Tag: Russie

  • La Révolution Russe d’Octobre 1917 : quelques leçons, 90 ans après

    Toutes les classes dominantes dans l’histoire ont voulu donner à leur mode de production un caractère éternel. Dans la même idée, les prophètes du capitalisme ont toujours tenté d’empêcher les travailleurs de tirer la conclusion que le capitalisme pouvait être changé.

    Cédric Gérôme

    Rappelons-nous seulement la fameuse phrase du pseudo-philosophe américain Fukuyama annonçant à grands cris « la fin de l’histoire » après la chute de l’URSS, voulant ainsi dépeindre le système capitaliste comme l’horizon ultime de la société humaine. Rien qu’à ce titre, la Révolution Russe d’Octobre 1917 fut un événement d’une portée gigantesque : pour la première fois dans l’histoire après la brève expérience de la Commune de Paris en 1871, les travailleurs russes ont pris le pouvoir entre leurs mains et montré que le capitalisme pouvait être renversé.

    La révolution russe revue et corrigée par la bourgeoisie

    C’est pourquoi étudier la révolution russe est extrêmement important, surtout lorsque l’on voit à quel point, de nos jours, cet événement historique est ‘revisité’ par certains historiens. Marx affirmait que “Les pensées de la classe dominante sont aussi, à chaque époque, les pensées dominantes”. Cette phrase n’a pas vraiment vieillie lorsqu’on voit comment l’anniversaire des 90 ans de la Révolution d’Octobre 1917 est ‘commémorée’ dans la presse et les médias officiels.

    Le magazine ‘L’Histoire’ a édité un numéro spécialement pour l’occasion, intitulé “Les crimes cachés du communisme – de Lénine à Pol Pot”.Tout un chapitre porte le titre “Lénine est aussi coupable que Staline”, dossier dont le fil conducteur sert à accréditer la thèse selon laquelle le stalinisme trouverait ses germes dans le léninisme ; Lénine aurait ainsi enfanté les Staline, Mao, Pol-Pot, Kim-Il-Sung et compagnie…Le quotidien gratuit ‘Métro’ avait quant à lui trouvé une manière un peu plus subtile de fêter l’événement : il y a deux semaines, une petite brève relatait la tuerie dans un lycée en Finlande. L’article finissait par une petite phrase tout à fait innocente : “Il a mis ses menaces à exécution le jour anniversaire de la révolution d’Octobre.” Au début du mois, la chaîne de télévision ARTE a passé un reportage-documentaire sur la vie de Léon Trotsky. Ce reportage se concluait par l’épisode de l’assassinat de Trotsky, commentée par un historien affirmant : “En analysant la mort de Trotsky, je pense qu’il est devenu victime d’une machine qu’il avait lui-même construite.” Sur cette conclusion apparaissait le générique auquel venait se greffer la citation d’un poète allemand : “La révolution est le masque de la mort. La mort est le masque de la révolution.” L’idée qui sous-entend cette conclusion ressort sans ambiguïté : si tu joues avec le feu en essayant de faire comme Trotsky, à essayer de renverser le capitalisme, tu vas faire naître un monstre encore plus grand… Mais point n’est besoin de se choquer de ce genre d’analyses. A l’époque même de la révolution de 1917, les journalistes de la bourgeoisie ne s’encombraient pas de toutes ces subtilités mais allaient directement droit au but, comme le montre un magnifique éditorial du ‘Times’ (le quotidien britannique) paru quelques jours avant l’insurrection qui affirmait, tout simplement : “Le seul remède contre le bolchévisme, ce sont les balles.”

    Les livres d’histoire évoquent souvent l’année 1917 comme « l’année terrible », illustrant le cauchemard qu’elle a représentée pour les classes dominantes. Et c’est bien par crainte du spectre de nouvelles années terribles que la bourgeoisie continue de faire tout, 90 ans après, pour enterrer les véritables leçons de la Révolution d’Octobre, du rôle que Lénine, Trotsky et le Parti Bolchévik ont réellement joué dans ces événements, et pour réduire cette expérience gigantesque à l’horreur du stalinisme et des goulags.

    Une tempête révolutionnaire

    La victoire de la Révolution d’Octobre ainsi que les mots d’ordre des Bolchéviks avaient rencontré un enthousiasme libérateur et stimulé le tempérament révolutionnaire des travailleurs et des opprimés du monde entier. Dans les années qui suivirent la révolution russe, des foyers révolutionnaires s’allumèrent aux quatre coins de l’Europe (en Allemagne, en Hongrie, dans le Nord de l’Italie, en Finlande,…) et rencontrèrent un écho considérable jusque dans le monde colonial : en Corée, en Inde, en Egypte, etc. Tous les écrits et les mémoires des politiciens bourgeois de l’époque témoignent de la panique généralisée qui dominait dans la classe dominante, celle-ci craignant de perdre pour de bon le contrôle de la situation face à cette tempête révolutionnaire. En 1919, le premier ministre britannique Lloyd Georges écrivait : “L’Europe entière est d’une humeur révolutionnaire. Tout l’odre social, politique et économique existant est remis en question par les masses populaires d’un bout à l’autre de l’Europe. Si nous envoyons plus de troupes pour combattre la Russie, la Grande-Bretagne elle-même deviendra bolchévique et nous aurons des soviets à Londres.” Même les Etats-Unis étaient traversés par une vague de grèves sans précédent, au point que le président Wilson disait : “Nous devons absolument agir pour plus de démocratie économique si nous voulons contrer la menace socialiste dans notre pays.” Ce n’est pas pour rien non plus si, en Belgique, les acquis de la journée des 8 heures et du suffrage universel (…pour les hommes) ont été obtenus respectivement en 1918 et 1919 : ce sont des concessions qui ont été lâchées par la bourgeoisie belge à une époque où elle craignait les soubresauts révolutionnaires qui contagiaient l’Europe entière.

    Il existe un courant de pensée que l’on appelle le courant évolutionniste, suivant lequel la société humaine ne ferait pas de bonds, mais évoluerait de manière linéaire de la barbarie vers le progrès et la civilisation. Cette théorie a souvent été utilisée pour fournir une base soi-disant scientifique contre les idées révolutionnaires. En tant que marxistes, nous pensons au contraire que la société ne se développe pas d’une manière lente et évolutive. Les contradictions dans la société conduisent au contraire à des crises sociales et politiques, à des guerres et à des révolutions, autrement dit à des changements soudains et des tournants brusques. Les retombées qu’a eu la victoire de la révolution russe dans toute une série de pays illustrent à quel point les acquis du mouvement ouvrier ne sont pas tombés du ciel, ou par une constante évolution du capitalisme vers plus de progrès, mais ont été obtenus par des batailles acharnées que le mouvement ouvrier a menée pour les obtenir.

    Octobre : un putsch ou une révolution ?

    Il est devenu courant aujourd’hui de présenter la révolution d’Octobre comme un putsch réalisé par une minorité de Bolchéviks conspirateurs. C’est probablement une des contre-vérités les plus répandues sur la révolution russe. Le schéma classique consiste à présenter la Révolution de Février 1917 comme la “vraie” révolution populaire, suivi quelques mois après par le “coup d’état”, le “complot” d’Octobre. Le tout vise à dépeindre le Parti Bolchévik comme un petit groupe de gens mal intentionnés qui ont pris le pouvoir de manière despotique, sans l’assentiment populaire.

    Pourtant, ce qui donna à l’insurrection dans la capitale Petrograd le caractère d’une petite échauffourée nocturne rapide, réalisée au prix de seulement 6 victimes, et non l’aspect d’un grand soulèvement populaire avec des batailles de rue ouvertes, ne s’explique pas par le fait que les Bolchéviks étaient une petite minorité, mais au contraire parce qu’ils disposaient d’une écrasante majorité dans les quartiers ouvriers et les casernes. Si Lénine dira par la suite que “prendre le pouvoir en Russie fut aussi facile que de ramasser une plume”, c’est précisément parce que la prise du pouvoir en elle-même n’était que le dernier acte visant à la destitution d’un régime totalement brisé, isolé et discrédité politiquement en huit mois d’existence, un régime dont la base sociale s’était littéralement évaporée sous ses pieds. Lorsque les Bolchéviks ont destitué le gouvernement provisoire et transmis le pouvoir aux Soviets, beaucoup pensaient que ce pouvoir ne tiendrait pas trois jours. De la même manière, beaucoup pariaient sur l’inévitable défaite de l’Armée Rouge dans la guerre civile. Si tel ne fut pas le cas, c’est bien parce que les Bolchéviks disposaient d’un programme capable de rallier des millions de travailleurs et de paysans pauvres, en Russie et par-delà les frontières, dans une lutte à mort contre leurs exploiteurs.

    La plupart des historiens bourgeois ne comprennent pas -ou plutôt ne veulent pas comprendre- que la révolution n’est pas un processus artificiel créé de toutes pièces, qui peut se fabriquer dans les laboratoire des état-majors des partis politiques, mais est un processus objectif qui a des racines historiques profondes dans la société : les contradictions entre les classes sociales. Pour les marxistes, les révolutions ne sont pas des surprises, mais sont préparées par toute l’évolution antérieure. La révolution arrive inévitablement quand la contradiction entre la structure de la société et les nécessités de son développement arrive à maturité : lorsque l’accumulation quantitative de frustration encaissée pendant des décennies par les classes exploitées atteint un stade qualitatif, lorsque toute cette quantité d’énergie accumulée dans la société augmente jusqu’à faire ‘sauter le couvercle’.

    Dans ce sens, la Révolution d’Octobre 1917 n’a été que l’aboutissement d’un processus révolutionnaire ouvert par l’écroulement du régime tsariste en février, et qui, durant cette période qui sépare la révolution de février de celle d’octobre, va voir se déployer une énergie, une vitalité, un bouillonnement incroyable parmi les masses, et une vie politique intense. 1917 fut une année d’action de masses étonnante par la variété et la puissance des initiatives populaires, témoin du déferlement d’un torrent de politisation générale de la société : partout, les ouvriers dans les usines, les soldats dans les casernes et les tranchées, les paysans dans les villages, avaient soif de politique, soif de s’instruire, soif de lire des journaux, de discuter des idées, de participer aux grands débats,…Chaque ville, chaque village, chaque district, chaque province, développait ses soviets de députés ouvriers, soldats et paysans, prêts à assurer l’administration locale. John Reed, le journaliste socialiste américain auteur du célèbre livre ‘Dix jours qui ébranlèrent le monde’ expliquait qu’ « à Pétrograd comme dans toute la Russie, chaque coin de rue était transformée en une tribune publique. » L’intervention active des masses dans les événements constitue l’élément le plus essentiel d’une révolution. Toute cette dynamique de masse illustre l’absurdité des arguments sur le soi-disant ‘putsch’ des Bolchéviks.

    Les Bolchéviks et la question de la violence

    Bien sûr, il est aujourd’hui de bon ton de présenter le parti Bolchévik comme des bouchers sanguinaires assoiffés de sang. On se souvient notamment de l’image de Trotsky entourée d’une montagne de crânes et de squelettes, dépeint comme un assassin et un bourreau. Des tonnes d’encres ont été déversées pour dénoncer en long et en large la Terreur Rouge et les exactions de la guerre civile. On parle étrangement beaucoup moins du fait que la guerre civile fut suscitée par la volonté des anciennes classes possédantes de Russie et de l’impérialisme mondial de mettre le pays à feu et à sang pour écraser la révolution par tous les moyens, et que le jeune Etat ouvrier fut réduit à une situation de ‘forteresse assiégée’ par un total de 22 armées.

    Le général blanc Kornilov illustrait à merveille l’état d’esprit peu soucieux d’amabilité des capitalistes face au pouvoir soviétique lorsqu’il disait : “Si nous devons brûler la moitié de la Russie et décimer les trois quarts de sa population pour la sauver, nous le ferons. Le pouvoir est aux mains d’une plèbe criminelle que l’on ne mettra à la raison que par des exécutions et des pendaisons publiques”. On ne peut donc pas faire une analyse un tant soit peu sérieuse si l’on ne tient pas compte qu’il s’agit là du genre de bonhommes que les Bolchéviks avaient en face d’eux. L’ironie de l’histoire est qu’au début, les Bolchéviks étaient même plus qu’indulgents avec leurs ennemis de classe, au point de libérer les généraux contre-révolutionnaires sur base d’un engagement sur parole qu’ils ne prendraient plus les armes contre le pouvoir soviétique! Bien sûr, les marxistes ne sont pas des apologistes de la violence, surtout lorsqu’il s’agit d’une violence aveugle, réalisée par une minorité isolée et coupée de l’action de masses. Les marxistes russes avaient notamment mené un combat idéologique pendant des années contre les terroristes russes, à commencer par la ‘Narodnaia Volia’ (= ‘La Volonté du Peuple’), organisation terroriste qui voulait combattre l’autocratie par la seule force de la bombe et du revolver. Leur chef disait explicitement : “L’histoire est trop lente, il faut la bousculer”. Cette organisation va perpétrer en 1881 un attentat contre le Tsar Alexandre II, persuadée que cela allait stimuler un soulèvement général des paysans. L’assassinat n’aura aucun écho, les auteurs seront pendus, la répression va s’abattre sur le pays et décapiter la Narodnaia Volia ; Alexandre II, quant à lui, sera simplement remplacé par Alexandre III. Les marxistes ont toujours opposé à ce type de méthodes de terrorisme individuel l’organisation des masses.

    Mais les marxistes ont aussi les pieds sur terre; ils ne raisonnent pas sous forme de catégories abstraites –pour ou contre la violence ‘en général’-, mais prennent comme point de départ de leur analyse la situation concrète. Et une réalité concrète est que lorsque la classe opprimée ose se rebeller pour ses droits, les classes dominantes n’hésitent jamais à recourir à une répression impitoyable, à un déferlement d’une violence inouïe, dépassant parfois toute imagination. Il suffirait par exemple de rappeler la répression des Communards de Paris par les bandes de Thiers, qui culmina dans un carnage effroyable, exécutant à bout portant hommes, femmes, enfants et vieillards. Le fusil ne tuant plus assez vite, c’est par centaines que les ouvriers vaincus furent abattus à la mitrailleuse. On s’apitoie souvent sur le triste sort réservée à la famille tsariste exécutée par les ‘Rouges’. On s’apitoie beaucoup moins sur les 5 millions de soldats envoyés par le régime tsariste se faire charcuter dans la boucherie des tranchées, parfois à pieds nus et sans armes. Il faut s’imaginer que les soldats russes devaient parfois partir à l’assaut avec un fusil pour quatre. Il est d’ailleurs clair que l’horreur de cette guerre impérialiste, dont l’unique but était le partage du monde et des sphères de marché entre les grandes puissances, jouera un rôle décisif d’accélérateur des événements révolutionnaires de l’après-guerre. La combativité des masses, étouffée dans un premier temps par la propagande patriotique, va dans un deuxième temps ressurgir à la surface avec une vigueur et une vitalité exceptionnelle.

    Le développement d’une conscience révolutionnaire : un processus dialectique

    Il n’y a pas de meilleure école que celle de la pratique : l’éducation politique des masses s’effectue à travers leur propre expérience pratique. Ce que l’on constate dans toute période révolutionnaire ou dans toute lutte d’une certaine importance, c’est que dans le feu de l’action, la conscience politique des travailleurs peut faire des bonds gigantesques en avant. Engels disait qu’”il peut y avoir des périodes dans la société humaine où 20 ans apparaissent comme un seul jour, tout comme des moments où une seule journée apparaît comme 20 ans.” L’année 1917 en Russie illustre cette idée : la classe ouvrière russe a plus appris en quelques mois qu’elle n’avait pu le faire pendant des dizaines d’années auparavant. C’est ce qui explique comment un type comme Alexandre Kérensky, très populaire en mars ’17, était unanimement détesté au mois d’octobre. C’est ce qui explique la progression numérique fulgurante du Parti Bolchévik, qui ne comptait que quelques milliers de membres au début du mois de février, déjà 100.000 en avril, près de 200.000 au mois d’août et plus d’un quart de millions au début d’octobre. On voit ainsi que, dans le cours d’une révolution, quand les événements se succèdent à un rythme accéléré, un parti faible peut rapidement devenir un parti puissant : le POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste), dans les six premières semaines qui suivirent l’offensive révolutionnaire de juillet 1936 en Espagne, était ainsi passé d’un parti de 1000-1500 membres à plus de 30.000 membres.

    Cela montre que la compréhension de la nécessité d’un parti révolutionnaire au sein de larges couches de travailleurs n’est pas quelque chose d’automatique. Le processus qui part de l’élaboration d’un programme révolutionnaire et de l’accumulation primitive des premiers cadres révolutionnaires jusqu’à la construction de partis révolutionnaires de masse est un processus qui s’accomplit à travers divers stades inégaux de développement. Mais en dernière instance, ce n’est que lorsque les contradictions du système éclatent au grand jour que les conditions objectives se créent pour une large pénétration des idées révolutionnaires au sein de la classe des travailleurs.

    Le stalinisme et le fascisme étaient-ils inévitables ?

    Une chose est sûre : s’il n’y avait pas eu de Parti Bolchévik en Russie, toute l’énergie révolutionnaire colossale des travailleurs aurait été lamentablement gâchée et aurait repoussé le mouvement ouvrier en arrière pour longtemps au prix d’une défaite catastrophique et sanglante, comme cela s’est d’ailleurs passé en Hongrie avec l’avènement de la dictature militaire du général Horthy, ou en Allemagne et en Italie avec la montée au pouvoir du fascisme. Ces régimes vont liquider avec zèle les syndicats et les organisations ouvrières, torturer et massacrer les communistes et les socialistes par milliers. La communiste allemande Clara Zetkin l’avait compris, elle qui déclarait en 1923 que “le fascisme sera à l’ordre du jour si la Révolution Russe ne connaît pas de prolongement dans le reste de l’Europe.” Le fascisme a été le prix à payer de la trahison des partis de la social-démocratie, et de l’inexistence ou de la faiblesse d’un parti politique de type Bolchévique comme il en existait un en Russie.

    Mais ce prix, les travailleurs russes le payeront également. Car ces défaites vont contribuer à l’isolement de la révolution russe dans un pays extrêmement arriéré, et, en conséquence, à sa dégénérescence vers une dictature bureaucratique et totalitaire. En 1924, Staline mit en avant la théorie du ‘socialisme dans un seul pays’, afin de se débarrasser de la tâche de la construction de la révolution mondiale, et pour protéger les intérêts et privilèges de la bureaucratie montante, notamment en empêchant le développement et l’aboutissement d’autres révolutions ouvrières qui auraient pu mettre ces privilèges en péril. Cette dégénérescence sera elle-même facteur de nouvelles défaites (comme lors de la révolution chinoise de 1926-27).

    Lorsque Lénine arriva à Pétrograd au mois d’avril 1917, le président du soviet (encore un Menchévik à l’époque) va prononcer un discours rituel d’accueil; Lénine va lui tourner le dos, grimper sur un char, se tourner vers la foule des travailleurs et proclamer : “L’aube de la révolution mondiale est arrivée…Vive la révolution socialiste mondiale!” Ce slogan sera gravé plus tard sur le socle d’une statue de Lénine érigée à cet endroit…mais en y retirant le mot ‘mondiale’! La fameuse théorie de Staline du ‘socialisme dans un seul pays’ était une théorie réactionnaire qui allait à l’encontre de tout l’enseignement marxiste et de toute la tradition internationaliste du Bolchévisme; ce ne fut en fait rien d’autre que le couronnement idéologique de la position de l’appareil bureaucratique stalinien qui va s’ériger et se conforter sur les ruines de toutes ces défaites du mouvement ouvrier.

