Tag: Révolution permanente

  • [VIDEO] Dix ans depuis les révolutions en Afrique du Nord et au Moyen Orient

    Aujourd’hui, c’est le dixième anniversaire du déclenchement de la révolution tunisienne, le 17 décembre 2010, qui a conduit à l’éviction de Ben Ali le 14 janvier 2011. Cette vidéo reprend l’introduction de Cédric Gérôme qui a servi de base à un meeting intitulé ” 10 ans après les révolutions en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la force du mouvement de masse hier et aujourd’hui”.

    Cédric est permanent pour Alternative Socialiste Internationale (ASI, dont le PSL/LSP est la section belge). Il a tout particulièrement suivi les développements en Tunisie et est actuellement en train d’écrire un livre sur cette expérience révolutionnaire.

  • La révolution chinoise a 70 ans

    Xi Jinping, l’homme fort quelque peu cabossé de la Chine, présidera une manifestation militaire grandiose pour marquer le 70e anniversaire de la Révolution chinoise ce 1er octobre 1949. A l’époque, le capitalisme et l’impérialisme ont été chassés du pays par l’armée paysanne de Mao Zedong. Mais le pouvoir politique est passé aux mains de son parti stalinien “communiste” (le PCC). Aujourd’hui, la dictature du PCC repose sur des bases de classe fondamentalement différentes de celles du régime et de l’Etat créés il y a 70 ans. La Chine est désormais une puissance impérialiste – la deuxième au monde – qui adopte un modèle capitaliste autoritaire et dirigé par un Etat.

    Vincent Kolo, de chinaworker.info, examine ce que la révolution et le régime de Mao représentaient réellement.

    • La lutte contre le PCC aujourd’hui : Participez à nos réunions ouvertes consacrées au mouvement de masse à Hong Kong ! Le 10 octobre à Bruxelles (plus d’infos) et le 15 octobre à Liège (plus d’infos).

    La Chine se classe aujourd’hui à la deuxième place concernant le nombre de milliardaires en dollars présents dans le pays. Il y en a actuellement 476, soit quasiment l’équivalant du double du nombre de l’année 2012, lorsque Xi Jinping est arrivé au pouvoir. L’augmentation est donc beaucoup plus marquée qu’aux États-Unis, où ce nombre est passé de 425 à 585 durant les années Obama et Trump sur la même période. En dépit du “miracle” économique tant attendu et des progrès réalisés dans la lutte contre la pauvreté, 577 millions de Chinois vivant dans les zones rurales avaient l’an dernier un revenu disponible moyen par habitant de 14.617 yuans (soit 2.052 dollars). Cela revient à 5,60 dollars par jour, soit un peu moins que les 5,50 dollars qui servent de seuil à la Banque mondiale pour mesurer la pauvreté dans les ‘‘pays à revenu moyen supérieur’’.

    Quand les commentateurs expliquent que Xi Jinping s’inspire du régime de Mao Zedong, ils font référence au renforcement du pouvoir autocratique et à la répression et non aux politiques économiques. Celles de Xi Jinping sont pro-riches et anti-travailleurs. Au lieu de vanter la révolution de 1949, les célébrations officielles de l’anniversaire de la Chine seront axées sur le nationalisme et des thèmes tels que le rôle mondial et la force militaire du pays, la menace croissante des “forces étrangères” (c’est-à-dire les États-Unis) et pourquoi la Chine serait désespérément perdue si la dictature du PCC ne contrôlait pas tout.

    Des changements révolutionnaires

    Le PCC n’est pas arrivé au pouvoir à la tête du mouvement ouvrier. Sa perspective et ses méthodes staliniennes l’avaient poussé à défendre initialement un programme relativement limité visant à l’instauration d’une “nouvelle démocratie” ayant conservé l’économie capitaliste. Mais, presque malgré lui, le PCC a été propulsé par l’une des vagues révolutionnaires les plus puissantes de l’histoire mondiale. C’est cette ferveur révolutionnaire des masses, dans le contexte international qui a émergé après la Seconde Guerre mondiale, qui a poussé le régime de Mao à introduire des changements qui ont profondément transformé la Chine.

    La Chine était connue depuis longtemps comme “l’homme malade de l’Asie”, un pays dévasté par la pauvreté, même selon les critères de l’Asie de l’époque. Avec son immense population (475 millions d’habitants en 1949), la Chine était depuis un siècle le plus grand “État en faillite” au monde. De 1911 à 1949, le pays fut déchiré par la rivalité des seigneurs de guerre. Le gouvernement central était corrompu et sans cesse intimidée par les puissances étrangères. La fin de l’humiliation des frais de douanes étrangers et de la présence des armées impérialistes sur le sol chinois n’était que l’un des nombreux avantages de la révolution. Le régime de Mao a également introduit l’une des réformes agraires les plus ambitieuses de l’histoire mondiale. Elle n’était pas aussi ambitieuse que celle qui a suivi la révolution russe mais elle a englobé une population rurale quatre fois plus importante.

    Cette révolution agraire, comme le souligne l’historien Maurice Meisner, “a détruit la noblesse chinoise en tant que classe sociale, éliminant ainsi finalement la classe dirigeante la plus ancienne de l’histoire mondiale, une classe qui avait longtemps constitué un obstacle majeur à la résurrection et à la modernisation de la Chine”. En 1950, le gouvernement de Mao a promulgué une loi sur le mariage interdisant les mariages arrangés, le concubinage et la bigamie tout en facilitant le divorce pour les deux sexes. C’était alors l’une des secousses gouvernementales les plus fortes jamais tentées dans le domaine des relations conjugales et familiales.

    Lorsque le PCC a pris le pouvoir, les quatre cinquièmes de la population étaient analphabètes. Ce pourcentage a été ramené à environ 35 % en 1976, lorsque Mao est décédé. Reflet de son retard écrasant, il n’y avait que 83 bibliothèques publiques dans toute la Chine avant 1949 et seulement 80.000 lits d’hôpital. En 1975, il y avait 1.250 bibliothèques et 1,6 million de lits d’hôpitaux.

    L’espérance de vie moyenne n’était que de 35 ans en 1949. Elle fut portée à 65 ans au cours de la même période. Les innovations en matière de santé publique et d’éducation, la réforme (c’est-à-dire la simplification) de l’alphabet écrit et, plus tard, le réseau des “médecins aux pieds nus ” qui couvrait la plupart des villages, ont transformé la situation des pauvres en milieu rural. Ces résultats furent obtenus alors que la Chine était beaucoup plus pauvre qu’aujourd’hui. Ce constat tranche fortement avec la crise actuelle des soins de santé et de l’éducation dans le pays, qui résulte directement de la commercialisation et de la privatisation de ces secteurs.

    L’abolition du féodalisme et du contrôle impérialiste sur le pays était une condition préalable cruciale pour lancer la Chine sur la voie du développement industriel moderne. Au début, le régime de Mao espérait s’allier avec certaines catégories de capitalistes. D’importantes sections de l’économie avaient donc été laissées aux mains du privé. Au milieu des années 1950, cependant, le régime avait été forcée d’aller jusqu’au bout en expropriant même les “capitalistes patriotes”. Leurs entreprises ont été incorporées dans un plan d’État calqué sur le système bureaucratique de planification qui prévalait en Union soviétique. En comparaison d’un régime de véritable démocratie ouvrière, le plan maoïste-stalinien était un instrument brutal. Mais il s’agissait tout de même d’un instrument incomparablement plus vital que le capitalisme chinois affaibli et corrompu.

    L’économie chinoise était particulièrement arriérée au début de ce processus. En raison de cela, l’industrialisation réalisée au cours de sa phase d’économie planifiée fut vraiment étonnante. De 1952 à 1978, la part de l’industrie dans le PIB est passée de 10% à 35% (selon les données de l’OCDE de 1999).

    C’est l’un des taux d’industrialisation les plus rapides jamais atteints, supérieur même à celui de Grande-Bretagne pour la période 1801-1841 ou celui du Japon en 1882-1927. Au cours de cette période, la Chine a créé à partir de rien ses industries aéronautique, nucléaire, marine, automobile et de machinerie lourde. Le PIB mesuré en parités de pouvoir d’achat a augmenté de 200 %, tandis que le revenu par habitant a augmenté de 80 %. Comme Meisner l’affirme : “C’est à l’époque de Mao que les bases essentielles de la révolution industrielle chinoise ont été jetées. Sans elles, les réformateurs de l’après-Mao n’auraient pas eu grand-chose à réformer”.

    Les deux grandes révolutions du siècle dernier, la révolution russe (1917) et la révolution chinoise (1949), ont contribué davantage à façonner le monde dans lequel nous vivons que tout autre événement de l’histoire humaine. Tous deux sont le résultat de l’incapacité totale du capitalisme et de l’impérialisme à résoudre les problèmes fondamentaux de l’humanité. Tous deux étaient également des mouvements de masse à une échelle épique, et non des coups d’État militaires comme le prétendent de nombreux politiciens et historiens capitalistes. Cela dit, des différences fondamentales et décisives existent entre ces révolutions.

    Le stalinisme

    Le système social établi par Mao était un système stalinien plutôt que socialiste. L’isolement de la Révolution russe après la défaite des mouvements révolutionnaires en Europe et ailleurs dans les années 1920 et 1930 a conduit à l’émergence d’une bureaucratie conservatrice personnifiée par Staline. Cette bureaucratie reposait sur l’économie d’Etat de laquelle elle retirait ses pouvoirs et privilèges. Tous les éléments de la démocratie ouvrière – la gestion et le contrôle par les représentants élus et l’abolition des privilèges – avaient été écrasés.

    Comme l’a expliqué Léon Trotsky, une économie planifiée a besoin du contrôle démocratique des travailleurs de la même manière qu’un corps humain a besoin d’oxygène. Sans cela, tout le potentiel d’une économie planifiée peut être gaspillé par un régime de dictature bureaucratique. En fin de compte, cela menace directement de destruction l’édifice entier de la société, comme cela a été démontré il y a trois décennies.

    C’est pourtant ce modèle stalinien que le PCC a adopté lorsqu’il a pris le pouvoir en 1949. On était fort loin du socialisme authentique, mais l’existence d’un système économique alternatif au capitalisme ainsi que les gains visibles que cela impliquait pour la masse de la population ont exercé un puissant effet de radicalisation sur la politique mondiale. La Chine et la Russie, en vertu de leurs économies étatiques, ont joué un rôle pour forcer le capitalisme et l’impérialisme à faire des concessions, en particulier en Europe et en Asie.

    La révolution chinoise a accru la pression sur les impérialistes européens pour qu’ils quittent leurs colonies de l’hémisphère sud. Elle a également poussé l’impérialisme américain à parrainer une industrialisation rapide du Japon, de Taïwan, de Hong Kong et de Corée du Sud afin d’utiliser ces États comme tampons par crainte de la propagation de la révolution. Comme Marx l’a expliqué, la réforme est souvent un sous-produit de la révolution. Ce fut le cas de la réforme agraire et de la destruction du féodalisme menée par les régimes militaires asiatiques dans la sphère de contrôle américaine dans les années 1950, ce qui est à l’origine de la croissance rapide du capitalisme asiatique à partir là.

    Différentes classes et différents programmes

    Alors que les révolutions russe et chinoise étaient dirigées par des partis communistes de masse, des différences fondamentales existaient entre eux en termes de programme, de méthodes et surtout de base de classe. C’est toute la différence entre le marxisme authentique et sa caricature stalinienne perverse.

    La Révolution russe de 1917 avait un caractère prolétarien, c’est-à-dire reposant sur la classe ouvrière. Ce facteur est d’importance décisive. Cela lui a donné l’indépendance politique et l’audace historique de se lancer sur une voie jamais explorée auparavant. Les dirigeants de cette révolution, surtout Lénine et Trotsky, étaient internationalistes et considéraient la révolution russe comme la porte ouverte vers une révolution socialiste mondiale.

    En revanche, la plupart des dirigeants du PCC étaient en réalité des nationalistes avec un mince vernis d’internationalisme. Cela provient de la base paysanne de la révolution chinoise. Lénine avait fait remarquer que la paysannerie est la moins internationale de toutes les classes. Ses conditions de vie dispersées et isolées lui confèrent une perspective paroissiale, qui la bloque même dans de nombreux cas pour disposer d’une perspective nationale. Le discours de Lénine proclamant la formation du gouvernement soviétique le 25 octobre 1917 se termina par ces mots : “Vive la révolution socialiste mondiale !” Le discours de Mao le 1er octobre 1949 ne mentionnait pas la classe ouvrière, mais soulignait que les Chinois s’étaient levés, faisant même référence aux “Chinois d’outre-mer et autres éléments patriotiques”.

    La Révolution chinoise était de caractère paysan ou petit bourgeois. En Chine, la prise du pouvoir a été opérée par l’Armée populaire de libération (APL) au lieu du mouvement ouvrier à l’aide de conseils ouvriers élus (les soviets) – les forces motrices de la révolution russe – et d’un parti ouvrier marxiste démocratique, celui des bolcheviks. En Chine, la classe ouvrière n’a joué aucun rôle indépendant et a même reçu l’ordre de ne pas entrer en grève ou de manifester mais d’attendre l’arrivée du l’APL dans les villes.

    La paysannerie est capable d’un grand héroïsme révolutionnaire, comme l’a démontré l’histoire de la lutte de l’Armée rouge/APL contre le Japon et le régime dictatorial de Chiang Kai-shek. Mais elle est incapable de jouer un rôle indépendant. Tout comme les villages s’inspirent des villes, politiquement, la paysannerie soutient l’une ou l’autre des classes urbaines : la classe ouvrière ou les capitalistes. En Chine, ce ne sont pas les villes qui ont mis les campagnes en mouvement. Le PCC est arrivé au pouvoir en s’attirant une masse de paysans et en occupant ensuite des villes largement passives et lasses de la guerre. La base de classe de cette révolution signifiait qu’elle pouvait imiter un modèle de société existant, mais pas en créer un neuf.

    L’orientation paysanne du PCC est née de la terrible défaite de la révolution de 1925-1927, causée par la théorie des étapes de l’Internationale communiste dirigée par Staline. Ce dernier soutenait que puisque la Chine n’était qu’au stade de la révolution bourgeoise, les communistes devaient être prêts à soutenir et à servir le Parti nationaliste bourgeois de Chiang Kai-shek (le Kuomintang). La jeune et impressionnante base ouvrière du PCC a été brutalement écrasée en raison de cette erreur.

    Mais alors qu’une importante minorité trotskyste s’est formée peu après cette défaite, en tirant la conclusion correcte que c’est à la classe ouvrière et non aux capitalistes de diriger la révolution chinoise, la majorité des dirigeants du PCC s’en sont tenus au concept stalinien de la révolution par étapes. Ironiquement, ces derniers ont toutefois rompu avec cette idée dans la pratique après avoir pris le pouvoir en 1949.

    C’est ainsi qu’à la fin des années 1920, le principal groupe de cadres du PCC, issus pour la plupart de l’intelligentsia, est parti vers les campagnes avec ces idées pseudo-marxistes erronées afin d’y mener une lutte de guérilla. Chen Duxiu, fondateur du PCC, puis partisan de Trotsky, a averti que le PCC risquait de dégénérer en “conscience paysanne”. Le jugement s’est avéré prophétique. En 1930, seulement 1,6 % des membres du parti étaient des travailleurs, comparativement à 58 % en 1927. Cette composition de classe est restée pratiquement inchangée jusqu’à l’arrivée au pouvoir du parti en 1949, conséquence automatique de l’accent mis par la direction sur la paysannerie et sur le rejet des centres urbains comme principal théâtre de la lutte.

    Parallèlement, le parti s’est bureaucratisé. Le débat interne et la démocratie y ont été remplacés par un régime autoritaire, par les purges et par le culte de la personnalité de Mao. Tout cela était copié de Staline. Un milieu paysan et une lutte essentiellement militaire sont beaucoup plus propices à l’émergence d’une bureaucratie qu’un parti plongé dans les luttes ouvrières de masse. Ainsi, alors que la Révolution russe a dégénéré dans des conditions historiques défavorables, la Révolution chinoise a été bureaucratiquement défigurée dès ses origines. Cela explique la nature contradictoire du maoïsme : des gains sociaux importants aux côtés d’une répression brutale et d’un régime dictatorial.

    La haine du Kuomintang

    Lorsque la guerre d’occupation japonaise a pris fin en 1945, l’impérialisme américain n’a pas pu imposer directement sa propre solution à la Chine. La pression était trop forte pour “ramener les troupes à la maison”. Par conséquent, les Etats-Unis n’avaient d’autre choix que de soutenir le régime corrompu et incroyablement incompétent de Chiang Kai-shek en lui fournissant de l’aide et des armes pour une valeur totale de six milliards de dollars.

    Quelques années plus tard, le président Truman a illustré la confiance de Washington envers le gouvernement du Kuomintang : “Ce sont des voleurs, chacun d’entre eux. Ils ont volé 750 millions de dollars sur les milliards que nous avons envoyés à Chiang. Ils ont volé cet argent, qui a été investi dans l’immobilier à Sao Paulo et ici même à New York”.

    Pour les masses, le régime nationaliste fut un désastre absolu. Dans les dernières années du régime du Kuomintang, plusieurs villes ont fait état de “personnes affamées, sans soins et mourantes dans la rue”. Des usines et des ateliers ont fermé leurs portes par manque d’approvisionnement ou parce que les travailleurs étaient trop affaiblis par la faim pour travailler. Les exécutions sommaires et la criminalité endémique des triades étaient la norme dans les grandes villes.

    Parallèlement à la réforme agraire introduite dans les zones libérées, le principal atout du PCC était la haine éprouvée envers le Kuomintang. Des soldats ont déserté en masse pour rejoindre l’Armée rouge/APL. A partir de l’automne 1948, les armées de Mao ont remporté des victoires écrasantes dans plusieurs grandes batailles. Dans toutes les villes du pays, les forces du Kuomintang se rendaient, désertaient ou organisaient des rébellions pour rejoindre l’APL. Le régime de Chiang s’est décomposé de l’intérieur. Le PCC a pu jouir de circonstances exceptionnellement favorables. Mais les mouvements de guérilla maoïste qui ont par la suite tenté de reproduire l’expérience en Malaisie, aux Philippines, au Pérou et au Népal n’ont pas eu cette chance.

    En appliquant une politique reposant véritablement sur le marxisme, le renversement du Kuomintang aurait très certainement pu s’opérer plus rapidement et moins douloureusement. De septembre 1945, à la suite de l’effondrement de l’armée japonaise, jusqu’à la fin de 1946, les travailleurs de toutes les grandes villes ont déclenché une magnifique vague de grève. A Shanghai, ce sont 200.000 personnes qui se sont mises en grève ! De leur côté, les étudiants se sont déversés dans les rue en masse dans tout le pays. Cela reflétait la radicalisation des couches moyennes de la société.

    Les étudiants revendiquaient la démocratie et s’opposaient à la conscription militaire pour se battre contre le PCC au côté du Kuomintang. Les travailleurs exigeaient des droits syndicaux et la fin du gel des salaires. Au lieu de donner une nouvelle impulsion à ce mouvement, le PCC l’a freiné. Il a poussé les masses à éviter les “extrêmes” dans leur lutte. A ce stade, Mao était encore gagné à la perspective d’un “front unique” avec la bourgeoisie “nationale”. Il ne fallait donc pas à ses yeux effrayer cette dernière en raison du militantisme de la classe ouvrière.

    Les étudiants n’ont été utilisés que comme monnaie d’échange par le PCC pour faire pression sur Chiang afin qu’il entame des pourparlers de paix. Le PCC a fait tout son possible pour que les luttes des étudiants restent séparées de celles des travailleurs. Les lois inévitables de la lutte de classe sont telles que cette limitation du mouvement a produit la défaite et la démoralisation. Beaucoup d’étudiants et d’activistes ouvriers ont été emportés par la vague de répression du Kuomintang qui a suivi. Certains ont été exécutés. Une occasion historique a été manquée, ce qui a prolongé la vie de la dictature de Chiang et a laissé les masses largement passives dans les villes pour le reste de la guerre civile.

    La théorie des étapes

    Conformément à la théorie stalinienne des étapes, Mao écrivait en 1940 : “La révolution chinoise dans sa phase actuelle n’est pas encore une révolution socialiste pour le renversement du capitalisme mais une révolution bourgeoise-démocratique, sa tâche centrale étant principalement de combattre l’impérialisme étranger et le féodalisme intérieur” (Mao Zedong, La Démocratie Nouvelle, janvier 1940).

