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  • 18 mars 1871 : Les Communards montent « à l’assaut du ciel »

    Il y a 150 ans, une insurrection ouvrière a tenté de construire une nouvelle forme d’État à Paris connue sous le nom de la Commune, en référence au gouvernement révolutionnaire de Paris établi après la Révolution française de 1789. Ses 72 jours d’existence, jusqu’au 28 mai, ont autant fait trembler les classes possédantes à travers l’Europe qu’inspiré les révolutionnaires, de l’époque à aujourd’hui.

    Par Nicolas Croes

    L’aventure guerrière et la chute du Second Empire

    A l’époque, 65% de la population française (environ 38 millions) vivent à la campagne. Mais, environ 70% des 2 millions de Parisiens représentent une composition « industrielle et commerciale ». Le mouvement ouvrier est en plein essor et se fait de plus en plus revendicatif. Sous la pression des luttes, un droit de grève limité est accordé aux ouvriers par suppression du « délit de coalition » en 1864, l’année même de la fondation de l’Alliance Internationale des Travailleurs, mieux connue sous le nom de Première internationale (sa section française sera constituée 4 ans plus tard). Mais les concessions du régime du Second Empire (1852-1870) sont insuffisantes.

    A cette menace ouvrière s’ajoutent de sérieux problèmes de politique intérieure, une situation qui pousse l’empereur Napoléon III à se lancer dans une aventure extérieure : il déclare donc la guerre à la Prusse(1) le 19 juillet 1870. Mais la guerre est une catastrophe. Un mois et demi plus tard, l’empereur capitule à Sedan le 2 septembre. La République est proclamée le 4 septembre sous la pression de la foule et de la Garde nationale qui ont envahi le palais Bourbon et réclament la chute de la dynastie. Mais avec la capitulation de Sedan, les armées prussiennes et leurs alliés envahissent le Nord de la France et assiègent Paris à partir du 18 septembre.

    L’effervescence révolutionnaire

    La Garde nationale va jouer un rôle de premier plan dans les événements de la Commune. Tout d’abord milice bourgeoise, elle devient une milice populaire à mesure que gonflent ses effectifs durant la guerre contre la Prusse. Le 2 septembre 1870, il est décidé que les officiers, sous-officiers et caporaux des bataillons de la Garde nationale de la Seine seront élus. Le 4 septembre, la liberté d’expression et de réunion est acquise. Journaux, clubs et organisations diverses fleurissent, la plupart soulignant le rôle de premier plan de la Garde nationale.

    Le nouveau gouvernement français prend rapidement beaucoup plus peur de ce peuple en armes que des troupes étrangères. L’armistice est signé le 28 janvier 1871. L’article 7 de l’armistice stipulait « La Garde Nationale conservera ses armes, elle sera chargée de la garde de Paris et du maintien de l’ordre » Bismarck, l’homme fort de la Prusse, avait averti le gouvernement français des dangers de cette disposition. Il ne faudra pas longtemps pour que les ennemis d’hier se retrouvent unis et complices dans la défense de leurs intérêts de classe. L’Assemblée nationale élue le 8 février, majoritairement royaliste, choisit de siéger à Versailles plutôt qu’à Paris, ville populaire, ville dangereuse. Elle nomme pour chef de l’exécutif un ancien ministre de l’Intérieur, Adolphe Thiers.

    A Paris, le 24 février, une réunion de 2.000 délégués représentants 200 bataillons de la Garde nationale vote une motion affirmant que celle-ci ne se laissera pas désarmer par le gouvernement d’Adolphe Thiers et appelle les habitants de la province à imiter Paris. Un peu plus tard est élu un Comité central de la Garde nationale, sans participation des délégués des bataillons bourgeois. Le 11 mars, le gouvernement supprime sans préavis le moratoire sur le remboursement des dettes de commerce et des loyers instauré au début de la guerre. Il supprime aussi l’indemnité due à la garde nationale. La situation est explosive.

    Le soulèvement

    Le 18 mars 1871, des troupes régulières sous les ordres du gouvernement d’Adolphe Thiers avancent dans Paris pour saisir les canons de la Garde nationale. Mais les soldats fraternisent avec le peuple ! Le général Lecomte ordonne de tirer sur la foule, mais il est arrêté par ses propres soldats. Il sera exécuté plus tard avec un autre prisonnier, le général Clément-Thomas, qui fut l’un des commandants de la sanglante répression du soulèvement de juin 1848. En 24 heures, le gouvernement et les troupes régulières se replient sur Versailles et abandonnent la capitale aux insurgés. C’est le début de la Commune de Paris.

    Le Comité central de la Garde nationale s’installe à l’Hôtel de ville. Dès le lendemain, il appelle à l’élection d’une Assemblée communale. Immédiatement il prend des mesures sociales dans le sens de la Commune : il rétablit la solde des Gardes nationaux et le moratoire des loyers et des échéances.

    L’élection d’une assemblée communale a lieu le 26 mars 1871, plus de 230.000 électeurs masculins y participent. Les partisans de la Commune l’emportent largement. Le 28 mars, les 90 élus proclament la Commune sur la place de l’Hôtel de ville au milieu d’une foule d’environ 200.000 personnes.

    Parmi les nombreuses mesures de la Commune, on peut citer :

    • la séparation de l’Église et de l’État ;
    • des mesures en faveur de l’instruction et de l’éducation du peuple : l’école laïque gratuite et obligatoire, y compris pour les filles ;
    • la révocation des élus : « Les membres de l’Assemblée municipale, sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l’opinion, sont révocables, comptables et responsables » ;
    • le remplacement de l’armée par la Garde nationale, c’est-à-dire par le peuple en armes ;
    • des mesures sociales protégeant les locataires, les travailleurs, les sans travail, les sans-logis,… ;
    • l’attribution des entreprises abandonnées par les propriétaires aux ouvriers et aux associations de producteurs ;
    • l’égalité entre enfants naturels et « légitimes ».

    Mais Paris est à nouveau assiégée, par l’armée française cette fois. Le 21 mai commence la « Semaine sanglante », les troupes versaillaises envahissent Paris, la répression sera abominable, elle donne une idée de la haine et de la frayeur de la classe dirigeante face à ce noyau d’Etat ouvrier. Entre 20.000 à 35.000 Communards ou supposés tels sont exécutés, dont nombre de femmes et d’enfants. En 1871 et 1872, les Conseils de Guerre rendent plus de 50.000 jugements, dont diverses condamnations à mort, aux travaux forcés à perpétuité et à la déportation dans des bagnes.

    Rendre hommage aux Communards en poursuivant leur combat

    C’est suite à l’expérience de la Commune que Marx et Engels ont modifié un élément du célèbre Manifeste du Parti Communiste : il faut briser l’État bourgeois pour en construire un autre et non pas seulement en prendre possession. Ils ont par ailleurs souligné l’erreur de ne pas saisir les fonds de la Banque de France qui se trouvaient à Paris. « Le plus difficile à saisir est certainement le saint respect avec lequel on s’arrêta devant les portes de la Banque de France. Ce fut d’ailleurs une lourde faute politique. La Banque aux mains de la Commune, cela valait mieux que dix mille otages. Cela signifiait toute la bourgeoisie française faisant pression sur le gouvernement de Versailles pour conclure la paix avec la Commune. » (Engels, 1891, préface à « La Guerre Civile en France »)

    Lénine (dont l’ouvrage « L’État et la révolution » fait la part belle à la Commune) et Trotsky ont pu revenir sur les événements de la Commune à la lumière de l’expérience de la révolution russe. Pour reprendre les mots de ce dernier : « La Commune nous montre l’héroïsme des masses ouvrières, leur capacité de s’unir en un seul bloc, leur don de se sacrifier au nom de l’avenir, mais elle nous montre en même temps l’incapacité des masses à choisir leur voie, leur indécision dans la direction du mouvement, leur penchant fatal à s’arrêter après les premiers succès, permettant ainsi à l’ennemi de se ressaisir, de rétablir sa position. »

    Ainsi, il soulignait que la Commune aurait eu toutes les possibilités de prendre le pouvoir le 4 septembre 1870 mais que faute d’un parti réunissant les leçons et l’expérience des révolutions passées, les combats d’autrefois, les trahisons répétées de la démocratie bourgeoise, l’initiative a été laissée aux bourgeois. Il faut bien entendu garder en tête que le mouvement ouvrier n’était encore que naissant et en pleine expansion à l’époque et que nulle part n’existait encore de réel parti révolutionnaire. « Ces six mois furent une perte irréparable. Si en septembre 1870, à la tête du prolétariat de France s’était trouvé le parti centralisé de l’action révolutionnaire, toute l’histoire de la France, et avec elle toute l’histoire de l’humanité, auraient pris une autre direction. » Finalement, le 18 mars, le pouvoir est bien arrivé aux mains des masses ouvrières de Paris, sans que ce ne soit un acte conscient : ses ennemis avaient tout simplement quitté Paris. Un moment précieux a été gâché, qui aurait permis d’emprisonner le gouvernement avant sa fuite de Paris.

    L’étude des événements de la Commune fourmille de leçons pour les révolutions à venir. La meilleure manière de rendre hommage aux sacrifices héroïques des Communards est de reprendre leur drapeau et de, nous aussi, faire preuve de cette souplesse, de cette initiative historique et de l’esprit de sacrifice dont parlait un Marx admiratif face à ces Parisiens « qui montent à l’assaut du ciel ».

    1) C’est autour du Royaume de Prusse que sera constitué l’Empire allemand en 1871, la guerre contre le France ayant aidé à parfaire l’unité des divers entre ce royaume et ses alliés allemands.

  • Moshe Zalcman, juif communiste sous Staline

    Moshe Zalcman est né en 1909 en Pologne, à Zamosc1, dans une famille très pauvre. Il ne va pas à l’école et commence à travailler à 11 ans comme apprenti cordonnier, puis tailleur, onze ou douze heures par jour.

    Par Guy Van Sinoy

    Très vite, Moshe se mêle à la vie syndicale, participe aux grèves, aux réunions. Il part à Varsovie, lit Lénine, Plekhanov, et milite dans le parti communiste polonais, à l’époque interdit. Il est arrêté, passe dix mois en prison. En 1929 il part pour la France, pour échapper à la répression.

    A Paris, où il habite le 20e arrondissement, puis le 18e, il poursuit son activité syndicale, organise la solidarité avec les détenus politiques polonais au sein d’une section juive du Secours Rouge. Mais, déjà “sans papiers”, il est expulsé à plusieurs reprises, revient à Paris… Sa situation reste précaire. Avec son accord, le parti communiste français décide de l’envoyer en l’URSS avec un ordre signé de Maurice Thorez, secrétaire général du PCF en septembre 1933.

    Arrivé sur place, on lui propose un poste de contremaître dans un atelier de couture, mais il refuse car il veut travailler comme simple ouvrier tailleur pour « construire le socialisme ». Moshe connaît la vie quotidienne du soviétique moyen en travaillant à l’usine durant les années 30. Il découvre très vite les nombreux dysfonctionnements de la production organisée de façon bureaucratique. Ses collègues de travail pestent en particulier contre le stakhanovisme, un système qui tente d’imposer des cadences de travail inhumaines (ses collègues plaisantent en cachette en comparant les stakhanovistes à des « Idiotovistes »). Moshe tente d’intervenir auprès des chefs pour améliorer la façon de travailler, mais il est vite considéré comme un emmerdeur.

    En 1937, Staline déclenche une de ses grandes purges. Juif, communiste étranger, Moshe est arrêté, torturé, condamné à dix ans de goulag. Moshe, dix fois sur le point de périr, en réchappe grâce à son métier de tailleur : en Sibérie, loin des villes, les vêtements qu’on trouve, pour les cadres, sont de qualité médiocre, mal ajustés ; les chefs de camps, contents de pouvoir disposer d’un tailleur, le laissent reprendre des forces dans une baraque… Libéré et assigné à résidence en 1947, Moshe est finalement réhabilité après la mort de Staline (1953). Il regagne la Pologne avec sa femme et son fils, puis, en 1960, revient à Paris, à la Goutte d’Or, où les loyers ne sont pas chers, et où il reprend son métier de tailleur à domicile et rédige ses mémoires en yiddish2. Il meurt le 7 mars 2000.

  • Rosa Luxemburg : une source d’inspiration dans la lutte pour une autre société

    Plus de 100 ans après sa mort, Rosa Luxemburg continue de parler à notre imagination. Lorsque la campagne ROSA (Résistance contre l’Oppression, le Sexisme et l’Austérité) a vu le jour en 2017 dans la perspective de la renaissance du mouvement pour l’émancipation des femmes, ce qui s’est effectivement produit depuis lors, l’adoption de ce nom s’imposait de toute évidence. L’idée était de faire référence à Rosa Luxemburg (1871-1919) mais aussi à Rosa Parks (1913-2005), cette femme qui, en 1955, a refusé de céder sa place dans un bus parce qu’elle était noire. Deux femmes courageuses, deux sources d’inspiration pour les luttes actuelles. L’acronyme ROSA a été rempli après le choix du nom.

