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  • Les premiers pas du syndicalisme au Congo

    Il était une fois dans l’histoire de la lutte de classes

    Au cours des derniers mois, la presse a abondamment évoqué les atrocités commises au Congo lorsque ce territoire était la propriété personnelle du roi Léopold II. En particulier les mutilations (mains coupées) destinées à punir les Congolais n’ayant pas récolté leur quota de latex sur les arbres à caoutchouc. Une fois le Congo devenu belge (1908) la domination coloniale a reposé sur trois piliers : les entreprises d’exploitations agricoles et forestières, l’État colonial (administration, justice, armée) et les missions catholiques chargées de l’encadrement idéologique de la population. A partir des années 1940, un quatrième pilier consolidera l’ordre colonial : un syndicat vertical émanation du pouvoir.

    Par Guy Van Sinoy

    Le pouvoir colonial face aux luttes des travailleurs noirs

    Dès 1940 la pénurie de main-d’œuvre européenne et les besoins de la production de guerre ont favorisé parmi les employés européens de l’Union minière un mouvement de revendications et de grèves. Ces actions ont donné naissance à un syndicat composé exclusivement de Blancs : la CGS (Centrale Générale Syndicale). Les travailleurs Congolais ont, à leur tour, organisé des mouvements revendicatifs violemment réprimés : 60 morts à Lubumbashi(2) ! Face à cette poussée de luttes le pouvoir colonial décida de créer en 1946 des syndicats professionnels pour les travailleurs noirs. Mais pas question de syndicats libres ! Car la décision de créer un syndicat et de l’organiser dépendait du Gouverneur colonial. De plus les syndicats mixtes, réunissant les Blancs et les Noirs, étaient interdits.

    La FGTB refusa de cautionner un tel « syndicalisme » qui était en fait un instrument du pouvoir.. Elle tenta de collaborer avec la CGS mais celle-ci, tout en avançant un programme revendicatif, refusait d’affilier les travailleurs noirs. La CSC, par contre, accepta de patronner dès 1947 les syndicats créés par l’autorité coloniale tout en déclarant vouloir « collaborer » avec les missions, le pouvoir colonial et les patrons « sociaux ».

    Malgré l’absence de libertés syndicales, les travailleurs noirs réussirent à constituer, dans les années 1950, quelques organisations syndicales légales purement congolaises. Notamment l’APIC (Association du Personnel Indigène de la Colonie) qui tint son premier congrès en 1957. Plusieurs cadres politiques importants du mouvement national congolais ont fait leurs premières armes au sein de l’APIC : Patrice Lumumba, Pierre Mulele, Cyrille Adoula. En 1957 trois courants se partageaient le syndicalisme au Congo : l’UTC (Union des Travailleurs Chrétiens) soutenue par la CSC, la FGTK (Fédération des Travailleurs du Kongo) soutenue par la FGTB, et l’APIC

    Après l’indépendance

    Pendant les cinq années après l’indépendance de 1960, le mouvement syndical a pris son essor. L’année 1962 a connu une vague de grèves bien que les trois syndicats agissaient en ordre dispersé : grève à la Poste et aux Télécommunications (APIC), grève des banques (FGTK), grève générale lancée par l’UTC. Aux élections sociales de 1964-1965 les Comités d’Entreprise ont été investis par des militants nationalistes qui s’opposent aux directions étrangères. L’UTC était largement majoritaire (2/3 des voix), la CISL (qui regroupait l’APIC, la SNTC et un syndicat d’enseignants) représentait ± 20 % des voix, la FGTK moins de 10 % des voix.

    Après le coup d’État du 24 novembre 1965, le colonel Mobutu déclara la guerre au mouvement syndical. Les dirigeants furent arrêtés, les biens des syndicats confisqués, les journaux d’information syndicale interdits. Mobutu décréta que le rôle du syndicat était d’appuyer la politique du gouvernement…

    Ce bref article puise ses sources dans le dossier rédigé par Paul Doyen Contribution à l’histoire du syndicalisme au Congo-Zaïre, édité en 1982 par le Comité Patrice Lumumba.

    1) Soit un nombre de tués plus élevé que le nombre d’ouvriers tués en Belgique par les forces de répression au cours des 19e et 20e siècle !

  • [DOSSIER] La révolution haïtienne et l’abolition de l’esclavage


    La plupart des écoles enseignent aux élèves que la traite des esclaves de l’Atlantique allait à l’encontre des principes européens des Lumières de rationalité, d’égalité et de démocratie ; une horreur perpétrée contre des Africains dociles abolie par des dirigeants européens à l’esprit noble, de manière pacifique et démocratique. L’histoire de la révolution de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti) contredit ces mythes. Il y a plusieurs décennies, C.L.R James a réalisé une étude remarquable à ce sujet : “Les Jacobins noirs, Toussaint Louverture et la révolution de Saint Domingue” (publié en 1938).

    Dossier de Max Toynbee, enseignant et membre de Socialist Alternative à Londres

    La révolution haïtienne est largement absente du programme d’histoire britannique, à l’exception de certaines écoles avant-gardistes. La centralisation et la standardisation croissantes du programme, par exemple par le biais d’une offre réduite de manuels, contrôlent ce qui est enseigné. Peut-être que l’histoire de la façon dont les esclaves noirs, avec la solidarité de nombreux Européens blancs, ont renversé leurs maîtres esclavagistes exploiteurs contre de multiples puissances impérialistes est un savoir trop dangereux pour la classe capitaliste !

    Les origines de la révolution – La traite des esclaves dans l’Atlantique

    Dans le premier chapitre “La propriété”, James retrace l’essor de l’esclavage à Saint-Domingue, ce qui constitue une étude de cas utile pour le développement du commerce atlantique en général. La “propriété” à laquelle il fait référence, ce sont bien entendu les esclaves eux-mêmes. Il explique que le régime esclavagiste brutal et déshumanisant n’était pas le résultat de “mauvaises pommes” individuelles “naturellement” cruelles, mais plutôt d’une terreur systématique perpétrée par tous les propriétaires d’esclaves à un degré plus ou moins élevé et destinée à contenir la résistance des esclaves. Certains affirment que les Africains vendaient d’autres Africains en esclavage et qu’ils doivent donc assumer une grande partie de la responsabilité de la traite des esclaves. James souligne dans son ouvrage comment les Européens blancs d’Afrique de l’Ouest brûlaient les récoltes et exploitaient les rivalités locales et les conflits de classes, de sorte que de nombreux Africains devaient “fournir des esclaves ou être vendus comme esclaves eux-mêmes”. De même, James souligne la résistance continue des Africains avant, pendant et après l’esclavage ; en fait, c’est principalement pour réprimer cette résistance que les propriétaires d’esclaves blancs européens ont adopté un régime aussi diabolique.

    Le deuxième chapitre “Les propriétaires” explore la société de classe qui existait à Saint-Domingue, y compris les “grands blancs” grands propriétaires d’esclaves, les “petits blancs” petits propriétaires d’esclaves bourgeois et les “Mulattoes” (enfants d’esclaves noirs qui ãvaient été violées par leurs propriétaires blancs) qui possédaient des esclaves et des plantations mais étaient également discriminés par les blancs. Les antagonismes entre ces groupes reposaient à la fois sur la classe et la couleur de peau – la population des Mulatto de Saint-Domingue était décrite comme un groupe racial distinct par la classe dirigeante blanche afin de servir de rempart contre les esclaves noirs. Tout ce système social racialisé était conçu pour monter chaque groupe les uns contre les autres (les mulâtres contre les esclaves noirs et contre les “petits blancs”, etc.) afin que les grands propriétaires blancs et la bourgeoisie française puissent tirer d’énormes profits du travail non rémunéré des esclaves noirs.

    James poursuit en expliquant le contexte international des puissances impérialistes concurrentes de l’époque (France, Grande-Bretagne, Espagne et les États-Unis nouvellement indépendants). Loin d’abolir l’esclavage par souci de moralité, le Premier ministre britannique William Pitt a demandé au député William Wilberforce de diriger le mouvement abolitionniste comme moyen de saper l’impérialisme français qui reposait alors sur le travail des esclaves à Saint-Domingue. En fait, dès que les Britanniques ont cru qu’ils pouvaient gérer la colonie pour eux-mêmes, ils ont de nouveau soutenu l’esclavage. La trahison et l’hypocrisie des puissances impérialistes qui poussent de manière opportuniste à l’abolition ou qui soutiennent l’esclavage selon ce qui convient à leur propre classe dirigeante nationale est un des thèmes clés du livre.

    Les masses en France et à Saint-Domingue

    ”Les Noirs ont participé à la destruction du féodalisme européen initiée par la Révolution française, et la liberté et l’égalité, les slogans de la révolution, signifiaient beaucoup plus pour eux que pour n’importe quel Français”.

    James illustre l’interdépendance des révolutions française et de Saint-Domingue, un lien ignoré dans la plupart des cours d’histoire. Lorsque les idéaux révolutionnaires français de “liberté, égalité, fraternité” se sont répandus à Saint-Domingue, les mulâtres, toujours discriminés par les Blancs, ont voulu entrer en action. Certains dirigeants de la Révolution française prétendaient soutenir “les droits de l’homme universels” mais ils ne voulaient pas que cela concerne également les mulâtres ou les noirs. En mai 1791, les Mulattoes et les “Noirs libres” ont revendiqué l’égalité des droits à l’Assemblée nationale française. Certaines concessions ont été accordées, ce qui a soulevé la question suivante : si les Noirs libres et les mulâtres devaient disposer de droits égaux, cela ne devrait-il pas s’appliquer également aux esclaves noirs ?

    Toussaint Louverture

    Toussaint Louverture avait une ambition personnelle. Mais il a accompli ce qu’il a fait parce qu’il a incarné la détermination de son peuple à ne plus jamais être esclave.

    La plupart des écoles ont tendance à valoriser le rôle de dirigeants individuels “brillants” (par exemple Wilberforce) dans la lutte contre l’esclavage, en mettant l’accent sur l’action individuelle plutôt que sur l’importance de la structure sociale au sens large. La révolution a été menée par l’ancien esclave Toussaint Louverture. Bien que James reconnaisse que Toussaint était une source d’inspiration et un talent rare, ce talent a été développé et façonné en dirigeant révolutionnaire par le contexte socio-économique. Une situation révolutionnaire façonne et pousse les dirigeants à l’action. Comme l’écrit James : ”Nous avons clairement exposé les vastes forces non-personnelles à l’œuvre dans la crise de Saint-Domingue. Mais les hommes font l’histoire et Toussaint a fait l’histoire parce qu’il était l’homme qu’il était”.

    Toussaint était dans une position relativement privilégiée par rapport aux autres esclaves, ayant la responsabilité de superviser une équipe et pouvant apprendre à lire et à écrire. Lors des premières insurrections d’esclaves en 1791, Toussaint a d’abord défendu la plantation de son maître contre les rebelles, mais lorsqu’il a vu la puissance de l’insurrection des esclaves, il a décidé de s’y joindre en réalisant quel était l’énorme pouvoir des masses noires.

    Il était un chef politique et militaire compétent et était très respecté par les anciens esclaves. Comme les esclaves noirs et les anciens esclaves constituaient la grande majorité de la population de la colonie, ils ont combattu dans les forces révolutionnaires et contre-révolutionnaires (britanniques et espagnoles). Toussaint a réussi à construire son armée en faisant appel aux troupes ennemies et en les convainquant de le rejoindre avec une effusion de sang limitée : “Tout ce qu’ils [les contre-révolutionnaires britanniques et espagnols] pouvaient offrir, c’était de l’argent et il y a des périodes dans l’histoire de l’humanité où l’argent ne suffit pas”.

    Saint-Domingue fût dévastée par cette guerre civile et, après la libération des esclaves noirs, Toussaint mit en place un programme sévère pour les travailleurs noirs afin de restaurer la production agricole. Il était également très accommodant avec les propriétaires de plantations blanches, leur permettant de conserver leurs propriétés afin qu’ils puissent apporter leurs compétences indispensables à la restauration des plantations. La grande majorité de la population était analphabète et ne possédait donc pas les compétences et les connaissances spécifiques nécessaires pour gérer les plantations.

    De gros efforts ont été réalisés pour développer l’éducation, mais en attendant, ils ont dû utiliser les compétences de leurs anciens exploiteurs. Toussaint n’a pas vraiment expliqué aux anciens esclaves pourquoi il traitait si bien les blancs, ce qui a créé un certain ressentiment, étant donné le traitement brutal que les travailleurs noirs avaient subi de la part de leurs anciens maîtres. James fait ici une comparaison intéressante avec Lénine, qui a dû lui aussi utiliser les compétences de ceux qui avaient autrefois travaillé contre la révolution en Russie, en raison du faible niveau d’éducation dans le pays : ”Mais tandis que Lénine tenait le parti et les masses parfaitement au courant de chaque étape et expliquait soigneusement la position exacte des serviteurs bourgeois de l’État ouvrier, Toussaint n’expliquait rien et laissait les masses penser que leurs anciens ennemis étaient favorisés à leurs dépens.”

    Les travailleurs étaient donc désormais payés et on leur promettait un quart de leur production, mais beaucoup étaient confus et furieux de voir que leurs anciens maîtres blancs bénéficiaient d’un traitement préférentiel. Bien sûr, une différence majeure entre les exemples russe et haïtien est l’existence d’un parti révolutionnaire. C’est l’organisation par laquelle la situation peut être expliquée et la politique formulée démocratiquement. L’absence d’une telle organisation en Haïti a contribué à l’incapacité de Toussaint à expliquer le traitement favorable des blancs aux masses.

    La révolution triomphe

    Leclerc et ses troupes françaises se sont lancés dans une nouvelle guerre destructrice sur l’île des Caraïbes, Toussaint faisant savoir à ses partisans que Leclerc avait l’intention de rétablir l’esclavage. Jean-Jacques Dessalines, un autre grand dirigeant de la révolution, s’est battu courageusement contre les Français, même s’ils étaient largement en infériorité numérique. Cependant, Toussaint avait subi des pertes, en partie à la suite des erreurs qu’il avait commises en créant du ressentiment parmi les masses noires. Il se rendit à Leclerc, qui l’arrêta, tua sa famille et l’envoya mourir seul dans une froide cellule de prison dans les Alpes françaises.

    En août 1802, la nouvelle que Bonaparte avait rétabli l’esclavage dans les îles voisines comme la Martinique atteint Saint-Domingue, attisant la colère des Français. En octobre 1802, les dirigeants noirs Dessalines et Henry Christophe levèrent une armée révolutionnaire composée principalement d’officiers et de soldats noirs. Les Noirs et les Mulâtres commencent à se forger une identité nationale autour de leur objectif commun d’expulser les Français. À la fin de 1803, cette armée révolutionnaire a vaincu les Français et le 1er janvier 1804, Dessalines a proclamé l’indépendance d’Haïti. L’esclavage a finalement été aboli en France en 1848. Ce n’est pas parce que les dirigeants libéraux ont finalement pris conscience des méfaits de l’esclavage, mais plutôt parce que les masses révolutionnaires, les travailleurs en solidarité avec les esclaves, ont de nouveau exercé leur force collective.

    La classe et le racisme : Les outils de la bourgeoisie

    “Ce n’était pas une question de couleur, mais plutôt une question de classe, pour ces Noirs qui étaient autrefois libres et attachés aux mulâtres. Personnes d’une certaine importance et se trouvant sous l’ancien régime, ils considéraient les anciens esclaves comme des personnes à gouverner”.

    La relation entre la classe et la couleur de peau est une caractéristique frappante du livre. Plutôt que d’adopter une ligne purement “déterministe de classe”, la couleur de peau y est considérée comme imbriquée avec la classe afin de maintenir le pouvoir des exploiteurs. Les mulâtres hésitaient entre soutenir et attaquer Toussaint non pas en raison de leur héritage mixte noir et blanc mais à cause de leur position sociale intermédiaire. Lorsqu’ils croyaient que les forces anti-révolutionnaires pro-esclavagistes représentaient le mieux leurs intérêts, ils les soutenaient, mais lorsque ce n’était pas le cas, ils soutenaient Toussaint. Souvent, différents groupes de Mulâtres soutenaient des camps différents. De même, les travailleurs noirs étaient unis non seulement par la couleur de leur peau, mais aussi par l’oppression économique et physique qu’ils avaient tous subie en tant qu’esclaves. Il y a eu des cas de solidarité de la part de soldats blancs, comme un régiment de Polonais qui avait été envoyé à Haïti pour lutter contre la révolution, et qui a refusé de se joindre à un massacre de noirs.

    Un autre thème récurrent est le rôle de la bourgeoisie dans le soutien à l’esclavage et au racisme. Les puissances impérialistes d’Angleterre et d’Espagne n’ont soutenu les esclaves rebelles que pour tenter de s’emparer de Saint-Domingue – elles n’avaient aucune intention de libérer des esclaves dans leurs autres colonies et il était clair qu’elles tenteraient de rétablir l’esclavage à Saint-Domingue si elles faisaient pression pour s’emparer de la colonie. De même, le gouvernement français n’a pas aboli l’esclavage en 1794 en raison de la haute morale des Lumières, mais comme une façon de battre les Anglais et les Espagnols. En fait, l’abolition de l’esclavage par la France est la raison pour laquelle Toussaint a changé de camp, passant des Espagnols aux Français.

    De la même manière, le racisme a été créé et amplifié par la bourgeoisie afin de soutenir ses intérêts. Gabriel Hédouville (impérialiste français brutal) a attisé la haine raciale entre les Mulâtres et les Noirs afin de les empêcher de collaborer ensemble. Le général français blanc Leclerc a fait de même entre les noirs et les blancs afin d’empêcher ses troupes européennes blanches de se ranger du côté des travailleurs noirs. Après l’indépendance, les Britanniques ont déclaré qu’ils ne feraient du commerce avec le régime haïtien que s’ils expulsaient les blancs. Les Britanniques voulaient ainsi creuser un fossé entre le nouvel État haïtien indépendant et la France, afin de nuire aux relations commerciales. À maintes reprises, des tensions raciales ont été créées, renforcées et enflammées chaque fois que cela répondait aux besoins de la bourgeoisie.

    Des dirigeants blancs comme Hédouville et Thomas Maitland ont sous-estimé Toussaint. De même, Bonaparte refusa de croire que les anciens esclaves noirs étaient capables d’accéder à l’indépendance par eux-mêmes. Il n’a pas fourni le soutien militaire adéquat à Leclerc pour lutter contre la révolution et regretta plus tard de ne pas être parvenu à un compromis avec Toussaint. Leur arrogance raciste a en fait sapé leur propre cause : un cas où le racisme n’a même pas profité à ceux qui étaient censés en bénéficier !

    Leçons pour aujourd’hui : la décolonisation du programme scolaire, l’héritage de C.L.R. James et d’Haïti

    Certains enseignants estiment que l’esclavage ne devrait pas être enseigné, ou peut-être moins dans les écoles car il donne une image négative de l’histoire des Noirs. Il est certainement vrai que d’autres aspects de l’histoire des Noirs doivent être enseignés, tels que les puissants anciens empires d’Afrique, les mouvements contre le colonialisme et la contribution des personnes de couleur à divers domaines de l’histoire. Cependant, l’approche de James sur le thème de l’esclavage se concentre moins sur les dépravations que les captifs africains ont dû endurer et met plutôt l’accent sur l’action des Noirs eux-mêmes pour résister à l’esclavage dès le début et pour obtenir la liberté et l’indépendance face à l’impérialisme européen en Haïti. Les livres ne traitent pas de l’esclavage comme une “histoire noire” mais plutôt comme quelque chose d’indissociable de l’histoire européenne “blanche” ; l’esclavage faisait partie du système mondial de capitalisme naissant et la révolte des esclaves noirs a contribué au renversement du féodalisme en Europe, tout comme les masses blanches européennes ont contribué à l’abolition de l’esclavage.

    Le fait que ces liens ne soient pas établis dans la plupart des cours d’histoire illustre un programme eurocentré qui ignore intentionnellement l’action des personnes de couleur pour transformer la société. L’histoire sous le capitalisme ignore également que c’est la lutte de masse de la classe ouvrière et des pauvres qui a été la force motrice du changement. Ce n’est pas un hasard. Le mouvement de décolonisation des programmes d’enseignement ne devrait pas viser à distinguer l’histoire “noire” de l’histoire “blanche”, mais plutôt exiger que les écoles enseignent les liens entre les personnes de couleur et les personnes blanches, ainsi que le rôle des mouvements de masse et des révolutions. L’idée d’une “l’histoire des noirs” est utile pour rendre visible ce qui a été systématiquement ignoré, mais le livre “Les Jacobins noirs” montre comment les questions fondamentales de l’histoire portent sur le pouvoir de changer la société qui git dans les mains de celles et ceux qui font réellement le travail utile dans la société – qu’il s’agisse d’esclaves ou de travailleurs salariés.

    C.L.R. James a vécu les dernières années de sa vie à Brixton, dans le sud de Londres, une région dont sont originaires beaucoup de mes étudiants actuels et passés. Trotskiste à l’époque où il écrivait Les Jacobins noirs, James développait des idées pan-africanistes et pensait que les mouvements de libération des minorités opprimées devaient être au centre du travail des révolutionnaires. Son travail, y compris ses désaccords avec Trotsky, est particulièrement pertinent pour la problématique actuelle avec la croissance des mouvements Black Lives Matter, pour la libération des personnes LGBT+ et des autres minorités opprimées.

    Pendant ce temps, Haïti est aujourd’hui décrit par la Banque mondiale comme le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental. En 2019, son indice de développement humain était de 169 sur 189 pays. Les commentateurs capitalistes attribuent cette situation à une combinaison de corruption et de catastrophes naturelles qui ont ravagé Haïti (tremblement de terre et ouragans), mais les conséquences de ces catastrophes dites “naturelles” ne sont pas inévitables. Le manque de préparation d’Haïti, en comparaison avec le Japon par exemple, et la propagation de maladies suite à ces catastrophes sont amplifiés par la pauvreté abyssale d’une nation aussi peu développée. La pauvreté d’Haïti est le résultat de la punition impérialiste de la seule révolution réussie d’Africains asservis à l’époque du commerce atlantique, qui s’est poursuivie après la révolution jusqu’à nos jours. L’impérialisme américain, par le biais des blocus économiques, du soutien à diverses milices pro-américaines et même de l’occupation pure et simple, a assuré le sous-développement économique d’Haïti, autrefois la colonie française la plus fructueuse. La punition consciente d’Haïti vise à avertir d’autres révolutionnaires potentiels : “Voilà ce qui arrive quand on sort du rang”.

    Le livre se termine par un appel aux armes optimiste aux masses opprimées d’Afrique, James soulignant le potentiel révolutionnaire de ce grand continent. Dans l’ensemble, c’est un livre fantastiquement engageant et passionnant à lire, avec des leçons pour les éducateurs, les socialistes et les militants antiracistes sur cette révolution bouleversante mais souvent ignorée.

