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  • Leçons du passé : le désastre de l’approche de l’Organisation des moudjahiddines du peuple iranien (OMPI)

    Au cours des développements à venir en Iran, les travailleurs et les jeunes regarderont en arrière pour tirer des leçons de l’histoire des partis et organisations qui se sont opposés au régime islamique. Dans le cas des Moudjahiddines, et malgré l’héroïsme incontestable de ses adhérents, il s’agit d’une histoire faite d’erreurs.

    Par Bob Sullivan

    https://fr.socialisme.be/50002/archives-iran-1978-79-une-revolution-volee-a-la-classe-ouvriere
    https://fr.socialisme.be/94321/iran-pour-une-alternative-revolutionnaire-au-regime-islamique

    L’OMPI (ou Mujaheddin-e-KhalqMeK) est l’une des organisations les plus visibles sur les événements actuels de solidarité avec le mouvement en Iran, notamment dans certains pays d’Europe, soit en lui-même, soit par le biais de ses organisations de façade comme le Conseil national de la résistance. Il est donc important que les militants aient une certaine connaissance de l’histoire et de l’orientation de l’OMPI. Alors qu’il comportait de nombreux adeptes en Iran, l’OMPI a, pour diverses raisons, dégénéré en un groupe sectaire dépendant de l’impérialisme occidental et disposant d’une base insignifiante dans le pays.

    Origines dans les années 1960

    Les origines des Moudjahiddines du Peuple remontent au mécontentement croissant de la classe ouvrière et des jeunes à l’égard du régime de Mohammad Reza Pahlavi dans les années 1960 et 1970. Le Shah (le roi) était le principal point d’appui des États-Unis au Moyen-Orient, et l’Iran était son gendarme. Soutenu et armé par l’Occident, le régime du Shah a combiner extravagance démesurée, corruption et répression impitoyable. À la fin des années 1960, les idées de gauche commençaient à circuler à nouveau plus largement, et certains militants commençaient à prendre les armes contre le régime.

    En 1971, les Fedayins du Peuple, qui se considéraient laïques et marxistes, ont lancé une campagne de guérilla. Bien que les fedayins aient abandonné la stratégie de guérilla plus tard dans cette décennie, et que cette stratégie ait offert peu de gains concrets à la classe ouvrière, l’idée de défier physiquement le régime était attractive pour une partie de la jeunesse. Les fedayins se considéraient comme des communistes frustrés par les compromis et l’approche réformiste du Tudeh (“le parti des masses”), c’est-à-dire le parti « communiste » traditionnel aligné sur Moscou.

    Cette frustration était tout à fait justifiée, mais elle s’est malheureusement exprimée politiquement par l’adoption de tactiques de guérilla inspirées par Fidel Castro et Che Guevara. Ces méthodes signifiaient en réalité un abandon de la construction dans les communautés et les organisations de la classe ouvrière en faveur de méthodes liées au terrorisme individuel. Cela représentait un manque de confiance dans la classe ouvrière, et était voué à l’échec dans un pays comme l’Iran, une réalité acceptée par les fedayins à la fin des années 1970.

    Les moudjahiddines ont également émergé du milieu radicalisé des années soixante, le même milieu qui a produit Ali Shariati (un intellectuel qui a tenté de fusionner les idées islamiques et socialistes), bien que Shariati lui-même n’ait jamais été membre des moudjahiddines. Un groupe s’est réuni autour d’une idéologie de l’Islam révolutionnaire confuse et vague. Au cœur de l’organisation des premiers moudjahiddines se trouvait la division entre laïcs et islamistes. L’organisation a néanmoins commencé à construire un réseau de membres et de partisans, notamment dans les universités. À ses débuts, elle avait également établi de bonnes relations avec des religieux de premier plan hostiles au Shah, comme le futur président Rafsandjani.

    Les tactique de guérilla

    Suivant l’exemple des fedayins, les moudjahidines se sont engagés dès le début des années 1970 dans une série d’actions de guérilla très médiatisées, dont l’assassinat de militaires et de membres du personnel de sécurité américain stationnés en Iran. Il sont toutefois subi une série de revers de la part de l’État qui se sont traduits par des emprisonnements et des exécutions.

    En 1975, une nouvelle direction a organisé une brutale et sanglante purge interne en visant tout particulièrement ceux qui s’identifiaient comme islamistes plutôt que marxistes. La violence de la purge a été justifiée par le prétexte de la dureté du régime du Shah, elle a été jusqu’à l’exécution de membres considérés peu fiables. L’événement a également marqué une rupture permanente avec des figures telles que le futur chef suprême Khomeiny, qui a dénoncé l’OMPI comme une organisation qui tuait les bons musulmans.

    La seule figure dirigeante importante qui s’identifiait à l’islam plutôt qu’à une version du socialisme et qui a survécu à la purge était Massoud Radjavi. Dans la lutte interne pour le pouvoir qui a suivi, de nombreux membres de base ayant une approche plus islamiste ont soutenu Radjavi contre le reste de la direction. L’organisation a dû se servir des tendances islamistes de Radjavi pour se présenter comme de loyaux musulmans. Ces purges ont marqué un point tournant décisif vers une culture arbitraire et autoritaire, tendance qui s’est par ailleurs accentuée au cours des années suivantes.

    Avec l’effondrement de la monarchie en janvier et février 1979, aux premiers jours de la révolution, des groupes tels que les moudjahiddines et les fedayins ont connu un développement exponentiel, en dépit du fait que leur absence d’alternative marxiste claire et révolutionnaire a toujours signifié qu’ils couraient derrière les partisans de Khomeiny sans jamais déterminer la nature des événements. Le régime islamique naissant a alors commencé à s’approprier le langage de la gauche, en particulier l’anti-impérialisme, afin de consolider son soutien. En novembre 1979, Khomeiny et le nouveau régime ont pesé de tout leur poids dans la prise de l’ambassade américaine et la saisie du personnel qui y travaillait. Le régime a utilisé ces événements pour se parer des habits d’un anti-impérialisme populaire. En réalité, il s’agissait d’un coup d’éclat aventuriste, mais tant les moudjahiddines que les fedayins se sont sentis obligés de le soutenir, sans jamais expliquer quelle était la stratégie derrière cette attaque ni la manière dont la classe ouvrière pouvait tirer bénéfice de la situation.

    Le point culminant de 1980

    Toutefois, malgré leurs déficiences, lors de l’élection du maire de Téhéran au début de l’année 1980, le candidat des moudjahiddines a obtenu 200.000 voix, soit environ 10 %. C’était le point culminant du soutien aux moudjahiddines. En réalité, ils manquaient d’un programme et d’une stratégie. Au lieu de s’appuyer sur les communautés de la classe ouvrière, par exemple en soutenant les shoras (les conseils ouvriers qui s’étaient développés durant la lutte contre le Shah) et en développant un programme clair reposant sur la classe ouvrière et opposé au régime, les moudjahiddines ont adopté une approche de collaboration de classe, en se rangeant du côté du président libéral Bani Sadr (premier président de la République islamique), qui était avant tout un fidèle représentant de la classe dominante iranienne.

    En septembre 1980, avec le bombardement de Bushehr par le dictateur irakien Saddam Hussein et le déclenchement de la guerre Iran-Irak, l’atmosphère politique en Iran a commencé à devenir de plus en plus difficile. Toutes les grèves ont ainsi été interdites. Mais une détérioration décisive s’est produite en juin 1981 lorsque des milices associées au régime islamique ont attaqué une manifestation à Téhéran sur la question des droits civils, organisée par le vieux Front national libéral et soutenue par la gauche. Des dizaines de personnes ont été tuées et blessées. Immédiatement après, le régime a exécuté un total de quinze opposants de premier plan, dont des moudjahiddines et des fedayins. Cet épisode a marqué une étape décisive et brutale vers la dictature.

    Une semaine plus tard seulement, le président Bani Sadr et le chef des moudjahiddines Radjavi ont tous deux fui l’Iran. Entre-temps, en Iran, les moudjahiddines ont lancé une véritable guérilla au cours de l’été 1981. Ils ont bombardé une réunion du Parti républicain islamique, le parti de Khomeiny, et tué plus de cent membres de la hiérarchie religieuse, dont l’ayatollah Beheshti, et de nombreux députés. Ils ont ensuite assassiné le président et le premier ministre du pays. Par la suite a suivi une campagne d’assassinat de religieux de premier plan associés au régime. En 1982, ils ont tué nombre de personnes liées au régime, y compris des religieux de rang inférieur préalablement enlevés et torturés. La stratégie et les tactiques des moudjahiddines leur ont aliéné de plus en plus même ceux qui les avaient initialement soutenus. De son côté, le régime a systématiquement pu remplacer tous ceux qui avaient été assassinés.

    Se reposer sur les États-Unis et l’OTAN, pas sur la classe ouvrière

    Pire encore, ces méthodes ont justifié l’intensification de la répression du régime, avec l’accord d’une grande partie de la société, d’autant plus que l’Iran était désormais impliqué dans une guerre brutale avec l’Irak, guerre encouragée et préparée par Washington et l’OTAN. Les méthodes des moudjahiddines ont fourni un prétexte parfait pour accroître la surveillance, la répression, la torture et l’exécution de celles et ceux qui s’opposaient au régime. Et les cibles n’étaient pas seulement les moudjahiddines, mais aussi les militants de gauche qui s’opposaient à Khomeiny au sens large. Parmi eux figuraient la minorité des fedayins (qui s’étaient scindés en deux en 1980 sur la question du soutien au régime) et d’autres groupes anti-régime, bien qu’aucun d’entre eux n’ait soutenu ou ne se soit engagé dans la stratégie et les tactiques de guérilla urbaine employées par les moudjahiddines. En 1983, Khomeiny s’est également retourné sans pitié contre les partis autrefois de gauche qui lui avaient apporté leur soutien, notamment le Tudeh et l’aile majoritaire des fedayins.

    Les dirigeants des moudjahiddines n’ont jamais revendiqué ou nié publiquement la responsabilité de telle ou telle tactique, bien que Radjavi ait affirmé que la stratégie globale était très réussie, avec ses trois phases : d’abord détruire l’avenir du régime, ensuite détruire le corps du régime, et enfin permettre la révolution sociale. L’optimisme de Radjavi allait une fois de plus à l’encontre de la réalité. Cependant, Radjavi lui-même a procédé à une purge interne de masse en 1982, ce qui lui a permis de continuer à agir de manière incontestée et sans rendre de comptes à qui que ce soit au sein de l’organisation.

    Les moudjahiddines cultivaient depuis longtemps des relations amicales avec Yasser Arafat et l’aile Fatah de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ; les fedayins étaient quant à eux alignés sur les positions du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Grâce à leurs liens avec le Fatah, les chefs des moudjahiddines se sont entretenus en 1981 avec des membres du cercle restreint de Saddam Hussein, comme Tariq Aziz. Cela a conduit à l’établissement de camps de moudjahidines à la frontière iranienne, ainsi qu’à l’armement et à l’entraînement des forces rassemblées dans ces camps. De plus en plus, la motivation de Radjavi était exclusivement liée au renversement du régime islamique, même si cela impliquait de contribuer efficacement à l’effort de guerre contre l’Iran.

    Aventure mortelle dans la guerre Iran-Irak

    En 1988, les moudjahiddines se sont inquiétés de ce que les propositions de l’ONU en faveur d’un traité entre les deux pays pouvaient conduire à la fin du conflit, un scénario redouté et non prévu par les moudjahiddines qui était de nature à menacer l’existence de leurs camps à la frontière. C’est dans cette perspective que s’est concrétisée l’entreprise malheureuse de lancer une attaque militaire à grande échelle contre l’Iran. De jeunes moudjahiddines, hommes et femmes, se sont rassemblés à la frontière et une force de 5000 personnes est partie sous le slogan « De Mehran à Téhéran » (Mehran est une ville proche de la frontière irakienne). On a dit aux volontaires que la libération de Téhéran aurait lieu dans les 48 heures, que les masses iraniennes se lèveraient pour accueillir leurs libérateurs et que la victoire était assurée.

    Malheureusement, rien de tout cela ne s’est avéré et la ligne de soldats volontaires n’a réussi à capturer que quelques petites villes avant d’être anéantie par une attaque aérienne. On ne sait pas exactement combien de personnes ont été tuées, probablement dans les environs de 3000. Il n’y a pas eu de soulèvement de sympathie en Iran, toute l’aventure a été considérée avec indifférence ou hostilité à l’intérieur du pays. Outre les pertes humaines, les moudjahiddines ont également subi une perte calamiteuse de prestige dont ils ne se sont jamais remis. Pourtant, il n’y a jamais eu d’aveu d’échec, ni d’explication sur la façon dont un tel désastre a pu se produire.

    L’une des conséquences tragiques de cette débâcle est qu’elle a servi de prétexte à l’assassinat de dizaines de milliers de prisonniers politiques en 1988, principalement, mais pas exclusivement, des membres des moudjahiddines. L’actuel président iranien, Ebrahim Raïssi, était l’une des figures clés de ce massacre. Un tel résultat a permis au régime de réaliser en quelques jours ce qui, autrement, aurait pris des années. Pendant ce temps, les dirigeants des moudjahiddines sont devenus de plus en plus dépendants du soutien de leurs nouveaux amis à Washington. Il s’agissait d’un revirement complet par rapport à leur position des années 1970, mais il était enraciné dans la même perspective réformiste : préférer faire des affaires avec les « grands acteurs » plutôt que de placer sa confiance dans la classe ouvrière.

    Depuis 1988, Radjavi, qui a mystérieusement disparu de la circulation en 2003, a été remplacé à la tête de l’organisation par son ancienne épouse Maryam Radjavi. L’organisation a survécu à la chute de Saddam Hussein et a négocié un transfert en Albanie grâce à ses liens avec la CIA. Elle entretient également des liens étroits avec le Mossad, les services secrets israéliens. Il est toutefois possible que son étoile commence à pâlir, Washington ayant tendance à reporter son affection et ses financements sur des royalistes.

    Tirer les leçons de cet exemple pour l’avenir

    Au cours des développements futurs en Iran, les travailleurs et les jeunes regarderont en arrière pour tirer des leçons de l’histoire des partis et organisations qui se sont opposés au régime islamique. Le programme confus et leurs perspectives erronées des moudjahidines, ainsi que leurs méthodes terroristes sans issue, n’ont en dernière instance que servi à renforcer le régime islamique au cours des 40 dernières années au lieu de le menacer à contribuer renversement.

  • Mikhaïl Gorbatchev : le dernier secrétaire général est mort

    On vient d’annoncer le décès de Mikhaïl Gorbatchev, dernier secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique et architecte de la perestroïka et de la glasnost, tentatives de réformes par en-haut pour empêcher la révolution par en-bas.

    Par Walter Chambers, Alternative Socialiste Internationale

    Ses politiques ont finalement échoué, conduisant à la restauration du capitalisme dans l’ancienne Union soviétique, à partir de laquelle s’est développé le capitalisme de gangsters des années 1990, avant de se transformer en l’actuel régime agressivement impérialiste et autoritaire de Vladimir Poutine. Nous reproduisons ici un article de 2009 expliquant les processus qui se sont développés pendant le règne de Gorbatchev. Une notice nécrologique sera publiée ultérieurement.

    De la Perestroïka à la restauration capitaliste

    En 1985, Gorbatchev a entrepris de « restructurer » l’État et l’économie staliniens chancelants, dans le but d’éviter une crise terminale et de contrer les mouvements sociaux. En six ans, l’Union soviétique s’est effondrée et l’économie planifiée a été balayée par les mesures de privatisation de grande envergure d’Eltsine. Des luttes ouvrières de masse ont éclaté, mais les gagnants furent une nouvelle classe sociale de capitalistes gangsters.

    Entre 1982 et 1985, trois secrétaires généraux du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), Leonid Brejnev, Yuri Andropov et Konstantin Chernenko, sont décédé coup sur coup. Mikhaïl Gorbatchev a été élu pour leur succéder. Six ans plus tard, l’Union soviétique s’est effondrée, laissant derrière elle 15 républiques “indépendantes”, chacune ravagée par une catastrophe économique qui a fait chuter le PIB de plus de 50 %. La Russie, la Moldavie et la Géorgie ont connu de graves conflits avec leurs minorités nationales. L’Azerbaïdjan et l’Arménie sont entrés en guerre l’un contre l’autre. Le Tadjikistan a passé la majeure partie des années 1990 en état de guerre civile ouverte. Seuls les trois petits États baltes sont parvenus à établir une forme de démocratie stable, mais ils subissent aujourd’hui le pire de la crise économique mondiale. La Russie et le Belarus sont loin d’être démocratiques. Les États d’Asie centrale, en particulier le Turkménistan et l’Ouzbékistan, sont des fiefs féodaux autoritaires.

    La sélection de Gorbatchev a marqué la victoire, au sein de la bureaucratie soviétique dirigeante, d’une couche de réformateurs qui avait compris que des changements devaient être apportés si l’élite voulait conserver le pouvoir. Andropov appartenait à cette aile réformatrice, bien qu’il ait été un homme de main de l’élite dirigeante. En tant qu’ambassadeur en Hongrie en 1956, il a vu comment les travailleurs en colère ont pendu la police secrète détestée aux lampadaires et a réalisé que le pouvoir soviétique était tout aussi fragile. De retour à Moscou en tant que chef du KGB, il a férocement plaidé en faveur de mesures militaires contre les réformateurs tchécoslovaques du Printemps de Prague en 1968. Il a réprimé les dissidents et a soutenu avec ferveur l’invasion de l’Afghanistan en 1979. Mais, une fois au pouvoir, il a pris les premières mesures provisoires pour mettre un frein aux pires excès de la corruption et de l’incompétence, mesures qui allaient ensuite être étendues par Gorbatchev. Les agents du KGB implantés sur chaque lieu de travail et dans chaque quartier signalaient dans leurs rapports l’énorme mécontentement qui s’accumulait dans la société face à la mauvaise gestion de la bureaucratie.

