Tag: Révolution permanente

  • Quelle voie entre impérialisme, régimes militaires, forces laïques capitalistes et fondamentalistes religieux ?

    Révolution et contre-révolution au Moyen-Orient et en Afrique du Nord

    L’accord russo-américain conclu le 14 septembre dernier à Genève, destiné à placer l’arsenal chimique syrien sous contrôle international en vue de son démantèlement a, pour l’instant, éloigné la menace directe d’une intervention impérialiste en Syrie. Ce sanglant conflit dont sont victimes les masses syriennes est loin d’être pour autant résolu, et la destruction effective des stocks d’armes chimiques, en pleine guerre civile, est loin d’être garantie. Quelle est l’issue de sortie pour les masses, coincées entre les forces du régime dictatorial de Bachar el-Assad, celles des fondamentalistes islamistes et celles de l’opposition capitaliste ?

    Par Nicolas Croes

    Les médias dominant n’ont pas lésiné sur les images horribles de victimes tombées sous l’impact des armes chimiques. Le sensationnalisme, une fois de plus, a été lourdement utilisé dans le but de faire perdre toute distance par rapport aux évènements et de les réduire à leur apparence immédiate. Jouer sur l’émotionnel pour dévier toute réflexion n’est pas une pratique neuve, loin de là.

    Comme souvent, nous avons eu sous les yeux un véritable festival d’hypocrisie. Certains ont pu croire que le conflit syrien venait d’éclater, tant le contraste était grand avec la manière dont ont été traitées les dizaines de milliers de victimes tombées depuis plus de deux ans et demi en Syrie. L’indignation médiatique de l’establishment n’explose qu’en fonction des intérêts de ce dernier, à l’image de la couverture des conditions de vie des masses de toute la région – dominées par la misère, la famine, les inégalités sociales et régionales, l’absence d’avenir et la lutte pour les droits nationaux et démocratiques – dont il n’est question que très périodiquement et de manière totalement biaisée. Ce dernier point est pourtant fondamental.

    Hypocrisie aussi de la part de l’impérialisme américain pour qui le recours aux gaz toxiques est maintenant un crime contre l’humanité alors que le plus gros stock d’armes chimiques se trouve aux Etats-Unis et qu’aucune puissance n’en a fait usage avec autant d’enthousiasme, pendant la guerre du Vietnam entre autres. Il n’est pas le seul dans ce cas, le gouvernement allemand a ainsi récemment reconnu avoir autorisé l’exportation de produits chimiques vers la Syrie entre 2002 et 2006.

    Un mouvement révolutionnaire spontané, mais qui ne surgit pas de nulle part

    Cela fera 3 ans ce 17 décembre qu’une vague révolutionnaire a déferlé de Tunisie, puis d’Egypte, sur quasiment tous les pays de la région, du Maroc jusqu’au Yémen et au Bahreïn. Mais si les médias dominants ont concentré leur attention sur le rejet des dictatures et les aspirations démocratiques, la colère des masses se basait aussi puissamment sur la lutte pour des revendications sociales et économiques contre la pauvreté, le chômage de masse, le démantèlement des services publics (particulièrement sévère depuis les années ’90),… La jeunesse, dont le poids est monumental dans la région (66% de la population égyptienne a moins de 25 ans par exemple), n’avait aucune perspective d’avenir face à elle.

    Ces mouvements ne sont donc pas apparus comme par magie et, pour qui savait les voir, des signes avant-coureurs existaient sous la surface de la stabilité apparente des dictatures. En Egypte, on dénombrait ainsi 194 grèves par an entre 2004 et 2008 (essentiellement dans les centres textiles et autour du canal de Suez). Entre 2008 et 2010, il y a eu 1600 grèves chaque année. En Tunisie, le bassin minier de Gafsa s’était soulevé en 2008, donnant lieu aux troubles sociaux les plus importants connus en Tunisie depuis les ‘‘émeutes du pain’’ en 1984 et depuis l’arrivée au pouvoir de Ben Ali en 1987. Au Liban (en 2005) et en Iran (en 2009), des mobilisations de masse avaient également ébranlé les régimes en place. Même si ces deux derniers mouvements n’étaient pas directement liés aux thématiques sociales (l’assassinat de l’ancien président du conseil Rafic Hariri au Liban, imputé au régime syrien, et la fraude électorale massive lors des élections présidentielles en Iran), ces dernières étaient loin d’être absentes et constituaient d’ailleurs le principal danger pour les régimes en place.

    C’est pourquoi, à l’occasion de son 10è Congrès Mondial (début décembre 2010), le Comité pour une Internationale Ouvrière (dont le PSL est la section belge) avait déclaré dans son document consacré au Moyen Orient et à l’Afrique du Nord ‘‘tous les despotes et les régimes autoritaires de la région ont peur de mouvements de révolte de masse. Des mouvements en Iran ou en Egypte sont possibles, qui peuvent alors en inspirer d’autres. Si la classe ouvrière n’en prend pas la direction, ces mouvements peuvent prendre des directions très différentes.’’

    Les difficultés du processus

    Une colère massive qui s’exprime enfin n’est pas suffisante pour conduire à la victoire. Un processus révolutionnaire est par nature complexe et, même dans le cas du renversement de dictateurs, du chemin reste encore à faire jusqu’à l’effondrement du système. Les mouvements en Tunisie et en Egypte avaient réussi à surprendre l’impérialisme occidental et les forces régionales, qui plus est dans des pays à fortes traditions ouvrières (ce n’est d’ailleurs aucunement un hasard si Ben Ali, en Tunisie, et Moubarak, en Egypte, ont quitté le pouvoir à l’occasion de grèves), mais il était hors de question de laisser les choses se développer ainsi dans une région tellement cruciale. Au Bahreïn, les forces armées saoudiennes et émiraties sont rapidement et brutalement intervenues au secours du régime. La répression fut féroce, sous le regard bienveillant des alliés occidentaux. Là-bas, les travailleurs et les pauvres n’ont même pas pu compter sur des larmes de crocodile de Washington, Londres ou Paris. Ailleurs aussi (comme au Yémen), la répression fut sanglante, à peine commentée par de vagues déclarations d’indignation diplomatiques. Cela permet de remettre la ‘‘guerre humanitaire’’ en Libye et les menaces d’intervention en Syrie à leur juste place.

    L’intervention impérialiste en Libye ne visait en rien à défendre la population. Les puissances impérialistes occidentales avaient d’ailleurs conclu d’avantageux marchés avec Kadhafi sur la dernière période de son règne. Il était en fait surtout crucial pour l’impérialisme de parvenir à stopper la vague des révolutions avant qu’elle ne frappe également des alliés fiables tels que l’Arabie Saoudite et les États du Golfe. Pour récupérer le contrôle de la région et de ses matières premières, faire sauter un fusible comme Kadhafi était une option très envisageable. En Syrie, intervenir directement était une autre paire de manches. Les interventions n’étaient toujours pas finies en Irak et en Afghanistan que s’ajoutait celle de Libye, les divisions ethniques et religieuses plus fortes rendaient l’aventure extrêmement périlleuse, l’armée syrienne représentait une force d’un tout autre calibre et le régime disposait, comme aujourd’hui, d’alliés solides désireux de garder un pied dans la région (la seule base navale méditerranéenne russe est en Syrie).

    Mais si aucune intervention directe n’a eu lieu à l’époque, une aide matérielle, logistique et humaine est arrivée pour ‘‘soutenir’’ l’opposition (à partir des alliés de l’impérialisme américain à géométrie variable que sont l’Arabie Saoudite et le Qatar) et, surtout, pour assurer que la voie révolutionnaire soit déviée de cette manière. Les alliés saoudites et qataris ont cependant leurs intérêts propres, et ont fortement aidé au développement des forces fondamentalistes sur place. Il était devenu nécessaire que les Etats-Unis livrent eux-mêmes directement leurs armes afin de s’assurer eux-aussi une base de soutien (ce qui a – officiellement – commencé dès que l’accord de Genève a été conclu en septembre dernier).

    Une seule force favorable aux travailleurs et aux jeunes : eux-mêmes

    L’impact qu’aurait une intervention impérialiste directe en Syrie peut se mesurer à l’échec de l’intervention en Libye. Le peu d’infrastructures que possédait le pays ont été détruites par l’invasion et, plus de deux ans plus tard, des régions entières du pays restent incontrôlées, si ce n’est par des milices lourdement armées. Le conflit s’est, de plus, étendu au Mali.

    L’absence de perspectives d’un pouvoir alternatif stable pour l’impérialisme ainsi que le risque d’extension du conflit sont des dangers plus grands encore en Syrie. Le pays est devenu un terrain extrêmement complexe où se mêlent le Hezbollah libanais, l’Iran, la Russie et la Chine dans le camp pro-Assad et, d’autre part, Al Qaeda, l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie, l’Egypte (jusqu’au renversement des Frères Musulmans), les Etats-Unis et l’Union Européenne dans le camp de l’opposition. Chaque force en présence a également ses intérêts propres, sur fond de conflits entre sunnites (courant majoritaire de l’Islam) et chiites (courant minoritaire), de même qu’au sein de ces courants. Au Liban voisin déjà, les attentats meurtriers ont refait leur apparition. Le 15 août dernier, une bombe a explosé en plein fief du Hezbollah (chiite et pro-Assad), une attaque inédite dans un endroit aussi surprotégé. Une trentaine de personnes sont décédées et il y a eu plus de 300 blessés. Une semaine plus tard, deux mosquées sunnites ont explosé, causant 45 morts, avec une implication probable du régime syrien.

    Cependant, notre opposition résolue à toute intervention impérialiste ne nous place pas pour autant dans le camp de Bachar el-Assad ou dans celui de l’opposition syrienne de l’Armée Syrienne Libre (qui fourmillent d’anciennes figures du régime) ou des diverses forces djihadistes. Seule l’énergie des masses est en mesure de balayer à la fois l’impérialisme et les régimes réactionnaires de toutes sortes, pour autant qu’elles soient armées d’un programme et de méthodes capables de mobiliser par delà les divisions ethniques et religieuses.

    Cela ne saurait être possible que sur base d’un programme qui articule ses revendications autour de l’auto-défense des masses (à l’aide de la création de comités d’auto-défense non-sectaires et démocratiquement dirigés) en liaison avec la réponse aux questions sociales fondamentales (dans ce cadre, retirer les secteurs-clés de l’économie des mains des capitalistes pour les placer dans celles des travailleurs et des pauvres est un élément de première importance). A l’exemple de ce qui s’était développé de manière embryonnaire en Tunisie et en Egypte au début de la vague révolutionnaire, des comités de lutte et d’auto-défense ont le potentiel de constituer les germes d’un nouveau pouvoir basé sur la démocratie des travailleurs.

    L’ennemi de mon ennemi : un allié ?

    Dans le monde, nombreux sont ceux qui se sont réjouis de voir l’impérialisme américain si affaibli à travers le prisme de la crise syrienne. Au niveau interne, l’opposition à la guerre est tellement gigantesque (seuls 9% des Américains soutiennent une intervention) que les élus se sont retrouvés sous une pression monumentale, tant parmi les Républicains que parmi les Démocrates. Obama, en demandant le vote du Congrès, courait le risque d’essuyer le camouflet qu’a eu à subir le Premier Ministre britannique David Cameron, dont la volonté va-t-en-guerre a été bloquée par le Parlement, également sur fond d’une opposition massive dans la population.

