Your cart is currently empty!
Tag: Trotsky
-
La France des années ’30 – L’explosion révolutionnaire qui aurait pu éviter la Seconde Guerre mondiale

L’année 2019 avait été appelée « l’année de la colère » : des manifestations de masse avaient éclaté de Santiago à Téhéran en passant par Hong Kong, Paris, Alger, Bagdad,… Cette vague de lutte contre l’injustice sociale et pour la démocratie avait été un temps stoppée par la pandémie, mais il n’a pas fallu longtemps pour que le mouvement Black Lives Matter atteigne en 2020 le niveau de la plus grande mobilisation sociale de l’histoire des États-Unis. La pandémie mondiale a renforcé toutes les contradictions du capitalisme. Les mobilisations sociales impressionnantes se sont imposées dans l’actualité internationale.Par Nicolas Croes
Afin de permettre aux nouvelles générations militantes de dégager la clarté dans le brouillard des événements socio-économiques et politiques d’une période tumultueuse, les éditions Marxisme.be ont décidé d’éditer en français et en néerlandais divers textes de Trotsky consacrés à la France des années’30 sous le titre « Léon Trotsky : Où va la France ? 1934-38 : De la provocation fasciste au potentiel révolutionnaire ».Quand tout était possible
Le plus fameux chapitre de l’histoire française des années ‘30 est sans aucun doute le mouvement de grèves avec occupation d’usines de 1936, ne serait-ce que parce que ce mouvement a posé les bases d’importantes conquêtes sociales telles que la semaine des 40 heures et l’extension des congés payés à tous les travailleurs. Cette grève générale s’est spontanément développée à la suite de la victoire électorale du Front Populaire, une alliance des socialistes (SFIO), des communistes (PCF) et du Parti radical, le parti pivot des gouvernements de l’entre-deux-guerres. L’ambiance était festive dans les entreprises : les travailleurs savaient que leur moment était venu. Le journal « Le Temps », que Trotsky décrivait comme « la bourgeoisie sous forme de journal », décrivait avec horreur comment les ouvriers se comportaient dans les usines : comme s’ils en étaient déjà les maîtres.
Le retentissement du mouvement dépassa les frontières françaises, il influença notamment la dynamique de la grève générale de juin 1936 en Belgique qui a posé les bases de la sécurité sociale obtenue après-guerre. La réussite du mouvement de masse en France avait le potentiel non seulement de renverser le capitalisme, mais aussi d’approfondir le processus révolutionnaire en Espagne tout en portant un coup décisif au fascisme en Allemagne et en Italie. Cela aurait rendu inévitable le déclenchement d’une révolution politique en Union soviétique contre la dictature bureaucratique stalinienne et en faveur de la restauration de la démocratie ouvrière, cette fois-ci sans que la révolution soit isolée. L’horreur de la Seconde Guerre mondiale n’aurait probablement jamais eu lieu.
De la provocation fasciste au potentiel révolutionnaire
Le début des années ‘30 fut marqué par les effets du crash et de la récession de 1929, qui avait durement frappé la France à partir de l’automne 1931. La classe ouvrière, la population rurale et même la classe moyenne vivaient une situation désastreuse. La classe moyenne se détournait de plus en plus du Parti Radical (ou ‘radical-socialiste’), le parti établi du capitalisme. La colère contre la démocratie bourgeoise et le parlementarisme était croissante. Tandis que divers groupes et ligues d’extrême droite prenaient leur envol, l’instabilité politique demeurait vive.
Le 6 février 1934, l’extrême droite manifesta dans les rues de Paris. La manifestation se termina par de violentes confrontations avec les forces de l’ordre. Le danger représenté par l’extrême droite en France devenait particulièrement évident. Mais la riposte antifasciste ouvrière ne se fit pas attendre et stoppa net le danger fasciste. Elle poussa même le Parti communiste stalinisé (PCF) à abandonner sa position officielle suivant laquelle la social-démocratie (représentée par la SFIO en France) était « social-fasciste ».
Le PCF abandonna alors le sectarisme qui l’isolait des couches plus larges, mais pour se tourner vers l’opportunisme, l’autre face de la même médaille. Il n’entendait pas construire l’unité révolutionnaire des travailleurs socialistes et communistes, mais adopter une politique de collaboration de classes allant jusqu’à s’allier au Parti radical, au prix de restreindre son programme aux éléments acceptables pour la bourgeoisie. C’est cette approche qui fut à la base de la création du Front populaire. Mais si, pour les staliniens et les socialistes, le but du Front populaire était de mieux gérer le capitalisme tout en empêchant que le Parti radical ne se dirige vers l’extrême droite, de leur côté, les travailleurs et les opprimés avaient voté à gauche dans l’espoir d’un véritable changement. Et ils n’allaient pas tarder à le faire savoir.
L’explosion révolutionnaire
La victoire du Front populaire en 1936 a suscité un tel enthousiasme qu’elle a immédiatement conduit à une vague de grèves avec occupation d’usines, ce qui n’était pas du tout dans les intentions des initiateurs du Front Populaire… Avant même que le gouvernement ne soit formé, les occupations d’entreprises s’étendaient à tout le pays. C’est alors que Trotsky écrivit « La révolution française a commencé ».
De la première occupation le 11 mai au 6 juin, les grévistes étaient devenus un demi-million. Le lendemain, ils étaient un million. La confédération syndicale radicale CGT est passée de 785.000 affiliés en mars 1936 à 4 millions en février 1937. Telle était la puissance du mouvement. La situation portait en elle des éléments de double pouvoir : à côté des institutions officielles du capitalisme, de plus en plus contestées, se développaient des organes de pouvoir des travailleurs.
Quand, le 6 juin, le gouvernement de Léon Blum (SFIO) obtint la confiance du Parlement, dans la rue, les masses avaient accordé leur confiance aux occupations et aux comités de grève. Le 8 juin, les représentants de 33 comités de grève de la région parisienne se réunirent pour créer un comité central de grève chargé de coordonner la lutte. Trois jours plus tard, lors de leur assemblée générale, ils ont réuni les représentants de 243 entreprises de la région parisienne. À cette époque, il y avait déjà 1,2 million de grévistes, alors que la grande majorité de la population était encore active dans l’agriculture. Le nombre de grévistes atteindra finalement 1,8 million et plus de 9.000 entreprises seront occupées.
Face au mouvement de masse, le gouvernement du Front Populaire et le patronat ont tout d’abord tenté d’enrayer la dynamique de lutte par d’importantes concessions : réduction du temps de travail de 48 à 40 heures par semaine, deux semaines de congés payés, augmentation des salaires dans le secteur privé comprise entre 7 et 12 %,… C’était impressionnant, mais c’était bien en dessous de ce que permettait la situation. Devant l’échec de sa tentative d’arrêter le mouvement avec des concessions, Blum mobilisa l’armée et la police de manière à intervenir à Paris si nécessaire. De son côté, le 11 juin, le dirigeant du PCF Maurice Thorez déclarait « Il faut savoir terminer une grève », en mettant en garde les travailleurs de ne pas effrayer la petite bourgeoisie et de ne pas faire tomber le gouvernement. Les partis ouvriers et leurs partenaires dans les sommets syndicaux ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher le mouvement révolutionnaire de mener au renversement du capitalisme.
Comme l’avait souligné Trotsky, les ouvriers furent incapables de reconnaître l’ennemi puisqu’on «l’avait déguisé en ami. » En l’absence de direction et de mots d’ordre clairs, le mouvement de grève finit par se vider de son sang et s’épuiser. De son côté, une fois ressaisi, le patronat ne ménagea aucun effort pour revenir sur chaque concession arrachée par le mouvement de masse.
« Une révolution qui cesse d’avancer est condamnée à refluer » (Daniel Guérin)
Dans son remarquable – mais inégal – témoignage des événements, Front populaire, une révolution manquée, Daniel Guérin écrivit « C’est Trotsky qui, le premier, a salué les grèves françaises avec occupation d’usines comme le commencement d’une révolution. » En dépit de profonds désaccords, l’écrivain militant qui deviendra un théoricien de l’anarchisme ne cache pas son admiration pour le révolutionnaire russe, ni d’ailleurs ses regrets : « De cette expérience je devais tirer, en définitive, une leçon. Mais avec un certain retard. Mais trop tard. Car à ce moment-là le raz-de-marrée aura depuis longtemps reflué. Dans le feu de la lutte, je n’avais guère eu le temps de méditer, ou peut-être même de lire, le lumineux article de Trotsky qui parut le 12 juin, dans le numéro, saisi, de La Lutte ouvrière. Le précédent historique des soviets de députés ouvriers y était évoqué. D’atelier en atelier, d’usine en usine, de quartier en quartier, de ville en ville, il appelait les comités ouvriers à établir entre eux une relation étroite, pour aboutir à un congrès de tous les comités de France. Tel était le nouvel ordre qui devait remplacer l’ancien. »
Avec le soutien du PCF, la politique du gouvernement du Front populaire est finalement strictement restée dans le cadre du capitalisme. Régulièrement, le PCF a réclamé des mesures plus radicales, comme un impôt sur les grandes fortunes ou le soutien aux Républicains espagnols, mais cela s’est essentiellement limité à des appels restés sans suite, avant de voter au Parlement en faveur du maintien du Front populaire et donc de la politique menée, y compris dans les colonies où l’attitude du Front populaire s’est résumée à la défense inconditionnelle de l’Empire colonial français.
Dans son Histoire de la Révolution russe, Trotsky remarque que : « Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant, le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur. » Ce qui a finalement manqué à l’époque, c’était l’existence d’un parti révolutionnaire armé d’un programme correct et disposant de la confiance de l’avant-garde du mouvement ouvrier pour porter le mouvement jusqu’à sa conclusion la plus favorable aux travailleurs. C’est pour aider à surmonter cette faiblesse pour les combats futurs que nous avons réédité « Où va la France ? »
-
Trotsky : Pourquoi Staline l’a-t-il emporté ?
En 1917 se déroula la révolution qui porta pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité les masses exploitées au pouvoir. Hélas, à cause de l’arriération de la jeune République Soviétique héritée de l’ancien régime tsariste et des destructions dues à la Première Guerre Mondiale et à la guerre civile, à cause aussi de l’isolement du premier Etat ouvrier suite à l’échec des révolutions dans les autres pays – et plus particulièrement en Allemagne – une bureaucratie a su émerger et usurper le pouvoir.
Staline a personnifié ce processus, tandis que Trotsky, proche collaborateur de Lénine et ancien dirigeant de l’insurrection d’Octobre et de l’Armée Rouge, a été la figure de proue de ceux qui étaient restés fidèles aux idéaux socialistes et qui, tout comme Trotsky lui-même en 1940, l’on bien souvent payé de leur vie.
Dans ce texte de 1935 qui répond aux questions de jeunes militants français, Trotsky, alors en exil, explique les raisons de la victoire de la bureaucratie sur l’opposition de gauche (nom pris par les militants communistes opposés à la dérive bureaucratiques et à l’abandon des idéaux socialistes et internationalistes par l’Union Soviétique).
Il explique aussi pourquoi il n’a pas utilisé son prestige dans l’Armée Rouge – qu’il avait lui-même mis en place et organisée pour faire face à la guerre civile – afin d’utiliser cette dernière contre la caste bureaucratique.
Derrière cette clarification d’un processus majeur lourd de conséquences pour l’évolution ultérieure des luttes à travers le monde se trouvent aussi la question du rôle de l’individu dans le cours historique ainsi qu’une réponse à la maxime « la fin justifie les moyens », deux thèmes qui n’ont rien perdu de leur actualité.
Pourquoi Staline l’a-t-il emporté ? Par léon Trotsky
« Comment et pourquoi avez vous perdu le pouvoir ? », « comment Staline a-t-il pris en main l’appareil ? », « qu’est-ce qui fait la force de Staline ? ». La question des lois internes de la révolution et de la contre-révolution est posée partout et toujours d’une façon purement individuelle, comme s’il s’agissait d’une partie d’échec ou de quelque rencontre sportive, et non de conflits et de modifications profondes de caractère social. De nombreux pseudo-marxistes ne se distinguent en rien à ce sujet des démocrates vulgaires, qui se servent, en face de grandioses mouvements populaires, des critères de couloirs parlementaires.
Quiconque connaît tant soit peu l’histoire sait que toute révolution a provoqué après elle la contre-révolution qui, certes, n’a jamais rejeté la société complètement en arrière, au point de départ, dans le domaine de l’économie, mais a toujours enlevé au peuple une part considérable, parfois la part du lion, de ses conquêtes politiques. Et la première victime de la vague réactionnaire est, en général, cette couche de révolutionnaire qui s’est trouvée à la tête des masses dans la première période de la révolution, période offensive, « héroïque ». […]
Les marxistes savent que la conscience est déterminée, en fin de compte, par l’existence. Le rôle de la direction dans la révolution est énorme. Sans direction juste, le prolétariat ne peut vaincre. Mais même la meilleure direction n’est pas capable de provoquer la révolution, quand il n’y a pas pour elle de conditions objectives. Au nombre des plus grands mérites d’une direction prolétarienne, il faut compter la capacité de distinguer le moment où on peut attaquer et celui où il est nécessaire de reculer. Cette capacité constituait la principale force de Lénine. […]
Le succès ou l’insuccès de la lutte de l’opposition de gauche (1) contre la bureaucratie a dépendu, bien entendu, à tel ou tel degré, des qualités de la direction des deux camps en lutte. Mais avant de parler de ces qualités, il faut comprendre clairement le caractère des camps en lutte eux-mêmes ; car le meilleur dirigeant de l’un des camps peut se trouver ne rien valoir pour l’autre camp, et réciproquement. La question si courante et si naïve : « pourquoi Trotsky n’a-t-il pas utilisé en son temps l’appareil militaire contre Staline ? » témoigne le plus clairement du monde qu’on ne veut ou qu’on ne sait pas réfléchir aux causes historiques générales de la victoire de la bureaucratie soviétique sur l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat…
Absolument indiscutable et d’une grande importance est le fait que la bureaucratie soviétique est devenue d’autant plus puissante que des coups plus durs se sont abattus sur la classe ouvrière mondiale (2). Les défaites des mouvements révolutionnaires en Europe et en Asie ont peu à peu miné la confiance des ouvriers soviétiques dans leur allié international. A l’intérieur du pays régnait toujours une misère aiguë (3). Les représentants les plus hardis et les plus dévoués de la classe ouvrière soit avaient péris dans la guerre civile, soit s’étaient élevés de quelques degrés plus hauts, et, dans leur majorité, avaient été assimilés dans les rangs de la bureaucratie, ayant perdu l’esprit révolutionnaire. Lassée par les terribles efforts des années révolutionnaires, privée de perspectives, empoisonnée d’amertume par une série de déceptions, la grande masse est tombée dans la passivité. Une réaction de ce genre s’est observée, comme nous l’avons déjà dit, après chaque révolution. […] […] L’appareil militaire […] était une fraction de tout l’appareil bureaucratique et, par ses qualités, ne se distinguait pas de lui. Il suffit de dire que, pendant les années de la guerre civile, l’Armée Rouge absorba des dizaines de milliers d’anciens officiers tsaristes (4).
[…] Ces cadres d’officiers et de fonctionnaires remplirent dans les premières années leur travail sous la pression et la surveillance directe des ouvriers avancés. Dans le feu de la lutte cruelle, il ne pouvait même pas être question d’une situation privilégiée pour les officiers : le mot même était rayé du vocabulaire. Mais après les victoires remportées et le passage à la situation de paix, précisément l’appareil militaire s’efforça de devenir la fraction la plus importante et privilégiée de tout l’appareil bureaucratique. S’appuyer sur les officiers pour prendre le pouvoir n’aurait pu être le fait que de celui qui était prêt à aller au devant des appétits de caste des officiers, c’est-à-dire leur assurer une situation supérieure, leur donner des grades, des décorations, en un mot à faire d’un seul coup ce que la bureaucratie stalinienne a fait progressivement au cours des dix ou douze années suivantes. Il n’y a aucun doute qu’accomplir un coup d’Etat militaire contre la fraction Zinoviev-Kaménev-Staline (5), etc., aurait pu se faire alors sans aucune peine et n’aurait même pas coûté d’effusion de sang ; mais le résultat d’un tel coup d’Etat aurait été une accélération des rythmes de cette même bureaucratisation et bonapartisation, contre lesquels l’opposition de gauche entrait en lutte.La tâche des bolcheviques-léninistes, par son essence même, consistait non pas à s’appuyer sur la bureaucratie militaire contre celle du parti, mais à s’appuyer sur l’avant-garde prolétarienne et, par son intermédiaire, sur les masses populaires, et à maîtriser la bureaucratie dans son ensemble, à l’épurer des éléments étrangers, à assurer sur elle le contrôle vigilant des travailleurs et à replacer sa politique sur les rails de l’internationalisme révolutionnaire. Mais comme dans les années de guerre civile, de famine et d’épidémie, la source vivante de la force révolutionnaire des masses s’était tarie et que la bureaucratie avait terriblement grandit en nombre et en insolence, les révolutionnaires prolétariens se trouvèrent être la partie la plus faible. Sous le drapeau des bolcheviques-léninistes se rassemblèrent, certes, des dizaines de milliers des meilleurs combattants révolutionnaires, y compris des militaires. Les ouvriers avancés avaient pour l’opposition de la sympathie. Mais cette sympathie est restée passive : les masses ne croyaient plus que, par la lutte, elles pourraient modifier la situation. Cependant, la bureaucratie affirmait : « L’opposition veut la révolution internationale et s’apprête à nous entraîner dans une guerre révolutionnaire. Nous avons assez de secousses et de misères. Nous avons mérité le droit de nous reposer. Il ne nous faut plus de « révolutions permanentes ». Nous allons créer pour nous une société socialiste. Ouvriers et paysans, remettez vous en à nous, à vos chefs ! » Cette agitation nationale et conservatrice s’accompagna, pour le dire en passant, de calomnies enragées, parfois absolument réactionnaires (6), contre les internationalistes, rassembla étroitement la bureaucratie, tant militaire que d’Etat, et trouva un écho indiscutable dans les masses ouvrières et paysannes lassées et arriérées. Ainsi l’avant-garde bolchevique se trouva isolée et écrasée par morceau. C’est en cela que réside tout le secret de la victoire de la bureaucratie thermidorienne (7). […]
Cela signifie-t-il que la victoire de Staline était inévitable ? Cela signifie-t-il que la lutte de l’opposition de gauche (bolcheviques-léninistes) était sans espoirs ? C’est poser la question de façon abstraite, schématique, fataliste. Le développement de la lutte a montré, sans aucun doute, que remporter une pleine victoire en URSS, c’est-à-dire conquérir le pouvoir et cautériser l’ulcère de bureaucratisme, les bolcheviques-léninistes n’ont pu et ne pourront le faire sans soutien de la part de la révolution mondiale. Mais cela ne signifie nullement que leur lutte soit restée sans conséquence. Sans la critique hardie de l’opposition et sans l’effroi de la bureaucratie devant l’opposition, le cours de Staline-Boukharine (8) vers le Koulak (9) aurait inévitable abouti à la renaissance du capitalisme. Sous le fouet de l’opposition, la bureaucratie s’est trouvée contrainte de faire d’importants emprunts à notre plate-forme (10). Les léninistes n’ont pu sauver le régime soviétique des processus de dégénérescence et des difformités du pouvoir personnel. Mais ils l’ont sauvé de l’effondrement complet, en barrant la route à la restauration capitaliste. Les réformes progressives de la bureaucratie ont été les produits accessoires de la lutte révolutionnaire de l’opposition. C’est pour nous trop insuffisant. Mais c’est quelque chose. »
Ce texte est tiré de : Trotsky, Textes et débats, présentés par Jean-Jacques Marie, Librairie générale Française, Paris, 1984.