    Après la révolution d’octobre 1917, de premières mesures visant à établir une société socialiste ont été prises. Les principales industries ont été nationalisées et intégrées dans une économie planifiée avec, du moins dans les premières années, de larges éléments de contrôle et de gestion par les travailleurs. Cela a posé les bases d’un développement économique remarquable du pays. Malgré le fait que la Russie prérévolutionnaire était l’un des pays les plus arriérés d’Europe sur le plan économique, et malgré la destruction économique causée par la première guerre mondiale (1914-18), la guerre civile (1918-20) et la deuxième guerre mondiale (1939-45), l’Union soviétique est devenue, dans les années 1960 et 1970, une puissance industrielle dont l’économie n’était pas soumise aux booms et aux effondrements chaotiques du capitalisme.

    Au milieu des années 1920, cependant, une élite bureaucratique a commencé à se cristalliser, s’appuyant sur l’arriération de la société russe, la fatigue de la classe ouvrière et l’échec de la révolution dans d’autres pays plus développés comme l’Allemagne. La classe ouvrière a été écartée du pouvoir politique tandis que la bureaucratie, dirigée par Staline, a étendu ses tendances dictatoriales à tous les aspects de la vie. Cette élite bureaucratique, forte de 20 millions de personnes en 1970, était comme un énorme parasite qui suçait le sang de l’économie planifiée, la vidant de son énergie. La mauvaise gestion bureaucratique a créé un énorme gaspillage. Cela a conduit à la période que les Russes appellent « la stagnation ». Tout le monde avait un emploi, un endroit où vivre et un salaire modeste, mais la vie était terne, la qualité des produits et des services très faible, et d’énormes ressources étaient gaspillées ou dépensées en armes ou autres articles inutiles. De plus en plus, la mauvaise gestion de l’économie entraînait d’énormes pénuries, souvent de produits essentiels.

    Parfois, la nature arbitraire et répressive de la bureaucratie débordait sur des conflits ouverts. En 1962, par exemple, une instruction a été envoyée de Moscou pour augmenter le prix de la viande et d’autres denrées alimentaires stables. Cela a coïncidé avec la décision de réduire les salaires dans une usine métallurgique de la ville de Novocherkassk. Les travailleurs se sont alors mis en grève. Ils ont été accueillis par des troupes armées et des chars. Des centaines d’entre eux ont été tués par balle, tant le régime craignait que des travailleurs d’autres régions ne viennent les soutenir.

    Léon Trotsky avait analysé la situation en Union soviétique après la prise du pouvoir par la bureaucratie. Il affirmait que la classe ouvrière devait organiser une révolution supplémentaire et balayer la bureaucratie, permettant ainsi la mise en place d’un véritable État ouvrier démocratique. Si, toutefois, les travailleurs ne devaient pas le faire, alors il arriverait un moment où l’élite bureaucratique tenterait de légaliser ses privilèges et le pillage des biens de l’État. À long terme, écrivait Trotsky, dans « La révolution trahie » (1936), cela pourrait « conduire à une liquidation complète des conquêtes sociales de la révolution prolétarienne ». Sous Staline, la bureaucratie a défendu l’économie planifiée comme la base de son pouvoir et de ses privilèges, mais elle l’a fait « de manière à préparer une explosion de tout le système qui pourrait balayer complètement les résultats de la révolution. »

    Des réformes expérimentales

    Des événements tels que ceux de Novocherkassk, de Hongrie, de Tchécoslovaquie et de Pologne ont effrayé la bureaucratie. Alors que, du moins au début, la majorité de celle-ci estimait que la répression était le moyen le plus efficace de maintenir le contrôle sur la société, une partie des bureaucrates a commencé à penser qu’il fallait chercher de nouveaux mécanismes pour réduire la mauvaise gestion et la corruption. Au milieu des années 1960, un groupe d’économistes a commencé à se former sous la direction d’Abel Aganbegyan à l’Académie de Novossibirsk. Ils ont commencé à analyser des questions telles que le fossé entre la production agricole et les demandes de la population. Leurs travaux, rédigés dans le style rabougri du « marxisme » soviétique, allaient essentiellement dans le sens de la réintroduction des mécanismes du marché, du moins dans l’agriculture. Leurs idées ont été discutées par une couche importante de l’élite dirigeante. Aganbegyan est devenu plus tard le principal conseiller économique de Gorbatchev.

    Cependant, l’élite dirigeante n’était pas encore prête à s’engager dans cette voie. La source de leur style de vie privilégié était, après tout, l’économie planifiée et, malgré leur incompétence parasitaire, elle était toujours en avance par rapport aux grandes économies capitalistes. En 1973, la crise pétrolière a frappé le monde. Elle a contribué à plonger l’Occident dans la récession, mais a en fait aidé l’Union soviétique en raison des revenus supplémentaires provenant des exportations de pétrole. Mais cela n’a fait que retarder le processus.

    Le mécontentement croissant en Europe de l’Est a poussé les gouvernements, comme celui de la Pologne, à commencer à contracter des prêts importants auprès du monde capitaliste. Ces crédits ont alimenté l’inflation et rendu le système bureaucratique de planification encore plus ingérable. Les coûts de la course aux armements de la guerre froide et de l’Afghanistan n’ont fait qu’exacerber les problèmes. Ainsi, lorsque Brejnev est mort en 1982, une partie du politburo au pouvoir semblait prête à commencer à expérimenter. Andropov, considéré comme un réformateur, a été élu au pouvoir, mais il est mort 15 mois plus tard. Il avait exprimé le souhait d’être remplacé par Gorbatchev, mais les partisans de la ligne dure n’étaient pas encore prêts pour cela. Tchernenko, bien que déjà gravement malade, fut élu comme candidat provisoire, le politburo comprenant clairement que dans quelques mois, ils allaient à nouveau être amenés à voter. Cette fois, Gorbatchev l’a emporté.

    Il n’avait pas l’intention de réintroduire le capitalisme. Il désirait des réformes au sommet pour empêcher une explosion de la révolution par en bas. Mais il a déclenché un processus qui est devenu impossible à arrêter, principalement parce qu’en levant la répression et en encourageant dans une certaine mesure les gens ordinaires à jouer un rôle plus actif, bien que limité, dans leurs propres affaires, il a ouvert les vannes pour permettre au mécontentement qui s’était accumulé pendant des décennies de se manifester au grand jour.

    Les dissidents et l’opposition

    Bien sûr, les choses auraient pu se passer différemment. Dans son chef-d’œuvre, « La révolution trahie », Trotsky affirmait que « si la bureaucratie soviétique est renversée par un parti révolutionnaire ayant tous les attributs du vieux bolchevisme, enrichi en outre par l’expérience mondiale de la période récente, un tel parti commencerait par restaurer la démocratie dans les syndicats et les soviets. Il pourrait, et devrait, restaurer la liberté des soviets. Avec les masses, et à leur tête, il procéderait à une purge impitoyable de l’appareil d’État. Il supprimerait les grades et les décorations, toutes sortes de privilèges, et limiterait l’inégalité dans la rémunération du travail aux nécessités vitales de l’économie et de l’appareil d’État. Il donnerait à la jeunesse la possibilité de penser de manière indépendante, d’apprendre, de critiquer et de se développer. »

    « Il introduirait de profonds changements dans la répartition du revenu national en fonction des intérêts et de la volonté des masses ouvrières et paysannes. Mais en ce qui concerne les relations de propriété, le nouveau pouvoir n’aurait pas à recourir à des mesures révolutionnaires. Il conserverait et développerait l’expérience de l’économie planifiée. Après la révolution politique – c’est-à-dire la chute de la bureaucratie – le prolétariat aurait à introduire dans l’économie une série de réformes très importantes, mais pas une autre révolution sociale. »

    Ces propos ont été écrits en 1936, lorsque la masse des travailleurs avait encore un souvenir clair de ce que la révolution bolchevique, menée par Vladimir Lénine et Trotsky, était réellement censée accomplir. C’est la crainte que les travailleurs organisent une nouvelle révolution qui a conduit Staline à mener sa vicieuse campagne de terreur contre les bolcheviks restants. Cette campagne de terreur était si impitoyable que, malgré la résistance héroïque des trotskystes dans les camps de prisonniers, le fil du bolchevisme a fini par être rompu. Jusqu’en 1990, il était pratiquement impossible de lire les œuvres de Trotsky en Union soviétique.

    Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y avait pas d’opposition à la bureaucratie au pouvoir. Les médias occidentaux ont mis en avant les dissidents, principalement des intellectuels inspirés à un degré ou à un autre par la démocratie libérale occidentale, comme Andrei Sakharov, un physicien nucléaire qui a travaillé sur la bombe atomique soviétique. Certaines personnalités du parti et de l’armée, des gens comme les frères Medvedev, Roy et Zhores, et Pyotr Grigoryenko se sont ouvertement exprimés en tant qu’anti-staliniens de gauche. En 1963, ces derniers ont même formé l’Union de lutte pour la restauration du léninisme. Cependant, malgré tout leur courage, il s’agissait essentiellement de bureaucrates dissidents. Beaucoup plus nombreux sont les jeunes opposants de la classe ouvrière qui ont formé des groupes d’étude, des cercles léninistes et même des partis, avec des noms tels que le Parti néo-communiste, le Parti des nouveaux communistes ou, plus tard, même le Parti de la dictature du prolétariat. Malheureusement, la combinaison de la répression et de l’absence d’une compréhension claire de ce qu’il fallait faire a laissé ces groupes incapables de se développer lorsque les conditions ont mûri.

    Les limites de la perestroïka

    En fin de compte, ce sont les mouvements initiés par la bureaucratie elle-même qui ont conduit à la disparition de l’Union soviétique. Gorbatchev a lancé ses politiques de glasnost et de perestroïka (ouverture et restructuration). D’une part, le système politique a été ouvert pour permettre une certaine critique. Naturellement, les réformateurs voulaient que cette critique soit dirigée contre leurs adversaires les plus durs sans toutefois aller trop loin. Les élections à plusieurs candidats ont été autorisées, mais tous les candidats devaient toujours être membres du parti communiste.

    Gorbatchev fut initialement plus prudent avec l’économie, parlant d’uskoreniye (accélération) et de la modification de la planification centrale. La plus grande réforme consista à rendre les usines et les entreprises “autofinancées”. Cela signifiait que, bien qu’elles devaient respecter leurs engagements de production pour le plan, les directeurs pouvaient vendre tout excédent produit et, naturellement, utiliser les bénéfices comme ils le souhaitaient. Les travailleurs ont eu le droit d’élire et de révoquer les directeurs d’usine, ce qu’ils ont fait dans certains cas. En 1987, une loi a été adoptée permettant aux étrangers d’investir en Union soviétique en formant des entreprises communes, généralement avec des ministères ou des entreprises d’État. En 1988, la propriété privée sous forme de coopératives a été autorisée dans les secteurs de la fabrication, des services et du commerce extérieur.

    Aucune de ces réformes n’a eu l’effet escompté. Alors que la censure était relâchée et que les représentants de la bureaucratie commençaient à débattre plus ouvertement, les gens ont été inspirés par cette nouvelle “ouverture”. Lorsque les débats du Soviet suprême ont été diffusés en direct à la télévision, les gens ont arrêté de travailler pour se presser autour du poste le plus proche, les foules dans les rues regardaient à travers les vitrines des magasins. Mais ils voulaient plus de choix qu’entre les candidats d’un même parti. Lors des élections au Soviet suprême de mai 1989, les électeurs de tout le pays ont rayé tous les noms sur leur bulletin de vote pour protester contre l’absence d’alternative. Très vite, les députés réformateurs les plus radicaux, autour de Boris Eltsine, ont soulevé la nécessité d’abolir l’article six de la constitution, qui stipulait que le PCUS a le droit de contrôler toutes les institutions du pays.

    La Perestroïka s’est avérée désastreuse, du moins du point de vue des travailleurs. Les réformes n’étaient, comme on dit en russe, ni chair ni volaille. En assouplissant les règles du plan, les directeurs d’entreprise ont commencé à détourner les ressources de la production de base. Les organisations ont commencé à éprouver des difficultés à obtenir des fournitures de base. Et si les directeurs étaient désormais autorisés à vendre la production supérieure au plan à qui voulait bien l’acheter, il n’y avait toujours pas de marché libre pour le faire. Cela a créé de réelles difficultés. Par exemple, le coût de la production de charbon était nettement supérieur au prix payé par l’État, laissant de nombreuses mines sans argent pour couvrir les salaires.

    En raison de l’incompétence de l’élite dirigeante, l’économie soviétique a longtemps souffert de pénuries. Mais, en 1989, la situation était devenue catastrophique. Les mineurs ne pouvaient même pas obtenir de savon pour leurs douches. À Moscou, toujours privilégiée concernant l’approvisionnement en nourriture, le rationnement des denrées alimentaires de base a été introduit.

    La perte de contrôle

    La politique de perestroïka s’effondra dans la crise. Elle n’a pas fait grand-chose pour réduire le rôle étouffant de la bureaucratie, mais a soulevé le couvercle de l’énorme mécontentement qui bouillonnait sous la surface. Les événements ont commencé à échapper à tout contrôle.

    Au début de 1986, la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, a explosé. Alors que les autorités tentaient de dissimuler l’ampleur de la catastrophe, des volontaires ont afflué par milliers pour éteindre l’incendie, avec pour seule défense une bouteille de vodka qui, selon les médecins, les protégerait des radiations. Une fois de plus, il apparaissait que la société soviétique reposait sur d’énormes sacrifices de la part du peuple, tandis que la bureaucratie continuait à faire des erreurs et à commettre des vols. En 1988, un tremblement de terre a secoué certaines parties de l’Arménie, tuant 25.000 personnes lorsque des bâtiments insalubres se sont effondrés, laissant la ville de Leninakan dévastée. Cela a alimenté la question nationale dans le Caucase.

    À la fin de 1986, les premiers signes de la libération de nouvelles forces sociales ont commencé à apparaître. La ville d’Alma-Ata a été secouée par une émeute étudiante de deux jours avec pour cause immédiate le limogeage de Dinmukhamed Konayev, chef du parti communiste du Kazakhstan (un Kazakh de nationalité). Le parti était en proie à une lutte entre Konaïev et son adjoint (également kazakh), qui l’accusait de freiner les réformes. Gorbatchev a décidé de ne soutenir aucun des deux camps et a nommé à la place un outsider, un Russe. Mécontent de cette décision, l’adjoint de Konaïev a incité les étudiants, principalement des Kazakhs, à protester. Lorsqu’ils ont été accueillis par les troupes anti-émeute, ils se sont déchaîné. L’adjoint de Konaïev a fini par prendre la tête du parti en 1989 et, deux ans plus tard, lors de la tentative de coup d’État de 1991, il a interdi le parti communiste, avant de devenir président du Kazakhstan. Son nom : Nursultan Nazarbaev, qui est encore aujourd’hui le président autoritaire du Kazakhstan (il a démissionné de la présidence en 2019, ndt).

    L’escalade de la crise économique, les scissions au sein de l’élite dirigeante et les catastrophes naturelles et technologiques ont alimenté le mécontentement. Les tensions nationales se sont intensifiées en quelques mois. La région du Nagorny-Karabakh (cédée arbitrairement à l’Azerbaïdjan par Staline en 1921) est devenue le prochain point chaud. Les manifestations de masse de la population majoritairement arménienne, qui exigeait le retour en Arménie, ont été réprimées sauvagement par le régime azéri. Une guerre ouverte a éclaté entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en 1991.

    Dans les trois États baltes – la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie – il y avait un énorme ressentiment à l’égard de leur inclusion dans l’Union soviétique, à la suite du pacte Hitler/Staline. (Lénine et Trotsky avaient toujours soutenu le droit des États baltes à l’autodétermination). Ce ressentiment, combiné à la crise économique et sociale croissante, a alimenté des mouvements de masse réclamant l’accélération des réformes et l’indépendance. Au début de 1990, les trois pays avaient déclaré leur indépendance officielle.

    Si un parti ouvrier de masse de gauche avait existé à l’époque, il aurait pu unifier ces protestations contre la bureaucratie soviétique et présenter une véritable option pour garantir l’établissement d’un véritable État socialiste en Union soviétique. Un mouvement ouvrier de masse s’est développé. Malheureusement, il n’était pas armé d’un programme clair qui aurait pu résoudre ces crises.

    Les oligarques s’installent au pouvoir

    Les mouvements de masse qui se sont répandus en Europe de l’Est, les mouvements d’indépendance en pleine expansion ainsi que les politiques ratées de la perestroïka n’ont fait qu’aggraver la situation économique. Les recettes fiscales se sont effondrées, le nombre d’usines nécessitant des subventions a augmenté. L’inflation s’installa. Pendant ce temps, une partie de l’élite dirigeante a quitté le navire. Une nouvelle loi autorisant la formation de coopératives a été présentée comme donnant le droit de créer des cafés et de petites productions de services. Cependant, la bureaucratie a utilisé cette loi pour créer des coopératives liées aux ministères et aux usines afin d’exproprier ouvertement les biens de l’État.

    L’un des oligarques les plus notoires de Russie, Boris Berezovskii, fournit un exemple du fonctionnement de ce processus. En 1989, il a conclu un accord avec la direction de l’usine automobile russe Lada. Au lieu de vendre toute sa production par l’intermédiaire de détaillants d’État, elle lui vendrait ses voitures à un prix réduit. Il les revendrait ensuite, à un prix plus élevé bien sûr. En trois ans, Berezovskii a réalisé un chiffre d’affaires de 250 millions de dollars dans cette seule activité. Les travailleurs ont vite appris à détester ces “entrepreneurs”.

