverser l’Etat dictatorial tsariste, une force disciplinée et organisée serait nécessaire. Dès lors, il fut le fer de lance de la construction du parti bolchevik1, un nouveau type de parti de parti qui donnait à ses membres une formation solide basée sur l’étude des expériences et des luttes antérieures, qui prenait ses décisions au terme de discussions démocratiques et de débats à tous les niveaux du parti et qui agissait de manière unie quand il menait des campagnes et des actions.

    Après avoir réussi à gagner le soutien de la couche la plus avancée de la classe ouvrière, les Bolcheviks furent ensuite capables de conduire les travailleurs au cours de la révolution d’Octobre. L’appareil d’Etat tsariste fut complètement démantelé et remplacé par un Etat ouvrier démocratique basé sur une économie planifiée. Cet Etat dégénéra politiquement sous la direction de Staline à cause de l’isolation du pays (suite à l’échec des révolutions en Allemagne, en Autriche et en Hongrie), à la misère accentuée par la guerre civile et aux problèmes dus au sous-développement économique du pays. Cependant, cette dégénérescence ne peut nier ni le fait que les Bolcheviks ont mené une révolution victorieuse, un événement titanesque dans l’Histoire humaine qui a transformé les vies de centaines de millions de gens, ni les leçons que nous pouvons tirer de leur expérience.

    (1) Bolchevik, qui signifie « majoritaire » en russe, est le nom que prit la fraction de Lénine au sein du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie à l’issue du congrès de 1902 et qu’elle conserva après qu’elle soit devenue dans les faits un parti indépendant dès 1912. Le Parti Bolchevik devint le Parti Communiste en 1918.


    Trotsky écrivit dans sa brochure Classe, parti et direction : « Le parti bolchevik en mars 1917 était suivi par une minorité insignifiante de la classe ouvrière et, de plus, la discorde régnait dans le parti… En l’espace de quelques mois, en se basant sur le développement de la révolution, le parti a été capable de convaincre la majorité des travailleurs de la justesse de ses slogans. Cette majorité organisée en Soviets fut capable à son tour d’attirer les soldats et les paysans. »

     


    Le rôle de la classe des travailleurs

    L’analyse des luttes du passé et des révolutions montre que seule la classe des travailleurs peut jouer un rôle dirigeant parmi les masses opprimées dans une révolution qui peut à la fois renverser le capitalisme et ouvrir la voie au socialisme.

    Ceci est dû au rôle des travailleurs dans la production capitaliste : ne possédant aucun des biens indispensables à la possibilité moderne sur grande échelle (machines ou usines), ils sont obligés de vendre leur force de travail pour survivre et subissent une exploitation (voir brochure n°3 sur l’économie capitaliste), ce qui leur crée des problèmes mais aussi et des intérêts similaires. Les travailleurs, dans les divers services ou industries, font souvent face à des conditions de travail et des niveaux de salaire similaires et à la même insécurité de l’emploi.

    La classe moyenne – la « petite-bourgeoisie » – est constituée des couches intermédiaires de la société qui ne sont pas des salariés (les commerçants, les artisans, les petits agriculteurs, les professions libérales comme les médecins, les avocats,…) ainsi que par certaines couches privilégiées de salariés qui participent à l’organisation de l’exploitation des autres travailleurs (comme la majorité des cadres).

    Quand les contradictions et les crises économiques du capitalisme s’approfondissent, de plus en plus de membres des couches moyennes de la société se voient imposer des conditions de travail et de vie de plus en plus proches de celles des travailleurs et sont amenés à partager leurs problèmes et leurs aspirations. Cependant les couches moyennes – vu leur diversité et, dans les zones rurales, vu leurs conditions de vie éclatées et isolées – n’ont jamais été capables de jouer un rôle indépendant en tant que classe. Une partie est amenée à soutenir la bourgeoisie et le maintien du capitalisme mais la majorité peut être gagnée à soutenir un mouvement révolutionnaire dirigé par la classe des travailleurs et elle peut même y jouer un rôle très important si le mouvement des travailleurs adopte un programme qui fait appel à elle.

    Ainsi un parti révolutionnaire doit se baser essentiellement sur la classe des travailleurs – le « prolétariat » – à cause du rôle dirigeant que celle-ci peut jouer. Et, à son tour, pour jouer ce rôle indispensable, la classe des travailleurs a besoin d’un parti révolutionnaire.

    Bien que cette classe soit moins hétérogène que la classe moyenne, elle se répartit néanmoins en diverses couches : jeunes et plus âgés, hommes et femmes, qualifiés et non qualifiés, actifs et chômeurs, secteur privé et secteur public, grandes entreprises à forte tradition syndicale et petites boîtes sans syndicat,… et parfois d’autres encore en fonction de l’origine ethnique ou de l’appartenance religieuse. La classe dirigeante essaie d’exploiter ces divisions, par exemple en encourageant les divisions raciales ou en jouant sur différenciant au maximum et les calculs et les niveaux en matière de salaire.

    Les travailleurs ont besoin de s’unir de manière organisée, de manière à surmonter ces divisions autant que cela est possible dans le cadre du système actuel et à s’unir dans les luttes qui leur permettent de développer leurs intérêts de classe. Un premier niveau d’organisation des travailleurs est bien sûr le syndicat mais son horizon est limité par son objectif même (défendre les intérêts des travailleurs dans le cadre du capitalisme) et surtout par la domination d’une bureaucratie réformiste. C’est à l’intérieur d’un parti révolutionnaire que le niveau d’unité maximum peut être atteint, autour d’un programme défendant le plus scientifiquement possible les intérêts des travailleurs et des opprimés. Comme le disait Trotsky dans son article « What Next ? » : « Le prolétariat n’acquiert un rôle indépendant qu’au moment où, de classe sociale en soi, il devient une classe politique pour soi. Cela ne peut se faire autrement qu’au moyen d’un parti. Le parti est cet organe historique par lequel la classe devient consciente d’elle-même ».

    Le programme du parti

    « Les intérêts de la classe ne peuvent être formulés autrement que sous la forme d’un programme ; le programme ne peut être défendu autrement qu’en créant le parti » (Trotsky, What Next ?)

    Pour être pleinement préparé pour faire face aux événements à venir, un parti révolutionnaire a besoin d’avoir le programme du marxisme révolutionnaire, qui est un ensemble d’idées basé sur les quatre premiers congrès de l’Internationale Communiste, les documents de fondation de la Quatrième Internationale et l’expérience accumulée du mouvement trotskiste depuis lors (et particulièrement celle de notre Comité pour une Internationale Ouvrière).

    Tout en étant basé sur des idées et des perspectives, le programme doit aussi inclure des revendications. Celles-ci sont développées à chaque étape de la lutte des classes. Elles ne doivent pas simplement faire écho à l’humeur des travailleurs et à leurs revendications à un moment donné mais, tout en prenant celles-ci en compte, elles doivent inclure des revendications qui vont un pas plus loin, de manière à augmenter la conscience tant des tâches immédiates indispensables que de la nécessité du socialisme. Les divers aspects du programme doivent être régulièrement révisés et remis à jour, afin de rester en phase avec le développement des événements, et testés dans la pratique. James Cannon, un des fondateurs du mouvement trotskiste américain aux USA dans les années ’30, écrivit ainsi dans son article « Le Parti Révolutionnaire » que le programme devait être soumis continuellement aux travailleurs pour « prise en considération, adoption, action et vérification ».

    Certains partis croient qu’il suffit de se proclamer en faveur de la révolution pour être un parti révolutionnaire. La majorité de ces partis ont historiquement été des partis « centristes », c’est-à-dire des partis dans lesquels les dirigeants font souvent des discours aux accents révolutionnaires mais en reviennent à une position réformiste, lorsqu’ils sont confrontés à des moments et des choix décisifs dans la lutte, sans réussir à faire avancer celle-ci. Ces partis oscillent entre réformisme et révolution, notamment parce qu’ils ne se basent pas sur un programme pleinement marxiste révolutionnaire.

    Comment construire un tel parti ?

    La construction d’un parti révolutionnaire n’a rien d’automatique : ce parti doit être consciemment et consciencieusement construit par ses membres. Cette construction commence généralement par de petits groupes. Or, une petite force ne peut pas gagner facilement une influence large : l’essentiel du travail doit donc être orienté vers la propagande socialiste et la discussion des idées avec des personnes rencontrées pendant les activités politiques aussi bien que dans la vie quotidienne. Le travail d’un parti plus grand sera différent, parce qu’il est vraisemblable que celui-ci jouera un rôle clé dans certains événements et donc qu’il aura des responsabilités de direction autant que d’agitation et de propagande.

    Comment un petit parti peut-il grandir pour devenir un grand parti ? Cela dépend à la fois de l’adoption par le parti d’une approche et d’une orientation marxistes correctes et de l’ampleur des événements et des soubresauts dans la société. Comme l’écrivit Trotsky, « Pendant une révolution, c’est-à-dire quand les événements se produisent rapidement, un parti encore faible peut se transformer rapidement en un parti puissant pour autant qu’il comprenne lucidement le cours de la révolution et qu’il possède des cadres loyaux qui ne se laissent pas intoxiqués par des grandes phrases et qui ne soient pas terrorisés par les persécutions. Mais un tel parti doit être disponible avant la révolution vu que le processus de formation de cadres requiert une période de temps considérable et que la révolution n’accorde pas ce temps » (Classe, parti et direction).