  • Contre le colonialisme : le Congrès des Peuples de l’Orient (1920)

    Un jour dans l’histoire de la lutte des classes

    Il y a 100 ans, du 31 août au 7 septembre 1920, s’est tenu à Bakou (Azerbaïdjan), le Congrès des Peuples de l’Orient qui a rassemblé plus de 2.000 délégués des peuples d’Asie(1). Ce congrès, consacré pour l’essentiel à la lutte contre le colonialisme et la domination impérialiste, a été initié par l’Internationale (3e Internationale).

    Par Guy Van Sinoy

    Le deuxième congrès de la 3e Internationale venait à peine de se tenir (août 1920) et avait notamment imposé aux partis politiques souhaitant rejoindre ses rangs ‘‘de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d’émancipation dans les colonies, de nourrir au cœur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des peuples opprimés, d’entretenir parmi les troupes une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux.’’

    Dès l’ouverture du congrès, Zinoviev, envoyé de la 3e Internationale, exposa clairement l’enjeu : ‘‘Nous voulons en finir avec la domination du capital dans le monde entier. Nous sommes convaincus que nous ne pourrons abolir définitivement l’exploitation de l’homme par l’homme, que si nous allumons l’incendie révolutionnaire non seulement en Europe et en Amérique mais dans le monde entier, si nous sommes suivis par cette portion de l’humanité qui peuple l’Asie et l’Afrique.’’

    Organiser un tel congrès réunissant près de 2.000 délégués parlant une multitude de langues différentes n’était pas une mince affaire, surtout qu’à l’époque il n’existait aucune installation moderne de traduction. Pour diriger le congrès on précéda à l’élection d’un bureau de 32 membres (16 communistes et 16 non-communistes) tous originaires de pays dominés. Chacun intervenait dans sa propre langue, le discours était traduit simultanément vers le russe, et ensuite la traduction russe était à son tour traduite vers les autres langues par des militants répartis dans les différents coins de la salle où les groupes de langue étaient rassemblés.

    Sur les 2,000 délégués, il n’y a que 55 femmes. La déléguée Naciye Hanim présenta le point de vue des femmes : ‘‘La lutte des femmes communistes de l’Orient sera encore plus dure, parce qu’elles auront à combattre, en plus, le despotisme de l’homme. Voici en abrégé nos principales revendications :

    – Complète égalité des droits ;
    – Droit pour la femme à recevoir l’instruction générale ou professionnelle dans toutes les écoles ;
    – Égalité des droits de l’homme et de la femme dans le mariage. Abolition de la polygamie ;
    – Admission sans réserve des femmes à tous les emplois administratifs et à toutes les fonctions législatives ;
    – Organisation dans toutes les villes et villages de comité de protection des droits de la femme ;
    La question du voile doit être placée au dernier plan des priorités.’’

    John Reed(2), délégué du Parti communiste américain parla en ces termes : ‘‘L’Amérique du Nord, est habitée par dix millions de Noirs. Bien que citoyens américains, égaux en droits, les gens de couleur n’ont ni droits politiques, ni droits civils. Afin de donner un dérivatif aux revendications des ouvriers américains, leurs exploiteurs les incitent à persécuter les Noirs, provoquant ainsi sciemment une guerre de races.’’ Il clôturait en soulignant la nécessité de la lutte collective.

    A la fin du congrès, Zinoviev déclara avec enthousiasme : ‘‘Il y a 70 ans, Karl Marx jetait un cri d’appel : ‘‘Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !’’ Nous, ses disciples, ses continuateurs, nous devons compléter cette devise et dire ; ‘‘Prolétaires de tous les pays, opprimés du monde entier, unissez-vous !’
    Il n’y aura pas de deuxième Congrès des peuples de l’Orient car après la mort de Lénine, Staline s’opposera à toute perspective de révolution mondiale. Zinoviev sera arrêté, jugé lors d’un procès truqué et fusillé en 1936…

    1. Entre autres : Arabes, Arméniens, Chinois, Coréens, Géorgiens, Hindous, Ingouches, Israélites, Japonais, Koumyks, Kirghiz, Kurdes, Ossètes, Persans, Russes, Tadjiks, Tchétchènes, Turcomans, Turcs, Uzbeks.
    2. John Reed, journaliste américain auteur du récit sur la Révolution russe 10 jours qui ébranlèrent le monde. Devenu militant communiste, il participe au Congrès de Bakou. Après le congrès, de retour à Moscou, il meurt du typhus le 20 octobre 1920, à l’âge de 33 ans. Les bolcheviks organisent des funérailles officielles et il est enterré sur la Place Rouge, dans la nécropole du mur du Kremlin, comme les révolutionnaires de 1917 dont il avait décrit le combat.

  • La vie de Léon Trotsky “Nous connaissons notre devoir. Nous nous battrons jusqu’au bout.”

    Le 20 août 1940, l’agent stalinien Ramon Mercader a attaqué et tué Léon Trotsky au piolet dans la maison où il séjournait en exil au Mexique. C’est ainsi que Staline et ses hommes de main ont mis fin à leur campagne sanglante visant à anéantir les vieux bolcheviks, les dirigeants et les participants de la révolution d’Octobre 1917.

    Par Rob Jones, Alternative Socialiste Internationale – Russie

    Même dans la mort, Trotsky a frappé de peur la classe dirigeante. Le département d’État américain n’a même pas permis que son corps soit enterré sur le territoire des États-Unis. Il a fallu 5 jours pour qu’une décision soit prise quant à son enterrement, laps de temps qui a permis à trois cent mille personnes de lui rendre hommage. Il s’agissait de prolétaires aux pieds nus issus des bidonvilles et de paysans d’un pays où le souvenir de la révolution mexicaine était encore vif. Le Mexique fut le seul pays au monde prêt à accorder un visa au révolutionnaire exilé de Russie.

    Toujours au côté de la classe ouvrière

    La vie et la mort de Léon Trotsky reflètent à la fois l’histoire et la tragédie de la révolution russe, du mouvement ouvrier et du marxisme lui-même dans la première moitié du XXe siècle. Il a participé directement aux principaux événements de cette époque, dont la révolution russe de 1905 puis celle de 1917 qui a ébranlé le monde jusqu’à ses fondements. En 1905 comme en 1917, il a dirigé le Soviet de Petrograd. Son nom est inextricablement lié à la formation de l’Armée rouge, qu’il a conduit à la victoire lors de la guerre civile.

    La révolution se fait par vagues, avec des hauts et des bas. Et un vrai révolutionnaire ne se distingue pas seulement par la façon dont il se conduit pendant les hauts de la lutte révolutionnaire. Il est plus important de savoir comment il se conduit lorsque la révolution recule. De nombreux révolutionnaires ont été brisés pendant les années sombres de la réaction et de la répression – qu’elles soient tsaristes, staliniennes ou fascistes. Même les héros légendaires de la révolution russe tels que Smirnov, Smilga, Mrachkovskii, Muralov, Serebryakov et même Christian Rakovsky ont été contraints, ne serait-ce qu’en paroles, de trahir leurs idéaux pendant les années de réaction stalinienne.

    Staline a brisé beaucoup de gens, mais il ne pouvait pas briser tout le monde. Des milliers de révolutionnaires ont préféré trouver la mort dans les camps de prisonniers de Vorkuta, au-dessus du cercle polaire arctique, et dans les cellules de la prison de la Loubianka, le quartier général de la police politique stalinienne. Léon Trotsky figurait parmi ces soldats de la révolution prolétarienne qui ne pouvait être brisé. Avant que Trotsky ne rencontre son destin et ne soit assassiné, son frère, sa soeur et le mari de celle-ci, sa première femme, deux de ses enfants et quatre de leurs partenaires ont également été assassinés par Staline, ainsi que, bien sûr, nombre de ses camarades et amis.

    Malgré cette immense souffrance personnelle, Trotsky est resté fidèle jusqu’au bout à la classe ouvrière. Il a non seulement refusé de reconnaître l’autorité et les accusations de la clique de Staline. Il a également été capable de donner une explication théorique de ce qui s’était passé, et a proposé un véritable programme politique de lutte contre la bourgeoisie, contre le fascisme et contre le stalinisme.

    Même dans les jours les plus sombres de sa vie, Léon Trotsky regardait l’avenir avec optimisme. Dans son testament, rédigé en février 1940, il écrivait :

    « Pendant quarante-trois années de ma vie consciente je suis resté un révolutionnaire; pendant quarante-deux de ces années j’ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j’avais à tout recommencer, j’essaierais certes d’éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé. Je mourrai révolutionnaire prolétarien, marxiste, matérialiste dialectique, et par conséquent intraitable athéiste. Ma foi dans l’avenir communiste de l’humanité n’est pas moins ardente, bien au contraire elle est plus ferme aujourd’hui qu’elle n’était au temps de ma jeunesse.

    Natacha vient juste de venir à la fenêtre de la cour et de l’ouvrir plus largement pour que l’air puisse entrer plus librement dans ma chambre. Je peux voir la large bande d’herbe verte le long du mur, et le ciel bleu clair au-dessus du mur, et la lumière du soleil sur le tout. La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence, et en jouissent pleinement. »

    1905 et la théorie de la révolution permanente

    Les moments clés de la vie de Trotsky sont, bien sûr, inextricablement liés à ces idées, qu’il a ajoutées à l’arsenal du marxisme et qui restent toutes valables à ce jour. La théorie de la révolution permanente, premier ouvrage théorique de Trotsky, est, à ce jour, le moins connu et le moins compris. En fait, il s’agit en réalité d’un développement des idées proposées pour la première fois par Marx et Engels, à la suite des révolutions de 1848 en Europe.

    De nombreux marxistes ont compris et comprennent encore schématiquement la conception que Marx avait du développement de la société. Quelque part, ils semblent avoir entendu que le féodalisme devrait être remplacé par le capitalisme, et que ce dernier devait céder place au socialisme. La bourgeoisie devrait mettre en œuvre la révolution bourgeoise et le prolétariat la révolution socialiste.

    En 1905, la Russie fut secouée par une première vague révolutionnaire, une répétition générale avant celle de 1917. Trotsky s’est alors empressé de rentrer en Russie. Il a plus tard décrit la grande grève d’octobre de cette année-là en ces termes : « Ce ne furent ni l’opposition de la bourgeoisie libérale, ni les soulèvements spontanés des paysans, ni les actes de terrorisme des intellectuels qui forcèrent le tsarisme à s’agenouiller: ce fut la grève ouvrière. L’hégémonie révolutionnaire du prolétariat s’avéra incontestable. (…) Si telle était la force du jeune prolétariat en Russie, quelle ne serait pas la puissance révolutionnaire de l’autre prolétariat, celui des pays les plus cultivés ? » (Ma vie)

    Sur base de l’expérience de 1905, Trotsky a fait remarquer qu’à l’époque de l’impérialisme, le monde se développe de manière inégale et combinée. Au fur et à mesure que les sociétés techniquement moins développées progressent, elles ne réinventent pas le télégraphe mais achètent des smartphones déjà fabriqués. Le tsarisme, sous la pression de l’Occident, n’attendra pas, disait-il, le développement pas-à-pas de l’industrie, mais commencera par la construction d’usines gigantesques.

    Mais la bourgeoisie nationale des pays sous-développés, y compris en Russie, liée comme elle l’est à ses “plus puissants patrons impérialistes”, est trop faible et trop lâche pour agir en tant que force progressiste indépendante afin de résoudre les tâches de la révolution bourgeoise. Cela ne fut pas le cas des révolutions bourgeoises classiques telles que celles d’Angleterre (1642-1651) et de France (1789-1794). Dans cette situation, le prolétariat doit se placer à la tête de la lutte pour les droits démocratiques et, en même temps, dans le cadre de cette lutte, se mettre en avant et lutter pour sa propre transformation socialiste de la société.

    Le libéral Pavel Milioukov, alors chef du parti des cadets, trouvait ce programme terrifiant. C’est lui qui a été le premier à qualifier de “trotskystes” les sociaux-démocrates qui soutenaient cette approche.

    Trotsky avait donc prévu la manière dont la révolution allait se développer en 1917. Son approche reste absolument valable aujourd’hui en Amérique latine, en Asie et en Afrique, ainsi qu’en Russie, en Ukraine et au Kazakhstan. Mais cette approche n’est pas acceptée par tous ceux qui se disent marxistes. Le soutien aux “bourgeois à orientation nationale” est devenu depuis longtemps la marque distinctive des communistes d’origine stalinienne. Même aujourd’hui, les partis “communistes” qui maintiennent une base quelconque posent encore comme tâche principale la construction d’une société bourgeoise développée, la lutte pour le socialisme pouvant être reportée à l’avenir.

    En septembre 1906, 52 membres du Soviet de Pétrograd avec Trotsky à leur tête furent accusés devant les tribunaux tsaristes d’avoir organisé une insurrection armée. Ignorant les conseils de ses avocats et faisant la démonstration du brillant talent oratoire pour lequel il est devenu célèbre par la suite, Trotsky a défendu la politique du Soviet devant les tribunaux. Il fut condamné à l’exil en Sibérie d’où il s’échappa bientôt pour s’enfuir à l’étranger.

    1907-1916 – les années de la réaction et de la guerre

    La défaite de la révolution a porté un coup presque fatal au Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR), qui à l’époque comprenait tous les marxistes russes. Beaucoup de ses membres sont partis, pour ne plus jamais revenir. Aux défaites suivaient d’autres défaites. Le nombre de sections du parti a été divisé par dix, et beaucoup de celles qui restaient debout étaient en fait dirigées par des agents provocateurs.

    Une grande partie des mencheviks – qui soutenaient tout d’abord le capitalisme, puis le socialisme pour plus tard – ont proposé d’établir un “parti large légal” exigeant la dissolution des comités clandestins. Cela a conduit à une nouvelle lutte de fraction avec une force renouvelée au sein du POSDR, impliquant plusieurs fractions différentes (les bolcheviks, Vperedovtsi, le groupe de Trotsky, les mencheviks, les liquidateurs, le Bund des travailleurs juifs et d’autres). La situation a été aggravée par le soutien apporté aux mencheviks par les sociaux-démocrates allemands, une situation qui a suscité de vives inquiétudes chez Lénine. Ce sont les années où les désaccords entre Lénine et Trotsky ont été les plus graves.

    En août 1912, Trotsky tente d’organiser un bloc pour réunir toutes les factions. Mais comme les bolcheviks refusent de s’y joindre, Trotsky se retrouve de facto dans un bloc avec les mencheviks. Reconnaissant qu’il avait eu tort d’essayer, il expliqua plus tard que cela était dû à son désir de compromis, et à une croyance fataliste selon laquelle, d’une manière ou d’une autre, au cours de la prochaine révolution, toutes les fractions fusionneraient en une seule.

    En 1927, Adolf Joffe, secrétaire de Trotsky pendant de nombreuses années, décrivit dans sa dernière lettre à Trotsky, écrite alors qu’il était terriblement malade et sur le point de se suicider, comment il voyait la relation antérieure entre Lénine et Trotsky.

    « Je n’ai jamais douté que vous étiez dans la voie juste, et, vous le savez, depuis plus de vingt ans, y compris dans la question de la ” révolution permanente “, j’ai toujours été de votre côté. (…) Vous avez toujours eu raison en politique depuis 1905, et Lénine lui aussi l’a reconnu ; je vous ai souvent raconté que je lui avais entendu dire moi-même : en 1905, c’était vous et non lui qui aviez raison. A l’heure de la mort, on ne ment pas et je vous le répète aujourd’hui. (…) Mais vous vous êtes souvent départi de la position juste en faveur d’une unification, d’un compromis dont vous surestimiez la valeur. C’était une erreur. »

    Après août 1912, Trotsky ne fit plus de telles erreurs. À la fin de cette année, Trotsky avait perdu ses illusions en ce bloc, alors il l’a quitté. À cette époque, l’enchevêtrement des contradictions serbes, grecques, bulgares et turques explosa dans les guerres balkaniques. Trotsky se rendit dans les Balkans en tant que correspondant de guerre du journal “La pensée de Kiev”. Cette expérience lui a permis d’acquérir une compréhension inestimable de la question nationale. C’est là qu’il a rencontré le révolutionnaire roumain Christian Rakovsky, qui deviendra plus tard le dirigeant de l’Ukraine soviétique et le plus proche ami de Trotsky.

    Son expérience dans les Balkans a aidé Trotsky, non seulement pendant la guerre civile, mais aussi plus tard durant le conflit autour de l’horrible position de Staline sur la question de l’autonomie dans le Caucase au début des années 20. Dans les années 1930, il est revenu sur la question nationale en discutant de la Finlande, de l’Espagne et de l’Ukraine.

    Le manifeste de Zimmerwald

    En 1914, il y a eu une nouvelle et bien plus grave scission tant au sein du parti que dans le mouvement socialiste international. De nombreux sociaux-démocrates avaient décidé de soutenir leur propre pays et leur propre classe capitaliste dans la guerre mondiale impérialiste. La Deuxième Internationale s’est effondrée en quelques jours. Seule une poignée de révolutionnaires sont restés fidèles à leur classe. Trotsky ne pouvait qu’être l’un d’entre eux.

    En 1915, il fit partie des 38 délégués qui ont participé à la Conférence anti-guerre de Zimmerwald – il en a rédigé le manifeste. Par la suite, Trotsky et Lénine ont commencé à se rapprocher, sûrement mais lentement. Pendant son séjour à Paris, Trotsky publia un journal intitulé Nasche Slovo (Notre Parole), dans lequel il fit preuve d’une vive agitation anti-guerre. Lorsque des copies de son journal furent trouvées dans les mains de soldats russes en France, Trotsky, qui avait alors été déporté en Espagne, fut rapidement expulsé, accusé d’être un “agent allemand”. Les Espagnols l’ont transféré au Portugal, d’où il a été mis de force sur un bateau à destination de l’Amérique.

    1917 – La révolution permanente en action

    Lorsque la révolution éclata à nouveau en Russie en 1917, Lénine revint rapidement en Russie, en avril. Trotsky quitta New York en mars, mais il fut détenu dans un camp de concentration au Canada jusqu’à sa libération en mai. Mais une fois rentré en Russie, Lénine et lui sont devenus d’inséparables alliés.

    Lorsque Lénine a lancé sa lutte contre les tendances mencheviques à la tête du parti bolchevique représentées par Kamenev, Rykhov et Staline, il savait qu’il obtiendrait le soutien le plus sérieux de Trotsky. À cette époque, Kamenev affirmait que Lénine était devenu un “trotskyste”, puisqu’à son retour en Russie, dans ses “thèses d’avril”, il exigeait que le parti cesse de soutenir le gouvernement provisoire et appelle plutôt à la révolution socialiste – une politique totalement conforme à la révolution permanente de Trotsky.

    Pendant les jours sombres de juillet 1917, alors que les bolcheviks étaient calomniés et poussés à la clandestinité, que Kamenev était arrêté et emprisonné dans la “forteresse Pierre et Paul” et que des voyous parcouraient les rues à la recherche de Lénine et de Zinoviev, Trotsky se retrouva à la tête de la fraction bolchevique et du Comité exécutif central du Soviet. Il a déclaré publiquement son entière solidarité avec la position des bolcheviks et a lui-même été arrêté le jour même. “Depuis ce jour”, écrivait Lénine, “il n’y a pas eu de meilleur bolchevique que Trotsky”.

    En septembre, il fut élu président du Soviet, désormais pleinement accepté comme membre du parti bolchevique. Lors de la révolution d’octobre, Trotsky a été l’un des chefs et le principal organisateur de l’insurrection.

    Le chef menchevik Dan, qui a attaqué l’insurrection, l’a décrite comme une conspiration. Trotsky a répondu : “Ce qui se passe est une insurrection, pas une conspiration. Une insurrection des masses n’a pas besoin de justification. Nous avons canalisé l’énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats. Nous avons ouvertement forgé la volonté des masses pour l’insurrection. Notre insurrection a été victorieuse. Et maintenant, ils nous disent : rejetez votre victoire, passez un accord. Avec qui ? Vous, les misérables, vous – qui êtes en faillite, dont le rôle est passé. Allez là où vous êtes désormais destinés à être – dans la poubelle de l’histoire !”

    L’Armée rouge – en avant, marche !

    Des millions de personnes ont été tuées sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Les bolcheviks avaient promis de sortir la Russie de ce bain de sang. Mais les classes dirigeantes internationales n’étaient pas $d’accord et ont essayé de forcer la Russie à se soumettre. Le nouveau gouvernement soviétique a tenté de mettre en œuvre ses promesses et a résisté aux menaces allemandes lors des pourparlers de paix de Brest-Litovsk. Mais quelques jours plus tard, les pays de l’Entente ont lancé leur intervention contre les Soviétiques. Il était nécessaire de mettre en place l’”Armée rouge ouvrière-paysanne” et Lénine a convaincu Trotsky de la diriger comme un élément essentiel pour la survie de la révolution.

    L’histoire de la guerre civile, lorsque la jeune république ouvrière a été envahie par les armées de plus d’une douzaine de puissances capitalistes, de 1918 à 20, est pleine d’exploits à la limite de l’entendement humain. De nombreux commandants militaires de premier plan sont nés au cours de cette période. Mais c’est Trotsky qui a joué le rôle central dans la conduite de cette opération militaire sans précédent.

    Pour combattre la cavalerie blanche supérieure, Trotsky a organisé la formation de la Cavalerie Rouge. Son slogan “Prolétaire, à cheval !” se répand comme une traînée de poudre parmi les masses.

    Environ 40.000 anciens officiers tsaristes ont été recrutés dans l’Armée rouge en tant que cadres militaires centraux. Pour les contrôler, des commissaires politiques avaient été nommés. Dans certains cas particuliers, des spécialistes militaires de haut rang, deux ouvriers leur étaient attachés avec un ordre direct du président du Conseil militaire révolutionnaire – Trotsky – de ne les laisser hors de vue sous aucun prétexte, de jour comme de nuit.

    Pendant deux ans, le célèbre train de Trotsky a parcouru le pays, pour soutenir les différents fronts, inciter les déserteurs à retourner à l’armée et résoudre divers problèmes. L’un des moments les plus critiques a eu lieu autour de Petrograd. Les régiments de l’armée rouge n’ont pas pu retenir les soldats de l’armée du garde blanc Ioudenitch. Ziniviev, prostré sur son divan, souffrait d’une migraine et ne pouvait rien faire. La décision de livrer Petrograd avait déjà été prise. Mais le train de Trotsky est arrivé à temps pour prendre la tête de la défense de la ville. Ioudenitch fut vaincu et le cœur de la révolution fut sauvé.

    1923–1927 – L’Opposition de gauche

    Parmi les très nombreuses falsifications entourant le nom de Trotsky, il y en a une qui suggère que Trotsky n’a rien fait pour empêcher la montée au pouvoir de Staline ou, au contraire, que Trotsky lui-même était avide de pouvoir et que s’il avait pris le pouvoir à la place de Staline, rien n’aurait changé. Et bien sûr, il y a ceux qui disent que Trotsky aurait été encore pire.