    Il n’a du reste jamais été aussi difficile aux USA de réunir des alliés pour les accompagner dans une aventure guerrière. Seul le gouvernement français a clairement marqué son approbation, et le gouvernement turc semblait vouloir embrayer lui aussi. Mais, dans les deux pays, l’opposition aussi était de taille : 56% des Français et 72% des Turcs.

    A gauche, le principe ‘‘l’ennemi de mon ennemi est mon ami’’ garde toujours ses partisans, et c’est très certainement le cas vis-à-vis des Etats-Unis suite à la longue période de recul idéologique qui a suivi la chute de l’URSS combinée au statut de superpuissance hégémonique des USA depuis lors. Le courant dominant affirmant qu’il n’y avait pas d’alternative au capitalisme était très fort, et se limiter à l’anti-impérialisme et à une rhétorique ‘‘progressiste’’ où on parlait de société solidaire et non plus socialiste était une voie qui semblait plus facile à tenir. Certains avaient ainsi soutenu Ahmadinejad ‘‘l’anti-impérialiste’’ en Iran en 2009, allant jusqu’à déclarer que les mobilisations de masse étaient fomentées par la CIA… De façon similaire, nombreux sont ceux qui se sont fermement agrippés au prétexte de l’anti-impérialisme pour faire l’éloge de Bachar el-Assad, de son prétendu nationalisme progressiste et de sa prétendue lutte contre Israël en se cachant aussi derrière le soutien apporté à ce régime dictatorial par le Parti ‘‘Communiste’’ Syrien (membre du Front National Progressiste, le pilier du règne du parti Baath d’Assad).

    En Belgique, le PTB et le Parti Communiste Wallonie-Bruxelles ont ainsi signé une déclaration opposée à une intervention militaire impérialiste en Syrie qui ne dit pas un mot sur la nature du régime syrien. Leur signature se trouve aux côtés de 63 Partis ‘‘Communistes’’, dont le Parti Communiste Syrien pro-Assad. Si nous comprenons bien le sentiment d’urgence que peut provoquer la menace d’une intervention, nous trouvons extrêmement dommageable pour le développement du mouvement anti-guerre de laisser le moindre espace aux forces pro-Assad, notamment dans l’émigration. Des incidents de cet ordre avaient d’ailleurs eu lieu lors d’un rassemblement anti-guerre à Bruxelles où, sur base d’une plateforme qui entretenait le flou concernant l’attitude à adopter face à la dictature, étaient intervenus des militants pro-Assad, qui s’en sont d’ailleurs pris physiquement à ceux qu’ils jugeaient trop critiques. Il est impossible de renouer avec la tradition d’un mouvement anti-guerre massif dans de pareilles conditions.

    Armer l’opposition ?

    Une autre approche, mais tout aussi erronée, est de soutenir les rebelles syriens en entretenant le flou sur leur caractère et les méthodes de soutien. Nous avons ainsi été extrêmement surpris de lire un communiqué de presse du NPA français (Nouveau Parti Anticapitaliste) où Olivier Besancenot demandait que la France ‘‘donne gracieusement des armes aux révolutionnaires syriens’’ tout en précisant… qu’il ne faisait ‘‘pas confiance’’ à l’Etat français ! Bien que précisant qu’il ne fallait pas que les armes finissent chez des djihadistes, il demandait tout de même : ‘‘qui peut avoir la légitimité de décider à la place des autres ?’’ En Belgique, cette approche est partagée par la LCR qui affirme que ‘‘le peuple syrien a besoin que des armes soient livrées aux forces de la rébellion’’. Mais qui livrerait ces armes ? Et à quel prix politique ? Nous pensons que le droit des peuples à décider d’eux-mêmes ne nous empêche pas d’être plus précis quant à l’orientation à donner à la lutte.

    Encore une fois, nous comprenons tout à fait où peut conduire le sentiment d’urgence, mais cette analyse des évènements avant tout ‘‘militaire’’ nous semble très insuffisante. Seules les méthodes de masse basées sur un programme de rupture avec le régime et ses bases économiques peut réunir au-delà des frontières confessionnelles, jusqu’à provoquer des ruptures au sein de l’armée. La meilleure manière de lutter contre les tanks d’Assad est d’œuvrer à les retourner contre lui.

    Les forces capables de défendre ce programme et ces méthodes en Syrie peuvent bien être limitées pour l’instant, pour autant qu’elles soient déjà organisées, mais il ne faut pas non plus oublier le contexte régional de révolution et de contre-révolution dont est issue la révolte syrienne de 2011. Dernièrement encore, plus d’un million de personnes ont manifesté dans les rues voisines de Turquie contre le gouvernement Erdogan, et là aussi le génie des mobilisations de masse est sorti de sa lampe.

    A ce titre, un programme et une approche internationalistes conséquents doivent être défendus dans toute la région, notamment en Tunisie et en Egypte où, si des dictateurs ont pu tomber, le pouvoir reste toujours aux mains de la même élite. Toujours sous l’argument de ‘‘l’ennemi de mon ennemi’’, en Tunisie, la direction du Front Populaire – appuyée d’ailleurs par certains partisans de l’organisation internationale de la LCR (le Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale, dont est également membre Besancenot) ainsi que par le Parti des Travailleurs de Tunisie (PTT, partenaire privilégié du PTB dans le pays) – a conclu un accord contre Ennhada, le parti islamiste au pouvoir, avec Nidaa Tounes, le parti laïc pro-capitaliste où se sont réfugiés nombre d’anciens laquais du dictateur Ben Ali. C’est la meilleure manière de démoraliser et de désorienter les travailleurs et les jeunes, tout en laissant à Ennhada et ses alliés l’argument que ce sont eux les vrais révolutionnaires, car ils ne sont pas alliés aux forces de l’ancien régime.

    Une perspective socialiste

    La crise du capitalisme, la perte d’autorité des élites et la riposte des masses en défense de leurs conditions de vie et pour gagner de nouveaux droits ouvrent de nouvelles perspectives pour que les idées socialistes gagnent une échelle de masse. Mais les millions de travailleurs et de jeunes qui sont aujourd’hui à la recherche d’une alternative et d’une méthode de lutte ont encore à faire leur expérience et à combler le fossé entre l’état de conscience général actuel (héritage des 20 dernières années de règne du néolibéralisme tout autant que des trahisons du stalinisme et de la social-démocratie) et les tâches qu’exige le renversement du capitalisme. Les forces de gauche doivent aider à faire avancer ce processus, et donc honnêtement tirer le bilan de leurs analyses passées et présentes.

    C’est dans ce cadre que le Comité pour une Internationale Ouvrière déploie son activité dans plus d’une quarantaine de pays, notamment dans cette région, afin de construire un instrument révolutionnaire international où se partagent les leçons des luttes passées et présentes afin de mieux coordonner le combat contre cette société capitaliste putride et construire une société débarrassée de la misère, de la guerre et de l’exploitation, une société socialiste.

  • Chili 1973 : l’autre 11 septembre

    11 septembre 1973, les Forces Armées chiliennes aidées par les Etats-Unis exécutent un coup d’Etat contre le gouvernement de l’Unité Populaire présidé par le socialiste réformiste Salvador Allende. La population est massivement réprimée, les organisations de gauche sont interdites et plus d’une centaine de milliers de militants politiques s’exilent pour fuir la torture et les assassinats. Une dictature militaire s’établit et implante au Chili une politique néolibérale extrêmement brutale privatisant tout sur son passage.

    Dossier de Pablo N. (Bruxelles)

    De cette manière 2 ans après le putsch militaire, le pouvoir d’achat des salariés est réduit de 40% et le taux de chômage atteint vite 15 à 20% contre 4% en 1973. Après 17 ans de dictature et le retour à la ‘‘démocratie’’ en 1990, la société chilienne est encore fortement marquée par cette sombre période. Même après 20 ans de gouvernement de ‘‘centre-gauche’’, la Constitution en vigueur est toujours celle du régime militaire, la politique néolibérale est toujours présente, la pauvreté aussi et la répression également. En effet, le 6 août dernier, un militant mapuche (une des nations indigènes du Chili) a été assassiné par les Forces Spéciales de la police.

    ‘‘Poder Popular’’ et résistance de l’élite capitaliste

    Pourquoi ce coup d’Etat ? Pourquoi la population chilienne a-t-elle subit une telle dictature sanglante ? Tout commença en novembre 1970 avec l’arrivée au pouvoir d’une coalition de partis de gauche, l’Unité Populaire. Elle était formée autour des deux grands partis des travailleurs – le Parti Communiste et le Parti Socialiste – auxquels s’ajoutaient de plus petits partis de gauche chrétiens ou radicaux. Le nouveau gouvernement s’engagea dans des réformes importantes au profit des travailleurs, des paysans et des pauvres du pays. Les terres agricoles furent équitablement partagées, les salaires augmentèrent de 30% en moyenne, les prix des matières premières furent bloqués, etc. Cela provoqua un immense enthousiasme parmi la population chilienne, doublé d’un regain de combativité parmi les militants politiques et syndicaux qui voulaient de plus en plus exercer une démocratie directe : le ‘‘poder popular’’ (pouvoir populaire). Mais cela provoqua également l’ire des classes possédantes qui ne reculèrent devant aucun procédé pour attaquer le gouvernement et les classes exploitées.

    Jusqu’à ce qu’une première tentative de putsch ait lieu en octobre 1972, au travers d’un lock-out patronal (grève patronale et fermeture des usines) paralysant toute la société chilienne. Les syndicats de camionneurs, soudoyés par la CIA, déclenchèrent une grève illimitée et tous les syndicats patronaux suivis par les Ordres professionnelles (avocats, médecins, architectes, etc.) les rejoignirent.

    Le gouvernement et les dirigeants nationaux des partis et du syndicat ne surent comment réagir. En effet, la crise les avait pris de cours et même s’ils étaient aux commandes de l’appareil d’Etat, ils ne purent instaurer des mesures efficaces. Cet appareil était encore trop sous l’emprise de la droite et des capitalistes et a saboté toutes les actions légales de Salvador Allende.

    L’initiative des masses

    La réponse vint alors de la population. Dans les campagnes, les paysans et les peuples indigènes occupèrent les terres des grands propriétaires. Dans tous les quartiers, surtout dans les plus pauvres, se formèrent des Comités de Ravitaillement et de Contrôle des Prix (JAP, Juntas de Abastecimiento y Precios) qui réquisitionnèrent les commerces et les supermarchés qui trichaient avec les prix et vendaient des produits au marché noir. A la fin janvier 1972, il en existait 2.200 dans tout le pays, qui redistribuaient quotidiennement et équitablement les marchandises.

    Mais ce fut dans les zones industrielles que la réponse se fit la plus profonde et la plus dangereuse pour le système capitaliste. Ainsi les délégués syndicaux issus d’un même cordon (zoning) industriel se sont organisés en coordinations. Ces coordinations prirent en main l’occupation des usines, désertées par les cadres supérieurs et les patrons. Petit à petit, grâce à leur solidarité, ils commencèrent à autogérer la production. Souvent les cordons ont garanti le transport des travailleurs et des produits ou encore la distribution des aliments, tout en assurant la garde des entreprises contre d’éventuels sabotages. Un nouveau pouvoir issu des travailleurs était en gestation.

    Le pays put ainsi reprendre une activité économique relativement normale mais, pour la première fois, la classe des travailleurs avait pris conscience de sa puissance et de sa capacité à faire marcher la société sans les capitalistes. De cette manière, la grève patronale prit fin, mais la lutte qui opposait les classes sociales devint visible aux yeux de tous. Le Chili entrait dans un processus véritablement révolutionnaire et les cordons industriels furent son expression la plus poussée.