    En mars 1989, les premiers signes d’une vague de grève imminente sont apparues dans le bassin houiller polaire de Vorkuta. La 9e brigade de la fosse Severnaya a fait grève, réclamant des salaires payés à un taux décent et des normes de production plus basses. Faisant écho aux réformateurs de Moscou, ils ont exigé la réduction de 40% du personnel d’encadrement et la réélection du directeur technique. Des concessions ont rapidement été faites, mais cette petite grève a ouvert les vannes. En juillet, un demi-million de mineurs se sont mis en grève dans tout le pays.

    À Vorkuta, Novokuznetsk, Prokopievsk et Mezhdurechensk, des comités de grève ont effectivement pris en charge la gestion des villes. La vente de spiritueux a été interdite et des organisations ont été mises en place pour maintenir l’ordre public. Les mineurs étaient principalement préoccupés par leurs conditions de travail et leurs conditions sociales, notamment les mauvaises conditions de transport et de logement, les bas salaires, la mauvaise alimentation et l’absence de savon dans les douches des puits. Dès le début, les réunions de masse et les comités de grève ont insisté sur le fait que les grèves étaient apolitiques. Mais, comme les mineurs n’avaient pas de programme politique propre, il était inévitable que d’autres forces utilisent leur mouvement. À Mezhdurechensk, les directeurs de mines ont “soutenu” la grève, se plaignant seulement que certaines des revendications étaient irréalisables tant que les mines étaient sous contrôle central. La demande d’une indépendance économique totale des mines, avec le droit de vendre du charbon sur le marché libre, a bientôt été ajoutée à la liste des revendications des mineurs.

    Les mineurs ont créé des organisations à la hâte, mais se sont avérés être politiquement non préparés. La seule façon dont ils auraient pu résoudre les problèmes de la fin de la période soviétique aurait été de s’organiser pour renverser la bureaucratie et l’élite dirigeante, tout en maintenant la propriété de l’État et l’économie planifiée sur la base d’un contrôle et d’une gestion démocratiques des travailleurs. Mais il n’y avait aucune organisation politique offrant une telle alternative dans les bassins houillers. Au lieu de cela, la bureaucratie même qui était à l’origine de la crise s’est attaquée aux organisations créées par les mineurs pour promouvoir son propre programme politique. Les membres des comités de grève ont été pris pour de longues négociations, les revendications quotidiennes ont été liées à des demandes plus explicites dans l’intérêt des administrations des mines et même du ministère du charbon. Dans de nombreux cas, les chefs de grève étaient encouragés à créer des entreprises (en utilisant la nouvelle loi) qui, naturellement, étaient étroitement contrôlées par les structures de l’État.

    500 jours pour le capitalisme

    Au cours de l’été 1989, le premier bloc d’opposition au Congrès soviétique, le groupe interrégional, a été formé, avec à sa tête Eltsine. Alors que les événements se succédaient à un rythme dramatique, les grèves des mineurs donnaient aux travailleurs la certitude qu’ils pouvaient se battre. Pendant ce temps, les États baltes ont déclaré leur indépendance. Un autre conflit interethnique virulent a éclaté entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud. En novembre 1989, le mur de Berlin a été abattu. En décembre, le dictateur brutal Nikolaï Ceausescu et sa femme, Elena, ont été exécutés publiquement lors du soulèvement en Roumanie. Ces événements ont effrayé l’élite dirigeante mais, comme on dit en russe, le train avait quitté la gare et il n’était plus possible de l’arrêter.

    Le groupe interrégional s’opposait ouvertement à Gorbatchev, qui se retrouvait coincé entre les partisans d’Eltsine et les conservateurs purs et durs. Parmi ces derniers, on trouve des personnalités telles que les fameux “colonels noirs” qui plaidaient pour une solution “à la Pinochet”.

    Le groupe interrégional possédait une petite aile gauche mais se composait principalement de réformateurs, dont l’agenda comportait des réformes du marché et une démocratie de type occidental, même si cela n’était pas encore clairement formulé dans leur programme. Il est révélateur de la résistance au capitalisme que, même à ce stade tardif, les réformateurs n’appelaient que rarement ouvertement à sa restauration. Parmi les mineurs et les autres travailleurs, cet appel aurait rencontré une certaine résistance, même si certaines de leurs revendications étaient devenues intrinsèquement “pro-marché”. L’état d’esprit des mineurs était qu’ils n’avaient vraiment aucune envie de vivre dans une société capitaliste. Néanmoins, ils avaient perdu la foi dans le fait que le socialisme était un système viable.

    Le groupe interrégional s’est concentré sur la suppression du monopole du pouvoir du PCUS. Des manifestations massives ont été organisées à Moscou et dans d’autres villes pour exiger l’abrogation de l’article 6, qui a finalement été aboli au printemps 1990. Lors des élections dans les différentes républiques, les candidats nationalistes et pro-libéraux ont remporté la majorité des voix. En mai, Eltsine a été élu président du Soviet suprême et, en juin, dans une tentative de forcer la main à Gorbatchev, le Congrès russe des députés du peuple a déclaré la souveraineté de la Russie. La “guerre des lois” a commencé, les républiques luttant pour la suprématie contre le gouvernement de l’Union soviétique.

    En août 1990, le gouvernement russe a adopté le « programme des 500 jours ». Ce programme prévoyait la création des « bases d’une économie de marché moderne en 500 jours », basée sur « une privatisation massive, des prix déterminés par le marché, l’intégration dans le système économique mondial, un large transfert de pouvoir du gouvernement de l’Union aux républiques ». Comme le disait l’éditorial de la première édition du journal russe du Comité pour une Internationale Ouvrière (devenu depuis lors Alternative Socialiste Internationale) de l’époque : « Nous mourrons de faim après 500 jours ! » En juin 1991, Eltsine se présenta à l’élection du président russe et remporta 57% des voix. Il critiquait la « dictature du centre », sans rien dire sur l’introduction du capitalisme. Il a même promis de mettre sa tête sur une voie ferrée si les prix augmentaient. Bien sûr, il ne l’a jamais fait, même si, en 1992, les prix avaient augmenté de 2 500 %.

    Un coup d’État en demi-teinte

    L’opposition conservatrice ne défendait pas le socialisme, du moins pas tel que nous le connaissons. Elle défendait un État fort et centralisé. Ils étaient surtout furieux que les républiques soient en train de se séparer de l’Union soviétique et que, du fait de cette nouvelle “ouverture”, les gens critiquaient leur gouvernement. À l’occasion des vacances du nouvel an 1990-91, des rumeurs de coup d’État militaire couraient à Moscou. Les partisans de la ligne dure se retenaient, même si l’Union soviétique s’effondrait autour d’eux.

    En mars 1991, un référendum a été organisé dans lequel la question suivante était posée : « Considérez-vous nécessaire la préservation de l’Union des républiques socialistes soviétiques en tant que fédération renouvelée de républiques également souveraines dans laquelle les droits et la liberté d’un individu de toute nationalité seront pleinement garantis ? » Le référendum a été boycotté par les États baltes, ainsi que par la Géorgie, l’Arménie et la Moldavie. Mais 70% des électeurs des neuf autres républiques ont voté oui. Il s’est toutefois avéré difficile de trouver un accord sur la forme exacte. Un nouveau traité d’union a été élaboré. Huit républiques en ont accepté les conditions, tandis que l’Ukraine s’y est opposée. La Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie l’ont signé en août 1991.

    Le 19 août 1991, les Moscovites se sont réveillés au son des chars dans la rue. Les partisans de la ligne dure avaient lancé leur coup d’État tant attendu. On dit que Gorbatchev, qui était en fait en vacances, était « trop fatigué et malade pour continuer ». La « bande des huit » a déclaré qu’elle instaurait la loi martiale et un couvre-feu dans le but de « lutter contre l’économie souterraine, la corruption, le vol, la spéculation et l’incompétence économique » afin de « créer des conditions favorables à l’amélioration de la contribution réelle de tous les types d’activités entrepreneuriales menées dans le respect de la loi ». Ils ont terminé par un appel à « toutes les organisations politiques et sociales, les collectifs de travail et les citoyens » pour qu’ils démontrent leur « disposition patriotique à participer à la grande amitié dans la famille unifiée des peuples fraternels et à la renaissance de la patrie. »

    Victor Hugo disait que « toutes les forces du monde ne sont pas aussi puissantes qu’une idée dont le temps est venu ». Ce putsch a prouvé que l’inverse est également vrai : la plus grande machine militaire ne pouvait pas sauver un régime dont le temps était révolu ! Même les tankistes et les parachutistes des divisions d’élite soviétiques envoyés à Moscou n’avaient pas le cœur à se battre. Les chars s’arrêtaient aux feux rouges. Un chauffeur de trolleybus a arrêté son véhicule à l’entrée de la Place Rouge et les chars n’ont pas bougé plus loin ! Quelques minutes plus tard, les manifestants ont appris qu’Eltsine lançait un appel à la grève générale (qu’il a rapidement annulé) et a demandé aux gens de se rassembler devant le siège du gouvernement russe. En quelques heures, des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées. Le pays tout entier a commencé à se soulever contre le coup d’État. Les putschistes ont fait demi-tour. L’un d’entre eux s’est tiré une balle. Un autre a quitté la politique pour devenir un riche banquier. Gorbatchev est retourné à Moscou pour découvrir que le pays qu’il avait dirigé n’existait plus.

    Officiellement, l’Union soviétique fut dissoute en décembre 1991. Mais il ne s’agissait que d’une reconnaissance de la réalité. Après le coup d’État, les 15 républiques avaient annoncé leur indépendance. La vitesse du processus de restauration du capitalisme différait dans chaque république, mais la direction fut la même. Les obstacles à la restauration du capitalisme qui existaient auparavant ont été supprimés. Dans le cas de la Russie, le régime d’Eltsine a banni le PCUS, a entrepris de briser l’ancienne structure étatique, allant même jusqu’à promettre aux républiques intérieures de la Russie, telles que la Tchétchénie et le Tatarstan, « autant de souveraineté qu’elles pouvaient en supporter ». Une thérapie de choc économique a été introduite avec la libéralisation des prix, les privatisations massives, l’augmentation des impôts, la réduction des subventions à l’industrie et la diminution des dépenses sociales.

    Les conseillers occidentaux ont ouvertement averti le gouvernement Eltsine qu’il devait gagner le soutien des anciens bénéficiaires du régime soviétique, c’est-à-dire les anciens chefs de parti, directeurs d’usine et agents du KGB, en leur transférant la propriété de la nouvelle société capitaliste afin qu’ils ne résistent pas. Même la période d’hyperinflation, qui a apporté une misère indicible aux masses, a été utilisée par l’élite dirigeante pour concentrer la richesse entre ses mains. C’est à partir de cette période que les oligarques ont acquis leur richesse obscène. Dans les médias russes, on appelait ouvertement cela le « processus d’accumulation primitive du capital ».

    Le peuple soviétique a été escroqué. On leur a dit qu’en introduisant des réformes du marché, ils pourraient avoir des conditions de vie similaires à celles d’Europe occidentale. Plutôt que de dire à la population que l’intention était d’introduire le capitalisme, on lui a dit qu’il s’agissait d’une lutte pour la « démocratie ». Près de 20 ans plus tard, le niveau de vie de la grande majorité de la population est nettement inférieur à celui de la fin de la période soviétique. La démocratie est pratiquement inexistante et l’ancienne élite dirigeante, qui a ruiné l’économie planifiée, vit maintenant dans le luxe grâce aux bénéfices de l’exploitation capitaliste. Cela contribue à expliquer pourquoi, dans toute l’ancienne Union soviétique, les travailleurs commencent à se tourner à nouveau vers les idées de gauche. Ce n’est que la prochaine fois qu’ils auront l’expérience nécessaire pour établir une véritable société socialiste, avec une économie planifiée, le contrôle et la gestion des travailleurs, et l’autodétermination dans une fédération volontaire d’États socialistes et l’internationalisme.

  • Histoire révolutionnaire – La guerre d’indépendance algérienne 1954-1962


    En 1962, la “guerre d’Algérie”, l’un des conflits anticolonialistes les plus longs et les plus sanglants, se terminait par la victoire des combattants algériens contre l’impérialisme français. L’Algérie était sous domination coloniale française depuis 132 ans. Elle était le “vaisseau amiral” de l’empire colonial français.

    Par Serge Jordan, article initialement écrit pour le 50e anniversaire de l’indépendance

    Une politique de ségrégation raciale et de dépossession massive des terres s’est faite au détriment des populations autochtones. La grande majorité des Algériens étaient maintenus dans une pauvreté écrasante et subissaient une discrimination salariale systématique, ce qui garantissait d’énormes profits aux grandes entreprises françaises.

    Au début du conflit, en 1954, un million de colons européens – dont 79 % étaient nés en Algérie – coexistaient avec neuf millions d’Algériens. Il existait également une importante communauté de Juifs. Au sommet de l’échelle des colons se trouvaient une petite clique détenant le pouvoir économique et politique. L’écrasante majorité des colons, cependant, était pauvre. Dans les années 1950, leur niveau de vie moyen était inférieur de 20 % à celui de la France.

    Après la Seconde Guerre mondiale, le militantisme et les luttes nationalistes n’ont cessé de croître dans tout le pays, dans le contexte des luttes indépendantistes qui éclataient au niveau international. Cela a coïncidé avec des vagues sans précédent de grèves ouvrières et un désir massif de changement social. Dans de nombreux cas, ces conflits impliquaient des travailleurs algériens et français.

    Le 1er novembre 1954, le FLN (Front de libération national) lança une série d’attaques de type guérilla dans différentes parties du territoire, en visant les bases de la puissance coloniale. Le FLN était une organisation nationaliste composée de militants radicaux qui, lassés du conservatisme et du réformisme croissants des forces nationalistes traditionnelles, avaient décidé d’”allumer la mèche” d’une révolte générale contre la domination française.

    L’armée française a répondu par une terreur systématique, impliquant l’incendie de villages, la création de camps de concentration de fortune, des exécutions sommaires et la torture pratiquée à grande échelle. Cette violence a mis en évidence le visage brutal du capitalisme français – la prétendue France des “droits de l’homme”.

    Les ondes de choc

    Dès le début de la révolte coloniale, des dizaines de villes françaises furent touchées par des conflits sociaux explosifs tandis que des vagues de mutineries éclataient parmi les appelés refusant d’aller se battre pour l’”Algérie française”. Au fur et à mesure que la guerre avançait, le soutien au régime colonial a décliné à la vitesse de l’éclair. Les conséquences financières de la guerre commencèrent à créer un déficit budgétaire bientôt incontrôlable.

    Mais la sauvagerie inégalée déployée sur le sol algérien par le régime autoritaire de Charles de Gaulle – qui avait pris le pouvoir en France par un coup d’État parlementaire en 1958 – s’est révélée incapable de mettre fin à la guerre.

    L’offensive lancée par les troupes françaises en 1959 avait presque achevé l’ALN, la branche armée du FLN, en tant que force combattante. Mais le lourd tribut payé, politiquement et socialement, affectait directement la confiance et la capacité de la classe dirigeante française à poursuivre la guerre.

    Les manifestations massives pro-FLN de décembre 1960, où les masses algériennes urbaines se sont déversées spontanément dans les rues en faveur de l’indépendance, à une échelle dépassant largement les prévisions du FLN, ont constitué un tournant. En outre, en avril 1961, la masse des soldats français s’est rebellée contre une tentative de coup d’État des généraux.

    De Gaulle a dû lutter désespérément pour reprendre le contrôle de l’armée. À Blida (Nord), les conscrits se sont emparés de la principale base militaire, ont arrêté leurs officiers et ont hissé le drapeau rouge de la révolution !

    De Gaulle savait qu’il devait agir sous peine de perdre le contrôle. À ce moment-là, la question est devenue celle de la gestion d’une retraite ordonnée de l’impérialisme français. C’est ce qui s’est finalement produit avec la signature des “accords d’Évian” entre le FLN et le gouvernement français en mars 1962, ouvrant la voie à une Algérie indépendante.

    L’absence d’un parti prônant un programme pour l’unité de la classe ouvrière, en France mais aussi, de manière cruciale, en Algérie, a été un facteur clé dans la canalisation de la lutte anticoloniale sur des lignes nationalistes. Le Parti communiste algérien a perdu de plus en plus le soutien de l’opinion publique car sa direction se faisait l’écho de la politique du Parti communiste français – PCF.

    Le FLN a cherché à prendre le pouvoir par la force militaire, avec une armée essentiellement basée sur la paysannerie et la population urbaine défavorisée. De manière significative, les six fondateurs du FLN étaient tous issus d’une élite rurale appauvrie par le colonialisme ; leur monde était l’Algérie rurale et aucun d’entre eux n’avait eu d’interaction prolongée avec le mouvement ouvrier.

    Au lieu d’orienter leurs efforts vers la construction d’un combat commun à tous les travailleurs et les pauvres, et d’essayer de diviser les colons européens sur une base de classe – y compris en donnant des garanties à la minorité européenne que ses droits seraient respectés – la plupart des dirigeants du FLN avaient une vision purement nationaliste, et n’avaient aucun programme pour développer le pays une fois l’indépendance obtenue.

    Leurs méthodes consistaient notamment à bombarder des lieux publics fréquentés par des civils européens de la classe ouvrière et de la classe moyenne. Ces actions ont contribué à diviser les travailleurs algériens et non algériens, et à pousser les colons en masse dans les bras de la réaction pro-coloniale. À l’automne 1962, 99 % des colons européens avaient quitté le pays par crainte de représailles, ce qui a constitué l’une des plus grandes migrations de population du XXe siècle.

    Aucune solution

    Malgré le courage et l’héroïsme de nombreux combattants et sympathisants pro-FLN, leurs efforts n’ont pas abouti aux changements qu’ils avaient espérés et pour lesquels ils s’étaient battus.

    Après l’indépendance, le régime qui a pris le pouvoir en Algérie était un État à parti unique sous la coupe d’une puissante machine militaire. Cette situation était le résultat direct des structures et des méthodes militaires adoptées par les dirigeants du FLN.