    Le Parti Révolutionnaire : un ingrédient indispensable

    Trotsky expliquait que « Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatilise comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. » La révolution d’Octobre n’aurait jamais pu aboutir sans l’existence d’un tel parti, capable de donner à la force spontanée des travailleurs une expression politique consciente, organisée et disciplinée ou, pour reprendre l’expression de Lénine, pour “concentrer toutes les gouttes et les ruisseaux du mécontentement populaire en un seul torrent gigantesque.” Toute révolution exige une organisation sérieusement structurée pour définir et mettre en application un programme, une stratégie, des tactiques correspondant aux diverses phases de la lutte et à l’évolution des rapports de force. Comment les Bolchéviks ont-ils été capables de conquérir un territoire géographique aussi vaste que la Russie ? Cela s’explique par le vaste réseau de cadres révolutionnaires que Lénine et le Parti Bolchévik avait construit et formé pendant des années. Pendant la révolution, des détachements d’ouvriers et des régiments de soldats envoyaient des délégués au front, allaient conquérir les régiments arriérés, se cotisaient pour envoyer des délégués dans les provinces et les campagnes dont ils étaient originaires, parfois dans les régions les plus reculées du pays. Certains cadres passaient des journées entières à haranguer les usines, le front, les casernes,…sans relâche. C’est comme ça qu’en quelques mois, en s’appuyant sur le développement de la révolution, le parti a été capable de convaincre la majorité des travailleurs de la justesse de ses mots d’ordre. Cela illustre l’importance de la construction préalable d’un parti de cadres formés et préparés aux événements, éprouvés et trempés dans la lutte, prêts au sacrifice, et capables par l’expérience qu’ils ont accumulée, de jouer un rôle décisif au moment fatidique. Là était toute la force du parti Bolchévik.

    Ce dernier n’était pourtant suivi en février 1917 que par une insignifiante minorité de la classe ouvrière. Lors du premier congrès des Soviets en juin, sur 822 délégués, seulement 105 étaient Bolchéviks, montrant qu’une majorité encore imposante des ouvriers soutenait les partis Mencheviks et ‘Socialiste-Révolutionnaire’. Ces partis jouaient littéralement le rôle de commis de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier : soucieux de respecter les engagements pris avec l’impérialisme étranger, ils appuyaient la poursuite jusqu’à la victoire d’une guerre massivement rejetée par la population, s’évertuaient à freiner les revendications sociales, refusaient d’accorder la terre aux paysans. En d’autres termes, ils faisaient tout pour empêcher la réalisation de revendications qui puissent empiéter sur les intérêts des classes possédantes. Ils prônaient la collaboration entre deux formes de pouvoir irrémédiablement incompatibles et s’appuyant sur deux classes antagonistes : d’un côté, les soviets, épine dorsale de la révolution représentant les masses laborieuses en action, et de l’autre, le gouvernement provisoire représentant la bourgeoisie et les propriétaires terriens. Alexandre Kérensky était la forme achevée de ce rôle conciliateur, étant pendant toute une période à la fois vice-président du Soviet de Pétrograd et membre du gouvernement provisoire. Son action, comme celle de tous les politiciens Menchéviks et S-R, était guidée par l’idée de contenir les masses et de maintenir les Soviets dans le giron de la bourgeoisie. Mais au fur et à mesure que les masses populaires devenaient plus radicales, poussaient pour mettre en avant leurs revendications propres et une politique indépendante, autrement dit au plus les masses évoluaient vers la gauche, au plus ces politiciens étaient repoussés vers la droite. Kérensky finira d’ailleurs par dire : “Le gouvernement provisoire non seulement ne s’appuie pas sur les soviets, mais il considère comme très regrettable le seul fait de leur existence.”

    Ce processus illustre qu’il n’y a pas de troisième voie, de solution ‘à mi-chemin’ entre le pouvoir des capitalistes et celui des travailleurs. Et ça, c’est une leçon que les anarchistes espagnols –ainsi que le POUM à leur suite- n’ont pas compris lors de la révolution espagnole de 1936 : dans une situation de dualité de pouvoir, caractéristique de toute situation révolutionnaire, c’est-à-dire au moment crucial où il faut choisir entre deux formes de pouvoir différents, les dirigeants anarchistes de la CNT, refusant a priori toute forme de pouvoir quelle qu’elle soit, vont non seulement accepter de laisser les rênes de ce pouvoir dans les mains de l’ennemi de classe, mais même participer à la reconstitution de l’Etat bourgeois en acceptant des portefeuilles ministériels dans le gouvernement de Front Populaire.

    Marx disait que “Dans toute révolution, il se glisse, à côté de ses représentants véritables, des hommes d’un tout autre caractère; ne comprenant pas le mouvement présent, ou ne le comprenant que trop bien, ils possèdent encore une grande influence sur le peuple, souvent par la simple force de la tradition.” Lors de la révolution russe, ce rôle fut incontestablement joué par les Menchéviks et les S-R. Mais ce n’est que peu à peu, et seulement sur la base de leur propre expérience à travers les différentes étapes de la bataille, que les couches les plus larges des masses ont fini par se défaire de ces partis, et par se convaincre que la direction Bolchévique était plus déterminée, plus sûre, plus loyale, plus fiable, que tous les autres partis. Les 8 mois qui séparent Février d’Octobre ont été nécessaires pour que les travailleurs et les paysans pauvres de Russie puissent faire l’expérience du gouvernement provisoire, et pour que, combiné avec le travail mené par le Parti Bolchévik, les larges masses puissent arriver à la conclusion que ce régime devait être renversé car il n’était pas le leur, mais celui de la bourgeoisie et des grands propriétaires ; à l’inverse, le parti Bolchévik était quant à lui le seul parti prêt à les défendre jusqu’au bout, jusqu’à l’ultime conclusion…c’est-à-dire jusqu’au pouvoir.

    Mais la condition pour cela était évidemment l’existence même d’une organisation véritablement révolutionnaire capable, de par sa lucidité politique et sa détermination, de contrecarrer l’influence des appareils et des politiciens traîtres et réformistes. L’absence d’un tel facteur sera à l’origine de toutes les défaites révolutionnaires ultérieures. En mai’68, dix millions de travailleurs étaient en grève en France, occupant leurs usines, dressant des comités ouvriers dans tout le pays. La classe ouvrière française était à deux doigts du pouvoir .Mais la bureaucratie stalinienne du Parti Communiste Français refusera de prendre ses responsabilités : elle va dénigrer les étudiants en lutte qualifiés pour l’occasion de “renégats gauchistes” ou de “faux révolutionnaires”, nier le caractère révolutionnaire du mouvement, et détourner la lutte vers la voie électorale avec des slogans tels que “rétablissons l’ordre dans le chaos”. La plus grosse grève générale de toute l’histoire va ainsi refluer faute de perspectives politiques, et c’est ainsi que la plus belle occasion pour les travailleurs de prendre le pouvoir dans un pays capitaliste avancé sera perdue.

    La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire

    Marx affirmait que “les révolutions sont les locomotives de l’histoire”. Mais chacun sait qu’une locomotive a besoin d’un bon conducteur pour arriver à destination, sinon elle risque de dérailler rapidement. De la même manière, si la révolution ne dispose pas d’un bon conducteur pour l’orienter, sous la forme d’une direction révolutionnaire, elle déraille aussi. Et une chose dont nous pouvons être sûrs, c’est que la locomotive de la révolution n’attendra pas les révolutionnaires ; elle ne laisse en général que peu de temps à la confusion et à l’hésitation. Le sort des partis qui ne sont qu’à moitié ou au quart révolutionnaires est de passer en-dessous des roues de la locomotive : c’est ce qui est par exemple arrivé au POUM en Espagne, dont beaucoup des militants vont payer de leur vie les erreurs et les hésitations de sa direction. C’est aussi ce qui est arrivé au MIR au Chili en 1973, dont de nombreux militants vont finir leur vie torturés dans les geôles de Pinochet. L’approche et les méthodes gauchistes du MIR vont le rendre incapables de développer une assise significative au sein du mouvement ouvrier. Ce qui met en avant un autre élément fondamental : se dire révolutionnaire est une chose ; mais encore faut-il arriver à transcrire le programme révolutionnaire de manière correcte dans la réalité vivante, avec une approche et des revendications qui soient adaptées à chaque situation spécifique, à chaque étape de la lutte, tenant compte du niveau de conscience, des traditions du mouvement ouvrier dans chaque pays, etc. Lénine disait que “le marxisme, c’est avant tout, l’analyse concrète de la situation concrète.” Il est clair par exemple que le slogan “Tout le pouvoir aux soviets” était un slogan directement adapté aux conditions spécifiques de la Russie de 1917. Lors de la révolution chilienne de 1973, un tel slogan aurait dû être traduit par quelque chose comme “Tout le pouvoir aux cordons industriels” les cordons industriels étant les organismes de classe rassemblant les travailleurs et les habitants des quartiers ouvriers qui étaient apparus pendant le processus révolutionnaire au Chili. Mais lorsque les staliniens du Parti Communiste Espagnol vont lancer au début des années ‘30 le mot d’ordre: «A bas la République bourgeoise ! Tout le pouvoir aux soviets ! » à une période où la république venait d’être proclamée et où il n’existait pas l’ombre d’un soviet ou d’un organisme semblable dans toute l’Espagne, le seul résultat qu’ils pouvaient obtenir était de s’isoler complètement des masses…

    Cette discussion met en évidence une des principales contributions de Trotsky au marxisme, à savoir le ‘Programme de Transition’. Trotsky expliquait qu’il faut aider les masses, dans le processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles, immédiates, et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, qui partent des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de travailleurs pour conduire à une seule et même conclusion : la révolution socialiste et la conquête du pouvoir. C’est-à-dire élaborer un panel de revendications qui, en partant des besoins concrets et du niveau de conscience des travailleurs et de leurs familles, sont par essence incompatibles avec le maintien du système capitaliste. Le slogan des Bolchéviks “Pain, Terre et Paix”, dans une situation où la famine rôdait, où la paysannerie avait soif de terre, et où le ras-le-bol de la guerre était général, faisait ainsi directement appel aux aspirations les plus profondes de la majorité de la population laborieuse, et, tout en même temps, renvoyait implicitement à la nécessité de renverser le pouvoir de la bourgeoisie; cette dernière, pieds et poings liés et avec l’impérialisme étranger et avec les grands propriétaires fonciers, était absolument incapable de satisfaire ne fût-ce qu’une seule de ces revendications.

    Trotsky commençait son programme de transition en disant que “La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire.” Le rôle et la responsabilité de la direction politique dans une époque révolutionnaire sont effectivement d’une importance colossale. Dans une telle époque, en l’absence d’un parti révolutionnaire, les espoirs des masses font place à la désillusion, l’ennemi tire profit de cette désillusion et se remet de sa panique, les masses découragées se lancent dans des explosions désordonnées et sans perspective, et c’est la défaite assurée.

    Bien sûr, la construction d’un Parti Révolutionnaire n’est pas seulement importante dans une époque révolutionnaire. En effet, la construction d’un cadre marxiste révolutionnaire solide et préparé ne peut pas s’effectuer du jour au lendemain, mais exige au contraire des délais considérables que la rapidité des processus révolutionnaires ne laisse pas le temps d’entreprendre en quelques jours, semaines ou mois. La société connaît, à côté des périodes d’ouverture révolutionnaire, des périodes d’un tout autre caractère : des périodes de réaction, de recul, durant lesquelles la lutte du mouvement ouvrier ainsi que les idées socialistes sont poussées sur la défensive. Nous avons connu une telle période après la chute des régimes staliniens dans les années ’90, période durant laquelle les révolutionnaires devaient complètement nager à contre-courant dans la société pour pouvoir exister. Dans un tout autre contexte, les Bolchéviks avaient connu une période similaire après la défaite de la révolution russe de 1905. Sous les coups de la répression et de la démoralisation, le parti subit une véritable hémorragie en termes de membres, et mêmes certains cadres dirigeants du parti succombèrent à la pression et au défaitisme ambiants ; pour exemple, Lounatcharsky développa un groupe appelé ‘Les Constructeurs de Dieu’, qui se fixait pour idée-maîtresse de présenter le socialisme sous la forme d’une religion, jugée selon eux « plus attractive » que la lutte des classes pour les masses déçues et démoralisées ! Néanmoins, la volonté infatigable de Lénine de s’acharner, même dans ces conditions difficiles, à construire et à former un cadre révolutionnaire pendant cette période va considérablement aider le Parti Bolchévik à pouvoir affronter les défis et les tâches grandioses qui allaient l’attendre quelques années plus tard.

    Lénine avait certes éduqué un cadre sur base de perspectives qui révéleront leur faiblesse dans la pratique en 1917. En effet, jusque-là Lénine croyait encore à l’idée d’une révolution par étapes nettement séparées dans le temps : une première étape à caractère démocratique-bourgeoise, portée par une « alliance démocratique entre le prolétariat et la paysannerie » (c’est-à-dire une révolution prolétarienne dans sa forme, mais bourgeoise dans son contenu), suivie d’une étape socialiste plus lointaine ; ces deux étapes étant entrecoupées d’une période significative de développement capitaliste du pays. Cependant, refusant de s’accrocher aux vieilles formules, et proclamant que « le vieux bolchévisme doit être abandonné », Lénine corrigera ses perspectives à la lumière des événements, lors de l’éclatement de la révolution. Là est toute l’essence de ses ‘Thèses d’Avril’, dans lesquelles il rallie la perspective d’une ‘révolution permanente’ avancée depuis plusieurs années déjà par Trotsky. A partir de ce moment, tout son travail consistera à tenter d’infléchir la ligne du Parti Bolchévik en vue d’une telle perspective : armer politiquement le parti pour le préparer à une rapide prise du pouvoir par les soviets, à l’instauration d’un gouvernement ouvrier et des premières mesures socialistes.

    Avec le recul, on peut aisément affirmer que Trotsky disposait de perspectives plus élaborées que Lénine. Mais le développement théorique plus consistant de Trotsky ne peut se comprendre sans tenir compte du fait que durant toutes les années qui précèdent la révolution de 1917, toute l’énergie de Lénine était concentrée sur la construction du Parti Bolchévik, à une époque où, de ses propres aveux, Trotsky n’avait pas encore saisi toute l’importance d’un parti soudé et centralisé comme condition indispensable pour atteindre le but révolutionnaire, et, jusqu’à un certain point, entretenait encore l’illusion d’une ‘réconciliation’ entre la fraction réformiste (les Menchéviks) et la fraction révolutionnaire (les Bolchéviks) de l’ancien POSDR (Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie). C’est finalement la révolution elle-même qui permettra de rassembler les deux hommes autour d’une même perspective et d’une même conception du type de parti nécessaire.

    Ne laissons pas ces leçons sur le papier !

    A d’innombrables reprises dans l’histoire, les travailleurs ont tenté de suivre la voie des travailleurs russes, de se frayer un chemin vers le pouvoir et vers l’instauration d’une société socialiste. Lors de la révolution portugaise de 1974, les travailleurs en étaient tellement proches que la presse annonçait déjà “la fin du capitalisme” au Portugal ! On pourrait multiplier ces exemples. L’histoire du capitalisme est jalonnée de nombreux combats révolutionnaires héroïques menés par le mouvement ouvrier pour son émancipation. Mais à l’exception de la révolution russe, la défaite a été l’issue de tous ces combats pour la seule raison qu’ils n’avaient pas à leur tête une direction politique expérimentée, préparée à encadrer ces mouvements, à leur donner une perspective, et à les faire aboutir jusqu’à leur conclusion logique et naturelle. Malgré sa dégénérescence ultérieure, malgré les décennies de pourriture du stalinisme, la révolution russe continuera de se distinguer de toutes les autres révolutions ouvrières sur un point essentiel : c’est la seule qui a abouti. Dès lors, s’atteler à la construction d’une organisation révolutionnaire internationale est la leçon la plus générale, mais aussi la plus importante, que l’on puisse dégager d’une telle discussion aujourd’hui, afin d’éviter de nouvelles défaites au mouvement ouvrier et d’assurer un meilleur avenir pour les générations futures.

  • 90 années après la révolution russe… Une expérience toujours d’actualité !

    1917-2007

    En ce mois d’octobre, nous commémorons le 90ème anniversaire de la révolution russe de 1917. Bien trop souvent, cet événement est présenté comme une « aberration de l’histoire » ou comme le résultat des sinistres desseins d’une poignée d’hommes malfaisants. Nous voulons au contraire profiter de l’occasion pour réaffirmer la légitimité historique et la portée gigantesque de ce qui fut la première révolution socialiste de l’histoire.

    Cédric Gérôme

    Le développement inégal et combiné

    Dans son livre La révolution permanente, Trotsky dira de la révolution d’Octobre qu’elle fut « la plus grandiose de toutes les manifestations de l’inégalité de l’évolution historique. » Au début du siècle dernier en effet, la Russie présente une situation historique pleine de contradictions. Réduit à un état semi-barbare, le pays est sous le joug d’un régime tsariste autocratique, tandis que l’immense majorité de la population ( 87%) vit dans les campagnes, le plus souvent dans un état de misère et d’arriération lamentable. Le sous-développement culturel est latent : l’analphabétisme atteint un niveau supérieur à celui existant en France au 18ème siècle avant la révolution ! Les tentatives de moderniser les structures de la vie nationale se heurtent aux lourdes survivances du féodalisme, à la faiblesse de la bourgeoisie nationale, au système archaïque de gouvernement et à la dépendance économique de la Russie à l’égard du capital étranger. Ce sont pourtant ces investissements de capitaux étrangers qui permettent, dans le dernier quart du 19ème siècle, un développement capitaliste accéléré et la formation de centres industriels importants. L’arriération du pays contraste dès lors avec l’apparition rapide d’un prolétariat moderne concentré dans de grosses entreprises, et dont la combativité n’a rien à envier au mouvement ouvrier occidental. Rien qu’entre 1865 et 1890, le nombre d’ouvriers d’usine double, passant de 700.000 à 1.430.000. A la veille de la révolution de 1917, ils sont 4,5 millions. Rosa Luxembourg, révolutionnaire allemande, en déduit : « La situation contradictoire de la Russie se manifeste par le fait que le conflit entre la société bourgeoise et l’absolutisme est déjà surpassé par le conflit entre le prolétariat et la société bourgeoise. » (1)

    1905 : la répétition générale

    En 1905, la Russie est traversée par une première onde de choc révolutionnaire. L’année débute par une grève à l’usine Poutilov à Saint-Pétersbourg, qui, rapidement, s’élargit. L’épisode du Dimanche Rouge, lorsque des milliers de travailleurs et leurs familles se rendant vers le Palais d’Hiver du Tsar pour réclamer une amélioration de leurs conditions de travail et davantage de libertés publiques se font accueillir à coups de fusils, de sabres et de baïonettes, au prix de centaines de morts, a pour effet de dissiper la confiance obscure de centaines de milliers de travailleurs dans le tsar, et enflamme le pays par une vague de grèves. Celle-ci atteint son apogée par la grève de masse du mois d’octobre, qui voit la constitution des premiers Soviets (conseils des députés ouvriers), véritables embryons d’un gouvernement ouvrier révolutionnaire. Mais le pouvoir d’Etat tsariste a finalement raison de ce déferlement révolutionnaire, qui, insuffisamment préparé et réduit à ses seules ressources, reflue à partir de décembre. Trotsky conclut : « Cet épisode n’a pas seulement montré que la Russie des villes était une base trop étroite pour la lutte, mais aussi que, dans les limites de la révolution urbaine, une organisation locale ne peut assumer la direction du prolétariat. La lutte du prolétariat au nom de tâches nationales exigeait une organisation de classe d’envergure nationale. » (2) Si la défaite de cette première révolution ouvre une ère de répression féroce qui pousse le mouvement ouvrier dans le repli pour plusieurs années, cette expérience révèle néanmoins pour la première fois le prolétariat comme une force avec laquelle il va falloir compter, et restera ancrée dans la conscience collective des travailleurs russes.