    Afin de créer un bloc avec les capitalistes “progressistes” ou “patriotiques”, Mao a limité la réforme agraire (jusqu’à l’automne 1950, elle n’avait été menée que dans un tiers de la Chine). En outre, alors que les entreprises des “capitalistes bureaucratiques” – les copains et les fonctionnaires du Kuomintang – ont été immédiatement nationalisées, les capitalistes privés ont conservé leur contrôle et, en 1953, ils représentaient 37% du PIB.

    La guerre de Corée, qui a éclaté en juin 1950, a constitué une épreuve décisive. Cela a entraîné une escalade massive de la pression américaine, des sanctions économiques et même la menace d’une attaque nucléaire contre la Chine. La guerre et la situation mondiale fortement polarisée qui l’accompagnait (la “guerre froide” entre l’Union soviétique et les Etats-Unis) signifiait que le régime de Mao, pour rester au pouvoir, n’avait d’autre choix que de parachever la transformation sociale, d’accélérer la réforme agraire et d’étendre son contrôle sur l’économie tout entière.

    La révolution chinoise était donc une révolution paradoxale, inachevée, qui a livré un progrès social monumental mais créé parallèlement une dictature bureaucratique monstrueuse dont le pouvoir et les privilèges sapaient de plus en plus le potentiel de l’économie planifiée. A la mort de Mao, le régime était profondément divisé et en crise. Il craignait les bouleversements de masse qui pourraient le renverser.

    Aujourd’hui, en Chine, certains sont devenus des anticommunistes endurcis qui soutiennent le capitalisme mondial en croyant qu’il s’agit d’une alternative au régime actuel. D’autres se sont tournés vers l’héritage de Mao, qu’ils estiment avoir été complètement trahi par ses successeurs. Dans ce contexte de turbulences sociales et politiques croissantes, de véritables marxistes organisés au sein du Comité pour une Internationale Ouvrière en Chine, à Hong Kong et à Taïwan, font campagne à travers le site chinaworker.info et d’autres publications pour défendre que le socialisme démocratique mondial est la seule issue.

  • La révolution permanente, hier et aujourd’hui

    0605tunisieL’expérience des processus de révolutions et de contre-révolutions au Moyen-Orient et au Maghreb dans les cinq dernières années nourrissent le débat sur le caractère de ces révolutions ainsi que sur l’orientation à donner au travail des militants de gauche dans la région. Il n’est donc pas inutile de revenir sur certaines analyses théoriques, afin de les confronter à la réalité d’aujourd’hui. En particulier, la théorie de la révolution permanente, une des contributions les plus essentielles du révolutionnaire russe Léon Trotsky au marxisme.

    Article tiré du journal de nos camarades tunisiens // Journal en version PDF

    journal_tunisieA partir de 1905, Trotsky élaborait la première ébauche de cette théorie. L’idée prédominante dans le mouvement marxiste de l’époque était qu’une révolution socialiste ne pouvait avoir lieu que dans les pays hautement industrialisés, là où le prolétariat avait un poids numérique prépondérant, et que les mouvements révolutionnaires dans les pays économiquement retardataires se cantonneraient purement à des tâches dites “démocratiques”: l’élimination des vestiges du féodalisme, l’introduction de libertés fondamentales, la réforme agraire et le développement industriel sur la base du capitalisme.

    Le point de départ original de Trotsky était celui d’un “développement inégal et combiné”: le système capitaliste a pénétré l’ensemble de la planète, mais ce processus ne s’est pas fait d’une manière homogène, suivant un schéma évolutionniste rigide. Au contraire, dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, l’héritage de stades pré-capitalistes de développement s’est vu entremêlé avec l’introduction de techniques modernes de production et d’échange. Ainsi la Russie du début du siècle dernier était un pays majoritairement rural, mais où était concentrée dans de grands centres industriels une classe ouvrière certes numériquement minoritaire mais dont le poids économique et politique sera déterminant pour la révolution de 1917.

    Cet amalgame de formes archaïques avec des formes modernes est visible à de multiples niveaux dans le monde néocolonial aujourd’hui. L’esclavage existe toujours en Mauritanie par exemple, touchant jusqu’à 20% de la population – mais une partie significative du produit intérieur brut du pays est générée par l’industrie minière, où une classe ouvrière revendicative s’est affirmée. Daesh, menant sa guerre à l’aide d’armements dernier cri et d’une utilisation frénétique des réseaux sociaux, tout en se référant à des pratiques et des croyances issues des premiers califats, confirme à sa manière cette loi du développement inégal et combiné.

    Cependant, parler de coexistence de divers rapports de production peut être trompeur, car cette coexistence se manifeste par la subordination de tous les rapports de production existant au mode de production dominant, en l’occurrence le capitalisme. Les relations économiques héritées du passé occupent donc un rôle subalterne, ou s’intègrent comme une roue fonctionnelle dans l’engrenage de la machine capitaliste – à la manière de ces millions de migrants venus d’Asie qui travaillent dans des conditions semi-esclavagistes afin de remplir les comptes en banque des milliardaires du Golfe.

    En Tunisie, bien que la petite production artisanale ou familiale ait encore une place importante dans l’économie, les fruits de la production économique se trouve de manière écrasante dans les mains de gros groupes capitalistes et de banques, dont les bénéfices s’appuient sur le labeur de centaines de milliers de salariés. La particularité se trouve dans le fait qu’une part importante de cette richesse nationale est siphonnée par des capitalistes et actionnaires étrangers, ce qui est dû aux relations de domination imposées par l’impérialisme occidental. La bourgeoisie des nations économiquement les plus avancées a en effet historiquement imposé sa domination au reste de la planète par le partage du monde en sphères d’influence, le colonialisme et le truchement des institutions politiques, les agressions militaires, le pillage des richesses des pays soumis, l’exportation de capitaux visant à la surexploitation de la main d’œuvre indigène, etc.

    Aujourd’hui, bien que les Etats anciennement coloniaux ont acquis une indépendance politique formelle, ils restent pour la plupart soumis aux desiderata des capitalistes les plus forts, ceux des pays impérialistes. La classe dirigeante tunisienne peut bien célé- brer les 60 ans d’indépendance du pays et nous parler d’ unité nationale; dans les faits, ces politiciens rampent à genoux face aux exigences du FMI et de la Banque Mondiale. Les multinationales étrangères agissent en terrain conquis, surexploitant la main d’œuvre tunisienne, bénéficiant de régimes fiscaux et salariaux beaucoup plus avantageux que dans leur pays d’origine, et expatriant des gigantesques sommes d’argent hors du pays : une forme de colonisation qui ne dit pas son nom.

    Le rôle de la classe ouvrière

    Trotsky expliquait que les peuples des nations dominées ne pourraient, pour leur émancipation véritable des griffes des pays impérialistes, s’appuyer sur la bourgeoisie de leur propre pays. Sa position et son arrivée, tardive, sur la scène de l’histoire sont pour une large part dépendante des faveurs qui lui sont octroyées par les grandes puissances. Celles-ci ont toujours été soucieuses de se ménager des alliés locaux capables de garantir le maintien de leur domination. Les capitalistes français ou américains et leurs gouvernements ont ainsi pu s’accommoder des familles Ben Ali et Trabelsi pendant des années, car ces dernières savaient satisfaire leurs exigences, par exemple en privatisant le pays pour leur bénéfice -tout en se servant largement au passage, bien entendu.

    Trotsky mettait en évidence le fait que la moindre lutte sérieuse contre l’impérialisme susciterait les appétits des masses ouvrières et paysannes pour une transformation de leurs conditions de vie: une raison de plus pour la bourgeoisie des pays soumis de préférer le statu quo plutôt que de contester la domination impérialiste. La peur par les capitalistes locaux (aussi “patriotes” qu’ils se présentent) de se faire dépasser par les travailleurs pousserait inévitablement les premiers dans les rangs de la contre-révolution. Cette dynamique s’est confirmée dans toutes les expériences révolutionnaires des cent dernières années. La seule classe avec la cohésion sociale, le pouvoir économique et l’intérêt naturel à diriger les masses opprimées dans une lutte révolutionnaire sans compromission, est la classe des travailleurs. En Tunisie comme en Egypte c’est d’ailleurs l’entrée en scène du salariat dans des grèves de masse qui a commencé à faire basculer la situation au détriment de Ben Ali et de Mubarak. En Iran en 1979, c’est lorsque les travailleurs sont entrés en mouvement en paralysant le pays, notamment l’industrie du pétrole, qu’en l’espace de deux mois la monarchie du Shah fut renversée. La première intifada des Palestiniens, caractérisée entre autres par des grèves de masse, fut capable de faire trembler le régime israélien à un niveau que des décennies de lutte armée n’avaient pu le faire.

    Internationalisme

    L’exemple de la Grèce a donné un aperçu du déchainement de réactions hostiles que susciterait un gouvernement véritablement progressiste dans n’importe quel pays du monde. L’autarcie nationale de la révolution dans ces conditions serait synonyme d’étranglement par les classes capitalistes de tous les pays. C’est pourquoi organiser la solidarité des masses ouvrières et des pauvres à l’échelle internationale est une tâche vitale des marxistes; cela est d’autant plus vrai pour les nations qui jouent un rôle périphérique dans l’économie mondiale, telle que la Tunisie. La nécessité de la révolution mondiale représente l’autre dimension de la “permanence” de la révolution, une nécessité découlant directement du caractère international du capitalisme. Les effets extrêmement contagieux des révolutions de 2010-2011 parmi les peuples du monde arabe ont donné un avant-goût du potentiel pour la lutte révolutionnaire internationale, si cette lutte trouvait une expression politique organisée.

    La “révolution par étapes”

    Les concepts de la révolution permanente furent condamnés comme une hérésie par la bureaucratie dirigée par Staline, laquelle prit le contrôle de l’Internationale Communiste à partir du milieu des années ’20. Celle-ci craignait comme la peste le développement de mouvements révolutionnaires menaçant ses privilèges nouvellement acquis, et s’engagea pour ce faire dans des théorisations douteuses. La dynamique de la révolution permanente avait pourtant été entièrement confirmée par la révolution russe elle-même, et par la pratique politique de Lénine, dont les staliniens, ironiquement, continuent de se revendiquer.

    Il est vrai qu’avant 1917, Lénine croyait encore à une révolution “démocratique” séparée de la lutte pour le socialisme; mais même à cette époque, il n’entretenait aucune illusion sur le fait que la bourgeoisie russe joue le moindre rôle pour la réaliser. Partant du principe que “la domination politique du prolétariat est incompatible avec son esclavage économique”, Trotsky poussait le raisonnement un cran plus loin, expliquant qu’une fois au pouvoir, un gouvernement révolutionnaire ouvrier ne se contenterait pas de mesures “démocratiques”, mais s’attaquerait aux fondements même du système capitaliste, en nationalisant l’industrie, les banques et les terres. Le développement des évènements lui donna raison. En 1919, Lénine parlait d’ailleurs de la “contradiction entre l’état arriéré de la Russie et son saut par-dessus la démocratie bourgeoise vers la plus haute forme de démocratie, vers la démocratie soviétique ou prolétarienne”. Cela ne laisse aucun doute quant au dédain qu’aurait suscité chez lui le schéma d’une “révolution par étapes” dans laquelle la classe ouvrière se contenterait d’apporter son soutien à la bourgeoisie dite nationale en vue d’une révolution démocratique – un dogme pourtant devenu jusqu’à aujourd’hui le cheval de bataille de la plupart des organisations se revendiquant du stalinisme, mais aussi du maoïsme. (“la révolution est dirigée contre l’impérialisme et le féodalisme et non contre le capitalisme et la propriété privée capitaliste”, disait Mao lui-même de la révolution chinoise en décembre 1939).

    A de multiples reprises, les partis communistes stalinisés se sont efforcés de rechercher une bourgeoisie nationale “progressiste” à laquelle s’agripper pour réaliser l’étape “démocratique” de la révolution. Dans la pratique, cela signifiait bien souvent s’abstenir de toute action excessive susceptible d’effrayer les capitalistes nationaux, et freiner la lutte des prolétaires pour leurs revendications propres en subordonnant la lutte pour le socialisme à un illusoire capitalisme national, démocratique et “anti-impérialiste”.

    L’anti-impérialisme n’était d’ailleurs souvent que de pure forme. Dans plusieurs pays, en particulier en Afrique du Nord, les Partis Communistes traditionnels ne sont même jamais parvenus à devenir une force de masse, ayant refusé de s’inscrire dans le combat anticolonial, et laissant ce terrain occupé par des forces politiques de nature petite-bourgeoise, à l’image du néo-Destour en Tunisie.

    Le PC irakien offre un cas d’école de l’échec de l’application d’une politique soumettant la lutte des travailleurs au carcan étroit de la “révolution par étape”. Le principal théoricien de ce parti Amer Abdallah déclarait dans les années 1950: “Notre parti soutient les intérêts économiques de la bourgeoisie nationale comme condition fondamentale pour le développement d’un Etat bourgeois démocratique.” Les efforts du parti ne pas dépasser les tâches de “libération démocratique et nationale” conduisit à une recherche désespérée pour identifier une aile progressiste dans la classe dirigeante. La lutte de classe des ouvriers et des paysans irakiens fut sacrifiée aux besoins, aux ambitions et aux intérêts de dirigeants procapitalistes. Cela conduit le PCI à soutenir le régime du général Kassem de 1958 jusqu’au premier coup d’Etat militaire en 1963- puis à une alliance chancelante avec le parti Baas de Saddam Hussein, qui les utilisa pendant un temps pour mettre en place une façade de gauche à son régime- avant de se retourner contre eux de la manière la plus brutale, ré- compensant la position compromettante du PCI par l’emprisonnement et le massacre de milliers de ses membres et sympathisants. L’entêtement des dirigeants communistes irakiens à s’accrocher à la doctrine stalinienne de la théorie de la révolution par étapes a conduit à l’anéantissement du Parti Communiste le plus puissant du monde arabe.

    L’impasse de la révolution par étapes s’est vérifiée aussi par la faillite de la stratégie du Fatah Palestinien, dont la recherche d’alliances avec les bourgeoisies arabes s’est soldée par un échec retentissant. C’est cette même logique qui entraine certains militants aujourd’hui à se ranger derrière le tyran Assad au nom du combat contre l’impérialisme, contribuant à creuser la tombe du mouvement ouvrier syrien.

    Le cas de la Tunisie

    Il n’en va pas autrement avec la trahison opérée par les dirigeants des grandes organisations de la gauche tunisienne en 2013, lorsqu’elles se sont alliées avec des franges de l’ancien régime au nom de la lutte contre Ennahda et pour un “Etat civil et démocratique”. L’alliance gouvernementale ultérieure entre Nidaa Tounes et Ennahda ont fait s’écrouler les montages théoriques justifiant la collaboration avec les forces de l’ancien régime au nom de la révolution nationale, patriotique, démocratique ou quel que soit le nom qu’on lui donne.

    La majorité des marxistes en Tunisie s’accordent sur le fait qu’une partie des tâches de la révolution, en Tunisie comme au Maghreb et au Moyen-Orient en général, sont formellement d’ordre démocratiques (ou “bourgeoises”): renverser la dictature (ou empêcher son retour), garantir les libertés de base, en finir avec les survivances féodales (notamment au niveau de la répartition des terres), supprimer la dépendance au capital étranger, etc. Le désaccord réside dans la question de savoir si ces tâches peuvent être réalisées en alliance avec la bourgeoisie dite nationale ou contre elle, si la révolution doit se limiter à ces tâches ou bien les combiner à des mots d’ordre sociaux audacieux, et si la révolution doit se cantonner aux frontières nationales ou au contraire chercher activement à construire une dynamique de luttes visant, à terme, au socialisme et au pouvoir des travailleurs à l’échelle internationale.

  • Indonésie : les massacres anti-communistes de 1965

    pkiQuand le troisième plus grand parti communiste au monde a été écrasé par un coup d’État militaire soutenu par les USA

    La répression militaire contre le Parti communiste indonésien (PKI) qui a débuté en octobre 1965 et a continué tout au long de l’année suivante a été l’un des massacres les plus sanglants du 20e siècle. Même la CIA – qui a pourtant conspiré avec les généraux de droite indonésiens afin d’orchestrer ces atrocités – l’a comparé aux crimes des nazis et à la terreur stalinienne.

    Par Vincent Kolo, chinaworker.info

    Les puissances impérialistes craignaient de perdre l’Indonésie, alors gouvernée par le président populiste Sukarno avec le soutien du PKI, pour la sphère d’influence capitaliste «occidentale». Un mémorandum de la CIA daté de 1962 note que le président américain John F. Kennedy et le Premier ministre britannique Harold Macmillan avaient convenu de «liquider le président Sukarno, en fonction de la situation et des opportunités disponibles.»

    Massacres racistes

    La CIA et l’ambassade américaine à Jakarta ont ainsi remis des listes de milliers de noms de «suspects communistes» à l’armée – alors soutenue par des milices quasi-religieuses – pour les rassembler et les exécuter. La Grande-Bretagne, alors dirigée par le gouvernement travailliste d’Harold Wilson, n’était pas en reste puisqu’elle poussa l’armée indonésienne à donner à sa campagne de terreur une ‘touche’ anti-chinoise.

    Cette décision reposait sur l’expérience de l’administration coloniale britannique dans la lutte contre l’insurrection communiste en Malaisie. «Une des choses les plus efficaces que l’Occident a réussi à manœuvrer fut de transférer par le biais de politiciens non-communistes l’idée même du communisme sur la minorité chinoise en Indonésie. Il l’a transformé en un conflit ethnique», a noté Roland Challis, un correspondant de la BBC de l’époque.

    Les capitalismes américain et britannique n’ont pas hésité à remuer jusqu’aux divisions racistes et religieuses les plus anciennes afin de faciliter la poursuite de leurs objectifs économiques et militaires. C’est d’ailleurs ce modèle que nous avons vu se répéter récemment au Moyen-Orient.

    Les meurtres qui ont eu lieu en Indonésie ont été effectués à une échelle quasi-industrielle, les estimations faisant état d’au moins 500.000 morts. Rivières et cours d’eau étaient bloqués tant les cadavres étaient nombreux, jetés en masse, nuit après nuit. Selon le documentaire de 2012, The Act of Killing (également disponible en français), il serait plutôt question d’un million de décès. Deux tiers des morts étaient d’origine chinoise. Le régime militaire qui a suivi a interdit l’utilisation de la langue chinoise et a fermé les écoles fréquentées par cette même communauté.

    Ces événements ont marqué le début de la fin pour Sukarno, qui avait jusque-là gouverné en balançant de manière «bonapartiste» entre le PKI (parti communiste) à sa gauche et l’armée et les groupes féodaux-islamistes à sa droite. Une fois le PKI proscrit, environ un million de sympathisants et autres furent emprisonnés sans le moindre procès. Le Département d’État américain publia à l’époque un rapport jubilatoire rapportant que le nombre de communistes à travers le monde dans les pays hors bloc de l’Est avait chuté de 42 pour cent en un an. Par la suite, Sukarno fut maintenu en fonction en tant que figure de proue fantoche au service de la junte militaire, qui, l’année suivante, finit tout de même par l’évincer. Cette période inaugurera le règne de 32 ans du dictateur Suharto.

    Le régime brutal du général Suharto ne fut qu’une dictature soutenue par les autorités américaines parmi tant d’autres (Park Chung Hee en Corée du Sud, Chiang Kai-shek à Taiwan,…) dans le but de briser les vagues révolutionnaires qui voyaient le jour à travers l’Asie. Après le coup d’État indonésien, le Premier ministre australien Harold Holt déclara qu’avec «500.000 à 1.000.000 de sympathisants communistes supprimés, je pense qu’il est possible de supposer qu’une réorientation (idéologique, NDA) a bien eu lieu.»

    Un chapitre méconnu de l’Histoire

    Aujourd’hui, les événements de 1965 à 1966 sont en grande partie un chapitre inconnu de l’histoire du pays. Pendant des décennies, le système scolaire a organisé un véritable ‘lavage de cerveau’ avec des films de propagande anti-communistes qui laissaient peu de place à l’imagination. Un sondage d’opinion de 2009 du Jakarta Post a montré que plus de la moitié des étudiants universitaires «n’avaient jamais entendu parler des massacres des années 1960». Les lois édictées à l’ère Suharto interdisant le communisme, le marxisme et la diffusion de l’athéisme n’ont d’ailleurs toujours pas été abrogées.