    En effet, la participation massive et démocratique de la classe ouvrière – la seule force collective capable de renverser le capitalisme et de construire le socialisme – était considérée par la bureaucratie militaire émergente du FLN avec suspicion et comme une menace pour son propre pouvoir.

    En équilibre entre le capitalisme et le stalinisme, le régime algérien a pu maintenir pendant un certain temps un “cap à mi-chemin”, impliquant des nationalisations partielles qui ont contribué à développer les infrastructures, la santé et l’éducation. Mais à la suite de la chute du bloc stalinien, il s’est déplacé plus à droite et a adopté des privatisations massives et des contre-réformes néolibérales qui ont conduit à un profond désastre pour la masse de la population.

    L’Algérie aujourd’hui

    Aujourd’hui, malgré ses riches réserves de pétrole, la plupart des Algériens sont privés de tout semblant de conditions de vie décentes. Pour la majorité des Algériens, dont le pays est miné par la pauvreté, la corruption et la violence, l’anniversaire de l’indépendance n’a guère de raison d’être célébré.

    La capitale, Alger, a été classée parmi les villes les moins viables du monde. Le “Code de la famille”, notoirement rétrograde, consacre le statut de mineure à vie des femmes. Les élections sont falsifiés, les conditions de logement sont épouvantables, les abus policiers généralisés.

    La génération post-indépendance constitue désormais la grande majorité de la population et n’éprouve que de la colère envers l’élite corrompue au pouvoir.

    À la lumière des récentes luttes de masse qui ont embrasé la région nord-africaine, le temps est venu pour cette nouvelle génération de réapprendre les leçons de la lutte pour laquelle environ un million de leurs ancêtres ont sacrifié leur vie.

    La gauche française

    La vision dominante de la question algérienne au sein de la SFIO “socialiste” (section française de la Deuxième Internationale) peut être résumée par les mots d’un député SFIO qui déclarait : ” Nous voulons que les hommes d’Algérie soient plus libres, plus fraternels, plus égaux, c’est-à-dire plus français. ”

    L’un des points essentiels sur lesquels la Troisième Internationale, communiste, se différenciait de la Deuxième Internationale était son soutien inconditionnel aux luttes de libération nationale contre le colonialisme. Mais la dégénérescence stalinienne de la Russie soviétique avait mis en lambeaux ces principes.

    Alors que dans les années 1920, le Parti communiste français (PCF) avait joué un rôle de premier plan dans l’organisation de l’opposition à la guerre franco-espagnole du Rif au Maroc, dans les années 1950, ce parti était devenu un appendice soumis à la diplomatie stalinienne, défendant la “défense nationale”, les alliances avec les forces pro-capitalistes et tentant de freiner les luttes ouvrières et anticoloniales.

    Malgré le militantisme indépendantiste de nombre de ses membres et sympathisants, le PCF a voté, en 1956, en faveur des “pouvoirs spéciaux” accordés au gouvernement dirigé par le “socialiste” Guy Mollet, intensifiant la répression en Algérie et envoyant des centaines de milliers de conscrits sur le champ de bataille.

  • Léon Lesoil et la grève des mineurs de 1932

    Drapeau des Chevaliers du Travail de Chatelineau datant de 1923

    Léon Lesoil, cofondateur du Parti communiste de Belgique (1921) et de la Quatrième Internationale (1938) est mort le 3 mai 1942 au camp de concentration de Neuengamme où il avait été déporté par les nazis. En ce mois de mai 2022, c’est l’occasion de commémorer à la fois l’anniversaire de sa mort tragique ainsi que la grève des mineurs de Charleroi (1932) dans laquelle il a joué un rôle décisif.

    Par Guy Van Sinoy

    La crise de 1929 et ses conséquences

    Dans les années vingt l’industrie minière occupait 150.000 mineurs en Belgique. La crise capitaliste de 1929 fit des ravages considérables, principalement dans les mines, la métallurgie et le verre. De plus les salaires des mineurs étaient indexés sur le prix du charbon industriel. C’est-à-dire que les mineurs subissaient à la fois le chômage et la baisse de leur salaire. En outre, les patrons charbonniers annoncèrent une baisse des salaires de mineurs de 5 %. Il n’en fallut pas plus pour mettre le feu aux poudres.

    Bataille politique pour le contrôle de la grève

    Début juin 1932 les mineurs du Borinage partent en grève spontanée et propagent la grève aux bassins miniers de la région du Centre et de Charleroi. En juillet 1932 la grève s’étend à tous les charbonnages du pays. La Centrale nationale des mineurs, contrôlée par la Commission syndicale du Parti Ouvrier Belge, essaie de freiner la grève qui échappe peu à peu à son contrôle.

    Le Parti Communiste de Belgique (PCB), comme tous les partis communistes de l’époque, est en pleine « troisième période ». C’est-à-dire qu’ils interprètent la crise de 1929 comme le signe de l’agonie du capitalisme et lancent des mots d’ordre ultra gauchistes (« Le fascisme et le social-fascisme sont des frères jumeaux ») qui ont pour effet de diviser les rangs des travailleurs. Sur le plan syndical, le PCB lance l’Opposition syndicale révolutionnaire (OSR) et dans les mines la Centrale Révolutionnaire des Mineurs (CRM) dont le noyau se trouve à Seraing.

    Grève générale et Comité de grève

    Dans le bassin minier de Charleroi, sur 40 .000 mineurs, 8.000 étaient affiliés à la Centrale des Mineurs, 550 aux Chevaliers du Travail1. Alors que la Centrale Révolutionnaire des Mineurs somme les Chevaliers du Travail de décréter la grève, ceux-ci invitent le 11 juillet l’ensemble des mineurs de la région à un meeting à la Maison du Peuple de Gilly où plusieurs milliers de mineurs votent la grève. Au charbonnage du Gouffre à Châtelineau, Léon Lesoil est élu secrétaire du Comité de grève qui dirige la lutte. Les comités de grève permettent d’unifier dans un seul mouvement l’ensemble des grévistes quelle que soit leur affiliation syndicale ou politique. De la même manière que les conseils ouvriers (soviets) peuvent regrouper les travailleurs, quel que soit leur parti, lors d’une crise révolutionnaire.

    Une forme de lutte exemplaire qui a laissé des traces

    Cette expérience de lutte ouvrière s’appuyant sur des comités de grève a laissé des traces dans la conscience collective des militants ouvriers de la région de Charleroi. Ainsi, en 1973 et au cours des années qui ont suivi, les ouvriers verriers ont mis sur pied à plusieurs reprises, et avec succès, des comités de grève (y compris un comité régional inter-siège) pour diriger la lutte contre les fermetures et les pertes d’emplois.

    Mort dans un camp de concentration

    Léon Lesoil a été arrêté le 22 juin 1941, à la veille de l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie. Après trois mois de détention dans la forteresse de Huy, il a été déporté au camp de concentration de Neuengamme, près de Hambourg. Le travail exténuant et la maladie (la fièvre typhoïde) ont conduit Léon Lesoil à la mort le 3 mai 1942. Une pierre tombale en sa mémoire se trouve au cimetière de Châtelineau, dans le Hainaut.

  • Le Premier mai : Journée internationale de lutte et de solidarité pour le socialisme!

    Le 1er mai, fête des travailleuses et des travailleurs, constitue l’une des plus grandes traditions du mouvement ouvrier. Cette journée de lutte est étroitement liée au combat destiné à imposer la journée des 8 heures et à l’avènement de la Deuxième Internationale, à la fin du 19ème siècle. Le mouvement ouvrier était alors en pleine expansion et de nouvelles organisations de masse voyaient le jour. Nous publions ci-dessous un ancien dossier de notre camarade Kim, de Gand, suivi d’un court texte de Rosa Luxemburg consacré aux origines du Premier mai.

    Par Kim (Gand)

    Le 1er mai puise ses racines aux Etats- Unis où, le 1er mai 1886, une grève nationale fut organisée pour revendiquer l’instauration de la journée des 8 heures. A cette époque, le 1er mai était aux USA le ‘‘Moving Day’’, c’est-à-dire le jour où tous les contrats de travail annuels étaient renouvelés. Au total, environ 340.000 travailleurs se mirent en grève de concert, un énorme succès pour le pays. Le résultat de cette grève a varié de région en région, mais, à certains endroits, la journée des 8 heures fut effectivement appliquée.

    À Chicago, où 40.000 travailleurs étaient entrés en grève, les revendications furent rejetées. Le 3 mai, la grève se poursuivait toujours aux usines McCormick. Les patrons tentèrent alors de casser la grève en recourant à des briseurs de grève, et les affrontements furent violents. L’intervention des forces de l’ordre fit perdre la vie à six grévistes. Le 4 mai, un meeting de protestation massif à Haymarket Square, avec environ 15.000 participants, eut également à affronter l’attaque de la police. Un agent provocateur lança une bombe dans les rangs de la police, qui a ensuite tiré sur la foule sans discernement. Huit dirigeants syndicaux furent arrêtés, certains condamnés à mort, d’autres condamnés à vie. Quelques années plus tard, la fédération syndicale américaine pris l’initiative de réorganiser une journée d’action le 1er mai, toujours pour revendiquer l’application générale des 8 heures.

    A cette époque, de nombreux pays européens connaissaient l’essor de partis ouvriers de masse. Ainsi, le Parti Ouvrier Belge (POB, l’ancêtre du PS) fut par exemple fondé en 1885. Un siècle après la Révolution française, ces partis se sont réunis à Paris en 1889 pour fonder la Deuxième Internationale, un regroupement international des organisations du monde du travail. Lors de son Congrès de Fondation, l’idée d’une journée d’action internationale dans le cadre de la lutte pour la journée des 8 heures fut soulevée. Quand il devint clair que les Américains allaient de toute manière organiser une action dans leur pays le 1er mai 1890, il fut facile de mettre cette date en avant auprès de tous.

    En Belgique, ce jour-là, quelque 150.000 travailleurs furent en grève. Le mot d’ordre fut particulièrement suivi dans le secteur minier : environ 100.000 des 110.000 mineurs s’étaient mis en grève à cette occasion ! Des manifestations eurent lieu à Bruxelles, Charleroi, Liège, Le Centre, Frameries, Anvers, Gand et Louvain.

    Au niveau international, les manifestations furent massives à Vienne, Prague, Budapest, Bucarest, en Suisse, aux Pays-Bas et en Scandinavie. En Angleterre et en Espagne, les manifestations eurent lieu le dimanche 4 mai. En Allemagne, encore sous la botte de Bismarck et de ses lois antisocialistes, la grève toucha tout de même un travailleur sur dix dans les centres industriels, entrainant par la suite une vague de licenciements et de grèves. L’enthousiasme autour du 1er mai 1890 fut si grand et si évident que la date devint une journée de lutte annuelle sur le plan international.

    L’élite capitaliste a depuis lors tenté par tous les moyens de minimiser l’impact du 1er mai. Aux Etats-Unis, le président Cleveland (président entre 1885 et 1889 et entre 1893 et 1897) exigea de déplacer la journée d’action au début du mois de septembre afin d’éviter qu’elle ne devienne une commémoration des évènements de Haymarket. Dans d’autres pays, dont la Belgique et la France, le 1er mai devint un jour férié, afin d’empêcher les grèves de prendre place.

    Aujourd’hui, les célébrations du 1er mai sont souvent limitées, en taille et en combativité. Mais dès que le mouvement des travailleurs entre en lutte, il revient aux origines de la tradition de cette journée. Aux États-Unis par exemple, le 1er mai 2006, une grève générale des sans-papiers a rencontré un gigantesque succès, avec des millions de participants, contre un projet de loi contre l’immigration clandestine. En 2011, il y a eu 100.000 manifestants à Milwaukee, au Wisconsin, contre les attaques antisyndicales du gouverneur Walker. En 2010, le régime turc a été forcé d’accepter, pour la première fois depuis plus de 30 ans, que le 1er mai soit commémoré place Taksim. Des centaines de milliers de manifestants étaient présents. En 2011, ce succès fut répété. En Espagne, le 1er mai 2011 s’est déroulé tout juste avant le début du mouvement des Indignés, mais au moins 200.000 personnes étaient descendues dans les rues contre les mesures d’austérité des gouvernements.

    L’organisation mondiale de la résistance contre le capitalisme et l’exploitation est à la base de la tradition du 1er mai. Refaisons à nouveau de cette fête des travailleurs une journée de lutte pour la solidarité et le socialisme !

    Quelles sont les origines du 1° mai ? – Par Rosa Luxemburg

    Rosa Luxembourg (1871-1919) est une révolutionnaire marxiste cofondatrice de la Ligue spartakiste, puis du Parti communiste d’Allemagne. Elle fut assassinée à Berlin en janvier 1919 pendant la révolution allemande, lors de la répression de la révolte spartakiste.

    L’heureuse idée d’utiliser la célébration d’une journée de repos prolétarienne comme un moyen d’obtenir la journée de travail de 8 heures [1], est née tout d’abord en Australie. Les travailleurs y décidèrent en 1856 d’organiser une journée d’arrêt total du travail, avec des réunions et des distractions, afin de manifester pour la journée de 8 heures. La date de cette manifestation devait être le 21 avril. Au début, les travailleurs australiens avaient prévu cela uniquement pour l’année 1856. Mais cette première manifestation eut une telle répercussion sur les masses prolétariennes d’Australie, les stimulant et les amenant à de nouvelles campagnes, qu’il fut décidé de renouveler cette manifestation tous les ans.

    De fait, qu’est-ce qui pourrait donner aux travailleurs plus de courage et plus de confiance dans leurs propres forces qu’un blocage du travail massif qu’ils ont décidé eux-mêmes ? Qu’est-ce qui pourrait donner plus de courage aux esclaves éternels des usines et des ateliers que le rassemblement de leurs propres troupes ? Donc, l’idée d’une fête prolétarienne fût rapidement acceptée et, d’Australie, commença à se répandre à d’autres pays jusqu’à conquérir l’ensemble du prolétariat du monde.

    Les premiers à suivre l’exemple des australiens furent les états-uniens. En 1886 ils décidèrent que le 1° mai serait une journée universelle d’arrêt du travail. Ce jour-là, 200.000 d’entre eux quittèrent leur travail et revendiquèrent la journée de 8 heures. Plus tard, la police et le harcèlement légal empêchèrent pendant des années les travailleurs de renouveler des manifestations de cette ampleur. Cependant, en 1888 ils renouvelèrent leur décision en prévoyant que la prochaine manifestation serait le 1° mai 1890.

    Entre temps, le mouvement ouvrier en Europe s’était renforcé et animé. La plus forte expression de ce mouvement intervint au Congrès de l’Internationale Ouvrière en 1889 [2]. A ce Congrès, constitué de 400 délégués, il fût décidé que la journée de 8 heures devait être la première revendication. Sur ce, le délégué des syndicats français, le travailleur Lavigne [3] de Bordeaux, proposa que cette revendication s’exprime dans tous les pays par un arrêt de travail universel. Le délégué des travailleurs américains attira l’attention sur la décision de ses camarades de faire grève le 1° mai 1890, et le Congrès arrêta pour cette date la fête prolétarienne universelle.

    A cette occasion, comme trente ans plus tôt en Australie, les travailleurs pensaient véritablement à une seule manifestation. Le Congrès décida que les travailleurs de tous les pays manifesteraient ensemble pour la journée de 8 heures le 1° mai 1890. Personne ne parla de la répétition de la journée sans travail pour les années suivantes. Naturellement, personne ne pouvait prévoir le succès brillant que cette idée allait remporter et la vitesse à laquelle elle serait adoptée par les classes laborieuses. Cependant, ce fût suffisant de manifester le 1° mai une seule fois pour que tout le monde comprenne que le 1° mai devait être une institution annuelle et pérenne.

    Le 1° mai revendiquait l’instauration de la journée de 8 heures. Mais même après que ce but fût atteint, le 1° mai ne fût pas abandonné. Aussi longtemps que la lutte des travailleurs contre la bourgeoisie et les classes dominantes continuera, aussi longtemps que toutes les revendications ne seront pas satisfaites, le 1° mai sera l’expression annuelle de ces revendications. Et, quand des jours meilleurs se lèveront, quand la classe ouvrière du monde aura gagné sa délivrance, alors aussi l’humanité fêtera probablement le 1° mai, en l’honneur des luttes acharnées et des nombreuses souffrances du passé.

    Notes :

    [1] L’usage était alors une journée de travail d’au moins 10 à 12 heures par jour.

    [2] Il s’agit du premier congrès de la II° internationale.

    [3] Raymond Lavigne (1851- ?), militant politique et syndicaliste.>

  • Guerre et capitalisme : les marxistes ont une alternative

    La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Ce sont les contradictions du capitalisme qui y mènent et elles ne peuvent pas tout simplement disparaître par des négociations. Pas non plus par une escalade militaire. Les guerres se terminent généralement par l’épuisement, la défaite et la destruction, ou par des protestations de masse qui rendent leur poursuite impossible.