    Dossier écrit par Geert Cool en préface du livre “Rosa Luxemburg. Passions, amours, origines” d’Anne Vanesse. Ce texte a été rédigé à la fin de l’année 2019

    «  Rosa Luxemburg a donné au socialisme tout ce qu’elle pouvait lui donner  »

    Rosa Luxemburg a profondément marqué le mouvement ouvrier. Sa petite taille avait peine à contenir sa détermination dans la lutte pour une société socialiste. A sa mort, le révolutionnaire russe Trotsky remarque : «  Elle avait adopté la méthode marxiste comme un corps contrôle ses propres organes. Le marxisme coulait dans son sang.  » Sa bonne amie et combattante Clara Zetkin a déclaré : «  Rosa Luxembourg a donné au socialisme tout ce qu’elle pouvait lui donner. Il n’y a pas de mots pour saisir la volonté, le désintéressement et le dévouement qu’elle a donné à la cause  ».

    Cependant, Rosa n’était pas destinée à devenir un leader révolutionnaire. Elle avait tout contre elle : elle a grandi dans la partie de la Pologne occupée à l’époque par la Russie tsariste et le mouvement ouvrier naissant y était brutalement persécuté, elle venait d’une famille juive dans la petite ville de Zamość, elle était une femme et avait en plus des problèmes de santé (un problème de hanche l’a maintenue au lit pendant un an). Ses parents l’ont envoyée à l’école à Varsovie afin qu’elle ait plus de chances d’accéder à un meilleur avenir. C’est là que Rosa fit ses premiers pas dans le mouvement révolutionnaire, à l’âge de 16 ans. Mais ces premiers pas furent découverts par la police et le seul moyen d’échapper à l’exil en Sibérie était de fuir le pays. Son parcours et ses origines ont toujours joué un rôle. Comme l’écrivait Henriette Roland-Holst dans la biographie qu’elle a consacrée à sa bonne amie Rosa : «  Les racines de son socialisme sont : la compassion universelle et la passion pour la justice  ».

    «  Un désir sans cesse renouvelé de connaissance et de perspicacité va de pair avec un besoin constant d’activité  », faisait encore remarquer Henriette Roland-Holst. C’est ce qui s’est passé en exil en Suisse, où Rosa a mené des recherches approfondies sur l’histoire de la Pologne et du mouvement ouvrier, entre autres choses. Mais tout en étudiant et s’intéressant à l’orientation des révolutionnaires polonais en exil, elle s’est heurtée à la nécessité d’agir. Dans les années 1890, la social-démocratie allemande connaissait une croissance particulièrement rapide. Le parti social-démocrate allemand, le SPD, était à cette époque un exemple pour la Deuxième Internationale. Rosa a voulu y jouer un rôle actif et elle s’est donc installée en Allemagne en 1898.

    Initialement, elle a principalement servi à aider le parti pour organiser les travailleurs de la partie occupée de la Pologne. En tant que femme polonaise, Rosa n’a pas eu la vie facile, même au sein du SPD. Mais elle était déterminée à jouer un rôle de premier plan dans la lutte pour une transformation socialiste de la société. Rosa considérait d’ailleurs cette transformation comme la seule réponse à des formes spécifiques d’oppression. La lutte pour les droits des femmes – à l’époque, surtout pour le droit de vote – n’était, selon Rosa, «  seulement l’une des expressions et une partie de la lutte générale du prolétariat pour sa libération. En cela réside sa force et son avenir  ». Elle s’est trouvée une alliée en Clara Zetkin. Rosa ne désirait délibérément pas limiter son action à la lutte pour les droits des femmes : c’est toute la société qui devait changer pour obtenir ces droits. Cela ne signifiait pas qu’elle estimait que la lutte des femmes n’était pas importante, comme l’illustre sa référence à la déclaration de Charles Fourier : «  Dans chaque société, le degré d’émancipation des femmes est la mesure naturelle de l’émancipation générale  »  . (Suffrage féminin et lutte de classes, 1912)

    Elle n’a pas hésité à se dresser contre les grands dirigeants de la social-démocratie allemande. Un jour, après que Rosa se soit éloignée d’un chemin lors d’une promenade avec Clara Zetkin pour s’approcher dangereusement d’un terrain militaire, les chefs du parti réunis chez les Kautsky se sont moqués d’elle. August Bebel a plaisanté au sujet du texte de leur épitaphe, mais il fut interrompu par Rosa qui fit sèchement remarquer qu’il faudrait écrire : «  Voici les deux derniers hommes de la social-démocratie allemande.  » Le silence a duré un certain temps après cette réplique…

    Rosa n’hésita pas non plus à s’engager dans une lutte politique contre ces dirigeants. Avec Clara Zetkin et Karl Liebknecht, entre autres, elle s’est toujours opposée aux tendances réformistes au sein du mouvement socialiste. Cette tendance qui gagnait en influence considérait les petites réformes immédiates comme un moyen de parvenir progressivement à une société socialiste. Ce réformisme a pris naissance dans une période de croissance économique capitaliste et de croissance rapide d’un mouvement ouvrier qui était parvenu à arracher certaines concessions. Il existait donc une base matérielle derrière l’émergence d’un groupe de dirigeants syndicaux et de dirigeants du parti qui, d’une part, étaient capables d’obtenir des conquêtes sociales et qui, d’autre part, voulaient protéger leur propre nouvelle position dans la société. En 1914, le SPD, qui avait quitté l’illégalité en 1890 seulement, comprenait plus d’un million de membres, plus de 15.000 organisateurs à plein temps et une centaine de quotidiens. Pour reprendre les mots de Ruth Fischer, cette machine du parti était «  un mode de vie  »  : des travailleurs étaient nés et vivaient au sein du parti. L’affirmation de Bernstein, selon laquelle le mouvement était tout et le but ultime du socialisme n’était rien, en était l’expression. Le fait que des réformes aient été effectivement obtenues pendant cette période de croissance économique a renforcé la tendance au réformisme. Cependant, ces réformes n’ont pas mis fin aux contradictions du capitalisme. La Première Guerre mondiale l’a clairement démontré de façon sanglante.

    Les critiques de Rosa n’étaient pas seulement dirigées contre des réformistes tels que Bernstein, mais aussi contre ceux qui, comme Kautsky, n’étaient pas assez perspicaces dans leur réponse. Au début, Lénine et Trotsky n’ont pas compris sa critique de Kautsky. Ce n’est qu’au début de la Première Guerre mondiale, quand la grande majorité des dirigeants du SPD, y compris Kautsky, a voté en faveur de la guerre, que Lénine s’est aperçu que Rosa avait constaté les limites de Kautsky et des ‘centristes’ plus tôt que quiconque. «  Rosa avait raison  », déclara-t-il. Lorsque Lénine apprit la nouvelle du vote des crédits de guerre par les parlementaires du SPD, le 4 août 1914, ce dernier pensait qu’il de “fake news” visant à embrouiller le mouvement ouvrier. Contrairement à Rosa Luxemburg, il n’était pas préparé à cette situation.

    Mais, dans sa brochure «  Réforme ou révolution  », Rosa ne s’est pas opposée aux réformes favorables à la classe ouvrière : elle considérait celles-ci comme des étapes importantes dans l’édification des forces nécessaires pour provoquer un changement fondamental de société. Rosa Luxemburg fut notamment l’une des pionnières à souligner l’importance et le rôle des grèves générales, ce qu’elle a fait à partir de l’expérience de la Révolution russe de 1905, à laquelle elle a tenté de participer en tant qu’internationaliste en Pologne, puis à Saint-Pétersbourg. L’énergie des masses dans la Révolution russe contrastait avec la machine de plus en plus lourde des dirigeants syndicaux et des dirigants du parti en Allemagne. Rosa a également tiré les leçons des grèves générales belges. «  L’importance politique des masses ouvrières en grève réside toujours, et aujourd’hui encore, dans le fait qu’en cas de refus obstiné de la majorité parlementaire, elles sont éventuellement prêtes et capables de dompter le parti au pouvoir par des troubles, par des révoltes de rues.  » C’était en même temps une vive critique à l’encontre des dirigeants du POB, qui considéraient les grèves comme un moyen de relâcher la pression ou simplement de renforcer leur propre position de négociation parlementaire.

    Le mouvement de masse “par en-bas” dans la révolution russe de 1905 a confronté Rosa à l’emprise bureaucratique de la direction du SPD. A cette époque, ce que Lénine tirait comme conclusion du même mouvement révolutionnaire, c’était la confirmation de la nécessité d’un parti des cadres bien organisé. En raison du rôle étouffant de la direction du SPD pour qui le mouvement était tout et l’objectif socialiste final rien, Rosa s’est opposée à ce qu’elle considérait être une organisation révolutionnaire nationale trop centralisée. Sa résistance n’était donc pas synonyme d’opposition à l’organisation en tant que telle. Avec son camarade et compagnon de l’époque Leo Jogiches, elle a posé les bases du parti socialiste polonais SDKPiL et, au sein du SPD, elle a fait tout son possible pour maintenir ensemble un noyau authentiquement révolutionnaire. En 1913, elle faisait remarquer : «  Les dirigeants qui s’assoient à l’arrière seront anéantis par les masses. Il peut être bon pour un philosophe solitaire d’attendre calmement que les événements se produisent pour s’assurer que le ‘moment est propice’, mais pour les dirigeants politiques d’un parti révolutionnaire, ce serait un signe de pauvreté, de faillite morale. La tâche de la social-démocratie et de ses dirigeants n’est pas de se laisser emporter par les événements, mais de s’y préparer consciemment, d’avoir une vue d’ensemble des tendances des événements, d’écourter la période de développement par une action consciente et une accélération des événements  ».

    En raison de l’absence d’un parti révolutionnaire en Allemagne, Rosa n’a pu compter que sur une poignée de partisans au début de la Première Guerre mondiale. Elle disait alors que «  la social-démocratie n’est plus qu’un cadavre puant  ». Rosa n’a pas choisi la voie la plus facile : elle a toujours été contre ce qu’elle considérait à juste titre comme une trahison de la classe ouvrière et du socialisme international. Elle a agi de la sorte même si, au début, elle est tombée en dépression et s’est retrouvée isolée. La nouvelle réalité a conduit à la création de la Ligue Spartakiste, au côté notamment de Karl Liebknecht, le député qui qui fut le premier au Parlement à voter contre les crédits de guerre. C’est autour de Luxemburg, Liebknecht, Zetkin et Franz Mehring que les bases d’un parti de cadres révolutionnaire ont été établies.

    Ce petit groupe a constitué la Ligue Spartakiste qui s’est fait connaître auprès de couches plus larges pour sa cohérence dans la résistance à la guerre. Ce n’est qu’à ce moment, dans le contexte difficile de la guerre, que ce groupe s’est attelé à la tâche de construire une organisation révolutionnaire. Ce ne fut pas évident ; la Ligue Spartakiste était plutôt jeune et inexpérimentée, situation qui a eu des conséquences lors de la vague révolutionnaire qui a suivi la guerre.

    Henriette Roland-Holst, auteur de la traduction néerlandaise de ‘‘De Internationale’’ et amie personnelle de Rosa, s’est prononcée ainsi au sujet des raisons pour lesquelles la Ligue spartakiste a échoué : ‘‘Parmi ses membres – principalement très jeunes – il y avait des idéalistes ardents et énergiques, comme ceux que toute crise sociale majeure met en évidence. (….) La Ligue est apparue dans les années où il n’y avait pas de vie normale pour l’individu et le groupe ; cette vie ressemblait aux rêves sombres et sauvages d’une personne qui souffrait de fièvre. (…) La Ligue était dirigée par d’excellents marxistes, mais il n’y avait pas de cadre marxiste. Ce qui s’est manifesté dans sa disposition spontanée, c’est moins le marxisme que le radicalisme utopique, qui récolte ses fruits bien avant qu’ils ne mûrissent, et qui veut les récolter même là où il n’a pas semé.’’

    Au fur et à mesure que la guerre devenait de plus en plus désespérée, les masses devenaient de plus en plus lasses du conflit. Cela a conduit à une scission au sein du SPD, une minorité importante étant expulsée du parti et formant le SPD indépendant (l’USPD). De larges couches de la population ont compris que le massacre de la guerre n’était pas dans l’intérêt des travailleurs, mais dans celui des puissances impérialistes et des capitalistes. Il y avait partout des mouvements qui tiraient leur inspiration et leur enthousiasme de la Révolution russe. Ce fut également le cas en Allemagne. En novembre 1918, le mouvement a atteint son premier sommet : partout les ouvriers formaient leurs propres conseils et prenaient en réalité le contrôle de la société elle-même. La révolution de novembre a montré quel potentiel était présent, mais elle n’a pas conduit à une rupture anticapitaliste. L’Empereur fut balayé de la scène tandis qu’un gouvernement ouvrier était en gestation sur base des conseils d’ouvriers et de matelots. Les capitalistes ont dû faire d’énormes concessions dans le but de maintenir leur système à flot. La pression exercée par la révolution de novembre 1918 a conduit à de grandes avancées : l’instauration d’une république, la fin de la guerre, diverses conquêtes sociales,… Du gouvernement où il se siégeait, le SPD a tenté de revendiquer l’honneur de ces réalisations, alors même que la participation du SPD au gouvernement bourgeois visait principalement à enrayer le processus révolutionnaire. Les réformes d’en haut ont servi à stopper la révolution d’en bas.