    Par la suite, un mouvement révolutionnaire renversa Suharto durant la «crise de la roupie» de 1998 après que le FMI (invité par Suharto à se mêler de l’économie indonésienne) ait imposé des politiques d’austérité humiliantes similaires à celles qu’a récemment connu la Grèce. Mais aujourd’hui encore, l’armée et ses intérêts économiques demeurent une force majeure de la politique indonésienne. De même, les milices d’extrême-droite qui ont réalisé la plupart des meurtres en 1965-66 sous la direction de l’armée n’ont jamais été punies et continuent à jouir des liens étroits qu’elles entretiennent avec l’establishment politique.

    Sukarno était un leader bourgeois, un nationaliste radical dans le style de Nasser en Égypte et de Nehru en Inde, qui zigzaguait sur la scène mondiale entre les blocs occidentaux et de l’est, entre le capitalisme américain et les régimes à parti unique staliniens. Dans ses dernières années, Sukarno avait été courtisé avec ferveur par Pékin, qui était également devenu le principal bailleur de fonds international de la direction du PKI. C’était aussi l’époque de l’approfondissement de la rivalité entre les régimes staliniens chinois et russes, une lutte de pouvoir purement basée sur des intérêts nationaux mais déguisée sous des termes idéologiques de «véritable communisme» contre «révisionnisme».

    Au début des années 1960, tandis que la «guerre froide» s’intensifiait en Asie, Sukarno s’est engagé dans un anti-occidentalisme radical, ce qui ne l’a pourtant pas empêché de signer un accord avec les compagnies pétrolières occidentales en 1963, ignorant ainsi les demandes de nationalisation du PKI et des nationalistes. S’opposant aux plans des Américains et des Britanniques qui prévoyaient d’utiliser la Malaisie nouvellement indépendante comme tête de pont pour les intérêts occidentaux – que Sukarno décrivait comme «néocoloniaux» – celui-ci retira l’Indonésie de l’Organisation des Nations Unies, expulsant dans la même foulée le FMI et la Banque mondiale avec leurs agendas pro-américains.

    Ces mesures alarmèrent rapidement Washington et Londres. En dépit de cela, sur le terrain, les conditions des masses indonésiennes continuaient de se détériorer avec hyperinflation, hausse du chômage et impasse sur la réforme agraire. Les discours de Sukarno étaient pleins de rhétorique radicale mais ils ne préconisaient pas d’alternative au capitalisme. Amateur d’acronymes, il lança le concept de NASAKOM – une fusion de nationalisme, d’Islam et de communisme. En réalité, il ne s’agissait que de mots destinés à tenter d’apaiser les différentes forces sociales.

    En 1963, une grave sécheresse a conduit à une famine de masse à Java. Quand les paysans, d’abord soutenus par le PKI, commencèrent à réclamer des terres, l’armée lança une vaste campagne de répression. Sukarno appela alors les dirigeants du PKI à abandonner leur agitation sur cette question en contrepartie de maigres concessions, ce qu’ils firent.

    Dans son excellent L’avènement et la Chute du PKI, Craig Bowen (membre du Comité pour une Internationale Ouvrière en Australie) a écrit : «La nation indonésienne était lourdement endettée par les banques mondiales et, chaque année, le déficit budgétaire doublait. La valeur de la roupie avait sombré à un centième de sa valeur légale à la suite d’une inflation chronique – dans les six années précédant 1965, le coût de la vie avait augmenté de 2000 pour cent. Dans le même temps, il a été rapporté que jusqu’à 75 pour cent du budget de l’Etat était dépensé dans les forces armées.»

    La théorie des stades

    Le mécontentement croissant parmi les masses s’est reflété dans une croissance fulgurante du PKI, qui, de seulement 7.000 en 1952 a atteint les 3 millions de membres en 1964. Le PKI était à cette époque le troisième plus grand parti communiste au monde, après ceux de Chine et de Russie. En août 1965, quelques semaines avant que ne commence la répression militaire, 26 millions de gens étaient organisés et dirigés par le PKI dans des syndicats ainsi que dans diverses organisations de jeunes et de femmes, soit une personne sur six parmi la population! Le chef du PKI Dipa Nusantara Aidit, capturé et tué par l’armée en novembre 1965, s’est même vanté de pouvoir gagner 30 pour cent du vote populaire si des élections avaient lieu, ce qui était en réalité tout à fait plausible.

    Mais il n’y a pas eu d’élections. Celles-ci avaient été suspendues avec le consentement de la direction du PKI, quand Sukarno a présenté en 1959 ce qu’il a appelé la “démocratie dirigée”, en réalité une loi martiale dissimulée. Lors des dernières élections parlementaires qui prirent place sous Sukarno, en 1955, le PKI avait émergé comme étant le quatrième plus grand parti avec 16,4 pour cent de vote.

    Les dirigeants du PKI ont malheureusement été pris au piège de la mentalité stalinienne de la théorie des «stades», croyant qu’il n’y avait aucune possibilité immédiate de révolution socialiste dans un pays en développement comme l’Indonésie, récemment libéré du colonialisme néerlandais. La conclusion de cette approche était que la tâche du mouvement des travailleurs était de soutenir l’aile la plus radicale de la classe capitaliste nationale dans une «alliance anti-impérialiste». L’objectif, selon ce schéma, était de consolider le capitalisme national et la «démocratie» en reportant l’idée du socialisme de façon indéfinie. Le Chef du PKI a ainsi réaffirmé que « la lutte de classe est subordonnée à la lutte nationale ».

    Cette idée, une pierre angulaire pour les partis communistes staliniens, signifie que les dirigeants du PKI ont agi comme un frein monumental sur les luttes des masses. Ils ont mis l’accent sur des thèmes nationalistes, comme la confrontation militaire et politique à l’encontre de la formation de l’État de Malaisie parrainée par les États-Unis et l’Angleterre (la Malaisie partage une frontière terrestre avec l’Indonésie sur l’île de Bornéo) ; au détriment de l’engagement dans la lutte sur les questions de classe à la manière de la Révolution russe de 1917 et de son célèbre slogan : terre, pain, paix.

    Par les clauses de l’alliance du PKI avec Sukarno, le parti est devenu un appendice de facto de son gouvernement, dépouillé de toute indépendance dans l’action ou le programme ; le PKI entreprenant ainsi et seulement des campagnes permises par le président lui-même.

    L’historien David Mozingo décrit que « les grandes organisations travaillistes, de jeunes et de femmes au sein du parti pouvaient produire des rassemblements splendides pour Sukarno; ces rassemblements, toutefois, ne persuadaient aucunement les membres de la base, dans les villes et villages, que le PKI se rapprochait ainsi du pouvoir ».

    Les différences politiques entre le PKI, reposant ostensiblement sur les fondations du «marxisme», et Sukarno, sont devenues floues aux yeux des masses et il semble également que cela ait été le cas au sein de la direction du PKI même.

    Comme l’a noté l’historien australien Rex Mortimer, « En 1963, le culte du parti devenait presque de l’idolâtrie. Malgré le mépris notoire du Président dans les affaires économiques et de son ignorance en la matière, le PKI déclara que la solution aux difficultés pouvait être laissée en toute sécurité dans les mains de Sukarno. Un peu plus tard un dirigeant du PKI (Aidit) donna l’accolade finale en décrivant le président comme son premier professeur de marxisme-léninisme ».

    Une répétition de la Chine des années 1920

    La confusion politique des dirigeants du PKI et leur échec à poursuivre une position indépendante et clairement socialiste apparaît presque comme une répétition des erreurs des staliniens en Chine dans les années 1920. Léon Trotsky, dont la théorie de la révolution permanente est le meilleur antidote à la théorie stalinienne des «stades», expliquait que les marxistes peuvent et devront, en fonction des conditions concrètes, conclure des alliances temporaires de caractère purement pratique avec des non-socialistes et même des partis bourgeois pour, par exemple, résister à l’intervention militaire impérialiste ou défendre les droits démocratiques. Mais, dans le même temps, ils devront maintenir leur indépendance politique et leur liberté d’action.

    Voilà pourquoi Trotsky s’opposa à l’entrée du Parti communiste chinois (PCC) dans le Kuomintang en 1924, une politique imposée par Staline au PCC, alors jeune et inexpérimenté. Cela équivalut à la subordination totale du parti au Kuomintang bourgeois – un parti et une classe sociale qui n’a pas été capable de mener une révolution démocratique bourgeoise à la victoire.

    Quelle ironie alors que 40 ans plus tard, le régime de Mao Zedong en Chine ait soutenu avec enthousiasme la subordination du PKI à Sukarno. Comme dans les années 1920, le résultat a été une contre-révolution meurtrière et l’anéantissement de toute une couche communiste conscientisée de la classe ouvrière. A défaut de comprendre sa propre histoire, le régime chinois a applaudi l’adaptation politique du PKI à Sukarno. En 1963, Aidit a été nommé membre honoraire de l’Académie des Sciences de Chine et ses œuvres sélectionnées ont été publiées par Pékin. Le soi-disant front uni du PKI avec Sukarno a été salué comme “de grande importance pour le mouvement communiste international”.

    Le but de cette flatterie était de garder le PKI loin de Moscou et dans l’orbite de Pékin, et plus important, pour assurer les services du PKI comme une monnaie d’échange pour Pékin afin de gagner de l’influence auprès de Sukarno et de la bourgeoisie indonésienne. Cela montre de façon similaire comment Staline, quatre décennies plus tôt, avait utilisé un PCC muselé dans le but de sécuriser une alliance avec le Kuomintang de Tchang Kaï-chek. Même après que la répression militaire ait commencé à la fin de 1965, loin d’appeler à une “guerre du peuple” ou à la lutte armée contre les milices et la droite en général, les conseils du régime chinois au PKI furent de ne “pas paniquer, de ne pas être provoqué”, une position dictée par l’espoir et le désir de ne pas affaiblir celle de Sukarno afin de sauver leur soi-disant «alliance».

    Même quand l’ambassade de Chine à Jakarta fut brûlée la réponse officielle chinoise est restée muette. La décision prise par de petits groupes restants du PKI -qui n’était plus qu’un faible écho du mouvement de masse précédent- à se tourner vers la lutte de guérilla est venu plus tard, en 1967, quand il était devenu clair que les politiques de Pékin en Indonésie s’étaient définitivement effondrées.

    La plus cruelle des défaites

    L’étincelle qui a mené à la répression militaire est venue lorsqu’un groupe d’officiers de l’armée radicale, les G30S (Gerakan 30 Septembre), ont organisé un coup d’État bâclé, le 30 Septembre 1965, en capturant et tuant six généraux de droite. Cette action avortée a probablement été lancée pour déjouer un complot ourdi par ces mêmes généraux qui devait se dérouler une semaine plus tard. Le haut commandement de l’armée soutenue par l’impérialisme ont vu ainsi une occasion de stigmatiser le coup d’État manqué comme étant de l’œuvre du PKI afin de pouvoir lancer des représailles massives.

    La base du PKI a été complètement prise au dépourvu par le putsch du G30S; bien qu’il soit possible qu’une partie de sa direction en ait eu connaissance. Cependant, la suite des événements pourrait être résumée en un mot: la paralysie. Une fois que l’armée a lancé sa contre-attaque avec une propagande anti-communiste massive, il n’y avait qu’une seule voie d’action possible pour éviter la catastrophe, en mobilisant les forces de masse du PKI dans les rues et en appelant à une grève générale pour empêcher ce qui était maintenant un contrecoup de droite et une tentative d’écrasement de la résistance des masses.

    Ce mouvement aurait dû exiger des élections immédiates, la terre aux paysans, un gel des salaires et des hausses de prix, la nationalisation de l’industrie sous contrôle démocratique des travailleurs, les droits démocratiques au sein de l’armée et l’élection des officiers, et la formation de milices armées des travailleurs. Une telle réponse avait une bonne chance de succès si elle avait été faite immédiatement, avant que le commandement de l’armée de droite ait consolidé sa position. Malheureusement, à défaut de voir le couteau sous sa gorge, les dirigeants du PKI n’ont émis aucune appel et ont placé leurs espoirs dans leur «ami» Sukarno pour sauver la situation.

    Des similitudes existent, à la fois avec l’Allemagne de 1933 et le Chili de 1973, quant au manque de préparation et à l’impuissance des cadres du PKI une fois que l’assaut répressif ait été déclenché. Les membres du PKI, même des membres de premier plan, ont été laissés sans plan de survie. “Attendez les instructions,” semble avoir été l’avis largement partagé – mais les instructions ne sont jamais venues !

    La déroute du PKI et le bain de sang qui a suivi est un terrible avertissement à la classe ouvrière internationale de la manière dont ses erreurs politiques – des illusions dans les politiciens bourgeois, l’absence d’un programme socialiste clair, et la sous-estimation de la détermination brutale de l’ennemi de classe – peuvent être traduites dans la plus cruelle des défaites. Alors qu’une nouvelle génération de combattants de la classe ouvrière et de la jeunesse socialiste émerge en Asie, ces leçons écrites dans le sang doivent impérativement être apprises.

  • Burkina Faso : La révolte des masses fait chavirer le coup d'État manqué

    burkina_coupLa solution ne viendra que par une action politique des travailleurs indépendante de la bourgeoisie

    Il y a moins d’un an aujourd’hui qu’un mouvement de masse des travailleurs et des jeunes a contraint le dictateur du Burkina Faso, Blaise Compaoré, à quitter le pouvoir. Depuis lors, aucun évènement politique significatif n’est survenu dans ce pays enclavé, qui a à présent bénéficié d’une couverture médiatique internationale avec le récent coup d’État survenu dans le pays. Le gouvernement de transition a été renversé le mercredi 16 septembre 2015 lors d’un coup d’État organisé et perpétré par l’unité d’élite de 1300 hommes du Régiment de sécurité présidentielle (RSP), loyal à Compaoré. Les putschistes ont installé le général Gilbert Diendéré, ancien chef d’état-major de Compaoré, en tant que nouveau dirigeant du pays.

    Par Abbey Trotsky, DSM (section du Comité pour une Internationale Ouvrière au Nigeria et parti-frère du PSL)

    Au cours de ce processus, le dirigeant du gouvernement de transition, M. Michel Kafando, ainsi que son Premier ministre, M. Yacouba Isaac Zida, qui dirigeaient le pays depuis qu’une insurrection populaire avait renversé le dictateur Blaise Compaoré en octobre dernier, ont été arrêtés. Ces évènements ont immédiatement déclenché une guerre de position sérieuse entre les putschistes et la masse des travailleurs et de la jeunesse dans les rues, poussées par leur instinct révolutionnaire à exprimer le mécontentement de masse contre le coup d’État.

    Pour des milliers de jeunes et de travailleurs qui ont convergé dans les rues de Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, ce coup d’État n’était pas seulement un moyen technique d’empêcher le processus de transition en cours, mais aussi une tentative de revenir à l’ancien régime par des voies dérobées. Parmi les revendications des putschistes, ceux-ci s’opposaient au projet de démantèlement de leur régiment de garde présidentielle par le gouvernement de transition, qui projetait de les faire intégrer l’armée régulière. Leur deuxième préoccupation était la loi électorale qui interdisait de se présenter aux élections du 11 octobre aux membres du parti de Compaoré, le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), ainsi qu’à tous ceux qui avaient soutenu les efforts entrepris par Blaise Compaoré pour modifier la constitution afin de se maintenir au pouvoir.

    La détermination parmi les travailleurs à tout faire pour ne pas permettre aux putschistes de s’installer au pouvoir était si grande, malgré la mort de plus de 10 personnes (et 100 blessés), que la confrontation entre la masse des travailleurs et des pauvres et la garde présidentielle n’a cessé de croitre. C’est pourquoi les troupes de l’armée régulière ont été envoyées le 20 septembre dans la capitale Ouagadougou, afin de court-circuiter cette colère croissante des masses. La première chose que l’armée a faite en réinvestissant la capitale a été d’ordonner aux manifestants de rentrer à la maison. L’armée avait exprimé son opposition au coup d’État dans un ultimatum aux putschistes, par lequel elle réclamait la réinstallation immédiate du gouvernement de transition. Or, il était clair que cette même armée dans un premier temps n’était pas prête à mener une véritable bataille. C’est ce qu’on a vu avec l’accord détestable signé avec le RSP devant le Mogho Naba (le roi des Mossis, le chef traditionnel le plus influent du pays).

    Selon l’accord signé entre l’armée et le RSP, ce dernier devait quitter toutes les positions dont il s’était emparées à Ouagadougou, tandis que l’armée devait se replier à 50 km de la capitale et garantir la sécurité des membres du RSP et de leurs familles. Ce genre d’accord négocié par le plus important chef traditionnel et les puissances régionales montre bien que la classe dirigeante est fort consciente du fait que le véritable pouvoir ne se trouvait ni entre les mains du RSP, ni entre celles de l’armée, mais bien dans la rue. Les deux factions de la classe dirigeante, dans leur lutte pour le pouvoir politique, ont été contraints de trouver une stratégie pour faire retomber la colère des masses, de peur de voir ces mêmes masses s’emparer du pouvoir à leur place.

    C’est pour la même raison que la Cédéao (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest), agissant selon les ordres de ses maitres impérialistes (la France, l’Europe, les Nations-Unies) a bien été forcée d’exprimer son opposition à ce coup d’État. Le véritable souci de ces puissances n’est pas la démocratie pour les masses, mais bien au contraire, la crainte que de telles aventures militaires puissent déclencher une véritable révolte populaire qui irait jusqu’à menacer le système capitaliste lui-même. Sans compter le risque toujours présent d’instabilité politique, de guerres civiles, de rébellions et d’interventions militaires qui existe dans de nombreux pays du continent africain.

    L’ombre de Thomas Sankara s’étendait sur l’ensemble du mouvement qui a chassé Compaoré l’an passé et encore une fois cette année. Le capitaine Thomas Sankara, qui a dirigé le pays de 1983 à 1987, a été tué lors d’un coup d’État organisé par Blaise Compaoré et par le même putschiste d’aujourd’hui, Gilbert Diendéré. Pendant les quelques années passées au pouvoir, même s’il n’est pas parvenu à bâtir une véritable économie socialiste et démocratique, Sankara a captivé l’ensemble du continent par ses réformes socioéconomiques progressives ainsi que par sa rhétorique anti-impérialiste. Surnommé le « Che Guevara d’Afrique », l’image de Sankara montre à la jeunesse africaine la possibilité d’un autre mode de développement, qui tranche radicalement avec les dogmes néolibéraux et la logique irrationnelle du « marché » prescrite par le FMI et la Banque mondiale ; une logique qui produit des taux de croissance fantastiques tout en maintenant le peuple dans la pauvreté et en aggravant les inégalités.

    L’impérialisme est effrayé par l’idée que des mouvements populaires indépendants puissent se développer en Afrique parmi la jeunesse radicalisée et les masses des travailleurs et des pauvres. Cette frayeur s’est accentuée depuis les révoltes de masse de 2011 en Tunisie et en Égypte. L’impérialisme craint à juste titre que sans son intervention, ces mouvements pourraient dépasser les simples revendications démocratiques pour également s’orienter vers une lutte contre le système capitaliste et contre la domination impérialiste du continent, les véritables causes de la misère, de l’ignorance et de toutes les guerres.

    C’est pourquoi l’impérialisme a cru bon d’intervenir en Libye pour tuer Kadhafi, afin de couper court au mouvement qui avait pourtant tout d’abord commencé par une révolte populaire indépendante, pro-démocratique et anti-impérialiste. Le résultat aujourd’hui est la déstabilisation de la Libye et sa division entre divers groupes armés et milices sectaires, tandis que les conditions sociales n’ont plus rien à voir avec ce qu’elles étaient avant la révolte des masses.

    L’intervention de la Cédéao pourra-t-elle résoudre la crise politique au Burkina Faso ?

    La rapidité avec laquelle le pouvoir putschiste s’est désintégré au Burkina démontre l’énorme force que représentent les jeunes et les masses laborieuses du pays. À chaque étape de leurs négociations, les agents des différentes agences régionales et impérialistes, tout comme le gouvernement de transition, étaient conscients du fait que la seule solution de se sortir de cette crise était de trouver une solution qui puisse satisfaire les masses dans la rue. Par exemple, le plan proposé par la Cédéao de ne pas pourchasser les dirigeants du coup d’État et de laisser participer aux élections les politiciens pro-Compaoré a été rapidement jeté à la poubelle dès qu’il est apparue qu’elle était vomie par les manifestants et par la société civile, pour qui « Le général Diendéré a du sang sur ses mains, la garde présidentielle ne mérite aucun pardon ». Plusieurs personnes disaient aussi « Les propositions de la Cédéao ne sont pas acceptables. Nous allons prendre notre destin en main. Le futur de cette nation nous appartient à nous ». Le président de la transition Kafando a donc été forcé de se conformer à la pression de la rue en déclarant que « En ce qui concerne les propositions de la Cédéao pour une sortie de crise, il est évident que nous ne les suivrons que si elles prennent en compte les aspirations des Burkinabés ».