- Opposition de gauche – bolcheviques-léninistes : On a tendance à séparer Lénine de la lutte contre la bureaucratie incarnée par le conflit entre Trotsky contre Staline et ses différents alliés successifs. Pourtant, la fin de la vie de Lénine est marquée par le combat commencé de concert avec Trotsky contre Staline, qu’il rencontrait à chaque fois qu’il voulait s’attarder sur un problème spécifique (constitution de l’URSS, monopole du commerce extérieur, affaire de Géorgie, transformation de l’inspection ouvrière et paysanne, recensement des fonctionnaires soviétiques,…). En 1923, Lénine paralysé, Staline s’est allié à Zinoviev et Kamenev contre Trotsky. La politique de la troïka ainsi créée à la direction du Parti Communiste s’est caractérisée par l’empirisme et le laisser aller. Mais dès octobre 1923, l’opposition de gauche a engagé le combat, c’est-à-dire Trotsky et, dans un premier temps, 46 militants du Parti Communiste connus et respectés de longue date en Russie et dans le mouvement ouvrier international. La base de leur combat était la lutte pour la démocratie interne et la planification (voir au point 10). Le terme de bolchevique-léninistes fait référence à la fidélités aux principes fondateurs du bolchevisme, principes rapidement foulé au pied par Staline et les bureaucrates alors qu’ils transformaient Lénine en un guide infaillible et quasi-divin. Le terme « trotskiste » a en fait été inventé par l’appareil bureaucratique comme une arme dans les mains de ceux qui accusaient Trotsky de vouloir détruire le parti en s’opposant à la « parole sacrée » de Lénine détournée par leurs soins.
- « des coups plus durs se sont abattus sur la classe ouvrière mondiale » Pour les révolutionnaires russes, la révolution ne pouvait arriver à établir le socialisme qu’avec l’aide de la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés. Lénine considérait par exemple qu’il fallait aider la révolution en Allemagne, pays à la classe ouvrière la plus nombreuse et la plus organisée, jusqu’à sacrifier le régime soviétique en Russie si la situation l’exigeait. Cependant, si la Révolution russe a bien engendré une vague révolutionnaire aux nombreuses répercussions, partout les masses ont échoué à renverser le régime capitaliste. En Allemagne, c’est cette crise révolutionnaire qui a mis fin à la guerre impérialiste et au IIe Reich. Mais, bien que cette période révolutionnaire a continué jusqu’en 1923, l’insurrection échoua en janvier 1919 et les dirigeants les plus capables du jeune Parti Communiste allemand, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, ont été ensuite assassinés. Quelques semaines plus tard, les républiques ouvrières de Bavière et de Hongrie ont également succombé dans un bain de sang. En France faute de direction révolutionnaire, le mouvement des masses a échoué à établir le socialisme, de même qu’en Italie où la désillusion et la démoralisation a ouvert la voie au fascisme. La stabilisation momentanée du capitalisme qui a suivit a cruellement isolé la jeune république des soviets et a favorisé l’accession au pouvoir de la bureaucratie. Quand sont ensuite arrivés de nouvelles opportunités pour les révolutionnaires sur le plan international, la bureaucratie avait déjà la mainmise sur l’Internationale Communiste. Ainsi, quand la montée de la révolution chinoise est arrivée en 1926, la politique de soumission à la bourgeoisie nationale et au Kouomintang de Tchang Kaï-Chek dictée par Moscou a eu pour effet de livrer les communistes au massacre. En mars 1927, quand Tchang-Kaï-Chek est arrivé devant la ville de Shangaï soulevée, le mot d’ordre de l’Internationale Communiste sclérosée était alors de déposer les armes et de laisser entrer les nationalistes. Ces derniers ont ainsi eu toute la liberté d’exécuter par millier les communiste et les ouvriers désarmés…
- « A l’intérieur du pays régnait toujours une misère aiguë. » En 1920, alors que la guerre civile devait encore durer jusqu’à l’été 1922, l’industrie russe ne produisait plus en moyenne que 20% de sa production d’avant-guerre, et seulement 13% en terme de valeur. A titre d’exemple, la production d’acier était tombée à 2,4% de ce qu’elle représentait en 1914, tandis que 60% des locomotives avaient été détruites et que 63% des voies ferrées étaient devenues inutilisables. (Pierre Broué, Le parti bolchevique, Les éditions de minuit, Paris, 1971). La misère qui découlait de ces traces laissées par la guerre impérialiste de 14-18 puis par la guerre civile entre monarchistes appuyés par les puissances impérialistes et révolutionnaires a mis longtemps à se résorber.
- « Durant la guerre civile, l’Armée Rouge absorba des dizaines de milliers d’anciens officiers tsaristes. » La dislocation de l’Etat tsariste et la poursuite de la participation de la Russie à la Première Guerre Mondiale entre le mois de février (où le tsarisme s’est effondré) et l’insurrection d’Octobre par les différents gouvernements provisoires avaient totalement détruit l’armée russe. Arrivés au pouvoir, les soviets durent reconstruire à partir de rien une nouvelle armée capable de défendre les acquis de la Révolution face aux restes des troupes tsaristes aidés financièrement et militairement par différentes puissances étrangères (Etats-Unis, France, Angleterre, Allemagne, Japon…). C’est à Trotsky qu’a alors été confiée la tâche de construire l’Armée Rouge. Face à l’inexpérience des bolcheviques concernant la stratégie militaire, Trotsty a préconisé d’enrôler les anciens officiers tsaristes désireux de rallier le nouveau régime. Approximativement 35.000 d’entre eux ont accepté au cours de la guerre civile. Ces « spécialistes militaires » ont été un temps encadrés par des commissaires politiques qui avaient la tâche de s’assurer que ces officiers ne profitent pas de leur situation et respectent les ordres du gouvernement soviétique.
- Fraction Zinoviev-Kaménev-Staline – Comme expliqué dans le premier point, Zinoviev et Kamenev, dirigeants bolcheviques de premier plan et de longue date, se sont alliés à Staline dès la paralysie de Lénine pour lutter contre Trotsky. Son combat contre la bureaucratisation du parti et de l’Etat les effrayait tout autant que sa défenses des idées de l’internationalisme, à un moment où ils ne voulaient entendre parler que de stabilisation du régime. Finalement, cette fraction volera en éclat quand la situation du pays et du parti forcera Zinoviev et Kamenev à reconnaître, temporairement, leurs erreurs. Ils capituleront ensuite devant Staline, mais seront tous deux exécutés lors du premier procès de Moscou en 1936.
- Calomnies enragées – Faute de pouvoir l’emporter par une honnête lutte d’idées et de positions, les détracteurs de l’opposition de gauche n’ont pas lésiné sur les moyens douteux en détournant et en exagérant la portée de passages des œuvres de Lénine consacrés à des polémiques engagées avec Trotsky il y avait plus de vingt années, en détournant malhonnêtement des propos tenus par Trotsky, en limitant le rôle qu’il avait tenu lors des journées d’Octobre et durant la guerre civile, ou encore en limitant ou en refusant tout simplement à Trotsky de faire valoir son droit de réponse dans la presse de l’Union Soviétique. Parallèlement, Lénine a été transformé en saint infaillible – son corps placé dans un monstrueux mausolée – et ces citations, tirées hors de leurs contextes, étaient devenues autant de dogmes destinés à justifier les positions de la bureaucratie. La calomnie, selon l’expression que Trotsky a utilisée dans son autobiographie, « prit des apparences d’éruption volcanique […] elle pesait sur les conscience et d’une façon encore plus accablante sur les volontés » tant était grande son ampleur et sa violence. Mais à travers Trotsky, c’était le régime interne même du parti qui était visé et un régime de pure dictature sur le parti a alors été instauré. Ces méthodes et manœuvres devaient par la suite devenir autant de caractéristiques permanentes du régime stalinien, pendant et après la mort du « petit père des peuples ».
- « bureaucratie thermidorienne » : Il s’agit là d’une référence à la Révolution française, que les marxistes avaient particulièrement étudiée, notamment pour y étudier les lois du flux et du reflux révolutionnaire. « Thermidor » était un mois du nouveau calendrier révolutionnaire français. Les journées des 9 et 10 thermidor de l’an II (c’est-à-dire les 27 et 28 juillet 1794) avaient ouvert, après le renversement de Robespierre, Saint-Just et des montagnards, une période de réaction qui devait déboucher sur l’empire napoléonien.
- Staline-Boukharine – En 1926, l’économie ainsi que le régime interne du parti étaient dans un état tel que Kamenev et Zinoviev ont été forcés de reconnaître leurs erreurs. Ils se sont alors rapproché de l’opposition de gauche pour former ensemble l’opposition unifiée. Staline a alors eu comme principal soutien celui de Boukharine, « l’idéologue du parti », dont le mot d’ordre était : « Nous devons dire aux paysans, à tous les paysans, qu’ils doivent s’enrichir ». Mais ce n’est qu’une minorité de paysan qui s’est enrichie au détriment de la majorité… Peu à peu politiquement éliminé à partir de 1929 quand Staline a opéré le virage de la collectivisation et de la planification, Boukharine a ensuite été exécuté suite au deuxième procès de Moscou en 1938.
- Koulak – Terme utilisé pour qualifier les paysans riches de Russie, dès avant la révolution. Ses caractéristiques sont la possession d’une exploitation pour laquelle il emploie une main d’œuvre salariée, de chevaux de trait dont il peut louer une partie aux paysans moins aisés et de moyens mécaniques (comme un moulin, par exemple).
- « la bureaucratie s’est trouvée contrainte de faire d’importants emprunts à notre plate-forme » – Dès 1923, devant la crise dite « des ciseaux », c’est-à-dire le fossé grandissant entre les prix croissants des biens industriels et la diminution des prix des denrées agricoles, Trotsky avait mis en avant la nécessité de la planification afin de lancer l’industrie lourde. A ce moment, la Russie était encore engagée dans la nouvelle politique économique (NEP), qui avait succédé au communisme de guerre en 1921 et avait réintroduit certaines caractéristiques du « marché libre » pour laisser un temps souffler la paysannerie après les dures années de guerre. Mais cette politique devait obligatoirement n’être que momentanée, car elle permettait au capitalisme de retrouver une base en Russie grâce au koulaks et au « nepmen » (trafiquants, commerçants et intermédiaires, tous avides de profiter de leurs avantages au maximum, car ils ne savent pas de quoi sera fait le lendemain de la NEP). Une vague de grève avait d’ailleurs déferlé en Russie cette année-là. Finalement, en 1926, 60% du blé commercialisable se trouvait entre les mains de 6% des paysans (Jean-Jaques Marie, Le trotskysme, Flammarion, Paris, 1970). L’opposition liquidée, la bureaucratie s’est attaquée à la paysannerie riche en collectivisant les terres et en enclenchant le premier plan quinquennal. Mais bien trop tard… Tout le temps perdu depuis 1923 aurait permit de réaliser la collectivisation et la planification en douceur, sur base de coopération volontaire des masses. En 1929, la situation n’a plus permit que l’urgence, et Staline a « sauvé » l’économie planifiée (et surtout à ses yeux les intérêts des bureaucrates dont la protection des intérêts était la base de son pouvoir) au prix d’une coercition immonde et sanglante.
-
“Défense du marxisme”, 80 ans plus tard
Le livre de Trotsky ‘‘Défense du marxisme’’ est un ouvrage que chaque marxiste devrait étudier. Il s’agit d’un recueil de lettres et de documents clés, issus d’un débat animé au sein du Socialist Workers Party aux États-Unis en 1939 et 1940.Par Per-Åke Westerlund (Rättvisepartiet Socialisterna, CIO-Suède)
C’est un livre très riche quant à l’application de la théorie marxiste à un monde en rapide mutation confronté au stalinisme en Union soviétique, au fascisme au pouvoir en Italie et en Allemagne et à la Seconde Guerre mondiale. En parallèle, il traite concrètement de la construction d’un parti révolutionnaire : l’orientation vers la classe ouvrière, la démocratie de parti et l’internationalisme. Une chose est évidente tout au long du livre: Trotsky n’était pas un «marxiste» qui se contentait de répéter de vieilles formules et il n’avait pas peur d’admettre ses erreurs.
La Seconde Guerre mondiale a bien sûr représenté un test pour chaque organisation et chaque individu. Au niveau international, les politiciens bourgeois avaient déjà massivement capitulé devant le fascisme, qu’ils considéraient comme leur seul moyen d’écraser la classe ouvrière et de se venger de la révolution russe.
En août 1939, juste avant le déclenchement de la guerre, les travailleurs et l’ensemble de la population étaient abasourdis par l’annonce du pacte germano-soviétique. C’était une décision désespérée de Staline, qui n’avait pas réussi à obtenir l’alliance qu’il souhaitait avec la France et la Grande-Bretagne afin d’éviter une attaque immédiate de l’Allemagne nazie. Lorsque cet assaut militaire inévitable eut lieu, en juin 1941, Staline a tout d’abord refusé de croire à la nouvelle.
Le pacte a changé la propagande de l’Internationale communiste en mettant l’accent sur la critique de l’impérialisme britannique et français au lieu de celui de l’Allemagne nazie. Militairement, le pacte a signifié que l’armée allemande a envahi la Pologne occidentale le 1er septembre tandis que suivit l’invasion de l’Est du pays par l’Union soviétique à la mi-septembre. Les troupes soviétiques ont également attaqué les États baltes et la Finlande.
À la suite de ces événements, une partie du SWP (Socialist Workers Party) trotskyste aux États-Unis, y compris une partie de la direction, a changé d’avis concernant le caractère de l’Union soviétique. Ils ont capitulé devant la forte pression de l’opinion démocratique bourgeoise dans les médias et les «cercles de gauche», qui assimilaient la dictature stalinienne en Union soviétique à celle de Hitler en Allemagne.
A partir de là, l’opposition qui s’est développée au sein du SWP a rapidement abandonné la théorie marxiste et la nécessité d’un parti révolutionnaire. Pour cela, « Défense du marxisme » devrait être étudié avec soin afin de comprendre la nécessité de combiner une base théorique solide avec une analyse concrète.
Qu’est-ce que le stalinisme?
Lénine et Trotsky étaient les dirigeants de la révolution russe de 1917. Ils ont assuré que la classe ouvrière, avec le soutien de la paysannerie, puisse prendre le pouvoir pour la première fois de l’Histoire. Ils ont également été les premiers à reconnaître les faiblesses et les dangers du nouvel État, en particulier suite à son isolement à la suite de la défaite des révolutions en Allemagne et dans d’autres pays.
Une bureaucratie s’est développée dans le pays avec Staline comme chef de file. La défense du statu quo et de la «stabilité» était sa première priorité, ce à quoi s’est progressivement ajoutée sa propre soif de privilèges et de pouvoir. Staline, qui n’a joué aucun rôle de premier plan en 1917, s’est montré incapable de donner des conseils judicieux à la révolution allemande de 1923 et à la révolution chinoise de 1925-1927. Ces révolutions ont toutes deux été vaincues par les forces contre-révolutionnaires.
Dans les années 1920, la bureaucratie constituait un frein inconscient aux révolutions, mais elle devint plus tard un facteur qui a consciemment mis fin aux révolutions et aux luttes des travailleurs, tout particulièrement en Espagne en 1936-1939. En Union soviétique, cela a conduit à une véritable guerre contre tous les vestiges du bolchevisme, celui-là même qui avait conduit les travailleurs au pouvoir en 1917. Le régime stalinien a recouru aux purges, aux camps de prisonniers, aux procès et aux exécutions contre toute forme d’opposition, notamment contre les véritables marxistes.
Durant le processus d’émergence du stalinisme, Trotsky a maintes fois fait référence au «Thermidor», évoquant ainsi la contre-révolution française en 1794. Au début, Trotsky pensait qu’un Thermidor en Russie signifierait la destruction de l’État ouvrier. Au début des années 1930, cependant, il s’est rendu compte que cette position était erronée : Thermidor était une contre-révolution politique, et non sociale. En France, Thermidor avait bien signifié un changement de régime contre-révolutionnaire, mais le nouveau régime a conservé le nouveau système économique capitaliste-bourgeois que la révolution avait mis en place et n’est pas retourné au féodalisme.
Tout comme l’économie capitaliste peut prendre différentes formes, du fascisme à la démocratie bourgeoise, le règne de Staline représentait une contre-révolution politique, mais sans restauration du capitalisme. L’économie planifiée a survécu. Mais une dictature bureaucratique a remplacé le régime de démocratie ouvrière au cours d’une sanglante bataille prolongée. Ce développement fut possible en raison du retard et de l’isolement de la Russie, ainsi qu’à cause de l’environnement impérialiste agressif.
Trotsky avait conclu que la Russie était devenue un État ouvrier bureaucratiquement dégénéré. Ce caractère ouvrier s’expliquait par l’existence d’une économie planifiée reposant sur la propriété de l’État. Le capitalisme avait véritablement été aboli.
Sur cette base, la IVe Internationale fondée par Trotsky en 1938 défendait sans réserve l’Union soviétique contre les guerres impérialistes, sans toutefois apporter aucun soutien au régime de Staline. Le programme de la Quatrième Internationale et de ses partis consistait à appeler à la révolution politique en vue d’instaurer un régime de démocratie ouvrière dans l’économie planifiée et de construire une société socialiste qui suivrait les décisions démocratiques de la révolution de 1917. Ces dernières avaient toutes été abolies par le stalinisme. Dans une lettre à Max Shachtman, Trotsky souligna que « les idées de la bureaucratie sont maintenant presque à l’opposé des idées de la révolution d’Octobre ».
Hésitation et débat
L’opposition minoritaire qui est apparue au sein du SWP américain a changé de position sur cet aspect, en défendant que l’attaque contre la Finlande et le pacte conclu avec Hitler avaient fondamentalement modifié le caractère de l’Union soviétique.
Trotsky, à qui on avait accordé l’asile au Mexique mais qui n’était pas autorisé à entrer aux États-Unis, a s’est impliqué dans ce débat par écrit, en demandant à cette opposition d’expliquer comment les marxistes devaient décrire l’Union soviétique sinon en tant qu’État ouvrier.
Certains d’entre eux ont répondu que la bureaucratie constituait une nouvelle classe sociale, d’autres ont déclaré que l’Union soviétique était devenue capitaliste. D’autres encore ont fait valoir que le fascisme en Europe, le New Deal aux États-Unis et le stalinisme faisaient partie du même processus tendu vers des dictatures d’État bureaucratiques. En cela, ils ne faisaient pas de différence entre révolution et contre-révolution. Le fascisme, en tant qu’outil du capital financier, n’a bien sûr pas exproprié les capitalistes.
Trotsky a montré que la bureaucratie stalinienne était un phénomène temporaire, dépourvu de mission historique, tandis qu’une nouvelle classe dirigeante serait indispensable. La forte croissance économique en Union soviétique n’est pas due à la bureaucratie, mais à l’économie planifiée et à l’importation de nouvelles techniques. La bureaucratie fut un frein au développement de l’économie planifiée.