    Le gouvernement cherche la conciliation

    Pourtant le gouvernement d’Allende tenta de calmer la combativité des chiliens. Il entra dans une politique de discussions stériles avec les secteurs dit ‘‘progressistes’’ des capitalistes dans le but de contrer l’impérialisme étranger et la grande bourgeoisie locale. Il tenta de rendre les entreprises occupées et autogérées par les cordons industriels à leurs patrons. De leur côté, les travailleurs, tout en continuant à soutenir l’Unité Populaire, critiquèrent durement ses concessions et ses demi-mesures. Ils exigeaient de celui-ci, la ‘‘mano dura’’ (main ferme) contre les sabotages de la droite et les attaques de groupes d’extrême-droite en même temps que la nationalisation officielle des entreprises occupées.

    Fin juin 1973, le Chili fit face à une nouvelle tentative de coup d’Etat, mais cette fois-ci militaire. Elle fut rapidement avortée. Les travailleurs et les paysans en profitèrent pour étendre les occupations et renforcer le pouvoir populaire en créant de plus large coordination.

    Mais la population chilienne commença à se rendre compte du danger qui venait. Plusieurs manifestations ont eu lieu devant le Palais Présidentiel, dans lesquelles les slogans les plus repris exigeaient l’armement des masses afin qu’elles puissent se défendre. Pourtant, aucun des partis de gauche n’a répondu à ce souhait. Quant aux cordons industriels, même s’ils étaient souvent dirigés par des militants de la base de ces partis politiques, ils ne reçurent aucune aide pour se développer. Au contraire, les partis au pouvoir tentèrent de les maintenir sous le contrôle de la bureaucratie nationale du syndicat.

    Pendant ce temps les capitalistes se réorganisèrent. Ils purgèrent l’armée et la police des éléments de gauche qui y avaient une forte influence et, un peu plus de deux mois plus tard, ils déclenchèrent un ultime coup d’Etat. Les travailleurs, sans armes, sans direction politique ou militaire, furent désemparés et subirent de plein fouet la répression de la dictature de Pinochet.

    Quelles leçons pour aujourd’hui ?

    Revenons maintenant à notre époque. La Tunisie est en proie à une situation, à priori, fort différente du Chili d’Allende. Pourtant, elle a été et est toujours le théâtre de la première révolution du 21ième siècle et, encore une fois, des organes d’auto-organisation de la population sont apparus.

    Durant l’apogée révolutionnaire, des comités de vigilance se sont formés pour protéger les quartiers contre les forces du dictateur Ben Ali. Des travailleurs ont repris à leur compte la gestion d’entreprises dirigées par des proches de l’ancien régime et des comités de ravitaillement se sont développés pour faire face à la désorganisation de la société. Récemment, au début du mois d’août 2013 – bien que peu d’informations nous parviennent et que la situation a l’air de changer – on a appris que dans la ville de Sidi Bouzid, berceau de la révolution tunisienne, la population avait constitué un comité de Salut public contrôlant les affaires de la ville, sous l’autorité du syndicat UGTT (Union Générale des Travailleurs Tunisiens). Des comités similaires ont été créés dans d’autres villes rejetant le pouvoir central.

    Ainsi la population tunisienne, d’abord dans son rejet du gouvernement de Ben Ali et ensuite de celui des islamistes réactionnaires d’Ennahda a formé de nouveaux instruments de luttes répondant aux nécessités directes de la population. Sur cette base, un parallèle avec le phénomène des cordons peut commencer à être esquissé. C’est à partir de ce genre de pouvoir émergeant qu’une véritable démocratie des travailleurs peut être construite en renversant le capitalisme et instituant le contrôle démocratique des secteurs-clés de l’économie.

  • Tunisie : Grandes manœuvres au sommet, profonde méfiance parmi les masses

    L’alliance du Front populaire avec ‘‘Nidaa Tounes’’ provoque du remous dans la gauche

    Dans la foulée de l’assassinat politique du dirigeant de gauche nassérien Mohamed Brahmi, le 25 Juillet, une cascade de protestations a traversé tous les coins de la Tunisie. Une grève générale massive a secoué le pays le vendredi 26, et un ‘sit-in’ permanent a eu lieu depuis en face de l’édifice de l’Assemblée Nationale Constituante, à la place du Bardo à Tunis, rejoint par la suite par de nombreux manifestants venus des régions de l’intérieur pour marcher sur la capitale, déterminés à en découdre avec le pouvoir en place.

    Serge Jordan, Comité pour une Internationale Ouvrière

    (Photo ci-contre : le porte-parole du Front populaire, Hamma Hammami, aux côtés du président de Nidaa Tounes, Béji Essebsi)

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    Le 6 août, la plus grande manifestation anti-gouvernementale depuis le meurtre de Brahmi a pris place, les estimations les plus sérieuses faisant état de plus de 450.000 manifestants. Le mouvement ‘Tamarrod’ (‘Rébellion’) affirme avoir recueilli plus de 1,7 million de signatures (à peu près 10% de la population) en faveur de la destitution du gouvernement de la ‘Troika’, dirigé par les islamistes d’Ennahda. Et dans les régions pauvres de l’intérieur du pays, les mobilisations ont été accompagnées par le développement de diverses structures de pouvoir révolutionnaires locales : dans certaines régions, les manifestants ont occupé les gouvernorats et mis en place des comités autogérés, en défi direct au gouvernement d’Ennahda.

    Laïcs contre islamistes ?

    Contrairement à ce qui a été clamé par de nombreux commentateurs dans les médias, les principaux acteurs de la bataille en cours ne sont pas simplement des ‘islamistes’ contre des ‘laïques’. Présenter les choses de cette manière tend à nourrir le jeu de pouvoir au sein de l’élite, une élite qui a tout intérêt à essayer d’obscurcir les questions de classe sous-jacentes.

    Bien sûr, il serait faux de nier la colère de masse liée à la bigoterie religieuse de la clique au pouvoir, ainsi que les attaques et menaces perpétrées au nom de l’islam politique. L’encouragement du fondamentalisme religieux et les frontières poreuses entre Ennahda et certains groupes salafistes violents a sans aucun doute nourri la colère du peuple tunisien contre le régime actuel. Alors que chaque jour qui passe apporte son lot d’histoires d’attaques aux frontières, de menaces à la bombe ou de tentatives d’assassinats, la situation sécuritaire du pays et la menace de la violence terroriste sont devenus une préoccupation importante pour la population.

    Les récentes déclarations gouvernementales caractérisant officiellement le mouvement salafiste extrémiste « Ansar al-Sharia » comme une «organisation terroriste» doivent être comprises dans ce contexte: il s’agit d’une tentative des dirigeants d’Ennahda d’écarter leurs propres responsabilités en affichant une certaine dose de pragmatisme politique envers la rue et le mouvement d’opposition, dans un geste désespéré pour tenter de restaurer leur crédibilité, quitte à s’aliéner certains de leurs alliés potentiels et une partie de leur propre base ultraconservatrice.

    Les socialistes s’opposent sans ménagement à la tendance croissante au fondamentalisme religieux, utilisé comme un instrument d’oppression par le pouvoir en place, qui représente une grave menace pour la liberté d’expression et les droits démocratiques, en particulier en ce qui concerne ses effets corrosifs sur les femmes.

    La manifestation en défense des droits des femmes appelée par le syndicat UGTT le 13 août a été ralliée par une foule nombreuse de dizaines de milliers de personnes, réclamant la chute du gouvernement. Cela indique que de nombreux manifestants intègrent très justement la lutte pour défendre les droits des femmes dans une lutte plus large contre le gouvernement actuel.

    Mais si ces questions ont incontestablement joué un rôle important, le cœur de la lutte en cours remonte directement aux aspirations initiales de la révolution de 2010-2011, qui n’ont tout simplement pas été satisfaites.

    Une enquête menée au début de 2011 indiquait que 78% des jeunes Tunisiens pensaient à ce moment-là que la situation économique s’améliorerait au cours des prochaines années, ce qui est bien loin de la réalité actuelle. Pour une grande partie de la population en effet, les difficultés croissantes de la vie quotidienne, la hausse constante des prix des denrées alimentaires, la terrible absence d’emplois pour les jeunes, l’état catastrophique des infrastructures publiques, les bas salaires et les conditions de travail épouvantables dans les usines, la marginalisation continue des régions de l’Ouest et du Sud, toutes les questions sociales au sens large fournissent le ‘carburant’ de la rage actuelle contre le gouvernement.

    Dans la ville de Menzel Bourguiba, au Nord de Tunis, 4000 travailleurs ont été récemment licenciés du jour au lendemain sans préavis, après la fermeture totale de leur usine de chaussures. C’est à ce genre de préoccupations que la clique au pouvoir a été absolument incapable de répondre tout au long de son mandat.

    Les enjeux ici portent sur qui détient le pouvoir économique dans la société, et au service de quels intérêts de classe le gouvernement travaille. En ce sens, tout gouvernement fonctionnant dans le cadre du système capitaliste, centré sur la maximalisation du profit pour les grosses entreprises (qu’il s’agisse d’un gouvernement avec Ennahda, avec des partis laïques, d’un ‘cabinet de technocrates’, d’un ‘gouvernement d’élections’, de ‘compétences’, d’unité nationale’ ou de n’importe quelle autre formule de ce genre) ne livrera rien d’autre que sensiblement la même politique, voire pire encore, pour la masse de la population.

    Le caractère supposément ‘laïque’ du régime de Ben Ali, par exemple, ne l’a nullement empêché de détruire la vie des gens, d’écraser toute opposition à son règne, de briser le niveau de vie des travailleurs, et d’être finalement renversé par un mouvement révolutionnaire sans précédent.

    Est-ce que ‘les ennemis de nos ennemis’ sont nos amis ?

    Bien qu’ayant initialement subi des coups sévères par la révolution, les anciens vestiges du régime, les milieux et réseaux de l’ex-RCD, ainsi que les familles bourgeoises qui ont rempli leurs poches pendant les années Ben Ali, n’ont pas ‘disparu’. Ils sont toujours représentés à l’intérieur de l’appareil d’Etat, dans de nombreux secteurs de l’économie, dans les médias, dans de nombreux partis politiques, organisations et associations, ils ont aussi des connections, entre autres, au sein du régime algérien, et des liens avec les puissances impérialistes.

    L’héritage politique le plus évident de l’ancien régime est le parti ‘Nidaa Tounes’ (=‘Appel pour la Tunisie’), épine dorsale de la coalition ‘Union pour la Tunisie’. Nidaa Tounes, dirigé par le dinosaure politique de 87 ans Beji Caïed Essebsi (une figure de premier plan pendant la dictature de Habib Bourguiba, qui dirigea le pays de 1957 à 1987) est essentiellement un refuge politique de vieille garde de la dictature: éléments liés à la bureaucratie qui constituait le tronc de l’ancien parti au pouvoir, groupes d’ intérêts avec des connections à l’intérieur de l’‘Etat profond’, riches capitalistes dont les intérêts commerciaux sont en conflit avec la stratégie d’Ennahdha, couplés avec toutes sortes de nostalgiques et parasites de l’ancien régime qui abusaient de leurs positions à travers le vaste système de népotisme.

    Cependant, c’est précisément avec ce parti et avec ses partenaires politiques, tous farouchement défenseurs du ‘marché’, que les dirigeants de la gauche tunisienne ont décidé de conclure un accord politique, comme si l’élan populaire contre Ennahda, qui avait atteint un point de quasi-ébullition dans les dernières semaines, rendait soudainement ces forces plus acceptables ou ‘amies’ de la révolution populaire.