    À présent, la garde présidentielle tant détestée a été démantelée après une brève bataille. Les principaux responsables du coup d’État tels que Diendéré ont été arrêtés. Mais la vérité reste que le processus de transitions tel qu’il est à présent formulé ne peut déboucher que sur la formation d’un gouvernement pro-capitaliste qui va non seulement échouer à répondre aux aspirations de la masse des Burkinabés sur le plan socioéconomique, mais aussi très certainement encore plus aggraver la situation pour ces masses.

    En tant que marxistes, nous devons toujours être à l’avant de la lutte pour les droits démocratiques. Cependant, nous devons aussi toujours rappeler que le fait de remporter quelques droits démocratiques ne peut pas mener en soi à un véritable changement dans la vie de la population, pas tant que le système d’exploitation capitaliste ne sera pas remplacé par une alternative socialiste et démocratique.

    Nous parlons d’un pays où sur 18 millions d’habitants, 50 % ont moins de 500 francs par jour. Plus de 70 % de sa population est sans emploi. Le salaire minimum est de tout juste 30 000 francs. Le pays est classé 183e sur 186 pays en terme d’indice de développement humain (un indice prenant en compte le revenu, l’éducation et la santé des populations). Dans un tel cadre, il est évident que la seule voie qui s’offre véritablement aux Burkinabés est de ne pas avoir la moindre illusion dans l’une ou l’autre faction de la classe dirigeante capitaliste, civile ou militaire. Au lieu de ça, les masses laborieuses et la jeunesse doivent rester unies dans la lutte pour les droits démocratiques aussi bien que dans le combat pour mettre un terme à la misère de masse causée par le capitalisme.

    Pour une alternative socialiste populaire et indépendante

    La révolte populaire de 2014 au Burkina Faso a porté en avant le mouvement Balai citoyen, un mouvement de la société civile qui a joué un rôle crucial dans la mobilisation populaire qui a mené au renversement du régime de Compaoré, et à nouveau, à la défaite du général Diendéré. Même si les dirigeants de ce mouvement se disent inspirés par l’héritage de Sankara, les idées et le discours de ce mouvement restent très limités pour l’instant. Il est urgent et nécessaire de comprendre qu’il n’y aura pas de démocratie véritable, pas de fin à la misère qui prévaut dans le pays, tant que l’on n’aura pas construit un parti politique prolétarien et indépendant, qui représente les véritables intérêts de la majorité des masses pauvres et qui s’oriente dans une lutte pour sortir du système capitaliste. Cela veut dire que la classe des travailleurs doit s’organiser en-dehors de toute influence de la bourgeoisie et des partis et dirigeants pro-capitalistes qui dépendent de la bourgeoisie (nationale ou étrangère). Cette idée deviendra certainement de plus en plus populaire après les élections, lorsqu’il sera devenu clair aux yeux des masses qu’aucun des partis politiques en présence ne défend véritablement les intérêts des travailleurs, des jeunes et des pauvres.

    Une des principales faiblesses du mouvement de masse est que, bien que des travailleurs aient rejoint les manifestants dans les marches et sur les barricades à titre personnel, la classe ouvrière n’est pas intervenue dans le mouvement de façon organisée et en tant que classe, via ses propres organisations. Cela, malgré la présence de syndicats puissants tels que la Confédération générale des travailleurs du Burkina (CGTB), qui avait organisé une grève nationale de deux jours en 2008 contre la cherté de la vie.

    Alors que toute l’expérience historique nous montre que tant que la classe des travailleurs ne s’organise pas avec tous les pauvres pour mener une lutte révolutionnaire contre le capitalisme et pour une nouvelle société socialiste, une victoire permanente ne peut être assurée. Par conséquent, la lutte pour la démocratie et pour une vie meilleure nécessite que les mouvements de la société civile comme le Balai citoyen et les syndicats organisent une conférence nationale à laquelle seront conviés l’ensemble des travailleurs, des jeunes, des paysans, des chômeurs et des simples soldats et policiers qui eux aussi vivent dans une misère crasse. Cette conférence devra s’étendre à tous les quartiers, villages, écoles et entreprises du pays afin de débattre de la stratégie à adopter. Une telle conférence permettrait non seulement d’approfondir les échanges et les débats sur la nature des crises politiques et économiques qui frappent avant tout les travailleurs et les jeunes et sur la manière de défendre les droits démocratiques, sociaux et économiques de la population, mais constituerait également la plateforme rêvée en vue de la création d’une nouvelle formation politique prolétarienne, d’un parti politique des travailleurs, des jeunes et des pauvres, capable de se lancer dans la lutte pour le pouvoir politique.

    Ce n’est qu’en s’emparant du pouvoir politique par une révolution sociale que les travailleurs et les pauvres pourront commencer à envisager la possibilité d’en finir avec les crises économiques et politiques qui ravagent le Burkina Faso. Cela nécessite tout d’abord de faire passer les ressources et les richesses du pays entre les mains du public, sous le contrôle des masses laborieuses. Par exemple, les mines, le coton et les institutions financières doivent être nationalisées et gérées par des représentants élus des travailleurs. Ainsi, on sortirait d’une situation où les trois plus grandes banques du pays, qui contrôlent 60 % des capitaux, appartiennent à une petite élite d’hommes d’affaires nationaux ou étrangers. En récupérant la mainmise sur les secteurs stratégiques de l’économie, nationalisés sous contrôle démocratique des travailleurs et dans le cadre d’un plan socialiste, on verrait alors s’ouvrir la possibilité de mettre un terme à la misère et à la pénurie de masse. Ce sont ces éléments qui doivent se trouver au cœur du programme d’un nouveau parti des travailleurs indépendant, pour apporter la solution au marasme social et économique qui frappe les pauvres du pays, unir l’ensemble de la population à travers tout le pays, et éviter de plonger dans une guerre civile qui ne fera que desservir les intérêts des différents groupes bourgeois parasites qui luttent pour le pouvoir, soutenus chacun par différentes puissances impérialistes.

    Comme il est inévitable qu’un tel programme socialiste sera saboté et boycotté par l’impérialisme qui cherchera à contrer la volonté indépendante du peuple, il sera nécessaire d’appeler à la solidarité révolutionnaire des travailleurs et des jeunes de toute l’Afrique et du reste du monde pour contrer les velléités d’intervention contre-révolutionnaire.

    L’exemple des révolutions et mobilisations de masse en Afrique du Nord et au Moyen Orient en 2011 nous a bien montré qu’une révolution dans n’importe quel pays d’Afrique peut très rapidement s’étendre d’un pays à l’autre comme un feu de brousse en parcourant tout le continent, ce qui rendra impossible l’intervention impérialiste et nous permettra d’avancer vers la victoire.

  • Népal : La roue de l’Histoire tourne à l’envers

    Les événements actuels au Népal nous livrent d’importantes leçons en ce qui concerne la tâche cruciale de trouver la voie pour libérer les travailleurs et les pauvres des chaînes de l’exploitation. Ces expériences ont particulièrement illustré la faiblesse des idées maoïstes face aux développements révolutionnaires, ce qui est pertinent pour les militants du monde entier, mais tout spécialement pour ceux de pays tels que l’Inde, où ces idées sont encore soutenues sous une forme ou l’autre.

    Par Senan, Comité pour une Internationale Ouvrière

    En 2006, les maoïstes bénéficiaient d’un large soutien populaire au Népal, conséquence non seulement de la haine généralisée contre le roi, mais aussi des horribles conditions dans lesquelles vivaient les masses. Si les maoïstes avaient appelé à mettre en place des comités ou des structures dans lesquelles les masses auraient pu démocratiquement exercer leur pouvoir, celles-ci auraient pu prendre le pouvoir. Mais ils ne l’ont pas fait.

    Dans le vide créé par l’absence de telles structures démocratiques, le mouvement de masse a été détourné vers le terrain parlementaire. Le mouvement a maintenant reculé. L’incapacité théorique des dirigeants maoïstes à rompre avec les propriétaires terriens et avec le capitalisme a été la principale raison de ce recul.

    Le parti communiste du Népal (maoïste, plus tard connu sous le nom de Parti Communiste Unifié du Népal (Maoïste) PCUN (M)) a obtenu plus de voix que tout autre parti lors des élections pour la première assemblée constituante en 2008. Cependant, ayant échoué de peu à obtenir la majorité, ce parti est entré dans une coalition avec les partis pro-capitalistes pour former un gouvernement intérimaire. Les deux autres partis de la coalition – le parti Congrès Népalais (NC) et le Parti Communiste du Népal (Marxiste-Léniniste Unifié, PCN (MLU)), qui se dit de gauche mais représente en réalité les propriétaires terriens et les capitalistes, – ont agi contre les maoïstes.

    La première assemblée constituante a subi des prolongations, des reports d’échéances, des démissions et des désaccords pour finir par échouer à établir tout assentiment à former une constitution. Les négociations sans fin avec le NC et le PCN (ULM) de centre-gauche n’ont abouti à aucun acquis pour les travailleurs et les pauvres. Dans les règlements de compte qui ont suivi, les maoïstes se sont montrés prisonniers de leurs limites politiques. La première assemblée constituante a été dissoute en mai 2012 et les élections de la seconde assemblée constituante ont été reportées plusieurs fois jusque novembre 2013.

    La lutte politique acharnée est devenue une caractéristique commune au Népal – aucune force actuelle n’est capable de montrer la voie à suivre de façon décisive. Aucune décision ne peut être prise sans bagarre entre les partis politiques. La première réunion de la deuxième assemblée constituante nouvellement élue a été tenue le 22 janvier 2014 après avoir été reportée à cause d’une nouvelle dispute pour savoir qui pouvait convoquer la réunion. Le Congrès Népalais (NC) avait obtenu la majorité aux élections constituantes de novembre 2013- ce qui indique un net virage à droite, dû surtout aux opportunités manquées par le passé. Venant juste après les 29,8% du NC (105 sièges), le PCN (ULM) a obtenu 27,5% et 91 sièges. Le PCUN (M) a été repoussé à la troisième place, avec seulement 17,8% des voix (26 sièges), une forte chute par rapport à son précédent score de 30,5%.

    Cette situation représente un revers important pour les travailleurs et les pauvres au Népal. Il n’est pas surprenant que le premier à avoir célébré les résultats ait été Binod Chaudhary, le premier milliardaire népalais enregistré par Forbes. C’est aussi un ancien parlementaire du PCN (MLU). Ce « roi de la nouille », qui a fait fortune dans les nouilles instantanées, était membre de la première assemblée constituante et défendait les privatisations et d’autres politiques capitalistes. L’élite riche et pro-capitaliste avait beaucoup de raisons de célébrer la victoire du NC/MLU – ils prédisaient que la constitution dirigée par le Congrès serait indubitablement en leur faveur.

    En effet, le parti pro-business Congrès Népalais, qui a la majorité dans l’assemblée constituante, va probablement appliquer un programme de droite. Comme la plupart des partis politiques du Népal, le NC se dit pour le ‘‘socialisme démocratique’’. Mais il ne fait pas aucun secret de son engagement en faveur « de l’investissement privé et de la libéralisation économique ». La position de droite bornée du NC a été un facteur-clé dans le chaos continu de la première assemblée constituante et a joué le rôle principal dans son échec. Il travaille en étroite collaboration avec le gouvernement indien et partage les politiques néolibérales de son homologue indien, le Congrès National Indien (INC). Les énormes scandales de corruption de l’INC et de ses alliés (et la mise en œuvre de politiques néolibérales) font de l’INC un parti haï par les travailleurs en Inde. Cela a donné la possibilité au parti encore plus brutal BJP et à son leader Narenda Modi, qui sont accusés de massacre, de gagner les élections.

    Le NC népalais n’est pas très différent de l’INC et la constitution du NC va sans aucun doute viser à enterrer toutes les revendications du mouvement révolutionnaire. Les masses ont montré un désir sans équivoque de mettre fin à la pauvreté et aux inégalités – ce qu’elles ont déjà démontré en deux occasions en 2006 et 2010. Cependant, tout cela restera un rêve sous la constitution capitaliste du NC.

    Limites de la théorie des deux stades

    Lorsque le mouvement de masse s’est développé en 2006, la majorité des masses ne soutenait pas le NC. Promettant un changement révolutionnaire, c’est le Parti Communiste du Népal (Maoïste) qui a émergé en tant que force significative. Cependant, ce parti a échoué à délivrer ce que les masses revendiquaient, surtout à cause de sa théorie erronée des « deux stades ». Cette théorie défend que le « premier stade » de développement industriel, de réforme agraire, de mise en œuvre d’autres droits démocratiques et de lutte anti-impérialiste, doit être rempli avant que le « second stade » de changement socialiste soit envisagé. Cette approche force ce parti à s’associer avec les forces réactionnaires bourgeoises et les empêche de faire avancer la révolution.

    La théorie des deux stades avait d’abord été avancée par les Mencheviques, qui constituaient l’aile réformiste minoritaire du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie jusque 1912, quand les Mencheviques et les Bolcheviques sont devenus des partis distincts. Les Mencheviques se sont opposés à la Révolution d’Octobre 1917. Ils ont défendu que les capitalistes devaient mener à bien les tâches de la révolution démocratique – telles que la réforme agraire, la résolution de la question nationale, etc,- pour construire seulement par après un État ouvrier.

    Cette théorie découpe le processus historique de la révolution ouvrière en étapes. Quand les masses se montrent prêtes à pousser l’Histoire en avant et montrent leur volonté de décider de leur propre destin, les partisans de « l’étapisme » les retiennent en arrière, donnant le temps aux forces bourgeoises de se remettre en ordre de marche pour faire tourner la roue de l’Histoire dans le mauvais sens. Cela résulte souvent en la destruction du mouvement de masse et des organisations ouvrières dans leur ensemble. Partout où cette théorie a été essayée, elle a complètement échoué et le mouvement ouvrier a été noyé dans le sang.

    A l’époque moderne, les bourgeoisies des pays néocoloniaux ont été incapables de mener leurs propres révolutions. A l’âge des multinationales et de l’impérialisme, le capitalisme est une barrière réactionnaire au développement de la société. Un bloc avec la bourgeoisie soi-disant « progressiste » est donc une formule totalement en faillite.

    Alors que le PCUN (M) du Népal avait le pouvoir dans la pratique, il a constitué un bloc avec l’ombre de la bourgeoisie, croyant que ce « stade » particulier était nécessaire. Sa participation au gouvernement intérimaire signifiait que les maoïstes tentaient de s’accommoder avec la vieille « machine d’État réactionnaire », comme ils l’appellent eux-mêmes. Les maoïstes coincés sur cette voie, les forces contre-révolutionnaires ont saisi l’opportunité de se regrouper et visent maintenant à couper court au processus révolutionnaire. Cela a aussi causé une cassure parmi les maoïstes qui a encore contribué à leur défaite électorale, puisque le groupe ayant scissionné a appelé au boycott des élections.

    La position du PCUN(M) sur la question des terres, en particulier le retour des terres réquisitionnées au roi et aux grands propriétaires, a provoqué la colère de beaucoup de sections du parti. La Fédération des Fermiers Révolutionnaires de Tout le Népal, une ancienne composante du PCUN (M), fait maintenant partie d’une nouvelle scission du parti et a commencé à réoccuper les terres.
    Les dirigeants maoïstes comme Baburam Bhattarai et Pushpa Kamal Dahal (Prachanda) sont de plus en plus discrédités parmi les membres du parti car ils se sont montrés incapables de porter la révolution en avant. Sous la direction de Mohan Vaidya, connu sous le nom de Kiran, beaucoup se sont séparés du parti en juin 2012 et ont formé un nouveau parti, le Parti Communiste du Népal (Maoïstes). Ce PCN (M) est un nouveau parti et ne doit pas être confondu avec son prédécesseur le PCUN (M) du même nom.

    Cependant, tout en critiquant le PCUN (M), les dirigeants du PCN (M) ne mettent rien de plus en avant qu’un retour au « maoïsme réel ». Nos vieux dirigeants sont devenus « réformistes », résume leur analyse. Ils accusent Prachanda d’avoir cessé de parler de « république démocratique du Népal », parlant maintenant plutôt de « République fédérale du peuple ». De leur point de vue, le programme « réformiste » du PCUN (M) est le principal obstacle à la révolution.

    Pour le parti de Kiran, un retour au « maoïsme réel » signifie un retour à « la guerre populaire prolongée ». Il s’agit d’une longue guerre de guérilla contre l’État qui se base surtout sur les paysans et les pauvres ruraux et sera, selon eux, menée en trois stades (défense, équilibre et offensive). Leur perspective pour la révolution peut être brièvement résumée ainsi : il y a deux façons de mener une révolution : le modèle russe et le modèle chinois. « Le premier est la prise du pouvoir central par une insurrection armée et l’extension de la révolution dans les pays capitalistes. Le deuxième consiste à encercler les villes pour prendre le pouvoir central par un processus prolongé de guerre populaire en construisant graduellement une armée de libération du peuple et en établissant des bases dans la campagne ». Et le second modèle est « le modèle de la nouvelle révolution démocratique dans les pays féodaux et semi-néocoloniaux ».

    Une fois qu’ils auront « encerclé les villes », ils défendent qu’une « révolution démocratique » pourra être effectué en menant des « insurrections » dans les villes. Selon le parti de Kiran, son prédécesseur le PCUN (M) s’est rendu devant « l’expansionnisme indien », et ils veulent reconstruire les 3 aspects du maoïsme pour mettre en œuvre les tâches de la révolution telles qu’ils les conçoivent : une armée de libération populaire, un front uni avec les forces capitalistes et un parti communiste.

    Cela n’a rien de nouveau. Et cela reste encore la position des dirigeants du PCUN (M), car cet argument forme le cœur des partis maoïstes. Leurs différences théoriques ne portent pas sur la question de comment mener une révolution ; leur controverse est limitée à ce qu’ils appellent le « premier stade » de la révolution.

    Prachanda a déclaré dans une interview que « les tâches restantes de la nouvelle démocratie (dont une partie a déjà été accomplie) et la stratégie de révolution socialiste ont convergé en une seule. Les tâches restantes de la nouvelle démocratie et la tâche d’accomplir la révolution socialiste au moyen d’une insurrection populaire et d’une insurrection armée ont convergé en une seule stratégie qui remplace la première étape d’accomplissement d’une nouvelle révolution démocratique et la deuxième étape de la révolution socialiste ».

    Le PCN (M) de Kiran veut établir un « nouvel État » pour mener « une révolution démocratique » car il rejette l’argument que la révolution démocratique n’est pas terminée – même en partie. Ils ne s’opposent au gouvernement d’intérim que de ce point de vue. Mais le parti de Prachanda continue sa coalition avec l’aile droite de l’élite dans le gouvernement d’intérim, défendant que l’aboutissement de la révolution socialiste a maintenant fusionné avec les tâches restantes de la révolution démocratique. Ils espèrent y parvenir par le gouvernement d’intérim et rejettent donc l’insurrection populaire.

    Mais fondamentalement, les deux camps sont enchaînés à l’approche en deux stades. Étant donné l’expérience de l’impasse de la première assemblée constituante, il est clair qu’il n’y a pas d’issue sans transfert du pouvoir aux travailleurs. Et cela ne peut se faire dans une coalition avec les partis pro-business. Au lieu de cela, les deux partis devraient se positionner pour un gouvernement des travailleurs et des paysans – un gouvernement socialiste – dans la perspective d’établir une économie planifiée, comprenant la nationalisation des industries, une réforme agraire, etc. Aucun autre bloc n’est capable de mettre en place ces changements.

    Les limites de la « voie de Prachanda » ne sont pas nouvelles. L’opportunité de réussir un transfert du pouvoir aux travailleurs, aux paysans pauvres et aux autres exploités par le capitalisme a été manquée en 2006 et 2010. Cela a également été expliqué dans un article publié par les membres du Comité pour une Internationale Ouvrière. Mais à cette époque, ces arguments ont été rejetés et ignorés par les maoïstes au Népal. Les organisations maoïstes en Inde et au Sri Lanka, ainsi que leurs quelques sympathisants dans le reste du monde, défendaient alors loyalement la voie de Prachanda. Ils refont maintenant la même erreur.