Le stalinisme était une dictature totalitaire, mais pas un régime stable. Trotsky avait prédit 50 ans à l’avance les conséquences négatives de l’effondrement du stalinisme et de la restauration du capitalisme : un affaiblissement du prolétariat mondial et un renforcement de l’impérialisme. Ce processus avait été retardé en raison de l’issue de la Deuxième guerre mondiale.
Trotsky avait donc pris position pour la défense de l’Union soviétique, malgré la politique de Moscou qui «conserve complètement son caractère réactionnaire» et constitue «un obstacle majeur à la révolution mondiale». Il a comparé cette approche avec le fait que les socialistes révolutionnaires soutiennent toujours les syndicats qui soutiennent leurs gouvernements, en les considérants comme des syndicats réactionnaires mais néanmoins nécessaires pour se défendre contre l’ennemi de classe. L’opposition du SWP a proposé que le parti adopte une position de «révolution contre Hitler et Staline», car leurs armées respectives s’étaient partagé la Pologne.
En répondant, Trotsky développa la situation réelle en Pologne. En Occident, les révolutionnaires, les juifs et les démocrates fuyaient l’armée allemande ; à l’Est, c’étaient des propriétaires fonciers et des capitalistes qui tentaient de s’échapper. Trotsky prédit que l’invasion de l’Armée rouge serait suivie d’une expropriation des terres et des usines. Cela fut confirmé par les médias capitalistes et même par les journaux mencheviks en exil, relatant une «vague révolutionnaire» dans l’est de la Pologne.
Trotsky avait averti qu’Hitler retournerait ses armes contre l’Union soviétique pour établir un régime fasciste et restaurer la propriété capitaliste. Lorsque l’Allemagne nazie attaquerait, la tâche la plus urgente serait de vaincre ses troupes.
Que devaient donc dire les marxistes au sujet de l’avancée de l’Armée rouge ? La « préoccupation première pour nous », écrivit Trotsky, n’est pas le changement des relations de propriété, bien que ce dernier soit progressiste, mais la conscience du prolétariat mondial. La IVe Internationale était opposée à la conquête de nouveaux territoires et aux «missionnaires à baïonnette». Une révolution doit avoir une base solide parmi la classe ouvrière et les pauvres pour réussir. Là où l’invasion a déjà eu lieu, Trotsky a plaidé pour une expropriation indépendante des capitalistes et des propriétaires par la classe ouvrière.
Comment Trotsky a abordé le débat
Trotsky s’est engagé dans ce débat en polémiquant de manière politique et aiguë tout en insistant toujours sur la nécessité de l’unité. Il a souligné la manière dont les membres et les dirigeants du SWP s’étaient jusqu’alors mis d’accord sur la question cruciale du caractère de l’Union soviétique. Le débat, disait-il, était nécessaire, mais il serait « monstrueusement illogique de se séparer des camarades (…) il serait préjudiciable, voire fatal, de lier le combat idéologique à la perspective d’une scission, d’une purge, d’une expulsion. » Il était en faveur d’une « censure ou d’un avertissement sévère si un membre de la majorité » faisait de telles menaces. Sinon, «l’autorité des dirigeants serait compromise».
Trotsky a proposé que le débat soit mené de telle sorte que les deux parties refusent de menacer leurs adversaires. Dans le cas contraire, il défendait qu’une enquête soit menée par le Comité national ou une commission spéciale. Trotsky argumentait en faveur d’une collaboration loyale des deux côtés. James P. Cannon, proche de Trotsky et membre de la majorité, accepta et défendu cette position à la direction du parti.
Bien entendu, Trotsky ne manquait pas d’expérience avec les débats qui avaient pris place parmi la social-démocratie russe et les bolcheviks. « Même s’il y avait eu deux positions irréconciliables, cela ne signifierait pas un « désastre », mais soulignerait la nécessité de mener à terme la lutte politique.»
En conseillant Max Shachtman (mentionné plus haut), un dirigeant du parti qui était parmi ceux qui avaient changé de position, Trotsky a proposé que de nouvelles études soient faites afin de soulever la question au sein de la direction, mais sans rechercher immédiatement à adopter une position fixe.
Une opposition petite-bourgeoise
Trotsky et la majorité du SWP ont qualifié le nouveau groupe minoritaire « d’opposition petite-bourgeoise ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Au lieu de développer leurs positions et leurs analyses, l’opposition diffusait «des histoires et des anecdotes qui se comptent par centaines de milliers dans chaque parti», dans le but de trouver des erreurs et des fautes. À l’intérieur du parti, ils avaient «presque le caractère d’une famille» ou d’une clique.
Trotsky a souligné certains traits de cette minorité. Ils avaient un manque de respect pour les traditions de leur propre organisation et une attitude dédaigneuse envers la théorie. C’était notamment le cas de James Burnham, un professeur de philosophie de 34 ans qui avait rejoint le parti en 1935 et avait été nommé rédacteur en chef du magazine théorique du parti, New International.
Burnham était opposé au matérialisme dialectique – la philosophie du marxisme – en le comparant à une religion. Mais les autres dirigeants de la minorité n’entendaient pas débattre de cette position. Avant même que ce débat ne soit lancé, en janvier 1939, Trotsky avait critiqué Schachtman pour un article qu’il avait écrit avec Burnham dans New International dans lequel on pouvait lire «l’un de nous est pour la dialectique, l’autre est contre». Le contenu de l’article était une bonne critique d’anciens-marxistes, comme Max Eastman, qui s’étaient déjà retournés contre le socialisme parce qu’ils ne pouvaient supporter la pression dans la société.
Trotsky avait prévenu que ne pas ‘engager dans un débat sur la dialectique avec Burnham était une grave erreur. Dans ce livre, la défense du matérialisme dialectique explique la philosophie mieux que dans la plupart des autres travaux marxistes. La dialectique explique que tout dans la société de même que la nature sont en état de changement perpétuel, au prise avec des processus dont le développement repose sur contradictions, des changements quantitatifs et qualitatifs et des sauts soudains. Politiquement, la dialectique est une loi générale pour le développement de la société et la lutte des classes, a résumé Trotsky.
Au lieu de cela, l’opposition, sous la forte influence de Burnham, a utilisé des abstractions figées. Ils avaient conclu que l’Union soviétique n’était plus un État ouvrier, mais ne pouvaient pas répondre à ce qui avait changé en quantité ou en qualité. D’où ces processus avaient-ils émergés et jusqu’où ? L’opposition manquait de théorie et d’analyse concrète.
Burnham a également souligné son «indépendance personnelle» et le fait qu’il n’était pas prêt à devenir un permanent du parti, alors que des permanent à temps plein étaient absolument nécessaires à la construction du parti. Cela a également mis en évidence un manque de compréhension du centralisme révolutionnaire.
Parmi les autres traits de l’opposition petite-bourgeoise, il y avait la nervosité politique et l’habitude de sauter d’une position à l’autre, y compris concernant ces choix d’alliés, et de mener le combat de fraction à la légère.
Unité et fractions
Trotsky décrivit globalement l’évolution du débat: « L’opposition a engagé une dure lutte de fraction qui paralyse le parti à un moment extrêmement critique. Pour qu’une telle lutte de fraction soit justifiée, et non impitoyablement condamnée, il faudrait des raisons très graves et très profondes. Pour un marxiste de telles raisons ne peuvent avoir qu’un caractère de classe. »
Il était clair que la minorité avait entamé un combat vicieux en créant une fraction sans fondement politique sérieux. La majorité s’est montrée ferme concernant le programme et les perspectives de la IVe Internationale : c’était une position reposant sur la classe ouvrière, alors que l’opposition s’éloignait de plus en plus du socialisme révolutionnaire, devenant de ce fait petite-bourgeoise. Trotsky n’a pas découvert cette tendance petite-bourgeoise pour la première fois en 1939, mais a donné de nombreux exemples où il avait lancé des avertissements au cours des années précédentes. Par exemple, lorsque Shachtman, trois ans plus tôt, estimait que le parti socialiste des États-Unis (un parti plus large dans lequel les trotskystes travaillaient, avant d’en être expulsés en 1937) devenait un parti révolutionnaire.
Malgré cette analyse, Trotsky prônait l’unité, contrairement à Martin Abern, un chef de l’opposition, qui a utilisé la menace de scission pour effrayer ses membres. D’autres leaders de l’opposition ont voulu ouvrir le débat au public.
Quelques semaines seulement avant la scission de la minorité, en avril 1940, Trotsky avait insisté sur la nécessité de respecter les droits démocratiques internes. « Mais si l’unité est préservée, on ne peut avoir un secrétariat composé des seuls représentants de la majorité. On pourrait même envisager un secrétariat de cinq membres -trois majoritaires et deux minoritaires. »
Lorsque Trotsky a souligné les contradictions internes de la fraction minoritaire, Shachtman a répondu en donnant des exemples historiques de « blocs » impliquant Trotsky et les Bolcheviks. Trotsky a répondu en montrant comment, par exemple, le bloc avec Kamenev et Zinoviev contre le stalinisme en 1926, était correct : ce bloc n’a pas masqué les différences politiques existant entre ses membres derrière des programmes communs, et il était clair que les partisans de Trotsky constituaient la force la plus puissante du bloc.
Aux États-Unis, en 1939-1940, Shachtman forma une fraction, mais il s’agissait en réalité d’un bloc de forces divergentes, dirigé contre la majorité du SWP. Et au sein de la fraction, les forces dominantes étaient Burnham et Abern, tandis que Shachtman n’était que leur alibi politique à court terme pour quitter le marxisme.
Même à ce stade, Trotsky a adopté une attitude patiente, écrivant que les événements peuvent changer les individus, qui peuvent ensuite revenir au parti révolutionnaire. Il s’est donné lui-même comme exemple : Trotsky n’a rejoint les bolcheviks qu’en 1917, mais en jouant immédiatement un rôle décisif. Cinq ans plus tôt, en 1912, il avait tenté d’unir toutes les tendances différentes de la social-démocratie russe: «En dépit de ma conception de la révolution permanente qui, sans aucun doute, dessinait la perspective juste, je ne m’étais pas encore affranchi à cette époque, en particulier dans le domaine de l’organisation, des traits caractéristiques du révolutionnaire petit-bourgeois. Je souffrais de “conciliationnisme” envers les mencheviks et de méfiance envers le centralisme de Lénine.»
Clarté politique
Politiquement, le débat s’est étendu à davantage de questions. Bien entendu, Trotsky a compris que tous les articles et textes ne devaient pas nécessairement tirer toutes les conclusions, mais il a souligné la nécessité pour les membres qui rédigent ces documents de comprendre l’ensemble du programme et de l’analyse.
La minorité est allée dans la direction inverse. Ils voulaient réduire le programme du parti à des « problèmes concrets », ce qui a conduit Trotsky à faire des comparaisons avec les débats en Russie, contre les économistes et les narodniks, qui ont tous deux évité les problèmes politiques plus généraux. En 1939-1940, la minorité du SWP estimait que la guerre était concrète, mais pas l’État ouvrier.
Shachtman a cité Lénine qui, dans un débat avec Trotsky en 1920, avait déclaré que «l’État ouvrier est une abstraction» et que la Russie n’était pas un État ouvrier, mais un État ouvrier et paysan. Cependant, Shachtman n’avait pas compris que Lénine, quelques semaines plus tard, avait conclu qu’il avait eu tort. La Russie était un « État ouvrier avec des caractéristiques particulières », ces caractéristiques étant une population paysanne majoritaire et des vices bureaucratiques.
Shachtman a utilisé l’expression «un degré» de dégénérescence en Russie. Pourtant, il était allié à Burnham qui, bien que ne croyant pas en la dialectique, avait conclu à un changement qualitatif de l’Union soviétique, l’assimilant à l’Allemagne nazie. La minorité n’était pas unie et peu après, elle s’est scindée et a formé le nouveau «Parti des travailleurs». Burnham est parti et est devenu un réactionnaire de premier plan.
Ce livre contient de nombreux autres événements concrets analysés: les événements survenus en Finlande au début de la guerre, la manière dont les marxistes doivent agir dans la guerre civile espagnole et la position de Marx sur les guerres bourgeoises.
L’avis général de Trotsky aux membres de la Quatrième Internationale était d’orienter et d’aider la classe ouvrière, les grèves et les syndicats, tout en prévenant qu’il y avait toujours des «déviations opportunistes» dans les syndicats.
Trotsky a montré il y a 80 ans que la crise de la direction révolutionnaire, qui avait éclaté avec la capitulation social-démocrate pour la guerre mondiale de 1914, n’avait pas encore été résolue. Certains socialistes en ont accusé le prolétariat, comme certains l’ont fait en Russie après la défaite de la révolution en 1905.
La réponse est survenue en 1917, lorsque les bolcheviks ont pu créer une telle direction. Les marxistes sont aujourd’hui aux prises avec une situation objective bien différente de celle d’il y a 80 ans. D’une part, la classe ouvrière s’est agrandie, ce qui limite l’espace de la réaction. D’autre part, le mouvement syndical doit être reconstruit dans la plupart des endroits. Cela a entraîné des mouvements explosifs en provenance de la base dans de nombreux pays.
La nécessité de construire des partis et une internationale marxistes révolutionnaires est aussi urgente qu’à l’époque de Trotsky, sinon davantage, face à l’aggravation de la crise climatique, de la crise économique, de la crise sociale et de la crise politique. Étudier et utiliser « Défense du marxisme » est important, sinon nécessaire, car il est crucial de tirer des leçons de la nécessité d’une base théorique solide, d’analyses concrètes et de méthodes correctes pour la formation de partis et la tenue de débats.
-
Trotsky : Qu’est-ce que le nazisme ?

Léon Trotsky En 1933, Léon Trotsky écrivit un texte sur le nazisme qui venait d’arriver au pouvoir en Allemagne. Dans cet article, il explique comment les fascistes y sont parvenus. Cela n’était pas dû à la personne d’Hitler, mais aux relations de classe sous-jacentes et, plus spécifiquement, à la radicalisation de la classe moyenne dans une période de crise.
Les esprits naïfs pensent que le titre de roi tient dans la personne même du roi, dans son manteau d’hermine et sa couronne, dans sa chair et son sang. En fait, le titre de roi naît des rapports entre les hommes. Le roi n’est roi que parce qu’au travers de sa personne se réfractent les intérêts et les préjugés de millions d’hommes. Quand ces rapports sont érodés par le torrent du développement, le roi n’est plus qu’un homme usé, à la lèvre inférieure pendante. Celui qui s’appelait jadis Alphonse XIII, pourrait nous fait part de ses impressions toutes fraîches sur ce sujet.
Le chef par la grâce du peuple se distingue du chef par la grâce de Dieu, en ce qu’il est obligé de se frayer lui-même un chemin ou, du moins, d’aider les circonstances à le lui ouvrir. Mais le chef est toujours un rapport entre les hommes, une offre individuelle en réponse à une demande collective. Les discussions sur la personnalité d’Hitler sont d’autant plus animées qu’elles cherchent avec plus de zèle le secret de sa réussite en lui-même. Il est pourtant difficile de trouver une autre figure politique qui soit, dans la même mesure, le point convergent de forces historiques impersonnelles. N’importe quel petit bourgeois enragé ne pouvait devenir Hitler, mais une partie d’Hitler est contenue dans chaque petit bourgeois enragé.
La croissance rapide du capitalisme allemand avant la guerre ne signifia nullement la disparition pure et simple des classes intermédiaires ; en ruinant certaines couches de la petite bourgeoisie, il en créait de nouvelles : les artisans et les boutiquiers autour des usines, les techniciens et les administrateurs à l’intérieur des usines. Mais en se maintenant et même en se développant – elles représentent un peu moins de la moitié du peuple allemand – les classes intermédiaires se privaient de leur dernière parcelle d’indépendance, vivaient à la périphérie de la grande industrie et du système bancaire et se nourrissaient des miettes qui tombaient de la table des trusts monopolistes et des cartels, et des aumônes idéologiques de leurs théoriciens et politiciens traditionnels.
La défaite a dressé un mur sur le chemin de l’impérialisme allemand. La dynamique extérieure s’est transformée en dynamique intérieure. La guerre se changea en révolution. La social-démocratie, qui aida les Hohenzollern à mener la guerre jusqu’à son issue tragique, ne permit pas au prolétariat de mener la révolution jusqu’à son terme. La démocratie de Weimar a passé quatorze ans à essayer de se faire pardonner sa propre existence. Le Parti communiste a appelé les ouvriers à une nouvelle révolution, mais s’est avéré incapable de la diriger.
Le prolétariat allemand est passé par les hauts et les bas de la guerre, de la révolution, du parlementarisme et du pseudo-bolchevisme. Alors que les vieux partis de la bourgeoisie s’épuisaient complètement, la force dynamique de la classe ouvrière était minée.
Le chaos de l’après-guerre frappait les artisans, les marchands et les employés aussi durement que les ouvriers. La crise de l’agriculture ruinait les paysans. La décadence des couches moyennes ne pouvait pas signifier leur prolétarisation, car le prolétariat sécrétait lui-même une armée gigantesque de chômeurs chroniques. La paupérisation de la petite bourgeoisie, à peine dissimulée sous les cravates et les bas de soie synthétique, sapait toutes les croyances officielles et surtout la doctrine du parlementaire démocratique.
La multiplicité des partis, la fièvre froide des élections, les changements constants de gouvernements exacerbaient la crise sociale par un kaléidoscope de combinaisons politiques stériles. Dans l’atmosphère chauffée à blanc par la guerre, la défaite, les réparations, l’inflation, l’occupation de la Ruhr, la crise, le besoin et la rancune, la petite bourgeoisie se rebella contre tous les vieux partis qui l’avaient trompée. Ces vexations, vivement ressenties par les petits possédants qui ne pouvaient échapper à la faillite, par leurs fils qui sortaient de l’université et ne trouvaient ni emploi, ni client, et par leurs filles qui restaient sans dot et sans fiancé, réclamaient l’ordre et une main de fer.
Le drapeau du national-socialisme fut brandi par des hommes issus des cadres moyens et subalternes de l’ancienne armée. Couverts de décorations, les officiers et les sous-officiers ne pouvaient admettre que leur héroïsme et leurs souffrances aient été perdus pour la patrie, et surtout qu’ils ne leur donnent aucun droit particulier à la reconnaissance du pays. D’où leur haine pour la révolution et pour le prolétariat. Ils ne voulaient pas prendre leur parti du fait que les banquiers, les industriels, les ministres les reléguaient à des postes insignifiants de comptables, d’ingénieurs, d’employés des postes et d’instituteurs. D’où leur ” socialisme “. Pendant les batailles de l’Yser et de Verdun, ils ont appris à risquer leur vie et celle des autres, et à parler la langue du commandement qui en impose tant aux petits bourgeois de l’arrière. C’est ainsi que ces hommes sont devenus des chefs.