    En effet, après l’assassinat de Mohamed Brahmi, une alliance politique a été mise en place par la direction de la coalition de gauche du ‘Front populaire’ avec la coalition ’Union pour la Tunisie’, ainsi qu’avec d’autres forces de droite (y compris avec la principale fédération des patrons, l’UTICA). Cet accord a donné naissance à la création du ‘Front de Salut National’, dont l’objectif commun proclamé est de faire campagne pour la formation d’un gouvernement de ‘salut national’, dirigé par une soi-disant ‘personnalité nationale indépendante’.

    Cette alliance a jeté un seau d’eau froide sur les désirs révolutionnaires de beaucoup de militants, à la base du Front populaire ainsi que parmi de nombreux jeunes et de travailleurs tunisiens. Cet accord ne fut pas une réelle surprise pour le CIO. Nous avions mis en garde depuis longtemps, dans notre analyse du caractère et de l’évolution de l’orientation du Front populaire au cours des derniers mois, contre la stratégie erronée, poursuivie par ses dirigeants, de la ‘révolution par étapes’: en gros, l’idée qu’il faut d’abord consolider la ‘démocratie’ et la réalisation d’un ‘État civil’, tout en reportant les tâches de la révolution socialiste à un avenir indiscernable.

    Ce récent accord est le point culminant d’une telle approche erronée. S’unir contre l’ennemi islamiste commun, perçu comme une menace pour la démocratie, est devenue la ligne de justification pour la conclusion d’accords avec une force politique complètement réactionnaire, armée d’un programme néolibéral qui ne diffère en rien de fondamental de celui de ses opposants islamistes. Cet accord subordonne de facto les intérêts de la classe ouvrière et des pauvres, qui constituent la majorité des forces militantes du Front populaire, à des forces motivées par un programme résolument pro-capitaliste et pro-impérialiste.

    Arguer du fait qu’un accord de cette nature est ‘nécessaire’ pour le mouvement afin d’être ‘suffisamment fort’ si l’on veut faire tomber le gouvernement actuel, comme certains l’ont prétendu, ne tient pas la route.

    Le magnifique mouvement qui avait débuté après la mort de Brahmi a connu depuis une chute significative, la vague de grèves s’est en partie épuisée, et la composition de classe des manifestations de rue a également changé, ayant été partiellement reprise en charge par des forces pro-bourgeoises, déguisés pour l’occasion par les chefs de la gauche comme étant du côté du peuple. Une certaine nostalgie pour le régime de Bourguiba a également refait surface, avec une couche de manifestants essentiellement issus de la classe moyenne, encouragés par Nidaa Tounes et d’autres forces similaires, affichant des portraits de l’ancien autocrate dans les rues.

    Cela ne signifie pas pour autant que le mouvement est ‘mort’. La situation reste extrêmement volatile, et la colère qui existe parmi de larges couches de la population tunisienne contre l’état général du pays, sur les plans à la fois social et politique, pourrait rapidement resurgir au travers de nouvelles explosions de masse.

    Mais incontestablement, l’alliance entre la gauche et Nidaa Tounes & cie a eu pour effet immédiat d’affaiblir le mouvement de masse et la confiance des travailleurs et des jeunes dans ce pour quoi ils se battaient et sont sortis dans la rue au départ.

    La campagne ‘Erhal’ (‘Dégage’) a été lancée par le Front de Salut National il y a deux semaines, dans le but de faire dégager les gouverneurs, administrateurs et dirigeants d’institutions publiques nommés par le gouvernement d’Ennahdha. Essebsi est sorti publiquement à la fin du mois d’août contre cette campagne, en disant qu’il ‘plaçait son soutien dans le concept de l’Etat’.

    Cela montre encore une fois que Essebsi et ses forces poursuivent un agenda aux antipodes du mouvement révolutionnaire, en utilisant leur position pour tenter de briser la dynamique du mouvement, qui avait pourtant vu plusieurs exemples de structures de double pouvoir émerger dans diverses localités, et des gouverneurs et chefs locaux d’Ennahda chassés par la population.

    Le côté ironique de l’histoire est que récemment, il a été révélé que des négociations secrètes avaient eu lieu à Paris entre Rached Ghannouchi, dirigeant d’Ennahda, et Essebsi lui-même, dans une tentative de trouver un accord commun entre les deux partis. Selon toute vraisemblance, ils ont été poussés dans le dos par les pays impérialistes, afin de désamorcer la crise actuelle et éviter une impasse politique prolongée qui pourrait exacerber les tensions et potentiellement donner lieu à de nouveaux soulèvements révolutionnaires.

    Les centaines de milliers de jeunes, de travailleurs et de pauvres qui ont inondé les rues pour manifester leur colère contre le pouvoir en place durant le courant du mois dernier se rendent compte que toute cette énergie pourrait arriver à un accord pourri entre les deux principales forces de la contre-révolution, et tout cela avec l’accord tacite des dirigeants des principaux partis de gauche.

    Turbulences à gauche

    A nos yeux, c’est seulement autour des revendications de la classe ouvrière et des opprimés, ceux et celles qui ont fait la révolution et partagent un intérêt commun à la poursuite et à la victoire de celle-ci, qu’une alternative politique viable peut être construite, capable de répondre aux préoccupations profondes de la majorité.

    C’est pour cette raison que beaucoup de militants, syndicalistes, chômeurs et autres sympathisants de la gauche radicale avaient accueilli avec enthousiasme les objectifs initiaux de la mise en place du Front Populaire: rassembler tous ceux et toutes celles qui ressentent la nécessité d’un pôle d’attraction révolutionnaire indépendant, explicitement distinctif, dans ses objectifs, à la fois d’Ennahda et des diverses forces néolibérales ou/et liées a l’ancien régime qui se trouvent dans l’opposition.

    Pour les mêmes raisons, l’adoption, par les dirigeants du Front populaire, du ‘Front de Salut National’ rencontre maintenant de vives critiques et un remous croissant dans les rangs du Front Populaire et dans la quasi-totalité des partis qui le constituent. Un état de semi- révolte est en gestation dans certains de ces partis. Selon un militant de l’aile jeune du ‘Parti des Travailleurs’ (ex- PCOT), cité dans un article publié sur le site nawaat.org, ‘‘Au sein de notre parti, le gros de la jeunesse est contre cette alliance.’’ Dans le même article, un membre du syndicat étudiant UGET, et sympathisant du Front Populaire, fait également valoir qu’il est contre cette alliance ‘‘avec des libéraux, qui ont un projet à l’opposé du nôtre et qui sont dirigés par des personnes ayant eu des postes importants sous Bourguiba et Ben Ali.’’ Un autre partisan du Front Populaire explique: ‘‘Cette alliance est une faute sur le plan stratégique et une trahison des principes de la gauche. Nidaa Tounes est un parti de droite sur les plans économique et social, tout comme Ennahda, et c’est un lieu de recyclage pour des anciens du RCD.’’

    La LGO, le parti dans lequel les partisans du CIO ont été actifs depuis un certain temps, n’a pas été immunisée par ces développements. Une partie de la direction de la LGO s’est alignée sur l’orientation suivie par les principaux dirigeants du Front Populaire, laissant tomber leur revendication précédente pour un ‘‘gouvernement ouvrier et populaire autour de l’UGTT’’, et se cadrant au contraire dans la revendication de ‘‘gouvernement de salut national’’ préconisée par la direction du Front Populaire.

    Le 3 août, la LGO a produit une déclaration, reproduite sans la moindre critique en anglais sur le site ‘International Viewpoint’ (le site international du Secrétariat International de la Quatrième Internationale) arguant que ‘‘Pour faire face aux conditions économiques et sociales actuelles, il faut combattre les facteurs de l’hémorragie financière de l’Etat et augmenter ses ressources, afin de permettre au gouvernement de salut de mettre en œuvre son programme en se basant essentiellement sur nos propres capacités nationales ( … ).’’ De manière incroyable, le texte va jusqu’à demander à ‘‘soumettre les cadres de l’Etat et ses rouages à un plan d’austérité strict’’ et exiger ‘‘une contribution de solidarité volontaire des salarié-es d’un jour de travail pendant six mois’’ !

    Dès le premier jour des manifestations anti-gouvernementales après l’assassinat de Brahmi, le groupe de supporters du CIO a été le premier à sortir avec des tracts contestant cette orientation, refusant tout accord politique avec des forces qui défendent le capitalisme, exigeant une grève générale ouverte, et plaidant pour structurer la lutte dans tout le pays au travers de comités d’action de masse démocratiquement élus, afin de jeter les bases d’un ‘‘gouvernement révolutionnaire des travailleurs, des jeunes, des chômeurs et des pauvres, soutenu par l’UGTT et les militants du Front Populaire , l’Union des Chômeurs Diplômés (UDC) et les mouvements sociaux.’’

    En collaboration avec d’autres, les partisans du CIO en Tunisie sont désormais engagés dans un processus de recomposition de la gauche, en vue de fonder une nouvelle plateforme d’opposition, ouverte à tous, qui puisse organiser les militants du Front Populaire dissidents, et les travailleurs et les jeunes au sens large, autour d’un programme en adéquation avec les véritables aspirations de la majorité des Tunisiens.

    Le mouvement de masse a un besoin urgent de construire sa propre organisation politique indépendante. Cela ne peut être fait, à nos yeux, qu’en rejetant résolument toute transaction avec des forces de classe étrangères telles que la coalition autour de Nidaa Tounes. Agir en conformité avec ces forces ne peut que conduire à la défaite ; l’appel aux sacrifices au nom du bien commun, voilés sous la bannière du «salut national » ou de toute autre façade similaire, servira en réalité à ouvrir la voie à de nouvelles attaques sauvages sur les droits et les conditions de vie des travailleurs et des masses pauvres en Tunisie, et de faire reculer la révolution pour les bénéfices de la classe capitaliste.

    Tout indique qu’un ‘‘automne chaud’’ de grèves et de protestations sociales se profile en Tunisie. Si les batailles entre clans politiques au sommet peuvent, dans certaines circonstances, prendre le dessus sur les luttes sociales, et les dissimuler dans une certaine mesure, ces dernières ne peuvent être supprimées pour autant. Les couches de la classe ouvrière qui sont sorties pour réclamer la chute du gouvernement sont pleines d’amertume, et reviendront inévitablement sur la scène pour réclamer leur du, et cela quelque soit le visage du nouveau gouvernement qui suivra la chute, quasi inévitable, de celui d’Ennahda.

    La gauche doit se préparer à donner une direction effective à ces couches qui vont entrer en lutte dans les prochaines semaines et les prochains mois, et leur fournir une stratégie claire sur la façon dont elles peuvent enfin obtenir un gouvernement qui leur est propre et qui puisse représenter pleinement leurs intérêts. Le cas échéant, d’autres forces réactionnaires vont s’engouffrer dans le vide politique, et se voir offrir la possibilité de se présenter comme étant les meilleurs défenseurs soit de la foi, soit de «l’intérêt national», faisant usage d’une rhétorique sans contenu de classe afin de détourner les objectifs initiaux de la révolution et d’imposer leur agenda contre-révolutionnaire.