    Par Geert Cool

    Il est dans l’intérêt de la classe ouvrière que la guerre soit stoppée par des mouvements de masse et des révolutions, et non par une destruction dont cette classe est la principale victime. Une approche révolutionnaire est donc essentielle pour les marxistes. Comme Trotsky l’a fait remarquer dans son ouvrage « La guerre et l’Internationale » : « À l’Impérialisme sans issue du Capitalisme le prolétariat ne peut qu’opposer une organisation socialiste. Pour résoudre les problèmes insolubles posés par le Capitalisme, le prolétariat doit employer ses méthodes : le grand changement social. »

    Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage

    Comme les guerres précédentes, celle qui se déroule actuellement en Ukraine est axée sur les marchés et la recherche d’influence, surtout à l’ère de la nouvelle guerre froide et de la démondialisation. Dans « La guerre et l’Internationale », Trotsky a écrit : « Le développement futur de la propriété mondiale mettra en lumière la lutte incessante que se livrent les grandes puissances pour le partage de la surface terrestre. La rivalité économique, sous le signe du militarisme, s’accompagne de pillages et de destructions, désorganisant ainsi les bases de la propriété humaine. » Le socialiste français Jean Jaurès, assassiné au début de la Première Guerre mondiale, résumait la situation comme suit : « Le capitalisme porte la guerre en lui, comme la nuée porte l’orage. »

    L’horreur de la guerre peut faire passer au second plan la perspective de la lutte des classes pour une société socialiste. La vague nationaliste au début de la Première Guerre mondiale a englouti même les partis ouvriers numériquement les plus puissants de l’époque. Le programme socialiste, y compris l’internationalisme, avait été jeté par-dessus bord. Karl Kautsky, la plus grande autorité du mouvement socialiste de l’époque, déclara que l’internationale ne pouvait être « un instrument efficace » en temps de guerre. Alors qu’auparavant, il avait été généralement reconnu que le capitalisme menait à la guerre et que seul le mouvement ouvrier uni au niveau international pouvait l’arrêter, lorsque la guerre a éclaté, la réponse du socialisme a été rejetée. Cette trahison a constitué la fin politique du « cadavre en décomposition » de la Deuxième Internationale.

    Les internationalistes discutent de la réponse socialiste à la guerre

    La trahison de presque tous les vieux partis socialistes au début de la Première Guerre mondiale fut un choc. Les mobilisations antiguerre disparurent pour céder place à la confusion, à la peur et à un soutien enthousiaste plus visible à la bourgeoisie en guerre, avec l’espoir d’une victoire rapide. Les internationalistes se retrouvèrent isolés, mais ils entreprirent de se regrouper.

    C’est en 1915 qu’eurent lieu les premières conférences internationales contre la guerre. En mars 1915, une réunion de 29 femmes socialistes de 8 pays s’est tenue à Berne, à l’initiative de la marxiste allemande Clara Zetkin et de la bolchevique russe Inessa Armand. Rosa Luxemburg devait y assister, mais elle a été arrêtée à la dernière minute avant son départ. Cette conférence a été suivie quelques jours plus tard d’une réunion internationale de la jeunesse en Suisse. Lors de ces deux conférences, les bolcheviques russes ont voté contre la résolution finale, car elle se limitait à un appel général à la paix, sans défendre la nécessité d’un changement de système et d’une lutte révolutionnaire contre le capitalisme.

    En septembre 1915, une réunion de 38 délégués socialistes issus de 10 pays et 4 militants suisses a suivi à Zimmerwald. Après la trahison des partis et dirigeants socialistes qui avaient tous voté en faveur des crédits de guerre, la conférence a débattu des réponses à apporter à la guerre. Lénine a écrit la résolution de l’aile gauche de Zimmerwald qui concluait ainsi : « Les socialistes ont pour devoir, sans renoncer à aucun des moyens de lutte légale de la classe ouvrière, de les subordonner tous à cette tâche pressante et essentielle, de développer la conscience révolutionnaire des ouvriers, de les unir dans la lutte révolutionnaire internationale, de soutenir et de faire progresser toute action révolutionnaire, de chercher à transformer la guerre impérialiste entre les peuples en une guerre civile des classes opprimées contre leurs oppresseurs, en une guerre pour l’expropriation de la classe des capitalistes, pour la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, pour la réalisation du socialisme. »

    Les délégués les plus à droite présents à la conférence se sont opposés à une solution révolutionnaire à la guerre et à la nécessité d’une rupture totale avec la Deuxième Internationale. Ils ont même refusé de lancer un appel aux élus socialistes pour qu’ils s’opposent au vote des crédits de guerre pour leurs gouvernements nationaux. Toutefois, consciente de l’importance que représentait une déclaration antiguerre internationaliste émanant du mouvement ouvrier, la gauche a finalement accepté un compromis, rédigé par Trotsky, qui constitue une accusation sévère de la guerre et établit le lien entre la guerre et le capitalisme. Cette déclaration n’appelle cependant pas à un renversement révolutionnaire du système capitaliste. Lénine et les bolcheviks voyaient en Zimmerwald l’embryon de la nouvelle Internationale qui était devenue nécessaire après la trahison de l’ancienne.

    La révolution russe de 1917 et la vague de mouvements révolutionnaires qui a suivi ont confirmé la justesse de la position de la gauche de Zimmerwald.

    Les révolutions arrêtent la guerre

    Ce n’est pas par la diplomatie que la guerre a pris fin, mais grâce à la révolution. Le jour de la Journée internationale des femmes de 1917, les ouvrières du textile de Saint-Pétersbourg ont donné le coup d’envoi de la révolution qui a renversé le tsar. Avec le slogan « Terre, pain et paix », les bolcheviks ont exprimé les principales préoccupations de la classe ouvrière, des soldats et des paysans. La révolution d’octobre 1917 a entraîné une rupture avec le capitalisme et ouvert une nouvelle ère dans laquelle les ouvriers et les paysans pauvres ont pris en main leur propre destinée. Cela a eu un effet énorme sur les soldats et les travailleurs de tous les pays à travers les tranchées. La révolution russe a été suivie d’une vague de soulèvements et de mouvements de masse. C’est le début de la révolution allemande, en novembre 1918, qui a porté le coup de grâce à la guerre.

    L’enthousiasme du début de la guerre a fait place au mécontentement face aux pénuries, à la lassitude de la guerre et à la prise de conscience que la guerre n’était pas dans l’intérêt de la classe ouvrière. La classe dirigeante de tous les pays craignait la révolution et tout ce qui pouvait suggérer un mouvement dans cette direction, en particulier la solidarité mutuelle entre soldats sur une base de classe. Cet élément s’est manifesté assez rapidement lorsqu’il est devenu évident que la guerre n’était pas une opération de courte durée. Le jour de Noël 1914, les soldats sont sortis des tranchées pour jouer au football ensemble. La ‘petite paix’ dans la ‘Grande Guerre’ a illustré la solidarité d’en bas contre le choc impérialiste des armes d’en haut. Le commandement de l’armée n’a pas perdu de temps pour ramener les soldats dans les tranchées afin de bloquer tout développement de cette solidarité.

    Dans ces circonstances, il était possible de défendre une position socialiste antiguerre même à partir d’une position isolée. Cela signifiait avant tout un appel à la résistance collective, comme Karl Liebknecht l’a fait héroïquement le 1er mai 1916 lorsque, vêtu de son uniforme de soldat, avec Rosa Luxemburg et d’autres partisans, il a crié, un drapeau rouge à la main : « À bas le gouvernement, à bas la guerre ». Le procès de Liebknecht débouchera sur les premières grèves. Après des violences contre une manifestation de solidarité le 27 juin 1916, jour de l’énoncé du verdict en première instance, 55.000 ouvriers de l’industrie des munitions se sont mis en grève.

    Cette approche consistant à appeler les soldats et la classe ouvrière au combat était essentielle. Elle est beaucoup plus efficace que la méthode du terrorisme individuel propagée par le socialiste autrichien Friedrich Adler. Par aversion pour la trahison du parti socialiste, codirigé par son propre père Victor Adler, Friedrich Adler décida de poser un geste qu’il considérait comme radical. En octobre 1916, il a abattu le Premier ministre Stürgkh. Comme Liebknecht, cette action lui a valu une lourde peine de prison, mais l’approche de Liebknecht a donné l’impulsion à la naissance d’un mouvement antiguerre. Trotsky a fait remarquer : « Friedrich Adler est un sceptique jusqu’à la moelle : il ne croit pas aux masses ni à leur capacité d’action. Tandis que Karl Liebknecht, aux heures de plus grand triomphe du militarisme allemand, descendait sur la place de Potsdam pour appeler les masses écrasées à une lutte ouverte, Friedrich Adler entrait dans un restaurant bourgeois pour y assassiner le ministre-président autrichien. Par son geste isolé, Friedrich Adler s’est efforcé sans succès de rompre avec son propre scepticisme. Après cet effort hystérique, il est tombé dans un état de prostration encore plus grand. »

    La clé pour le changement réside dans la confiance dans les masses et leur capacité d’action. C’est le principe directeur des marxistes révolutionnaires tout au long de la Première Guerre mondiale. Pendant la guerre, Lénine l’a répété à maintes reprises : seule une révolution ouvrière peut mettre fin à la guerre. Ce qui semblait utopique pour beaucoup en 1914 est devenu réalité en 1917-18. La guerre est à nouveau devenue la sage-femme de la révolution. En Russie, celle-ci a réussi parce qu’il y avait un parti révolutionnaire bien organisé, doté d’un programme marxiste et enraciné dans la classe ouvrière. Ce parti révolutionnaire n’a pas choisi les conditions historiques dans lesquelles il devait être actif, mais il a saisi toutes les opportunités et possibilités qui se sont présentées.
    Les mouvements de masse aujourd’hui

    Les lecteurs sceptiques penseront : oui, mais c’était il y a plus d’un siècle. Aujourd’hui, la guerre a une tout autre allure et les circonstances sont moins favorables. Pour commencer, il existe des exemples plus récents de mouvements de masse qui ont mis fin à des guerres. En 1973, le président américain Richard Nixon n’a vu aucune autre option que de retirer les troupes du Viêt Nam. La poursuite de la guerre menaçait de déclencher une révolte sociale incontrôlable aux États-Unis.

    Le fait que la protestation de masse nécessite une alternative politique est une leçon tirée de nombreux mouvements. Le manque de clarté quant à une alternative au statu quo est une faiblesse dont profitent impitoyablement les dictateurs et les “leaders” bellicistes. C’est la principale raison pour laquelle la contre-révolution en Tunisie et en Égypte a pu revenir sur le devant de la scène après la vague révolutionnaire en Afrique du Nord et au Moyen-Orient en 2011. C’est aussi la raison pour laquelle le mouvement antiguerre massif de 2003, avec des millions de manifestants dans le monde entier, n’a finalement pas pu empêcher l’invasion de l’Irak. Sans un large soutien en faveur d’un changement de système – reconnaissant le capitalisme lui-même comme la cause des guerres et défendant le socialisme comme alternative – aucune étape décisive n’a été franchie en 2003 vers des grèves et des actions industrielles pour bloquer les ports, l’industrie de l’armement et tout mouvement vers la guerre. Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour renforcer ce mouvement antiguerre et populariser les propositions d’action des travailleurs, y compris en prenant nous-mêmes des initiatives pour des grèves d’écoles et d’étudiants le jour X, le jour où la guerre a commencé. La mobilisation contre la guerre en Irak a montré qu’un mouvement de masse ne suffit pas, il faut un programme marxiste et une approche révolutionnaire.

    Les marxistes d’aujourd’hui ne créent toujours pas la scène historique sur laquelle ils agissent, ils agissent sur le terrain que l’histoire leur met devant eux. Cela signifie de ne pas attendre ou regarder les événements en tant que commentateurs depuis les coulisses. Chaque occasion de renforcer la résistance de la classe ouvrière à la guerre et à la barbarie doit être saisie. Comme l’a dit Trotsky : « La guerre ne résout pas la question du travail ; au contraire, elle la rend plus aiguë. Et voici le monde capitaliste placé devant ces deux possibilités : Guerre permanente ou Révolution du prolétariat. »

    La propagande de guerre aura sans doute un effet, mais les internationalistes d’aujourd’hui ne sont pas aussi isolés que pendant la Première Guerre mondiale. Il y a peu d’enthousiasme pour cette guerre, et ce avant même que son caractère désespéré et son impact sur la classe ouvrière n’aient été largement visibles. Après l’échec de la lutte contre la pandémie, les dirigeants capitalistes démontrent maintenant leur incapacité à offrir à l’humanité un avenir meilleur. C’est leur approche et leur politique qui sont mises en pièces par les canons. Les marxistes sont pleins d’espoir : nous devons utiliser l’échec de l’ancien système pour susciter l’enthousiasme pour un nouveau. Notre programme dans les manifestations antiguerre est toujours celui de la gauche de Zimmerwald : arrêter la guerre par un mouvement de masse révolutionnaire contre le système capitaliste qui produit la guerre.

  • [HISTOIRE] L’Ukraine entre impérialisme, révolution et autodétermination

    Jusqu’à la Révolution russe, en dépit du fait que cette nationalité disposait de sa propre langue et de sa propre culture, les Ukrainiens étaient sous la domination étrangère des tsars russes et, dans l’ouest de l’Ukraine (où ils étaient appelés “Ruthènes”), sous celle de l’Autriche-Hongrie. L’ukrainien était principalement une langue paysanne. Vers la fin du XIXe siècle, un mouvement national a émergé, en particulier dans l’ouest de l’Ukraine.

    Dossier de Marcus Hesse (SAV, ASI-Allemagne)

    Dans la Russie tsariste, la langue et la culture ukrainienne étaient réprimées dans l’objectif de forcer l’assimilation à la nation russe. Le mouvement ouvrier en Ukraine était principalement basé dans la région industrielle du Donbass et dans les grandes villes, où le russe était la langue prédominante. Après la Première Guerre mondiale et au cours de la révolution de 1917, la possibilité de créer un État ukrainien indépendant s’est présentée. Les bolcheviks ont soutenu ces efforts parce qu’ils défendaient la fin de la domination de la Grande Russie ainsi que le droit à l’autodétermination des nations opprimées en tant que conditions préalables à une union volontaire des peuples.

    La révolution et la guerre civile

    En 1917, une République populaire ukrainienne indépendante fut proclamée. Cependant, contrairement à la situation en Russie, les forces nationalistes bourgeoises y étaient politiquement dominantes. En même temps, la classe ouvrière constitua des républiques soviétiques locales. Le centre de la première grande république soviétique d’Ukraine fut la ville de Kharkiv. Initialement, le pouvoir soviétique ne put tenir que peu de temps à Kiev. En parallèle, l’ouest de l’Ukraine (autour de la région de Lviv) devint une partie du nouvel État national polonais. Le gouvernement polonais adopta des mesures extrêmement répressives contre toute tentative d’autonomie.

    La guerre civile russe fit rage dans le centre et l’est de l’Ukraine. Durant trois ans, la région devint l’un des théâtres les plus sanglants et les plus chaotiques de la guerre. À l’automne 1918, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie occupèrent une grande partie du pays, combinant leur pillage avec un soutien aux groupes nationalistes ukrainiens. En même temps, des troupes « blanches » contre-révolutionnaires combattirent l’Armée rouge. Les anarchistes dirigés par Nestor Makhno contrôlèrent eux aussi une partie du pays. Entre 1917 et 1920, la seule ville de Kiev changeât de mains 14 fois.

    Sur le territoire de l’armée blanche du général Denikine et sous celui du nationaliste Petlioura, des pogroms ont eu lieu contre la population juive. Ils firent environ 100.000 morts et provoquèrent un exode massif de Juifs. En fin de compte, l’Armée rouge est parvenue à s’affirmer à grands frais contre les différentes forces réactionnaires.

    Le pouvoir soviétique et l’autodétermination

    Le premier gouvernement soviétique fut de courte durée et reposait principalement sur les travailleurs urbains russophones. Ce n’est qu’en 1920/21 que les bolcheviks réussirent à prendre le contrôle permanent de l’ensemble de l’Ukraine. Les derniers “blancs” furent battus en Crimée en 1920. Un changement de politique à l’égard des petits et moyens agriculteurs joua un rôle important à cet égard. En fusionnant avec les sociaux-révolutionnaires borotbistes, les bolcheviks purent accroître leur influence. Durant un certain temps, deux partis communistes (PC), l’un ukrainien et l’autre russophone, coexistèrent jusqu’à ce qu’un parti commun soit formé. Une politique d’orientation vers l’autonomie ukrainienne fut introduite par Lénine et Trotsky dans les années 1920, avec une promotion de la langue et de la culture ukrainienne. Le nom de cette politique de nationalité était « Korenizacija ».

    De cette manière, l’Ukraine soviétique su également avoir un attrait sur les régions de l’ouest de l’Ukraine, où les Ukrainiens continuèrent à subir l’oppression nationale. Un puissant mouvement national s’y développa, lequel se scinda bientôt en une aile gauche, prosoviétique et une aile droite. Le futur fasciste, criminel de guerre et collaborateur nazi Stepan Bandera, aujourd’hui considéré comme un héros national dans certaines parties de l’Ukraine, est issu de cette dernière tradition.

    Au cours de la bureaucratisation du régime sous Staline, l’autonomie fut de nouveau restreinte par le pouvoir central de Moscou. Ainsi, dans les années 1930, des dirigeants du PC ukrainien furent démis de leurs fonctions en raison de leur supposé nationalisme ukrainien et soutien aux courants d’opposition.

    La collectivisation forcée et la famine

    Après que Staline ait préconisé des concessions aux riches paysans (koulaks) pendant des années, une crise céréalière conduisit à un violent revirement à partir de 1928. Le gouvernement de Staline se concentra sur l’industrialisation accélérée et la collectivisation de l’agriculture. Les années qui suivirent furent marquées par la collectivisation forcée de l’agriculture. Ceci provoqua de nouveaux conflits de type guerre civile entre l’État et la paysannerie. En 1932-33, cette politique combinée à de mauvaises récoltes fit éclater la famine dans de nombreuses régions de l’Union Soviétique. Celle-ci fit jusqu’à cinq millions de morts. L’Ukraine fut particulièrement touchée, tout comme le sud de la Russie, la Sibérie et le Kazakhstan.

    Depuis l’effondrement de l’URSS, la famine de 1932-33 est devenue un point de référence central pour la conscience nationale ukrainienne. Les tendances de droite ont inventé le terme « Holodomor » (« mort de faim »). Ce n’est pas par hasard si ce terme évoque l’Holocauste nazi. Cette assimilation est voulue et s’est progressivement normalisé dans l’usage courant de la langue. Il s’agit de suggérer que la direction stalinienne a délibérément crée la famine pour frapper la nation ukrainienne. Les gouvernements ukrainien et américain parlent de « génocide ».