Au début de sa carrière politique, Hitler ne se distinguait, peut-être, que par un tempérament plus énergique, une voix plus forte, une étroitesse d’esprit plus sûre d’elle-même. Il n’apportait au mouvement aucun programme tout prêt, si ce n’est la soif de vengeance du soldat humilié. Hitler commença par des injures et des récriminations contre les conditions de Versailles, la vie chère, le manque de respect pour le sous-officier méritant, les intrigues des banquiers et des journalistes de la foi de Moïse. On trouvait dans le pays suffisamment de gens qui se ruinaient, qui se noyaient, qui étaient couverts de cicatrices et d’ecchymoses encore toutes fraîches. Chacun d’eux voulait frapper du poing sur la table. Hitler le faisait mieux que les autres. Il est vrai qu’il ne savait pas comment remédier à tous ces malheurs. Mais ses accusations résonnaient tantôt comme un ordre, tantôt comme une prière adressée à un destin inflexible. Les classes condamnées, semblables à des malades incurables, ne se lassent pas de moduler leurs plaintes, ni d’écouter des consolations. Tous les discours d’Hitler étaient accordés sur ce diapason. Une sentimentalité informe, une absence totale de rigueur dans le raisonnement, une ignorance doublée d’une érudition désordonnée : tous ces moins se transformaient en plus. Cela lui donnait la possibilité de rassembler toutes les formes de mécontentement dans la besace de mendiant du national-socialisme, et de mener la masse là où elle le poussait. De ces premières improvisations, l’agitateur ne conservait dans sa mémoire que ce qui rencontrait l’approbation. Ses idées politiques étaient le fruit d’une acoustique oratoire. C’est ainsi qu’il choisissait ses mots d’ordre. C’est ainsi que son programme s’étoffait. C’est ainsi que d’un matériau brut se formait un ” chef “.
Dès le début, Mussolini s’adressa de façon plus consciente à la matière sociale, qu’Hitler, qui se sent plus proche du mysticisme policier d’un quelconque Metternich que de l’algèbre politique de Machiavel. Du point de vue intellectuel, Mussolini est plus audacieux et cynique. Il suffit de nous rappeler que l’athée romain ne fait que se servir de la religion, comme il le fait de la police et de la justice, alors que son collègue berlinois croit réellement à la protection particulière de la Providence. A l’époque où le futur dictateur italien considérait encore Marx comme ” notre maître immortel à tous “, il défendait, non sans habileté, la théorie qui voit avant tout dans la vie de la société actuelle l’interaction de deux classes fondamentales : la bourgeoisie et le prolétariat. Il est vrai, écrivait Mussolini en 1914, qu’entre elles se placent des couches intermédiaires très nombreuses, qui forment une sorte de ” tissu conjonctif du collectif humain ” ; mais ” dans les périodes de crise, les classes intermédiaires sont attirées, selon leurs intérêts et leurs idées, vers l’une ou l’autre des deux classes fondamentales “. Généralisation très importante ! De même que la médecine scientifique permet de soigner un malade, mais aussi d’envoyer, de la manière la plus expéditive, un homme bien portant ad patres, l’analyse scientifique des rapports de classes, destinée par son auteur à mobiliser le prolétariat, a permis à Mussolini, quant il fut passé dans le camp adverse, de mobiliser les classes intermédiaires contre le prolétariat. Hitler accomplit le même travail, en traduisant dans la langue de la mystique allemande la méthodologie du fascisme.
Les bûchers, sur lesquels brûle la littérature impie du marxisme, éclairent vivement la nature de classe du national-socialisme. Tant que les nazis agissaient en tant que parti et non en tant que pouvoir d’Etat, l’accès de la classe ouvrière leur était presque entièrement fermé. D’autre part, la grande bourgeoisie, même celle qui soutenait financièrement Hitler, ne les considérait pas comme son parti. La ” renaissance ” nationale s’appuyait entièrement sur les classes moyennes – la partie la plus arriérée de la nation, fardeau pesant de l’histoire. L’habileté politique consistait à souder l’unité de la petite bourgeoisie au moyen de la haine pour le prolétariat. Que faut-il faire pour que ce soit encore mieux ? Avant tout écraser ceux qui sont en bas. La petite bourgeoisie, impuissante face au grand capital, espère désormais reconquérir sa dignité sociale en écrasant les ouvriers.
Les nazis baptisent leur coup d’Etat du nom usurpé de révolution. En fait, en Allemagne comme en Italie, le fascisme laisse le système social inchangé. Le coup d’Etat d’Hitler, en tant que tel, n’a même pas droit au titre de contre-révolution. Mais on ne peut pas le considérer isolément : il est l’aboutissement d’un cycle de secousses qui ont commencé en Allemagne en 1918. La révolution de novembre, qui donnait le pouvoir aux conseils d’ouvriers et de soldats, était fondamentalement prolétarienne. Mais le parti qui était à la tête du prolétariat, rendit le pouvoir à la bourgeoisie. En ce sens, la social-démocratie a ouvert une ère de contre-révolution, avant que la révolution n’ait eu le temps d’achever son œuvre. Toutefois, tant que la bourgeoisie dépendait de la social-démocratie, et par conséquent des ouvriers, le régime conservait des éléments de compromis. Mais la situation intérieure et internationale du capitalisme allemand ne laissait plus de place aux concessions. Si la social-démocratie sauva la bourgeoisie de la révolution prolétarienne, le tour est venu pour le fascisme de libérer la bourgeoisie de la social-démocratie. Le coup d’Etat d’Hitler n’est que le maillon final dans la chaîne des poussées contre-révolutionnaires.
Le petit bourgeois est hostile à l’idée de développement, car le développement se fait invariablement contre lui : le progrès ne lui a rien apporté, si ce n’est des dettes insolvables. Le national-socialisme rejette le marxisme mais aussi le darwinisme. Les nazis maudissent le matérialisme, car les victoires de la technique sur la nature ont entraîné la victoire du grand capital sur le petit. Les chefs du mouvement liquident ” l’intellectualisme ” non pas tant parce que eux-mêmes possèdent des intelligences de deuxième ou de troisième ordre, mais surtout parce que leur rôle historique ne saurait admettre qu’une pensée soit menée jusqu’à son terme. Le petit bourgeois a besoin d’une instance supérieure, placée au-dessus de la matière et de l’histoire, et protégée de la concurrence, de l’inflation, de la crise et de la vente aux enchères. Au développement, à la pensée économique, au rationalisme – aux XX°, XIX° et XVIII° siècles – s’opposent l’idéalisme nationaliste, en tant que source du principe héroïque. La nation d’Hitler est l’ombre mythique de la petite bourgeoisie elle-même, son rêve pathétique d’un royaume millénaire sur terre.
Pour élever la nation au-dessus de l’histoire, on lui donne le soutien de la race. L’histoire est vue comme une émanation de la race. Les qualités de la race sont construites indépendamment des conditions sociales changeantes. Rejetant ” la pensée économique ” comme vile, le national-socialisme descend un étage plus bas : du matérialisme économique il passe au matérialisme zoologique.
La théorie de la race, qu’on dirait créée spécialement pour un autodidacte prétentieux et qui se présente comme la clé universelle de tous les secrets de la vie, apparaît sous un jour particulièrement lamentable à la lumière de l’histoire des idées. Pour fonder la religion du sang véritablement allemand, Hitler dut emprunter de seconde main les idées du racisme à un Français, diplomate et écrivain dilettante, le comte Gobineau. Hitler trouva une méthodologie politique toute prête chez les Italiens. Mussolini a largement utilisé la théorie de Marx de la lutte des classes. Le marxisme lui-même est le fruit de la combinaison de la philosophie allemande, de l’histoire française et de l’économie anglaise. Si l’on examine rétrospectivement la généalogie des idées, même les plus réactionnaires et les plus stupides, on ne trouve pas trace du racisme.
L’indigence infinie de la philosophie nationale-socialiste n’a pas empêché, évidemment, la science universitaire d’entrer toutes voiles déployées dans le chenal d’Hitler, une fois que sa victoire se fut suffisamment précisée. Les années du régime de Weimar furent pour la majorité de la racaille professorale, un temps de trouble et d’inquiétude. Les historiens, les économistes, les juristes et les philosophes se perdaient en conjectures pour savoir lequel des critères de vérité qui s’affrontaient, était le bon, c’est-à-dire quel camp resterait finalement maître de la situation. La dictature fasciste dissipe les doutes des Faust et les hésitations des Hamlet de l’Université. Sortant des ténèbres de la relativité parlementaire, la science entre à nouveau dans le royaume des absolus. Einstein fut obligé d’aller chercher refuge hors des frontières de l’Allemagne.
Sur le plan politique, le racisme est une variété hypertrophiée et vantarde du chauvinisme associé à la phrénologie. De même que l’aristocratie ruinée trouvait une consolation dans la noblesse de son sang, la petite bourgeoisie paupérisée s’enivre de contes sur les mérites particuliers de sa race. Il est intéressant de remarquer que les chefs du national-socialisme ne sont pas de purs Allemands, mais sont originaires d’Autriche comme Hitler lui-même, des anciennes provinces baltes de l’empire tsariste, comme Rosenberg, des pays coloniaux, comme l’actuel remplaçant d’Hitler à la direction du parti, Hess. Il a fallu l’école de l’agitation nationaliste barbare aux confins de la culture pour inspirer aux ” chefs ” les idées qui ont trouvé par la suite un écho dans le cœur des classes les plus barbares de l’Allemagne.
L’individu et la classe – le libéralisme et le marxisme – voilà le mal. La nation c’est le bien. Mais cette philosophie se change en son contraire au seuil de la propriété. Le salut est uniquement dans la propriété individuelle. L’idée de propriété nationale est une engeance du bolchevisme. Tout en divinisant la nation, le petit bourgeois ne veut rien lui donner. Au contraire, il attend que la nation lui distribue la propriété et le protège de l’ouvrier et de l’huissier. Malheureusement, le III° Reich ne donnera rien au petit bourgeois, si ce n’est de nouveaux impôts.
Dans le domaine de l’économie contemporaine, internationale par ses liens, impersonnelle dans ses méthodes, le principe de race semble sorti d’un cimetière moyenâgeux. Les nazis font par avance des concessions : la pureté de la race qui se contente d’un passeport dans le royaume de l’esprit, doit surtout prouver son savoir-faire dans le domaine économique. Cela signifie dans les conditions actuelles : être compétitif. Par la porte de derrière le racisme revient au libéralisme économique, débarrassé des libertés politiques.
Pratiquement, le nationalisme en économie se réduit à des explosions d’antisémitisme impuissantes, malgré toute leur brutalité. Les nazis éloignent du système économique actuel, comme une force impure, le capital usurier ou bancaire : la bourgeoisie juive occupe précisément dans cette sphère, comme chacun sait, une place importante. Tout en se prosternant devant le capitalisme dans son entier, le petit bourgeois déclare la guerre à l’esprit mauvais de lucre, personnifié par le juif polonais au manteau long et, bien souvent, sans un sou en poche. Le pogrome devient la preuve supérieure de la supériorité raciale. .
Le programme avec lequel le national-socialisme est arrivé au pouvoir, rappelle tout à fait, hélas, le magasin ” universel ” juif dans les trous de province : que n’y trouve-t-on pas, à des prix bas et d’une qualité encore plus basse ! Des souvenirs sur le temps ” heureux ” de la libre concurrence et des légendes sur la solidité de la société divisée en Etats ; des espoirs de renaissance de l’empire colonial et des rêves d’économie fermée; des phrases sur l’abandon du droit romain et le retour au droit germain et des proclamations sur le moratoire américain ; une hostilité envieuse pour l’inégalité, que symbolisent l’hôtel particulier et l’automobile, et une peur animale devant l’égalité, qui a l’aspect de l’ouvrier en casquette et sans col ; le déchaînement du nationalisme et sa peur devant les créanciers mondiaux… Tous les déchets de la pensée politique internationale sont venus remplir le trésor intellectuel du nouveau messianisme allemand.
Le fascisme a amené à la politique les bas-fonds de la société. Non seulement dans les maisons paysannes, mais aussi dans les gratte-ciel des villes vivent encore aujourd’hui, à côté du XX° siècle, le X° et le XII° siècles. Des centaines de millions de gens utilisent le courant électrique, sans cesser de croire à la force magique des gestes et des incantations. Le pape à Rome prêche à la radio sur le miracle de la transmutation de l’eau en vin. Les étoiles de cinéma se font dire la bonne aventure. Les aviateurs qui dirigent de merveilleuses mécaniques, créées par le génie de l’homme, portent des amulettes sous leur combinaison. Quelles réserves inépuisables d’obscurantisme, d’ignorance et de barbarie ! Le désespoir les a fait se dresser, le fascisme leur a donné un drapeau. Tout ce qu’un développement sans obstacle de la société aurait dû rejeter de l’organisme national, sous la forme d’excréments de la culture, est maintenant vomi : la civilisation capitaliste vomit une barbarie non digérée. Telle est la physiologie du national-socialisme.
Le fascisme allemand, comme le fascisme italien, s’est hissé au pouvoir sur le dos de la petite bourgeoisie, dont il s’est servi comme d’un bélier contre la classe ouvrière et les institutions de la démocratie. Mais le fascisme au pouvoir n’est rien moins que le gouvernement de la petite bourgeoisie. Au contraire, c’est la dictature la plus impitoyable du capital monopoliste. Mussolini a raison : les classes intermédiaires ne sont pas capables d’une politique indépendante. Dans les périodes de crise, elles sont appelées à poursuivre jusqu’à l’absurde la politique de l’une des deux classes fondamentales. Le fascisme a réussi à les mettre au service du capital. Des mots d’ordre comme l’étatisation des trusts et la suppression des revenus ne provenant pas du travail, ont été immédiatement jetés pardessus bord dès l’arrivée au pouvoir. Au contraire, le particularisme des ” terres ” allemandes, qui s’appuyait sur les particularités de la petite bourgeoisie, a fait place nette pour le centralisme policier capitaliste. Chaque succès de la politique intérieure et extérieure du national-fascisme marquera inévitablement la poursuite de l’étouffement du petit capital par le grand.
Le programme des illusions petites bourgeoises n’est pas supprimé ; il se détache simplement de la réalité et se transforme en actions rituelles. L’union de toutes les classes se ramène à un demi-symbolisme de service de travail obligatoire et à la confiscation ” au profit du peuple ” de la fête ouvrière du premier mai. Le maintien de l’alphabet gothique contre l’alphabet latin est une revanche symbolique sur le joug du marché mondial. La dépendance à l’égard des banquiers internationaux, parmi lesquels des juifs, ne diminue pas d’un iota ; en revanche, il est interdit d’égorger les animaux selon le rituel du Talmud. Si l’enfer est pavé de bonnes intentions, les chaussées du Troisième Reich sont couvertes de symboles.
Une fois le programme des illusions petites bourgeoises réduit à une pure et simple mascarade bureaucratique, le national-socialisme s’élève au-dessus de la nation, comme la forme la plus pure de l’impérialisme. L’espoir que le gouvernement de Hitler tombera, si ce n’est aujourd’hui, demain, victime de son inconsistance interne, est tout à fait vain. Un programme était nécessaire aux nazis pour arriver au pouvoir; mais le pouvoir ne sert absolument pas à Hitler à remplir son programme. C’est le capital monopoliste qui lui fixe ses tâches. La concentration forcée de toutes les forces et moyens du peuple dans l’intérêt de l’impérialisme, qui est la véritable mission historique de la dictature fasciste, implique la préparation de la guerre ; ce but, à son tour, ne tolère aucune résistance intérieure et conduit à une concentration mécanique ultérieure du pouvoir. Il est impossible de réformer le fascisme ou de lui donner son congé. On ne peut que le renverser. L’orbite politique du régime des nazis bute contre l’alternative : la guerre ou la révolution ?
Prinkipo, le 10 juin 1933
Post-scriptum à l’article “Qu’est-ce que le national-socialisme?”
Le premier anniversaire de la dictature des nazis se rapproche. Toutes les tendances du régime ont eu le temps de s’affirmer et de se préciser. La révolution ” socialiste ” qui était présentée aux masses petites bourgeoises comme le complément nécessaire à la révolution nationale, est condamnée et liquidée officiellement. La fraternité des classes a trouvé son point culminant dans le faits que les possédants, le jour fixé par le gouvernement, se privent de hors-d’œuvre et de dessert au profit des non-possédants. La lutte contre le chômage s’est ramenée à partager en deux la demi-portion de famine. Le reste est pris en charge par une statistique uniformisée. L’autarcie planifiée est simplement un nouveau stade du déclin économique.
Plus le régime policier des nazis est impuissant dans le domaine de l’économie, plus il est obligé de reporter ses efforts dans le domaine de la politique extérieure. Ce qui s’accorde pleinement à la dynamique intérieure du capitalisme allemand, foncièrement agressif. Le brusque revirement des chefs nazis qui se sont mis à tenir des propos pacifistes, ne pouvait étonner que les naïfs incurables ; Hitler avait-il une autre solution pour faire endosser la responsabilité des désastres intérieurs à des ennemis extérieurs, et accumuler sous la presse de la dictature la force explosive de l’impérialisme ?
Cette partie du programme, mentionnée déjà ouvertement avant la venue des nazis au pouvoir, se réalise aujourd’hui avec une logique de fer aux yeux du monde entier. Le temps nécessaire à l’armement de l’Allemagne détermine le délai qui sépare d’une nouvelle catastrophe européenne. Il ne s’agit pas de mois, ni de décennies. Quelques années sont suffisantes pour que l’Europe se retrouve à nouveau plongée dans la guerre, si les forces intérieures à l’Allemagne elle-même n’en empêchent pas à temps Hitler.
2 novembre 1933.
-
La série ‘Trotsky’sur Netflix. “L’histoire ? Connais pas.”

Une des dernières calomnies au sujet de la révolution russe est venue de Russie avec une série en huit épisodes consacrée à la vie de Léon Trotsky. Le révolutionnaire y est dépeint comme un gangster sexiste et assoiffé de sang tandis que les innombrables ouvriers révolutionnaires qui ont sacrifié leur vie pour la lutte contre le dictature du tsar et des capitalistes sont présentés comme un ramassis d’ivrognes idiots. Lev Sosnovsky, de la section russe du Comité pour une Internationale Ouvrière, passe en revue la série ”Trotsky”.
Comment l’armée d’intellectuels du Kremlin considère-t-elle la révolution ?
« C’était une personne d’une grande vitalité et d’une énergie inépuisable. Si nous devions chercher un acteur pour représenter Trotsky, le seul qui pourrait vraiment bien jouer ce rôle serait Kirk Douglas (rires). Douglas a ce dynamisme qui était typique de grand-père… Il croyait fermement que le socialisme déterminerait l’avenir de l’humanité. Il n’avait aucun doute à ce sujet. Mais l’horloge de l’histoire avance plus lentement qu’on ne le voudrait. Une vie humaine est très courte comparée aux cycles historiques. » –Esteban ‘Seva’ Volkov (petit-fils de Trotsky) dans une récente interview accordée au magasine Jacobin
Les auteurs de la série ” Trotsky ” présentée en première sur la première chaîne russe à l’occasion du 100e anniversaire de la révolution russe ont commis une grave erreur. Ils ont oublié d’inclure une clause de non-responsabilité – comme celle que l’on voit souvent au début ou à la fin des films – indiquant une certaine séparation avec la réalité. Il aurait fallu voir un texte tel que celui-ci : “Ceci est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, ou des événements réels, est purement fortuite.”
La série aurait peut-être été plus supportable avec cela à l’esprit. Peut-être même aurait-il été possible de mieux surmonter cette envie de balancer un objet lourd sur l’écran. Cette série présente en fait la version stalinienne de la mort de Trotsky, telle que décrite par la presse soviétique en août 1940 : “Trotsky est mort dans un hôpital mexicain des suites d’une fracture du crâne – le résultat d’une tentative d’assassinat commise par l’un de ses plus proches associés (…) Enchevêtré dans ses propres réseaux, Trotsky a atteint la limite de la dégradation humaine avant d’être tué par un de ses propres partisans. (…) Trotsky a été victime de ses propres intrigues, trahisons, et atrocités.” Et cette série d’intrigues, de trahisons et d’atrocités nous est montrée, étape par étape, jusqu’au coup fatal de piolet à glace. Même l’assassin est dépeint sous un jour sympathique comme un jeune journaliste.