    Les processus révolutionnaires ne peuvent être restreints à de simples formules mécaniques ou à des modèles standards. Il y a cependant un certain nombre de leçons à tirer des révolutions russe et chinoise. Le « modèle » russe a été rejeté car il ne serait pas applicable aux pays néocoloniaux – apparemment, ce serait un modèle uniquement pour les pays capitalistes ! Pourtant, les conditions qui existaient en Russie à l’époque de la révolution de 1917 étaient sous beaucoup d’aspects comparables aux conditions qui existent de nos jours au Népal.

    La Révolution russe a été menée à bien en 1917 grâce au rejet de l’idée des deux stades. La révolution a alors établi un authentique système de gouvernement des travailleurs et des pauvres. Ce gouvernement a plus tard dégénéré, en raison surtout de son isolement, de l’échec des révolutions qui ont eu lieu dans la foulée d’Octobre 1917, en particulier en Allemagne, et de l’émergence dans ces conditions d’un régime bureaucratique sous la direction de Staline. Ce régime répressif a joué un rôle dans l’échec de la révolution de 1925-1927 en Chine. Suite à cette défaite, le Parti Communiste Chinois a pris le chemin de la guerre civile.

    Plus tard, en 1949, la Révolution chinoise a été menée à bien, mais sur base d’une guerre paysanne. Suite à la défaite de 1925-1927, le Parti Communiste Chinois s’est effondré et a été repoussé dans les campagnes. Les politiques formelles de Mao Zedong étaient dans l’esprit des Mencheviques – il concevait la révolution en deux stades. Plus tard cependant, quand il est entré dans les villes, il a été dépassé par la dynamique de la révolution. Mais initialement, il craignait les travailleurs, leur interdisant de faire grève en les exhortant à « continuer à travailler ». Les effectifs d’ouvriers du parti ont considérablement décliné.

    Quand il est entré dans les villes, Mao s’est heurté au vide – les forces de la bourgeoisie avaient fui la ville ou étaient en train de fuir. Les bourgeois ont échoué à former un front populaire. Pendant leur absence, un gouvernement national a été formé pour une courte période. Cependant, Mao a alors fait ce que les Maoïstes n’ont jamais plus réussi à faire depuis : il a pris le pouvoir et a été poussé à exproprier les propriétaires terriens et les capitalistes.

    Si Mao avait persisté avec l’idée que les capitalistes devaient être autorisés à jouer le premier rôle pendant que la classe ouvrière exercerait un soutien critique, cela aurait énormément affaibli les travailleurs et les paysans et aurait mené à l’échec. Cependant, l’économie d’Etat est devenue l’affaire d’un parti unique, ayant pris le contrôle et soutenu par l’Etat russe stalinien. Suite à cette révolution, Mao Zedong a importé le « modèle » de la machine d’état stalinienne. Toutefois, un élément de démocratie ouvrière existait bel et bien dans le gouvernement nouvellement formé : une économie d’État planifiée avait été établie. Cet élément était fortement progressiste en comparaison avec le système pourri qu’il remplaçait, basé sur le capitalisme et le règne des propriétaires terriens, mais c’était loin d’être suffisant. De plus, des mesures antidémocratiques et répressives ont été mises en place. Ainsi, si le développement des forces productives a rendu la révolution politique indispensable, celui-ci est entré en collision avec la suppression brutale de la démocratie en Chine. Cela a donné naissance à la bureaucratie qui a été modelée sur le régime bureaucratique stalinien.

    Le rôle de la classe ouvrière

    Malgré ces faits historiques, différents groupes maoïstes sont aujourd’hui unis dans leur fétichisme de « l’étapisme ». Paradoxalement, cela les a rendus incapables de parvenir à faire ce que Mao a fait – ils n’ont même pas pu établir un régime stalinien au Népal. Au lieu de cela, quand ils ont pu détenir des villes, ils ont cherché à trouver la « bourgeoisie nationaliste » et ont conclu un accord avec son fantôme.

    Les leçons importantes à tirer pour les révolutionnaires du monde entier portent sur le rôle de la classe ouvrière, sur les limites de l’approche des deux étapes et sur l’importance d’établir un authentique système des travailleurs et des paysans. Léon Trotsky était un des dirigeants de la Révolution russe de 1905 et l’un des dirigeants de la révolution de 1917 qui a vu les travailleurs parvenir à prendre le pouvoir dans leurs propres mains. Il soutenait que le changement social ne pouvait être divisé artificiellement en étapes séparées. Trotsky posait la question importante : quelle est la classe dirigeante ? Sous la direction de la classe ouvrière, un bloc peut être constitué avec les paysans pauvres et les autres couches exploitées et opprimées de la société, c’est le seul bloc qui est capable de changer la société. Trotsky expliquait, par des exemples historiques, l’importance de la classe ouvrière et comment la paysannerie ne pouvait jouer un rôle indépendant en raison de son hétérogénéité et de son manque de cohésion. Il affirmait que la prise du pouvoir par la classe ouvrière était la seule façon efficace de commencer le processus de mise en œuvre des tâches démocratiques bourgeoises et que ce processus pourrait alors, mené par une direction correcte, aboutir au changement socialiste, ce processus ne pouvant être artificiellement séparé dans le temps.
    Au contraire, la perspective maoïste exposée précédemment tourne le dos à la classe ouvrière urbaine. Nous avons vu une augmentation significative de la classe ouvrière au Népal. Il y a eu un énorme renforcement de la population urbaine dans le monde entier. Dans ses documents récents, le CIO montrait qu’en 2013, « des occupations massives de places ont eu lieu en Turquie, suivie de l’action de la classe ouvrière en elle-même. Avec le Brésil, l’Égypte et sans oublier l’Afrique du Sud, cela représente probablement les plus grand mouvements de masses de l’Histoire, et certainement les plus grands mouvements de la classe ouvrière ! » Nous remarquions également que « plus de 70% de la population mondiale est maintenant concentrée dans les zone urbaines, ce qui donne à la classe ouvrière un potentiel plus grand et une densité plus forte que jamais pour changer les choses ». Ce facteur ne doit pas être ignoré. (Another year of mass struggles beckons, Peter Taaffe http://www.socialistworld.net/doc/6604 / The world situation and tasks for the CWI’, http://www.socialistworld.net/doc/6586 )

    Parvenir au contrôle des ressources du pays par les travailleurs devrait être au centre des perspectives tracées par les révolutionnaires. Pour construire une société socialiste, il est vital d’aider au développement de la conscience collective de la classe ouvrière dans les lieux de travail et les usines. Cela ne peut être possible en encerclant simplement les villes avec une armée paysanne. Le soutien des paysans et des pauvres des campagnes, dans des pays comme le Népal où ils constituent la majorité de la population, peut apporter une force importante. Mais comme les événements l’ont montré en 2006 et 2010, ce sont les actions des travailleurs, telles que la grève générale, qui ont joué le rôle décisif dans la contestation du pouvoir d’État.

    En mai 2010, le pays était paralysé. Des dizaines de milliers de personnes ont encerclé la capitale. La grève générale qui a suivi a donné au PCUN (M), qui dirigeait le mouvement, le pouvoir de sortir de l’impasse et d’aller au-delà de l’assemblée constituante. La question de qui contrôle réellement les affaires du pays se posait. Les gouvernements d’Inde, de Chine et l’Occident se sont rangés derrière les éléments contre-révolutionnaires du pays, alors que les masses se rassemblaient derrière le PCUN (M). Dans cette épreuve de force, le PCUN (M) s’est volontairement rendu devant la droite.
    Quand ils ont appelé à la fin de la grève générale, les maoïstes avaient brandi la menace d’une autre grève générale à l’avenir. Mais la promesse d’une menace puissante dans le futur est incomparable à une menace existante envers le pouvoir. Le PCUN (M) a fait une grave erreur en échouant à voir que le mouvement des masses ne peut pas être utilisé comme un robinet que l’on peut ouvrir ou fermer à sa guise. Cette défaite a ébranlé la confiance des travailleurs et a augmenté le mécontentement des masses. Cela a aussi sensiblement contribué à la démoralisation au sein du PCUN (M).

    Pour mener la révolution, il est vital de gagner le soutien des travailleurs urbains. Mais le PCUN (M) semble perdre son soutien parmi cette couche de la population. Dans les dernières élections, le PCUN (M) a perdu les 4 sièges qu’il avait dans la ville. Tous les principaux dirigeants maoïstes, y compris Prachanda, ont subi une défaite embarrassante. Le NC comme le PCN (MLU) ont remporté plus de sièges que Prachanda là où il s’est présenté. Cet élément est maintenant utilisé contre les maoïstes en étant présenté comme un rejet de la constitution fédérale par le peuple. De plus, le tournant du parti de Kiran vers les zones rurales va encore plus aliéner les travailleurs urbains.

    Difficultés

    Tout en montrant les erreurs des maoïstes, il est important de reconnaître les tâches colossales et complexes auxquelles ils ont fait face. D’un côté, les intérêts concurrents indien et chinois tendent à paralyser tout développement du processus révolutionnaire, mais des problèmes difficiles sont aussi apparus au niveau interne. Ces conditions exigeaient des perspectives clairvoyantes. En plus de cela, bien que le Népal soit un pays de petite taille, il présente de grandes complexités culturelles. Plus de 100 langues sont parlées au Népal. La société est divisée en plus de 100 castes différentes et est aussi séparée en différents groupes religieux. Une caste ou un groupe ethnique particulier vivant dans une région particulière peut demander des privilèges qui menacent parfois les intérêts des minorités de cette région.

    Par exemple, les Madeshis vivent dans la région de Terraï (Sud) à la frontière indienne. Dans une émeute en janvier 2007, ils revendiquaient la reconnaissance de leur identité indépendante. Selon des statistiques de 2011, 50,2% des 26,6 millions de Népalais vivent dans les terres du Terraï. Mais ces plaines sont aussi séparées en différentes castes et groupes ethniques. Plus d’un demi-million de Daliths vivent dans les pires conditions dans le Terraï – pires encore que les conditions des Daliths vivant dans les montagnes. Ils ressentiront de l’hostilité et de la peur face à la caste opprimante qui porte la revendication d’auto-détermination. Ils risquent une répression continuelle si des droits et des opportunités spéciales ne leur sont pas donnés. De même, les Newars, qui vivent dans et autour de la capitale Katmandou, sont divisés en différentes castes.

    Comment une constitution peut-elle être créée en répondant à toutes les complexités et en satisfaisant les diverses revendications d’une société aussi divisée ? Les marxistes défendent les droits démocratiques et culturels de tous les groupes et minorités. De son côté, face à ces questions difficiles, le PCUN (M) est entré dans des négociations avec les partis pro-capitalises dans l’espoir de trouver une solution dans « une constitution capitaliste ». Il est pourtant absurde de croire que les partis de droite vont parvenir à un accord pour répondre à ces problèmes.

    Alors que tous les partis sont d’accord sur le besoin d’un arrangement « fédéral » pour le Terraï, cette affirmation reste purement rhétorique pour le NC et le PCN (MLU). Le NC en particulier a une longue histoire d’opposition à cette solution. Le PCUN (M) a proposé une « constitution fédérale » et tenté de résoudre les problèmes des autres minorités en leur donnant l’autonomie dans une région fédérale. Cependant, les Maoïstes restent vagues sur la façon dont « le partage du pouvoir » va réellement se faire au sein de la région fédérale et sur le type de pouvoir que vont avoir les « autonomes ». Ils ne sont d’accord qu’en théorie avec le droit à l’auto-détermination.

    Avant 1997, les maoïstes affirmaient que les nationalités au Népal n’étaient pas « développées » et ils ne soutenaient donc pas la revendication du droit à l’auto-détermination. Maintenant, ils l’acceptent « en théorie ». Selon eux, « l’expansionnisme indien » va utiliser cette opportunité de diviser le Népal et la revendication du droit à l’auto-détermination va aider ce processus. Ils ont peur que les Madeshis vivant à la frontière indienne en particulier soient utilisés par l’Inde. Cet argument est similaire à celui du Parti Communiste (CPI (M)) d’Inde qui affirme que les revendications des Kashmirs pour le droit à l’auto-détermination vont aider l’État pakistanais à transgresser la souveraineté indienne. De même, la proposition des maoïstes d’une « autonomie sur base de caste » ne va pas répondre à l’hostilité de la majorité de la caste opprimante qui représente environ 81% de la population. Cela va au contraire créer des opportunités pour les forces réactionnaires, telles que les forces pro-monarchie et pro-Hindous. D’ailleurs, le Parti Rastriya Prajatantra du Népal (RPP-N), monarchiste, a fait son grand retour aux dernières élections, arrivant quatrième et remportant 24 sièges, contre 4 sièges aux élections précédentes ! La croissance graduelle des forces monarchistes doit être considérée dans le contexte de l’insécurité générale de la majorité de la population.

    Selon les maoïstes, les sentiments ethniques vont se dissoudre dans « une identité nationale plus élevée ». Sur cette base, ils proposent un gouvernement national plus centralisé qui détermine notamment tous les principaux aspects de l’économie, et une organisation fédérale avec des pouvoirs limités. Les forces de droite s’opposent avec véhémence à cela.

    Les marxistes s’opposent à toutes les formes de discriminations. Nous ne pouvons pas défendre un droit en théorie pour ensuite le renier dans la pratique. Les gouvernements indien et chinois vont sans conteste essayer d’exploiter les divisions au sein du Népal pour leurs propres intérêts. Mais renier les droits du peuple sur base de la peur de la division elle-même va jouer en faveur des forces qui essaient d’exploiter celle-ci. Il faut répondre de façon adéquate aux aspirations nationales des habitants du Terraï et ne pas les entraver par peur de « l’expansionnisme indien ». La limitation de leurs droits ne fait le jeu que de l’État capitaliste indien.

    La nouvelle Constitution n’est pas une solution en soi

    Un arrangement constitutionnel dans les limites du capitalisme et du féodalisme ne va pas résoudre à lui seul les problèmes réels des différents groupes sociaux népalais.

    La majorité de ces discriminations proviennent des conditions économiques – en particulier du lien à la terre. Les habitants des zones montagneuses possèdent des surfaces de terres importantes dans le Terraï, par exemple, et faire du Terraï une région fédérale ne va pas résoudre le problème de la propriété de la terre dans cette région. Parmi les 80% de la population qui vit dans les zones rurales, plus de 70% possèdent moins d’un acre de terre (soit moins de 40 ares). 6 millions de personnes ne possèdent aucune terre. Les Daliths représentent la majorité des sans-terres. Le roi Gayanda est toujours l’un des plus grands propriétaires terriens au monde. Il possède un patrimoine colossal de 57 000 miles au carré (soit 14 763 000 hectares de terres) qui comprend même une partie du Mont Everest. Ayant permis au roi de rester propriétaire d’une partie importante des terres du Népal, les maoïstes commencent à rendre toutes les terres qu’ils ont réquisitionnées pendant la période de « Guerre du Peuple » à d’autres propriétaires.

    La liberté ne peut être obtenue sans libérer les masses des liens de la terre. Même en se basant sur une estimation conservatrice, il existe aujourd’hui plus de 300 000 esclaves liés à la terre au Népal. Ils doivent être libérés. Les terres doivent être reprises au roi et aux grands propriétaires terriens et distribuées aux petits paysans et aux sans-terres. Mais la seule distribution des terres n’est pas suffisante. De grands investissements sont nécessaires pour aider les petits paysans à cultiver les terres, comme par exemple des investissements dans les technologies modernes. Bien sûr, ce type de grands investissements ne peut être possible qu’avec un développement rapide de l’industrie. Et cela est étroitement lié à la mise en œuvre de l’économie démocratiquement planifiée. Or, sans aller vers un gouvernement des travailleurs et des paysans, comment mettre en place une économie démocratiquement planifiée? Ce n’est pas possible sur base capitaliste.

    Pour les maoïstes, l’établissement d’une économie planifiée est hors de portée car ils affirment qu’ils ont d’abord besoin de passer par une « étape » d’établissement de la « démocratie bourgeoise ». Pourtant, ni le NC ni le PCN (MLU) ne sont capables de remplir les tâches démocratiques requises de la bourgeoisie (comme la réforme agraire). En laissant cette tâche aux partis capitalistes (ou en s’attendant à ce qu’ils les remplissent), le PCUN (M) se limite lui-même. Le changement social dont les masses ont besoin ne peut être effectué par étapes. Au contraire, il est lié au développement des forces productives. Paradoxalement, les maoïstes n’affirment pas que le NC, le PCN (MLU) et leurs alliés capitalistes vont développer les forces productives du Népal. Les énormes richesses du Népal peuvent être planifiées pour permettre un développement rapide de l’industrie et de l’agriculture. Cependant, cela ne veut pas dire que la planification socialiste peut être accomplie et se maintenir en restant cantonnée au Népal.

    Il est évident que les relations internationales et en particulier les développements révolutionnaires dans les pays frontaliers et dans toute la région sont vitaux pour continuer tout développement de la sorte au Népal. C’est pourquoi il est crucial de construire le soutien et la solidarité parmi les travailleurs du monde entier. Les développements révolutionnaires vont être sous une très forte pression dans de petits pays comme le Népal. Pour que la révolution soit victorieuse au Népal, il est vital d’en appeler à la classe ouvrière, aux paysans et aux pauvres d’Inde, de Chine et des autres pays de la région et du monde entier, dans l’objectif de propager la révolution.

  • Tunisie: trois ans après la chute de Ben Ali, la révolution continue

    Il y a trois ans, le 14 Janvier 2011, un nouveau chapitre s’ouvrait sur la scène politique mondiale. Le renversement du dictateur Ben Ali en Tunisie, balayé par un mouvement révolutionnaire, a marqué le déclenchement et la source d’inspiration pour l’explosion de mouvements de masse à travers le monde, et pour une transformation complète du paysage politique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.

    Serge Jordan, Comité pour une Internationale Ouvrière

    Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis. Les classes dirigeantes des pays impérialistes -prises par surprise lorsque la vague révolutionnaire en Tunisie fit tomber un de leurs allié-clé- s’accrochent maintenant désespérément à ce pays, leur dernier espoir d’un modèle soi-disant « présentable » d’une prétendue « transition démocratique », et cela dans une région marquée par un chaos sans précédent, touchée par des vagues de violence, par l’instabilité politique chronique, et par une augmentation des divisions sectaires.

    Pour les masses tunisiennes cependant, les perspectives enthousiastes d’une victoire révolutionnaire rapide et facile qui conduirait à un changement structurel dans leur vie, ont depuis longtemps été remplacées par un regain des difficultés, et de la colère qui les accompagnent.

    Si la plupart des médias internationaux font l’éloge de ce qu’ils appellent souvent le « modèle tunisien » du Printemps arabe, l’idée d’une telle « success story » résiste difficilement à une analyse sérieuse.

    Il est vrai que par rapport à des pays comme l’Egypte, la Syrie, le Yémen ou la Libye, la Tunisie apparaît beaucoup plus «stable». Ceci est largement dû à l’existence d’un mouvement syndical fort et structuré, grâce à la puissante et emblématique UGTT, l’Union Générale Tunisienne du Travail.

    Dans une certaine mesure , la vigilance et les actions des travailleurs ont agi comme une sorte de «glue» pour unir les classes opprimées, et comme un contrepoids afin d’empêcher la société de valser dans le type de chaos et de violence –qu’elle provienne des forces de l’État ou de groupes religieux sectaires- que nous avons pu voir s’épanouir ailleurs.

    Un pays en crise

    Toutefois, il ne s’agit ici que d’un côté de la médaille. En dépit d’être relativement plus «stable», la Tunisie traverse en effet une crise sociale et politique sans précédent, et ne correspond pas vraiment à l’image idyllique que certains essaient de dépeindre.

    Tant que la classe ouvrière ne prend pas le contrôle effectif du fonctionnement de la société, et que l’économie continue d’être pillée pour les bénéfices de quelques multinationales et de riches familles tunisiennes, tous les ingrédients sont là pour que l’instabilité se perpétue et, selon toute probabilité, qu’elle augmente dans la période à venir.

    Le chômage continue d’augmenter, les prix des produits de base ont explosé, les infrastructures dans les régions intérieures manquent toujours désespérément, les pratiques de la police faites de corruption, de torture et de violence arbitraire sont loin d’être éteintes, l’extrémisme religieux et les groupes djihadistes réactionnaires ont pris une dangereuse importance, 24,7% de la population vit officiellement avec moins de 2 dollars par jour (chiffre très probablement sous-estimé ), et une couche croissante de Tunisiens n’arrive même plus répondre à ses besoins alimentaires de base.