    Trois conceptions de la révolution

    Le caractère de la révolution en gestation fut l’objet d’âpres divergences au sein du mouvement ouvrier russe. Dès 1904, ces divergences aboutissent à la formation de deux tendances fondamentales : le menchevisme et le bolchevisme.

    Pour les menchéviks, la Russie devait passer par une révolution démocratique portant au pouvoir la bourgeoisie, laquelle développerait le capitalisme et instaurerait un régime parlementaire. Le rôle du parti ouvrier devait donc se limiter à « donner plus de vaillance à la bourgeoisie libérale » (3) pour l’aider à s’engager dans cette voie. « Les conditions historiques objectives font que la destinée de notre prolétariat est irrémissiblement de collaborer avec la bourgeoisie dans sa lutte contre l’ennemi commun » (4) , résumait le dirigeant menchévik Axelrod. La lutte pour le socialisme était ainsi renvoyée à un avenir indéfini, le contenu de la révolution étant d’avance limité à des transformations acceptables pour la bourgeoisie libérale. Cette perspective partait davantage d’une transcription mécanique, sur le sol de la Russie, du schéma suivi par la révolution française de 1789 que d’une analyse réelle des conditions sociales et politiques existant en Russie à cette époque.

    Jusqu’à un certain point, les bolchéviks admettaient également que la révolution aurait un caractère bourgeois. Lénine expliquait : « Nous ne pouvons sauter par-dessus le cadre démocratique bourgeois de la révolution russe… Pour le prolétariat, la lutte pour la liberté politique et pour la république démocratique au sein de la société bourgeoise est simplement un stade nécessaire dans sa lutte pour la révolution socialiste. » (5). La vision des bolchéviks se distinguait cependant de celle des menchéviks sur deux points : d’une part, ils ne renvoyaient pas la révolution socialiste aux calendes grecques mais voyaient au contraire la révolution bourgeoise comme un « stade nécessaire » vers la réalisation de ce but ; d’autre part, ils ne portaient aucune illusion quant à la capacité de la bourgeoisie russe à diriger jusqu’au bout sa propre révolution. L’existence de fait d’un prolétariat moderne contestant l’ordre capitaliste, ainsi que les attaches existant entre l’aristocratie foncière et la bourgeoisie, rendaient cette dernière incapable, selon les bolchéviks, d’entreprendre la moindre initiative sérieuse vers la conquête des droits politiques des travailleurs et la réalisation d’une véritable réforme agraire. L’évolution des rapports de forces pousserait tout au contraire la bourgeoisie vers un compromis avec l’absolutisme. C’est pourquoi, à la position des menchéviks préconisant une alliance entre le prolétariat et la bourgeoisie, les bolchéviks opposaient l’idée d’une alliance entre le prolétariat et la paysannerie. Cette position était résumée dans la formule de Lénine : « la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. »

    Léon Trotsky, quant à lui, n’adhèrait à l’époque ni à l’une, ni à l’autre de ces conceptions. Tirant le bilan de l’expérience de 1905, il élaborera dans sa brochure Bilan et perspectives, une analyse clairvoyante qui se verra brillamment confirmée par le développement ultérieur des événements révolutionnaires en Russie, analyse par la suite connue sous le nom de Révolution Permanente. D’accord avec les bolchéviks sur l’analyse qu’ils font du rôle du libéralisme bourgeois, Trotsky cernait néanmoins les faiblesses de la formule de Lénine. Il soulignait d’une part l’incapacité historique pour la paysannerie, de par son morcellement géographique et social, de jouer un rôle politique indépendant ; la passivité des villages et l’inertie des éléments paysans dans l’armée fut en effet une des raisons principales de l’écrasement de la révolution de 1905. Dautre part, il insistait sur l’impossibilité objective pour le prolétariat de se maintenir dans le cadre d’un programme démocratique bourgeois : « Il serait du plus grand utopisme de penser que le prolétariat, après avoir accédé à la domination politique puisse borner sa mission à créer les conditions démocratiques et républicaines de la domination sociale de la bourgeoisie. » Une fois au pouvoir, la classe ouvrière serait irrésistiblement poussée à entreprendre ses propres tâches, à savoir l’expropriation des capitalistes et la socialisation de l’économie. «La perspective des bolchéviks était incomplète; elle indiquait correctement la direction générale de la lutte, mais caractérisait incorrectement ses stades…La victoire complète de la révolution démocratique en Russie est inconcevable autrement que sous la forme d’une dictature du prolétariat appuyée sur la paysannerie. La dictature du prolétariat mettra inévitablement à l’ordre du jour, non seulement des tâches démocratiques mais aussi des tâches socialistes, et va en même temps donner une puissante impulsion à la révolution socialiste internationale. » (6)

    La guerre mondiale : la trahison historique de la social-démocratie

    En août 1914, la nécessité latente pour les Etats impérialistes d’engager un nouveau partage des marchés et des colonies éclate en une puissante conflagration mondiale. Les belles résolutions contre la guerre de l’Internationale Socialiste sont d’un seul coup rangées au placard : presque tous les partis sociaux-démocrates capitulent devant la guerre, en s’alignant sur leurs gouvernements respectifs et leurs discours bellicistes. Le 4 août, le groupe parlementaire social-démocrate allemand, unanime, vote les crédits de guerre. Les députés socialistes français les imitent avec enthousiasme. Lorsqu’en Belgique, le roi Albert se présente devant les Chambres et que le gouvernement catholique demande le vote de crédits militaires, les députés socialistes du POB applaudissent le souverain et, à leur tour, se rallient à l’union sacrée en votant les crédits de guerre. Emile Vandervelde, alors président de l’Internationale, part, sur la demande du roi, haranguer les troupes sur le front de l’Yser. Celui que l’on considérait comme « le père du marxisme russe », Plékhanov, comme la majorité des menchéviques, se rallie au discours de « la guerre jusqu’à la victoire ». De tous les partis sociaux-démocrates de l’époque, les bolchéviques seront les seuls à rejeter l’effort de guerre de façon radicale et conséquente. Rosa Luxembourg qualifie l’Internationale de « cadavre puant » (7). Lénine affirme : « Dès aujourd’hui, je cesse d’être social-démocrate et deviens communiste. » (8)

    Si, dans un premier temps, la vague de chauvinisme entraîne tout sur son passage et terrasse des millions de travailleurs, la guerre deviendra par la suite un puissant catalyseur de la colère ouvrière, qui se répandra comme une tempête sur tout le continent. La combativité des masses, enfouie sous la boue et le sang des tranchées, remontera à la surface avec d’autant plus de vigueur. « La première vague des événements a élevé les gouvernements et l’armée à une puissance jamais encore atteinte. D’autant plus effrayante sera la chute des dirigeants, quand le sens réel des événements se révélera dans toute son horreur », commentait Trotsky dans La guerre et l’Internationale.

    Février 1917 : l’explosion

    Un peu partout, la prolongation du massacre impérialiste excite les sentiments de révolte. La discipline se relâche parmi les troupes, le mécontentement gronde dans les quartiers ouvriers. En Russie, la crise éclate en février 1917 : le 23 de ce mois, à l’occasion de la journée internationale des femmes, des ouvrières du textile de Saint-Pétersbourg débrayent et défilent dans des manifestations de masse en criant : « Du pain ! Du pain ! » Cet événement met le feu aux poudres ; le lendemain, la moitié du prolétariat de la capitale -200.000 ouvriers- a cessé le travail. Le 25, la grève devient générale. Rapidement, le conflit prend un caractère insurrectionnel ;les mutineries des soldats, entraînées par la marée révolutionnaire, sonnent le glas du régime impérial. Ce dernier, incapable de faire obstacle au soulèvement des masses, ne pouvant s’appuyer sur des troupes sûres, vole en miettes. Le 27 au soir se tient la séance constitutive du Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd. Le 2 mars, le Tsar Nicolas II, lâché par ses alliés de la veille, abdique. Le même jour les députés de l’opposition libérale constituent à la hâte un gouvernement provisoire présidé par le prince Lvov, grand propriétaire terrien : les classes possédantes, paniquées, cherchent à rebâtir un appareil d’Etat capable d’endiguer la révolution des masses ouvrières. L’Eglise orthodoxe, pourtant vieille complice du tsarisme, voit dans la chute du régime « la volonté de Dieu » et invite les fidèles à « soutenir le gouvernement provisoire » (9). Loin d’être un aboutissement, la révolution de février ne marque pourtant que le début d’un processus de révolution et de contre-révolution qui verra se défier sur l’arène politique deux prétendants à la direction de la société.

    Les soviets : organes de pouvoir d’un type nouveau

    La révolution a fait naître une dualité de pouvoir : à côté du gouvernement provisoire bourgeois s’érige et se développe un autre type de pouvoir : les Soviets des députés ouvriers, élus dans les usines et les quartiers ouvriers. « La dualité de pouvoirs se manifeste là où des classes ennemies s’appuient déjà sur des organisations d’État fondamentalement incompatibles – l’une périmée, l’autre se formant – qui, à chaque pas, se repoussent entre elles dans le domaine de la direction du pays (…) Par sa nature même, une telle situation ne peut être stable… » (10) En effet, une société ne peut pas plus avancer sous la houlette de deux pouvoirs opposés qu’un train ne peut avancer s’il est guidé par deux conducteurs voulant chacun aller dans des directions opposées !

    Dès le début mars, des soviets surgissent dans toutes les principales villes et les centres industriels du pays ; la révolution commence à gagner les campagnes, tandis que les soviets de soldats se multipient dans l’armée pour contester le diktat des officiers. Lénine affirme très justement : « Les parlements bourgeois ne sont jamais considérés par les pauvres comme des institutions à eux. Tandis que, pour la masse des ouvriers et des paysans, les soviets sont à eux et bien à eux. » (11). Ces soviets, organes d’auto-organisation des masses opprimées, véritables parlements ouvriers, reprennent en main la gestion de tâches normalement dévolues à l’appareil d’Etat officiel (ravitaillement, ordre public, armement des travailleurs…) et contribuent à engager les larges masses de la population laborieuse dans le débat et l’action politique, loin des basses manoeuvres et des intrigues des bourgeois. Pourtant, et c’est là ce que Trostky appelle le « paradoxe de février », les soviets sont initialement composés d’une majorité de délégués des partis menchévik et socialiste-révolutionnaire, qui n’ont pas la moindre intention de renverser le gouvernement provisoire, appuient la poursuite des hostilités sur le front, et s’évertuent à freiner les revendications sociales. « Non seulement dans les soviets de soldats, mais également dans les soviets ouvriers, les bolchéviks disposaient généralement de1-2%, au mieux 5%. Les menchéviks et les prétendus ‘socialistes-révolutionnaires’ s’assuraient le soutien de 95% des travailleurs, des soldats et des paysans engagés dans la lutte » (12)

    Les thèses d’avril : la révolution permanente en pratique

    Dictée par leur ancienne analyse des tâches de la révolution, l’attitude initiale de la direction nationale du parti bolchévik, en ces premiers mois de révolution, est sujette à maintes hésitations et confusions. Staline et Kaménev, à la tête du parti en l’absence de Lénine exilé en Suisse, adoptent une position de soutien critique au gouvernement provisoire et de rapprochement avec les menchéviks. La conférence bolchévique qui se tient à la fin du mois de mars décide par exemple, sous proposition de Staline, que le rôle des Soviets est de « soutenir le gouvernement provisoire dans son action aussi longtemps qu’il marche dans la voie de satisfaire la classe ouvrière. » (13). Fort heureusement, le retour de Lénine, le 3 avril, va retourner la situation dans les rangs bolchéviques. S’adaptant à la nouvelle réalité au lieu de s’accrocher aux vieilles formules, il rejoint implicitement la perspective avancée par Trostky : « La formule inspirée du ‘vieux bolchévisme’, comme quoi ‘La révolution démocratique bourgeoise n’est pas terminée’, a vieilli : elle n’est plus bonne à rien (…) Le trait distinctif de la situation actuelle en Russie consiste en la transition de la première étape de la révolution, qui remit le pouvoir à la bourgeoisie à cause de l’insuffisance de la conscience et de l’organisation prolétariennes, à sa seconde étape, qui remettra le pouvoir aux mains du prolétariat et des couches les plus pauvres de la paysannerie. » (14). Lénine formula sa position dans les Thèses d’Avril, véritable réquisitoire contre le gouvernement provisoire et plaidoyer en faveur du pouvoir des Soviets « seul pouvoir révolutionnaire viable » (15). Par un travail patient et tenace, soutenu par la radicalisation du mouvement révolutionnaire, il parvient à ressaisir le parti. Trotsky, quant à lui, ralliera formellement les bolchéviks au mois d’août

    Les journées de juillet

    Les 3 et 4 juillet s’opère un tournant décisif : les ouvriers et soldats de Petrograd manifestent leur impatience en exigeant des dirigeants du soviet qu’ils prennent le pouvoir. Les bolcheviks s’opposent à une insurrection, qu’ils estiment prématurée et suicidaire : la capitale est en avance sur le reste du pays, et les larges couches de travailleurs et de paysans ne sont pas encore prêts à soutenir activement le renversement du gouvernement provisoire. Ce n’est pas parce que l’avant-garde est gagnée au programme révolutionnaire que la situation est déjà mûre pour la prise du pouvoir. N’ayant pas réussi à contenir le mouvement, les bolchéviks ne tournent pas le dos aux travailleurs déterminés à descendre dans la rue : ils descendent avec eux tout en leur expliquant le caractère aventuriste de l’opération. Karl Radek expliquera par la suite : « En juillet 1917, nous avons de toutes nos forces retenu les masses, et, comme nous n’y avons pas réussi, nous les avons conduites au prix d’efforts inouïs, vers la retraite, hors d’une bataille sans espoir. » (16) Les désordres qui s’ensuivent font des centaines de victimes, et une vague de répression s’abat sur le parti bolchévik.

    Le putsh de Kornilov

    Le reflux de juillet semble rétablir un certain équilibre entre les classes antagonistes. La polarisation des classes est à son comble, et la base sociale du gouvernement provisoire, emmené par le socialiste-révolutionnaire Kérenski, s’évapore sous ses pieds. Le dirigeant Mililoukov, du parti cadet (le parti de la bourgeoisie) affirme : « La vie poussera la société et la population à envisager l’inéluctabilité d’une opération chirurgicale ». Il ajoute : « le pays n’a le choix qu’entre Kornilov et Lénine » (17).

    Les classes possédantes, en effet, face à l’apathie du gouvernement provisoire et des partis conciliateurs, sentent venu le moment de frapper à la tête le mouvement révolutionnaire : c’est le généralissime ultra-réactionnaire Kornilov qui est choisi comme sauveur suprême, l’objectif étant d’organiser une marche punitive vers Petrograd afin d’écraser la révolution dans le sang…mais le coup d’état s’effondre en quelques jours. Face à l’incapacité du gouvernement provisoire à organiser la résistance, les bolcheviks prennent en main la défense de la capitale. En définitive, même les soldats des troupes de Kornilov se mutinent contre leurs officiers et se rallient à la cause de la révolution : le complot se décompose sans combat. Fouettées par la tentative de la contre-révolution, les masses se radicalisent davantage encore : cet événement a pour effet de renverser la situation en faveur des bolchéviks, qui relèvent la tête et gagnent un prestige, une audience et une confiance parmi les masses jusque-là inégalés.

    Octobre : la prise du pouvoir

    Le 31 août, le soviet de Petrograd vote une résolution réclamant tout le pouvoir aux soviets et, tout comme 126 soviets de province, accordent la majorité aux bolcheviks. Les uns après les autres, les soviets des grandes villes alignent leur position sur celle du soviet de la capitale. « Avant septembre, l’avant-garde des masses était plus bolchévik que les bolchéviks. Après septembre, ce sont les masses qui sont plus bolchéviks que l’avant-garde. » (18) Lénine, quant à lui, parle de la « rapidité d’un ouragan incroyable » (19). Dès la mi-septembre, il martèle : « L’Histoire ne nous pardonnera pas si nous ne prenons pas le pouvoir dès maintenant. » (20) L’irrésistible ascension des bolchéviks culmine finalement dans l’insurrection et la prise du Palais d’Hiver, qui ont lieu dans la nuit du 24 et 25 octobre 1917 sous la direction de Trotsky, et ce presque sans effusion de sang. Le 26 du même mois, le deuxième congrès pan-russe des soviets ratifie le premier Etat ouvrier de l’histoire.

    Le rôle du Parti Bolchévik

    La révolution d’Octobre n’aurait jamais pu aboutir sans l’existence d’un parti capable, comme le disait Lénine, de « concentrer toutes les goutelettes et les ruisseaux de l’effervescence populaire qui suintent à travers la vie russe en un seul torrent gigantesque. » (21). La progression numérique du Parti Bolchévik est saisissante : ne comptant guère plus de 3.000 membres en février 1917, le parti, qu’on qualifiait encore en juillet d’une « insignifiante poignée de démagogues », verra en quelques mois ses effectifs exploser, atteignant en octobre le quart de millions d’adhérents. L’éducation politique des masses s’effectue à travers leur propre expérience ; dans le feu de l’action d’une période révolutionnaire, la conscience des masses évolue à la vitesse grand V. Le Parti Bolchévik a, mieux que les autres, su exprimer les aspirations profondes de la population laborieuse de Russie, et formuler les moyens concrets pour les mettre en œuvre. Un monarchiste moscovite de l’époque reconnaissait sobrement : « Les bolchéviks sont le vrai symbole du peuple. » (22). La construction d’un parti à même de grouper et d’organiser les masses ouvrières, et de les amener avec audace jusqu’à la prise effective du pouvoir, tel fut et reste le mérite et l’apport essentiel du bolchévisme dans l’histoire.