    Les “historiens” officiels continuent de parler de Trotsky comme d’un homme satisfait de lui-même, en quête de pouvoir et hypocrite. C’est complètement faux. Trotsky ne pouvait pas tolérer la lâcheté, la paresse politique et morale. Mais il n’a jamais construit de combinaisons bureaucratiques ou d’intrigues dans le dos de ses semi-amis ou de ses adversaires politiques. Il leur disait toujours en face qu’ils étaient des canailles. La partenaire de Trotsky, Natalia Sedova, a décrit les choses de la façon suivante :

    « Vous savez, deux ou trois mois avant notre exil à Alma-Ata, les réunions du PolitBuro étaient fréquentes et animées. Des camarades et amis proches se sont réunis dans notre appartement pour attendre la fin du PolitBuro et le retour de Lev Davidovich et Piatakov, pour savoir ce qui s’était passé. Je me souviens d’une de ces réunions. Nous attendions avec impatience. La réunion traînait en longueur. Le premier à apparaître était Piatakov, nous attendions d’entendre ce qu’il allait dire. Il était silencieux, pâle, les oreilles brûlantes. Il était très bouleversé. Il s’est levé, s’est versé un verre d’eau, puis un second en les buvant. En essuyant la sueur de son front, il a dit : “Eh bien, j’étais au front et je n’ai jamais rien vu de tel !” Puis Lev Davidovich est entré. Piatakov s’est tourné vers lui et lui a dit : “Pourquoi lui avez-vous dit cela (à Staline). Qu’est-ce que tu as dans la langue ? Il ne t’oubliera jamais pour cela, ni tes enfants, ni tes petits-enfants ! Il semble que Lev Davidovich ait appelé Staline “fossoyeur du parti et de la révolution” (…) Lev Davidovich n’a pas répondu. Il n’y avait rien à dire. Il fallait dire la vérité coûte que coûte. »

    Mais l’erreur la plus grave de ceux qui font ces déductions est qu’ils considèrent Trotsky non seulement comme une figure de proue, mais aussi comme une personnalité distincte et autonome. Comme si une seule personne, par la force de son caractère, pouvait renverser le cours de l’histoire.

    Bien sûr, il n’était pas seul. Des milliers, des dizaines de milliers de bolcheviks ont fait obstacle à la contre-révolution stalinienne. Beaucoup d’entre eux étaient des révolutionnaires de premier plan, des gens ayant l’intellect de Preobrajenski ou de Smirnov, le génie organisationnel de Piatakov, les instincts de classe de Sapronov, tous réunis dans la plate-forme de l’Opposition de gauche (1923-27), dont le principal auteur était Trotsky. Même Lénine, dans ses dernières années, a écrit des lettres critiquant Staline et l’émergence de la bureaucratie. La mort de Lénine, au début de l’année 1924, a été utilisée par Staline pour renforcer sa position.

    Les revendications politiques proposées par l’Opposition de gauche en opposition à la politique de la majorité du PolitBuro dirigé par Staline et Boukharine se composaient de 5 points principaux. L’Opposition de gauche exigeait une augmentation du rythme de l’industrialisation du pays, en mettant la Nouvelle Politique Economique sous le contrôle du plan, en améliorant le niveau de vie des travailleurs et en renforçant le rôle joué par la classe ouvrière. Boukharine, à l’époque, n’acceptait qu’un “plan” qui s’appuyait sur les mécanismes du marché et il appelait les paysans à “s’enrichir”. Staline a ridiculisé les idées de l’Opposition de gauche, en disant que la construction de Dneprogec, un grand barrage hydroélectrique, serait comme si un paysan achetait un tourne-disque au lieu d’une vache. Dans le même temps, les exigences de travail étaient renforcées et la vodka était mise en vente dans les magasins (les bolcheviks avaient fait campagne pour réduire la consommation d’alcools forts).

    L’Opposition de gauche exigeait une fédération de républiques nationales. Staline ne proposait qu’une autonomie régionale avec un puissant centre. Il était plus facile de gouverner de cette façon.

    L’Opposition de gauche a exigé une démocratie interne au parti et à l’Union soviétique, en défendant à juste titre que la construction du socialisme n’avait pas de sens sans une discussion et des débats généralisés sur les différences. Pour la fraction stalinienne qui s’appuyait sur des manœuvres bureaucratiques, des privilèges et la destruction du parti bolchevique, cela aurait été suicidaire.

    Comme les bolcheviks en 1917, l’Opposition de gauche estimait que la révolution russe n’était que la première étape d’une révolution mondiale. La bureaucratie stalinienne pensait que la révolution était terminée, qu’elle avait accompli tout ce qu’elle pouvait. Ce credo est devenu celui du “socialisme dans un seul pays”.

    Enfin, les partis révolutionnaires des autres pays considéraient l’URSS comme leur bastion. L’Opposition de gauche a proposé une stratégie “d’octobre” audacieuse – en particulier une tactique de classe indépendante. Staline avait alors déjà adopté la “théorie des deux étapes” menchévique – d’abord la démocratie bourgeoise, puis le socialisme. Ou d’abord l’indépendance par rapport au colonialisme, puis le socialisme.

    Mais pour que ces idées soient adoptées, un changement radical de direction du parti était nécessaire, et pour cela, beaucoup dépendait des développements internationaux.

    Trotsky a vivement critiqué la politique suicidaire proposée par Staline pour la révolution chinoise de 1925-1927 (L’Internationale communiste après Lénine, 1928). Staline proposa que le Parti communiste chinois rejoigne le Kuomintang, le parti de la bourgeoisie nationale. Le parti communiste fut ainsi désarmé politiquement et en retour, le Kuomintang a mené un massacre sans précédent des communistes.

    Personne ne doit oublier qu’entre les bolcheviks et les staliniens, il n’y avait pas seulement des différences théoriques, mais un fleuve de sang, celui versé par les révolutionnaires russes, chinois, allemands, espagnols, autrichiens et autres.

    Dans les années 1920, la Russie était épuisée suite à la guerre civile et aux destructions. La classe ouvrière avait subi de graves pertes. Le retard de la Russie paysanne se faisait sentir. L’échec des révolutions ouvrières en Europe avait des conséquences. Le parti et la bureaucratie, qui s’étaient renforcés pendant la période de la Nouvelle politique économique, avaient pris de plus en plus d’importance. Aucun révolutionnaire, même le plus décisif, ne pouvait s’opposer seul au recul de la révolution. L’Opposition de gauche avait compris que ses chances n’étaient pas grandes. Trotsky lui-même l’avait compris. Il écrivit de son exil au Comité central le 16 décembre 1928 : « “Chacun pour soi. Vous voulez poursuivre la mise en œuvre de la politique des forces de classe hostiles au prolétariat. Nous connaissons notre devoir. Nous nous battrons jusqu’au bout. »

    Comment vaincre le fascisme

    La politique de l’Internationale communiste dominée par Staline en Allemagne avait conduit à l’isolement du Parti communiste allemand (KPD), en particulier vis-à-vis des millions de travailleurs du Parti social-démocrate (SDP). La direction bureaucratique nommée par le Kremlin était tout simplement incapable de comprendre ce qui se passait ou de donner aux masses ouvrières une direction politique claire. Les communistes allemands ont manqué les occasions révolutionnaires des années 1920. Cela a préparé le terrain pour l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Trotsky n’a jamais cessé de se battre pour que le parti communiste allemand adopte la tactique du front unique, qui avait été développée par le deuxième Congrès de l’Internationale communiste. Cette tactique reposait sur la nécessité d’établir une unification militante des organisations ouvrières de masse dans le cadre d’une lutte commune contre le fascisme. Pour cela, expliquait-il, il fallait non seulement se battre aux côtés des sociaux-démocrates de base, mais aussi proposer des accords à la direction de ce parti, même si celle-ci trouvait toutes les raisons de rejeter ces propositions. Dans son brillant ouvrage « La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne » (1932), Trotsky livre une analyse détaillée du fascisme et de la façon de le combattre.

    Le KPD a cependant rejeté la tactique du front unique et a plutôt lancé des ultimatums au SDP. Il a proposé au SDP de “se battre ensemble”, mais à la condition que ce soit sous la direction du KPD. De cette façon, au lieu de gagner la confiance des travailleurs sociaux-démocrates, ils les ont chassés avec des ultimatums. Lorsque la situation est devenue encore plus dangereuse, la tactique de l’Internationale communiste est devenue encore plus “radicale”. Le KPD a même coopéré avec les nazis contre les sociaux-démocrates, parce qu’ils défendaient que “le social-fascisme est plus dangereux que le fascisme ouvert”. Quand, en 1933, Hitler est arrivé au pouvoir, la direction du KPD a cyniquement déclaré que la prochaine élection serait une victoire garantie pour les communistes ! Après que les staliniens aient capitulé sans lutter en Allemagne, Trotsky est parvenu à la conclusion que l’Internationale communiste n’était plus une force révolutionnaire et a proposé de créer une nouvelle Internationale.

    Qu’est-ce que l’URSS et où va-t-elle ?

    En dépit de tous ses ouvrages antérieurs, La révolution trahie a probablement été l’œuvre la plus importante de Trotsky. Publié en 1936, l’ouvrage analyse le stalinisme et la façon de le combattre. Trotsky y développe de nombreuses questions qui n’étaient pas encore claires dans les années 1920.

    Le stalinisme, expliqua-t-il, est une réaction contre la révolution d’Octobre. La force motrice de cette réaction était la couche de bureaucrates du parti et de l’Union soviétique qui, pour maintenir leur position, reposaient sur une classe, puis sur une autre dans la société. La classe ouvrière et ses organisations politiques, y compris le parti bolchevique, avaient été écartés du pouvoir par une guerre civile unilatérale – la répression stalinienne des opposants politiques. La caste bureaucratique des anciens révolutionnaires et carriéristes est parvenue à renforcer sa position en raison de l’épuisement de la classe ouvrière après la révolution et la guerre civile, en raison de la pression réactionnaire massive de la paysannerie sur le jeune État des travailleurs et en raison de l’échec des mouvements révolutionnaires en Allemagne et ailleurs.

    Trotsky a utilisé une analogie avec la révolution française (1789-1794). La retraite contre-révolutionnaire, qui avait clairement commencé en 1923-24, pouvait être comparée, disait-il, au Thermidor. Le Thermidor n’est pas une contre-révolution classique, mais le recul politique de la révolution des radicaux, d’abord vers les modérés, puis vers les conservateurs. De cette façon, la nouvelle caste dirigeante a renforcé sa position. Mais cette “caste” ne pouvait survivre qu’en reposant sur les acquis de la révolution : sur la propriété de l’État et l’économie planifiée. Un tel régime devait développer et défendre l’économie planifiée, mais en utilisant ses propres méthodes et dans le cadre de ses propres objectifs.

    Ainsi, l’URSS est restée un État ouvrier dans sa forme uniquement, mais il était déformé. L’URSS était un État ouvrier déformé. Dans celui-ci, la classe dirigeante avait été écartée du pouvoir politique, et la dictature du prolétariat trouvait son reflet déformé dans le bonapartisme prolétarien de Staline. Pour reprendre le pouvoir, le prolétariat avait besoin d’une révolution politique, mais pas sociale, contre le stalinisme afin de restaurer la démocratie ouvrière. Cette révolution politique n’était pas un luxe mais une nécessité désespérée car, tôt ou tard, Trotsky prédisait que pour protéger ses privilèges, la bureaucratie commencerait à restaurer le capitalisme.

    La Quatrième Internationale

    Dans la période d’avant-guerre, il fallait un courage extraordinaire pour commencer à construire une nouvelle Internationale. Créée en 1939, elle avait de puissants ennemis – le stalinisme, la social-démocratie impuissante, l’impérialisme et bien sûr le fascisme. Au moment de sa création, elle comptait environ 3.000 marxistes. Après l’assassinat de Trotsky en 1940, elle a traversé la période difficile du boom économique de l’après-guerre. Une partie de l’Internationale a développé une perspective politique erronée, une autre partie a rejeté le rôle de la classe ouvrière en tant que force motrice de la révolution socialiste. En 1989-91, lorsque le bloc soviétique s’est effondré, conduisant finalement à la restauration du capitalisme, toute la gauche et le mouvement ouvrier international ont été désorientés.

    Alternative Socialiste Internationale (dont le nom était Comité pour une Internationale Ouvrière jusqu’au début de cette année) s’est opposé au rejet de la classe ouvrière pendant cette période, a continué à maintenir l’héritage de Trotsky et patiemment construit les premiers cadres et organisations à l’échelle internationale. Aujourd’hui, une nouvelle radicalisation est en cours dans le monde. ASI est bien placée pour en tirer profit et prend les mesures nécessaires pour la construction d’une nouvelle internationale socialiste révolutionnaire.

  • La catastrophe minière de Marcinelle. Un accident… bien peu accidentel

    Photo : Hervé Guerrisi, wikimedia

    Le 8 août 1956, la plus grande catastrophe minière que la Belgique ait connue se produit dans la mine du Bois du Cazier, à Marcinelle (près de Charleroi). Elle fait 262 victimes, de douze nationalités différentes, dont plus de la moitié sont des italiens. Cinquante ans plus tard, les causes du drame – les mauvaises conditions de travail et le manque de sécurité – sont toujours d’actualité… même si la grande presse n’en parle guère.

    Rappel des faits

    Le 8 août, à 8h10 du matin, 274 mineurs viennent de se mettre au travail, lorsqu’un ouvrier-encageur qui travaille dans la mine, commande la remontée de wagonnets de charbon vers la surface. Un des chariots, mal engagé, dépasse de la cage métallique qui le hisse et accroche, lors de sa remontée, une poutrelle. Celle-ci sectionne deux câbles électriques à haute tension, une conduite d’huile sous pression et un tuyau d’air comprimé. Les boiseries s’enflamment aussitôt. Attisé par l’action d’un ventilateur, l’incendie se propage, répandant des gaz carboniques mortels dans les galeries où travaillent les mineurs, à une profondeur de plus de 900 mètres. C’est ainsi que ce qui aurait pu être un simple incident technique s’est transformé en véritable catastrophe.

    L’épais nuage de fumée noire qui sort du puits alerte rapidement le personnel de surface ainsi que les proches des mineurs qui viennent s’accrocher aux grilles du puits afin d’obtenir des nouvelles de leur parent prisonnier du brasier. Malgré le travail acharné et de longue haleine (pendant 2 semaines) des équipes de secours, seuls 6 mineurs – remontés quelques minutes après le drame – sortiront vivants de la mine. Les 262 autres mineurs périront, asphyxiés par le monoxyde de carbone.

    Mépris de la classe ouvrière

    Tandis que les journalistes (cet événement est un des premiers à être retransmis en direct à la télé ) et les autorités (le roi Baudouin lui-même se déplace pour l’occasion !) peuvent accéder à l’entrée du puits par la grande porte, les familles des victimes sont repoussées derrière les grilles d’entrée. Elles y restent des journées entières, dans l’espoir de quelque nouvelle… en vain. Ce n’est que le soir ou le lendemain qu’elles ont accès aux informations, par le biais de la radio ou des journaux.

    Pour les familles dont les proches ne sont pas retrouvés rapidement, c’est le drame : plus de salaire mais pas d’indemnité non plus tant que la victime n’est pas officiellement déclarée « décédée ». On peut imaginer la détresse de ces familles, loin de chez elles, qui non seulement ont perdu un être cher mais, en plus, ne perçoivent plus de revenu.

    Solidarité de classe

    Alors que l’administration tergiverse sur le montant des indemnités et les personnes qui y ont droit, les familles se retrouvent dans des situations de plus en plus précaires. Heureusement, la solidarité s’organise : d’abord celle des autres mineurs, et rapidement, celle de toute une population qui se mobilise, et pas seulement en Belgique. Ainsi, la radio française « Europe 1 » lance une vaste opération de soutien aux familles des victimes de la catastrophe : des conducteurs sont envoyés pour sillonner la France entière afin récolter de l’argent et dans certaines villes, ils trouvent le lieu de rendez-vous de l’action « noir de monde ». Cette opération à elle seule permet de récolter 25 millions de francs belges. Une somme rondelette, pour l’époque !

    « Chronique d’une catastrophe annoncée »

    Bien que la catastrophe du Bois du Cazier ait marqué les mémoires par son ampleur et sa médiatisation, elle est loin d’être le seul accident minier qu’ait connu la Belgique. D’après les ‘’Annales des Mines de Belgique’’, l’extraction de charbon (en Belgique) a causé la mort par accident de 20.895 ouvriers entre 1850 et 1973. Au Bois du Cazier, l’accident de 1956 n’était pas le premier non plus : Giuseppe Di Biase, un mineur qui a travaillé au Bois du Cazier pendant 7 ans, a déclaré lors du procès qu’en 1952 un accident avait déjà eu lieu, en beaucoup de points semblables à celui de la catastrophe. Selon Alain Forti et Christian Joosten, les auteurs de ‘’Cazier judiciaire, Marcinelle, chronique d’une catastrophe annoncée’’, « La vraie question ne consistait pas à savoir si une catastrophe pouvait se produire au Bois du Cazier, mais bien quand elle se produirait. » En effet, tous les présages du drame étaient réunis : wagonnets mal entretenus et sujets à de fréquentes pannes, manque de communication entre le fond et la surface, négligence des ingénieurs – qui toléraient la proximité immédiate d’électricité, d’huile et d’air comprimé – ainsi que manque de formation des travailleurs, en particulier de ceux qui travaillaient à des postes-clefs.

    Justice de classe

    En mai ’59 s’ouvre le procès de cinq protagonistes du drame devant le tribunal correctionnel de Charleroi. Les avocats des parties civiles, dont beaucoup sont communistes, espèrent obtenir la condamnation pénale des ingénieurs et arracher au gouvernement la nationalisation de l’industrie charbonnière. Mais la Justice ne penche pas de ce côté-là de la balance (ce qui ne nous surprend pas) : les ingénieurs sont acquittés et la nationalisation n’aura jamais lieu. Lorsque, suite au procès en appel en 1961, un seul ingénieur est condamné, on a l’impression qu’il est le bouc émissaire idéal. Car, si la faute avait été imputée à un ouvrier-mineur, les patrons auraient fini par devoir admettre que les ouvriers étaient trop peu formés ou envoyés au fond prématurément, ce qui aurait sans doute suscité un mécontentement social et peut-être des grèves. Par ailleurs, s’en prendre aux patrons risquait de nuire à l’appareil d’Etat qui avait encore besoin l’extraction de charbon pour faire tourner l’économie.

    La terrible révélation des conditions de vie des mineurs

    Une des conséquences de la catastrophe a été de mettre en lumière les conditions de travail et de vie inhumaines et dégradantes que connaissaient les mineurs, majoritairement italiens. Entre 1946 et 1949, 77.000 Italiens ont été recrutés pour venir travailler dans les charbonnages belges, alors que la mine faisait fuir la plupart des Belges. En plus des conditions de travail très pénibles – pour effectuer leur travail, les mineurs doivent ramper dans les veines de charbon -, ils connaissent des conditions de vie particulièrement précaires. Ils sont littéralement parqués dans des baraques qui avaient servi de camps pour prisonniers pendant la deuxième guerre mondiale et qui leur sont attribuées en échange d’un loyer !!! Ces baraques ne sont pourvues ni de toilettes, ni d’eau courante. Evidemment, elles ne sont pas isolées si bien qu’on y cuit en été et qu’on y gèle en hiver. Pour couronner le tout, les Italiens sont souvent victimes de mépris et d’attitudes racistes de la part de Belges, qui vivent dans des conditions à peine meilleures qu’eux. Quoiqu’il en soit, à l’époque, tous les mineurs, qu’ils soient belges ou immigrés, sont considérés comme des parias et se sentent honteux de leur métier.

    L’après-Marcinelle

    La tragédie de Marcinelle a provoqué une véritable prise de conscience dans la population belge. Dorénavant, les mineurs ne sont plus considérés comme des parias mais deviennent des héros du travail, respectés et même glorifiés.

    L’ampleur de la catastrophe et surtout sa médiatisation ont contraint les patrons à revoir les conditions d’extraction et l’Etat à imposer une réglementation plus contraignante (règles de sécurité plus strictes, élévation de l’âge d’admission pour un travail de fond à 16 ans au lieu de 14). Cependant, les véritables travaux de modernisation qui étaient indispensables pour améliorer les conditions de travail et de sécurité des mineurs n’ont jamais été effectués, car, un an à peine après le drame, les premiers puits wallons commencent à fermer pour cause de non-rentabilité. Fin des années ’70, il ne reste plus une seule mine en activité en Belgique.

    La mine est fermée, les accidents de travail continuent

    Une page de l’histoire économique et sociale belge est tournée. Bien qu’aujourd’hui, la presse fasse ses choux gras avec le cinquantième anniversaire de l’Evénement (ce dossier a initialement été publié en 2006, NDLR), la plupart des documents ne font que relater les faits ou proposent des interviews « émotionnantes » de témoins du drame mais ne proposent pas d’analyse des causes de la catastrophe et refusent de désigner les véritables responsables : les patrons de l’industrie minière. Plus grave, ils présentent la catastrophe comme un fait inéluctable, une sorte de catastrophe naturelle, qui appartient désormais au passé et qui n’a plus aucun lien avec notre monde d’aujourd’hui.

    Or, d’après la FGTB, il y a eu, pour la seule année 2004, 198.861 victimes d’accidents de travail en Belgique et le nombre d’accidents mortels s’élevait à 195, dont 24 lors de la catastrophe à Ghislenghien. Ces chiffres prouvent bien que, malgré l’amélioration des conditions de vie et de sécurité sur les lieux de travail depuis cinquante ans, les accidents de travail restent un fléau qui menace un grand nombre de travailleurs. Et cette situation ne risque pas de s’améliorer avec l’accentuation de la flexibilité (des journées de 10 heures multiplient les risques liés à la fatigue et à l’inattention), la pression de la concurrence (qui amène bien des patrons à rogner sur les dépenses d’entretien et de sécurité) et la privatisation des services publics (comme le montrent les multiples accidents mortels de chemins de fer en Grande-Bretagne depuis leur privatisation). La lutte pour des conditions de travail décentes reste tout autant d’actualité au 21e siècle qu’elle l’était au 19e et au 20e.

    Dossier écrit par MARIE FRANCART en 2006

  • Combattre le racisme par la solidarité : l’héritage de Malcolm X et des Black Panthers

    Dans le mouvement en cours contre le racisme et la violence policière, les interrogations sont nombreuses. Quelle tactique ? Quel programme ? Sur qui compter ? Heureusement, les révolutionnaires du passé se sont déjà penchés sur ces questions. Revenons sur l’héritage de Malcolm X et des Black Panthers.