    L’une des concessions a été la libération des pionniers révolutionnaires tels que Rosa Luxemburg. Elle avait suivi la Révolution russe de prison. N’ayant pas accès à des sources suffisantes, elle a beaucoup critiqué les bolcheviks. Une fois libérée, elle ne voulait pas publier son livre. Ce ne fut le cas qu’après sa mort, dans le contexte d’un règlement politique interne au sein du parti communiste allemand. L’œuvre sera largement utilisée pour creuser un fossé entre Rosa et les bolcheviks. Elle a cependant écrit dans cette brochure célèbre  : «  Tout ce qu’un parti peut apporter, en un moment historique, en fait de courage, d’énergie, de compréhension révolutionnaire et de conséquence, les Lénine, Trotsky et leurs camarades l’ont réalisé pleinement. L’honneur et la capacité d’action révolutionnaire, qui ont fait à tel point défaut à la social-démocratie, c’est chez eux qu’on les a trouvés. En ce sens, leur insurrection d’Octobre n’a pas sauvé seulement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international.  » Elle a également noté que les limites de la Révolution russe ne pouvaient être dépassées que par l’arrivée de la très nécessaire Révolution allemande.

    Le processus révolutionnaire en Allemagne n’a commencé qu’en novembre 1918. De nombreux autres mouvements ont suivi et ont démontré la volonté des masses de changer la société. L’absence d’une organisation suffisamment développée avec des cadres en acier a eu des conséquences : il manquait une coordination nationale, les capitalistes ont pu bénéificier de temps et d’espace pour se réorganiser et la contre-révolution a pu briser le mouvement ville par ville.

    En janvier 1919, un exemple en fut donné à Berlin : le mouvement révolutionnaire y était en avance sur le reste du pays, de sorte que la contre-révolution a pu se concentrer entièrement sur la capitale. Les révolutionnaires y ont été brutalement été attaqués : des dirigeants tels que Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht ont été assassinés. Ils avaient bien compris le danger, mais avaient refusé de quitter Berlin à un moment où leurs camarades révolutionnaires risquaient d’être victimes de la violence contre-révolutionnaire. Ils se sont retrouvés aux côtés de leurs camarades d’armes jusqu’au dernier moment. Le prix à payer pour cette attitude conséquente fut élevé. La Révolution allemande n’a plus su compter sur ses dirigeants les plus clairvoyants, des dirigeants qui auraient pu faire une différence entre 1919 et 1923 pour réaliser le potentiel du mouvement révolutionnaire. L’échec de la révolution allemande a ouvert la voie à la barbarie du nazisme et a contribué à l’isolement de l’Union soviétique. Malheureusement, le slogan de Rosa Luxemburg «  socialisme ou barbarie  » fut confirmé.

    Rosa est morte comme elle a vécu : combative, consciente, cohérente, déterminée. «  Etre humain, c’est s’il le faut, mettre gaiement sa vie toute entière ‘‘sur la grande balance du destin’’, tout en se réjouissant de chaque belle journée et de chaque beau nuage  », écrivait-elle de prison en 1916. Cela aussi c’était Rosa : profiter de la nature, jouer avec les enfants de la rue, être émue par une belle poésie. En bref, nous nous battons pour le pain, mais aussi pour les roses. Rosa a mis sa vie dans la balance du destin, dans la lutte pour une autre société.

    Sa rébellion révolutionnaire, sa pensée indépendante et son action cohérente ont rendu l’héritage politique de Rosa difficile à assumer dans de nombreux milieux. La social-démocratie était bien sûr responsable de l’assassinat de Rosa et elle avait été l’objet de sa critique caustique du réformisme. Le caractère révolutionnaire et internationaliste de Rosa fut la véritable raison des critiques que Staline lui a adressée dès le début des années 1930. En RDA, Rosa et Karl Liebknecht étaient vénérés comme des figures mythiques, mais la contribution de Rosa au marxisme était moins mise en avant. Rosa était souvent maltraitée dans les milieux de gauche : ses désaccords avec Lénine et les bolcheviks étaient amplifiés et transformés en ce qu’ils n’étaient pas. Les limites de ses analyses, telles que celles concernant la question nationale ou le parti révolutionnaire, étaient si généralisées qu’elles diminuaient le rôle de Rosa en tant que penseuse et militante révolutionnaire cohérente. Il est grand temps de changer cela et de commémorer Rosa Luxemburg comme il se doit : comme l’une des plus importantes marxistes de l’histoire du mouvement ouvrier.

    Une inspiration permanente

    Plus de cent ans après la mort de Rosa Luxemburg, le monde est à un nouveau tournant. Le triomphalisme néolibéral qui était omniprésent après la chute du mur de Berlin et la disparition des caricatures staliniennes du socialisme est maintenant lui-même en ruines. Même le Financial Times se demande s’il n’est pas temps que le capitalisme soit ‘redémarré’. Dix ans après la grande récession de 2008, il n’y a aucune perspective de reprise économique réelle et de sombres nuages s’élèvent au-dessus de l’économie mondiale. Les tensions entre les puissances impérialistes s’accroissent. Les intérêts conflictuels entre les États-Unis et la Chine ne conduisent pas à une guerre ouverte traditionnelle, en partie parce que cela signifierait aujourd’hui une destruction mutuelle. Mais la guerre commerciale et les affrontements entre grandes puissances dans les différentes guerres par procuration sont l’expression d’une instabilité grandissante. La bourgeoisie est dans le pétrin sur le terrain politique. Un système en crise produit les dirigeants politiques qui s’y intègrent : Trump, Bolsonaro, Modi,… A cela s’ajoute le désastre climatique imminent : les scientifiques nous donnent à peine plus de dix ans pour éviter des dommages catastrophiques irréversibles.

    Le capitalisme est dans l’impasse, ce qui entraîne de plus en plus de protestations de masse. Du Chili à l’Equateur, de Porto Rico à l’Algérie et au Soudan, en passant également par le Liban, l’Irak, l’Iran ou encore Hong Kong : le nombre de mouvements de masse augmente fortement. Plusieurs gouvernements et régimes ont été l’objet de protestations massives. L’énergie de ces actions collectives n’est pas neuve. C’est l’énergie même que Rosa a si bien observée en Russie en 1905. Les similitudes sont nombreuses entre ce mouvement révolutionnaire du début du XXe siècle et la vague des mouvements d’aujourd’hui. Il y a l’inévitable confrontation entre le mouvement social et les dirigeants, la question de l’organisation de la lutte, celle du rôle des grèves générales pour mettre effectivement de côté les dirigeants, celle de la prise du pouvoir et enfin celle de l’alternative à mettre en place.

    Le mouvement de masse au Chili à l’automne 2019 affirme explicitement que ce ne sont pas seulement les raisons directes du mécontentement qui jouent un rôle, mais tout ce qui l’a précédé. Il ne s’agit pas seulement de l’augmentation des prix du métro de 30 pesos, mais de 30 ans d’absence de changement après la chute de la dictature de Pinochet. Le néolibéralisme est contesté dans le pays qui a vu la naissance de ce système politique. Cela rappelle ce que Rosa écrivait à propos de la Russie en 1905  : «  Il est absolument faux d’imaginer la grève de masse comme une action unique. La grève de masse est plutôt un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s’étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies.  » En période révolutionnaire, toute raison peut conduire à une grande confrontation. «  Dans la tempête révolutionnaire, chaque lutte partielle entre le capital et le travail prend les dimensions d’une explosion générale  ».

    La puissance des mouvements de masse, et en particulier des grèves générales, est également reconnue par les historiens. Des mouvements qui mobilisent les travailleurs avec des grèves ont historiquement le plus grand effet dans la conquête des droits démocratiques. Telle était la conclusion d’une étude réalisée par l’American Washington Post en octobre 2019. Toutes les grandes conquêtes sociales proviennent de luttes de masse  : la journée des 8 heures, le suffrage universel, les congés payés, la sécurité sociale,… Rien n’a été acquis grâces à de bonnes initiatives parlementaires, cela fut le fruit de mouvements de masse qui ont menacé le système tout entier.

    Le défi des mouvements de masse d’aujourd’hui est de savoir comment parvenir à un véritable changement. Ce que l’on ne veut pas est souvent évident, mais quelle forme doit prendre notre alternative et comment pouvons-nous y parvenir ? Grâce à l’action collective, des leçons peuvent être tirées quant à la façon dont le capitalisme est organisé, au rôle de l’État sous le capitalisme, à la force de notre nombre et de notre unité par-delà les divisions nationales, religieuses et autres. Mais nous il nous faut plus encore  : nous avons besoin d’une organisation qui agit consciemment en faveur d’un changement de société.

    Le révolutionnaire russe Trotsky déclarait dans un discours au tribunal où il fut accusé après la révolution de 1905  : «  préparer l’inévitable insurrection (…) signifiait pour nous d’abord et avant tout, d’éclairer le peuple, de lui expliquer que le conflit ouvert était inévitable, que tout ce qui lui avait été donné lui serait repris, que seule la force pouvait défendre ses droits, que des organisations puissantes de la classe ouvrière étaient nécessaires, que l’ennemi devait être combattu, qu’il fallait continuer jusqu’au bout, que la lutte ne pouvait se faire autrement ».

    Le système ne disparaitra pas spontanément pour remettre les clés de la société à la classe ouvrière. De puissants intérêts sont en jeu derrière la défense du capitalisme : les ultra-riches voient leurs richesses croître à un rythme vertigineux. Ils font bien entendu tout ce qui est en leur pouvoir pour les défendre et ils sont très bien organisés : ils contrôlent non seulement les secteurs clés de l’économie, mais aussi les médias, la politique,… Cela leur donne l’apparence d’un pouvoir énorme, mais leur point faible est leur nombre. Sans notre travail, l’ensemble de leur machinerie est à l’arrêt.

    Les grèves sont populaires comme moyen d’action et sont reprises dans différents mouvements. Le mouvement pour l’émancipation des femmes en Espagne et en Amérique latine reprend l’arme de la grève le 8 mars. La signification d’une grève générale dans le domaine politique n’est toujours pas bien comprise, mais cette signification politique est ancrée dans la méthode d’action elle-même. Comme Rosa l’écrivait à propos de la révolution de 1905 en Russie : «  La lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l’effet se succèdent et alternent sans cesse, et ainsi le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s’exclure réciproquement, comme le prétend le schéma pédant, constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie. C’est précisément la grève de masse qui constitue leur unité  ». La grève générale souligne le rôle économique et collectif de la classe ouvrière, la force qui peut entraîner une transformation socialiste de la société.

    Un autre élément remarquable des mouvements de masse d’aujourd’hui est la façon dont ils s’enflamment les uns les autres à l’échelle internationale. En Catalogne, par exemple, la manifestation contre la répression s’est penchée sur les méthodes d’action des manifestations de Hong Kong contre la dictature chinoise. Certains attribuent cette interaction internationale aux médias sociaux. Il est vrai que les médias sociaux offrent des possibilités de contacts plus rapides et plus internationaux. Mais tout comme les médias établis, les médias sociaux sont contrôlés par de grandes entreprises ayant des intérêts autres que ceux de la majorité de la population. Le capitalisme est encore toujours lié aux structures de l’Etat-nation, seule la classe ouvrière est sincèrement porteuse de l’internationalisme. Même avant l’existence des médias sociaux, les luttes réussies dans un pays ont eu un effet sur le mouvement ouvrier dans d’autres pays. Des militants comme Rosa en étaient particulièrement conscients et s’inspiraient non seulement des luttes menées dans d’autres pays, mais essayaient aussi de transformer cette inspiration en une meilleure compréhension et une plus grande prise de conscience de la part de la classe ouvrière.

    Le capitalisme est en eaux troubles. Dans de nombreux pays, les masses descendent dans la rue par colère contre tout ce qui va mal, contre tout le système en fait. Le plus grand atout du capitalisme aujourd’hui est que la conscience d’une alternative – la possibilité d’une autre société, le socialisme – est limitée. De nouvelles formations politiques émergent, fondées sur l’insatisfaction à l’égard du capitalisme, sans toutefois reconnaître la nécessité d’une rupture révolutionnaire avec le système et sans prendre des mesures en ce sens. Les nouvelles formations de gauche comme Syriza, Podemos ou le PTB en Belgique sont politiquement plus proches du réformisme de Bernstein que de la politique révolutionnaire de Rosa Luxemburg. Mais avec la différence que Bernstein est passé au réformisme pendant une période de croissance économique qui permettait au mouvement ouvrier d’obtenir des concessions. Cette marge est aujourd’hui inexistante, ce qui signifie que Syriza, par exemple, a rapidement échoué en Grèce. Qu’en aurait pensé Rosa ? Elle nous aurait sans doute incités à une vive critique sur base d’une compréhension globale du fonctionnement du capitalisme et sur base de la dynamique de la lutte des classes. Les idées de Rosa au sujet de la relation entre réforme et révolution sont toujours bien utiles pour construction l’expression politique de la classe ouvrière!