    1. Rosa Luxembourg : Grève de masse, parti et syndicat (1906)
    2. Léon Trotsky : Le conseil des députés ouvriers et la révolution (1906)
    3. Jean-Jacques Marie : Lénine 1870-1924 (2004)
    4. Léon Trotsky : Bolchévisme contre stalinisme (1939)
    5. Ibidem
    6. Ibidem
    7. Rosa Luxembourg : La crise de la social-démocratie (1915)
    8. Marcel Liebman : Le léninisme sous Lénine : 1.La conquête du pouvoir (1973)
    9. Ibidem
    10. Trotsky : Histoire de la Révolution Russe : 2.Octobre (1932)
    11. Jean-Jacques Marie : Lénine 1870-1924 (2004)
    12. Trotsky : Histoire de la Révolution Russe :1.Février (1932)
    13. Pierre Broué : Le Parti Bolchévique : Histoire du P.C. de l’U.R.S.S. (1962)
    14. Ibidem
    15. Ibidem
    16. Jean-Jacques Marie : Lénine 1870-1924 (2004)
    17. Jean-Jacques Marie : Lénine 1870-1924 (2004)
    18. Marc Ferro : La révolution russe (1976)
    19. Pierre Broué : Le Parti Bolchévique : Histoire du P.C. de l’U.R.S.S. (1962)
    20. Ibidem
    21. Lénine : Que faire ? (1902)
    22. Jean-Jacques Marie : Lénine 1870-1924 (2004)
  • Les micro-crédits : Un concept cynique du néolibéralisme

    Incroyable ! Un « banquier » reçoit le prix Nobel de la Paix. Muhammad Yunus est le fondateur de la Grameen-Bank, dont le système de « micro-crédit » a entre-temps rencontré l’estime et l’imitation mondiale.

    D’après Sonja Grusch, porte-parole du Parti de Gauche Socialiste, notre organisation-soeur en Autriche.

    La Grameen-Bank est issue d’un projet pilote en 1983 au Bangladesh et a, d’après leurs sources, accordé des crédits à 6,6 millions de personnes jusqu’à présent, dont 97 % sont des femmes. Aux yeux des organisations gouvernementales et des ONG, ainsi que pour des gens de tendances politiques très variées, les micro-crédits sont aujourd’hui internationalement considérés comme la base essentielle de la lutte contre la pauvreté. Les discours critiques sont rares. La quadrature du cercle a-t-elle effectivement réussi ?

    La Pauvreté : un phénomène de masse en pleine croissance

    L’ONU a proclamé la décennie 1997-2006 « décennie pour la suppression de la pauvreté ». En effet, la pauvreté a grimpé. Il ne suffit pas de tirer des chiffres comme « de combien de dollars par jour dispose un homme ». Les chiffres de mortalité infantile, de malnutrition, d’accès à l’enseignement et aux soins de santé ou de la condition de la femme sont partiellement aussi parlants. Il est un fait que le nombre de famines a augmenté dans les deux dernières décennies. Internationalement, il y avait en moyenne 15 famines par an dans les années 80. A l’arrivée du nouveau millénaire, le nombre de famines avait grimpé à 30 par an. Au même moment, environ ¼ de la population mondiale n’avait pas d’accès à l’eau potable. Dans des parties de l’Afrique et de l’Asie du Sud-est, 40 à 50 % de tous les enfants souffrent de troubles dus à des carences alimentaires. Dans l’Europe de l’Est et les Etats de l’ex-URSS, les réductions et privatisations des soins de santé remettent à l’ordre du jour des maladies liées à la pauvreté comme la tuberculose.

    L’aide au développement n’est pas dépourvue d’idéologie

    Des conceptions de comment aider les pauvres, il y en eu et il y en a toujours beaucoup. Jamais elles ne sont dépourvues d’idéologie. Au contraire, elles suivent dans leur développement le courant dominant sur le plan politique et économique. Quand maintenant le micro-crédit est soutenu et dicté par des institutions comme l’ONU et la Banque Mondiale (BM), la méfiance s’avance.

    Dans la politique économique, la doctrine s’est modifiée de façon déterminante depuis les années 80. Le néolibéralisme est le principe dominant tout et le « fun » du micro-crédit en est une expression. Cette évolution va de paire avec un rapport de force politique changé. Dans les années 60 et 70, les ex-Etats coloniaux s’avançaient sûrs d’eux : ils n’étaient pas encore tombés dans le piège de l’endettement, ils s’étaient débarrassés d’une grande partie de leurs seigneurs coloniaux, et avaient acquis une indépendance du moins formelle. Un système alternatif au capitalisme existait en Union Soviétique même s’il s’agissait alors d’une dictature bureaucratique plutôt que d’une démocratie socialiste. Aujourd’hui, la charge des dettes dans les Etats néocoloniaux est accablante, leur dépendance politique et économique est à nouveau grande, et leurs élites dominantes sont le plus souvent les marionnettes de différents Etats impérialistes.

    Le micro-crédit et la politique agricole

    La politique agricole est un thème international particulièrement brûlant et une source de conflits internationaux, par exemple entre les USA et l’UE, ou encore au sein même de l’UE. C’est pourquoi dans les institutions internationales, principalement l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les questions agraires se trouvent au premier plan. La situation actuelle se résume, pour l’essentiel, par les points suivants :

    • Les pays industrialisés disposent d’excédents agricoles dont ils se débarrassent volontiers en les écoulant dans le « Tiers-monde ».
    • Internationalement, la production agricole est de plus en plus industrialisée. Cela conduit les petits paysans, tout particulièrement dans les pays pauvres, à la perte de leurs terres. Ils se retrouvent alors piégés dans un processus d’endettement que les semences à base d’OGM accélèrent.
    • Les pays industrialisés exportent des produits agricoles vers le « Tiers-monde », qui de son côté est assigné aux importations. Il est contraint de se borner à une production strictement orientée vers l’exportation (café, thé, tabac, etc.).
    • D’un côté, la production agricole des pays industrialisés est fortement subventionnée alors que, de l’autre, des contrats particuliers rédigés par l’OMC interdisent de subventionner les pays néocoloniaux.

    La politique des institutions internationales – comme le Fond monétaire international (FMI), la BM et l’OMC – dans laquelle, par exemple, l’octroi de crédit a été lié à de considérables concessions, aggravent encore l’inégalité.

    • Les subventions de biens de première nécessité ont été fortement réduites voire supprimées. Autrement dit, les prix des produits alimentaires de base et du chauffage ont grandement augmenté, ce qui a pour effet direct de couler rapidement le standard de vie de la population. Le mouvement révolutionnaire de 1998 en Indonésie a été maté grâce à un dictat semblable émanent du FMI.
    • La production agricole a été réorientée vers l’exportation, le rendement ainsi constitué sert à rembourser les établissements de crédits. De cette façon, la population même n’est plus en mesure de subvenir à ses propres besoins alimentaires.
    • Les Programmes d’Ajustements Structurels (PAS) signifient la réduction de subventions agricoles dans les pays plus pauvres. Sur le marché mondial, la production de ceux-ci ne peut pas rivaliser avec celle des Etats impérialistes (qui est elle-même fortement subventionnée).

    Le résultat de cette politique est que, depuis 1995, il y a un accroissement de la sous-nutrition mondiale. Les micro-crédits opèrent également dans ce sens : les crédits sont octroyés, en Inde par exemple, surtout pour construire des petits commerces (magasins). Les gens pauvres sont retirés de l’agriculture au profit du secteur tertiaire (services), et même une partie d’entre eux est utilisée dans la nouvelle chaîne de distribution.

    Il y a de graves conséquences : la dépendance augmente massivement. Tandis que l’agriculture propre ne rapporte que de faibles rendements, ces derniers pourraient cependant permettre d’accéder aux besoins essentiels propres, même sans gagne-pain. Mais via le processus d’abandon du secteur primaire au profit du tertiaire, cela est impossible.

    Les effets secondaires de cette politique font le bonheur des multinationales : la terre est plus facile à racheter aux propriétaires fonciers, jusque-là autochtones, car ils sont endettés par les crédits. Du coup, la dépendance aux aliments issus de l’importation augmente.

    Les micro-crédits et le secteur financier international

    Un argument central pour le micro-crédit est qu’il permet l’accès à l’emprunt à des gens qui, de par leur situation incertaine, n’ont pas droit au crédit « normal ». Ici doit être posée la question suivante : pourquoi la pauvreté ainsi qu’une absence de capitaux chez certains existent-elles dans cette société ? La pauvreté dudit « Tiers-monde » est le résultat d’une exploitation abusive et longue de plusieurs siècles par des Etats impérialistes et colonialistes. Les pays du Tiers-monde ont été systématiquement pillés de leurs ressources naturelles, leurs populations ont été brutalement exploitées et opprimées, et toutes les violences possibles y ont été utilisées pour empêcher le moindre développement industriel indépendant. Les institutions internationales – ONU, FMI, BM, OMC, etc. – ne se sont pas contentées de ne rien faire pour aider ces pays en difficultés, elles ont profondément aggravé la situation déjà particulièrement pénible. Par l’action de la politique néolibérale mise en place depuis les années 80, les contradictions entre riches et pauvres n’ont cessé de s’accroître au sein des pays, de la même façon qu’entre les pays riches et pauvres. Jusque dans les années 70, un crédit ouvert par un ex-Etat colonial était respectivement détenu par son ex-Etat colonisateur. Dans les années, 80, les taux d’intérêt grimpèrent comme jamais auparavant. Ce fut le début du piège de la dette dans lequel se trouvent aujourd’hui enfoncés les pays néocoloniaux. En réalité, on assiste dans les années 80 à un bouleversement du courant capitaliste unique, à savoir que le Tiers-monde alimente en profits les consortiums du monde capitaliste. Par exemple, depuis 1995, la région subsaharienne transfère dans les pays industrialisés du Nord 1,5 milliard de plus qu’elle n’en reçoit. Dans les années 90, l’accès au crédit était fort difficile pour les pays pauvres, et cela a également mené à un manque non négligeable de capitaux. Depuis le passage au nouveau millénaire, cela a encore changé, en partie aussi avec le micro-crédit.

    Une autre raison qui explique l’intérêt nouveau des institutions financières internationales pour les pays pauvres est la suraccumulation mondiale. Le capitalisme se trouve depuis les années 80 dans une dépression – il nécessite des profits toujours croissants. La concurrence internationale grandissant, il faut toujours réaliser des profits plus importants, ce qui a pour conséquence une surproduction massive et mondiale (de ce que les gens sont capables de consommer, pas de ce qu’ils ont réellement besoin). Investir de l’argent dans le domaine de la production rapporte de moins en moins de profits. Cela a pour effet de faire migrer les capitaux, en partie tout du moins, vers le domaine spéculatif. C’est ce qui s’exprime dans le boom du marché financier et par les innombrables nouveaux « produits » financiers liés au domaine spéculatif. Les micro-crédits représentent un nouveau marché financier, une nouvelle couche de clients est découverte, de nouvelles possibilités de placements s’ouvrent pour le capital international.

    L’ONU a appelé 2005 l’année du micro-crédit avec comme but à atteindre 100 millions de gens clients du micro-crédit (ou plutôt endettés par le micro-crédit).

    Les micro-crédits seront octroyés par les ONG, et par les établissements bancaires nationaux et internationaux. Depuis longtemps déjà, ce marché est conquis par les grandes banques telles – en Inde par exemple – la banque d’Etat Bank of India, ou la FTC – filiale de la BM –, ou le Fonds Soros au développement économique, ou encore le Response Ability Global Microfinance Fund, un fond appartenant à diverses banques suisses dont le Groupe Crédit Suisse fait partie. Beaucoup de grandes banques travaillent ici avec des filiales dont le nom provient du concept « Développement » ou de quelque chose de similaire pour clarifier des prétentions dites humanistes. C’est d’ailleurs également un excellent moyen de vendre à des investisseurs critiques des pays industrialisés – qui ne souhaitent pas voir leur argent profiter aux budgets de l’armement ou aux pollueurs – des formes de placement qui leur laisse la conscience tranquille (c’est en partie connu comme « Fonds éthique »). La coordination internationale est chapeautée par la BM.

    L’Agence au développement autrichien (ADA), le Centre de compétence de collaboration au développement de l’Autriche orientale l’écrit de façon très directe : « Contrairement à ce qui était le cas il y quelques années, le micro-financement aujourd’hui ne peut plus être de la charité, mais doit être source de profits. »

    Les OGN agissent souvent en tant qu’intermédiaire entre la banque et le « client », soit par conviction, soit par manque d’alternative, soit parce qu’elles sont le prolongement de la politique. Le rôle que joue les ONG – tout particulièrement dans les pays néocoloniaux – doit être considéré de façon critique, car il est fréquent qu’elles soient installées comme instrument pour imposer la représentation dominante (autrement dit : la représentation des dominants), et pour mener les potentielles résistances aux injustices sur des voies contrôlables.

    Le risque pour les banques est comparativement faible : la mensualité d’un micro-crédit se trouve généralement à hauteur de 90 %, et puis surtout, parce que des aides financières d’Etat existent comme garanties (ce qui ne veut absolument rien dire sur les facilités ou les difficultés que rencontre le débiteur pour rembourser son crédit). En outre, une grande partie des frais engendrés par l’octroi de crédit est sous-traité. Cela veut dire que le conseil et la prise en charge, l’appréciation pour savoir qui a droit au crédit ou pas, le remboursement de dettes et la gestion contribution/remboursement est rempli par les ONG et plus spécifiquement par les preneurs de crédit (qui, pour la plupart, sont considérés comme des membres par la Grameen-Bank). Il s’agit ici d’un travail non rémunéré dont la prestation est une condition préliminaire à l’octroi d’un crédit.

    Quand les crédits sont octroyés en euros plutôt qu’en dollars (il s’agit alors quasiment d’octrois de crédits étrangers), les preneurs de crédit – assis sur un siège ambivalent – portent seuls tous les risques de fluctuation monétaire.

    C’est donc en tout point une excellente affaire qui, de plus, jouit d’une publicité gratuite par le fait qu’elle est associée à une image « humaniste ».

    Mise en pratique d’une idéologie : plus de privé, moins de public

    Depuis longtemps déjà, on sent un recul de la politique de développement de la part des Etats. En 1970, l’ONU s’est donnée pour objectif – depuis ce temps-là constamment – confirmé que les pays « riches » payent 0,7 % de leur PIB pour l’aide au développement. Après que les versements aient augmenté depuis le début des années 60, il a de nouveau chuté depuis cette époque. En ce temps-là, la valeur de ces contributions se situait en moyenne à 0,4 % du PIB ; en Allemagne, à environ 0,3 %. Egalement dans les pays néocoloniaux eux-mêmes, des mesures prises pour lutter contre la pauvreté – comme par exemple des subventions d’aliments de première nécessité – furent supprimées, en partie sous la pression du FMI et de la BM. La conception que mettre fin à la pauvreté par des versements des Etats riches (et non pas par les entreprises qui profitent de l’exploitation de ces pays) peut et doit être remis en cause, mais la chute des aides au développement reflète une fois de plus la tendance générale à la privatisation ; tendance que l’on appréhende complètement dans cette politique de sous-aide.

    Ainsi, pendant que d’un côté on assiste à un recul des mesures étatiques, on a de l’autre côté une énorme propagande en faveur du micro-crédit. Dans les années 70, on savait que « la faim n’est pas un hasard » et la responsabilité du colonialisme et de l’impérialisme envers la pauvreté était bien connue. En ce temps-là, beaucoup d’Etats anciennement coloniaux menaient une politique autarcique, autrement dit, ils essayaient de cultiver et de produirent eux-mêmes leurs biens de façon à se rendre indépendant des importations étrangères (ce qui pris fin à l’époque de la concurrence internationale croissante des pays impérialistes, notamment à cause de l’action de l’OMC). Il faut également déceler un changement de paradigme dans la compréhension de la responsabilité envers la pauvreté. Les micro-crédits créent justement l’illusion que, maintenant, chacune et chacun aurait la possibilité de se libérer de la pauvreté. « Chacun de sa chance est l’artisan. » est sans cesse répété par la propagande du micro-crédit. Dans cette maxime, il faut surtout comprendre : qui reste pauvre en dépit de ces magnifiques possibilités, celui-là est coupable.

    Dans l’explication du micro-crédit de 1997, on remarque que les micro-crédits seraient la victoire du pragmatisme sur l’idéologie. Il serait plus juste de dire que les micro-crédits sont le changement d’une idéologie pour une autre.

    La position de Muhammad Yunus, détenteur du prix Nobel, correspond bien à ce changement d’idéologie. Par exemple, il se positionne contre la suppression de la dette du Tiers-monde et pense que « les hommes grandissent grâce aux défis et non par des remèdes de soulagement ». En cela, il néglige complètement que vivre au Bangladesh – pour ne citer qu’un exemple – est déjà en soi un défit au quotidien, et qu’il ne s’agit là en rien de cadeaux, mais tout simplement de mettre fin à l’exploitation.

    Qu’apportent les micro-crédits aux pauvres ?

    Après toute cette critique, on pourrait malgré tout noter que les micro-crédits aident les pauvres, qu’il s’agit de procédés win-win et que par conséquent, banques et entreprises en profitent au même titre que les pauvres. Mais la réalité est toute autre. Aucune étude approfondie n’a été menée sur l’effet des micro-crédits. A ce sujet, il existe toute une série d’exemples individuels d’ordre sentimental et complètement vides de consistance comme des femmes auxquelles un micro-crédit a permis de garder une vache et de renforcer leur confiance en elles. Pourquoi ces études n’ont-elles pas été menées ? En soi, c’est déjà une question pertinente : pourquoi un projet semblable et de si grande ampleur n’est-il pas pesé globalement afin d’en tirer un bilan ? Il y a de la part de critiques une série d’enquêtes et d’exemples qui démontrent les conséquences négatives des micro-crédits.

    Les micro-crédits ont dans leur règlement de très hauts taux d’intérêts. La Grameen-Bank exige des crédits à ouvrir une rente d’au moins 20 %, mais il existe aussi des taux d’intérêts qui vont jusqu’à 40 %. Ces valeurs sont certes moins élevées que chez les prêteurs d’argent privés là-bas, mais elles sont plus hautes que les plus grand crédit dans les banques d’Etat, par exemple. Les taux exorbitants sont légitimés avec de lourdes dépenses administratives pour accorder les crédits et pour gagner des « clients ». Toutefois, ces coûts et prestations sont sous-traités ; ils sont pris en charge en grande partie par les emprunteurs mêmes. Et les grandes banques n’investissent dans un secteur que si ce dernier promet des profits.

    Par le changement d’une économie agricole – qui permettait une certaine indépendance – au secteur des services, la dépendance des emprunteurs s’est accrue, car ils sentent souvent venir le cercle vicieux.

    L’endettement des emprunteurs monte, de façon individuelle ou par l’intermédiaire d’associations d’entraide. Celles-ci constituent la structure de base pour les établissements de crédits et leurs octrois. Les gens qui en font partie n’ont généralement aucune expérience des « grandes » quantités d’argent (or, comme ils sont tous détenteurs de micro-crédits, ils ont encore plus à payer ensemble qu’individuellement). De plus, une grande partie des crédits sont utilisés pour des dépenses immédiates dans des situations de besoin, en cas de mauvaise récolte, de mort d’un membre, etc., ce qui ne correspond pas à des revenus mais à de nouvelles dettes à venir. Et là où des crédits sont risqués pour investir, il y a – comme le montre une étude en Inde du Sud – une pression des banques pour investir dans des magasins (les femmes, par exemple, qui préfèreraient investir dans des vaches sont « convaincues » d’investir dans un magasin). Ces magasins sont rarement rentables, ce qui est logique car : qui va y aller pour faire ses courses ? La population locale n’a pas d’argent ; s’il y avait une demande de tels magasins, il y en aurait déjà depuis longtemps. Mais les banques – qui poussent les gens à investir en masse dans des affaires non rentables – se fichent éperdument de savoir d’où puisse venir l’argent pour rembourser le crédit. Souvent les banques conseillent à leurs clients de faire des emprunts comme s’il s’agissait d’épargne (que pourrait-on gagner sans s’endetter). Andrah Pradesh, qui est fréquemment présentée comme « l’histoire à succès des micro-crédits », est également l’Etat fédéré d’Inde qui connaît le plus grand nombre de décès pour cause d’endettement.