    Alors que le pays continue de fonctionner pour les intérêts d’une petite élite dirigeante, la grande majorité de la population est confrontée à des conditions socio- économiques qui sont pires, à bien des égards, que sous la dictature précédente. Pas étonnant dans une telle situation que dans un sondage récent, mené par la firme de recherche tunisienne ‘3C Etudes’, 35,2% des Tunisiens regrettent la chute du régime de Ben Ali.

    La répression judiciaire et les menaces contre les militants syndicaux et politiques ont aussi subi un coup d’accélérateur dans les derniers mois. L’interview que nous publions également, celle d’Abdelhak Laabidi, militant syndical actif dans le secteur de la santé à Béja, en est un nouvel exemple frappant. En ce jour du 28 janvier a lieu son procès au tribunal de Béja, et un appel a été émis pour manifester massivement devant le tribunal. Le CIO soutient pleinement cet appel, car nous estimons que la mobilisation et la solidarité, y compris au-delà des frontières, reste les meilleures armes dans les mains du mouvement ouvrier et syndical pour faire face à ce type de harcèlement et de répression.

    Ennahda : testée, et rejetée

    Deux ans d’expérience du règne du parti islamiste de droite Ennahda ont fourni aux masses un baromètre clair afin d’évaluer dans quelle mesure ce parti était disposer à satisfaire leurs exigences. Et le résultat est consternant: sous bien des aspects, la société a fait un bond en arrière, la vie est plus difficile, et la colère populaire transpire par tous les pores.

    Le projet de « renaissance islamique » promis par Ennahda a été exposé comme un échec lamentable pour faire face aux revendications les plus élémentaires de la majorité de la population tunisienne.

    Il y a trois ans, des millions de jeunes, de chômeurs, de travailleurs étaient descendus dans la rue au péril de leur vie pour en finir avec la dictature de Ben Ali, au coût de plus de 300 morts. Ils exigeaient « emplois, liberté, dignité nationale», « du pain et de l’eau, mais pas Ben Ali », etc. La vérité peu reluisante pour Ennahda est que pendant ces journées, le parti islamiste était absolument invisible dans la rue.

    À l’époque, les masses réclamaient du pain, des emplois décents, la fin de la pauvreté et de l’exploitation du travail, la fin de la marginalisation sociale des régions de l’intérieur du pays; elles exigeaient des services publics et des infrastructures dignes de ce nom; elles réclamaient la liberté d’expression et la fin de la violence d’État – toutes des notions qui se sont révélées complètement étrangères à la politique menée par Ennahda, une politique pro-capitaliste dans son contenu, violente et répressive dans sa forme politique.

    Agitation sociale

    La nouvelle année à peine commencée a déjà fourni une nouvelle série d’exemples pour illustrer ce dernier point. Au début du mois de janvier, le gouvernement dirigé par Ennahda a annoncé de nouveaux prélèvements fiscaux, y compris une nouvelle taxe sur le transport, dans le cadre du budget 2014.

    Derrière le gouvernement se cache le FMI et d’autres bailleurs de fonds internationaux, lesquels réclament des mesures d’austérité drastiques, y compris la réduction des subventions d’Etat sur des produits de première nécessité- mesures que le gouvernement, assis sur un chaudron social bouillant, ne s’était pas encore senti suffisamment en force et en confiance que pour mettre en œuvre concrètement.

    La propagande officielle a notamment consisté à expliquer les raisons du déficit budgétaire actuel comme étant le résultat de la hausse des salaires des travailleurs du secteur public au cours des dernières années. Le caractère ridicule et scandaleux de ce type d’argument peut être aisément mis en lumière quand on sait qu’une clique de 70 milliardaires tunisiens possède un patrimoine équivalant à 37 fois le budget actuel de l’Etat tunisien.

    Néanmoins, pensant qu’il pouvait tromper les masses en surfant sur l’effet l’annonce de l’accord récent formellement conclu à la mi-décembre avec l’opposition sur l’idée d’un cabinet de « technocrates », le gouvernement sortant a décidé de faire passer ces « mesures impopulaires » si chères à la grande bourgeoisie.

    La réponse du peuple tunisien ne s’est pas fait attendre: immédiatement après les hausses de taxes annoncées, des manifestations quotidiennes ont balayé le pays du Nord au Sud. Les manifestants, révoltés par la nouvelle augmentation d’impôts, ont attaqué des bâtiments gouvernementaux, pris d’assaut les postes de police, bloqué les routes, et saccagé les bâtiments locaux du parti au pouvoir.

    Les protestations et les grèves ont commencé les 7 et 8 janvier dans les villes du centre et du sud, en particulier Kasserine, Thala et Gafsa, parmi les plus pauvres du pays. A Kasserine, une grève générale prit place le 8, jour qui coïncidait avec le troisième anniversaire de la mort du premier martyr de la ville par la police de Ben Ali. La grève avait réussi à fermer tous les commerces et les institutions publiques de la région. De violents affrontements ont également eu lieu entre la police et des habitants dans les quartiers populaires de la ville.

    En outre, le mardi 7, les magistrats tunisiens ont entamé une grève de trois jours, orientée contre les tentatives du gouvernement de domestiquer le système judiciaire. La grève a été suivie dans tous les tribunaux du pays.

    Plusieurs bâtiments et postes de police furent pris d’assaut et même incendiés, comme à Feriana et Maknassy, dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, tandis que de nombreux barrages routiers ont été érigés à travers le pays. Le jeudi 9, de violentes manifestations ont éclaté dans la ville de Tataouine, dans le Sud du pays. Les manifestants ont brûlé des véhicules de police, attaqué le poste de police, brûlé le siège régional du parti au pouvoir, et même attaqué le bureau régional de l’emploi.

    Finalement, les manifestations ont gagné la capitale, Tunis. Le 10 janvier, des manifestations de masse eurent lieu à l’extérieur des bâtiments des finances publiques, et de violents affrontements entre des jeunes et les forces de l’État éclatèrent dans la banlieue pauvre d’Ettadamen.

    Le rôle de l’UGTT

    Au-delà de la taxe en question, qui a agi comme un déclencheur, un grand nombre de manifestants étaient de jeunes chômeurs, exprimant leur colère contre la situation générale du pays.

    Souvent, durant les trois dernières années, la jeunesse a été une étincelle importante dans l’éruption des mouvements sociaux, l’emploi des jeunes ayant été à l’épicentre des motivations initiales ayant alimenté le feu de la révolution tunisienne.

    Cependant, comme le CIO l’a souligné à plus d’une reprises, le mouvement ouvrier organisé, surtout considérant le poids lourd représenté par la fédération syndicale l’UGTT, occupe en Tunisie une position stratégique dans l’économie et la société, que de nombreux travailleurs à l’échelle internationale envieraient sans doute. Cette position particulière du mouvement syndical tunisien a le potentiel de donner une portée qualitativement différente, ainsi qu’un caractère plus organisé, et plus massif aussi, aux mouvements sociaux. Forte de son million de membres, et de ses 150 bureaux à travers tout le pays, l’UGTT offre une base organisationnelle puissante pour mettre la classe ouvrière au cœur d’une stratégie visant à s’emparer du pouvoir politique.

    Pourtant, à d’innombrables reprises, les travailleurs ont été bloqués dans leur route par les manœuvres de sa direction nationale, dont la réticence à mener une lutte soutenue contre les gouvernements pro-capitalistes qui se sont succédé depuis la chute de Ben Ali a été une caractéristique constante de la situation des trois dernières années.

    Depuis l’été dernier, le secrétaire général de l’UGTT Houcine Abassi et son équipe ont offert la médiation du syndicat pour résoudre la crise politique que traverse le pays ; cela non pas en poussant les revendications révolutionnaires dans la rue et en encourageant les travailleurs et les pauvres à construire leur lutte pour s’emparer du pouvoir, mais bien plutôt en essayant d’asseoir à la même table les différentes ailes politiques de la classe capitaliste, et de négocier un accord qui leur convienne à tous.

    Comme Abdelhak Laabidi le déclare dans son interview : « L’UGTT est l’organisation qui détient le plus grand pouvoir dans le pays, celui des travailleurs. Tout gouvernement devrait être amené à craindre cette organisation ; malheureusement, la bureaucratie n’arrête pas de lancer des bouées de sauvetage à ces gouvernements dont tout le monde a vu les échecs répétés dans tous les domaines, qu’ils soient social, politique (étrangère et intérieure), sécurité etc. Comment peux-t-on poser la question de l’entente nationale avec des partis qui sont concrètement entrain de paupériser les travailleurs et les couches le plus démunies? »

    Malgré la présence, dans certaines régions et localités, de dirigeants syndicaux combatifs, et malgré un nombre infini de mouvements de grève, souvent solides, prenant place régulièrement au niveau local, régional et sectoriel, la bureaucratie nationale de l’UGTT a fait littéralement tout en son pouvoir pour empêcher la lutte de s’engager sur la voie d’un affrontement généralisé avec le régime au pouvoir, ainsi qu’avec les intérêts de l’élite capitaliste. Le contraire est le cas: la bureaucratie syndicale a en réalité systématiquement fourni ses services afin de sauver le système à chaque fois que celui-ci était sur le point d’être menacé par les masses.

    Les couches urbaines paupérisées, et la question des émeutes

    Ceci a conduit à l’approfondissement de la frustration chez les travailleurs et les militants syndicalistes de base, mais aussi parmi toute une couche de jeunes et des couches urbaines paupérisées -dont beaucoup tentent désespérément de survivre au quotidien via toutes sortes d’activités informelles.

    Désespérées et de plus en plus souvent aliénées par un syndicat qui ne semble pas donner la moindre perspective pour faire avancer la lutte révolutionnaire, certains de ces couches ont pu être plus aisément tentées d’emprunter la voie des émeutes afin d’exprimer leur rage, une rage bien légitime, mais bien souvent sans direction. Parfois, de petits criminels locaux ont également profité de l’état de confusion pour commencer à piller des magasins ou des propriétés, qu’elles soient publiques ou privées.

    Ce phénomène a été encore observé dans le cycle des récentes mobilisations de janvier. Les raisons en sont d’abord le rôle traître jouée par la direction de l’UGTT, qui a échoué à plusieurs reprises à offrir une perspective de construire un mouvement de masse soutenu et ambitieux: un mouvement qui prenne sérieusement en considération les griefs des jeunes chômeurs et des plus démunis, et qui mobilise pleinement et efficacement la « cavalerie lourde », à savoir la classe ouvrière en tant que telle, lorsque la situation l’exige de la manière la plus pressante.

    D’autre part, bien que nous comprenons parfaitement les raisons de ces émeutes, ces dernières contribuent malheureusement souvent à pousser les larges masses hors de la rue, à fournir des munitions à la propagande de l’État pour « rentrer dans le tas » et diviser le mouvement, et en plus, à dégrader encore plus les quartiers pauvres qui souffrent déjà cruellement du manque d’investissements publics.

    Le gouvernement recule

    Néanmoins, en dépit de ces complications, l’explosion de masse de la fureur populaire en janvier fut suffisante pour que le gouvernement tremble sur ses bases. Pressé par le risque de perdre le contrôle de la situation, le jeudi 9, à la suite d’une réunion d’urgence du cabinet ministériel, le Premier ministre sortant Ali Laarayedh annonça lors d’une conférence de presse que tous les nouvelles taxes imposées par le nouveau budget 2014 seraient suspendues jusqu’à nouvel ordre.

    Ce recul du gouvernement montre que la pression du FMI et Cie pour mener l’austérité d’une part, et la colère de masse dans la société d’autre part, n’offriront que très peu de marge de manœuvre à n’importe quel gouvernement capitaliste pour « naviguer calmement » dans les mois qui viennent. De nouvelles confrontations sociales et de nouveaux troubles politiques sont aussi inévitables que la nuit succède au jour.

    Dans le même temps, le mouvement de protestation de janvier a forcé la démission du gouvernement. Bien que cette démission faisait officiellement partie d’un accord déjà conclu à la fin de l’année dernière, il n’y avait pas de calendrier précis ni de garantie claire que cela se fasse pour de bon ; dans ce sens, il n’y a pas de doute que la démission concrète et immédiate d’Ennahda a été précipitée par la pression du mouvement populaire.

    « A la surprise des sceptiques laïcs, Ennahda a tenu parole », commentait récemment le magazine ‘The Economist’ sur le fait que le parti a finalement décidé de démissionner. Pourtant, ce « départ volontaire » » n’a rien à voir avec le fait que les islamistes d’Ennahda aient « tenu leur parole », mais tout à voir avec le rejet massif de ce parti dans la rue, et avec la peur des classes dirigeantes quant à de nouvelles flambées révolutionnaires si Ennahda reste au pouvoir trop longtemps.

    Ce dernier point, les dirigeants et les stratèges les plus intelligents d’Ennahda avaient sérieusement commencé à le comprendre. C’est la principale raison pour laquelle le CIO avait déjà affirmé depuis des mois que, depuis l’assassinat de Mohamed Brahim en août dernier (voir notre article), la fin du règne d’Ennahda n’était plus une question de «si» mais plutôt de «quand».

    Un gouvernement « indépendant » ?

    La démission du gouvernement de Laarayedh a consisté dans le passage du pouvoir à un nouveau gouvernement de soi-disant « technocrates indépendants». Ce changement est pompeusement présenté comme clôturant le chapitre de la crise politique ouverte par l’assassinat de Mohamed Brahmi.

    Pourtant, si la fin du règne d’Ennahda pourrait apporter temporairement une certaine accalmie dans la lutte de classes, et un effet de soulagement parmi certaines couches de la population, cette accalmie, selon toute vraisemblance, sera de très courte durée.

    Le nouveau Premier ministre en charge n’est rien d’autre que l’ancien ministre de l’Industrie, Mehdi Jomaa. L’idée qu’un gouvernement dirigé par un membre de la coalition sortante -et dont l’essentiel de la carrière fut passée dans une position dirigeante et lucrative au service de la multinationale française Total- peut être étiqueté comme «indépendant» est tout à fait risible.

    L’essence de ce gouvernement est de répondre aux exigences de la classe dirigeante, qui cherche à reconstruire un gouvernement soi-disant plus «consensuel», nettoyé des figures les plus controversées et les plus embarrassantes, afin de faire avaler plus facilement aux masses la pilule de l’austérité à venir.

    Le rôle des masses dans la révolution, et la nouvelle Constitution

    Peu de gens, parmi les commentateurs et les politiciens pro-capitalistes, sont prêts à admettre le rôle crucial joué par les masses tunisiennes dans le cours des évènements des trois dernières années.

    En effet, les grèves et protestations de masse de la part des travailleurs, de la jeunesse et des masses populaires ont non seulement évincé Ben Ali du pouvoir en Janvier 2011, mais ont également été le facteur déterminant dans le cours de tous les événements politiques d’importance depuis lors. Toute analyse qui omettrait de tenir compte, en particulier, de la force et de l’influence unique du mouvement syndical tunisien peut difficilement expliquer quoi que ce soit de ce qui se passe dans le pays.

    Par exemple, dimanche dernier, la nouvelle Constitution a été adoptée par une écrasante majorité des membres de l’Assemblée Constituante. Cette constitution est présentée comme très «avancée», du moins comparativement au reste du monde arabe (adoptant en théorie l’égalité des sexes, ne mentionnant pas la charia comme principale source du droit, etc.)

    Un grand nombre de commentateurs et de journalistes expliquent cela par le fait qu’Ennahda a soi-disant une politique plus « conciliante », mois « jusqu’au-boutiste » que ses homologues des Frères Musulmans dans d’autres pays tels que l’Egypte. Mais peu se réfèrent aux traditions séculaires et féministes encore importantes qui existent en Tunisie, en raison du rôle historique joué par l’UGTT sur ces questions, et à la résistance prévisible qu’Ennahda rencontrerait sur son chemin si elle visait à s’attaquer pour de bon à ces acquis (comme l’interdiction de la polygamie, l’égalité d’accès au divorce, etc). Ces éléments sont pourtant essentiels afin d’expliquer la raison pour laquelle les islamistes ont été contraints à plus de «pragmatisme» dans leur projet d’islamisation de la société.

    Ceci dit, il n’y a pas de quoi se réjouir de cette nouvelle constitution pour autant. Sur la question des droits des femmes, dire qu’il y a encore un long chemin à parcourir vers l’égalité des sexes est un euphémisme. Par exemple, alors que 70 % des hommes en Tunisie sont classés comme faisant partie de la population active, le chiffre n’est que de 27 % pour les femmes. Un article publié l’an dernier sur notre site (voir ici) évoquait toutes les menaces et les défis que rencontrent les femmes en Tunisie, que tout article formel dans une Constitution ne sera pas en mesure d’adresser sans qu’une lutte sérieuse ne soit menée sur le terrain pour transformer fondamentalement la manière dont la société fonctionne.

    De nombreux commentateurs insistent sur le fait qu’avoir une nouvelle constitution est, en soi, la satisfaction d’une revendication importante de la révolution. Mais la constitution elle-même n’a jamais représenté qu’une parmi de nombreuses revendications révolutionnaires, dont les revendications économiques et sociales constituaient clairement le cœur.

    De surcroit, la revendication d’une Assemblée constituante pour rédiger une nouvelle Constitution telle qu’elle avait été soulevée initialement, avait, dans l’esprit de beaucoup de travailleurs et de jeunes révolutionnaires, un caractère complètement différent de celle qui a été érigée. En effet, l’élite politique, dans l’Assemblée et au gouvernement, et le texte constitutionnel qu’elle a produit, n’ont pas même commencé à effleurer la question de la transformation sociale et économique à laquelle la majorité de la population aspirait. Au contraire, les politiques continuellement menées jusqu’à présent n’ont fait qu’empirer les choses pour les ‘99 %’ de la population tunisienne. Ce n’est certainement pas la nouvelle Constitution qui va, par magie, y changer quelque chose.

    Pour finir, d’un point de vue politique , comment peut-on parler de «démocratie» quand des accords gouvernementaux sont ficelés derrière les rideaux, sans que les masses aient leur mot à dire et un contrôle sur quoi que ce soit ; quand les ministres et les membres de l’Assemblée Constituante vivent de salaires et de privilèges scandaleusement élevés alors que de larges pans de la population rencontrent au quotidien des difficultés financières croissantes ; et quand les instruments de répression, y compris de vieilles lois dictatoriales utilisées sous Ben Ali, sont resservies aux quatre coins du pays pour museler ceux et celles qui résistent ?

    Pour une politique socialiste, au service des pauvres et des travailleurs

    Pour résumer, malgré la propagande en cours, les exigences et revendications de la révolution tunisienne n’ont absolument pas abouties, que du contraire. Cela ne peut d’ailleurs pas se faire dans le carcan d’une économie capitaliste, où la richesse produite est siphonnée pour les profits de quelques-uns.

    Un autre modèle de société, une société démocratique et socialiste, portée et construite par les travailleurs, mettrait fin à la spoliation et au gaspillage capitaliste, et utiliserait les ressources disponibles afin d’élever considérablement les capacités de la société à pouvoir répondre aux besoins de la population.

    Un gouvernement véritablement révolutionnaire, contrairement à ceux qui ont été au pouvoir depuis la chute de Ben Ali, mettrait en œuvre des moyens radicaux pour s’attaquer aux problèmes de la pauvreté, de la corruption et de la faim dans le pays. Il mobiliserait en masse les travailleurs, les jeunes, les pauvres des villes et des zones rurales, afin de construire le soutien le plus large possible pour une politique se confrontant directement au système capitaliste, aux intérêts des grands patrons et des propriétaires terriens, et à leur État.

    Pour commencer, il ferait peu de cas de la dette à payer aux créanciers internationaux, en refusant tout simplement de l’honorer. Il imposerait un contrôle de l’Etat sur le commerce extérieur, et nationaliserait les grands conglomérats privés sous le contrôle démocratique des travailleurs.<p<

    Construire la riposte, dès à présent

    Une lutte de masse, indépendante des partis de la bourgeoisie, sera nécessaire pour imposer un tel gouvernement. Une lutte qui devra être bien organisée et structurée à tous les niveaux pour être pleinement efficace.

    Dans l’immédiat, des comités d’action anti-austérité pourraient par exemple être mis en place dans les quartiers populaires, sur les lieux de travail, sur les campus universitaires et dans les lycées, pour se préparer à la nouvelle vague d’austérité qui s’annonce.