    Les événements qui se déroulent en Égypte doivent servir d’avertissement: l’explosion révolutionnaire sans précédent du 30 Juin dernier contre le règne des Frères Musulmans a été détournée par les militaires, du fait que le mouvement ouvrier ne disposait pas de sa propre expression politique. L’ex-président de la Fédération égyptienne des syndicats indépendants (EFITU), Kamal Abou Eita, a accepté un poste de ministre du Travail et de l’Immigration dans le nouveau gouvernement post-Morsi. Une fois nommé à son poste, il a proclamé: ‘‘Les travailleurs, qui étaient champions de la grève sous l’ancien régime, doivent maintenant devenir champions de la production’’! Les erreurs de certains dans la gauche égyptienne à avoir offert une caution à la prise du pouvoir par l’armée ont été utilisées pour désarmer politiquement les travailleurs et pour attaquer leurs luttes, tandis que les vestiges de l’‘‘Etat profond’’ de l’ère Mubarak, certaines figures-clés de l’ancien régime, les services de sécurité intérieure et les réseaux de patronage de l’ex-parti au pouvoir le NPD font clairement un retour en force sur la scène.

    Direction et programme

    Ni Ennahda et ses partenaires au sein de la Troïka, ni ‘l’Union pour la Tunisie’, ni aucune des variations islamistes du type salafiste ou djihadiste, n’ont un programme sérieux de transformation économique à offrir aux masses. Tous utilisent différentes cartes idéologiques afin de sanctifier une société fondée sur des privilèges matériels considérables attribués à une poignée de gens, tandis que la majorité de la population doit accepter une spirale incessante vers le bas.

    La gauche marxiste doit offrir un chemin visant à couper court aux divisions ‘‘religieux / non-religieux’’, à travers la construction d’une lutte commune de tous les travailleurs et les pauvres visant à renverser le capitalisme. Une telle lutte doit intégrer la défense de droits politiques égaux pour tous, y compris le droit de chacun et de chacune à pratiquer sa religion, ou de n’en pratiquer aucune, sans ingérence de l’État.

    Les deux grèves générales de masse anti-gouvernementales qui ont déjà eu lieu en Tunisie cette année , parmi beaucoup d’autres exemples, ont démontré qu’il existe une volonté incontestable parmi la classe ouvrière, la jeunesse et les pauvres, de se battre pour un véritable changement révolutionnaire, et, pour commencer, de faire tomber le gouvernement actuel– à condition qu’il existe une direction digne de ce nom pour animer leur lutte. Mais c’est bien là que le bât blesse.

    Comme un article de l’agence de presse ‘Reuters’ le mentionnait récemment, en faisant des références aux événements en Egypte ‘‘L’Union générale tunisienne du travail (UGTT ) n’a ni chars, ni ambitions militaires, mais elle peut se targuer d’une armée d’un million de membres qui éclipse les partis politiques, maintenant à couteaux tirés à Tunis.’’

    Pourtant, l’image assez révélatrice de manifestants tunisiens scandant « le peuple veut la chute de l’Assemblée nationale constituante », tandis que l’UGTT plaidait officiellement pour son maintien, a mis en évidence le contraste évident entre les «solutions» offertes par la direction nationale de l’UGTT et le sentiment qui règne parmi les masses.

    Plutôt que de jouer le rôle embarrassant de conciliateurs entre le parti au pouvoir et l’opposition, et de réanimer sans cesse les tentatives futiles au ‘dialogue national’, rôle que les principaux leaders de l’UGTT ont joué allégrement dans le cours des dernières semaines, ces mêmes dirigeants auraient pu utiliser -et pourraient toujours utiliser- la force massive et influente de leur syndicat pour paralyser le pays du jour au lendemain et balayer d’un revers de la main le gouvernement et l’Assemblée Constituante. C’est ce que les partisans du CIO en Tunisie n’ont eu cesse de mettre en avant.

    Un tel geste audacieux, déployant la pleine puissance du mouvement ouvrier organisé, couplée avec la mise en place de comités d’action élus démocratiquement et structurés dans tout le pays, pourrait servir de base pour contester et renverser le pouvoir en place et le remplacer par une Assemblée Constituante révolutionnaire, véritable Parlement des masses opprimées, basée sur la puissance et l’organisation du mouvement révolutionnaire dans tous les recoins de la Tunisie: dans les rues, dans les usines et les lieux de travail, dans les écoles et les universités, dans les quartiers, etc

    Un gouvernement révolutionnaire des travailleurs, des jeunes et des pauvres pourraient couronner ce processus, et entamer ainsi la transformation de la société selon les désirs de la majorité de la population, en nationalisant les secteurs-clés de l’économie, afin d’élaborer une planification rationnellement organisée de la production pour répondre aux besoins sociaux de tout un chacun.

    A cet effet, la reconstruction d’un front unique, sur la base d’une perspective de classe indépendante, armée d’un véritable programme socialiste et internationaliste, est à notre avis la seule voie vers la victoire révolutionnaire.

  • Égypte : Non aux généraux ! Non aux islamistes ! Pour une action indépendante des travailleurs et des pauvres !

    Des centaines de victimes tandis que l’armée tente de consolider son pouvoir dans le sang

    Des millions de personnes dans le monde entier, et surtout au Moyen-Orient, ont été choquées par le meurtre de centaines de civils désarmés au cours du nettoyage brutal des deux camps pro-Morsi au Caire. Au cours des jours qui ont suivi, l’armée a poursuivi son offensive. Le sectarisme croissant menace l’avenir de la révolution : il est urgent pour les travailleurs d’entreprendre une action indépendante de classe.

    Robert Bechert, Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO)

    En dépit de leur ampleur, les récentes manifestations de soutien au président déchu Morsi n’ont pas été aussi grandes que les immenses manifestations anti-Morsi d’il y deux mois. En fait, les deux camps pro-Morsi, bien qu’embarrassants pour le nouveau régime militaire, ne constituaient pas de menace directe et immédiate pour le régime. Le calendrier et la brutalité de ces interventions étaient essentiellement une démonstration de force des généraux, un avertissement destiné à intimider toute opposition, future ou actuelle, au règne de l’armée.

    C’est pourquoi on constate déjà une grande remise en question de cette situation et à une opposition, même parmi ceux qui n’ont que très peu de sympathie, voire aucune, pour les Frères Musulmans. Il est clair que ces attaques sont organisées par des généraux corrompus qui n’ont absolument aucun crédit “démocratique’’. La population craint maintenant – à juste titre – que tout cela soit une tentative d’instaurer un nouvel “État sécuritaire” à l’instar de celui du dictateur déchu Moubarak, sous une nouvelle direction. Ces attaques ont également énormément polarisé la société, cette polarisation ne se faisant toutefois pas selon des lignes de classe, mais selon une ligne anti- ou pro-militaires.

    Nombreux sont ceux qui ont été choqués par la violence. On fait état du développement de groupes d’auto-défense, pro- comme anti-Morsi, dans divers quartiers du Caire. Ces groupes doivent être construits démocratiquement et être coordonnés afin de construire un large mouvement non-sectaire des travailleurs pour prendre le contrôle de leurs propres vies et de leur propre avenir. Mais si n’apparait aucun mouvement indépendant organisé par la classe des travailleurs, et si la bataille pour l’avenir de l’Égypte reste cantonnée aux deux camps des généraux et des forces religieuses conservatrices, alors ces évènements risquent de sérieusement dérailler le cours de la révolution débutée en 2011. Les véritables syndicats et les organisations des travailleurs sont la seule force capable d’unifier toutes les couches de la société en lutte contre la dictature et contre l’exploitation capitaliste.

    Dès le lendemain de la chute du président Morsi, le CIO avait prévenu du fait que le coup d’État perpétré par les généraux égyptiens, loin de servir les intérêts de la révolution, avait pour but de mettre un terme à l’énorme mobilisation de plus de 17 millions de manifestants anti-Morsi en juin et juillet pour éviter qu’elle ne dégénère en une nouvelle révolution démocratique, et de confisquer le pouvoir pour eux-mêmes (voir notre article à ce sujet). Ce coup d’État ‘‘a ouvert les portes aux dangers du sectarisme, à différentes variétés de contre-révolution et à la possible défaite finale de la révolution.’’

    La brutalité employée pour vider les camps et la répression sanglante des manifestations qui ont suivi, avec leur cortège de morts parmi les manifestants pro-Morsi, ne fait que nous donner un avant-gout de la manière dont ces généraux ont décidé de gérer toute opposition à leur règne.

    Attaques contre les travailleurs

    Si, à présent, ce sont surtout des manifestants pro-Morsi qui sont réprimés, deux jours avant l’attaque sanglante du 14 août sur les camps pro-Morsi, le régime a entamé une offensive contre les travailleurs qui occupent l’usine de Suez Steel, arrêtant deux des dirigeants du comité de grève.

    En plus de démontrer le caractère de classe de ces généraux pro-capitalistes, l’attaque sur Suez Steel n’était pas la première subie par les travailleurs dans l’Égypte post-Moubarak. Le gouvernement Morsi avait lui aussi révélé son caractère pro-capitaliste lorsqu’en février dernier, les forces de sécurité avaient attaqué l’occupation de l’usine Portland Cement à Alexandrie.

    Depuis la chute de Morsi le 3 juillet, les chefs de l’armée, dirigés par le général Al-Sisi, ont tout fait pour consolider leur pouvoir. Les anciennes unités de sécurité de l’ère Moubarak ont été réactivées. Les deux-tiers des nouveaux gouverneurs provinciaux qui ont été nommés par le régime le 13 août sont des généraux de l’armée ou de la police, dont certains ont déjà ‘‘brillamment démontré à maintes reprises leur hostilité à la révolution de 2011’’ (The Economist, 17 août 2013).

    Un analyste a affirmé que : ‘‘Ce qu’a vécu l’Égypte depuis le coup d’État a été le retour systématique de l’armée et de l’État policier, avec des arrestations arbitraires, la censure des médias et le meurtre de manifestants,… L’appareil sécuritaire est en train de prendre sa revanche sur les deux années pendant lesquelles il s’est senti menacé par la possibilité d’un nouvel ordre qui le forcerait à devoir rendre des comptes. Depuis le coup d’État, cet appareil estime qu’il a repris entre ses mains le contrôle de la situation et qu’il est prêt à frapper durement quiconque se dresse devant lui, quelle que soit son idéologie.’’ (The Guardian, 16 aout 2013)

    Mais l’armée n’a pas simplement effectué un coup d’État. Elle prétend toujours agir en vertu du mandat que lui aurait soi-disant conféré le peuple via le puissant mouvement anti-Morsi du mois de juin. Si les généraux ont pu prendre le pouvoir, c’est parce que, malheureusement, cet immense mouvement rassemblant des millions de personnes ne bénéficiait pas de sa propre direction indépendante et représentative capable et déterminée à montrer au mouvement comment il pourrait lui-même prendre le pouvoir. Les généraux ont donc pris l’initiative, et se sont emparés du pouvoir en prétendant agir au nom des manifestants.

    Le fait que l’armée ait pris le pouvoir a permis aux dirigeants des Frères Musulmans de se présenter comme les ‘‘défenseurs de la démocratie’’, même si la brève présidence de Morsi avait été marquée par des méthodes de plus en plus autoritaires. En même temps, il ne fait aucun doute que – au vu de la brutalité avec laquelle les camps ont été réprimés et de la violence avec laquelle les manifestations ont été réprimées en plus de la manière dont les généraux sont en train de consolider leur pouvoir de plus en plus ouvertement – même ceux qui ont souhaité la chute de Morsi vont maintenant se poser des questions, connaitre des doutes et entrer en opposition. Mais ce processus ne va pas forcément se développer de manière linéaire.