    Il n’y a pas de micro-crédit pour les plus pauvres des pauvres. A cause de critères de sélection qui devrait indiquer une certaine « capacité de crédit » (donc, la chance de pouvoir rembourser le crédit), tous ceux qui, par exemple, sont incapable de travailler, restent des demandeurs de crédit exclus.

    L’argument peut-être le plus fréquent en faveur du micro-crédit est qu’il permet aux femmes des sociétés fortement patriarcales de renforcer leur indépendance. En effet, dans la majeure partie des cas, ce sont les femmes qui sont préférées ou seules comme clientes de micro-crédits. Souvent des associations d’entraide sont mises sur pied ou, en réalité, instrumentalisées. La rencontre de femme dans des groupes, l’échange d’expérience, etc. est naturellement positif pour l’assurance personnelle (il est d’ailleurs étrange que ces structures n’aient pas été créés de toute façon avant le micro-crédit). Mais plus les crédits amènent dans les centres la préoccupation de leur exécution et de leur prise en charge, plus les autres thèmes (violence familiale, place de la femme dans la société) sont mis à l’arrière plan. Souvent, les associations d’entraide sont également utilisées par l’Etat ou par les établissements de crédit (par exemple la Grameen-Bank) pour imposer leurs conceptions au regard des plannings familiaux, d’hygiène, etc. Même quand ces conceptions peuvent être positive (par exemple, ne boire que de l’eau qui a été portée à ébullition), elles s’expriment de façon très paternaliste. Dans les associations d’entraide, on doit également rapporter des évolutions négatives quand les projets ne remportent pas le succès économique et que le remboursement des dettes mène aux conflits dans le groupe. Ce qui est particulièrement négatif, c’est que – dû au fait que ce sont avant tout les femmes qui reçoivent les crédits, mais que les structures familiales ne changent pas – ce sont avant tout les femmes qui tombent dans le piège de la dette. La femme prend un crédit, l’homme l’utilise, mais pas pour payer des choses que lui-même ne payerait pas (l’argent pour les études des enfants, par exemple), et la femme doit ensuite rembourser le crédit en prenant un travail supplémentaire ou en renonçant davantage à ses propres besoins.

    Quelques remarques pour terminer

    Les micro-crédits sont une affaire où des millions – si pas des milliards – de dollars sont en jeu. Les institutions à qui cette charge est confiée sont très différentes. Chaque critique ne peut pas s’appliquer à chacune d’entre elles. Il est indubitable qu’il existe aussi des expériences positives avec des preneurs de crédit qui ont réussi à améliorer leur vie.

    Mais il est primordial de noter que les micro-crédits ne sont en rien une solution à la faim et à la pauvreté. Le mensonge colossal du capitalisme – que chacun peut, de « plongeur », devenir millionnaire – ne deviendra pas subitement une vérité à force d’être répété. Le Bangladesh est volontiers utilisé comme exemple maternel pour illustrer le « succès » du micro-crédit. La population du Bangladesh souffre entre autres d’une eau potable contaminée par l’arsenic et de fréquentes inondations (qui par suites du réchauffement de la planète a été encore davantage aggravé). A ces deux problèmes, il n’y a pas de solution individuelle.

    Au 19e siècle aussi, il y avait l’espoir – grâce à des associations de production et de consommation – d’ériger quasiment des « îlots sociaux » dans le capitalisme. La tentative d’Hugo Chávez au Venezuela de construire une forme d’économie parallèle et juste va également dans ce sens.

    Mais en définitive, tous ces débuts ont échoué dès qu’il s’agissait de supprimer aux gens la pauvreté, l’exploitation et la faim. A partir du moment où la distribution équitable des richesses n’est pas naturelle, ces problèmes ne sont pas non plus solvables par des réponses individuelles. Et justement, les micro-crédits agissent dans le sens d’une individualisation ; les questions par exemple d’une résistance aux prix exorbitants des semences ou à la distribution inéquitable de la terre ne sont pas posées. La faim et la pauvreté sont la conséquence d’un ordre économique dans lequel les profits sont le point de rotation et d’attraction. Le capitalisme a besoin de chômage et de pauvreté pour pouvoir réaliser ses profits. Un capitalisme social – tout particulièrement pour l’ensemble des hommes dans le monde – est une utopie qui contredit les besoins et les mécanismes du système.

    Il est nécessaire, ici et maintenant, de lutter contre la pauvreté et la faim, mais une suppression de ces fléaux de l’humanité n’est possible qu’avec une suppression du capitalisme.

  • Retour sur les idées du Che 40 ans après sa mort

    Le 9 octobre marquera les 40 ans de l’assassinat de (du) Che Guevara par la CIA alors qu’il menait une lutte révolutionnaire en Bolivie, après avoir combattu à Cuba et au Congo dans le but de renverser l’exploitation impérialiste. La Bolivie est justement un de ces nombreux pays d’Amérique Latine où se déroule actuellement une forte radicalisation des masses face au capitalisme. Cette radicalisation pousse certains dirigeants populistes de gauche comme Chavez au Venezuela à adopter des mesures anti-néolibérales et à faire référence notamment aux idées socialistes du Che.

    Baptiste (EGA-LLN)

    La Révolution Cubaine

    Une lutte à laquelle prit part le Che fut celle que menait le Mouvement du 26 juillet (M26-7) de Fidel Castro à Cuba pour renverser la dictature de Batista, soutenue par les USA. Alors que le Che était déjà un marxiste convaincu, le M26-7, lui, ne présentait pas de perspectives socialistes. Le programme présenté par Fidel Castro était celui d’une révolution démocratique bourgeoise, ne dépassant pas les frontières nationales.

    Le M26-7 remporta cette lutte en 1959, à l’issue d’une guérilla de trois ans. La révolution inquiétait l’impérialisme américain car, bien que n’étant pas socialiste, elle entravait les intérêts américains dans l’île. La réforme agraire, par exemple, n’arrangeait en aucun cas United Fruit qui possédait plus de 100 000 ha à Cuba.

    La contre-révolution

    Dès lors, la contre révolution eut lieu, avec notamment la tentative d’invasion manquée de la baie des cochons. Une telle tentative est courante dans l’histoire de l’Amérique latine, que les USA considèrent comme leur chasse gardée. Ainsi les USA renversèrent entre autres Arbenz au Guatemala et Allende au Chili car ceux-ci menaçaient les énormes profits américains dans ces pays.

    Néanmoins, à Cuba, la contre- révolution échoua et cela eut de l’importance. Castro en arriva à la conclusion que la révolution ne vaincrait qu’en expropriant les capitalistes, ceux-ci étant à la base de la contre-révolution. Au final, ceci prit forme avec la mise en place de l’économie planifiée. La présence de l’URSS fût, elle aussi, un facteur déterminant dans ce monde bipolaire.

    Le fait est que le M26-7 n’avait pas de perspective socialiste, et lorsqu’il dût mettre en place une économie plani- fiée, il se tourna vers l’URSS et en copia des éléments bureaucratiques.

    Si l’économie planifiée permit des avancées sociales inouïes dans l’éducation, le logement et les soins de santé, il faut noter que la bureaucratie est apparue comme un frein à ce développement.

    L’attitude du Che

    Contre l’avis du Che, cette bureaucratie, poussée par l’URSS, a par exemple préféré persévérer dans une monoculture sucrière plutôt que de procéder à une industrialisation plus poussée. Le Che décrit très vite ces problèmes liés à la gestion bureaucratique.

    En outre, étant marxiste, Che Guevara défendait une optique internationaliste de la révolution. Ainsi, il partît pour le Congo et ensuite la Bolivie où il tenta de répliquer le modèle de la guérilla cubaine victorieuse. Ce fut un échec et il finit par le payer de sa vie, assassiné dans un maquis bolivien. Une première conclusion s’impose : le Che connut la limite de la guérilla, confronté au banditisme au Congo et à l’isolement en Bolivie.

    Le rôle des masses

    A Cuba, la révolution fut menée par un groupe restreint de personnes décidées,. Les masses ouvrières et paysannes ne participèrent pas réellement au processus révolutionnaire. Or, la prééminence de la classe ouvrière est indispensable pour mener une révolution : les travailleurs sont capables de plonger l’économie dans l’immobilité via une grève insurrectionnelle révolutionnaire. Avec la mise sur pied de comités de grève, un pouvoir parallèle peut voir le jour. Pouvoir qui prendra alors le dessus par rapport au pouvoir en place, et ce, grâce à la gestion et au contrôle des moyens de production par la population. Ces comités sont les premiers pas vers une démocratie ouvrière indispensable à la construction d’une société socialiste.

    Ainsi, un parti révolutionnaire dans lequel s’organiserait la partie la plus consciente des masses laborieuses est nécessaire. A Cuba, un tel parti ayant une perspective socialiste internationale était absent.

    Les masses ne furent donc pas impliquées dans le processus révolutionnaire, ce qui ne permit pas l’instauration d’une réelle démocratie mais bien l’émergence d’une bureaucratie, avec ses privilèges, ses dérives économiques et le danger d’une restauration capitaliste, comme ce fut le cas en URSS.

    Actuellement, de nombreux mouvements de masses émergent en Amérique Latine et présentent des éléments révolutionnaires. Quand certains se réfèrent aux idées socialistes du Che, il est crucial de pouvoir tirer les leçons du passé en soulignant l’importance d’un parti révolutionnaire international. Celui-ci permettra d’organiser les travailleurs internationalement vers le socialisme, car l’exploitation ne connaît pas de frontières.

  • Pôle Nord. La glace recule, l’impérialisme avance

    Pôle Nord

    Une véritable bataille s’est engagée ces derniers mois pour le contrôle de la région du Pôle Nord, sous les plis du drapeau de la recherche scientifique.

    Frederik De Groeve

    Le Danemark et la Russie essaient l’un comme l’autre de prouver par des données sismographiques que le Pôle Nord leur appartient sur le plan géologique. Le Canada et les Etats-Unis veulent marquer ce territoire en envoyant de nouveaux navires de patrouille et de projetant d’y installer de nouvelles bases militaires. Enfin, la Norvège veut aussi avoir son mot à dire puisqu’elle possède le territoire voisin du Spitzberg. Comment expliquer cet intérêt soudain pour le Pôle ?

    L’accumulation des gaz à effet de serre – principalement le CO2 issu de l’utilisation massive de combustibles fossiles comme le pétrole – provoque un réchauffement du climat. Et – bien que les politiciens et les médias en donnent souvent une image déformée et confuse – le réchauffement de la terre a des conséquences catastrophiques pour l’homme et la nature. Ces conséquences sont déjà clairement visibles maintenant et ne feront qu’augmenter à l’avenir. Et parmi ces conséquences, il y a la fonte rapide de la calotte glaciaire.

    Suite à la diminution de la couche de glace, la région polaire devient navigable pendant les mois d’été. Il y a quelques semaines, des chercheurs russes et danois ont atteint le Pôle Nord en bateau.

    L’intérêt pour le Pôle n’est pas que scientifique : de nombreux indices font penser que, sous le fond de l’océan, se trouvent des réserves de pétrole et de gaz qui seraient facilement exploitables après la fonte complète de la calotte glaciaire.

    En préparant une « ruée vers l’or noir » sous le territoire du Pôle, les puissances capitalistes admettent ouvertement n’avoir nullement l’intention de solutionner les problèmes de climat. Tous ces pays, à l’exception des Etats-Unis, ont pourtant signé le protocole de Kyoto, qui était présenté comme une tentative pour limiter le réchauffement de la terre. Mais la réalité nous montre que ce protocole n’était qu’un cache-sexe. En fin de compte, ce sont les intérêts économiques qui priment. La présence potentielle de pétrole sous les glaces du Pôle est beaucoup plus intéressante pour les capitalistes que la bombe à retardement écologique qu’on place sous la planète.

  • Le fascisme en Russie : de la moisissure sur un système pourri !

    Avec l’implosion de l’URSS et la braderie des entreprises d’Etat qui a suivi, le capitalisme a refait son entrée en Russie. Bien que quelques oligarches sont devenus riches comme Crésus, pour les couches larges cela a surtout signifié une période de précarité et de luttes pour survivre. En bien des points, la vie est devenue plus difficile, même 16 après l’effondrement de l’Union Soviétique: l’espérance de vie a chuté de 10 ans et la tubérculose a fait sa réapparition, tout comme la prostitution, l’abus d’alcool et de stupéfiants.

    Amaury Vanhooren

    Comme nous l’avons déjà mentionné sur ce site, le fascisme se forme dans une situation de désespoir social profond. Après la chute du stalinisme – qui prétendait être le socialisme mais n’en était qu’une caricature – un grand désarroi idéologique dominait et le véritable socialisme ne fut pas vu comme la réponse à la crise. En conséquence, une marge de manoeuvre plus large existait pour un nationalisme violent et des groupes néonazis.

    Un mouvement dangeureux d’extrême-droite s’est enracinné dans cette misère sociale. Si les chiffres cités varient, il y aurait cependant en Russie près de la moitié des skinheads d’extrême-droite : ce mouvement y compterait 50.000 personnes, pour 60 à 70.000 dans le reste du monde.

    Ces skinheads néonazis sont particulièrement agressifs et dangeureux, tellement que plusieurs univésités recommandent à leurs étudiants étrangers (et surtout africains) de ne pas sortir le 20 avril (date de naissance d’Adolf Hitler). D’autres universités ont déjà annoncé la formation de groupes d’autodéfenses, ce qui est rendu nécessaire au vu du fait que les autorités ne s’activent que rarement pour rechercher ces skinheads. Quand on sait que 254 crimes ont été dénoncés en 2004, dont 40 mortels, cela ne peut que surprendre. Si un malfaiteur est arrêté, le motif de racisme n’est que rarement repris dans l’acte d’accusation. Plus sinistre encore : si ces néo-fascistes respectaient encore auparavant un certain « code d’honneur » (bien entendu restreint) en ne s’en prennant qu’à des hommes, aujourd’hui femmes, enfants et personnes agées peuvent être victimes d’agressions.


    Voici quelques actions « héroïques » de ces skinheads :

    • En septembre 2005, 12 skinheads ont attaqués un groupe de gitans tadjiks. Nilufar Sangbaeva (5 ans) est décédé sur place tandis qu’une fillette de 6 ans a succombé à l’hôpital.
    • Khursheda Sultanova, une fillette tadjiks de 9 ans, a été assassinée à St-Petersbourg.
    • En mars 2006, Lillian Sissoko, également agée de 9 ans, d’origine russo-africaine, a été assassinée.

    Nashi : un groupe néonazi lié au Kremlin

    Nashi peut se traduire par « Nous » ou « Les nôtres ». Un peu comme après un match de football : « Les nôtres ont gagné. » Mais si dans ce cas l’expression est relativement banale, dans la situation du nationlisme russe, ce « nous » est un exclusif, impliquant l’existence de « eux », les autres, ceux qu’il faut écarter ou éloigner.

    Même si le groupe Nashi n’a pas une passif d’actes de violence aussi long que d’autres groupuscules, sa fondation marque un pas de plus posé vers l’abîme fasciste. En effet, Nashi est directement lié au Kremlin et au président Poutine.

    Durant l’été 2007, Nashi a organisé un camp de plus de 3.000 participants qui n’ont rien dû payer grâce au financement du Kremlin. Au programme : exercices physiques et discours sur la grandeur de la Russie, la guerre en Tchétchénie, le président Poutine, entre autres louanges sur l’armée russe ou la famille. Un élément était particulièrement révélateur des liens entretenus entrer les autorités et le groupe Nashi ; il y avait à ce camp des fonctionnaires de l’Etat civil qui pouvaient marier des couples : 25 mariages y furent ainsi célébrés et légalement reconnus. Ceux qui pensent voir une certaine analogie avec les « Hitler jugend » sont nombreux : en introduisant ce terme en allemand, « Putin jugend », sur Google, on obtient 294.000 hits.

    Mais Nashi n’est pas seulement un mouvement de jeunes amoureux qui roucoulent en pensant à la grande Russie. Nashi est activement impliqué dans les attaques contre les ambassades de Suède et d’Estonie à l’occasion des troubles concernant un monument de soldats russes. L’ambassadeur britannique a également été physiquement attaquée suite à l’affaire Litvinenko. Au congrès fondateur du parti Yabloko, Ilya Yashin et Oleg Kashin, journalistes au journal Kommersant, furent pris à partie. En géneral, Nashi s’en prend aux opposants politique du Kremlin, provoque des charges de police sur leurs manifestations et sème divers troubles.

    Avec tout cela, la Russie est encore loin d’être un Etat fasciste, il y a par exemple encore des syndicats indépendants. Mais les premiers pas inquiétants sont franchis quand le gouvernement encourage la violence de rue contre les opposants politiques. Dans de pareilles conditions, le travail du mouvement ouvrier est évidemment souvent difficile. Mais petit à petit, la résistance des travailleurs et de leurs familles s’organise, surtout dans les centres industriels. C’est au sein de la classe ouvrière que se trouve la clef pour sortir de cette situation.

  • Ecole d’été. Meeting : 90 ans après la révolution russe, quelle est son actualité ?

    Si nous avons tenu un tel meeting durant notre école d’été, c’est parce que nous basons nos méthodes sur l’expérience passée du mouvement ouvrier. A travers celle-ci, nous pouvons acquérir une meilleure vision de la manière dont un mouvement se développe. D’une façon générale, cette expérience passée nous a démontré l’importance de la classe ouvrière et de la construction de ses instruments de lutte. Quant à la révolution russe, elle nous a montré qu’il était possible de briser les chaînes du capitalisme.

    Durant ce meeting, quatre orateurs ont pris la parole : Lucy Redler, de notre organisation-sœur en Allemagne, Sandi Martinez, de notre organisation-sœur au Venezuela, Denis Youkovitch, de notre organisation-sœur en Russie et enfin Peter Taaffe, de notre Secrétariat International.

    Lucy Redler : « La révolution russe ne fut pas seulement un événement russe : l’exemple de l’Allemagne »

    « John Reed a eu bien raison d’appeler son livre-reportage sur la révolution russe « Les 10 jours qui ébranlèrent le monde » : l’enthousiasme créé par cet événement unique a été gigantesque. D’emblée, la révolution russe est devenue un point de référence crucial pour tous ceux qui voulaient en finir avec le capitalisme et la guerre.

    L’écho formidable de la Révolution russe en Allemagne

    En Allemagne, comme dans d’autres pays, ce n’est pas seulement le front qui a été touché par l’onde de choc de la révolution, l’arrière également en a subit l’influence. Mais dès avant 1917 existait déjà une couche de militants radicaux qui n’avaient pas accepté la trahison direction du SPD, le parti social-démocrate allemand qui s’était aligné sur sa bourgeoisie dans la guerre. Ces militants radicaux sortirent peu à peu de l’isolement et l’on a vu, par exemple, une grève se développer en avril 1916 contre les souffrances et les privations imposées par la guerre. Les principales figures parmi ces militants radicaux étaient Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, les fondateurs du groupe Spartakus qui a rassemblé les révolutionnaires.