    Tout en grandissant à travers le recrutement direct d’individus et de groupes, les partis révolutionnaires peuvent à certains moments se construire au travers de fusions avec d’autres organisations. Cependant la réussite dune fusion dépend avant tout de la possibilité d’atteindre un accord principiel préalable sur les questions-clés actuelles des perspectives, du programme, de l’orientation et de la stratégie.

    Quelle que soit la taille du parti, un travail soutenu et un investissement sérieux de ses membres est indispensable. Comme le disait une fois de plus Trotsky « Vous pouvez avoir à la fois des révolutionnaires sages ou ignorants, intelligents ou médiocres. Mais vous ne pouvez pas avoir des révolutionnaires qui manquent de la volonté de bousculer les obstacles, qui manquent de dévouement et d’esprit de sacrifice » (Comment se forment les révolutionnaires, 1929).

    Quel type de parti ?

    En Russie, les Bolcheviks, sous l’impulsion de Lénine, ont choisi le centralisme démocratique comme forme d’organisation.

    Ce terme a pris aujourd’hui une connotation très négative parce que, sous Staline, le centralisme démocratique dans le Parti Communiste d’Union Soviétique a été vidé de son contenu pour mieux satisfaire les intérêts de la couche grandissante de bureaucrates. Les partis communistes staliniens sont devenus des appareils antidémocratiques, bureaucratiques, autoritaires et répressifs.

    Pourtant, le centralisme démocratique est la forme d’organisation la plus démocratique qui ait jamais existé. Elle permet au parti de se développer sainement au rythme des discussions et des débats mais aussi, quand arrive le temps de l’action, d’agir d’une manière unifiée et organisée. De ce fait, cette méthode de fonctionnement est aussi la plus efficace.

    Le centralisme démocratique implique d’abord que toutes les questions concernant le parti soient discutées aussi profondément que les membres le jugent nécessaire, et ce à tous les niveaux du parti. Cela ne signifie pas que le parti devient une boutique à parlottes avec des débats sans fin. Les discussions doivent être menées en ayant en tête les objectifs du parti, particulièrement en matière de formation politique et avec la nécessité d’arriver à des décisions claires sur le programme et les tâches du parti.

    Chaque membre doit avoir le droit d’exprimer ses vues dans les réunions de sa section locale. Il est important que les membres essaient continuellement de développer leur formation et leurs capacités propres, de manière à pouvoir arriver à prendre collectivement les bonnes décisions. Les décisions concernant les idées et les perspectives essentielles du parti, ainsi que toutes les questions-clés en matière d’organisation, doivent être prises lors de congrès (le plus souvent annuels) de délégués élus dans les sections par les membres du parti.

    Le centralisme – qui constitue le deuxième aspect de la formule – signifie essentiellement qu’une fois que les membres du parti ont pris une décision à la majorité, à quelque niveau que ce soit, ils doivent agir ensemble pour appliquer cette décision. S’il y a cinq, vingt ou beaucoup plus de membres d’un parti révolutionnaire dans une ville, est-il plus efficace qu’ils interviennent dans les événements locaux comme autant d’individus ou comme une équipe soudée ? Cette dernière réponse est clairement la meilleure. Et, à l’échelle nationale, où les travailleurs sont confrontés à un Etat capitaliste centralisé disposant d’une longue expérience de confrontation aux défis venus d’en bas, leur unité dans l’action à travers la participation à un parti révolutionnaire est vitale.

    Chaque membre doit avoir le droit de s’opposer à une idée ou à la manière de mener une action, mais une fois qu’une décision a été prise par une vote majoritaire, chaque membre doit agir à l’extérieur du parti en se conformant à cette décision. Ceci ne supprime leur droit de continuer à défendre leur point de vue dans les réunions du parti et de chercher à changer une décision, en organisant une tendance ou une fraction s’ils le jugent nécessaires.

    A certaines étapes, un parti devra placer plus l’accent sur la nécessité de discussion et de débat, tandis qu’à d’autres moments, la priorité ira davantage à l’action, en fonction de la situation concrète. Le centralisme démocratique n’est pas une formule rigide. De la même manière qu’elle doit être appliquée avec flexibilité en fonction des étapes de développement du parti, elle trouvera aussi inévitablement une expression différente dans des pays différents, en fonction de facteurs comme la taille, l’expérience et le travail mené à ce moment par le parti, l’autorité de ses dirigeants, la situation politique et les traditions des travailleurs.

    Des questions et des discussions surgissent parfois sur la manière dont les membres doivent se comporter entre eux. Quelles doivent être les normes de comportement des membres (par exemple, face au racisme, au sexisme,…) ? Comment les ressources du parti peuvent-elles être accrues (montant des cotisations, actions destinées à faire rentrer de l’argent dans les caisses,…) et doivent-elles être réparties pour favoriser la participer de membres ayant des revenus limités ou des besoins spéciaux ? Sur ces questions, il faut reconnaître que le parti, qui travaille avec toutes les limitations imposées à ses membres par le système capitaliste, ne peut être un modèle pour la future société socialiste. C’est aux membres de décider de la répartition des ressources et des limites à poser face à des comportements critiquables, tout en comprenant qu’il n’est pas possible de construire un parti avec des membres qui ne soient affectés en rien par les problèmes de la société actuelle.

    La direction du parti

    Dans son article « Classe, parti et direction », Trotsky expliqua la relation nécessaire entre les trois niveaux évoqués dans le titre de l’article : la classe des travailleurs dirige le mouvement populaire, tout en étant dirigée par le parti, qui est à son tour dirigé par sa direction. Il ajouta que les membres et la direction du parti devaient être testés et sélectionnés tout au long du développement des débats et des événements, de manière à perfectionner le meilleur outil possible afin de permettre à la classe des travailleurs de transformer la société.

    Un parti révolutionnaire a besoin, à chaque niveau de sa structure, de dirigeants capables de donner une impulsion et une direction politique et organisationnelle au travail du parti. Les membres de base qui sont immergés dans le travail politique dans leur secteur ou leur ville n’ont pas nécessairement l’information suffisante ou le temps pour acquérir une vue d’ensemble et se faire un avis personnel sur la situation régionale, nationale et internationale. Ils élisent ceux qu’ils voient comme les plus capables de donner une direction correcte en fonction d’une analyse plus complète et d’une expérience plus grande que celle dont ils disposent eux-mêmes. Les membres de base doivent toujours évaluer la qualité de la direction fournie par ceux qu’ils ont élus, de manière à ce que des changements puissent être faits si nécessaire. Tous les dirigeants élus doivent répondre de leur travail et de leurs décisions et sont révocables à tout moment.

    La qualité de la direction d’un parti révolutionnaire dépend de l’existence d’une base politiquement formée et dotée d’un esprit critique car celle-ci est la mieux à même de choisir les meilleurs candidats pour les positions de direction et de les remplacer si nécessaire. Même les plus grands dirigeants ont besoin du contrôle de ceux qui sont à la base de leur parti. Sans ce contrôle, les comités ou les individus exerçant les tâches de direction peuvent en fin de compte succomber à des pressions réformistes ou ultra-gauche et entraîner tout le parti dans une mauvaise voie.

    Cependant, si les membres doivent être critiques, Trotsky souleva un point important : « La maturité de chaque membre du parti s’exprime particulièrement dans le fait qu’il n’exige pas du régime interne du parti plus que ce que celui-ci peut donner… Il est bien sûr nécessaire de lutter contre chaque erreur individuelle de la direction, contre chaque injustice, etc. Mais il est nécessaire d’évaluer ces « injustices » et ces « erreurs » non en elles-mêmes mais en relation avec le développement général du parti à la fois au niveau national et international. Un jugement correct et un sens des proportions est une chose extrêmement importante en politique. »

    Les dirigeants ne doivent avoir aucun privilège financier au-delà des dépenses qui leur sont nécessaires. Les dirigeants, tout comme les représentants publics du parti, ne doivent pas recevoir plus que le salaire moyen d’un travailleur qualifié. Les dirigeants du parti doivent donner l’exemple à tous les membres à travers leur volonté personnelle de faire des sacrifices en temps et en argent et par le fait qu’ils ne demandent pas aux membres de faire des sacrifices plus grands que ceux qu’ils sont préparés à faire eux-mêmes.

    Entre les réunions des organes du parti à chaque niveau, des organes de direction doivent prendre les décisions nécessaires à la progression du parti. Cela signifie que les membres doivent avoir confiance dans la capacité de leurs dirigeants d’aboutir à des décisions correctes. Cette confiance ne peut s’établir qu’à travers la mise à l’épreuve des dirigeants au cours des événements et des débats. Il est aussi important d’avoir un certain renouvellement dans la composition des organes de direction de manière à ce qu’ils ne perdent pas leur entrain et ne s’enfoncent pas dans des habitudes routinières.