    Historiquement, la thèse selon laquelle la famine a été délibérément provoquée n’est pas tenable. Alors que la faim a frappé particulièrement durement les régions habitées par les Ukrainiens, elle a également frappé les Russes de souche. Il ne fait aucun doute que la politique de collectivisation forcée a contribué à la catastrophe. Ce qui fut particulièrement criminel, cependant, fut la politique de Staline consistant à nier et à dissimuler officiellement l’existence de la famine. Cela montre la différence avec les politiques de Lénine et de Trotsky. Ceux-ci ne restèrent nullement silencieux face à la famine de 1921/22 qui suivit la guerre civile en faisant appel au monde pour de l’aide humanitaire.

    L’invasion nazie, la collaboration et la lutte partisane

    La famine et les purges des années 1930 portèrent atteinte à la popularité de l’État soviétique. À partir des années 1930, Trotsky, en exil, plaida pour le droit de l’Ukraine à la sécession nationale. Lorsque l’Union soviétique annexa l’ouest de l’Ukraine polonaise à l’automne 1939 – dans le cadre du pacte Hitler-Staline – des millions d’Ukrainiens qui faisaient auparavant partie de la Pologne passèrent sous contrôle soviétique. Mais dès juin 1941, la Wehrmacht envahit ces contrés récemment acquises par l’Union soviétique. La guerre fasciste de “race”, une guerre d’anéantissement, commença de plein fouet. L’Ukraine devint la scène centrale de l’extermination planifiée des Juifs. Le massacre dans la vallée de Babyn Yar près de Kiev devint le symbole de cette campagne d’anéantissement. Lors du plus grand massacre de la Seconde Guerre mondiale, la Wehrmacht allemande abattit plus de 33.000 Juifs en seulement deux jours.

    Les nationalistes ukrainiens, mais aussi de nombreux simples paysans, accueillirent d’abord la Wehrmacht en « libératrice ». Un mouvement collaborationniste se forma sous Bandera devenant une partie active de la machinerie d’extermination nazie. Comme pendant la guerre civile russe, l’antisémitisme et l’anticommunisme allaient de pair. Finalement le mouvement de Bandera entra en conflit avec les nazis parce que ceux-ci n’étaient en aucun cas disposés à autoriser un État ukrainien indépendant. Toutefois, cela n’exonère en rien les adeptes de Bandera de leurs crimes historiques. D’autant plus que leur quête pour un futur État ukrainien ethniquement pur les mit également en conflit avec la minorité polonaise en Ukraine de l’Ouest. En Volhynie et dans l’est de la Galice, ils massacrèrent jusqu’à 100.000 civils polonais. Des milliers de civils Ukrainiens furent tués lors des représailles polonaises.

    Les occupants fascistes allemands exercèrent également un règne de terreur sur les Ukrainiens de souche et le pays fut soumis à un pillage systématique. Pendant la guerre, deux millions d’Ukrainiens furent déportés en Allemagne comme travailleurs forcés. Un mouvement partisan se forma contre le régime nazi et après des années de combats sanglants libéra le pays aux côtés de l’Armée rouge. Le rôle de Staline à cette occasion fut tout sauf glorieux : il répondit à la collaboration d’environ 22.000 nationalistes tatars de Crimée avec les Allemands par la déportation de l’ensemble de ce groupe ethnique musulman, 180.000 personnes au total, vers l’Asie centrale.

    De la guerre à la fin de l’Union soviétique

    Entre 1945 et la mort de Staline, il y eut à nouveau de grandes vagues de purges, qui frappèrent de nombreux anciens combattants antifascistes. Après 1945, de nombreux collaborateurs ukrainiens se réfugièrent à l’étranger. Munich devint un lieu d’exil important car l’establishment bavarois conservateur créa un climat politique favorable à ces forces. Malgré cela, en 1959, le criminel de guerre Bandera y fut abattu par des agents du KGB. Après 1991, il deviendra le « héros » des nouveaux nationalistes ukrainiens.

    En 1954, Khrouchtchev décida de céder la Crimée russophone, qui appartenait à la Russie, à la République soviétique d’Ukraine sans demander l’avis de la population. Le retour en Crimée à tous les Tatars de Crimée déportés par Staline ne sera permis qu’en 1988. Leurs descendants sont les principaux opposants à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, entraînant des tensions ethniques dans la péninsule.

    Les conflits nationaux s’apaisèrent jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique. Mais à partir de 1991, avec la formation de l’Ukraine en tant qu’État-nation et avec la réintroduction du capitalisme avec toutes ses conséquences (pauvreté, chômage, inégalités sociales), ils revinrent à la surface. Avec les conflits actuels, ils apparaissent au grand jour.

  • Aux origines du 8 mars – Clara Zetkin, figure du féminisme socialiste international

    Clara Zetkin demeure une figure inspirante dans l’histoire du socialisme et de la lutte pour l’émancipation des femmes. Ayant vécu au milieu du 19e siècle jusque dans les années ‘30, elle a participé à des événements historiques et politiques marquants. Elle a bravé les interdictions sociales et politiques pour stimuler les femmes de la classe ouvrière à se politiser et à s’organiser. Elle est également l’une des initiatrices de la Journée internationale de lutte pour l’émancipation des femmes du 8 mars.

    Par Laura (Bruxelles)

    Clara naît en Allemagne en 1857 au sein d’une famille aisée. Vivant dans une région tournée sur l’industrie textile, elle est rapidement confrontée à la misère des paysannes et tisserandes, ce qui la conduit à s’intéresser aux conditions de vie des femmes et aux luttes sociales. Pendant ses études d’enseignante, elle participe à des réunions de femmes allemandes militant pour l’éducation et l’accès au droit de vote des femmes.

    Plus tard, elle découvre les idées marxistes et fréquente les cercles ouvriers socialistes. Elle y rencontre son premier compagnon, Ossip Zetkin. Elle rejoint en 1878 le Parti socialiste ouvrier allemand alors que les nouvelles “lois socialistes” interdisent toutes activités politiques socialistes. Malgré le travail clandestin, les idées féministes et socialistes de Zetkin la mènent à écrire des publications engagées. Elle devient rapidement une figure influente parmi les ouvrières en Allemagne.

    Suivant son compagnon expulsé d’Allemagne, elle s’installe à Paris où ils ont deux enfants, connaît la pauvreté et découvre le poids de la double journée de travail vécue par de nombreuses femmes. En 1889, à la mort de son compagnon, elle se retrouve seule avec deux enfants à charge et doit cumuler plusieurs emplois pour subvenir à leurs besoins.

    Lutte pour l’indépendance financière

    Cette expérience renforce sa position sur l’importance du travail salarié des femmes. Elle place au centre de son combat pour l’émancipation des femmes la lutte pour leur indépendance économique. Même si le sujet avait déjà été soulevé par Marx, cette idée reste alors controversée au sein des organisations de gauche. Le travail des femmes est considéré par beaucoup comme une concurrence au travail des hommes entraînant une baisse des salaires et dégradant les conditions de vie.

    Dans ce contexte, convaincre les organisations de la classe ouvrière de l’importance du travail des femmes – et de leur organisation syndicale et politique – a été le combat de Clara Zetkin. En 1889, elle écrit “Il n’est pas permis à ceux qui combattent pour la libération de tout le genre humain de condamner la moitié de l’humanité à l’esclavage politique et social par le biais de la dépendance économique.”

    Organiser les travailleuses, la place des femmes est dans la lutte !

    Malgré une résistance dans les directions des partis ouvriers, Clara Zetkin développe des stratégies spécifiques pour organiser les femmes au sein du mouvement socialiste. Lors du Congrès de fondation de la Deuxième internationale (1889), elle annonce sa position : “L’émancipation des femmes implique une modification complète de leur position sociale, une révolution de leur rôle dans la vie économique.” Convaincue que la libération des femmes n’est possible qu’avec la construction d’une société socialiste, elle défend également l’idée que le socialisme ne peut exister sans implication des femmes dans les luttes.

    De retour en Allemagne après la suppression des “lois socialistes”, elle fonde un journal appelé “L’Égalité”. Afin de contourner l’interdiction pour les femmes d’adhérer à un parti politique en Allemagne, elle construit une structure alternative gravitant autour du parti pour organiser les femmes socialistes.

    Son combat ne se limite pas à l’Allemagne. À partir de 1907, elle organise avant les Congrès de l’Internationale socialiste, des Conférences internationales des femmes, permettant de développer des revendications et des stratégies pour la construction des organisations socialistes parmi les femmes. C’est ainsi que la revendication du suffrage universel – y compris pour les femmes – est mise à l’ordre du jour du mouvement socialiste tout comme l’organisation d’une Journée internationale de lutte pour les droits des femmes.

    Pour un féminisme socialiste, pas d’alliance possible avec le féminisme bourgeois

    Clara Zetkin ne prône pas l’unité des femmes contre les hommes. Pour elle, il n’y a pas d’alliance possible avec les organisations féministes bourgeoises qui visent principalement à obtenir les mêmes droits que les hommes de leur classe sociale. Pour elle, la question de l’émancipation des femmes fait partie intégrante de la question sociale et la libération des travailleuses n’est possible que par une transformation fondamentale de la société. Socialiste convaincue, Zetkin veut construire l’unité de la classe ouvrière pour permettre ce changement.

    À l’origine du 8 mars

    Les origines du 8 mars sont aujourd’hui méconnues. Cette journée trouve ses sources dans le mouvement féministe socialiste. Lors de la 2e Conférence internationale des Femmes socialistes en 1910 (en référence à une manifestation de masse d’ouvrières textile à New York le 8 mars 1908), Clara Zetkin et les autres participantes votent une résolution sur l’organisation annuelle d’une Journée internationale des femmes avec comme objectif de construire l’influence du féminisme socialiste. La première a lieu le 19 mars 1911 en hommage aux mouvements de grèves d’ouvrières du textile aux États-Unis luttant pour une diminution du temps de travail et de meilleures conditions de travail, l’abolition du travail des enfants, un salaire égal à celui des hommes et le droit de vote.

    Lutte contre la guerre et contre le fascisme

    En 1915, alors que différents partis socialistes ont abandonné leurs positions internationalistes, Clara Zetkin organise une Conférence internationale des femmes pour s’opposer à la guerre. Mais la faillite du mouvement socialiste à s’opposer à la guerre décide Clara à rejoindre Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht dans la création d’une nouvelle organisation révolutionnaire en Allemagne et plus tard du Parti communiste allemand. À la suite de la révolution russe de 1917, elle participe également à la construction de la 3e Internationale, notamment dans son secrétariat international des femmes.
    Elle consacre la fin de sa vie à la lutte contre le fascisme. Âgée de 75 ans, son dernier discours appelle à l’unité de tous les travailleurs et les travailleuses pour combattre ce fléau. Elle meurt le 20 juin 1933.

    Clara Zetkin, source d’inspiration pour les luttes d’aujourd’hui

    Son infatigable combat pour lier les luttes pour l’émancipation des femmes aux luttes sociales de l’ensemble de la classe ouvrière reste pour nous un exemple à suivre. Tout comme Clara Zetkin, nous pensons qu’il ne peut y avoir de réelle émancipation des femmes dans un système capitaliste qui privilégie les profits d’une minorité face aux intérêts de la majorité de la population.

    C’est pourquoi nous serons présent.e.s le 8 mars dans les rues pour reconstruire cette tradition de lutte et défendre notre programme – alliant revendications sociales et féministes – visant l’émancipation des femmes et celle de toute la classe ouvrière. Nous serons dans les rues pour dénoncer chaque forme de discrimination et leur utilisation pour diviser la majorité de la population au profit des plus puissants. Nous y défendrons la nécessité d’une société basée sur les besoins et les capacités de chacun : une société socialiste.

  • Comment les bolcheviks ont traité la question nationale

    Dans son discours justifiant l’invasion de l’Ukraine, Poutine s’en est pris aux bolcheviks et à Lénine. Il leur a reproché de ne d’avoir reconnu le droit à l’autodétermination de l’Ukraine, entre autres pays. Poutine s’est en fait placé dans les traces de Staline, qui préconisait une fédération russe centralisée au lieu d’une coopération entre républiques socialistes. Cette attaque contre l’approche bolchevique de la question nationale est l’occasion de revenir dessus plus en détail grâce à ce dossier de Rob Jones, membre de la section russe d’ASI, qui avait été écrit en 2017 à l’occasion du centenaire de la révolution russe.

    Un siècle après la révolution d’Octobre, l’approche des bolcheviks pour résoudre la question nationale reste un exemple brillant de ce qui pourrait être réalisé dans la résolution des conflits nationaux si de véritables gouvernements socialistes arrivaient au pouvoir dans le monde entier.

    C’est particulièrement le cas lorsque, sous la domination capitaliste, le monde du XXIe siècle a été ravagé par des conflits meurtriers au Darfour, au Congo, au Moyen-Orient. La question nationale n’a toujours pas été résolue de manière satisfaisante en Catalogne, en Écosse, en Irlande, en Belgique, au Québec et ailleurs, et a alimenté des conflits brutaux dans les Balkans, le Caucase, l’Asie centrale et l’Ukraine.

    Deux guerres brutales en Tchétchénie et le traitement des minorités nationales démontrent que l’élite dirigeante de la Russie capitaliste moderne n’a rien en commun avec les Bolcheviks. La récente attaque à Sourgout, la ville pétrolière sibérienne, où un jeune musulman a couru avec un couteau dans un centre commercial, est clairement le résultat de politiques d’État racistes et des actions des extrémistes d’extrême droite. Ce n’est que récemment que la police anti-émeute a envahi un café de la ville et y a forcé les jeunes hommes à se raser la barbe, en prétendant qu’ils pouvaient être des wahhabites. Les bolcheviks, dirigés par Lénine, se sont cependant pliés en quatre pour soutenir les droits des minorités nationales et ethniques. Très en avance sur son temps, Lénine a même critiqué l’utilisation dans le langage courant de stéréotypes nationaux tels que l’utilisation du mot « Khokhol » pour décrire les Ukrainiens. Non seulement ce mot est toujours d’usage courant, mais il a récemment été ajouté par la propagande officielle russe qui présentait l’Ukraine comme un État fasciste.

    La question de la langue

    Les Bolcheviks étaient très sensibles à la question linguistique, prenant des mesures conscientes pour soutenir l’utilisation des langues minoritaires. Lénine s’est prononcé contre la reconnaissance de certaines langues comme « langues d’État », en particulier lorsque cela signifie que des minorités linguistiques importantes sont victimes de discrimination. Pourtant, à l’opposé de cette approche, les tentatives des nouveaux gouvernements capitalistes de restreindre l’utilisation de la langue russe ont conduit à un grave conflit ethnique en Moldavie dans les années 1990 et à de graves tensions dans les États baltes. Dans le Kazakhstan du président Nazarbaïev, chaque fois qu’un conflit social a éclaté, en particulier lors de la grève des travailleurs et travailleuses du pétrole de Zhenaozen, il s’est appuyé sur les soi-disant « nationaux-patriotes » et « nationaux-démocrates » (nationalistes de droite) pour demander des restrictions sur la langue russe. Même la menace de restreindre l’utilisation du russe en Ukraine a suffi à accroître les tensions qui ont conduit au conflit dans l’Est de l’Ukraine. Hypocritement, le gouvernement Poutine, qui a utilisé l’attaque contre les droits des russophones en Ukraine pour intervenir en Ukraine orientale, a maintenant annoncé que le financement de l’enseignement des nombreuses langues minoritaires de Russie allait cesser. Cela provoque déjà le mécontentement dans des républiques comme le Tatarstan.

    Déclaration sur les droits des peuples de Russie*

    Par-dessus tout, les Bolcheviks étaient des partisan·es de principe du droit des nations à l’autodétermination. Dans les jours qui ont suivi la révolution d’Octobre, la Déclaration des droits des peuples de Russie a été publiée. Contrairement à l’approche de la diplomatie moderne, dans laquelle les différentes parties manœuvrent et dissimulent leurs véritables intentions à la population, cette déclaration révolutionnaire déclarait de manière claire, transparente et concise que parce que les peuples de Russie ont subi une telle répression et une telle mauvaise gestion, les pogroms, l’esclavage et les attaques devaient être immédiatement cesser, de manière décisive et irréversible. Il devrait y avoir, a-t-il déclaré, l’égalité et la souveraineté des nationalités russes, le droit des peuples russes à l’autodétermination jusqu’à et y compris le droit de former leurs propres États, l’abolition de tous les privilèges et restrictions nationaux et religieux soutenus par le libre développement des minorités nationales et des groupes ethniques qui peuplent le territoire russe.

    *(Dans la langue russe, il y a deux mots pour désigner le russe : « Russkiy » désigne l’ethnie russe, tandis que « Rossiskiy » désigne toute personne vivant en Russie. Sous le tsar, le pays était l’« empire russe », sous les bolcheviks, c’était la « Fédération soviétique des républiques socialistes de Rossiskaïa ». Les « peuples de Russie » désignent toutes les nationalités vivant en Russie.)

    Le gouvernement provisoire

    En soi, cela contrastait vraiment avec la position adoptée par les différents gouvernements qui ont dirigé la Russie après la révolution de février 1917. Le soulèvement spontané et populaire qui a renversé l’autoritarisme tsariste en février a été mené par les masses ouvrières, militaires et paysannes qui croyaient qu’en conséquence, une société libre et démocratique serait établie en Russie – beaucoup croyaient qu’elle mènerait à une société socialiste. Mais la réalité était tout autre. Non seulement la nouvelle coalition bourgeoise refusait de mettre fin à la participation de la Russie à la Première Guerre mondiale ou d’accorder des terres à la paysannerie, mais elle refusait également d’accorder la liberté aux nombreux peuples et nations de l’ancien empire tsariste. Dès le mois de mars, par exemple, elle a envoyé à la Finlande un ordre confirmant son statut de membre de l’empire russe tel que défini par l’ancien tsar au XVIIIe siècle. Lorsqu’en juillet, le Sejm finlandais a adopté une résolution stipulant qu’il est le seul à « décider, affirmer et décréter l’application de toutes les lois finlandaises, notamment celles qui concernent les finances, la fiscalité et les douanes », le gouvernement provisoire russe a envoyé des troupes pour dissoudre le parlement finlandais. Les questions relatives aux droits des peuples russes, décrétées par le gouvernement provisoire, seraient décidées par l’assemblée constituante. Mais lorsqu’il a finalement publié la position sur les droits des nations à présenter à l’assemblée constituante, il a déclaré sans ambages qu’il considérait « l’État russe comme un et indivisible ».