    La révolution russe eut pour effet de radicaliser la classe ouvrière allemande, ce qui entraîna une vague de grèves et de protestations diverses. L’aile gauche du SPD scissionna et créa un nouveau parti, l’USPD, centriste et pacifiste. Tant parmi les masses que parmi les révolutionnaires, le slogan bolchévique de « paix sans annexions » avait un gigantesque échos. Deux mois à peine après l’Octobre Rouge russe, une grève réclamant la fin de la guerre fut menée par les deux tiers des travailleurs allemands. Des travailleurs allaient jusqu’à saboter dans les usines les tanks qui étaient destinés à être envoyés en Russie pour soutenir les contre-révolutionnaires durant la guerre civile.

    Le développement des idées révolutionnaires en Allemagne revêtait une importance particulière pour les bolcheviks. Quand, en septembre 1917, Lénine déclara que l’on se dirigeait vers une chaîne de révolutions, il ne faisait qu’exprimer une certitude répandue chez tous les révolutionnaires : ils ne croyaient pas au « socialisme dans un seul pays ». Dans la Pravda, le journal des bolcheviks, Lénine salua les révolutionnaires russes qui avaient enclenché la révolution mondiale. A ce moment, l’Allemagne avait la classe ouvrière la plus organisée au monde. Nadeja Kroupskaïa, la femme de Lénine, raconta que les premiers jours de la révolution allemande furent les plus beaux de la vie de Lénine.

    Très rapidement, Karl Liebknecht proclama la naissance de la république socialiste allemande du balcon du palais du Kaiser Guillaume II en tendant la main aux révolutionnaires du monde entier pour qu’ils continuent la révolution.

    Hélas, la vieille machine d’Etat était encore sur pied et grâce à l’aide de l’armée et à la trahison de la direction des sociaux-démocrates, la révolution a été noyée dans le sang. Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg ont été exécutés, ce qui a laissé la classe ouvrière allemande et le tout jeune Parti Communiste allemand sans direction.

    En fin de compte, lors de la révolution allemande, les soviets et conseils ouvriers n’étaient pas assez organisés, il n’y avait pas une direction révolutionnaire reconnue par la classe ouvrière et l’influence du groupe Spartakus le jour où éclata la révolution était hélas trop faible.

    La défaite de la révolution allemande et ses monstrueuses conséquences

    Malgré tout, le processus révolutionnaire dura jusqu’en 1923. Cette défaite de la révolution allemande a eu des répercussions énormes au niveau international et pour l’Allemagne même. Si la révolution avait triomphé, l’histoire aurait été totalement différente. Le nazisme n’aurait jamais vu le jour, la Deuxième Guerre Mondiale non plus. D’autre part, l’isolement des révolutionnaires russes dans un pays arriéré a ouvert la voie à la réaction et à la dictature bureaucratique. En 1924, Staline mit en avant le « socialisme dans un seul pays », à la fois pour se débarrasser de la tâche de la construction de la révolution mondiale ainsi que pour protéger les intérêts de la bureaucratie et ses privilèges, y compris en empêchant le développement d’une autre révolution qui aurait remis tout cela en cause.

    Ainsi, quand le nazisme gagna en importance et en influence, les directions du Parti Communiste stalinisé et du Parti Social-Démocrate ont refusé le front unique ouvrier pour empêcher la prise du pouvoir par le fascisme, comme l’avait préconisé Léon Trotsky.

    Après la Deuxième Guerre Mondiale, une économie planifiée a été instaurée en RDA, mais sans contrôle démocratique de la classe ouvrière.

    Malgré tout ça, les Allemands croient encore dans une certaine mesure au socialisme. Malgré le stalinisme et la propagande actuelle contre le socialisme, 48% des anciens Allemands de l’Est pensent que le socialisme et la démocratie sont possibles. »

    Sandi Martinez : « Au Venezuela : le Socialisme ou la mort ! »

    « Notre révolution doit être internationale. A ce titre, deux points sont particulièrement importants pour la révolution russe.

    • La conscience des travailleurs. En Russie, l’évolution de cette conscience entre 1905 et 1917 a été fort grande.
    • Le rôle de Lénine et Trotsky dans le cadre du développement de cette conscience pour que les travailleurs prennent le pouvoir pour construire une société socialiste.

    Il y a un parallèle à faire avec le Venezuela. Aujourd’hui, la conscience que les travailleurs doivent prendre le pouvoir par eux-même n’existe pas. Une des tâches les plus importantes de notre organisation au Venezuela est de faire prendre conscience de cette nécessité aux travailleurs vénézuéliens. Les conditions existent pour effectuer cette prise de pouvoir, mais il manque encore un instrument – une organisation – et une direction. Construire cet outil de lutte est une tâche cruciale.

    Nous pensons que le parti révolutionnaire de masse dont les masses vénézuéliennes ont besoin n’a rien à voir avec le nouveau parti de Chavez qui ne se construit pas à partir du bas de la société. Ce que nous voulons est un véritable parti révolutionnaire, pas un mélange des anciennes organisations plutôt réformistes qui ont récemment fusionné. Il est absolument nécessaire d’avoir une idéologie claire.

    Quoi qu’il puisse arriver à l’avenir, nous devons nous assurer que le thème du parti des travailleurs ne tombe pas à l’eau.

    Le socialisme ou la mort ! »

    Denis Youkovitch : « Les acquis de la révolution ont été dégénérés par Staline et la bureaucratie »

    La révolution russe a été le tournant le plus fondamental dans l’histoire humaine. Pour la première fois de l’Histoire, ce sont les travailleurs qui ont pris le pouvoir entre leurs mains en montrant qu’un autre monde était possible.

    Malheureusement, cette expérience n’a pas été aussi loin que ce que nous voulions.

    Le premier des acquis obtenus par la révolution russe, l’économie planifiée, a permis à la Russie arriérée de faire des bonds gigantesques en avant. Il faut ajouter à cela bien d’autres acquis dont l’un des plus importants a été le droit laissé aux minorités à disposer d’elles-mêmes.

    Mais tout cela a été dégénéré par Staline et la bureaucratie. Aujourd’hui, la bourgeoisie russe, qui descend de la bureaucratie, tente de récupérer l’Histoire à son avantage. Mais le capitalisme créé lui-même ses fossoyeurs.

    Jeunes et travailleurs remettent actuellement de plus en plus en cause le système d’exploitation capitaliste.

    Pour en finir avec la pauvreté : en avant vers la révolution socialiste mondiale ! »

    Peter Taaffe : « Faisons du 21e siècle celui de la révolution socialiste ! »

    « Durant cette semaine d’école d’été, nous avons déjà beaucoup discuté, mais il est absolument correct de prendre le temps de regarder cet événement qui a été le plus grand de l’histoire.

    Comment les capitalistes voyaient-ils la révolution russe ?

    Un général russe s’étonnait, et s’indignait, de voir par exemple un concierge devenir ministre, de voir des travailleurs prendre en main leur destinée. Mais sur le coup, la classe capitaliste n’a cependant pas accordé beaucoup d’importance à l’événement. L’ambassadeur de France déclara même qu’un régiment de cosaques suffirait à faire revenir l’ordre. Même l’écrivain Maxime Gorki, pourtant compagnon des bolcheviks, estimait que la révolution russe ne durerait pas deux semaines.

    Ce n’est que par après que s’est enclenchée la plus grande campagne réactionnaire de tout les temps.

    Le grand quotidien bourgeois anglais The Times titrait régulièrement « Lénine assassiné par Trotsky », « Trotsky assassiné par Lénine »,… et même une fois en première page « Trotsky a assassiné Lénine au cours d’une bagarre d’ivrognes ». Mais cette campagne est restée sans effet !

    Pour les masses, la révolution russe n’était pas vue comme un désastre, mais comme une porte ouverte vers un avenir meilleur. Suite au manque d’effet de cette propagande, c’est la pression militaire qui s’est exercée sur la Russie, à tel point qu’à un moment, il ne restait presque plus que Moscou et Petrograd sous le contrôle des soviets. Si ces derniers ont réussi à aller jusqu’à la victoire, ce ne fut pas grâce à la puissance militaire, mais bien grâce au fait que les révolutionnaire surent gagner à eux les masses exploitées de Russie. Car la guerre civile fut en premier lieu politique.

    Après la guerre civile, la campagne menée par les capitalistes fut une campagne de distorsion de l’histoire. Jusqu’à la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’Union Soviétique, c’était assez logique. Mais pourquoi continuer après ?

    C’est que les capitalistes du monde entier craignent que cela se reproduise un jour.

    Tirons les leçons de la révolution russe !

    Nous ne vivons pas du passé, nous apprenons de lui. Marx et Engels avaient ainsi analysé la révolution française pour comprendre le flux et le reflux révolutionnaire. Lénine et Trotsky ont quant à eux regardé la Commune de Paris en 1871 ou encore la première révolution russe de 1905. De la même manière que les généraux regardent les batailles passées pour améliorer leur technique, nous devons apprendre de l’expérience de la classe ouvrière.

    Les bourgeois ne comprennent pas que la révolution est un processus qui englobe de larges masses et dans lequel les révolutionnaires agissent par la propagande et l’agitation. La révolution ne se fait pas sous l’action de « grands hommes ».

    C’est la guerre impérialiste de 14-18 qui a accéléré le rythme de la révolution. Mais il n’y eut que deux hommes qui ont compris ce qui se passait en Russie dès le mois de février 1917, l’un à Zurich, l’autre à New-York : Lénine et Trotsky. A l’opposé des autres Bolcheviks, y compris Staline, ils ne voulaient accorder aucun soutien au Gouvernement Provisoire qui succéda au Tsarisme et qui défendait en dernière instance les intérêts de la bourgeoisie. Il y a là un parallèle à faire avec Bertinotti et Refondacione Comunista actuellement en Italie, qui sont entrés dans le gouvernement de Prodi. Quand Lénine est arrivé à la gare de Saint Petersbourg et qu’un jeune lui déclara son désir de le voir intégrer le Gouvernement Provisoire, il l’écarta et s’adressa à la foule en saluant les travailleurs russes pour avoir commencé la révolution mondiale.

    Les Bolcheviks n’avaient au début que peu d’influence mais, malgré cela, les pressions qu’ils eurent à subir de toutes parts furent gigantesques. Mais ils sont allés vers les masses en ignorant les querelles parlementaires. Aujourd’hui, agissons de même : ignorons les bureaucrates syndicaux et allons nous adresser à la base !

    Mais Lénine ne disait pourtant pas directement qu’il fallait renverser le Gouvernement Provisoire : il fallait que la classe ouvrière apprenne peu à peu sous la propagande bolchévique dont les slogans étaient : « Tout le pouvoir aux soviets » et « A bas les 10 ministres capitalistes ».

    Nous ne pourrons pas ici entrer dans tous les détails et tous les niveaux de la révolution russe mais cet événement doit être étudié avec la plus grande attention.

    En juillet 1917, à Petrograd, la classe ouvrière est descendue dans la rue : après avoir fait la révolution, les travailleurs se sont aperçu qu’on leur volait les fruits de leurs luttes. Et cette question reste d’actualité : comment faire pour aller jusqu’à la victoire ? Il ne faut pas s’arrêter, on ne peut pas faire la révolution aux trois-quarts.

    Faire la révolution jusqu’au bout

    Quand en 1936, suite à la tentative de coup d’Etat fasciste, les travailleurs espagnols sont passés à l’offensive dans les rues, les capitalistes sont partis, il ne restait plus que leurs ombres. Les 4/5 de l’Espagne étaient aux mains des travailleurs. Hélas, cela se termina pourtant par un échec car le processus révolutionnaire n’est pas allé jusqu’au bout et avait été freiné sous le mot d’ordre de « lutter d’abord contre le fascisme ». En définitive, ce sont les fascistes qui remportèrent donc la victoire.

    Le 20e siècle a été un siècle de révolutions : en Russie en 1905 et 1917, en Chine en 1926-27, en Allemagne en 1918-23, en Espagne en 1936, mai ’68 en France,…

    En 1968, De Gaule avait même quitté le pays et imaginait marcher sur la France avec le général Massu. Pourquoi cet événement fut-il un échec pour les travailleurs ? Il n’y avait pas de parti révolutionnaire de masse, le Parti Communiste stalinisé jouant le jeu de la réaction.

    Les historiens bourgeois disent que le stalinisme découle du léninisme. L’objectif est de détruire le bolchévisme. Mais Staline représentait la réaction totalitaire de la bureaucratie contre l’émancipation libératrice du socialisme. Trotsky a passé le reste de sa vie à lutter contre Staline et l’a payé de sa vie.

    Rendons hommage à la révolution russe : Organisons-nous pour la prochaine révolution !

    Dans la période où nous entrons, l’expérience de la révolution russe ressurgira. Il s’agissait d’une révolution dans un pays arriéré et, dans un certain sens, il était peut-être plus facile de prendre le pouvoir dans un tel pays où la bourgeoisie était très faible que dans un pays capitaliste développé. Mais ce pouvoir était par contre plus difficile à garder. Aujourd’hui, les conséquences d’une révolution dans un pays comme l’Inde ou le Brésil seraient beaucoup plus grandes qu’à l’époque.

    Quand la Deuxième Internationale s’est effondrée suite au vote des crédits de guerre, Lénine et Trotsky ont dit qu’il fallait une autre Internationale. C’est pour réaliser cet objectif que se déroula en 1915 la conférence de Zimmerwald. Trotsky a dit à cette occasion que les internationalistes tenaient en deux voitures. Nous avons aujourd’hui un peu plus de voitures. Mais, deux années plus tard, il y avait la révolution russe. Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il y aura une révolution dans deux ans !

    Notre objectif est de créer une Internationale révolutionnaire de masse. Le Comité pour une Internationale Ouvrière pourrait en être l’embryon. Nous ne proclamons pas ce que nous ne sommes pas mais, en comparant nos idées à celles des autres, nous pouvons être marqués par le potentiel et l’accumulation de cadres que nous avons déjà réalisés.

    Cela ne fait aucun doute que le capitalisme ne peut pas dépasser ses limites. Ce n’est pas du dogmatisme, c’est de l’analyse. La question est de savoir si nous allons être capables de ne pas reproduire les erreurs du passé.

    A l’occasion de l’anniversaire de la révolution russe, pensons aussi à ces milliers et milliers d’anonymes qui ont fait cette révolution. Mais saluons aussi, entre autres, Karl Marx, Friedrich Engels et Rosa Luxembourg, la plus grande femme révolutionnaire de tous les temps. Faisons du 21e siècle celui de la révolution socialiste ! »

  • Une perspective différente : La philosophie marxiste

    Le marxisme est la science des perspectives – regarder de l’avant pour anticiper comment la société se développera – en utilisant la méthode du matérialisme dialectique pour démêler le processus complexe du développement historique. Ce texte veut montrer que disposer d’une philosophie qui permette d’interpréter correctement le monde et qui fournisse une boussole pour le changer est indispensable.

    Par Robin Clapp

    Une philosophie, pour quoi faire ?

    « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer. » (Karl Marx, Thèses sur Feuerbach)

    Le 21e siècle à peine entamé, un cinquième de la population mondiale vit dans une pauvreté absolue avec un dollar US ou moins par jour, tandis que les biens des 200 personnes les plus riches dépassent le revenu cumulé des 2,4 milliards d’habitants les plus pauvres de la planète.

    Pourtant la prospérité matérielle s’est plus accrue au cours des 100 dernières années que pendant tout le reste de l’histoire humaine. Ainsi la base existe déjà potentiellement pour un progrès de l’humanité qui n’était jusqu’ici qu’un rêve, pour autant que les contradictions crées par le capitalisme lui-même puissent être résolues par les travailleurs du monde.

    Les capitalistes, au travers de leur contrôle sur la justice, l’armée, l’enseignement et les médias, essaient en permanence d’empêcher les travailleurs de tirer la conclusion que le capitalisme peut être changé.

    Dans la presse populaire, les commentateurs dénoncent de temps à autre tel ou tel symptôme de la maladie du système tout en martelant que l’économie de marché représente la seule possibilité.

    En même temps, des justifications plus sérieuses à la supériorité du capitalisme ont été fournies. L’effondrement de l’Union Soviétique en 1989-1992 a donné une énorme impulsion à cette branche particulière de la littérature qu’est la production de mensonges, permettant aux philosophes bourgeois de proclamer que le capitalisme a émergé triomphant de sa lutte historique contre le socialisme.

    Chaque classe dominante tout au long de l’histoire a cherché à donner à son régime le cachet de la permanence. Sans se soucier qu’il y ait eu par le passé beaucoup d’autres formes de domination de classe, y compris l’esclavage et le féodalisme, les défenseurs béats du capitalisme croient que leur manière de diriger la société est la meilleure et représente l’Everest de l’évolution.

    De nombreux dirigeants de la social-démocratie ont, à la suite de Tony Blair, dénoncé le marxisme comme un « dogme sectaire et dépassé » et se sont rallié à une théorie de la Troisième Voie, basée sur la vieille idée qu’il peut y avoir une voie médiane entre le marché et l’économie planifiée.

    La plupart des dirigeants capitalistes croient qu’ils n’ont pas besoin d’une philosophie. Faire de l’argent est tout ce qui importe et ils se contentent de l’idée que « si ça marche, c’est bon ». Ils sont largement empiriques dans leur approche, répondant pragmatiquement aux nouveaux défis et essayant rarement de comprendre les relations et les connexions entre la politique et les événements, les causes et les effets.

    Dans les domaines de la politique et de l’économie, ils font leur la philosophie facile et complaisante qui pense que ce qui s’est produit avant continuera à se produire de manière largement inchangée à l’avenir.

    Dans les années ‘90, ils étaient persuadés que le boom de la nouvelle économie continuerait à enfler indéfiniment. Quand la bulle spéculative a explosé ils en ont été étonnés mais, n’apprenant rien, ils se sont gratté la tête et ont affirmé qu’ils avaient prédit que tout cela allait arriver. Puis ils en sont retournés sur leur confortable petit nuage, persuadés que le capitalisme s’en remettrait rapidement.

    Cette brochure a pour but de montrer que disposer d’une philosophie qui permette d’interpréter correctement le monde et qui fournisse une boussole pour le changer est indispensable. Comme Léon Trotsky l’a observé dans Le Marxisme de notre époque, « si la théorie permet d’apprécier correctement le cours du développement économique, et de prévoir l’avenir mieux que les autres théories, alors elle reste la théorie la plus avancée de notre temps, même si elle date d’un bon nombre d’années ».

    Le marxisme est la science des perspectives – regarder de l’avant pour anticiper comment la société se développera, en utilisant la méthode du matérialisme dialectique pour démêler le processus complexe du développement historique.

    Il s’efforce d’apprendre à la classe des travailleurs à se connaître et à être consciente d’elle-même en tant que classe. Le matérialisme dialectique – la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée – était et demeure une philosophie révolutionnaire qui défie le capitalisme dans chaque domaine et substitue la science aux rêves et aux préjugés.