    Quelques-unes des normes établies pour préserver la démocratie dans un parti révolutionnaire sont aussi applicables aux dirigeants élus dans une société socialiste après une révolution victorieuse. Avant la Révolution russe, Lénine a indiqué quelques conditions qui peuvent aider à prévenir le développement de la bureaucratie après la révolution : des élections libres et démocratiques, l’obligation pour tous les dirigeants de rendre des comptes à ceux qui les ont élus, la possibilité de révoquer les dirigeants à tout moment, l’interdiction pour les dirigeants de toucher plus que le salaire moyen d’un travailleur ordinaire et la rotation régulière des personnes chargées des tâches administratives.

    L’internationalisme avant et après la révolution

    Bien que le capitalisme soit basé sur des Etats-nations, les économies capitalistes sont interconnectées à travers le monde entier. Aucun Etat socialiste ne pourrait survivre pendant une longue période ni commencer à résoudre les problèmes de la planète s’il restait isolé. C’est pourquoi le socialisme ne peut être réalisé qu’à l’échelle internationale. C’est pourquoi aussi un parti révolutionnaire est nécessaire à cette même échelle internationale. Il est important, et même vital, pour des partis révolutionnaires qui agissent dans divers pays du monde de participer ensemble à une internationale révolutionnaire. Cette participation leur permet de réaliser une analyse plus complète des événements mondiaux à travers la discussion avec les autres partis et de partager les leçons des expériences de construction du parti, ce qui peut permettre à chaque parti d’éviter des erreurs potentiellement fatales.

    Le rôle d’une internationale révolutionnaire sera aussi très important après une révolution victorieuse, tant pour appeler les travailleurs partout dans le monde à soutenir la révolution et à refuser d’être utilisés contre elle dans des aventures militaires lancées par leur propre classe capitaliste, que pour aider la révolution à s’étendre le plus vite possible à d’autres pays. De même, le rôle d’un parti révolutionnaire ne se termine pas avec la victoire de la révolution dans son pays. Le parti sera indispensable pour armer tous les travailleurs de son expérience et de ses connaissances afin de leur permettre de défaire toutes les tentatives contre-révolutionnaires de la petite minorité de la société qui constituait auparavant la classe dominante.

    Le parti contribuera aussi à aider la nouvelle société socialiste à se développer sur une base saine, avec un pouvoir pleinement démocratique des travailleurs et une organisation de la production et des services basée sur une économie planifiée démocratiquement. De la même manière qu’une sage-femme garde un œil sur la santé du bébé nouveau-né une fois qu’elle a assuré l’accouchement, un parti révolutionnaire aidera à construire et à diriger la nouvelle société venue au monde suite à une révolution victorieuse. Bien que les problèmes créés par des siècles de capitalisme ne seront pas effacés en une nuit, il sera possible de créer rapidement une société dans laquelle les conditions de vie de chaque personne pourront être élevées jusqu’à un niveau décent et même au-delà, dans laquelle l’environnement pourra être sauvegardé et les dégâts antérieurs réparés et dans laquelle les talents de chaque personne pourront être utilisés pour porter le développement de la société jusqu’à un niveau encore jamais atteint.


    Liste de lecture

    • Classe, parti et direction – Léon Trotsky
    • Le parti révolutionnaire – James Cannon
    • La lutte pour un parti prolétarien – James Cannon
    • L’histoire de la révolution russe – Léon Trotsky
    • Le léninisme sous Lénine – Marcel Liebman
    • La révolution espagnole, 1931-1939 – Léon Trotsky
    • La lutte contre le fascisme en Allemagne – Léon Trosky
    • Le programme de transition pour la révolution socialiste – Léon Trosky
  • ‘‘L’antifascisme à Liège, esquisse d’une lutte jamais abandonnée’’

    Julien Dohet n’est pas seulement un historien, c’est avant tout un militant. Et c’est tout l’intérêt de lire la brochure éditée par l’Institut d’histoire ouvrière économique et sociale (IHOES) de Seraing dont il est l’auteur : ‘‘L’antifascisme à Liège, esquisse d’une lutte jamais abandonnée’’. Au-delà d’un travail de documentation sérieux qui brosse à grands traits l’histoire du mouvement antifasciste liégeois depuis les années ‘20 jusqu’à nos jours, la brochure met en lumière les formes d’action des militants contre le fascisme et l’extrême-droite. Elle décrit le positionnement politique des militants qui ont organisé cette lutte et les rapports qu’entretenaient entre elles les organisations qui les soutenaient.

    Par Simon (Liège)

    Ce travail montre clairement le rôle prépondérant du mouvement ouvrier organisé dans la lutte contre le fascisme, spécifiquement celui des organisations syndicales mais également celui des organisations et militants de la gauche radicale. Singulièrement, il met en évidence comment, au cœur des années ‘30, la classe des travailleurs peut être envisagée, y compris du point de vue de la bourgeoisie progressiste, comme l’épicentre de la lutte contre l’extrême-droite. Il explique également comment s’est organisée la solidarité avec les travailleurs immigrés et les militants italiens, espagnols ou chiliens victimes de la répression dans leur propre pays mais aussi comment ces mêmes militants ont contribué à renforcer la lutte antifasciste à Liège.

    La brochure s’arrête sur les principales organisations antifascistes des cent dernières années. Des militants antifascistes italiens manifestants dans les cortèges de 1er mai des années ‘20 en passant par la Jeunes Garde Socialiste Unifiée jusqu’aux différentes déclinaisons d’un Front Antifasciste toujours prêt à renaître de ses cendres, l’histoire de la mobilisation antifasciste est avant tout une histoire de convergences où les militants de différentes tendances de la gauche se mobilisent ensembles par-delà leurs clivages pour faire face à un adversaire commun.

    Presse, meetings, collectes et aide aux victimes du fascisme, manifestations et contre-manifestations jusqu’aux milices d’autodéfense : le panel des actions montre la capacité de mobilisation, la réactivité et l’inventivité des militants liégeois contre le fascisme. C’est l’image de ce qu’un réseau militant profondément inscrit dans une ville marquée par les conflits sociaux peut faire lorsqu’il s’approprie les méthodes de lutte du mouvement des travailleurs.

    L’histoire détaillée de ce mouvement reste à faire. Par exemple, on gagnerait à connaître la teneur des débats qui se sont fait jour au sein du mouvement, la façon dont les militants, à différentes époques, ont pu ou non mettre de côté leurs divergences pour faire front.
    Il reste que cette belle esquisse fourmille d’informations pour qui veut se faire une idée de l’histoire de la lutte antifasciste à un niveau local, des méthodes d’actions et des interactions possibles.

    Par les temps qui courent, une lecture qui invite à l’action et qui démontre la profonde conscience antifasciste d’une ville de tradition ouvrière parmi tant d’autres.

    Cette brochure est disponible en format PDF sur le site de l’IHOES, elle peut également être commandée en format papier pour la somme de 5 euros en contactant l’IHOES par téléphone au 04/224.60.72 ou via info@ihoes.be.

  • Arpen Tavitian – De l’Armée Rouge… à l’Affiche Rouge

    Voici l’histoire d’un révolutionnaire hors du commun, Arpen Tavitian (1), dont la date et le lieu de naissance sont incertains. Selon les faux papiers en sa possession (établis en 1937 au nom d’Armenak Manoukian, pour échapper au

    NKVD (2)), il serait né en 1898 au Karabagh (Arménie) (3). Toujours est-il qu’il est un jeune adulte au moment où il rejoint le Parti bolchevik en 1917 en Géorgie.

    Il s’engage dans l’Armée rouge en 1918 et participe à la guerre civile lors de la défense de la ville de Bakou où il est blessé à trois reprises. Fait prisonnier par les troupes britanniques, il parvient à s’échapper et se réfugie à Téhéran. Revenu combattre dans les rangs de l’Armée rouge en Azerbaïdjan et en Arménie, il est promus officier et commissaire politique en 1920.

    En 1923 il est envoyé à l’université communiste de Transcaucasie, à Tiflis, mais en est exclu en 1925 en tant que partisan de Trotsky. Revenu à Erevan, il devient le porte-parole local de l’Opposition de Gauche. Il est exclu du parti à la fin 1927, arrêté en 1928 et déporté au Kazakhstan. Condamné à trois ans de prison en 1931, il est déporté à l’isolateur de Verkné-Ouralsk, en Sibérie, où il participe à la grève de la faim de 18 jours menée par les bolcheviks-léninistes. A la fin de sa peine il est relégué en Asie centrale en 1934. Il s’évade et rejoint la Perse où il séjourne dans le plus complet dénuement. Il parvient à correspondre avec Léon Sedov, fils de Trotsky, qui publie à Paris le Bulletin de l’Opposition (en russe).