    Par Julien (Bruxelles)

    ‘‘Il ne peut y avoir de capitalisme sans racisme’’

    Dans les années ‘60, Malcolm X disait vivre une « ère de révolutions ». Des mouvements sociaux balayaient la planète entière. Malcolm X prenait le temps de s’informer sur l’actualité et de voyager, en Afrique notamment. Son internationalisme lui permit de s’éloigner du nationalisme noir pour s’orienter vers la solidarité de classe. Là où il y a des pénuries, il y a discrimination. Malcolm X a su tirer la conclusion que le racisme n’est pas un problème de comportement individuel, mais la conséquence d’un système reposant sur l’inégalité économique.

    ‘‘Nous combattons le racisme par la solidarité’’

    Un des problèmes du nationalisme noir, qui se retrouve aussi dans certaines théories actuelles, est qu’il divise les exploités. Le racisme prenant sa source dans le capitalisme, il est nécessaire de construire la révolte en allant chercher la solidarité. C’est à cette conclusion qu’étaient arrivés les Black Panthers qui disaient qu’il fallait ‘‘combattre le racisme par la solidarité’’. Ils ont par exemple mené un travail contre l’homophobie en expliquant que l’homophobie avait la même origine que le racisme – diviser les masses opprimées au profit de la classe dirigeante – et qu’il fallait être solidaires des personnes LGBTQI+ et s’allier au mouvement qui avait éclos après les émeutes de ‘‘Stonewall’’. Huey P Newton expliquait qu’on ne pouvait ‘‘remplacer le racisme anti-noir par du racisme anti-blanc’’. Ils étaient convaincus que les travailleurs blancs n’étaient pas privilégiés par le racisme mais au contraire qu’ils avaient tout intérêt à se battre ensemble pour une autre société.

    ‘‘Nous combattons le capitalisme par le socialisme’’

    Sans plan, tout objectif n’est qu’un souhait. Pour en finir avec le capitalisme, il faut savoir où l’on va. Malcolm X que Martin Luther King, sur la fin de leurs vies, ainsi que les Black Panthers un peu plus tard se sont tournés vers les idées socialistes. Le meurtre ou la répression brutale les a frappés alors qu’ils parvenaient à des conclusions marxistes, ce qui n’est aucunement un hasard.

    En se constituant en parti, les Black Panthers sont allés plus loin que Malcolm X et Martin Luther King, grâce à la construction d’un outil pour changer la société. Ce parti avait peu de liens avec le mouvement ouvrier organisé, y compris avec le mouvement ouvrier afro-américain, la force la plus puissante pour lutter contre le capitalisme grâce au recours à l’arme de la grève. Nous entendons honorer leur combat et étudier les leçons de leurs victoires et leurs défaites pour mieux nous organiser et nous battre en faveur d’une société socialiste !

  • [DOSSIER] République démocratique du Congo – 60 ans de pillage néocolonial

    Lumumba et le Premier ministre belge Gaston Eyskens à la signature de la déclaration d’indépendance. (Photo : Wikimedia)

    Ce mardi 30 juin 2020, la République démocratique du Congo (RDC) célébrera le soixantième anniversaire de son indépendance du régime colonial belge. Mais soixante ans après son indépendance, la RDC est l’un des pays les plus pauvres du monde. Cette pauvreté trouve ses racines dans le pillage néocolonial qui a suivi l’indépendance, les dictatures et la guerre.

    Par Martin LeBrun, section canadienne d’Alternative Socialiste Internationale

    Ce mardi 30 juin 2020, la République démocratique du Congo (RDC) célèbre le soixantième anniversaire de son indépendance du régime colonial belge. Ces célébrations devraient être modérées à la lumière de la pandémie de COVID-19. Le président Tshisekedi a annoncé que les fonds destinés à une grande célébration seront réorientés vers la lutte contre la pandémie et vers l’octroi de primes à l’armée congolaise pour sa “bravoure et son héroïsme”.

    Mais soixante ans après son indépendance, la RDC est l’un des pays les plus pauvres du monde, se plaçant au 179e rang de l’indice de développement humain qui mesure l’espérance de vie, l’éducation et le revenu par habitant. En 2018, 72 % de ses 84 millions d’habitants vivaient dans l’extrême pauvreté avec moins de 1,90 dollar par jour.

    Et pourtant, cette pauvreté existe au milieu de l’abondance. La RDC est le plus grand producteur mondial de cobalt : elle est responsable de 70 % de l’approvisionnement mondial du métal utilisé dans les batteries des téléphones et des voitures électriques. Elle est également le premier producteur de cuivre d’Afrique et elle produit 80 % du coltan mondial, un minéral essentiel à la production des microprocesseurs qui ont permis l’essor mondial des technologies de l’information au cours des deux dernières décennies.

    Cette pauvreté dans l’abondance est ancrée dans l’histoire coloniale de la RDC dans le pillage néocolonial de l’après-indépendance, dans les dictatures et dans la guerre.

    L’État Indépendant du Congo – 1885–1908

    Avant la colonisation, le delta du fleuve Congo était une plaque tournante importante dans la traite transatlantique des esclaves de 1500 à 1850. Quatre millions d’esclaves ont été enlevés de la région, ce qui a détruit les structures sociales antérieures alors que le royaume côtier du Kongo s’intégrait dans les réseaux commerciaux européens.

    De 1874 à 1895, le roi belge Léopold II a investi sa fortune personnelle et d’énormes prêts du gouvernement belge pour revendiquer ce qui est aujourd’hui la RDC dans le contexte de la ruée impérialiste européenne vers les colonies africaines. Lors de la conférence de Berlin de 1885, Léopold a monté les principales puissances coloniales les unes contre les autres, en promettant qu’il détruirait la traite des esclaves en Afrique de l’Est et transformerait la région en une zone de libre-échange. Léopold II a rebaptisé toute une zone l’État Indépendant du Congo, en imposant donc une nouvelle identité collective à quelque 250 groupes ethniques différents parlant jusqu’à 700 langues et dialectes différents. Tout en cherchant à se présenter comme un humanitaire, Léopold a fait de toutes les terres situées en dehors des établissements humains sa propriété personnelle et a introduit un système reposant sur la terreur.

    Le territoire a d’abord été pillé de son ivoire puis de son caoutchouc. L’armée de mercenaires de Léopold a imposé de sévères quotas de récolte, en brutalisant et en assassinant la population des zones qui ne s’y conformaient pas ou ne pouvaient s’y conformer. La course au caoutchouc a entraîné l’effondrement de l’agriculture, ajoutant la famine aux atrocités. La saisie des terres “vacantes” par Léopold a créé des tensions agraires et intercommunautaires à long terme, les agriculteurs quittant leurs terres épuisées pour s’installer sur les terres de la Couronne. Ce système a entraîné 3 à 5 millions de morts, les estimations les plus élevées de 10 millions étant basées sur des extrapolations incorrectes de l’explorateur-colonisateur Henry Morton Stanley.

    Contrairement aux affirmations des apologistes coloniaux, Leopold était pleinement conscient de ces atrocités dans un territoire qu’il n’a jamais visité en personne. Une campagne humanitaire internationale a attiré l’attention sur les atrocités commises dans l’État libre du Congo. La propagande coloniale parlait d’une “campagne anglaise” puisqu’elle était menée par Edmund Morel, Joseph Conrad, Roger Casement et l’américain Mark Twain. Cette campagne a permis de recueillir des témoignages africains au sujet des atrocités commises par les forces de Léopold, de sorte que le roi et l’élite politique et la bourgeoisie belges savaient ce se passait. Léopold a même fait brûler plusieurs archives pour dissimuler sa complicité. Pour diverses raisons, Léopold a été contraint de céder le contrôle de l’État libre du Congo à l’État belge en 1908. L’héritage de Léopold II au Congo est une histoire de massacres et de construction artificielle d’une identité nationale qui a posé le premiers jalons de la longue histoire de pillage impérialiste du Congo.

    Le Congo belge – 1908 – 1960

    L’État belge a réformé le système colonial afin d’ouvrir la voie à une exploitation économique à long terme. L’Église catholique a travaillé de concert avec le régime colonial pour qui le message d’obéissance du christianisme était une aubaine. Les écoles de l’Église censuraient tout ce qui était rebelle, en évitant, par exemple, de parler de la révolution française. Alors que l’obéissance chrétienne était encouragée, les mouvements religieux critiques subissaient une dure répression. Le prédicateur, Simon Kimbangu, a ainsi été arrêté en 1921. Il décéda en prison 30 ans plus tard. Ses disciples, les Kimbanguistes, ont été déportés et persécutés, mais ils constituent toujours un grand mouvement au Congo. À partir de 1937, des camps de travail forcé ont été construits pour les membres de la secte Kitawala, inspirée par les Témoins de Jéhovah, en raison de leurs sentiments anticoloniaux.

    Contrairement à certaines colonies africaines telles que le Kenya et l’Afrique du Sud, l’établissement européen au Congo était étroitement contrôlé par l’État belge par crainte d’une agitation blanche, anticoloniale et communiste. Comme si les Congolais n’avaient eux-mêmes aucune raison de s’opposer à la colonisation !

    Avec la découverte des vastes richesses minérales du Congo, le pays s’est industrialisé. La société minière dominante, l’Union Minière, dirigeait son propre appareil d’État totalitaire dans la province du Katanga, au sud-est du pays, en exploitant le cuivre, le manganèse, l’uranium, l’or, etc. Les plantations d’huile de palme fournissaient la matière première pour les savons sur lesquels s’est développé la multinationale Unilever actuelle.

    La classe ouvrière est passée de quelques centaines de personnes en 1900 à 450.000 en 1929, puis à près d’un million pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’industrie minière a connu une gigantesque croissance. Les bombes atomiques américaines larguées sur le Japon ont utilisé de l’uranium extrait au Katanga. Le Congo est alors devenu le deuxième pays le plus industrialisé de l’Afrique subsaharienne, après l’Afrique du Sud, mais les conditions de vie des travailleurs et des pauvres sont restées terribles.

    Le mécontentement a conduit à des grèves et des émeutes au début et à la fin de la guerre, avec 60 mineurs tués lors d’une manifestation de masse à Elizabethville, aujourd’hui Lumbumbashi, au Katanga. Les dirigeants des grèves étaient traqués. En 1944, l’armée a abattu 55 rebelles non armés de Kitawala, en utilisant la tactique de la terre brûlée sur leurs villages et leurs champs après qu’ils se soient soulevés contre le travail forcé en temps de guerre. Certains groupes ou tribus ont été désignés comme des “fauteurs de troubles” naturels, dan le cadre d’une stratégie visant à “diviser pour mieux régner”.

    Les Congolais qui avaient enduré la brutale corvée de travail dans les mines et les plantations en temps de guerre s’attendaient à ce que leur vie s’améliore après la guerre. Les soldats congolais qui avaient lutté contre le totalitarisme avec les “Alliés” en Abyssinie, en Égypte et en Birmanie s’attendaient également à une amélioration de leurs conditions de vie. Le racisme a cependant persisté. Les Africains pouvaient toujours être fouettés en public, devaient se tenir debout au bout des files d’attente et se voyaient interdire les installations de bain. Les syndicats étaient illégaux. Des élections locales ont été organisées dans certaines villes, mais tout bourgmestre était subordonné au “premier bourgmestre” belge. De la même manière que les gouvernements capitalistes ont accordé des concessions et des réformes dans l’après-guerre pour éviter la révolution, les gouvernements coloniaux d’Afrique se sont engagés dans un “colonialisme de développement” dans l’après-guerre pour empêcher les mouvements indépendantistes. La Belgique a investi dans des projets de développement des infrastructures pour améliorer le niveau de vie, à l’instar du projet de barrage hydroélectrique INGA. Mais elle a également laissé la facture aux Congolais au moment de l’indépendance.

    La décolonisation

    Après la Seconde Guerre mondiale, des révolutions coloniales et des guerres de libération ont éclaté dans le monde entier. L’Inde, l’Indonésie et les Philippines se sont débarrassées du contrôle britannique, néerlandais et américain. En Algérie et en Indochine, la lutte armée se poursuivait contre les troupes coloniales françaises. En 1957, le Ghana fut le premier pays subsaharien à devenir indépendant, ce qui a déclenché une vague de décolonisation sur tout le continent.

    Le Congo belge a eu sa part d’organisations religieuses opposées au régime colonial, mais jusqu’en 1955, aucune organisation politique nationale n’a réclamé l’indépendance. Tout cela a changé en 1956 avec la croissance de campagnes de désobéissance civile. L’Association des Bakongo (ABAKO), à l’origine une organisation tribale dirigée par Joseph Kasa-Vubu, a présenté un manifeste de liberté.

    Deux ans plus tard, le Mouvement national congolais (MNC) fut créé, avec Patrice Lumumba à sa tête. Son objectif était de libérer le Congo de l’impérialisme et du régime colonial. Son écho fut énorme. Patrice Lumumba a visité le nouvel État du Ghana, où il a rencontré le dirigeant du pays, Kwame Nkrumah. A son retour au Congo, 7.000 personnes se sont rassemblées pour écouter son rapport. Le gouvernement belge prévoyait de devoir éventuellement accorder l’indépendance, mais jusqu’en 1958, le ministère des Colonies belge n’avait aucun plan pour l’avenir politique indépendant du Congo.

    En janvier 1959, le Congo a explosé. Le premier bourgmestre belge a interdit une réunion de protestation à Kinshasa, puis à Léopoldville, ce qui a provoqué des émeutes. L’armée a été utilisée à pleine puissance, tuant jusqu’à 300 personnes et en blessant beaucoup d’autres. Les troubles se sont étendus au Kivu, au Kasaï et au Katanga.

    Au début de l’année 1960, le gouvernement belge a annoncé qu’il convoquait une table ronde dans le but de négocier la transition congolaise du régime colonial à l’indépendance. L’économie congolaise de l’après-guerre se détériorait, en partie parce que la Belgique développait davantage de services publics dans la colonie. La dette publique de la colonie est passée de 4 à 46 milliards de francs belges entre 1949 et 1960, une dette dont la Belgique a gracieusement laissé le Congo hériter à l’indépendance après des décennies d’exploitation coloniale. Le roi Baudouin s’est rendu au Congo belge pour réduire les tensions politiques, mais n’a réussi qu’à se faire voler son épée de cérémonie. Le mouvement populaire croissant au Congo, les émeutes à Kinshasa et les luttes mondiales contre le colonialisme ont tous contribué à la décision d’accélérer le rythme vers l’indépendance jusqu’au 30 juin 1960 !

    Le Congo devait avoir une indépendance politique formelle, mais les sociétés multinationales devaient opérer comme auparavant, en agissant conformément à la loi belge. Le Parlement belge, sapant encore davantage toute puissance économique congolaise réelle, a aboli le contrôle congolais sur l’Union Minière trois jours avant l’indépendance. Tous les officiers de l’armée et les plus hauts fonctionnaires devaient rester belges. L’indépendance n’était que purement formelle.

    Néanmoins, les espoirs de changement réel étaient grands et le MNC de Lumumba a remporté les premières élections. Cependant, les partis régionaux avaient également bénéficié d’un grand soutien : le MNC-K dissident dirigé par Albert Kalonji au Kasaï, la Confédération des associations tribales du Katanga (CONAKAT) sous la direction de Moïse Tshombe au Sud-Katanga et l’ABAKO au Bas-Congo. Kasa-Vubu est devenu président, avec Lumumba comme premier ministre.

    Le décor était planté pour une lutte aux multiples facettes : un combat congolais pour une véritable indépendance, une guerre civile, les tentatives belges de garder le contrôle du pays et un conflit par procuration dans le cadre de la guerre froide.

    ‘La crise du Congo’ – 1960 – 1965

    Une semaine après le début de l’”indépendance” du Congo, une mutinerie dans l’armée contre les officiers belges a conduit à l’africanisation du corps des officiers. La violence a éclaté entre les civils noirs et blancs. La Belgique a envoyé des troupes, officiellement pour protéger ses citoyens mais en réalité pour protéger ses ressources minières. Le Katanga et le Sud-Kasaï ont fait sécession avec le soutien de la Belgique. Des milliers de personnes sont mortes au cours des combats.

    Lumumba n’est resté que deux mois au pouvoir dans un pays qui se défaisait sous ses pieds. Il a fait appel aux Nations unies pour qu’elles interviennent, mais les soldats de la paix de l’ONU ont activement empêché le gouvernement congolais de reprendre les régions séparatistes. Il a également fait appel à Nikita Khrouchtchev, qui a envoyé de la nourriture, des armes et des véhicules. La crise du Congo a frappé au cœur de la guerre froide entre les États-Unis et la Russie stalinienne et, en septembre, il a été déposé par Kasa-Vubu.

    Joseph Mobutu, à la tête de l’armée, a mené un coup d’État soutenu par la CIA, établissant un nouveau gouvernement à Kinshasa sous son contrôle. Lumumba a été placé en résidence surveillée. Le gouvernement belge et le président américain, Dwight Eisenhower, ont donné le feu vert à son assassinat. Après avoir été torturé et transporté au Katanga, Lumumba a été abattu devant des dirigeants locaux, dont Tshombe.

    Lumumba a clairement représenté une menace pour les intérêts de l’ancienne élite coloniale de même qu’il faisait obstacle à une nouvelle élite noire désireuse de devenir les gardiens privilégiés des richesses congolaises. Les autorités belges ont planifié son exécution car son appel à la nationalisation des richesses du Congo au profit du peuple congolais allait à l’encontre de leurs projets de garder le contrôle de ces richesses. Dans le contexte de la guerre froide, les États-Unis craignaient que Lumumba ne finisse comme Fidel Castro, que la révolution coloniale ne le fasse passer d’une position libérale à une position “communiste”.

    L’imprévisibilité de Lumumba, les attentes qu’il a suscitées et le discours révolutionnaire de ses partisans ont effrayé les puissances impérialistes. L’africanisation du corps des officiers de l’armée congolaise a desserré l’emprise de la Belgique sur le Congo, ce qui a conduit les puissances occidentales, la Belgique, la CIA, l’ONU et leurs complices à Léopoldville, au Kasaï et au Katanga, à décider que Lumumba devait être supprimé. De plus, la vision panafricaine de Lumumba pour le Congo, l’unité au-delà des divisions ethniques et tribales, allait à l’encontre des élites tribalistes congolaises comme Tschombe et Kasa-Vubu qui ne cherchaient qu’à défendre les intérêts de leurs propres groupes ethniques. Lumumba menaçait de réveiller les masses congolaises derrière un programme répondant aux demandes sociales, économiques et démocratiques de la population, ce qui aurait nécessité la nationalisation des richesses minières du Congo. Cela s’opposait aux intérêts des élites congolaises et du capitalisme international.

    Contrairement aux apologistes du colonialisme, la crise du Congo n’est pas née d’un départ trop précoce de la Belgique. Le colonialisme belge existait pour exploiter économiquement le Congo et non pour préparer le pays à son indépendance. La Belgique a délibérément accéléré le rythme vers l’indépendance parce que le Congo allait avoir un nouveau gouvernement instable et que la nation n’avait pas eu le temps de développer un mouvement ouvrier avec un programme clair visant à répondre aux besoins de la population. Lumumba n’était pas un socialiste explicite. Il lui manquait des armes ainsi qu’un mouvement socialiste démocratique national implanté parmi les travailleurs et les pauvres des zones rurales, ce qui aurait pu bénéficier du soutien de la classe ouvrière au niveau international. L’héritage de l’indépendance accélérée du Congo est que la classe ouvrière congolaise n’a pas pu obtenir de gains au moment de l’indépendance. Au lieu de cela, la classe ouvrière congolaise a subi une série de défaites et une dictature qui ont entravé le développement d’organisations de la classe ouvrière jusqu’à ce jour.

    Le gouvernement central a battu le rival pro-Lumumba, la République libre du Congo soutenue par l’Union soviétique dans l’est du Congo en 1962, a vaincu les mouvements sécessionnistes du Katanga et du Sud-Kasaï en 1963 et, avec le soutien de la Belgique, a écrasé la République populaire du Congo proclamée par les Simba en 1964, aux côtés de laquelle Che Guevara a brièvement combattu. L’Union soviétique et la Chine n’ont apporté qu’un soutien limité, puisqu’ils ne voulaient pas voir une région du monde développer une véritable démocratie ouvrière hors de leur contrôle. Tshombe, qui soutenait désormais le gouvernement central, a remporté les élections de 1965 avec le soutien des États-Unis et de l’Occident. Cependant, il était trop peu fiable et Mobutu a mené un second coup d’État pour finalement s’assurer que le Congo soit ouvert aux affaires avec les puissances impérialistes occidentales.

    Les années Mobutu

    Mobutu est devenu un dictateur brutal et corrompu qui est resté au pouvoir jusqu’en 1997, à la tête du Mouvement Populaire de la Révolution (MPR). Il est devenu un proche allié des États-Unis et d’Israël, en luttant contre le “communisme” en Afrique centrale. Washington dépendait du Zaïre comme voie d’approvisionnement pour le mouvement rebelle de l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (Unita), soutenu par les États-Unis, qui a mené une guérilla de 17 ans contre le gouvernement de l’Angola voisin, soutenu par l’Union soviétique et Cuba.

    Dans le même temps, Mobutu a également entretenu des relations amicales avec la Chine. Il a adopté un culte de la personnalité avec des heures d’hommages musicaux et une politique culturelle nationaliste pour renforcer son règne. Seuls les noms et les musiques indigènes étaient autorisés. Le pays a été rebaptisé Zaïre en 1971 et l’année suivante, Mobutu s’est rebaptisé Mobutu Sese Seko Nkuku Ngbendu Wa Za Banga (qui signifie “Le guerrier tout-puissant qui, en raison de son endurance et de sa volonté inflexible de gagner, va de conquête en conquête, laissant le feu dans son sillage”).

    En 1968-69, un mouvement étudiant congolais s’est développé, avec Lumumba comme héros, parallèlement aux protestations étudiantes en Europe et aux États-Unis. Mobutu a fait écraser violemment le mouvement en 1969. Officiellement, 6 étudiants sont morts lors des manifestations, mais en réalité, 300 ont été tués et 800 autres condamnés à de longues peines de prison.

    Malgré cette violence répressive, ou peut-être à cause d’elle, l’Occident s’est plié au régime de Mobutu pour avoir accès aux ressources minérales du Congo. Les États-Unis ont fourni plus de 300 millions de dollars en armes et 100 millions de dollars en formation militaire pour la dictature.

    Le régime corrompu et inepte de Mobutu a dilapidé le potentiel agricole du Congo, rendant le pays dépendant des importations alimentaires. Dans les années 1970, l’inflation a atteint des sommets et les prêts représentaient 30 % du budget de l’État. Comme beaucoup d’autres pays africains, le Congo s’est retrouvé dans les griffes du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Leurs programmes d’ajustement structurel ont imposé des privatisations et des coupes budgétaires. En peu de temps, le Congo a réduit le nombre d’enseignants de 285.000 à 126.000, transformant son taux élevé d’alphabétisation en la situation actuelle, où 30 % de la population sont analphabètes.