    Matérialisme contre Idéalisme

    « Ce n’est pas la conscience qui détermine l’existence mais l’existence sociale qui détermine la conscience » (Marx et Engels, L’idéologie allemande)

    Les hommes ont toujours essayé de comprendre le monde dans lequel ils vivaient en observant la nature et en généralisant leurs expériences quotidiennes. L’histoire de la philosophie montre une division en deux camps : l’idéalisme et le matérialisme. Les idéalistes disent que la pensée (la conscience) est souveraine et que les actions humaines découlent de pensées abstraites, indépendamment des conditions historiques et matérielles.

    Marx et Engels furent les premiers à remettre complètement en cause cette conception, en expliquant qu’une compréhension du monde doit partir non pas des idées qui existent dans la tête des gens mais des conditions matérielles réelles dans lesquelles ces idées se développent.

    La nature est historique à tous les niveaux. Aucun aspect de la nature n’existe « tout simplement » : chacun a une histoire, vient au monde, change et se développe, et finalement cesse d’exister. Des aspects de la nature peuvent apparaître fixes, stables, dans un état d’équilibre pour une période de temps plus ou moins longue, mais aucun n’est dans cet état de manière permanente ou éternelle. Comme l’a dit Trotsky, « La conscience grandit de l’inconscient, la psychologie de la physiologie, le monde organique de l’inorganique, le système solaire de la nébuleuse ».

    Marx et Engels basèrent leur matérialisme sur les idées et la pratique des grands philosophes matérialistes du 18e siècle. La Renaissance du 16e siècle, avec son expansion de la curiosité culturelle et scientifique, fut à la fois une cause et un effet de la croissance initiale du capitalisme. Ainsi que l’écrivit Engels, « La science s’est rebellée contre l’Eglise; la bourgeoisie ne pouvait rien faire sans la science et dût donc se joindre à la rébellion ».

    Les scientifiques développèrent fiévreusement l’astronomie, la mécanique, la physique, l’anatomie et la physiologie en disciplines séparées, bouleversant en conséquence les antiques croyances en un dieu inviolable. Ainsi Galilée commença par découvrir quelques-unes des propriétés physiques de l’univers et révéla que les planètes tournaient autour du soleil. Plus tard, la théorie de la gravité et les lois du mouvement physiques établies par Newton dévoilèrent les mystères du mouvement et de la mécanique. Le philosophe Hobbes déclara qu’il était impossible de séparer la pensée de la matière pensante. Marx observa que le siècle des « Lumières » avait « éclairci les esprits » pour la grande Révolution française et l’âge de la raison.

    Mais Engels ajouta que « La limitation spécifique de ce matérialisme tenait à son incapacité à saisir l’univers comme un processus, comme une matière subissant un développement ininterrompu ». Ce furent Marx et lui qui fusionnèrent les brillantes avancées scientifiques du matérialisme avec la pensée dialectique, créant ainsi la théorie la plus clairvoyante et la plus révolutionnaire pour expliquer et changer le monde.

    Le philosophe allemand Hegel qui, au début du 19e siècle, ressuscita la dialectique issue de la pensée de la Grèce antique, défendait une approche idéaliste. Selon lui, les pensées dans le cerveau n’étaient pas les images, plus ou moins abstraites, des choses et des processus réels mais, au con-traire, les choses et leurs développements n’étaient que les images réalisées de l’Idée/Dieu existant quelque part depuis l’éternité avant même que le monde existe.

    Marx clarifia cette confusion en remettant le raisonnement sur ses pieds : « Pour moi, l’idée n’est rien d’autre que le monde matériel reflété dans l’esprit humain ».

    Le marxisme se base donc sur une vue matérialiste de l’histoire. Le monde matériel est réel et se développe à travers ses propres lois naturelles. La pensée est un produit de la matière sans laquelle il ne peut y avoir d’idées séparées.

    Il en découle clairement que le marxisme rejette les vérités universelles, les religions et les esprits. Toutes les théories sont relatives, parce qu’elles ne saisissent qu’un aspect de la réalité. Au départ, elles sont censées posséder une validité et une application universelles. Mais, arrivé à un certain point, des déficiences apparaissent dans la théorie. Celles-ci doivent être expliquées et de nouvelles théories sont développées afin de rendre compte de ces exceptions. Mais les nouvelles théories ne se contentent pas de remplacer les anciennes : elles les incorporent sous une forme nouvelle.

    Ainsi, dans le domaine de l’évolution biologique, les marxistes ne sont ni des déterministes biologiques ni des déterministes culturels. Il y a une interaction dialectique entre nos gènes et notre environnement.

    Récemment, le « projet du génome humain » a permis de dresser la carte complète de la structure des gènes qui passent d’une génération humaine à l’autre. Des biologistes ont affirmé que ces découvertes allaient révéler à quel point les gènes individuels façonnent les modèles de comportement, de la préférence sexuelle à la criminalité et même aux préférences politiques ! Une conséquence de cette théorie serait évidemment que la position d’une personne dans la société serait largement prédéterminée et inaltérable. Cependant toutes les tentatives pour « marquer » les gènes responsables de « l’intelligence » ont échoué et la tentative de définir la position sociale comme génétiquement déterminée a été dénoncée comme une pure conséquence de l ‘idéologie des biologistes concernés.

    Et dans une percée qui a révolutionné notre compréhension du comportement humain, des scientifiques ont récemment découvert que nous possédions beaucoup moins de gènes qu’on le pensait auparavant, révélant ainsi que les influences environnementales sont beaucoup plus puissantes pour façonner la manière dont agissent les humains.

    Qu’est-ce que la pensée dialectique ?

    « Les hommes ont pensé dialectiquement longtemps avant de savoir ce qu’était la dialectique, exactement comme ils ont parlé en prose longtemps avant qu’existe le terme de prose. » (Engels, L’Anti-Duhring)

    La dialectique est la philosophie du mouvement. La méthode dialectique d’analyse nous permet d’étudier les phénomènes naturels, l’évolution de la société et de la pensée comme des processus de développement reposant sur le mouvement et la contradiction.

    Tout est dans un état permanent de mouvement et de changement. Toute réalité est de la matière en mouvement.

    Les racines de la pensée dialectique peuvent être retracées jusqu’aux penseurs de la Grèce antique qui, parce que leur civilisation n’était pas encore assez avancée pour disséquer la nature et l’analyser dans ses composantes séparées, voyaient cette même nature comme une totalité, avec ses connections, dialectiquement. Rien dans la vie n’est statique. Pour reprendre les mots du philosophe de la Grèce antique Héraclite, « Tout s’écoule, tout change ».

    On trouve des illustrations du développement de notre Terre et de l’espace partout autour de nous dans la Nature. Les astronomes restent fascinés devant les super-téléscopes qui nous permettent d’assister à la naissance et à la mort d’étoiles extrêmement lointaines tandis qu’aucun géologue ou vulcanologue ne pourrait raisonner sans avoir une compréhension des lois de base de la dialectique – le changement de la quantité en qualité, l’interpénétration des contraires et la négation de la négation.

    Dans les mathématiques, une approche dialectique est aussi indispensable. Dans la vie de tous les jours, nous avons souvent besoin de faire la distinction entre une ligne droite et une ligne courbe. Mais mathématiquement une droite est simplement un type particulier de courbe. Toutes deux peuvent être traitées en utilisant une simple équation mathématique générale.

    Nous apprenons aussi comment, à une température spécifique, la glace solide se change en eau liquide et comment, à une température plus haute, celle-ci se change en vapeur, un gaz. Nous apprenons aussi que ces trois substances apparemment différentes sont en réalité des manifestations différentes du mouvement des mêmes molécules d’eau. Mais bien que la société capitaliste utilise la méthode dialectique dans sa quête de progrès scientifique, dans les domaines de l ’économie et de la philosophie par contre, elle cherche obstinément à réfuter la dialectique, en s’habillant dans la camisole de force de la métaphysique (logique formelle). Celle-ci, traduite en politique, devient une justification du statu quo, l’idée que l’évolution procède à pas de souris et sans bouleversements.

    Il n’est pas difficile de voir pourquoi. Expliqué de manière marxiste, le développement de toutes les formes anciennes et actuelles de société montrerait que, dans certaines périodes de l’Histoire, quand le mode de production est entré en conflit aigu avec le mode d’échange, des guerres et des mouvements révolutionnaires ont suivi. Les formes de lutte de classes ont changé à travers différentes époques mais la lutte fondamentale portant sur la répartition du surproduit entre exploiteurs et exploités forme une ligne continue depuis les premières sociétés esclavagistes jusqu’à aujourd’hui.

    La classe capitaliste – la bourgeoisie, telle que Marx l’a décrite – doit donc nous cacher la conception matérialiste de l’histoire, préférant exalter les actions des grands hommes (et occasionnellement des grandes femmes !) qui sont censés avoir changé l’Histoire. Les grandes révolutions sociales sont attribuées non à la lutte entre les classes mais aux erreurs de rois et de tsars tyranniques et aux ambitions sanglantes d’hommes sans foi ni loi comme Cromwell, Robespierre et Lénine, pour ne citer que leurs trois bêtes noires préférées.

    La pensée métaphysique est souvent décrite comme la science des choses et non du mouvement. Se basant sur des techniques de classification rigides et voyant les choses comme des entités statiques, elle est un outil utile dans nos vies quotidiennes mais ne nous laisse pas voir les choses dans leurs connexions.

    La logique formelle voit la cause et l’effet comme deux contraires mais, pour les marxistes, les deux catégories fusionnent, se mélangent et se fondent l’une en l’autre tout le temps. Trotsky a comparé la logique formelle à la dialectique en utilisant l’analogie entre une photographie et un film. La première a son utilité mais, dès que nous entrons dans des questions complexes, la logique formelle s’avère inadéquate. Par exemple, nous pouvons dire que la société dans laquelle nous vivons est capitaliste. Mais en la voyant dialectiquement comme une société bourgeoise ayant atteint un stade avancé de développement, nous devons ajouter qu’elle possède encore quelques vestiges de la féodalité mais surtout qu’elle contient dans son potentiel technologique les bases d’une économie planifiée socialiste.

    Cet exemple n’a rien d’abstrait. Les marxistes utilisent la méthode dialectique dans le but de clarifier les perspectives. Toutes les réalités comportent en elles plus d’une facette. Quel stade de développement a atteint le capitalisme chez nous, quel caractère aura la prochaine récession, quelle est la puissance de la classe des travailleurs, quel est le rôle du Parti Socialiste et des directions syndicales, où et quand pouvons-nous nous attendre à une nouvelle vague de grandes luttes dans les entreprises,… toutes ces questions et bien d’autres encore ne peuvent trouver de réponse qu’en analysant la société dialectiquement.

    Les lois de la dialectique

    « La dialectique n’est rien de plus que la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée. » (Engels, L’Anti-Duhring)

    Reposant sur les lois du mouvement, la dialectique nous permet de saisir les choses dans leurs connexions.

    Nos corps et nos pensées changent continuellement. De la conception jusqu’à la mort, il n’y a jamais un instant où notre développement physique est suspendu, pas plus que ne le sont nos pensées et notre évolution mentale. Nos idées évoluent sans cesse.

    Mais comment la dialectique s’applique-t-elle spécifiquement à l’étude de la société ? Quelles sont les lois générales du matérialisme dialectique au-delà de l’idée primordiale que tout change ? Si la dialectique est la boîte à outils théorique des marxistes, à quoi ressemblent les outils et comment nous aident-ils à défier le capitalisme et à changer la société ?

    Marx et Engels ont élaboré trois grandes lois interconnectées qui sont continuellement à l’œuvre et qui nous donnent un aperçu de la manière dont la société se développe et des tâches pratiques et théoriques auxquelles nous sommes confrontés quand nous cherchons à construire les instruments pour renverser le capitalisme.

    1. La loi de la quantité et de la qualité

    De la même manière qu’un scientifique est familier du concept selon lequel les choses altèrent leur qualité à certains points quantitatifs (l’eau en vapeur au point d’ébullition), un observateur de l’évolution des sociétés de classes rencontre la même loi.

    La société ne se développe pas d’une manière lente et évolutive. Les frictions entre les classes peuvent créer – et créent effectivement – des périodes épisodiques de lutte aiguisée conduisant à des crises sociales et politiques, à des guerres et des révolutions.

    Pendant une longue période, la lutte de classes peut sembler être au minimum, avec un bas niveau de lutte dans les entreprises, un désintérêt apparent pour la lutte politique,… Cependant les marxistes voient les événements sous leurs multiples aspects. En surface, il peut y avoir une stabilité apparente mais une accumulation de frustration et d’opposition au capitalisme peut exploser tout d’un coup, créant des conditions entièrement nouvelles pour la lutte et prenant les patrons et leurs partis politiques complètement par surprise. Cette loi est reconnue sous une forme vulgaire par quelques philosophes bourgeois qui, généralement après l’événement, font tristement référence à « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». Elle a d’énormes conséquences pour les marxistes.

    Nous analysons avec soin l’évolution des conflits de classe et nous saisissons chaque occasion pour intervenir dans le mouvement des travailleurs afin de populariser les idées socialistes et de tirer avantage de ces changements soudains et de ces tournants brusques.

    Cette loi n’implique pas toujours un progrès. Pendant longtemps, nous avons caractérisé la bureaucratie stalinienne dans l’ancienne Union Soviétique comme un frein relatif à l’économie planifiée. Nous entendons par là que, malgré la gabegie et la corruption des bureaucrates, il y avait encore un potentiel pour une croissance de l’économie planifiée, bien que moins efficace que si la classe des travailleurs avait été aux commandes. Dans les années ‘60, le style de commandement autoritaire et par en haut du Kremlin a du affronter les nouveaux défis posés par une forme techniquement plus avancée d’économie. La maxime de Trotsky selon laquelle une économie planifiée a besoin du contrôle des travailleurs comme un corps a besoin d’oxygène est devenue plus pertinente que jamais. Nous avons analysé ce changement et nous avons conclu que la bureaucratie s’était transformée d’un frein relatif en un frein absolu.

    La quantité s‘est transformée en qualité. Partant d’une étude de toutes les statistiques économiques illustrant le déclin de l’URSS, nous avons commencé à tirer des conclusions théoriques élaborées.

    Une société entrée dans une crise économique, sociale et politique où la caste bureaucratique est devenue absolument incapable de jouer encore un quelconque rôle progressiste ne peut rester indéfiniment en apesanteur. Le point a rapidement été atteint où soit la classe des travailleurs devrait renverser le démon de la bureaucratie et mener une révolution politique, soit il y aurait une contre-révolution sociale conduisant à la restauration du capitalisme. Cette possibilité a été prédite par Trotsky il y a plus de 50 ans. La triomphe de la deuxième option – avec Eltsine détruisant tous les gains subsistant de la révolution de 1917 – a marqué une défaite qualitative pour la classe des travailleurs en Russie et partout ailleurs.

    2. L’interpénétration des contraires

    La dialectique quand elle est appliquée à la lutte des classes n’a pas le même degré de précision que dans les laboratoires scientifiques. Le rôle des individus, des partis politiques et des mouvements sociaux n’est pas scientifiquement prédéterminé. Un dirigeant syndical respecté pour ses prises de position de gauche peut capituler le jour où il est confronté à une attaque déterminée du patronat. Inversement un dirigeant syndical modéré peut surprendre en devenant, sous une pression massive de sa base, beaucoup plus militant que prévu.

    Il n’y a pas d’absolu dans la lutte des classes. Nous insistons souvent sur le fait que la croissance et la récession ne sont pas des catégoriques antithétiques comme le proclament les manuels d’économie les plus rudimentaires. Dans chaque croissance économique du capitalisme se trouvent les germes de la future récession et vice versa. Ce n’est pas la récession elle-même qui amène les travailleurs à se rebeller contre le système capitaliste. L’exact opposé peut être vrai aussi, avec des travailleurs intimidés par la menace d’un chômage massif. Inversement, au cours d’une période de croissance, les travailleurs peuvent partir à l’offensive non seulement pour récupérer les gains qui ont été perdus pendant la récession précédente mais aussi pour gagner de nouvelles victoires sur les salaires et les conditions de travail.

    Trotsky a analysé cette loi dans son analyse des forces qui ont fait la révolution russe en 1917 : « Pour pouvoir réaliser l’Etat des Soviets, une convergence et une pénétration mutuelle de deux facteurs appartenant à des espèces économiques complètement différentes était indispensable : une guerre paysanne – c’est-à-dire un mouvement caractéristique de l’aube du développement bourgeois – et une insurrection prolétarienne, le mouvement qui signale la fin de celui-ci » (Histoire de la Révolution russe).

    Ce « développement inégal et combiné » illustre la manière complexe selon laquelle se développe la société. L’application de la loi de l’interpénétration des contraires est cruciale pour nous permettre d’avoir une vision claire du stade que le capitalisme a atteint, de sa future évolution et des réponses que nous devons y apporter.

    3. La négation de la négation

    Décrite par Engels comme « une loi de développement de la nature, de l’histoire et de la pensée extrêmement générale et, pour cette raison, extrêmement pénétrante et importante », la négation de la négation traite du développement au travers de contradictions qui naissent et se développent en annulant, ou niant, une forme d’existence, une théorie ou un fait antérieurs avant d’être plus tard niées à leur tour.

    Le cycle économique du capitalisme illustre cette loi. Au cours de la phase de croissance, de grandes richesses sont créées mais elles seront partiellement détruites lors de crises épisodiques de surproduction. Celles-ci créent, à leur tour et à nouveau, les conditions pour une nouvelle croissance, qui assimile et développe des méthodes de production précédemment acquises avant d’entrer une nouvelle fois en contradiction avec les limites de l’économie de marché et être partiellement niées par celles-ci.

    Tout ce qui existe évolue ainsi sous la pression de la nécessité. Mais tout périt avant d’être transformé en quelque chose d’autre. Ainsi ce qui est « nécessaire » à un moment et à un endroit devient « non nécessaire » dans de nouvelles conditions. Chaque chose crée son contraire qui est destiné à le vaincre et à le nier.

    Les premières sociétés étaient des sociétés sans classe basées sur la coopération au sein de la tribu. Elles ont été niées par l’émergence de sociétés de classe reposant sur des niveaux matériels de richesse qui se développaient. La propriété privée des moyens de production et l’Etat, qui sont les caractères fondamentaux de la société de classe et qui à l’origine ont marqué un grand pas en avant, ne servent plus aujourd’hui qu’à freiner et à limiter les forces productives et à menacer tous les gains réalisés précédemment par le développement humain.

    La base matérielle existe maintenant pour remplacer le système patronal par le socialisme, dont l’embryon est déjà contenu dans la société de classes, mais qui ne pourra jamais être réalisé avant que la classe des travailleurs nie le capitalisme. Comme l’écrivit Marx, « La victoire du socialisme marquera une étape nouvelle et qualitativement différente de l’histoire humaine. Pour être plus précis, elle marquera la fin de la préhistoire de la race humaine et ouvrira sa véritable histoire » (Thèses sur Feuerbach).

    Le matérialisme dialectique comme théorie révolutionnaire

    « La dialectique, la prétendue dialectique objective, prévaut à travers la Nature. » (Engels, Dialectique de la nature)

    Dans le domaine de la science, la méthode dialectique continue, explicitement ou implicitement, à être un outil vital de progrès. Des disciplines apparemment sans rapport entre elles en sont venues à partager des visions et des méthodologies reflétant la nature interconnectée de notre univers vivant.