    A l’initiative de Trotsky et de Sedov, une souscription internationale est lancée pour lui venir en aide et payer son voyage vers l’Europe. Il parvient en France en 1937 et témoigne devant la commission d’enquête sur les procès de Moscou. Il participe au groupe de Sédov à Paris, mais s’en éloigne en raison de l’attitude de Mark Zborowski, proche collaborateur de Sedov et agent secret du NKVD (4). Il trouve du travail à Paris dans une coopérative ouvrière.

    Au début de la guerre, pressentant les dangers qui pèsent sur l’URSS, Tavitian prend contact avec un groupe de communistes arméniens, Il est intégré dans le groupe arménien de la MOI dirigé par Missak Manouchian. Ce groupe mène la résistance armée contre l’occupant nazi. Le 12 août 1943 Tavitian participe au déraillement du train Paris-Verdun. Le 23 août, couvert par un groupe de FTP arméniens, il jette une grenade dans un camion rempli de soldats allemands à la sortie des usines Renault-Billancourt. Le 5 octobre il est blessé lors d’un échange de coups de feu contre la milice fasciste au Quartier Latin. Ses camarades l’emmènent dans une clinique, puis en convalescence dans une planque (5). Le 19 novembre les Renseignements généraux retrouvent sa trace et l’arrêtent. Appréhendés trois jours plus tôt, Manouchian et ses camarades sont livrés par la police française à la Gestapo, qui fera placarder dans le pays une affiche rouge présentant ‘‘l’armée du crime’’ avec les photos de Manouchian et de neuf autres ‘‘terroristes étrangers’’. Le 21 février 1944, Missak Manouchian et 22 de ses compagnons, dont Tavitian (Manoukian), sont fusillés au Mont Valérien.

    Guy Van Sinoy

    1) Pseudonymes : Tarov, Armenak Manoukian

    2) NKVD, police politique secrète soviétique (1934-1946).

    3) Le Maitron, Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier.

    4) Dans les années d’après-guerre, Mark Zborowski s’installera au États-Unis et sera démasqué par le FBI.

    5) Tavitian sera hébergé chez les parents de Charles Aznavour.

  • 1989. Le Mur de Berlin s’effondre alors que le pouvoir est dans les rues

    Le mur de Berlin fut abattu le 9 novembre 1989. Ingmar Meinecke, membre du SAV (section allemande du Comité pour une Internationale Ouvrière majoritaire), a participé à ces événements à son adolescence.

    “Chers amis, chers concitoyens, c’est comme si l’on avait ouvert les fenêtres après toutes ces années de stagnation, de stagnation spirituelle, économique, politique, d’ennui et d’air vicié, d’excès de langage et d’arbitraire bureaucratique, d’aveuglement et de surdité officiels. Quel changement !”

    C’est par ces mots que l’écrivain socialiste Stefan Heym a commencé son discours le 4 novembre 1989 devant plus d’un demi-million de personnes sur l’Alexanderplatz à Berlin-Est. Un an seulement s’est écoulé entre les manifestations de masse dans l’ex-Allemagne de l’Est (RDA) au début du mois d’octobre 1989 et l’unification de la RDA avec la République fédérale d’Allemagne le 3 octobre 1990. En peu de temps, le gouvernement de la RDA fut renversé, le mur de Berlin érigé en 1961 par les dirigeants staliniens de la RDA et qui avait depuis servi de barrière entre les deux systèmes fut ouvert et la monnaie ouest-allemande de l’époque, le Deutsche Mark, fut introduite à l’Est.

    Au début, il semblait que toute la population de la RDA manifestait avec passion, dans le but de créer une nouvelle société basée sur un véritable socialisme. Pourtant, quelques mois plus tard, le nouveau gouvernement dirigé par la CDU conservatrice s’est engagé sur la voie de la restauration capitaliste et la RDA a disparu de la carte. Comment était-il possible que le train de la révolution ait été dévié de ses rails en direction de la restauration capitaliste ?

    Un mécontentement croissant

    Après la défaite de l’Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale et la division du pays par les puissances occupantes, un nouveau régime s’est constitué à l’Est en 1949. Bien que la RDA ait rejeté la forme capitaliste de l’économie, l’Etat lui-même était modelé sur la dictature bureaucratique stalinienne en URSS. L’Etat qualifiait la société de socialiste, mais elle était loin d’être une démocratie socialiste et était dirigée par un groupe de bureaucrates d’élite. Leur nature réelle fut démontrée par la répression brutale de l’héroïque soulèvement ouvrier de 1953. Mais même après 1953, la société n’a jamais été complètement calme en RDA. Pourtant, l’élite dirigeante a fait tout ce qu’elle a pu pour garder contrôle de la situation.

    Au milieu des années 80, des grèves de masse avaient eu lieu en Pologne, dirigées par le syndicat Solidarno??. En URSS, la nouvelle rhétorique de la Perestroïka et de la Glasnost commençait à apparaître et ces nouvelles tombèrent sur un terrain fertile en RDA. La direction “communiste” de la RDA a tenté d’y mettre un terme : lorsque le magazine soviétique “Spoutnik” a critiqué l’approbation du pacte Hitler-Staline par le parti communiste allemand d’avant-guerre, il a été interdit en RDA sans plus attendre.

    Mais trois événements de l’année 1989 ont alimenté le mécontentement croissant. En mai, le parti au pouvoir en RDA, le “Parti de l’unité socialiste” (SED), a affirmé à une population incrédule que 98,5% de cette dernière l’avait soutenu lors des élections locales. Puis, en juin, les dirigeants du parti ont justifié la répression brutale des travailleurs et des étudiants place Tiananmen en Chine. Enfin, tout comme c’était également le cas en Tchécoslovaquie et en Hongrie, une vague grandissante de personnes fuyaient la RDA. A la fin du mois de septembre, 25.000 personnes avaient déjà quitté le pays.

    Cette vague de réfugiés a lancé une discussion : pourquoi tant de personnes partent-elles ? Quel genre de pays les gens fuient-ils en laissant leurs biens, leurs amis et leur famille derrière eux ? La réaction officielle de “ne pas verser une larme pour ces gens” en a dégoûté plus d’un.

    L’opposition se forme

    Le lundi 4 septembre, 1200 personnes se sont rassemblées devant l’église Nikolaï de Leipzig après la “prière hebdomadaire pour la paix” pour une manifestation. Leurs slogans l’étaient : “Nous voulons sortir” et “Nous voulons un nouveau gouvernement”. Les forces de sécurité sont intervenues. Cela a été répété le lundi suivant. Le 25 septembre, il y avait déjà 8000 personnes et leur slogan “Nous voulons sortir” avait été remplacé par “Nous restons ici” !

    En septembre, les premiers groupes d’opposition se sont constitués. Le Nouveau Forum a lancé un appel, que 4500 personnes ont signé au cours de la première quinzaine de jours, avec la demande d’un dialogue démocratique dans la société. A la mi-novembre, 200.000 signatures avaient été recueillies. Mais le chef du parti Erich Honecker et la direction du SED ne voulaient pas d’un dialogue. Les demandes du Nouveau Forum ont été rejetées. Ce qui a rendu le groupe encore plus populaire.

    Les masses sortent en rue

    Lorsque des trains scellés de réfugiés de Prague ont traversé Dresde en direction de l’Ouest en octobre, de sérieux affrontements ont éclaté entre les manifestants et la police à la gare. Le soir du 7 octobre, jour du 40e anniversaire de la RDA, plusieurs centaines de jeunes se sont rassemblés sur l’Alexanderplatz de Berlin, avant de se diriger vers le Palais de la République, où Honecker and Co. célébrait les 40 ans. Deux à trois mille personnes ont chanté “Gorbi, Gorbi !” (en référence à Gorbatchev) et “Nous sommes le peuple” ! A minuit, des unités spéciales de la police populaire et de la sûreté de l’Etat ont commencé à attaquer, arrêtant plus de 500 personnes.

    Cela a fait monter la température. Deux jours plus tard, le lundi 9 octobre, tous les regards étaient tournés vers Leipzig. La RDA connaîtrait-elle sa propre “place Tiananmen” ? Trois jours plus tôt, une menace était apparue dans le Leipziger Volkszeitung : “Nous sommes prêts et désireux (…) d’arrêter ces actions contre-révolutionnaires enfin et efficacement. Si nécessaire, avec des armes.”

    Mais des fissures apparaissaient dans le pouvoir d’Etat. Trois secrétaires de la direction du district du SED de Leipzig ont participé à un appel à la désescalade diffusé l’après-midi à la radio municipale. C’est ainsi que Leipzig a connu sa plus grande manifestation à ce jour avec 70.000 personnes. L’appel “Nous sommes le peuple” retentit avec force. L’Internationale a également été chantée. Le même soir, 7000 personnes ont manifesté à Berlin et 60.000 autres dans d’autres parties du pays.