    Des discussions larges devraient être organisées sans plus tarder dans les cellules locales de l’UGTT et de l’UGET (le syndicat étudiant) à travers le pays, pour essayer de coordonner la riposte des masses. Une grève générale préventive de 24H à travers le pays serait un bon début pour ramener la balle dans le camp du mouvement ouvrier, et afin de donner un avertissement fort au nouveau gouvernement que la moindre mesure d’austérité sera répondue par une résistance farouche et sans concession.

    Bien sûr, comme l’expérience de l’an dernier l’a amplement démontrée, une telle grève, laissée sans lendemain, serait un coup dans l’eau. Elle ne prendrait du sens que si elle s’inscrit dans un agenda ambitieux visant à l’escalade des mobilisations : à savoir renforcer chaque action de grève et de désobéissance civile par de nouvelles actions plus ambitieuses, plus organisées et plus massives encore, avec des revendications non seulement défensives mais aussi offensives, s’attaquant directement au diktat de la classes capitaliste.

    Afin d’éviter de voir la lutte être une fois de plus détournée par la bureaucratie syndicale et politique, construire des structures de lutte révolutionnaire contrôlées par les masses elles-mêmes, et englobant le nombre le plus large possible de gens qui veulent s’impliquer dans le mouvement, est une tâche absolument vitale. Des comités populaires et d’action, comités révolutionnaires, comités de quartier ou quelqu’en soit le nom, ce type de structures collectives doivent aider à organiser le mouvement par la base et pour la base.

    De telles structures, connectées via un système de délégation à l’échelle locale, régionale, et nationale, poserait la base pour préparer les travailleurs, les masses populaires et les jeunes à se substituer pour de bon au pouvoir des capitalistes et de leur Etat, et à construire une société qui réponde à leurs aspirations.

    La gauche tunisienne et le mouvement présent

    Malheureusement , les dirigeants des principaux partis qui se disent «socialiste», «marxiste» ou «communiste» en Tunisie ont, pour leur plus grande part, abandonné la défense d’un tel programme socialiste, ayant décidé plutôt de courir après des accords sans scrupules et sans principes avec des partis politiques qui défendent un agenda néo-libéral.

    Les dirigeants de la coalition du « Front populaire », en particulier, en concluant honteusement l’an dernier un accord politique avec les forces liées à l’ancien régime, au travers du « Front de Salut National », portent une lourde responsabilité quant à la crise que traverse à présent la gauche organisée.

    En décembre dernier, de nouveau, la direction du Front populaire, après avoir rencontré l’ambassadeur américain, a réaffirmé son soutien à la mise en place d’un gouvernement « technocratique ». Au cours des derniers jours, les dirigeants du Front se sont contentés de contester le choix du ministre de l’Intérieur du nouveau gouvernement Jomaa, sans pour autant rejeter en principe ce qui n’est pourtant rien d’autre que la nouvelle formule gouvernementale imposée par la classe dirigeante afin d’appliquer ses politiques viscéralement anti-ouvrières.

    Les partisans du CIO en Tunisie essaient d’encourager les discussions avec d’autres militants de gauche sur la nécessité de la construction d’une nouvelle alternative politique de masse, qui puisse véritablement représenter la classe ouvrière et les pauvres, et rester fidèles à leurs aspirations au changement révolutionnaire.

    Beaucoup, dans les rangs de la gauche, parmi les membres de base du Front populaire, dans les mouvements sociaux et ailleurs, s’interrogent sérieusement sur l’orientation et le programme appliqués par les dirigeants de la gauche politique ces dernières années: en essence, servir de couverture de gauche aux plans de la classe dirigeante visant à mettre fin au processus révolutionnaire. De la même manière, beaucoup au niveau de la base de l’UGTT, et à certains niveaux intermédiaires du syndicat dans une certaine mesure, sont très critiques vis-à-vis des politiques menées par la direction centrale du syndicat.

    En conséquence, de nombreux réalignements politiques ont lieu dans les partis de gauche tunisiens, à la suite de l’expérience révolutionnaire récente. Le FOVP (« Force Ouvrière pour la Victoire du Peuple », mentionné dans l’interview), résultat d’une scission au sein de la LGO (« Ligue de la Gauche Ouvrière », aujourd’hui section tunisienne du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale) est l’une parmi plusieurs expressions politiques de ce processus.

    La mise en place d’une plate-forme large, ouverte à tous les militants et les groupes qui refusent des accords politiques avec les partis pro-capitalistes, et qui veulent construire la lutte selon des lignes de classe claires, serait un pas en avant bienvenu, afin de reconstruire l’instrument politique révolutionnaire dont les travailleurs et les masses pauvres en Tunisie ont désespérément besoin pour la réussite de leur révolution inachevée.

  • Égypte: Derrière le “oui” pour la nouvelle Constitution, un manque d’enthousiasme et une opposition aux militaires

    Ce ne fut pas une surprise, 98% des électeurs ont voté ”oui” lors du référendum portant sur la nouvelle Constitution égyptienne. Trois ans après le début du soulèvement massif du peuple égyptien qui a conduit au renversement du dictateur Hosni Moubarak, nombreux sont ceux qui aspirent à une certaine stabilité. Mais le faible taux de participation (38,5%) illustre qu’un grand nombre d’Égyptiens n’éprouve aucun enthousiasme quant à cette nouvelle Constitution, tandis que beaucoup s’y opposent activement.

    David Johnson, Socialist Party (CIO-Angleterre et Pays de Galles)

    Les Frères Musulmans ont boycotté le suffrage. Dans les régions les moins industrialisées, là où leur soutien est le plus fort, le taux de participation était proche des 20%. D’autre part, parmi les Égyptiens âgés de moins de 30 ans (les forces les plus actives de la révolution de 2011), le taux de participation a été officieusement reporté à 19%.

    Des officiers supérieurs des forces armées ont instrumentalisé les manifestations massives contre le président Morsi de juin 2013 afin d’installer un gouvernement soutenu par l’armée et dirigé par le général Abdel Fattah al-Sissi, en se présentant comme les défenseurs du peuple égyptien face au régime des Frères Musulmans. L’absence d’une organisation indépendante de la classe ouvrière au cours de ces manifestations – que ce soit sous la forme des syndicats ou d’un parti de masse de la classe ouvrière – a permis aux officiers de combler le vide causé par l’effondrement du gouvernement Morsi. Suite à la pression massive des millions de travailleurs qui étaient descendus dans les rues, les officiers ont annoncé des mesures telles que l’augmentation du salaire minimum pour les travailleurs du secteur public (mais pas pour le secteur privé).

    L’armée tente maintenant de consolider sa position. La nouvelle Constitution, écrite par un comité non-élu sans représentation des syndicats indépendants, permet aux forces armées de continuer à masquer ses énormes intérêts financiers. Ce comité décidera de qui sera nommé ministre de la Défense – pas un Parlement élu. Les tribunaux militaires pour les civils, si détestés sous le règne du dictateur Moubarak, continuent de fonctionner. Et bien que les grèves et les sit-in soient définis comme des droits, la Constitution permet au gouvernement de réglementer la manière dont ces ”droits” peuvent être utilisés.

    De nouvelles lois très strictes régissent le droit de manifester, en exigeant que les organisateurs obtiennent la permission de la police et soumettent leur demande à un préavis de 24 heures, en livrant tous les détails concernant l’heure du début et de la fin de la manifestation, son itinéraire et en donnant des noms de responsables. Les manifestants qui ont défié cette nouvelle législation ont été battus et sexuellement harcelés au cours de leur détention. D’autre part, les journalistes soupçonnés d’être sympathisants des Frères Musulmans ont également été arrêtés.

    Persécution de jeunes et de militants de gauche

    Alors que l’arrestation des dirigeants des Frères Musulmans sous l’accusation de ”terrorisme” a bénéficié d’un large soutien, les forces de police et de sécurité ont également utilisé leurs pouvoirs retrouvés pour appréhender des jeunes activistes et des militants de gauche. Les manifestations ont été quasiment quotidiennes dans les universités, nombre d’entre elles par des étudiants partisans des Frères Musulmans, mais d’autres par des étudiants se revendiquant du socialisme ou défenseurs des droits de l’Homme. Les forces de sécurité ont pris d’assaut les campus universitaires et s’en sont pris aux manifestations et aux militants. Peu à peu, le régime répressif de Moubarak renaît de ses cendres.

    En avril 2013, quelques semaines avant que ne prennent place les énormes manifestations qui ont forcé Morsi à quitter le pouvoir, il y a eu 448 actions de protestations ouvrières, avec grèves, blocages et occupations. En décembre dernier, on n’en dénombrait que 11, mais avec parmi ce nombre une importante grève de 5.000 travailleurs égyptiens employés par l’entreprise Iron and Steel Company (données émanant du Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux).

    La situation économique demeure catastrophique, ce qui signifie qu’encore plus d’attaques sont à venir contre les salaires et les conditions de travail ou encore contre les subventions alimentaire ou pour le gaz de cuisine. La classe dirigeante désire désespérément disposer d’un gouvernement fort capable de mettre en œuvre ces attaques avec succès.

    Mais les différentes sections de la classe dirigeante ont leurs propres intérêts. Les officiers supérieurs contrôlent ainsi les industries détenues par les forces armées. Sous le règne de Morsi, leur position a été contestée par de riches hommes d’affaires liés aux Frères Musulmans. Mais une autre couche de capitalistes ne s’est alignée ni sur l’armée, ni sur les Frères Musulmans. Elle a par contre jeté tout son poids derrière Sissi afin qu’il devienne le nouveau président. Des élections présidentielles se tiendront probablement bientôt, Sissi étant attendu de déposer sa candidature le 25 janvier, jour de l’anniversaire du début du soulèvement contre Moubarak.

    Sissi espère être élu avec une majorité convaincante similaire à celle obtenue pour le référendum, ce qui renforcerait son autorité pour effectuer des coupes budgétaires et instaurer les mesures répressives dont le capitalisme égyptien a besoin pour survivre. Mais les travailleurs et les jeunes ont vu ce qu’ont donnés Moubarak et Morsi, ils ne vont pas facilement abandonner leurs droits de s’organiser et de se battre pour leur avenir.

    En tirant les leçons des trois dernières années, un nombre croissant de travailleurs et de jeunes révolutionnaires conclura que la classe ouvrière doit défendre elle-même ses intérêts et que c’est une profonde erreur de limiter ses revendications au soutien à l’une ou l’autre aile de la classe capitaliste.

    Les travailleurs doivent construire leurs propres organisations, y compris un parti de masse avec un programme basé sur un changement démocratique et socialiste de la société, un programme qui pourrait unir toutes les luttes des travailleurs et des jeunes dans un puissant mouvement pour renverser le régime et instaurer un gouvernement des travailleurs et des pauvres.

  • Crise politique en Tunisie : des manoeuvres contre-révolutionnaires en cours

    Interview d’Hidouri Abdessalem, chercheur en philosophie, membre du bureau syndical régional de Sidi Bouzid pour l’enseignement secondaire

    A l’heure ou cette interview est publiée, la crise politique en Tunisie traverse son énième épisode. L’ampleur et la profondeur de la colère populaire contre le régime de la ‘Troika’, marquée par l’éruption quasi volcanique de protestations dans tout le pays à la suite de deux assassinats politiques de dirigeants de gauche cette année (l’un, celui de Chokri Belaid, en février, l’autre, de Mohamed Brahmi, fin juillet) constituent la toile de fond et la raison fondamentale de cette crise.

    Image ci-contre : “La révolution continue!”

    Les pourparlers qui se tenaient entre les partis gouvernementaux et ceux de l’opposition, appelés «l’initiative de dialogue national » viennent d’être suspendus ce lundi. En bref, «l’initiative de dialogue national » n’est rien d’autre qu’une tentative des classes dirigeantes de négocier un arrangement « par le haut » qui puisse apporter une solution à la crise politique tout en évitant que « ceux d’en-bas », à savoir les travailleurs et syndicalistes, la jeunesse révolutionnaire, les chômeurs, les pauvres, ne s’en mêlent un peu trop.

    En effet, lorsque les voix provenant de l’establishment, des grandes puissances et des médias traditionnels s’alarment des dangers d’un « vide politique » prolongé en Tunisie, ce n’est pas en premier lieu la montée de la violence djihadiste qu’ils ont en tête; leur principale crainte est que l’exaspération des masses explose à nouveau sur le devant de la scène.

    Le « dialogue national » vise à préparer une retraite ordonnée et négociée pour le pouvoir Nahdaoui, et la mise en place d’un gouvernement soi-disant «indépendant» et « apolitique ». Les discussions ont, officiellement du moins, buté sur le choix du nouveau Premier Ministre, discussions qui exposent à elles seules le caractère contre-révolutionnaire des manœuvres en cours. En effet, les différents noms qui ont circulé pour diriger un futur gouvernement sont tous soit des vétérans séniles de l’ancien régime, soit des néolibéraux pur jus.

    Bien sûr, tout cela n’a rien ni d’indépendant ni d’apolitique. De nouvelles attaques sur les travailleurs et les pauvres sont en cours de préparation, poussées entre autres par le FMI et les autres créanciers de la Tunisie; pour ce faire, les puissances impérialistes et les grands patrons tunisiens plaident pour un gouvernement suffisamment fort que pour être en mesure de maintenir les masses sous contrôle et leur faire payer la crise. C’est ainsi qu’il y a quelques jours, le gouverneur de la Banque centrale a déclaré que la Tunisie « a besoin d’un gouvernement de commandos pour sortir le pays de la crise».

    L’UGTT est de loin la force la plus organisée du pays. Aucun arrangement politique quelque peu durable ne peut être réglé selon les intérêts de la classe capitaliste sans au moins l’accord tacite de sa direction. Pour les travailleurs et les couches populaires cependant, le nœud gordien du problème réside précisément dans le fait que la direction de la centrale syndicale, au lieu de mobiliser cette force pour imposer un gouvernement ouvrier et populaire, pris en charge par un réseau national de comités de base démocratiquement organisés à tous les niveaux, se révèle être un partenaire très coopératif pour la classe dirigeante et les pays impérialistes, dans les tentatives de ces derniers d’imposer un gouvernement non élu au service du grand capital. Tant et si bien qu’elle joue honteusement le rôle moteur dans l’organisation et la médiation de ce « dialogue national ».

    Les dirigeants syndicaux, au lieu de mobiliser sérieusement leurs troupes, ont mis tous leurs efforts à tenter de démêler un accord derrière les rideaux entre les principaux agents de la contre-révolution. Tout cela couronné par l’approbation et la participation directe, dans ces pourparlers, des dirigeants du Front Populaire, malgré l’opposition manifeste d’une large couche de ses propres militants et sympathisants.

    Cette stratégie, comme l’explique Abdessalem dans l’interview qui suit, est une impasse complète, les dirigeants de la gauche et du syndicat délivrant de fait les intérêts de leurs militants sur l’autel des plans cyniques de leurs pires ennemis. Trotsky disait que dans une période de crise profonde du système capitaliste, les directions réformistes « commencent à ressembler à l’homme qui s’accroche désespérément à la rampe, cependant qu’un escalier roulant l’emporte rapidement vers le bas. »

    Cette métaphore résume assez bien le tableau tunisien aujourd’hui. Le pays est au bord d’une crise d’une ampleur sans précédent. Le 30 octobre, deux tentatives d’attentats-suicide ont été évitées dans des zones touristiques. Une semaine avant, dans la région centrale de Sidi Bouzid, au moins 9 membres des forces de sécurité ont été tués dans de violents affrontements avec des salafistes armés.

    En réaction, la section locale de l’UGTT appela à une grève générale régionale dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, mot d’ordre rapidement suivi dans la région voisine de Kasserine, afin de protester contre ces tueries. Ce genre de réflexes indiquent où résident les forces sociales qui peuvent offrir une solution viable et autour de laquelle une véritable alternative politique peut et doit être construite à la misère et la violence croissantes du système actuel.

    Comme le mentionne Abdesslem, il existe aujourd’hui en Tunisie un paradoxe: « les vraies fabricateurs du processus révolutionnaire sont en-dehors de la scène politique ». Le CIO partage largement ce constat. C’est pourquoi il y a une urgence à reconstruire, à l’échelle du pays, une force politique de masse au service de ces « fabricateurs », indépendante des partis pro-capitalistes, et armé d’un programme socialiste clair visant à mettre les principales ressources du pays dans les mains des travailleurs et de la population.

    Il fut un temps où tel était le but affiché du programme de l’UGTT. Lors de son congrès de 1949, l’UGTT demandait ainsi “le retour à la nation des mines, des transports, du gaz, de l’eau, de l’électricité, des salines, des banques, des recherches pétrolières, de la cimenterie, des grands domaines et leur gestion sous une forme qui assure la participation ouvrière.” La réactualisation d’un tel programme, combiné avec des mots d’ordre d’action précis, pourraient revigorer la lutte de masses et transformer radicalement la situation.

    Les militants, au sein du Front Populaire et de l’UGTT, qui veulent poursuivre la révolution et refusent les manœuvres actuelles -et ils sont nombreux- devraient à nos yeux exiger le retrait immédiat et définitif de leurs dirigeants du dialogue national, et demander à ce que ces derniers rendent des comptes auprès de leur base pour la stratégie désastreuse qu’ils ont suivie. Au travers de discussions démocratiques, les leçons des erreurs, présentes et passées, doivent être tirées, menant à un processus de clarification et de ré-organisation à gauche, sur le type de programme, de stratégie et de tactiques nécessaires pour mener à bien la révolution.

    Les militants du CIO en Tunisie sont ouvert à discuter et collaborer avec tous ceux et toutes celles qui partagent ces considérations. Car c’est seulement par ce biais que l’ «outil » et le « programme » révolutionnaires nécessaires, qu’Abdesslem évoque à la fin de l’interview, pourront être forgés en vue des futures batailles.

    Depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi, une vague de mobilisations sans précédent contre le régime d’Ennahda a secoué la Tunisie. Quel bilan tires-tu de ces mobilisations?

    Les mobilisations contre le régime d’Ennahda, provoquées par l’assassinat de Mohamed Brahmi, et de Chokri Belaid avant lui, expriment plus largement une reprise du processus révolutionnaire visant à la chute du gouvernement de la ‘Troïka’ et à la chute du système.

    Mais devant l’absence d’un programme clair et d’un groupe révolutionnaire suffisamment influent, ces mobilisations ont été manipulées par la bureaucratie nationale de l’UGTT, par les partis politiques libéraux et par la direction opportuniste des partis de gauche, dans le but de dépasser la crise par l’outil du « dialogue national », sans pousser ces mobilisations vers leurs véritables objectifs: la chute du système.

    Au nom de l’unité dans la lutte contre les islamistes, la direction de la coalition de gauche du Front Populaire a rejoint Nidaa Tounes (un parti dans lequel se sont réfugiées beaucoup de forces du vieil appareil d’Etat et de l’ancien régime), ainsi que d’autres forces politiques, dans l’alliance du ‘Front de Salut National’. Que penses-tu de cette alliance et quelles conséquences a-t-elle sur la lutte de masses?

    La scène politique actuelle en Tunisie est caractérisée par une sorte de tripolarisation: le pôle des réactionnaires islamistes avec Ennahda et ses alliés, le pôle des libéraux de l’ancien régime (avec à sa tête le parti Nidaa Tounes, regroupées sous la direction de Caid Essebsi), et en contrepartie à ces deux pôles, le Front Populaire et l’UGTT.

    A l’époque de l’assassinat de Chokri Belaid, la situation a changé : les forces dites « démocratiques » et « modernistes » se sont regroupées contre la violence et le terrorisme (dans un « Congrès de Salut ») : cette étape a marqué le début de l’impasse politique pour le Front Populaire, car la direction de celui-ci a commencé à faire alliance avec les ennemis de la classe ouvrière et des opprimés, associés à l’ancien régime de Ben Ali.

    Ces derniers sont en compromis indirect avec les islamistes aux niveaux des choix politiques et économiques du pays.

    En conséquence, la lutte de masse a été manipulée et freinée par la direction du Front Populaire et de l’UGTT, suivant le rythme du « dialogue national » et des intérêts de ses différents partis et de leurs agendas politiques.

    Fin juillet, il avait été rapporté que dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, des formes de contre-pouvoirs locaux s’étaient mis sur pied, reprenant la gestion des affaires locales des mains des Nahdaouis. Qu’en est-il aujourd’hui?

    On peut dire que dans les régions intérieures, il y a une sorte de vide politique au niveau des services, de l’administration et de la sécurité. Dans les moments révolutionnaires, les mobilisations lèvent le slogan de l’autogestion, et à sidi Bouzid, nous avons essayé de construire un contre-pouvoir à travers les communautés régionales et locales.