    Même le philosophe idéaliste Kant, qui écrivait avant l’époque de Marx et Engels et qui croyait en un être suprême, a été forcé par l’expérience d’arriver inconsciemment à une position dialectique. Il argumenta que si la Terre était venue au monde, alors ses actuels états climatiques, géographiques et géologiques, ses plantes et ses animaux, tous devaient être venus au monde; la terre devait ainsi avoir une histoire non seulement de coexistence dans l’espace mais aussi de succession dans le temps.

    En particulier, la théorie de l’évolution de Darwin, dont la signification révolutionnaire a été immédiatement perçue par Marx et Engels, a elle-même été enrichie suite à de nouvelles études et expériences et a ainsi fourni une confirmation plus profonde de la dialectique de la nature. Darwin a démontré comment l’évolution se développe à travers la sélection naturelle, provoquant la colère de ceux pour qui « Dieu » déterminait tout. Mais alors qu’il déclarait que « la nature ne fait pas de bond », le débat fait rage aujourd’hui parmi les néo-darwinistes sur la question de savoir si des bonds se produisent et quelle est leur nature.

    Grâce à l’incorporation de la science génétique au darwinisme, on a pu commencer à étudier de nouveaux concepts à côté de la sélection naturelle – comme la mutation (la formation spontanée de nouvelles variations dans le matériel génétique), l’écoulement de gènes (l’introduction de nouveaux gènes dans une population par l’immigration ou l’élevage) et la dérive génétique (des changements aléatoires de gènes dans une population due à sa taille réduite).

    L’idée que la vitesse du changement évolutif peut varier énormément est maintenant largement acceptée, apportant ainsi une brillante confirmation de la dialectique comme science des tournants brusques et des changements soudains en opposition à un développement graduel. La théorie de l’équilibre ponctué porte cette idée un pas plus loin encore en affirmant que le développement ou l’apparition de nouvelles espèces peut, à l’échelle du temps géologique, briser instantanément un équilibre apparemment stable.

    Cette théorie rend compte de la rapide et soudaine apparition d’espèces ainsi que de l’extinction en masse d’espèces, de la même manière dont Darwin parlait de la lutte pour l’existence de variétés individuelles au sein d’une même espèce.

    Les théories scientifiques modernes reposent sur une vue dialectique de la nature. La mécanique quantique, sur laquelle est basée toute la technologie moderne, repose sur l’unification de deux concepts classiques (apparemment contradictoires), ceux du mouvement des ondes et du mouvement des particules pour produire une nouvelle compréhension plus profonde de la nature de la réalité. Les théories des particules fondamentales travaillent sur des concepts qui éclairent la contradiction entre la matière et l’espace-temps dans lequel se meut la matière.

    Vers un monde socialiste

    Les causes finales de tous les changements sociaux et de toutes les révolutions politiques doivent être cherchées, non dans les cerveaux des hommes, non dans une meilleure conception humaine de la vérité éternelle et de la justice, mais dans les changements dans les modes de production et d’échange. Elles doivent être cherchées non dans la philosophie, mais dans l’économie de chaque époque particulière.

    Le matérialisme dialectique n’est pas une théorie ennuyeuse réservée aux études d’académiciens érudits. Il est un guide pour l’action. Pour les travailleurs et les jeunes cherchant à comprendre le capitalisme et, plus important encore, à le changer, il est un outil indispensable.

    Le soi-disant Nouvel Ordre Mondial prouve quotidiennement qu’il est encore moins harmonieux que l’ancien. Sur les six milliards de personnes sur Terre, près de 3,6 milliards n’ont ni argent ni crédit pour acheter quoi que ce soit. La majorité des habitants de la planète restent au mieux des « lécheurs de vitrines ». Bien que le développement de sociétés géantes enjambant les continents et l’existence de technologies informatiques de pointe montrent le potentiel qui existe pour une planification mondiale de la production et du commerce, le capitalisme demeure un système basé sur une concurrence pleine de gaspillage entre Etats-nations dans laquelle des multinationales rivales luttent pour augmenter leurs parts de marché, leur productivité et leurs profits à nos dépens.

    L’Histoire est faite par des hommes et des femmes conscients, chacun conduit par des motivations et des désirs bien définis. Les grandes révolutions sociales du passé ont été menées par des minorités qui arrivaient au premier plan parce qu’elles exprimaient le plus clairement les nouveaux besoins économiques et politiques d’une classe montante. La lutte pour le socialisme est qualitativement différente dans la mesure où elle implique la participation consciente de la majorité de la population – la classe des travailleurs et les masses opprimées du monde – pour affronter un capitalisme malade mais omniprésent.

    Notre tâche est de canaliser l’infatigable énergie des travailleurs à l’échelle mondiale afin d’en finir avec l’exploitation, et cela à travers la construction d’une force socialiste puissante. La méthode dialectique, appliquée à chaque stade de la lutte des classes, illumine notre chemin, nous permet de transformer nos idées en une force matérielle et rapproche le jour où les hommes et les femmes pourront passer du règne de la nécessité au règne de la liberté.


    Liste de lecture

    Les textes suivants sont recommandés, les quatre premiers étant les plus accessibles.

    1. L’ABC de la dialectique matérialiste (15/12/1939) extrait de « Une opposition bourgeoise dans le Socialist Workers Party » et Une lettre ouverte au camarade Burnham (07/01/1940) tous deux inclus dans le livre de Trotsky En défense du Marxisme.
    2. Sur la question de la dialectique – Lénine
    3. Une introduction à la logique du marxisme – George Novack
    4. Le rôle joué par le travail dans la transition du singe à l’homme – Engels
    5. Anti-Duhring – Engels
    6. Matérialisme et empiriocriticisme – Lénine
    7. Dialectique de la nature – Engels
    8. Les problèmes fondamentaux du marxisme – Plekhanov
  • Pendant ce temps, en Chine…

    On parle beaucoup de la Chine ces derniers temps. La presse relate régulièrement les voyages de nos « représentants » qui ont pris l’habitude d’aller y « vendre » notre pays dans l’espoir de conclure investissements et contrats juteux.

    Gilles

    Il est aussi fort souvent question ces dernières années de l’émergence d’une « classe moyenne » de cadres et de salariés du secteur privé dans la capitale et les grandes villes côtières et de l’opulence des nouveaux riches qui ont fait fortune grâce à « l’ouverture du pays » (la Chine compte aujourd’hui environ 250.000 millionnaires en $). L’exemple chinois est également fréquemment employé pour justifier les nombreux chantages à la délocalisation que nous devons subir, avec l’argument que les travailleurs chinois se contentent d’un salaire beaucoup plus bas, travaillent beaucoup plus longtemps et dans des conditions bien pires. Enfin, il reste ceux, de moins en moins nombreux il est vrai, qui pensent que la Chine reste un « modèle à suivre » et la preuve vivante du « triomphe socialiste ».

    Mais dans tous les cas, ce que la société et les médias actuels tendent à occulter, est le fait qu’un grand nombre de Chinois ne sont pas heureux de leur situation. Et qu’ils luttent, eux aussi, pour une vie meilleure, et depuis longtemps.

    Un pays d’injustices

    La petite récession du début de cette année a touché beaucoup de Chinois : plus de 100 millions de personnes possèdent actuellement des actions, nombre qui croit actuellement en moyenne de 1 million par semaine, puisque les gens espèrent ainsi faire fructifier leurs économies (la banque n’étant pas jugée assez fiable) alors que les prix continuent à monter (le prix du porc a par exemple augmenté de 30% l’an dernier).

    Dans les campagnes, le gouvernement vend des terres (d’Etat) à des entreprises étrangères, sans se soucier du fait que ces terres sont occupées par des villages établis là depuis des siècles. Les populations sont donc déplacées à coups d’opérations militaires. De telles «expropriations» ont également été employées pour « faire de la place » pour la construction du nouveau stade olympique à Pékin.

    Dans la foulée, le gouvernement a interdit la culture du riz dans la province de Pékin, sous prétexte qu’il fallait éviter toute coupure d’eau pendant les JO de 2008. Des chantiers préparant les JO ont été bloqués pendant plusieurs semaines par une occupation d’autoroute qui a eu lieu près d’une ville de la taille de Paris, avant que l’armée soit finalement appelée pour disperser les barrages.

    Ces luttes tendent à se développer avec les années. Le vent de réformes et de privatisations qui a soufflé sur la Chine au cours du dernier quart de siècle n’a pas été accompagné par une hausse significative du niveau de vie pour l’ensemble dela population. Une minorité s’est fortement enrichie, le niveau de vie des salariés des grandes villes a un peu progressé, celui des centaines de millions de paysans et des dizaines de millions de travailleurs migrants (qui ont quitté les campagnes dans l’espoir de trouver du travail dans les villes et qui s’entassent dans des bidonvilles en subsistant par le travail au noir) a stagné voire baissé.

    La répression policière est toujours aussi forte et il n’existe toujours aucune liberté démocratique. Les syndicats sont obligatoires dans toutes les entreprises, (y compris la multinationale américaine Walmart, qui n’a jamais autorisé de syndicats dans aucune de ses autres filiales !) mais ce sont des appareils de contrôle de l’Etat sur les travailleurs bien plus que de vrais syndicats.

    Au début de ce mois de juin 2007, 2.000 étudiants ont combattu la police dans les rues de Zhengzhou après que des policiers aient été observés en train de battre une étudiante qui se voyait contrainte de vendre des marchandises dans la rue (sans licence, évidemment) afin de financer ses études (en Chine, le minerval universitaire coûte plus de 1.000 dollars par an – bien plus que le salaire annuel d’un travailleur – conséquence de dix ans de « libéralisation » de l’enseignement). Qu’un « fait divers » de ce genre soit capable de mobiliser spontanément une telle foule révèle bien l’ampleur de la crise sociale qui se déroule en ce moment en Chine. Et ce n’est pas un cas isolé : il y a un an, dans la même ville, 10.000 étudiants s’étaient déjà révoltés et avaient dans la foulée détruit certains bureaux de l’université.

    En mai 2007, ce sont plus de 20.000 personnes qui ont manifesté à Xiamen contre le plan de construction d’une usine hautement polluante près de leur ville (les normes de sécurité demandent que les usines de ce type soient établi à 100 km de toute habitation !). Le pouvoir a tout fait pour empêcher la manifestation : les directeurs d’école ont menacé de virer les étudiants qui s’y rendraient, le Parti Communiste a déclaré qu’il punirait tous les participants et les rayerait de sa liste de membres, etc. La manif’ a quand même été un énorme succès, et ceci grâce à l’essor des nouvelles technologies de communication : plus d’un million de SMS de mobilisation ont été envoyés dans les deux mois précédant la manif !

    Pour empêcher de nouvelles manifestations, cette ville de 1,5 million d’habitants a été transformée en un véritable camp militaire. Cependant, le gouvernement a dû déclarer qu’il était « prêt à reconsidérer le projet ».

    Des mouvements de masse dans tout le pays

    Le régime chinois est en fait terrifié à l’idée que de tels mouvements, rendus publics notamment grâce à internet, se répandent dans tout le pays. Il a récemment avoué que, durant les 9 premiers mois de 2006, le pays a connu un nombre de 17.900 « incidents de masse », ce qui représente, il est vrai, une baisse de 22% par rapport à 2005. Au moment même où avait lieu la manifestation de Xiamen, les émeutes contre la loi de l’enfant unique ont repris dans la province rurale de Guangxi. Dans cette province, ce sont 50.000 personnes, dans plusieurs villages, qui ont attaqué les bureaux de police, allant jusqu’à démolir le QG d’un gouvernement régional. La même semaine, à Yentai – une ville industrielle de la province de Shandong – 2.000 pensionnés de l’Etat et de l’armée ont protesté contre le non-paiement de leur pension.

    Pour juguler le mécontentement, le gouvernement emploie 40.000 « policiers du web » pour bannir tous les sites jugés « illégaux» à l’aide des logiciels et accords passés avec Microsoft et Cisco (pour un budget de plusieurs milliards de dollars chaque année).

    La solution passe par une nouvelle révolution

    Aux demandes de rompre avec la loi du parti unique et les mesures totalitaires, le gouvernement chinois a toujours tenté de justifier son monopole par de grandes phrases du style « les valeurs de la démocratie occidentale sont contraires à la culture chinoise ».

    En réalité, le gouvernement chinois veut restaurer le capitalisme en Chine, avec une nouvelle classe capitaliste directement issue des bureaucrates qui dirigent aujourd’hui le pays – exactement comme c’est le cas aujourd’hui en Russie. Mais ils veulent éviter un éclatement du pays – à cause des disparités énormes entre les villes côtières en plein développement et les campgnes de l’intérieur du pays, du mécontentement existant dans les minorités nationales, des risques de crise économique importante qui pourraient suivre des changements trop brusques,… C’est pourquoi "l’ouverture" ne se fait que de manière graduelle et les dirigeants veulent maintenir à tout prix le contrôle du pays par le biais du Parti Communiste.

    De plus, le gouvernement sait que la moindre ouverture démocratique dans son système mènerait inévitablement à une crise sociale de plus en plus grande – avec encore plus d’émeutes, de manifestations et d’organisations populaires autonomes. La porte doit donc à tout prix rester fermée aux revendications démocratiques, le temps de contenir la pression qui monte. Mais au plus le verrou tient, au plus la pression monte et au plus l’éruption risque d’être violente.

    La Chine est donc un pays en pleine transition où le secteur privé se développe rapidement, où des investissements étrangers arrivent en masse tandis que des groupes capitalistes chinois pénètrent sur le marché mondial mais où de larges pans de l’économie appartiennent (encore) à l’Etat, le tout encadré par un Etat et un Parti fortement bureaucratisés.

    Quoi qu’il en soit, les travailleurs et les nations opprimées de Chine n’ont rien à attendre ni du capitalisme, ni de la vieille bureaucratie « communiste » de l’Etat, ni des notables des anciennes structures traditionnelles (clergé bouddhiste, imams des zones musulmanes, Dalaï Lama et autres partisans du retour à un Etat féodal). L’ économie planifiée doit être maintenue et renforcée, mais surtout mise sous le contrôle réel de la population à travers ses propres organes de gestion. Les luttes qui se développent un peu partout à travers tout le pays renforcent ces possibilités d’organisation à la base.

    La Chine tremble. Elle pourrait fort bien être le foyer de nouveaux soubresauts dont les répercussions se feront inévitablement sentir au niveau mondial.

  • Marx et Engels : défendre les travailleurs, c’est défendre leur milieu

    Certains, dès le 19e siècle déjà, ont cependant refusé de se laisser enfermer dans de faux problèmes comme d’opposer l’écologie à la technique ou de dire que le combat environnemental dépasse les clivages politiques. Parmi eux se trouvaient Karl Marx et Friedrich Engels, les auteurs du Manifeste du Parti Communiste.

    Nicolas Croes

    Friedrich Engels disait par exemple : « qu’il s’agisse de la nature ou de la société, le mode de production actuel tient uniquement compte du résultat immédiat manifeste ». Pour eux, c’est le capitalisme, et non l’industrie, qui est le véritable virus à la base de la dégradation de l’environnement. Les intérêts à court terme de la minorité qui possède les moyens de production et contrôle la société vont à l’encontre de ceux de l’humanité, avec des conséquences évidentes pour le respect du milieu de vie.

    En prenant exemple sur l’agriculture, Marx déclarait par exemple, bien avant l’utilisation massive des pesticides : « Tout l’esprit de la production capitaliste, axée sur le gain d’argent immédiat, est en contradiction avec l’agriculture, qui doit desservir l’ensemble des besoins permanents des générations humaines qui se chevauchent». Il précisait : « Chaque progrès de l’agriculture capitaliste représente un progrès non seulement dans l’art de dépouiller le travailleur, mais dans celui d’appauvrir la terre ; toute amélioration temporaire de la fertilité des sols rapproche des conditions d’une ruine des sources durables de cette fertilité ».

    Engels, dans son ouvrage La dialectique de la nature, allait dans le même sens : « Nous ne dominons nullement la nature à l’instar du conquérant d’un peuple étranger, comme si nous étions placés en-dehors de la nature (…) toute la souveraineté que nous exerçons sur elle se résume à la connaissance de ses lois et à leur juste application, qui sont notre seule supériorité sur toutes les autres créatures. En effet, chaque jour, nous apprenons à mieux pénétrer ses lois et à reconnaître les effets plus ou moins lointains de nos interventions (…). » Il avertit cependant qu’arriver à une solution « exige de nous autre chose qu’une simple connaissance », et « nécessite le bouleversement total de notre production, y compris l’ordre social actuel dans son ensemble (…) Le profit obtenu par la vente est le seul et unique mobile du capitaliste (…) ce qui advient ultérieurement de la marchandise et de son acquéreur est le dernier de ses soucis. Il en va de même quand il s’agit des effets naturels de ces agissements».

    Tous deux ont finalement démontré que la société industrielle et la nature ne sont pas incompatibles. Mais la production industrielle doit être organisée de manière consciente, planifiée dans les intérêts de tous et avec la participation de tous, afin d’éliminer les gaspillages et la logique de profit à court terme qui définit notre société actuelle. C’est cette dernière qu’il faut changer de fond en comble, radicalement. Toute position intermédiaire ne saurait être que l’équivalent d’une aspirine donnée à un cancéreux.

    URSS et Chine « populaire »

    Bien évidemment, quant on met en avant comme solution de détruire le capitalisme pour résoudre, entre autres, les problèmes environnementaux, un simple regard porté sur la pollution qui sévit en ex-Union Soviétique ou en Chine ne pousse pas à aller plus avant sur cette voie. Actuellement, un cinquième de la population russe vit dans une région tellement sinistrée écologiquement qu’elle est un danger pour la santé. De même, les pluies acides couvrent un tiers du territoire chinois.

    Pour nous, le « socialisme » qui a été appliqué dans ces pays n’a finalement été qu’une caricature sanglante caractérisée notamment par un productivisme à outrance. Pour fonctionner, une économie planifiée a besoin de démocratie comme un corps a besoin d’oxygène. En ce sens, le règne dictatorial de la bureaucratie dans ces pays n’a pas eu uniquement comme conséquence la répression, les déportations et le goulag mais aussi des dégâts causés à l’environnement qui devront encore être supportés par de nombreuses générations. De plus, tant le passage brutal de la Russie à l’économie capitaliste que la transition accélérée sur la même voie qui se déroule actuellement en Chine n’ont en rien atténué cette situation. Bien au contraire.

    Sauver l’environnement par la lutte collective

    En définitive, le peu de mesures qui ont été prises sont concentrés dans les pays développés, là où la pression de l’opinion publique et parfois les mobilisations populaires ont pu porter. Mais la pollution n’entre que légèrement en ligne de compte dans les politiques des gouvernements et des dirigeants des multinationales. Sinon, une autre politique serait mise en œuvre, basée sur le développement des transports publics, une meilleure utilisation des transports ferroviaires et fluviaux, une relocalisation des activités de production,…

    En France, la première législation face aux effets toxiques aux environs des usines date de 1810, bien avant toute loi en faveur des travailleurs et même des enfants. Si les travailleurs ont réussi entre-temps à obtenir des améliorations de leurs conditions de travail, c’est par leur lutte collective pour arracher des acquis aux exploiteurs des industries et de la finance. La lutte pour la sauvegarde de notre planète doit suivre la même voie. Par la lutte, retirons des mains des profiteurs la direction de la société !

0
    0
    Your Cart
    Your cart is emptyReturn to Shop