    Il n’y avait plus moyen d’arrêter la contestation. Les manifestations se sont poursuivies tout au long de la semaine : 20.000 à Halle et autant à Plauen, 10.000 à Magdebourg, 4000 à Berlin. Le lundi suivant, un nouveau record a été battu : 120.000 rien qu’à Leipzig ! Même les journaux officiels de la RDA ont commencé à parler objectivement des manifestants qui, une semaine auparavant, étaient encore qualifié d’”émeutiers, de hooligans et de contre-révolutionnaires”. Le même jour, les employés de l’entreprise “Teltower Geräte und Reglerwerk” ont démissionné de la FDGB, la fédération syndicale officielle de l’Etat, et ont annoncé la création du syndicat indépendant “Reform”, appelant les autres à suivre leur exemple. Ils ont exigé “le droit de grève, le droit de manifester, la liberté de la presse, la fin des restrictions aux déplacements et les privilèges officiels”.

    Erich Honecker a démissionné de son poste de secrétaire général du SED le 18 octobre et Egon Krenz lui a succédé. Mais cela n’a rien fait pour calmer les masses, elles sont descendues dans la rue en nombre de plus en plus important. Krenz a été accueilli avec suspicion par les masses. Lors de la manifestation du lundi 23 octobre à Leipzig, à laquelle ont participé 250.000 personnes, les slogans étaient “Egon, qui nous a demandé notre avis ?”, “Des élections libres”, « Des visas pour Hawaï ! » Mais il ne s’agissait plus seulement de manifestations. Dans la caserne de la police anti-émeute de Magdebourg, les appelés ont élu un conseil de soldats. Les élèves ont pris des mesures pour annuler les sanctions disciplinaires sur le comportement et ont aboli les cours du samedi.

    La percée

    Les manifestations à Leipzig n’ont cessé de croître – 20.000 le 2 octobre, 70.000 le 9 octobre, 120.000 le 16 octobre, 250.000 le 23 octobre, 300.000 le 30 octobre et finalement 400.000 le 6 novembre. Il y a eu aussi une manifestation de plus de 500.000 personnes (certains disent jusqu’à un million) à Berlin-Est le 4 novembre. Fin octobre, les protestations ont balayé tout le pays : au Nord comme au Sud, grandes et petites villes, avec des travailleurs et des intellectuels. Parmi les principales revendications figuraient la gratuité des déplacements, une enquête sur les violences étatiques des 7 et 8 octobre, la protection de l’environnement ainsi que la fin des privilèges et du monopole du pouvoir du SED. Le gouvernement a finalement démissionné le 7 novembre. Le 8 novembre, l’ensemble du Politburo a suivi.

    Dans la soirée du 9 novembre, Günter Schabowski, membre du Politburo, s’est adressé à la presse. Peu avant la fin de son discours, à 19h07 précises, il a annoncé que la RDA avait ouvert les frontières. L’excitation s’est répandue. Il a expliqué qu’à partir de huit heures le lendemain, tout le monde pouvait obtenir un visa. Les gens, cependant, n’ont pas attendu pour obtenir des visas, mais ont commencé à assiéger les postes-frontières vers Berlin-Ouest. Les gardes-frontières ont été surpris. À minuit, des commandants ont pris la décision individuelle d’ouvrir les points de passage sous la pression des masses. Le Mur est tombé. Au cours des semaines qui ont suivi, tout le pays a voyagé vers l’ouest.

    La ” lutte acharnée ” et l’hésitation de l’opposition

    Une lutte acharnée a alors éclaté entre les masses dans les rues, les groupes d’opposition et la bureaucratie d’Etat. La question que personne n’osait vraiment dire à haute voix, mais qui planait au-dessus de tout, était « qui a le pouvoir ? » L’appareil d’État et de parti perdait de plus en plus d’influence, mais les groupes d’opposition ne prenaient pas les rênes du pouvoir. Au début, les masses s’attendaient à ce que les chefs des groupes d’opposition, souvent des figures accidentelles, ainsi que certains réformateurs du SED, comme le nouveau chef du gouvernement Hans Modrow, et des artistes et intellectuels de renom le fassent.

    Lorsque l’ampleur de la corruption a été révélée début décembre, les travailleurs étaient plus déterminés que jamais à se débarrasser de l’ensemble de l’ancien establishment. Ils venaient de voir comment, en Tchécoslovaquie, une grève générale de deux heures avait rapidement amené le Parti communiste à la raison. Le 6 décembre, le Nouveau Forum de Karl-Marx-Stadt a également exigé une grève générale d’une journée à l’échelle nationale. Cet appel a été immédiatement condamné à l’unisson par le FDGB, les partis de l’opposition officielle et Bärbel Bohley, l’un des dirigeants nationaux du Nouveau Forum. Ils avaient tous peur que la situation ne dégénère. L’appel a été retiré. Néanmoins, une grève d’avertissement politique de deux heures des travailleurs de plusieurs entreprises de Plauen a eu lieu le 6 décembre, accompagnée d’actions de grève indépendantes dans d’autres lieux.

    Le gouvernement Modrow essayait maintenant d’impliquer l’opposition afin de stabiliser la situation. Le 22 novembre, le Politburo du SED s’est prononcé en faveur de l’organisation d’une “table ronde” avec l’opposition. Il s’est réuni pour la première fois le 7 décembre et a publié une déclaration dans laquelle il a déclaré : « Bien que la Table Ronde n’exerce aucune fonction parlementaire ou gouvernementale, elle a l’intention d’adresser au public des propositions pour surmonter la crise. (….) Elle se considère comme une composante du contrôle public dans notre pays. »

    Mais le contrôle, c’est encore autre chose que le fait de gouverner. Surpris par le rythme de l’évolution de la situation, les groupes d’opposition ont voulu poursuivre le dialogue avec le SED et les autorités de l’Etat au lieu de prendre le pouvoir eux-mêmes. Rolf Henrich, co-fondateur du Nouveau Forum, a déclaré dans une interview au journal “Der Morgen” du 28 octobre que le mouvement pouvait se passer de programme. Au lieu de cela, il préconisait un dialogue thématique qui ne se déroulerait plus uniquement dans la rue.

    Cette tiédeur et cette indécision de l’opposition découlaient de son incapacité à répondre à deux questions fondamentales. Premièrement : comment l’ancien gouvernement et la bureaucratie pourraient-ils vraiment être chassés du pouvoir ? Deuxièmement : à quoi devrait ressembler la nouvelle société, en particulier son système économique, et quel serait le rôle de l’autre partie de l’Allemagne, l’Allemagne de l’Ouest capitaliste ? Ces questions figuraient désormais en permanence à l’ordre du jour et n’étaient pas toujours clairement définies, mais entremêlées.

    Jusqu’en novembre, la révolution de la RDA était clairement pro-socialiste. C’est ce qui ressort des communiqués de presque tous les groupes d’opposition, des banderoles, des chants et des discours prononcés lors des manifestations. L’écrivaine Christa Wolf a déclaré le 4 novembre : “Imaginez une société socialiste où personne ne s’enfuit” et a reçu un énorme applaudissement pour cela. “Pouvoir illimité aux conseils” pouvait-on lire sur une banderole. Mais comment parviendrait-on à ce “meilleur socialisme” ou à ce règne des conseils ? Il n’y a pas eu de réponses. Le pouvoir était dans les rues. Mais l’opposition de l’automne 1989 l’y a laissé jusqu’à ce qu’il soit finalement repris par le premier ministre ouest-allemand Helmut Kohl, ce qui a ouvert la voie à la réunification capitaliste.

    La situation économique s’est révélée décisive. A partir de décembre, les rapports sur l’état de faiblesse de l’économie de la RDA ont commencé à s’accumuler. Dès lors, des chiffres et des faits secrets sur la faible productivité et l’endettement du pays ont été connus. Les visites à l’Ouest sensibilisaient les travailleurs de la RDA à l’amélioration du niveau de vie dans cette région. Les divisions sociales en Allemagne de l’Ouest sont passées au second plan. Après l’expérience de la RDA, l’atmosphère s’est tournée contre l’idée d’une nouvelle “expérience”. La confiance en soi de la classe ouvrière a été gravement affaiblie par le mauvais état des entreprises publiques. A cela s’ajoutait le manque de direction tel que décrit ci-dessus.

    A partir de décembre, le gouvernement fédéral et la classe capitaliste en Allemagne de l’Ouest ont pris un virage. Jusque-là, ils avaient été prudents pour ne pas aller trop brusquement dans le sens de la réunification. La transition lente de la RDA vers le capitalisme leur avait paru moins dangereuse. Mais ils se sont peu à peu rendu compte qu’une RDA aux frontières ouvertes pouvait déstabiliser la République fédérale. En même temps, ils ont reconnu la faiblesse de la bureaucratie du SED et de l’opposition en RDA et ont saisi l’occasion d’occuper ce vide en intégrant toute la RDA à la République fédérale et en ouvrant ainsi un nouveau marché.

    La majorité des travailleurs de la RDA ne voulait plus d’expériences en 1990. Mais ils ont ensuite été exposés à l’expérience de la contre-révolution capitaliste et à l’écrasement d’une économie d’Etat qui a conduit à des millions de chômeurs à une suite de fermetures d’usines, de privatisations et de dévaluations de la monnaie. Cette situation est devenue quasi permanente, l’Est est encore aujourd’hui désavantagé à bien des égards par rapport à l’Ouest.