    Mais face à la répression de la police, ainsi que du manque d’appui et de relais de ce genre d’initiatives à l’échelle nationale, on n’a pas pu dégager pour de bon le gouverneur régional de Sidi Bouzid.

    Depuis le début, la position de la direction nationale de l’UGTT a été de s’opposer au double-pouvoir, car ce dernier obstrue le «dialogue » et le « compromis » avec le régime, vers lequel cette direction pousse à tout prix.

    Peux-tu expliquer ce qui s’est passé le 23 octobre et dans les jours qui ont suivi?

    Le 23 octobre, selon la Troïka, est la date de la réussite de la transition démocratique (une fête politique), mais selon les autres partis et pour la majorité de la population tunisienne, c’est la date de l’échec. D’où les protestations massives qui ont repris de plus belle contre Ennahda ainsi que contre les terroristes.

    Mais une fois encore, les mobilisations du 23 et du 24 contre la Troïka ont été manipulées par les partis politiques en place pour améliorer leurs positions dans le dialogue national, et non pas pour la chute du système et du gouvernement.

    Quelle est selon toi la réalité du danger salafiste/djihadiste dans la situation actuelle? Quels sont les rapports de ces groupes avec le parti au pouvoir? Comment expliques-tu la montée de la violence dans la dernière période, et comment les révolutionnaires peuvent–ils face à cette situation?

    Quand on parle politiquement du pole islamiste, on parle d’un réseau d’horizon mondial, articulé avec certaines grandes puissances et avec les intérêts du capitalisme mondial, donc je crois qu’il est difficile de distinguer entre les djihadistes et Ennahda, ou même avec le parti salafiste ‘Ettahrir’.

    On peut considérer les salafistes comme les milices du gouvernent actuel, qui pratiquent la violence avec des mots d’ordre venus d’Ennahda, contre les militants, contre les syndicalistes…Leur objectif c’est de rester au pouvoir à l’aide de ces milices.

    Devant cette situation, je crois que les forces révolutionnaires doivent s’organiser de nouveau, pour continuer le processus dans les régions internes. Devant l’absence des outils et des moyens, cette tâche sera difficile, mais pas impossible.

    Quels sont à tes yeux les forces et les limites du rôle joué par l’UGTT dans la crise actuelle?

    D’une part la direction de l’UGTT a joué un rôle de secours pour tous les gouvernements transitoires depuis le 14 janvier 2011 jusqu’au 23 octobre 2013, entre autres à travers l’initiative du dialogue national. Actuellement elle fait le compromis avec les patrons (l’UTICA). D’autre part, les militants syndicalistes de base essaient de continuer le processus révolutionnaire.

    Quelles sont à ton avis les initiatives à entreprendre à présent pour la poursuite et le succès du mouvement révolutionnaire en Tunisie?

    Ce qui se passe en Tunisie et dans le monde arabe est un processus révolutionnaire continu, avec un horizon nationaliste et socialiste contre le capitalisme et le sionisme, mais actuellement on parle dans le processus d’un paradoxe: les « vrais fabricateurs » du processus révolutionnaire sont en-dehors de la scène politique, et les forces contre-révolutionnaires s’attellent au détournement du processus, donc nous sommes face à une révolution trahie.

    Les initiatives à entreprendre à présent pour la poursuite et le succès du mouvement révolutionnaire en Tunisie, c’est de continuer le processus avec des garanties concernant l’outil, le programme et le parti révolutionnaire. Sur le plan pratique il faut construire des comités locaux et régionaux pour la lutte.

    Quelles leçons/conseils donnerais-tu aux militants socialistes, syndicalistes, révolutionnaires en lutte contre le capitalisme dans d’autres pays?

    Les leçons et les conseils qu’on peut tirer du processus révolutionnaire selon mon point de vue c’est:

    • De viser le pouvoir dès le début du processus et lutter sur la base de tâches révolutionnaires bien précises. Car beaucoup des forces de gauches et de jeunes révolutionnaires et syndicalistes n’ont pas visé le pouvoir à Tunis, mais ont cru pouvoir pousser vers la réforme du système.
    • De s’unifier en tant que forces révolutionnaires contre nos ennemis, et de créer des groupes de lutte avec des moyens qui dépassent la théorie vers la pratique, c’est-à-dire agir sur le terrain jour et nuit.
    • De transformer le conflit avec les ennemis dans les mass media, pour créer une opinion publique contre les ennemis
    • De trouver un réseau de lutte capable de soutenir les protestations qui dépasse l’horizon national, vers l’international.
  • Venezuela: la crise s’intensifie

    L’économie du Venezuela fait face à une inflation et une spéculation hors de contrôle ainsi qu’à d’importantes pénuries de nourriture. En même temps, les forces capitalistes gagnent en audace à cause des divisions croissantes au sein du gouvernement. Le vide à la tête du gouvernement vénézuélien depuis la mort d’Hugo Chávez, associé à l’intensification de la crise économique globale et aux limites des réformes gouvernementales, a contribué à exposer les faiblesses et les contradictions de la fameuse ”révolution bolivarienne”. Cela marque une nouvelle étape dans le développement de la lutte des classes.

    Johan Rivas, Socialismo Revolucionario (CIO-Venezuela)

    Dans le même temps, l’absence d’une organisation conscientisée de la classe ouvrière et des pauvres, opposée au capitalisme, à la corruption et à la bureaucratisation, a permis aux forces de droite de lancer une nouvelle offensive politique et économique dans le but de reprendre le flambeau.

    Depuis la mort de Chávez au mois de mars, les contradictions du chavisme se sont accentuées, ce qui a conduit à des clivages et à des divisions entre les secteurs civil et militaire pour le contrôle du PSUV (Partido Socialista Unido de Venezuela) au pouvoir et du gouvernement. Cela a conduit à une crise politique du PSUV, qui se reflète dans le choix des candidats pour les élections municipales qui auront lieu le 8 décembre.

    L’imposition de candidats par la direction du parti sans prendre en considération la base et les représentants des communautés a provoqué des fissures. Dans certaines régions, des membres en colère de la base du PSUV, qui se réclament du ”chavisme rebelle”, ont présenté des candidats indépendants sans consulter la direction du parti. Diosdado Cabello, vice-président du PSUV et président du parlement, a qualifié ceux qui ne ”respectent pas” les décisions du parti de traîtres et de contre-révolutionnaires, ajoutant qu’aucun candidat non-membre du PSUV ne pourrait être digne de l’héritage de Chávez.

    Dans un contexte qualifié de ”sabotage” et de ”guerre économique” par le gouvernement, la bourgeoisie est accusée de conspiration, alors qu’en même temps, le gouvernement tente de former des alliances avec des capitalistes qu’il qualifie de ”nationaux” et de ”démocratiques”.

    Le successeur de Chávez, Nicolás Maduro, n’a pas appelé à un rassemblement des travailleurs, des pauvres et des mouvements sociaux afin de développer un plan politique révolutionnaire pour affronter le capitalisme (et la violence des casseurs réactionnaires qu’il encourage) après son élection le 14 avril. Au lieu de cela, il a rencontré de grands patrons et des représentants de la bourgeoisie, dont la famille Mendoza, propriétaire de l’entreprise d’alimentation et de boissons POLAR, le plus gros monopole du pays. Le gouvernement leur a offert de grosses concessions pour qu’ils puissent promouvoir leurs affaires, notamment en les autorisant à ignorer d’importantes obligations concernant les droits des travailleurs et en leur octroyant des conditions de financement plus favorables, avec comme résultat une forte hausse du prix des aliments de base et une dévaluation de la monnaie nationale de 46%.

    Les patrons ne se sont pas montrés satisfaits et font maintenant pression pour plus de flexibilité sur le marché des changes et pour une dévaluation accélérée, ce que le gouvernement envisage. En même temps, ils exigent un affaiblissement du droit du travail, qui représente 20 à 30% du coût de la production. Selon les patrons, les droits des travailleurs sont l’un des facteurs derrière les pénuries dans l’économie.

    Inflation et spéculation

    Malheureusement, les principaux porte-paroles des fédérations syndicales comme la CBST (Central Bolivariana Socialista de Trabajadores) et l’UNETE (Unión Nacional de Trabajadores de Venezuela) ont aussi déclaré que l’absentéisme des employés est un facteur du déclin de la production. Ils ”modèrent” cependant leurs propos en disant que les travailleurs ont besoin de davantage de stimulation pour contribuer davantage au travail de leur entreprise.

    Bien sûr, il y a d’autres raisons à la baisse de la production. Par exemple, dans la région de Cordero dans l’Etat de Lara, l’entreprise de poulet SOUTO a fait banqueroute et a été fermée de manière frauduleuse, un coup orchestré par ses propriétaires. Puis, en août, l’entreprise toute entière et ses nombreuses usines ont fermé, ce qui a contribué à la pénurie d’aujourd’hui. Les travailleurs de SOUTO ont organisé une résistance héroïque pendant plusieurs mois, exigeant la nationalisation des usines sous contrôle des travailleurs et de la communauté. La réaction du gouvernement a été d’augmenter les importations de nourriture, y compris de poulet. Il existe bien d’autres exemples.

    La bureaucratie syndicale semble préférer s’allier de manière opportuniste à l’opposition au gouvernement plutôt que de lutter pour une action unie pour la défense des droits des travailleurs et une alternative révolutionnaire à la droitisation du gouvernement et au sabotage orchestré par la droite.

    Les mesures du gouvernement empirent la situation économique. La rareté des denrées atteint des niveaux historiques, généralement 20%, mais parfois 50% et même 100% pour certains produits comme le lait, le poulet, l’huile,… Les tentatives des bureaucrates de contrôler les prix ont échoué et les patrons continuent à spéculer. L’inflation atteint en moyenne 40%, et s’élève à 70% en ce qui concerne la nourriture. Les prix élevés du pétrole dans le monde, qui ont dépassé les 100$ depuis des années, n’ont pas suffi à permettre au gouvernement de maintenir ses politiques sociales, qui sont de plus en plus sapées au profit des concessions accordées à certains patrons (qui tentent malgré tout de faire tomber le gouvernement).

    Le gouvernement connaît une sérieuse crise de liquidités, principalement causée par des problèmes de production dans l’entreprise pétrolière nationale PDVA et à la CVG (secteur national du métal et des mines), qui représentent 97% du PIB. Phénomène accru par les fuites massives de capitaux causes par les capitalistes et les mafias.

    Malgré des recettes de 900 milliards de dollars ces 14 dernières années, le gouvernement est dans un déficit profond qui ne fait qu’empirer. La Chine est devenue son principal créancier. Mais le régime chinois s’inquiète de l’instabilité du Venezuela et de ses demandes constantes pour plus de crédit. Maduro s’est ainsi rendu en Chine au mois d’octobre pour demander un allongement de crédit. Le régime chinois investit dans la technologie, la construction, les télécommunications et l’automobile, en plus de chercher à s’approprier d’énormes espaces cultivables. Cela peut sembler paradoxal pour un pays qui connaît une énorme pénurie alimentaire.

    Il s’agit d’une politique très risquée. Malgré sa croissance record des dernières années, la Chine n’est pas immunisée à la crise du capitalisme. Le ralentissement de son économie et l’effondrement économique du Venezuela, combinés à une chute généralisée des prix du pétrole, mettraient le pays dans une situation critique. Cela élèverait aussi l’intensité de la lutte des classes.

    Sous prétexte de combattre la corruption et la fuite de capitaux, le gouvernement s’en prend aux gens ordinaires qui, pour une raison ou une autre, souvent pour cause de nécessité absolue, se retrouvent enrôlés dans des réseaux criminels qui achètent de la monnaie étrangère à bas prix et la revendent à des prix bien plus élevés sur le marché noir. Les dirigeants de ces réseaux s’en sortent pour la plupart sans problèmes.

    La domination du marché noir des devises étrangle l’économie, avec une spéculation massive sur les prix. Par exemple, les prix des vols en avion ont augmenté de 400%. Les appareils électroniques et les téléphones qui coûtent généralement entre 100 et 500$ à l’étranger coûtent entre 1000 et 5000$ au Venezuela ! Le gouvernement a pris de nouvelles mesures via l’agence nationale de contrôle des devises, la DADIVI, pour limiter la quantité de devises étrangères auxquelles les Vénézuéliens peuvent avoir accès à l’étranger. Mais cela ne représente que le sommet de l’iceberg, environ 10% des fuites de capitaux seulement.

    Inégalités croissantes

    Rien que l’année dernière, 23 milliards de dollars ont été donnés au secteur privé pour compenser les ”coûts de l’importation”. Cet argent a disparu dans des entreprises fantômes créées pour faciliter la corruption, avec l’implication d’éléments de la bureaucratie d’Etat. Le gouvernement tente d’éviter ce sujet qui a provoqué le mécontentement parmi la base des chavistes, qui s’est mise à se demander si la croisade contre la corruption était vraiment sérieuse. Le gouvernement tente de cacher le fait que la bureaucratie décide de tout sans réelle participation des travailleurs, et que les taux élevés de corruption au sein de l’Etat ont provoqué et encouragé cette crise.

    Ces 14 dernières années, le gouvernement a gardé intactes les principales forteresses économiques des capitalistes, qui continuent à maintenir et à augmenter leurs profits. 70% du PIB reste concentré entre les mains de 1% de la population. L’année dernière, 97% des revenus des banques du pays venaient de la PDVSA. Les 1% les plus riches contribuent donc à moins de 3% ! 60% de cet argent a été dépensé en importations, en majorité de nourriture et de biens manufacturés, en grande partie à destination du secteur privé. La classe parasite bénéficie donc de la plus grande partie de l’argent du pétrole et du PIB.

    L’ALEM (Association Sud-Américaine des Economistes Marxistes) estime qu’au Venezuela, il y a 423 « unités » de production agricole. 2% d’entre elles possèdent 17 millions d’hectares, 55% des terres. Depuis 1999, l’Etat a augmenté les vides juridiques pour les grandes entreprises. Les multinationales basées à l’étranger ne paient aucune taxe sur la production vénézuélienne, juste celles de leur pays « d’origine ». Cette nouvelle législation a été dénoncée par Luis Brito Garcia, membre de gauche bien connu du Conseil Fédéral. Il dit que l’Etat a perdu 17 milliards de $ en taxes depuis 2009 à cause de cette législation. Cette réduction de taxe doit clairement être abolie, tout comme les taxes injustes telles que la TVA.

    Malgré le fait que la radicalisation des masses a poussé Chávez à nationaliser des entreprises et à exproprier de grands propriétaires terriens, faisant ainsi trembler le capitalisme et l’impérialisme, ces mêmes capitalistes ont maintenu et même augmenté leurs bénéfices sous Chávez et Maduro. Par exemple, le secteur banquier et financier privé continue à battre des records de profits, même en période de récession.

    De plus, malgré des conflits diplomatiques et des tentatives de nouvelles alliances avec la Russie et la Chine, l’économie vénézuélienne reste très dépendante des Etats-Unis, qui restent son principal partenaire dans des secteurs-clés. Le Département d’Etat des Etats-Unis a ainsi résumé la situation : ”Les tensions diplomatiques entre le gouvernement du Venezuela et l’administration des Etats-Unis n’affectent pas et n’ont rien à voir avec les relations commerciales fructueuses entre les deux pays.”

    Les victoires du passé menacées

    La classe ouvrière fait face à de nombreux défis majeurs au Venezuela, et pas qu’à celui de remplacer le poids politique de Chávez. Le défi principal est de continuer avec le processus qui a posé la question d’une révolution socialiste pour mettre fin à la pauvreté dans l’esprit de larges couches des travailleurs et des pauvres.

    Cependant, l’absence d’une organisation de la base des travailleurs et des pauvres, prête à jouer un rôle-clé, fait que le processus restera faible et limité à des réformes démocratiques et populistes dans le cadre du capitalisme. C’est le facteur principal qui explique comment un processus qui est devenu une référence si forte pour ceux en lutte contre le capitalisme à travers le monde a été incapable de se défaire définitivement du système.

    La crise politique et économique actuelle menace non seulement d’en finir avec les acquis de la révolution, mais augure aussi une défaite politique. Cela pourrait être utilisé par la classe dominante, comme c’est déjà en partie le cas, pour argumenter que le « socialisme » a échoué, qu’il s’agit d’un modèle obsolète et que l’on ne peut que chercher à réformer le capitalisme et à atteindre la paix sociale entre les classes. Rien ne pourrait être plus faux, au vu de la réalité dans laquelle nous vivons à l’échelle globale.

    Le gouvernement a parlé de sabotage et de guerre économique contre lui durant toute la période actuelle. Il l’a répété à l’occasion de la 40ème commémoration du coup d’Etat militaire contre Salvador Allende au Chili en 1973. Il a tenté de faire une référence historique de manière mécanique pour convaincre le peuple que la situation actuelle n’a rien à voir avec ses échecs politiques mais ne représente qu’une autre tentative du capitalisme et de l’impérialisme d’en finir avec la révolution. Il s’agit clairement de manipulation visant à dissimuler le fait que le gouvernement s’est engagé dans une politique de conciliation de classe, trahissant les aspirations des travailleurs qui ont soutenu Chávez et l’idée d’une révolution socialiste.

    Le rôle de l’armée

    L’échec de la politique économique du gouvernement et ses affaires avec les capitalistes ont fait trembler sa base sociale. Les élections du 14 avril ont montré que le chavisme a perdu 2 millions de votes en moins de 5 mois. Il y a un mécontentement croissant parmi la base du chavisme et les travailleurs qui, malgré la confusion et le manque de direction politique, conserve ses aspirations révolutionnaires et de changement de régime. Cela rend impossible pour l’aile droite et la bureaucratie chaviste de contrôler la situation à 100% ou de prévenir une nouvelle explosion révolutionnaire.

    Dans une telle situation, l’armée joue souvent un rôle d’arbitre et intervient pour préserver la stabilité du système. Cependant, il s’agit aussi d’un sujet complexe et il existe de nombreuses contradictions politiques au sein même de l’armée. Au Venezuela, certains éléments de l’armée sont d’origine prolétaire, contrairement à de nombreux autres pays de la région, et Chávez avait introduit l’idée du socialisme parmi les troupes, avec cependant une vision nationaliste.

    Même si ces idées socialistes sont abstraites et confuses, elles ouvrent la possibilité de divisions et de confrontations au sein des forces armées. Malgré tout, la majorité des militaires sont décidés à protéger le système, et ils pourraient jouer un rôle-clé.

    Maduro a aussi exercé plus de pouvoir sur l’armé, bien plus que Chávez. De nombreux départements-clés de l’Etat sont dirigés directement ou non par des personnalités militaires, dans le but de pacifier une partie du mécontentement qui s’élève dans l’armée. Le gouvernement a annoncé des augmentations de salaires pour le personnel militaire, et de nouveaux crédits pour acheter des armes et de l’équipement et financer des réparations. Rien de nouveau ; Chávez avait adopté une approche similaire. La différence, c’est que Chávez avait suffisamment de charisme et d’autorité pour être capable d’équilibrer la balance entre l’armée et les secteurs civils. Il profitait aussi d’une meilleure situation économique.

    Les contradictions croissantes au sein du chavisme, la crise politique et économique, et l’intensification des divisions parmi les partis qui soutiennent le gouvernement, particulièrement le PSUV, ouvrent la voie à une réorganisation de la gauche et de la base qui lutte pour une radicalisation et un approfondissement de la révolution bolivarienne.

    Dans la prochaine période, nous assisterons à une montée des conflits sociaux, comme c’est déjà le cas pour les travailleurs du métal de SIDOR et pour d’autres travailleurs. La nécessité d’une direction bâtie sur les luttes des travailleurs et des pauvres reste un facteur décisif. Cela représente le principal défi pour la gauche révolutionnaire.

    D’un autre côté, vu la balance actuelle des forces, il ne serait pas surprenant que la bourgeoisie reprenne tout le pouvoir, soit via une alliance de droite, MUD (Mesa de Unidad Democratica), ou à travers une contre-révolution au sein du chavisme même. Cependant, ce serait une erreur de tirer des conclusions défaitistes, car les contradictions du capitalisme au Venezuela atteignent leurs limites.

    A l’échelle mondiale, la crise du capitalisme se poursuit. Le changement ne viendra pas tout seul, mais, dans le contexte d’une nouvelle période de la lutte des classes, tout gouvernement qui opère sur une base capitaliste connaîtra la possibilité d’explosions révolutionnaires des travailleurs et des pauvres.

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