    Dans les mouvements sociaux d’aujourd’hui, les jeunes et les femmes sont à l’avant-garde. Pensons aux grèves pour le climat qui se propagent dans le monde entier avec pas moins de 7,6 millions de manifestants à la fin septembre 2019 ! Pensons au mouvement grandissant des femmes, qui est également plus largement soutenu en Belgique et qui provoque de nouvelles mobilisations de masse ! Rosa est parfois accusée à tort de ne pas s’être impliquée dans les luttes des femmes. Pour elle, il s’agissait en effet d’une lutte importante, mais elle ne la considérait pas comme distincte de la lutte de classe en général. Imaginons ce que aurait été la critique de Rosa sur un slogan comme « Les femmes se libéreront elles-mêmes  ». Elle a d’ailleurs écrit au sujet du droit de vote des femmes : «  La lutte de masse pour les droits politiques des femmes est seulement l’une des expressions et une partie de la lutte générale du prolétariat pour sa libération. En cela réside sa force et son avenir.  » Cette approche est celle défendue par la Campagne ROSA en Belgique aujourd’hui. La lutte pour l’émancipation des femmes fait partie de la lutte pour l’émancipation générale de la classe ouvrière. Dans cette lutte, des formes spécifiques d’oppression doivent être reconnues et combattues. Les formes spécifiques d’oppression ne doivent pas être considérées isolément du fonctionnement de l’ensemble du système, mais comme une expression de celui-ci. Résister, c’est entrer en lutte contre le capitalisme et nous sommes plus forts dans ce combat si la classe ouvrière est unie. Afin de réaliser une plus grande unité de la classe ouvrière, les sensibilités autour de formes spécifiques d’oppression, comme l’oppression des femmes ou celle de la communauté LGBTQI+, doivent être prises en compte.

    Le fait que l’humanité soit confrontée au choix entre «  socialisme ou barbarie  » est peut-être la citation la plus connue de Rosa. La lutte pour le socialisme était au cœur de sa vie et elle ne considérait pas cela comme quelque chose de destiné à un lointain avenir. La défense d’une société socialiste devra aujourd’hui être un élément inséparable de toute lutte directe et concrète. Lors de l’éclatement de la révolution de novembre en Allemagne en 1918, Rosa a déclaré : «  La classe ouvrière doit avant tout essayer de s’emparer de toute la puissance politique de l’Etat. Pour nous, socialistes, ce pouvoir politique n’est qu’un moyen. Le but pour lequel nous devons employer ce pouvoir, c’est la transformation fondamentale de tous les rapports sociaux.  » Un changement fondamental de société était l’objectif et le principe directeur de la vie quotidienne et du travail de Rosa.

    N’est-il pas trop tard aujourd’hui ? Les marxistes révolutionnaires analysent la société en profondeur et en tirent leur optimisme et leur confiance dans la classe ouvrière. Rosa est également un exemple à cet égard. Même lorsque la révolution s’est retrouvée attaquée et que Rosa a réalisé que sa vie était en danger, sa confiance dans le changement social fondamental est restée intacte. «  “L’ordre règne à Berlin !” sbires stupides ! Votre “ordre” est bâti sur le sable. Dès demain la révolution se dressera de nouveau avec fracas proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi. J’étais, je suis, je serai !  »

  • 1983, la grève générale des services publics

    Du lundi 12 au vendredi 23 septembre 1983, la Belgique a connu la plus importante grève des services publics depuis la grève générale 60-61. Le 31 juillet, le gouvernement Martens V (chrétien-libéral) décidait une série de nouvelles mesures d’austérité pour le personnel des services publics(1) : blocage des salaires en 1984 et 1985, personnel engagé à 4/5 temps dans les ministères et parastataux, taxation du pécule de vacances à 12 % (au lieu de 7%), prime de fin d’année supprimée, hausse de la cotisation à la sécurité sociale,…

    Par Guy Van Sinoy

    Les cheminots, locomotives de la lutte

    Vendredi 9 septembre au matin, la grève commence spontanément chez les conducteurs à Charleroi-Sud. Endéans la demi-heure toute une série de non-roulants suivent le mouvement. L’arrêt de travail se répand comme une traînée de poudre : Huy, Liège, Quévy, Bruxelles, Namur, St-Ghislain, Ottignies, Verviers, Welkenraedt, Arlon, Ostende, Courtrai. Il faut dire que le ras-le-bol est généralisé chez les cheminots qui ont déjà perdu 6.000 emplois en 1982 et 1983. De plus, le ministre des Communications Herman De Croo, menace les primes de productivité des cheminots.

    La grève fait tache d’huile dans les autres secteurs

    Face à la détermination de la base, la direction de la CGSP Cheminots et de la CSC Cheminots décident le lundi 12 de couvrir toute action jusqu’au vendredi 16 à 22 h. Le Bureau national de la CGSP appelle ses affiliés (tous secteurs) à passer à l’action dès le jeudi 15 septembre. Le 13 septembre, alors que la direction de la SNCB communique que le trafic ferroviaire est quasi nul, des postiers débrayent spontanément à Liège, Namur, Gand, Ath, Charleroi, Bruxelles et le front commun syndical Postes appelle à la grève du jeudi 15 au samedi 17. A partir du jeudi 15, la grève se généralise à tous les secteurs à travers le pays.
    Comment expliquer cette dynamique de lutte ?

    D’abord parce que les cheminots sont révoltés par la violence des attaques qu’ils subissent de la part du gouvernement qui n’a même pas envisagé de négocier. Ensuite parce que les cheminots ont une longue tradition de lutte en front commun. Comme la paralysie du réseau ferroviaire à partir du lundi 12 va perturber le travail de 1.700.000 navetteurs cela permet l’espoir d’une vraie grève générale interprofessionnelle. Enfin parce que même si Jef Houthuys (CSC) et André Vandenbroucke (FGTB), responsables interprofessionnels nationaux, ont déclaré accepter « l’effort de modération »(2), ils n’ont pas la possibilité de s’opposer frontalement à la grève du rail.

    La grève se généralise et s’étend timidement au secteur privé

    Mercredi 14 septembre deux divisions de Cockerill-Sambre à Liège ainsi que les travailleurs des ACEC à Herstal débrayent en solidarité avec le personnel des services publics. Le jeudi 15, à l’appel du front commun syndical la grève est générale dans les services publics, à l’exception la CCSP(3) et des centrales syndicales chrétiennes dans l’enseignement libre. Le président du Parti socialiste, Guy Spitaels, réclame la convocation d’urgence du parlement et demande le départ du gouvernement Martens-Gol.

    Vendredi 16 la grève gagne encore en extension, notamment en Flandre. Toutes les institutions publiques de crédit(4) sont en grève, en front commun syndical. Les cheminots du Centre votent la grève au finish, avec AG tous les 3 jours.

    Le gouvernement manœuvre, les directions syndicales temporisent, la grève continue

    Les négociations entre gouvernement et syndicats, commencées le 16, durent tout le week-end. Pour le gouvernement, il s’agit de lâcher du lest pour affaiblir et désamorcer la grève. Mais le lundi 19, la CGSP et la CCSP rejettent le texte gouvernemental et appellent à continuer la grève « jusqu’au mardi 20 au moins ». Il est clair que plus on monte dans l’appareil syndical des services publics plus l’attitude est tiède à l’égard de la grève.

    Le mardi 20, la CCSP d’Anvers décide de rejoindre la grève, ce qui se fait sentir directement au niveau du port. La grève s’élargit à d’autres services publics : les communaux à Liège, l’aéroport de Zaventem, les pilotes maritimes du port d’Anvers, les douaniers de la frontière belgo-allemande, l’enseignement en Flandre, l’enseignement libre dans quelques localités en Wallonie. Le Bureau de la FGTB décide de convoquer son comité national élargi pour le… vendredi 23 (c’est-à-dire deux semaines après le début de la grève!).

    Le début de la fin

    Alors que de nouvelles couches rejoignent le mouvement de grève (le personnel communal à Hasselt) et que des actions de solidarité éclatent dans le privé (ACEC et Glaverbel à Charleroi, le pétrole et la pétrochimie à Anvers), la Centrale chrétienne des services publics accepte, par 66 voix contre 14, le pré-accord gouvernemental et décide d’arrêter les actions de grève dès le 22 au soir. Le syndicat libéral fait de même. La CGSP rejette le pré-accord à Liège, Charleroi, Anvers, le Centre, Huy. Le bureau de la CGSP Postes rejette le pré-accord à l’unanimité.

    Vendredi 23, alors que le quotidien Het Volk(5) titre « Un compromis raisonnable » et que la gendarmerie casse les piquets, surtout en Flandre, le Comité national élargi de la FGTB ne parvient pas à réunir 2/3 des voix pour décider de 48 heures de grève. Des cheminots envahissent la salle en chantant L’Internationale. Puis c’est au tour du Comité national de la CGSP d’accepter l’accord et de suspendre la grève.

    Entre un appareil syndical CSC ouvertement complice du gouvernement et une direction FGTB paralysée et incapable de diriger la lutte, les travailleurs des services publics viennent de subir une défaite qui pèsera quelques années plus tard lors de la privatisation, secteur par secteur, de branches importantes des services publics.

    Notes

    1) A l’époque, les services publics comportaient de nombreux secteurs depuis lors démantelés : Régie des télégraphes et téléphones, Régie des Postes, Régie des Transports maritimes (malle Ostende-Douvres), Régie des Voies aériennes, Sabena, SNCV, SMAP, Crédit communal, CGER, Société nationale de Crédit à l’Industrie, Crédit agricole.
    2) Le Soir, 8 septembre 1983.
    3) CCSP : Centrale chrétienne des services publics
    4) Banque nationale, CGER, Crédit communal, Société nationale d’Investissement, Commission bancaire.
    5) Het Volk, journal quotidien du Mouvement ouvrier chrétien en Flandre

  • Du 6 février 1934 au 6 janvier 2021. Les ouvriers des années ’30 nous crient : «Ne reproduisez pas les mêmes erreurs!»

    Se plonger dans l’étude des années 1930 est extrêmement précieux pour affronter la période actuelle de crises économique, sociale, sanitaire et écologique. L’assaut du Capitole à Washington par les partisans de Trump fait par exemple immanquablement penser au soulèvement antiparlementaire des ligues fascistes du 6 février 1934 à Paris. Ces dernières entendaient pénétrer de force dans la chambre des députés afin de renverser « la gueuse », selon le surnom que l’extrême droite de l’époque donnait à la République.

    Par Nicolas Croes

    Crise économique et discrédit des forces politiques traditionnelles

    Ce n’est qu’en 1931 que la France a commencé à être touchée par la Grande Dépression qui avait débuté aux États-Unis en 1929.Aujourd’hui, il saute aux yeux que la crise profonde déclenchée par le coronavirus a frappé l’ensemble du globe bien plus subitement, en comprimant en quelques semaines des répercussions économiques qui avaient alors pris des années. Le chômage avait explosé et était passé de 273.000 personnes en 1932 à 340.000 en 1934. Un pic à plus de 1 million de chômeurs sera atteint en 1936.

    Le discrédit des autorités explosait lui aussi à mesure que s’étalait au grand jour leur incapacité à trouver des solutions en même temps qu’éclatait une succession de scandales politico-financiers. Il y eut six gouvernements de mai 1932 à février 1934. C’est justement un de ces scandales (le « suicide » douteux de Stavisky, escroc lié à plusieurs parlementaires) qui précipita la chute du gouvernement Chautemps le 28 janvier 1934. Le nouveau gouvernement dirigé par Daladier devait être présenté à l’Assemblée nationale le 6 février.

    Mais Daladier avait limogé le préfet de police de Paris Jean Chiappe, réputé proche des ligues d’extrême-droite. Celles-ci, dont la confiance avait été dopée par l’accession d’Hitler au pouvoir un an auparavant, ont redoublé de fureur. Leur manifestation le 6 février a rapidement tourné à l’émeute et la police s’est retrouvée complètement dépassée par les événements.

    L’attitude de la gauche

    Confrontée à cet avertissement de la menace fasciste, les communistes ont d’abord manifesté seuls le 9 février. Le 12 février, une journée de grève générale est organisée par les syndicats CGT (proche des sociaux-démocrates) et CGTU (proche des communistes) tandis que la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière, l’ancêtre du PS) et le Parti communiste appellent à manifester. Leurs cortèges n’étaient pas destinés à se réunir. Mais – surprise de taille – la pression de la base fut telle que les deux foules se rejoignirent aux cris de « Unité ! » Jusque-là, l’attitude officielle de l’appareil du Parti communiste stalinisé était de mettre dos-à-dos fascistes et sociaux-démocrates (qualifiés de rien de moins que « sociaux-fascistes »). L’attitude des dirigeants sociaux-démocrates n’était qu’à peine moins sectaire. Finalement les événements du 6 février 1934 ont forcé les deux partis à faire volte-face et à s’opposer à leurs propres mots d’ordre et slogans aveugles de la veille.

    Le test de la pratique n’est pas moins fondamental aujourd’hui. Et il semble hélas également que les figures les plus proéminentes de la gauche aux États-Unis ne sont pas à la hauteur des enjeux de l’époque. Au lieu d’appeler à la mobilisation de la classe ouvrière dans la rue, Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez et d’autres se sont limités à des initiatives parlementaires « respectables » pour l’establishment. De telles initiatives ne revêtent d’utilité qu’en accompagnement d’une mobilisation active et d’une lutte déterminée reposant sur ce qui est nécessaire pour répondre aux besoins des travailleurs et des opprimés, pas sur ce qui est acceptable par les défenseurs du système d’exploitation capitaliste. Dans le contexte des États-Unis d’aujourd’hui, cela implique de sortir du Parti démocrate et de l’affronter pour ce qu’il est : un des deux partis de Wall Street.