    Une occasion manquée

    Jusqu’en novembre 1989 et même après, de nombreux éléments de la révolution politique que le révolutionnaire russe Léon Trotsky considérait nécessaire contre le stalinisme, cette distorsion bureaucratique du socialisme, se sont manifestés au cours de ces événements. Mais en fin de compte, c’est un autre résultat que Trotsky avait considéré comme une possibilité qui est arrivé : la restauration capitaliste. Le facteur décisif était qu’aucune force d’opposition n’avait développé des racines solides parmi les travailleurs pour indiquer la voie à suivre vers une société viable, concrète et véritablement socialiste.

    Stefan Heym a résumé cette occasion manquée quelques années plus tard : “N’oubliez pas, il n’y avait aucun groupe, aucun groupe organisé qui voulait prendre le pouvoir. (…) Il n’y avait que des individus qui s’étaient réunis et avaient formé un forum ou un groupe ou quelque chose comme ça, mais rien dont on ait besoin pour faire une révolution. Cela n’existait pas. Tout a donc implosé et il n’y avait personne d’autre que l’Occident pour prendre le pouvoir. (…) Imaginez que nous ayons eu le temps et l’occasion de développer un nouveau socialisme en RDA, un socialisme à visage humain, un socialisme démocratique. Cela aurait pu être un exemple pour l’Allemagne de l’Ouest et les choses auraient pu être différentes.”

  • Italie 1919-1920 (2e partie) : Les occupations de terres

    L’image ci-dessus est tirée du film photo de Bernardo Bertolucci ‘‘1900‘‘.

    1919, au moment où la colère contre la vie chère explose dans les villes, un autre incendie social embrase les campagnes : les occupations de terres. Pendant la guerre, le président du Conseil avait promis : ‘‘Après la victoire, l’Italie accomplira un grand geste de justice sociale : elle donnera la terre aux paysans avec tout ce qui en fait partie’’. Les soldats démobilisés rapportent au plus profond des campagnes l’espoir de vivre mieux et surtout d’avoir enfin la terre.

    Par Guy Van Sinoy – Accéder à la première partie 

    Le mouvement va entraîner différentes catégories de paysans : les métayers locataires de la terre qu’ils cultivent, les journaliers qui revendiquent de meilleurs contrats, les paysans sans terre ni travail qui exigent des terres. En mars 1919, dans le Latium (région autour de Rome), ils commencent à occuper des terres que les grands propriétaires laissent en friche par manque de volonté d’investir, ce qui est intolérable pour tous les paysans dans la misère. Des centaines d’hommes et de femmes, portant leurs outils de travail et arborant des calicots, forment des cortèges précédés d’une fanfare. Ils parcourent les villes avant d’occuper les terres en friche.

    En juin, le mouvement s’étend aux ligues paysannes catholiques qui occupent à leur tour les terres, ce que le journal catholique Il Popolo romano dénonce comme étant «un authentique acte bolchevique». En août, le mouvement s’étend au Sud du pays (Pouilles, Calabre, Sicile). Dans le Latium, des dizaines de ligues et de coopératives rouges affiliées au syndicat CGL(1) organisent le 24 août les occupations dans 40 communes. 25.000 hectares sont ainsi occupés, pour certains déjà ensemencés, ce qui suscite une vive émotion parmi les grands propriétaires.

    Fin 1919 et au printemps 1920, la lutte s’intensifie. En Émilie (Parme, Modène, Bologne), des paysans organisent des piquets et bloquent les routes. Les ligues paysannes organisent un boycott des propriétaires récalcitrants qui ne parviennent plus à acheter le nécessaire pour faire fonctionner leur exploitation. En janvier 1920, un projet de décret gouvernemental prévoit des peines renforcées contre les occupations. Pourtant le mouvement se poursuit. Dans les Pouilles, les paysans occupent cette fois des terres cultivées, coupent les fils du télégraphe, font sauter des ponts, désarment les carabiniers et résistent à la troupe qui tue deux d’entre eux.

    Dans le Nord du pays, 180.000 métayers et journaliers se croisent les bras afin d’imposer de meilleurs contrats collectifs. Les seuls symptômes de vie dans les champs et les rizières sont les équipes de plusieurs dizaines de ‘‘cyclistes rouges’’ qui assurent la liaison entre les grévistes et repèrent les jaunes (les non-grévistes) au travail.

    L’extension spontanée du mouvement paysan et sa profondeur indiquaient un énorme potentiel révolutionnaire, en posant la question de l’expropriation des grands propriétaires. Cela aurait pu devenir un allié déterminant pour les travailleurs de villes. Mais il n’existait à ce moment-là aucune force politique capable de rassembler cette énergie, de la centraliser et de l’orienter vers un changement radical de société.

    Dans le prochain numéro : Les occupations d’usines. La première partie ‘‘La lutte contre la vie chère’’ est parue dans Lutte Socialiste n°244.

    (1) CGL : Confederazione Generale del Lavoro (Confédération Générale du Travail).

  • La révolution chinoise a 70 ans

    Xi Jinping, l’homme fort quelque peu cabossé de la Chine, présidera une manifestation militaire grandiose pour marquer le 70e anniversaire de la Révolution chinoise ce 1er octobre 1949. A l’époque, le capitalisme et l’impérialisme ont été chassés du pays par l’armée paysanne de Mao Zedong. Mais le pouvoir politique est passé aux mains de son parti stalinien “communiste” (le PCC). Aujourd’hui, la dictature du PCC repose sur des bases de classe fondamentalement différentes de celles du régime et de l’Etat créés il y a 70 ans. La Chine est désormais une puissance impérialiste – la deuxième au monde – qui adopte un modèle capitaliste autoritaire et dirigé par un Etat.

    Vincent Kolo, de chinaworker.info, examine ce que la révolution et le régime de Mao représentaient réellement.

    • La lutte contre le PCC aujourd’hui : Participez à nos réunions ouvertes consacrées au mouvement de masse à Hong Kong ! Le 10 octobre à Bruxelles (plus d’infos) et le 15 octobre à Liège (plus d’infos).

    La Chine se classe aujourd’hui à la deuxième place concernant le nombre de milliardaires en dollars présents dans le pays. Il y en a actuellement 476, soit quasiment l’équivalant du double du nombre de l’année 2012, lorsque Xi Jinping est arrivé au pouvoir. L’augmentation est donc beaucoup plus marquée qu’aux États-Unis, où ce nombre est passé de 425 à 585 durant les années Obama et Trump sur la même période. En dépit du “miracle” économique tant attendu et des progrès réalisés dans la lutte contre la pauvreté, 577 millions de Chinois vivant dans les zones rurales avaient l’an dernier un revenu disponible moyen par habitant de 14.617 yuans (soit 2.052 dollars). Cela revient à 5,60 dollars par jour, soit un peu moins que les 5,50 dollars qui servent de seuil à la Banque mondiale pour mesurer la pauvreté dans les ‘‘pays à revenu moyen supérieur’’.

    Quand les commentateurs expliquent que Xi Jinping s’inspire du régime de Mao Zedong, ils font référence au renforcement du pouvoir autocratique et à la répression et non aux politiques économiques. Celles de Xi Jinping sont pro-riches et anti-travailleurs. Au lieu de vanter la révolution de 1949, les célébrations officielles de l’anniversaire de la Chine seront axées sur le nationalisme et des thèmes tels que le rôle mondial et la force militaire du pays, la menace croissante des “forces étrangères” (c’est-à-dire les États-Unis) et pourquoi la Chine serait désespérément perdue si la dictature du PCC ne contrôlait pas tout.

    Des changements révolutionnaires

    Le PCC n’est pas arrivé au pouvoir à la tête du mouvement ouvrier. Sa perspective et ses méthodes staliniennes l’avaient poussé à défendre initialement un programme relativement limité visant à l’instauration d’une “nouvelle démocratie” ayant conservé l’économie capitaliste. Mais, presque malgré lui, le PCC a été propulsé par l’une des vagues révolutionnaires les plus puissantes de l’histoire mondiale. C’est cette ferveur révolutionnaire des masses, dans le contexte international qui a émergé après la Seconde Guerre mondiale, qui a poussé le régime de Mao à introduire des changements qui ont profondément transformé la Chine.

    La Chine était connue depuis longtemps comme “l’homme malade de l’Asie”, un pays dévasté par la pauvreté, même selon les critères de l’Asie de l’époque. Avec son immense population (475 millions d’habitants en 1949), la Chine était depuis un siècle le plus grand “État en faillite” au monde. De 1911 à 1949, le pays fut déchiré par la rivalité des seigneurs de guerre. Le gouvernement central était corrompu et sans cesse intimidée par les puissances étrangères. La fin de l’humiliation des frais de douanes étrangers et de la présence des armées impérialistes sur le sol chinois n’était que l’un des nombreux avantages de la révolution. Le régime de Mao a également introduit l’une des réformes agraires les plus ambitieuses de l’histoire mondiale. Elle n’était pas aussi ambitieuse que celle qui a suivi la révolution russe mais elle a englobé une population rurale quatre fois plus importante.