Malheureusement, nous ne pouvons pas soumettre cette série à la rigueur de la critique historique en raison de l’absence d’histoire en tant que telle. Toute approche cohérente de la critique historique serait un effort considérable, et pour cela, il existe déjà de meilleures ressources. Ceux qui souhaitent découvrir les événements tels qu’ils se sont produits ont intérêt à oublier cette série et à lire, par exemple, l’autobiographie de Trotsky, “Ma vie”, ou toute autre littérature sérieuse sur la révolution.
Si la série reste un objet de critique, alors, pour reprendre les mots de Karl Marx, c’est ”tout comme le criminel, qui est au-dessous du niveau de l’humanité, reste l’objet du bourreau”. Plutôt que de refléter des événements historiques réels, la série ne reflète que les idées et les craintes que les idéologues modernes voudraient nous faire avaler.
Les personnages apparaissent et disparaissent comme des deus ex machina, uniquement selon les caprices des auteurs. Les spectateurs ne peuvent que se poser la question : “Attends, qu’est-ce qui vient de se passer là ??” Le problème, c’est que les auteurs tentent d’aborder un sujet qu’ils ne comprennent pas. Ils considèrent le Soviet de Petrograd, le Parti bolchevique, le Comité militaire révolutionnaire et même la révolution elle-même comme de simples mots, complètement dénués de sens.
Par exemple, le pseudo-Lénine reproche au pseudo-Trotsky d’avoir pris le pouvoir pour le parti. Mais on ne nous montre jamais le contexte de cet échange, ni le parti lui-même d’ailleurs. Au lieu de cela, on nous montre pseudo-Lénine parlant devant un congrès de la nécessité de renverser Plekhanov. Mais le spectateur restera complètement déconcerté : qui sont tous ces gens ? Qui est Plekhanov, comment est-il arrivé à sa position dans le parti et pourquoi devrait-il être destitué ?
Un peu d’argent sale des ambassades étrangères, une paire de dirigeants charismatiques, une foule de marins ivres – tout cela, selon les auteurs, est ce à quoi ressemble une révolution.
En fait, les auteurs de cette série tentent de nous ramener à une époque antérieure à l’émergence de la science historique, celle où l’histoire était décrite comme une chaîne d’actions effectuées par de “grands hommes” – princes, rois, empereurs, ou, dans ce cas, un ou plusieurs chefs révolutionnaires. Même les classes sociales et les nations n’apparaissent comme rien de plus que de l’argile entre leurs mains.
Pendant ce temps, les aspects psychologiques de l’intrigue sont lourdement réduits à une sorte de pseudo-freudisme. Les interprétations de la relation entre notre héros et la foule, ainsi que vis-à-vis du sexe, de la violence, de la mort et de la révolution, ne connaissent pas de limites. Tout cela accompagné de sexisme. Les “masses” sont comparées à une femme qui n’a pas – et par définition ne peut pas avoir – ses propres intérêts. Par conséquent, elle a besoin d’un “mâle alpha” pour prendre toutes ses décisions à sa place.
Si vous êtes à la recherche d’un grand drame politique et de passions humaines, vous feriez mieux de vous tourner vers la pièce de Sartre ”Les mains sales”. Dans l’ensemble, il s’agit d’une bien meilleure utilisation de son temps pour apprendre la dialectique et le matérialisme historique.
Lénine, à différentes époques, a été joué au théâtre et au cinéma par Yuri Kayurov, Alexander Kalyagin, Cyril Lavrov, et Mikhaïl Ulyanov. Comme beaucoup de membres de l’intelligentsia des derniers moments de l’Union soviétique, ils étaient très critiques envers le régime soviétique. Mais, en tant qu’artistes, ils pouvaient se surpasser et embrasser pleinement le personnage qu’ils représentaient, créant ainsi des performances très mémorables.
L’expérience est très différente des performances de Khabensky et Stychkin dans le rôle de Trotsky et Lénine. Ils n’atteignent pas la hauteur de leurs personnages et ne cachent pas leur antipathie à leur égard. Ils finissent par conséquent à abaisser les personnages à leur propre niveau de médiocrité.
Contrairement à la fertile imagination des auteurs, Léon Trotsky n’a pas trahi son ami le marin Nikolaï Markine. En fait, à la nouvelle d’une tentative d’assassinat perpétrée contre Lénine, Trotsky avait été convoqué à Moscou à la veille de la capture de Markin. Markin est de plus présenté comme un voyou éternellement ivre extorquant des roubles aux passants. C’était en réalité un ouvrier instruit – un électricien – ce qui était l’une des qualifications les plus élevées de son époque. Markin a rejoint le Parti bolchevique en 1916, alors qu’il était sous-officier dans la marine impériale. Il a ensuite servi dans le détachement gardant Lénine et Trotsky pendant la révolution de 1917, et a souvent servi comme mandataire de Trotsky dans le Comité des affaires étrangères du premier gouvernement soviétique.
Pendant la guerre civile, Markin s’est retrouvé commissaire politique de la flottille de la Volga. Il est héroïquement mort au combat. Comme indiqué sur le site du Musée d’histoire locale de Penza : “Le 1er octobre 1918, alors qu’il effectuait une reconnaissance sur la rivière Kama, près de Pyany Bor, sur la canonnière Vanya-Communiste, il tomba dans une embuscade d’artillerie (ils ne remarquèrent pas la batterie camouflée sur le côté du navire). Le navire a été coulé. Markin, courageux et audacieux, mourut avec le navire tout en assurant les tirs de couverture pour les membres de l’équipage.”
Larissa Reisner a consacré quelques lignes au matelot Markin qui louent son courage. Elle n’est au fait présentée dans la série que comme une “jeune femme glamour” alors qu’elle était bien plus que ça. Journaliste, commissaire et éclaireuse, elle a à maintes reprises engagé les Blancs au combat.
Malheureusement, le sujet est trop tabou pour qu’une description honnête de la révolution et de ses dirigeants puisse être faite aujourd’hui. Les travailleurs en Europe et même aux Etats-Unis commencent à s’intéresser de plus en plus à la politique – et beaucoup d’entre eux s’intéressent au socialisme. En Russie aussi, les jeunes s’intéressent à la politique et veulent occuper les rues.
La classe dirigeante a besoin d’une riposte idéologique pour contrecarrer l’évolution actuelle des choses et elle essaye de la trouver en salissant la Révolution et ses héros à l’aide d’une intelligentsia privilégiée. Comme l’écrivait Larissa Reisner en son temps : “en littérature, ils ne se disputent pas sur la formation de l’intrigue, la beauté d’une syllabe ou le dénouement de l’histoire – non – ils se disputent, avant tout, sur la politique. Nulle part la lutte des forces sociales n’est plus aiguë, plus éclatante et impitoyable que dans l’art (…)”
Mais, en période de bouleversement politique, une telle anti-propagande peut avoir un effet inattendu pour ses créateurs, en incitant les gens à commencer à chercher la vérité historique des idées, des personnalités et de la lutte des classes représentées.
Comme antipode moral à Léon Trotsky, les auteurs ont mis en avant Ivan Ilyin : ils sont bien conscients qu’il s’agit du philosophe préféré de Poutine. Ils ont bien entendu oublié d’ajouter que cette “autorité morale” vantait le fascisme, ayant trouvé en lui un esprit “semblable à celui du mouvement russe blanc”. Et même en 1948 – après toutes les horreurs de la Seconde Guerre mondiale – il n’a pas hésité à écrire que le fascisme avait raison, parce qu’il venait d’un sentiment national-patriotique “sain”, sans lequel les gens ne peuvent affirmer leur existence ou créer leur propre culture.
Il convient de mentionner que les similitudes entre le fascisme et les gardes blancs russes ont été remarquées par le vrai Léon Trotsky, qui a averti dans les années 1930 qu’Hitler se positionnait comme le combattant de la bourgeoisie contre les socialistes, les communistes et les juifs à l’échelle européenne.
Ivan Ilyin n’est donc guère la personne adéquate pour critiquer l’”humanisme” de Léon Trotsky. Et si vous désirez vraiment attribuer la responsabilité morale de l’Holodomor, de la collectivisation forcée et du goulag à Trotsky, alors il faut au moins être cohérent et attribuer la responsabilité de Babi Yar, Khatyn, Auschwitz et Buchenwald à Ivan Ilyin.
Quoi qu’il en soit – pour toutes les tentatives passées, présentes et futures de qualifier la révolution d’immorale – Léon Trotsky a déjà fourni une réponse dans son essai “Leur morale et la nôtre” :
« L’évolutionnisme bourgeois s’arrête, frappé d’impuissance, sur le seuil de la société historique, ne voulant pas admettre que la lutte des classes soit le ressort principal de l’évolution des formes sociales. La morale n’est qu’une des fonctions idéologiques de cette lutte. La classe dominante impose ses fins à la société et l’accoutume à considérer comme immoraux les moyens qui vont à l’encontre de ces fins. Telle est la mission essentielle de la morale officielle. Elle poursuit “le plus grand bonheur possible”, non du plus grand nombre, mais d’une minorité sans cesse décroissante. Un semblable régime, fondé sur la seule contrainte, ne durerait pas une semaine. Le ciment de l’éthique lui est indispensable. La fabrication de ce ciment incombe aux théoriciens et aux moralistes petits-bourgeois. Ils peuvent faire jouer toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; ils ne sont, tout compte fait, que les apôtres de l’esclavage et de la soumission. »
-
Trotsky et la Première Guerre mondiale – Les mouvements de masse peuvent stopper l’horreur

Le Moyen-Orient est aux prises avec une spirale désespérée de guerre et de violence dans laquelle sont impliquées toutes les puissances mondiales, alors que chaque puissance régionale défend ses intérêts. La guerre en Syrie a dégénéré en une série de conflits et de guerres aux multiples facettes, avec la possibilité d’une nouvelle guerre généralisée. Le Moyen-Orient d’aujourd’hui rappelle les Balkans des années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Une nouvelle guerre mondiale menace-t-elle ? Quelles leçons tirer de la Première Guerre mondiale ?
Par Geert Cool
Une lutte pour les marchés et l’influence
Derrière la Grande Guerre prenait place une bataille féroce pour les marchés et l’influence. Dans ‘‘La Guerre et l’Internationale’’, Léon Trotsky notait : ‘‘Le développement futur de la propriété mondiale mettra en lumière la lutte incessante que se livrent les grandes puissances pour le partage de la surface terrestre. La rivalité économique, sous le signe du militarisme, s’accompagne de pillages et de destructions, désorganisant ainsi les bases de la propriété humaine.’’ L’intégration mondiale de l’économie n’a pas mis fin aux divergences d’intérêts historiques, économiques, politiques et stratégiques des classes dirigeantes nationales. Et la guerre en a été l’expression tragique. Comme l’a dit le socialiste français Jean Jaurès, assassiné dès le début de la guerre : ‘‘Le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée porte l’orage.’’
Au Moyen-Orient, comme dans les Balkans avant la Première Guerre mondiale, les puissances impérialistes se battent pour l’influence et le contrôle de territoire. Les droits nationaux sont piétinés ou utilisés comme monnaie d’échange au service des ambitions impérialistes des principaux acteurs de la région. Le risque existe d’une nouvelle escalade de la guerre syrienne vers un conflit régional avec d’une part Israël, soutenu par Trump et les États-Unis, et d’autre part l’Iran, soutenu par le bloc chiite et, en arrière-plan, par la Russie. La résiliation unilatérale de l’accord nucléaire avec l’Iran par Trump a déjà été suivie d’attaques de missiles israéliens contre des cibles iraniennes en Syrie. Même si lancer une guerre généralisée n’est pas à la base de ces actions, le conflit peut développer sa propre dynamique dans cette direction.
La perspective de conflits et de guerres régionales continue de menacer. À court terme, une guerre mondiale n’est pas à l’ordre du jour. Les conséquences d’un tel conflit, avec l’existence d’armes nucléaires, seraient la destruction totale de la planète. De plus, les classes dirigeantes redoutent les troubles sociaux et les révolutions que cela entrainerait et qui pourraient renverser des figures de premier plan de l’impérialisme et du capitalisme.
De l’horreur à la révolution
L’horreur de la guerre peut reléguer au second plan la perspective de la lutte de classe pour une société socialiste. La vague nationaliste qui a déferlé au début de la Première Guerre mondiale a même inondé les partis ouvriers les plus puissants de l’époque. Le programme socialiste, y compris l’internationalisme, a été abandonné. Karl Kautsky avait peut-être la plus grande autorité au sein du mouvement socialiste de l’époque ; il a déclaré que l’instrument de l’internationalisme n’était ‘‘pas un outil efficace en temps de guerre’’. Alors qu’il était précédemment généralement reconnu que le capitalisme conduisait à la guerre, au début de cette guerre, la réponse du socialisme a été ignorée.
Cependant, plusieurs guerres ont pris fin par la lutte des classes, y compris par la (menace de) révolution. Avec la Révolution russe de 1917, il était devenu intenable de poursuivre la Première Guerre mondiale. La Révolution allemande de novembre 1918 lui a donné le coup de grâce. En 1973, le président américain Richard Nixon n’avait plus d’autre alternative à sa disposition que le retrait des troupes du Vietnam, car la poursuite de cette guerre menaçait de conduire à une révolte sociale incontrôlable aux Etats-Unis.
Beaucoup de forces limitent leurs efforts à des appels désespérés en faveur de négociations de paix entre les dirigeants du monde, alors que se sont ces mêmes dirigeants capitalistes qui s’engagent dans les diverses guerres tout en employant une rhétorique favorable aux solutions politiques plutôt que militaires. Mais la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens. Pour combattre un incendie, on fait appel aux pompiers, pas aux pyromanes.
Construire un mouvement anti-guerre
L’histoire récente illustre elle aussi le potentiel d’un fort mouvement anti-guerre. Fin 2002 et début 2003, les mobilisations ont été massives contre l’invasion imminente de l’Irak. Des millions de personnes sont descendues dans les rues lors de la plus grande journée internationale d’action jamais vue. Ce mouvement de masse a pourtant eu lieu à la suite du triomphalisme néolibéral des années 1990.
Depuis la récession économique de 2008, nous sommes dans une autre situation : l’autorité de l’ensemble des institutions établies ainsi que des politiciens a encore été sapée. Des premières expériences de mouvements de masse ont renversé des dictateurs en Tunisie et en Egypte ; des couches plus larges cherchent des alternatives à la situation actuelle et, dans certains pays, ils s’orientent explicitement vers le socialisme. Un puissant mouvement anti-guerre irait peut-être aujourd’hui un cran plus loin avec un élément insuffisamment présent en 2003 : le blocage des ports et de l’industrie de l’armement ou, si nécessaire, de l’ensemble de l’économie afin d’arrêter (chaque pas vers) la guerre.
La situation désespérée en Syrie et ailleurs n’entraîne pas encore de mouvements de masse. Beaucoup sont paralysés par le désespoir. L’escalade de la guerre, la fatigue concernant cette dernière et la résistance croissante aux dépenses militaires insensées peuvent conduire à de nouveaux mouvements anti-guerre. Cependant, nous ne devons pas simplement attendre que cela se produise ; il nous faut dès à présent poser les bases d’une résistance anti-guerre active. Nous ne créons pas la scène historique sur laquelle nous sommes actifs, nous devons agir sur le terrain que l’Histoire a créé.
Que peut nous apprendre Trotsky ?
L’année dernière, nous avons accordé beaucoup d’attention au 100e anniversaire de la Révolution russe et nous ferons de même avec celui de la Révolution allemande de 1918. Ces deux mouvements révolutionnaires résultent de la Première Guerre mondiale et ne peuvent être compris sans une meilleure compréhension de cette guerre elle-même. Léon Trotsky a écrit beaucoup de matériel durant la guerre, y compris son texte ‘‘La Guerre et l’Internationale’’ dans lequel une vue d’ensemble de la situation et un programme anti-guerre ont été présentés. Dans sa correspondance de guerre, il discute des principaux développements ainsi que de la vie quotidienne sur la ligne de front. Il a par exemple décrit les tranchées ou le destin du 7e régiment lors, entre autres, de la terrible destruction de Louvain.
Le message central de Trotsky était que, malgré et en dépit de l’horreur, il restait optimiste. ‘‘Nous, marxistes révolutionnaires, n’avons aucune raison de perdre espoir. L’époque dans laquelle nous entrons sera notre époque. Le Marxisme n’est pas vaincu. Au contraire : si le grondement de l’artillerie sur tous les champs de bataille européens signifie la faillite des organisations historiques du prolétariat, il proclame la victoire théorique du Marxisme. Que reste-t-il à présent du développement ‘‘pacifique’’, de l’effondrement des contradictions capitalistes, de l’accroissement mesuré et progressif du Socialisme ?’’ La guerre ne résout pas la question ; ‘‘au contraire, elle la rend plus aiguë. Et voici le monde capitaliste placé devant ces deux possibilités : Guerre permanente ou Révolution du prolétariat’’.
L’horreur de la guerre – de la Première Guerre mondiale à la Syrie, l’Irak ou Gaza aujourd’hui – est une conséquence sanglante du capitalisme. Tant que le capitalisme existera, cette tendance à la barbarie se poursuivra.
Pour éviter la guerre, nous devons combattre le capitalisme. Des partis ouvriers massifs et indépendants qui défendent une alternative socialiste internationaliste au capitalisme restent la meilleure garantie contre la guerre. Ils peuvent poser les bases d’un monde socialiste basé sur la planification démocratique de l’économie, ce qui signifie qu’il n’y aura plus de lutte pour les marchés et les intérêts économiques, lutte inévitable au sein du capitalisme et qui continue de conduire à des conflits.
-
2018 : 170e anniversaire du Manifeste du Parti Communiste
L’année 2018 sera l’occasion de célébrer divers événements cruciaux de l’histoire du mouvement des travailleurs. Ce sera notamment le 170e anniversaire du Manifeste du Parti Communiste. Vous trouverez ci-dessous un texte écrit par Trotsky à l’occasion du 90e anniversaire de cet ouvrage monumental. Ce texte est issu du site marxists.org.On a peine à croire que dix années seulement nous séparent du centenaire du Manifeste du parti communiste ! Ce manifeste, le plus génial de tous ceux de la littérature mondiale, surprend aujourd’hui encore par sa fraîcheur. Les parties principales semble avoir été écrites hier. Vraiment, les jeunes auteurs (Marx avait vingt-neuf ans, Engels vingt-sept) ont su regarder vers l’avenir comme personne avant eux et, peut-être bien, après.
Déjà, dans la préface à l’édition de 1872, Marx et Engels ont indiqué que, bien que quelques parties secondaires du Manifeste eussent vieilli, ils ne se croyaient pas en droit de modifier le texte primitif, car, au cours des vingt-cinq années écoulées, le Manifeste était devenu un document historique. Depuis, soixante-cinq années se sont écoulées. Certaines parties isolées du Manifeste ont glissé plus profondément encore le passé. Nous nous efforcerons de présenter dans cette préface, sous une forme résumée, à la fois les idées du Manifeste qui ont intégralement conservé leur force jusqu’à nos jours, et celles qui ont aujourd’hui besoin de modifications sérieuses ou de compléments.