    Le sectarisme croissant, qui se reflète dans les attaques contre les églises de la minorité chrétienne à cause du soutien apparent donné à l’armée par les dirigeants chrétiens, pourrait avoir pour conséquence le fait que certaines personnes en viennent à considérer l’armée comme une force protégeant le pays du conflit religieux et de la violence djihadiste. Mais ce n’est pas le cas. C’est en réalité le coup d’Etat de l’armée contre Morsi, et le soutien accordé à ce coup d’État par de nombreux gouvernements étrangers, qui suscitera le développement d’une guérilla islamiste et d’une activité terroriste, vu que les partisans des partis islamistes de droite tireront de tout ceci la conclusion que la stratégie suivie par les Frères Musulmans (l’arrivée au pouvoir via les élections) a échoué. L’impact de ces évènements se fera ressentir à travers tout le Moyen-Orient et au-delà.

    Le danger dans la situation actuelle est qu’il semble à présent n’y avoir qu’une bataille entre les Frères Musulmans et autres dirigeants sectaires, conservateurs et réactionnaires, d’un côté, et les chefs de l’armée de l’autre côté, comme le Comité pour une Internationale Ouvrière l’avait déjà dit. ‘‘Dans une telle situation, il est absolument essentiel de redoubler les efforts en vue de la construction d’un mouvement des travailleurs indépendant, pas seulement des syndicats, qui puisse offrir une véritable alternative et force d’attraction pour tous les travailleurs et les pauvres qui soutiennent Morsi à cause de leur opposition à l’armée et à l’ancienne élite. C’est la seule manière par laquelle le mouvement prolétaire peut tenter de limiter la capacité de nuisance des groupes religieux fondamentalistes réactionnaires qui se présentent comme les principaux adversaires du régime militaire.’’ (Égypte : la polarisation grandit – Aucune confiance dans les généraux!)

    Depuis le début de la révolution de 2011, on a vu une impressionnante croissance du mouvement ouvrier en Égypte. Les luttes des travailleurs, qui étaient déjà importantes avant la chute de Moubarak, se sont énormément développées. Il y a un énorme mouvement en direction des syndicats indépendants, dont le nombre de membres est passé de moins de 50.000 au moment de la chute de Moubarak à plus de 2,5 millions aujourd’hui ; en plus des 4 millions de personnes qui sont membres des syndicats officiels contrôlés par l’État. Ces derniers temps, on a vu le nombre de grèves atteindre 800 par mois ; pas seulement pour une amélioration des salaires et des conditions de travail, mais aussi pour contester les directeurs mis en place par Moubarak et encore à leur poste, le licenciement de délégués et la privatisation.

    Cependant, depuis la chute de Moubarak, on n’a pratiquement pas entendu de voix indépendante en provenance du mouvement ouvrier. En fait, Kamal Abu Eita, président de la Fédération des syndicats indépendants d’Égypte (EFITU), est devenu ministre du Travail et a du coup commencé à se prononcer contre les grèves. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que nous voyons un dirigeant syndical être nommé dans un gouvernement capitaliste dans le but expres de freiner les luttes et de tenter de faire accepter aux travailleurs un gouvernement militaire. Officiellement, trois fédérations syndicales ont soutenu l’appel du général Al-Sisi à une manifestation de masse le 26 juillet pour soutenir le nouveau gouvernement. Il est à ce titre intéressant de noter que l’exécutif de l’EFITU ait voté cette motion de soutien à 5 voix contre et 9 voix pour.

    Cette politique de soutien au régime militaire est la meilleure route pour le désastre du point de vue syndical. Les organisations des travailleurs doivent formuler leur propre programme indépendant de classe, afin de présenter une voie de sortie de crise qui évite à la fois la consolidation du régime militaire et la hausse des divisions et de la violence sectaires.

    Directement, la question principale est l’organisation de comités de défense des quartiers et des entreprises qui soient non-sectaires et démocratiques partout dans le pays, afin de se protéger contre les attaques de l’État et des forces sectaires. Les organisations des travailleurs ont le potentiel de mener à bien cette tâche, combinée à l’expression d’une alternative politique à l’armée, aux Frères Musulmans et au règne des capitalistes. Avec un tel programme, il serait possible au mouvement des travailleurs de commencer à saper l’autorité à la fois des généraux et des Frères Musulmans.

    Les syndicats, et en particulier l’EFITU, doivent exiger qu’Abu Eita quitte le gouvernement, doivent lancer leur propre campagne contre la répression, le sectarisme et le régime militaire, pour la défense des droits démocratiques et pour des élections immédiates à une Assemblée Constituante Révolutionnaire afin que le peuple égyptien puisse décider lui-même de son avenir.

    Pour le général Al-Sisi et ses camarades de l’armée, la tâche de rebâtir un “État sécuritaire” ne sera pas aisée. La révolution n’est pas finie. La rapidité de la désillusion et l’explosion de l’opposition au régime Morsi montrent aussi la vitesse à laquelle une opposition peut à nouveau se développer.

    Bien que le caractère sanglant des évènements de ces derniers jours puisse évidemment produire une hésitation et la crainte de la répression et de la croissance du sectarisme, cette peur ne va pas durer éternellement. La profonde crise économique et sociale que connait l’Égypte, en plus de l’émergence d’une puissante force ouvrière, va forcément mener à un renouveau des luttes.

    L’expérience des travailleurs sous ce nouveau régime militaire, comme on l’a vu avec le conflit autour de Suez Steel, en plus de la violence horrible avec laquelle les manifestations ont été réprimées, va saper une grande partie du soutien qui avait été accordé au départ au dégagement de Morsi par l’armée. Cela peut créer des possibilités de gagner un soutien à une politique socialiste. Mais cela ne se fera pas de manière automatique, car les forces religieuses sont elles aussi dans la danse et pourront elles aussi bénéficier du soutien de l’opposition ou de ceux qui rejoindront prochainement l’opposition au nouveau régime.

    Les organisations de gauche et les organisations des travailleurs ne doivent pas accorder le moindre soutien à ce régime militaire d’aucune manière ; il n’a jamais eu le moindre caractère progressiste. L’armée a agi pour chasser Morsi, non seulement pour défendre ses propres intérêts et privilèges, mais surtout pour couper court au mouvement de masse anti-Morsi qui ne cessait de croître et qui aurait pu mener à un approfondissement de la révolution, à un affaiblissement de l’État capitaliste et à des tentatives de s’en prendre au capitalisme lui-même. C’est la raison pour laquelle ce régime a été soutenu par les puissances occidentales dont les dirigeants, comme Obama, n’ont jusqu’à présent prononcé aucune véritable critique de la violence avec laquelle l’opposition est réprimée.

    Des erreurs à éviter

    Malheureusement, depuis le début de la révolution, la plupart de la gauche égyptienne s’est empêtrée dans de profondes contradictions.

    Un des plus grands groupes, les Socialistes révolutionnaires (SR, section égyptienne de l’IST, International Socialist Tendancy), sont passés de zigzag en zigzag. Au départ, dans leur déclaration du 6 juillet, les SR n’ont pas émis la moindre critique envers le coup d’État militaire.

    Contrairement au Comité pour une Internationale Ouvrière, les SR n’ont pas dénoncé le régime militaire ni cherché à expliquer que la véritable alternative à Morsi devait être la construction d’un mouvement capable de diffuser l’idée d’un gouvernement composé de représentants des travailleurs, des paysans et des pauvres. Maintenant, à la suite du dernier bain de sang, les SR ont publié une déclaration (le 14 août) dans laquelle ils s’écrient ‘‘À bas le régime militaire ! À bas Al-Sisi, chef de la contre-révolution !’’ Dans cette même déclaration, les SR déclarent n’avoir ‘‘jamais accordé le moindre soutien au régime de Mohamed Morsi ni aux Frères Musulmans. Nous avons toujours été dans les rangs de l’opposition à ce régime criminel et impuissant.’’ Pourtant, le fait est que les SR aient appelé à voter pour Morsi lors du second tour des élections présidentielles de 2012. Un tel manque de cohérence envers l’armée comme envers Morsi, ne peut que semer la confusion parmi les personnes que leurs discours atteignent.

    Dans le cadre d’évènements aussi tumultueux, le mouvement des travailleurs et la révolution, plus que jamais, ont besoin de clarté. Dès le moment du renversement de Moubarak, dans l’euphorie de février 2011, le CIO avait prévenu du fait que la révolution ne pourrait triompher que si elle était accomplie dans les intérêts des travailleurs, en ces termes : ‘‘Les masses égyptiennes doivent faire valoir leur droit de décider de l’avenir du pays. Aucune confiance ne doit être accordée aux personnalités du régime et à leurs maîtres impérialistes pour diriger le pays et les élections. Il doit y avoir immédiatement des élections libres, sous l’autorité de comités de masse des travailleurs et des pauvres, pour une Assemblée Constituante Révolutionnaire qui peut décider de l’avenir du pays.

    ‘‘Les comités locaux et de véritables organisations indépendantes de travailleurs qui se sont créés doivent être développés et reliés entre eux. Un appel clair pour la formation de comités démocratiquement élus sur tous les lieux de travail, dans les quartiers et dans les rangs de l’armée serait largement suivi.

    ‘‘Ces organes pourraient ainsi coordonner le renversement de l’ancien régime, maintenir l’ordre et la livraison de nourriture et, le plus important, constitueraient la base d’un gouvernement des travailleurs et des pauvres capable de détruire les restes de la dictature, de défendre les droits démocratiques et de construire une économie qui répondrait aux besoins économiques et sociaux des masses égyptiennes.’’ (Voir : Égypte : Moubarak est parti – que tout le régime dégage!)

    La réalisation de ce programme est encore plus cruciale et plus urgente aujourd’hui qu’alors.

  • Tunisie: A bas Ennahda, à bas la ‘Troika’ !

    L’UGTT et le Front Populaire doivent offrir une stratégie pour en finir avec le capitalisme – Non à des accords avec des forces liées à l’ancien régime!

    Vers un gouvernement révolutionnaire et socialiste des travailleurs, de la jeunesse, des chômeurs et des masses pauvres!

    Par Serge Jordan (CIO)

    Deux ans et demi après la chute de Ben Ali, la situation pour les masses tunisiennes n’a fait qu’aller de mal en pis, et la colère gronde comme jamais aux quatre coins du pays. Le fameux slogan de la révolution « pain, liberté, dignité nationale » n’a sans doute jamais autant été en contraste avec la réalité vécue sur le terrain par des millions de Tunisiens et de Tunisiennes, faite d’une explosion insupportable des prix, de l’absence d’emplois et de perspectives pour les jeunes, d’une augmentation de l’insécurité et de la violence terroriste, d’une paupérisation accélérée des classes moyennes, d’une « colonisation » rampante des rouages de l’appareil de l’Etat par le parti islamiste, d’attaques redoublées sur les maigres acquis démocratiques….

    Dans ce contexte, l’assassinat politique du dirigeant d’opposition de gauche Mohamed Brahmi ne pouvait être qu’un nouveau catalyseur de la furie des travailleurs, des jeunes et des masses révolutionnaires, dont la volonté de se débarrasser du régime de la ‘Troïka’ (la coalition au pouvoir dirigée par Ennahda) a atteint un point de non-retour. Depuis cet assassinat, le pays traverse une crise politique sans précédent, et, malgré la chaleur intense et le jeûne du Ramadan, vit au rythme des manifestations quotidiennes, des sit-in et des grèves, et d’un climat proche de l’insurrection dans certaines régions pauvres et militantes de l’intérieur du pays en particulier.

    Le pouvoir Nahdaoui au pilori

    La survie du régime islamiste en Tunisie est clairement posée. Les masses demandent partout la chute de ce dernier, et la centrale syndicale UGTT a émis un ultimatum d’une semaine au gouvernement pour se rendre avant d’envisager d’autres actions. Dans la capitale Tunis, tous les jours, des dizaines de milliers de manifestants se réunissent devant le Parlement au Bardo pour exiger la fin du gouvernement, un sit-in ouvert joint aussi par des ‘caravanes’ provenant de l’intérieur du pays.