    Les bolcheviks obtiennent le droit à l’autodétermination

    Alors que la « démocratie bourgeoise » qui a régné sur la Russie de février à octobre impliquait que la nouvelle « démocratie » inclurait la liberté pour les différentes nations et les différents peuples mais n’a pas tenu ses promesses, le nouveau gouvernement soviétique dirigé par les bolcheviks a non seulement déclaré mais a fait tout son possible pour mettre en œuvre le droit à l’autodétermination. Il a fallu moins d’une semaine au nouveau gouvernement soviétique pour reconnaître le droit de la Finlande à l’indépendance. Cette reconnaissance a été rapidement suivie par le soutien à l’indépendance de l’Ukraine, de la Moldavie, de la Lituanie, de l’Estonie, de la Transcaucasie, du Belarus, de la Pologne et de la Lettonie. Malgré toutes les complexités et les difficultés, et le fait qu’en général, ces nouveaux pays indépendants étaient nationalistes bourgeois plutôt que soviétiques, le gouvernement bolchevique a respecté ces droits.

    L’Asie centrale, foyer du « Grand jeu » impérialiste, avait, en 1917, à peine émergé d’une forme de féodalisme. Bien que faisant partie de l’empire tsariste, elle était gouvernée par une série de Khans féodaux sans nations consolidées. Une classe ouvrière existait à peine, au mieux elle était composée de travailleurs et travailleuses des chemins de fer et des infrastructures de soutien, dont la plupart étaient russes et russophones. Les élites locales avaient, pendant de nombreuses décennies, été forcées de se soumettre aux diktats tsaristes soutenus par la force armée, elles voyaient donc la révolution comme une opportunité d’échapper à la domination russe. Tout en faisant tout leur possible pour encourager le développement d’une conscience socialiste et d’une démocratie soviétique dans cette région, les bolcheviks ont reconnu la réalité telle qu’elle était alors, et se sont pliés en quatre pour faire preuve de bonne volonté envers les différentes nationalités.

    Le Khan de Khorezm (dans une région aujourd’hui couverte par le Turkménistan) est resté au pouvoir jusqu’en 1920, date à laquelle il a été renversé par un soulèvement populaire soutenu par les troupes de l’Armée rouge. La nouvelle Fédération socialiste russe a reconnu la République soviétique populaire de Khorezm comme un État indépendant – renonçant publiquement à toute revendication territoriale et offrant une union économique et militaire volontaire avec le nouvel État. Tous les biens et terres qui appartenaient autrefois à l’État russe, ainsi que les structures administratives, ont été remis au nouveau gouvernement sans aucune demande de compensation. Une aide financière a été fournie pour la construction d’écoles, pour une campagne visant à mettre fin à l’analphabétisme et pour la construction de canaux, de routes et d’un système télégraphique.

    La Pologne

    À l’autre bout de l’immense empire tsariste, il y avait la Pologne. Pendant plus de cent ans avant 1917, elle avait été divisée sous le contrôle des empires autrichien, prussien et russe. Lorsque ces empires se sont effondrés à la fin de la guerre et que la révolution russe s’est étendue à tous les territoires de l’ancien empire tsariste, la Pologne s’est retrouvée dans une situation nouvelle – capable de s’unifier et de revendiquer son indépendance. Le gouvernement bolchevique a reconnu le Comité national polonais comme représentant de la Pologne.

    Le nouveau gouvernement provisoire polonais dirigé par Pilsudski – alors leader du parti socialiste polonais – sous la pression des masses, a introduit la journée de 8 heures, le vote des femmes et la gratuité de l’enseignement scolaire. Pilsudski a cependant annoncé qu’il « est descendu du tramway socialiste à l’arrêt appelé Indépendance ». Le nouveau gouvernement s’est opposé aux soviets et aux conseils ouvriers qui avaient vu le jour, arrêtant les communistes et profitant de la guerre civile qui faisait rage en Russie pour étendre le territoire polonais. Les troupes polonaises ont envahi la Lituanie et, soutenues par les puissances occidentales, ont formé une alliance avec le nationaliste ukrainien Petlura et se sont installées en Ukraine, pour finalement s’emparer de Kiev. Il a fallu une contre-attaque décisive de l’Armée rouge pour les forcer à retourner à Varsovie. Malgré cela, Lénine a insisté, lors des négociations de paix avec la Pologne, sur le fait que « la politique de la Fédération socialiste russe à l’égard de la Pologne est fondée, non pas sur des avantages militaires ou diplomatiques temporaires, mais sur le droit absolu et inviolable à l’autodétermination. La RSFSR reconnaît et admet sans condition l’indépendance et la souveraineté de la République de Pologne, et ce, depuis le moment où l’État polonais a été formé ».

    La lutte de Lénine

    Lénine s’est battu avec acharnement pour que le « droit des nations à l’autodétermination » soit inclus dans le programme du parti bolchevique. Ses désaccords avec Rosa Luxembourg, qui estimait qu’une telle revendication était une diversion de la lutte des classes, sont bien connus. Ses arguments ont été repris par des bolcheviks de premier plan tels que Karl Radek, Youri Pyatokov et Nikolaï Boukharine.

    Dans le cadre de la polémique sur cette question, Lénine a encouragé Staline à écrire son pamphlet sur la question nationale, bien qu’il ait jugé nécessaire de s’opposer à certains éléments de l’approche de Staline, même à ce stade précoce. Il n’était pas d’accord avec la définition rigide que Staline donnait d’une nation comme « une communauté stable de personnes historiquement constituée, formée sur la base d’une langue, d’un territoire, d’une vie économique et d’une composition psychologique communs se manifestant dans une culture commune », ce qui aurait exclu les droits de nombreux peuples, notamment les Juifs. Lénine n’était pas non plus d’accord avec la position proposée par Staline et Boukharine en 1919 qui réclamait le droit à l’autodétermination de la classe ouvrière de chaque nation. Il soutenait qu’étant donné que de nombreux peuples de l’empire russe – y compris les peuples kouvach, bachkir, turkmène, kirghize et ouzbek – vivaient dans des régions encore sous-développées sur le plan social et économique, ils n’avaient pas encore la possibilité de développer même les classes et encore moins la conscience de classe. Pourtant, dès 1918, Staline affirmait que « le slogan de l’autodétermination est dépassé et devrait être subordonné aux principes du socialisme ». En octobre 1920, il déclarait que les appels à la sécession des régions frontalières de la Russie « doivent être rejetés non seulement parce qu’ils vont à l’encontre de la formulation même de la question de l’établissement d’une union entre les régions du centre et les régions frontalières, mais surtout parce qu’ils vont fondamentalement à l’encontre des intérêts de la masse de la population tant dans les régions du centre que dans les régions frontalières ».

    L’Ukraine

    Malheureusement, Staline n’était pas le seul à occuper cette position. Lorsque la révolution de février a éclaté, le nombre de bolcheviks à Kiev, la capitale et le centre industriel de l’Ukraine, n’était que de 200, et ils étaient à peine organisés. En octobre, leur nombre a atteint 800. En réponse à la révolution de février, les dirigeants de la bourgeoisie ukrainienne ont établi la Tsentralnaya rada (Union soviétique centrale) comme « un gouvernement de tous les Ukrainiens et Ukrainiennes » et ont revendiqué son droit à l’autodétermination. Les dirigeant·es des bolcheviks de Kiev, cependant, n’ont pas reconnu l’importance de la question nationale, disant qu’elle était secondaire par rapport à celle de la lutte des classes. Tout en participant aux luttes générales de toute la Russie contre le gouvernement provisoire de Petrograd, ils ont quitté la rada Tsentralnaya pour poursuivre la construction de la nation – y compris la mise en place de structures gouvernementales et de forces armées. Après octobre, ils ont participé à un bloc avec les mencheviks et les bundistes, qui a reconnu le « Tsentralnaya rada » comme le gouvernement légitime et a déclaré que toute opposition à celui-ci devait être « exclusivement de forme pacifique ». Ils ont refusé d’accepter la position d’autres bolcheviks ukrainiens selon laquelle il était « nécessaire de mener une lutte sans compromis contre le rada et, en aucun cas, de conclure des accords avec lui ». En conséquence, le rada de Tsentralnaya a maintenu une position forte en tant que gouvernement en Ukraine et la prise de pouvoir par les Soviétiques a été retardée et considérablement affaiblie – rendant ainsi la guerre civile en Ukraine beaucoup plus complexe et prolongée que ce n’aurait été le cas si les Bolcheviks de Kiev avaient agi de manière décisive.

    La question nationale et l’armée rouge

    Malgré les difficultés en Ukraine, l’approche de Lénine a joué un rôle essentiel pour assurer la victoire des Soviétiques dans la guerre civile, notamment parce que la plupart des armées de Whiteguard s’opposaient à l’autodétermination sous quelque forme que ce soit.

    Dans le Caucase, le général blanc Deniken a clairement indiqué qu’il s’opposait aux droits nationaux parce que « la Russie devrait être une et indivisible ». Même les groupes nationalistes qui s’opposaient aux bolcheviks en général considéraient la promesse de l’autodétermination comme une raison suffisante pour au moins maintenir la neutralité. Dans de nombreux cas, la promesse était suffisante pour gagner des nationalités entières.

    Une décision critique concernait la décision de baser l’Armée rouge sur des unités territoriales sur la base « vous servez là où vous vivez ». L’ancienne armée tsariste a été russifiée – dans les cas où des membres de minorités nationales servaient, ils étaient, à l’exception des Cosaques, envoyés dans des unités régulières loin de leur propre maison, et devaient parler russe. Mais l’armée rouge sous Trotsky avait une approche différente. Des unités entières de l’Armée Rouge étaient basées sur les différentes nationalités, utilisant leur propre langue et avec de nombreuses publications militaires dans les langues non russes. Cela a aidé l’Armée rouge à gagner les populations des régions où d’autres nationalités dominaient. De nombreux groupes juifs créent leurs propres unités pour s’opposer aux pogroms initiés par le général Kolchak et d’autres. Une école d’officiers musulmans de l’Armée rouge a même été créée à Kazan, la capitale du Tatarstan. En 1919, toute l’armée nationale de Bachkirie, une région musulmane s’étendant de la Volga à l’Oural, s’est jointe à l’Armée rouge et a établi la République socialiste soviétique de Bachkirie.

    Partout où elles ont été établies, ces formations nationales ont reçu une aide matérielle considérable dans le domaine de l’éducation et de la santé, en particulier dans la campagne visant à mettre fin à l’analphabétisme. Malgré la guerre civile, le nombre d’universités dans le nouveau pays socialiste est passé de 63 en 1917 à 248 en 1923. Tout en évitant une confrontation frontale avec les partisans de la religion musulmane, une agitation active est menée contre la polygamie, la vente des épouses et la pratique consistant à n’autoriser les divorces que si le mari est d’accord. Malheureusement, cette approche a été l’une des victimes de la montée du stalinisme qui, dans les années 1930, a réintroduit la langue russe comme langue de commandement et a mis fin aux publications militaires dans d’autres langues.

    Des erreurs ont été commises

    Le maintien d’une approche sensible et flexible des différentes nationalités a nécessité de nombreuses discussions et souvent des interventions directes de Lénine ou de ses partisans pour corriger les erreurs. Alors que les bolcheviks étaient favorables à la collectivisation volontaire des terres, Lénine a averti que dans des régions comme l’Asie centrale et le Caucase, il serait prématuré de pousser la question. Il s’est même prononcé contre la nationalisation de l’industrie pétrolière en Azerbaïdjan, craignant que, la classe ouvrière n’étant pas encore suffisamment développée, cela n’entraîne une rupture des approvisionnements pendant la guerre civile.

    Dans certains domaines, malgré l’approche de Lénine, les nationalités ont été traitées avec maladresse. La révolution bolchevique avait à peine atteint l’Asie centrale que les intellectuels locaux et les élites nationales voyaient l’opportunité de développer l’autonomie ou même de nouvelles républiques nationales. Mais la révolution est arrivée par le biais des cheminots et des troupes dissoutes, presque toutes russophones. Ils ont créé le Soviet des travailleurs et travailleuses et des soldats de Tachkent et ont déclaré le « pouvoir soviétique ». Ils ont fait valoir que les musulman·es ne devaient pas maintenir de positions dans les nouveaux États et qu’il n’était pas nécessaire d’inclure les paysan·nes dans le Soviet en raison de leur « retard ». En conséquence, le Soviet s’est retrouvé isolé de 95 % de la population locale. Sa tentative de recourir à la force militaire pour renverser le nouveau gouvernement Kokland, qui plaidait pour la création d’une « république fédérale démocratique du Turkestan faisant partie de la Fédération de Russie », a eu des conséquences négatives, car beaucoup y voyaient une simple occupation militaire.

    L’approche flexible de Lénine

    Au départ, l’attitude du ministère des nationalités de Staline était que c’était une affaire locale, mais à mesure que les armées blanches étaient défaites dans la région, la question de savoir comment le pouvoir soviétique allait s’établir devint plus urgente. Frunze, qui dirigeait l’avance de l’armée rouge, proposa à l’origine de diviser la région pour la rendre plus facile à gouverner. Cette proposition s’est heurtée à la résistance des communistes locaux, dont beaucoup saisissaient à peine les principes de base de la politique bolchevique. Mais ils ont été encore plus contrariés lorsque Staline a dirigé une commission chargée de proposer la création d’une région autonome unifiée du Turkestan au sein de la Fédération de Russie. Finalement, Lénine dut intervenir et redéfinir la position à adopter : il fallait veiller à égaliser le régime foncier des Russes avec celui des habitantes et habitants locaux tout en réduisant énergiquement l’influence des koulaks russes ; veiller à ce que toute décision prise au niveau central concernant le Turkestan ne soit prise qu’avec le consentement des dirigeants locaux ; préparer systématiquement, « progressivement mais sûrement », le transfert du pouvoir aux Soviets locaux des travailleurs et travailleuses avec la tâche générale définie comme « non pas le communisme, mais le renversement du féodalisme ». Toute décision, a-t-il dit, sur « la question de la division de la République en trois parties ne doit pas être décidée prématurément ».

    La korénisation

    D’autres questions qui ont pris beaucoup de temps et d’énergie à résoudre concernaient la « korénisation » (« koren » signifie racine), principe selon lequel les Bolcheviks s’enracinent dans les nouvelles républiques et zones ethniques en développant des leaderships locaux plutôt qu’en s’appuyant sur des émissaires du centre.

    Une attention particulière a été accordée au développement des cultures nationales, en particulier des langues. Lénine se fâchera lorsqu’il apprendra que les fonctionnaires soviétiques, y compris ceux du centre, continuent à utiliser le russe dans les régions où cette langue n’est pas la langue locale : « Le pouvoir soviétique se distingue de tout pouvoir bourgeois et monarchique en ce qu’il représente pleinement les intérêts quotidiens réels des masses laborieuses, mais cela n’est possible qu’à la condition que les institutions soviétiques travaillent dans les langues indigènes ». Malheureusement, l’un des pires obstacles au développement des langues nationales était le ministère des nationalités lui-même, dont les fonctionnaires soutenaient souvent qu’il suffisait de traduire du russe vers les langues locales. Lénine a répondu qu’au contraire, il s’agissait de veiller à ce que les autorités éducatives fournissent aux enseignantes et enseignants familiers avec les langues et cultures autochtones ainsi que des manuels en langue maternelle. Lors d’un congrès consacré à cette question, un orateur a affirmé que « l’esprit international ne s’obtient pas en regroupant des enfants qui ne se comprennent pas, mais plutôt en introduisant dans la langue maternelle l’esprit de la révolution mondiale ».

    Pour aider à renforcer le soutien dans les régions non russes, les bolcheviks ont adopté une politique consciente de collaboration avec les organisations révolutionnaires de gauche et de tentative de les convaincre. En Ukraine, beaucoup d’efforts ont été déployés et beaucoup de patience a été nécessaire pour travailler avec l’organisation « Borotba », essentiellement un groupement révolutionnaire social de gauche ayant ses racines dans les campagnes. Christian Rakovskii, ami de longue date et allié de Trotsky, a joué un rôle clé dans ce travail. Dans le même temps, dix nouvelles « universités communistes » ont été créées pour former les cadres nationaux bolcheviques. Tout aussi important, un énorme investissement a été réalisé pour ouvrir le système d’éducation publique à l’enseignement dans les langues nationales. En 1921, dix millions de roubles ont été alloués à l’enseignement des langues bélarussienne et ukrainienne. Ce processus a été rapidement mené à bien pour les principales nationalités comme l’arménien, le géorgien et l’azéri. Pour les petites nationalités, le processus a été plus long. Mais la tâche a été traitée avec sérieux. En 1923, 67 écoles enseignaient le mari, 57 le kabardi, 159 le komi, 51 le kalmouk, 100 le kirghiz, 303 le buriat et plus de 2500 la langue tatar. En Asie centrale, le nombre d’écoles nationales, qui était de 300 avant la révolution, a atteint 2100 à la fin de 1920. Ceci est d’autant plus important que de nombreuses langues/dialectes de la région étaient, jusqu’à la révolution, non écrites. L’introduction de nouveaux alphabets, souvent latinisés, ainsi que la modernisation de l’alphabet russe ont facilité cette tâche.