1. La conception matérialiste de l’histoire, découverte par Marx peu de temps seulement avant la publication du Manifeste et qui y est appliquée avec une parfaite maîtrise, a tout à fait résisté à l’épreuve des événements et des coups de la critique hostile : elle constitue aujourd’hui l’un des instruments les plus précieux de la pensée humaine. Toutes les autres interprétations du processus historique ont perdu toute valeur scientifique. On peut dire avec assurance qu’actuellement il est impossible non seulement d’être un militant révolutionnaire, mais tout simplement d’être un homme politiquement instruit sans s’être approprié la conception matérialiste de l’Histoire.
2. Le premier chapitre du Manifeste débute par la phrase suivante: “L’histoire de toute société passée est l’histoire de la lutte de classes.”
Cette thèse, qui constitue la conclusion la plus importante de la conception matérialiste de l’Histoire, n’a pas tardé à devenir elle-même un objet de la lutte des classes. La théorie, qui remplaçait le “bien-être commun”, “l’unité nationale” et les “vérités éternelles de la morale” par la lutte des intérêts matériels considérés comme la force motrice, a subi des attaques particulièrement acharnées de la part des hypocrites réactionnaires, des doctrinaires libéraux et des démocrates idéalistes. Vinrent s’ajouter à eux, plus tard, cette fois au sein du mouvement ouvrier lui-même, ceux qu’on appelait les révisionnistes; c’est-à-dire les partisans de la révision du marxisme dans l’esprit de collaboration et de réconciliation entre les classes. Enfin, à notre époque, les méprisables épigones de l’Internationale Communiste (les “staliniens”) ont pris le même chemin : la politique de ce qu’on appelle les “fronts populaires” découle entièrement de la négation des lois de la lutte de classes. C’est pourtant l’époque de l’impérialisme qui, en poussant à l’extrême toutes les contradictions sociales, constitue le triomphe historique du Manifeste communiste.
3. L’anatomie du capitalisme en tant que stade déterminé de l’évolution économique de la société économique de la société a été expliquée par Marx dans son Capital sous une forme achevée (1867). Mais, déjà dans le Manifeste communiste, les lignes fondamentales de sa future analyse ont été tracées d’un ciseau ferme : la rétribution du travail dans la mesure indispensable à la production; l’appropriation de la plus value; la concurrence comme loi fondamentale des rapports sociaux; la ruine des classes moyennes, c’est-à-dire de la petite bourgeoisie des villes et de la paysannerie; la concentration des richesses entre les mains d’un nombre toujours plus réduit de possédants, à un pôle et l’augmentation numérique du prolétariat à l’autre; la préparation des conditions matérielles et politiques du régime socialiste.
4. La thèse du Manifeste sur la tendance du capitalisme à abaisser le niveau de vie des ouvriers et même à les paupériser, a subi un feu violent. Les prêtres, les professeurs, les ministres, les journalistes, les théoriciens social-démocrates et les chefs syndicaux se sont élevés contre la théorie de la “paupérisation” progressive. Ils ont invariablement découvert le bien-être croissant des travailleurs en faisant passer l’aristocratie ouvrière pour le prolétariat ou en prenant une tendance temporaire pour une tendance générale. En même temps, l’évolution même du capitalisme le plus puissant, celui d’Amérique du Nord, a transformé des millions d’ouvriers en pauvres, entretenus aux frais de la charité étatique, municipale ou privée.
5. Par opposition au Manifeste qui décrivait les crises commerciales-industrielles comme une série de catastrophes croissantes, les révisionnistes affirmaient que le développement national et international des trusts garantit le contrôle du marché et mène graduellement à la domination des crises. Il est vrai que la fin du siècle dernier et le début de ce siècle se sont distingués par un développement tellement impétueux que les crises ne semblaient être que des accalmies “accidentelles”. Mais cette époque est irrémédiablement révolue. En dernière analyse, dans cette question également, la vérité s’est trouvée du côté du Manifeste.
6. “Le gouvernement moderne n’est qu’une délégation qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise.” Dans cette formule concentrée qui paraissait aux chefs social-démocrates un paradoxe journalistique, se trouve en réalité contenue la seule théorie scientifique de l’Etat. La démocratie créée par la bourgeoisie n’est pas une coquille vide que l’on peut, ainsi que le pensaient à la fois Bernstein [1] et Kautsky [2] , remplir paisiblement du contenu de classe que l’on veut. La démocratie bourgeoise ne peut servir que la bourgeoisie. Le gouvernement de “Front populaire”, qu’il soit dirigé par Blum ou Chautemps, [Largo] Caballero ou Negrin, n’est “qu’une délégation qui gère les affaires communes de toute la classes bourgeoise”. Quand cette “délégation” se tire mal d’affaire, la bourgeoisie la chasse d’un coup de pied.
7. “Toute lutte de classes est une lutte politique.” “L’organisation des prolétaires en classe et, par suite, en parti politique.” A la compréhension de ces lois historiques, les syndicalistes d’un côté, les anarcho-syndicaliste de l’autre se sont longtemps dérobés et essaient aujourd’hui encore de se dérober. Le syndicalisme “pur” reçoit aujourd’hui un coup terrible dans son principal refuge, les Etats-Unis. L’anarcho-syndicalisme a subi une défaite irréparable dans son dernier bastion, l’Espagne. Dans cette question également le Manifeste a eu raison.
8. Le prolétariat ne peut conquérir le pouvoir dans le cadre des lois édictées par la bourgeoisie. “Les communistes proclament ouvertement que leur buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social traditionnel.” Le réformiste a essayé d’expliquer cette thèse du Manifeste par la non maturité du mouvement de l’époque et l’insuffisance du développement de la démocratie. Le sort des “démocraties” italienne, allemande et d’une longue série d’autres, démontre que, si quelque chose n’était pas mûr, il s’agissait des idées réformistes elles-mêmes.
9. Pour opérer la transformation socialiste de la société, il faut que la classe ouvrière concentre dans ses mains le pouvoir capable de briser tous les obstacles politiques sur la voie de l’ordre nouveau. Le “prolétariat organisé en classe dominante”, c’est la dictature. En même temps, c’est la seule démocratie prolétarienne. Son envergure et sa profondeur dépendent des conditions historiques concrètes. Plus est grand le nombre des états qui s’engagent dans la révolution socialiste, plus les formes de dictature seront libres et souples, et plus la démocratie ouvrière sera large et profonde.
10. Le développement international du capitalisme implique le caractère international de la révolution prolétarienne. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation. Le développement ultérieur du capitalisme a si étroitement lié les unes aux autres toutes les parties de notre planète, “civilisées” et “non-civilisées”, que le problème de la révolution socialiste a complètement et définitivement pris un caractère mondial. La bureaucratie soviétique a essayé de liquider le Manifeste dans cette question fondamentale. La dégénérescence bonapartiste de l’Etat soviétique a été l’illustration meurtrière du mensonge de la théorie du socialisme dans un seul pays.
11. “Une fois que, dans le cours du développement, les différences de classe ont disparu et que toute la production est concentrée aux mains des individus associés, le pouvoir public perd son caractère politique.” Autrement dit l’Etat dépérit. Il reste la société, libérée de sa camisole de force. C’est cela le socialisme. Le théorème inverse, la monstrueuse croissance de la contrainte d’Etat en U.R.S.S. démontre que la société s’éloigne du socialisme.
12. “Les ouvriers n’ont pas de patrie.” Cette phrase du Manifeste a été souvent jugée par les philistins comme une boutade bonne pour l’agitation. En réalité, elle donnait au prolétariat la seule directive raisonnée sur le problème de la “patrie” socialiste. La suppression de cette directive par la II° internationale a entraîné non seulement la destruction de l’Europe pendant quatre années, mais encore la stagnation actuelle de la culture mondiale. Devant l’approche de la nouvelle guerre, le Manifeste demeure aujourd’hui encore le conseiller le plus sûr dans la question de la “patrie” capitaliste.
Nous voyons ainsi que le petit ouvrage des deux jeunes auteurs continue à fournir des indications irremplaçables dans les questions fondamentales et les plus brûlantes de la lutte de libération. Quel autre livre pourrait se mesurer, même de loin, avec le Manifeste communiste ? Cela ne signifie nullement, cependant, qu’après quatre-vingt-dix années de développement sans précédent des forces productives et de grandioses luttes sociales, le Manifeste n’ait pas besoin de corrections et de compléments. La pensée révolutionnaire n’a rien de commun avec l’idolâtrie. Les programmes et les pronostics se vérifient et se corrigent à la lumière de l’expérience, qui est pour la pensée humaine l’instance suprême. Des corrections et des compléments, ainsi qu’en témoigne l’expérience historique même, ne peuvent être apportés avec succès qu’en partant de la méthode qui se trouve à la base du Manifeste. Nous essaierons de le montrer en nous aidant des exemples les plus importants.
1. Marx enseignait qu’aucun ordre social n’abandonne la scène avant d’avoir épuisé ses possibilités créatrices. Le Manifeste flétrit le capitalisme parce qu’il entrave le développement des forces productrices. A son époque cependant, ainsi qu’au cours des décennies suivantes, cette entrave n’était que relative: si, dans la seconde moitié du XIX° siècle, l’économie avait pu être organisée sur les fondements socialistes, le rythme de sa croissance aurait été incomparablement plus rapide. Cette thèse, théoriquement incontestable, ne change rien au fait que les forces productives ont continué à croître, à l’échelle mondiale, sans interruption jusqu’à la guerre mondiale. Ce n’est qu’au cours des vingt dernières années qu’en dépit des découvertes les plus modernes de la science et de la technique, s’est ouverte la période de la stagnation directe et même du déclin de l’économie mondiale. L’humanité commence à vivre sur le capital accumulé et la prochaine guerre menace de détruire pour longtemps les bases même de la civilisation. Les auteurs du Manifeste escomptaient que le Capital se briserait longtemps avant de transformer, de régime relativement réactionnaire en un régime absolument réactionnaire. Cette transformation ne s’est précisée qu’aux yeux de la génération actuelle et elle a fait de notre époque celle des guerres, des révolutions et du fascisme.
2. L’erreur de Marx-Engels quant aux délais historiques découlait d’une part de la sous-estimation des possibilités ultérieures inhérentes au capitalisme et d’autre part de la surestimation de la maturité révolutionnaire du prolétariat. La révolution de 1848 ne s’est pas transformée en révolution socialiste, comme le Manifeste l’avait escompté, mais ouvrit par la suite à l’Allemagne la possibilité d’un épanouissement formidable. La Commune de Paris démontra que le prolétariat ne peut arracher le pouvoir à la bourgeoisie sans avoir à sa tête un parti révolutionnaire éprouvé. Or la longue période d’essor capitaliste qui suivit entraîna, non l’éducation d’une avant-garde révolutionnaire, mais au contraire, la dégénérescence bourgeoise de la bureaucratie ouvrière, qui devint à son tour le frein principal de la révolution prolétarienne. Cette “dialectique”, les auteurs du Manifeste ne pouvaient la prévoir eux-mêmes.
3. Le capitalisme, c’est, pour le Manifeste, le règne de la libre concurrence. Parlant de la concentration croissante du Capital, le Manifeste n’en tire pas encore la nécessaire conclusion au sujet du monopole qui est devenu la forme dominante du Capital à notre époque et la prémisse la plus importante de l’économie socialiste. Ce n’est que plus tard que Marx constata que dans son Capital la tendance à la transformation en monopole de la libre concurrence. La caractéristique scientifique du capitalisme de monopole a été donnée par Lénine dans son Impérialisme.
4. Se référant surtout à l’exemple de la “révolution industrielle” anglaise, les auteur du Manifeste se représentaient de façon trop rectiligne le processus de liquidation des classes intermédiaires sous la forme d’une prolétarisation totale de l’artisanat, du petit commerce et de la paysannerie. En réalité, les forces élémentaires de la concurrence sont loin d’avoir achevé cette œuvre à la fois progressiste et barbare. Le Capital a ruiné la petite bourgeoisie beaucoup plus vite qu’il ne l’a prolétarisée. En outre, la politique consciente de l’Etat bourgeois vise depuis longtemps à conserver artificiellement les couches petites bourgeoises. Le développement de la technique et la rationalisation de la grande production, tout en engendrant un chômage organique, freinent, à l’opposé, la prolétarisation de la petite bourgeoisie. En même temps, le développement du capitalisme a accru de façon extraordinaire l’armée des techniciens, des administrateurs, des employés de commerce, en un mot de tout ce qu’on appelle “la nouvelle classe moyenne”. Le résultat en est que les classes moyennes, dont le Manifeste prévoit de façon si catégorique la disparition, constituent, même dans un pays aussi industrialisé que l’Allemagne, à peu près la moitié de la population. La conservation artificielle des couches petites-bourgeoises depuis longtemps périmées n’atténue cependant en rien les contradictions sociales. Au contraire, elle les rend particulièrement morbides. S’ajoutant à l’armée permanente des chômeurs, elle est l’expression la plus malfaisante du pourrissement du capitalisme.
5. Le Manifeste, conçu pour une époque révolutionnaire contient (à la fin de son second chapitre) dix revendications qui correspondent à la période de la transition immédiate du capitalisme au socialisme. Dans leur préface de 1872 Marx et Engels indiquèrent que ces revendications étaient en partie vieillies et qu’elles n’avaient plus en tout cas qu’une signification secondaire. Les réformistes se sont emparés de cette appréciation; ils l’on interprétée dans le sens que les mots d’ordre révolutionnaires transitoires cédaient définitivement la place au “programme minimum” de la social-démocratie qui, lui, comme on le sait, ne sortait pas du cadre de la démocratie bourgeoise.
En réalité, les auteurs du Manifeste ont indiqué de façon très précise la principale correction à apporter à leur programme de transition, à savoir : “Il ne suffit par que la classe ouvrière s’empare de la machine d’état pour la faire servir à sa propre fin”. Autrement dit, la correction visait le fétichisme de la démocratie bourgeoise. A l’Etat capitaliste, Marx opposa plus l’état de type de la Commune. Ce “type” a pris, par la suite, la forme beaucoup plus précise des soviets. Il ne peut y avoir aujourd’hui de programme révolutionnaire sans soviets et sans contrôle ouvrier. Quant à tout le reste, aux dix revendications du Manifeste, qui, à l’époque de la paisible activité parlementaire, apparaissaient “archaïques”, elle ont jusqu’à présent revêtu toute leur importance. Ce qui est, en revanche, vieilli sans espoir, c’est le “programme minimum” social-démocrate.
6. Pour justifier l’espoir que la “révolution bourgeoise allemande ne peut être que le prélude de la révolution prolétarienne”, le Manifeste invoque les conditions générales beaucoup plus avancées de la civilisation européenne par rapport à l’Angleterre du XVI° siècle et à la France au XVII°, et le développement bien supérieur du prolétariat. L’erreur de ce pronostic ne consiste pas seulement dans l’erreur sur le délai. Quelques mois plus tard, la révolution de 1848 montra précisément que, dans la situation d’une évolution plus avancée, aucune des classes bourgeoises n’est capable de mener jusqu’au bout la révolution : la grande et moyenne bourgeoisie est trop liée aux propriétaires fonciers et trop soudée par la peur des masses; la petite bourgeoisie est trop dispersée et trop dépendante, par l’intermédiaire de ses dirigeant de la grande bourgeoisie. Comme l’a démontré l’évolution ultérieure en Europe et en Asie, la révolution bourgeoise, prise isolément, ne peut plus du tout se réaliser. La purification de la société des défroques féodales n’est possible que si le prolétariat, libéré de l’influence des partis bourgeois, est capable de se placer à la tête de la paysannerie et d’établir sa dictature révolutionnaire. Par là-même, la révolution socialiste pour s’y dissoudre ensuite. La révolution internationale devient ainsi un chaînon de la révolution internationale. La transformation des fondements économiques et de tous les rapports de la société prend un caractère permanent.
La claire compréhension du rapport organique entre la révolution démocratique et la dictature du prolétariat et, par conséquent, avec la révolution socialiste internationale, constitue, pour les partis révolutionnaires des pays arriérés d’Asie, d’Amérique latine, d’Afrique, une question de vie ou de mort.
7. En montrant comment le capitalisme entraîne dans son tourbillon les pays arriérés et barbares, le Manifeste ne mentionne pas la lutte des peuples coloniaux et semi-coloniaux pour leur indépendance. Dans la mesure où Marx et Engels pensaient que la révolution socialiste, “dans les pays civilisés tout au moins”, était l’affaire des années prochaines, la question des colonies était, à leur yeux, résolue, non comme résultat d’un mouvement autonome des peuples opprimés, mais comme résultat de la victoire du prolétariat dans les métropoles du capitalisme. C’est pourquoi les questions de la stratégie révolutionnaire dans les pays coloniaux et semi-coloniaux ne sont même pas effleurées dans le Manifeste. Mais ces question exigent des solution particulières. Ainsi, par exemple, il est bien évident que si la “patrie nationale” est devenu le pire frein historique dans les pays capitalistes développés, elle reste encore un facteur relativement progressiste dans les pays arriérés qui sont obligés de lutter pour leur existence et leur indépendance. “Les communistes, déclare le Manifeste, appuient dans tous les pays tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre politique et social existant.” Le mouvement des race de couleur contre les oppresseurs impérialistes est l’un des mouvement les plus puissants et les plus important contre l’ordre existant et c’est pourquoi il lui faut le soutient complet, sans réticence, du prolétariat de race blanche. Le mérite d’avoir développé la stratégie révolutionnaire des peuples opprimés revient surtout à Lénine.
8. La partie la plus vieillie du Manifeste – non quant à la méthode, mais quant à l’objet – est la critique de la littérature “socialiste” de la première moitié du XIX° siècle, et la définition de la position des communistes vis-à-vis des différents partis d’opposition. Les tendances et partis énumérés dans le Manifeste ont été balayés si radicalement par la révolution de 1848 ou par la contre-révolution qui suivit, que l’histoire ne les mentionne même plus. Cependant, dans cette partie également le Manifeste nous est peut être aujourd’hui plus proche qu’à la génération précédente. A l’époque de la prospérité de la II° internationale, lorsque le marxisme semblait régner sans conteste, les idées du socialisme d’avant Marx pouvaient être considérées comme définitivement révolues. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La décadence de la social-démocratie et de l’Internationale Communiste engendre à chaque pas de monstrueuses récidives idéologiques. La pensée sénile retombe pour ainsi dire dans l’enfance. A la recherche des formules de salut, les prophètes de l’époque du déclin redécouvrent les doctrines depuis longtemps enterrées par le socialisme scientifique. En ce qui concerne la question des partis d’opposition, les décennies écoulées y ont apporté les plus profonds changements : non seulement les vieux partis ont été remplacés depuis longtemps par de nouveaux, mais encore le caractère même des partis et de leurs rapports mutuels s’est radicalement modifié dans les conditions de l’époque impérialiste. Le Manifeste doit donc être complété par les principaux documents des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, par le littérature fondamentale du bolchevisme et les décisions de conférences de la IV° internationale.