    Cette révolution agraire, comme le souligne l’historien Maurice Meisner, “a détruit la noblesse chinoise en tant que classe sociale, éliminant ainsi finalement la classe dirigeante la plus ancienne de l’histoire mondiale, une classe qui avait longtemps constitué un obstacle majeur à la résurrection et à la modernisation de la Chine”. En 1950, le gouvernement de Mao a promulgué une loi sur le mariage interdisant les mariages arrangés, le concubinage et la bigamie tout en facilitant le divorce pour les deux sexes. C’était alors l’une des secousses gouvernementales les plus fortes jamais tentées dans le domaine des relations conjugales et familiales.

    Lorsque le PCC a pris le pouvoir, les quatre cinquièmes de la population étaient analphabètes. Ce pourcentage a été ramené à environ 35 % en 1976, lorsque Mao est décédé. Reflet de son retard écrasant, il n’y avait que 83 bibliothèques publiques dans toute la Chine avant 1949 et seulement 80.000 lits d’hôpital. En 1975, il y avait 1.250 bibliothèques et 1,6 million de lits d’hôpitaux.

    L’espérance de vie moyenne n’était que de 35 ans en 1949. Elle fut portée à 65 ans au cours de la même période. Les innovations en matière de santé publique et d’éducation, la réforme (c’est-à-dire la simplification) de l’alphabet écrit et, plus tard, le réseau des “médecins aux pieds nus ” qui couvrait la plupart des villages, ont transformé la situation des pauvres en milieu rural. Ces résultats furent obtenus alors que la Chine était beaucoup plus pauvre qu’aujourd’hui. Ce constat tranche fortement avec la crise actuelle des soins de santé et de l’éducation dans le pays, qui résulte directement de la commercialisation et de la privatisation de ces secteurs.

    L’abolition du féodalisme et du contrôle impérialiste sur le pays était une condition préalable cruciale pour lancer la Chine sur la voie du développement industriel moderne. Au début, le régime de Mao espérait s’allier avec certaines catégories de capitalistes. D’importantes sections de l’économie avaient donc été laissées aux mains du privé. Au milieu des années 1950, cependant, le régime avait été forcée d’aller jusqu’au bout en expropriant même les “capitalistes patriotes”. Leurs entreprises ont été incorporées dans un plan d’État calqué sur le système bureaucratique de planification qui prévalait en Union soviétique. En comparaison d’un régime de véritable démocratie ouvrière, le plan maoïste-stalinien était un instrument brutal. Mais il s’agissait tout de même d’un instrument incomparablement plus vital que le capitalisme chinois affaibli et corrompu.

    L’économie chinoise était particulièrement arriérée au début de ce processus. En raison de cela, l’industrialisation réalisée au cours de sa phase d’économie planifiée fut vraiment étonnante. De 1952 à 1978, la part de l’industrie dans le PIB est passée de 10% à 35% (selon les données de l’OCDE de 1999).

    C’est l’un des taux d’industrialisation les plus rapides jamais atteints, supérieur même à celui de Grande-Bretagne pour la période 1801-1841 ou celui du Japon en 1882-1927. Au cours de cette période, la Chine a créé à partir de rien ses industries aéronautique, nucléaire, marine, automobile et de machinerie lourde. Le PIB mesuré en parités de pouvoir d’achat a augmenté de 200 %, tandis que le revenu par habitant a augmenté de 80 %. Comme Meisner l’affirme : “C’est à l’époque de Mao que les bases essentielles de la révolution industrielle chinoise ont été jetées. Sans elles, les réformateurs de l’après-Mao n’auraient pas eu grand-chose à réformer”.

    Les deux grandes révolutions du siècle dernier, la révolution russe (1917) et la révolution chinoise (1949), ont contribué davantage à façonner le monde dans lequel nous vivons que tout autre événement de l’histoire humaine. Tous deux sont le résultat de l’incapacité totale du capitalisme et de l’impérialisme à résoudre les problèmes fondamentaux de l’humanité. Tous deux étaient également des mouvements de masse à une échelle épique, et non des coups d’État militaires comme le prétendent de nombreux politiciens et historiens capitalistes. Cela dit, des différences fondamentales et décisives existent entre ces révolutions.

    Le stalinisme

    Le système social établi par Mao était un système stalinien plutôt que socialiste. L’isolement de la Révolution russe après la défaite des mouvements révolutionnaires en Europe et ailleurs dans les années 1920 et 1930 a conduit à l’émergence d’une bureaucratie conservatrice personnifiée par Staline. Cette bureaucratie reposait sur l’économie d’Etat de laquelle elle retirait ses pouvoirs et privilèges. Tous les éléments de la démocratie ouvrière – la gestion et le contrôle par les représentants élus et l’abolition des privilèges – avaient été écrasés.

    Comme l’a expliqué Léon Trotsky, une économie planifiée a besoin du contrôle démocratique des travailleurs de la même manière qu’un corps humain a besoin d’oxygène. Sans cela, tout le potentiel d’une économie planifiée peut être gaspillé par un régime de dictature bureaucratique. En fin de compte, cela menace directement de destruction l’édifice entier de la société, comme cela a été démontré il y a trois décennies.

    C’est pourtant ce modèle stalinien que le PCC a adopté lorsqu’il a pris le pouvoir en 1949. On était fort loin du socialisme authentique, mais l’existence d’un système économique alternatif au capitalisme ainsi que les gains visibles que cela impliquait pour la masse de la population ont exercé un puissant effet de radicalisation sur la politique mondiale. La Chine et la Russie, en vertu de leurs économies étatiques, ont joué un rôle pour forcer le capitalisme et l’impérialisme à faire des concessions, en particulier en Europe et en Asie.

    La révolution chinoise a accru la pression sur les impérialistes européens pour qu’ils quittent leurs colonies de l’hémisphère sud. Elle a également poussé l’impérialisme américain à parrainer une industrialisation rapide du Japon, de Taïwan, de Hong Kong et de Corée du Sud afin d’utiliser ces États comme tampons par crainte de la propagation de la révolution. Comme Marx l’a expliqué, la réforme est souvent un sous-produit de la révolution. Ce fut le cas de la réforme agraire et de la destruction du féodalisme menée par les régimes militaires asiatiques dans la sphère de contrôle américaine dans les années 1950, ce qui est à l’origine de la croissance rapide du capitalisme asiatique à partir là.

    Différentes classes et différents programmes

    Alors que les révolutions russe et chinoise étaient dirigées par des partis communistes de masse, des différences fondamentales existaient entre eux en termes de programme, de méthodes et surtout de base de classe. C’est toute la différence entre le marxisme authentique et sa caricature stalinienne perverse.

    La Révolution russe de 1917 avait un caractère prolétarien, c’est-à-dire reposant sur la classe ouvrière. Ce facteur est d’importance décisive. Cela lui a donné l’indépendance politique et l’audace historique de se lancer sur une voie jamais explorée auparavant. Les dirigeants de cette révolution, surtout Lénine et Trotsky, étaient internationalistes et considéraient la révolution russe comme la porte ouverte vers une révolution socialiste mondiale.

    En revanche, la plupart des dirigeants du PCC étaient en réalité des nationalistes avec un mince vernis d’internationalisme. Cela provient de la base paysanne de la révolution chinoise. Lénine avait fait remarquer que la paysannerie est la moins internationale de toutes les classes. Ses conditions de vie dispersées et isolées lui confèrent une perspective paroissiale, qui la bloque même dans de nombreux cas pour disposer d’une perspective nationale. Le discours de Lénine proclamant la formation du gouvernement soviétique le 25 octobre 1917 se termina par ces mots : “Vive la révolution socialiste mondiale !” Le discours de Mao le 1er octobre 1949 ne mentionnait pas la classe ouvrière, mais soulignait que les Chinois s’étaient levés, faisant même référence aux “Chinois d’outre-mer et autres éléments patriotiques”.

    La Révolution chinoise était de caractère paysan ou petit bourgeois. En Chine, la prise du pouvoir a été opérée par l’Armée populaire de libération (APL) au lieu du mouvement ouvrier à l’aide de conseils ouvriers élus (les soviets) – les forces motrices de la révolution russe – et d’un parti ouvrier marxiste démocratique, celui des bolcheviks. En Chine, la classe ouvrière n’a joué aucun rôle indépendant et a même reçu l’ordre de ne pas entrer en grève ou de manifester mais d’attendre l’arrivée du l’APL dans les villes.

    La paysannerie est capable d’un grand héroïsme révolutionnaire, comme l’a démontré l’histoire de la lutte de l’Armée rouge/APL contre le Japon et le régime dictatorial de Chiang Kai-shek. Mais elle est incapable de jouer un rôle indépendant. Tout comme les villages s’inspirent des villes, politiquement, la paysannerie soutient l’une ou l’autre des classes urbaines : la classe ouvrière ou les capitalistes. En Chine, ce ne sont pas les villes qui ont mis les campagnes en mouvement. Le PCC est arrivé au pouvoir en s’attirant une masse de paysans et en occupant ensuite des villes largement passives et lasses de la guerre. La base de classe de cette révolution signifiait qu’elle pouvait imiter un modèle de société existant, mais pas en créer un neuf.