    Même dans les coins les plus reculés de la Tunisie, des manifestations massives, y compris en pleine nuit, expriment clairement le rejet viscéral du pouvoir en place, tandis que le rassemblement pro-Ennahda de samedi dernier, point culminant de la contre-offensive du parti au pouvoir, faisait toujours pâle figure face au « million » de personnes annoncées au préalable par la direction de ce parti, et ce malgré tous les efforts logistiques déployés. Surtout lorsque l’on sait que beaucoup de ces manifestants étaient payés pour manifester leur attachement à la ‘légitimité’ !

    Le gouvernement est isolé comme jamais, sa cote de popularité est en chute libre dans les sondages, et son emprise sur la situation, en particulier dans les régions intérieures du pays, est proche de zéro. Dans certaines localités, des structures de pouvoir parallèles ont émergé de la lutte, montrant ce qu’il est possible de faire pour se débarrasser dans les faits de ce pouvoir honni. Le silence quasi complet dans les médias dominants sur ces développements indique l’état de panique qui traverse les classes dirigeantes quant au risque d’ « émulation » de ces expériences ailleurs.

    Dans la ville de Sidi Bouzid par exemple, berceau de la révolution tunisienne, les habitants refusent désormais tout lien avec les autorités officielles nahdaouies, et ont érigé un comité de Salut qui a pris en mains les affaires de la ville. La permanence locale du parti Ennahda a été fermée, et les manifestants se rassemblent quotidiennement devant les bâtiments du gouvernorat pour empêcher le retour de l’ancien gouverneur. Les forces vives de ce mouvement sont constituées de militants du ‘Front Populaire’ (coalition de divers partis de gauche et nationalistes) et de syndicalistes de l’UGTT. Des conseils similaires ont été créés dans trois localités dépendant du gouvernorat de Sidi Bouzid: Regueb, Mekessi et Menzel Bouzaine. Mais Sidi Bouzid n’est pas la seule région du pays à ne plus reconnaître le pouvoir central. Au Kef, à Gafsa, à Sousse, à Kairouan, et en bien d’autres endroits, des comités locaux sous diverses formes ont été mis sur pied en vue de gérer les affaires locales.

    Pour agrandir leur soutien de masse et assurer leur caractère authentiquement révolutionnaire, ces comités devraient être élus démocratiquement par la base, avec des délégués soumis à révocabilité. Par ailleurs, il est essentiel que ces expériences ne restent pas isolées à l’échelon local, car une telle situation donnerait plus de latitude à l’appareil d’Etat pour les étouffer dans l’œuf. Il est essentiel que tous les efforts soient au contraire entrepris en vue de les élargir à l’ensemble du territoire et, en les liant entre eux au travers de comités démocratiquement élus à chaque niveau, de poser les bases en vue de l’établissement d’un gouvernement des travailleurs, des jeunes et des masses pauvres. Un simple appel dans ce sens de la part de l’UGTT serait suffisant pour transformer la situation dans le pays en l’espace de quelques heures, de balayer le régime actuel dans les poubelles de l’histoire, et de donner un nouveau souffle à la révolution.

    Crise au sommet

    Le pouvoir tremble sur ses bases et est maintenant entré dans une phase avancée de désintégration. Les prétentions pathétiques des dirigeants d’Ennahda à parler encore au nom de la révolution ne vont tromper personne. Depuis que ce parti est arrivé au pouvoir, plus de 40.000 grèves, plus de 120.000 sit-ins, et environ 200.000 manifestations ont eu lieu à travers le pays. De quelle révolution parlent-ils donc?

    Tout indique que le gouvernement actuel ne survivra pas la présente crise. Déjà le ministre de l’Éducation, Salem Labyedh, a remis sa démission, et d’autres ministres ont menacé de faire de même. Ettakatol et le CPR, partis fantoches qui jouent depuis le début le rôle de cinquième roue du carrosse nahdaoui, continuent leur descente aux enfers, tandis que le porte-parole d’Ettakatol a annoncé que le parti se retirerait de la coalition gouvernementale à moins que le cabinet ne soit dissous et remplacé par un cabinet d’union nationale. La chute du gouvernement de la ‘Troïka’ n’est sans doute plus maintenant qu’une question de temps.

    Le grand révolutionnaire russe Lénine définissait comme « crise révolutionnaire » une situation marquée par l’impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée, par l’aggravation plus qu’à l’ordinaire de la détresse et de la misère des classes opprimées, et par une accentuation considérable de l’activité des masses. Sans aucun doute, ces ingrédients évoquent la situation en Tunisie aujourd’hui, et le scénario exprimé par tant d’activistes d’une « nouvelle révolution » n’est pas loin.

    Cependant, Lénine rajoutait que la révolution ne surgit pas de toute situation révolutionnaire, mais seulement dans le cas où, à tous les changements objectifs énumérés ci-dessus, vient s’ajouter un changement subjectif, à savoir : « la capacité, en ce qui concerne la classe révolutionnaire, de mener des actions révolutionnaires de masse assez vigoureuses pour briser complètement l’ancien gouvernement, qui ne ‘tombera’ jamais, même à l’époque des crises, si on ne le ‘fait choir’. »

    D’où l’importance pour les révolutionnaires de s’armer d’un programme d’action audacieux et répondant aux nécessités du moment. Un parti de masse véritablement marxiste pourrait, dans une telle situation, faire une différence énorme et décisive. Les forces pour construire un tel parti ne manquent pas, parmi les dizaines de milliers de travailleurs et de jeunes tunisiens qui s’identifient aux idées socialistes et communistes, et dont beaucoup sont dans et autour de la coalition du Front populaire. Un programme pour un tel parti aurait besoin de s’enrichir des expériences passées, et en dégage les leçons nécessaires à chaque étape. Et une de ces leçons essentielles en Tunisie aujourd’hui est la nécessaire indépendance politique des forces révolutionnaires, des travailleurs et de leur syndicat l’UGTT, par rapport aux velléités et tentatives de sabordage de la révolution orchestrées par les classes ennemies.

    En effet, les forces néolibérales, celles liées à l’ancien régime ainsi que les puissances impérialistes, traversées par une vague de frayeur quant à la possibilité d’une nouvelle conflagration révolutionnaire, cherchent par tous les moyens à bloquer la dynamique en cours et à reconstruire un pouvoir politique capable de faire barrage aux revendications des masses, de préserver les intérêts de l’élite capitaliste et la continuité de son appareil d’Etat, mis à mal par les développements récents.

    Les déclarations de Néjib Chebbi, dirigeant du parti d’opposition libéral ‘Al Joumhouri’, qui évoque le risque d’un mois de septembre socialement « très chaud » et réfère aux conséquences de la crise sociale en termes quasi apocalyptiques, en disent long sur l’état d’esprit qui doit régner dans les villas et les salons de la bourgeoisie tunisienne. « Ce sera Siliana 1, 2, 3 .. à Sidi Bouzid, Gafsa, Kasserine, le Kef sans oublier les grandes villes du littoral, avec leurs cortèges de comités autonomes », dit-il.

    Ces gens savent maintenant que le régime de la Troïka est sur ses genoux, et tentent d’exploiter le mouvement en cours pour avancer leurs pions sur l’échiquier politique et, en jouant d’une certaine fibre populistes dans leurs discours, essaient par tous les moyens de canaliser la colère populaire dans un sens favorable aux classes dirigeantes. Face à ces pressions, Ennahda tente de sauver la face, et se dit prêt à ouvrir le gouvernement à d’autres partis, tout en refusant de céder le poste de chef du gouvernement.

    Cependant, la crise actuelle ne peut se résumer à une question de postes ministériels, à l’incompétence ou à la mauvaise foi de l’un ou de l’autre politicien. La crise actuelle trouve sa source dans l’incapacité de ceux au pouvoir d’offrir autre chose qu’une voie de garage aux revendications révolutionnaires des masses tunisiennes. Et ce pour une raison bien simple : ce pouvoir défend les intérêts de la classe capitaliste, des multinationales et des fonds d’investissements, des hommes d’affaires et des spéculateurs, tous ceux dont le seul but est de continuer par tous les moyens à exploiter le peuple tunisien pour satisfaire leur soif de profits.

    Dans cette optique, toutes les forces politiques qui défendent ce même système capitaliste, un système qui nage dans une crise économique profonde à l’échelle internationale, se retrouveront rapidement confrontées aux mêmes problèmes. C’est pour cela que pour accomplir les objectifs originaux de la révolution, derrière Ennahda c’est tout ce système qui doit dégager !

    Le Front Populaire face à ses responsabilités

    La coalition de gauche du Front Populaire rassemble de nombreux militants révolutionnaires, syndicalistes et de jeunes qui aspirent à poursuivre la révolution jusqu’au bout, jusqu’à un pouvoir au service des travailleurs et des masses populaires, un pouvoir qui en finisse avec le système d’exploitation capitaliste, et son lot de misère, de chômage et de répression.

    Cependant, la direction du Front Populaire lorgne de plus en plus ostensiblement vers des compromissions avec des forces hostiles au camp des travailleurs, des pauvres et de tous ceux et toutes celles qui ont fait la révolution. Les dirigeants du Front Populaire et de ‘l’Union pour la Tunisie’ ont ainsi tenu samedi une réunion de coordination qui scelle le rapprochement entre la direction du Front et un ensemble de partis dont plusieurs abritent des forces liées directement à l’ancien régime et à la bourgeoise destourienne.

    Le Front fait écho à ‘l’Union pour la Tunisie’ dans son appel à la constitution d’un gouvernement de « salut national ». Bien que nous comprenons que dans un contexte marqué par un vomissement du parti islamiste en place, un gouvernement dans lequel ce parti n’occupe plus le siège de conducteur pourrait être accueilli favorablement par une partie de la population, il est du devoir pour tous les révolutionnaires d’appeler un chat un chat. Il n’y a pas de « salut » possible avec des gens qui défendent le camp des patrons licencieurs, des semeurs de misère du FMI, et qui n’hésiteront pas demain à brandir la matraque face aux grèves et aux revendications des travailleurs, de la jeunesse au chômage et des masses pauvres au sens large. Les habitants de Sidi Bouzid l’avaient pourtant compris, eux qui l’an dernier criaient « ni Jebali, ni Sebsi, notre révolution est une révolution des pauvres ».

    Le seul objectif de partis comme ‘Nida Tounes’ est d’en finir avec la lutte des masses populaires, des jeunes et de classe ouvrière, au profit de certains clans de l’élite dirigeante et de grandes puissances qui sentent le vent tourner. Nida Tounes, c’est le parti de la restauration, et de la dictature sous une autre forme. Le règne de Sebsi sous son bref mandat provisoire a clairement démontré en quoi sa politique consiste : accords de Deauville avec les puissances du G8 pour poursuivre l’endettement de la Tunisie, ‘autorité de l’Etat’ érigé en dogme justifiant la répression systématique des mouvements sociaux, la torture et le meurtre de manifestants…

    Le CIO pense que la force du mouvement syndical tunisien et le poids du Front Populaire, au lieu de servir de ‘flanc gauche’ à des forces contre-révolutionnaires, devraient au contraire être mis au service de la lutte indépendante des masses laborieuses, en vue de constituer un pouvoir à elles, appuyé et contrôlé démocratiquement par des comités d’action à l’échelle de tout le pays. Si les dirigeants du Front refusent de respecter les aspirations de leur base, laquelle rejette en grande majorité des accords politiques avec des forces telles que ‘L’Union pour la Tunisie’, alors il revient aux militants et militantes de base de prendre les choses en main partout où c’est possible, afin de changer le cours des choses avant qu’il ne soit trop tard.