    Cette réalisation est d’autant plus impressionnante que la guerre civile a fait rage pendant la plus grande partie de cette période. Souvent, cela s’est traduit par un manque de ressources. Les écoles étaient souvent utilisées pour le cantonnement des troupes. Et comme de nombreux enseignants et enseignantes volontaires participaient à l’effort de guerre, il était souvent difficile de trouver suffisamment de ressources pour enseigner dans les écoles. En Ukraine, il y avait très peu de professeur·es de langue ukrainienne en 1917, et bien qu’en 1923 il y en avait déjà 45 000, il en fallait deux fois plus. La situation s’est améliorée de façon spectaculaire après la fin de la guerre civile.

    Le Caucase

    Sans l’approche sensible et flexible de Lénine sur la question nationale, il aurait été beaucoup plus difficile de gagner la guerre civile.

    Malheureusement, cette approche est devenue l’une des premières victimes de la dégénérescence bureaucratique de la révolution qui s’est renforcée au début des années 20, avec l’apparition de ce problème dans le Caucase.

    Les régions caucasiennes, principalement la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie, ont attendu en vain que la révolution de février reconnaisse l’autodétermination et lorsque la révolution d’octobre a eu lieu, elles se sont retrouvées occupées par une combinaison des armées allemande et turque. Après la défaite allemande de 1918, leur place a été prise par les Britanniques et l’Armée blanche de Denikin. En effet, en signant la paix de Brest-Litovsk, non seulement les bolcheviks ont cédé le contrôle des pays baltes et de parties importantes de l’Ukraine et du Belarus, mais ils ont également accepté qu’une partie importante du Caucase soit concédée aux Turcs ottomans.

    Alors que la guerre civile progressait et que les forces de Dénikine étaient finalement repoussées en Crimée, la question de savoir qui devait gouverner le Caucase a été posée. Les Bolcheviks bénéficiaient d’un soutien important dans les grandes villes, telles que Bakou en Azerbaïdjan, Tbilissi en Géorgie, Groznii en Tchétchénie. La révolution a essentiellement atteint la région grâce à la victoire militaire de l’Armée rouge. Des républiques soviétiques ont été créées en Azerbaïdjan et en Arménie.

    La Géorgie, cependant, était le fief d’un gouvernement menchévique, une sorte de cause célebre pour la Seconde Internationale réformiste. Malgré de dures polémiques politiques avec les dirigeants géorgiens, dont plusieurs avaient participé au gouvernement provisoire de Saint-Pétersbourg en 1917, Lénine était favorable à une politique de conciliation. Trotsky s’est lui aussi prononcé contre une intervention militaire – la tâche de renverser le gouvernement géorgien devrait être accomplie par le peuple géorgien, a-t-il estimé. Il a donc préconisé « une certaine période de travail préparatoire à l’intérieur de la Géorgie, afin de développer le soulèvement et de lui venir ensuite en aide ». En mai 1920, le gouvernement soviétique russe a signé un traité reconnaissant l’indépendance et concluant un pacte de non-agression.

    L’inflexibilité de Staline

    Le principal représentant des bolcheviks dans la région, Sergey Ordzhonikdze, un proche camarade de Staline (ils étaient tous deux géorgiens) avait d’autres idées. Après la création d’un Azerbaïdjan soviétique et d’une Arménie soviétique, il a plaidé pour la soviétisation immédiate de la Géorgie. Staline a soutenu cette position. Ignorant les recommandations de Lénine et du gouvernement russe, ils ont utilisé les unités de l’Armée rouge pour provoquer des affrontements à la frontière géorgienne. Le Comité central, mis devant le fait accompli, a été contraint d’adopter une résolution disant qu’il était « enclin à permettre à la 11e armée de soutenir activement le soulèvement en Géorgie et d’occuper Tiflis à condition que les normes internationales soient respectées, et à condition que tou·tes les membres du Conseil militaire révolutionnaire de la 11e armée, après un examen approfondi de toutes les informations, garantissent le succès. Nous vous avertissons que nous sommes obligés de nous passer de pain faute de moyens de transport et que nous ne vous laisserons donc pas disposer d’une seule locomotive ou d’une seule voie ferrée. Nous sommes obligés de ne transporter rien d’autre que des céréales et du pétrole en provenance du Caucase ». Cette information a été cachée à Trotsky, alors dans l’Oural. À son retour à Moscou, il était si furieux de découvrir ce qui s’était passé qu’il a demandé qu’une commission d’enquête examine pourquoi l’Armée rouge était intervenue de cette façon.

    Cette intervention a naturellement suscité l’opposition de la population locale et d’une couche importante de Bolcheviks géorgien·nes. Mais plutôt que de reconnaître les sensibilités nationales à long terme dans la région, dans laquelle il y avait clairement trois identités nationales bien établies, Ordzhonikidze, avec le soutien de Staline, a conçu la création d’une « République soviétique transcaucasienne », qui ferait partie de la RSFSR et aurait une autorité générale sur les trois nouvelles républiques soviétiques. Outre le fait qu’elle pouvait se prononcer sur les questions intérieures géorgiennes, elle a également tenté d’établir une union monétaire, ce à quoi se sont opposés les Géorgiens et Géorgiennes qui estimaient qu’une telle union saperait leur économie relativement plus forte. Compte tenu de cette approche dans l’établissement de la République soviétique transcaucasienne, beaucoup ont également supposé que l’économie serait développée par l’importation d’une main-d’œuvre russe, ce que beaucoup dans la région ont considéré comme une continuation des anciennes pratiques tsaristes.

    Bien entendu, l’approche autoritaire d’Ordzhonikidze, qui prenait souvent ses décisions sans consulter les dirigeants locaux, son recours à des mesures répressives sévères contre les opposant·es et son mode de vie extravagant, notamment sa chevauchée d’un grand cheval blanc, n’ont guère contribué à apaiser les tensions.

    La formation de l’URSS

    La discussion autour de la République soviétique transcaucasienne s’inscrivait dans une question plus large sur l’avenir du nouvel État soviétique.

    À cette époque, il était devenu évident que les positions de Lénine et de Staline sur la question nationale étaient diamétralement opposées. Le premier voyait la formation d’une union d’États soviétiques libres et égaux comme un moyen de consolider le soutien à la révolution parmi les différentes nationalités et comme une base permettant aux futurs États soviétiques, comme l’Allemagne, de s’allier à la Russie sans qu’aucune puissance ne domine l’autre. Cependant, Staline pensait que la question nationale était secondaire et que, de plus, la révolution ne se propagerait pas et que le socialisme devrait être construit en Russie uniquement. Pour lui, l’existence de républiques, comme la république transcaucasienne, était une question de commodité administrative. La question est venue à l’esprit avec la discussion autour de la formation de l’URSS.

    En tant que commissaire aux nationalités, Staline a rédigé le document original qui devait décider des relations entre les nouvelles républiques soviétiques. Dans ce projet, il proposait que les républiques soviétiques indépendantes d’Ukraine, du Bélarus, de Géorgie, d’Azerbaïdjan et d’Arménie soient établies en tant que régions autonomes au sein de la Fédération de Russie, le statut de Boukhara, de Khorezm et de l’Extrême-Orient devant être décidé ultérieurement. Pour toutes les fonctions clés telles que l’économie, le budget, les affaires étrangères et militaires, les décisions seraient prises par les ministères russes. Seules les questions relativement mineures telles que la culture, la justice, les soins de santé et les terres resteraient sous la responsabilité des régions « autonomes ». Toutes les républiques, à l’exception de l’Azerbaïdjan, se sont vivement opposées à ce plan. Pourtant, Staline a fait passer son plan par la mission spéciale mise en place pour approuver la proposition, avant de la soumettre au gouvernement.

    Mais il avait encore un obstacle à surmonter – Lénine. Lors d’une rémission des conséquences de son attaque, Lénine se vit présenter la proposition. Il réagit avec beaucoup de colère et insiste pour que toute l’idée d’« autonomie » telle que proposée par Staline soit abandonnée et que l’URSS soit établie comme une fédération de républiques égales. Bien que Staline ait été forcé de concéder ce point, il s’est battu pour que la nouvelle URSS n’aille pas jusqu’à assurer les droits nationaux que Lénine voulait. Il changea sa position antérieure d’opposition à une structure de pouvoir à deux niveaux pour la nouvelle Union en introduisant un nouveau « Conseil des nationalités » au-dessus de la législature. Il a rempli ce Conseil de ses propres partisan·nes. Et pour ajouter l’insulte à l’injure, plutôt que de donner aux trois républiques caucasiennes le statut d’Union, il a proposé que la « république soviétique transcaucasienne » rejoigne l’URSS et que les trois républiques se soumettent à cet organe. Cette approche a provoqué l’indignation des Géorgiens et Géorgiennes.

    La colère de Lénine

    Lénine était trop malade pour assister à la réunion du Comité central qui a discuté de ces propositions en février 1923. Lorsqu’il a finalement reçu un rapport, la colère de Lénine a atteint son point d’ébullition. Il écrivit à Trotsky : « Camarade Trotsky ! Je voudrais vous demander de prendre en charge la défense du cas géorgien au sein du Comité central du parti. L’affaire est maintenant poursuivie par Staline et Derzhinskii, sur l’objectivité desquels je ne peux pas compter ».

    Bien que Lénine n’ait pas eu le dernier mot sur la question, sa santé se détériorait rapidement. Il n’a pas pu assister à la réunion à huis clos du Comité central en juin, qui a été consacrée à une discussion approfondie de la question nationale. Les positions contradictoires exprimées par les orateurs lors de cette réunion ont montré clairement les contradictions qui se développent entre ceux et celles qui soutiennent l’approche de Lénine en matière de nationalités et ceux et celles qui, autour de Staline, rejettent tous les grands principes de la position bolchevique. Malheureusement, bien que la proposition de Lénine d’établir l’URSS ait été adoptée, sa mise en œuvre a été laissée entre les mains de la caste bureaucratique qui se cristallise rapidement autour de Staline.

    Les crimes du stalinisme

    Malheureusement, l’approche de la question nationale par la bureaucratie stalinienne, qui a réussi à achever la contre-révolution politique en URSS après la mort de Lénine, a fait basculer la politique nationale de Lénine et des bolcheviks. Les dommages causés par le chauvinisme russe que Lénine critiquait avec tant d’acuité, combinés à l’antisémitisme et aux perspectives racistes de la bureaucratie, ont été aggravés par la politique criminelle de collectivisation forcée qui a conduit à la famine dans de vastes régions de Russie, d’Ukraine et d’Asie centrale. Cela permet aux nationalistes réactionnaires d’aujourd’hui de prétendre qu’il y a eu une politique consciente de génocide, qu’ils appellent « holodomor » contre les nationalités, en l’imputant au « bolchevisme ». L’utilisation des États baltes comme pions dans les négociations avec Hitler, la déportation de nations entières, dont les Tchétchènes et les Tatars de Crimée vers le Kazakhstan pendant la Seconde Guerre mondiale, l’utilisation de l’armée soviétique pour réprimer les soulèvements dans l’ancienne Allemagne de l’Est, en Hongrie et en Tchécoslovaquie et le refus de reconnaître les droits des nations pendant la période de « perestroïka » n’avaient absolument rien à voir avec la politique nationale de Lénine et du parti bolchevique.

    Cent ans plus tard, la politique de Lénine sur la question nationale a encore plus de pertinence qu’auparavant.

    C’est une erreur fatale d’adopter, comme le font certaines personnes de la gauche moderne, la position de Staline selon laquelle « le slogan de l’autodétermination est dépassé et devrait être subordonné aux principes du socialisme ». Tant que le capitalisme existera, aucune nation ne pourra acquérir une véritable indépendance, car elle sera toujours dominée par les intérêts des sociétés multinationales et les différents intérêts impérialistes, et elle n’est pas non plus capable d’assurer de véritables droits démocratiques et nationaux pour tous et toutes. Pour renverser le système capitaliste, il faut une lutte de la classe ouvrière puissante et unie avec une direction socialiste, dont la construction ne sera possible que si elle a une position claire sur la question nationale.

  • URSS : La grève de Novotcherkassk (1962)

    Image du film “Chers camarades”, basé sur la grève de Novotcherkassk.

    Il était une fois dans l’histoire de la lutte des classes

    Après la mort de Staline (1953), Nikita Khrouchtchev s’est imposé comme principale figure au sein de la direction du Parti Communiste d’Union soviétique (PCUS), après avoir éliminé son rival le plus dangereux, Béria, chef de la police politique.

    Par Guy Van Sinoy

    Les années qui ont suivi furent marquées par des révoltes ouvrières violemment réprimées dans plusieurs pays de l’Est :

    • Berlin, juin 1953 : grève et révolte des ouvriers du bâtiment contre l’augmentation des cadences. Intervention des chars soviétiques ;
    • Pologne, juin 1956: grèves de masse violemment réprimées (50 morts) ;
    • Hongrie, octobre-novembre 1956, insurrection armée de milliers d’étudiants et d’ouvriers organisés en milices populaires. Le gouvernement hongrois fuit, les chars soviétiques interviennent (2.500 morts chez les insurgés, 700 chez les soldats russes).

    « L’Union soviétique dépassera les États-Unis pour la production par habitant »

    A la fin des années 1950, les soviétiques ont développé un programme spatial ambitieux qui les place devant les États-Unis dans la conquête de l’espace : premier satellite artificiel (Spoutnik) en octobre1957, premier homme dans l’espace (Gagarine) en avril 1961. Ces succès dans l’espace poussent Khrouchtchev à faire des pronostics ambitieux et complètement irréalistes.
    En octobre 1961 il fait adopter par le 22e congrès un nouveau programme annonçant que l’Union soviétique entre dans la période de « l’édification de la société communiste où les sources de la richesse sociale couleront à flots ». Il annonce que d’ici dix ans « L’Union soviétique dépassera les États-Unis pour la production par habitant. ».

    Au même moment, les files d’attente s’allongent devant les magasins aux vitrines et aux rayonnages quasi vides. Une blague circule: des journalistes se rendent chez le célèbre cosmonaute Youri Gagarine pour l’interviewer. Il est absent mais ses enfants répondent: « Il est dans le Cosmos et reviendra dans 30 minutes ! ». Et maman ? « Elle est allée faire la queue à la boucherie, elle reviendra dans 4 ou 5 heures, peut-être plus ! » Car les magasins soviétiques sont incapables de fournir les produits alimentaires de base.

    Novotcherkassk 1962

    Khrouchtchev décide d’augmenter de 30 % le prix de la viande, de 19 % le prix du lait, du beurre et des œufs. L’annonce de ces mesures provoque l’inquiétude des responsables et la colère de la population. A l’usine de locomotives NEVZ de Novotcherkassk , cette colère se transforme en révolte. D’autant plus que la direction de l’usine a abaissé dans plusieurs ateliers le tarif des heures de travail.

    Le 1er juin au matin une dizaine d’ouvriers du laminoir, qui ont reçu la veille un salaire diminué de 30 %, se rassemblent dans l’atelier et continuent à discuter au lieu de rejoindre leur poste de travail. Le directeur descend pour les sermonner. Les ouvriers de l’atelier décident de débrayer et actionnent la sirène de l’usine pour inviter les autres à les imiter. Ils confectionnent des pancartes en carton : « De la viande ! Du beurre ! Hausse des salaires ! ». Le slogan le plus populaire est sans conteste : « Khrouchtchev à la casserole ! »

    Une délégation de NEVZ fait le tour des usines pour étendre le mouvement. Trois heures plus tard, 4.000 ouvriers sont regroupés devant les bureaux de l’administration. Le secrétaire local du parti fait venir un détachement de 200 miliciens que la foule balaie en un instant. En soirée des automitrailleuses et quelques blindés viennent libérer les dirigeants « otages » des grévistes. Le Kremlin est alerté. Inquiet, Khrouchtchev envoie sur place Mikoïan, un de ses adjoints.

    Le lendemain matin 10.000 ouvriers manifestent portant des banderoles revendicatives et des portraits de Lénine. Des tanks leur barrent le chemin. La foule scande : « Place à la classe ouvrière ! ». Une délégation de grévistes, conduite par l’ouvrier Mokrooussov, se rend au siège du comité de ville où elle rencontre Mikoïan. Elle demande le retrait des troupes et l’annulation de la hausse des prix. Mikoïan déclare « ne rien pouvoir faire en ce qui concerne la hausse des prix. » Malgré son insuccès cette délégation a une portée considérable: pour la première fois l’appareil qui prétend représenter la classe ouvrière se retrouve directement face à elle.

    Répression

    Le responsable local du parti téléphone au Kremlin et demande à Khrouchtchev l’autorisation de disperser les manifestants. Un détachement de troupes spéciales du ministère de l’Intérieur arrive sur place. Armés de mitraillettes, les miliciens tirent dans la foule. Les blessés se comptent par dizaines. Il y a de nombreux morts. Combien ? Le chiffre est incertain car dans la nuit la police subtilise les cadavres et les enterre dans des endroits restés secrets.

    Le lendemain, les ouvriers ne reprennent pas le travail. Vers 9 heures, 500 ouvriers se regroupent devant le commissariat central pour exiger la libération des manifestants arrêtés la veille. Le responsable local du PCUS intervient à la radio et dénonce l’action des « hooligans, ivrognes et provocateurs » qui ont entraîné derrière eux « quelques ouvriers peu conscients ».

    Sept condamnés à mort

    La bureaucratie se venge brutalement de la peur que la grève a provoquée en elle. 14 ouvriers sont traînés en justice. Le tribunal traite les accusés comme des criminels de droit commun. Leurs avocats, commis d’office, accablent les accusés auxquels le tribunal interdit de parler. A l’issue du procès, 7 ouvriers (dont Mokrooussov) sont condamnés à mort. 7 autres sont condamnés à des peines de 10 à 15 ans de camp ou de prison.

    Novotcherkassk est pour Khrouchtchev le début de la fin car ces événements deviennent l’une des raisons qui vont pousser l’appareil du parti à se débarrasser du dirigeant devenu le plus impopulaire.

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