    Entre-temps, le terme “kleptocratie” – un gouvernement de ceux qui cherchent à s’enrichir aux dépens des gouvernés – a été inventé pour décrire l’utilisation des fonds de l’État par Mobutu. À la fin de son règne, il avait amassé une fortune personnelle estimée à 4 milliards de dollars, tout en accumulant une dette extérieure de 12 milliards de dollars.

    La position de Mobutu s’est compliquée dans les années 1980 et 1990. En 1982, son allié de longue date et membre du comité central du MPR, Étienne Tshisekedi, a rompu avec Mobutu, formant le premier parti d’opposition du pays appelant à un changement démocratique non violent, l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS). À la fin des années 1980, des mouvements de protestation contre les politiques du FMI et les dictatures ont vu le jour dans toute l’Afrique, suscitant la formation de nouveaux partis politiques, associations et syndicats.

    Avec la fin de la guerre froide, les alliés impérialistes occidentaux de Mobutu ont fait pression sur lui pour faire évoluer le Zaïre dans une direction plus démocratique, ou au moins vers un capitalisme néocolonial à visage humain. Mobutu a autorisé le multipartisme en avril 1990, mais a provoqué la colère de ses alliés occidentaux, en particulier la Belgique, lorsque ses soldats ont attaqué un foyer d’étudiants la même année, tuant des dizaines de personnes. La Belgique a temporairement coupé son aide en réponse à cette attaque, et l’opposition de masse au régime de Mobutu s’est accrue jusqu’en 1991.

    Dans le même temps, l’économie basée sur les minéraux s’est effondrée, la production des mines de cuivre vitales du Katanga ayant chuté de façon précipitée. Des milliers de soldats congolais, furieux de ne pas recevoir d’augmentation de salaire, se sont livrés à des pillages à Kinshasa, tuant au moins 250 personnes. Le 16 février 1992, des prêtres et des églises ont organisé la “marche de l’espoir” dans plusieurs villes pour protester contre l’annulation d’une conférence sur la démocratisation. Plus d’un million de Congolais y ont participé. Trente-cinq manifestants ont été tués au cours de la répression. En 1993, Mobutu a mis un terme à toute discussion sur la démocratisation, a déjoué une tentative de destitution de Tshisekedi et a repris le contrôle de la situation. L’inflation a explosé, atteignant 9.769 % en 1994. Mobutu a été obligé d’introduire un billet de cinq millions de dollars du Nouveau Zaïre.

    Après des décennies de répression politique et dans un contexte d’aggravation de la crise économique, la violence ethnique a éclaté. Au Katanga, des groupes ont exigé que les travailleurs migrants d’autres provinces “rentrent chez eux” et dans la province du Kivu oriental, les milices nativistes Maï-Maï ont commencé à menacer les Tutsis, dont certains avaient été installés dans la région par les Belges pendant l’ère coloniale. Comme les groupes rebelles actifs dans l’est du Congo aujourd’hui, ils se sont battus pour les terres agricoles et le contrôle des mines. Les opposants à la dictature de Museveni en Ouganda ont également pris pied dans l’est du Congo, en organisant des bandes rebelles.

    En 1994, après la guerre civile et le génocide rwandais, une grande partie du régime Habyarimana, vaincu, s’est réfugiée dans l’est du Congo, sous la protection de la France. Mobutu a accueilli les Rwandais, scellant ainsi son destin et déclenchant un conflit transnational qui persiste encore aujourd’hui.

    Les guerres du Congo

    Les présidents Paul Kagame du Rwanda et Museveni de l’Ouganda ont soutenu l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (ADFLC) qui a tué jusqu’à 300.000 Hutus, dont des réfugiés rwandais qui avaient participé au génocide rwandais. Laurent Kabila, citoyen congolais et ancien dirigeant maoïste Simba, était à la tête de l’ADFLC. Il a fait défiler son armée sur 2000 km à travers le pays. Fatigués par des décennies de corruption, de pauvreté et d’une armée indisciplinée, le soutien à Mobutu a rapidement disparu et les Zaïrois ont accueilli les soldats de Kabila comme des libérateurs. Kabila a renversé Mobutu à son arrivée à Kinshasa.

    Kabila a été déçu par ses anciens partisans impérialistes (principalement les États-Unis) parce qu’il n’était pas docile. D’autre part, son idée stalinienne d’une révolution en deux étapes lui a fait rechercher le soutien de ce qu’il appelait les “bons capitalistes”, des capitalistes qui étaient prêts à participer au “développement national”. Le Congo devait devenir un pays capitaliste stable, doté d’une constitution, de droits individuels, d’une propriété privée et d’un État de droit, avant de pouvoir tenter une deuxième révolution socialiste, dans laquelle les ouvriers et les paysans s’empareraient du pouvoir économique et politique. Cette politique n’a cependant pas permis de réaliser des progrès fondamentaux pour la population, car il n’y avait pas de “bons capitalistes”. Il n’y a pas eu de réforme agricole ni de nationalisation des secteurs clés de l’économie.

    Kabila s’est également brouillé avec ses bailleurs de fonds rwandais et ougandais, qui voulaient une partie des richesses du Congo. Les troupes rwandaises et ougandaises ont fait la guerre à Kabila, mais aussi entre elles pour les ressources naturelles du Congo. Les interventions militaires angolaises et zimbabwéennes ont sauvé le régime de Kabila. L’ONU a envoyé une force de maintien de la paix massive en 1999. La RDC, tel que la pays a été rebaptisé, a sombré dans le chaos.

    La guerre du Congo a été alimentée par les énormes richesses minérales de la région, toutes les parties, y compris les multinationales, profitant du chaos pour piller le pays et financer encore plus la guerre. A mi-parcours de la guerre en 2001, un rapport du Conseil de sécurité des Nations unies a estimé que le Rwanda à lui seul avait gagné au moins 250 millions de dollars grâce aux exportations illégales de coltan. Les États-Unis, la Belgique, la Grande-Bretagne et la France se sont également bousculés pour défendre leurs intérêts économiques, en fournissant des millions de dollars d’armes aux différentes parties en guerre.

    La guerre a tué plus de 5 millions de personnes de 1998 à 2006 par la violence et la famine, ce qui en fait le conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale. Des millions d’autres personnes ont été déplacées. Le gouvernement de Kabila était faible, divisé et corrompu, et ne contrôlait pas entièrement ses forces armées. L’armée congolaise a participé à de nombreux massacres ethniques, exécutions, tortures, viols et arrestations arbitraires.

    Joseph Kabila

    En 2001, Laurent Kabila a été assassiné par un de ses gardes du corps. Son fils Joseph Kabila a pris le pouvoir, soutenu par l’UE, les États-Unis et la Chine. Son parcours politique rappelle davantage l’enrichissement personnel du mobutisme que le lumumbisme.

    Au sommet de sa popularité, Joseph Kabila a remporté l’élection de 2006 contre l’ancien seigneur de guerre et vice-président Jean-Pierre Bemba. Le premier tour des résultats de l’élection a conduit à trois jours de combats entre les armées de Kabila et de Bemba. Ces divisions au sein de l’armée congolaise n’ont jamais été véritablement surmontées, enracinées dans la formule d’un président et quatre vice-présidents de 2001-2006 destinée à résoudre les tensions armées dans le pays.

    Kabila a poursuivi l’augmentation des investissements étrangers et a promis le développement d’infrastructures dans un pays dont la superficie équivaut aux deux tiers de celle de l’Europe occidentale, mais qui ne dispose que de quelques centaines de kilomètres de route goudronnée. La soif insatiable de la Chine pour les ressources brutes et son ascension au rang de premier partenaire commercial et bailleur de l’Afrique se sont fait sentir en RDC. En 2009, le gouvernement Kabila a signé un accord d’investissement de 9 milliards de dollars avec la Chine, autorisant les entreprises chinoises à développer les mines de cuivre et de cobalt congolaises en échange de la construction de routes, de chemins de fer, de barrages hydroélectriques, d’universités, d’aéroports et d’hôpitaux.

    L’économie de la RDC a connu un boom durant les années de pouvoir de Kabila, avec une croissance du PIB comprise entre 2,5 % et 9,5 % selon les années. Cependant, l’essor de la production de cuivre et de cobalt n’a pas permis de réduire l’écrasante pauvreté dont souffre la majorité de la population.

    À l’approche de l’élection de 2011, les espoirs de changement se sont regroupés autour du candidat de l’opposition, Étienne Tshisekedi. Kabila a été réélu, tandis que Tshisekedi a immédiatement contesté les résultats et s’est déclaré président. L’UDPS a appelé le peuple congolais à se mobiliser et à protéger la victoire de Tshisekedi. Les manifestants ont inondé les rues de Kinshasa, fatigués de la pauvreté, du chômage, de l’effondrement des infrastructures, de la violence à l’Est et de la corruption.

    La police a affronté les partisans de l’UDPS, tuant des dizaines de personnes. Les manifestants étaient en colère contre la perte d’une occasion de changement, mais aussi encouragés par des mouvements similaires de changement de régime au Sénégal et en Tunisie. Bien que Kabila n’ait pas pu être destitué, 2011 a contribué à la formation de réseaux clandestins d’information et de formation pour l’activisme politique dans tout le Congo.

    Comme sous Mobutu, la corruption massive s’est poursuivie sous Kabila. Au moins 750 millions de dollars versés aux organes fiscaux et à la société minière d’État du Congo ont disparu en 2013-2015, 1,3 milliard de dollars si l’on inclut les autres organes de l’État et un organe fiscal provincial aujourd’hui disparu. Dans le même temps, le manque chronique de financement des services publics s’est poursuivi.

    En 2015, les protestations ont de nouveau éclaté lorsque Kabila a annoncé qu’il se représenterait, bien qu’il ait dépassé la limite de mandats fixée par la Constitution. Les manifestants, pour la plupart des jeunes, sont retournés dans les rues, inspirés par le rôle des jeunes dans le mouvement du Balais Citoyen qui avait évincé Blaise Compaoré du pouvoir en 2014 au Burkina Faso. La police et l’armée ont utilisé des balles réelles, tuant 42 personnes et en arrêtant des centaines. Le gouvernement a coupé internet et bloqué les SMS pour contenir le mouvement, mais les manifestations se sont étendues à l’est du Congo, à Goma et à Bukavu. Le gouvernement, voyant l’ampleur du mouvement, a déclaré les mouvements de jeunesse illégaux, a déclaré ses dirigeants terroristes, les a traqués, kidnappés et emprisonnés. Beaucoup se sont exilés ou se sont cachés dans des villes isolées. Un charnier a été découvert en dehors de Kinshasa.

    Cependant, les protestations ont forcé le gouvernement à battre en retraite. Le Sénat a amendé le projet de loi visant à accorder à Kabila un troisième mandat, lui permettant de rester en fonction jusqu’à ce que le recensement national ajoute des électeurs plus jeunes. Les partis d’opposition ont annulé les manifestations, mais les jeunes sont restés mobilisés pour exiger la démission de Kabila.

    Kabila est resté au pouvoir pendant deux ans encore, en attendant prétendument le recensement, tandis que le mouvement en faveur de son renvoi se poursuivait. “Villes mortes” était le slogan principal de l’opposition lors de la grève générale organisée en août 2016. Les rues des grandes villes du Congo se sont vidées, les travailleurs et les employeurs restant chez eux.

    Les manifestants ont arrêté la circulation à Goma tandis qu’à Kinshasa ils ont érigé des barricades près du siège de l’UDPS après que la police les ait attaqués. La violence policière s’est intensifiée en septembre avec 53 tués, 127 blessés et 368 personnes arrêtées selon l’ONU.

    Les discours de 2016 d’Étienne Tshisekedi n’ont pas suscité le même engouement qu’en 2011. Il a appelé ses partisans à avoir foi dans le processus électoral, à croire en la constitution et à avoir confiance dans les négociations avec Kabila. Il n’a délibérément pas appelé à un mouvement de masse pour agir. En conséquence, l’UDPS n’est pas descendue dans la rue comme auparavant, mais les protestations des jeunes ont continué. Lorsque les élections ont finalement eu lieu à la fin de 2018, au moins 320 personnes avaient été tuées et 3.500 blessées à Kinshasa après trois ans de protestations.

    Félix Tshisekedi – un nouveau départ pour une vieille situation

    Les élections congolaises ont finalement eu lieu en décembre 2018, mais une fois de plus, elles se sont enlisées dans la controverse. En apparence, Félix Tshisekedi, le fils d’Étienne, a assumé la présidence dans le cadre du très attendu “premier transfert pacifique depuis l’indépendance”. Félix Tshisekedi a suscité de grands espoirs après 18 ans de Kabila, en s’engageant à poursuivre la “réconciliation nationale” et à lutter contre la corruption et la pauvreté. Il a fait libérer certains prisonniers politiques et a lancé son “Programme des 100 jours”, doté de 304 millions de dollars, qui visait à développer les routes, la santé, l’éducation, le logement, l’énergie (eau et électricité), l’emploi, les transports et l’agriculture.

    L’efficacité de ces programmes sera limitée si les richesses minières de la RDC ne sont pas nationalisées et utilisées au profit des paysans et de la classe ouvrière du pays. Dans les dernières années du pouvoir de Kabila, les multinationales ont fait campagne contre les propositions du gouvernement d’augmenter légèrement les impôts sur les entreprises. Après des menaces de réduction des investissements, le gouvernement a fait marche arrière et a accepté une part de 10 % dans les nouveaux projets, contre les 30 % proposés. La taxe sur les mines d’or a été bloquée à 6 %. A moins que Tshisekedi ne morde les mains qui le nourrissent, le gouvernement du Congo reste aux mains des multinationales minières.

    Les résultats des élections de 2018 ont également été fortement contestés. Tant les observateurs internationaux que l’Église catholique congolaise, qui a envoyé 40.000 observateurs, soutiennent que le pro-occidental et ancien dirigeant d’ExxonMobil Martin Fayulu est sorti vainqueur. Fayulu a probablement été le vainqueur ; mais il ne représentait guère une alternative pour le peuple congolais, étant un ami proche de certains des hommes les plus riches du Congo. L’annonce des résultats électoraux a coïncidé avec un renforcement des forces de sécurité dans les villes, une interruption du service internet pour contenir les mobilisations de protestation et des affrontements avec les forces de sécurité. Des troubles sporadiques ont fait 34 morts, 59 blessés et 241 “arrestations arbitraires” dans la semaine qui a suivi l’annonce, selon le bureau des droits de l’homme des Nations unies.

    L’État n’est pas un arbitre neutre, servant les besoins de la classe dirigeante. La Cour constitutionnelle a confirmé la victoire de Tshisekedi, permettant à Kabila de rester dans le coin. Tshisekedi a conclu un accord de partage du pouvoir avec Kabila, qui n’est plus président, mais tient toujours les rênes de nombreux secteurs clés depuis son poste de “sénateur à vie”. Kabila a refusé d’exclure une nouvelle candidature à la présidence en 2023, lorsqu’il ne sera plus limité par le nombre de mandats. Pendant ses 18 années au pouvoir, Kabila a installé ses loyalistes dans toute la bureaucratie fédérale, et sa coalition au pouvoir a remporté une majorité parlementaire retentissante, 342 des 485 sièges. Il n’est donc pas surprenant que Tshisekedi ait finalement annoncé un gouvernement de coalition, avec 23 membres de l’UDPS et 42 membres de la coalition du Front commun pour le Congo (FCC) de Kabila, sept mois après son investiture.

    La coalition UDPS-FCC au pouvoir a déjà été frappée par un scandale de corruption très médiatisé, à la veille des célébrations de la fête de l’indépendance. Le chef de cabinet présidentiel Vital Kamerhe a récemment été condamné à 20 ans de prison pour avoir détourné 49 millions de dollars destinés au logement social dans le cadre du programme de construction de 100 jours. Kamerhe a soutenu Tshisekedi dans sa campagne électorale réussie de 2018 en échange du soutien de Tshisekedi lors de la prochaine élection en 2023. En conséquence, son arrestation et sa condamnation ont provoqué une onde de choc dans tout le Congo, alimentant les spéculations selon lesquelles l’affaire est politiquement motivée pour l’empêcher de défier Tshisekedi en 2023. Au début du mois, le ministre de la justice a révélé que l’ancien président de la Cour suprême, qui était censé être mort d’une crise cardiaque le mois dernier, avait en fait été assassiné. En conséquence, à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance, les choses continuent de se dérouler comme d’habitude dans les cercles dirigeants de la RDC.

    L’Est du Congo et la MONUSCO

    La MONUSCO est la mission de “maintien de la paix” des Nations unies, forte de 20.000 hommes, active dans l’est du Congo depuis 1999, avec un budget d’un milliard de dollars par an. D’abord déployée dans le contexte de la deuxième guerre du Congo, la mission s’est concentrée sur la dispersion des FDLR et a depuis lors entrepris d’engager d’autres groupes rebelles opérant au Congo. On estime que 160 groupes rebelles, avec un total de plus de 20.000 combattants, opèrent dans la seule province du Nord-Kivu, contrôlant les principales mines d’or et de cobalt.

    La MONUSCO est controversée depuis le début, les soldats de l’ONU apportant un soutien important aux soldats du gouvernement congolais, accusés de viols et de meurtres à grande échelle (les mêmes crimes que ceux commis par les rebelles FDLR). Les soldats de la MONUSCO ont eux-mêmes été fréquemment accusés d’avoir agressé sexuellement des civils, sans pour autant empêcher l’exploitation des mineurs par les multinationales ou protéger efficacement les civils des attaques des rebelles.

    En 2013, le groupe rebelle M23 a pris la capitale provinciale du Nord-Kivu, Goma, discréditant ainsi la mission de l’ONU. L’ONU a réagi en autorisant ses soldats à tirer les premiers, ce qui constitue une rupture avec les règles traditionnelles de maintien de la paix de l’ONU.

    La victoire sur les forces rebelles est restée insaisissable, car les rebelles contrôlent des régions très lucratives et riches en ressources. En outre, plusieurs groupes rebelles bénéficient du soutien actif du Rwanda de Kagame et de l’Ouganda de Museveni, qui ne sont pas soumis à la pression internationale pour qu’ils renoncent, car ils sont des alliés occidentaux dans la guerre contre le terrorisme. Il y a également un nombre important de réfugiés rwandais toujours dans l’est du Congo, dont certains sont des criminels de guerre, ce qui complique encore les tensions ethniques, les ressources et les terres dans l’est du pays. Enfin, l’incapacité du gouvernement et de la MONUSCO à protéger les civils ainsi que l’absence de responsabilité pour les crimes commis par les forces gouvernementales encouragent, de manière compréhensible, les habitants de l’est du Congo à former leurs propres groupes armés.

    Depuis l’automne 2019, la violence a de nouveau augmenté dans l’est du pays, les groupes rebelles attaquant les civils en représailles à une nouvelle offensive gouvernementale. À Beni, des frustrations ont éclaté à propos de l’incapacité des Nations unies à protéger les civils massacrés par les forces rebelles. Les manifestants ont attaqué un complexe de l’ONU après que des soldats de l’ONU aient tué deux manifestants. Cette manifestation s’est accompagnée d’une semaine de fermeture d’entreprises et de manifestations de solidarité à Goma.

    En 2020, la violence s’est encore aggravée et n’a jusqu’à présent bénéficié d’aucune couverture médiatique. Les attaques des rebelles, notamment les meurtres et les viols de masse, ralentissent les interventions des travailleurs humanitaires et du gouvernement contre le virus Ebola et le COVID-19 dans la région. En Ituri, au Nord-Kivu et au Sud-Kivu, plus de 1.300 personnes ont été tuées et plus de 500.000 personnes ont été déplacées au cours des huit derniers mois par les massacres de la population civile perpétrés par les rebelles. L’armée a exercé des représailles contre les rebelles, mais les soldats continuent de tuer et d’agresser sexuellement des civils de façon régulière. Ces actions empêchent toute forme de confiance entre le peuple congolais et les représentants de l’État, tant sur le plan sécuritaire que politique.

    Quelle issue ?

    Malgré son histoire tumultueuse de colonialisme et de néocolonialisme, le Congo n’est pas dans une situation désespérée. La solution à la pauvreté, à la guerre et à l’impérialisme réside dans le peuple congolais, et non dans le gouvernement actuel, ses alliés internationaux ou l’ONU. Les troubles du peuple congolais ne cesseront pas tant que le pays sera géré sur la base de politiques néolibérales et anti-pauvres, telles que dictées par le FMI/Banque mondiale, et tant que les énormes richesses minérales du Congo seront pillées par les multinationales et les troupes rebelles.

    Les organisations de travailleurs sont faibles en RDC en raison des années de guerre et de dictature. Pourtant, ce n’est qu’en construisant des organisations indépendantes de travailleurs et de pauvres que l’on pourra briser l’emprise des pillards et des impérialistes locaux. La campagne soutenue pour la démission de Kabila et la grève générale “villes mortes” montrent la puissance émergente de la classe ouvrière congolaise. Ce genre de mouvements permet de tirer des leçons sur la manière d’élargir les protestations et les mouvements de grève, sur la manière de lier les questions sociales, les questions de sécurité et les questions démocratiques, sur la manière de s’organiser démocratiquement et sur la manière de lutter pour le droit de construire des syndicats indépendants et un parti des travailleurs et des opprimés.

    Une lutte socialiste est nécessaire en RDC et c’est la seule façon de briser le cycle sans fin de la pauvreté, de la corruption, de la guerre et de l’exploitation. Les droits des minorités doivent être protégés. Les travailleurs doivent s’organiser pour se défendre contre l’exploitation et pour la nationalisation des ressources naturelles et du capital sous le contrôle démocratique des travailleurs, avec le soutien des pauvres des zones rurales. Les bénéfices des richesses minières du Congo doivent être investis dans l’éducation et les soins de santé. Les dettes de la RDC doivent être abolies. Les gouvernements et les politiciens du Congo bloquent le développement, car leurs intérêts sont ceux des multinationales, et doivent être renversés. Les travailleurs du monde entier doivent être solidaires des travailleurs du Congo pour atteindre ces objectifs.

  • DOSSIER Cent ans depuis les “deux années rouges” (Biennio Rosso 1919-1920) en Italie

    S’il y a un anniversaire important qui est resté pratiquement absent du débat politique italien de ces derniers mois, c’est bien celui des deux années rouges 1919-1920. Si on pense à d’autres anniversaires récemment célébrés, comme celui du centenaire de la bataille de Caporetto, celui des cent ans depuis la fin de la Grande Guerre, ou celui du cent cinquantième anniversaire de l’unification de l’Italie, cet “oubli” parait presque inimaginable. Il est surprenant qu’il n’y a eu presque aucune activité pour commémorer cet événement central de l’histoire italienne. Il est étrange, par exemple, que les syndicats CGIL et FIOM n’y prêtent presque aucune attention. Pourquoi cet oubli?