    Qui sont nos alliés ?

    En 1934, par contre, il y eut bien une mobilisation de masse sous l’impulsion de la base des militants politiques et syndicaux. Mais les directions des principales forces ouvrières ont tout fait pour dévier la lutte vers des canaux qui semblaient moins incertains à première vue. La volonté d’unité dans la lutte a été pervertie pour élargir l’unité jusqu’à inclure le Parti radical, une des forces politiques centrales du capitalisme français de l’entre-deux-guerres, dans un « Front populaire ». Comme l’expliquait Trotsky, le Front populaire représentait un noeud coulant passé autour du cou de la classe des travailleurs dans la mesure où les organisations ouvrières se sont politiquement subordonnées au parti de la bourgeoisie. Il y opposait la tactique du Front unique ouvrier et une action en toute indépendance des forces capitalistes.

    Dans un premier temps, la réponse de la bourgeoisie aux provocations fascistes de 1934 a consisté en une tentative de former un gouvernement qui ferait figure d’arbitre et de sauveur au-dessus de la mêlée. Son principal objectif était de bloquer l’élan de la classe ouvrière qui s’était mis en branle contre l’extrême droite.

    Aux États-Unis, l’administration Biden essayera de se présenter de la même manière. S’il n’y a pas directement eu de vague de mobilisation à la suite de l’assaut du Capitole par les partisans de Trump, souvenons-nous que le pays sort à peine du plus grand mouvement social de son histoire, à la suite du meurtre policier raciste de George Floyd. Cette mobilisation magistrale a pris son envol en dépit d’une crise sanitaire qui a causé plus de dix fois plus de décès dans la population américaine que la guerre du Vietnam ! Avant qu’elle n’éclate, le pays faisait également face au plus grand mouvement d’affiliation syndicale depuis les années ‘80. Ce volcan social, la classe capitaliste le craint plus que tout.

    Les grèves de mai-juin 1936 en France

    Finalement, le Front Populaire a remporté les élections d’avril/mai 1936. Mais alors que le gouvernement(1) n’était même pas encore constitué, la nouvelle de la victoire a enhardi les masses ouvrières. Spontanément, l’enthousiasme est devenu action jusqu’à déclencher un mouvement de grève générale reconductible qui a failli renverser le capitalisme en France ! Le 31 mai, le quotidien Le Temps (l’ancêtre du Monde) dénonçait avec horreur « l’ordre qui règne dans les usines » : les travailleurs s’y comportaient « comme si les usines leur appartenaient déjà » ! Le 4 juin – à la veille de l’entrée en fonction du nouveau gouvernement – les grèves s’étendaient à pratiquement toutes les industries. L’économie nationale commençait à être frappée de paralysie. Le 6 juin, le nombre de grévistes s’élevait à plus de 500.000. C’était près du double le lendemain !

    C’est un processus similaire que redoutait la direction du Parti démocrate, c’est la raison pour laquelle elle a si désespérément cherché à empêcher la victoire de Bernie Sanders aux primaires démocrates pour désigner leur candidat à la présidentielle. Quel effet n’aurait pas manqué d’avoir sa victoire à la primaire démocrate et sa probable victoire contre Trump(2) ? Très certainement dans un contexte où le terme de « socialisme » est aujourd’hui déjà beaucoup plus populaire que celui de « capitalisme ». La direction démocrate préférait – largement ! – 4 nouvelles années avec Trump.

    Comment Sanders aurait-il alors réagi ? En 1936, les dirigeants des organisations ouvrières ont éprouvé une peur panique du mouvement que leur victoire avait déclenché. Le 11 juin, le dirigeant communiste Maurice Thorez s’est exclamé : « Il faut savoir consentir aux transactions, il faut savoir terminer une grève », car « l’heure de la révolution n’est pas venue. » Finalement, le mouvement de grève s’est essoufflé du fait du comportement traître des dirigeants des organisations syndicales et politiques ouvrières. D’importantes victoires ont toutefois été obtenues, sur lesquels les gouvernements suivant n’ont cessé de revenir. Une opportunité historique de renverser le capitalisme français, de porter un coup dévastateur au fascisme en Allemagne, en Italie et en Espagne et de donner une impulsion à une révolution politique en URSS a été gaspillée.

    Ce potentiel n’a pas été exploité en raison de l’attitude de dirigeants qui manquaient de confiance en la capacité des travailleurs de transformer la société de fond en comble par le renversement du capitalisme. C’est finalement la même conclusion défaitiste qui a animé Sanders lorsqu’il a accepté de se soumettre à Joe Biden au lieu de sortir de la camisole de force du Parti démocrate pour jeter les bases d’une organisation de masse des travailleurs. Imaginons combien exponentielle aurait été sa croissance si elle avait accompagné le mouvement Black Lives Matter de mots d’ordre audacieux au lieu de lui imposer l’élection de Biden pour seul horizon !

    La combativité ne manque pas à la base de la société et l’avenir catastrophique que nous réserve le capitalisme va continuer à l’alimenter. Il n’est toutefois pas facile de se défaire d’une approche de lutte inadéquate sans disposer d’une alternative. C’est la raison pour laquelle il est tout aussi crucial aujourd’hui que dans les années ’30 de s’organiser autour d’un programme socialiste révolutionnaire et de se battre pour lui donner l’écho suffisant qui lui permettra d’être une force en saisissant l’imagination des masses.

    NOTES
    1) Le gouvernement de Front populaire fut composé de la SFIO et du Parti radical avec soutien extérieur du Parti communiste). Il dura de mai 1936 à avril 1938.
    2) Tous les sondages soulignaient la confortable avance qu’aurait obtenu Sanders contre Trump, alors que la bataille était bien plus incertaine avec Biden.

  • “Joyeux Noël” L’impérialisme et les guerres : accident ou nécessité capitaliste ?

    Vous cherchez un bon film de Noël ? Nous en avons un qui vous changera des traditionnels… “Joyeux Noël” raconte l’histoire véridique de la fraternisation de soldats des tranchées françaises, allemandes ou écossaises en décembre 1914. Ce film tord le cou à de nombreux mensonges qui entournent la Première guerre mondiale et donne un aperçu de ce qui aurait été possible si les dirigeants sociaux-démocrates de l’époque n’avaient pas trahi les idéaux de l’internationalisme ouvrier.

    Quand Lénine, l’un des dirigeants du parti bolchevique et co-dirigeant de la révolution russe d’Octobre 1917, a entendu parler de cette Trêve de Noël, il a déclaré que s’il y avait des organisations prêtes à se battre pour une telle politique parmi les soldats de toutes les nations belligérantes, il pourrait y avoir une fin rapide de la guerre en faveur de la classe ouvrière et des pauvres .

    Il avait écrit: «Essayez d’imaginer Hyndman, Guesde, Vandervelde, Plékhanov, Kautsky et le reste [les dirigeants des partis sociaux-démocrates et ouvriers qui ont soutenu la guerre] qui, au lieu d’aider la bourgeoisie (ce dans quoi ils sont maintenant engagés), formeraient un comité international d’agitation pour la fraternisation et pour l’établissement de relations amicales entre socialistes de tous les pays belligérants, à la fois dans les tranchées et parmi les troupes en général. Que seraient les résultats dans quelques mois?”

    L’impérialisme, stade suprême du capitalisme

    Lorsque l’on parle d’impérialisme, Lénine n’est évidemment pas n’importe qui : il s’agit de l’auteur de “L’impérialisme, stade suprême du capitalisme” (1916), l’ouvrage fondamental du marxisme analysant le mode de production capitaliste à l’époque impérialiste, celle “des guerres et des révolutions”.

    La question de la nature de l’impérialisme n’a évidemment jamais perdu de son actualité depuis la Première guerre mondiale, les conflits impérialistes n’ayant jamais cessé d’étendre leurs ombres sanglantes tout au long du 20e siècle. Quant au 21e siècle, l’invasion de l’Irak, pour ne citer qu’elle, a très rapidement démontré que le 21e siècle n’allait pas constituer l’ère de paix et de prospérité que beaucoup attendaient.

    Mais l’impérialisme est-il un choix, une forme d’aménagement du capitalisme parmi d’autres, ou encore un accident ? L’impérialisme n’est ni un pur choix laissé librement à chaque Etat, ni une forme d’aménagement du capitalisme parmi d’autres, et encore moins un accident de l’histoire mais, comme Lénine l’expliquait, la forme concrète qu’a pris le développement du capitalisme international au tournant du 20e siècle.

    Lénine a expliqué que l’impérialisme est en fait inscrit dans les gènes même du mode de production capitaliste. Si au début de celui-ci (au 18e et 19e siècle) pouvait encore régner la libre concurrence, un déséquilibre s’est rapidement manifesté entre les entreprises (les plus fortes avalant les plus faibles, surtout lors des crises économiques). La concentration combinée de la production et des capitaux a fait apparaître, dès la fin du 19e siècle, des monopoles, c’est-à-dire des sociétés contrôlant quasiment seules un marché. Là non plus, pas d’accident, la libre concurrence permet qu’il y ait vainqueurs et vaincus et les vainqueurs ressortent toujours du combat renforcés, avec plus de moyens.

    Dés cet instant, la libre concurrence a été reléguée à ce qu’elle est encore de nos jours : une corde à l’arc de l’idéologie bourgeoise pour justifier son existence, autant en prise avec le réel que la théorie de la terre plate en son temps. Les crises économiques suivantes, loin d’atténuer cette tendance à la concentration, ont renforcé le poids de ces monopoles, qui sont devenus internationaux, les ancêtres de nos multinationales.

    Parallèlement à l’émergence de monopoles, les banques ont pris de plus en plus d’importance. Elles sont sorties de leur rôle d’intermédiaires qui mettaient l’argent à disposition des capitalistes pour intervenir de plus en plus dans la gestion de celui-ci par les capitalistes. Il y eut une “ fusion “ entre les banques et les industries, et bien vite les exportations de capitaux dépassèrent celles des marchandises, caractéristiques des premiers temps du capitalisme. Envoyés à l’étranger, ces investissements permettaient aussi de favoriser la vente de marchandises : j’investis dans ton pays si tu n’achètes ton matériel qu’à mes usines… Quant au surprofit (ainsi appelé car obtenu en plus du profit effectué par les capitalistes sur les ouvriers de leur pays), il a permis de lâcher plus de lest à la classe ouvrière des métropoles et à corrompre certaines couches du prolétariat.

    Mais le monde a des limites, et quand les débouchés n’existent plus, il faut une redistribution des cartes au moyen de guerres terriblement destructrices en biens mais surtout en vies humaines, comme ce fut le cas en 14-18, mais aussi en 40-45,…

    Le capitalisme contemporain EST impérialiste. S’en tenir à combattre ses manifestations extérieures (les annexions territoriales, les pratiques douteuses des multinationales,…) sans vouloir s’attaquer aux bases économiques de ce système, c’est-à-dire au capitalisme lui même, c’est avoir l’illusion qu’on peut combattre les conséquences d’un système en laissant intactes les causes et les mécanismes qui les produisent. Ce qui est le meilleur moyen de courir à l’échec et à la déception.

  • 1960-61: Retour sur la «grève du siècle»

    C’était il y a tout juste 60 ans… Un appel à la grève lancé le 20 décembre dans les services publics contre la “Loi unique” avait été saisi par la base pour donner naissance à un combat historique. Le 21 décembre 1960, c’est toute la Belgique qui était paralysée par la grève générale. Un combat historique commençait alors. Le dossier ci-dessous, initialement publié à l’occasion du 50e anniversaire de l’événement, revient sur ce combat et sur les leçons à en tirer pour aujourd’hui.

    Par Nicolas Croes, sur base du livre de Gustave Dache

    Ces cinq semaines d’un combat implacable, mené en plein hiver, constituent rien de moins que Evènement le plus grandiose à ce jour de l’histoire des luttes de la classe ouvrière belge. A la base de ce conflit qui a puissamment ébranlé les fondations du système capitaliste, se trouvait un plan d’austérité particulièrement brutal, la Loi Unique. A l’heure où les plans d’austérité pleuvent sur les travailleurs partout en Europe et ailleurs, à l’heure où reviennent à l’avant-plan les grèves générales (voir notre dossier du mois dernier), les leçons à tirer de ce conflit sont inestimables.

    LE CONTEXTE

    A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’appareil de production de la bourgeoisie belge était quasiment intact, un énorme avantage pour une économie belge basée sur l’exportation face à des économies voisines à reconstruire. La machine économique belge tournait donc à plein rendement mais, face au développement progressif de nouvelles industries à l’étranger, cet avantage a progressivement disparu.

    De plus, la bourgeoisie belge avait délibérément négligé des branches industrielles qui s’étaient récemment développées, comme la chimie ou encore l’électronique, pour conserver une structure industrielle basée sur l’industrie lourde (sidérurgie, extraction de charbon,…). Plutôt que d’investir dans leur appareil de production, les capitalistes belges investissaient leurs profits en banque. Disposant d’un très puissant capital financier, la Belgique était alors qualifiée de ‘‘banquier de l’Europe’’. Cette fonction de banquier a toutefois été fondamentalement remise en question par la crise de l’industrie. A cela s’ajoutait encore le coût de la perte du Congo, devenu indépendant le 30 juin 1960.