    L’orientation paysanne du PCC est née de la terrible défaite de la révolution de 1925-1927, causée par la théorie des étapes de l’Internationale communiste dirigée par Staline. Ce dernier soutenait que puisque la Chine n’était qu’au stade de la révolution bourgeoise, les communistes devaient être prêts à soutenir et à servir le Parti nationaliste bourgeois de Chiang Kai-shek (le Kuomintang). La jeune et impressionnante base ouvrière du PCC a été brutalement écrasée en raison de cette erreur.

    Mais alors qu’une importante minorité trotskyste s’est formée peu après cette défaite, en tirant la conclusion correcte que c’est à la classe ouvrière et non aux capitalistes de diriger la révolution chinoise, la majorité des dirigeants du PCC s’en sont tenus au concept stalinien de la révolution par étapes. Ironiquement, ces derniers ont toutefois rompu avec cette idée dans la pratique après avoir pris le pouvoir en 1949.

    C’est ainsi qu’à la fin des années 1920, le principal groupe de cadres du PCC, issus pour la plupart de l’intelligentsia, est parti vers les campagnes avec ces idées pseudo-marxistes erronées afin d’y mener une lutte de guérilla. Chen Duxiu, fondateur du PCC, puis partisan de Trotsky, a averti que le PCC risquait de dégénérer en “conscience paysanne”. Le jugement s’est avéré prophétique. En 1930, seulement 1,6 % des membres du parti étaient des travailleurs, comparativement à 58 % en 1927. Cette composition de classe est restée pratiquement inchangée jusqu’à l’arrivée au pouvoir du parti en 1949, conséquence automatique de l’accent mis par la direction sur la paysannerie et sur le rejet des centres urbains comme principal théâtre de la lutte.

    Parallèlement, le parti s’est bureaucratisé. Le débat interne et la démocratie y ont été remplacés par un régime autoritaire, par les purges et par le culte de la personnalité de Mao. Tout cela était copié de Staline. Un milieu paysan et une lutte essentiellement militaire sont beaucoup plus propices à l’émergence d’une bureaucratie qu’un parti plongé dans les luttes ouvrières de masse. Ainsi, alors que la Révolution russe a dégénéré dans des conditions historiques défavorables, la Révolution chinoise a été bureaucratiquement défigurée dès ses origines. Cela explique la nature contradictoire du maoïsme : des gains sociaux importants aux côtés d’une répression brutale et d’un régime dictatorial.

    La haine du Kuomintang

    Lorsque la guerre d’occupation japonaise a pris fin en 1945, l’impérialisme américain n’a pas pu imposer directement sa propre solution à la Chine. La pression était trop forte pour “ramener les troupes à la maison”. Par conséquent, les Etats-Unis n’avaient d’autre choix que de soutenir le régime corrompu et incroyablement incompétent de Chiang Kai-shek en lui fournissant de l’aide et des armes pour une valeur totale de six milliards de dollars.

    Quelques années plus tard, le président Truman a illustré la confiance de Washington envers le gouvernement du Kuomintang : “Ce sont des voleurs, chacun d’entre eux. Ils ont volé 750 millions de dollars sur les milliards que nous avons envoyés à Chiang. Ils ont volé cet argent, qui a été investi dans l’immobilier à Sao Paulo et ici même à New York”.

    Pour les masses, le régime nationaliste fut un désastre absolu. Dans les dernières années du régime du Kuomintang, plusieurs villes ont fait état de “personnes affamées, sans soins et mourantes dans la rue”. Des usines et des ateliers ont fermé leurs portes par manque d’approvisionnement ou parce que les travailleurs étaient trop affaiblis par la faim pour travailler. Les exécutions sommaires et la criminalité endémique des triades étaient la norme dans les grandes villes.

    Parallèlement à la réforme agraire introduite dans les zones libérées, le principal atout du PCC était la haine éprouvée envers le Kuomintang. Des soldats ont déserté en masse pour rejoindre l’Armée rouge/APL. A partir de l’automne 1948, les armées de Mao ont remporté des victoires écrasantes dans plusieurs grandes batailles. Dans toutes les villes du pays, les forces du Kuomintang se rendaient, désertaient ou organisaient des rébellions pour rejoindre l’APL. Le régime de Chiang s’est décomposé de l’intérieur. Le PCC a pu jouir de circonstances exceptionnellement favorables. Mais les mouvements de guérilla maoïste qui ont par la suite tenté de reproduire l’expérience en Malaisie, aux Philippines, au Pérou et au Népal n’ont pas eu cette chance.

    En appliquant une politique reposant véritablement sur le marxisme, le renversement du Kuomintang aurait très certainement pu s’opérer plus rapidement et moins douloureusement. De septembre 1945, à la suite de l’effondrement de l’armée japonaise, jusqu’à la fin de 1946, les travailleurs de toutes les grandes villes ont déclenché une magnifique vague de grève. A Shanghai, ce sont 200.000 personnes qui se sont mises en grève ! De leur côté, les étudiants se sont déversés dans les rue en masse dans tout le pays. Cela reflétait la radicalisation des couches moyennes de la société.

    Les étudiants revendiquaient la démocratie et s’opposaient à la conscription militaire pour se battre contre le PCC au côté du Kuomintang. Les travailleurs exigeaient des droits syndicaux et la fin du gel des salaires. Au lieu de donner une nouvelle impulsion à ce mouvement, le PCC l’a freiné. Il a poussé les masses à éviter les “extrêmes” dans leur lutte. A ce stade, Mao était encore gagné à la perspective d’un “front unique” avec la bourgeoisie “nationale”. Il ne fallait donc pas à ses yeux effrayer cette dernière en raison du militantisme de la classe ouvrière.

    Les étudiants n’ont été utilisés que comme monnaie d’échange par le PCC pour faire pression sur Chiang afin qu’il entame des pourparlers de paix. Le PCC a fait tout son possible pour que les luttes des étudiants restent séparées de celles des travailleurs. Les lois inévitables de la lutte de classe sont telles que cette limitation du mouvement a produit la défaite et la démoralisation. Beaucoup d’étudiants et d’activistes ouvriers ont été emportés par la vague de répression du Kuomintang qui a suivi. Certains ont été exécutés. Une occasion historique a été manquée, ce qui a prolongé la vie de la dictature de Chiang et a laissé les masses largement passives dans les villes pour le reste de la guerre civile.

    La théorie des étapes

    Conformément à la théorie stalinienne des étapes, Mao écrivait en 1940 : “La révolution chinoise dans sa phase actuelle n’est pas encore une révolution socialiste pour le renversement du capitalisme mais une révolution bourgeoise-démocratique, sa tâche centrale étant principalement de combattre l’impérialisme étranger et le féodalisme intérieur” (Mao Zedong, La Démocratie Nouvelle, janvier 1940).

    Afin de créer un bloc avec les capitalistes “progressistes” ou “patriotiques”, Mao a limité la réforme agraire (jusqu’à l’automne 1950, elle n’avait été menée que dans un tiers de la Chine). En outre, alors que les entreprises des “capitalistes bureaucratiques” – les copains et les fonctionnaires du Kuomintang – ont été immédiatement nationalisées, les capitalistes privés ont conservé leur contrôle et, en 1953, ils représentaient 37% du PIB.

    La guerre de Corée, qui a éclaté en juin 1950, a constitué une épreuve décisive. Cela a entraîné une escalade massive de la pression américaine, des sanctions économiques et même la menace d’une attaque nucléaire contre la Chine. La guerre et la situation mondiale fortement polarisée qui l’accompagnait (la “guerre froide” entre l’Union soviétique et les Etats-Unis) signifiait que le régime de Mao, pour rester au pouvoir, n’avait d’autre choix que de parachever la transformation sociale, d’accélérer la réforme agraire et d’étendre son contrôle sur l’économie tout entière.

    La révolution chinoise était donc une révolution paradoxale, inachevée, qui a livré un progrès social monumental mais créé parallèlement une dictature bureaucratique monstrueuse dont le pouvoir et les privilèges sapaient de plus en plus le potentiel de l’économie planifiée. A la mort de Mao, le régime était profondément divisé et en crise. Il craignait les bouleversements de masse qui pourraient le renverser.

    Aujourd’hui, en Chine, certains sont devenus des anticommunistes endurcis qui soutiennent le capitalisme mondial en croyant qu’il s’agit d’une alternative au régime actuel. D’autres se sont tournés vers l’héritage de Mao, qu’ils estiment avoir été complètement trahi par ses successeurs. Dans ce contexte de turbulences sociales et politiques croissantes, de véritables marxistes organisés au sein du Comité pour une Internationale Ouvrière en Chine, à Hong Kong et à Taïwan, font campagne à travers le site chinaworker.info et d’autres publications pour défendre que le socialisme démocratique mondial est la seule issue.

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