    Dossier de Giuliano Brunetti et Massimo Amadori, Resistenze Internazionale (section italienne d’Alternative Socialiste Internationale)

    De toute évidence, le choix de ce qu’il faut célébrer et de ce qu’il ne faut pas célébrer n’est jamais un choix politiquement neutre. Chaque époque historique reconstruit son passé, sa mémoire, et le révise de manière plus ou moins inconsciente pour le rendre fonctionnelle, pour expliquer ou justifier le présent. C’est ce que l’on voit également aujourd’hui. Dans un contexte historique défini par la montée du nationalisme déguisé en “souverainisme” et par un fort affaiblissement des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, le centenaire des deux années rouges semble être un problème gênant, à évoquer qu’en passant, ou plutôt à ne pas évoquer du tout.

    Pour les mêmes raisons pour lesquelles on essaye aujourd’hui d’effacer de la mémoire les “deux années rouges” dans les écoles, les universités et dans le débat public, nous assistons aussi à une réécriture du passé qui tend à passer sous silence les crimes du fascisme et à re-proposer le cliché improbable et anti-historique commun des “bons italiens”.

    Depuis une vingtaine d’années, tout du moins en Italie, des publications révisionnistes se multiplient attaquant la résistance et assimilant les partisans aux combattants de la RSI (République Sociale Italienne), état fasciste fantoche du nord de l’Italie instauré après la capitulation du royaume d’Italie. Ces publications tentent de minimiser la responsabilité historique et morale des fascistes avec l’argument de “leur prétendu idéalisme et de leur jeune âge”. Partout, nous sommes confrontés à des publications qui oublient ou cachent les crimes du colonialisme italien, les lois raciales, l’invasion par l’Italie fasciste de l’Éthiopie, de l’Albanie, de la France, de la Grèce, de la Yougoslavie et de l’Union Soviétique. Passés sous silence sont les crimes de guerre les troupes de l’armée royale en Éthiopie, à commencer par l’utilisation de gaz contre des civils, ainsi que les raids menés par les fascistes italiens en Yougoslavie. Également balayés sous le tapis est la coresponsabilité du régime fasciste dans la déportation des juifs tant italiens que ceux qui vivaient dans les territoires soumis militairement à l’Axe.

    L’origine des deux années rouges

    Comme pour la révolution russe de 1917, la révolution hongroise de 1919 ou la révolution allemande de 1918-1919, il est impossible de comprendre les “années rouges” italiennes sans une analyse des conséquences politiques et sociales de la Première Guerre mondiale.

    En Italie, le carnage horrible causa la mort de 651 000 soldats et 589 000 civils. Le nombre total de victimes étant donc de 1 240 000, soit 3,5% de la population italienne. Un chiffre énorme qui équivaut en pourcentage au nombre de pertes enregistrées par les Empires Centraux, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie.

    Ce chiffre, énorme en soi, ne rend pas pleinement compte de la tragédie que la Grande Guerre représenta pour les masses populaires, en particulier pour les paysans et les travailleurs des régions les plus pauvres du pays. La guerre se développa dans un pays à prédominance agricole, gouverné par une monarchie obtuse, réactionnaire et impopulaire. Une monarchie qui venait juste d’être élevée au rang de monarchie nationale avec l’unification du pays moins de cinquante ans auparavant. La fin des États pontificaux et le rattachement de Rome au Royaume d’Italie n’advient qu’en 1870 à la suite du retrait de Rome des troupes françaises engagées dans la guerre franco-prussienne cette même année, une guerre qui a d’ailleurs précipita “l’assaut du ciel” que fut la Commune de Paris.

    Pour l’Italie la Première Guerre Mondiale commença en mai 1915. Bien que le pays fit d’abord formellement partie de l’Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie et Empire Ottoman), suite au “Pacte de Londres” l’Italie entra en guerre du côté de l’Entente (France, Russie et l’Angleterre). Le pacte avec l’Entente contenait la garantie que l’impérialisme italien obtiendrait sa part du butin après la fin de la guerre. Le “butin italien” consistait principalement en la région de l’Istrie et de la Dalmatie, terres dites “irrédentistes” de l’actuelle Slovénie et Croatie, qui étaient alors occupées par l’empire des Habsbourg.

    Les “radieuses journées de mai”

    Contrairement à ce qui se passa, par exemple, en Allemagne et en France, où la social-démocratie tourna le dos à la classe ouvrière et s’aligna dès les premières semaines du conflit, bien que de manière critique, avec sa bourgeoisie nationale respective, le Parti Socialiste Italien (PSI) défendit une position de neutralité et condamna le massacre en cours.

    Au sein du PSI, cependant, une tendance nationaliste et interventionniste s’était cristallisée, défendant d’abord la “neutralité active” contre le “militarisme germanique”, pour ensuite passer à l’interventionnisme. Cette tendance trouva son chef en Benito Mussolini, l’ancien rédacteur en chef de l’Avanti, le journal du parti. Ayant rompu avec le socialisme, Mussolini et d’autres membres du PSI tels que l’ancien syndicaliste et député Alceste De Ambris, unirent leurs forces avec celles des nationalistes dirigées par le poète populaire Gabriele d’Annunzio. Ensemble, ils exigèrent l’entrée de l’Italie dans la guerre. A cet effet, la fondation d’un nouveau quotidien sous la direction de Mussolini, “Il Popolo d’Italia,” joua un rôle providentielle, multipliant la propagande interventionniste. Ce quotidien fut largement financé d’abord par d’autres journaux bourgeois tels que “Corriere della Sera” et “Resto del Carlino”, puis par d’importants industriels, parmi lesquels les frères Perrone (propriétaires d’Ansaldo di Genova qui produissit 46% de l’artillerie utilisée par l’Italie durant la guerre) et enfin par les services secrets de la France et de la Grande-Bretagne.

    Un moment clé dans le développement de la campagne interventionniste fut la fondation du “Fascio d’Azione Rivoluzionaria” (Faisceaux d’Action Révolutionnaire [FAR]). Déjà fondée en 1914 par Mussolini et De Ambris, cette organisation avait comme but spécifique d’accélérer les préparatifs de l’entrée en guerre. Le programme du Fascio fut publié le 1er janvier 1915 dans “Il Popolo d’Italia” et en quelques mois, les Fasci réussirent à organiser 9000 membres. Des “Fasci d’Azione Rivoluzionaria” sont issus d’abord les “Fasci Italiani di Combattimento” (Faisceaux italiens de combat) en 1919, puis le “Partito Nazionale Fascista” (Parti National Fasciste) en 1921.

    Malgré les intentions des industriels, de la monarchie et de l’armée d’obtenir l’entrée de l’Italie en guerre, il fallait encore convaincre la classe ouvrière. Une grande majorité du prolétariat y était hostile ou du moins peu convaincue. Ainsi arrivèrent ce qui est entré dans l’histoire comme les “radieuses journées de mai”, jours qui n’étaient rayonnants, comme cela était évident à l’époque, que pour les bellicistes et les industriels de l’acier. Durant les jours de mai on vit un contraste clair entre deux fronts qui s’affrontèrent à maintes reprises sur les places en y laissant des morts et des blessés; d’une part, il y avait les travailleurs et les classes populaires, principalement des socialistes, qui étaient pour la neutralité, de l’autre part les fils des couches aisées, les renégats socialistes, les nationalistes et les intellectuels futuristes qui voulaient la guerre pour les raisons les plus diverses: certains par ennui, certains par nationalisme, certains parce qu’ils avaient des intérêts matériels en jeu. En mai 1915, ce deuxième parti l’emporta sur le mouvement pacifiste.

    C’est ainsi que pendant que la monarchie et l’état-major se réjouissaient de leurs plans de conquête, des millions d’hommes, commandés principalement par des officiers piémontais, qui souvent ne parlaient pas et ne comprenaient pas les dialectes parlés par les soldats paysans, furent contraints de mener une guerre qu’ils ne voulaient pas et ne comprenaient pas.

    Mal entraînés et mal équipés, ils furent utilisés comme chair à canon par l’état-major savoyards aux cris de “Avanti Savoia” (“En avant Savoia!” Savoia étant le nom de la famille royale). Le commandement de l’armée força des millions d’hommes à se lancer dans des offensives absurdes sur des positions austro-hongroises, qui étaient en fait défendues par des Serbes, des Croates, des Slovènes et des Roumains. Ainsi douze batailles de l’Isonzo furent menées entre juin 1915 et novembre 1917.

    Division d’après-guerre

    Formellement victorieuse dans le conflit, l’Italie en 1918 était un pays for appauvri, saigné à blanc et divisé. L’esprit patriotique qui avaient traversé le pays lors du traumatisme de la défaite de Caporetto et après la victoire finale obtenue dans la bataille de Vittorio Veneto se dissipa et l’ivresse nationaliste fit place à autre chose. Des millions d’hommes commencèrent à manifester un fort sentiment de rancune, sinon de une véritable haine envers les généraux et les classes dirigeantes qui avaient littéralement joué à la roulette avec leurs vies.

    Quiconque avait combattu dans les tranchées se souvenait du harcèlement subi de la part des officiers, des fusillades des Carabinieri détestés et des châtiments exemplaires. Il se souvenait du sort des nombreuses personnes tuées en représailles ou pour maintenir “l’ordre et la discipline” dans les tranchées. Ils se souvenait du sort du jeune canonnier Alessandro Ruffini qui d’abord matraqué fut ensuite sommairement fusillé par ordre du général Graziani pour ne pas lui avoir sorti son cigare de la bouche lors d’un salut. Après la guerre, après l’exaltation nationaliste et la peur de l’invasion, des millions d’hommes rentrèrent ainsi chez eux, à leurs champs et à leurs usines, emportant avec eux les sentiments de haine et de brutalité que l’état-major leurs avaient si habilement évoqués.

    D’un point de vue social, l’Italie de l’après-guerre était un pays profondément meurtri et appauvri. Toujours fortement agraire, le pays dû faire face à un effondrement de la production agricole en raison de la réduction du nombre de paysans, dont beaucoup avaient péri au front, et du maintien des grandes propriétés foncières. Par rapport à 1914, année où la production de blé avait atteint 52 millions de quintaux, l’Italie produisait à peine 28 millions de quintaux en 1920.

    Comme si cela ne suffisait pas, l’inflation avait atteint des niveaux très élevés alors que les salaires étaient restés les mêmes. Ceci rendit la vie impossible pour des millions d’italiens. En 1918, les salaires ne représentaient plus que 64,6% de ce qu’ils avaient représenté en 1913. En même temps, les grands capitalistes et les groupes industriels qui, comme Ansaldo, Breda ou Fiat, s’étaient enrichis au-delà de toutes limites avec les profits provenant des contrats militaires, continuaient de dicter l’agenda politique du gouvernement.

    La guerre terminée, le mécontentement grandi dans toute la classe ouvrière, laquelle retourna au travail dans des conditions très difficiles et avec des salaires de famine. De même pour la classe paysanne à laquelle on avait promit des terres pendant la guerre, mais qui dû retourner travailler comme métayers ou journaliers sous les mêmes grands propriétaires terriens qu’auparavant.

    Une situation explosive se développe

    Au mécontentement des ouvriers et des paysans s’ajoutait celui des ex-combattants; simples soldats, mais surtout sous-officiers et officiers incapables de se réinsérer dans la vie civile, ceux-ci regardaient avec une terreur mêlée de haine les paysans et travailleurs socialistes qui avaient été pacifistes pendant le carnage impérialiste et lesquels ils avaient affronté pendant les “radieuses journéés de mai”. L’opposition entre ouvriers socialistes et anarchistes d’une part et ex-combattants et ex-interventionnistes de l’autre éclata en affrontements violents à Milan dès le 15 avril 1919. A cette occasion, arditi (ex-combattants ayant appartenu à un corps d’élite), futuristes et fascistes de la première heure agissant ensemble attaquèrent le siège de “l’Avanti,” le journal du PSI.

    La situation générale était donc explosive. Le résultat fut un mouvement de masse vaste et complexe qui commença au printemps 1919 et se termina en septembre 1920 avec la fin des occupations de certaines grandes usines parmi les plus importantes du nord de l’Italie.

    Grèves et occupations

    Les “deux années rouges” fut une période très radicale qui vit de nombreuses grèves et actions de lutte et qui, tout en se concentrant surtout dans le centre-nord, impliqua toute la péninsule italienne: du Piémont à la Sicile. Les travailleurs et les ouvriers agricoles exigèrent des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail. Les revendciations politiques générales s’ajoutèrent rapidement à celles d’ordre purement économiques. Ils commencèrent à revendiquer la possession de la terre. Les nouvelles de Russie, où les paysans avaient pris possession de la terre grâce à la révolution, eut un impact majeur. Les “deux années rouges” virent naître en Italie un mouvement révolutionnaire directement inspiré de la révolution russe d’octobre 1917. “Faire comme en Russie” devint la devise de la partie la plus avancée du mouvement ouvrier italien. En fait, dès 1917, il y avait déjà eu des épisodes de semi-insurrection organisés dans le nord et dans le sud du pays en solidarité avec l’expérience bolchevique. Ces mouvements prirent la forme d’occupations temporaires des terres, une méthode d’action qui s’intensifia et généralisa deux ans plus tard. L’occupation des terres toucha principalement l’Émilie-Romagne, la Vénétie et le Latium, mais le sud du pays lui aussi vit d’importantes luttes d’ouvriers agricoles menées afin d’occuper les terres non cultivées.

    Des formations d’anciens combattants prirent part eu aussi aux occupations des terres occupant des grands domaines agricoles dans les Pouilles, la Calabre et la Sicile.

    À Turin, les travailleurs occupèrent les usines FIAT, fleuron du capitalisme italien. Des conseils d’usines furent formés dans les usines occupées, conseils élus démocratiquement par les travailleurs eux-mêmes. Le modèle de référence était les soviets russes. Les travailleurs exigèrent de contrôle de la production. Dans les usines occupées, des détachements armés de travailleurs se formèrent, les soi-disant “gardes rouges.” Ces détachements devaient défendre les occupations de l’armée et des escouades fascistes. Elles étaient prêtes pour l’insurrection. Le marxiste Antonio Gramsci joua un rôle de premier plan dans le mouvement des conseils ouvriers de Turin. Dans le journal “Ordine Nuovo” il lança à plusieurs reprises l’appel qu’il fallait étendre ce réseau de conseils d’usine, puisque ces conseils représentait les éléments embryonnaires du double pouvoir.

    Contradictions au sein du PSI

    Sur le plan politique, le front ouvrier et paysan était représenté par le PSI, au sein duquel se retrouvaient à la fois une aile droite et une aile révolutionnaire. Le PSI fut poussé vers la gauche dans l’immédiat après-guerre. Ce déplacement significatif du centre de gravité politique du PSI fut déterminé d’une part par l’issue victorieuse de la révolution russe et d’autre part par le poids croissant de la base socialiste qui, radicalisée par le contexte de l’après-guerre, cherchait des solutions pour rompre avec le capitalisme.

    Cette radicalisation s’exprima par une croissance spectaculaire du PSI lequel passa de 24,000 membres en 1918 à plus de 200,000 en 1920. Les organisations syndicales connurent un développement parallèle: la confédération CGdL (précurseur de l’actuel CDIL) pouvait compter sur près de deux millions de membres, tandis que “l’Unione Sindacale Italiana,” le syndicat anarchiste, organisa pas moins de 800,000 travailleurs.

    Lors du 16e congrès qui fut tenu à Bologne du 5 au 8 octobre 1919, le PSI approuva à la majorité les thèses de l’aile maximaliste du Parti (maximaliste car il défendit le programme maximum). Cette aile maximaliste était dirigé par Serrati. Ainsi le PSI décida de rejoindre la Troisième Internationale, le Komintern. De leur côté, les minimalistes de Turati subirent une défaite retentissante.

    Cependant, comme l’a expliqué Gramsci, l’adhésion à la Troisième Internationale fut réalisée sans une réelle compréhension politique de ses implications. La direction du parti continua à être marquée par une tendance prête à faire des concessions politiques de tout genre afin de maintenir l’unité du parti avec les réformistes. Au sein du PSI, une aile ouvertement communiste vit également le jour en 1919. Cette aile, suivant les instructions de Lénine, poussa à expulser du parti les réformistes de Turati. La tendance marxiste révolutionnaire du PSI était regroupée autour d’Antonio Gramsci. Celui-ci fonda son journal “L’Ordine Nuovo” à Turin en 1919 et joua un rôle fondamental dans l’occupation des usines. Toutefois, dans le sud de l’Italie, ce fut Amedeo Bordiga qui dirigea l’aile révolutionnaire du parti, regroupée autour de l’hebdomadaire “Il Soviet”. Les “centristes” de Serrati partageaient les positions révolutionnaires de Gramsci et de Bordiga, mais ne voulant pas expulser les réformistes du parti, ils restèrent ainsi les otages de Turati et furent incapables de développer une stratégie révolutionnaire.

    Aux élections de novembre 1919, le PSI devint le premier parti du pays, obtenant 32,4% des suffrages. Le succès électoral des socialistes fut directement lié à la radicalisation du mouvement ouvrier et paysan pendant les “deux années rouges”. En fait, rien qu’en 1919, il y eu plus de 1800 grèves impliquant plus de 1,5 million de grévistes.

    Conflit de classe ouvert

    En 1920, il y eu plus de 2000 grèves auquel prirent part environ 2,5 millions de personnes. Le mouvement révolutionnaire atteignit son point culminant en septembre 1920, lorsque la majorité des usines métallurgiques du nord de l’Italie furent occupées par des travailleurs. Environ un demi-million de personnes furent impliquées dans l’occupation. En même temps, durant l’année 1920, le camp patronal s’organisa lui aussi. D’une part, la Confédération Générale de l’Agriculture vit le jour, organisation regroupant agriculteurs et propriétaires terriens. D’autre part, la Confindustria, constituée de 11,000 industriels, se dota pour la première fois d’une structure et d’une organisation nationale.

    En juin 1920 les tireurs d’élite du régiment des Bersaglieri à Ancône se révoltèrent. Tout commença par la mutinerie de quelques soldats contre leurs officiers au sein d’un régiment d’assaut qui devait être embarquer pour l’Albanie. Comme à Trieste le 11 juin, la raison du soulèvement fut le refus de s’embarquer pour l’Albanie, où une occupation militaire par des troupes italiennes était en cours. Depuis Ancône, la révolte se propageât à travers les Marches en Ombrie et jusqu’a Rome. Là les cheminots déclenchèrent une grève pour empêcher l’armée royale d’intervenir. Toutefois la révolte fini par être réprimée par la marine, qui intervint en bombardant Ancône.

    Le point culminant des deux années rouges commença en mars 1920 à Turin. La grève du 29 mars 1920 s’étendit en effet à tout les ateliers métallurgiques de Turin et impliquât 1,2 million travailleurs. Les industriels y répondirent par le lock-out et exigèrent la dissolution des conseils d’usine. Néanmoins, en septembre 1920, toutes les entreprises métallurgiques du nord du pays étaient occupées. Le nombre de travailleurs impliqués dans l’occupation dépassa un demi-million. Dans les usines occupées et autogérées, où la production se poursuivit, des comités furent créés pour gérer la production, les fournitures et les contacts avec d’autres usines en lutte. Durant le mois suivant, la grève se généralisa et s’étendit aux secteurs de la chimie, de l’imprimerie et de la construction. De plus, la grève franchit les frontières du Piémont avec des grèves de solidarité organisées par les travailleurs de Florence, Livourne, Bologne et Gênes.

    Pour répondre à la menace de la révolution et mettre fin au mouvement d’occupation, le chef du gouvernement Giolitti envoya environ 50,000 soldats à Turin. Isolés, sans chefs, sans armes et menacés, les travailleurs de Turin se rendirent et quittèrent les usines qu’ils avaient occupé.

    Le mouvement révolutionnaire de Turin resta isolé et ne put continuer. Le 19 septembre 1920, la CGdL approuva un accord avec la Confindustria. Cet accord prévoyait des augmentations de salaire et d’autres améliorations de la condition des travailleurs, mais prévoyait également l’évacuation des usines occupées par les travailleurs. Les dirigeants du PSI et du syndicat finirent par capituler et le mouvement révolutionnaire fut vaincu. Le mouvement ouvrier italien ne se remis jamais de cette défaite: à partir de ce moment se furent les patrons qui prirent l’initiative, finançant les forces réactionnaires, en particulier les fascistes du PNF, pour vaincre la classe ouvrière qui venait de fournir un exemple extraordinaire d’autogestion et de discipline révolutionnaire.

    Échec de la direction ouvrière

    L’une des raisons pour la défaite du mouvement ouvrier fut l’incapacité des dirigeants politiques et syndicaux à l’étendre et à le renforcer. Dominé comme il l’était par des contradictions internes entre son aile maximaliste et minimaliste, le PSI n’était pas en mesure de proposer une politique crédible et concrète. En d’autres termes, dans les journaux, dans les discours, au parlement, il défendait une perspective révolutionnaire, mais en réalité il poursuivait une politique réformiste qui se concentrait uniquement sur des réformes pour la classe ouvrière et regardait avec inquiétude le développement d’un mouvement révolutionnaire radical qui menaçait de remettre en cause sa position et sa place à la table des négociations avec le gouvernement et les industriels.

    Le PSI appliqua une politique “centriste” dans le sens où sa phraséologie révolutionnaire était accompagnée d’une politique réformiste et de collaboration de classe. Au-delà d’une phraséologie révolutionnaire grandiloquente qui suscita d’abord des attentes puis de grandes frustrations auprès des masses, le PSI ne pu jouer un rôle de premier plan et s’orienter vers des secteurs, comme par exemple celui des ex-combattants, qui s’étaient radicalisés autour de la question des terres et des salaires dans la période précédente. À part cela, il faut tenir compte de l’incapacité du parti de Serrati à engager ouvertement un dialogue avec les masses paysannes du sud de l’Italie, laissées sans direction politique, sans liens et sans contact avec le mouvement révolutionnaire des usines du nord.

    Le confédération syndicale CGdL, pour sa part, ne bougeât du doigt pour généraliser les grèves et apporter aux grévistes la solidarité active qui se développait dans de nombreuses régions italiennes.

    La bourgeoise utilise les fascistes

    Pendant ces mois mouvementés, la bourgeoisie italienne craignait sérieusement de perdre son pouvoir. Si cela ne s’est pas produit, c’est à cause du manque de préparation et de la docilité des dirigeants de la classe ouvrière.

    Les élections municipales de 1920 furent un succès relatif pour le PSI, lequel remporta, entre autres, la majorité des conseils en Émilie-Romagne et en Toscane. Dans ces régions agraires les propriétaires fonciers commencèrent à mobiliser les forces de réaction, des jeunes éléments déclassés à la recherche “d’action.” Cela eu comme résultat le renforcement des forces fascistes du PNF.