Nous avons rappelé ci-dessus que, pour Marx, aucun ordre social ne quitte la scène avant d’avoir épuise ses possibilités. Cependant l’ordre social, même périmé, ne cède pas la place à un ordre nouveau sans résistance. La succession des régimes sociaux suppose la lutte de classe le plus âpre, c’est-à-dire la révolution. Si le prolétariat, pour une raison ou pour une autre, s’avère incapable de renverser l’ordre bourgeois qui se survit, il ne reste au capital financier, dans sa lutte pour maintenir sa domination ébranlée, qu’à transformer la petite bourgeoisie, qu’il a conduite au désespoir et à la démoralisation, en une armée de pogrome du fascisme. La dégénérescence bourgeoise de la social-démocratie et la dégénérescence fasciste de la petite bourgeoisie sont entrelacées comme cause et effet.
Aujourd’hui, la III° internationale mène dans tous les pays avec une licence plus effrénée encore, son œuvre de tromperie et de démoralisation des travailleurs. En frappant l’avant-garde du prolétariat espagnol, les mercenaires sans scrupules de Moscou non seulement, fraient la voie au fascisme, mais encore réalisent une bonne partie de sa besogne. La longue crise de la culture humaine, se ramène au fond à la crise de la direction révolutionnaire.
Héritière de la grande tradition dont le Manifeste du parti communiste est le chaînon le plus précieux, la IV° Internationale éduque de nouveaux cadres pour résoudre les tâches anciennes. La théorie est la réalité généralisée. La volonté passionnée de refondre la structure de la réalité sociale s’exprime dans une attitude honnête à l’égard de la théorie révolutionnaire. Le fait qu’au sud du continent noir, nos camarades d’idées aient traduit pour la première fois le Manifeste dans la langue des Africains Boers constitue une confirmation éclatante du fait que la pensée marxiste n’est aujourd’hui vivante que sous le drapeau de la IV° internationale. L’avenir lui appartient. Au centenaire du Manifeste communiste, la IV° Internationale sera la force révolutionnaire déterminante sur notre planète.
30 octobre 1937.
Notes[1] Edouard Bernstein (1850-1932) avait été rédacteur du Sozialdemokrat en exil au temps des lois antisocialistes et exécuteur testamentaire d’Engels. Il pose les fondements théoriques de son “révisionnisme” dès 1899. Pendant la guerre il rejoint l’U.S.P.D.
[2] Karl Kautsky (1854-1838), autrichien d’origine, leader des social-démocrates allemands, émigré au temps des lois antisocialistes, avait été le principal défenseur du marxisme contre le révisionnisme au temps de la “bernsteiniade”. Il fut à la fois le “pape” de la social-démocratie et le théoricien du “centre”. Comme Bernstein il rejoignit l’U.S.P.D. en 1917 mais, très antibolchevick, revint rapidement au parti social-démocrate.
-
[HISTOIRE] Le massacre de Shanghai par Tchang Kaï-Chek

Le massacre de Shangai en 1927 Le 12 avril 1927, un coup d’État militaire sanglant orchestré par Tchang Kaï-Chek a changé le cours de la Révolution chinoise. Un dossier de Vincent Kolo, de chinaworker.info
Il y a 90 ans, la classe ouvrière chinoise et son jeune parti communiste (PCC) ont subi une terrible défaite dans leur bastion de Shanghai, ce qui fut un tournant décisif dans la Révolution chinoise. Cet important anniversaire a largement été passé sous silence en Chine. Le PCC maoïste / stalinien arrivé au pouvoir en 1949, basé sur une armée paysanne rurale plutôt que sur le pouvoir organisé de la classe ouvrière urbaine, n’a jamais été en mesure d’expliquer ce qui s’est passé en 1927 et encore moins les dirigeants «communistes» actuels.
Au milieu des années 1920, un flux révolutionnaire a permis une croissance explosive du PCC qui était alors un parti de classe avec une base ouvrière. À cette époque, il aurait été possible – si un programme et une direction correcte avaient existé – que la classe ouvrière chinoise prenne le pouvoir suivant la voie de la Révolution socialiste russe en 1917.
Dans les grandes villes de Shanghai et de Guangzhou (Canton), les travailleurs avaient effectivement pris le pouvoir. Ils ont toutefois ensuite été vaincus et écrasés en raison des tactiques désastreuses imposées par Staline et la nouvelle élite bureaucratique qui consolidait alors son règne sur l’Union soviétique.
Afin de rester au pouvoir en Russie, la bureaucratie stalinienne a utilisé l’énorme autorité de la Révolution russe pour propager une politique et des méthodes étrangères à cette révolution.
Si la révolution chinoise avait triomphé, elle aurait changé le monde. Cela aurait revigoré la classe ouvrière internationale après une période de revers et injecté une nouvelle vie dans la Révolution russe qui célébrait son dixième anniversaire, ce qui aurait donné aux travailleurs la confiance nécessaire pour repousser la contre-révolution stalinienne.
Chasse aux sorcières anti-communistes
Le 12 avril 1927, la répression sanglante à Shanghai a commencé avant le lever du soleil, signalée par une explosion de clairons du quartier général militaire de Tchang Kaï-Chek, chef du parti nationaliste bourgeois le ‘Kuomintang’.
Les gangs armés de la «triade», qui avaient revêtis des salopettes ouvrières avec des brassards blancs ornés du personnage Kung («travailleur»), se sont répandus dans les entreprises contrôlées par les capitalistes étrangers et ont commencé à y chasser syndicalistes et communistes. Des soldats se sont ensuite déplacés pour désarmer les milices ouvrières de la garde rouge de la ville, une force de plus de 5.000 soldats. Les forces militaires étrangères, en particulier françaises, ont également joué un rôle clé dans la répression avec 40 navires de guerre étrangers occupant des positions dans le fleuve Yang Tsé (fleuve qui traverse Shanghai).
Les travailleurs ont été abattus et décapités dans les rues à une telle échelle que l’un des généraux de Tchang reçut le surnom de “The Hewer of Communist Heads” (« Le décapiteur de communistes ») par le magazine Times. Des communistes arrêtés ont été vus jetés vivants dans les fours des locomotives. La confusion et le désordre extrême régnaient parmi les travailleurs alors que leurs dirigeants leur avaient assuré une alliance nécessaire avec les soldats du Kuomintang – formés et armés par l’Union soviétique.
Dans « The Tragedy of the Chinese Revolution » (« La tragédie de la révolution chinoise »), un compte rendu magistral de cette période par le trotskyste américain Harold Isaacs, celui-ci affirme que le 12 avril «ne fut une surprise pour quiconque, sauf pour les travailleurs eux-mêmes».
Après le coup d’État de Tchang Kaï-Chek, les arrestations et les exécutions de membres et de sympathisants du PCC s’étendirent dans toutes les zones sous son contrôle. Environ 300.000 personnes ont été tuées au cours de l’année suivante.Les syndicats et les grèves furent interdits. Tchang établit la dictature du parti unique, reposant sur le capitalisme chinois et fortement dépendant des puissances impérialistes, de l’Allemagne et plus tard de l’Amérique. Son régime était vicieux opposé à la gauche et a continué le combat même après que ses forces aient perdu le pouvoir face aux armées rouges de Mao Zedong dans les années 1940 et lors de sa fuite à Taïwan.
La décimation du PCC après la défaite de 1927 (dont les membres sont passés de 58.000 à environ 10.000) a envoyé la plupart des dirigeants survivants loin des villes et vers une orientation rurale «paysanne», plus tard défendue par Mao. Cela a joué un rôle dans le fait que la classe sociale la plus nombreuse de Chine, la paysannerie, est devenue le principal objectif de la lutte révolutionnaire, la classe ouvrière des villes étant reléguée à un rôle auxiliaire de soutien passif. Cette approche déséquilibrée et erronée était liée à la dégénérescence du parti selon les lignes staliniennes, avec une direction bureaucratique du haut vers le bas et une perspective de plus en plus nationaliste.
La révolution permanente
La Chine a émergé de sa révolution de 1911 comme étant un «État en faillite». L’ancien système dynastique s’était effondré, mais les années suivantes ont montré l’incapacité de la bourgeoisie à mener une lutte révolutionnaire contre le féodalisme, les seigneurs de guerre et la domination étrangère.
À l’instar de leurs homologues russes, les capitalistes chinois sont arrivés tardivement et dépendaient fortement à la fois des intérêts impérialistes étrangers, mais aussi de la classe des propriétaires fonciers en Chine.
Sous la direction de Lénine et Trotsky, la Révolution russe a triomphé comme étant une révolution ouvrière qui a réussi à attirer à ses côtés la paysannerie et ainsi à abolir le capitalisme et la propriété privée des terres. Ils avaient compris que les capitalistes russes étaient liés aux intérêts impérialistes et étaient incapables de diriger une révolution capitaliste nationale contre le système semi-féodal existant ; et que cette révolution devait donc être dirigée par la classe ouvrière contre les capitalistes.
Ce processus a été plus clairement élaboré par Trotsky dans sa brillante théorie de la révolution permanente. Il a expliqué que les travailleurs, une fois au pouvoir, ne s’arrêteraient pas aux tâches purement capitalistes de la révolution (redistribuer la terre et établir une république démocratique), mais continueraient à mettre en œuvre les mesures socialistes comme la propriété publique sous contrôle de l’État et le contrôle démocratique des travailleurs sur l’économie, élargissant leur révolution à l’échelle internationale.
Ce sont les mencheviks russes (sociaux-démocrates de droite) qui, avec une véhémence tout opposée aux bolcheviks, ont insisté pour que la révolution marche derrière une direction capitaliste, les partis ouvriers se limitant à un rôle de soutien jusqu’à ce que le capitalisme soit consolidé – un processus qu’ils estimaient devoir durer plusieurs décennies.
Sous le stalinisme, cette ‘théorie des étapes’ menchevik est devenue une caractéristique des partis communistes officiels avec des résultats désastreux en Espagne, au Vietnam, en Indonésie, au Chili et dans de nombreux autres pays. La révolution chinoise fut la première où ces idées erronées sont devenues une politique officielle du parti communiste, freinant la lutte de la classe ouvrière dans l’intérêt d’une «alliance» avec le Kuomintang capitaliste.
La faiblesse du capitalisme chinois
Sun Yat-sen, le «Père de la Chine moderne» et chef du Kuomintang jusqu’à sa mort en 1925, a personnifié la faiblesse politique de la classe capitaliste chinoise. Sun avait une foi incroyable dans les puissances impérialistes et les manœuvres en coulisses. Il était hostile à la lutte des classes et la considérait comme ‘clivante’. Les perspectives de Sun étaient semblables aux réformateurs bourgeois et aux «démocrates» en Chine, à Hong Kong et à Taiwan aujourd’hui.
La Révolution russe de 1917 a porté le marxisme jusqu’en Chine. Avant cela, de nombreux intellectuels attribuaient le retard de la Chine à l’absence d’un «gouvernement fort» plutôt que de le considérer comme un produit du capitalisme et de l’impérialisme. Les intellectuels chinois ont ensuite commencé à regarder vers les idées de Lénine, Trotsky et du premier gouvernement ouvrier au monde. Ces intellectuels ont joué le rôle de fermant révolutionnaire en aidant les idées marxistes à croître parmi la jeune classe ouvrière. Le PCC, fondé en 1921, a progressé pour devenir en quelques années une force de masse.
La capacité de combat de la classe ouvrière chinoise a commencé à se manifester à travers plusieurs luttes importantes au début des années 1920, tel que la lutte épique des marins de Hong Kong de 1922 qui a secoué toute la Chine. Ces mouvements ont commencé à intéresser le dirigeant du Kuomintang. Sun Yat-sen, dont les efforts pour courtiser l’impérialisme n’avaient conduit nulle part. Il a alors dû se tourner vers l’Union soviétique pour obtenir une aide militaire, mais aussi pour avoir un levier permettant d’influencer le mouvement ouvrier. Cela a abouti sur un accord par lequel le Kuomintang recevait de l’équipement et une formation militaire importante et à travers lequel il était reconnu par le gouvernement de Staline comme «la force dirigeante» dans la révolution chinoise.
Staline voyait l’alliance avec le Kuomintang comme le plaçant au cœur de la politique chinoise – un régime amical qui offrirait une frontière orientale sûre. La contre-révolution stalinienne en Union soviétique, à travers laquelle le contrôle démocratique par la classe ouvrière sur le gouvernement et l’économie avait été démantelé, signifiait que l’internationalisme prolétarien de 1917 cédait de plus en plus la place à des politiques répondant aux prérogatives nationales de la nouvelle élite bureaucratique.
Le PCC a été invité à fondre ses forces dans le Kuomintang, décrit de façon invraisemblable par le leadership du Komintern (International Communiste) comme une «alliance de l’intérieur». Sun Yat-sen ne voulait pas que le PCC rejoigne le Kuomintang en tant que parti, mais uniquement en tant que membres individuels, ce que le Komintern / Staline a accepté. En conséquence, le PCC était politiquement subordonné au programme du Kuomintang et à son leadership bureaucratique. Il y avait des doutes parmi beaucoup de communistes chinois, mais le prestige du Komintern était tel que cette politique fut acceptée.
Trotsky s’est opposé à la politique d’entrée dans le Kuomintang, en prévenant que cela supprimerait l’indépendance politique aux communistes. Il n’était pas opposé à un bloc plus limité autour d’actions spécifiques, par exemple contre les impérialistes qui occupaient des villes chinoises clés, mais la ligne de Staline était équivalente à la construction d’un parti commun au sein duquel des représentants politiques de la bourgeoisie noieraient la voix spécifique des communistes. Comme le prévoyait Trotsky, cette politique s’est révélée catastrophique, entraînant un changement complet de l’orientation du PCC sur les questions de perspectives, de programmes et de tactiques pour la révolution à venir.
Le flux révolutionnaire
Lorsque les troupes britanniques tuèrent onze travailleurs lors d’une manifestation à Shanghai en mai 1925, cela déclencha une grève générale et une recrudescence révolutionnaire dans les principales villes chinoises. Des millions de paysans sont également entrés dans des associations paysannes qui, dans de nombreux villages, ont commencé à fonctionner comme des soviets embryonnaires avec des milices armées. Les adhésions au PCC ont augmenté passant de 1 000 à 20 000 en 1925, puis elles ont plus que doublé l’année suivante. Les nouvelles organisations syndicales ont attiré des millions de membres.
La classe capitaliste et les propriétaires fonciers ruraux dont les fils étaient bien représentés dans le corps d’officiers des armées du Kuomintang ont eu peur des demandes de plus en plus radicales de la classe ouvrière (pour une réduction du temps de travail et contre le régime dictatorial en place dans de nombreuses usines) et de la paysannerie (pour une réforme agraire et contre les oppressantes taxes de la classe des propriétaires fonciers). Ces contradictions ont conduit à de premiers affrontements entre les dirigeants du Kuomintang et les communistes à Guangzhou, où le Kuomintang avait mis en place un «gouvernement national» en juillet 1925. Mais avant cela, la classe ouvrière de Guangzhou déjà réussi à établir un soviet de facto, les ouvriers révolutionnaires élus dans ledit ‘Conseil’ géraient le «deuxième gouvernement» de la ville.
En mars 1926, Tchang a organisé un coup d’État à Guangzhou, affirmant avoir découvert un complot communiste pour le kidnapper. Son coup n’a réussi que grâce à la confusion au sein de la direction du PCC en raison de ses mauvaises perspectives et de son orientation contradictoire. Les gardes rouges des travailleurs (à ne pas confondre avec les groupes d’étudiants pendant la Révolution culturelle de Mao) ont été désarmées et les premiers communistes ont été arrêtés, y compris les conseillers russes du Kuomintang. Cela s’est produit malgré la présence de milliers de troupes fidèles au PCC, sans parler de centaines de milliers de travailleurs organisés, et des milliers d’armes.
Tchang est parvenu à établir une dictature militaire à Guangzhou, ordonnant la dissolution des organisations de travailleurs. Et le Komintern n’a pas levé le doigt en signe de protestation ! Staline a réitéré sa position selon laquelle l’alliance avec le Kuomintang dût être préservée à tout prix. Au lieu d’organiser les travailleurs pour résister au coup d’État, le PCC a été invité à faire de nouvelles concessions, en ce compris bannir les membres du PCC qui occupaient les meilleurs postes au Kuomintang et dans l’armée et accepter que toutes les communications entre le PCC et Moscou passent par le siège du Kuomintang.
De manière criminelle, toutes les informations concernant le coup d’État de Guangzhou ont été supprimées au sein du mouvement communiste à l’échelle internationale, car cela ternirait la direction stalinienne et la métrait dans l’embarras. Les rapports de la presse occidentale sur le coup d’État ont été taxés de “fabrications impérialistes” conçues pour semer des divisions entre le PCC et le Kuomintang.
L’avertissement de Guangzhou
Quelques jours après le coup d’État de Guangzhou, le Comité exécutif du Komintern a voté l’admission du Kuomintang comme section sympathisante, avec un vote contre : celui de Trotsky. “En se préparant au rôle de bourreau”, a déclaré Trotsky, Tchang Kaï-Chek “voulait avoir la couverture du communisme mondial, et il l’a obtenu”.
L’analyse de Trotsky et sa lutte contre la désastreuse politique de la Chine de Staline étaient inconnues en Chine et dans le mouvement communiste plus large en raison de la censure imposée par la machine stalinienne au nom de la «discipline du parti».
Néanmoins, l’opposition à la ligne de Staline a commencé à se cristalliser au sein du PCC. En juin 1926, le fondateur et président du parti, Chen Duxiu, a remporté une majorité pour sa proposition visant à remplacer l’emprisonnement du PCC au sein du Kuomintang par un bloc de deux partis distincts. Cela a été transmis à Moscou où la proposition a été rejetée.
En février 1927, les travailleurs de Shanghai se sont exprimés contre le chef de guerre de la ville Sun Chuanfan et, pendant des semaines de combats de rue, ont défait ses forces, appelant à une grève générale et prenant le contrôle des principales artères de la ville ou encore du chemin de fer et des imprimeries. Cette victoire a été réalisée bien avant que les armées de l’expédition du nord de Tchang Kaï-Chek aient atteint la ville. Les organisations ouvrières contrôlaient la ville, mais ce n’était toutefois pas un mouvement suffisamment conscient.
Il fallait annoncer la formation d’un gouvernement ouvrier et paysan pour la nationalisation immédiate des grandes entreprises, une réforme agraire, la cessation des entreprises étrangères, les droits démocratiques et la formation de soviets à travers la Chine. Un appel spécial aurait dû s’adresser aux soldats du rang dans l’armée dirigée par le Kuomintang pour la construction de soviets de soldats alliés aux travailleurs et aux paysans. Tragiquement, aucun appel de ce type n’a été émis parce que le PCC était piégé dans le concept d’un mouvement de «toutes les classes» sous la direction de la «bourgeoisie révolutionnaire».
Dans la lutte des classes, plutôt que de séparer les événements ou les étapes historiques (comme le fait l’Histoire bourgeoise), le marxisme analyse la révolution et la contre-révolution comme les côtés opposés d’un même processus révolutionnaire en formation.
La classe ouvrière a besoin d’un parti avec un programme et une direction clairs qui lui permette d’aller vers le socialisme. La tragédie de la Révolution chinoise fut que les travailleurs étaient privés d’une telle direction révolutionnaire. Le jeune Parti communiste était une force héroïque, mais ce n’était pas encore un parti bolchevik, et son potentiel de développement a été saboté par les politiques qui lui ont été imposées par le régime de Staline.