    Pour assurer ses profits, la classe capitaliste belge devait donc prendre des mesures radicales. Comme toujours, c’est aux travailleurs et à leurs familles que l’on a voulu faire payer la crise avec les mesures d’austérité de la Loi Unique. Mais la prudence s’imposait. Un certain climat de lutte régnait à ce moment, et la grève générale insurrectionnelle de 1950 concernant la Question Royale (le retour du roi Léopold III) n’était pas encore oubliée… C’est pour cette raison que le gouvernement avait choisi de commencer la discussion au Parlement sur la Loi Unique le 20 décembre, en comptant sur les préparatifs des fêtes de fin d’année afin d’affaiblir la mobilisation des travailleurs.

    De leur côté, la direction du Parti Socialiste Belge et de la FGTB comptaient également sur cette période pour éviter de prendre l’initiative et déclencher les hostilités. Les bureaucrates du PSB et de la FGTB étaient pris entre deux feux. Une défaite significative des travailleurs aurait signifié que la bourgeoisie aurait sérieusement commencé à s’en prendre à ses positions et à ses privilèges, mais une victoire de la classe ouvrière était tout aussi menaçante pour ces mêmes privilèges.

    La direction du PSB avait déjà démontré à plusieurs reprises sa servilité à la ‘raison d’Etat’. Quand s’était déroulée la grève des métallurgistes de 1957, le ‘socialiste’ Achille Van Acker, alors premier ministre, n’avait pas hésité à la réprimer. Cependant, la très forte base ouvrière active en son sein forçait la direction du PSB à imprimer des accents plus radicaux à sa politique. Début octobre 1960, le PSB a donc pris l’initiative de mener campagne dans tout le pays au sujet de la Loi Unique. C’était l’Opération Vérité, dont le but était d’assurer qu’une fois la Loi votée et appliquée, la colère et le mécontentement des travailleurs se traduisent en soutien électoral. Partout, l’assistance était nombreuse et les salles souvent trop petites. Ce n’était pas son objectif premier, mais cette campagne aura joué un effet non négligeable dans la préparation de la bataille de l’hiver 60-61.

    Au niveau syndical, les directions voulaient elles aussi éviter la grève générale et une lutte dont elles pouvaient perdre le contrôle. La Centrale Syndicale Chrétienne, proche du PSC au pouvoir, a dès le début freiné la contestation de tout son poids. Au cours de la grève générale pourtant, de très nombreux militants de la CSC, tant au nord qu’au sud du pays, ont rejoint la lutte.

    Au syndicat socialiste, différentes ailes s’affrontaient, ce qui s’est exprimé lors du Comité National Elargi du 16 décembre 1960. La gauche syndicale groupée autour d’André Renard y avait proposé de voter pour un plan comprenant une série de manifestations allant vers une grève générale de 24 heures le 15 janvier 1961 (soit après le vote de la Loi Unique, beaucoup trop tard). De son côté, la droite proposait de simplement organiser une journée nationale d’action quelque part en janvier 1961. Au final, la gauche syndicale a reçu 475.823 voix, la droite 496.487. Mais, en moins de quatre jours, ces deux positions ont complètement été dépassées par l’action de la base.

    LA BATAILLE COMMENCE – L’APPAREIL SYNDICAL EST DÉBORDÉ

    Les services publics étaient particulièrement touchés par la Loi Unique et, le 12 décembre, la Centrale Générale des Services Publics de la FGTB avait appelé au déclenchement d’une grève générale illimitée pour le matin du 20 décembre.

    Dans tout le pays, la grève des services publics a très bien été suivie. A Gand, par exemple, les ouvriers communaux ont bloqué la régie de l’électricité, privant de courant le port et toute la région. Des milliers de syndiqués chrétiens ont rejoint le mouvement, contre l’avis de leurs dirigeants. Dès ses premières heures, le mouvement n’est pas resté limité au service public, de nombreuses grosses entreprises ont été mises à l’arrêt. Souvent, les travailleurs ont dû menacer leurs délégués, qui tentaient d’appliquer les consignes des sommets syndicaux.

    En quelques heures, l’action spontanée des travailleurs a ébranlé tout le système capitaliste et surpris ses agents dans le mouvement ouvrier. Le lendemain, désolé, le secrétaire général de la FGTB Louis Major (également député socialiste) s’est lamentablement excusé à la Chambre en disant : ‘‘Nous avons essayé, Monsieur le premier ministre, par tous les moyens, même avec l’aide des patrons, de limiter la grève à un secteur professionnel.’’

    Le 21 décembre, tout le pays était paralysé. Ce jour-là, on pouvait lire dans La Cité: ‘‘on signale qu’en plusieurs endroits, les dirigeants de la FGTB euxmêmes auraient été pris de court (…) Il semble bien qu’en certains endroits du moins, le contrôle du mouvement échappe à la direction de la FGTB.’’ Pour pallier au manque de direction, les travailleurs se sont petit à petit organisés avec des comités de grève, qui ont commencé à se coordonner. Voilà très précisément ce que craignait le plus la direction syndicale : qu’une nouvelle direction réellement basée sur la lutte collective des travailleurs se substitue à elle. La droite de la FGT B nationale, qui s’était opposée par tous les moyens à la grève générale, s’est déchargée de ses responsabilités sur les régionales en leur laissant le choix de partir ou non en grève.

    Ainsi, ce n’est qu’après que la grève générale ait été effective dans tout le pays que les régionales ont lancé un mot d’ordre de grève générale et tenté de dissoudre ou de récupérer les comités de grève (qui contrôlaient 40% de la région de Charleroi par exemple).

    TRAVAILLEURS FRANCOPHONES ET FLAMANDS UNIS DANS LA LUTTE

    La grève s’est étendue partout, les débrayages spontanés surgissant dans tout le pays. Les métallurgistes, les verriers, les mineurs, les cheminots, les dockers, etc. étaient tous en grève, toute la Wallonie était paralysée. En Flandre, le développement de la grève était plus lent et plus dur, mais bien réel. Des secteurs entiers y étaient en grève. D’ailleurs c’est en Flandre que s’est trouvée la seule entreprise à avoir été occupée par les grévistes lors de cette grève générale (la régie de l’électricité de Gand, du 20 au 30 décembre).

    Contrairement à ce que certains affirmeront par la suite, les travailleurs flamands ont largement démontré qu’ils étaient fermement engagés dans la lutte, malgré toutes les difficultés supplémentaires rencontrées dans une région où n’existaient pas de bassins industriels comparables à ceux de Charleroi ou de Liège, où le poids réactionnaire du clergé était plus important, où la CSC était dominante et où la direction de la FGTB était plus à droite.

    Dans ce cadre, la constitution sous la direction d’André Renard du Comité de coordination des régionales wallonnes de la FGTB, le 23 décembre, a représenté une véritable trahison. En plus d’être une manoeuvre destinée à assurer que la direction de la lutte n’échappe pas à l’appareil de la FGTB en faveur des comités de grève, la formation de ce Comité a divisé les forces de la classe ouvrière face à un gouvernement, des forces de répression et une bourgeoisie unie nationalement. Toujours à l’initiative d’André Renard, cette politique de division des travailleurs a été encore plus loin quand, au moment le plus critique de la lutte, la gauche syndicale a introduit la revendication du fédéralisme.

    LE DANGER DE LA RÉVOLUTION

    Au départ, il ne s’agissait que de la Loi Unique mais, très rapidement, c’est la question de la prise du pouvoir qui s’est posée. Il n’a pas fallu attendre longtemps avant que n’apparaissent dans les nombreux et massifs cortèges de manifestants des slogans revendiquant une Marche sur Bruxelles. Ce que les travailleurs entendaient avec cet appel, ce n’est pas une simple manifestation à Bruxelles, mais un rassemblement ouvrier massif dans la capitale pour une confrontation ouverte avec le régime.

    Ce mot d’ordre avait été décisif en 1950 lors de la grève générale sur la Question Royale. Le roi Léopold III avait abdiqué la veille de la tenue de cette Marche afin de désamorcer un mouvement qui n’aurait pas seulement fait basculer la monarchie, mais aurait également fait courir un grand péril au régime capitaliste lui-même. En 60-61, si les bureaucrates ont refusé d’organiser la Marche sur Bruxelles, c’est qu’ils comprenaient fort bien que ce mot d’ordre signifiait l’affrontement révolutionnaire des masses ouvrières et de l’Etat bourgeois.

    Face à l’ampleur du mouvement de grève, le gouvernement a réagi par l’intimidation, par de nombreuses arrestations arbitraires et par la violence des forces de l’ordre. Le gouvernement craignait que les grévistes ne parviennent spontanément à s’emparer des stocks d’armes et de munitions entreposées à la Fabrique Nationale, occupée militairement. L’armée a été envoyée renforcer la gendarmerie afin de surveiller les chemins de fer, les ponts, les grands centres, etc. Des troupes ont été rappelées d’Allemagne.

    Mais les forces de répression se déplaçaient lentement à cause des routes parsemées de clous, des rues dépavées ou encore des barrages. De plus, les troupes n’étaient pas sûres et subissaient la propagande des comités de grève les appelant à rejoindre la lutte. A certains endroits, les femmes de grévistes apportaient de la soupe et de la nourriture aux soldats. Le pouvoir bourgeois avait grand peur de cette fraternisation avec les grévistes.

    Les dirigeants syndicaux étaient systématiquement plus fortement hués lors des meetings de masse, car ils ne faisaient qu’inlassablement répéter en quoi la Loi Unique était néfaste alors que les travailleurs criaient ‘‘A Bruxelles ! A Bruxelles !’’ C’est dans ce cadre qu’il faut considérer les très nombreux actes de sabotage de cette grève générale. Ces actes ne sont que la conséquence de la frustration, de la colère et de l’impatience des travailleurs suite au refus des responsables de donner une perspective au mouvement.

    André Renard, le leader de l’aile gauche de la FGTB, a partout été réclamé pour prendre la parole. Sa rhétorique plus radicale correspondait mieux à l’état d’esprit des grévistes mais derrière son discours se cachait la volonté de ne faire qu’utiliser la force des travailleurs pour forcer la bourgeoisie à faire des concessions et non pour renverser le régime capitaliste. En cela, il a surestimé la marge de manoeuvre dont disposaient les capitalistes et a été forcé de trouver une voie de sortie honorable.

    LE FÉDÉRALISME : L’ÉNERGIE DES MASSES DÉTOURNÉE

    Le mouvement était placé devant un choix : la confrontation directe avec le régime capitaliste ou la retraite derrière un prétexte capable de sauver la face à une partie au moins de l’appareil syndical. C’est dans ce cadre qu’il faut voir l’appel au fédéralisme lancé par André Renard, un appel fatal à la grève générale. Le 31 décembre, le Comité de coordination des régionales wallonnes de la FGTB publiait un communiqué déclarant que la grève était essentiellement localisée en Wallonie, ce qui est faux. Alors que, partout, les travailleurs réclamaient des actions plus dures, le Comité a répondu en semblant prétendre que seule la Wallonie luttait.

    Le 3 janvier, André Renard s’est ouvertement prononcé contre une Marche sur Bruxelles. Le même jour, il a déclaré « Le peuple Wallon est mûr pour la bataille. Nous ne voulons plus que les cléricaux flamands nous imposent la loi. Le corps électoral socialiste représente 60 % des électeurs en Wallonie. Si demain le fédéralisme était instauré, nous pourrions avoir un gouvernement du peuple et pour le peuple. » (Le Soir du 4 janvier 1961) Le 5 janvier paraissait le premier numéro de l’hebdomadaire dirigé par André Renard, Combat. Son slogan de première page était : « La Wallonie en a assez. »

    Peu à peu, et sans consultation de la base, c’est ce mot d’ordre, une rupture de l’unité de front entre les travailleurs du pays, qui a été diffusé par l’appareil syndical. A ce moment, des dizaines de milliers de travailleurs flamands étaient encore en grève à Gand et Anvers, mais aussi dans des villes plus petites comme Bruges, Courtrai, Alost, Furnes,…

    Finalement, faute de mots d’ordre et de perspective, le mouvement s’est essoufflé. La grève s’est terminée le 23 janvier 1961.

    Cette défaite ne doit rien au génie ni à la force du patronat et de son gouvernement, mais tout à la trahison des dirigeants du PSB et de la FGTB, de droite comme de gauche, qui ont préféré la défaite à la poursuite de la lutte contre le capitalisme et pour une autre société.

    Comment la défaite aurait-elle pu être évitée ?

    Ce combat historique a été caractérisé par la gigantesque volonté d’en découdre de la part du mouvement ouvrier. Il n’a manqué qu’une chose pour que le mouvement aboutisse à sa conclusion logique, c’est-à- dire le renversement du régime capitaliste, il aurait fallu une direction réellement révolutionnaire aux masses en mouvement. Dans son Histoire de la révolution russe, Léon Trotsky (l’un des dirigeants de cette révolution avec Lénine) a expliqué que “Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur.” C’est exactement ce qui s’est produit ici, l’énergie des masses s’est volatilisée. Une organisation, même petite, aurait pu réaliser de grandes choses si elle était décidée à prendre ses responsabilités.