    À partir de 1920, des groupes fascistes, soutenu par des propriétaires fonciers et des industriels, commencèrent à attaquer les sièges des syndicats et des partis de gauche, ainsi qu’à agresser et assassiner les travailleurs et les ouvriers agricoles en grève, les syndicalistes et les militants socialistes et communistes.

    Les propriétaires fonciers mirent à leur disposition des fonds et des moyens matériels, entre autres les camions avec lesquels les escouades fascistes furent envoyés aux municipalités socialistes pour de brèves attaques contre les maisons du peuple et les ligues paysannes. Leurs raids se terminèrent souvent par le meurtre de dirigeants socialistes, ce qui avaient pour effet de terroriser les paysans et les simples travailleurs.

    De leur côté, les forces de la bourgeoisie libérale s’efforcèrent de construire, lors des élections susmentionnées, des “blocs nationaux” de toutes les forces hostiles au socialisme. Légitimant ainsi le PNF, ils préparèrent les conditions institutionnelles, notamment le soutien de la monarchie et de la majorité du parti populaire, à la “marche sur Rome”, le coup d’état du 28 octobre 1922.

    Les fascistes avaient le soutien financier du grand capital, mais leur base sociale restait avant tout constituée de la classe moyenne, la petite bourgeoisie appauvrie par la crise économique et déçue par les résultats des deux années rouges.

    Le Parti Communiste Italien (PCI) fut enfin né en Janvier 1921, suite à la scission de l’aile révolutionnaire du PSI dirigée par Gramsci et Bordiga. Le PCI, la section italienne de l’Internationale communiste, vit le jour alors que la puissante vague du mouvement de classe s’était déjà échouée, à une époque où le mouvement ouvrier italien était gravement affaibli et où le fascisme se préparait à prendre le pouvoir.

    Les travailleurs combattent les fascistes

    Malgré la défaite brûlante du mouvement ouvrier italien, les fascistes rencontrèrent beaucoup de résistance parmi les militants de gauche, qui s’opposèrent souvent à la violence des escadrons de manière organisée les armes à la main. Au cours des “deux années noires” (Biennio Nero, 1921-1922), la nécessité de se défendre contre les attaques des fascistes, qui attaquaient continuellement les militants du mouvement ouvrier et de gauche, les syndicats et les maisons du peuple, se fit évidente. Initialement, la réponse des antifascistes était désorganisée et inadéquate. Toutefois, durant l’été 1921, l’anarchiste Argo Secondari, ancien soldat de la Première Guerre Mondiale, fonda les “Arditi del Popolo”, des équipes armées composées principalement d’ouvriers et d’anciens soldats chargés de défendre le mouvement ouvrier les escadrons fascistes. Ce fut un véritable front unique des forces de la gauche né spontanément et principalement composé de militants socialistes, communistes et anarchistes.

    Mis à part l’anarchiste Secondari, l’un des plus important organisateurs de ce mouvement antifasciste était le révolutionnaire socialiste de Parme, Guido Picelli. Des années plus tard celui-ci allait rejoindre les forces républicaines pendant la guerre civile espagnole. La naissance des “Arditi del Popolo” fut accueillie avec enthousiasme par Lénine dans les pages de la Pravda. Cette formation paramilitaire su tenir tête aux escadrons fascistes jusqu’à la marche sur Rome; chaque fois que les fascistes attaquèrent un siège syndical, une coopérative, une maison du peuple, une grève des travailleurs, etc., les “Arditi del Popolo” défendirent les camarades les armes à la main. Il y a eu des morts des deux côtés. Il n’était pas rare que se soit les fascistes qui soient contraint de fuir devant les Arditi.

    Fin juillet 1922, les syndicats et les partis de gauche appelèrent à faire la grève dans toute l’Italie contre le fascisme et contre la complicité de l’état et de la police avec les violences de ceux-ci. À Parme cette grève fut particulièrement suivie et ressentie. Comme le gouvernement se montra trop timide à réprimer la grève, ce furent les fascistes qui s’organisèrent pour la briser violemment. Environ 10,000 fascistes sous le commandement d’Italo Balbo se rendirent à Parme pour donner une leçon aux travailleurs. Les “Arditi del Popolo,” commandés entre autre par le légendaire Guido Picelli, organisèrent la défense de la ville de manière magistrale. Les fascistes furent contraint à se retirer après quelques jours ayant subi de lourdes pertes.

    Les “Arditi del Popolo” démontrèrent par les faits que, malgré la défaite des “deux années rouges”, il était toujours possible de s’opposer au fascisme. Des dizaines de milliers de travailleurs étaient prêts à se défendre contre les fascistes les armes à la main. Malheureusement, ces équipes d’autodéfense étaient opposées par le parti communiste (PCI), dont la direction adopta une position ultra-gauche et sectaire, rejetant tout front unique antifasciste avec les autres forces de gauche. Lénine conseilla au PCI de soutenir activement les “Arditi del Popolo”, mais malheureusement Bordiga était d’un avis complètement différent et les suggestions des bolcheviks restèrent lettre morte. Gramsci était plus proche des positions de Lénine et de l’Internationale Communiste, mais n’avait pas la force de défier la direction sectaire et ultra-gauche de Bordiga et dans les faits s’adapta à celle-ci. Malgré cela, de nombreux travailleurs communistes participèrent activement aux équipes de défense antifasciste, aux côtés de militants socialistes et anarchistes. En raison du sectarisme du PCI et de l’opportunisme du PSI, les “Arditi del Popolo” ne surent résister à la violence fasciste et finalement la marche sur Rome devint inévitable.

    Des leçons pour aujourd’hui

    La montée du fascisme est avant tout le résultat de l’échec des “deux années rouges” et des erreurs de la gauche: d’abord l’opportunisme du PSI et des syndicats, puis l’ultra-gauchisme du PCI. La gauche d’aujourd’hui peut apprendre beaucoup de cette histoire; si le mouvement ouvrier n’est pas en mesure de proposer sa solution à la crise du capitalisme et d’entamer une lutte pour la conquête du pouvoir en attirant la petite bourgeoisie vers elle, celle-ci aura tendance à se positionner à droite, faisant preuve d’hostilité envers les classes ouvrières dans lesquelles il ne se reconnaît pas socialement.

    Dans les années 1920, le fascisme sut exploiter la colère et la frustration de la classe moyenne pour l’utiliser contre les travailleurs et le mouvement socialiste, au profit du grand capital. Aujourd’hui, il n’y a aucun risque en Italie du retour au pouvoir du fascisme, ne serait-ce que parce que nous n’avons pas connus une période comparable aux “deux années rouges” et qu’il n’y a en conséquence, pour le moment, pas de classe ouvrière à atomiser. Cependant, même aujourd’hui, nous assistons à une dangereuse descente de vastes secteurs de la classe moyenne vers la pauvreté absolue. Cette descente se produit dans un contexte de stagnation des luttes et d’absence totale de référence politique générale pour la classe ouvrière. Dans ce contexte, il ne peut être exclu que la radicalisation de la petite bourgeoisie, résultat de sa condition sociale, s’exprime à droite avec la recherche de solutions radicales. Pour éviter ce scénario, les forces du mouvement ouvrier doivent immédiatement offrir une alternative socialiste cohérente et claire aux catastrophes que le capitalisme crée et n’est pas en mesure de résoudre.

  • Congo : une histoire de pillage capitaliste

    Depuis 1997, les guerres ont fait six millions de morts au Congo, où l’espérance de vie est de 46 ans. Pourtant, cette horrible situation ne reçoit que peu d’attention de la part des médias occidentaux. Dans cet article initialement publié en anglais en 2013, PER-ÅKE WESTERLUND (Alternative socialsite internationale) passe en revue le livre « Congo. Une histoire » de David Van Reybrouck, un ouvrage qui pose de bonnes bases pour une meilleure compréhension de ce conflit.

    Introduction, par Eric Byl

    Per-Ake Westerlund a écrit une excellente critique du livre “Congo, une histoire” de David Van Reybrouck. Le titre – “Une histoire de pillage colonial et capitaliste” – est correct. Le livre contient suffisamment d’interviews, de faits et de chiffres pour le justifier. Rien que pour cela, le livre vaut la peine d’être lu. Mais nous voulons attirer l’attention sur un certain nombre de conclusions décevantes tirées dans celui-ci. Ces conclusions ont suscité une certaine controverse au moment de la publication de ce livre au début de l’année 2010.

    David Van Reybrouck est un bon écrivain. Il a remporté plusieurs prix littéraires avec son livre “Congo, une histoire”. Les médias ont salué l’ouvrage comme un chef-d’œuvre, un magnus opum historique. L’année de sa publication, le livre a immédiatement absorbé la plupart des subventions de traduction disponibles auprès du gouvernement flamand. Dans une interview, Van Reybrouck a admis que le livre contient des erreurs factuelles, mais il décrit son oeuvre comme une “cathédrale”. “Une fois que vous avez construit cela, vous ne vous souciez pas d’un petit chien qui urine contre le mur”, ajoute-t-il un peu irrité. Il avait initialement espéré en vendre 10.000 exemplaires, mais en septembre 2012, l’édition néerlandaise à elle seule s’était écoulée à un quart de million de livres. Il est difficile de ne pas être impressionné par la quantité de faits, le style fluide et l’énorme bagage culturel de l’auteur.

    Mais, comme Van Reybrouck le souligne lui-même, ce livre n’est pas “l’histoire” du Congo, au mieux “une” histoire ou plus exactement, une interprétation de celle-ci. L’histoire de Van Reybrouck n’est absolument pas l’histoire de la prétendue oeuvre civilisatrice paternaliste de ceux qui défendent ouvertement le “l’Etat indépendant du Congo” ou la colonisation belge du Congo. Il serait difficile aujourd’hui de nier l’horreur du pillage du Congo sous Léopold II, le célèbre roi belge de l’époque. Les faits de l’horreur ont été archivés et documentés, par exemple dans le livre “Les fantômes du roi Léopold” d’Adam Hochschild publié en 1998.

    À première vue, les nombreux récits, interviews et citations utilisés par Van Reybrouck semblent le confirmer. Jusqu’à ce que Van Reybrouck, dans sa conclusion, commence inopinément à apporter des nuances dans le rôle de Léopold II. Le roi de Belgique n’aurait pas prévu le traitement brutal de la population noire pour son profit personnel. Et même si ce fut un “bain de sang d’une ampleur incroyable”, il n’était pas “censé en être un”. Parler d’un génocide ou d’un holocauste”, selon Van Reybrouck, est donc “grotesque”. Pourtant, il décrit lui-même dans le livre comment des villages et des tribus entières ont été massacrés par vengeance. Il rappelle comment Leopold a demandé l’aide de l’école de médecine tropicale de Liverpool pour lutter contre la maladie du sommeil. Pour Van Reybrouck, cela “prouve que les massacres n’ont jamais été son intention”.

    Ceux qui connaissent la rhétorique classique en Belgique concernant l’État indépendant, le Congo belge et les ouvrages de référence en la matière ont inévitablement le sentiment que la vague de faits relatés par Van Reybrouck ne sert que de tremplin pour disposer de plus de crédibilité lorsqu’il s’agit de peaufiner le rôle de Léopold. Dans son “compte rendu des sources”, Van Reybrouck affirme que le livre de Hochschild “est malheureusement plus basé sur un talent pour l’indignation que sur un sens de la nuance”. Ce livre serait trop “manichéen”. Il est vrai que le nombre de décès causés par la politique du caoutchouc est surestimé dans le livre de Hochschild. Il y a eu plutôt 3 à 5 millions de morts au lieu de 10 millions. Le mauvais chiffre provient d’une extrapolation incorrecte des chiffres de Stanley. Mais sinon, Hochschild s’avère être un historien plus fiable que Van Reybrouck.

    Van Reybrouck apporte une histoire intéressante et convaincante, mais il ne parvient pas à expliquer tous les tournants importants. Dans ses quelques paragraphes traitant de la période d’acquisition de l’indépendance, Per-Ake est beaucoup plus précis que Van Reybrouck sur les problèmes fondamentaux de l’époque. Mais Per-Ake reste amical envers Van Reybrouck. Ce dernier “suggère” non seulement que la crise qui a suivi l’indépendance était liée au départ de la Belgique, mais aussi que Lumumba avait provoqué sa propre mort par “une accumulation de gaffes et d’erreurs de jugement”, comme la “gifle” au roi, l’africanisation soudaine de l’armée, l’appel à l’aide de l’ONU et plus tard de l’Union Soviétique et les activités militaires au Kasaï. Le fait que Lumumba soit une menace pour les intérêts de l’ancienne élite coloniale et qu’il fasse obstacle à la nouvelle élite noire avide de sa part du gâteau n’était pas si important pour Van Reybrouck. Le fait qu’il aurait eu besoin d’un programme socialiste et d’un parti capable de mettre en œuvre un tel programme pour répondre aux demandes sociales, économiques et démocratiques de la population du Congo, serait considéré par Van Reybrouck comme des éléments dépassés. Au contraire, dit Van Reybrouck dans une interview avec Colette Braeckman du quotidien Le Soir, la tragédie du Congo est celle d’un idéalisme impatient, de tentatives d’accomplir de grands changements du jour au lendemain. Van Reybrouck se considère comme ayant un point de vue pragmatique plus critique.

    Malgré la publication du livre révélateur “L’assassinat de Lumumba” par Ludo De Witte en 1999, Van Reybrouck affirme que la Belgique n’était pas impliquée dans le complot pour la sécession de Katanga et que le meurtre de Lumumba était la décision exclusive des autorités du Katanga. Dans une réaction au livre de Van Reybrouck, Ludo De Witte dit qu’il est “bien composé, mais pas selon la vérité”. “Van Reybrouck a écrit une histoire dans laquelle de nombreuses interventions occidentales sont massées”. La décision de démettre Lumumba de ses fonctions était un plan conjoint des autorités de Léopoldville et de “leurs conseillers belges” – Van Reybrouck ne mentionne pas, une fois de plus, le gouvernement belge. Il est difficile pour M. Van Reybrouck de le nier sans nuire totalement à sa crédibilité. Il s’attaque donc à Lumumba qui était très “ambitieux” et avait parfois “tendance à parler la langue de son public”. Selon Van Reybrouck, la position économique de Lumumba était plus proche du libéralisme que du communisme, “il comptait sur les investissements privés de l’étranger et non sur la collectivisation. C’était un nationaliste, pas un internationaliste. En tant qu’évolué, il faisait partie de la première bourgeoisie congolaise et ne connaissait pas la notion de révolution prolétarienne”.

    Van Reybrouck brasse un cocktail de demi-vérités et de catégories rigides. Dans le contexte du Congo, le terme “nationaliste” n’a pas le sens étroit que Van Reybrouck lui donne, il signifie défendre l’unité au-delà des divisions ethniques et tribales et, dans le cas de Lumumba, également le panafricanisme. Il faut voir cela au regard des tribalistes qui ne défendent que les intérêts de leur propre groupe ethnique, comme Tschombe et Kasavubu, le favori de Van Reybrouck. Les Etats-Unis craignaient que Lumumba ne finisse comme Fidel Castro, que la révolution coloniale ne le fasse passer d’une position libérale à une position communiste. Ludo De Witte explique que ce n’est pas tant le discours de Lumumba le jour de l’Indépendance, mais plutôt l’africanisation de la Force Publique qui a desserré l’emprise de l’ancienne puissance coloniale, qui a conduit à la décision des puissances occidentales, de la Belgique, de la CIA, de l’ONU et de leurs complices à Léopoldville, au Kasaï et au Katanga de faire chuter Lumumba. Le chapitre “Le nationalisme de Lumumba : une évaluation provisoire” souligne à juste titre l’évolution rapide des opinions politiques de Lumumba.

    Dans son livre, Van Reybrouck cite abondamment un “partisan acharné” de Lumumba, un certain Mario Cardoso. Il s’agit cependant de l’un des jeunes commissaires généraux nommés par Mobutu après son premier coup d’État en 1960. Il deviendra plus tard ministre de l’éducation et ministre des affaires étrangères sous Mobutu. C’est lui qui affirme que Mobutu ne voulait que rétablir l’ordre qui avait été perdu à cause des combats entre Kasavubu et Lumumba, Van Reybrouck qualifie cela de “chamailleries”. Van Reybrouck pense qu’il doit apporter des nuances dans la “glorification de Lumumba” et la “diabolisation de Mobutu”. Il ne faut pas confondre le Mobutu de la fin de son régime avec celui du début, nous enseigne Van Reybrouck. C’est peut-être une coïncidence, mais Mobutu se porte bien aux yeux de Van Reybrouck tant qu’il est un ami de l’Occident. Lorsque cette amitié n’est plus tenable pour celle-ci, Mobutu est également rejeté par Van Reybrouck.

    J’ai relu le livre “Le Dinausaure” de Colette Braeckman, un livre publié en 1992. De nombreux faits apparaissent dans les deux livres. Braeckman parvient à expliquer la logique qui sous-tend la méthode de l’ère Mobutu, tandis que Van Reybrouck ne va pas au-delà de la constatation que Mobutu, au début de sa période, n’était pas le dictateur brutal qu’il allait devenir. Le scientifique et commentateur belge Dirk Draulans indique que dans “Congo, une histoire”, on en apprend plus sur la superstar Werrason et ses liens avec une brasserie que sur le meurtre du président Laurent-Désiré Kabila. Il faut lire entre les lignes pour comprendre que le personnel bien payé de l’opération de paix de l’ONU, la MONUC, n’est pas sorti du périmètre de sécurité de ses camps. Van Reybrouck a naturellement utilisé les bonnes installations de la MONUC, mais il a aussi été immédiatement fortement influencé par l’environnement intellectuel qu’il préfère.

    « Congo, une histoire » reste un livre intéressant avec beaucoup d’informations. Le lecteur ne doit pas s’inquiéter quand il y a des tournures soudaines et difficiles à comprendre dans le livre, c’est à cause de l’auteur. L’histoire est généralement écrite par ceux qui ont gagné et ils s’assurent que leur idéologie, ou celle de la classe qu’ils représentent, devient la version officielle de l’histoire. Van Reybrouck ne brise pas ce point de vue, mais le confirme. Est-ce consciemment ou par naïveté ? Nous ne nous prononçons pas. Sous le couvert de la dénonciation de l’exploitation capitaliste, “Congo, une histoire” devient finalement l’une des meilleures excuses pour l’Etat indépendant du Congo, les autorités coloniales et leurs régimes fantoches ultérieurs.

    Congo : une histoire de pillage capitaliste

    Le Congo a eu de nombreux noms depuis la période du royaume féodal du Congo. L’État indépendant du Congo de 1885-1908 était la propriété du roi Léopold II de Belgique. Le Congo belge a existé de 1908 à 1960. Onze ans après l’indépendance en 1960, le dictateur Mobutu Sese Seko a rebaptisé le pays Zaïre. Après le renversement de Mobutu, le pays a été officiellement appelé République démocratique du Congo, RDC ou simplement “Congo”.

    Le delta du fleuve Congo fut le centre de la traite des esclaves vers les Amériques de 1500 à 1850. Quatre millions d’esclaves ont été enlevés de la région et toutes les structures sociales existantes ont été détruites. Lorsque la colonisation de l’Afrique a pris son essor, le roi Léopold II a obtenu le soutien des principales puissances coloniales pour s’emparer de ce pays géant en tant que propriété privée. Officiellement, Leopold II était opposé à la traite d’esclaves. En réalité, il a régné par la terreur. Le pays a d’abord été pillé de son ivoire, puis de son caoutchouc. Leopold “a utilisé un État, le Congo, pour donner une nouvelle étincelle à son autre État, la Belgique”, écrit David Van Reybrouck dans son livre “Congo : Une histoire”.

    La course au caoutchouc a entraîné l’effondrement de l’agriculture. La famine était très répandue. Lorsque le contrôle du Congo est passé à l’État belge, le pays a été divisé de façon systématique. Pour la première fois, les habitants étaient classés comme appartenant à certaines races et tribus. Ce système a également été introduit par la Belgique au Rwanda et au Burundi après la première guerre mondiale. L’apposition de la mention “Hutu” ou “Tutsi” sur les passeports et les documents a conduit à une division qui a culminé avec le massacre des Tutsis au Rwanda en 1995 – et aux guerres qui ont suivi.

    Sous Léopold II, le Congo a également attiré des milliers de missionnaires chrétiens, notamment de Suède. Ceux-ci sont devenus un outil de la puissance coloniale, en particulier les catholiques : “Les écoles des missions sont devenues des usines à répandre les préjugés sur les différentes tribus.” Les écoles religieuses censuraient tout ce qui était rebelle, en évitant, par exemple, de parler de la révolution française. Si le message d’obéissance du christianisme a été encouragé, les mouvements religieux critiques ont subi une dure répression. Le prédicateur Simon Kimbangu a été arrêté en 1921. Il est mort en prison 30 ans plus tard. Ses disciples, les Kimbanguistes, ont été déportés et persécutés, mais constituent toujours un grand mouvement au Congo.

    Avec la découverte des vastes richesses naturelles du Congo, le pays s’est industrialisé. La société minière dominante, l’Union Minière, dirigeait son propre appareil d’État totalitaire au Katanga, dans le sud-est, où étaient exploités le cuivre, le manganèse, l’uranium, l’or et d’autres ressources précieuses. L’huile de palme est devenue la matière première des savons, ce qui a posé les bases de la construction de la multinationale actuelle Unilever.

    La classe ouvrière est passée de quelques centaines en 1900 à 450.000 en 1929, puis à près d’un million pendant la seconde guerre mondiale, lorsque l’industrie minière a connu un grand essor. L’uranium du Katanga a été utilisé dans les premières bombes atomiques. Le Congo est devenu le deuxième pays subsaharien le plus industrialisé, après l’Afrique du Sud.

    Mais les conditions des travailleurs et des pauvres ne faisaient pas partie de ce développement économique. La colère a conduit à des grèves et des émeutes au début et à la fin de la guerre. 60 mineurs ont notamment été tués lors d’une manifestation de masse à Elizabethville (aujourd’hui Lumbumbashi) au Katanga. Les dirigeants des grèves étaient traqués. Certains groupes ou tribus ont été désignés comme “fauteurs de troubles”, une approche qui cadrait dans la stratégie générale de “diviser pour mieux régner”.

    Dans les mines ou dans les divers services autour de l’industrie, les travailleurs s’attendaient à connaître des améliorations une fois la guerre finie. Il n’en allait pas autrement pour les soldats qui avaient servi avec les “Alliés” en Abyssinie, en Egypte et en Birmanie. Mais le racisme a persisté. Les Africains pouvaient toujours être fouettés en public, devaient se tenir au bout des files d’attente et se voyaient interdire l’accès aux bains publics. Les syndicats étaient toujours illégaux. Des élections locales ont bien été introduites dans certaines villes, mais tout bourgmestre était avant tout subordonné au “premier bourgmestre” belge.