Les événements de Guangzhou ont été une répétition générale pour l’affrontement beaucoup plus sanglant à Shanghai un an plus tard. Malheureusement, un seul côté était préparé pour cela: la contre-révolution capitaliste. La masse des travailleurs et des paysans et même de leur couche avancée n’avait pas été assimilée les leçons les plus importantes de Guangzhou – le danger de la contre-révolution et le programme et les méthodes nécessaires pour le combattre. Jusqu’au moment où il a donné son coup fatal, Tchang Kaï-Chek a encore été présenté dans la propagande officielle communiste en tant qu’allié et «leader de la révolution».
Pour plus d’informations sur la Révolution chinoise de 1925-27, nous vous recommandons:
- Harold Isaacs, La tragédie de la révolution chinoise (1938)
- Léon Trotsky, Problèmes de la Révolution chinoise (1927-1931)
-
[VIDEO] Qui a peur de Léon Trotsky ?
Lors du week-end “Socialism 2016” qui s’est tenu fin novembre à Londres à l’initiative du Socialist party, notre camarade Alec Thraves, du Pays de Galles, a tenu un atelier consacré au grand révolutionnaire Léon Trotsky, l’un des dirigeants de la révolution russe de 1917 aux côtés de Lénine. Après la mort de ce dernier, il a analysé les causes de la dégénérescence bureaucratique de l’Union soviétique et a poursuivi la lutte, à la fois contre le stalinisme et le capitalisme. La vidéo suivante reprend l’introduction de cette discussion, en anglais. -
École d'été du CIO. Exemples historiques du potentiel de la lutte de masse
Mais atteindre la victoire nécessite une organisation et des tactiques adéquates
L’école d’été annuelle de notre internationale, le Comité pour une Internationale Ouvrière, (organisée par les Étudiants de Gauche Actifs / Actief Linkse Studenten) comprend à chacune de ses éditions un meeting central qui aide à souligner quelques lignes centrales dans la foule des thèmes abordés au cours de ces 6 jours de discussion. Cette année, beaucoup d’attention a été accordée à l’instabilité mondiale mais aussi à quelques événements historiques d’importances. Cette année est en effet le centenaire des «Pâques Sanglantes», le soulèvement de Dublin de 1916. Mais nous fêtons également les 80 ans des développements révolutionnaires survenus en Espagne mais aussi en France en 1936. Avec ce meeting, le CIO tenait à souligner l’importance pour les travailleurs de disposer d’une politique indépendante des partis bourgeois. Notre camarade Geert Cool nous livre un rapport de cette discussion.
80 ans après la révolution espagnole
La première oratrice était Viki, une camarade de notre section espagnole. Elle est revenue sur quelques grandes lignes de la situation révolutionnaire qu’a connue l’Espagne dans les années 1930, les années 1936 et 1937 en constituant le point culminant. En 1931, les anti-monarchistes avaient remporté les élections et obtenu l’abdication du roi. Mais le gouvernement républicain n’a pas répondu aux attentes concernant la réforme agraire et de meilleures conditions de vie. Cela a conduit à une lutte radicale, avec notamment la Commune Asturienne et des mouvements de grève qui ont secoué toute l’Espagne. En 1936, les élections apportent le Front populaire au pouvoir. Les masses n’attendent pas les décisions d’en haut pour obtenir des changements, les travailleurs et les pauvres s’y mettent eux-mêmes. C’est ainsi que des ouvriers se sont mis à occuper les usines. Quand il est devenu clair que le Front populaire refusait d’armer les ouvriers et les paysans pauvres contre la menace fasciste, ils se sont armés eux-mêmes.
Le Front populaire était une initiative unitaire initiée par le sommet du Parti communiste, des sociaux-démocrates et de diverses forces libérales. Dans le cas de l’Espagne, ces dernières ne représentaient pas les «éléments progressistes» de la bourgeoisie, mais plutôt l’ombre de la bourgeoisie. Cette unité fut rendu possible par le tournant opéré par l’Internationale communiste stalinisée (la IIIe Internationale) qui avait mis fin à son cours ultra-gauche qui lui faisait s’opposer à tous les autres, y compris à la base de masse des partis sociaux-démocrates, pour adopter une approche contraire. Il fallait désormais rechercher l’unité avec les dirigeants non seulement de la social-démocratie, mais aussi avec toutes sortes de forces libérales. Selon le parti Communiste stalinisé, il s’agissait de la première phase de la lutte : tout d’abord vaincre le fascisme. Une deuxième phase de la lutte mettrait à l’ordre du jour la combat pour le socialisme. Cela a dans les faits signifié que le Front Populaire s’est retourné contre les aspirations révolutionnaires de la base de la société.
La soulèvement de Franco et des fascistes contre les masses révolutionnaires a finalement pu l’emporter, mais il a fallu des années. Sans la lutte héroïque des travailleurs et leur soutien international, Franco aurait probablement immédiatement pris le pouvoir. Les travailleurs ont développé leurs propres milices et même organisé leurs propres soins de santé. Barcelone a été reprise en 24 heures par ces milices agissant comme une véritable armée de libération sociale, ce qui a conduit à une situation de double pouvoir. La classe ouvrière avait le potentiel d’étendre et de consolider cette prise de pouvoir, mais elle s’est heurtée aux autorités du Front Populaire qui voulaient rester dans les limites du capitalisme. À cette fin, le gouvernement a brisé les milices ouvrières et a repris le contrôle de certains endroits stratégiques contre les travailleurs. A ce titre, la conquête sanglante de la centrale téléphonique de Barcelone en mai 1937 a constitué un point tournant. La centrale était gérée par les travailleurs, sous une forte influence du syndicat anarchiste CNT.
La situation est évidemment différente aujourd’hui. Mais nous devons tirer la leçon que les alliances et coalitions avec des partis capitalistes sont utilisés pour défendre les intérêts de la bourgeoisie et non pas ceux de la classe ouvrière. Des coalitions de forces de gauche avec des partis austéritaires pour au final appliquer elles-mêmes des économies budgétaires sont désastreuses pour les conditions de vie de la majorité de la population, et elles ne peuvent pas stopper l’extrême droite, au contraire. Mais il ressort de l’expérience espagnole de 1936 que la classe ouvrière dispose d’une puissance tout bonnement phénoménale. Pour peu qu’elle soit organisée et qu’elle développe sa propre alternative sur cette base, rien ne peut lui résister. Cela vaut toujours à l’époque actuelle.
100 ans après les «Pâques Sanglantes»
Le deuxième orateur était Paul Murphy, membre du Parlement irlandais et l’un des principaux dirigeants de la campagne contre la taxe sur l’eau. Des commentateurs de presse irlandais l’ont appelé le «Boris Johnson irlandais» à cause de son opposition à l’Europe du capital. La comparaison est bien entendu parfaitement erronée : il y a peu de choses en commun entre un populiste réactionnaire de Londres et un défenseur intransigeant des intérêts de la classe ouvrière.
Le soulèvement irlandais de Pâques 1916 était une révolte contre l’impérialisme britannique. Mais selon le dirigeant socialiste James Connolly, il pouvait également mettre le feu à la mèche d’une révolte européenne contre la guerre pour renverser la classe dirigeante brutale. La justesse de cette perspective ne deviendra apparente qu’un an plus tard, lorsque la Révolution russe a conduit à une vague révolutionnaire dans toute l’Europe. En Irlande aussi le soutien fut énorme pour la Révolution russe, avec des réunions de masse, des occupations d’usines et une période révolutionnaire qui allait durer jusqu’en 1923.
Malheureusement, le soulèvement de Pâques de 1916 était prématuré et la base sur laquelle il reposait trop limitée pour obtenir une victoire. Ses différents dirigeants ont été exécutés, parmi lesquels James Connolly. La classe ouvrière s’est donc retrouvée sans direction lors de la période révolutionnaire qui a suivi 1917. Connolly et ses associés étaient particulièrement impatients. Ils n’ont pas adopté de position politiquement indépendante de la classe ouvrière, mais ont au contraire soutenu une déclaration nationaliste bourgeoise. Connolly, qui était président du plus grand syndicat, n’a pas appelé à la grève générale parce qu’il savait qu’il serait isolé. Sa réaction peut se comprendre en raison du désespoir et de la désillusion consécutive à la trahison de la direction de la Deuxième Internationale qui avait décidé de rejoindre la barbarie de la guerre mondiale au lieu de s’y opposer.
Cela confirme par la négative tout l’intérêt pour un parti révolutionnaire de disposer d’une direction collective ainsi que la nécessité de l’internationalisme révolutionnaire. Au sein de la Deuxième Internationale, Connolly se tenait aux côtés de Lénine & Co mais, après 1914, il n’a plus eu aucun lien avec ses alliés dans d’autres pays. Il appartenait toutefois à cette petite minorité de dirigeants de gauche qui ne se sont pas compromis dans la trahison et se sont opposés à la guerre, à l’instar d’autres dirigeants tels que Lénine, Trotsky, Luxembourg, Liebknecht et l’Ecossais John MacLean. Connolly s’était précédemment prononcé contre l’adhésion de socialistes à des gouvernements capitalistes. Lors du congrès de la IIe Internationale de 1900, une discussion avait éclaté au sujet de la participation des sociaux-démocrates français au gouvernement de 1898. Pour Kautsky, il s’agissait d’une question de tactique et non de principe. Connolly lui a répondu que les masses révolutionnaires ne devait pas accepter de «fonctions gouvernementales qu’ils n’avaient pas obtenues sur base de leurs propres forces.»
Cette indépendance de la classe ouvrière est une question fondamentale pour la victoire des mouvements sociaux. C’est ce que nous avons encore pu constater dans le combat contre la taxe qui visait à en finir avec la gratuité de l’eau en Irlande. Tandis que d’autres ont recherché à conclure une unité par le sommet en essayant d’attirer des parties de l’establishment, nous avons défendu des méthodes radicales reposant sur la base en appelant à une campagne de non-paiement de la taxe dirigée par des activistes locaux. Avec actuellement 73% de la population ayant refusé de payer la dernière facture, il est clair que cet appel et l’organisation du boycott de masse a été d’une grande importance. La suspension de la taxe d’eau (survenue après la tenue des dernières élections anticipées) est une défaite majeure pour le gouvernement et une source de confiance pour la classe ouvrière. Cela instaure l’idée que des victoires sont possibles. Cela sera utile autour d’autres thèmes, comme au sujet du droit à l’avortement, toujours illégal en Irlande.
Une commentateur bourgeois a écrit dans un journal à diffusion nationale qu’une «petite clique de trotskystes clique qui défend ouvertement le renversement du système politique réussit à déterminer l’agenda politique.» Pour la classe dirigeante, notre position est en effet effrayante. D’où la répression que subissent les militants qui s’opposent à la taxe sur l’eau. En avril prochain se déroulera un procès contre les activistes de Jobstown. Ces militants, parmi lesquels Paul Murphy lui-même et deux conseillers locaux de l’Anti-Austerity Alliance, sont accusés de «séquestration» par l’ancienne vice-Premier ministre Joan Burton dont la voiture a été bloquée pendant deux heures à cause d’une manifestation spontanée. Les arrestations, survenues un mois après notre victoire lors d’une élection parlementaire intérimaire, étaient une manière pour l’establishment d’envoyer un signal clair : «n’allez pas plus loin!» Le procès d’avril prochain prévoit des peines allant jusqu’à l’emprisonnement à vie ! Nous mènerons campagne avec acharnement, tant en Irlande qu’au niveau international, contre cette répression politique. Comme Connolly l’avait fait remarquer : «Nous devons mettre en garde la classe dirigeante: vous pouvez nous emprisonner ou nous assassiner. Mais à partir de prison ou du cimetière, nous continuerons à construire la force par laquelle vous serez assommés. »
80 ans après la grève générale de 1936 en France
En 1936, la France a été agitée, dans une période de révolution et de contre-révolution, comme l’a noté Leila, de la Gauche Révolutionnaire. France avait été plus tardivement affecté par la crise mais elle a connu une explosion du nombre de chômeurs. Jusqu’à un million de Français sont devenus sans emploi. Cela a conduit à de grandes marches de chômeurs.
En février 1934, des milices fascistes ont tenté de prendre le pouvoir avec des groupes de droite. Ils ont marché sur le parlement. La journée fut marquée par des émeutes et des morts. Les contre-révolutionnaires ont éveillé le mouvement ouvrier et un mouvement antifasciste s’est développé. L’appel à une réponse forte contre la menace fasciste a été utilisé pour constituer un Front Populaire entre les dirigeants sociaux-démocrates et ceux du Parti communiste avec le Parti radical, un parti bourgeois.
Le Front Populaire n’a pas cherché à renforcer la lutte révolutionnaire pour un autre système, l’objectif était de sauver le système capitaliste et l’Etat bourgeois. Pourtant, de nombreux travailleurs se sont sentis encouragés par le Front Populaire et par le gouvernement du Front Populaire. Plus d’actions contre les patrons ont eu lieu. En mai 1936, un grand mouvement de grève a commencé au Havre après le licenciement de deux travailleurs. Ce mouvement de grève a été caractérisé par des actions de masse, y compris à l’initiative de travailleurs peu rémunérés. Les serveurs des cafés se sont par exemples mis en grève.
Le Premier ministre Léon Blum a reconnu que des concessions étaient nécessaires, d’autant plus que l’on craignait que la grève devienne un véritable mouvement révolutionnaire sur lequel les directions syndicales n’auraient plus de prise. L’élite dirigeante a pris peur parce qu’elle a pu voir de ses yeux la puissance du mouvement ouvrier. Les directions des partis communiste et sociaux-démocrates ont cherché à entraver la poursuite du mouvement à partir de leurs positions au gouvernement. Le Parti communiste a défendu que la révolution n’était pas à l’ordre du jour parce qu’il fallait tout d’abord combattre le fascisme.
La menace de la révolution a conduit à des concessions importantes telles que les congés payés, la semaine de travail des 40 heures et la reconnaissance des droits syndicaux. Le mouvement fut également une source d’inspiration pour d’autres mouvements, y compris le mouvement de grève générale révolutionnaire en Belgique en mai-juin 1936. Bien plus était possible à obtenir à partir du mouvement de grèves de 1936, mais il aurait alors fallu une direction révolutionnaire capable de mener le combat pour arracher le pouvoir des mains de l’élite capitaliste.
Apprendre des leçons du passé pour vaincre à l’avenir !
Le meeting a été clôturé par Peter Taaffe, du Secrétariat international du Comité pour une Internationale Ouvrière. Il a souligné l’importance d’étudier les mouvements du passé à tous les niveaux de notre organisation afin de renforcer le cadre de nos partis afin d’être en mesure de gagner la bataille. Dans une période turbulente telle qu’aujourd’hui, comme l’a encore illustré le coup d’Etat manqué en Turquie, d’autres développements sociaux importants ne sont pas inimaginables.
Aujourd’hui, la conscience, y compris parmi l’avant-garde du mouvement ouvrier, a considérablement reculé par rapport aux années 1930. A ce moment-là, l’idée de former une coalition avec des partis bourgeois était immédiatement assimilée à une trahison. La situation est différente aujourd’hui. Beaucoup peuvent considérer qu’une telle coalition serait un pas en avant, un moyen d’instaurer des politiques progressistes au moins partiellement. Nous avons besoin de regarder ces expériences historiques dans leur contexte, mais aussi d’en tirer les leçons pour aujourd’hui.
En France et en Espagne, nous avons vu en 1936 que les graines de la révolution étaient présentes. Trotsky avait fait remarqué qu’en Espagne il n’y avait pas eu une, mais au moins dix opportunités révolutionnaires. Ce potentiel n’a pas été exploité, à cause de la tactique du Front Populaire et d’autres facteurs. Selon Trotsky, le Front Populaire a agit comme un briseur de grève pour stopper la radicalisation du mouvement. Le caractère inachevé des révolutions de 1936 a fait dévier l’Histoire. Le massacre de la seconde guerre mondiale aurait pu être évité en cas de victoire de la révolution en France et en Espagne.
Une des principales raisons de ce caractère inachevé a été l’imposition d’un Front Populaire par en haut. La prise du pouvoir par les nazis en Allemagne fut un choc pour le mouvement ouvrier et a conduit à une aspiration unitaire. Trotsky a réitéré son appel au front unique: marcher séparément, frapper ensemble. En d’autres termes : unité d’action, tout en maintenant ses propres programmes et propositions. Au lieu de cela, le Parti communiste a préconisé une caricature d’unité, y compris avec les radicaux français envers lesquels les masses n’avaient à juste titre aucune confiance.
Les mouvements de 1936 ont été stimulés par le choc de l’arrivée au pouvoir du régime nazi en Allemagne, mais aussi par le contexte économique. Ainsi, les salaires des travailleurs français avaient diminué de 30% entre 1931 et 1936. En 1936, les partis du Front populaire recueillaient 5,5 millions de voix contre 4,5 millions pour la droite. Les radicaux avaient perdu un demi-million de voix, tandis que le Parti communiste avait doublé son résultat.
Le mouvement de masse en France était énorme: 500.000 personnes avaient participé à un rassemblement pour commémorer la Commune de Paris. Le mouvement de grève de mai et juin a impliqué 3 millions de travailleurs, soit bien plus que le nombre de syndiqués. Le Premier ministre Léon Blum s’est retrouvé dans une position difficile. Il a fait remarqué qu’il craignait être dans la même position que Kerenski en Russie et que la situation conduirait à l’arrivée d’un Lénine français.
Ce mouvement a eu un impact international, jusqu’en Allemagne. Tout d’abord, la presse allemande a parlé du «chaos» des grèves françaises. Mais quand les travailleurs ont commencé à prendre confiance et à se sentir enthousiasmés, toutes les nouvelles venues de France ont été censurées. Un mois plus tard à peine, la question du pouvoir était posée en Espagne. Une victoire dans ces deux pays aurait pu poser les bases d’une fédération socialiste, ce qui aurait eu un impact dans toute l’Europe et au-delà.
Il était alors possible aux travailleurs de prendre le pouvoir de manière relativement pacifique. Si cela n’a pas été le cas, cela est dû à l’attitude de la direction du mouvement ouvrier. Le Parti communiste a fait remarquer qu’il «fallait savoir finir une grève», slogan qui sera répété par le PCF en 1968. Pourtant, des concessions importantes ont été arrachées, même si celles-ci ont été rapidement minées par l’inflation. En 1938, la social-démocratie a disparu du gouvernement.
Les dirigeants du mouvement ouvrier ont à peine tiré les leçons de ces évènements. Au Chili, en 1973, les mêmes erreurs ont été répétées avec des conséquences sanglantes. Il est nécessaire d’être intransigeant en termes de coalitions et de refus d’appliquer la politique bourgeoise. Les coalitions avec les partis bourgeois sont similaires à la relation qu’un cavalier entretient avec son cheval, mais c’est la bourgeoisie qui est en selle et tient les rênes en mains. Mais il faut bien entendu toujours expliquer cette attitude de façon tactique. Il suffit de penser à la façon dont Lénine avait articulé ses slogans contre le gouvernement provisoire en Russie après février 1917: «A bas les 10 ministres capitalistes», plutôt que «A bas le gouvernement provisoire.»
Dans la nouvelle période d’instabilité mondiale et de recherche d’alternatives qui nous fait face, le mouvement ouvrier a d’énormes défis à relever. Fort de l’expérience du passé récent et un peu plus lointain, nous pouvons relever ces défis et développer dans ce cadre des tactiques combatives ainsi qu’un programme avec lequel nous pouvons vaincre.