    Concrètement, cela aurait signifié d’appuyer sans réserve la constitution des comités de grève et d’appeler à un Congrès national des comités de grève – premier pas vers l’instauration d’un gouvernement ouvrier basé sur les comités de grève – tout en défendant un programme socialiste et révolutionnaire. Cela aurait signifié de vigoureusement dénoncer le refus des directions syndicales d’offrir une voie en avant et les manoeuvres telles que le fédéralisme. Cela aurait aussi signifié d’appuyer concrètement l’appel à la Marche sur Bruxelles. Hélas, cela, personne ne l’a fait. Le Parti Communiste Belge est ainsi essentiellement resté à la remorque du PSB et de la FGTB (il faut toutefois préciser que bon nombre de ses militants ont joué un rôle important dans les entreprises pour déclencher la grève).

    Un autre groupe de gauche radicale existait, au sein du PSB, groupé autour du journal La Gauche (Links en Flandre). Ce groupe était essentiellement dirigé par des militants se réclamant du trotskysme et dont la principale figure était Ernest Mandel. Ils prétendaient défendre une politique révolutionnaire, mais ses dirigeants étaient très fortement influencés par la pratique réformiste de la direction du PSB et des appareils bureaucratiques de la FGTB. Dans les faits, ce groupe a suivi la tendance d’André Renard, n’a pas dénoncé la création du Comité de coordination des régionale wallonnes, n’a pas appelé à la convocation d’un Congrès national des comité de grève et a limité son soutien à la Marche sur Bruxelles à de vagues propositions irréalistes. Concernant les propositions fédéralistes de Renard, La Gauche aurait dû réagir en opposant le renversement du gouvernement et de l’Etat bourgeois. A la place ne s’est manifesté qu’un silence complice.

    TÉMOIGNAGE D’UN OUVRIER DU RANG

    “La grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire de l’hiver 1960-61”

    Le PSL a publié le livre de Gustave Dache consacré à ces événements. L’auteur s’y est efforcé de tirer les leçons du conflit dans la perspective de préparer les générations actuelles de jeunes et de travailleurs aux luttes de masse à venir. Ce dossier est intégralement basé sur ces quelques 350 passionnantes pages d’expériences et d’enseignements, richement documentées. N’hésitez pas et passez commande à la rédaction de socialisme.be.

    ‘‘La grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire de l’hiver 1960-61’’, par Gustave Dache, éditions marxisme.be, 354 pages, 18 euros (frais de port inclus). 

  • 1932 : la révolte des mineurs

    Le déclin économique qui a suivi le krach boursier de 1929 aux États-Unis a aussi frappé la Belgique à partir de la seconde moitié de 1930. Les conséquences pour les familles ouvrières étaient désastreuses. En 1932, un ouvrier sur trois était totalement ou partiellement au chômage. Dans les mines, le chômage économique quelques jours par semaine était plus la règle que l’exception. Les taxes supplémentaires sur les produits de première nécessité et la hausse des loyers rendaient la vie de la classe ouvrière encore plus dure.

    Article de Geert Cool sur base d’un livre à paraître.

    De la paralysie à la lutte

    Au début, les travailleurs étaient paralysés. Leurs organisations n’avaient pas de réponse à la crise. En août 1930, le député Dejardin du Parti Ouvrier Belge (POB, précurseur du PS/S.pa) déclarait : « La classe ouvrière doit se préparer à une période très difficile, au cours de laquelle elle devra subir des baisses de salaire. Le mot d’ordre des travailleurs doit être : prudence, précaution et renforcement de l’organisation syndicale. Surtout, n’oubliez pas qu’en temps de crise, les grèves, et certainement les mouvements spontanés, sont plus dangereux pour la classe ouvrière que pour la classe capitaliste. »

    La bourgeoisie n’avait qu’une seule politique pour faire face à la crise : limiter les coûts pour les capitalistes et protéger son propre marché. Dans le même temps, les impôts indirects ont augmenté et les acquis sociaux imposé par la menace de la révolution après la Première Guerre mondiale ont été engloutis. Les dirigeants syndicaux et leurs collègues socialistes au Parlement n’avaient pas d’alternative : il fallait se résigner car la crise était à l’ordre du jour.

    Les travailleurs se sont d’abord limités à la défense individuelle : ils ont tenté de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour survivre à la crise. Mais après un certain temps la colère a éclaté. Au début de 1932, il y avait des manifestations spontanées et les premières grèves partielles. Au printemps et à l’été 1932, des actions ont été menées par des chômeurs. La situation est devenue explosive lorsque les bataillons lourds de la classe ouvrière sont partis en grève : les mineurs.

    Contre la direction réformiste

    La goutte qui a fait déborder le vase chez les mineurs a été une nouvelle baisse des salaires le 19 juin 1932. Des grèves ont spontanément éclaté. Les patrons ont essayé d’en profiter pour licencier des centaines de mineurs. Cela a conduit à une escalade et à une généralisation de la grève. Le 6 juillet, une grande partie du Hainaut était à l’arrêt, et le mouvement de grève a débordé vers d’autres régions. Tous les bassins miniers et une grande partie des autres secteurs industriels étaient en grève.

    Les mineurs ont développé leurs propres instruments pour organiser la grève. Réunions de grève improvisées, comités de grève, assemblées générales pour discuter des prochaines étapes de la lutte. Des barricades et des piquets de grève étaient érigés. Les femmes des mineurs y jouaient un rôle central. Des groupes de grévistes se rendaient à bicyclette vers d’autres charbonnages et usines, où leur arrivée suffisait à provoquer la grève.

    Les dirigeants syndicaux et le POB ont dû reconnaître la grève à contrecœur. Ils ne l’ont pas fait pour étendre la lutte et aller à la victoire, mais pour en prendre le contrôle pour mieux l’arrêter. Les parlementaires du POB ont une fois de plus déposé un projet de loi visant à nationaliser les mines, tout en sachant qu’il n’y avait de toute façon pas de majorité parlementaire pour faire passer ce projet. C’est ainsi que la direction du POB a tenté d’orienter le mouvement vers l‘arène parlementaire, plutôt que de renforcer le mouvement pour forcer la nationalisation par une mobilisation de la base.

    Les grévistes ont réalisé qu’ils seraient en meilleure position s’ils menaient le combat avec leurs syndicats. En même temps, les dirigeants syndicaux en ont profité pour s’emparer du mouvement. Là où les révolutionnaires de gauche, en particulier les trotskystes de l’opposition de Gauche Communiste (OGC), étaient présents, ils ont joué un rôle de pionnier pour élargir la grève. Au lieu de réunions générales par syndicat, ils organisèrent des assemblées ouvertes à tous.. Ce fut le cas à Gilly et à Châtelineau, dans la région de Charleroi, avec des dirigeants de grèves populaires comme Léon Lesoil. Lors de ces assemblées, le cahier de revendications et les actions futures étaient discutés. Les revendications principales étaient le retrait des baisses de salaires, la répartition du travail disponible, le contrôle du commerce, l’abaissement de l’âge de la retraite, la nationalisation des mines et des grandes entreprises.

    Unité

    Tout au long du mouvement de grève, l’unité s’est construite de bas en haut. Les femmes et les travailleurs immigrés ont joué un rôle actif, même si les dirigeants du POB étaient au départ très négatifs à l’égard des immigrés. Le député Piérard, par exemple, écrivit : “Les travailleurs étrangers ne sont pas aussi durs que les Borains. Nous comprenons certainement le besoin d’avoir de la pitié pour les étrangers qui viennent ici. Nous ne demandons pas que les malheureux Italiens qui sont ici en tant que réfugiés politiques soient renvoyés à la frontière. Mais pour ce qui est des autres ! Aussi internationalistes que nous soyons, nous demandons que nous pensions d’abord aux nôtres, sans travail et sans pain”. La CSC a notamment exigé la suppression progressive du travail des femmes mariées afin de faire de la place aux hommes sans emploi.

    Dès que la classe ouvrière s’est mobilisée, elle a compris clairement que les divisions entre hommes et femmes ou entre Belges et immigrés affaiblissaient le mouvement. Ce mouvement de grève a également été le premier à frapper dans tous les bassins miniers, y compris au Limbourg. Lorsque, début juillet, la Fédération des mineurs a défendu un accord proposant de renoncer aux étrangers non mariés, celui-ci a été rejeté de façon convaincante lors des assemblées générales des mineurs.

    Fin

    L’absence de perspectives de la grève, aggravée par l’absence de réponse politique du POB à la crise et la relative faiblesse du PC et de l’opposition trotskyste de gauche (qui ont cependant tous deux fortement progressé en raison de leur rôle actif dans la grève des mineurs), a rendu difficile la continuation de la lutte. Finalement, un accord a été imposé par en haut, malgré la forte opposition à la base qui a continué à faire grève en de nombreux endroits pendant des semaines.

    L’accord prévoyait l’arrêt des réductions salariales en plus d’une augmentation de 1%, mais d’autres éléments restaient très vagues ou ont rapidement disparu du tableau une fois le travail repris. En arrêtant les réductions de salaires, la tendance dominante à la baisse a été brisée. En outre, pour la première fois depuis longtemps, une augmentation de salaire a été concédée.

    Le fait que des grèves de mineurs aient à nouveau éclaté dès 1933 indique que la résistance n’a pas été brisée. Le mouvement de grève a eu des conséquences politiques avec un renforcement du Parti communiste, malgré une direction stalinienne ultra-gauche. Le petit groupe trotskyste OCG s’est également développé et a décroché cinq élus aux élections communales dans la région de Charleroi en 1932. Le POB a été poussé vers la gauche. Enfin, la vague de grève de 1932 a été importante pour préparer la grève générale de 1936, ce mouvement spontané qui a imposé, entre autres, des congés payés pour tous les travailleurs.

    Une période de crise économique et de dépression peut, dans un premier temps, avoir un effet paralysant sur la lutte des travailleurs. Elle a cet effet d’autant plus si les dirigeants politiques et syndicaux pensent que le progrès social n’est pas lié à la lutte de classes. Mais la colère et les réflexes de classe se transforment inévitablement en luttes collectives des travailleurs qui ne veulent pas, et souvent ne peuvent pas payer la crise. Arracher des concessions exige un rapport de force qui fait peur aux patrons. « La bourgeoisie doit être terrifiée pour devenir conciliante », avait déjà noté Léon Trotsky.

    Le développement d’une gauche ouvrière cohérente exige de s’impliquer dans la lutte, de défendre et de concrétiser une issue, tant en termes d’organisation de la lutte que de programme. Un mouvement socialiste révolutionnaire fortement organisé et implanté est incontournable pour mettre fin au capitalisme, un système qui condamne sans cesse les travailleurs à de nouvelles crises.

    Livre : 1932 : la révolte des mineurs

    En 1981, Frans Driesen a rédigé son mémoire sur la grève des mineurs de 1932. Le destin de ce texte ne devait pas consister à ramasser la poussière dans des archives inaccessibles avec des universitaires pour seuls lecteurs. Nous avons été autorisés à adapter légèrement le texte pour le publier sous forme de livre. Cela permettrait de le rendre accessible à un public plus large. Ce livre est déjà disponible en néerlandais, une version française est en préparation et sera publiée en 2021. Vous pouvez le commander via notre boutique en ligne sur marxisme.be ou auprès des éditeurs de “Lutte Socialiste”.

  • Il était une fois dans l’histoire de la lutte de classes – La grève des sardinières de Douarnenez

    Grève des sardinières, le 20 novembre 1924. Photo : Wikipédia

    Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Bretagne est une région peu industrialisée, pauvre et catholique. L’agriculture reste traditionnelle et nourrit avant tout les familles paysannes qui comptent beaucoup d’enfants. Au domicile, la langue usuelle est le breton. Les enfants n’apprennent le français qu’en entrant à l’école primaire.

    Par Guy Van Sinoy, article tiré de l’édition de novembre de Lutte Socialiste

    A Douarnenez, un port du Finistère, on pêche essentiellement la sardine : 21 usines de conserves produisent annuellement 40 millions de boîtes de sardines. Les matelots partent pêcher le soir à bord de chaloupes et rentrent le matin. Les femmes sont sardinières : elles nettoient et préparent les sardines avant leur mise en conserve. Elles attendent longtemps le retour des chaloupes en espérant pouvoir traiter les tonnes de sardines achetées par les usiniers. Leur travail est précaire car il dépend des résultats de la pêche. Si celle-ci est abondante, elle est vendue à bas prix aux usiniers. Les sardinières font alors de longues heures supplémentaires pour tout mettre en boîte : jusque 70 heures de travail d’affilée et sans primes !

    Mais si la pêche est maigre, les patrons pêcheurs vendent leur pêche aux grossistes qui l’écoulent dans le commerce. Dans ce cas, les sardinières sont sans travail. Leurs heures d’attente ne sont pas payées. Les matelots touchent une part de la vente de la pêche. On voit donc qu’une grève des sardinières risque vite de dresser les matelots contre la grève.