    Mais une explosion de révolutions coloniales et de guerres de libération a éclaté dans le monde. La Grande-Bretagne, les Pays-Bas et les États-Unis ont été contraints de renoncer à l’Inde, à l’Indonésie et aux Philippines. En Algérie et en Indochine, la lutte armée se poursuivait contre les troupes coloniales françaises. En 1958, le Ghana fut le premier pays subsaharien à accéder à l’indépendance.

    “En 1955, il n’y avait encore aucune organisation nationale qui rêvait d’indépendance”, écrit Van Reybrouck. Cinq ans plus tard, le pays était officiellement indépendant. Le calme trompeur a été rompu en 1956 par la montée de l’agitation sociale. Un manifeste de liberté a été proposé par L’Alliance des Bakongo (Association des Bakongo pour l’unification, la conservation et l’expansion de la langue kikongo ou ABAKO), une organisation tribale à l’origine qui était dirigée par Joseph Kasa-Vubu.

    Deux ans plus tard, le Mouvement national congolais (MNC) fut créé, avec Patrice Lumumba à sa tête. Son but était de libérer le Congo de l’impérialisme et de la domination coloniale. Les réactions furent énormes. Lumumba a visité le nouvel Etat du Ghana, où il a rencontré le leader du pays, Kwame Nkrumah. A son retour au Congo, 7.000 personnes s’étaient rassemblées pour écouter son rapport.

    En janvier 1959, le Congo a explosé. Le premier bourgmestre belge a interdit un rassemblement à Kinshasa, ce qui a entraîné des émeutes. L’armée a été utilisée à pleine puissance, tuant jusqu’à 300 personnes et en blessant beaucoup d’autres. Les troubles se sont étendus au Kivu, au Kasaï et au Katanga.

    Finalement, il a été convenu que le Congo devrait devenir indépendant le 30 juin 1960 – une année au cours de laquelle 17 États africains ont obtenu leur indépendance. Il s’agissait d’une indépendance politique formelle, mais les sociétés multinationales ont pu fonctionner comme avant et étaient autorisées à agir conformément au droit belge. Trois jours avant l’indépendance, le Parlement belge a aboli le pouvoir congolais sur l’Union Minière, l’entreprise dominante du pays. Tous les officiers de l’armée et les plus hauts fonctionnaires étaient belges.

    Mais les espoirs d’un changement réel étaient grands et le MNC de Lumumba a remporté les premières élections. Mais les partis régionaux avaient également bénéficié d’un grand soutien : le MNC-K dissident dirigé par Albert Kalonji au Kasaï, la Confédération des associations tribales du Katanga (CONAKAT) dirigée par Moïse Tshombe au Sud-Katanga et l’ABAKO au Bas-Congo. Kasa-Vubu est devenu président, avec Lumumba comme premier ministre.

    La déposition de Lumumba

    Le Congo, comme d’autres anciennes colonies, était économiquement dominé par l’ancienne puissance coloniale et les sociétés multinationales. La seule façon de rompre réellement avec cette situation aurait été une politique socialiste démocratique comprenant la nationalisation des richesses naturelles. Et, si elle avait été dotée d’une direction véritablement socialiste, la classe ouvrière internationale lui aurait apporté un soutien massif. Le Congo, cependant, ne disposait pas d’un mouvement socialiste démocratique à l’échelle nationale parmi les travailleurs et les pauvres des zones rurales.

    Les États staliniens, comme l’Union soviétique et la Chine, avaient démontré qu’une économie planifiée pouvait faire de grands progrès, malgré leur régime oppressif et dictatorial. Mais ni Moscou ni Pékin ne voulaient soutenir un mouvement révolutionnaire qui échappait à leur contrôle. Ils préféraient les régimes bourgeois avec lesquels ils pouvaient traiter.

    La crise qui a suivi immédiatement l’indépendance n’est pas due au fait que la Belgique a quitté le pays trop rapidement, comme semble le suggérer Van Reybrouck. Cela était dû à l’absence d’un mouvement des travailleurs avec un programme clair. Un nouveau gouvernement a été formé, mais ses membres étaient instables, son programme peu clair. La situation a été saisie par la Belgique, qui a envahi le Katanga avec 10.000 soldats en quelques jours. Officiellement, il s’agissait de protéger les citoyens belges. En réalité, il s’agissait de garder le contrôle sur l’industrie minière. Ils ont encouragé Tshombe à décréter l’indépendance, et l’Union Minière a financé son règne.

    Lumumba n’a été en fonction que pendant deux mois, dans un pays en rapide déclin. Des milliers de personnes sont mortes dans les combats qui ont accompagné les tentatives de sécession du Katanga, du Kasaï, riche en diamants, et du Kivu. Lumumba a fait appel à l’ONU pour obtenir son soutien, ainsi qu’à Nikita Khrouchtchev, qui a envoyé de la nourriture, des armes et des véhicules. La crise du Congo a éclaté au beau milieu de la guerre froide entre les États-Unis et la Russie stalinienne. L’armée américaine avait besoin de minerais du Congo, par exemple du cobalt pour ses missiles. Début septembre, Lumumba a été déposé par Kasa-Vubu.

    Dix jours après l’éviction de Lumumba, le chef d’état-major de l’armée, Mobutu, a mené son premier coup d’État, soutenu par la CIA. Lumumba a été placé en résidence surveillée. Le gouvernement belge et le président américain, Dwight Eisenhower ont donné le feu vert à son assassinat. Après avoir été torturé et transporté au Katanga, Lumumba a été abattu devant des dirigeants locaux, dont Tshombe.

    Lumumba n’était pas un socialiste explicite et il lui manquait un mouvement populaire conséquent et des armes. Mais il était considéré comme un combattant radical de la liberté, pas seulement en Afrique, et ses partisans parlaient de révolution. Son imprévisibilité et les attentes qu’il a créées ont effrayé les puissances impérialistes. Ces dernières avaient bien vu comment la situation avait évolué vers une révolution à Cuba alors que le mouvement de libération de ce pays n’avait pas de programme socialiste au départ. L’impérialisme américain est intervenu pour renverser Lumumba, en utilisant la CIA, et à l’ONU.

    L’Union soviétique et la Chine n’avaient d’ailleurs aucun intérêt à soutenir des révolutions, surtout si elles avaient pour but de développer une véritable démocratie ouvrière. En fait, elles n’avaient même pas de plans pour de nouveaux États staliniens. Ce n’est qu’après l’abolition du capitalisme par les régimes ou les mouvements de guérilla que Moscou et Pékin ont apporté leur soutien, afin de les faire entrer dans leurs sphères d’influence et, dans la mesure du possible, de les placer sous leur contrôle.

    La dictature de Mobutu

    La guerre pour reprendre le Katanga s’est poursuivie jusqu’à la fin de l’année 1962. Elle a été menée avec l’aide de troupes de l’ONU. C’est au cours de ces batailles que le secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjöld, a été tué dans un accident d’avion suspect en septembre 1961. Les troubles et la rébellion se sont poursuivis jusqu’au milieu des années 1960. Une rébellion rurale d’inspiration maoïste a été réprimée dans le centre du Congo. Au Burundi, Laurent Kabila a formé les forces de ce qu’on a appelé la “rébellion simba”, avec une forte rhétorique anti-américaine et anti-catholique. Pendant une courte période, même Che Guevara a participé à la guérilla, bien qu’il soit rapidement retourné en Amérique latine.

    Les États-Unis et Tshombe au Katanga soutenaient désormais le gouvernement de Léopoldville (Kinshasa) contre les soulèvements. Tshombe a remporté les élections en 1965, mais il était considéré comme trop peu fiable par les États-Unis et les puissances occidentales. Le 25 novembre, a lieu le deuxième coup d’État de Mobutu, ce dernier restant cette fois-ci dictateur jusqu’en 1997.

    Van Reybrouck décrit comment le régime de Mobutu est devenu une dictature étrange, brutale et corrompue. Bien qu’étroitement alliée aux États-Unis et à Israël, elle a également pris beaucoup de ses caractéristiques du régime de Mao Zedong en Chine. Seuls les noms et les musiques indigènes étaient autorisés. Le culte de la personnalité était intense, avec jusqu’à sept heures d’hommages musicaux à Mobutu à la télévision chaque jour. En 1971, il a rebaptisé le pays Zaïre.

    Lorsqu’un mouvement étudiant s’est développé au Congo en 1968-69 – parallèlement aux manifestations étudiantes en Europe et aux États-Unis – Lumumba en était le héros. Mais cette mobilisation a été écrasée lors d’un massacre en 1969. Trois cents personnes ont été tués (officiellement, six !), et 800 ont été condamnés à de longues peines de prison.

    Le grand potentiel agricole du Congo a été dilapidé et Mobutu a dû importer de la nourriture. L’inflation a augmenté rapidement et l’État a emprunté jusqu’à un tiers du budget dans les années 1970. Comme beaucoup d’autres pays africains, le Congo s’est retrouvé dans les griffes du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Leurs programmes d’ajustement structurel ont imposé des privatisations et des réductions de budgets. Le Congo a réduit le nombre d’enseignants en peu de temps de 285.000 à 126.000, transformant son taux d’alphabétisation élevé en la situation actuelle, où 30 % sont analphabètes.

    À la fin des années 1980, des mouvements de protestation contre les politiques du FMI et les dictatures ont vu le jour dans toute l’Afrique. De nouveaux partis politiques, associations et syndicats ont vu le jour. Le 16 février 1992, des prêtres et des églises ont organisé la “marche de l’espoir” dans plusieurs villes pour protester contre la fermeture d’une conférence sur la démocratisation. Plus d’un million de personnes y ont participé. Trente-cinq manifestants ont été tués lors de la répression. En 1993, Mobutu a mis un terme à toute discussion sur la démocratisation et a repris le contrôle total. L’inflation a explosé, atteignant 9.769 % en 1994. Mobutu a été contraint d’introduire un billet de cinq millions de dollars du Nouveau Zaïre.

    C’est après des années de dictature et d’aggravation de la crise économique, lorsque tout espoir de changement s’est éteint, que la violence ethnique a éclaté. Au Katanga, des groupes ont demandé aux migrants du Kasaï de “rentrer chez eux”. Le même langage a été utilisé contre les Tutsis du Kivu – appelés “banyarwanda” (“du Rwanda”). “Dans les années 80, personne ne connaissait l’origine ethnique de ses camarades de classe, tout cela a commencé dans les années 90. Ma petite amie était tutsie, et je ne le savais même pas”, a expliqué Pierre Bushala, de Goma, à Van Reybrouck. Ce dernier a écrit que la violence ethnique était “une conséquence logique de la pénurie de terres dans une économie de guerre au service de la mondialisation”. Au Kivu, des milices mai-mai nationalistes ont été formées. Elles se sont battues pour les terres agricoles, le contrôle des villages et des mines.

    Six millions de morts

    En 1994, le massacre de 800.000 Tutsis a eu lieu au Rwanda. Presque immédiatement, le Rwanda a été envahi et contrôlé par une armée tutsie dirigée par le président actuel, Paul Kagame. Plus de deux millions de Hutus ont fui, dont 1,5 million au Zaïre/Congo. L’ancien chef de la guérilla, Laurent Kabila, et son mouvement, l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo (AFDL), officiellement dirigée par des Rwandais qui chassaient les Hutus. C’est devenu une guerre contre le Zaïre de Mobutu. Jusqu’à 300.000 réfugiés hutus ont été tués.

    Après une courte guerre, Kabila a renversé Mobutu et s’est imposé comme le nouveau chef de l’État dans un pays rebaptisé Congo. Mais Kabila a rapidement imité les méthodes de Mobutu.

    Kabila a réalisé que les régimes du Rwanda et de l’Ouganda étaient intervenus pour leurs propres intérêts, et il a rompu avec eux. Le Rwanda fut à nouveau envahi, et la deuxième guerre du Congo a éclaté en 1998. Six millions de personnes sont mortes des suites des guerres depuis lors, la plupart de maladie et de famine. De nombreux autres pays ont été attirés dans le conflit, comme l’Angola, le Zimbabwe et la Libye du côté congolais contre l’Ouganda et le Rwanda. Van Reybrouck explique dans son livre comment ces deux derniers ont exporté de grandes quantités d’or du Congo pendant la guerre.

    En janvier 2001, Laurent Kabila a été abattu par un de ses gardes du corps. Son fils, Joseph, lui a succédé et bénéficie du soutien de l’UE, des États-Unis et de la Chine. En 2003, un accord de paix a été signé, mais les combats, les viols en masse et les massacres se sont poursuivis, notamment au Kivu. Les différentes forces se séparent constamment ou sont renommées au fur et à mesure que les combats se poursuivent pour les mêmes trésors : l’or, les autres minéraux et l’ivoire. Actuellement, le minéral le plus précieux est le coltan, utilisé dans l’électronique moderne. Van Reybrouck appelle à juste titre cela la “militarisation de l’économie”, notant que “la guerre a été relativement peu coûteuse, en particulier à la lumière des avantages étonnants que l’exploitation des produits de base a apportés”.

    Y a-t-il un espoir ? Van Reybrouck décrit le Congo comme un pays au bord de l’explosion. Le budget de l’État congolais, pour 60 millions de personnes, est inférieur à celui de la ville de Stockholm, qui compte moins d’un million d’habitants. Le PIB par habitant est passé de 450 à 200 dollars depuis 1960. Le rapport des Nations unies sur le développement humain, qui mesure notamment l’éducation et les soins de santé, place le Congo au cinquième rang des pays les plus pauvres du monde.
    Le Congo d’aujourd’hui est ravagé par le même capitalisme pilleur brutal qu’au XIXe siècle. Les contrats miniers peuvent être obtenus par la corruption ou le contrôle militaire. Les nouvelles découvertes de pétrole et de gaz ont de nouveau accru les tensions à la frontière avec l’Ouganda et le Rwanda. Les entreprises chinoises construisent des infrastructures pour desservir les mines, qui fonctionnent de la même manière que les usines d’esclaves en Chine.
    Le Congo connaîtra un développement révolutionnaire, mais la direction que prendront les explosions dépendra des conclusions que l’on tirera de l’histoire – et notamment de celles de l’Égypte et de la Tunisie après les révolutions de 2011. Les organisations socialistes et démocratiques doivent être construites de toute vitesse.

    Congo : Une histoire, David Van Reybrouck, Actes Sud Editions, 2012

  • Une révolutionnaire juive sous la terreur nazie

    La caserne Dossin

    Il était une fois dans l’histoire de la lutte de classes

    Claire Prowizur naît en 1923 sur les chemins de l’exil. Ses parents, Juifs originaires de Pologne, fuient l’antisémitisme et s’installent dans un quartier pauvre de Bruxelles. Claire est l’aînée de quatre enfants. Le père, commerçant, fait faillite et est emprisonné pour dettes. A 14 ans Claire doit quitter l’école pour travailler car la famille a besoin d’argent.

    Article de Guy Van Sinoy

    Claire Prowizur naît en 1923 sur les chemins de l’exil. Ses parents, Juifs originaires de Pologne, fuient l’antisémitisme  et s’installent dans un quartier pauvre de Bruxelles. Claire est l’aînée de quatre enfants. Le père, commerçant, fait  faillite et est emprisonné pour dettes.  A 14 ans Claire doit quitter l’école pour travailler car la famille a besoin d’argent.

    Membre des Faucons rouges[1] dès ses 12 ans, Claire côtoie des gosses de familles ouvrières lors de promenades en forêt de Soignes. A 14 ans, elle entre au Bund[2] qui organise des activités pour ouvriers et artisans juifs (cours de langue Yiddish, conférences socialistes). C’est au Bund qu’elle rencontre Philippe Szyper, un aîné plus formé, envoyé au Bund par le PSR[3] pour y gagner les éléments les plus intéressants. A 17 ans, Claire passe au trotskysme et tourne le dos au judaïsme. Le parti est alors légal mais les étrangers n’ont pas le droit de faire de la politique. C’est donc dans une semi-illégalité que fonctionne sa cellule composée de 6 activistes dont 4 étrangers.

    Bruxelles

    Le 10 mai 1940 la Wehrmacht envahit la Belgique qui capitule le 28 mai. Le pays est placé sous le commandement militaire allemand. Le PSR passe dans la clandestinité : les réunions se déroulent souvent en forêt pour y discuter de questions politiques, techniques et d’organisation. Claire fait ainsi la connaissance d’Abraham Léon[4] et d’Ernest Mandel. La ligne politique du parti est la lutte contre l’occupant et l’appel à la conscience des travailleurs allemands. Le journal stencilé, La Lutte ouvrière (puis La Voie de Lénine[5]), est diffusé clandestinement le soir dans les boîtes aux lettres des quartiers ouvriers et près des casernes.

    A partir de l’automne 1940 l’occupant nazi prend des mesures discriminatoires contre les Juifs: obligation de faire apposer le tampon « Juif» sur sa carte d’identité, port de l’étoile jaune, couvre-feu à partir de 20 heures, interdiction à tout employeur d’occuper du personnel juif. Il s’agit d’humilier, de spolier et de terroriser la population juive avant de l’exterminer. En été 1942, les arrestations commencent. Les Juifs raflés sont envoyés à  l’ancienne caserne Dossin à Malines[6].

    Un ouvrier graphiste du parti, Henri Bridoux[7], confectionne de faux papiers pour les militants qui passent dans la clandestinité. Albert Clément, ouvrier mécanicien de 26 ans, organise un groupe armé spécialisé dans le hold-up (argent, cartes de ravitaillement) pour subvenir aux besoins du parti et des clandestins.

    Malines

    Janvier 1943, les SS surgissent dans l’appartement de Claire et de Philippe qui vivent en couple. Des tracts clandestins s’échappent du double fond d’une serviette. Les deux camarades sont conduits au 453 Avenue Louise, siège de la Gestapo. Interrogatoires, coups : les SS font le tri. Les politiques sont envoyés au fort de Breendonck, les Juifs à la caserne Dossin. Claire et Philippe prennent la direction de la caserne Dossin où ils feront partie du XXe convoi pour Auschwitz.

    Malines

    Le départ du XXe convoi pour Auschwitz est prévu le 23 avril 1943. Philippe et Claire  décident de tenter l’évasion en sautant du train. Ce n’est pas une mince affaire car ils seront entassés par groupe de 100 dans des wagons à bestiaux comportant une petite lucarne fermée pas des barreaux. Mais le camarade Albert Clément[1] leur fait  parvenir une petite scie à métaux. Le convoi part de nuit. Quelques dizaines de détenus sautent du train. Postés au sommet des wagons les SS tirent et abattent un certain nombre d’évadés. Philippe et Claire échappent aux balles et se retrouvent dans un champ non loin de Liège. Albert part à leur recherche avec un groupe de camarades armés qui ramèneront Claire et Philippe vers la banlieue de Bruxelles.

    Charleroi

    Les deux évadés séjournent à Tervueren, le  temps de leur fabriquer de nouveaux papiers d’identité, puis les voilà envoyés à Gilly où ils côtoient des militants mineurs chevronnés[2]. Claire est responsable de la révision du matériel pour le journal qui est imprimé à Bruxelles. En juin 1944 Abraham Léon[3] décide de partir à Charleroi, fief le plus important du parti, car il pense qu’une fois libérés les ouvriers retourneront leurs armes contre leurs propres oppresseurs.

    Peu après son arrivée, Abraham Léon et plusieurs camarades sont arrêtés par hasard[4] Quelques jours plus tard, un soldat allemand se présente au domicile de Claire: social-démocrate, il a été convaincu par Abraham Léon dont il est le geôlier de l’aider à s’évader. Un plan d’évasion s’ébauche: habiller Abraham en soldat allemand et le faire sortir de la prison avec son geôlier. Un camarade de Bruxelles procure l’uniforme. Mais le plan d’évasion s’effondre car entre-temps Abraham a été interrogé par la Gestapo, battu, torturé et méconnaissable, les yeux tuméfiés. Impossible de le faire sortir dans cet état ! Quelques jours plus tard il sera emmené à la caserne Dossin, étape vers Auschwitz où il disparaîtra.

    Septembre 1944, les tanks américains sont dans les rues de Charleroi. La population est en liesse. « Ce n’est pas ainsi que nous espérions voir le jour de la libération. Les masses ne sont pas retournées contre leurs propres oppresseurs. Exploités, les ouvriers continueront à  l’être. Ils viennent de laisser passer une chance historique. » pense Claire. En mai 1945, Claire et Philippe repartent vers Bruxelles, Aux camarades du parti, ils demandent un arrêt, pour respirer un peu. Claire avait juste 22 ans.[5]

    [1]Faucons rouges : mouvement socialiste organisant la jeunesse ouvrière lors d’activités de loisirs et éducatives.

    [2]Bund : Union des travailleurs juifs, membre de l’Internationale socialiste.

    [3]PSR : Parti socialiste révolutionnaire fondé en 1936 autour du groupe trotskyste animé par Léon Lesoil. Le PSR regroupe à l’époque quelque 750 militants, principalement dans le Borinage et la région de Charleroi.

    [4]De son vrai nom Abram Wajnsztok (1918-1943), auteur du document La Conception matérialiste de la Question juive.

    [5]En 1941, le Parti socialiste révolutionnaire (PSR) devient le Parti communiste révolutionnaire (PCR). Son journal La Lutte ouvrière, devient La Voie de Lénine.

    [6]Située à mi-chemin entre Anvers et Bruxelles, villes où vivait une importante communauté juive, Malines était considérée par les SS comme un endroit commode pour concentrer les Juifs arrêtés.

    [7]Henri Bridoux, arrêté à Etterbeek et déporté au camp de concentration de Mauthausen où il meurt le 14 mars 1943.

    [1] Albert Clément, ouvrier mécanicien de 26 ans, organise un groupe armé spécialisé dans le hold-up (argent, cartes de ravitaillement) pour subvenir aux besoins du parti et des clandestins.

    [2]  Notamment Florent Galloy, ancien mineur, combat en Espagne pendant la révolution de 1936-37, clandestin pendant la guerre où il édite à Charleroi le bulletin Le Réveil des mineurs (Organe de la Fédération de lutte des Mineurs, diffusé sur une quinzaine de puits de charbonnage de la région de Charleroi).  Arrêté en 1944, Florent Galloy est déporté au camp de concentration de Buchenwald où il participe à une cellule trotskyste internationale clandestine (composée des militants autrichiens Ernst Federn, Karl Fischer et du français Marcel Baufrère) qui rédige Le Manifeste des Trotskystes de Buchenwald. Après la guerre, Florent Galloy sera délégué principal FGTB à l’usine sidérurgique Hainaut-Sambre, à Charleroi, jusqu’à sa mort en 1958.

    [3]De son vrai nom Abram Wajnsztok (1918-1943), auteur du document La Conception matérialiste de la Question juive.

    [4]La fenêtre de la maison où ils étaient réunis était mal occultée !

    [5]Claire Prowizur a publié le récit de ses années de jeunesse dans Conte à rebours, une résistante juive sous l’occupation. Ed. Louis Musin, Bruxelles, 1979.

     

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