    Mettre sur pied une plate-forme organisée d’opposition de gauche regroupant tous les militants du Front populaire qui sont en désaccord avec la trajectoire politique actuelle menée par la direction pourrait être une étape vers la reconstruction d’une force de gauche de masse sur la base des aspirations initiales des membres et sympathisants du Front Populaire.

    L’UGTT

    De même, l’abandon par l’UGTT de la demande pour en finir avec l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) a été largement perçue comme une trahison par nombre de militant(e)s. Cet abandon s’inscrit dans une logique de concessions vers un pouvoir pourtant rejeté dans la rue, alors que cette ANC n’a plus aucune légitimité, ni formelle, ni réelle. Aux yeux des masses, elle n’évoque qu’amertume et colère, une Assemblée remplie de politiciens opportunistes en tout genre, dont le train de vie est à mille lieux des préoccupations et des souffrances des travailleurs, des pauvres et de leurs familles. Cette ANC a failli, elle doit dégager. La seule Assemblée Constituante légitime serait une Assemblée composée de représentants sincères des couches qui ont fait la révolution, de syndicalistes, de chômeurs, de militants et de gens ordinaires qui partage le même quotidien que la majorité de la population.

    Au lieu de chercher à composer avec l’ANC actuelle, l’UGTT pourrait lancer une vaste campagne visant à encourager, dans toutes les localités du pays, la convocation d’assemblées générales sur les lieux de travail et dans les quartiers, visant à élire démocratiquement des représentants directement issus des masses et de leurs luttes, qui auraient la confiance et le contrôle de ceux et celles qui les ont élus, et seraient responsables et révocables à tout instant pour le travail qu’ils font. En partant directement de la base, de telles élections pourraient ainsi permettre l’érection d’une véritable Assemblée Constituante révolutionnaire, caisse de résonance la plus représentative possible du mouvement réel et des aspirations de la masse en lutte.

    Il n’y a pas de compromis possible ! L’UGTT et le Front Populaire peuvent et doivent en finir avec le régime pourri actuel et prendre le pouvoir dans leurs mains

    La direction du Front Populaire et celle de l’UGTT, au lieu de se tourner vers des forces de droite dont les intérêts divergent à 180 degrés avec ceux de la révolution, feraient bien mieux plutôt de proposer un plan d’action révolutionnaire clair aux masses tunisiennes afin de balayer non seulement le pouvoir actuel, mais aussi tout l’échafaudage économique sur lequel ce dernier repose. Chercher le grand écart avec des forces hostiles au peuple et à sa révolution ne peuvent mener qu’au manque de clarté, à la confusion et en définitive, à la défaite, dont la gauche risque de payer un prix très lourd.

    Bien sur, nous ne pouvons qu’appuyer l’appel à poursuivre les moyens de pression et la « désobéissance civile », mais ces mots d’ordre ont le défaut de rester assez flous. Le seul langage que ce gouvernement peut comprendre est le même langage que celui qui a fait tomber Ben Ali : celui du rapport de force dans la rue et dans les entreprises, celui du déploiement massif et coordonnée de la force de frappe de la classe ouvrière et de son puissant syndicat, l’UGTT.

    A temps exceptionnel, mesures exceptionnelles ! L’enjeu de la situation exige plus qu’une grève générale de 24H, surtout si celle-ci reste sans lendemain et sans objectifs précis. D’ores et déjà, plusieurs secteurs ont annoncé des actions de grève dans les jours et les semaines qui viennent. D’autant plus que la situation économique et sociale ne fait que se détériorer chaque jour un peu plus : les usines ferment, les patrons licencient, le chômage s’étend, et les mesures d’austérité imposées par le FMI frappent à la porte. Ce contexte sert de toile de fond aux bouleversements actuels.

    C’est avec toute cette situation qu’il faut en finir ! La dynamique du mouvement actuel doit être utilisée pour entamer une vaste campagne visant à restituer le pouvoir économique et les richesses à ceux qui travaillent et produisent. Dans ce sens, les exemples tendant vers l’occupation des bâtiments publics et vers l’auto-administration des affaires par la population elle-même doivent être encouragés à l’échelle des entreprises, des usines et des lieux de travail également.

    Pour en finir avec la dictature des bas salaires, des mauvaises conditions de travail et des licenciements, exigeons la nationalisation immédiate des entreprises qui ne garantissent pas l’emploi, et des centaines d’entreprises qui ont été privatisées dans les dernières décennies au profit d’une poignée de riches actionnaires ! Pour en finir avec la corruption des hauts cadres, avec l’augmentation continue des prix et l’évasion fiscale, exigeons l’ouverture immédiate des livres de comptes des grandes entreprises à des représentants élus du personnel ! Pour en finir avec le sous-développement des régions et le manque cruel d’emplois dignes de ce nom, luttons pour un plan massif d’investissement public, géré démocratiquement par la population !

    Pour réaliser tout ca, rien ne sera donné, tout devra être arraché par la lutte et la construction d’un rapport de force à la hauteur des enjeux. C’est dans ce sens que les sympathisants du CIO en Tunisie défendent la perspective d’une grève générale ouverte, en encourageant les travailleurs à occuper leurs lieux de travail. Un tel mouvement permettrait non seulement d’apporter le coup de grâce au gouvernement de la Troïka, mais aussi de remettre toutes les questions sociales et économiques au centre du jeu. Il permettrait de couper l’herbe sous le pied des partis pro-capitalistes de l’opposition qui surfent sur le mouvement actuel, et de préparer le terrain en vue d’une véritable révolution, sociale celle-là, donnant le pouvoir aux travailleurs, à la jeunesse révolutionnaire, aux chômeurs et aux pauvres, en vue de réorganiser la société selon leurs propres besoins sociaux.

    Au contraire, l’absence de mots d’ordre clair à l’échelle nationale sur comment prolonger et organiser les actions dans les jours prochains risquent de laisser place à la lassitude, la frustration et la démobilisation, et en définitive, pourrait laisser un terrain plus favorable à la contre révolution pour s’engager dans toutes sortes de manœuvres de coulisses pour restituer l’ordre selon le bon vouloir des classes dirigeantes et des grandes puissances impérialistes. <p< Pour éviter un tel scenario, structurer démocratiquement le mouvement par la base est d’une importance cruciale. Les sympathisants du CIO en Tunisie appellent à la constitution de comités révolutionnaire à l’échelle des entreprises, des lieux de travail et d’étude, des quartiers populaires, en vue d’organiser collectivement et démocratiquement le mouvement selon la volonté des masses mobilisées. De tels comités sont essentiels pour assurer le contrôle du mouvement par la base, et, par leur structuration locale, régionale et nationale, pourraient ainsi servir de levier vers l’institution d’un gouvernement révolutionnaire au service des travailleurs, des jeunes et des opprimés, appuyée par la force de l’UGTT, par les milliers de militants du Front Populaire, de l’UDC (Union des Diplômés Chômeurs) et des divers mouvements sociaux.

    Terrorisme

    Parallèlement au mouvement actuel, une montée fulgurante des actes de violence terroriste a pris place dans les deux dernières semaines sur plusieurs parties du territoire tunisien. Le gouvernement a multiplié les opérations policières et militaires « anti-terroristes » contre certains groupes ou individus jihadistes armés, tandis que 8 soldats tunisiens ont été sauvagement tués le 29 juillet au mont Chaambi, près de la frontière algérienne.

    Bien que les responsabilités derrière ces attaques ne soient pas clairement établies à ce stade, force est de constater que le gouvernement cherche à les instrumentaliser à son avantage, en tentant de recréer un sentiment d’unité derrière lui. C’est ainsi que Lotfi Ben Jeddou, ministre de l’Intérieur, s’est empressé de déclarer que « lorsqu’un pays est frappé par le terrorisme, tous ses citoyens serrent les rangs ».

    Pourtant, il est significatif que dans un récent sondage, 74% des Tunisiens font endosser à Ennahda la responsabilité de la montée du terrorisme dans le pays. La montée de l’extrémisme religieux a été favorisée tout au long du règne de la Troïka par le parti au pouvoir et ses milices, certains représentants nahdaouis appelant même ouvertement au meurtre d’opposants. C’était Bhi Atik, chef du Bloc Ennahda à l’Assemblée constituante, qui avait promis récemment que « Toute personne qui piétine la légitimité en Tunisie sera piétinée par cette légitimité et (…) la rue tunisienne sera autorisée à en faire ce qu’elle veut y compris de faire couler son sang » Pas étonnant dans ces conditions qu’une majorité de Tunisiens refusent de donner au gouvernement carte blanche sur ce sujet, pas plus que sur tous les autres sujets d’ailleurs.

    Face à la montée généralisée de la violence, la multiplication des assassinats politiques, des actions de milices réactionnaires, du terrorisme sanglant, il est essentiel que la population s’organise. L’autodéfense des quartiers, du mouvement révolutionnaire, des bâtiments publics, des syndicats, s’impose plus que jamais.

    La répression des mouvements pacifiques par les forces de l’Etat, telles que les tentatives de répression du mouvement populaire à Sidi Bouzid, montre aussi que la violence, bien que loin d’être au même niveau de barbarie, n’est pas l’exclusive de groupes terroristes pour autant. Pour éviter que les armes utilisées dans la lutte anti-terroriste aujourd’hui ne soient utilisées contre les révolutionnaires demain, il est essentiel de forger des liens entre le mouvement révolutionnaire et les forces armées sur lesquelles le pouvoir s’appuie aujourd’hui pour l’exercice de la violence, dont beaucoup sont issues du peuple. De plus, les soldats envoyées dans des opérations difficiles telles que celle au Mont Chambi gagnent bien souvent une misère, et n’ont pas de droits syndicaux.

    C’est pourquoi les sympathisants du CIO en Tunisie appellent à la constitution de comités de défense ouvriers et populaires partout où c’est possible. Et cela y compris au sein des forces armées, afin de faire valoir les intérêts des soldats du rang et leur droit à une rémunération et des conditions de travail décentes, à la hauteur des sacrifices exigés. Des appels à la constitution de comités de soldats démocratiquement élus dans l’armée, des appels à la désobéissance des forces de l’Etat et la défense de leur droit à refuser d’être utilisés pour réprimer la lutte des travailleurs et des jeunes, pourraient servir de base pour opérer la jonction entre les masses révolutionnaires en lutte d’une part, et, d’autre part, ces couches qui servent aujourd’hui de chair à canon pour les calculs abjects de la clique au pouvoir.

     

    • Troïka dégage! Pour une grève générale ouverte, jusqu’à la chute du régime
    • Non à des accords gouvernementaux avec des forces politiques qui défendent la continuation du capitalisme. L’ « Union pour la Tunisie » défend les hommes d’affaire, pas la révolution ni les travailleurs !
    • Pour un gouvernement des travailleurs, de la jeunesse et des masses pauvres, appuyé par les organisations de gauche, syndicales et populaires (UGTT, Front Populaire, UDC…)
    • Pour la répudiation de la dette – pour le rejet des accords avec le FMI – pour la nationalisation sous contrôle démocratique des travailleurs et de la collectivité, des banques et des secteurs vitaux de l’économie
    • Pour la lutte internationale des jeunes et des travailleurs contre le capitalisme et l’impérialisme – pour une société socialiste mondiale, où l’économie est planifiée démocratiquement selon les intérêts de la majorité.
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