    Deux militants communistes hors du commun

    Deux militants communistes exceptionnels vont jouer un rôle important dans la grève qui s’annonce : Charles Tillon(1), responsable local de la CGTU, et Daniel Le Flanchec, un communiste libertaire qui vient d’être élu maire de la ville en octobre 1924. Le mouvement de grève commence à l’usine Carnaud où les soudeurs et les manœuvres arrêtent le travail. Le maire court à l’usine soutenir les grévistes. Mais les ouvriers de Carnaud estiment qu’ils ne pourront pas gagner seuls et ils décident d’aller discuter avec les sardinières de toutes les usines pour les inciter à la grève. La grève s’étend comme une traînée de poudre : des milliers de sardinières se mettent en grève pendant plusieurs semaines. Le comité de grève reçoit le soutien de la municipalité. La grève est terrible car elle est unanime. Elle devient un enjeu national et de nombreux responsables (ministres, députés communistes, viennent sur place).

    L’attentat

    Les patrons conserveurs engagent alors des tueurs pour abattre ceux qu’ils considèrent comme « meneurs ». Le jour de l’An, Le Flanchec est abattu en public. Transporté d’urgence à l’hôpital, le maire en réchappe. Mais la colère des grévistes est à son comble. Les renforts de police envoyés sur place ont fort à faire pour protéger les demeures des patrons.

    Victoire !

    L’affaire prend tellement de l’ampleur que les patrons usiniers sont contraints de céder. Le salaire des sardinières passe de 8 francs par jour (pour 10 heures) à 12 francs (pour 8 heures) soit une augmentation de 30 %. Dorénavant les heures d’attente seront payées et les heures supplémentaires seront majorées de 50 %.

    De ceci, retenons l’essentiel. Cette lutte menée par des femmes, des ouvrières dans un petit port du bout de la Bretagne, c’est aussi, au-delà de la hausse de salaire, la conquête d’une dignité. Et s’il vous arrive de temps à autre d’ouvrir une boîte de sardines, ayez une pensée pour les sardinières de Douarnenez !

    1) En 1921, alors qu’il était mécanicien sur un navire de guerre français en mer Noire, Charles Tillon avait animé une révolte de l’équipage pour s’opposer aux manœuvres de la flotte française qui soutenait les Blancs lors de la guerre civile en Russie. Condamné à 5 ans de bagne militaire, puis libéré à la suite d’une campagne de solidarité, il était devenu un animateur de la CGTU (La branche communiste du syndicat de 1921 à1936).

  • RÉVOLUTION DE 1830 La colère révolutionnaire déviée vers la création de l’État belge

    Peinture de Gustave Wappers de 1834 sur les journées de septembre 1830. (Photo : Wikimedia Commons)

    La Belgique n’a pas été créée par un soulèvement spontané de citoyens fortunés après une représentation d’opéra. La révolution belge a été un mouvement de masse du peuple, de la classe ouvrière qui commençait à se développer et de la population pauvre des cam­pagnes. L’absence d’organisations propres et de direction des masses a permis à la bour­geoisie de détourner la révolution. Cela a conduit à la création de la Belgique. (1)

    Par Alain Mandiki et Stéphane Delcros. Il s’agit de la version courte d’un texte plus long disponible sur marxisme.be.

    Un état artificiel

    À part un petit épisode de quelques mois en 1790, et qui ne concerne pas l’entièreté du futur État belge, jamais avant 1830 son futur territoire n’a été « indépendant » des autres puissances. Souvent, même, ces territoires faisaient partie de puissances et autorités féodales différentes, en fonction du rapport de forces. Le territoire du futur État belge a pendant longtemps été le siège de conflits entre différents Empires. C’était dû à sa position géographique favorable, un carrefour entre les différentes puissances européennes, et entre les différentes villes commerciales.

    La proximité géographique et linguistique, comme partout, entraînait bien sûr l’existence d’éléments communs, culturellement par exemple. Mais à aucun moment il ne s’agissait d’un sentiment « national » commun, hérité d’une histoire commune entraînant une volonté « nationale » patriotique de se créer un avenir commun et libre.

    Comme l’explique Anja Deschoemacker dans son analyse marxiste sur La question nationale en Belgique (2) : « La construction d’un État-nation est une tâche historique de la bourgeoisie. Dans ce sens, tous les États sont ‘artificiels’ (…). Mais là où la bourgeoisie, à l’époque de la création des nations, joue un rôle historiquement progressiste et est reconnue comme dirigeante de la nation (parce qu’elle la construit et l’a fait progresser), à mesure que sa formation est tardive, la bourgeoisie a plus de difficultés à s’imposer de cette manière. Au plus la classe ouvrière a déjà été précédemment développée, au plus la bourgeoisie a tendance à se lier à l’aristocratie au lieu de la renverser pour contrôler la classe ouvrière. C’est ainsi que les choses se sont déroulées en Belgique. »

    Les Pays-Bas unis mènent une politique dans l’intérêt de la bourgeoisie

    Durant la République puis l’Empire français, la classe bourgeoise était en développement dans les départements composants la future Belgique, particulièrement au sud, dans l’actuelle Wallonie. Les élites économiques dans l’industrie de l’armement, de la houille et de la métallurgie bénéficiaient d’un marché élargi et d’une protection contre la concurrence surtout britannique. La législation était aussi favorable à leurs intérêts : une grande liberté pour le patronat et les propriétaires fonciers, permettant une exploitation brutale de la force de travail du prolétariat.

    Le marché français sera perdu avec la défaite napoléonienne, mais la législation restera et la bourgeoisie pourra profiter du gain des colonies du Royaume uni des Pays-Bas : les Indes orientales néerlandaises – l’actuelle république d’Indonésie –, le Suriname et les Antilles néerlandaises. Pour la classe bourgeoise du futur État belge, économiquement, ce n’était donc pas nécessairement une mauvaise affaire.

    Pour cette bourgeoise émergente, des frustrations existaient pourtant. Tout d’abord, même si une partie de la bourgeoisie des provinces du Sud était anticléricale, une autre était catholique, contrairement à l’élite dirigeante du royaume, protestante. L’ensemble de cette bourgeoisie était par ailleurs francophone, opposée à la politique orangiste de déploiement du néerlandais. La bourgeoisie émergente au sud avait un caractère différent de celle présente dans le nord du royaume. Celle-ci était davantage commerçante, et donc partisane d’une politique libre-échangiste. Au sud, elle était davantage industrielle, favorable à une politique protectionniste. Ainsi, elle demandera au roi notamment d’augmenter les taxes d’entrée sur les produits des industries étrangères concurrentes. Le roi était conscient de ces frustrations, et a mis en œuvre des politiques pour tenter de les apaiser.

    Sous le régime d’Orange-Nassau, la bourgeoisie des provinces du sud s’est enrichie de manière exponentielle sur base de l’exploitation de la classe ouvrière naissante, aidée en cela par le régime. On comprend qu’en réalité, la volonté de la bourgeoisie n’était pas du tout de s’émanciper d’une soi-disant « occupation hollandaise », comme on peut le lire dans l’historiographie officielle.

    Le prolétariat naissant et la volonté des masses de sortir de leur condition

    Le prolétariat était bien sûr peu nombreux à l’époque, mais tout de même plus nombreux que ce que l’on pourrait croire. Dès le début du 19e siècle, il était en croissance rapide.

    C’est l’industrie textile qui à l’époque est la plus développée, surtout en Flandre Occidentale et Orientale, mais se développaient depuis quelques années aussi la métallurgie et les charbonnages en Hainaut et en province de Liège. En 1802, Gand comptait 220 cotonniers ; en 1810, ils seront 10.000. Rien que pour cette industrie cotonnière, les provinces du sud comptaient 220.000 ouvriers en 1825, dont 150.000 rien qu’en Flandre orientale.

    La situation pour les masses était misérable. La concurrence avec les produits principalement britanniques exerçait une pression sur les conditions de travail, impliquant de longues journées de travail. Les patrons pouvaient compter sur une énorme réserve de travailleurs vu que de nombreux paysans étaient poussés vers les villes par les famines et les bas prix des produits agricoles. Cette concurrence entre travailleurs impliquait des rémunérations salariales très faibles, bien en dessous du minimum vital. Le travail des enfants était loin d’être rare, car les familles avaient besoin que chacun de leurs membres vendent leur force de travail pour être capables de vivre.

    La situation s’aggravera encore avec de nouveaux impôts levés sur la mouture et sur l’abattage, qui augmentaient le prix du pain et de la viande. Ils rapportaient 5 millions de florins à l’État, mais rendait encore plus difficile la vie des masses. Ces impôts seront finalement abolis en 1829 mais évidemment trop tard : le mal était déjà trop profondément ancré.

    L’insurrection de 1830

    La révolution de Juillet en France, connue sous le nom des « Trois Glorieuses », aura une grande influence sur le prolétariat et les masses un peu partout en Europe, particulièrement dans les provinces du Sud des Pays-Bas. Durant le mois d’août, le gouvernement va précipiter les choses, avec notamment l’augmentation du prix du pain et l’organisation de grosses et coûteuses festivités à Bruxelles pour le 59e anniversaire de Guillaume Ier. A partir du 22 août, on peut lire sur des affiches placardées : « Révolution pour le 25 août ! ».

    Le 24 août, des attroupements de masse se font dans les rues ainsi que dans les estaminets et les cabarets. Comme le précise Maurice Bologne, jusqu’alors les estaminets étaient fréquentés par la bourgeoisie, mais durant le processus révolutionnaire, les masses s’en sont saisis. Dans une société connaissant de tels évènements, les masses ont besoin d’endroits de ralliements pour s’organiser.

    La bourgeoisie tente de mater la révolution

    La bourgeoisie décidera de s’armer elle-même pour préserver ses biens, soit en suppléant l’armée du royaume des Pays-Bas, soit pour tenter de directement maintenir l’ordre. C’est ainsi que naît la « garde bourgeoise ». La bourgeoisie essaiera de se servir de la révolte po­pulaire comme levier pour appuyer des revendications. Guillaume Ier refuse et décide d’envoyer plus de troupes sur Bruxelles avec ses fils à leur tête.
    La conduite maladroite du prince n’a fait qu’augmenter la révolte. Des bourgeois prirent peur et fuiront la ville de Bruxelles. Dans les rangs bourgeois, différents courants défendaient des voies distinctes. Un courant minoritaire était en train de se développer : face à la majorité qui restait pro-régime, une minorité défendait l’idée d’une proclamation d’indépendance vis-à-vis du royaume des Pays-Bas. C’est Louis De Potter, petit-bourgeois issu d’une famille anoblie, mais progressiste, vu comme un défenseur des opprimés et très populaire auprès du prolétariat, qui va cristalliser cette division en envoyant une lettre critiquant les conservateurs.

    Le début du mois de septembre a d’ailleurs vu de nombreux ouvriers et paysans d’un peu partout en Belgique se rendre dans la future capitale. Ces sont de véritables marches sur Bruxelles qui portent les masses pour venir défier le pouvoir. L’hôtel de ville sera pris d’assaut et des milliers de prolétaires commenceront à désarmer la bourgeoisie. Un vide du pouvoir s’installe alors, et vu la tournure des évènements, des bourgeois reviennent et pro­fitent de la désorganisation de l’insurrection. Se rendant compte que le maintien du régime sera difficile, un gouvernement provisoire est installé le 26 septembre. Le 4 octobre, le gou­vernement provisoire proclame l’indépendance des provinces du sud.

    La classe dominante fera tout pour écarter les intérêts des masses. Le Congrès national dé­cide de mettre sur pied une monarchie : la bourgeoisie ne voulait pas d’une république, bien trop proche du modèle prôné par les révolutionnaires français et qui pourrait fâcher ses futurs potentiels alliés. Léopold de Saxe-Cobourg, d’origine germanique et résidant en Angleterre, sera nommé roi ; notamment pour contenter l’allié britannique. Il épousera par ailleurs plus tard la princesse Louise d’Orléans, pour également sceller une alliance avec la monarchie française. Sur une population de 4 millions d’habitants, 46.000 seront électeurs… Dans sa lutte contre les travailleurs et les paysans, la bourgeoisie industrielle s’est même unie avec la classe qu’elle aurait logiquement dû renverser : l’aristocratie féodale, accompagnée par l’église.

    Absence d’instruments de lutte

    Lors du processus révolutionnaire de 1830, on a pu voir des embryons de traditions de luttes qui seront saisies et développées dans l’histoire de la future Belgique. C’est notamment le cas de la « Marche sur Bruxelles », une idée que l’on retrouvera à d’autres moments-clés de l’histoire de la lutte des classes. Ce sera par exemple le cas en 1950, durant « la question royale », ou encore lors de la Grève du siècle à l’hiver 1960-1961.

    Mais à l’époque, le prolétariat était jeune, dépourvu d’expérience collective en tant que classe et inorganisé. Il n’a pas pu compter sur un outil politique pour défendre ses propres intérêts. Ce sera quelques années plus tard qu’apparaîtront les embryons d’organisations de la classe des travailleurs.

    Mais pour mener un processus révolutionnaire vers la victoire, la présence d’un parti socialiste révolutionnaire est nécessaire ; un parti qui concentre les leçons et les expériences des luttes de l’histoire et trace des perspectives pour mettre à bas le système capitaliste et construire une société socialiste démocratique.

    Notes et liste de lectures :

    (1) BOLOGNE Maurice, L’Insurrection prolétarienne de 1830 en Belgique, éditions Aden, 2005 – 160 pages [Première édition : L’Églantine, 1929 – 72 pages].
    (2) DESCHOEMACKER Anja, La question nationale en Belgique – Une réponse des tra­vailleurs est nécessaire, éditions Marxisme.be, Avril 2016 – 298 pages.

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